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Manuel d’histoire critique : au sommaire
« Aucun dogme, aucun interdit, pas de tabous » EDITORIAL, SERGE HALIMI
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I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900)
Danseuses de Java • Promenade à dos d’âne • Groupe d’Annamites (nom utilisé au XIXe siècle pour désigner les habitants de l’actuel Vietnam central). Trois images de l’Exposition universelle de 1889 à Paris. © Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur- Saône/adoc-photos ; © Coll. Stavrides/Kharbine-Tapabor ; © Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône/ adoc-photos.
Visiteurs du parc d’attractions Legoland en Malaisie, 11 juin 2013. © Ian Teh/Agence VU
Moments de ferveur populaire, les Expositions universelles de Paris servaient, au XIXe siècle, à exalter la puissance de l’empire français, son ingéniosité scientifique, son dynamisme commercial. De nos jours, dans le parc Legoland de Malaisie, la civilisation occidentale se célèbre encore par le divertissement de masse, mais ce sont des entreprises privées, et non plus des Etats, qui pilotent les festivités. (Chaque page d’ouverture de chapitre confronte un événement du passé à sa résonance contemporaine.)
Les idées libérales ont façonné le XIXe siècle QUENTIN DELUERMOZ
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Parce qu’il a vu s’imposer les libertés de conscience, de commerce ou d’opinion, le XIXe siècle est souvent présenté comme le siècle du libéralisme (...)
Les mirages de la révolution industrielle CÉDRIC PERRIN
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La notion de « révolution industrielle » figure en bonne place dans les programmes de lycée. Selon un manuel de première (Nathan, 2011), elle se (...)
Et le Paraguay découvrit le libre-échange RENAUD LAMBERT
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Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s’imposer par les armes. Adepte d’un protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la (...)
Le monde ouvrier entre misère et résistances
FRANÇOIS JARRIGE
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Payés une misère, exposés à des risques permanents d’accident et soumis à des horaires infernaux, les ouvriers apparaissent comme les premières (...)
1830, l’Europe en révolution EMMANUEL FUREIX
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Le 25 juillet 1830, le roi Charles X promulgue des ordonnances visant à renforcer son pouvoir et à limiter les libertés publiques. Mais les Parisiens (...)
En 1848, le « printemps des peuples » SYLVIE APRILE
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La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les barricades du peuple qui exige un changement de régime se dressent contre (...)
La « ville libre » de Paris au temps de la Commune ERIC FOURNIER
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Changer la politique, inventer un nouveau mode de gouvernement, faire participer les citoyens aux décisions publiques : répétés jusqu’à saturation au point désormais de sembler vides de sens, ces mots d’ordre furent longtemps portés par les forces du mouvement ouvrier. En 1871, le peuple parisien insurgé leur donnait une signification concrète.
En Allemagne, les réformistes contre les révolutionnaires JEAN-NUMA DUCANGE
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L’Allemagne occupe une place singulière dans l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe du XIXe siècle. Un parti social-démocrate d’inspiration (...)
Comment la censure de la presse fut privatisée DOMINIQUE PINSOLLE
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Depuis le milieu du XIXe siècle, les journaux radicaux se multiplient en France au nez et à la barbe de l’Etat. Incapable de juguler cette (...)
Quatre siècles de domination coloniale LAURENCE DE COCK
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Si la colonisation débute en Amérique au XVIe siècle, elle connaît son âge d’or au
XIXe siècle. Pour combler les besoins en matières premières suscités (...)
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (19141920)
Assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand et de son épouse par Gavrilo Princip le 28 juin 1914 à Sarajevo. Colorisation numérique • Place du marché dans le quartier turc de Sarajevo. Photographie de Charles Delius, entre 1918 et 1929, pour la seconde. © akg-images ; © Delius/Leemage.
Photographies de Jérôme Brézillon prise pendant le siège de Sarajevo en 1992. © Jerôme Brézillon.
Moteur de la première guerre mondiale, déclenchée après l’attentat de Sarajevo, les nationalismes européens restent vivaces à la fin du XXe siècle. Ils ont contribué au déchirement sanglant de la Yougoslavie après la disparition du bloc de l’Est.
Les soldats étaient tous unis dans les tranchées NICOLAS MARIOT
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« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés de leur expérience de guerre » : à l’image de ce manuel (...)
L’attentat de Sarajevo, une explication commode JEAN-ARNAULT DÉRENS
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Selon une analyse fort répandue, l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie, le 28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d’alliances (...)
De nouvelles armes pour tuer plus FRANÇOIS COCHET
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Avec 6 400 militaires tués par jour – le double si l’on ajoute les civils –, la Grande Guerre a été l’une des plus meurtrières de l’histoire. De la poudre (...)
Mutineries, désertions et désobéissance ANDRÉ LOEZ
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Dans les discours officiels, la désertion et la désobéissance militaire ont longtemps été présentées comme des gestes antipatriotiques, rompant avec la (...)
Dix armées étrangères contre la révolution russe MARC FERRO
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Confrontée à des pénuries et à la désintégration de l’Etat, la population de Petrograd se révolte en février 1917. Rapidement, le mouvement s’étend au (...)
À Versailles, la guerre a perdu la paix SAMUEL DUMOULIN
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Le traité de Versailles fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un traitement très différent suivant les pays. Tandis que les manuels scolaires allemands (...)
La chute des empires bouleverse le (vieux) monde GEORGES CORM
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La planète comptait 53 Etats indépendants et souverains en 1914 ; en 1932, elle en rassemblait 77. Entre-temps, l’onde de choc de la première guerre (...)
Révoltes prémonitoires dans les colonies ALAIN GRESH
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Si le système colonial s’est effondré après la seconde guerre mondiale, les premières fissures apparaissent dès les années 1920. En Egypte, en Syrie, (...)
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939)
Cueillette du jasmin à Grasse (Alpes-Maritimes), 1931 • Forgerons au travail à Mulhouse (Haut-Rhin) dans l’usine de la Société alsacienne de construction mécanique, 1931-1934 • Construction d’un stator dans l’usine Alsthom de Saint-Ouen, 1931-1934. Photographies de François Kollar. © François Kollar/Bibliothèque Forney/Roger-Viollet.
Travail dans une société de gestion de portefeuilles, dans le secteur bancaire, Paris-la Défense. Photographies de Raphaël Helle, 2010. © Raphaël Helle/Signatures.
Jadis force sociale et politique de premier ordre, les ouvriers perdent de leur puissance à partir des années 1980, quand les pays occidentaux achèvent leur transition vers une économie de services. Mais les usines ne disparaissent pas : elles s’installent dans les Etats du Sud, où la main-d’œuvre est moins chère.
La crise de 1929 a porté Hitler au pouvoir LIONEL RICHARD
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A l’image du magazine L’Histoire, nombre de médias expliquent que « la crise de 1929 porta Hitler au pouvoir », présentant comme mécanique (...)
Une « fureur d’efficacité » envahit les usines L. R.
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Mise au point par l’ingénieur américain Frederick Taylor au tournant du XXe siècle, l’« organisation scientifique du travail » bouleverse durablement la (...)
La lente disparition du monde paysan L. R.
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En 1967, dans un livre remarqué, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin des paysans » et l’apparition d’agriculteurs professionnels utilisant les (...)
New Deal pour le peuple américain L. R.
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Pour faire face à la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt met en place des programmes sociaux, engage l’État dans la relance (...)
Les origines patronales du fascisme italien L. R.
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La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l’inflation et le (...)
Le Front populaire entérine de grandes conquêtes ouvrières L. R.
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Chaque fois qu’un gouvernement semble vouloir porter atteinte à leurs intérêts, les classes possédantes menacent de partir à l’étranger. A l’image de (...)
Staline, la collectivisation à marche forcée et le développement industriel L. R.
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La guerre civile, qui s’achève en 1921, laisse derrière elle une Russie dévastée. Afin de redynamiser l’économie, Lénine lance alors sa Nouvelle (...)
IV. Les alliances noires (1934-1945)
Espagne, octobre 1936. Dolores Ibárruri, militante communiste et figure emblématique de l’Espagne des années 1930, s’adresse à une foule de soldats et de civils républicains. Photographies de Chim. Ces images sont extraites de la « valise mexicaine ». Disparue en 1939, celle-ci fut retrouvée au Mexique en 2007, puis restituée au Centre international de la photographie, un musée créé à New York pour conserver le travail des photojournalistes. La « valise » – en fait trois grosses boîtes – rassemble 4 500 négatifs de Robert Capa, Gerda Taro et Chim (David Seymour) sur la guerre d’Espagne. La présentation de ces images sous forme de planche-contact permet de suivre le mouvement du photographe et ses changements d’angle. © Chim/Magnum Photos.
Photographie de Guillaume Darribeau. Ouverture d’un squat dans le centre-ville de Barcelone par le mouvement des « indignés », 12 mai 2013 • Retamar, école privée de garcons de la prélature de l’Opus Dei, 15 septembre 2003. © Guillaume Darribau/ Pituretank ; © Mario Fourmy/REA.
Malgré la fin de la dictature, d’importantes fractures idéologiques perdurent en Espagne. La conservatrice Opus Dei, qui a profité du régime de Francisco Franco pour accroître son influence, est très présente au sein du Parti populaire. Mais, depuis 2011, des « indignés » tentent de rallumer le flambeau de la résistance.
L’Europe doit sa liberté aux États-Unis S. H.
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Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent le débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays (...)
En Espagne, de la révolution sociale à la guerre civile DOMINIQUE VIDAL
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Cinq cent mille morts, des villes rasées, un fascisme conquérant : la guerre civile espagnole (1936-1939), qui oppose le camp des républicains à (...)
Août 1939, les soviétiques pactisent avec les nazis D. V.
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Si les conséquences du pacte germano-soviétique sont assez connues – occupation de la Pologne, invasion de la Finlande, annexion de l’Ukraine… –, les (...)
Il y a plusieurs « secondes guerres mondiales » D. V.
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En 2004, 58 % des Français interrogés par un institut de sondage désignaient les EtatsUnis comme le pays qui avait le plus contribué à la victoire (...)
L’impérialisme nippon enflamme le pacifique D. V.
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Dans le Pacifique, la seconde guerre mondiale débute en 1931, quand le Japon envahit la Mandchourie, et s’achève en septembre 1945, presque un mois (...)
En France à l’heure de Vichy D. V.
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Quelle France a dominé pendant la seconde guerre mondiale ? Celle des résistants ou celle des collaborateurs ? La réponse varie suivant la période et (...)
« La solution définitive du problème juif… » D. V.
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Adolf Hitler n’a pas toujours eu pour projet la « destruction des Juifs d’Europe ». Quand il parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les (...)
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (19451950)
Photographie de la série « La Chute du mur de Berlin », d’Alexandra Avakian. © Alexandra Avakian/Contact Press Images.
Affrontements entre la police antiémeute et les manifestants sur la place Maïdan à Kiev, en décembre 2013. Photographies de Maxim Dondyuk. © Maxim Dondyuk.
La chute du mur de Berlin en 1989 puis l’effondrement de l’URSS mettent fin à la guerre froide. Mais la rivalité entre l’Est et l’Ouest demeure, tiraillant les anciennes républiques
soviétiques. Notamment l’Ukraine, théâtre de violents affrontements en 2013 et 2014.
Tous les totalitarismes se valent BENOÎT BRÉVILLE
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Entrés en vigueur en septembre 2011, les nouveaux programmes de première se décomposent en cinq thématiques. L’une d’elles est consacrée au « siècle (...)
Quand les États-Unis dictaient leur paix ROGER MARTELLI
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S’il est entendu que le traité de Versailles a mis à genoux les pays défaits en 1918, les conférences concluant la seconde guerre mondiale font (...)
En 1945, une trompeuse symétrie entre les deux grands R. M.
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Le déclin de l’Europe et l’ordre international né de la seconde guerre mondiale laissent place au face-à-face des Etats-Unis et de l’Union soviétique. (...)
Qui a provoqué la guerre froide ? R. M.
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La guerre froide n’avait rien d’inéluctable. Pendant trente ans, les Etats-Unis et l’URSS ont vécu dans une relative concorde, au point même de se (...)
À quoi servit le plan marshall R. M.
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Sur son site Web, l’Union européenne dresse son autoportrait : ses « racines historiques remontent à la seconde guerre mondiale. Les Européens (...)
Idéologie, propagande et paranoïa R. M.
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Bien que « froid », l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS n’en est pas moins un conflit total : de l’armée aux médias, de l’industrie à la (...)
De l’Amérique latine à l’asie, les dictatures prolifèrent R. M.
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L’appellation « monde libre » par laquelle le camp occidental se désigne pour s’opposer au totalitarisme est à bien des égards usurpée. En Iran, à Cuba, (...)
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991)
Réunies sur la place centrale de Harbin, en Mandchourie, pendant la Révolution culturelle, des milliers de personnes célèbrent Mao Zedong. Photographie de Li Zhensheng, juin 1968. © Li Zhensheng/Contact Press Images.
Portrait de Kim Il-Sung à Pyongyang, Corée du Nord, 2007 • Une station du métro de Pyongyang, Corée du Nord, 2007. Photographies de Tomas van Houtryve. © Tomas van Houtryve/VII.
Quand Mao Zedong meurt en 1976, dix ans après avoir déclenché la Révolution culturelle, commence une période de réformes visant à instaurer en Chine une « économie socialiste
de marché » – laquelle se transforme vite en capitalisme sauvage… A quelques centaines de kilomètres de Pékin, en Corée du Nord, un régime communiste de type stalinien se maintient toujours par la force.
« Le communisme, on a vu ce que ça a donné » D. V.
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Quiconque s’emploie à critiquer la mondialisation libérale se voit souvent opposer le « bilan du communisme » – sous-entendu : le goulag, la répression (...)
La guerre froide au miroir de Berlin L. R.
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Divisé en quatre zones en 1945, puis en deux après la construction d’un mur séparant ses secteurs ouest de son secteur est, et enfin réunifié en (...)
Quand la science devient instrument de domination B. B.
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En temps de guerre, les Etats investissent sans compter dans la recherche, dans l’espoir de mettre au point une technologie susceptible de les (...)
Le monde sous la menace nucléaire R. M.
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La maîtrise de l’arme atomique par les Etats-Unis en 1945, puis par l’URSS en 1949, place le monde sous la menace permanente d’un conflit (...)
Dissidence chinoise dans le camp socialiste MARTINE BULARD
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Tandis que le bloc de l’Ouest affiche une unité presque sans faille pendant toute la guerre froide, celui de l’Est présente des divisions. Proclamée (...)
Défaite américaine au Vietnam ALAIN RUSCIO
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Emblème du mouvement anticolonialiste pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), le Vietnam se retrouve, à partir de 1960, au cœur de la guerre (...)
Le lent délitement du bloc soviétique R. M.
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Contrairement aux conflits « traditionnels », la guerre froide n’a pas eu de dénouement officiel ; elle ne s’est pas achevée avec la signature d’un (...)
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (19451970)
Alger, mai 1959 • Bab El-Oued, Alger, avril 1959 • Sans titre. Photographies de Pierre Bourdieu extraites du projet « Pierre Bourdieu : images d’Algérie. Une affinité élective », mené par la Fondation Bourdieu et Camera Austria, qui a donné lieu à un livre (Actes Sud/Sindbad, 2003 pour l’édition française) et à une exposition itinérante. Pierre Bourdieu enseigne à la faculté des lettres d’Alger de 1958 à 1961. Durant ces trois années, qui voient naître sa vocation de sociologue, il utilise la photographie comme support de ses recherches.« Le traditionalisme colonial revêtait, essentiellement, une fonction symbolique : il jouait le rôle, objectivement, d’un langage de refus. (…) Les renoncements les plus manifestes et aussi les plus spectaculaires sont peut-être ceux qui concernent des traditions investies d’une valeur essentiellement symbolique, tel le port du voile ou de la chéchia. (...) Par le port du voile, la femme algérienne crée une situation de nonréciprocité ; comme un joueur déloyal, elle voit sans être vue, sans se donner à voir. Et c’est toute la société dominée qui, par le voile, refuse la réciprocité, qui voit, qui regarde, qui pénètre, sans se laisser voir, regarder, pénétrer. » © Pierre Bourdieu.
Images extraites de la série « Algérie, clos comme on ferme un livre ? » de Bruno Boudjelal. D’origine algérienne, Bruno Boudjelal questionne son identité à l’aide de la photographie. En 1993, il accompagne son père qui a décidé de retourner en Algérie. II y découvre un pays en pleine guerre civile, en proie à la violence. Ce voyage initiatique sera le début d’une aventure photographique à cheval entre une démarche autobiographique et une démarche documentaire. Attrapées au vol, ses images résonnent comme une ritournelle. Bruno Boudjelal évoque l’Algérie et ses complexités. Les couleurs douces-amères, les cadres décentrés, les flous toujours présents décrivent cette quête essentielle d’une culture en partage. © Bruno Boudjelal/Agence VU.
En 1962, les accords d’Evian mettaient fin à cent trente-deux ans de domination coloniale en Algérie. Le nouvel Etat indépendant constituait alors un modèle pour les peuples du tiers-monde aspirant à un ordre social plus juste. Cinquante ans plus tard, le pays est resté à l’écart de la bourrasque révolutionnaire qui a balayé le monde arabe. Derrière la paralysie politique se cache pourtant une société en mouvement.
La colonisation a aussi eu des effets positifs A. G.
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Sous prétexte qu’elle aurait permis de construire des routes, des écoles et des hôpitaux, certains exigent des enseignants qu’ils présentent le bilan (...)
Partage avorté de la Palestine ISABELLE AVRAN
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Selon une histoire bien connue, l’Etat d’Israël fut créé en 1948 en réponse au génocide nazi. Pourtant, le projet est largement antérieur à la seconde (...)
Le bourbier indochinois
A. R.
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Longue et meurtrière, la guerre d’Indochine (1946-1954) revêt également une dimension symbolique. Elle constitue la première flamme de l’incendie qui (...)
Afrique 1960, la marche vers l’indépendance THOMAS DELTOMBE
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Entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, la plupart des pays d’Afrique accèdent à l’indépendance, parfois au terme de sanglantes (...)
En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (1) A. R.
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Jusqu’aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d’Algérie. Les témoignages (de rapatriés, d’anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d’intellectuels n’en donnaient qu’une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de l’armée française apparaissent au grand jour.
En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (2) A. R.
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La guerre a commencé depuis quatre ans quand Charles de Gaulle est porté au pouvoir par les réseaux de la mouvance Algérie française. Selon plusieurs (...)
De la conférence de Bandung au mouvement des nonalignés FRANÇOISE FEUGAS
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L’écrivain Léopold Sédar Senghor la décrivit comme une gigantesque « levée d’écrou ». En avril 1955, la conférence de Bandung, qui réunit les représentants (...)
Nasser ou le rêve panarabe AGNÈS LEVALLOIS
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Le panarabisme, en tant que mouvement intellectuel et politique visant à l’unification des peuples arabes, apparaît au XIXe siècle. Il connaît son (...)
Le Nord conserve sa mainmise sur le tiers-monde
F. F.
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Malgré la décolonisation, l’inégalité des échanges entre pays du Nord et du Sud demeure : l’absence de structures industrielles, le pillage des matières (...)
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973)
La vie des familles maghrébines dans le bidonville de Nanterre en 1959. Reportage de Jean Pottier. © Coll. Pottier/Kharbine-Tapabor.
Camping des Bruyères et de Tourmignies dans le Nord-Pas-de-Calais • Raymond A., 42 ans, divorcé, un enfant, travaille pour une fabrique de transformateurs • Christine V., 36 ans, divorcée, un enfant, ancienne assistante commerciale en CDD, fondatrice de l’association de défense des habitants du camping. Résider à l’année dans un camping est illégal. Ils seraient pourtant 150 000 à vivre en permanence dans une caravane ou un mobil-home. Ce qui ne devait être qu’une habitation provisoire est devenu un domicile fixe. Photographies de Stéphane Remael, tirées de la série Cabanisation, 2008. © Stephane Remael.
Après la seconde guerre mondiale, une grave crise du logement frappe la France, et nombre d’immigrés sont contraints de trouver refuge dans des bidonvilles – à Nanterre pour les Algériens, à Champigny pour les Portugais, etc. Depuis quelques années, l’habitat précaire, que l’on croyait disparu, renaît sous la forme de caravanes, de mobil-homes ou de baraques de tôle installées en bordure de route ou de voie ferrée.
« C’était mieux avant… » PIERRE RIMBERT
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A mesure que la crise économique obscurcit l’horizon du XXIe siècle, une nostalgie des « trente glorieuses » s’impose en France : on regrette le temps « béni » du plein-emploi, des conquêtes sociales, de l’effervescence culturelle et politique. Cette légende dorée occulte une partie de la réalité. Et fait obstacle à l’invention de projets d’avenir.
Pour qui furent construits les grands ensembles ? B. B.
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Une culture de la révolte partagée EVELYNE PIEILLER
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De la Nouvelle Vague au « nouveau roman », de la chanson folk à l’idéal beatnik, des situationnistes aux structuralistes, les « trente glorieuses » ont (...)
Les femmes s’invitent en politique MONA CHOLLET
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Dans le sillage de Mai 68, le féminisme français se métamorphose : de nouvelles organisations apparaissent, plus radicales, qui articulent les (...)
68, année hérétique MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL
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« Evénement monstre » selon l’historien Pierre Nora, le mouvement français de Mai 68 focalise l’attention des manuels scolaires. Il s’inscrit pourtant (...)
Chantage au chômage B. B.
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« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du (...)
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008)
Un jeune travailleur est arrêté place des Armes à Santiago alors qu’il participait à la célébration de la Journée internationale des droits de l’homme, 10 décembre 1985 • Pinochet dans le palais de l’Armée, annonçant sa candidature pour le référendum organisé pour confirmer son pouvoir, Santiago, Chili, 1988 • Prisonniers politiques dans le stade national de Santiago, Chili, septembre 1973 Photographie de Juan Carlos Cáceres, Claudio Pérez et Marcelo Montecino. © Marcelo Montecino/VU distribution ; © Juan Carlos Caceres/VU distribution ; © Claudio Perez/VU distribution.
Intérieur d’une ferme de paysans pauvres dans l’Etat de Miranda, 2010 • En 2004, à Santa Lucia près de Camunare Rojo, de nombreux paysans sans terre occupent et exploitent des parcelles prises sur de grandes propriétés latifundiaires. Bénéficiant du soutien du gouvernement Chávez, ils s’opposent alors à des administrations rétives et aux propriétaires terriens qui organisent parfois des raids de tueurs à gages • Paysannes engagées dans la création d’une entreprise chocolatière dans l’Etat de Miranda, 2010. Photographies de Georges Bartoli prises au Venezuela. © Georges Bartoli/Divergence.
En 1970, le socialiste Salvador Allende devient président du Chili. Le vent d’espoir qui souffle alors sur l’Amérique latine s’interrompt en 1973, après le coup d’Etat, appuyé par les Etats-Unis, du général Pinochet. Trente ans plus tard, l’élection d’une vague de dirigeants de gauche – en Bolivie, au Venezuela, en Equateur ou encore en Argentine – montre que le continent peut toujours se montrer rebelle.
Les entreprises créent l’emploi R. L.
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Le consensus d’après-guerre avait confié à l’Etat le rôle d’arbitre entre les intérêts opposés des salariés et des entreprises. Les années 1980 évacuent (...)
La déferlante néolibérale des années 1980 FRANÇOIS DENORD
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Au début des années 1980, une vague néolibérale déferle sur la planète. Partie du Royaume-Uni, où Margaret Thatcher est élue en 1979, elle balaie les (...)
Les contreparties de l’aide aux pays du tiers-monde ERIC TOUSSAINT
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Au début des années 1980, nombre d’Etats du Sud connaissent une situation analogue à celle que traversent actuellement la Grèce ou l’Islande : (...)
Mais qui contrôle les réseaux ? ARMAND MATTELART
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La popularisation d’Internet à partir des années 1990 prolonge la révolution des communications entamée au XIXe siècle, quand la planète se couvrait de (...)
De l’Argentine au Venezuela, l’amérique latine se rebelle JANETTE HABEL
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En 1823, la doctrine Monroe la transformait en chasse gardée des Etats-Unis. Cent cinquante ans plus tard, le dictateur chilien l’érigeait en (...)
Naissance de l’économie de spéculation ARNAUD ZACHARIE
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L’assujettissement de l’économie au pouvoir des banques procède de choix politiques intervenus dans les années 1980. En France, au Royaume-Uni ou aux (...)
X. Ce monde qui vient
Algésiras, Espagne, août 2009 • Implanté dans une réserve naturelle grâce à la complicité des autorités locales et malgré l’opposition de militants écologistes, l’hôtel El Algarrobico a finalement été déclaré illégal : le chantier a été interrompu, puis la justice espagnole a ordonné son démantèlement en 2012. Photographies de Carlos Spottorno, tirées du livre The Pigs. Inventé par la presse économique britannique, l’acronyme PIGS (cochons, en anglais) désigne le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (Spain). Ces quatre pays du sud de l’Europe, accusés de vivre aux crochets de ceux du nord du continent, sont l’objet de multiples clichés. Reprenant la mise en page de The Economist, le livre met en scène ces stéréotypes pour mieux les dénoncer. © Carlos Spottorno.
Prix du pétrole brut,2008 • Comparaison des revenus d’intérêts, 2005 • Taux de pollution de l’air et de l’eau en
Chine, 2007. Photographies de Mathieu Bernard-Reymond, tirées de la série Monuments. Avec cette série, Mathieu BernardReymond installe dans des photos de paysage des objets dont la forme reprend celle de graphiques d’économie. © Mathieu Bernard-Reymond/ Galerie Baudoin Lebon.
Parce qu’elles auraient vécu « au-dessus de leurs moyens », l’Espagne, la Grèce ou encore l’Irlande se sont vu imposer des plans d’austérité par les institutions financières internationales. Peu à peu, la dictature du chiffre et de la rentabilité envahit chaque secteur de la société.
L’austérité est le seul remède à la crise ALLAN POPELARD & PAUL VANNIER
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Dans l’Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le Portugal de Salazar, partout où elle fut appliquée, l’austérité a produit l’inverse des effets annoncés : loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les populations, déstabilisé les sociétés et affaibli les économies. Mais l’Union européenne n’en démord pas : la rigueur est le remède miracle contre la crise des finances publiques.
Comment penser la mondialisation PHILIP S. GOLUB
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Au début des années 1990, nombre d’observateurs interprétaient la fin de la guerre froide comme le triomphe définitif du capitalisme et du modèle (...)
Les industries passent à l’est LAURENT CARROUÉ
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Loin d’appartenir au passé, la production industrielle joue toujours un rôle majeur dans l’économie mondiale. Mais, depuis les années 1980, les usines (...)
La montée en puissance de la Chine JEAN-LOUIS ROCCA
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La Chine est devenue, en 2010, la deuxième économie mondiale, détrônant le Japon d’une place qu’il occupait depuis 1968. Peuplé de 1,3 milliard (...)
L’Organisation des Nations Unies est-elle morte ? BERTRAND BADIE
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En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée (...)
Drones, frappes chirurgicales : les nouveaux habits de la guerre PIERRE GROSSER
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La guerre n’est plus ce qu’elle était : elle opposait autrefois des Etats et tuait surtout des soldats ; elle se déroule désormais au sein des Etats et (...)
L’information à l’épreuve d’Internet S. H.
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Quand les manuels scolaires évoquent les médias, c’est le plus souvent pour saluer leur contribution à la liberté d’expression ou s’émerveiller devant (...)
La longue marche de la crise écologique JEAN-BAPTISTE FRESSOZ
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Si les manifestations de la crise écologique actuelle (effondrement de la biodiversité, concentration anormale de certains gaz dans l’atmosphère, (...)
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Manuel d’histoire critique, 2014
É DITORIAL
« Aucun dogme, aucun interdit, pas de tabous » PAR
SERGE HALIMI
Photographie de la série La chute du mur de Berlin, d’Alexandra Avakian © Alexandra Avakian/Contact Press Images.
Peut-être devrait-on, pour commencer, bannir des programmes d’histoire toutes les leçons de morale. Ce que chacun peut penser des guerres de religion, du capitalisme, du communisme, du fascisme, des congés payés ou de la Banque
centrale européenne relève du débat politique, des choix qu’un citoyen est (plus ou moins) libre de faire. En fonction de ses connaissances, de ses convictions, de ses intérêts, de ses origines, de ses aliénations. L’historien l’aide à se déterminer les yeux ouverts. Non parce qu’il va plaquer sur les événements du passé son jugement a posteriori, tranquillement formé chez lui. Mais parce qu’il sait que la plupart des constructions de l’histoire ont tranché avec nos sensibilités actuelles. Il ne croit donc pas à l’existence d’une humanité autrefois peuplée de monstres et qui n’aurait pris forme civilisée qu’à mesure que ses traits se mirent à ressembler aux nôtres. Les aventures les plus apocalyptiques ont en effet bénéficié du concours — actif ou passif — de peuples entiers. Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle décrit par exemple une Allemagne qui, jusqu’au 8 mai 1945, sert son Führer « de plus d’effort qu’aucun peuple, jamais, n’en offrit à aucun chef (1) ». Ce pays qui attendait à l’époque les troupes d’occupation alliées « en silence au milieu de ses ruines », doiton encore prétendre que, pendant plus de douze ans, il aurait vécu un phénomène d’envoûtement collectif ? Et que sa haine du « judéo-bolchevisme » ne constitua rien d’autre que le délire paranoïaque de quelques cerveaux malades ? A des degrés divers, la colonisation, le stalinisme, l’apartheid, le maccarthysme, le général Pinochet, Margaret Thatcher soulèvent les mêmes questions. Ils ont pu compter eux aussi sur une base sociale éprouvée et sur des combattants dévoués. Comment l’expliquer simplement ? C’est le propos d’un livre d’histoire : comprendre le passé plutôt que prêcher aux vivants en excommuniant les morts.
Il n’y a pas d’histoire universelle susceptible d’être récitée par tous les habitants de la terre. Les grands tyrans et les petits maîtres aiment réécrire le roman national afin de le voir épouser les plis de leur projet du moment. On veut encourager l’apaisement consumériste, le compromis modéré, l’ordre tiède, le fédéralisme européen ? On insistera donc, d’un ton consensuel et froid, sur les désastres qu’auraient provoqués toutes les grandes révolutions, les déferlements totalitaires, les haines nationalistes. On s’inquiète au contraire du désenchantement politique, de l’absence de cohésion nationale, du désamour présumé des jeunes pour leur nation ? On ripolinera alors avec ferveur les héros d’antan, l’union sacrée, les « missions civilisatrices »
(coloniale, néo-impériale, religieuse...). Opposés en apparence, ces deux types de récits partagent une même structure mentale conservatrice. L’histoire décaféinée des fédéralistes, dont le grand marché et la fin des frontières constituent l’acmé, ne perçoit plus du passé qu’un enchaînement de catastrophes qui devrait avoir enseigné aux peuples le caractère destructeur des passions politiques. La nostalgie nationaliste ou religieuse préfère exalter la fraternité des tranchées, mais elle déteste autant que les modérés les mutineries et les barricades de la lutte sociale, qu’elle assimile à une dissolution du front intérieur, à une intelligence avec l’ennemi. Pourtant, les extraits de manuels scolaires de divers pays publiés dans cet ouvrage le rappellent : il n’y a pas d’histoire universelle susceptible d’être récitée par tous les habitants de la Terre faisant une ronde autour du monde. Si nul ne discute de la date du martyre de Hiroshima ou du pacte germano-soviétique, c’est ensuite que tout commence. Au moment où Harry Truman fit larguer la bombe, pensait-il uniquement terroriser les Japonais, alors que pour lui cette guerre était déjà gagnée ? Et Joseph Staline, signa-t-il son pacte avec l’A llemagne pour s’emparer d’une moitié de la Pologne ou pour rendre la monnaie de leur pièce aux Français et aux Britanniques qui, moins d’un an plus tôt à Munich, avaient offert la Tchécoslovaquie à Hitler ? Une chose est presque certaine en tout cas : aucun de ces dirigeants n’arrêta son choix à partir de considérations morales très raffinées. Du genre de celles qui viennent spontanément à l’esprit de leurs juges exquis d’aujourd’hui.
« L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. » Il est devenu habituel d’imputer à Lénine et à Staline les millions de victimes des réquisitions agricoles des années 1920 et 1930. On rappelle moins souvent que ce furent le libre-échange et le marché, pas la collectivisation des terres, qui provoquèrent le décès d’un million et demi d’Irlandais entre 1846 et 1849. Sait-on aussi que Churchill porte une lourde responsabilité dans la mort de 3 millions de Bengalis en 1943, à qui il avait précédemment reproché de « se multiplier comme des lapins » ? Il préféra en effet convoyer les réserves alimentaires vers les troupes
britanniques, déjà largement pourvues, plutôt que vers les populations faméliques. La famine qui décima ces « indigènes » ne le troubla pas : le gouverneur britannique avait assuré Londres qu’elle « ne représent[ait] pas une menace sérieuse pour la paix et la tranquillité du Bengale, puisque ses victimes sont entièrement passives (2) ». L’oubli progressif de ces faits permet de mesurer qui a gagné la bataille des idées. En décembre 2005, excédés par d’incessantes interventions politiques et judiciaires dans l’appréciation des événements du passé, y compris sous forme de « lois mémorielles », plusieurs grands historiens, au nombre desquels Pierre VidalNaquet, ont rappelé quelques principes essentiels : « L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant. L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui (3). » De tels principes définissent l’ambition de cet ouvrage. Par les temps qui courent, ils donnent toute la mesure de sa liberté.
Serge Halimi Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand Bond en arrière, Agone, 2012. (1) Charles de Gaulle, M émoires de guerre. Le salut, Plon, 1959. (2) Cité par Joseph Lelyveld, « Did Churchill let them starve ? », The New York Review of Books, 23 décembre 2010. (3) Appel collectif, « Liberté pour l’histoire », Libération, 13 décembre 2005.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Les idées libérales ont façonné le XIXe siècle Parce qu’il a vu s’imposer les libertés de conscience, de commerce ou d’opinion, le XIXe siècle est souvent présenté comme le siècle du libéralisme (politique, économique…). Mais, si cette idéologie a en partie porté les combats révolutionnaires de 1830 et 1848, elle eut également une face sombre : elle servit à justifier les guerres de conquête coloniale au nom du marché et de la civilisation. PAR
QUENTIN DELUERMOZ
« La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier », par Edouard Antoine Renard, 1833. Comme le montre cette peinture, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 ne découle pas seulement de l’avènement de la Seconde République : elle fait suite à de nombreuses révoltes d’esclaves, notamment à la Martinique. © Photo Josse/Leemage.
La mouvance des idées libérales a plusieurs sources : l’économie politique anglaise du XVIIIe siècle, les réflexions nées de la révolution américaine des années 1770, la situation provoquée par la Révolution française en 1789. Son principe, assez simple, se situe entre ce qu’elle perçoit comme deux écueils : la tutelle des
corporations, de l’Eglise et du pouvoir absolutiste d’un côté ; la quête d’égalité sociale et les outrances du désir démocratique de l’autre. Contre cela, ses thuriféraires défendent l’idée d’individus libres, égaux en droits et indépendants, puis ils réfléchissent à une forme politique permettant de garantir ces droits. Leur maître mot est bien sûr la « liberté » ou, plus exactement, « les libertés » (de commerce, d’opinion, de conscience…). Il s’agit de libertés qui « commencent là où s’arrêtent celles des autres » : elles doivent donc être organisées au sein d’un Etat, dont on souhaite en même temps qu’il reste contenu pour ne pas nuire notamment à la liberté des échanges, supposée créatrice de richesses. A partir de ce noyau, la pensée libérale varie selon les pays (les libéralismes anglosaxons diffèrent des français ou des germaniques) ou selon les choix politiques (garantie d’un ordre social hiérarchisé ou recherche progressiste d’une plus grande participation des citoyens). Se distinguent également un libéralisme politique, qui promeut la réalisation d’Etats nationaux avec une Constitution et des libertés publiques, et un libéralisme économique fondé sur le libre jeu de la concurrence – la « loi naturelle » du marché devant assurer, à terme, l’épanouissement de tous. « Du pain à bon marché, de meilleurs salaires, voilà le but pour lequel les libreéchangistes ont dépensé des millions… », annonçait Karl Marx lors d’une conférence en janvier 1848. Selon le théoricien du communisme, le libre-échange a surtout pour but la « liberté du capital », qui aggrave la lutte économique et accélère la révolution sociale. « En ce sens, messieurs, je vote en faveur du libre-échange », ironisait-il.
Quand les patrons alternaient protectionnisme et libre-échange Les différentes formes de libéralisme peuvent être pensées ensemble, mais aussi s’opposer, produisant des effets ambivalents. Arguant de la supériorité du droit des « nations civilisées », les juristes libéraux ont justifié l’expansion coloniale. Mais c’est aussi au nom du droit que les peuples colonisés contesteront la domination européenne. De même, des Etats défendant les bienfaits de la « main invisible » du marché n’ont pas hésité à utiliser la main visible de la force pour imposer, entre autres, le capitalisme moderne sur d’autres continents.
« Turpitudes sociales », par Camille Pissarro, 1890. De Camille Pissarro (1830-1903) on se souvient comme d’une figure de l’impressionnisme. Il s’agit là d’une mémoire sélective : elle escamote les engagements politiques du peintre, qui éclatent – à coups de rayures, de hachures et de
griffures – dans ses Turpitudes sociales. Avec cet ensemble de dessins publiés en 1890, Pissarro entend montrer « la guerre des maigres contre les gras, de la vie contre la mort ». Camille Pissaro, © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Le XIXe siècle ne saurait donc être associé à la seule idéologie libérale. La libéralisation des économies a rapidement buté sur des logiques contradictoires : patrons alternant protectionnisme et libre-échange, organisations villageoises ou métiers urbains défendant l’idée de prix locaux et moralement « justes ». D’autres visions du monde se sont exprimées : le conservatisme, fondé sur le principe de hiérarchie naturelle, de la soumission à Dieu et du rejet de l’individu ; l’idée démocratique défendant le droit de vote pour les pauvres comme pour les riches et, dans sa version sociale, l’instauration d’un échange équitable ; sans oublier, à la fin du siècle, la montée des mouvements nationalistes à la recherche de chefs charismatiques, ou celle des luttes syndicales, socialistes, marxistes et anarchistes, opposant la lutte des classes à l’affirmation du capitalisme. Assimiler XIXe siècle et libéralisme revient ainsi à masquer les conflits et les contradictions, mais aussi les logiques socioculturelles, les moments et les projets politiques qui ont constamment maintenu d’autres possibles ouverts.
Quentin Deluermoz Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-XIII. Auteur de Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris, 1854-1914, publication de la Sorbonne, 2012
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les mirages de la révolution industrielle La notion de « révolution industrielle » figure en bonne place dans les programmes de lycée. Selon un manuel de première (Nathan, 2011), elle se définit comme « le bouleversement des méthodes de production provoqué au XIXe siècle par l’utilisation des machines et la concentration des ouvriers dans les usines ». En fait, le processus d’industrialisation des pays occidentaux répond plutôt à une évolution lente et progressive, qui connaît de multiples soubresauts. PAR
CÉDRIC PERRIN
« La Gare Saint-Lazare », Claude Monet, 1877 (respectivement deuxième et première version). Quand il apparut dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement impressionniste choqua aussi bien le public que les notables chargés de définir le « grand art ». Ses principaux représentants (Edouard Manet, Claude Monet, Paul Cézanne, Edgar Degas...) cherchaient non pas à figurer la réalité, mais à reproduire les sensations du peintre face à la beauté de l’éphémère, grâce à des jeux de lumière créés par l’application des couleurs en touches juxtaposées. Claude Monet, © Luisa Ricciarini/Leemage ; © De Agostini Picture Lib./akg-images.
Alors que les économies anciennes semblaient figées – les crises agricoles et démographiques venant régulièrement annuler les progrès antérieurs –, le XIXe siècle inaugure le temps de la croissance économique, c’est-à-dire d’une accumulation des richesses produites. C’est cette croissance inédite que Friedrich Engels a nommée « révolution industrielle ». Il désignait ainsi la mutation rapide d’économies agricoles en économies industrielles. Les industries naissantes deviennent le moteur de la croissance. La production annuelle de fonte, par exemple, a, entre 1800 et 1870, été multipliée par 19 en France et par 31 en
Angleterre !
Du charbon au pétrole Le terme de révolution industrielle, aujourd’hui contesté, reste en usage principalement pour distinguer les deux grandes vagues d’innovations du XIXe siècle. La première débute outre-Manche dès la fin du XVIIIe siècle. Elle concerne principalement la métallurgie et le textile, et l’usage croissant (mais non exclusif, ni même toujours principal) du charbon comme source d’énergie pour produire de la vapeur. Puis une seconde révolution industrielle prend le relais de la croissance à partir des années 1890 grâce à l’émergence de nouvelles industries (automobile, chimie...), de nouvelles énergies (électricité, pétrole), et à l’affirmation de nouvelles puissances industrielles, en particulier de l’A llemagne et des Etats-Unis (un pays qui devient, dès 1900, la première économie mondiale au regard de son produit intérieur brut), mais aussi, hors du monde occidental, du Japon.
Une continuité factice Les historiens de l’économie ont globalement renoncé à parler de révolution industrielle. Selon eux, la croissance provient moins d’une révolution que d’une évolution lente et progressive : l’industrialisation. Les tentatives, dont celle du Britannique Angus Maddison, de mesurer sur la longue durée la croissance économique viennent confirmer cette progressivité. Le concept de « révolution industrieuse », proposé par Jan de Vries, souligne le caractère protéiforme de cette croissance. Si l’industrialisation donne naissance à l’usine puis à la grande entreprise, l’activité industrielle reste dominée par de petites et moyennes entreprises. Enfin, alors que leurs contemporains ont souvent vu dans les innovations technologiques le moteur de l’industrialisation, celles-ci apparaissent désormais davantage comme une réponse à la croissance, dont les historiens, comme Patrick Verley, situent l’origine dans l’essor de la consommation, elle-même liée, dans une société encore majoritairement rurale, aux progrès de l’agriculture.
Très influents à l’époque, les économistes classiques, notamment Adam Smith, font de l’accumulation continue de richesses la principale source du progrès. A la fin du XXe siècle, le retour en force de la pensée libérale a conduit à valoriser la continuité de la croissance et à minimiser les récessions, notamment dans les programmes de l’enseignement secondaire. Pourtant, la croissance du XIXe siècle n’a pas été linéaire et continue, mais entrecoupée de nombreuses crises. Celle de 1873, largement oubliée aujourd’hui, constitua une rupture sans doute aussi importante que celles de 1929 ou 2008. Partie de la Bourse de Vienne le 9 mai, elle s’étend rapidement aux autres économies occidentales et ouvre la grande dépression de la fin du siècle. Enfin, croissance n’est pas synonyme de développement. La répartition de ses fruits a été très inégalitaire : le XIXe siècle fut celui de la « question sociale », c’est-à-dire de la misère ouvrière.
Déclin asiatique
MANUELS SCOLAIRES Les manuels français se contentent aujourd’hui de termes vagues pour évoquer « l’industrialisation et la croissance » au XIXe siècle. Il y a cinquante ans, un livre scolaire édité par Hachette (1962) jetait une lumière plus crue sur les rouages de la « poussée capitaliste ». Dans chaque pays, quatre ou cinq banques dirigent les entreprises les plus importantes, dont elles favorisent l’expansion. (…) La concentration des entreprises va de pair avec celle des capitaux. Les sociétés par actions en sont l’instrument le plus efficace. Grâce à la diffusion dans le public des valeurs mobilières, les grandes firmes industrielles ont les moyens d’acquérir et de renouveler fréquemment un puissant outillage, de constituer des stocks de matières premières, de créer une organisation commerciale, d’éliminer du marché les concurrents les moins solides. Un petit nombre d’hommes d’affaires se retrouvent dans les conseils d’administration des grandes banques et des sociétés anonymes. Jean Defrasne et Michel Laran, Histoire 1ère. Le Monde de 1848 à 1919, Hachette, 1962.
Cédric Perrin Professeur d’histoire-géographie au lycée Grandmont de Tours, chercheur à l’université d’Évry. auteur de l’ouvrage Les chemins de l’industrialisation en Espagne et en France. Les PME et le développement des territoires (XVIII-XXI siècles),Peter Lang, 2011
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Et le Paraguay découvrit le libre-échange Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s’imposer par les armes. Adepte d’un protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la douloureuse expérience entre 1865 et 1870, lors de la guerre de la Triple Alliance qui l’opposa au Brésil, à l’Uruguay et à l’Argentine. Financés par les milieux d’affaires londoniens, ces trois pays sont parvenus à le soumettre à l’économiemonde britannique. PAR
RENAUD LAMBERT
Soldats paraguayens prisonniers et blessés après la bataille de Yatay le 17 août 1865, par Cándido López, vers 1891. © DeAgostini/Leemage.
A la fin du XIXe siècle, la plupart des Etats d’A mérique latine dépendent presque entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises. Reposant sur l’idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays doit renforcer ses « avantages comparatifs » –, un tel mode d’insertion dans l’économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l’industrialisation des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays de la périphérie au sous-développement.
Dans ce montage, le Paraguay fait figure d’exception. Lorsqu’il prend le pouvoir, en 1814, le dirigeant paraguayen José Gaspar Rodríguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l’optique d’opprimer la population, mais pour écraser l’oligarchie : s’appuyant sur la paysannerie, il exproprie les grands propriétaires. Alors que la plupart des pays comptent sur l’essor d’une bourgeoisie nationale pour piloter la création de richesses, Francia jette les bases d’un Etat fort et dirigiste. Veillant à se prémunir des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre production, le Paraguay instaure ainsi un protectionnisme rigoureux. Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio López puis son fils Francisco Solano López) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connaît ni la mendicité, ni la faim, ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui rappellent les projets les plus avancés de réforme agraire du XXe siècle.
Au milieu du XIXe siècle, l’élite paraguayenne vient se former dans les universités européennes. Asunción figure parmi les premières capitales latino-américaines à inaugurer un réseau de chemins de fer. Disposant d’une ligne de télégraphe, de fabriques de matériaux de construction, de textile, de papier, de vaisselle, de poudre à canon, le pays parvient à se doter d’une sidérurgie ainsi que d’une flotte marchande composée de navires construits dans des chantiers nationaux. Sa balance commerciale excédentaire indique qu’il ignore tout du problème de l’endettement et peut se permettre d’envoyer certains de ses citoyens se former dans les meilleures universités européennes.
Population décimée
Londres voit d’un mauvais œil cette expérience unique de développement économique autonome d’un pays de la périphérie : Asunción échappe au libreéchange ! Très rapidement, la Couronne intervient dans un conflit frontalier entre le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l’A rgentine, le Brésil et l’Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la Triple Alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés bénéficient du soutien financier de la Banque de Londres, de la Baring Brothers et de la banque Rothschild. Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n’ont pas fauchés ont succombé à la faim (toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de fausses barbes et qu’on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à des fusils lorsque les armes manquent. Au bout de quelques années, certains Paraguayens n’ont plus d’uniforme. Ils combattent nus. Lors de la reddition de Solano López, en 1870, la plupart des infrastructures ont été détruites. Le Paraguay s’insère finalement dans le système économique mondial.
Gravure représentant des soldats brésiliens dans les tranchées pendant la guerre de la Triple Alliance. © Corbis.
MANUELS SCOLAIRES DES AMÉRIQUES Officiellement destinée à protéger le continent américain de la colonisation européenne, la doctrine Monroe (1823) servira à Washington pour justifier ses interventions en Amérique latine. Instrument de protection selon les manuels édités aux Etats-Unis, elle est un outil de l’impérialisme dans les livres scolaires utilisés au Nicaragua. ÉTATS-UNIS : Dangereusement divisés, les Etats-Unis ont subi une défaite humiliante pendant la guerre [anglo-américaine] de 1812. Mais de là est né un sens nouveau de l’unité et de l’intérêt national. Président du pays pendant cette « ère des bons sentiments », James Monroe proclama, dans la doctrine Monroe de 1823, que l’Amérique du Nord et du Sud était désormais fermée aux interventions européennes. Les fondements d’une économie à l’échelle continentale étaient lancés (…). La doctrine Monroe aurait été mieux nommée doctrine d’autodéfense. Le président se souciait essentiellement de la sécurité de son propre pays. NICARAGUA : Dans les années 1890 renaît la doctrine Monroe et, avec elle, l’idée que Dieu a donné au peuple américain un pouvoir spécial pour réaliser une mission civilisatrice. Cette doctrine fut utilisée par les Etats-Unis pour montrer au monde que l’Amérique latine faisait partie de ce qu’ils appelaient eux-mêmes leur sphère d’influence. David Kennedy, Lizabeth Cohen et Thomas Bailey, The American Pageant, Cengage Advantage Books, 2010 ; Elsa Morales Cordero (sous la dir. de), Historia 8. América de la prehistoria a la actualitad, Editorial Santilla, 2012.
Renaud Lambert Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le monde ouvrier entre misère et résistances Payés une misère, exposés à des risques permanents d’accident et soumis à des horaires infernaux, les ouvriers apparaissent comme les premières victimes de l’industrialisation. Cela ne les empêche pourtant pas de posséder de précieuses ressources : dans les usines et les mines du XIXe siècle, ils font preuve de capacités inédites d’organisation et de résistance à l’ordre établi. PAR
FRANÇOIS JARRIGE
« Les Raboteurs de parquet », par Gustave Caillebotte, 1875. Gustave Caillebotte ne s’est pas contenté de peindre des tableaux impressionnistes : il a également joué un rôle de mécène pour les artistes de ce courant, leur achetant des toiles et finançant des expositions. A sa mort, il léguera sa foisonnante collection à l’Etat. © Coll. Jonas/Kharbine- Tapabor ; Gustave Caillebotte, Musée d’Orsay.
L’avènement du monde industriel et de la condition ouvrière au XIXe siècle a fait l’objet de nombreux débats et révisions dans l’historiographie. Alors que la plupart des intellectuels ont aujourd’hui cessé de voir dans les « ouvriers » des forces émancipatrices, comment décrire les débuts de l’industrialisation du monde ? Comment présenter ses mécanismes, ses logiques de diffusion, ses effets sur les hommes et les environnements ? Les programmes scolaires continuent souvent d’associer l’industrialisation à l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique en Europe et à la « révolution » de la machine à vapeur. Pourtant, au début du XIXe siècle, la vapeur ne constitue en rien une révolution. Hors de l’A ngleterre, elle est encore peu présente. C’est bien plus l’intensification du travail des hommes et des animaux ainsi que le recours aux techniques anciennes qui ont permis l’avènement du monde industriel. Ainsi, à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, les chevaux et l’hydraulique fournissent l’essentiel de l’énergie nécessaire à l’économie. Par ailleurs, nombre de travaux ont relativisé l’originalité et la primauté de l’Europe dans ce processus : dès l’époque moderne, la proto-industrialisation et le travail rural à domicile se sont intensifiés en Inde ou en Chine. La « grande divergence » (Kenneth Pomeranz) entre l’Orient et l’Occident fut tardive et tient davantage à des contingences historiques – comme l’accès aisé à des gisements de charbon et aux produits coloniaux – qu’à des déterminismes profonds ou à une supériorité intrinsèque de l’Europe.
Après 1830, avant même l’autorisation des syndicats, les associations et les expériences coopératives se multiplient. Des recherches récentes ont aussi permis de préciser le portrait de l’ouvrier. Au début de l’ère industrielle, la frontière entre artisan, contremaître et ouvrier demeure floue, et beaucoup sont aussi paysans. Au-delà de l’image misérabiliste qui
transforme les travailleurs du XIXe siècle en pauvres hères faméliques, la maind’œuvre disposait de puissantes ressources pour négocier ou imposer ses vues ; dans les usines, la rotation de la main-d’œuvre était forte, l’insubordination et l’autonomie permanentes. Les grandes insurrections violentes, comme celles des luddites anglais (1811-1812) et des canuts lyonnais (1831 et 1834), dissimulent de nombreux autres conflits et modes de protestation plus souterrains. Après 1830, avant même l’autorisation des syndicats, les associations et les expériences coopératives se multiplient.
Usine de munitions Krupp à Essen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, 1861. © Doc Anciens/DR.
Des Chinois aux Antilles Il est également difficile de peindre la condition ouvrière à l’heure de la mondialisation naissante sans évoquer les prolétaires des plantations coloniales et les millions de coolies et de travailleurs contraints transportés hors d’A sie et souvent oubliés dans les livres d’histoire – 80 millions de Chinois et d’Indiens migrent ainsi entre les années 1840 et 1950 pour répondre aux besoins des
économies de plantation. Il convient en outre d’insister sur la question de la santé au travail et des risques démultipliés par l’industrialisation dans de nombreux secteurs. En témoignent les innombrables accidents dans des usines et des mines longtemps dépourvues de normes de sécurité, les élites industrielles n’ayant cessé, au XIXe siècle, de s’opposer à toute régulation de leur activité. La catastrophe de Courrières, qui fit plus de 1 000 morts en 1906, est certes l’une des plus spectaculaires, mais elle ne constitue pas un cas isolé.
La révolte des Canuts, 1831 à Lyon Illustration anonyme publiée dans Petite Histoire de la France et de la civilisation française, 1939. © Luisa Ricciarini/Leemage.
Enfin, est-il possible aujourd’hui de présenter l’avènement du monde industriel sans s’arrêter sur sa dimension environnementale et sur le gigantesque processus de domestication de la nature qui l’accompagne ? L’industrialisation peut être caractérisée comme le passage d’une « économie organique » à une « économie minérale », fondée sur l’usage irraisonné des énergies fossiles (avec son lot de fumées et de rejets toxiques), sur un processus de déforestation massif et sur l’anéantissement des animaux à fourrure dans de nombreuses régions du monde.
BÊTISIER « Certains propriétaires d’esclaves se montrèrent indéniablement cruels. Les exemples d’esclaves battus à mort n’étaient pas communs, mais ils n’étaient pas exceptionnels
non plus », concède un manuel scolaire américain (United States History for Christian Schools, 2001). Et de conclure : « La majorité des propriétaires traitaient bien leurs esclaves. » Ainsi, il n’existerait pas d’autre alternative qu’être « battu à mort » ou « bien traité »…
François Jarrige Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université de Bourgogne. Auteur de Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
1830, l’Europe en révolution Le 25 juillet 1830, le roi Charles X promulgue des ordonnances visant à renforcer son pouvoir et à limiter les libertés publiques. Mais les Parisiens se soulèvent et, au terme de trois jours de révolte, parviennent à faire tomber le souverain. Cet épisode provoque une effervescence révolutionnaire en Europe : de la Pologne à la Belgique en passant par l’Italie, les peuples réclament des droits politiques. PAR
EMMANUEL FUREIX
« Siège de la Diète fédérale à Francfort », gravure sur bois
Le 3 avril 1833, un groupe de révolutionnaires organise un soulèvement – qui échoue – contre le Parlement fédéral. © akg-images.
Parler au pluriel des révolutions de 1830, c’est à la fois sortir du seul cadre hexagonal et réfléchir aux multiples rebondissements nés d’une séquence révolutionnaire qui touche l’Europe, pour l’essentiel, de 1830 à 1832. Il y aurait beaucoup à dire sur l’effacement qui a conduit à ne retenir que des fragments isolés d’une trame transnationale : les Trois Glorieuses parisiennes (27, 28, 29 juillet 1830), l’indépendance de la Belgique, le soulèvement polonais contre la domination russe et la « grande émigration » qui s’ensuit.
En France et en Belgique, une opposition libérale s’exprime par des pétitions, des banquets, des charivaris et des enterrements protestataires. Efforçons-nous de reconstituer les mécanismes qui ont rendu possible une telle « contagion » révolutionnaire en Europe, inédite depuis les années 1790. Dans l’Europe figée par le congrès de Vienne et la Sainte-Alliance des rois, des ferments de contestation libérale et nationale se manifestent dès les années 1820. En 18201821, des révolutions vite réprimées éclatent en Espagne, au Piémont et à Naples, et érigent en modèle la Constitution de Cadix de 1812. En France et dans une moindre mesure en Belgique, une opposition libérale s’exprime dans un espace public élargi, par des pétitions, mais aussi des banquets, sérénades, charivaris et enterrements protestataires. Les libertés publiques figurent au cœur des aspirations exprimées. Une politisation souterraine, croisant élites et classes populaires des villes, commence à se manifester. Ailleurs, ce sont plutôt des sociétés secrètes (dans les Etats italiens, en Pologne, en Grèce) ou des fraternités étudiantes (Burschenschaften dans les Etats allemands) qui rêvent d’émancipation patriotique.
« Les Trois Glorieuses », lithographie de Léon Cogniel, vers 1830. Le soulèvement de la bourgeoisie et de la classe ouvrière contre les Bourbons. © akg-images.
Multiplication des barricades Si l’on ajoute à ce cadre général une crise économique qui frappe à partir de 1827 les classes populaires des villes (ouvriers et petits artisans), les conditions de cristallisation d’une révolution sont réunies. La vague insurrectionnelle européenne de 1830 naît de ce contexte ainsi que des échos rencontrés, et diversement traduits localement, par les Trois Glorieuses parisiennes.
« Ah, tu veux te frotter à la presse... », caricature d’Honoré Daumier, 1833. Cette image rappelle le rôle joué par Le National pendant la révolution de juillet 1830, quand le journal s’opposa vigoureusement aux ordonnances de Charles X suspendant la liberté de la presse. © Coll. Kharbine-Tapabor.
Le coup de boutoir de Charles X contre la Charte de 1814 et la liberté de la presse se heurte à une insurrection populaire. Les barricades, peu présentes sous la Révolution, se multiplient en quelques heures dans la capitale, au point de devenir des allégories de l’événement, aux côtés du drapeau tricolore ressuscité. Conséquence d’une captation de la révolution par les élites libérales, le duc d’Orléans, Louis-Philippe, devient roi des Français le 7 août 1830. La liberté est alors le maître mot des insurgés, non sans ambiguïtés (lire p. 10). Les libéraux l’entendent sur un strict plan constitutionnel, les ouvriers parisiens l’imaginent sous les traits d’un droit au travail et d’une dignité reconnue, certains provinciaux la traduisent en abolition des impôts indirects, etc. Le cycle révolutionnaire reste donc ouvert, et une fermentation sociale et politique d’une rare intensité se donne à voir dans les deux années qui suivent. L’insurrection des canuts lyonnais, en novembre 1831, révèle l’existence de « nouveaux barbares » tapis dans les « faubourgs de nos villes manufacturières », selon les mots de Saint-Marc Girardin, un conseiller d’Etat effrayé par cette révolte. Utopies et hétérodoxies sociales et religieuses prolifèrent sur ce terreau fécond.
De la Pologne à l’Italie
Dans le même temps, l’Europe continentale voit se multiplier les troubles sociaux (notamment contre les machines et la mécanisation du travail, de l’A ngleterre à la Rhénanie et à la Suisse) et les mouvements insurrectionnels de nature politique, constitutionnelle et patriotique. Un soulèvement populaire, devenu révolution, touche la Belgique en août et septembre 1830. En Pologne, une conjuration militaire débouche sur des émeutes contre la domination russe en novembre 830. Certains Etats de l’Italie centrale connaissent d’importants soulèvements libéraux. Des mouvements constitutionnels touchent une partie des Etats allemands, ainsi que la Suisse. Une nouvelle « Europe des peuples » est imaginée par certains, fondée sur l’idée de souveraineté. Mais, dès 1831-1832, un reflux conservateur ou contre-révolutionnaire ne tarde pas à geler cette dynamique…
« Conférence de Londres », caricature de Honoré Daumier, 1832 A partir de novembre 1830, le Royaume-Uni, l’Autriche, la France, la Prusse et la Russie se réunissent lors de la conférence de Londres, où ils décident notamment de la séparation des Pays-Bas (en chien, à gauche) et de la Belgique (en dindon, à droite). L’ours russe piétine la Pologne dont il a écrasé la révolution. © Coll. Grob/Kharbine-Tapabor.
Emmanuel Fureix Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université Paris-Est. Auteur de l’ouvrage Le siècle des possibles (18141914), Presses universitaires de France, 2014
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
En 1848, le « printemps des peuples » La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les barricades du peuple qui exige un changement de régime se dressent contre les fusils de la garde royale. La contestation s’étend, gagne un pays voisin, bientôt tout un continent. Ce scénario, qui a présidé au soulèvement arabe de 2011, fut aussi celui du « printemps des peuples » de 1848... PAR
SYLVIE APRILE
Révolutions victorieuses Nombre de révolutions ont été réprimées et suivies de contre-révolutions brutales, comme celle de la Commune de Paris
en 1871, ou la révolution syrienne déclenchée en 2011. Cette carte ne présente que les principales révolutions qui ont provoqué un changement durable de régime ou de système économique.
Les révoltes arabes de 2011-2012 présentées comme un « printemps des peuples » ont quelque peu ravivé le souvenir de celui de 1848. Au-delà des comparaisons un peu rapides, cette analogie rappelle que les révolutions sont des moments tout à la fois d’espérance, de désillusions, de malentendus et de violences. Le printemps est signe de régénération, et c’est sous ce symbole qu’il faut envisager les mouvements qui s’emparent des principaux pays européens en 1848, jusque dans leurs empires coloniaux (l’esclavage est aboli dans les Antilles cette même année ; des révoltes éclatent en Algérie en 1849). On a longtemps privilégié la thèse d’une diffusion voire d’une contagion révolutionnaire, partie des journées de février à Paris. Si la chute du gouvernement de Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République constituent un signal, ils ne sont pas un détonateur. Dans toute l’Europe existent alors des mouvements sociaux, des meneurs politiques et des situations qui ont déjà provoqué des étincelles révolutionnaires. C’est en Sicile, le 12 janvier 1848, que la première révolte éclate. Les Palermitains se soulèvent contre le pouvoir des Bourbons, et leurs slogans annoncent ceux qui se développeront sur les barricades européennes : « L’omniprésence, la force et l’union du peuple sont la chute des rois. Le 12 janvier 1848, à l’aube, marquera l’ère glorieuse de la régénération universelle », proclame un tract appelant à la lutte armée. Si les situations varient, les Européens vivent partout, à des rythmes divers, des bouleversements économiques et sociaux inédits. L’industrialisation et l’urbanisation modifient en profondeur les sociétés. En France, par exemple, la population urbaine augmente de moitié entre 1811 et 1852, passant de 4,2 millions à 6,4 millions d’habitants. A cela s’ajoutent des revendications nationales d’émancipation ou d’unification, portées surtout par des intellectuels engagés, comme Giuseppe Mazzini, ou par des libéraux qui souhaitent arriver au pouvoir et imposer leurs vues.
Radicalisations sanglantes Partout ou presque, le pouvoir cède dans un premier temps, accordant des réformes constitutionnelles et des mesures libérales (élection du Parlement de Francfort,
levée de la censure de Berlin à Vienne, libération des paysans du servage féodal) ou préférant la fuite. Les insurrections jalonnent donc toute l’année. Des émeutes éclatent en mars à Budapest, à Prague, à Vienne, à Berlin, à Milan, donnant provisoirement le pouvoir aux représentants du peuple, et surtout aux nouvelles élites bourgeoises. Les aspirations populaires déçues aboutissent dans les capitales à des radicalisations sanglantes. En juin 1848 à Paris, de part et d’autre des barricades, des défenseurs de la révolution s’affrontent, car ils n’ont pas la même conception de la république. Pour les uns, elle représente une forme de gouvernement et de représentation politique achevée par la mise en œuvre du suffrage universel réservé aux hommes ; pour les autres, elle signifie une transformation profonde de la société par le droit au travail notamment. On a souvent dit que trois pays avaient échappé au « printemps des peuples » : le Royaume-Uni, la Russie et la Belgique. Cette idée mérite d’être remise en cause. En Belgique, la révolution se déroule certes en 1830, mais cela n’empêche pas des incidents (souvent oubliés) à Virton, sur la frontière, en 1848. Le Royaume-Uni connaît, le 10 avril, la dernière grande manifestation chartiste, qui rassemble plus de 10 000 personnes. La Russie n’échappe pas non plus à l’effervescence européenne : sur ses marges, en Moldavie et en Valachie, les peuples se soulèvent.
De la Russie à l’Ouest européen, une épidémie de choléra accompagne la victoire des forces réactionnaires. C’est l’armée et parfois une force étrangère qui assurent la répression et replacent souvent les souverains sur leurs trônes. Les troupes russes prêtent ainsi assistance aux soldats autrichiens en mai 1849 pour écraser la révolution hongroise ; les Français par le siège de Rome signent la fin de la république romaine, permettant la restauration du pouvoir pontifical en 1850. L’échec final des mouvements révolutionnaires à partir de 1849 doit beaucoup à ce qui fut interprété comme un signe : la propagation d’une épidémie de choléra qui, de la Russie à l’Ouest européen, accompagne la victoire des forces contre-révolutionnaires.
Document C’est dans un contexte de forte agitation politique en Europe qu’Alexis de Tocqueville rédige, dans les années 1830, De la démocratie en Amérique. Il y dévoile ce qu’il considère comme le meilleur antidote contre la révolution : le commerce. Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il est patient, souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes indépendants les uns des autres ; il leur donne une haute idée de leur valeur ; il les porte à vouloir faire leurs propres affaires, et leur apprend à y réussir ; il les dispose donc à la liberté, mais il les éloigne des révolutions. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre 2, 1840.
Sylvie Aprile Professeur d’histoire de contemporaine à l’université Lille-III. Coauteure de La liberté guidant les peuples. Les révolutions de 1830 en Europe, Champ vallon, 2013
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
La « ville libre » de Paris au temps de la Commune Changer la politique, inventer un nouveau mode de gouvernement, faire participer les citoyens aux décisions publiques : répétés jusqu’à saturation au point désormais de sembler vides de sens, ces mots d’ordre furent longtemps portés par les forces du mouvement ouvrier. En 1871, le peuple parisien insurgé leur donnait une signification concrète. PAR
ERIC FOURNIER
La capitale des révoltes
Du 18 mars au 28 mai 1871, dans Paris, tous les horizons révolutionnaires du XIXe siècle se conjuguent avant d’être implacablement réprimés. Pendant quelques semaines, la capitale devient une « ville libre » ; elle fait sécession avec l’assemblée de Versailles, élue en février et qui rassemble monarchistes, bonapartistes et républicains conservateurs. La Commune s’est inscrite durablement dans les mémoires : d’abord comme l’« aurore » des révolutions du XXe siècle, puis de façon plus appropriée comme le « crépuscule » de celles du XIXe siècle. Mais elle est avant tout une insurrection souveraine éminemment singulière et impromptue. Les communards se considèrent comme poursuivant les révolutions de 1792, 1830 et 1848, mais ce sont des hommes neufs, sans expérience militante. Reprennent-ils possession de ce Paris « bivouac des révolutions » (Jules Vallès), dont le baron Georges Haussmann les aurait dépossédés par ses grands travaux ? Ce qui est certain, c’est que l’haussmannisation a renforcé les bastions populaires – plus qu’ouvriers – de la capitale.
Les canons des parisiens La Commune est le produit de l’« année terrible », de la défaite du Second Empire, puis, surtout, de l’effroyable siège de la capitale par l’armée prussienne en 1870. La population se soude alors autour d’une garde nationale où se cristallisent également les forces révolutionnaires. Et le 18 mars, c’est autant une protestation patriotique qu’une affirmation subversive de souveraineté par en bas qui préside au soulèvement, lorsque le Paris populaire refuse d’abandonner ses canons forgés par souscription pour lutter contre l’empereur allemand. Cette révolution unique échappe aux catégories usuelles. La Commune, seule insurrection parisienne légitimée par une élection locale (le 26 mars), est le paroxysme de la République démocratique et sociale, ce « questionnement libertaire de la démocratie » (Jacques Rougerie) où les représentants ne sont que « tolérés » par des citoyens qui entendent participer réellement au gouvernement quotidien. Les communards ont changé les relations de pouvoir, mais assez peu la domination masculine ; ils ont voulu mettre fin à l’exploitation, mais ont finalement épargné la propriété privée.
La répression des communards constitue le plus grand épisode de violence contre des civils en Europe au XIXe siècle. La guerre civile explique en partie ces inaboutissements. Mais surtout, en se gouvernant eux-mêmes et en pratiquant une laïcisation radicale, les insurgés accomplissaient pleinement ce qui était au cœur de leurs attentes révolutionnaires. Le reste – refondation égalitaire des services publics ; développement des associations de producteurs ; « instruction intégrale » laïque, gratuite et obligatoire, entre autres – fut discuté, mais pouvait attendre un peu.
Colonne Vendôme à terre, photographie de Bruno Braquehais, 1871. Avec sa statue de Napoléon Ier à son sommet, la colonne Vendôme constitue un symbole impérial. Aussi est-elle « déboulonnée » le 16 mai 1871. Après la chute de la Commune, le peintre Gustave Courbet est accusé par l’Etat d’avoir mené l’opération. Lors de son procès, cette photographie est utilisée pour prouver sa présence place Vendôme le jour des événements : il serait l’homme barbu et coiffé d’un képi situé à l’arrière-plan, dans le premier tiers droit de l’image. © Bruno Braquehais/BNF.
A la différence de 1830 ou 1848, la Commune se distingue également par le fait de n’avoir eu que d’éphémères répercussions en province et absolument aucune en Europe. Elle lutte seule contre Versailles, un régime lui aussi élu dans un contexte de crise. Lorsque l’armée régulière investit Paris, la « semaine sanglante » (2128 mai) consacre définitivement la Commune comme un événement unique, moins par le nombre de victimes de la répression versaillaise – sans doute un peu moins de 10 000 morts et non entre 15 000 et 35 000, chiffre longtemps admis – que par les procédés de la tuerie, empreints d’une modernité militaire aussi froide qu’implacable. Mai 1871 constitue le plus grand épisode de violence contre des civils en Europe au XIXe siècle. Après cela, il est clair que la république proclamée le 4 septembre 1870 ne sera ni démocratique ni sociale.
Document Grâce à la Commune, « le Paris ouvrier sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle », écrivait Karl Marx. Loin de ce jugement, l’écrasante majorité des écrivains et des historiens ont réagi avec horreur aux événements de mars 1871. Florilège. Ernest Lavisse, dans un manuel d’histoire de 1895 : « La Commune incendia plusieurs des monuments (…) ; elle fusilla l’archevêque de Paris (…). De toutes les insurrections dont l’histoire ait gardé le souvenir, la plus criminelle fut certainement celle du mois de mars 1871. » Victor Hugo (9 avril 1871) : « Cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. Des deux côtés, folies. » George Sand (22 avril 1871) : la Commune est « le résultat d’un excès de civilisation matérielle jetant son écume à la surface un jour où la chaudière manquait de surveillant. La démocratie n’est ni plus haut ni plus bas après cette crise de vomissements (…). Ce sont les saturnales de la folie ». Emile Zola (3 juin 1871) : « Le bain de sang qu’il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur. Ernest Lavisse, cité dans Les Manuels scolaires, miroirs de la nation, L’Harmattan, 2007 ; Carnets intimes de Victor Hugo 1870- 1871, Gallimard ; « Lettre de George Sand à Alexandre Dumas fils, 22 avril 1871 », citée dans Paul Lidsky, Les Ecrivains contre la Commune, La Découverte, 2010 ; Emile Zola, Le Sémaphore de Marseille, 3 juin 1871 ; Anatole France, cité dans Paul Lidsky, op. cit.
Eric Fournier Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université Paris-I. Auteur de La commune n’est pas morte. Les usages du passé de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
En Allemagne, les réformistes contre les révolutionnaires L’Allemagne occupe une place singulière dans l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe du XIXe siècle. Un parti social-démocrate d’inspiration marxiste y apparaît en 1875, puis devient l’une des plus puissantes organisations de l’Internationale socialiste. Mais des divisions ne tardent pas à éclater : faut-il poursuivre sur la voie révolutionnaire ou opter pour le réformisme ? PAR
JEAN-NUMA DUCANGE
« A bas Karl Liebknecht ! » par George Grosz, 1919. Figure importante du mouvement Dada et de l’expressionnisme allemand, George Grosz rend hommage dans ce tableau au communiste révolutionnaire Karl Liebknecht, fondateur de la ligue Spartacus, après son assassinat en janvier 1919. © Photo Josse/Leemage © The Estate of George Grosz, Princeton, N.J./Adagp, Paris 2014.
En 1875, deux partis concurrents fusionnent au congrès de Gotha (Thuringe)
pour donner naissance au Parti social-démocrate d’A llemagne – il prendra le sigle SPD en 1890. Karl Marx exprime alors en privé de grandes réserves sur un programme politique qu’il juge confus. Pourtant, moins de dix ans après sa mort, les conceptions marxistes semblent avoir nettement gagné du terrain au congrès d’Erfurt, en 1891, où est adopté un nouveau programme qui restera en vigueur jusqu’en 1921. Celui-ci devient un modèle pour tous ceux qui, en Europe, se réclament du socialisme marxiste, et le SPD sera la plus puissante organisation de la IIe Internationale socialiste (fondée en 1889). Solidement implanté dans le monde ouvrier, il domine également les structures syndicales qui lui sont rattachées. Par la médiation du « pape du marxisme », Karl Kautsky (1854-1938), il impressionne l’intelligentsia. Et, en dépit de l’ostracisme des autres forces politiques, il constitue une force électorale majeure – c’est même le premier parti allemand à la veille de 1914.
Rosa Luxemburg Discours au congrès de l’Internationale socialiste à Stuttgart, en août 1907. © akg-images.
De nombreux débats animent cette organisation, où coexistent des sensibilités antagonistes. Le plus important porte sur la validité du marxisme et de ses implications (méthode dialectique, loi de la valeur, nécessité de la révolution pour parvenir au socialisme…). Eduard Bernstein (1850-1932) met en cause le « catastrophisme » du parti en 1899, soulignant que le capitalisme se maintient
mieux que prévu et qu’il est nécessaire de faire des compromis : « Le but final n’est rien, le mouvement est tout. » Il suscite notamment l’hostilité de Rosa Luxemburg (1871-1919), qui réaffirme la pertinence de la voie révolutionnaire et l’échec programmé du capitalisme. Le « révisionnisme » de Bernstein est officiellement condamné en 1903.
Socialisme de guerre Après 1905 et la première révolution russe, qui entraîne une importante vague de grèves en Allemagne, le fossé s’approfondit. La droite du parti s’oppose aux mouvements radicaux et entend composer avec l’ordre impérial, tandis que la gauche souhaite au contraire faire de l’agitation antimilitariste et de la propagande pour obtenir l’instauration d’une république en Allemagne. Au centre, Kautsky et d’autres maintiennent une perspective de rupture avec le système tout en s’accommodant de fait de certaines réalités. On a pu évoquer un « attentisme révolutionnaire » qui mise sur la fin du capitalisme… sans réellement la préparer. De leur côté, les syndicats prônent une plus grande indépendance, qu’ils parviennent à imposer au congrès de Mannheim en 1906, signe du poids des « réformistes ». Le vote des crédits de guerre en août 1914 montre l’importance de l’intégration du SPD : celui-ci choisit de privilégier la nation allemande sur la fraternité internationaliste. En décembre 1914, Karl Liebknecht (1871-1919) vote seul au Reichstag contre le renouvellement des crédits militaires. La guerre se prolongeant avec son cortège d’horreurs, un nombre important de sociaux-démocrates entendent finalement rompre avec le « socialisme de guerre ». En 1917 est fondé un nouveau parti, le Parti social-démocrate indépendant (USPD), qui regroupe les opposants à la poursuite de la guerre.
Barricades à Berlin en janvier 1919. Au cours d’un affrontement de rue, des combattants se protègent derrière des rouleaux de papier et des piles de journaux. La scène se passe devant l’immeuble du Vorwäts, l’organe officiel du SPD, bloqué par les insurgés pour avoir publié des articles hostiles aux spartakistes. © Coll. Kharbine-Tapabor.
La gauche de ce parti (ligue Spartacus, d’où le nom des spartakistes) forme l’embryon du futur Parti communiste d’A llemagne (KPD), fondé à la toute fin de l’année 1918, tandis que les autres membres de l’USPD réintégreront progressivement le SPD. Quelques semaines plus tôt, en novembre 1918, deux républiques concurrentes (celle de Bavière et celle de Weimar) ont été proclamées dans la foulée de la défaite de l’A llemagne. C’est le début de la révolution allemande, qui voit le pouvoir des élites vaciller. Lors d’une insurrection en janvier 1919, les sociaux-démocrates choisissent l’ordre et l’alliance avec les classes dirigeantes contre les spartakistes : ces derniers sont écrasés dans le sang et leurs principaux dirigeants assassinés. Une ligne de fracture coupe désormais le socialisme allemand, qui rendra impossible toute alliance ultérieure face à la montée du national-socialisme.
Jean-Numa Ducange
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université de Rouen. Auteur de La révolution française et la social démocratie. Transmission et usages politiques de l’histoire en Allemagne et en Autriche, 1889-1934, Presse universitaires de Rennes, 2012.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Comment la censure de la presse fut privatisée Depuis le milieu du XIXe siècle, les journaux radicaux se multiplient en France au nez et à la barbe de l’Etat. Incapable de juguler cette propagation, le pouvoir fait voter une loi, le 29 juillet 1881, qui, tout en proclamant la liberté d’expression, abandonne les médias (mais aussi l’imprimerie, l’affichage, l’édition, le colportage) à la tutelle des patrons de presse. PAR
DOMINIQUE PINSOLLE
Enfants travaillant dans une mine de charbon à Hughestown Borough, Pennsylvanie, 1911. © Lewis Hine/Library of Congress
Petites filles employées dans une filature de Loudon, Tennessee, 1910. Au tournant du XXe siècle, le travail des enfants est très répandu aux Etats-Unis, sans que cela émeuve particulièrement les médias. A partir de 1908, le photographe Lewis Hine se rend dans les villes et les campagnes pour immortaliser des fillettes vendant des journaux ou traînant des sacs dans les champs, des garçons au visage couvert de suie, etc. Hine travaille pour le National Child Labor Committee USK (NCLC) pendant dix ans. Ses reportages diffusés sous forme de tracts ou d’affiches contribuent au déclenchement d’une campagne de presse et d’un débat politique qui favorisent une réforme de la loi sur le travail des enfants. © Lewis Hine/Library of Congress
Si la célèbre loi du 29 juillet 1881 affranchit la presse de la mainmise étatique, elle laisse les journaux aux mains du marché et accentue deux tendances : la financiarisation du secteur (c’est-à-dire la constitution d’entreprises de presse sous la forme de sociétés anonymes dont le capital peut s’échanger à la Bourse) et le recours à la publicité. Au moment où éclate l’affaire Dreyfus (1894), les grands journaux se conçoivent comme des entreprises soumises à un impératif de rentabilité : il faut capter un lectorat toujours plus nombreux en abaissant le prix de vente et s’assurer, pour compenser, d’importantes ressources publicitaires (elles représentent à l’époque de 10 % à 17 % des recettes du Petit Parisien et environ 30 % de celles du Matin).
Cette formule connaît un formidable succès au tournant du siècle : la presse est un secteur important d’investissement à la Bourse, les tirages explosent (ils sont multipliés par 2,5 à Paris entre 1880 et 1914 et par 3 ou 4 en province), les titres se comptent par centaines dans tout le pays, l’offre se diversifie (des quotidiens aux magazines, en passant par les hebdomadaires).
Concurrence des « quatre grands » Mais le nombre élevé de journaux n’implique pas forcément une pluralité de points de vue : la quasi-totalité de la presse est, par exemple, hostile à Alfred Dreyfus au début de l’A ffaire. L’essentiel est de conquérir de nouvelles parts de marché : les « quatre grands » qui tirent parfois à plus d’un million d’exemplaires par jour (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal) se livrent une concurrence féroce et développent une autopromotion agressive et tapageuse (organisation de jeux-concours, d’événements sportifs, de grandes campagnes pour le lancement des feuilletons…).
llustration de Gallicelo. Affiche pour les romans-feuilletons de Gaston Leroux paraissant dans Le Matin, vers 1905. © Coll. Dixmier/ Kharbine-
Tapabor.
Cette course effrénée à l’exclusivité, à l’audience et au profit suscite rapidement de nombreuses critiques. Dès le début des années 1890, le scandale de Panamá révèle que nombre de journaux ont touché des subventions occultes pour promouvoir la compagnie chargée de la construction du canal. L’idée que le libéralisme de la loi de 1881 a engendré une presse vénale se diffuse largement.
Certains patrons de presse n’hésitent pas à monnayer leur influence, voire à devenir de véritables maîtres chanteurs. Henry Bérenger, futur sénateur, écrit en 1897 dans une grande enquête sur la presse publiée par la Revue bleue : « Nos législateurs ont prévu la liberté de la presse à l’égard du juge et du gendarme, mais ils n’ont pas prévu l’esclavage de la presse à l’égard des brasseurs d’affaires et des ploutocrates. » En effet, certains patrons de presse n’hésitent pas à utiliser leurs journaux à des fins personnelles, à monnayer leur influence, voire à devenir de véritables maîtres chanteurs, comme l’homme d’affaires Maurice Bunau-Varilla, qui rachète Le Matin en 1897 et aura pour devise : « Mon fauteuil vaut trois trônes. »
« Les Noces du Puff et de la Réclame », caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868. Caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868. Le « puff » désigne à l’époque le « canard » ou crieur de nouvelles. © Selva/Leemage.
L’indépendance à l’égard du pouvoir politique elle-même doit être relativisée. En politique étrangère, les ministres peuvent notamment compter, dans certaines circonstances, sur la bienveillance de l’agence Havas, voire du Temps (le quotidien « de référence » de l’époque), surtout lorsqu’il s’agit de faire preuve de patriotisme. Et, s’il le faut, le gouvernement peut utiliser ponctuellement ses (maigres) fonds secrets ou s’adresser à des établissements bancaires amis pour influencer certains journaux, ou encore orienter les sommes versées à la presse française par des pays étrangers (comme la Russie) lors du lancement de certains emprunts. Au final, derrière l’apparence d’une presse objective et neutre, adepte d’un journalisme professionnel et rigoureux (incarné par la figure du reporter, qui s’impose à la fin du XIXe siècle), les grands journaux dits « d’information » s’avèrent à bien des égards très politiques. Soumis à des impératifs commerciaux et à des pressions provenant du monde institutionnel et des milieux d’affaires, les journaux ne jouissent, au tournant du siècle, que d’une « liberté » relative.
Dominique Pinsolle Enseignant-chercheur en histoire à l’université Bordeaux-III.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique (1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Quatre siècles de domination coloniale Si la colonisation débute en Amérique au XVIe siècle, elle connaît son âge d’or au XIXe siècle. Pour combler les besoins en matières premières suscités par l’industrialisation, les pays européens partent alors à la conquête du monde. En Afrique et en Asie, ils organisent un système de prédation des richesses qui assure leur prospérité, mais ils se heurtent à la résistance des populations locales. PAR
LAURENCE DE COCK
Hereros de la colonie de Sud-Ouest africain allemand (aujourd’hui Namibie), vers 1910. En janvier 1904, les Hereros se soulèvent contre les colons allemands. L’armée répond par les armes. Une guerre s’engage, qui dure sept ans et aboutit au massacre de dizaines de milliers de Hereros. Cette tragédie est parfois considérée comme le premier génocide du XXe siècle. © akg-images.
L’expansion coloniale a marqué l’ensemble du monde durant près de quatre siècles, nouant l’Europe occidentale et les autres continents dans un passé commun. Motivée par des raisons économiques, impérialistes ou civilisatrices, celle-ci s’est toujours imposée par les armes, se légitimant parfois sur le papier par des traités et des conférences. Réunis à Berlin en 1884-1885 à l’initiative du chancelier Otto von Bismarck, Britanniques, Français, Allemands, Belges, Portugais et Italiens se sont ainsi partagé l’A frique, sans qu’aucun représentant africain ne soit consulté. La France et le Royaume-Uni se sont arrogé la part du lion, découpant les frontières avec une minutie de géomètre. La première en a tracé 25 865 kilomètres et la seconde,
21 595. Au total, 70 % des frontières actuelles de l’A frique ont été définies par les puissances européennes entre la conférence de Berlin et le début du XXe siècle. Linéaires et rigides, elles contreviennent aux réalités locales et continuent encore de déstabiliser le continent. Les guerres de conquête menées par les Européens ont provoqué des résistances. Pour y faire face, les colons ont mis en œuvre des politiques de « pacification » – vocable colonial classique pour désigner une violence expéditive. Soucieux de démontrer leur force, ils généralisent le principe de punition collective et procèdent à des massacres de masse. En Namibie, en 1904, les Hereros sont exterminés sur ordre de l’armée allemande. En Côte d’Ivoire, au début du XXe siècle, le gouverneur Gabriel Angoulvant opte pour la « manière forte » : internement, amendes de guerre, déportation d’insurgés, etc.
Le cas algérien, souvent présenté comme emblématique, est une exception. Après la conquête violente et la pacification, diverses « sociétés coloniales » sont mises en place. Le cas algérien, souvent présenté comme emblématique, est en réalité une exception : conquise en 1830, un demi-siècle avant la grande vague d’expansion européenne du XIXe siècle, colonie de peuplement ensuite, l’A lgérie devient le lieu d’une coprésence inédite entre Européens et « Français musulmans d’A lgérie » : 1 pour 6 dans les années 1930. Ailleurs, la présence européenne est nettement moins importante : en Indochine, on compte environ 1 Européen pour 544 habitants.
Prolétariat rural indigène Partout, les terres passent majoritairement aux mains des colons. En Indochine ou à Madagascar, les nouveaux propriétaires fonciers exploitent d’immenses concessions, créant ainsi un prolétariat rural indigène. Ce type d’agriculture génère des catastrophes environnementales pour les pays colonisés.
Les empires en 1914
En Inde par exemple, la forêt dense de la région de Coorg (Kodagu) est anéantie pour laisser place aux plantations de café britanniques. Le régime pénal de l’indigénat, qui se résume à un ensemble de mesures répressives, permet d’encadrer les autochtones par le droit et acte la différenciation juridique. Une fiscalité particulière les maintient enfin dans la précarité, soulevant parfois des résistances. En 1930, Mohandas Karamchand Gandhi appelle ainsi à une marche de protestation contre l’impôt sur le sel. Pour autant, les sociétés coloniales ne sont pas réductibles au clivage entre colons et colonisés ; elles ne fonctionnent pas seulement comme des mondes cloisonnés, régis par la seule règle de la domination. Les interactions sont permanentes et
déterminent des reconstructions identitaires mutuelles. Les cafés, les bordels, les espaces sportifs, le théâtre, le cinéma ou les concerts sont aussi les lieux d’une sociabilité commune, sous tension, racialisée certes, oscillant entre miroir et repoussoir, mais empreinte parfois d’inévitables connivences. Espaces de violence et de ségrégation, les sociétés coloniales sont aussi des « mondes de contact ».
MANUEL SCOLAIRE FRANÇAIS Il fut un temps où les manuels scolaires français ne s’embarrassaient pas de nuances quand ils parlaient de colonisation. Dans ce livre de géographie édité par Hatier en 1920 et destiné aux élèves préparant le brevet, l’empire français est paré de toutes les vertus. A un pays de haute civilisation comme la France, les colonies sont indispensables (…) 1. Situées sous des climats très différents du nôtre, les colonies nous fournissent des produits inconnus chez nous (…). 2. Tout pays industriel a besoin de débouchés pour ses produits fabriqués : or, comme la plupart des Etats européens ou américains frappent de droits élevés les marchandises françaises pour protéger les leurs, il nous faut des marchés où nous soyons les maîtres : ce sont nos colonies. 3. Ces colonies offrent à nos compatriotes les plus entreprenants des terres privilégiées à exploiter : ils peuvent, sous la protection des lois françaises, y faire fructifier leurs capitaux dans les cultures et les mines, ou y trouver eux-mêmes un travail rémunérateur. 4. Le souci de ces intérêts matériels a ses conséquences morales et patriotiques : pour que l’exploitation des colonies soit avantageuse, il faut qu’elle se fasse dans la paix et par l’association avec les indigènes. Et en effet la paix française a mis fin, dans d’immenses régions, aux horreurs de la guerre et de l’esclavage ; elle a permis aux indigènes de se multiplier et d’arriver à une existence infiniment plus heureuse qu’au temps de leur barbarie. Paul Kaeppelin et Maurice Teissier, La Géographie du brevet, Hatier, 1920.
Laurence De Cock Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université de Bordeaux-Montaigne. Auteur de l’ouvrage « Le Matin »(18841944). Une presse d’argent et de chantage, presse universitaires de Rennes, 2012.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Les soldats étaient tous unis dans les tranchées « Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés de leur expérience de guerre » : à l’image de ce manuel édité par Belin (première, 2011), les livres de classe français relaient largement la thèse de l’« union sacrée » dans les tranchées. Pourtant, si les combats ont parfois rapproché des personnes aux convictions politiques opposées, ils n’ont pas remis en cause la distance entre les classes sociales. PAR
NICOLAS MARIOT
Mobilisation en 1914 : départ d’un train de recrues à Berlin, le 28 août. Colorisation numérique. © akg-images.
Dans la plupart des manuels d’histoire, l’union sacrée qui aurait entouré la Grande Guerre est donnée comme une évidence, et ce à deux niveaux. Au sommet de l’Etat, elle est identifiée à l’appel que lance le président de la République, Raymond Poincaré, le 4 août 1914, dans le but de réaliser l’unité nationale. On en trouverait l’incarnation concrète dans la présence, ce même jour, de Maurice Barrès, chef de la Ligue des patriotes, aux obsèques de Jean Jaurès, ou dans la composition du Comité du Secours national, où siègent côte à côte le secrétaire général de la Conféderation générale de travail Léon Jouhaux et des représentants de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), de l’A ction française ou de l’archevêché de Paris.
Tirailleurs sénégalais à Saint-Ulrich (Haut-Rhin). Autochrome. © Paul Castelnau/Docpix.
Cette union se serait par ailleurs prolongée dans le temps et jusque dans les tranchées, prenant cette fois la forme particulière d’un brassage, sinon d’une osmose, entre les classes sociales. Physiquement rassemblés dans la défense de la patrie, des hommes que leurs origines sociales et leurs conditions de vie civiles rendaient étrangers les uns aux autres se seraient à la fois découverts, reconnus et appréciés sous le feu. En témoignerait la devise toujours rappelée de l’Union nationale des combattants (UNC), la plus importante des associations d’anciens combattants d’après-guerre : « Unis comme au front ». Certes, le brassage des hommes a bien eu lieu. En raison des pertes énormes de 1914 et du printemps 1915, l’armée a dû suspendre le caractère localement homogène du recrutement régimentaire. Dès lors, des hommes issus de régions éloignées, parlant des patois inconnus les uns des autres, se sont effectivement côtoyés et découverts. En revanche, les rencontres entre personnes de groupes sociaux différents furent beaucoup plus rares – l’accès au statut d’officier est très lié à l’appartenance aux classes supérieures – et surtout bien plus superficielles que ne le laisse entendre la devise de l’UNC.
Au front, des préoccupations communes réconcilient d’anciens adversaires politiques
D’autres rencontres eurent bien lieu, que signalent des témoignages de lettrés partis se battre : elles ont mis en contact des hommes du même milieu social qui s’étaient durement opposés, politiquement ou religieusement, dans les années d’avant-guerre. Le mieux est encore, pour faire saisir ce qu’a été cette union des élites en guerre, d’en donner des exemples.
Le chef d’escadron Moog au milieu des hommes du 4e régiment de spahis. Autochrome. © Les Amis de J.-B.- Tournassoud/Docpix.
Le premier met en scène l’historien Jules Isaac, coauteur du célèbre manuel Malet et Isaac, lorsqu’il avoue, dans une lettre à sa femme Laure, s’être surpris à bavarder avec un nouveau sergent « disciple de Maurras et ami de l’A ction française, médaillé du Sacré Cœur, bien loin, bien loin de moi ! », mais avec lequel il reconnaît partager « tout de même certaines préoccupations communes ».
Le radical Emile Combes, farouche partisan de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au côté de sœur Julie. Photographie anonyme de 1916. © Coll. Kharbine-Tapabor.
Le second évoque la mémoire du sociologue Robert Hertz, « tué à l’ennemi » le 13 avril 1915. Lors d’une visite de condoléances faite à sa femme Alice, Emile Durkheim, son directeur de thèse, découvre avec surprise que, dans ses lettres du front, son élève fait preuve d’« un idéalisme un peu fumeux » et que, pis encore, il lui arrive d’évoquer Barrès « avec sympathie ». Le professeur en Sorbonne ne comprend pas l’attitude du jeune socialiste. Comment peut-il parler en aussi bons termes d’hommes que l’affaire Dreyfus, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou la montée en puissance des idées jaurésiennes avaient constitués en irréductibles adversaires politiques ? Dans les tranchées, nombreux sont ces membres de la bourgeoisie lettrée qui découvrent qu’ils ont plus de choses à partager avec leurs semblables sociaux, quand bien même ils auraient été ennemis politiques dans le civil, qu’avec les hommes avec lesquels ils se retrouvent condamnés à vivre, quand ils ne les commandent pas. Sans doute l’union sacrée est-elle, bien plus qu’une fraternité entre classes sociales, la reconnaissance d’une appartenance à la même « espèce » sociale, selon le terme qu’ils utilisent pour qualifier les individus dont ils recherchent, d’autant plus fortement que la guerre se prolonge, la compagnie.
Nicolas Mariot
Historien, directeur de recherche au CNRS. Auteur de Tous unis dans les tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Seuil, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
L’attentat de Sarajevo, une explication commode Selon une analyse fort répandue, l’assassinat de l’héritier du trône d’AutricheHongrie, le 28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d’alliances », provoqué la première guerre mondiale. Cette lecture occulte les causes véritables du conflit, en particulier la logique mortifère des rivalités impériales. PAR
JEAN-ARNAULT DÉRENS
La première guerre, vraiment mondiale ?
La première guerre mondiale a-t-elle vraiment été « provoquée » par l’attentat de Sarajevo qui coûta la vie à l’archiduc héritier, François-Ferdinand d’A utricheHongrie, et à son épouse le 28 juin 1914 ? Les combats ont-ils véritablement débuté en Belgique et en Lorraine ? Cette chronologie, centrée sur les événements
européens, est la plus répandue, mais elle oublie tout un pan de l’histoire du conflit, amputant l’analyse de ses causes. Le 5 août 1914, un accrochage éclate à la frontière de l’Ouganda, colonie britannique, et de l’A frique orientale allemande (Schutzgebiet Deutsch-O stafrika). Le 8 août, des navires britanniques bombardent Dar es-Salaam, le centre administratif de cette colonie allemande qui s’étend sur les territoires actuels du Burundi, du Rwanda et d’une partie de la Tanzanie. Les semaines suivantes, les combats se généralisent pour le contrôle du lac Kivu.
Illustration d’un épisode du début de la guerre de 14-18 Les Autrichiens affrontent les Serbes au pied du pont sur la Save qui unit les deux pays (août 1914).
Pendant ce temps, en Europe, déclarations de guerre et ordres de mobilisation générale se succèdent (en Russie le 30 juillet ; en France et en Allemagne le 1er août). Le 4 août, l’A llemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Quatre jours plus tard, la France lance une percée en Lorraine allemande. Mais les lignes françaises sont vite enfoncées et l’offensive fait long feu. Sur le front de l’Est, l’A llemagne accumule également les succès contre la Russie. En revanche, la Serbie résiste : le 23 août, elle parvient à stopper les troupes austro-hongroises à la bataille du Cer. Ainsi, en quelques semaines, le « domino infernale » des alliances précipite l’entrée en guerre des belligérants : d’un côté, la France, le Royaume-Uni et la Russie
(Triple-Entente) avec leurs alliés serbe et belge, puis japonais, roumain et grec ; de l’autre, la Triple-Alliance (ou « Triplice ») qui réunit initialement l’A llemagne, l’A utriche-Hongrie et le royaume d’Italie. Mais ce dernier se rallie à la neutralité dès septembre 1914, avant de passer dans le camp adverse en avril 1915, tandis que les empires centraux reçoivent en octobre 1914 le soutien de l’Empire ottoman.
Des milliers de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales meurent pour le contrôle des Balkans... Ce jeu d’alliances correspond à de puissantes logiques d’intérêts. Les rivalités coloniales représentent l’un des principaux motifs de tension entre d’un côté la France et le Royaume-Uni (tous deux à la tête d’un vaste empire) et de l’autre l’A llemagne, qui s’estime lésée dans ce partage impérialiste du monde. Déjà implanté en Afrique orientale, au Cameroun et en Tanzanie, Berlin lorgne sur l’A frique du Nord et le centre du continent. Le sort de l’Empire ottoman, présenté depuis plusieurs décennies comme « l’homme malade de l’Europe », constitue l’autre grande inconnue. A la suite des guerres balkaniques (1912-1913), les possessions ottomanes en Europe sont partagées entre la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, la Roumanie et la Serbie. Mais l’avenir des immenses territoires contrôlés par l’empire en Anatolie et au Proche-Orient attise toutes les convoitises. Au-delà de sa dimension symbolique, le coup de feu de Sarajevo rappelle que l’A utriche-Hongrie, la Russie mais aussi la France et l’Italie cherchent à renforcer leurs sphères d’influence respectives dans les Balkans. Pourtant ces rivalités entre Etats n’expliquent pas tout, car le déclenchement de la guerre répond aussi à des logiques sociales internes à chaque nation. Aux yeux des classes dirigeantes notamment – aristocratiques et terriennes dans les empires centraux, bourgeoises et industrielles, commerciales ou financières en France et au Royaume-Uni –, l’idéologie impérialiste et le nationalisme sont des ciments permettant de ressouder une unité sociale fissurée par les progrès de la démocratie
et du socialisme.
Cimetières en macédoine Les manuels scolaires ont renoncé, tant en France qu’en Allemagne, au ton vengeur et belliqueux des années 1920, attribuant à « l’autre camp » toutes les responsabilités du déclenchement de la guerre. Mais ils continuent à observer cette guerre « mondiale » avec des lunettes d’Europe de l’Ouest. Dans les immenses cimetières français du front d’Orient, à Bitola (Macédoine) ou Salonique (Grèce), près de la moitié des tombes sont pourtant celles de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales, tombés pour le contrôle des Balkans…
MANUELS SCOLAIRES Qui est responsable de la guerre ? Dans les années 1920, la France et l’Allemagne se rejettent la faute, et chacune impose sa position officielle dans les manuels scolaires. • Vu de France (1922). Tandis que les puissances de la Triple-Entente ne visaient qu’à maintenir la paix et l’équilibre européens, l’Allemagne sous Guillaume II poursuivait une politique d’hégémonie qui menait à la guerre (…). Grisée par ses succès militaires et économiques, l’Allemagne avait en effet, plus qu’aucun autre peuple, une mentalité impérialiste et belliqueuse. Cette mentalité allemande, faite de convoitises, d’orgueil, d’un immense appétit de domination joint au culte de la force brutale, telle est, en dernière analyse, la cause principale de la guerre. • Vu d’Allemagne (1929). Les hommes d’Etat ennemis maniaient le jeu diplomatique de manière habile, de sorte à induire l’Allemagne dans l’erreur consistant à déclarer la première, du fait de sa situation de contrainte, la guerre à la France et à la Russie. Ainsi, les obligations d’alliance réciproques devinrent formellement valables du côté de l’Entente. Et les peuples des Etats ennemis eurent l’impression que l’Allemagne avait été l’agresseur, alors qu’elle fut en réalité l’agressée. Albert Malet et Jules Isaac, Histoire de France et notions d’histoire générale de 1852 à 1920, manuel de 3e année du brevet élémentaire, Hachette, 1922 ; Hans Marte, Deutsches Werden. Geschichtsunterricht für die höheren Unterrichtsanstalten, C.C.
Buchners Verlag, 1929. Cités dans Stéphanie Krapoth, « Visions comparées des manuels scolaires en France et en Allemagne », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n ° 93, 2004.
Jean-Arnault Dérens Rédacteur en chef du site Le Courrier des Balkans. Dernier ouvrage paru (avec Laurent Geslin) : Voyage au pays des Gorani (Balkans, début du XXIe siècle), Cartouche, Paris, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
De nouvelles armes pour tuer plus Avec 6 400 militaires tués par jour – le double si l’on ajoute les civils –, la Grande Guerre a été l’une des plus meurtrières de l’histoire. De la poudre pyroxylée sans fumée aux obus explosifs percutants, elle a « profité » des nouveaux armements mis au point depuis le milieu du XIXe siècle, qui ont profondément modifié l’environnement technique des soldats. PAR
FRANÇOIS COCHET
« La Guerre », par Otto Dix, 1932. Les représentants de la « nouvelle objectivité » prônent un réalisme cru et cynique en réaction à la barbarie de 1914-
1918. A son retour des tranchées, le peintre Otto Dix montre la guerre dans ce qu’elle a de « bestial » : visages blafards et corps déchiquetés hantent ses toiles, tels Les Joueurs de skat (1920). Son célèbre triptyque La Guerre, représentant de lugubres champs de bataille jonchés de cadavres, devient la signature d’un pacifiste engagé. Sous le nazisme, son art est dit « dégénéré » et nombre de ses toiles sont brûlées. © akg-images/De Agostini Picture Lib./E. Lessing © Adagp, Paris 2014.
L’expérience combattante de la Grande Guerre est souvent réduite aux « hyperbatailles » du front de l’Ouest (Verdun, la Somme, le Chemin des Dames…). Mais bien des soldats ont vécu des expériences très différentes. Dans les combats d’A frique, notamment ceux qui, jusqu’au 24 novembre 1918, opposent les Britanniques aux troupes du colonel Paul von Lettow-Vorbeck dans les régions correspondant à l’actuelle Tanzanie comme dans ceux de Palestine ou de Mésopotamie, ils connaissent plutôt des situations proches de celles de la guerre des Boers (1899-1902) – qui opposa les colons d’origine néerlandaise installés en Afrique du Sud aux Britanniques – ou des conquêtes coloniales du dernier quart du XIXe siècle. La densité des troupes y est très nettement inférieure à celle du front occidental. Sur celui-ci, les conditions de combat sont les suivantes. Dans 90 % des cas, on se tue de loin, sans se voir. Aucune innovation ici : la puissance du feu d’infanterie et des mitrailleuses est parfaitement identifiée dès la guerre civile américaine (18611865). Bien que souvent inférieurs en nombre dans les batailles, les sudistes infligent alors des revers importants aux Yankees en bloquant leurs attaques massives par un système de tranchées, comme c’est le cas à Cold Harbor, où l’assaut des troupes de l’Union est brisé en quelques minutes de feu intense.
Le bilan humain de la guerre
On retrouve ces composantes dans la guerre franco-allemande de 1870-1871, puis dans les guerres des Boers, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et dans les guerres balkaniques (1912-1913). Le triptyque terrifiant mitrailleuse-barbeléstranchées est en place dès 1904. En moyenne, il foudroie chaque jour des 52 mois de la Grande Guerre 900 soldats français et 6 400 pour l’ensemble des pays belligérants. Spontanément, puis de manière théorisée par toutes les armées européennes, le creusement des fortifications de fortune que sont les tranchées est une réponse à la précision et à la densité des feux ennemis. En termes de puissance d’infanterie, l’invention de la poudre pyroxylée (sans fumée) en 1886 constitue une mutation décisive. Jusqu’alors, au bout de quelques salves de fusil, la visibilité de l’ennemi chutait pendant plusieurs minutes, venant diminuer l’intensité du combat. Avec la poudre sans fumée, les « temps morts » de la bataille s’estompent, la continuité l’emporte.
Chaque mètre carré du champ de bataille de Verdun a
été labouré par un obus. Par ailleurs, les progrès de l’artillerie sont considérables, notamment en termes de portée. Les obus explosifs percutants ou les obus antipersonnel fusants font des ravages. L’artilleur, tirant le plus souvent « au-delà de l’horizon », se trouve en outre déculpabilisé de la mort donnée, ne voyant pas le résultat de son action à 6 ou 10 kilomètres de là. L’industrialisation de la guerre fait le reste : il a été calculé que chaque mètre carré des 40 km² du champ de bataille de Verdun a été labouré par au moins un obus de gros calibre.
Fabrication d’obus dans une usine française d’armement pendant la Grande Guerre. Colorisation numérique. © Rue des Archives/Tallandier.
Toutes ces mutations sont connues des experts avant la Grande Guerre. La littérature militaire des années 1904-1914 est parsemée d’interrogations sur le taux de pertes du futur conflit. Les fortes densités de soldats lors des batailles à découvert de l’année 1914, résultant de la montée en puissance des armées de masse de la fin du XIXe siècle, expliquent les terribles pertes subies par tous les camps. Le million et demi de soldats allemands qui pénètre en Belgique, début
août 1914, constitue ainsi la plus grande armée d’invasion de l’histoire. Si, par la suite, la période des tranchées – où l’on redécouvre des procédés de combat du XVIIe siècle – se révèle moins meurtrière que la guerre ouverte des premiers mois, elle n’en reconfigure pas moins en profondeur l’expérience combattante. Elle s’avère en effet plus traumatisante pour les troupes de la première ligne de feu, tétanisées par l’angoisse permanente des obus ennemis, ses coups de main, ses attaques majeures – et l’emploi éventuel des gaz.
MANUEL SCOLAIRE PALESTINIEN En 1917, le ministre britannique des affaires étrangères promet la création d’un foyer national juif en Palestine (c’est la « déclaration Balfour »). Un manuel palestinien de 2005 donne sa vision de l’événement. Cette déclaration est considérée comme l’un des documents internationaux les plus étranges : elle accordait une terre que son auteur ne possédait pas (la Palestine) à un mouvement qui ne la méritait pas (le mouvement sioniste), aux dépens d’un peuple arabe palestinien qui en était propriétaire et qui la méritait. Cela conduisit à la confiscation par la force d’une nation et au déplacement d’un peuple entier, phénomène sans précédent dans l’histoire. Wizaraal-Tarbiyya Waal-Ta’limal-’Ali, Al-Tarikh al-’Arabi al-Hadith wa al-Mu’asir (« Histoire arabe moderne et contemporaine »), classe de 9e, 2004.
François Cochet Professeur d’histoire contemporaine à l’université de LorraineMetz. Auteur de La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un siècle, Perrin, 2014
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
Mutineries, désertions et désobéissance Dans les discours officiels, la désertion et la désobéissance militaire ont longtemps été présentées comme des gestes antipatriotiques, rompant avec la cohésion nationale. Mais ces actes d’insoumission, qui révèlent en creux l’horreur des combats, témoignent aussi de la manière dont les institutions politiques et militaires imposent la guerre à des hommes qui la rejettent. PAR
ANDRÉ LOEZ
Morts dans les conflits au XXe siècle
Il n’est pas facile de désobéir en temps de guerre, ni de se soustraire à un conflit. En 1914, par obligation, partout en Europe, les soldats mobilisés rejoignent leurs unités lorsque la guerre est déclarée, dans un climat d’exaltation qu’entretiennent les nationalistes. L’Internationale socialiste, dont certains attendaient qu’elle puisse sauver la paix, est réduite à l’impuissance, tout particulièrement après l’assassinat du socialiste Jean Jaurès par un belliciste exalté, à Paris, le 31 juillet 1914. On part pour une guerre que chacun – du conscrit allemand au volontaire britannique, du sujet du tsar à l’intellectuel français – croit courte et défensive.
La tactique du « filon » Le refus est alors rare. Par solidarité et esprit de corps, les combattants « tiennent » le plus souvent dans les conditions terribles des premières lignes de ce qui devient rapidement une interminable guerre de tranchées. Leur obéissance s’explique aussi par la grande efficacité d’un encadrement par des officiers jouant sur deux dimensions complémentaires : bienveillance paternaliste envers « leurs » hommes et sévérité sans faille pour ceux qui se montrent hésitants ou fautifs. Dès le début du conflit, la justice militaire française fait des exemples en exécutant des soldats présumés déserteurs ou désobéissants. Plus de cinq cents sont fusillés en 1914-1915. Dans ces conditions, jusqu’en 1917, il existe avant tout des refus de guerre individuels et cachés, relevant davantage de stratégies d’évitement que d’une révolte ouverte alors inenvisageable. Dans toutes les armées, des mutilations volontaires ont lieu : se tirer une balle dans la paume, par exemple, pour espérer échapper aux tranchées. Autre stratégie, légale celle-là : la recherche d’un « filon », c’est-à-dire d’un poste moins exposé (chauffeur d’un général…). Refuser, c’est aussi déserter : on voit ainsi des combattants rester en arrière quand leur unité monte au front, ou demeurer chez eux quelques jours de plus à l’issue d’une permission. Il existe enfin des désobéissances collectives : en mai 1916, à Verdun, le 154e régiment français refuse de sortir de la tranchée pour partir au combat.
Culture de la protestation L’année 1917 ouvre de nouvelles possibilités. Le poids des pertes comme le contexte politique et militaire changeant font naître des espoirs de fin que les plus décidés ou les plus militants des soldats tentent de concrétiser par l’action collective. On le voit évidemment en Russie, où la désobéissance des troupes, constituant des comités (soviets), est l’une des composantes majeures du cycle révolutionnaire. Mais aussi en France et en Italie, qui connaissent au printemps et à l’été 1917 d’amples mouvements de mutinerie – plus violents dans ce dernier pays, où les chefs militaires font régner une discipline impitoyable, plus construits en France, où des cultures politiques de la protestation permettent aux mutins de revendiquer la fin de la guerre. Partout, la répression est sévère.
D’autres armées, comme celles des Ottomans ou des Habsbourg, connaissent également des désertions massives en 1917-1918, alimentées par le séparatisme des nationalités (Tchèques, Slovaques, Polonais dans l’armée austro-hongroise, par exemple). Dans tous les cas, les refus des soldats reflètent une conflictualité sociale plus large, faisant écho aux grèves ouvrières, elles-mêmes davantage teintées de pacifisme. Cette dynamique mêlant mouvement social et désobéissance militaire caractérise la révolution allemande qui met fin au régime du Kaiser, le 9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice. Au total, les refus de guerre pendant le premier conflit mondial permettent de comprendre les expériences combattantes, et les liens sociaux qui préviennent ou permettent la désobéissance au front. Plus largement, ils posent des questions de fond quant aux droits et devoirs des citoyens en temps de guerre, lorsque l’Etat réduit les libertés.
Document En 1907, ruinés par des ventes catastrophiques, les vignerons du Languedoc se révoltent. Malgré les ordres de Georges Clemenceau, les soldats du 17e régiment d’infanterie de Narbonne refusent de tirer et fraternisent avec les manifestants. Cette chanson populaire (Gloire au 17e) leur est dédiée. Légitime était votre colère, Le refus était un grand devoir. On ne doit pas tuer ses pères et mères, Pour les grands qui sont au pouvoir. Soldats, votre conscience est nette : On n’se tue pas entre Français ; Refusant de rougir vos baïonnettes, Petits soldats, oui, vous avez bien fait ! Salut, salut à vous, Braves soldats du 17e ; Salut ! braves pioupious, Chacun vous admire et vous aime ; Salut, salut à vous, A votre geste magnifique ; Vous auriez, en tirant sur nous, Assassiné la République.
Comme les autres, vous aimez la France, J J’en suis sûr, même vous l’aimez bien. Mais sous votre pantalon garance, Vous êtes restés des citoyens. La patrie, c’est d’abord sa mère, Celle qui vous a donné le sein, Et vaut mieux même aller aux galères, Que d’accepter d’être son assassin.
André Loez Professeur d’histoire en classes préparatoires au lycées VictorHugo et Molière de Paris, Chargé de cours à Science Po Paris. Auteur de 14-18. Le refus de la guerre. Une histoire de mutins, Gallimard, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
Dix armées étrangères contre la révolution russe Confrontée à des pénuries et à la désintégration de l’Etat, la population de Petrograd se révolte en février 1917. Rapidement, le mouvement s’étend au reste du pays, poussant le tsar à abdiquer. S’ouvre alors une période de chaos politique et social, qui voit trois gouvernements provisoires se succéder. En octobre, les bolcheviks s’emparent du pouvoir et créent la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Une guerre civile commence : elle oppose l’Armée rouge aux « Russes blancs », soutenus par les nations occidentales. PAR
MARC FERRO
« La Salve de l’Aurora » (sur le palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg). Gravure sur bois de Vitali Lentchine, 1917 © akg-images.
On nomme « intervention étrangère » la croisade menée par les démocraties occidentales pour aider les contre-révolutionnaires « blancs » à triompher de la révolution bolchevique. Lors de la chute du tsarisme, en février 1917 (mars pour le calendrier occidental), les dirigeants de ces régimes sont partagés. D’un côté, ils se félicitent que l’alliance avec la Russie ne soit plus « honteuse » : désormais existerait un front uni des démocraties face aux empires de l’A llemagne et de l’A utriche-Hongrie. De l’autre, ils craignent que les soubresauts qui accompagnent nécessairement une révolution n’entravent l’effort de guerre de la Russie. Cette crainte-là finit par l’emporter à la suite des troubles qui secouent l’armée et de l’exigence du soviet de Petrograd, l’une des instances du nouveau pouvoir, d’une « paix sans annexions ni réparations ». Plus encore : une opposition bolchevique, animée par Lénine, réclame dès le 4 avril « tout le pouvoir aux soviets, une paix immédiate ».
Comme la corde soutient le pendu
« A la sauvegarde d’Octobre », illustration de Vladimir Lebedev pour l’agence Rosta, 1920. © DR.
Désireux de réchauffer l’ardeur belliqueuse des Russes, les Alliés envoient deux délégations à Petrograd – l’une pour traiter des nouvelles relations à établir entre les gouvernements, l’autre pour nouer des rapports entre les partis socialistes. Toutefois, peu à peu emportés par le spectacle d’une révolution réussie, les émissaires se convertissent à l’idéal des soviets. Partis en avocats honteux, inquiets des intérêts de leurs gouvernements, ils reviennent de Russie comme les chantres glorieux de la révolution… Serait-elle contagieuse ?
« Octobre », film de Sergueï Eisenstein, 1928. © The Kobal Coll.
Envers et contre tout, le nouveau ministre de la guerre, le socialiste modéré Alexandre Kerenski, veut continuer le combat et lance une offensive en Galicie en juin 1917. Vaine attaque qui provoque les manifestations de juillet, plus ou moins animées par les bolcheviks. Dès lors, l’état-major russe décide d’abattre Kerenski : c’est le putsch du général Lavr Kornilov. Les missions alliées à Petrograd pressent leurs gouvernements de liquider les bolcheviks et d’instaurer un régime militaire en Russie. Le commandant britannique Oliver Locker-Lampson met au service de Kornilov ses véhicules blindés et ses soldats. Mais le coup d’Etat échoue, les bolcheviks ayant décidé de soutenir Kerenski – « comme la corde soutient le pendu » (Lénine).
Paix séparée avec les Allemands En octobre, quand éclate la deuxième phase de la révolution qui aboutit à l’instauration d’un régime léniniste, l’hostilité des Alliés au nouveau pouvoir russe est acquise. Ils refusent les propositions de paix de Léon Trotski et de Lénine, de sorte que c’est une « paix séparée » (avec l’A llemagne) que conclut le gouvernement révolutionnaire russe à Brest-Litovsk en mars 1918. Les Alliés y voient surtout la disparition d’un second front. Ils optent alors pour une intervention dans le Grand Nord russe, tant pour empêcher les Allemands et les Finlandais de tirer avantage du traité de Brest-Litovsk que pour combattre les « rouges ». Constatant que les « blancs » se renforcent très vite et qu’en Sibérie les soldats tchèques se rallient à eux, ils décident de les soutenir.
L’intervention étrangère fait des bolcheviks les « défenseurs de la terre russe ». Mais l’issue favorable tarde. Après leur succès sur la Marne durant l’été 1918, Georges Clemenceau et Winston Churchill définissent donc les nouveaux objectifs de l’intervention alliée. Ce n’est plus l’« ami des Allemands » qu’ils combattent, mais l’« ennemi social ». Le bolchevisme « menace par son Armée rouge, qu’il rêve
de porter à l’effectif de 1 million d’hommes ». Il veut « étendre sur toute la Russie, et le reste de l’Europe ensuite, le régime de ces soviets (…). Les Alliés doivent provoquer la chute des soviets », écrit Clemenceau en 1918.
Affiche, par Alexander Rodchenko, du documentaire « Ciné œil – La vie à l’improviste » de Dziga Vertov, 1924. © Rue des Archives/BCA.
Déjà, Français et Britanniques s’attribuent des zones d’influence : aux premiers, l’Ukraine et les minerais ; aux seconds, le Caucase et son pétrole. A l’autre bout de la Russie, les Japonais débarquent pour s’emparer de la partie orientale. Puis c’est au tour des Américains d’intervenir en Sibérie orientale, moins pour soutenir les « blancs » que pour contrôler l’expansion des Nippons. Les interventions militaires ne sont vraiment utiles aux « blancs » qu’au bord de la mer Baltique, leur permettant de menacer Petrograd – ailleurs, c’est l’aide financière et matérielle qui compte. Elles ont pour résultat essentiel, dans la
mesure où les « rouges » obtiennent finalement la victoire par eux-mêmes, de faire des bolcheviks les « défenseurs de la terre russe ». Ils ne peuvent plus passer pour des ennemis de la nation. Voilà ce que Lénine, en 1920, retient avant tout.
Marc Ferro Historien, directeur d’études émérite à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS). Auteur de la vérité sur la tragédie des Romanov, Tallandier, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
À Versailles, la guerre a perdu la paix Le traité de Versailles fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un traitement très différent suivant les pays. Tandis que les manuels scolaires allemands insistent sur la dureté des sanctions infligées à Berlin, les livres de classe britanniques soulignent la position revancharde de la France ; en Russie, on retient surtout que la nouvelle République soviétique ne faisait pas partie des invités. Complémentaires, ces interprétations témoignent de l’influence de la mémoire nationale sur la construction du récit historique. PAR
SAMUEL DUMOULIN
« Autoportrait du Dadasophe », collage de Raoul Hausmann, 1920. Apparu en Suisse pendant la première guerre mondiale, le mouvement Dada s’engage dans une rupture totale avec les valeurs en place, tant esthétiques que morales et politiques. Parce qu’il introduit distance et ironie et permet de
désacraliser l’activité artistique, le collage constitue l’un des moyens d’expression privilégiés de ce courant d’avantgarde.« L’artiste nouveau proteste : il ne peint plus », écrit Tristan Tzara dans son Manifeste Dada 1918. © akg-images © Adagp, Paris 2014
« Clemenceau voulait abolir l’existence économique de l’ennemi ; Lloyd George, rapporter en Angleterre quelque chose qui soit accepté pendant une semaine ; et le président Wilson, ne rien faire qui ne fût juste et droit. » En écrivant ces lignes en 1919, l’économiste britannique John Maynard Keynes expose les divergences de vues entre les principaux Alliés au sortir de la première guerre mondiale. Il suggère que le traité de Versailles est, davantage encore qu’une « paix des vainqueurs », une paix de compromis.
Un antigermanisme virulent Ce traité est généralement présenté comme un ensemble de dispositions accablantes pour l’A llemagne, principal vaincu de la Grande Guerre. Il est vrai que ce texte annihile sa puissance militaire, l’ampute d’un septième de son territoire, érode sa souveraineté à l’intérieur même des nouvelles frontières (en imposant la démilitarisation de la Rhénanie) et la désigne comme le seul fauteur de guerre. Il a, de surcroît, été mis au point sans discussion aucune avec le vaincu. Cette « paix dictée » aurait favorisé la montée du nazisme, en fournissant le terrain idéal à sa propagande nationaliste, en condamnant le pays au marasme économique et en affaiblissant le régime républicain, à peine installé et déjà contraint d’endosser des mesures humiliantes. Souvent abordé à la lumière de ses conséquences supposées, le traité mérite également d’être analysé au prisme de ses conditions concrètes d’élaboration. Le 28 juin 1919, la cérémonie de signature se déroule dans la galerie des Glaces du château de Versailles – là même où fut proclamé l’Empire allemand en 1871. Profondément convaincus de l’iniquité du texte, les émissaires allemands ont hésité à venir, envisageant un moment que leur pays reprenne les armes. Avant qu’ils signent, Clemenceau leur impose la vue de cinq blessés de guerre (les « gueules cassées »). Le « Tigre » – surnom du président du Conseil français – doit tenir compte de l’antigermanisme très répandu dans la population et d’une opposition de droite insatiable : parce qu’il doit renoncer à l’annexion pure et simple de la Sarre, le « Père la Victoire » est bientôt rebaptisé « Perd la victoire »…
Pour entraver les intérêts français, le Royaume-Uni autorise l’Allemagne à « se remettre sur ses jambes ». Le gouvernement britannique a d’autres priorités. Si David Lloyd George entend dans un premier temps « presser le citron jusqu’à ce que les pépins craquent », il se montre cependant plus conciliant avec les « Huns » à partir de mars 1919. Considérant que ceux-ci ne représentent plus un rival sérieux sur les plans industriel, commercial et naval, il rétablit la politique extérieure britannique dite « d’équilibre des puissances ». Son principe – empêcher l’émergence d’une puissance continentale capable de contester la suprématie anglaise – exige alors d’entraver les intérêts français, en autorisant le peuple allemand à « se remettre sur ses jambes ». Ce revirement traduit également l’influence croissante des milieux financiers, au détriment d’un monde de l’industrie fervent partisan d’une politique de discrimination à long terme vis-à-vis de l’A llemagne.
« Le monde vivrait en paix si chacun faisait son métier ». Photomontage de Marinus (Kjeldgaard Marinus Jacob) paru en octobre 1939 dans le numéro 363 de l’hebdomadaire satirique Marianne. Cette image représentant Hitler dans un décor berlinois réel fait référence au goût du Führer pour l’art pictural et à sa carrière avortée dans les beaux-arts. © Marinus (dit), Kjeldgaard Marinus Jacob/Musée français de la photographie/Conseil général de l’Essonne, Barbara Le Lann.
Le monde vivrait en paix si chacun faisait son métier. Photomontage de Marinus (Kjeldgaard Marinus Jacob) paru en octobre 1939 dans le numéro 363 de l’hebdomadaire satirique Marianne. Cette image représentant Hitler dans un décor
berlinois réel fait référence au goût du Führer pour l’art pictural et à sa carrière avortée dans les beaux-arts. Le président démocrate américain Woodrow Wilson traverse l’A tlantique, porté par un idéal chrétien de paix universelle, mais aussi pour s’assurer que le nouvel ordre international ne risque pas de reproduire la domination européenne d’avant 1914. Cette ambiguïté (la paix et la volonté de puissance) préside à la naissance de la Société des nations (SDN), exigée par Wilson et à laquelle les premiers articles du traité sont consacrés. Très marqué par la révolution hongroise de 1918-1919, qui donne naissance à l’éphémère République des conseils, Wilson doute que les pays d’Europe orientale puissent constituer un rempart efficace contre le bolchevisme. C’est pourquoi il lui importe de permettre à l’A llemagne – toute jeune démocratie – de se relever.
Une organisation sans moyens « Ce fut un fiasco presque total », écrit l’historien Eric Hobsbawm pour résumer la courte existence de la SDN. Dénuée de forces coercitives, l’organisation fut incapable de faire appliquer ses idéaux. Elle a également pâti de la défection de son principal parrain : le Sénat américain (à majorité républicaine) refuse de ratifier le traité de Versailles. Les Etats-Unis ne participeront donc jamais à la SDN.
BÊTISIER En décembre 2004, le New York Times soulignait la tendance des livres scolaires chinois à faire correspondre l’histoire avec les discours officiels*. Strictement contrôlés par l’Etat, les manuels proposés aux lycéens affirment ainsi que la Chine est un « pays pacifique » qui n’a mené que des « guerres défensives », oubliant l’intervention militaire au Tibet en 1950 ou la guerre sino-vietnamienne de février-mars 1979 qui a vu l’empire du Milieu envahir le nord du Vietnam prosoviétique. *Howard W. French, « China’s textbooks twist and omit history », The New York Times, 6 décembre 2004.
Samuel Dumoulin Professeur d’histoire-géographie au collège Rousseau d’Avion.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
La chute des empires bouleverse le (vieux) monde La planète comptait 53 Etats indépendants et souverains en 1914 ; en 1932, elle en rassemblait 77. Entre-temps, l’onde de choc de la première guerre mondiale a provoqué le démantèlement des Empires ottoman et austrohongrois. La chute de ces deux puissances qui régnaient sur l’est de la Méditerranée depuis la fin de l’Empire byzantin a constitué un cataclysme dont les conséquences se font encore sentir de la Palestine à l’ex-Yougoslavie. PAR
GEORGES CORM
Lors du génocide arménien, des déportées regroupées avec leurs enfants, septembre 1915. © akg-images/ullstein bild.
Le traité de Versailles, qui conclut la première guerre mondiale, ne fait pas disparaître uniquement l’Empire allemand et l’Empire russe. L’Empire ottoman, qui avait dominé autrefois la plus grande partie de l’est de la Méditerranée et les provinces arabes d’A frique du Nord (à l’exclusion du Maroc), est réduit au plateau anatolien (l’actuelle Turquie) avec ses façades maritimes. Quant à l’Empire austrohongrois, il est disloqué par la naissance de l’A utriche, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie et du royaume des Serbes, Croates et Slovènes – la future Yougoslavie. La cause principale de l’effondrement de ces deux empires a été l’exportation du virus des nationalismes européens vers les Balkans, le plateau anatolien et l’ensemble syro-mésopotamien. Dans ces régions, des populations aux affiliations religieuses, ethniques ou linguistiques différentes avaient vécu dans une très forte mixité depuis la plus haute Antiquité. L’attraction exercée par le modèle politique de l’Etat-nation ainsi que les rivalités européennes dans la course à une expansion
coloniale à l’est et au sud du bassin méditerranéen – inaugurée en 1798-1799 par l’expédition de Bonaparte en Egypte et en Palestine – ont ébranlé ce cadre tout au long du XIXe siècle.
Des Grecs, des Bosniaques ou des Arméniens participaient à l’administration de l’Empire ottoman. Les promesses des puissances européennes aux communautés religieuses ou ethniques, devenues leurs « clientes » à travers un dense réseau de diplomates, de missionnaires et d’institutions éducatives modernes, enfantent des courants sécessionnistes forts, qui remettent en question la cohésion ottomane et austrohongroise. Ces communautés vont se politiser en tirant parti des pressions des grands Etats européens qui réclament qu’on accorde des droits aux « minorités ». Jusque-là, les querelles et violences localisées étaient le plus souvent dues à des problèmes de distribution de ressources rares (eau, terre…) en zone rurale, ou à une concurrence commerciale et économique en zone urbaine. Des élites de plusieurs de ces communautés contribuaient par ailleurs à la gestion des deux empires. Ainsi des Grecs, des Bosniaques ou des Arméniens participaient-ils à l’administration de l’Empire ottoman ; et des Hongrois ou des Croates, à celle de l’Empire austrohongrois.
Démantèlements
Face à la montée des nationalismes ethniques ou religieux, la réaction de Constantinople est double. D’un côté, les sultans jouent de la solidarité panislamique face aux entreprises coloniales européennes ; de l’autre, les officiers jeunes-turcs mobilisent autour du touranisme, c’est-à-dire la croyance en la supériorité de la « race » turque sur toutes les autres composantes de l’empire, élément qui deviendra le cœur de leur idéologie. Aussi n’est-il pas étonnant que la fin de la première guerre mondiale entraîne dans l’Est méditerranéen des massacres et des déplacements forcés de populations (entre Arméniens et Turcs, Kurdes et Arméniens, Kurdes et Turcs, Bulgares orthodoxes et Turcs…) au cours desquels des millions de personnes périssent ou voient leur vie ruinée.
Dès 1917, les Britanniques promettent de créer un « foyer national juif » en Palestine. Lors du génocide arménien, des déportées regroupées avec leurs enfants, septembre 1915. Après que Paris et Londres se sont partagé le Proche-Orient (accords Sykes-Picot, 1916), la Palestine passe en 1922 sous mandat du Royaume-Uni, qui a promis, par la célèbre déclaration de lord Balfour de 1917, d’y créer un « foyer national » juif, déjà annonciateur de la spoliation future de la population palestinienne.
Gommée des mémoires Cet engagement contredit les promesses des dirigeants britanniques faites aux Arabes de constituer, après la victoire, un royaume arabe unifié du Hedjaz à la Mésopotamie. Le poids des idéologies dans l’écriture de l’histoire contemporaine est tel que la chute des Empires ottoman et austro-hongrois est gommée des mémoires, en dépit des convulsions qui continuent d’agiter cette partie stratégique du Proche-Orient.
En témoigne la désintégration sanglante de la Yougoslavie, survenue soixante-dix ans seulement après la création de cet Etat, ainsi que la permanence des souffrances quotidiennes du peuple palestinien – sans oublier la division, heureusement pacifique, de la Tchécoslovaquie en 1992.
MANUEL SCOLAIRE TURC Allié aux puissances centrales pendant la première guerre mondiale, le gouvernement ottoman espère profiter du conflit pour chasser les Russes du Caucase du Sud. Mais ce projet se transforme en débâcle, ce dont les Arméniens sont rendus responsables : ils auraient trahi. Ordre est donné de les transférer dans le désert syrien, où plus d’un million d’entre eux périront. Depuis près d’un siècle, la Turquie nie ce génocide, et ses manuels scolaires en donnent une vision mensongère. Telle celle-ci, publiée au milieu des années 1990. Les Russes ont pris les Arméniens pour des pigeons. Pensant qu’ils allaient gagner leur indépendance, ces derniers ont attaqué leurs innocents voisins turcs. Les « comités » arméniens ont massacré des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants turcs, compliquant la guerre contre les Russes. L’Empire ottoman décida donc en 1915 de transférer les Arméniens [enrôlés dans l’armée ottomane] des champs de bataille vers la Syrie. C’était la bonne décision. Pendant leur migration, certains Arméniens sont morts, à cause des conditions climatiques et de l’insécurité… La nation turque ne peut être tenue pour responsable de ce qui est arrivé pendant la migration des Arméniens. Des milliers d’entre eux sont arrivés en Syrie et y ont vécu sous la protection de l’Etat turc. Maral N. Attallah, Choosing Silence : The United States, Turkey and the Armenian Genocide, Master of Science Thesis, Sociology Humboldt State University, 2007.
Georges Corm Ancien ministre libanais des finances, auteur de La Question religieuse au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2006, du ProcheOrient éclaté, 1956-2006, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 2006, et de Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, Paris, 2005.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920) • Manuel d’histoire critique, 2014
Révoltes prémonitoires dans les colonies Si le système colonial s’est effondré après la seconde guerre mondiale, les premières fissures apparaissent dès les années 1920. En Egypte, en Syrie, en Inde, en Libye ou à Madagascar, les peuples se soulèvent et affirment leur volonté d’indépendance. Largement oubliée, cette période constitue une étape primordiale sur le chemin de l’émancipation. PAR
ALAIN GRESH
Visite du Mahatma Gandhi à Mangalore (Inde), vers 1921. Pionnier de la lutte pour les droits civiques des Indiens et pour l’indépendance du pays, Gandhi fait de la non-violence un principe essentiel de son combat. Plutôt que l’usage des armes, il prône la désobéissance civile et la « non-coopération » (refuser d’acheter des produits britanniques, par exemple). © Carl Simon Archive/United Archives/Roger-Viollet.
A la lecture d’une carte du globe de début août 1914, aucun doute ne subsiste : en dehors de l’A mérique du Sud, l’essentiel du monde se divise entre une poignée de grandes puissances dominantes et une multitude de colonies ou de territoires sous tutelle, pour la plupart sous la coupe du Royaume-Uni et de la France, mais aussi de l’A llemagne ou du Japon. Ces colonies abritent la majorité de l’humanité, et cet ordre semble inébranlable. La première guerre mondiale provoque pourtant les premières fissures dans ce système. Plusieurs facteurs contribuent au changement des mentalités et à la lutte
des peuples sous domination. D’abord, la mobilisation de centaines de milliers de soldats « coloniaux », qui font l’apprentissage de l’usage des armes et voient « des héros et des hommes courageux, mais aussi des hommes pleurer et crier de terreur » (Amadou Hampâté Bâ, ancien combattant et écrivain), loin du mythe de l’invincibilité de l’homme blanc.
Le président américain Wilson fait l’éloge de l’autodétermination, mais multiplie les interventions militaires à l’étranger. Ensuite, la déclaration en quatorze points du 8 janvier 1918 énoncée par le président américain Woodrow Wilson, qui définit les principes de la paix et, parmi eux, le droit à l’autodétermination des peuples – avec, toutefois, de sérieuses restrictions pour les peuples des colonies. Notons au passage le double langage de Wilson, qui fait l’éloge de l’autodétermination tout en multipliant les interventions militaires en Amérique latine (Mexique, Haïti, République dominicaine…). Troisième facteur déterminant, la révolution bolchevique et son appel aux peuples d’Orient à s’allier au prolétariat européen pour en finir avec l’impérialisme : en septembre 1920 se tient à Bakou le premier congrès des peuples d’Orient, qui regroupe près de deux mille délégués – des Arabes et des Kurdes, des Turcs et des Indiens, des Persans et des Chinois.
La guerre d’indépendance du Maroc et le soulèvement des Druzes en Syrie Par le caricaturiste allemand Oskar Garvens, août 1925. © akg-images.
Partout éclatent des révoltes et s’affirme la volonté d’indépendance : le mouvement Wafd en Egypte en 1919 ; le soulèvement des Syriens en 1925 contre la France ; le mouvement du 4 mai 1919 en Chine ; la création en Inde du Parti du Congrès en 1920 ; la révolte armée en Irak contre l’occupation britannique en 1920 ; celle
d’Omar Al-Mokhtar en Libye contre l’occupation italienne dans les années 1920 ; les premières grandes manifestations à Madagascar en 1929, etc. Ces mouvements se caractérisent par leur simultanéité et par leur stratégie commune : ils retournent contre l’Occident son propre discours sur l’égalité et la liberté. Ainsi, aux révoltes dispersées succède une recherche de coordination et d’unité. En 1927 se réunit à Bruxelles le congrès constitutif de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale. Les délégués sont issus des partis communistes et socialistes ou de mouvements nationalistes radicaux. L’assemblée est patronnée par le physicien Albert Einstein et par l’écrivain Romain Rolland. Financée par l’Internationale communiste, mais aussi par le Guomindang, le mouvement nationaliste chinois dirigé par Tchang Kaï-chek, elle regroupe des responsables qui devaient devenir célèbres, de Sukarno, premier président de l’Indonésie indépendante, à Messali Hadj, fondateur du Mouvement des nationalistes en Algérie, de Victor Raúl Haya de la Torre (Pérou) à James La Guma (Afrique du Sud). Jawaharlal Nehru, qui deviendra premier ministre de l’Inde, note dans son autobiographie que cette rencontre l’a aidé à « comprendre certains des problèmes qui se posent aux pays coloniaux ou vivant dans la dépendance d’autres puissances ».
« À des milliers de kilomètres »
Lors de la révolution syrienne (1925-1927), les « escadrons druzes » Des gardes mobiles à cheval – restent fidèles aux autorités françaises. © Rue des Archives/Tallandier.
Trente ans plus tard, lors de la conférence de Bandung (1955), acte de naissance du non-alignement (lire p. 126), Sukarno déclarera à propos de la réunion de Bruxelles : « Là, nombre d’honorables délégués présents se rencontrèrent pour donner un nouvel élan à leur lutte pour l’indépendance. Mais la réunion se tenait à des milliers de kilomètres de chez eux, parmi un peuple étranger, dans un pays étranger, sur un continent étranger. Elle se tenait là par obligation et non par choix. Aujourd’hui, le contraste est grand. Nos nations et nos pays ne sont plus des colonies. Nous sommes à présent libres, souverains et indépendants. Nous sommes de nouveau maîtres chez nous. Nous n’avons plus besoin d’aller sur d’autres continents pour nous réunir. »
MANUEL SCOLAIRE SYRIEN Sous mandat français depuis 1920, la Syrie est, quelques années plus tard, le théâtre d’une révolte contre les mauvais traitements infligés par la puissance coloniale. Source de fierté nationale, ce soulèvement occupe une large place dans ce livre scolaire édité en 2008 par Damas.
La révolte fut conduite par Sultan Pacha Al-Atrach, en juillet 1925, à partir de la montagne des Druzes. Les révolutionnaires remportèrent de grandes victoires aux batailles de Kafr, Suwayda, Mazraa et Musayifra. La révolte gagna Damas et son oasis, où les révolutionnaires s’engagèrent dans les batailles de Jobar, Maliha et Zour. Ils attaquèrent le palais Azem, siège du haut-commissaire français, qui s’enfuit à Beyrouth après avoir donné l’ordre de bombarder Damas à l’artillerie lourde. Le bombardement de Damas provoqua une vague de protestation mondiale et conduisit la France à remplacer son haut-commissaire, le général Sarrail, par un civil, M. de Jouvenel. (…) C’est ainsi que la révolte gagna la Syrie et certaines régions libanaises. Des centaines de révolutionnaires y moururent en héros, assurant ainsi l’unité de la lutte contre la colonisation. Cette révolte fut une révolte populaire et avait pour mot d’ordre « L’indépendance se prend et ne se donne pas » ; elle montra aux Français que leur présence était impossible. Tarikh al-’Arab al-Hadith wa-l-mu’asir (« Histoire moderne et contemporaine des Arabes »), ministère de l’éducation de la République arabe syrienne, 2008-2009.
Alain Gresh Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les liens qui libèrent, 2010.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
La crise de 1929 a porté Hitler au pouvoir A l’image du magazine L’Histoire, nombre de médias expliquent que « la crise de 1929 porta Hitler au pouvoir », présentant comme mécanique l’articulation entre problèmes sociaux et développement du racisme. C’est oublier que le parti nazi n’aurait sans doute pas pu s’emparer du Bundestag sans le soutien actif des milieux d’affaires. PAR
LIONEL RICHARD
« Guerre et cadavres – le dernier espoir des riches ». Photomontage de John Heartfield paru dans AIZ n° 18, 1932. John Heartfield, maître du photomontage, s’inscrit dans le dadaïsme allemand, qui s’affirme au lendemain de la première guerre mondiale. Fidèle aux principes de ce mouvement avant-gardiste, il prône alors la destruction de tous les codes moraux et artistiques. A partir des années 1920, il s’engage dans la lutte antifasciste, en utilisant le photomontage comme une arme satirique. Il réalise notamment, dès 1930, des couvertures subversives pour le journal ouvrier Arbeiter illustrierte Zeitung (AIZ).L’arrivée de Hitler au pouvoir le contraint à fuir à Prague, puis au Royaume-Uni. © akg-images © The Heartfield Community of Heirs/Adagp, Paris 2014.
A Wall Street, le 29 octobre 1929, 16 millions d’actions sont bradées sur le marché. Dans les jours qui suivent, la Bourse s’effondre, les épargnants sont ruinés. En trois ans, le taux de chômage aux Etats-Unis passe de 3 % à 24 %, la production industrielle fond de moitié. La crise ne tarde pas à toucher le reste du monde : le Royaume-Uni, la France, l’A utriche, le Japon, l’A rgentine, le Brésil, etc. En Allemagne, dont l’économie est particulièrement dépendante des investissements et des prêts américains, les effets sont ravageurs. Ils auraient, selon une analyse répandue, provoqué l’arrivée d’A dolf Hitler au pouvoir en janvier 1933.
« La grande mélancolie allemande », dessin inspiré par une célèbre gravure de Dürer. Couverture du 15 septembre 1930 de la revue satirique allemande Simplicissimus. © source : www.simplicissimus.info/DR.
Cette lecture ne permet pas de comprendre le rôle essentiel joué par les puissances d’argent dans la crise politique interne qui a permis l’ascension du nazisme. En juin 1928, le social-démocrate Hermann Müller prend la tête d’une coalition parlementaire fragile et devient chancelier. Mis en minorité sur sa proposition de garantie d’une allocation-chômage, il démissionne en mars 1930. Pour le remplacer, le président de la république de Weimar, le maréchal Paul von Hindenburg, appelle un député du Centre catholique, Heinrich Brüning. Une augmentation de 4,5 % de la participation du patronat à l’assurance-chômage est soumise par Brüning aux députés, mais ces derniers la rejettent. Le Parlement est dissous et de nouvelles élections ont lieu le 14 septembre 1930. Le Parti national-socialiste ouvrier allemand (NSDAP), qui reçoit notamment l’appui financier d’Emil Kirdorf (l’un des magnats de la Ruhr), de Fritz Thyssen (président du conseil de surveillance des Aciéries réunies) et de Hljalmar Schacht (ancien président de la Reichsbank), passe de 2,6 % des voix en 1928 à 18,3 %. Aucune majorité parlementaire ne se dégageant, un « cabinet présidentiel » – type de gouvernement qui ne doit pas justifier de ses orientations devant le Parlement –,
le premier d’une série de trois, est formé. Brüning se succède à lui-même. En plus de la crise économique, il lui faut désormais affronter une crise financière.
le patronat réclame un gouvernement dirigé par un « homme fort », pour lutter contre « le chaos du bolchevisme ». Les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ayant retiré leurs capitaux des banques allemandes, plusieurs sont acculées à la faillite. L’Etat doit les renflouer. Et pour soutenir l’économie, Brüning choisit la déflation, en procédant arbitrairement par décrets-lois : diminution des dépenses publiques de 25 %, du salaire des fonctionnaires de 10 %, de l’allocation-chômage de 14 % ; augmentation des impôts de 15 % ; taxes sur le tabac, le sucre, la bière.
Un mois après son arrivée au pouvoir, Hitler organise des élections législatives. Sur cette photo, on voit le ministre de l’économie Alfred Hugenberg (avec un chapeau melon) devant un bureau de vote berlinois où des nazis intimident les électeurs. © akg-images.
Ces mesures affectent la consommation et provoquent une explosion du chômage, qui touche 33,8 % des travailleurs en février 1932. Le patronat, notamment celui de l’industrie lourde, est à l’avant-garde d’une opposition « nationale » contre le Parlement et les syndicats. Le Parti national-socialiste sera son allié privilégié. Le 11 octobre 1931, il constitue avec lui une plate-forme – le Front de Harzbourg – qui réclame un gouvernement dirigé par un « homme fort », sous-entendu Hitler, afin d’extirper de l’A llemagne « le chaos du bolchevisme ».
Chômeurs se restaurant à la soupe populaire (Berlin, 1933). © Süddeutsche Zeitung/Rue des Archives
Les élections législatives du 31 juillet 1932 donnent la première place au NSDAP avec 37,2 % des suffrages. Trois mois plus tard, dans un contexte de décrue du chômage, un nouveau scrutin a lieu : la formation nazie arrive encore en tête, mais ne remporte plus que 33 % des voix. Le 19 novembre, vingt personnalités (des industriels, des banquiers...) demandent au président de la République de nommer Hitler au poste de chancelier. Hindenburg s’exécute le 30 janvier 1933. Le chef de l’Etat n’était nullement contraint de se plier à leurs demandes. Alors que l’économie se redressait et que l’électorat du Parti national-socialiste se réduisait, Hindenburg pouvait accepter la proposition de Kurt von Schleicher (le chancelier de l’époque) de dissoudre le Parlement et d’organiser dans les deux mois, conformément à la Constitution de Weimar, de nouvelles élections législatives.
Au lendemain de l’accession de Hitler à la chancellerie, Gustav Krupp lui exprime son soutien au nom de la Confédération de l’industrie qu’il préside. Les industriels, indique-t-il, ne peuvent que « coopérer » avec un gouvernement qui prend à cœur le « bien-être du peuple allemand ».
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
Une « fureur d’efficacité » envahit les usines Mise au point par l’ingénieur américain Frederick Taylor au tournant du XXe siècle, l’« organisation scientifique du travail » bouleverse durablement la production dans les usines. Depuis, les mouvements des ouvriers sont chronométrés, les gestes inutiles traqués, les cadences sans cesse accrues, dans le but d’augmenter les rendements. Ainsi, le souci d’efficacité qui s’appliquait à la machine s’étend désormais au travail humain. PAR
LIONEL RICHARD
« L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la Machine », fresque de Diego Rivera, 1932. Dans le sillage de la révolution mexicaine de 1910, des artistes s’unissent et signent une « Déclaration sociale, politique et esthétique » : ils condamnent la peinture de chevalet, jugée aristocratique, et choisissent la fresque, peinte sur les murs des lieux publics, transformant la réalité commune en légende. Dans Detroit Industry, œuvre gigantesque commandée par le fils de Henry Ford, le muraliste mexicain Diego Rivera met en scène l’infernale « symphonie » du quotidien ouvrier. © Rue des Archives/PVDE © 2014 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F./Adagp, Paris 2014
La première guerre mondiale a ébranlé l’armature économique de toute une partie
de l’Europe. Dès la fin 1918, la nécessité s’impose de réparer ou de renouveler l’appareil de production. Pour les chefs d’entreprise et les gouvernements des pays occidentaux, les Etats-Unis, première puissance industrielle, apparaissent alors comme un modèle. Au-delà d’un outillage toujours à la pointe des innovations techniques, la clé de la réussite américaine, jugent-ils, se trouve dans les méthodes de travail.
Premiere chaîne de montage de voitures à l’usine Henry Ford de Highland Park, Michigan, en 1913. Colorisation numérique. © Costa/Leemage.
Quelques ingénieurs français, comme Henri Le Chatelier et Henri Fayol, en ont été les pionniers. Mais le plus influent a été l’A méricain Frederick Taylor (18561915). Au tournant de 1900, il a conçu un système permettant, dans toutes les branches de l’industrie, le maximum de rendement avec le minimum d’efforts. En 1911, il a posé dans un livre les « principes » de cette nouvelle « science de l’organisation du travail ». Dont l’un des éléments essentiels est le « chronométrage », le temps-standard dont dispose l’ouvrier pour chacune des pièces sur laquelle il doit exécuter sa tâche.
Test dans les fabriques d’armes Quand il a été adopté aux Etats-Unis dans les fabriques d’armes, en 1911, ce système a déclenché des grèves. Taylor prétendait viser à un meilleur rendement, avec des ouvriers mieux payés, mais les syndicats ont aussitôt dénoncé la « fureur d’efficacité » qui commandait toute sa théorie. Les rares applications de ses principes en Europe avant 1914 ont suscité les mêmes réticences et n’ont pu se manifester qu’à travers des tentatives partielles, dans l’industrie automobile
notamment.
Affiche, « Les Temps modernes » Charlie Chaplin crée son Charlot sur le modèle des icônes burlesques du studio hollywoodien Keystone : son personnage fétiche naît avec Charlot est content de lui (1914). Sans jamais quitter ce rôle de baladin en redingote, le cinéaste
britannique s’engage dans la satire sociale avec Le Kid dès les années 1920. Dans Les Temps modernes, il dépeint, en détracteur du travail à la chaîne, des ouvriers asservis au rythme des convoyeurs et minés par le chômage. Ce film, « à l’arrière-goût de bolchevisme » pour la critique new-yorkaise, suscite la méfiance du FBI ; le visa de l’artiste est révoqué en 1952. © Coll. Christophel.
Ainsi, dans le prolongement des expériences de Taylor, Henry Ford instaura dans ses usines d’automobiles des chaînes de montage, avec une mesure des temps, des mouvements et des gestes visant à définir une cadence uniforme. Néanmoins, dès 1919, le nom de « taylorisme » s’impose en Allemagne, en Italie, en France, au Royaume-Uni, comme le terme générique désignant l’ensemble des moyens susceptibles de favoriser la productivité dans les industries. Le travail à la chaîne devient emblématique de la seconde révolution industrielle entre 920 et 1930. En France la première chaîne de montage apparaît dans l’usine Citroën du quai de Javel, à Paris, en 1919. Renault installe la sienne à Billancourt en 1922.
Dès les années 1920, la rationalisation de la production est accusée de provoquer l’augmentation du chômage. A partir de 1926, les notions de « taylorisme » et de « fordisme » sont recouvertes par un mot qui est le sésame ouvrant à une production de masse standardisée : la « rationalisation ». Cette fois encore, l’exemple vient des Etats-Unis. En 1926, l’Europe n’a toujours pas rattrapé son niveau d’avant-guerre, alors que les industries américaines représentent 45 % de la production mondiale.
Chaîne de montage dans une usine Citroën en 1934. © Keystone-France.
Mais cette rationalisation, facteur de concentration des entreprises, est rapidement remise en cause. En témoigne le changement d’orientation de l’Internationale socialiste, qui lui était d’abord favorable. Lors de son congrès de Bruxelles d’août 1928, elle vote une résolution où elle reconnaît que la rationalisation a permis un certain « progrès technique dans la production », mais qu’en même temps « des masses considérables de travailleurs » ont été propulsées « dans la détresse du chômage ». Animé d’intentions philanthropiques, Taylor était persuadé que l’organisation scientifique du travail, telle qu’il la concevait, allait multiplier les débouchés et accroître le nombre d’emplois. La diminution des prix de revient de la production de masse ne pouvait que bénéficier aux marchés intérieurs et aux exportations. Confiant dans le capitalisme, il n’avait pas envisagé l’hypothèse d’une stagnation des salaires et du pouvoir d’achat ouvrier. Aussi n’avait-il pu en conclure qu’une demande intérieure insuffisante peut conduire à la surproduction de marchandises, et donc à la crise économique.
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
La lente disparition du monde paysan En 1967, dans un livre remarqué, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin des paysans » et l’apparition d’agriculteurs professionnels utilisant les nouvelles machines pour rationaliser leur production. Mais le déclin du monde rural en Occident est antérieur à la mécanisation agricole. Il commence dès la fin du XIXe siècle, quand des millions de personnes, chassées par la dureté des conditions de vie et de travail, désertent les campagnes. PAR
LIONEL RICHARD
Scène de labour en région parisienne, en 1931. Photographie de François Kollar. © François Kollar/Bibliothèque Forney/Roger-Viollet.
Durant tout le XIXe siècle, la France demeure un pays largement rural où la majorité des actifs sont paysans. En 1914, les campagnes abritent toujours 56 % de la population, et 42 % des actifs sont occupés dans le secteur agricole. Mais la guerre décime le monde paysan. Quand elle s’achève, la main-d’œuvre manque et la production agricole connaît, entre 1919 et 1921, une baisse de 40 % par rapport à l’avant-guerre. Pour combler ce déficit, l’État organise l’arrivée de travailleurs étrangers. En septembre 1919, Paris signe avec Varsovie une convention d’émigrationimmigration. Des bureaux de recrutement sont ouverts en Pologne, mais aussi en Italie et en Espagne, pour sélectionner les migrants. De 1921 à 1926, un million d’étrangers s’installent en France ; plusieurs dizaines de milliers se font embaucher dans le secteur agricole, où ils vivent dans un certain isolement et doivent se plier à des horaires infernaux, pour des salaires de misère.
Malgré tout, il reste impossible de compenser le manque de bras pour assurer durablement un rendement satisfaisant. En 1931, les emplois dans l’agriculture tombent à 36 % de la population active, contre 37,5 % dans l’industrie. La société française – qui connaît une importante croissance du nombre d’usines dans la sidérurgie, la métallurgie et la construction automobile depuis le début du XXe siècle – a franchi un cap : elle compte désormais plus d’urbains que de ruraux.
Surproduction agricole Cette évolution n’est pas propre à la France, ni même à l’Europe. En Allemagne, l’agriculture n’occupe plus en 1925 que 14 millions de personnes, au lieu de 16 en 1882 ; l’industrie et le commerce y absorbent 36 millions d’actifs, au lieu de 10. Aux Etats-Unis, entre 1900 et 1930, plus de 4 millions de paysans émigrent vers les villes. La production agricole américaine baisse de 22 %, et ce qu’elle rapporte en moyenne à un agriculteur diminue de 28 %. Un ouvrier d’usine gagne plus du double d’un ouvrier agricole.
A partir de 1929, la crise économique vient accentuer, d’un continent à l’autre, l’exode rural. Dans les pays industrialisés, la baisse du pouvoir d’achat des salariés restreint la consommation de produits agricoles, qui se trouvent alors en surproduction. D’où une chute du prix des denrées pouvant aller jusqu’aux deux tiers. A la fin de 1930, le prix du blé est plus bas qu’il n’a jamais été depuis quatre siècles. Dans ces conditions, beaucoup d’agriculteurs travaillent à perte. Il devient préférable pour eux d’abandonner leurs fermes et de trouver un travail dans les usines.
La majorité des habitants de la planète demeure cependant occupée dans l’agriculture. L’Europe n’échappe pas à ce constat. Certains de ses Etats (la Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie) restent essentiellement ruraux. A cause de la crise, ces pays se trouvent dans l’incapacité d’exporter leurs excédents de blé. C’est pourquoi, en août 1930, à l’occasion de la conférence agricole internationale de Varsovie, ils décident de former un « bloc agraire ». Ensemble, ils proposent un aménagement du protectionnisme, notamment mis en place par les Américains et les Britanniques pour freiner l’importation de produits agricoles. Ils préconisent aussi une entente sur un barème de vente des céréales à l’échelle mondiale et la fondation d’un établissement bancaire, le Crédit agricole international. Mais les gouvernements européens, enfermés dans un esprit de concurrence, ne parviennent pas à s’entendre sur ce genre de mesures.
La diffusion des tracteurs et des moissonneusesbatteuses diminue la demande de main-d’œuvre. Avec les difficultés des échanges commerciaux, les années 1930 précipitent le déclin général de la ruralité. La migration des populations rurales vers les villes, amorcée à la fin du XIXe siècle dans les pays qui s’industrialisaient, est favorisée par une moindre demande de main-d’œuvre liée à la mécanisation de l’agriculture,
à l’arrivée des tracteurs et autres moissonneuses-batteuses. En un temps où les conditions d’existence empirent pour la majorité des salariés du monde, une autre raison justifie la progression de la concentration urbaine : les avantages sociaux dont il est possible de bénéficier, alors que la solidarité dans les campagnes s’organise surtout autour de l’entraide communautaire.
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
New Deal pour le peuple américain Pour faire face à la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt met en place des programmes sociaux, engage l’État dans la relance économique et mobilise les artistes au service d’un projet progressiste. Des décennies plus tard, ce « New Deal » suscite toujours l’effroi des républicains. « Le New Deal est mort. Il faut enlever le corps et l’enterrer avant que la puanteur ne devienne insupportable », écrivait ainsi un intellectuel conservateur en 1993. PAR
LIONEL RICHARD
« Migrant Mother », par Dorothea Lange, 1936. « Migrant Mother », par Dorothea Lange, 1936._ © Dorothea Lange/Library of Congress.
En dépit d’une courte période de grèves et de chômage, en 1920-1921, les lendemains de la première guerre mondiale ouvrent pour les Etats-Unis une ère de prospérité exceptionnelle. Mais le krach de Wall Street d’octobre 1929 déclenche une dépression économique. La production industrielle baisse, pendant l’année 1930, de 14 %. En juin 1932, les chômeurs sont plus de 18 millions.
Le président est alors Herbert C. Hoover, troisième républicain à occuper la Maison Blanche depuis 1920. Devant le marasme, il se trouve obligé, contrairement à ses convictions libérales, d’adopter une politique d’intervention de l’État. Mais aucun redressement ne suit les aides financières qu’il distribue. A l’élection présidentielle de novembre 1932, Hoover est à nouveau le candidat du Parti républicain. Il a pour concurrent Franklin Delano Roosevelt, membre du Parti démocrate et ancien gouverneur de New York. Celui-ci propose une « nouvelle donne » au peuple américain, un New Deal. L’expression provient du jeu de cartes. Il l’utilise pour la première fois lors de la convention de Chicago, le 2 juillet 1932. Le 8 novembre, Roosevelt triomphe. Il lance un plan de reconstruction nationale, dévalue le dollar de 40 %, et augmente le pouvoir d’achat des Américains pauvres. Un contrat est passé avec les employeurs pour qu’ils créent des emplois. Des dispositions sont prises pour empêcher une surproduction dans l’agriculture.
77 000 ponts et 285 aéroports En trois ans, ces initiatives atténuent les effets de la crise, mais sans couper court aux mouvements sociaux. A Minneapolis, en 1934, une grève des camionneurs dure quatre mois. Cependant, le sort des agriculteurs s’améliore. Beaucoup bénéficient enfin de l’électrification des campagnes. De manière générale, l’Etat intensifie la construction des infrastructures d’intérêt public : 1 million de kilomètres de routes, 77 000 ponts, 122 000 édifices communautaires, 285 aéroports. Il subventionne aussi les artistes réduits à la misère, qu’ils soient musiciens, photographes, comédiens ou peintres. Des milliers de fresques murales, de sculptures, de tableaux, qui restituent à l’art une fonction sociale, voient le jour. En outre, deux lois complémentaires, en 1933 et en 1935, garantissent aux salariés du secteur privé, à l’exception des chemins de fer et de l’aéronautique, le droit de s’organiser en syndicats.
La grande dépression
Une récession intervient cependant en avril 1937. A la fin de 1936, les industriels ont augmenté la production pour stocker leurs marchandises en prévision d’une hausse du pouvoir d’achat des consommateurs en 1937, grâce aux subventions de l’État fédéral. Mais l’annonce d’un programme d’austérité les pousse à freiner la production et à se débarrasser de leurs stocks en les bradant. Cette fois, les chômeurs représentent près de 20 % de la population active. La sidérurgie ne fonctionne plus qu’à 19 % de ses capacités. L’industrie automobile est particulièrement frappée. Un dernier programme de travaux publics résorbe légèrement le chômage, mais en 1939 il touche encore 17 % de la population active.
L’éclat de la « Nouvelle Donne » permet au Parti démocrate d’occuper la Maison Blanche pendant vingt ans. Loin de reconnaître la responsabilité des Etats-Unis dans la crise économique mondiale, les gouvernements Hoover et Roosevelt ont cherché avant tout à tirer d’affaire leur propre pays. La mise en œuvre du New Deal ne s’est donc pas faite sur
la base d’un programme rigoureux : il n’a été qu’une succession de résolutions pragmatiques, expérimentales et circonstancielles, visant à stabiliser le capitalisme américain. Ce New Deal n’a pas débarrassé les Etats-Unis de la crise, et le monde encore moins. C’est la nécessaire « économie de guerre » qui, à la fin de 1939, inverse durablement la situation. Les mesures de Roosevelt ont néanmoins atténué le choc de la dépression pour la population américaine. L’éclat du New Deal a ainsi permis au Parti démocrate, tout en maintenant les structures inégalitaires de la société, de gouverner les Etats-Unis jusqu’en 1953, Roosevelt lui-même étant réélu en 1936, 1940 et 1944.
MANUEL SCOLAIRE BRITANNIQUE Populiste au verbe haut, le gouverneur de Louisiane Huey Long a été l’un des grands contempteurs du New Deal : il lui reprochait son manque d’audace. Plusieurs personnalités de haut rang ont déploré que le New Deal n’aille pas assez loin dans son soutien aux pauvres. (…) Parmi elles, Huey Long. C’était une personnalité remarquable. Il devint gouverneur de la Louisiane en 1928 et sénateur en 1932. Ses méthodes de conquête du pouvoir sortaient de l’ordinaire et parfois du cadre de la loi (l’intimidation et la corruption en faisaient partie). Mais, une fois qu’il avait le pouvoir, il l’utilisait pour aider les pauvres. Il a taxé sans relâche les grandes entreprises de Louisiane, puis a utilisé cet argent pour construire des routes, des écoles et des hôpitaux. Il a embauché des Noirs aux mêmes conditions que des Blancs ; il s’est opposé au Ku Klux Klan. Il a initialement soutenu le New Deal ; mais, en 1934, il lui a reproché d’être trop compliqué et de ne pas aller assez loin. Il a alors présenté un programme nommé « Partageons notre richesse », visant à limiter les fortunes personnelles à 3 millions de dollars et les revenus annuels à 1 million de dollars. (…) Long était un personnage agressif et énergique qui comptait nombre d’amis et d’ennemis. Roosevelt le considérait comme l’un des deux hommes les plus dangereux des États-Unis, jusqu’à ce qu’il soit assassiné en 1935. Ben Walsh (sous la dir. de), Modern World History, John Murray Publishers, 2004.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les origines patronales du fascisme italien La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l’inflation et le chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir. PAR
LIONEL RICHARD
« Avant l’ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931. En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes. Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme. Exposition temporaire du Guggenheim NY.
Quand la guerre éclate en 1914, l’Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à l’A llemagne et à l’A utriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porteparole : Benito Mussolini, qui dirige l’organe du Parti socialiste, Avanti ! Cette
prise de position lui vaut d’être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914, financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d’Italia. Il y appelle, le 1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au soutien des Fasci autonomi d’azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou milices) d’action révolutionnaire. Le 23 mai 1915, retournement de l’Italie. Mussolini et ses Fasci n’y sont pas pour grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la TripleEntente pour que, en cas de victoire, l’Italie bénéficie d’avantages territoriaux. Bilan de la guerre : le déficit de l’Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté, les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent subir à la fois l’inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte 200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l’Etat, les industriels et les propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de « menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d’action révolutionnaire, attaquent les syndicats et les Bourses du travail.
Contrôle de la presse, instauration d’une police secrète, suppression de l’impôt sur les profits. Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d’esprit ». Mais le 12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus de 300 000.
« Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933. Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DR
Pour Mussolini, l’heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c’est la marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l’armée de réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini de constituer le nouveau gouvernement. Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide (duce) de la nation italienne, s’attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de la presse, instauration d’une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les articles de luxe sont supprimés. Les participations de l’Etat dans des entreprises sont transférées à des sociétés privées. La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d’une charte du travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.
La Padula et Romano Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est un monument emblématique de l’architecture fasciste. © Fotogramma/Ropi-REA.
Quand la crise économique mondiale atteint l’Italie, en 1931, Mussolini vient au secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l’emploi. En deux ans, alors que plusieurs millions d’Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le nombre des chômeurs passe d’une centaine de milliers à plus d’un million. Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute l’Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires estiment d’inspiration « comm uniste », des groupes d’action se forment sur le modèle des Faisceaux de combat.
MANUEL SCOLAIRE ITALIEN Quoique sévèrement réprimée, l’opposition au régime fasciste n’en a pas moins été active. Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n’ont cessé, vingt ans durant, de défier le Duce.
Pour qui voulait s’opposer activement au fascisme, il n’existait que deux possibilités : l’exil à l’étranger ou l’agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début, cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes – les seuls à être préparés à l’activité clandestine, par la structure de leur organisation ou du fait d’avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de l’intérieur comme de l’étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des 4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes. Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le Front populaire entérine de grandes conquêtes ouvrières Chaque fois qu’un gouvernement semble vouloir porter atteinte à leurs intérêts, les classes possédantes menacent de partir à l’étranger. A l’image de Bernard Arnault qui, en 1981, a choisi de s’exiler aux Etats-Unis pour fuir les socialistes, les milieux d’affaires ont réagi à la victoire du Front populaire en privant la France de leurs capitaux. Ils ont ainsi contribué à l’échec, en 1937, de la coalition menée par Léon Blum. PAR
LIONEL RICHARD
Avant un match de basket, Levallois, 1936. Photographie de France Demay. Ouvrier qualifié et membre de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), France Demay photographie ses amis au cours de compétitions sportives et de sorties en plein air, profitant des tout premiers congés payés. © Coll. France Demay.
En 1931, la crise économique atteint la France. Cinq gouvernements se succèdent en trois ans, mais aucun n’apporte de solutions. Dans l’opinion, l’hostilité aux institutions parlementaires progresse, alimentée par des scandales financiers à répétition. Début 1934, l’affaire Stavisky occupe l’attention publique : le procès de cet escroc, dont la fraude a bénéficié du soutien de personnalités de haut rang, se voit continuellement reporté. Stigmatisé pour son inaction et soupçonné de corruption, le chef du gouvernement, le radical-socialiste Camille Chautemps, démissionne le 28 janvier. Pour le remplacer, le président de la République Albert Lebrun sollicite l’un de ses camarades de parti, Edouard Daladier, qui commence son mandat en révoquant le
préfet de police Jean Chiappe, accusé de complaisance à l’égard des ligues d’extrême droite. Cette décision révolte les « ligueurs », qui, le 6 février 1934 (jour de l’investiture de Daladier), tentent d’envahir l’A ssemblée nationale. Les affrontements avec les forces de l’ordre font 15 morts, dont 14 civils et un policier. Bien que la Chambre lui accorde sa confiance, Daladier renonce à ses fonctions et Gaston Doumergue forme un nouveau gouvernement. Les dirigeants du Parti communiste (PC) décident enfin de répondre à l’assaut de l’extrême droite en appelant au rassemblement des forces de gauche. Des manifestations réunissent socialistes et communistes le 9 et le 12 février 1934, puis un pacte d’unité d’action est signé entre les deux partis. Le secrétaire général du PC, Maurice Thorez, propose ensuite de l’élargir au Parti radical-socialiste, en vue d’une « alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière ». La stratégie « classe contre classe », définie par l’Internationale communiste en 1928, prend fin.
Fuite des capitaux Le 14 juillet 1935, à l’appel d’une cinquantaine de partis et d’associations progressistes, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent dans Paris. Le communiste Octave Rabaté lit à la foule l’engagement que prend le nouveau Front populaire : « Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors de l’atteinte du fascisme. Nous jurons (…) de défendre les libertés démocratiques conquises par le peuple de France, de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et, au monde, la grande paix humaine. »
« Portrait de Janine », collage réalisé par Jacques Prévert sur une photographie de Pierre Boucher prise vers 1935. Le cliché représente Janine Tricotet, danseuse et seconde épouse du poète. Après sa période surréaliste et la parution de ses premiers textes, Jacques Prévert devient, à partir de 1932, la plume du groupe Octobre. En prise directe avec l’actualité, ses sketchs, saynètes et chansons sont écrits à chaud et joués quelques heures plus tard par la troupe de théâtre militante dans les usines en grève et les manifestations ouvrières. L’auteur y dénonce avec un humour féroce l’attitude des puissants, la misère du prolétariat, la montée du nationalisme, le militarisme... L’avènement du Front populaire marque la fin de cette aventure pour Prévert, qui s’engage alors pleinement dans le cinéma. Jacques Prévert, Coll. privée Jacques Prévert © Fatras/Succession Jacques Prévert.
Avec un programme centré sur le combat « contre la crise et contre les
organisations fascistes qui l’exploitent pour le compte des puissances d’argent », le Front populaire remporte les élections législatives d’avril-mai 1936. Dans un contexte particulièrement troublé : à l’environnement international menaçant s’ajoutent l’hostilité des milieux d’affaires (qui provoquent une fuite des capitaux) et la spéculation internationale contre le franc. Enfin, un mouvement social d’une ampleur sans précédent, qui naît de l’exaspération ouvrière et de l’espoir de changement porté par la victoire électorale, déchaîne enthousiasme et peurs. A son apogée, 12 000 grèves – dont 9 000 avec occupation d’usines ou de magasins – mobilisent 2,5 millions de travailleurs. Les écrivains Louis Aragon, Paul Nizan, André Gide ou Jean Giono ainsi que les cinéastes Jean Renoir (La vie est à nous) et Julien Duvivier (La Belle Equipe) s’engagent du côté des ouvriers.
La durée hebdomadaire du travail passe de 48 à 40 heures. Les congés payés voient le jour. Le 4 juin 1936, le socialiste Léon Blum forme un gouvernement auquel le PC s’abstient de participer, préférant s’en tenir à un soutien parlementaire. Trois jours plus tard, le patronat et les syndicats signent les accords de Matignon : la liberté syndicale est reconnue dans les entreprises ; la durée hebdomadaire du travail passe de 48 à 40 heures ; des conventions collectives sont mises au point ; des congés payés (deux semaines par an) et des aides pour les chômeurs voient le jour. La grève prend fin, mais le combat continue. « Le Front populaire brisera l’offensive de la réaction et de la haute finance », titre encore Le Populaire, l’organe officiel des socialistes, en juin 1937. Le gouvernement demande alors les pleins pouvoirs financiers pour « parer aux attaques contre l’épargne, la monnaie et le crédit public » ; il veut notamment instaurer un contrôle des capitaux. La Chambre accepte, mais le Sénat – « l’A ssemblée des riches »– refuse : Blum démissionne. A travers le vote des sénateurs transparaît l’influence d’une France conservatrice que les grèves de juin 1936 ont indignée.
BÊTISIER D’un pays à l’autre, les mots peuvent changer de sens. Selon un manuel d’histoire diffusé au Nicaragua (Historia 8. América de la prehistoria a la actualidad, Santillana, 2012), le « populisme » se définit comme « une doctrine ou un mouvement politique qui affirme défendre les intérêts et les revendications des classes populaires ». Dans les livres de classe français, la tonalité est nettement moins positive, puisque le même mot désigne un « mouvement politique qui propose, dans un langage populaire, une vision manichéenne du monde et de la société, et des solutions simplistes, radicales et démagogiques » (Terminale Histoire, Nathan, coll. « Jacques Marseille », 2004).
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique, 2014
Staline, la collectivisation à marche forcée et le développement industriel La guerre civile, qui s’achève en 1921, laisse derrière elle une Russie dévastée. Afin de redynamiser l’économie, Lénine lance alors sa Nouvelle Politique économique (NEP), qui consiste à « faire au capitalisme une place limitée pour un temps limité ». Ce « repli stratégique » dans la construction du socialisme durera presque dix ans, avant que Staline n’impose la collectivisation et la planification, en particulier dans l’agriculture. PAR
LIONEL RICHARD
« Faucheuse », peinture de Kasimir Malevitch, 1912. Kasimir Malevitch, © Fine Art Images/Leemage.
L’Union des républiques socialistes soviétiques a à peine dix ans quand débute son premier plan quinquennal, le 1er octobre 1928, un an avant les premières bourrasques de la crise économique mondiale. Ce plan a pour objectif l’industrialisation rapide du pays, et son financement par la production agricole. Après la suppression des immenses domaines en 1922, l’agriculture soviétique est représentée par trois types de producteurs : les paysans pauvres, les paysans « moyens » et les riches propriétaires, appelés koulaks. Les paysans « moyens » sont, à 60 %, les plus nombreux. Mais leurs fermes, sans équipement technique, ont peu de rendement. La production décisive provient des koulaks : tout en
possédant moins de 10 % des exploitations, ces derniers disposent de 30 % des surfaces cultivables, 35 % des bêtes de somme et 35 % des pâturages. Or nombre de ces koulaks refusent de vendre leurs céréales à l’Etat, préférant les stocker pour spéculer. Ils procèdent aussi à un abattage du bétail pour leur propre compte. En janvier 1928, un décret de réquisition de leurs récoltes est promulgué, auquel ils s’opposent. Mais le profit tiré de ces réquisitions est trop faible pour permettre d’importer les machines indispensables à l’industrialisation. Joseph Staline juge alors impossible de s’attaquer à eux avec plus de vigueur. Le risque est, en effet, de voir l’URSS tomber dans une crise alimentaire. Aussi choisit-il de lancer des entreprises agricoles collectives : fermes nationalisées (les sovkhozes) ou regroupées en coopératives (les kolkhozes). L’exploitation des terres sera placée sous l’autorité de l’Etat.
En décembre 1929, Staline annonce qu’il convient de procéder à une « liquidation des koulaks en tant que classe ». Pour les contraindre à entrer dans les kolkhozes, les paysans subissent diverses pressions. Au 1er janvier 1929, ils sont 1,7 % à franchir le pas ; en juin 3,9 %, en octobre 7,6 %. Tout un système répressif est mis en place pour enrayer les résistances avec la plus extrême brutalité. En juillet-août 1929, les koulaks, terme qui finit par désigner tous ceux qui s’opposent à un embrigadement, réagissent violemment. Malgré ces difficultés, les kolkhozes et les sovkhozes fournissent en 1929 une récolte de céréales qui équivaut à celle des koulaks en 1927. Au vu de cette situation, Staline, le 27 décembre 1929, annonce dans un discours qu’il convient de procéder à une « liquidation des koulaks en tant que classe », c’est-à-dire leur expropriation.
« Camarade, adhère à notre kolkhoze ! », affiche soviétique des années 1930. © Chim/Magnum Photos.
Avec cette collectivisation à marche forcée, la violence s’accroît. Conséquence de la déstructuration de la paysannerie traditionnelle, combinée aux mauvaises récoltes épisodiques, les campagnes endurent de terribles famines, du Kazakhstan à l’Ukraine. En 1932-1933, la paysannerie ukrainienne est décimée, la répression étant portée à son paroxysme. A plusieurs reprises, Staline a justifié sa stratégie. La destruction de l’URSS étant, selon lui, le but des Etats capitalistes, il fallait absolument procéder à un développement de l’industrie lourde. Le début des années 1930 ouvre ainsi une décennie tragique dans le pays. Environ 2 millions de paysans sont expulsés loin de leurs fermes en 1930-1931. Plus de 800 000 d’entre eux sont arrêtés, ce qui, pour près de 500 000, aboutira à la mort.
Des femmes dans les usines Cependant, la part de l’industrie dans la production nationale passe de 42 % en 1927 à 70 % à la fin du premier plan quinquennal. En 1928, l’URSS compte près de 10 millions d’ouvriers et 4 millions d’employés, soit 17,6 % de sa population active. En 1939-1940, leur part atteint 50 %. Sur la même durée, la proportion des femmes travaillant dans les usines a quintuplé.
Expulsion des koulaks expropriés dans le cadre de la collectivisation des propriétés agricoles (1928–1937). © akg-images.
Quant à la collectivisation, elle a permis une mécanisation de l’agriculture. En 1928, les surfaces cultivées par les kolkhozes représentaient à peine 1,5 million d’hectares. En 1933, elles atteignent 75 millions – en moyenne 400 hectares pour les kolkhozes et 2 000 pour les sovkhozes. L’Union soviétique a échappé à la dépression économique que subissaient les pays capitalistes. Elle en tira même profit, pouvant acheter moins cher du matériel agricole. En 1932, la moitié des machines de ce genre produites dans le monde rejoignit les kolkhozes et les sovkhozes.
MANUEL SCOLAIRE RUSSE Si elle n’est pas passée sous silence, la famine qui toucha l’Ukraine dans les années 1930 et fit plusieurs millions de morts n’est évoquée qu’au détour d’une phrase dans ce manuel russe de 2006. Les rédacteurs préfèrent insister sur les efforts consentis par l’URSS pour industrialiser ce pays.
En décembre 1922, la République socialiste soviétique d’Ukraine est l’une des fondatrices de l’Union soviétique. Dans les années précédant la guerre, l’Ukraine est devenue l’une des régions industrielles les plus développées. Grâce aux efforts de l’ensemble de l’Union soviétique, sur son territoire furent construits des géants de l’industrie, sans équivalent dans l’Union soviétique ni dans les autres pays d’Europe et du monde. En 1940, la production industrielle de l’Ukraine soviétique était de 7,3 fois supérieure au niveau de 1913. (…) Comme toutes les autres républiques soviétiques, l’Ukraine a connu la tragique famine et les répressions des années 1930. En 19411942, après de durs combats, elle fut occupée par les troupes allemandes, qui instaurèrent un régime d’occupation ; son territoire fut démembré. Aleksandr Tchoubarian (sous la dir. de), Otetchestvennaïa istoria XX - natchala XXI veka (« Histoire nationale. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie, 2006.
Lionel Richard Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
L’Europe doit sa liberté aux États-Unis Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent le débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays comme « libérateur de l’Europe ». On oublie ainsi qu’entre 1939 et 1941 Washington préférait la neutralité et l’isolationnisme au « combat pour la liberté ». PAR
SERGE HALIMI
La Conférence de Yalta de 1945, par Agan Harahap, 2011. Cet artiste revisite l’histoire en intégrant des personnages de la culture populaire dans les images qui ont construit notre mémoire collective. © Agan Harahap.
Au fil des victoires idéologiques de la droite, deux idées reçues se sont enracinées. La première postule l’existence d’une complicité historique entre « les deux totalitarismes du XXe siècle », fasciste et communiste (lire p. 82). D’elle découle le sentiment (erroné) que l’armée américaine, pas soviétique, le débarquement en Normandie, pas les batailles du front de l’Est, auraient joué un rôle décisif dans l’écrasement du IIIe Reich. Hollywood a amplifié cette illusion : Sergueï Eisenstein eût-il vécu à l’époque de Steven Spielberg, avec un public comparable, les images et les perceptions auraient sans doute été transformées.
Captain America Captain America, personnage de comics créé en 1940 par Jack Kirby et Joe Simon pour exalter le patriotisme de la jeunesse américaine. © source : Marvel/DR.
L’autre idée reçue décrète qu’un lien d’airain existerait entre les « démocraties occidentales » et le combat universel pour la liberté. C’est en raison de ce mythe historique que chaque crime de masse commis sur la planète suscite l’interrogation rituelle des grands médias et des puissants esprits : « Mais que fait l’Occident ? » En vérité, il fait ce qu’il a toujours fait : il défend ses intérêts au moment précis où ceux-ci sont directement mis en cause. C’est en 1973, pas du temps de Mathusalem, que les Etats-Unis appuyèrent le coup d’Etat militaire d’A ugusto Pinochet au Chili contre un gouvernement d’unité populaire ; en 1977 que le président James Carter déclara son « amitié personnelle » pour le chah d’Iran qui, selon lui, bénéficiait « de l’admiration et de l’amour de son peuple » ; en 2010 que le directeur général du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn fit du régime du dictateur tunisien Ben Ali un « bon exemple à suivre » pour les pays de la région ; en 2013 que le secrétaire d’Etat américain John Kerry estima qu’en dépit de leur massacre d’un millier de manifestants islamistes les généraux égyptiens avaient « indiqué » qu’ils entendaient « rétablir la démocratie » dans leur pays.
Manifestation, le 10 septembre 2013, à Santiago du Chili en mémoire des victimes de la dictature, à l’occasion du 40e anniversaire du coup d’Etat du général Pinochet.
Et les choses ne se sont pas présentées différemment quand se joua la liberté du monde. Car, même entre 1939 et 1941, lorsque le pacte germano-soviétique donna un semblant de consistance à la thèse conservatrice des deux totalitarismes jumeaux et complices, que firent les Etats-Unis, futurs parrains du « monde libre » ? Beaucoup moins connue que l’autre, cette histoire-là aussi est édifiante…
Un héros national américain reçoit une décoration des mains d’un nazi. En mai 1939, Adolf Hitler s’est emparé de toute la Tchécoslovaquie. Pourtant, le Congrès des Etats-Unis refuse alors d’amender la « loi de neutralité » américaine interdisant toute vente d’armes à un pays menacé par l’A llemagne. Selon les mots d’un sénateur démocrate influent, « la situation en Europe ne paraît pas justifier une action urgente »… Le 3 septembre 1939, l’urgence s’est-elle enfin précisée à Washington, dès lors que
la France et le Royaume-Uni viennent enfin de mettre un terme à leur politique d’apaisement envers Berlin ? Eh bien toujours pas. S’adressant à ses compatriotes, le président Franklin D. Roosevelt leur annonce qu’il « souhaite et prévoit que les Etats-Unis se tiendront à l’écart de cette guerre ».
Le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell défend la nécessité d’une intervention militaire en Irak. Il présente alors des preuves falsifiées visant à démontrer que Bagdad possède des « armes de destruction massive ». © Mark Garten/UN Photo.
Quelques jours plus tard, Charles Lindbergh prend à son tour la parole dans un grand discours radiodiffusé. Héros national, premier homme à avoir franchi l’A tlantique en avion, sans escale et en solitaire, Lindbergh a reçu, l’année précédente à Berlin, une décoration allemande des mains du chef nazi Hermann Göring. Sa plaidoirie isolationniste (« L’A mérique d’abord ») suscite un engouement immédiat aux Etats-Unis. Des millions de télégrammes, lettres, cartes déferlent sur les élus américains tentés de voler au secours du peuple anglais. Amer, Winston Churchill observera plus tard que, jusqu’en avril 1940, les responsables américains étaient « tellement sûrs que les Alliés l’emporteraient qu’ils ne jugeaient pas qu’une aide serait nécessaire. Là, ils sont tellement certains que nous allons perdre qu’ils ne la jugent pas possible ». Une fraction de la droite américaine réserve son énergie au combat contre le New Deal. Une autre, inspirée par les mots de Lindbergh, « préfère cent fois être alliée avec l’A ngleterre ou même avec l’A llemagne, malgré tous ses défauts, qu’avec la cruauté, l’athéisme et la barbarie de
l’Union soviétique ». Le futur président Harry Truman a fait son choix lui aussi : « Si nous voyons que l’A llemagne gagne, nous devons aider la Russie ; mais si c’est la Russie qui gagne, nous devons aider l’A llemagne, afin qu’ils s’entre-tuent au maximum. » En définitive, c’est l’A llemagne qui, par solidarité avec son allié nippon, décidera, le 11 décembre 1941, de déclarer la guerre aux Etats-Unis, dont la flotte vient d’être détruite, le 7, à Pearl Harbor. A l’époque, l’armée nazie se bat depuis près de six mois aux portes de Moscou…
Serge Halimi
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
En Espagne, de la révolution sociale à la guerre civile Cinq cent mille morts, des villes rasées, un fascisme conquérant : la guerre civile espagnole (1936-1939), qui oppose le camp des républicains à celui des nationalistes putschistes, sert de banc d’essai à la seconde guerre mondiale. Balayée en deux phrases par les manuels scolaires de lycée, cette période révèle la crise profonde que traverse alors l’Europe. PAR
DOMINIQUE VIDAL
« Victoire. Aujourd’hui plus que jamais », affiche républicaine, de Josep Renau, Barcelone, 1938. © Biblioteca Nacional de España.
Le 14 avril 1931, l’Espagne proclame sa seconde république, obligeant le roi Alphonse XIII à s’exiler. Les deux premiers gouvernements, à participation socialiste, engagent des réformes sociales et démocratiques : réforme agraire, laïcisation, autonomie pour la Catalogne, etc. Cette politique pâtit des conséquences de la crise économique mondiale, mais aussi des tentatives répétées de coup d’Etat militaire. En 1934, la droite s’allie à l’extrême droite pour remettre en cause les réformes de la gauche. La riposte de celle-ci prend la forme d’une grève générale, qui, dans les Asturies, devient insurrectionnelle et est brutalement réprimée par le général Francisco Franco.
« Nous vaincrons », dessin tiré du journal « The Volunteer for Liberty ». Organe officiel des volontaires anglophones de la brigade internationale Abraham-Lincoln. © Jean Vigne/Kharbine-Tapabor
La mobilisation ouvrière débouche en janvier 1936 sur la formation du Front populaire autour d’un programme modéré avec l’Union républicaine, la Gauche républicaine, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), le Parti communiste, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) ainsi que les autonomistes catalans et galiciens. Aux élections du 16 février, le Front populaire l’emporte sur le Front national, par 34,3 % des voix contre 33,2 %, grâce au renfort d’une partie de la Confédération nationale du travail (CNT), anarchiste, qui d’ordinaire boycottait les élections. Cette victoire suscite un puissant mouvement populaire, qui dépasse un gouvernement auquel ni les socialistes ni les communistes ne participent. Des manifestations libèrent les prisonniers que le Front populaire s’est engagé à amnistier. Des grèves éclatent dans les usines pour obtenir les augmentations de salaire annoncées. Des paysans occupent les terres de leurs propriétaires sans attendre la réforme agraire promise. L’ensemble s’accompagne d’incendies d’églises, mais aussi d’assassinats de personnalités des deux bords.
Des avions allemands C’est la mort d’un des chefs de la droite monarchiste, José Calvo Sotelo, qui décide le général Franco, hésitant, à prendre le 17 juillet, au Maroc, la tête de l’insurrection qui se prépare depuis des mois. En retour, le putsch amène le mouvement populaire à s’armer et à prendre le contrôle des usines et des terres ainsi que des biens de l’Eglise. Une révolution est en marche. Ainsi commence la guerre civile, qui va durer trois ans et servir de banc d’essai à la seconde guerre
mondiale.
Des habitants de Guernica participent en 1977 à une cérémonie de commémoration des bombardements d’avril 1937 devant une réplique du tableau de Pablo Picasso, revenu à Madrid en 1981, après la restauration de la démocratie. Photographie de Leonard Freed. © Leonard Freed/ Magnum Photos.
En une semaine, l’Espagne compte deux zones de même superficie, celle des républicains regroupant notamment les régions les plus riches – la Catalogne, l’A rag on et une grande partie de la Castille – et de grandes villes : Madrid, Barcelone, Málaga, Santander et Valence. Les effectifs aussi sont égaux, avec un demi-million de combattants de chaque côté, mais les franquistes bénéficient d’un renfort considérable en hommes et en armement de la part de l’Italie fasciste et de l’A llemagne nazie. Cette dernière place notamment au service des putschistes son aviation, dont les bombardements sèment la terreur, symbolisée par le massacre de Guernica le 26 avril 1937. La république, elle, ne peut compter que sur l’aide, réduite, de l’Union soviétique, dont les services secrets combattent autant les anarchistes et les trotskistes que les franquistes. La France du Front populaire, sous la pression du Royaume-Uni, prône la « non-intervention », violée par Rome et Berlin. Scandalisés par cette hypocrisie, quelque 35 000 militants de gauche de tous les pays viennent combattre aux côtés des républicains au sein des Brigades internationales – 10 000 y perdront
la vie. Mais ce sacrifice ne suffira pas : les offensives successives des fascistes leur permettent d’occuper progressivement toute l’Espagne.
Stratégie de la « terreur blanche » La guerre d’Espagne a fait environ 500 000 morts sur les champs de bataille et sous les bombardements, mais aussi du fait de la répression exercée par les deux camps. La plupart des historiens s’accordent néanmoins pour ne pas renvoyer dos à dos républicains et franquistes : la « terreur blanche » a fait beaucoup plus de victimes, et elle s’intégrait dans une stratégie délibérée et centralisée. « Pour sauver l’Espagne, avait déclaré le général Franco, je ferais fusiller la moitié de la population s’il le fallait. »
MANUELS SCOLAIRES ESPAGNOLS Ces trois extraits de manuels scolaires espagnols – publiés en 1972 (trois ans avant la mort de Franco), en 1978 et en 2010 – montrent comment l’analyse des causes de la guerre civile évolue selon les régimes politiques. 1972 : Ce fut la République elle-même qui provoqua la guerre en ignorant, dès le premier instant, les convictions du peuple espagnol : elle s’en est pris à l’Eglise, en harassant ses représentants de façon inédite ; elle a brisé la convivialité citoyenne, mettant ainsi en danger l’existence même de l’Espagne. 1978 : L’impossibilité d’établir les bases d’une cohabitation entre les droites et les gauches a placé sur une trajectoire de collision l’égoïsme des classes dominantes et l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière, et déclenché une guerre fratricide des plus dramatiques, dans laquelle se rencontrèrent l’héroïsme et la cruauté la plus raffinée. 2010 : L’opposition d’une bonne partie des conservateurs espagnols à la démocratisation politique et au réformisme social de la IIe République se traduisit par une tentative de coup d’Etat qui débuta le 17 juillet 1936. Le climat de confrontation engendré par l’émergence du Front populaire leur servit de prétexte pour justifier leur décision.
Juan Blasco Cea, Historia moderna y contemporánea universal y de España, Bruño, 1972 ; Julio Valdeo (sous la dir. de), Geografía de España y de los países hispánicos, Anaya, 1978 ; Julio Aróstegui (sous la dir. de), Hispania. Historia de España, Editorial Vicens Vives, 2010.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
Août 1939, les soviétiques pactisent avec les nazis Si les conséquences du pacte germano-soviétique sont assez connues – occupation de la Pologne, invasion de la Finlande, annexion de l’Ukraine… –, les conditions dans lesquelles l’URSS en est arrivée à prendre la décision de traiter avec les nazis demeurent souvent ignorées. Elles permettent pourtant de porter un nouveau regard sur les origines de la seconde guerre mondiale. PAR
DOMINIQUE VIDAL
Des officiers allemands et soviétiques sympathisent pendant l’invasion de la Pologne, en septembre 1939. © Ehlert/akg-images.
C’est au Kremlin, dans la nuit du 23 au 24 août 1939, que les ministres des affaires étrangères de l’Union soviétique et du IIIe Reich, Viatcheslav Molotov et Joachim von Ribbentrop, signent le pacte de non-agression entre leurs deux pays. Ce texte sera complété par des protocoles secrets partageant la Pologne et permettant à l’URSS d’annexer les Etats baltes ainsi que la Bessarabie – il faudra attendre 1989 pour que les dirigeants soviétiques en admettent l’existence.
Affiche de Paix et Liberté (mouvement anticommuniste français de la IVe République), vers 1952. © Coll. Dixmier/Kharbine- Tapabor.
L’intérêt de Berlin est évident. Pour réussir sa conquête de l’Europe, l’A llemagne nazie doit – c’est la leçon de la première guerre mondiale – éviter de devoir combattre sur deux fronts à la fois. Or Adolf Hitler entend s’emparer de la Pologne, puis s’occuper de la France et du Royaume-Uni. Grâce au pacte, il pourra concentrer le gros de ses troupes à l’ouest. Une fois la victoire remportée, il sera temps de se retourner à l’est contre l’Union soviétique, ce qu’il fera le 22 juin 1941. Pour Moscou, conscient des intentions agressives des dirigeants nazis, il s’agit surtout de gagner du temps. Car Joseph Staline redoute que les Occidentaux encouragent le Führer à s’en prendre à l’URSS. De fait, Paris et Londres sont loin d’opposer la détermination nécessaire aux provocations expansionnistes de Berlin : ils mènent une politique dite « d’apaisement » à son égard. Le 7 mars 1936, le Reich a déjà occupé la zone démilitarisée de la rive gauche du Rhin sans que la France ne réagisse.
Le silence des occidentaux
Couverture de László Moholy-Nagy pour l’ouvrage sur les techniques et l’utilisation de la photographie (optique, couleur, photogramme, temps de pose...) édité en 1927 par le Bauhaus. Ce mouvement né en 1919 chercha à associer art et industrie pour toucher le plus grand nombre. © Malerei, Fotografie, Film/Moholy- Nagy Laszlo, 1927 © Musée français de la photographie/ Conseil général de l’Essonne, Barbara Le Lann © Adagp, Paris 2014.
A Munich, le 29 septembre 1938, Edouard Daladier et Neville Chamberlain (ainsi que Benito Mussolini) entérinent le rattachement de l’A utriche au Reich et autorisent ce dernier à annexer dès le surlendemain les Sudètes, province majoritairement germanophone de la Tchécoslovaquie. Le 15 mars 1939, sur sa lancée, la Wehrmacht occupe Prague sans réaction autre que formelle des puissances garantes du traité de Versailles. Sans oublier la longue guerre civile espagnole, dans laquelle Paris et Londres décident d’opposer à l’intervention de Berlin et de Rome leur… « non-intervention ». C’est donc en vain que l’URSS propose aux Occidentaux un pacte de sécurité collective qui protégerait la Pologne, la Roumanie et les pays baltes. D’autant que ces Etats ne veulent pas d’une présence ni même d’un passage de l’A rmée rouge sur leur territoire. Il faut dire qu’avec l’aide française Bucarest s’était emparé de la Bessarabie, prise à la Russie soviétique en 1918, tandis que Varsovie avait arraché la Galicie orientale aux Soviets, en 1920-1921. Si bien que la mission francobritannique, présente à Moscou du 11 au 24 août 1939, se montre incapable de répondre concrètement au projet soviétique. La veille de son départ, le Kremlin réagit en acceptant l’offre allemande.
Informé par un espion, Staline connaissait la date de l’invasion hitlérienne. Le pacte prend corps une semaine après sa signature : le 1er septembre, les troupes nazies envahissent la Pologne et, le 17, l’A rmée rouge en occupe la partie orientale. Après quoi l’URSS tient scrupuleusement ses promesses. Moscou livre à Berlin des matières premières en quantité, mais aussi… des antifascistes allemands réfugiés en Russie soviétique. Et le Komintern, l’Internationale communiste, appelle ses partis membres à dénoncer la « guerre impérialiste ». Page la plus noire de cette période, les services soviétiques exécutent à Katyn plus de 5 000 officiers et intellectuels polonais, un crime dont ils accuseront les nazis lors de sa découverte durant l’été 1941, en pleine agression hitlérienne contre l’URSS. La dimension la plus étrange du pacte est la détermination avec laquelle Staline s’y raccroche. Il sera pourtant informé, de plus en plus précisément, des projets nazis d’invasion de l’URSS, y compris, dès la fin 1940, du plan Barbarossa à peine élaboré par l’état-major allemand. Plus tard, le fameux espion Richard Sorge lui annoncera même la date de l’invasion hitlérienne. Et pourtant, lorsque celle-ci commence, Staline refuse d’y croire. Il lui faudra plusieurs jours pour se ressaisir et lancer la « grande guerre patriotique » contre l’envahisseur…
MANUEL SCOLAIRE RUSSE Présenté dans les programmes scolaires français comme une « collusion des deux totalitarismes contre les démocraties », le pacte germano-soviétique d’août 1939 est évoqué dans ce manuel russe de 2010 comme une conséquence des turpitudes de la diplomatie des nations occidentales. Les démocraties occidentales, Royaume-Uni en tête, utilisèrent activement la diplomatie secrète. Leur objectif était l’exact inverse [de la stratégie soviétique] : diriger la machine de guerre hitlérienne vers l’est. (…) « Nous savons tous que le souhait de l’Allemagne est de s’étendre vers l’est, déclarait en 1936 le premier ministre britannique Stanley Baldwin. Si l’Europe devait aller jusqu’à l’affrontement, alors je préférerais que cet affrontement
oppose les bolcheviks aux nazis. » (…) La politique de conciliation [avec l’Allemagne] culmina avec l’accord de Munich entre le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie pour le démembrement de la Tchécoslovaquie. (…) Staline disposait d’informations sur la tenue de négociations secrètes entre Londres, Paris et Berlin, notamment sur l’intention du Royaume-Uni de renoncer à honorer son engagement de défendre la Pologne, répétant le scénario de Munich, aux portes cette fois de l’Union soviétique. Sergueï Karpov (sous la dir. de), Istoria Rossii. XX - natchala XXI veka (« Histoire de la Russie. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie, 2010.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
Il y a plusieurs « secondes guerres mondiales » En 2004, 58 % des Français interrogés par un institut de sondage désignaient les Etats-Unis comme le pays qui avait le plus contribué à la victoire des Alliés ; seuls 20 % citaient l’Union soviétique. A l’évidence, le vainqueur de la guerre froide a aussi remporté la guerre des mémoires : en réalité, le front de l’Est – de loin le plus meurtrier – a mobilisé 165 divisions allemandes, contre 76 pour le front occidental. PAR
DOMINIQUE VIDAL
« La Planète affolée », de Max Ernst, 1942. Max Ernst est en exil aux Etats-Unis quand il peint La Planète affolée, une œuvre d’inspiration surréaliste. Né dans les années 1920, le surréalisme révolutionna l’art de l’entre-deux-guerres en associant psychanalyse, politique et imaginaire, en s’inspirant de courants artistiques méconnus ou méprisés (arts primitifs, naïfs, etc.) et en inventant des manières de créer, telles que l’écriture automatique en littérature ou l’oscillation en peinture. © akg-images © Adagp, Paris 2014.
Des membres de la Waffen SS et du service du travail du Reich regardent un agent des Einsatzgruppen se préparer à abattre un Juif ukrainien à genoux au bord d’une fosse commune. 1941-1943, Vinnytsia, Ukraine. Il y a une seconde guerre mondiale en Europe et une autre en Asie – voire une autre encore en Méditerranée. En Europe même, la guerre menée par Adolf Hitler à l’Est se distingue du conflit à l’Ouest.
Des membres de la Waffen SS et du service du travail du Reich regardent un agent des Einsatzgruppen se préparer à abattre un Juif ukrainien à genoux au bord d’une fosse commune. 1941-1943, Vinnytsia, Ukraine. © Keystone-France.
A l’Ouest, l’armée allemande mène une guerre « traditionnelle » de conquête, accompagnée d’une répression implacable de toutes les formes de résistance afin de permettre l’occupation et l’exploitation les plus efficaces possible. La plus barbare des actions nazies est l’offensive aérienne contre le Royaume-Uni : du 7 septembre 1940 au 21 mai 1941, les bombardements indiscriminés feront 14 600 morts et 20 300 blessés. A l’Est, c’est bien pis, car le IIIe Reich entend non seulement occuper et exploiter, mais aussi germaniser l’« espace vital » qu’il conquiert en Europe centrale et orientale. Conformément aux théories racistes et démographiques qui ont inspiré le nazisme, cette guerre coloniale à retardement – l’A llemagne a été largement oubliée dans le partage du tiers-monde – prend un caractère génocidaire : l’aryanisation et l’autosuffisance de ces territoires impliquent d’en chasser ou d’en exterminer les « sous-hommes » (Juifs, Tziganes, Polonais, Slaves, handicapés…) pour faire place aux Allemands « de souche ». Cette stratégie converge avec la destruction programmée des Juifs d’Europe.
« Cette année, entre 20 et 30 millions d’hommes
mourront de faim en Russie. » Cette particularité de la guerre à l’Est, déjà manifeste lors de l’invasion de la Pologne, va devenir évidente en URSS. La croisade contre le « judéo-bolchevisme » marque le début de la « Shoah par balles », qui verra les groupes de tuerie mobiles (Einsatzgruppen) éliminer sur place, avec la complicité active de milices locales, plus de 1,5 million de Juifs. Mais elle vise aussi les populations soviétiques. En un an, plus de 3 millions de soldats prisonniers de l’armée allemande mourront de sévices, de faim ou de froid. Affamer les Soviétiques, tel est aussi le but de Hermann Göring, qui, recevant le ministre italien des affaires étrangères, le comte Galeazzo Ciano, lui annonce en novembre 1941 : « Cette année, entre 20 et 30 millions d’hommes mourront de faim en Russie. » Autant de cadavres qui, visiblement, n’embarrassent pas la conscience des technocrates du plan quadriennal, qui écrivent en octobre 1942 : « Comme la population des territoires [soviétiques] occupés a diminué (…) en moyenne d’un tiers (…), on peut compter, avec la prochaine réalisation de la récolte en temps de paix, sur un excédent supérieur d’un quart aux prévisions, si bien que non seulement le déficit allemand en farine mais aussi le déficit européen pourront être couverts par le seul sud de la Russie. »
De fortes disparités
Comme l’expliquent les historiens allemands Götz Aly et Susanne Heim, « le
génocide [était] faisable, et, dans la population allemande, la disposition à accepter un tel crime [était] élevée. La décision d’assassiner les Juifs européens a aussi été précédée par celle de tuer par la faim des millions de prisonniers de guerre et de civils en URSS. Entre, d’un côté, ces expériences et ces options de principe en matière d’alimentation et de colonisation et, de l’autre, la destruction des Juifs, il existe un rapport conceptuel : les plans politico-démographiques pour une nouvelle Europe. [Le judéocide fut] la partie la plus avancée et la plus largement réalisée de plans d’extermination beaucoup plus vastes ». Cette différence entre les deux guerres européennes de Hitler explique aussi la disparité des chiffres des victimes. C’est à l’Est que la proportion de tués, Juifs compris, est la plus élevée : 16 % de la population de 1939 en Pologne (5,8 millions), 13 % en URSS (26 millions) et 6,7 % en Yougoslavie (1 million), contre 1,35 % en France (560 000), 1 % en Italie (450 000) et 0,9 % au RoyaumeUni (450 000). L’A llemagne et l’A utriche, pour leur part, ont enregistré de 8 % à 10 % de pertes (entre 6,5 et 8,7 millions de morts).
BÊTISIER En 2014, 50 000 écoliers du nord-ouest de l’Inde ont pu découvrir dans leur manuel d’histoire – édité par le très officiel Conseil du Gujarat pour la recherche en éducation – que « le Japon a lancé une bombe nucléaire sur les Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale »... « Adolf Eichmann convoque la conférence de Wannsee. Adolf Hitler, Reinhard Heydrich et Heinrich Himmler y mettront au point les procédures d’extermination de toute la population juive d’Europe », explique un manuel d’histoire diffusé dans les lycées québécois au Canada (L’Occident en 12 événements, Editions GrandDuc, 2008). Hitler et Himmler n’étaient pas présents à cette réunion, et c’est Heydrich qui l’a convoquée. Eichmann, lui, en a rédigé le compte rendu.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
L’impérialisme nippon enflamme le pacifique Dans le Pacifique, la seconde guerre mondiale débute en 1931, quand le Japon envahit la Mandchourie, et s’achève en septembre 1945, presque un mois après les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Pendant ces quatorze années, les prétentions impérialistes de Tokyo ont ravagé la façade orientale du continent asiatique, provoquant notamment la mort de plus de douze millions de Chinois. PAR
DOMINIQUE VIDAL
Seokyong Lee, 9 novembre 2008. Dans sa petite chambre de Pyeongtaek (Corée du Sud), Bae, une ancienne « femme de réconfort » âgée de 80 ans, cache son visage. Depuis sept ans, elle souffre d’asthme, vit des aides sociales et doit payer pour louer sa machine à oxygène. Pendant la seconde guerre mondiale, les « femmes de réconfort » ont été forcées à se prostituer par l’armée impériale japonaise. Photographie de Seokyong Lee, 2008. © Seokyong Lee/The New York Times/Redux-REA.
Bien qu’appartenant au camp des vainqueurs, le Japon sort insatisfait de la conférence de Versailles : il juge insuffisantes les conquêtes territoriales qui lui sont consenties. Cette déception renforce l’idéologie fondée sur la suprématie de la race japonaise et son droit à contrôler l’A sie. Personnifiée par l’empereur, cette théorie trouve sa première application en septembre 1931 avec l’invasion de la Mandchourie et la création du régime fantoche du Mandchoukouo. Six ans plus tard, l’incident du pont Marco Polo, près de Pékin, sert de prétexte au déclenchement d’une guerre contre l’ensemble de la Chine.
« Pourquoi Singapour est tombé ». Couverture de la semaine du 19 février 1942. © Coll. Kharbine-Tapabor.
Le 27 septembre 1940, l’empire du Soleil-Levant signe, à Berlin, le pacte tripartite : il reconnaît la prédominance de l’A llemagne nazie et de l’Italie fasciste en Europe, celles-ci admettant sa supériorité en Asie. Cet acte diplomatique coïncide avec l’occupation du nord de l’Indochine. Et la Thaïlande, à son tour, s’en prend aux possessions françaises : elle y gagnera une partie du Laos et du Cambodge.
En guise de représailles, les Etats-Unis décident d’imposer un blocus pétrolier au Japon. L’empereur riposte en lançant la « guerre de la Grande Asie orientale » et en donnant le feu vert à l’attaque contre Pearl Harbor, dans l’archipel de Hawaï : au soir du 7 décembre 1941, le gros de la flotte américaine du Pacifique est détruit. Washington déclare alors la guerre à Tokyo ; et Berlin comme Rome déclarent la guerre à Washington.
La guerre en asie
Armes bactériologiques
Mais les Alliés accordent la priorité au combat contre l’A llemagne. Le Japon en profite pour poursuivre sa moisson en Asie : après la Birmanie, Hongkong et Singapour, les Philippines, la Malaisie, les Indes orientales néerlandaises, l’Océanie… Ces conquêtes sont d’autant plus aisées qu’une bonne partie des populations locales voit de prime abord dans les soldats nippons des libérateurs venus secouer le joug colonial occidental. Le comportement de l’armée impériale lui aliénera toutefois rapidement ces sympathies… Reste que, si l’empire doit faire face à des résistances nationales, il peut compter sur des régimes collaborateurs : outre le Mandchoukouo et la Chine, la Birmanie, les Philippines, la Thaïlande, etc.
« Chine, hurle ! », dessin de Li Hua, 1938. © akg-images.
Le premier coup d’arrêt à l’expansion nippone se produit en juin 1942 : c’est la bataille aéronavale des îles Midway, qui coûte quatre porte-avions aux Japonais. Dès lors, les marines se lancent dans une reconquête des îles du Pacifique – Guadalcanal, les Salomon, les Philippines – en passant par la grande bataille du golfe de Leyte. Avec la prise d’Iwo Jima et d’Okinawa, au printemps 1945, les Etats-Unis se dotent de bases permettant d’attaquer directement les grandes villes japonaises. Au bombardement incendiaire de Tokyo (100 000 morts), le 10 mars 1945, succéderont ceux, atomiques, de Hiroshima (6 août 1945) et de Nagasaki (9 août). Entre-temps, l’Union soviétique déclare officiellement la guerre au Japon et envahit la Mandchourie ainsi que la Mongolie intérieure. Le 15 août, les combats cessent, et le 2 septembre le Japon capitule.
Cinq prisonniers chinois vont être enterrés vivants par des soldats japonais aux environs de Nankin, après la chute de la capitale de la Chine nationaliste en décembre 1937. Photographie prise par un soldat japonais. © Keystone-France
Pour comprendre le choc que représente en Asie, de nos jours encore, chaque visite du premier ministre japonais au sanctuaire Yasukuni, il faut mesurer l’ampleur des crimes de guerre perpétrés par l’armée impériale. Tout commence avec deux décisions prises par l’empereur durant l’été 1937 : la suspension des conventions internationales sur la protection des prisonniers de guerre et l’autorisation d’employer des gaz toxiques. C’est le feu vert à tous les massacres, et d’abord en Chine, qui perdra au total 3,2 millions de soldats et 9 millions de civils, dont 300 000 dans le massacre de Nankin. Chacun des autres territoires occupés connaîtra ses tueries, mais aussi le travail forcé, voire l’expérimentation d’armes bactériologiques. Des officiers japonais ont même été jugés pour des actes de cannibalisme…
MANUELS JAPONAIS
Selon qu’ils sont de tendance progressiste (1) ou nationaliste (2), les manuels japonais (2012) analysent de manière différente les conséquences de la victoire alliée. 1. Le Japon capitula. (…) Il commença à mettre en place un gouvernement pacifique et démocratique, et abandonna le militarisme. Le gouvernement présenta un projet de Constitution qui s’inspirait d’un texte rédigé par le commandant suprême des forces alliées. (…) Durant la guerre, le Japon causa de graves dommages et subit lui aussi de lourdes pertes. Aussi la nouvelle Constitution fit-elle du pacifisme son principe de base. 2. Les puissances alliées qui vainquirent le Japon considéraient que la Constitution du Japon impérial était la principale cause de la guerre. Le commandant suprême des forces alliées exigea des amendements à la Constitution. Le gouvernement proposa une révision constitutionnelle, mais le commandant la refusa. A la place, il rédigea, en une semaine, une nouvelle Constitution, puis incita fermement le gouvernement japonais à l’adopter. (…) Les puissances alliées ont exigé la démilitarisation du pays et l’inscription de ce principe dans la Constitution. New Social Studies : History, Tokyo Shoseki, 2012 ; Middle School Social Studies : A New History of Japan, Ikuhosha Publishing, 2012. Cités dans « A Shifting View of Japanese History », The New York Times, 28 décembre 2013.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
En France à l’heure de Vichy Quelle France a dominé pendant la seconde guerre mondiale ? Celle des résistants ou celle des collaborateurs ? La réponse varie suivant la période et les groupes sociaux considérés. Ainsi, tandis que les groupes industriels ont largement soutenu le régime de Vichy, les mouvements ouvriers se sont souvent engagés dans la Résistance. PAR
DOMINIQUE VIDAL
Affichage à Paris en 1942. Photographie d’André Zucca.
© André Zucca/ BHVP/Roger-Viollet
Deux mythes ont successivement tenu lieu d’histoire de la seconde guerre mondiale en France. Le premier décrit un peuple uni, à l’exception d’une poignée de « collabos », contre l’occupant autour – au choix – du général de Gaulle ou du Parti communiste. Mais, au début des années 1970, sur la lancée du livre de l’historien Robert Paxton, La France de Vichy, et du film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, la perspective s’inverse. Incomplètes l’une comme l’autre, ces deux visions s’expliquent par l’évolution de la situation au fil des années.
Les députés votent pour pétain Ecrasés par la défaite, les Français, dans leur majorité, sont pétainistes en juin 1940. Ils voient un sauveur dans le vainqueur de Verdun Philippe Pétain, approuvent la demande (17 juin 1940) et la signature de l’armistice (22 juin), puis les pleins pouvoirs qui lui sont confiés par les députés et sénateurs réunis à Vichy (10 juillet 1940). Rien n’indique, en revanche, qu’ils appuient aussi massivement le maréchal lorsque, après avoir rencontré Adolf Hitler à Montoire (24 octobre 1940), il assure dans un discours radiodiffusé (30 octobre) : « J’entre dans la voie de la collaboration. »
Affiche de 1940 faisant la promotion du service du travail obligatoire des Francais en Allemagne / Fascicule de propagande pétainiste pour l’engagement dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Vers 1942. / Le Figaro, sous la croix gammée, Paris (photographie d’André Zucca).
© Coll. Kharbine-Tapabor / © Coll. Casagrande/adoc-photos / © André Zucca/ BHVP/Roger-Viollet.
Telle sera pourtant la fonction de l’« Etat français » : stimuler la collaboration politique, économique, policière et même militaire de la France – occupée et non occupée (jusqu’au 11 novembre 1942) – avec le IIIe Reich. Outre les sommes astronomiques payées et les innombrables produits livrés à ce dernier par Vichy au titre des accords d’armistice, le patronat s’investit à fond dans cette politique, multipliant les associations avec des capitaux allemands.
« Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans elle, le bolchevisme s’implanterait partout en Europe. » En matière de persécutions antisémites, le maréchal Pétain devance même les demandes de l’occupant. Après les deux statuts des Juifs (octobre 1940 et juin 1941), suivis de la spoliation des entreprises juives sous couvert d’aryanisation et du port de l’étoile jaune en zone occupée, les rafles, effectuées par la police française, se multiplient : les personnes arrêtées sont ensuite entassées dans des camps de transit. Au total, 76 000 Juifs sont déportés, dont seuls 2 500 reviendront. Les deux tiers étaient étrangers, et un tiers français.
Vignette de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP) contre le réarmement allemand. Vers 1950. © Coll. Casagrande/adoc-photos.
Car, avec le retour au pouvoir de Pierre Laval (18 avril 1942), la collaboration s’est radicalisée. Le chef du gouvernement déclarera même le 22 juin suivant qu’il « souhaite la victoire de l’A llemagne parce que, sans elle, le bolchevisme s’implanterait partout en Europe ». A la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), créée dès 1941, s’ajoute en 1943 la division Charlemagne. Le
service du travail obligatoire (STO), officiellement mis en place le 16 février 1943 mais qui existe sous diverses formes dès 1942, fournit à l’A llemagne 650 000 travailleurs français. Plus Vichy apparaît comme soumis aux nazis, et plus sa base politique se rétrécit. Sur la vingtaine de groupes collaborationnistes, seuls deux partis dépassent 20 000 adhérents : le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot et le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Fondée le 30 janvier 1943, la Milice française de Joseph Darnand ne regroupera jamais plus de 15 000 membres – comme la LVF.
Portrait, par Robert Doisneau, de la résistante Yvonne Desvignes dans une imprimerie clandestine à Paris, 1945. Francine Doisneau, la fille du photographe, explique pourquoi il s’agit d’une reconstitution : « Aucune des photos des imprimeurs clandestins n’a été prise sur le vif, bien sûr, car ces documents auraient été très dangereux pour les résistants au moment de l’Occupation. Les prises de vues ont été reconstituées dès la Libération pour un ouvrage, Imprimeries clandestines, édité par Le Point à Souillac et publié en mars 1945. Cet ouvrage célébrait le courage de tous ces
résistants de l’ombre en montrant la façon dont ils avaient travaillé. Desvignes était une amie de Vercors et avait broché à la main les ouvrages des Editions de Minuit, dont Le Silence de la mer. Elle a refait pour mon père ce qu’elle avait fait précédemment. » © Robert Doisneau/Rapho.
1943 est, à l’inverse, l’année où la Résistance prend un caractère de masse, avec la création du Conseil national de la Résistance (CNR) par Jean Moulin et la multiplication des maquis. Quelques chiffres et une déclaration suffisent à mesurer l’ampleur de la mobilisation autour de la Résistance. La répression de celle-ci s’est soldée par 60 000 déportés politiques et 30 000 fusillés. Autre fait marquant, 76 000 Juifs, on l’a vu, furent déportés, mais ils étaient 330 000 à vivre en France : que plus des trois quarts d’entre eux aient échappé au génocide, proportion inégalée en Europe occupée, ne tient évidemment pas du hasard. Quant à la déclaration, elle est signée Dwight David Eisenhower, commandant en chef des forces alliées en Europe : « Notre QG estimait que, par moments, la valeur de l’aide apportée par les Forces françaises de l’intérieur à la campagne représentait l’équivalent en hommes de 15 divisions. Grâce à leur assistance, la rapidité de notre avance à travers la France fut grandement facilitée. »
Document Le 26 janvier 1944, une note du diplomate britannique Francis d’Arcy Osborne relaie auprès de son ministère des affaires étrangères la curieuse demande que le Vatican vient de lui adresser. Le cardinal secrétaire d’Etat m’envoie aujourd’hui vous dire que le pape espère qu’aucun soldat allié de couleur ne figurera parmi les forces armées qui pourraient stationner à Rome après la libération. Il s’est empressé d’ajouter que le Saint-Siège ne faisait pas de distinction de peau, mais il espère qu’il sera possible d’accéder à cette demande. Cité dans Owen Chadwick, Britain and the Vatican During the Second World War, Cambridge University Press, 1988.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique, 2014
« La solution définitive du problème juif… » Adolf Hitler n’a pas toujours eu pour projet la « destruction des Juifs d’Europe ». Quand il parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les isoler, puis à les expulser d’Allemagne ; les dignitaires nazis envisagent par exemple de les déporter à Madagascar, en Pologne ou en Sibérie. C’est la guerre qui fait émerger la « solution finale » et donne naissance aux camps d’extermination PAR
DOMINIQUE VIDAL
Une partie des 2 500 portraits de jeunes Juifs déportés de France pendant la seconde guerre mondiale, exposés depuis 2005 au mémorial de la Shoah à Paris.
© Charles Platiau/Reuters.
« Je vais me montrer prophète. Si la finance juive, en Europe et ailleurs, parvient une fois de plus à plonger les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquence n’en sera pas la bolchevisation du monde, et donc une victoire des Juifs, mais au contraire la destruction de la race juive en Europe », déclare le chancelier allemand Adolf Hitler devant le Reichstag, le 30 janvier 1939. C’est un tournant dans la politique antijuive du nazisme. Jusque-là, depuis leur arrivée au pouvoir, les nazis se sont fixé deux buts : isoler les Juifs dans la société allemande et les expulser à l’étranger. La loi du 7 avril 1933, puis les lois de Nuremberg (15 septembre 1935) instaurent une ségrégation stricte tendant à éviter tout contact entre « Aryens » et Juifs, avec notamment l’interdiction des mariages mixtes, l’exclusion des Juifs d’une série de professions, etc. Parallèlement, les violences se multiplient, du boycott forcé des commerces juifs à l’emprisonnement de milliers de Juifs.
Déportation à Madagascar ? Début novembre 1938, l’assassinat, à Paris, du conseiller d’ambassade Ernst vom Rath par un dénommé Herschel Grynszpan sert de prétexte au déchaînement d’une véritable terreur antisémite. Pogrom à l’échelle de toute l’A llemagne, organisé par Joseph Goebb els et Heinrich Himmler avec l’aide de la Gestapo, la Nuit de cristal, le 9 novembre, se solde par un bilan terrible : 191 synagogues incendiées dont 76 détruites, 7 500 boutiques juives démolies et pillées, 91 Juifs sauvagement assassinés… Et 20 000 autres rejoignent les communistes, sociaux-démocrates et chrétiens opposants déjà emprisonnés, certains depuis 1933. La législation antisémite est aggravée, les Juifs étant dorénavant éliminés de l’économie allemande, par transfert de leurs entreprises et biens à des « Aryens ».
Grands massacres de populations au XXe siècle
« Le problème majeur demeure : il consiste à chasser les Juifs hors d’A llemagne », avait déclaré Reinhard Heydrich. Dans un premier temps, il n’est résolu que par l’émigration payante : de 1933 au 31 octobre 1941, 537 000 Juifs quittent légalement l’A llemagne, l’A utriche et la Bohême-Moravie, en échange de 9,5 millions de dollars versés par leurs coreligionnaires étrangers. Après avoir
pensé à expulser tous les Juifs vers Madagascar, puis commencé à les regrouper en Pologne, enfin imaginé une « réserve » en Sibérie, les dignitaires hitlériens en viennent progressivement, à partir de l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin 1941, à la « solution finale » annoncée par Hitler.
Le génocide des « sous-hommes » Préparée durant l’été 1941, qui voit les Einsatzgruppen (groupes de tuerie mobiles) massacrer sur le front de l’Est des centaines de milliers de Juifs, accélérée lors d’une réunion à Wannsee, un faubourg de Berlin, le 20 janvier 1942, cette « solution finale » implique la déportation de tous les Juifs d’Europe occupée vers les camps de concentration déjà existants et surtout vers de nouveaux en construction : des centres d’extermination. Ainsi naissent, entre autres, Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor et Chelmno, où l’installation de chambres à gaz permet d’anéantir des milliers de personnes chaque jour. « La solution définitive du problème juif en Europe concerne approximativement 11 millions de Juifs », a estimé Heydrich à Wannsee ; si l’on additionne les victimes des massacres massifs du front de l’Est, celles des ghettos et celles des usines de la mort, il a atteint plus de la moitié de son « objectif »…
Synagogue en feu à Bielefeld, lors de la Nuit de cristal, (9 au 10 novembre 1938). © Hans Asemissen/ akg-images.
Mais, si les Juifs constituent les principales victimes du génocide nazi, ils ne sont pas les seules. Tous les Untermenschen (« sous-hommes ») – Juifs, mais aussi Tziganes, malades mentaux, Polonais, Slaves… – ont constitué des cibles de la croisade nazie contre le « judéo-bolchevisme ». Le judéocide a toutefois quelque chose de spécifique : c’est le seul génocide de l’histoire purement racial, annoncé et réalisé avec tous les moyens d’un Etat.
Dominique Vidal Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La Découverte, 2014.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Tous les totalitarismes se valent Entrés en vigueur en septembre 2011, les nouveaux programmes de première se décomposent en cinq thématiques. L’une d’elles est consacrée au « siècle des totalitarismes » et mêle l’URSS de Staline, l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini. Cet amalgame, fréquent depuis un quart de siècle, vise à mettre sur le même plan communisme et nazisme. PAR
BENOÎT BRÉVILLE
Affiches des films « Ilsa, la Tigresse du goulag », de Jean Lafleur, 1977 et « Ilsa, la Louve des SS », de Don Edmonds, 1975. Depuis quarante ans, les films de série Z – œuvres à petit budget généralement de mauvaise qualité – proposent des scénarios extravagants qui exploitent jusqu’à l’absurde la paranoïa des temps de guerre froide, entretenant parfois la confusion entre nazisme et communisme. Ainsi, l’héroïne-nymphomane de la saga Ilsa se retrouve tour à tour gardienne de goulag et de camp de concentration. DR.
A première vue, la France de François Hollande, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, le Venezuela de Nicolás Maduro et l’Union européenne ont peu en commun. Pourtant, en 2014, ils ont tous les quatre été affublés de l’adjectif « totalitaire » : la France parce que son ministre de l’intérieur a interdit les spectacles de Dieudonné Mbala Mbala, la Turquie en raison du blocage du réseau social Twitter, le Venezuela à cause de la répression de certaines manifestations et l’Union européenne car elle briderait la souveraineté des nations. Le concept de totalitarisme a toujours eu un sens fluctuant. Il apparaît dans l’Italie
du début des années 1920 sous la plume d’opposants au Duce, pour qualifier le régime fasciste. Mais Benito Mussolini récupère le mot et le charge d’une connotation positive. En 1925, il exalte la « farouche volonté totalitaire » unifiant le peuple italien : le totalitarisme, c’est la grandeur de l’Etat.
Parade du mouvement de jeunesse fasciste Les Fils de la louve. Italie, vers 1935. © adoc-photos.
Au même moment, les adversaires de Joseph Staline utilisent ce concept pour décrire l’URSS. L’écrivain anarchiste Victor Serge, qui a soutenu la révolution de 1917, parle du régime soviétique comme d’un « Etat totalitaire, castocratique, absolu, grisé de puissance, pour lequel l’homme ne compte pas ». En août 1939, la signature du pacte germano-soviétique popularise, au Royaume-Uni et aux ÉtatsUnis, la thématique de l’alliance des totalitarismes. Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que la notion se charge d’un lourd poids idéologique : elle devient un mot d’ordre anticommuniste et sert à justifier le combat contre le bolchevisme. En 1944, dans La Route de la servitude, le théoricien ultralibéral Friedrich Hayek soutient que l’intervention de l’État produit inévitablement un contrôle des libertés individuelles, le refus du marché libre constituant ainsi la matrice de « l’avènement du totalitarisme ». Trois ans plus tard, le président des Etats-Unis Harry S. Truman renvoie lui aussi Hitler et Staline dos à dos : « Il n’y a aucune différence entre les Etats totalitaires », affirme-t-il en 1947.
En allemagne, l’historien Ernst nolte fait du nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique. Cette superposition discutable entre les expériences allemande et soviétique prend un caractère scientifique avec la publication des travaux de Hannah Arendt en 1951 puis de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. En 1956, ces deux chercheurs identifient six critères permettant d’identifier un régime totalitaire : un parti de masse dirigé par un chef charismatique, la banalisation de la terreur, la centralisation de l’économie, la mainmise des pouvoirs publics sur les moyens de communication, etc. Parce qu’elle privilégie ce qui rapproche Hitler et Staline au détriment de ce qui les sépare, cette grille de lecture remporte un vif succès pendant la guerre froide. Loin de disparaître avec l’effondrement de l’URSS, elle connaît une seconde jeunesse au début des années 1990. En Allemagne, l’historien Ernst Nolte fait alors du nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique ; en France, son homologue François Furet explique que le volontarisme transformateur pousse à la limitation des libertés, à la violence et donc à la « mécanique totalitaire » : « Le bolchevisme stalinisé et le national-socialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires du XXe siècle, écrit-il dans Le Passé d’une illusion (1995). Non seulement ils sont comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux une catégorie politique. » Ce postulat ideologique a récemment pris corps dans les programmes scolaires : depuis 2011, il est demandé aux lycéens français d’étudier l’Italie fasciste, l’A llemagne nazie et l’Union soviétique dans un seul et même chapitre, baptisé « Le siècle des totalitarismes ». Une telle présentation efface les différences entre ces trois idéologies ; elle néglige la nature du nazisme, dont la quête d’un « espace vital » pour l’A llemagne implique une volonté raciste d’extermination des « soushommes » : Juifs, Tziganes, Slaves… Devenu, selon les mots de l’historien Enzo Traverso, « outil de légitimation de l’Occident triomphant », le concept de totalitarisme est aujourd’hui utilisé à tort et à travers, par les uns pour décrire les limitations des libertés, par les autres pour disqualifier les projets de transformation sociale. Aussi certains auteurs proposentils, à l’instar de Slavoj Žižek, de s’en débarrasser purement et simplement.
Benoît Bréville Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
Quand les États-Unis dictaient leur paix S’il est entendu que le traité de Versailles a mis à genoux les pays défaits en 1918, les conférences concluant la seconde guerre mondiale font l’objet d’analyses plus clémentes. Selon un manuel de première (Belin, 2011), les vainqueurs auraient voulu conclure « une paix juste, durable, propice à la reconstruction ». De Yalta à Bretton Woods, les Etats-Unis ont pourtant su se tailler un ordre international sur mesure. PAR
ROGER MARTELLI
Le « monde libre » et ses dictatures
Une fois de plus, l’ordre des vainqueurs s’impose après la défaite des forces de l’A xe. Le cadre général est fixé, pièce par pièce, lors des grandes conférences interalliées qui se succèdent à partir de la fin 1943. En majorité, les responsables américains – qui donnent le ton des discussions – sont convaincus que les désastres des années 1930 ont été provoqués par la conjonction du repli des États et d’une Société des nations défaillante. Pour eux, la mise en place d’un environnement
économique libéral affirmé est un préalable obligé pour « libérer le monde du besoin », selon les mots du vice-président des Etats-Unis Henry Wallace.
Les britanniques contre le dollar
Brochure éditée par l’Association de la libre entreprise, en 1947. © Coll. IM/Kharbine-Tapabor.
En juillet 1944, 44 délégations (dont une soviétique) réunies à Bretton Woods, dans le nord-est des Etats-Unis, établissent la base monétaire des échanges. Contre l’avis britannique (émis par l’économiste John Maynard Keynes), le dollar devient la seule monnaie convertible en or et donc la référence des échanges internationaux. Une Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, base de l’actuelle Banque mondiale) est créée, ainsi qu’un Fonds monétaire international (FMI), dans lequel le principal contributeur (les États-Unis) possède un droit de veto de fait. Les bases d’une nouvelle organisation politique internationale sont jetées dans la seconde moitié de 1944 (conférence de Dumbarton Oaks). Le principe en est définitivement adopté à la conférence de Yalta (février 1945). D’avril à juin 1945, la conférence de San Francisco décide enfin la constitution de l’Organisation des
Nations unies (ONU), qui regroupe initialement 51 Etats.
Un ordre économique mondial où libre concurrence et modernisation se confondent. La Charte de la nouvelle institution entend éliminer la loi de la jungle des relations internationales : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, non-ingérence dans les affaires intérieures, règlement pacifique des litiges entre pays, coopération internationale, obligation d’aider les habitants des colonies à développer leurs libres institutions politiques. L’ONU dispose de multiples possibilités d’intervention, y compris militaires. L’A ssemblée générale annuelle, où chaque membre dispose d’une voix, adopte ses résolutions à la majorité des deux tiers. Un organisme permanent, le Conseil de sécurité, est composé de six membres élus par l’A ssemblée générale et de cinq membres permanents (Chine, Etats-Unis, France, RoyaumeUni, URSS). La règle de l’unanimité de ces cinq membres équivaut à donner à chacun d’eux un droit de veto.
Affiche publicitaire pour la reconstruction d’après guerre. Illustration de Lucien Boucher, vers 1947. © Coll. IM/Kharbine-Tapabor.
Dès 1946, les Etats-Unis disposent à l’ONU d’une majorité écrasante. Jusqu’au milieu des années 1950, presque toutes les résolutions proposées par la diplomatie américaine seront votées. La fixation du siège des Nations unies à New York illustre symboliquement cette hégémonie de fait. La pax americana se fonde d’abord sur le rêve d’une économie internationale assise sur les normes de la concurrence. La guerre froide en parachève les mécanismes. Les dollars américains du plan Marshall (lire p. 90) permettent aux économies fragilisées du continent européen de trouver les ressources d’une relance, en limitant le financement public des Etats nationaux. En octobre 1947, 23 Etats signent l’A ccord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) qui précise le socle des futures relations commerciales. La baisse des droits de douane, l’égalité parfaite entre producteurs nationaux et exportateurs, la suppression de toutes les entraves héritées de l’entre-deux-guerres deviennent les bases légitimes d’une nouvelle mondialisation. Les Etats-Unis ont donc réussi à imposer l’idée d’une économie mondiale où libre concurrence et modernisation se confondent. Mais l’application de ce principe reste corsetée par les fragilités persistantes héritées de la guerre et par la consolidation, jusque dans la citadelle américaine, d’un important interventionnisme d’Etat.
BÊTISIER Alors même que Silvio Berlusconi accuse les manuels d’histoire italiens de contenir des « déviations marxistes », un manuel diffusé en Toscane (Federica Bellesini, I nuovi sentieri della storia. Il Novecento, Istituto Geografico De Agostini, Novara, 2003) décrit ainsi la différence entre « droite historique » (modérément conservatrice) et « gauche historique » (modérément progressiste) à la fin du XIXe siècle : « Les hommes de la droite étaient des aristocrates et de grands propriétaires terriens. Ils s’étaient engagés en politique afin de servir l’Etat, et non pour s’élever socialement ou s’enrichir. Ils administraient les finances publiques avec la même attention et la même parcimonie qu’ils consacraient à leurs patrimoines. Les hommes de la gauche, en revanche, exerçaient des professions libérales, étaient entrepreneurs ou avocats, désireux de faire carrière à tout prix, quitte à sacrifier le bien de la nation pour leurs intérêts. »
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
En 1945, une trompeuse symétrie entre les deux grands Le déclin de l’Europe et l’ordre international né de la seconde guerre mondiale laissent place au face-à-face des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Mais les forces en présence sont très inégales : le conflit, qui a relancé la machine américaine, laisse l’URSS exsangue en 1945. Dominé sur les plans militaire et économique, Moscou n’a alors aucun intérêt à l’ouverture des hostilités. PAR
ROGER MARTELLI
Rassemblement, au Madison Square Garden de New York, le 4 juin 1947 Des milliers de personnes opposées à la loi Taft-Hartley, qui restreint les prérogatives des syndicats et limite le droit de grève. Les participants demandent au président Truman d’opposer son veto à cette loi. © Sam Falk/The New York Times-Redux-REA.
Largement épargnés par la guerre, les Etats-Unis enregistrent une croissance spectaculaire entre 1941 et 1945. Leur revenu national a doublé pour atteindre trois fois celui de la Russie et plus de cinq fois celui du Royaume-Uni. En 1945, le pays détient les deux tiers des réserves d’or et les trois quarts des capitaux investis dans le monde entier ; il possède la moitié des capacités industrielles et la plupart des surplus agricoles ; il contrôle l’accès aux principales réserves mondiales de pétrole et en produit lui-même. Il se trouve enfin à la tête du dispositif militaire le plus puissant, maîtrisant les airs et les mers, et détenant, seul, le secret bien protégé de l’arme atomique.
Grèves et mécontentement paysan
Affiche de propagande soviétique (détail), 1946. © akg-images.
Et pourtant les Etats-Unis semblent touchés par un sentiment latent d’incertitude. La situation fragile de l’Europe les inquiète, ils craignent de voir leur hégémonie disputée en Amérique latine, ils redoutent les effets de la reconversion industrielle, avec le retour des combattants sur le marché du travail et une forte inflation. Le trouble se traduit par un fort mécontentement paysan (contre le contrôle des prix) et par de nombreuses grèves, surtout en 1946. Alors que la fin de la guerre marque un peu partout une percée de la gauche, l’inverse a lieu aux Etats-Unis. Dès 1944, la droite du Parti démocrate obtient la désignation à la vice-présidence de Harry Truman contre l’homme du New Deal, Henry Wallace, qui s’opposera plus tard à l’antisoviétisme de guerre froide. Les élections de 1946 sont une victoire pour les républicains, qui élèvent la voix pour freiner toute réforme sociale et qui, en 1947, vont imposer la loi Taft-Hartley, qui muselle le monde syndical et freine les velléités réformatrices de la puissante centrale AFL-CIO (dix millions de membres en 1945). Cette inflexion à droite marque en profondeur le champ économique et social, et la politique étrangère.
Une Américaine au foyer présentant des provisions stockées dans un abri antiatomique pendant la guerre froide, dans les années 1950. © Hulton Archive/Getty Images.
Face au géant américain, l’Union soviétique ne fait pas militairement le poids. La force de son infanterie et de son artillerie ne compense pas sa faiblesse navale et aérienne, ni son handicap nucléaire. Les pertes humaines (de 26 à 30 millions de morts selon les estimations hautes) et les destructions matérielles gigantesques (cinq fois et demie le revenu national de 1939) l’ont laissée exsangue. La « grande guerre patriotique » a relâché la tension politique et les formes draconiennes de gestion économique mises en place après 1929. En même temps, elle a renforcé la centralisation administrative et la personnalisation du pouvoir au bénéfice de Joseph Staline. En fait, elle a provoqué une hésitation fondamentale au sein du groupe dirigeant.
Superpuissances inégales (1945-1990)
Certains (Andreï Jdanov) considèrent que les nouvelles marges de manœuvre internationales permettent d’assouplir durablement le volontarisme des années 1930 et de porter l’effort vers les industries de biens de consommation. D’autres au contraire (Lavrenti Beria, Gueorgi Malenkov) pensent qu’il faut maintenir le modèle rigoureux antérieur et donner la priorité au complexe militaro-industriel.
Intellectuels et artistes accusés de « décadentisme occidental ».
Affiche de propagande soviétique pour le IVe plan quinquennal (1946 - 1950). © Coll. BDIC.
Dès 1946, Staline a tranché en faveur du second groupe. La tension internationale, les troubles dans l’armée, la criminalité urbaine et les mauvaises récoltes provoquent un retour vers le pilotage ultracentralisé de l’économie. Au même moment, en lien avec le durcissement diplomatique, s’engage une vive reprise en main idéologique sous la forme d’une lutte contre le « décadentisme occidental », c’est-à-dire l’attraction supposée pour la culture venue de l’Ouest. Dirigée d’abord contre les milieux intellectuels et artistiques, l’offensive est conduite par Jdanov, avant sa disparition en 1948. L’URSS de 1946-1947 n’est pas disposée à une rupture de la « Grande Alliance » qui l’unissait aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, mais elle se prépare mentalement à un nouveau cours.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
Qui a provoqué la guerre froide ? La guerre froide n’avait rien d’inéluctable. Pendant trente ans, les Etats-Unis et l’URSS ont vécu dans une relative concorde, au point même de se retrouver alliés pendant la seconde guerre mondiale. C’est l’émergence, côté américain, de la politique de l’« endiguement » qui mettra le feu aux poudres et provoquera la rupture de la « Grande Alliance ». PAR
ROGER MARTELLI
« Numéro 1A », de Jackson Pollock, 1948. C’est aux Etats-Unis, au lendemain de la seconde guerre mondiale, que naît l’expressionnisme abstrait. Ses fondateurs,
parmi lesquels Jackson Pollock, refusent la figuration et privilégient la liberté du geste, le travail de la matière et l’utilisation de nouvelles techniques, tel le dripping, qui consiste à laisser goutter son pinceau au-dessus de la toile. Pendant la guerre froide, Washington instrumentalise ce mouvement afin de démontrer l’existence, en Amérique, d’une liberté créatrice dont le réalisme socialiste serait dénué. © akg-images © Adagp, Paris 2014.
Pour certains, la guerre froide a commencé en 1917, avec la victoire du communisme soviétique. Pour d’autres, elle débute en 1941, quand la mondialisation de la guerre fait émerger la double puissance des Etats-Unis et de l’URSS. En fait, tout se joue entre 1945 et 1947.
Une femme pose avec une boîte de chewing-gums baptisés « Menace rouge » en 1951 Pendant la chasse aux sorcières anticommuniste menée par John Parnell Thomas et Joseph McCarthy, une période connue sous le nom de maccarthysme. © INP/AFP/ Photo colorisée.
Dès 1943, de nombreux diplomates américains expriment leur crainte d’une maîtrise soviétique de l’Eurasie. De leur côté, les dirigeants soviétiques se méfient toujours de l’Occident capitaliste, en particulier du Royaume-Uni, dont les dirigeants affichent un antisoviétisme radical. Winston Churchill est ainsi le premier, dans un télégramme daté du 12 mai 1945, à utiliser la formule « rideau de fer » pour désigner la coupure qui, selon lui, s’est installée entre l’est et l’ouest de l’Europe. Au départ, les Etats-Unis considèrent que la liberté des échanges et le nouveau système des relations internationales mis en place en 1945 suffisent à assurer leur hégémonie. L’Union soviétique, elle, a pour objectif prioritaire de consolider les frontières héritées de la guerre et de constituer, sur son flanc ouest, un glacis
protecteur, retournant à son profit le « cordon sanitaire » établi par les Occidentaux après la révolution bolchevique de 1917.
En 1947, l’« endiguement » devient le fondement officiel de la diplomatie américaine. Mais dès les premiers mois de son entrée en fonction (12 avril 1945), poussé par le glissement à droite de l’opinion américaine, le président américain Harry Truman décide qu’il en a assez de « pouponner les Soviétiques ». Il s’aligne peu à peu sur une administration américaine où les tenants d’une attitude ouverte cèdent le pas aux partisans d’une ligne plus dure, à l’image d’un diplomate en poste à Moscou, George Kennan, qui suggère dès février 1946 d’« endiguer » l’expansion soviétique. La stratégie de la peur s’installe.
Couverture d’un livret édité en 1949 par les Combattants de la paix et de la liberté (connus sous le nom de Mouvement de la paix et proches du Parti communiste français), sous la forme d’une lettre-pétition au président Truman condamnant sa politique agressive envers l’URSS et la création de l’Alliance atlantique. © Coll. Casagrande/adoc-photos.
La volonté soviétique de se préserver un accès au pétrole iranien et d’assurer son
libre passage dans les détroits turcs (1946) est ainsi présentée comme le signe d’une stratégie d’expansion. En fait, les responsables américains craignent moins une poussée soviétique, qu’ils savent impraticable, que la conjonction possible entre la diplomatie russe, la montée de la gauche en Europe occidentale et l’émergence, dans le monde colonial, d’un nationalisme tenté par les discours marxistes ou marxisants. En 1946, les négociations entre les alliés d’hier s’enlisent sur tous les sujets délicats : Allemagne, Corée, arme atomique. Tandis que la guerre civile entre communistes et monarchistes s’installe en Grèce, les Etats-Unis décident d’accélérer le rapprochement entre les trois zones d’occupation occidentale en Allemagne. Le 12 mars 1947, le président américain affirme que le « monde libre » est menacé. L’endiguement (containment) du communisme devient la base officielle de la diplomatie américaine (on parlera de la « doctrine Truman »). A Moscou, le changement du personnel diplomatique indique la volonté soviétique de se préparer au pire.
L’URSS rejette le plan Marshall Le 5 juin 1947, le secrétaire d’Etat américain, le général George Marshall, donne la version économique et européenne de la politique présidentielle. Son projet d’aide économique américaine (le « plan Marshall ») est officiellement proposé à tous les Etats européens. D’abord hésitants, les Soviétiques finissent par se convaincre que la proposition américaine menace leur mainmise sur l’Europe centrale et orientale. En juillet, ils entraînent leurs alliés dans leur refus. A la fin septembre 1947, dans une réunion communiste internationale restreinte, le Soviétique Andreï Jdanov explique que le monde est désormais partagé en « deux camps ». Le journaliste Walter Lippmann peut alors écrire que la « guerre froide » a commencé.
Document Dans un câble du 15 mars 1948, le diplomate George Kennan propose au sous-secrétaire d’Etat américain Dean Acheson un plan pour empêcher la victoire des communistes en Italie. L’Italie est évidemment un enjeu crucial. Si les communistes y remportent les élections, notre position en Méditerranée, et peut-être même en Europe occidentale, sera ébranlée. Je suis persuadé que les communistes ne peuvent pas gagner sans intimider les électeurs ; et il vaudrait mieux que les élections n’aient pas lieu, plutôt qu’ils
les gagnent dans ces conditions. Pour toutes ces raisons, je demande s’il n’est pas préférable que le gouvernement italien interdise le Parti communiste et prenne des mesures énergiques contre lui avant les élections. Les communistes répondraient probablement par la guerre civile, ce qui nous donnerait un motif pour réoccuper la base aérienne de Foggia, ou toute autre installation que nous souhaiterions. Cela engendrerait certes une effusion de violence, et une probable division militaire de l’Italie. Mais nous sommes proches de la date limite, et je pense que cette solution est préférable à une élection épargnée par le sang, sans intervention de notre part, mais qui donnerait aux communistes la totalité de la péninsule et diffuserait des vagues de panique dans les régions alentour. Cité dans Anders Stephanson, Kennan and the Art of Foreign Policy, Harvard University Press, 1992.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
À quoi servit le plan marshall Sur son site Web, l’Union européenne dresse son autoportrait : ses « racines historiques remontent à la seconde guerre mondiale. Les Européens voulaient se mettre à jamais à l’abri d’une telle folie meurtrière ». Largement diffusé dans les médias et les salles de classe, ce récit néglige délibérément le rôle majeur des Etats-Unis dans l’intégration économique du Vieux Continent. PAR
ROGER MARTELLI
Concours allemand d’affiches pour la propagande du plan Marshall (ou European Recovery Program, ERP), présenté à l’Office d’information de Francfort (République fédérale d’Allemagne) le 27avril 1950. © DR/adoc-photos.
A la fin du conflit, l’A llemagne est provisoirement hors jeu. Le Royaume-Uni et la
France conservent leurs empires coloniaux, mais sortent affaiblis de la guerre. Celle-ci a en effet accéléré le redressement économique américain – amorcé dès les années 1930 – et accentué les difficultés du Vieux Continent. La dynamique de l’antifascisme, prolongée dans la lutte contre l’occupation nazie, a orienté la politique des Etats européens vers la gauche. Si le communisme reste un phénomène minoritaire, il enregistre une percée spectaculaire, en adhérents (6 à 7 millions) et en votes (plus de 20 % en Finlande, en France, en Islande et en Italie). Conjuguée au poids de l’économie de guerre et à la consolidation de la social-démocratie, cette poussée conforte l’émergence de formes originales de régulation économique. Le capitalisme dominant est à peu près partout tempéré par les mécanismes de l’Etat-providence. Lequel s’est développé après la guerre : c’est en 1942 que l’économiste William Beveridge énonce dans un rapport officiel les bases de l’« Etat de bien-être » (welfare state), puis celles du plein-emploi (1944). Trop d’Etat ? En 1946 et 1947, l’A mérique observe avec inquiétude l’évolution politique de l’Europe. Au printemps 1947, ses diplomates s’alarment de l’ampleur supposée de la crise économique et sociale européenne, car ils sous-estiment volontairement les résultats prometteurs de la reconstruction engagée. Un des objectifs de ces alertes est de justifier, auprès des congressistes américains, l’octroi d’une aide économique à l’Europe occidentale meurtrie, pour « endiguer » le communisme.
Coca-Cola, Hollywood et libéralisation des échanges : telles sont les contreparties de l’aide américaine. Lancé le 5 juin 1947, le plan Marshall en est l’instrument. Le 12 avril 1948, le Congrès vote le montant global de l’aide (13 milliards de dollars, 1,2 % du produit national brut [PNB] américain, bien davantage que l’aide actuelle au tiers-monde) et entérine ses conditions : les seize Etats bénéficiaires doivent se regrouper dans une Organisation européenne de coopération économique (OECE, devenue OCDE en 1960), rééquilibrer leur balance des paiements et fonder leur reconstruction sur la libéralisation des échanges.
L’aide s’accompagne de traités bilatéraux contraignants, par lesquels l’A mérique s’octroie le droit de donner des « conseils » sur l’utilisation des sommes allouées et développe ses exportations vers l’Europe. Surplus agricoles, produits industriels, Coca-Cola et films hollywoodiens illustrent la puissance du modèle américain et la vitalité du « billet vert ».
Une pluie de dollars
L’Union européenne naît donc de la guerre froide, et non de la fin de la seconde guerre mondiale, comme cela se dit souvent. Les dirigeants occidentaux multiplient les rencontres en 1948. Le Britannique Ernest Bevin propose une Union de l’Europe occidentale en janvier, un congrès se réunit à La Haye en mai et le Français Georges Bidault avance l’idée d’une Union économique et douanière en juillet. Le blocus de Berlin (juin 1948 - mai 1949) précipite la coupure de l’A llemagne en deux Etats distincts, la République fédérale d’A llemagne (RFA, mai 1949) et la République démocratique allemande (RDA, octobre 1949).
L’Europe centrale et orientale, elle, est intégrée en 1949 dans les réseaux du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou Comecon), réponse soviétique au plan Marshall. A l’Ouest, les projets fédéraux, politiques et militaires butent sur des résistances. Le blocage institutionnel pousse les responsables européens à contourner le problème par le biais de l’union économique, dans le cadre « atlantique » de la guerre froide. La première initiative sérieuse, en mai 1950, conjugue les efforts de la France et de la nouvelle RFA. Sous la houlette du Français Jean Monnet est mise en place une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui regroupe six pays occidentaux à partir d’avril 1951. C’est le point de départ véritable d’une construction européenne fondée sur l’unification des marchés.
Document Jean Monnet, dont le corps repose au Panthéon, apparaît sous un jour très favorable dans les manuels scolaires français (1). Dans L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir, 2009), les politistes Antoine Schwartz et François Denord rappellent quelques aspects souvent ignorés de la vie du « père fondateur de l’Europe » (2). 1 Il est secrétaire général adjoint de la SDN de 1919 à 1923. Pendant la guerre, il est nommé fonctionnaire aux Etats-Unis et participe au Victory Program. En 1942, Roosevelt le charge de réconcilier Giraud et de Gaulle. Il est nommé au CFLN (Comité français de libération nationale), puis de Gaulle lui confie le Commissariat général au plan en 1945. Parallèlement, il multiplie les initiatives en faveur de la construction européenne, qui font de lui un des pères fondateurs de l’Europe. 2 Jean Monnet est l’héritier d’une famille de négociants en cognac. Né en 1888, il arrête ses études à l’âge de 16 ans pour rejoindre l’entreprise familiale. (…) Après guerre, il devient l’adjoint du secrétaire général de la récente Société des nations (SDN), puis démissionne en 1923 pour reprendre en main les affaires familiales. Jean Monnet entame à cette époque une carrière de haute volée dans le monde de la finance. Il en garde tout au long de sa vie des amitiés, notamment au sein de la banque Lazard. Dans les années 1920, il intègre Blair and Co, une firme d’investissement américaine, et devient le vice-président de sa filiale française. (…) En 1929, il est nommé vice-président de la Bancamerica Blair à San Francisco, puis vice-président du holding Transamerica. Manuel d’histoire de terminale, Nathan, coll. « Jacques Marseille », 2004 ; François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
Idéologie, propagande et paranoïa Bien que « froid », l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS n’en est pas moins un conflit total : de l’armée aux médias, de l’industrie à la culture, de la science à la diplomatie, tous les secteurs sont concernés. Les sociétés américaine et soviétique se trouvent en particulier ébranlées par l’intense guerre de propagande que se livrent les deux Etats, et par l’extension des services policiers. PAR
ROGER MARTELLI
Une famille américaine regarde la télévision dans son salon, 1957. © Harold M. Lambert/Getty Images.
« Nous avons été victorieux dans la guerre, nous le serons aussi dans le travail ! » L’ancien soldat est devenu conducteur de moissonneuse dans un kolkhoze. Affiche de propagande soviétique, par Viktor Koretsky, 1947. © W. Koretzki/ akg-images.
La guerre froide se structure, à la fin des années 1940, autour de deux systèmes d’alliances militaires et stratégiques. Seule puissance maritime et planétaire, les Etats-Unis se lancent dans la construction de structures continentales intégrées. La première se noue en Amérique latine (Organisation des Etats américains, septembre 947), mais c’est l’Europe qui est au cœur des préoccupations. La résolution Vandenberg (11 juin 1948) permet à Washington de s’insérer dans une alliance militaire. C’est chose faite le 4 avril 1949, avec la signature du traité de l’A tlantique nord entre les Etats-Unis, le Canada et dix pays européens. La victoire des communistes chinois (octobre 1949) et la guerre de Corée (1950-1953) élargissent le champ de la guerre froide. Les Etats-Unis s’orientent vers le réarmement de l’A llemagne et vers un réseau élargi d’alliances, en Asie et au Proche-Orient.
Jusqu’en mai 1955 (création du pacte de Varsovie), l’URSS, puissance continentale, se contente d’un réseau de traités militaires bilatéraux avec ses alliés européens et chinois. Mais, dans la pratique, le contrôle des dispositifs de défense est tout aussi brutal que celui des institutions économiques et des services policiers. A l’Est comme à l’Ouest, l’espionnite devient une vertu publique. En 1948, Harry Truman se fait réélire autour du thème du Fair Deal, une version édulcorée du New Deal de Franklin D. Roosevelt (lire p. 56). En fait, il compose avec la pression des républicains, qui refusent les régulations étatiques et veulent durcir encore l’attitude à l’égard de l’URSS. La dépression de la fin des années 1940, la bombe atomique soviétique (août 1949) et la guerre de Corée marquent une nouvelle inflexion. La course aux armements s’accélère à partir de 1950 (quadruplement des dépenses militaires entre 1950 et 1960). Le complexe militaro-industriel devient un moteur de la puissance économique américaine. En URSS, l’année 1948 parachève le retour au système ultracentralisé des années 1930. Le pouvoir personnel de Joseph Staline est plus absolu que jamais, sur un parti profondément renouvelé par la guerre. Tous les efforts sont tendus vers l’armement et donc vers l’industrie lourde, au détriment des industries de biens de consommation et de la paysannerie. Le caractère total de la guerre rejaillit sur les sociétés. L’obsession sécuritaire se développe aux Etats-Unis, où Truman use de ses pouvoirs présidentiels étendus pour mettre en place, en 1947, le Conseil de sécurité nationale (NSC) et la Central Intelligence Agency (CIA). Le 21 mars 1947, un décret présidentiel établit un programme de vérification de la loyauté des fonctionnaires fédéraux. Sous la pression des républicains, et notamment du sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy, ce contrôle s’étend vite à toute la société, sous des formes paranoïaques. En cinq ans, des millions d’A méricains sont soumis à des enquêtes judiciaires et policières : la grande peur de l’A mérique débouche sur une « chasse aux sorcières » qui frappe tous les milieux, y compris rooseveltiens (Charlie Chaplin doit s’exiler).
L’« homme nouveau » soviétique répond à l’« American way of life ».
En URSS, le raidissement idéologique de 1946 se prolonge par une nouvelle vague répressive qui s’étend à toutes les démocraties populaires d’Europe de l’Est : c’est le retour des grands procès truqués. Les dernières années du pouvoir stalinien voient l’expansion des organes de répression policière et marquent l’apogée du système concentrationnaire (2,5 millions de détenus en 1953). Dans le même temps, l’intelligentsia est mise au pas : même en littérature et en art, il faut « choisir son camp ». La jdanovschina (le « jdanovisme ») répond au maccarthysme, la célébration de l’« homme nouveau » soviétique à l’A merican way of life. Tandis que les partis communistes du monde occidental encensent le modèle soviétique, des revues (Reader’s Digest) et des officines de propagande s’attachent à vanter l’idéologie du « monde libre » contre le « totalitarisme » et à prôner les vertus du management à l’américaine.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) • Manuel d’histoire critique, 2014
De l’Amérique latine à l’asie, les dictatures prolifèrent L’appellation « monde libre » par laquelle le camp occidental se désigne pour s’opposer au totalitarisme est à bien des égards usurpée. En Iran, à Cuba, au Guatemala ou en Espagne, le bloc de l’Ouest s’accommode parfaitement des dictatures. Mieux, il en a installé certaines, n’hésitant pas à favoriser des coups d’Etat contre des régimes démocratiques. PAR
ROGER MARTELLI
Affiche cubaine de soutien au parti de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque, par Rafael Enriquez, 1982. Cette affiche fut réalisée à la demande de la Conférence de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine (Ospaaal, en espagnol), fondée en janvier 1966 à Cuba. Ce mouvement tiers-mondiste combat l’apartheid en Afrique du Sud, soutient le Vietnam dans sa guerre contre les Etats-Unis, dénonce le pillage des pays du Sud, etc. Affiche tirée du livre L’Affiche tricontinentale de la solidarité, de Richard Frick, Comedia, Berne, 2003/DR.
« Totalitarisme » ou « monde libre » (Harry Truman), « camp de la guerre » ou « camp de la paix » (Andreï Jdanov) : dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, le « neutralisme » est refusé de part et d’autre. Les ennemis d’hier deviennent des alliés. En Allemagne, les Etats-Unis tournent le dos à la politique de dénazification entreprise après 1945, intègrent des cadres du régime nazi défait, puis font du réarmement allemand une condition de l’équilibre des forces sur le continent. Au Japon, après la condamnation des principaux criminels de guerre en 1948, Washington engage unilatéralement le rétablissement d’une souveraineté nationale. Avec le traité de paix de San Francisco (8 septembre 1951) et le traité de sécurité nippo-américain qui l’accompagne, le Japon peut se joindre à la défense du « monde libre ».
Le général Franco à l’onu
Couverture de l’édition originale du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, 1932. © akg-images/Interfoto/ Sammlung Rauch
Tout Etat qui se proclame anticommuniste est a priori un allié des Etats-Unis. Si bien que le « monde libre » vanté par le président Truman compte nombre de dictatures. Dès le début de la guerre froide, les Américains ont décidé de s’accommoder de la dictature portugaise mise en place par António de Oliveira Salazar en 1933. En 1948, le Portugal bénéficie du plan Marshall, puis entre dans l’Organisation du traité de l’A tlantique nord (OTAN). En 1945, la conférence de Potsdam a mis l’Espagne de Francisco Franco au ban des nations démocratiques. Mais les diplomates américains se disent de plus en plus soucieux de la « tranquillité » de ce pays. Après 1948, la porte du monde occidental s’ouvre également à l’Espagne franquiste. En 1950, l’Organisation des Nations unies (ONU) lève la condamnation qui pèse sur elle ; en 1953, les Etats-Unis y installent des bases militaires ; et enfin, en 1955, la dictature franquiste obtient sa place à l’ONU.
L’URSS a soutenu les pays qui voulaient rompre avec la tutelle coloniale.
En 1968, l’acteur John Wayne réalise et produit un film à la gloire de l’intervention américaine au Vietnam. DR
Economiquement dépendante, l’A mérique latine est d’abord jugée sans importance dans le dispositif de lutte contre le communisme. Mais Washington observe avec perplexité l’installation de gouvernements plus ou moins réformistes, souvent soutenus par le monde syndical ou communiste. Ce qui nourrit son désir d’intervention. En 1954, le président du Guatemala, Jacobo Arbenz, est renversé par un coup d’Etat organisé par la Central Intelligence Agency (CIA). Les dictatures en place en République dominicaine, au Nicaragua, à Cuba et au Venezuela vont devenir les pivots de la maîtrise américaine. Il en est de même de l’Iran dès 1953 (coup d’Etat contre Mohammad Mossadegh) et de l’A sie orientale lors de la seconde guerre du Vietnam. Quand la guerre froide se déclenche, le monde colonial commence à s’ébranler, mais cela ne touche qu’indirectement les deux superpuissances rivales. Officiellement, Etats-Unis et Union soviétique partagent un même anticolonialisme doctrinal. Cependant, Washington suit avec inquiétude l’évolution du monde colonial. Le nationalisme africain s’appuie fortement sur un mouvement syndical turbulent, que révèle la grande grève des 19 000 cheminots d’A friqueOccidentale française en 1947. Quant au modèle vietnamien popularisé par Ho Chi Minh, il témoigne des liens qui peuvent se nouer entre le nationalisme et le communisme, comme c’est aussi le cas aux Philippines ou en Indonésie.
Publicité pour Radio Free Europe, années 1950. DR.
Le « laquais » des américains L’URSS réagit d’abord avec prudence : arc-boutée sur l’Europe, la puissance soviétique se méfie de nationalismes qu’elle a du mal à contrôler. Il faut attendre l’extrême fin de l’époque stalinienne pour que s’amorce une inflexion bienveillante en direction de l’Inde de Jawaharlal Nehru, jusqu’alors dénoncée comme un « laquais » des Américains. A partir de 1955, Nikita Khrouchtchev se rapproche de l’Egypte, de la Birmanie et de l’Indonésie. Après quoi les Soviétiques soutiennent ouvertement les pays qui veulent se détacher de la vieille tutelle impérialiste. En 1960, les « Etats de démocratie nationale » sont officiellement désignés comme des alliés potentiels.
BÊTISIER Depuis la fin de la guerre froide, « la véritable force de paix est l’OTAN », affirme sans nuances un manuel édité par Magnard (première, 2011). En intervenant militairement en Afghanistan, en Irak et en Libye, l’OTAN a davantage contribué à déstabiliser ces pays qu’elle n’y a installé l’harmonie et la concorde. ● Pendant la mandature de M. Sebastián Piñera – un riche homme d’affaires conservateur devenu président du Chili en 2010 –, le Conseil national de l’éducation a entrepris de réviser les programmes d’histoire. Rendu public en janvier 2012, son rapport enjoint aux manuels scolaires de ne plus désigner le régime de Pinochet (1973-1990) comme une « dictature », mais comme un « régime militaire ». ● Les deux fois où il évoque la guerre de Suez, le manuel de terminale édité par Nathan en 2004 ne mentionne pas Israël dans la liste des assaillants. « Le Royaume-Uni et la France décident d’intervenir en Egypte pour reprendre le contrôle du canal de Suez », se contente d’expliquer le texte.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
« Le communisme, on a vu ce que ça a donné » Quiconque s’emploie à critiquer la mondialisation libérale se voit souvent opposer le « bilan du communisme » – sous-entendu : le goulag, la répression policière, les pénuries alimentaires… Cet argument, qui permet de disqualifier l’idée même de solution de rechange au marché capitaliste, montre combien il reste difficile de tirer les enseignements de la période soviétique. PAR
DOMINIQUE VIDAL
Bal sur une place de Yalta en Ukraine. Photographie de Davide Monteleone, 2007. © Davide Monteleone/VII.
Vingt-cinq années se sont écoulées depuis la chute du mur de Berlin. Pourtant, la propagande visant à réduire le « communisme réel » au goulag reste plus prégnante que jamais. Un spécialiste en la matière, l’historien Stéphane Courtois, répète même que « la dimension génocidaire des régimes communistes apparaît en toute clarté ». L’enjeu de cette bataille d’idées concerne moins le passé que le
présent et l’avenir : il s’agit de bétonner dans l’opinion la conviction qu’il n’y a « pas d’alternative » à la loi des marchés. Que le socialisme soviétique et ses variantes aient mis en œuvre – en la pervertissant – l’idéologie marxiste ou qu’ils lui aient été, dès l’origine, étrangers, peu importe en définitive : plus de soixante-dix ans durant, ce modèle a été, pour la majorité de l’humanité, identifié à l’idée même de socialisme. Et l’échec du premier a donc profondément entaché la seconde. Les conséquences de la disparition de l’Union soviétique et de ses alliés européens auraient déjà dû semer le doute sur ces jugements à l’emporte-pièce. Pour les peuples concernés, il s’est agi d’un basculement dans le capitalisme sauvage, ouvrant une période de grave régression sociale et morale. Entre 1991 et 1994, l’espérance de vie à la naissance des hommes russes a diminué de sept ans ; en 2010, elle n’avait toujours pas retrouvé son niveau des années 1980.
« Sans titre », photomontage d’Ion Barladeanu, 2006. © Ion Barladeanu/2006/Coll. Emmanuel Rioufol.
Depuis 1991, d’un bout à l’autre de la planète, des mouvements de libération nationale ont également vu disparaître leur principal point d’appui : ayant perdu son statut d’enjeu dans le combat entre l’Est et l’Ouest, leur cause a quitté le devant de la scène internationale, perdant ainsi ses moyens d’action et d’influence. Palestiniens, Nicaraguayens, Angolais, Mozambicains, voire Sahraouis peuvent en
témoigner douloureusement. A l’échelle mondiale, l’Occident, avec à sa tête les Etats-Unis, débarrassé de son ennemi principal et de la pression qu’il exerçait sur lui, a même pu se croire, un temps, seul maître du monde… Le manichéisme de cette campagne fait aussi l’impasse sur le contexte historique de l’expérience communiste. La révolution d’octobre 1917 a mis en chantier la première société échappant au système capitaliste qui, depuis son apparition, régnait sans partage sur la planète. Cette « première » s’est déroulée dans un pays peu avancé, puis dans des Etats à peine libérés du joug colonial. Enfin, elle a dû faire face à l’hostilité du monde occidental (boycotts de tous ordres, ruineuse course aux armements et aux interventions étrangères, etc.).
Avant sa sanglante décomposition, la yougoslavie a expérimenté des formes audacieuses d’autogestion. Reste que le passage, si courant qu’on pourrait le penser obligé, des expériences communistes par des phases de répression massive, parfois monstrueuse, impose à quiconque croit en un changement radical de nos sociétés un devoir de réflexion. Il importe de mettre au jour les racines et les mécanismes de cette dégénérescence comme les raisons de la faillite des tentatives de réforme démocratique de ces régimes. Dernière en date, le « printemps de Prague » de 1968, que Moscou et ses alliés écrasèrent militairement, sans mesurer que cette ultime aventure équivalait, à terme, à un suicide collectif. Mais les leçons à tirer de sept décennies de communisme ne sont pas que négatives. Quiconque visitait l’Union soviétique ne pouvait manquer d’être frappé par le niveau culturel exceptionnel de sa population, par la gratuité de l’éducation supérieure, le prix très bas du logement. La Chine, malgré le terrible gâchis de la période maoïste, est devenue la deuxième puissance mondiale par son produit intérieur brut (PIB). La Yougoslavie, avant sa sanglante décomposition, avait expérimenté des formes audacieuses d’autogestion. Cuba a construit un système de santé sans égal en Amérique latine. Le Vietnam est parvenu à surmonter des décennies de guerres, française puis américaine… Bref, rien ne serait plus absurde que de répondre à la campagne de disqualification
du communisme par le silence, en dissimulant ses expériences sous le tapis. Analyser ces dernières, en comprendre les ombres comme les lumières, constitue un moment nécessaire de la reconstruction d’un projet de transformation sociale.
MANUEL SCOLAIRE ROUMAIN A en croire ce manuel de 2006, l’héritage communiste serait seul responsable des problèmes économiques et sociaux que connaît actuellement la Roumanie… Les principales difficultés liées à la transition vers la démocratie découlent de l’héritage communiste. (…) Entré en déclin accéléré dès le début des années 1980, le régime nous a laissé une crise profonde. Celle-ci peut être observée dans le domaine économique – industrie, agriculture, commerce – mais également au niveau de la mentalité collective. Régime idéologique, le communisme a été caractérisé par une économie de commande, où la mobilisation sociale et le travail étaient réalisés par des méthodes coercitives. Ce régime une fois tombé, les relations sociales et économiques entre les partenaires sociaux ont changé. Toutes les valeurs rejetées par l’ancien régime ont désormais été acceptées : l’initiative individuelle, le désir de gagner de l’argent, l’esprit de concurrence. Le passage à ce genre de pratiques sociales ne s’est pas fait sans effort, le communisme ayant détruit l’éthique du travail. Régime illégal générateur de pratiques illégales, le communisme a détruit également le respect pour le droit. Anisoara Budici, Mircea Stanescu et Dragos Tigau, Istorie, Sigma, 2006. Cité dans Pierre Boutan, Bruno Maurer et Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des Méditerranéens à travers leurs manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires et sociétés », 2012.
Dominique Vidal Journaliste et historien, coauteur avec Alain Gresh de l’ouvrage Les 100 Clés du Proche-Orient, Fayard, Paris, 2011.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
La guerre froide au miroir de Berlin Divisé en quatre zones en 1945, puis en deux après la construction d’un mur séparant ses secteurs ouest de son secteur est, et enfin réunifié en 1989, Berlin a été le théâtre de nombreuses ingérences étrangères. Pendant cinquante ans, la capitale de l’Allemagne a reflété l’équilibre international, son histoire se confondant avec celle de la guerre froide. PAR
LIONEL RICHARD
Un demi-siècle de divisions
Début mai 1945, l’A rmée rouge entre dans Berlin. Les troupes américaines et britanniques n’y arrivent qu’en juillet. Cependant, conformément aux accords conclus entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique à la conférence de Yalta (février 1945), la ville – bien que située dans le secteur soviétique – va être divisée, tout comme le reste de l’A llemagne, en quatre zones d’occupation. Les divergences entre les gouvernements occidentaux et celui de l’URSS ne tardent pas à tourner à l’opposition ouverte. Chacun organise à sa manière la dénazification et la démocratisation dans le secteur qu’il administre. Un conseil de contrôle interallié a beau avoir été institué, le terrain d’entente reste artificiel. Dès l’été 1945, la méfiance des autorités américaines et britanniques à l’égard des intentions supposées de Joseph Staline se manifeste clairement. En 1946 et 1947, les représentants des Etats-Unis n’hésitent pas à passer à l’action pour ancrer les zones occidentales dans l’orbite du « monde libre ». Berlin, par sa position, devient ainsi un enjeu essentiel de la stratégie américaine de l’endiguement (lire p. 88).
Blocus et pont aérien Au printemps 1948, après l’étape transitoire d’une « bizone » qui a regroupé en janvier 1947 les secteurs britannique et américain, les ministres des affaires étrangères des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France et du Benelux s’accordent, à Londres, sur une réforme monétaire dans les trois zones occidentales. Leur projet : y former un gouvernement « libre et démocratique » – donc couper l’A llemagne en deux. Sous prétexte que son économie a été socialisée, la zone soviétique est mise à l’écart et, par conséquent, Berlin avec. En conséquence, le gouvernement soviétique accuse les Etats occidentaux de violer les dispositions prises à la conférence de Potsdam, en juillet 1945, puisque le principe de l’unité de l’A llemagne, qui s’y trouvait garanti, est remis en cause. A Berlin, le maréchal Vassili Sokolovski, pour protester, se retire du conseil de contrôle interallié, et la situation s’envenime. Les Occidentaux, qui avaient précédemment déclaré exclure Berlin de la réforme monétaire, l’y intègrent le 20 juin. Dans la nuit du 23 au 24 juin 1948, l’URSS décrète alors le blocus des secteurs occidentaux. Le président américain Harry Truman répond par un pont aérien. Jusqu’au 11 mai 1949, date à laquelle l’URSS finit par céder, n’ayant pu obtenir les négociations qu’elle souhaitait, des avions américains transportent les
tonnes de marchandises nécessaires.
« Vous vivez sur une île qui défend sa liberté », proclame Kennedy devant les habitants de Berlin-Ouest. Entre-temps, le 8 mai, les Occidentaux ont unifié leurs zones d’occupation ; la République fédérale d’A llemagne (RFA), avec Bonn pour capitale, est créée le 23 mai. Les Soviétiques ripostent en instaurant dans leur zone orientale un Etat socialiste. La République démocratique allemande (RDA) est proclamée le 7 octobre 1949, avec Berlin-Est pour capitale. La situation s’envenime en 1961. Les forces soviétiques abattent un avion espion américain, et Nikita Khrouchtchev, à la tête de l’URSS, juge qu’une réaction s’impose face à de telles actions, qu’il juge provocatrices. Le 1er août 1961, il rencontre le chef du gouvernement de la RDA, Walter Ulbricht, et, le 13 août, un mur est construit à Berlin pour marquer la séparation entre les deux parties de la ville et stopper l’immigration de l’Est vers l’Ouest. Avec ce mur, glorifié par les Soviétiques et le gouvernement de la RDA comme le « rempart du socialisme », la fracture entre les deux parties de Berlin devient effective. L’ancienne capitale de l’A llemagne symbolise dorénavant la rivalité entre le « monde libre » et le « camp socialiste ». Le 26 juin 1963, le président des Etats-Unis, John F. Kennedy, rend visite aux habitants de Berlin-Ouest et, après son fameux « Ich bin ein Berliner » (« Je suis un Berlinois »), leur déclare : « Vous vivez sur une île qui défend sa liberté. » Une île qui aurait cessé d’exister sans l’aide financière et militaire américaine.
BÊTISIER ● En France, le premier ministre Winston Churchill (1940-1945 puis 1951-1955) apparaît comme le chantre de la lutte contre le nazisme : « Pendant toute la guerre, il incarne le combat inflexible des Britanniques contre l’Allemagne hitlérienne », indique ainsi un manuel de première (Nathan, 2011). Ce portrait avantageux est très
incomplet : entre 1940 et 1945, loin de consacrer toutes ses forces à la bataille contre Berlin, le Royaume-Uni continue de consacrer une part considérable de ses ressources au maintien de sa domination impériale. ● Placé sous l’égide de la coopération entre Paris et Berlin, le manuel franco-allemand (Nathan/Klett, tome 2, 2012) a une lecture simple de l’histoire : du congrès de Vienne (1814-1815) aux accords de Locarno (1925) en passant par le mouvement italien Jeune Europe (1834) ou le courant paneuropéen (1923), tous les chemins mènent à l’Union européenne. Laquelle « se construit ainsi d’une manière progressive, presque imperceptible ».
Lionel Richard Historien, professeur émérite à l’université de Picardie. Auteur de Goebbels. Portrait d’un manipulateur, (André Versaille éditeur, Bruxelles, 2008), Nazisme et barbarie (Complexe, Bruxelles, 2006), Arts premiers. L’évolution d’un regard (Le ChêneHachette, Paris, 2005), Le Nazisme et la Culture (Complexe, Bruxelles, 2001) et L’Art et la guerre (Flammarion, Paris, 1995).
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
Quand la science devient instrument de domination En temps de guerre, les Etats investissent sans compter dans la recherche, dans l’espoir de mettre au point une technologie susceptible de les aider à vaincre. Le conflit qui oppose les Etats-Unis et l’URSS après 1945 ne déroge pas à la règle : la science est alors largement mise au service de l’armée. Du transistor à l’informatique, nombre de découvertes ont d’abord connu une application militaire avant de donner naissance à des objets de consommation courante. PAR
BENOÎT BRÉVILLE
Affiche du film « Le Jour où la Terre s’arrêta », de Robert Wise, 1951. © Coll. Christophel.
« Les chercheurs et les savants allemands ne cessent d’inventer des armes étonnantes
pour nos armées victorieuses », se réjouit en août 1915 un journal berlinois, évoquant les récents progrès des gaz de combat. Pourtant, comme le montre l’historien Dominique Pestre, la science ne joue qu’un rôle marginal dans le dénouement de la première guerre mondiale : les vainqueurs ne furent pas les détenteurs des armes les plus sophistiquées, mais les plus endurants dans cette « guerre de production », longue et coûteuse en matériel.
Crash d’une soucoupe volante à New York. Illustration de Virgil Finlay pour Fantastic Universe Science Fiction, février 1958. © Coll. Agence Martienne.
La science joue un rôle autrement plus important dans la « guerre technique » que fut la seconde guerre mondiale. L’ampleur des fronts oblige les belligérants à déployer des trésors de logistique. Les Etats-Unis rationalisent l’acheminement de leurs armes et de leurs hommes en s’appuyant sur des modèles mathématiques élaborés à la demande du ministère de la défense. De plus, les scientifiques participent à la conception et au perfectionnement des nouvelles technologies militaires (avions à réaction, roquettes antichars, engins filoguidés, dispositifs à infrarouges…). Les travaux de Niels Bohr et de Pierre et Marie Curie sur la fission de l’atome sont utilisés par le Pentagone pour mettre au point la bombe atomique. Les avancées des années 1920 et 1930 en matière de télédétection et d’électronique permettent l’invention du radar, une technologie que les Alliés maîtrisent rapidement mieux que les Allemands. Après 1945, les Etats-Unis et l’URSS se livrent une féroce concurrence pour recruter les anciens savants nazis.
La guerre froide apparaît enfin comme une « guerre d’exhibition ». Chaque belligérant veut impressionner son adversaire avec ses prouesses scientifiques : « La bataille se mène par exhibition technologique interposée », écrit Pestre. L’historien David Edgerton parle, à propos du cas américain, d’une « nationalisation des sciences » qui commence dès les années 1920, mais trouve son aboutissement après 1945. La science est alors largement mise au service de l’Etat, et plus précisément de son armée, qui finance les recherches en amont et achète les produits issus de ces recherches en aval : on étudie la mécanique des fluides pour améliorer les explosions dans l’air et dans l’eau ; les probabilités et les statistiques servent au perfectionnement des systèmes de défense antiaérienne ; les mathématiques et l’informatique permettent de calculer les trajectoires des missiles, etc.
« Promouvoir un lien plus efficace entre la sécurité nationale et le savoir scientifique. » Certaines industries – celle des semi-conducteurs par exemple – sont maintenues en vie contre la logique des marchés, grâce aux seules commandes militaires, avant de connaître une seconde vie comme productrices d’objets de consommation courante. Ce n’est que dans les années 1950-1960 que les semi-conducteurs trouvent, avec le transistor, un débouché industriel. Le secteur informatique connaît un destin sensiblement comparable. Ainsi émerge ce qu’A my Dahan appelle un « complexe universitaire-militaire-industriel ».
Des milliers d’essais nucléaires
En effet, dans les facultés privées américaines, la recherche en physique est presque entièrement subventionnée par l’armée. Le ministère de la défense finance également de nombreux think tanks où se côtoient scientifiques et militaires. L’US Air Force crée dès 1945 la Rand Corporation, qui rassemble des dizaines de mathématiciens, économistes, statisticiens, logiciens, physiciens chargés de réfléchir aux multiples facettes de la guerre. Désireux de « promouvoir un lien plus efficace entre la sécurité nationale et le savoir scientifique », le ministre John Foster Dulles met sur pied, en 1956, l’Institute for Defense Analyses, auquel participent des universités aussi prestigieuses que le MIT, California Tech et Stanford. Malgré cette débauche de moyens, les Etats-Unis ne parviennent pas toujours à distancer leur rival soviétique, qui dispose, avec son Académie des sciences, d’un réseau de scientifiques, capables de remporter des prix Nobel de chimie (1956) et de physique (1958, 1962, 1964, 1975...). L’URSS ne tarde donc pas à découvrir le secret de l’arme atomique – elle procède à son premier essai nucléaire le 29 août 1949, puis fait exploser, le 30 octobre 1961, la « Tsar Bomba », trois mille fois plus puissante que celle larguée sur Hiroshima.
Course à l’espace L’URSS affirme également son avance en matière d’astronautique. C’est elle qui envoie le premier satellite artificiel en orbite (Spoutnik, 4 octobre 1957), suivi du premier homme (Youri Gagarine, 12 avril 1961). La peur du « retard technologique » s’installe chez son rival. La course à l’espace n’est pas seulement symbolique : ses implications sont multiples, en matière de système de défense, de contrôle de l’information, etc. Aussi, à coups de milliards de dollars, l’A mérique rattrape son retard : le 20 juillet 1969, un Américain marche sur la Lune, annonçant la domination scientifique des Etats-Unis pour les décennies à venir.
Benoît Bréville
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le monde sous la menace nucléaire La maîtrise de l’arme atomique par les Etats-Unis en 1945, puis par l’URSS en 1949, place le monde sous la menace permanente d’un conflit destructeur. Chacun des deux pays possède la capacité d’anéantir son adversaire, de le rayer de la carte. La tension nucléaire atteint son point culminant en octobre 1962, lors de la crise des missiles de Cuba : pendant quinze jours, la planète paraît au bord du précipice. PAR
ROGER MARTELLI
Fidel Castro entouré de militaires cubains. Photographie d’Elliott Erwitt, 1964. © Elliott Erwitt/Magnum Photos.
En 1952, le président américain Dwight David Eisenhower affirme que son objectif n’est pas seulement d’« endiguer » mais de « refouler » (roll back) le communisme. Quant aux successeurs de Joseph Staline, ils vont compter sur la détente internationale pour atténuer la pression qui pèse sur la société soviétique. En 1956, le chef du Parti communiste, Nikita Khrouchtchev, évoque même la possibilité d’une « coexistence pacifique » entre les deux systèmes rivaux. L’armement nucléaire s’est imposé dans les stratégies militaires, aux Etats-Unis (doctrine des représailles massives en 1954, de la riposte graduée en 1962) comme en URSS (doctrine Sokolovski entre 1955 et 1958). Mais l’extension démesurée des complexes militaro-industriels et le risque d’une prolifération nucléaire – le Royaume-Uni se dote de la bombe atomique en 1952, la France en 1960 – obligent les superpuissances à dégager ensemble les moyens d’un contrôle renforcé. Khrouchtchev rencontre Eisenhower aux Etats-Unis en septembre 1959, puis John
Fitzgerald Kennedy à Vienne en juin 1961. Mais chacun des protagonistes reste obsédé par le renforcement de son potentiel militaire.
30 000 têtes opérationnelles
Affiche du film « Docteur Folamour », de Stanley Kubrick, réalisé en 1963. © Coll. Kharbine-Tapabor.
En 1960, Kennedy dénonce l’écart séparant les Etats-Unis de l’URSS en matière de missiles nucléaires (missile gap). Engagés dans une course aux armements irrationnelle, les deux pays en viennent à entasser les têtes nucléaires dans des silos. Dans les années 1960, Washington entretient jusqu’à 30 000 têtes opérationnelles… Quant aux progrès de l’observation aérienne américaine en 19541956, ils poussent les Soviétiques à renforcer leurs réseaux d’espionnage. Par ailleurs, l’entrée massive à l’Organisation des Nations unies (ONU) des anciens pays colonisés et l’amorce du mouvement des non-alignés en 1961 (lire p. 126) limitent la maîtrise américaine des institutions internationales. De son côté, le conflit entre la Chine et l’Union soviétique, amorcé dès 1960, montre que les Soviétiques peuvent être concurrencés dans leur propre camp. Les négociations entre les Etats-Unis et l’URSS sont entrecoupées de tensions. C’est le cas en mai 1960, quand un avion espion américain est abattu dans l’espace
aérien soviétique ; en 1961, pendant la seconde crise de Berlin ; et surtout en 1962, à l’occasion de la crise des missiles de Cuba.
L’échec du débarquement de la baie des Cochons rapproche Cuba de l’Union soviétique. En janvier 1959, le révolutionnaire Fidel Castro et ses guérilleros renversent le dictateur cubain Fulgencio Batista, puis installent un gouvernement national radical qui déconcerte les Soviétiques eux-mêmes. La réforme agraire et les nationalisations provoquent la méfiance croissante des officiels américains, qui, dès l’été 1960, envisagent de renverser le nouveau régime. L’année suivante, en avril, la Central Intelligence Agency (CIA) organise un débarquement d’émigrés cubains anticastristes. Son échec rapproche Cuba de l’Union soviétique.
Affiche cubaine de Raúl Martínez, 1968. Affiche tirée du livre L’Affiche tricontinentale de la solidarité, de Richard Frick, Comedia, Berne, 2003/DR.
En 1962, Castro et Khrouchtchev s’accordent sur l’installation dans l’île de missiles nucléaires de moyenne portée, capables d’atteindre le sol américain. Les Soviétiques entendent à la fois protéger Cuba et faire pression sur les Etats-Unis dans les négociations sur l’armement. Or Kennedy décide de mettre en place un blocus militaire et menace d’utiliser la force contre les navires soviétiques en route pour La Havane. Malgré la demande cubaine de maintien des missiles, Khrouchtchev ne veut pas courir le risque d’un conflit nucléaire. Les cargos font demi-tour et les missiles sont retirés, contre la promesse américaine de renoncer à toute intervention armée contre Cuba. Khrouchtchev apparaît alors comme le perdant, ce qui fragilise sa position en URSS, affecte l’influence soviétique dans le tiers-monde, pousse les Cubains vers une stratégie de guérilla en Amérique latine et accentue le schisme sino-soviétique. La crise conduit surtout les Deux Grands à codifier la méthode de leur coexistence armée. L’heure est à la « détente », et le « téléphone rouge » entre Moscou et Washington en devient le symbole.
MANUELS SCOLAIRES CUBAIN ET CANADIEN La crise des missiles de Cuba fait toujours débat. A La Havane, les manuels d’histoire dénoncent l’agressivité des Etats-Unis (1). Au Canada, fidèle allié américain, les livres de classe pointent plutôt la responsabilité de Fidel Castro et de l’URSS (2). 1. L’échec du débarquement de la baie des Cochons suggère aux États-Unis que le seul moyen d’écraser la révolution cubaine est une intervention militaire directe. Le 25 avril 1961, Washington décrète un embargo sur Cuba, y compris pour les produits déjà achetés et stockés dans les ports américains. Les groupes engagés dans le sabotage, l’espionnage et la subversion multiplient leurs actions. Les Etats-Unis apportent leur soutien à des bandes armées. Ils essaient d’assassiner Fidel Castro et d’autres leaders de la révolution cubaine. (…) Le 29 mai 1962, l’URSS propose de déployer des missiles de moyenne portée à Cuba. Le pays accepte, car cela permet de renforcer le bloc socialiste et la sécurité de Cuba. 2. En 1959, des troupes conduites par Fidel Castro installent un régime militaire corrompu à Cuba et lancent une révolution socialiste. L’administration Kennedy appuie une expédition militaire pour affaiblir Castro en 1961, mais celle-ci est repoussée dans la
baie des Cochons. Dans la foulée de cette tentative d’invasion, des missiles soviétiques sont envoyés à Cuba. Toujours irrité par l’échec de la baie des Cochons et déterminé à préserver l’Occident du communisme, Kennedy demande aux Soviétiques, en octobre 1962, de retirer leurs missiles. José Cantón Navarro, Historia de Cuba. El desafi o del yugo y la estrella, Editorial SIAMAR, 2000 ; Alvin Finkel (sous la dir. de), History of the Canadian Peoples : 1867 to the Present (vol. 2), Copp Clark Pitman, 1993.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
Dissidence chinoise dans le camp socialiste Tandis que le bloc de l’Ouest affiche une unité presque sans faille pendant toute la guerre froide, celui de l’Est présente des divisions. Proclamée en 1949 au terme d’une sanglante guerre civile et dirigée par Mao Zedong, la République populaire de Chine conteste ainsi l’hégémonie soviétique, au point de rompre avec Moscou en 1960. Du Grand Bond en avant à la Révolution culturelle, quelles furent les spécificités du communisme chinois ? PAR
MARTINE BULARD
Manifestation à Pékin pendant la Révolution culturelle. Photographie de Solange Brand, novembre 1966. Les gardes rouges se reconnaissent à leur brassard. © Solange Brand, courtesy Ars Libri & Robert Klein Gallery.
C’est en 1919, sept ans après la chute du régime impérial, que Mao Zedong se lance en politique. Ce fils de paysans plutôt aisés – il aura les moyens de faire des études – prend alors la tête du mouvement du 4-Mai, dans sa province du Hunan, pour s’opposer à une occupation étrangère (britannique, allemande, japonaise, française…) qui dure depuis plusieurs décennies. Après avoir participé à la création du Parti communiste chinois (PCC), en juillet 1921 à Shanghaï, Mao combat les forces d’occupation au côté du parti nationaliste Guomindang (conduit par Tchang Kaï-chek), avant que celui-ci ne massacre les communistes en avril 1927. Mao devient alors un hors-la-loi. Il entreprend, avec le PCC, la Longue Marche vers le Shaanxi (octobre 1934 - octobre 1935), dont il sort victorieux. Il s’appuie sur les paysans et regroupe au sein du parti pas moins de 800 000 personnes ; l’A rmée rouge, elle, compte plus d’un million de soldats. De quoi combattre l’occupant japonais, qui se livre aux pires exactions (au massacre de Nankin, notamment, qui fait 300 000 morts). L’ancrage nationaliste et la volonté d’unir le pays forgent ce que l’on appellera plus tard le maoïsme. La victoire contre le Japon en 1945 se prolonge par une guerre civile entre communistes (soutenus par l’URSS) et nationalistes (appuyés par les Etats-Unis). Défaites, les troupes du Guomindang se réfugient sur l’île de Taïwan.
« Bravez le vent et les vagues. Le talent se trouve partout. » Affiche de propagande chinoise réalisée par neuf artistes : Wang Liuying, Xin Liliang, Wu Shaoyun, Jin Zhaofang, Meng Muyi, Yu Weibo, Xu Jiping, Lu Zezhi et Zhang Biwu. 1958. © International Institute of Social History.
Le 1er octobre 1949, la République populaire de Chine est proclamée et Mao prend le pouvoir. Il entend reconstruire le pays et bâtir une société égalitaire, « révolutionnaire ». Dans un premier temps, les terres sont distribuées aux paysans. Mais les difficultés de production, la spéculation sur les produits agricoles et le contexte de guerre froide ramènent le pouvoir chinois vers le modèle soviétique : collectivisation des terres, nationalisation des moyens de production, centralisation du pouvoir.
Supprimer les élites Mao veut affirmer la grandeur de la Chine. Dans une gigantesque utopie volontariste, il lance en mai 1958 le Grand Bond en avant, poussant chaque
Chinois à tout abandonner pour développer la production industrielle afin de dépasser les pays riches – l’Occident bien sûr, mais aussi l’URSS, dont l’aide ne va pas sans contrepartie politique, Moscou s’arrogeant le rôle de dirigeant du camp socialiste. Trente millions de Chinois meurent de faim lors des « trois années noires » du Grand Bond. En 1960, Pékin rompt avec Moscou.
Le PCC met alors en œuvre une série de réformes pour remettre l’économie sur pied. Mais, craignant l’apparition d’une nouvelle classe aisée, Mao lance la Révolution culturelle en mai 1966. Il cherche ainsi à reprendre en main le PCC, sous couvert de « redonner le pouvoir au peuple » en renversant les hiérarchies, en brisant les bureaucraties et en supprimant les élites. D’où l’enthousiasme qu’elle soulève, en Chine mais aussi en Occident. Les jeunes gardes rouges – surtout des collégiens et des étudiants – servent de bras actifs à cette révolution. Ils traquent les « déviants » et les « contre-révolutionnaires », confisquent leur logement, les contraignent à une autocritique publique. A l’apogée de ce climat de terreur, Mao décide d’envoyer des millions de gardes rouges dans les campagnes. Ce choix a pour effet de désorganiser l’économie renaissante et de priver le pays de son élite, partie cultiver la terre. La Chine parvient malgré tout à se développer. Pendant les années Mao, elle
connaît une croissance annuelle de 2,9 %. L’analphabétisme, qui touchait 80 % de la population en 1950, tombe à 16 % en 1978. Grâce à l’amélioration des conditions d’hygiène, à un meilleur accès à l’eau potable et à la construction de centres de santé, l’espérance de vie à la naissance passe de 41 à 66 ans sur la même période. Ces atouts permettront à la Chine de lancer d’importantes réformes économiques après la mort de Mao, en 1976.
Martine Bulard
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
Défaite américaine au Vietnam Emblème du mouvement anticolonialiste pendant la guerre d’Indochine (19461954), le Vietnam se retrouve, à partir de 1960, au cœur de la guerre froide. Afin de « refouler » le communisme, Washington s’engage peu à peu dans un conflit avec la partie nord du pays. Au plus fort des affrontements, trois millions de soldats américains sont mobilisés. Mais ces moyens démesurés et l’usage massif d’armes chimiques n’empêchent pas les Etats-Unis de subir la plus cuisante défaite de leur histoire. PAR
ALAIN RUSCIO
L’héroïne des forces armées Nguyen Thi Xuan. Commune de Quang Phuc, province de Quang Binh, 1969. Photographie de Chu Chi Thanh. La plupart des images connues de la guerre du Vietnam sont l’œuvre de photographes occidentaux qui ont couvert le conflit du côté américain. Les clichés montrant les affrontements du point de vue vietnamien sont bien plus rares… Il en existe pourtant, et le festival Visa pour l’image de Perpignan (30 août-14 septembre 2014) en présente une sélection. De même que le livre Ceux du Nord (Les Arènes - Fondation Patrick Chauvel, septembre 2014). © Chu Chi Thà nh/Association de préfiguration Patrick Chauvel
En 1954, après la défaite de l’armée française (lire Le bourbier indochinois), la diplomatie américaine décrète qu’il existe deux Etats vietnamiens : l’un au nord, communiste ; l’autre au sud, proaméricain, et que Washington doit défendre. Sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy, élu en 1960, le Vietnam devient ainsi un enjeu majeur de la guerre froide. Des pilotes américains participent aux combats dès 1961. Kennedy assassiné, son successeur Lyndon Johnson aggrave la politique entreprise en portant la guerre au nord, en février 1965.
« Peace now », affiche du mouvement pacifiste américain, 1968. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
La décennie suivante va être terrifiante. Tout le complexe militaro-industriel américain est mobilisé. En tout, trois millions de soldats américains sont envoyés sur le terrain. L’aviation du Pentagone larguera deux fois plus de bombes qu’il n’en a été lâché durant la seconde guerre mondiale, dont le terrible napalm, des défoliants, des armes chimiques. Sans compter que le conflit s’élargit au Laos, puis au Cambodge, qui avaient été relativement épargnés lors de la phase française. Pourtant, cette machine de guerre subit recul sur recul. La manifestation la plus spectaculaire en est l’offensive dite du Tet, en 1968 : les soldats vietnamiens occupent durablement des régions entières et menacent même l’ambassade des Etats-Unis à Saïgon. L’obstination et la résistance des Vietnamiens, dont Ho Chi Minh devient un symbole respecté dans le monde entier, surprennent la plupart des observateurs. En face, les alliés de Washington, régimes minés par la corruption, sans soutien populaire, sont impuissants à créer un élan comparable.
Des miliciennes dans le village de Kha Phong, province de Ha Nam, s’entraînent à nager avec leur équipement, 1967. Photographie de Maï Nam. © Maï Nam/Association de préfiguration Patrick Chauvel.
Hanoï ne plie pas Le Nord est, de fait, la plaque tournante de cette résistance. C’est de là, par exemple, que part la fameuse piste Ho Chi Minh ravitaillant les autres fronts en armes, surtout soviétiques et chinoises. Au sol, la jungle se révèle un cauchemar pour les boys, comme en a témoigné par la suite le cinéma américain. Aux Etats-Unis mêmes, l’opposition commence à croître avec les revers des GI. Une crise morale sans précédent affecte le pays. Des manifestations, parfois violentes, ont lieu dans les principales villes et sur les campus universitaires (quatre
étudiants sont tués en 1970).
Des miliciennes dans le port de Haïphong, 1966. Photographie de Maï Nam. © Maï Nam/Association de préfiguration Patrick Chauvel.
Le président Johnson, désemparé, renonce à briguer un second mandat. Richard Nixon lui succède en 1969, en promettant un désengagement. Il rapatrie effectivement les boys, tout en renforçant les régimes locaux proaméricains. C’est la « vietnamisation ». Mais, comme Hanoï ne plie pas, les maquis tenant des zones compactes au Vietnam du Sud, au Cambodge et au Laos, l’administration américaine accepte le principe d’une conférence internationale. Celle-ci se tient à Paris. Les deux principaux négociateurs, Henry Kissinger et Le Duc Tho, font des concessions débouchant sur la signature d’accords en janvier 1973.
En avril 1975, trente ans après les premiers coups de feu, les révolutionnaires entrent à Saïgon. Les Etats-Unis se désengagent formellement, tout en continuant de porter à bout de bras les régimes amis. Et l’échec est patent. Les armées proaméricaines de Saïgon, Phnom Penh et Vientiane se révèlent vite faibles face au dynamisme révolutionnaire.
Des Laotiens au service de la logistique vietcong. Piste Ho Chi Minh numéro 9, sud du Laos, 1971. Photographie de Doan Cong Tinh. © Doan Cô ng Tinh/Association de préfiguration Patrick Chauvel.
En janvier 1975, l’ultime offensive commence. A la surprise même des dirigeants de Hanoï, l’armée du Sud n’offre pas grande résistance. En quelques semaines, le régime proaméricain s’effondre. Le 30 avril 1975, soit presque trente ans après les premiers coups de feu contre les Français, les révolutionnaires entrent à Saïgon et sont maîtres de l’ensemble du pays. Quelques jours plus tôt, les Khmers rouges, au Cambodge, étaient également passés à l’offensive contre un régime plus vermoulu encore que celui de Saïgon. Leurs
pratiques criminelles après leur prise du pouvoir vont aboutir à l’un des plus grands drames du XXe siècle. Les peuples de la rég ion ont payé très cher cette victoire au Vietnam. Des millions de morts, des milliers de communes dévastées et des effets à long terme provoqués entre autres par le terrible herbicide appelé « agent orange », qui tue aujourd’hui encore.
MANUEL SCOLAIRE ALLEMAND Cet extrait de manuel allemand (2007) décrit de manière crue les massacres perpétrés par l’armée américaine au Vietnam. Aux Etats-Unis, où les livres de classe ne mentionnent pas l’« agent orange », un tel texte serait impensable. Entre 1961 et 1971, les forces armées américaines ont pulvérisé environ 44 millions de litres d’herbicide à la dioxine, dit « agent orange », afin de dépister de possibles cachettes du Vietcong dans la jungle vietnamienne et d’anéantir leurs possibilités de camouflage et d’approvisionnement. (…) Quiconque entrait en contact avec ce produit chimique souffrait de graves brûlures et mourait peu après. De grandes étendues de champs ont été durablement contaminées. Le gouvernement vietnamien estime le nombre de victimes de l’« agent orange » entre 800 000 et 1 million. Depuis, une troisième génération est atteinte par les plus graves malformations corporelles, dommages cérébraux ou altérations du patrimoine génétique. Beaucoup de parents ont honte de leurs enfants handicapés et les cachent. (…) Comme l’effet cancérigène de la dioxine n’est pas décelable clairement sur le plan scientifique, les Etats-Unis n’ont payé aucune réparation. Handreichungen für den Unterricht, Cornelsen, 2007.
Alain Ruscio Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004 (en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris, 2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le lent délitement du bloc soviétique Contrairement aux conflits « traditionnels », la guerre froide n’a pas eu de dénouement officiel ; elle ne s’est pas achevée avec la signature d’un traité : elle a pris fin parce que l’un des deux camps s’est effondré, miné par des dissensions internes et par la montée des nationalismes. Ainsi, l’histoire de la chute du bloc de l’Est est celle d’un lent délitement ponctué de nombreuses crises. Il prend fin en 1991 avec la dislocation de l’URSS. PAR
ROGER MARTELLI
Cette photographie de Josef Koudelka a été prise le 21 août 1968. Les chars du pacte de Varsovie viennent de rentrer dans Prague. La place Wenceslas, en arrière-plan, a perdu son effervescence habituelle, et les Tchèques se terrent chez eux. La « normalisation » va bientôt triompher du « printemps de Prague ». © Josef Koudelka/Magnum Photos.
En février 1956, au XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev prononce à huis clos une violente critique des années staliniennes et admet la responsabilité soviétique dans la répression qui a frappé toute l’Europe centrale et orientale après 1947. Il satisfait les Yougoslaves, qui ont été victimes du raidissement en 1948. Mais, sauf en Bulgarie, il heurte les dirigeants communistes est-européens, que fragilise la reconnaissance des procès truqués. En Pologne et en Hongrie, de larges mouvements critiques se développent dans la foulée. En Pologne, les Soviétiques se résolvent au retour au pouvoir de Wladyslaw Gomulka, un responsable communiste naguère victime de la répression. En Hongrie, malgré l’effort réformateur du communiste Imre Nagy, le mouvement populaire échappe au pouvoir en place. Les Soviétiques interviennent militairement, ce qui provoque un bain de sang en novembre 1956.
Les échecs de la déstalinisation Malgré le drame hongrois, Khrouchtchev s’efforce avec peine de poursuivre le mouvement de déstalinisation. Mais sa méthode brouillonne et ses propres échecs provoquent son éviction en 1964. Ses successeurs, sous la houlette de Leonid Brejnev, stabilisent le pouvoir d’une élite administrative et technicienne issue des milieux populaires, la nomenklatura. Dans la seconde moitié des années 1960, ce groupe dirigeant s’efforce d’assouplir le cadre rigide mis en place dans les années 1930, sans renoncer au pouvoir sans partage du Parti communiste. Mais, faute de cohérence et d’opiniâtreté, ces réformes s’avèrent inefficaces.
A l’aube des années 1990, la fédération soviétique est minée par les nationalismes.
Dans un mouvement communiste international divisé par la rupture avec la Chine (1960-1963) et par la contestation roumaine (1963-1964), les démocraties populaires tentent de tirer profit des marges de manœuvre concédées par l’URSS. C’est le cas dans la Hongrie de János Kádár et surtout en Tchécoslovaquie. En 1968, une équipe nouvelle, incarnée par Alexander Dubcek, tente d’y réconcilier socialisme et démocratie dans le projet d’un « socialisme à visage humain ». Les dirigeants soviétiques, de plus en plus réticents, redoutent que l’exemple ne finisse par saper les bases du camp socialiste tout entier. En août 1968, ils convainquent leurs alliés du pacte de Varsovie d’intervenir en Tchécoslovaquie. Les chars mettent fin au « printemps de Prague ».
Manifestants hongrois sur un char soviétique, lors de l’insurrection de Budapest, en 1956. Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la foule à la grève générale. © Rue des Archives/FIA.
L’immobilisme de l’URSS de Brejnev (1964-1982) accentue la crise du système, précipitée par un engagement militaire désastreux en Afghanistan (1979). Loin des grands rêves de rattrapage des Etats-Unis, la croissance soviétique s’enraie et les conditions de vie se dégradent. Après les courts intermèdes de Iouri Andropov (1982-1984) et de Constantin Tchernenko (1984-1985), Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) essaie une ultime fois de relancer la machine. Il compte
sur le retour de la détente internationale, sur la modernisation économique (perestroïka) et sur une authentique libéralisation politique (glasnost). Malgré une brève période d’espoir, les catégories populaires se désintéressent rapidement de la scène politique, tandis que la nomenklatura exprime des réticences croissantes devant un zèle réformateur qu’elle ne comprend pas et qui la menace. Au début des années 1990, la fédération soviétique est minée par la contestation nationaliste dans les républiques. En août 1991, un putsch conservateur tente d’écarter Gorbatchev. Son échec accélère celui de l’URSS, qui disparaît à la fin de l’année.
La destruction d’un symbole
Le 19 août 1991, les tenants de la ligne dure au sein du Parti communiste de l’Union soviétique tentent un coup d’Etat contre Mikhaïl Gorbatchev. Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la foule àla grève générale. © Rue des Archives/FIA.
Entre-temps, le socialisme est-européen a implosé. La longue crise polonaise amorcée au début des années 1970 s’étend à tous les pays socialistes à la fin des années 1980. Gorbatchev ayant écarté toute solution militaire, le système se délite dans tout le bloc soviétique de façon pacifique – sauf en Roumanie. En
novembre 1989, un vaste mouvement populaire débouche sur la destruction du mur de Berlin. La guerre froide perd son symbole en même temps que son ressort. Le 19 août 1991, les tenants de la ligne dure au sein du Parti communiste de l’Union soviétique tentent un coup d’Etat contre Mikhaïl Gorbatchev. Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la foule à la grève générale.
Roger Martelli Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions sociales, 2009.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
La colonisation a aussi eu des effets positifs Sous prétexte qu’elle aurait permis de construire des routes, des écoles et des hôpitaux, certains exigent des enseignants qu’ils présentent le bilan « positif » de la colonisation. En plaçant sur un pied d’égalité des effets bénéfiques – souvent incidents – et des ravages volontaires, une telle démarche nie la spécificité du projet de domination impériale. PAR
ALAIN GRESH
« Sur les traces de Frantz Fanon », de Bruno Boudjelal. De gauche à droite : Algérie, Blida, 2012 ; Algérie, Aïn Kerma, région où est enterré Frantz Fanon, non loin de la frontière tunisienne, 2012 ; Ghana, NKroful, village de naissance de Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, 2012. Expulsé par les autorités françaises d’Algérie, Frantz Fanon rejoint le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) établi en Tunisie. En tant que penseur du panafricanisme et du post-colonialisme, il est nommé ambassadeur auprès de Nkrumah ; Martinique, Fort-de-France, 2012.
« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » En adoptant le 23 février 2005 une loi comprenant cette phrase, le Parlement français a relancé un débat qui
continue malgré la suppression de ce passage l’année suivante. Trois questions sont régulièrement soulevées. Faut-il condamner sans nuances l’entreprise coloniale qui a offert aux pays conquis des routes, des écoles, des administrations ? La conquête et la domination coloniales furent-elles vraiment violentes ? Les indépendances n’ont-elles pas abouti à l’accession au pouvoir de nouveaux maîtres qui ont pillé leur propre pays ?
Couverture de l’édition américaine du livre de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs. DR.
Sur la première interrogation, on peut d’abord discuter de ce que le colonialisme a « apporté » aux peuples soumis : par exemple, l’instauration de l’éducation a toujours été limitée à une très faible fraction des « indigènes », et, dans un pays comme l’A lgérie, la destruction du système traditionnel d’enseignement à partir de 1830 a abouti à une régression qui n’a jamais été rattrapée. Certes, des routes et des chemins de fer ont été construits, mais pour permettre l’exploitation des richesses au profit de la métropole. D’autre part, aucun historien ne prétendra que le nazisme a joué un « rôle positif » parce qu’il a bâti un important réseau d’autoroutes… L’entreprise coloniale est condamnable car elle est fondée sur l’idée de l’inégalité
des êtres humains, sur l’existence de « races inférieures » et le droit des « races supérieures » à les civiliser. Comme l’écrivait le psychiatre Frantz Fanon dans son célèbre livre Les Damnés de la terre (1961), « le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire ».
Le Royaume-Uni a attendu soixante ans pour s’excuser d’avoir écrasé la révolte des Mau-Mau au Kenya. Ce mépris qui assimile les peuples colonisés à des sous-hommes eut des conséquences meurtrières, car il justifia un dédain total pour la vie humaine et des massacres à grande et petite échelle. Le Congo fut un Etat sur lequel le roi des Belges Léopold II exerça sa souveraineté de 1885 à 1908. Les méthodes d’exploitation de la population locale pour l’extraction du caoutchouc aboutirent à la mort de plusieurs millions de personnes. Le premier grand génocide du XXe siècle fut perpétré par les Allemands contre les Hereros, une tribu du SudOuest africain (l’actuelle Namibie), faisant environ 75 000 morts, soit 80 % de la population. On pourrait aussi évoquer les massacres commis par l’armée américaine durant l’insurrection des Philippines (1899-1902) – un million de morts –, ceux de mai 1945 perpétrés en Algérie par l’armée française ou l’écrasement par les troupes britanniques de la révolte des Mau-Mau au Kenya entre 1952 et 1956, pour lequel Londres s’est finalement excusé en… 2013.
Couverture de « Paris Match » de juin 1955 / Affiche anticolonialiste, 13 juillet 2010. À gauche : dans son livre Mythologies, Roland Barthes se sert de cette couverture de Paris Match pour analyser le mythe colonial.« Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c’est le sens de l’image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me signifie : que la France est un grand empire, que tous ses fils sans distinction de couleur servent fidèlement sous son drapeau. (…) Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat. (…) Dans le cas du nègre-soldat, ce qui est évacué, ce n’est certes pas l’impérialité française (bien au contraire, c’est elle qu’il faut rendre présente) ; c’est la qualité contingente, historique, en un mot, fabriquée du colonialisme. » À droite : le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, n’avait pas hésité à affirmer, dans son discours de Dakar en 2007, que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. (…) Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. (…) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès ». © Izis/Paris Match/Scoop ; © Rue des Archives/Coll. Jean-Jacques Allevi.
Mais la période de l’après-indépendance n’a-t-elle pas été décevante ? Il faut d’abord rappeler qu’indépendance politique ne signifiait pas autonomie économique ; plusieurs décennies ont été nécessaires pour que les pays puissent récupérer leurs propres richesses, du canal de Suez au pétrole, pour que se bâtissent les bases économiques du développement auquel on assiste en Chine, en Inde, en Afrique du Sud ou au Brésil. Les nouveaux Etats ont aussi mis en place des politiques d’éducation primaire et secondaire qui ont fait reculer l’analphabétisme, permis à de nouvelles couches sociales d’accéder à l’université et instauré des politiques de santé qui ont fait baisser de manière spectaculaire la mortalité infantile et augmenté l’espérance de vie.
La démocratie ne fut pas forcément au rendez-vous, et des systèmes autoritaires ont souvent été mis en place ; une partie des élites locales accaparèrent et le pouvoir et une part importante des richesses ; mais elles se sont heurtées, au fur et à mesure, à des résistances plus organisées. Ainsi, la fin du colonialisme n’a été qu’une première étape sur le chemin de l’émancipation, mais une étape indispensable.
Alain Gresh Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, 2010.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
Partage avorté de la Palestine Selon une histoire bien connue, l’Etat d’Israël fut créé en 1948 en réponse au génocide nazi. Pourtant, le projet est largement antérieur à la seconde guerre mondiale. Les premières vagues d’immigration juive vers la Palestine datent du XIXe siècle. Et, dès 1917, les Britanniques promettent l’implantation d’un « foyer national juif » au Proche-Orient. PAR ISABELLE
AVRAN
« Les Absents », série de photographies de Bruno Fert, Netanya, Israël, 2014. Votée en 1950, la « loi sur la propriété des absents » permet à l’Etat d’Israël de saisir les biens des personnes considérées comme « absentes » du territoire israélien pendant la guerre de Palestine. © Bruno Fert/Picturetank.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Palestine sous mandat britannique compte 1,8 million d’habitants, dont un tiers de Juifs et deux tiers d’A rabes chrétiens et musulmans. En novembre 1917, lord Balfour, ministre britannique des affaires étrangères, avait promis l’établissement d’un « foyer national juif » en
Palestine. L’écrivain Arthur Koestler observera : « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. » Des mouvements de résistance se sont organisés contre cette politique ; la répression massive des Britanniques les a décimés, privant la société palestinienne d’une grande part de ses élites. Le sionisme est né à la fin du XIXe siècle dans une Europe où sévit l’antisémitisme. Dans son ouvrage L’Etat des juifs (1896), Theodor Herzl prône la création d’un Etat pour les Juifs. Plusieurs autres courants politiques influencent alors les Juifs d’Europe, dont le socialisme et le communisme, mais le sionisme s’impose après le génocide nazi. La fin de la seconde guerre mondiale voit le déclin des anciennes puissances coloniales française et britannique. Le nationalisme arabe s’organise, mais les Etats arabes rivalisent pour le leadership régional. Ils sont par ailleurs confrontés à des mouvements émancipateurs favorisés par l’émergence de nouvelles couches moyennes au sein de la population.
En décembre 1948, une loi permet de confisquer les terres des Palestiniens expulsés. Le Royaume-Uni s’en remet en 1947 à l’Organisation des Nations unies (ONU) pour trouver une solution. Celle-ci décide l’envoi d’une commission d’enquête en Palestine ; à son retour, elle prônera l’indépendance. Au sein de cette commission, les uns, majoritaires, prônent un partage en deux Etats, l’un juif et l’autre arabe, avec internationalisation de Jérusalem. D’autres, minoritaires, défendent la création d’un Etat fédéral judéo-arabe avec Jérusalem pour capitale. Le 29 novembre 1947, l’A ssemblée générale de l’ONU vote sa résolution 181 qui partage la Palestine en deux Etats : un Etat juif (sur 55 % du territoire) et un Etat arabe, les Lieux saints (en particulier Jérusalem) devenant un corpus separatum administré par l’ONU. Le plan est adopté par 33 voix contre 13 et 10 abstentions. Les Etats-Unis, l’Union soviétique et la France votent pour ; le Royaume-Uni et la Chine s’abstiennent ; la Syrie, l’Egypte, l’Irak, mais aussi l’Inde ou Cuba, rejettent la résolution.
Colonisation israélienne
Les Arabes de Palestine sont défavorables au partage, qu’ils considèrent comme une violation du droit des peuples à l’autodétermination. Les sionistes se satisfont d’obtenir un Etat et plus de la moitié du territoire, mais souhaitent y assurer une majorité démographique juive. David Ben Gourion proclame l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 – sans définir ses frontières. Les armées arabes entrent en guerre le lendemain. Le travail des « nouveaux historiens » israéliens confirme celui des historiens palestiniens : l’expulsion des Palestiniens a commencé bien plus tôt. Des massacres, tels que celui de Deir Yassine en avril 1948 (plus de cent personnes assassinées), les poussent sur les routes de l’exode. Dès décembre 1948, Israël vote une loi sur les « propriétés abandonnées » qui lui permet de confisquer les terres des expulsés.
Une extension frénétique Les accords d’armistice entre Israël et les Etats arabes, en 1949, entérinent une victoire militaire israélienne permise notamment par l’aide soviétique. L’Etat juif s’agrandit d’un tiers par rapport au territoire alloué par l’ONU. L’Etat palestinien ne voit pas le jour. Israël et la Jordanie se partagent la Cisjordanie et Jérusalem, et la bande de Gaza passe sous tutelle égyptienne. Près de 800 000 Palestiniens sont réfugiés. En acceptant la résolution 194 qui prévoit leur retour et leur indemnisation, Israël est admis à l’ONU. Mais ensuite il empêchera toute possibilité de retour des réfugiés. Pour les Palestiniens, ce double processus d’expulsion et de confiscation du territoire, doublé de la disparition du nom même de Palestine, c’est la Nakba (« catastrophe »).
MANUEL SCOLAIRE SYRIEN Toujours prompt à stigmatiser l’influence des Occidentaux au Proche-Orient, ce manuel syrien publié en 2009 « oublie » de signaler que l’URSS fut, dès mars 1948, l’un des principaux pourvoyeurs d’armes des forces juives pendant la guerre de Palestine. Les troupes arabes entrèrent en Palestine le 15 mai 1948 et remportèrent, sur tous les fronts, d’importantes victoires. Quand les pays occidentaux eurent conscience que la
défaite menaçait les sionistes, ils s’empressèrent d’intervenir afin d’assurer leur protection. Ils parvinrent à faire adopter une résolution par le Conseil de sécurité qui exigeait la cessation de tout combat, l’instauration d’une trêve de quatre semaines à compter du 11 juin 1948 et la nomination d’un médiateur international, le comte Bernadotte, chargé de résoudre pacifiquement ce conflit. Cette trêve fut une catastrophe pour les Arabes, car elle permit aux sionistes de renforcer leur attitude belliqueuse, d’obtenir des armes et des soldats en grand nombre, et de fortifier leurs positions. Quand les combats reprirent, le 9 juillet, les troupes arabes se retirèrent pour diverses raisons dont l’absence de coordination entre commandements, le manque d’armes et la présence d’armes défectueuses. Le Conseil de sécurité imposa une deuxième trêve à partir du 16 juillet 1948, et ce fut la Nakba. Tarikh al-’Arab al-Hadith wa-lmu’asir(« Histoire moderne et contemporaine des Arabes »), ministère de l’éducation de la République arabe syrienne, 2008-2009.
Isabelle Avran Journaliste et historienne. Coauteur de Palestine, Israël : un Etat, deux Etats ?, Acte sud, 2011.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le bourbier indochinois Longue et meurtrière, la guerre d’Indochine (1946-1954) revêt également une dimension symbolique. Elle constitue la première flamme de l’incendie qui frappe l’empire colonial français après la seconde guerre mondiale, et sert ainsi d’exemple à de nombreux peuples désireux de s’émanciper. L’année où elle s’achève, l’insurrection algérienne commence… PAR
ALAIN RUSCIO
« Le Vietnam vaincra », affiche du graphiste cubain René Mederos en hommage à Ho Chi Minh, 1971. Affiche tirée du livre Cuba Gráfica, de Régis Léger, L’Echappée, Paris, 2003/DR ; © Coll. Christophel.
Lorsque commence la guerre d’Indochine en 1946, cette région (Vietnam, Cambodge, Laos) est sous domination française depuis presque un siècle. Mais jamais, malgré les affirmations officielles, la « paix française » n’y a régné. De 1941 à 1945, la région a traversé tant bien que mal la zone des tempêtes de la guerre dans le Pacifique et en Asie. A la fin du conflit, la France a été évincée sous
la double pression des Japonais et du Vietminh, un large front nationaliste dirigé par les communistes, en particulier par Ho Chi Minh. Le 2 septembre 1945, l’indépendance du Vietnam est proclamée dans un grand élan d’enthousiasme populaire. Un certain réalisme paraît d’abord s’imposer côté français : Paris reconnaît la République démocratique du Vietnam (RDV) comme un « Etat libre », membre de l’Union française (6 mars 1946) ; le voyage de Ho Chi Minh en France (été 1946) marque l’apogée des espoirs de conciliation. Mais, très vite, les bellicistes (l’amiral Thierry d’A rgenlieu sur place, les ministres Georges Bidault et Marius Moutet à Paris) s’imposent. En novembre 1946, c’est le terrible bombardement de Haïphong, dans le nord du pays. Le mois suivant, à l’initiative du fougueux Vo Nguyen Giap, les milices du Vietminh répliquent à Hanoï. La guerre d’Indochine commence.
Le Vietnam est divisé en deux zones, de part et d’autre du 17e parallèle. Une confiance sans bornes règne alors parmi les dirigeants français : le gouvernement Ho Chi Minh est en fuite, ses troupes sont mal armées, encadrées par des officiers sans expérience. Politiquement, la RDV est isolée : l’URSS n’accorde aucune importance à ce « petit pays », et les maquis communistes chinois sont à des milliers de kilomètres.
Affiche du film de Pierre Schœndœrffer, La 317e Section, sorti en 1965. © Coll. Christophel.
Après trois ans de conflit, des événements extérieurs au théâtre d’opérations viennent renverser la situation. En Chine, le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame la République populaire, adossant les maquis vietminh au monde communiste. A l’opposé, les Etats-Unis, jusque-là hostiles à la politique française, se mettent à la soutenir. Les premiers navires chargés d’armes américaines arrivent à Saïgon. Cette évolution se voit confirmée par le conflit qui éclate en Corée en juin 1950 : la guerre froide a désormais un front chaud en Asie. En Indochine même, le rapport des forces évolue. Les troupes vietminh accrochent de plus en plus le corps expéditionnaire. En France, cette guerre, qui avait commencé dans une certaine indifférence, resurgit à chaque combat perdu. Le mouvement protestataire est animé essentiellement par le Parti communiste français (PCF), auquel se joignent le philosophe Jean-Paul Sartre, l’équipe de l’hebdomadaire L’Observateur, la gauche chrétienne... Le dirigeant radical Pierre Mendès France critique également l’obstination française, mais pour d’autres raisons : selon lui, le sort du pays, son intérêt national, se jouent en Europe et en Afrique. En 1953, face à la dégradation continue de la situation, le général Henri Navarre tente d’attirer les forces ennemies dans la cuvette de Dien Bien Phu, dans le nord du Vietnam, afin de les piéger et de les briser. Un calcul catastrophique : le 7 mai
1954, l’élite de l’armée française doit s’avouer vaincue. Il n’y a plus dès lors d’espoir de victoire militaire. Au total, les pertes du côté français approchent les 100 000 hommes – dont près de la moitié d’Indochinois... – et sont, du côté vietminh, de l’ordre du million (civils compris).
Une guerre de trente ans
Au lendemain de Dien Bien Phu, une conférence internationale s’ouvre à Genève. La délégation française a la sagesse de reconnaître la défaite politique et militaire. Le 20 juillet 1954, un accord est signé. Le Cambodge et le Laos voient leur neutralité et leur intégrité territoriale confirmées. Le Vietnam est divisé en deux zones, de part et d’autre du 17e parallèle – coupure technique et provisoire, des élections générales, prélude à une réunification pacifique, devant avoir lieu avant juillet 1956. Tous les observateurs s’accordent à dire que le Vietminh aurait, dans cette hypothèse, remporté la victoire. Mais aucune des grandes puissances n’est décidée à faire observer les clauses de Genève. Les Etats-Unis, en particulier, y sont hostiles. Une nouvelle guerre, plus meurtrière encore, se profile. Elle durera vingt ans.
Alain Ruscio Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004 (en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris, 2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi, Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
Afrique 1960, la marche vers l’indépendance Entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, la plupart des pays d’Afrique accèdent à l’indépendance, parfois au terme de sanglantes guerres, sans pour autant être « décolonisés ». Car l’émancipation, processus long et complexe, n’est pas seulement politique : elle est aussi économique, sociale, culturelle et même mentale. PAR
THOMAS DELTOMBE
Couverture de l’album « Original Suffer Head », de Fela, 1981. Chanteur et saxophoniste populaire, Fela (1938-1997) utilise la musique pour dépeindre les mœurs corrompues de l’élite nigériane. Engagé en politique, il fonde un parti (le Mouvement du peuple) en vue de se présenter à l’élection présidentielle de 1983, mais la répression policière fait échouer son projet. DR.
La première guerre mondiale marque une étape importante dans la remise en cause du système colonial. La barbarie dont font preuve les Européens pendant le conflit confirme aux Africains que la « civilisation » dont les premiers se targuent relève surtout du mythe. Puis la crise économique des années 1930 et la seconde
guerre mondiale sonnent le glas du colonialisme.
« Thierno », photographie d’Omar Victor Diop, 2012. Tirée de la série Le studio des vanités. © Omar Victor Diop Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris.
Partout en Afrique, des syndicats, des associations, des intellectuels, des partis politiques réclament l’égalité de traitement et la fin du racisme. Après la chute de l’A llemagne nazie, ils peuvent s’appuyer sur le nouvel ordre mondial, dominé par deux superpuissances qui se veulent anticolonialistes, les Etats-Unis et l’URSS, et sur le droit international auquel les autorités coloniales ont elles-mêmes souscrit. Placées face à leurs contradictions, les métropoles européennes tergiversent : elles font quelques concessions sociales et politiques, mais répriment durement les mouvements de contestation. Nombre d’opposants sont emprisonnés, voire assassinés. La France mate une insurrection à Madagascar (1947-1948) ; le Royaume-Uni mène une guerre au Kenya contre la rébellion paysanne des MauMau (1952-1956). Estimant que l’égalité et la dignité sont incompatibles avec l’impérialisme, les Africains réclament le droit de se gouverner eux-mêmes.
Les coups d’Etat, les ingérences étrangères et les
conflits sociaux se multiplient. Alors que le mot d’ordre d’indépendance se répand et que les opinions métropolitaines se mettent à douter de la pertinence du colonialisme, les capitales européennes tentent de maîtriser le processus d’émancipation, devenu inévitable. Les Britanniques sont les premiers à comprendre qu’une indépendance contrôlée peut être plus rentable que le maintien d’un coûteux système de domination. Ils libèrent certains opposants, comme Kwame Nkrumah au Ghana ou Jomo Kenyatta au Kenya, qui deviendront, à l’indépendance, les premiers chefs d’Etat de leurs pays respectifs, s’écartant parfois de la ligne édictée par Londres.
Réalisé en 1966 par l’écrivain sénégalais Ousmane Sembène, « La Noire de… » est le premier long-métrage signé par un cinéaste d’Afrique noire. DR.
La France suit le même chemin, de façon plus autoritaire : au moment de l’indépendance de ses colonies africaines (le plus souvent en 1960), elle fait signer aux futurs dirigeants des accords qui amputent les nouveaux Etats de certaines de leurs prérogatives diplomatiques, économiques, monétaires et militaires. Les dirigeants qui refusent cette indépendance mutilée, comme le Guinéen Sékou Touré ou le Togolais Sylvanus Olympio, s’exposent à de graves conséquences. Pour
imposer un tel système, parfois qualifié de « Françafrique », Paris va jusqu’à mener une guerre au Cameroun afin d’écraser le mouvement indépendantiste local (19561964). Si certains pays accèdent à l’indépendance pacifiquement, d’autres sombrent dans des conflits sanglants. La guerre froide, qui fait de l’A frique, continent riche en ressources naturelles, un terrain d’affrontement, envenime la situation. C’est le cas au Congo belge, où une guerre civile éclate en juin 1960, et dans les colonies portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap-Vert), qui ne s’émancipent du joug colonial qu’en 1975.
Fragile et fragmentée Dans les années 1970, presque tous les pays africains sont devenus indépendants, faisant naître sur le continent de nouveaux espoirs et de nouvelles idées dans les domaines les plus variés (politiques, sociaux, artistiques...). Mais, s’étant arrachée au colonialisme en ordre dispersé, dans les frontières contestées dessinées par les Européens et sous la férule, parfois, de dictateurs redoutés, l’A frique demeure fragile et fragmentée. Toujours dominés, les Africains voient se multiplier les ingérences étrangères, les coups d’Etat, les guerres civiles et les conflits sociaux qui entravent la jouissance d’une liberté enfin retrouvée.
MANUEL SCOLAIRE CAMEROUNAIS Tandis que les manuels scolaires français ne traitent que superficiellement des résistances à la colonisation, les livres de classe actuellement diffusés en Afrique francophone – et édités par Hachette… – y consacrent de nombreuses pages. Plus la colonisation se développait en Afrique noire et plus la résistance armée devenait difficile. Les Européens confisquaient les armes et imposaient un contrôle toujours plus strict aux régions qu’ils contrôlaient. Quelques chefs guerriers entrèrent alors dans la clandestinité. Aidés de bandes armées, ils pillaient les colons, détruisaient les récoltes, attaquaient les administrateurs et les commerçants en déplacement. Ils étaient aidés dans leur lutte par les paysans. (...) Les populations africaines recoururent souvent à la
résistance passive. Elles refusaient de payer l’impôt, de participer au travail forcé, d’effectuer les cultures obligatoires ou de s’enrôler dans les armées coloniales. Elles inventaient mille et un stratagèmes pour échapper aux colons. Certains groupes s’enfuyaient quand l’administrateur faisait sa tournée dans leur village. Histoire 3e (seconde moitié du XIXe siècle - XXe siècle), Hachette international, coll. « L’Afrique et le monde », 1995.
Thomas Deltombe Journaliste et éditeur. Coauteur de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, la Decouverte, 2011
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (1) Jusqu’aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d’Algérie. Les témoignages (de rapatriés, d’anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d’intellectuels n’en donnaient qu’une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de l’armée française apparaissent au grand jour. PAR
ALAIN RUSCIO
La prise de Mascara, le 5 décembre 1835, par les troupes francaises sur les soldats d’Abd El-Kader. Image d’Epinal, vers 1836. © Coll. Kharbine-Tapabor.
Si l’on en croit bien des livres d’histoire, la guerre d’A lgérie débute le 1er novemb re 1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu’apparaît un groupe inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN). En réalité, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la colonisation française, lors du débarquement de 1830. La « pacification » ne s’achève qu’en décembre 1847, avec la reddition d’A bd El-Kader – l’unificateur des forces algériennes contre la conquête, proclamé « émir des croyants ». Depuis cette date, les insurrections, locales ou régionales, n’ont plus cessé. Une des dernières manifestations pour l’indépendance, à Sétif en mai 1945, est réprimée dans le sang, laissant dans la société algérienne une cicatrice jamais refermée.
Constat d’échec pour les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques. Ces insurrections furent-elles toutes menées au nom de la nation algérienne ? Pour la phase initiale, au XIXe siècle, les historiens en débattent encore. Ce qui est certain, c’est que le sentiment patriotique algérien s’affirme progressivement face à l’occupation étrangère. En témoignent la naissance de l’Etoile nordafricaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), deux organisations marquées par la forte personnalité de Messali Hadj – lequel sera écarté par ses camarades plus jeunes lors du déclenchement de l’insurrection de novembre 1954, qui débouchera sur la guerre d’indépendance.
Deux membres de l’Armée de libération nationale (ALN) étudient les plans de leurs futures missions. Photographie de Kryn Taconis, 1957. © Kryn Taconis/Magnum Photos.
Des paysans accueillent des membres de l’ALN alors qu’ils patrouillent près de leur village. Photographie de Kryn Taconis, 1957 © Antonio Martorell/DR.
A ce moment, le mouvement nationaliste parvient à la conclusion que, les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques ayant échoué, un mouvement de révolte structuré, centralisé, est devenu nécessaire. D’autant que, quelques mois plus tôt, à l’autre bout du monde, la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu (mai 1954) a éveillé d’immenses espoirs chez tous les colonisés (lire p. 118).
Affiche porto-ricaine du film « La Bataille d’Alger », de Gillo Pontecorvo, par Antonio Martorell. © DocPix.
Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules « L’A lgérie, c’est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement » et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l’intérieur) emplissent les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c’est-à-dire la violence, « la guerre » (Mitterrand). La quasi-totalité du monde politique et journalistique préconise les mêmes « solutions ». Seules quelques voix protestent : Charles-André Julien, François Mauriac, André Mandouze, Francis Jeanson chez les intellectuels ; Témoignage chrétien, L’Humanité et France-Observateur dans la presse. Les communistes, unique force politique nationale à s’élever contre la répression et à affirmer le caractère spécifique de la question algérienne, ne vont pas pourtant jusqu’à l’affirmation du droit à l’indépendance de l’A lgérie. Guerre ? Le mot n’apparaîtra jamais dans le vocabulaire officiel de 1954 à 1962. Il ne sera adopté qu’en… octobre 1999, après une décision de l’A ssemblée nationale !
Prospectus de l’association l’Etoile nord-africaine, 1934. DR.
C’est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice, donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au moyen parfois du sinistre napalm.
Le désastre de Guy Mollet
Affiche de propagande de la Fondation Maréchal de Lattre, 1956-1958. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Les mois passent, la guerre s’installe. Durant cette première phase, les dirigeants français, endormis par plus d’un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes
porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des nuances, la même politique. Le pire survient avec le gouvernement Mollet, dit de « front républicain » : élu en 1956 sur un programme de prise de contacts avec le FLN, soutenu par des communistes qui regretteront, mais bien tard, leur vote, il s’engage en fait vers une aggravation de la guerre. C’est ce gouvernement qui couvre les exactions de la féroce chasse à l’homme pudiquement appelée bataille d’A lger (début 1957).
MANUEL SCOLAIRE ALGÉRIEN Depuis l’indépendance,le gouvernement algérien alimente l’hostilité de la populationà l’égard des harkis. En témoigne ce manuel de neuvième, rédigé au début des années 2000. Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l’ennemi et combattre leurs propres frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d’argent, de biens, de titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la torture, soit de la sale besogne de l’armée française. Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie et manuels algériens de langue arabe », Outre- Terre, n° 12, 2005.
Alain Ruscio Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004 (en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris, 2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi, Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (2) La guerre a commencé depuis quatre ans quand Charles de Gaulle est porté au pouvoir par les réseaux de la mouvance Algérie française. Selon plusieurs manuels scolaires français, le Général est alors « hésitant » au sujet de l’indépendance algérienne. Pourtant, sa stratégie ne fait guère de doute. Pendant les dix-huit premiers mois de son mandat, de Gaulle cède sur les apparences pour préserver l’essentiel : la domination française. PAR
ALAIN RUSCIO
Scène de liesse populaire le 3 juillet 1962, après l’annonce des résultats du référendum d’autodétermination de l’Algérie. © Rue des Archives/AGIP.
Commencée dans une indifférence quasi générale en 1954, la guerre d’A lgérie finit par miner le régime. Devant les piétinements de gouvernements de plus en plus discrédités, un homme, silencieux depuis quatre ans, attend son heure : le général Charles de Gaulle. En 1958, les réseaux plus ou moins occultes de la mouvance Algérie française, qu’il couvre de son autorité, s’agitent ; le 13 mai, profitant d’une nouvelle crise gouvernementale, ils participent au coup de force qui permet à de Gaulle de revenir au pouvoir. Si le héros de la Résistance préserve les apparences de la légalité, ce sont bel et bien les factieux qui lui permettent de reprendre les commandes de l’Etat.
Affiche diffusée lors du référendum de 1961 sur l’autodétermination de l’Algérie. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Nombre d’historiens se sont interrogés pour connaître sa pensée profonde à ce moment-là : était-il favorable à l’A lgérie française ou bien s’est-il servi de ses réseaux pour prendre la tête du pays et élaborer un plan de sortie de guerre ? En fait, durant les dix-huit premiers mois de son pouvoir, le Général fait tout pour détruire la résistance du Front de libération nationale (FLN). Simultanément, il lance un plan, d’une ampleur inédite, dit « de Constantine », de mise en valeur de l’A lgérie au sein, évidemment, du système français. Son calcul consiste à céder sur certaines apparences – comme l’acceptation d’un vrai suffrage universel (une première, en Algérie) ou l’association de certains Algériens à la nouvelle politique (ce qui a pour effet de diviser le FLN) – afin de préserver l’essentiel. Cette politique porte un nom : le néocolonialisme. Elle a également une logique : elle ne peut être appliquée qu’avec un minimum de coopération des populations colonisées, ou tout au moins de leurs élites sociales et politiques.
Dessin de Siné, 1962. © Siné/Iconovox
Affiche de l’OAS de 1961. © Coll. Kharbine-Tapabor.
Or de Gaulle n’a jamais pu obtenir ce minimum. Tous ses entretiens en Algérie, tous les rapports parviennent à la même conclusion : la France contrôle (difficilement) le terrain, mais la population, en campagne et en ville, lui échappe. La guerre, militairement gagnable, ne peut aboutir à une véritable solution politique. La clairvoyance de de Gaulle est d’accepter cette situation, bravant ainsi la colère de ses anciens soutiens. « La décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre », explique-t-il en avril 1961. La résistance, fondée sur une fierté nationale retrouvée, du peuple algérien (immigration en France incluse) constitue incontestablement la première cause de la défaite du colonialisme. Mais un autre facteur entre en jeu : l’opinion française.
Après un temps inévitable de désarroi et d’incompréhension, elle prend progressivement conscience de l’inéluctabilité de l’accès de l’A lgérie à l’indépendance, et l’accepte.
En France, les « porteurs de valises » fournissent des faux papiers aux agents du FLN.
Entre Trouna et Sétif, 17 juin 1962. Krim Belkacem (à gauche) discute avec deux prisonniers français, membres de l’OAS. Photographie de Marc Riboud. Chef historique du Front de libération nationale et signataire des accords d’Evian, Krim Belkacem est considéré comme l’un des héros de la révolution algérienne. Tombé en disgrâce en 1967, il est contraint à l’exil. Il est retrouvé assassiné à Francfort en 1970. © Marc Riboud.
Dans les années 1960, des militants du monde entier convergent à Alger. Eldrige Cleaver et Timothy Leary, deux des principaux membres du Black Panther Party (un mouvement révolutionnaire afro-américain), s’y installent en 1969 pour fuir la répression politique aux Etats-Unis. www.blackpanther. org / DR.
Les premières manifestations, à l’automne 1955, sont, selon tous les témoins, maigrelettes. Progressivement, les partisans de la paix marquent des points, conquièrent des consciences et organisent la protestation, sous des formes publiques (manifestations, dont celle des Algériens d’octobre 1961, qui fit des centaines de morts, puis de Charonne en février 1962, qui fit huit morts) ou clandestines (action des « porteurs de valises », un réseau d’aide directe au FLN). Cette guerre est par ailleurs marquée par une intervention active des intellectuels de gauche, l’historien Pierre Vidal-Naquet, le philosophe Jean-Paul Sartre, le mathématicien Laurent Schwartz. Certains signeront la « Déclaration sur le droit à l’insoumission » – c’est-à-dire le droit de refuser de faire son service militaire en Algérie –, dit « Manifeste des 121 », en septembre 1960. Le 18 mars 1962 sont signés les accords d’Evian. Le bilan est très lourd : des dizaines de milliers de morts et de blessés côté français, des centaines de milliers côté algérien, dont une immense majorité de civils.
Document Dans un article publié en février 2001 par Le Monde diplomatique, Maurice T. Maschino analysait la manière dont le pouvoir politique fait obstacle au travail des historiens sur la guerre d’Algérie.
Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression de l’opposition de gauche, la commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie. Décembre 2000 : devant l’émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la torture, le premier ministre [Lionel Jospin] estime qu’il s’agit là de « dévoiements minoritaires ». Première contrevérité. Mais il n’est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces « dévoiements » : deuxième contrevérité. Contrairement à son engagement du 27 juillet 1997, et sauf dérogation durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.
Alain Ruscio Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004 (en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris, 2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi, Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
De la conférence de Bandung au mouvement des non-alignés L’écrivain Léopold Sédar Senghor la décrivit comme une gigantesque « levée d’écrou ». En avril 1955, la conférence de Bandung, qui réunit les représentants de vingt-neuf pays d’Afrique et d’Asie, précipite la fin de l’ère coloniale et impose la notion de « tiers-monde » : toute une partie de l’humanité – qui n’appartient ni à la noblesse européenne ni au clergé américain – veut désormais avoir voix au chapitre. PAR
FRANÇOISE FEUGAS
Le tiers-monde se structure
Les premiers mouvements nationalistes qui, à partir des années 1920, rejetaient l’impérialisme occidental et la mainmise coloniale sur leur pays se renforcent après la seconde guerre mondiale. Au lendemain des accords de Genève qui, le 20 juillet 1954, mettent un terme à l’Indochine française, une trentaine de pays asiatiques ont acquis leur indépendance. Dans le contexte de guerre froide qui divise le monde en deux blocs, soviétique et occidental, ces pays nouvellement souverains veulent accélérer l’indépendance des autres colonies. Parce que l’A sie est le continent où les puissances coloniales ont connu leurs premières défaites, c’est dans la petite ville de Bandung, sur l’île indonésienne de Java, que la Birmanie, Ceylan (aujourd’hui le Sri Lanka), l’Inde, l’Indonésie, et le Pakistan décident d’organiser la première conférence afro-asiatique du 18 au 24 avril 1955. Vingt-neuf pays répondent à leur invitation : quinze pays d’A sie (Afghanistan, Birmanie, Cambodge, Ceylan, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Laos, Népal, Pakistan, Philippines, Thaïlande, République démocratique du Vietnam, Etat du
Vietnam), neuf pays du Proche-Orient (Arabie saoudite, Egypte, Irak, Iran, Jordanie, Liban, Syrie, Turquie et Yémen) et six pays africains (Côte-de-l’Or [actuel Ghana], Ethiopie, Liberia, Libye, Somalie et Soudan).
Les participants proclament l’égale souveraineté des peuples et des nations. Des dirigeants de trente mouvements de résistance anticoloniale sont également au rendez-vous, en tant qu’observateurs. Environ un millier de personnes vont ainsi représenter pendant une semaine un milliard deux cent cinquante millions d’habitants de ce qui va devenir le « tiers-monde », selon l’expression utilisée pour la première fois en 1952 par l’économiste et démographe français Alfred Sauvy, en référence au tiers état sous l’A ncien Régime : « Car enfin ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers état, veut lui aussi être quelque chose. » La conférence réunit l’Indien Jawaharlal Nehru, l’Egyptien Gamal Abdel Nasser et le Chinois Zhou Enlai. Anticolonialisme, unité, lutte contre le racisme et recherche de la paix : le discours d’ouverture, prononcé par le président indonésien Sukarn o donne le ton. « Nous tous, j’en ai la certitude, sommes unis par des choses plus importantes que celles qui superficiellement nous divisent ; nous sommes unis par exemple par la haine commune du colonialisme, sous quelque forme qu’il apparaisse ; nous sommes unis par la haine du racisme et par la détermination commune de préserver et de stabiliser la paix dans le monde. » Dans un communiqué final, les participants revendiquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et condamnent le colonialisme et l’apartheid. Ils proclament l’égale souveraineté des peuples et des nations, le respect des droits humains et de la Charte des Nations unies, et soulignent la nécessité d’une coopération économique et culturelle entre leurs pays. Exprimant leur inquiétude devant l’état de tension permanente du monde bipolaire, ils proposent de procéder à un désarmement et d’interdire l’arme nucléaire et les armes de destruction massive.« Dix principes de la coexistence » sont rédigés, reprenant l’énumération de ces principes.
Trois camps s’affirment Aucune position commune ne se dégage en revanche à l’égard des Etats-Unis et de l’URSS. Trois tendances émergent : un bloc pro-occidental, avec principalement le Pakistan, la Thaïlande et la Turquie (mais aussi le Sud-Vietnam, le Laos, le Cambodge, les Philippines, le Japon, l’Irak, l’Iran, le Liban, l’Ethiopie, la Libye et le Liberia), un « bloc de l’Est », représenté par la Chine maoïste et la République populaire du Vietnam, et un troisième camp plus ou moins neutraliste, mené par l’Inde et l’Egypte, avec l’Indonésie, la Birmanie, l’A fghanistan, la Syrie, la Jordanie, l’A rabie saoudite, le Yémen, le Soudan et la Côte-de-l’Or (Ghana). La réalité des alliances de chaque pays est un obstacle à l’objectif de Nehru de créer une force neutre dans la guerre froide. Le Pakistan et d’autres pays soutiennent au contraire la liberté d’adhérer à des formes collectives de défense. Mais l’esprit de Bandung fait évoluer les idées de neutralisme et de nonalignement. L’idée d’une troisième voie indépendante fait son chemin. Un an plus tard, à Brioni, en Yougoslavie, se tiendra entre Nasser, Nehru et le maréchal Tito la première conférence qui sera le prélude à la création, en 1961, du mouvement des non-alignés.
MANUEL SCOLAIRE CHINOIS Pour ce manuel de lycée chinois, le tournant de la diplomatie internationale se situe moins dans la conférence de Bandung– traitée de manière succincte – que dans la doctrine de « coexistence pacifique » élaborée par le ministre des affaires étrangères Zhou Enlai (1949-1958). [Une fois proclamée], la jeune République populaire de Chine entame des relations fructueuses avec ses voisins et les pays décolonisés. En décembre 1953, Zhou Enlai reçoit une délégation indienne et présente pour la première fois ses cinq principes de coexistence pacifique : respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ; non-agression mutuelle ; non-ingérence mutuelle ; bénéfices mutuels ; coexistence pacifique. (...) Ces cinq principes produisent une influence telle sur la scène internationale qu’ils deviennent la norme fondamentale de règlement des conflits entre les Etats.
Putong gaozhong Kecheng bioazhun shiyan jiaokeshu. Lishi yi (« Manuel expérimental officiel du programme des lycées généraux. Histoire 1 »), Maison d’édition de l’éducation populaire, 2007.
Françoise Feugas
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
Nasser ou le rêve panarabe Le panarabisme, en tant que mouvement intellectuel et politique visant à l’unification des peuples arabes, apparaît au XIXe siècle. Il connaît son heure de gloire dans les années 1950, quand l’Egypte de Gamal Abdel Nasser, forte de son succès lors de la crise de Suez, tente d’incarner ce projet. Mais l’opposition des Occidentaux et des divisions internes mettent fin à cet espoir d’unité. PAR
AGNÈS LEVALLOIS
Portrait de Nasser en couverture d’une bande dessinée égyptienne consacrée à sa vie, vers 1975. © Rue des Archives/ CCI.
Le 23 juillet 1952, un coup d’Etat militaire renverse en Egypte le roi Farouk, qui était soutenu par le Royaume-Uni. Les Officiers libres – groupe d’officiers de grade intermédiaire qui s’est constitué pendant la guerre de Palestine de 1948-1949 – prennent le pouvoir. Leur programme très général est accepté par l’ensemble des formations politiques, des communistes aux Frères musulmans en passant par le Wafd, le grand parti libéral du pays. Il s’articule autour de la réforme de l’armée, de l’indépendance nationale, de la lutte contre la corruption et la féodalité. Une réforme agraire limitant la propriété est rapidement adoptée. Les terres expropriées, qui appartiennent à la famille royale, sont vendues, favorisant les petits propriétaires – groupe social qui sera le soutien populaire du nouveau régime.
Le 18 juin 1953, la république est instaurée et, en 1954, Gamal Abdel Nasser, l’un des Officiers libres, élimine le général Mohammed Néguib, porté au pouvoir en 1952, et devient l’homme fort du pays. Il souhaite moderniser l’Egypte, développer l’industrie lourde et créer un secteur public puissant.
Portrait d’Oum Kalsoum sur la pochette de l’album Beid annak, 1965. Oum Kalsoum, « l’astre de l’Orient », jouit déjà d’une réputation flamboyante quand elle rencontre Nasser en 1948. Prêtant sa voix aux idéaux du panarabisme, la chanteuse cristallise, à partir des années 1950, la fierté retrouvée du peuple égyptien, et même arabe. La reprise de ses morceaux pendant le « printemps arabe » de 2011 témoigne d’une ferveur populaire encore brûlante. DR.
L’annonce par Nasser, en 1956, de la nationalisation du canal de Suez – exploité depuis son inauguration en 1869 par une société franco-britannique – engendre une crise internationale. Mesure de rétorsion à l’égard des Occidentaux, qui avaient refusé d’accorder des prêts pour la construction d’un barrage à Assouan,
cette nationalisation doit surtout permettre de récupérer les recettes de ce canal très stratégique, afin de pouvoir assurer le financement du barrage.
La méfiance des britanniques Cette annonce spectaculaire connaît un grand écho dans l’ensemble du monde arabe : qu’un homme d’Etat ose tenir tête aux Européens résonne comme un nouveau signe d’indépendance. Nasser devient une idole dans la région, suscitant une vive inquiétude chez les dirigeants britanniques, qui voient d’un mauvais œil sa popularité s’accroître en Irak et en Jordanie, où le Royaume-Uni conserve une forte influence. Empêtrée dans la guerre d’A lgérie, la France s’inquiète également de son audience grandissante.
Construit grâce à l’aide soviétique, le barrage d’Assouan électrifie l’Egypte. Les trois pays qui se sentent menacés – Royaume-Uni, France et Israël – décident d’intervenir militairement pour reprendre le contrôle du canal. Mais les réactions internationales – en particulier les réprimandes des Etats-Unis, furieux de n’avoir pas été consultés – conduisent Français et Britanniques à faire marche arrière. Une résolution est présentée conjointement par Moscou et Washington – une première depuis longtemps – au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), ordonnant un cessez-le-feu.
« Gare centrale », film de Youssef Chahine, 1958. Dès son premier film (Papa Amin, 1950), Youssef Chahine s’inscrit de plain-pied dans l’âge d’or du cinéma égyptien. De comédies en œuvres militantes en passant par Gare centrale, un drame néoréaliste qui assoit sa réputation internationale, ce fin observateur de l’Egypte critique la mondialisation et l’intégrisme, mais se heurte fréquemment à la censure. © Coll. Christophel.
L’expédition de Suez est un échec complet pour les Européens. L’éviction des anciennes puissances coloniales se fait au profit de l’URSS, qui aide finalement à la construction du barrage d’A ssouan, contribuant ainsi à l’électrification du pays et à l’accélération de son industrialisation. A partir de là, l’Egypte devient le centre du monde arabe, le lieu du nationalisme révolutionnaire. La célèbre radio la Voix des Arabes émet du Caire et participe aux bouleversements que connaît la région de 1956 à 1967. Nasser conduit le panarabisme, mouvement visant à unifier politiquement le monde arabe, à soutenir la libération de la Palestine contre Israël et à se libérer de toute forme de tutelle étrangère. Il reprend ainsi l’idéologie portée par le Baas, un parti créé dans les années 1940 se réclamant du panarabisme puis du socialisme.
Une incroyable ferveur populaire ferveur populaire ferveur populaire ferveur populaire En 1958, le Raïs tente d’associer l’Egypte et la Syrie dans une République arabe unie (RAU). Mais le 28 septembre 1961, un groupe d’officiers de Damas, ne supportant pas la tutelle administrative du Caire, réalise un coup d’Etat pour proclamer l’indépendance. Ils mettent fin au rêve d’unité arabe. La défaite des forces égyptiennes lors de la guerre de juin 1967 face à Israël porte un coup sévère à l’image de Nasser : une partie du territoire national, le Sinaï, est occupée. L’incroyable mouvement populaire qui s’exprime lors de la mort de Nasser en septembre 1970 – plusieurs millions de personnes prennent partà ses funérailles – démontre néanmoins la force des idées qu’il a portées, même si les réalisations n’ont pas toujours été à la hauteur de ses ambitions.
BÊTISIER ● Jusqu’en 1999, les manuels scolaires israéliens : présentaient la victoire juive lors de la guerre de Palestine comme le succès de David contre Goliath. « Sur le plan numérique, la confrontation était horriblement déséquilibrée. La communauté juive rassemblait 650 000 personnes ; ensemble, les Etats arabes en comprenaient 40 millions », écrivait un livre édité par le ministère de l’éducation en 1984. ● Quinze ans plus tard, le manuel dirigé par l’historien Eyal Naveh propose un tout autre récit : « Sur presque tous les fronts et dans presque toutes les batailles, les Juifs avaient l’avantage sur les Arabes en termes de préparation,d’organisation, d’équipement, mais aussi de nombre de combattants professionnels. » A peine arrivé au pouvoir en 2001, le gouvernement conservateur d’Ariel Sharon décidera d’interdire l’usage de cet ouvrage dans les écoles…
Agnès Levallois Journaliste, spécialiste du Proche-Orient.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) • Manuel d’histoire critique, 2014
Le Nord conserve sa mainmise sur le tiersmonde Malgré la décolonisation, l’inégalité des échanges entre pays du Nord et du Sud demeure : l’absence de structures industrielles, le pillage des matières premières et la généralisation de l’agriculture d’exportation maintiennent les nations du tiers-monde dans une situation de dépendance. Pour en sortir, certains dirigeants tentent de développer la production nationale, mais l’opposition occidentale rend la tâche peu aisée…. PAR
FRANÇOISE FEUGAS
« Les Défis de la mondialisation », de Chéri Chérin, 2004. © Chéri Chérin/Courtesy Galerie Magnin-A, Paris.
En 1955, la conférence afro-asiatique de Bandung condamne le colonialisme et proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (lire p. 126). Conscients des difficultés économiques qui devaient découler de la fin de l’exploitation coloniale, les représentants des nouveaux pays indépendants et ceux des pays aspirant à l’être soulignent la nécessité d’une coopération économique entre les nations du Sud. Ils demandent la mise en place d’un système d’aide internationale visant à diversifier et développer les échanges commerciaux, en particulier au sein de ce que l’on appellera bientôt le tiers-monde. « Les pays d’A sie et d’A frique doivent varier leurs exportations en manufacturant leurs matières premières toutes les fois que la chose est économiquement réalisable », plaide le communiqué final de la conférence. L’émancipation économique apparaît d’emblée indissociable de la souveraineté politique.
Les années 1960, avec l’accession à l’indépendance de la majorité des pays africains, semblent un temps incarner le rêve de Bandung. Les Etats du tiersmonde disposent désormais de la majorité à l’A ssemblée générale des Nations unies. Ils veulent faire de la décennie 1970 celle de leur développement. A l’apogée de ces efforts, la décision collective des membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), en 1973, d’augmenter le prix du baril provoque la panique en Occident.
En 1985, Le tiers-monde comprend deux tiers des pays
Mais, affaiblis sur les plans économique et politique, divisés, les nouveaux Etats ne parviennent pas à lutter efficacement contre l’emprise des pays occidentaux : l’inégalité des échanges ne disparaît pas, elle change de forme. Ainsi, même après la vague de libérations nationales, la colonisation continue de peser sur le destin de
la plupart des pays indépendants. S’il a permis d’enrichir considérablement les entreprises et les puissances impériales, le pillage des matières premières – du caoutchouc de l’Indonésie néerlandaise aux mines de cuivre du Congo belge, du cacao ghanéen au café ivoirien – a laissé les anciens colonisés dans une situation exsangue : ces marchandises étaient exportées brutes, à bas prix, vers la métropole, et les industries ne furent pas créées sur place. D’autant que, parallèlement, les anciennes métropoles coloniales inondaient les marchés de leurs empires de produits manufacturés souvent vendus très cher, achevant ainsi d’appauvrir la majorité des habitants. Enfin, la spoliation des meilleures terres agricoles et la généralisation des agricultures d’exportation ont ruiné les cultures vivrières, entraînant un exode rural qui contribue à grossir les bidonvilles des capitales.
L’effondrement des cours des matières premières agricoles, notamment du cacao et du café, provoque une grave crise de la dette. Les pays du tiers-monde revendiquent l’instauration d’un « nouvel ordre économique international », fondé sur la juste évaluation du prix des matières premières et la réciprocité des échanges entre le Nord et le Sud. Mais ils ne rencontrent pas le succès escompté. Aussi, pour financer leur développement, ils sont contraints de s’endetter lourdement et d’approfondir leur dépendance à l’égard du Nord.
Président du Gabon de 1967 à sa mort en 2009, Omar Bongo apparaît comme le symbole de la « Françafrique ». Il s’est affiché avec chaque président français de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy. Son fils, Ali Bongo, a pris la relève avec François Hollande. © Keystone-France ; © STF/AFP. ; © Gérard Fouet/ AFP ; © Patrick Kovarik/AFP ; © Gérard Cerles/AFP ; © Mustafa Yalci/Anadolu Agency/AFP.
L’« aide au développement » – octroyée sous la forme de prêts par la Banque mondiale, les Etats riches ou les banques occidentales – s’assortit parfois de l’obligation d’achats de produits finis à des prix qui ne cessent d’augmenter. Pour pouvoir faire face, les économies du Sud sont contraintes de renforcer les cultures d’exportation, l’extraction minière et de miser sur une augmentation des prix des matières premières (sur lesquels elles n’ont pas toujours prise). Dans les années 1980, l’effondrement des cours de ces matières premières – notamment agricoles, comme le café ou le cacao – provoque une crise de la dette qui permet au Fonds monétaire international (FMI) d’imposer sa logique néolibérale (lire p. 152).
Françoise Feugas Journaliste, membre de la rédaction du site Orient XXI.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
« C’était mieux avant… » A mesure que la crise économique obscurcit l’horizon du XXIe siècle, une nostalgie des « trente glorieuses » s’impose en France : on regrette le temps « béni » du plein-emploi, des conquêtes sociales, de l’effervescence culturelle et politique. Cette légende dorée occulte une partie de la réalité. Et fait obstacle à l’invention de projets d’avenir. PAR
PIERRE RIMBERT
Entre 1963 et 1982, 160 000 Ultramarins s’installent en métropole. Leur venue a été favorisée par le Bureau pour le développement des migrations des départements d’outre-mer (Bumidom), officiellement pour faire face à la surnatalité supposée toucher les Antilles et la Réunion. On leur promettait une vie prospère, mais ils trouvèrent surtout des emplois sous-qualifiés et précaires. Pis, le programme – en vigueur jusqu’en 1981 – a été maintes fois perverti : 1 630 enfants réunionnais furent ainsi enlevés à leurs familles pour « repeupler » les régions frappées par l’exode rural, principalement la Creuse. © Riclafe/SIPA.
Présent maussade, avenir bouché : rêvons d’hier… Dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, dans la Chine défaite par les guerres de l’opium ou dans l’A mérique des années 1930, le thème politique du retour aux valeurs et aux traditions fit florès. Comme dans la France contemporaine, où il s’accompagne d’un climat de « rétromania » culturelle – rééditions de Mini Cooper, culte du kitsch et séries sur les années 1960. La combinaison d’une crise économique suffisamment profonde pour obscurcir les perspectives d’avenir et d’une accélération technologique qui brise les formes usuelles de convivialité fait la fortune des entrepreneurs de nostalgie. « C’était mieux avant », répètent-ils. Avant la mondialisation, la
désindustrialisation, la montée du chômage, la fermeture des bureaux de poste, l’effritement des structures d’encadrement social (école, partis, Eglises). A droite comme à gauche, des regards pleins d’envie se retournent sur la période comprise entre la Libération et la fin des années 1970, les « trente glorieuses ».
Affiche de l’atelier populaire de l’ex-Ecole des beaux-arts, mai 1968, Paris Atelier populaire des Beaux-Arts.
Leur évocation revigore. Rappeler les conquêtes sociales de l’après-guerre, la puissance du mouvement ouvrier et le souffle qui balayait alors les sociétés suffit à démentir l’idée qu’il n’existerait qu’une seule politique possible – celle, par exemple, de l’austérité (lire « L’austérité est le seul remède à la crise »). En dépit de circonstances infiniment plus difficiles, des peuples ont accompli ce qui semblait impossible. Dans sa brochure Indignez-vous !, publiée en 2010 et vendue depuis à plusieurs millions d’exemplaires, Stéphane Hessel insistait sur ce point : c’est une France détruite et ruinée qui institue la Sécurité sociale, l’assurance-vieillesse, le statut de la fonction publique, les délégués du personnel, purge la presse des puissances d’argent et nationalise le crédit et l’énergie, conformément au programme du Conseil national de la Résistance (CNR), baptisé Les Jours heureux et adopté le 15 mars 1944. Ainsi l’histoire oppose-t-elle aux fatalistes que l’ordre établi n’est ni éternel ni naturel. Mais la référence permanente aux « trente glorieuses » induit un effet indésirable :
à force de jauger l’ampleur des régressions à l’aune de cette période, on suggère que le modèle économique d’après-guerre constitue le summum de la justice sociale, le plafond du progressisme. Etait-ce vraiment le cas ?
On retient plus facilement la hausse du niveau de vie que les conditions de travail dantesques dans la chimie. Si la seconde moitié des années 1940 ouvre une ère de réformes sociales en Europe de l’Ouest, la vision rétrospective d’un paradis social tient du mirage. Les Jours heureux, texte de compromis entre les composantes du CNR, laisse de côté de nombreuses questions, dont celle de la décolonisation. Lorsque débute la guerre froide (1947), l’élan de la Libération est déjà brisé ; l’année suivante, le gouvernement envoie les chars d’assaut mater les mineurs grévistes du Nord et de l’Est. Malgré les réformes, la majorité des outils de production demeurent aux mains du privé et soumis à la logique du profit. Comme le note l’historien américain Richard Kuisel, « la planification française prit un caractère néolibéral plutôt que socialisant ou syndicaliste ». Une telle issue n’allait pas de soi à un moment où l’avenir balançait entre socialisme et social-démocratie, et non pas, comme aujourd’hui, entre libéralisme et social-libéralisme. Comme au temps du New Deal, les milieux dirigeants aspiraient à moderniser le capitalisme pour le sauver. « La classe ouvrière, qui avait été à la pointe de la Résistance, observait en juin 1947 le président de la République Vincent Auriol, pensait obtenir des réformes profondes de structure, et elle a vu revenir le même système économique avec les égoïsmes sociaux, et rien n’a changé dans les rapports du capital et du travail ». Il en ira ainsi jusqu’à Mai 68.
Publicité pour les téléviseurs Philips, 1965. © Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor.
Des années 1950, on retient plus facilement la hausse du niveau de vie que les guerres coloniales ; la croissance pétillante que les conditions de travail dantesques dans la chimie, les ports ou le secteur féminisé de l’agroalimentaire. Ainsi, en 1962, on dénombre en France deux mille cent morts d’accidents du travail ; quatre fois plus qu’en 2012, pour une population active bien moins nombreuse. Les « trente glorieuses » sont aussi celles de la pelle et du marteau-piqueur, des ouvrières sous-payées, des immigrés cloîtrés dans les bidonvilles et relégués aux postes les plus éprouvants par la division raciste du travail, des ravages environnementaux, des carcans moraux et des interdits sexuels. Pour la masse des travailleurs ordinaires, le bénéfice des décennies de croissance n’est empoché qu’après 1968. Et il se résorbe dès 1974-1975, sous l’effet du chômage et de la crise
mondiale. Reste qu’au Nord comme au Sud les sociétés d’après-guerre partagèrent une caractéristique commune : l’ordre établi y fut radicalement contesté ; une part significative des populations désirait son renversement. Le rapport optimiste à l’avenir tenait alors à la conviction que tout pouvait basculer, qu’un autre monde était à portée de main, autant – si ce n’est davantage – qu’à la démocratisation du téléviseur et de la cuisine équipée. On touche là au paradoxe des nostalgiques « trente-glorieux » : ils regrettent à présent un ordre que leurs aînés combattaient hier.
Pierre Rimbert Rédacteur en chef du Monde diplomatique. Auteur de « Libération » de Sartre à Rotschild, Raisons d’agir, 2005.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Pour qui furent construits les grands ensembles ? PAR
Histoire de l’immigration en France
BENOÎT BRÉVILLE
A la fin des années 1940, à quelques kilomètres de Paris ou de Lyon, vivaient encore des maraîchers. Trente ans plus tard, des barres et des tours de logements sociaux ont envahi les banlieues. Elles font alors figure d’eldorado pour ceux qui ont la chance d’y habiter – des Français pour l’essentiel, car, à l’époque, l’Etat ne se soucie guère de loger les étrangers… Décimée par la seconde guerre mondiale, « la France, hélas ! manque d’hommes », déclare, en mars 1945, Charles de Gaulle. Pour combler ce déficit, le Général appelle à la naissance de « douze millions de beaux bébés » et insiste sur la nécessité d’« introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la société française ». Il fut entendu sur ces deux points. Entre 1945 et 1960, 800 000 enfants naissent chaque année (phénomène qu’on a appelé le « baby-boom »). Parallèlement, tandis que l’exode rural, interrompu pendant le conflit, reprend – dans les années 1950, un provincial arrive à Paris toutes les quatre minutes –, les flux migratoires se développent. Des Espagnols, des Italiens mais aussi des Algériens et des Marocains viennent travailler dans le bâtiment ou l’industrie. Créé en 1945, l’Office national d’immigration (ONI) recrute directement dans les pays d’émigration. Mais ce système fonctionne mal et la plupart des arrivées se passent hors du cadre de l’ONI. Bien souvent, les entreprises envoient des émissaires sur place pour sélectionner leurs travailleurs. En 1975, la France compte plus de 3 millions d’étrangers, dont 759 000 Portugais, 711 000 Algériens, 497 000 Espagnols, 463 000 Italiens et 260 000 Marocains.
Sans W-C ni eau courante L’accroissement naturel, l’exode rural et l’afflux d’étrangers contribuent à aggraver une crise du logement latente depuis l’entre-deux-guerres et amplifiée par les dégâts du conflit (près de 2 millions de logements endommagés ou détruits). S’ils veulent éviter de s’installer dans l’un des 250 bidonvilles que compte le territoire français et dont certains (Champigny, Nanterre, Marseille…) abritent plus de 10 000 habitants, les étrangers doivent se payer les services de « marchands de sommeil » qui louent à prix d’or des habitations exiguës. Logés dans des hôtels meublés, des garnis, des appartements insalubres de cité d’urgence ou des « wagons de réforme » (transformés par la SNCF en pièces habitables), les ouvriers français
connaissent des situations à peine plus enviables. Une enquête réalisée en 1954 par le ministère du logement indique que 90 % des habitations du pays n’ont ni douche ni baignoire ; 63 % sont dépourvues de W-C et 38 % d’eau courante. Les pouvoirs publics réagissent en lançant une politique de construction d’une ampleur inédite. Au début des années 1950, la France édifie 100 000 logements par an ; deux décennies plus tard, elle en bâtit 550 000 chaque année. Entre 1953 et 1975, plus de 8 millions d’habitations – dont 80 % sont « aidées » – sortent de terre. Près de 2,5 millions d’entre elles sont des logements sociaux, destinés aux ménages modestes. Centralisée et planifiée, cette politique du logement volontariste s’appuie sur les méthodes qui ont fait le succès de l’économie capitaliste. Standardisation, production en série, réduction des coûts par l’usage du préfabriqué : c’est une sorte de taylorisme de la construction publique qui a donné naissance aux grands ensembles (barres et tours de logements sociaux). Cette forme d’habitat est aujourd’hui affublée de tous les maux : monotonie, absence de vie sociale, enclavement, urbanisme criminogène, mauvaise qualité des matériaux. Mais durant les « trente glorieuses », l’installation dans ces grands ensembles au confort moderne était vécue comme un progrès par les habitants, dont beaucoup n’avaient connu que les bidonvilles ou les appartements surpeuplés.
Peu à peu, seuls les plus pauvres demeurent dans les grands ensembles de banlieue. La paupérisation des cités de banlieue trouve son origine dans la crise qui frappe la France à partir de 1973 et dans le virage des politiques urbaines. En créant l’aide personnalisée au logement (APL) et diverses incitations à l’accession à la propriété, la loi Barre de 1977 (du nom du premier ministre Raymond Barre) remplace l’« aide à la pierre » par l’« aide à la personne ». Tandis que le nombre de constructions nouvelles chute à cause de la diminution des subventions, les résidents les plus solvables, souvent français, profitent de ce coup de pouce individualisé pour quitter les grands ensembles. A mesure que la crise économique et les délocalisations transforment les ouvriers en chômeurs, seuls les locataires captifs, pour beaucoup des immigrés et des descendants d’immigrés, demeurent
dans ces quartiers.
Document Ministre du logement à la fin de la présidence de Georges Pompidou, Olivier Guichard (1920-2004) met fin à la construction de grands ensembles en 1973. Le 17 mai, il en explique les raisons devant l’Assemblée nationale. D’une façon générale, on peut dire que l’urbanisme français a été pauvre, et donc appauvrissant pour l’homme. L’aménagement urbain s’est contenté le plus souvent d’améliorer la circulation automobile. Les blocs d’habitation se sont alignés ; blocs sans beauté, alignements sans vie. On a fait du fonctionnel, en oubliant presque toujours que la beauté du décor quotidien est aussi une fonction que l’architecte doit assurer. On a cédé à la tentation du gigantisme surtout à cause de l’organisation très concentrée du secteur du logement dans notre pays. Les offices d’HLM, naturellement poussés à bloquer l’ensemble de leurs programmes de construction sur un site, ont réalisé des ensembles massifs parce qu’ils étaient des intervenants massifs. Plus que des habitations à loyer modéré, on a fait des quartiers à loyer modéré. Journal officiel, 17 mai 1973. p. 139.
Benoît Bréville Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Une culture de la révolte partagée De la Nouvelle Vague au « nouveau roman », de la chanson folk à l’idéal beatnik, des situationnistes aux structuralistes, les « trente glorieuses » ont été, à travers le monde, une période de bouillonnement artistique et intellectuel. Par-delà leur diversité, ces mouvements partagent un même refus de la résignation et de la culture légitime. PAR
EVELYNE PIEILLER
Photomontage, avec de gauche à droite Nina Simone, Archie Shepp, Jack Kerouac, l’affiche du film La dialectique peutelle casser des briques ?, Bob Marley et Paul Simonon, le bassiste des Clash (image tirée de la couverture de l’album London Calling).
Des années 1950 aux années 1970, tandis que se mettent en place la société de consommation et le règne des médias de masse, la jeunesse apparaît, pour la
première fois de manière aussi nette, comme une catégorie particulière de la population, avec ses valeurs propres, son style, ses revendications : elle représente désormais un marché. L’air du temps est remuant, hardi. On croit que l’avenir peut s’inventer. La modernité est à l’honneur et elle doit être insolente vis-à-vis du passé. C’est sous le signe de la liberté, de la libération des préjugés, des règles en place, des illusions, que se définit le champ des sensibilités. Les voies sont multiples, mais toutes sont porteuses de révolte.
Refuser le bon goût Le marxisme et la psychanalyse ont mis à mal, au XIXe et au début du XXe siècle, l’idée que chacun est véritablement libre de penser et d’agir : tout individu est porteur de déterminations sociales, idéologiques et inconscientes qu’il ne mesure pas. Ne serait-on donc qu’étranger à soi-même ? En quelle vérité peut-on croire ? Du « nouveau roman », avec Nathalie Sarraute, à la Nouvelle Vague, avec Jean-Luc Godard, du théâtre de « l’absurde », avec Samuel Beckett (En attendant Godot est créé en 1953) à la peinture avec Yves Klein, les artistes vont chercher à montrer qu’il n’est plus possible de croire comme autrefois à l’homme et à l’art, car le sens de ce que nous disons, créons nous échappe largement… Ce courant, qu’appuiera le structuralisme, connaîtra un écho international, mais confirmera le divorce entre grand public et avant-garde. Il est une autre façon de lutter contre l’aliénation : refuser le bon goût, la culture légitime, autrement dit la hiérarchie des valeurs et donc l’ordre en place. Contre l’opposition entre « grande culture » et culture populaire se développe une « contreculture » délicieusement choquante, qui affirme la rébellion et la transgression : le rock (dès 1956), la bande dessinée (en 1960 naît Hara-Kiri, journal bête et méchant), les genres considérés comme « mineurs » (roman policier, sciencefiction…).
A partir des années 1980, le Walkman privatise la musique.
Refuser l’ordre en place, c’est aussi donner voix aux minorités. Les femmes prennent la parole (lire « Les femmes s’invitent en politique »), les œuvres des « fous », des « primitifs » vont être regardées comme de l’art (Jean Dubuffet présente sa collection d’ « art brut » en 1962), le théâtre sort s’installer dans des cafés ou jouer dans la rue (Living Theatre), afin de rencontrer un autre public. Ces manifestations sont à inscrire dans le cadre large d’une vive sensibilité au politique et au social. Guerres (d’A lgérie, du Vietnam), dictatures (en Espagne, au Portugal…) et ségrégation raciale suscitent diverses formes d’art engagé : chansons folk (Bob Dylan), théâtre d’intervention (les pièces d’A rmand Gatti), free-jazz lié aux luttes des Black Panthers… La recherche de subversion des codes et points de vue dominants va souvent traduire le désir de changer la vie. Aspirations à ouvrir les « portes de la perception », à vivre sans culpabilité, à interroger la nécessité du travail, à transformer l’existence en art. En 1968, La Révolution sexuelle, du psychanalyste Wilhelm Reich, remporte un vif succès. L’Internationale situationniste, « tentative d’organisation de révolutionnaires professionnels de la culture » qui dénonce la « société du spectacle » et invite au libre usage de soi-même, a une souterraine et puissante influence. Epanouissement du désir, éveil aux secrets du corps, appel du large pour trouver un sens extraeuropéen à la vie – idéal beatnik, puis hippie. Ou affirmation de la richesse des marges et du luxe fragile d’exister, rejet de l’économie bourgeoise de la vie – de David Bowie l’androgyne au désir selon L’A nti-Œdipe (1972) de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Pendant ces trois décennies, c’est avant tout le refus de la résignation et des modèles, la croyance dans le pouvoir de la révolte partagée qui donnent aux arts leur vitalité et leur rayonnement, jusqu’au punk et au reggae. La perte d’espérance dans un idéal de transformation profonde de la société et la lente conviction que le temps du progrès est terminé l’emportent au tournant des années 1980. La pratique culturelle se privatise (Walkman et sampler), et chacun peut se sentir appelé à être un artiste. Vient le temps des réformes, pour tenter de corriger l’injustice sociale, et de la fête, pour essayer de retrouver le goût du collectif. C’est le triomphe du rap, qui porte un message, et de la techno, qui invite à la transe. Mais c’est aussi le grand retour de l’académisme, et le début de la nostalgie…
Document Pour ses « états généraux de la femme », en novembre 1970, le magazine Elle avait distribué un questionnaire aux participantes. Les militantes du MLF qui perturbent la rencontre se chargent aussi de le réécrire… Extraits. Elle : A votre avis, les femmes sont-elles : • plus douées • moins douées • aussi douées que les hommes pour conduire une voiture ? MLF : A votre avis, le double chromosome X contient-il ou non les gènes du double débrayage ? Elle : Estimez-vous préférable, dans l’absolu, qu’une femme exerce un métier ? MLF : Pensez-vous que les femmes qui travaillent soixante-dix heures par semaine gratuitement et dépendent totalement de leur mari ont le droit de travailler cent dix heures par semaine pour obtenir l’indépendance économique que leurs maris obtiennent avec quarante heures seulement ? (...) Quand vous êtes enceinte et que vous ne voulez pas garder votre enfant, préférez-vous : • les aiguilles à tricoter • la branche de vigne • le fil de fer, de cuivre, de laiton, barbelé • faire le trottoir pour vous procurer 2 000 francs ? Pensez-vous que le besoin d’autonomie chez la femme est : • une hypertrophie glandulaire • un besoin vital • une propriété des hommes • un signe de frigidité ? Une féministe est-elle : • schizophrène • hystérique • paranoïaque • homosexuelle • ou simplement méchante ?
Evelyne Pieiller Journaliste au Monde diplomatique. Auteure de l’ouvrage Le Rock raconté aux ados, Au diable Vauvert, 2013.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les femmes s’invitent en politique Dans le sillage de Mai 68, le féminisme français se métamorphose : de nouvelles organisations apparaissent, plus radicales, qui articulent les oppressions sociale et sexuelle, réclament l’égalité avec les hommes et défendent la liberté des femmes à disposer de leur corps. Accusées d’être des « excitées » ou des « hystériques », les militantes des années 1970 sont parvenues à conquérir de précieux droits. PAR
MONA CHOLLET
Affiche de 1975 du collectif Grapus pour l’Année internationale des femmes, éditée par la CGT. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Aux Etats-Unis, ce 26 août 1970 marque le cinquantième anniversaire du suffrage féminin. Vingt mille manifestantes défilent à New York ; les Américaines, en grève, réclament une complète égalité des droits. En signe de solidarité, à Paris,
une poignée de femmes se rendent à l’A rc de triomphe pour y déposer une gerbe en l’honneur de la femme du soldat inconnu, « encore plus inconnue que lui ». Avec le meeting houleux tenu à l’université de Vincennes au printemps de la même année, puis, à l’automne, la manifestation devant la prison de femmes de la PetiteRoquette ou la perturbation des états généraux du magazine Elle, ce coup d’éclat est l’une des flammèches qui vont produire ce que la presse baptisera d’abord, sur le modèle américain (Women’s Liberation Movement), le Mouvement de libération de la femme. Celles qui y prennent part se contenteront de convertir en pluriel (« des femmes », comme en anglais) ce singulier qui renvoie à un archétype unique. Mais le MLF, myriade de groupes à la composition toujours mouvante, n’aura jamais d’existence formelle. Du moins pas avant qu’en 1979 Antoinette Fouque, dont le groupe Psychanalyse et politique ne représente qu’un courant parmi d’autres, ne dépose la « marque » MLF : un geste contraire à l’esprit du mouvement, qui révoltera les autres militantes.
Une « espèce d’illumination » En Mai 68, dans la Sorbonne occupée, on ne comptait qu’un groupe féministe : FMA (Féminin Masculin Avenir, devenu plus tard Féminisme Marxisme Action), créé par Anne Zelensky et Jacqueline Feldman. Mais le MLF est bien un rejeton de 1968. Il se construit à la fois dans le sillage de la gauche radicale – par son désir de rassembler des femmes de toutes les classes sociales – et contre elle : nombreuses sont celles qui ont mal vécu de jouer les « gentilles secrétaires de messieurs les militants ». La hiérarchie, les luttes de pouvoir, le dogmatisme, le sectarisme leur ont laissé un souvenir pénible.
Droits des femmes
Dans une « espèce d’illumination », comme le dit l’une d’elles, Cathy Bernheim, elles découvrent l’euphorie de faire de la politique avec ce qui les touche au plus près. Elles mettent en cause le piège du mariage, l’assignation à la procréation et aux tâches domestiques, l’interdiction d’avorter, la répression de l’homosexualité. « Le privé est politique », clame l’un de leurs slogans. Les images d’époque filmées en vidéo par Carole Roussopoulos (Debout !, Y a qu’à pas baiser…) en témoignent : le mouvement est désordonné, joyeux, drôle, insolent, rétif à toute autorité. Ce féminisme dit « de la deuxième vague » (la première étant celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, en faveur du droit de vote) produit une réflexion théorique solide : les filles du baby-boom sont les premières à accéder en masse à l’université. Elles sont rejointes par d’autres, plus âgées.
250 à 300 femmes mouraient chaque année des suites d’avortements clandestins.
Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) œuvra à la légalisation de l’IVG en France. Il se fractionna en 1975, après le vote de la loi Veil. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
En 1967, la loi Neuwirth a autorisé la vente de contraceptifs. Le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sera la grande revendication de ces années-là : à l’époque, entre 250 et 300 femmes meurent chaque année des suites d’avortements clandestins. En avril 1971, Le Nouvel Observateur – dont la rédaction s’est féminisée à la fin des années 1960 – publie le « manifeste des
343 » : des femmes, anonymes ou célèbres, y déclarent avoir avorté. Pour la première fois, les principales intéressées revendiquent le droit à « disposer de leur corps », alors que jusqu’ici l’IVG était une affaire d’hommes : médecins, juristes, théologiens, politiciens. A l’automne 1972, c’est le procès de Bobigny : Gisèle Halimi défend une adolescente de 16 ans qui a avorté à la suite d’un viol et a été dénoncée par son violeur. Sont également jugées sa mère et la « complice » qui a pratiqué l’intervention. L’avocate transforme le procès en tribune politique, faisant témoigner des personnalités comme l’écrivaine Simone de Beauvoir, l’actrice Delphine Seyrig ou le poète et député Aimé Césaire. Elle obtient la relaxe pour la jeune fille et le sursis pour la docteure. S’ensuivent des mois d’agitation : dans toute la France, des groupes mixtes s’organisent pour pratiquer des avortements clandestins dans de bonnes conditions. Porté par Simone Veil, ministre de la santé, qui ne vacille pas malgré la violence des attaques, le projet de loi autorisant l’IVG est voté à l’A ssemblée nationale fin 1974.
Mona Chollet Cheffe d’édition au Monde diplomatique. Auteure de Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones, 2012.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
68, année hérétique « Evénement monstre » selon l’historien Pierre Nora, le mouvement français de Mai 68 focalise l’attention des manuels scolaires. Il s’inscrit pourtant dans le contexte plus vaste d’une année qui voit fleurir la contestation à travers le monde. Les idées, les slogans et les luttes circulent d’un bout à l’autre de la planète. PAR
MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL
Un militant du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis tient une pancarte « Je suis un homme », lors d’une manifestation en hommage à Martin Luther King (qui vient d’être assassiné), Memphis, Tennessee, 1968.
Photographie de Bob Adelman. © Bob Adelman/Corbis.
En 1968, des mouvements sociopolitiques bousculent les sociétés de plusieurs pays, quel que soit leur régime politique. Depuis la place Rouge à Moscou, où huit personnes déploient une banderole en soutien aux Tchécoslovaques dont le pays vient d’être envahi par les armées du pacte de Varsovie, jusqu’aux manifestations et révoltes qui affectent l’A mérique, l’Europe, l’A frique et l’A sie, la jeunesse se trouve au centre de la contestation. Mais elle n’est pas la seule catégorie sociale mobilisée ; en France, en Espagne et en Italie, des ouvriers se joignent massivement aux étudiants ; au Japon, ce sont des paysans.
« Liberté d’expression », affiche d’Adolfo Mexiac réalisée pendant les Jeux olympiques de Mexico en 1968. DR.
Dès janvier, un congrès se tient à La Havane, en présence de nombreux intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Michel Leiris. Auréolé de l’action d’Ernesto Che Guevara, tué, avec l’aide de la CIA, par des militaires boliviens en octobre 1967, le pouvoir cubain étend son influence sur l’ensemble de l’A mérique latine et dans le reste du tiers-monde, tout en tenant tête aux EtatsUnis, qui incarnent l’impérialisme. Les manifestations contre la guerre du Vietnam et les bombardements de civils – et parfois, dans les pays de l’Europe de l’Est, contre la présence soviétique – se multiplient dans le monde entier, constituant un dénominateur commun de la jeunesse. Au Japon, par exemple, les étudiants de la Zengakuren – qui rejettent à la fois le communisme, chinois comme russe, et le capitalisme américain – s’allient avec les paysans pour manifester violemment, en avril, contre l’implantation d’un aéroport destiné aux Américains à Narita et contre la base américaine d’Okinawa. L’année 1968 a été souvent présentée comme une révolte planétaire associée à une forme d’homogénéisation culturelle de la contestation de la jeunesse contre le pouvoir et les hiérarchies universitaires, familiales, et, dans certains pays européens, contre les entreprises et les Eglises. Les idées, les slogans et les formes de lutte ont circulé d’un bout à l’autre de la planète, de même que les musiques – rock et pop –, les styles de vie, les modèles culturels et les valeurs.
Révoltes de 1968
Né aux Etats-Unis, le mouvement de la contre-culture a organisé des débats sur les campus contre la guerre du Vietnam, faisant naître un front contre la conscription (des étudiants brûlent leurs livrets militaires) pendant que s’organisent des marches sur Washington, pour la paix mais aussi pour une société plus égalitaire où racisme et pauvreté auraient disparu. Le 4 avril, l’assassinat du leader pacifiste noir Martin Luther King est suivi d’émeutes raciales dans les villes américaines, qui font plus de 40 morts. A Chicago, lycéens et étudiants afro-américains réclamant une meilleure éducation s’affrontent violemment avec la police, précédant en cela les étudiants rassemblés en août devant la convention du Parti
démocrate.
« Printemps de Prague »
Affiche réalisée par des étudiants tchèques pendant le « printemps de Prague » en 1968. Le soldat de l’armée rouge est vu comme un libérateur en 1945 et comme un assassin en 1968. DR.
Au même moment, la contestation atteint l’Europe. En France, ouvriers et étudiants descendent dans la rue à partir du mois de mai, autour de mots d’ordre que l’on retrouve en d’autres points du globe (amélioration des conditions de travail, dénonciation de l’impérialisme et de la société de consommation, révolution des mœurs…). En Tchécoslovaquie, un processus de démocratisation s’ouvre au sein du Parti communiste. Mais ce « printemps de Prague » est écrasé en août par les troupes du pacte de Varsovie.
L’armée tire sur les étudiants rassemblés place des Trois-Cultures à Mexico. D’autres luttes ont été violemment réprimées par le pouvoir politique, en Tunisie, au Sénégal et surtout au Mexique. Le mouvement étudiant mexicain, qui débute par des débats sur l’autonomie des universités et le renouveau de la démocratie, dure plus de deux mois (26 juillet - 2 octobre). Le 2 octobre, au cours d’un meeting place des Trois-Cultures à Mexico, l’armée tire et fait 200 à 300 morts. Le
président du pays voulait absolument rétablir l’ordre avant l’ouverture des Jeux olympiques le 12 octobre. Une opération couronnée de succès : les médias internationaux ne retiennent que le poing levé et ganté de deux coureurs afroaméricains sur le podium, pour dénoncer la ségrégation aux Etats-Unis. Les morts mexicains sont tombés dans l’oubli.
MANUEL SCOLAIRE ITALIEN La contestation n’a pas pris fin en 1968. En Italie, tout au long des années 1970, des militants se convertissent à la lutte armée, comme le raconte ce manuel de 2008. Le terrorisme de droite se distingue par l’usage d’attentats à la bombe dans des lieux publics, causant des massacres aveugles dans le but de diffuser un sentiment de panique et de favoriser un tournant autoritaire. L’image d’un Etat faible et miné par la corruption, l’existence d’un terrorisme de droite et la psychose d’un coup d’Etat (…) contribuent à la naissance d’un terrorisme de gauche. En fait, le principe de la lutte armée était depuis longtemps la pierre angulaire de toutes les idéologies extrémistes et révolutionnaires que le mouvement de 1968 avait contribué à idéaliser et à diffuser. Mais alors, pour la première fois – tirant leur inspiration du modèle de la guérilla latino-américaine et du terrorisme palestinien –, des brigades organisées sont formées. (…) Aux incendies criminels isolés succèdent les séquestrations de patrons d’industrie et de magistrats. Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.
Michelle Zancarini-fournel Professeure d’histoire d’histoire contemporaine à l’université Lyon I - Auteure de l’ouvrage le mouvement 68. une histoire contestée, Seuil 2008.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses » (1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Chantage au chômage « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du million de demandeurs d’emploi est franchie, les fermetures d’usines s’enchaînent et aucun soulèvement populaire ne voit le jour. Car le chômage de masse installe chez les salariés une « peur sociale » peu propice aux mobilisations. PAR
Sortie de l’aciérie Usinor à Longwy.
BENOÎT BRÉVILLE
© André Lejarre/Le Bar Floréal.
Les « trente glorieuses » n’ont jamais aussi bien porté leur nom qu’entre 1968 et 1973 : la France est alors la quatrième puissance économique mondiale, sa balance commerciale est largement excédentaire et la croissance annuelle de son produit intérieur brut (PIB) dépasse les 5 %. Le contexte de quasi-plein-emploi favorise les mobilisations de travailleurs, et les syndicats enchaînent les conquêtes sociales : la section syndicale d’entreprise en 1968, les quatre semaines de congés payés en 1969, la création du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) et les indemnités journalières de maternité en 1970, la durée maximale du travail en 1971, le droit pour les travailleurs immigrés de participer aux élections professionnelles et la généralisation des retraites complémentaires en 1972.
La situation s’envenime avec les chocs pétroliers de 1973 et de 1979. Mais plusieurs ombres obscurcissent déjà le tableau. Le dynamisme engendré depuis 1945 par la reconstruction s’essouffle. L’inflation, qui plafonnait à 2,7 % en 1967, atteint 6 % en 1972. Enfin, le 1er juillet 1968, la suppression des barrières douanières entre les six pays signataires du traité de Rome plonge l’industrie française dans le bain de la concurrence internationale. Les secteurs les plus fragiles sont les premiers touchés. Dans le Nord, les mines et la sidérurgie connaissent leurs premières réductions d’effectifs dès la fin des années 1960.
Hussigny-Godbrange, photographie de Caroline Pottier, 2008. En 1985, André Lejarre et d’autres photographes fondent à Paris le Bar Floréal, devenu le fer de lance de la photographie sociale. S’ils arpentent villes et usines de la France entière, ils restent très attachés à la Lorraine : leur ouvrage Retour en Lorraine retrace, de 1979 à 2008, les bouleversements morphologiques et sociaux d’une région sacrifiée. Ici, un ancien sidérurgiste de Saulnes pose à côté de son fils, carrossier frigorifique travaillant aujourd’hui au Luxembourg. © Caroline Pottier/Le Bar Floréal.
La situation s’envenime en 1973 avec le premier choc pétrolier consécutif à la guerre israélo-arabe : entre octobre et décembre, le prix du baril quadruple, passant de 3 à 12 dollars. Puis, après le second choc pétrolier de 1979 – provoqué par la révolution iranienne –, il passe de 19 à 33 dollars. Cette envolée a des conséquences considérables dans les pays du Nord, qui font un usage intensif du pétrole – il est utilisé comme source d’énergie pour les transports, le chauffage et l’industrie, comme matière première pour fabriquer du caoutchouc, du Nylon ou du plastique, etc. Ainsi, les coûts de production augmentent, tandis que le pouvoir d’achat et la
consommation des ménages diminuent. Quand elles ne font pas faillite, les entreprises compensent le manque à gagner en compressant leur masse salariale. Le chômage explose.
Austérité et précarité En janvier 1973, la France compte 360 000 demandeurs d’emploi. Quatre ans plus tard, ils sont plus de 1 million – des ouvriers, des jeunes, des non- diplômés. Convaincu que le phénomène sera de courte durée, le gouvernement Chirac (19741976) s’attaque aux symptômes plutôt qu’aux causes. Il fait voter un régime d’indemnisation très avantageux pour les chômeurs, mais, en l’absence de reprise économique, la mesure a pour effet de creuser le déficit. Avec la nomination de Raymond Barre au poste de premier ministre, la réduction de la dette publique devient la première priorité, au détriment de la lutte contre le chômage. Cette politique d’austérité, qui privilégie la lutte contre l’inflation et la stabilité budgétaire, gouvernera les orientations économiques de la France pendant les trois décennies suivantes. Seuls les premiers mois du septennat de François Mitterrand échappent à la règle : en 1981-1982, le gouvernement socialiste opte pour la relance et le partage de l’emploi (augmentation du SMIC, instauration de la semaine de 39 heures et de la retraite à 60 ans), mais la balance commerciale se dégrade et il en revient à l’austérité en 1983. L’année suivante, la barre des 2 millions de chômeurs est franchie.
Le studio de la radio Lorraine cœur d’acier à Longwy. Photographies d’André Lejarre, 1979. Entre 1974 et 1980, la sidérurgie lorraine est amputée de 41 000 emplois. Ouvriers et syndicats se mobilisent et, en 1979, sous l’impulsion de la CGT, une radio pirate voit le jour pour porter leurs revendications : Lorraine cœur d’acier se fait notamment l’écho de la grande manifestation des sidérurgistes organisée à Paris en mars 1979. © André Lejarre/Le Bar Floréal.
Le chômage de masse déplace la « peur sociale » dans le camp des salariés. Sous la menace permanente d’un licenciement, ces derniers se mobilisent moins pour obtenir de meilleures conditions de travail que pour protéger leur emploi. Dans l’impossibilité de faire jouer la concurrence entre entreprises, ils doivent se plier aux conditions d’employeurs qui n’hésitent pas à manier le chantage à l’embauche pour obtenir, avec succès, des « assouplissements » au code du travail. En 1979, Barre fait voter la première loi sur les contrats à durée déterminée. En 1985, Laurent Fabius encourage le recours à l’intérim. En 1986, Jacques Chirac favorise le travail à temps partiel. La banalisation de la précarité ne déclenche ni grève ni mouvement social, car, ainsi que l’observe le syndicaliste Henri Krasucki dans un film réalisé par Gilles Balbastre (Le chômage a une histoire), « il n’y a pas de moyen de coercition plus violent des employeurs contre les employés que le chômage ».
BÊTISIER
Nonobstant leur rôle de chefs d’orchestre dans les politiques d’austérité, dans la dérégulation de la finance et dans la libéralisation du commerce mondial, les institutions financières internationales sont présentées sous un jour très favorable dans le manuel de première publié par Belin en 2011. « Les mouvements de capitaux et les différences de croissance entre zones entraînent des crises régulières, que des organismes internationaux (FMI, OMC) s’efforcent d’atténuer », écrivent les auteurs, qui, quelques pages plus loin, associent xénophobie et protectionnisme : « Lors des crises économiques, l’affirmation de la xénophobie se traduit par des émeutes, des lois protectionnistes (…), des manifestations racistes et des expulsions massives. »
Benoît Bréville Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Les entreprises créent l’emploi Le consensus d’après-guerre avait confié à l’Etat le rôle d’arbitre entre les intérêts opposés des salariés et des entreprises. Les années 1980 évacuent cette idée d’antagonisme social, lui préférant la thèse du « ruissellement » : en facilitant la vie des chefs d’entreprise, on favorisera à la fois les rémunérations des salariés et l’emploi des chômeurs... Le rôle de l’Etat s’en trouve transformé. PAR
RENAUD LAMBERT
Dans ses bandes dessinées publiées par l’hebdomadaire américain The Nation, Tom Tomorrow met en scène un superhéros nommé « Invisible-Hand-Of-The-Free-Market-Man » (I.H.O.T.F.M, Super-Main-Invisible-Du-Marché) qui vient en aide aux entreprises en difficulté. Ici, il porte secours à la compagnie pétrolière BP, empêtrée dans un scandale de marée noire. © Tom Tomorrow.
En 1961, la romancière américaine Ayn Rand prononce une conférence intitulée « La minorité la plus persécutée d’A mérique : les chefs d’entreprise ». Un taux d’imposition des sociétés avoisinant les 90 % à l’époque démontrait, selon l’intellectuelle ultralibérale, l’illégitimité de la « dictature socialiste » américaine : « Tout mouvement qui cherche à asservir un pays (…) a besoin d’un groupe minoritaire comme bouc émissaire. (…) En Russie soviétique, le bouc émissaire a été la bourgeoisie ; en Allemagne nazie, le peuple juif ; en Amérique, ce sont les hommes
d’affaires. » A l’époque, un jeune acteur, Ronald Reagan, rencontre le succès. Anciennement démocrate, il rallie le camp républicain en 1962, puis se fait connaître en dénonçant un Etat « obèse » qui entraverait « l’esprit d’entreprise » caractéristique, selon lui, du rêve américain – celui de pionniers repoussant seuls les frontières physiques et matérielles. En 1980, l’acteur est élu président. Alors que l’économie mondiale est en crise et que le chômage décolle, Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni adoptent, sous l’influence d’un courant intellectuel en gestation depuis plusieurs décennies (lire p. 150), une politique économique dite « de l’offre » (supply-side), dont la logique pourrait se résumer ainsi : on ne vient pas en aide aux chômeurs ou aux démunis en leur versant des indemnités, mais en facilitant l’activité des entreprises (baisse de leur fiscalité, réduction du « coût du travail », accès au crédit, etc.). S’impose alors un peu partout dans le monde l’idée que seules les entreprises créent l’emploi et que défendre l’intérêt général commande de satisfaire les exigences patronales. Conséquence immédiate, ceux que Rand identifiait hier – avec un sens prononcé du dramatique – comme une « minorité persécutée » se hissent au rang de héros modernes. Les chefs d’entreprise – bientôt rebaptisés « créateurs de richesse » – sont désormais à l’honneur dans les médias.
Sur tf1, dans l’émission « ambitions », Bernard tapie aide des jeunes à monter leur entreprise. En France, Bernard Tapie incarne très vite le self-made man patronal dynamique, sportif et audacieux. Entre 1986 et 1987, il anime l’émission « Ambitions » sur TF1 (alors en cours de privatisation). Le concept ? Aider un jeune à monter son entreprise, en direct. D’anciens journaux anticapitalistes chantent à leur tour les louanges de l’entreprise, seule capable de pulvériser les « conservatismes » – entendre : le système d’organisation sociale antérieur à la révolution néolibérale. « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’Etat français ressemble de plus en plus à un château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par
l’initiative, par la communication », écrivent ainsi Serge July et Laurent Joffrin dans Libération en 1984.
A gauche : le livre Do it ! de Jerry Rubin, paru en 1970, s’est imposé comme un manifeste de la génération hippie aux Etats-Unis. A droite : Jerry Rubin en 1980 à Wall Street, dans les bureaux de son nouvel employeur, le fonds d’investissement John Muir Company. Apôtre de la contre-culture américaine des « sixties », Jerry Rubin participe en 1967 à la fondation du Youth International Party – une formation politique qui se caractérise par ses idées radicales et son antimilitarisme affirmé. Après la guerre du Vietnam, Rubin se convertit au monde des affaires ; il œuvre à la promotion de l’idéologie entrepreneuriale aux Etats-Unis et devient un fidèle soutien de Ronald Reagan. © DR ; © Bettmann/Corbis.
Sous l’effet des politiques que ces discours justifient en France (désindexation des salaires sur l’inflation en 1983, suppression de l’autorisation administrative de licenciement en 1986, etc.), la part de la richesse produite chaque année revenant aux salaires décroît (de 72 % à 69 % entre 1986 et 2009), cependant que celle revenant aux dividendes bondit (de 3,2 % à 8,5 % entre 1982 et 2007). La priorité accordée aux actionnaires perdure aujourd’hui encore. Elle repose sur l’idée que la robustesse du secteur privé garantit la croissance et la réduction du chômage : « Ce sont les entreprises qui créent les emplois », proclame un communiqué du Mouvement des entreprises de France (Medef) du 13 mars 2013. Or rien n’indique que ce soit le cas. Comme l’écrit l’économiste Frédéric Lordon,
« les entreprises n’ont aucun moyen de créer par elles-mêmes les emplois qu’elles offrent : ces emplois ne résultent que de l’observation du mouvement de leurs commandes dont, évidemment, elles ne sauraient décider elles-mêmes, puisqu’elles leur viennent du dehors – c’est-à-dire du bon vouloir dépensier de leurs clients ». Autrement dit, ce ne sont pas les entreprises, mais la demande des consommateurs qui dope l’activité économique et conduit à la création d’emplois. Pour lutter contre le chômage, mieux vaudrait donc relancer le marché intérieur en augmentant les salaires que se soumettre à l’idée que ces derniers représentent un « coût » grevant l’activité économique.
Renaud Lambert Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
La déferlante néolibérale des années 1980 Au début des années 1980, une vague néolibérale déferle sur la planète. Partie du Royaume-Uni, où Margaret Thatcher est élue en 1979, elle balaie les EtatsUnis de Ronald Reagan, le Canada de Brian Mulroney et même la France du socialiste François Mitterrand. En quelques années, la doctrine du libre-marché s’impose comme idéologie dominante. PAR
FRANÇOIS DENORD
Belfast, Irlande du Nord, dans le quartier catholique et majoritairement ouvrier de Falls Road. Photographie de Jehel, 2001. © Pierre-Jérôme Jehel.
L’année 1979 scelle un tournant dans l’histoire des politiques économiques et sociales. Les Etats-Unis se lancent dans une farouche lutte contre l’inflation cependant que la conservatrice Margaret Thatcher devient première ministre au Royaume-Uni. De l’autre côté du rideau de fer, l’URSS s’engage dans la guerre d’A fghanistan, qui contribue à ternir son image déjà largement écornée, et la Chine
de Deng Xiaoping se convertit à l’« économie socialiste de marché ». En novembre 1980, l’élection du républicain Ronald Reagan à la Maison Blanche confirme qu’un basculement politique de grande ampleur s’opère.
« Chicago boys » Alors que depuis la seconde guerre mondiale l’intervention publique stimulait la croissance économique, les gouvernements se tournent désormais vers le libre jeu du marché : « Il n’y a pas d’alternative », proclame Thatcher. Le néolibéralisme conquiert les principales capitales européennes et les organisations internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Commission européenne). Dans le sillage des « révolutions conservatrices », les même recettes s’appliquent partout. Les Etats réduisent leurs dépenses, privatisent les entreprises publiques et déréglementent de larges pans de l’économie nationale. C’est ce que fait, par exemple, le gouvernement de Jacques Chirac entre 1986 et 1988. Le monde a déjà connu plusieurs réalisations néolibérales d’envergure avant les années 1980. Depuis 1949, la République fédérale d’A llemagne (RFA) se réclame ainsi de l’« économie sociale de marché », une politique économique volontariste en faveur de la libre concurrence et de la stabilité des prix. A l’instigation de Valéry Giscard d’Estaing et de son premier ministre Raymond Barre, la France tente de se conformer à ce modèle entre 1976 et 1981. Quant au Chili, il expérimente à partir de 1973 un mélange d’autoritarisme politique (la dictature de Pinochet) et de libéralisme économique, impulsé par des adeptes de l’école de Chicago (les « Chicago Boys »).
Parodie de l’affiche du film « Autant en emporte le vent », avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les rôles principaux. Réalisée par les graphistes Bob Light et John Houston pour le journal britannique Socialist Worker, 1982. DR.
Sur le plan intellectuel, la reconquête a été engagée de longue date. Dans le
contexte de la guerre froide, alors que partout le socialisme semble avoir le vent en poupe, une poignée d’économistes, d’hommes politiques et de patrons libéraux mettent sur pied une internationale libérale. Créée en 1947 par l’économiste Friedrich Hayek, la Société du Mont-Pèlerin profite du soutien financier de grandes entreprises pour essaimer dans de nombreux pays sous la forme de think tanks, de laboratoires d’idées. Avec en toile de fond le déclin du marxisme, le néolibéralisme progresse dans la bataille des idées dès la seconde moitié des années 1970. La situation économique et sociale se prête à un basculement du rapport de forces politico-intellectuel : au lendemain de la crise pétrolière de 1973, l’élévation continue des taux de chômage décrédibilise les politiques de relance keynésiennes, tandis que les hauts niveaux d’inflation érodent le patrimoine des classes dominantes.
Mise au pas des syndicats et affaiblissement des partis réformistes. La vague néolibérale modifie en profondeur la nature du débat politique. Au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, elle met au pas les syndicats et affaiblit durablement les partis réformistes. En France, elle conduit le gouvernement d’union de la gauche élu en 1981 à renoncer à son programme de rupture avec le capitalisme. Progressivement, les socialistes français se convertissent au libéralisme économique. Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’onde de choc atteint les pays d’Europe de l’Est. Les autorités nouvellement élues réforment en profondeur leurs économies et entament un rapprochement avec l’Union européenne. A l’image des Etats membres de cette dernière, ils réduisent le périmètre de leur secteur public et mènent des politiques d’austérité. Socialement, le néolibéralisme n’a bien sûr rien de neutre. Il accroît les inégalités sociales et les légitime. Sa force réside sans doute dans le fait de s’être doté d’institutions, l’Organisation mondiale du commerce par exemple, qui l’ont pérennisé. Faute de concurrence à gauche, il s’est, en outre, petit à petit imposé comme idéologie dominante.
MANUEL SCOLAIRE BOLIVIEN Loin des manuels français qui célèbrent la « croissance mondialisée » du second XXe siècle, les livres scolaires boliviens insistent sur les inégalités de développement générées par le néolibéralisme. En témoigne cet extrait d’un ouvrage de terminale édité en 2008, deux ans après l’arrivée au pouvoir du socialiste Evo Morales. Au cours des quatre dernières décennies, le PIB des 20 pays les plus riches s’est accru de 300 %, quand celui des 20 pays les plus pauvres n’augmentait que de 26 %. Les 20 pays les plus riches utilisent 74 % des lignes téléphoniques mondiales, contre 1,5 % pour les 20 pays les plus pauvres. Ils consomment 58 % de l’énergie mondiale, contre 4 % pour les plus pauvres. Ainsi, les principaux bénéficiaires de la mondialisation sont les Etats développés. Ils contrôlent les grandes institutions économiques internationales (FMI, OMC, Banque mondiale). Ils ont bâti un système de régulation qui sert leurs intérêts. Grâce à la disparition des barrières douanières, favorisée par les politiques de libéralisation, ils ont pu accéder à de nouveaux marchés et y diffuser leurs produits. (…) Nombre d’Etats ont aujourd’hui moins de pouvoir que les entreprises multinationales. Celles-ci ont de puissants moyens d’influer sur les décisions des gouvernements dans les pays faibles ou petits. José Manuel Fernández Ros, Jesús Gonzáles Salcedo et Germán Ramírez Aledón, Historia del mundo contemporáneo, Santillana, 2008.
François Denord Préfacier de David Harvey,Brève Histoire du néoliberalisme, Les Prairies ordinaires, 2014
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les contreparties de l’aide aux pays du tiersmonde Au début des années 1980, nombre d’Etats du Sud connaissent une situation analogue à celle que traversent actuellement la Grèce ou l’Islande : acculés par le poids de leur dette publique, ils doivent – s’ils veulent éviter le défaut de paiement – demander l’aide du Fonds monétaire international et se plier à ses conditions draconiennes (privatisations, coupes budgétaires…). A l’époque, des voix s’élèvent pour demander l’annulation de leurs créances. PAR
ERIC TOUSSAINT
Dettes au sud
Le 22 juillet 1944, un ensemble de 44 pays décide à Bretton Woods (Etats-Unis) de créer le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Pour éviter une nouvelle crise comme celle de 1929, les pays occidentaux mettent sur pied ces deux puissants outils de contrôle. Selon leurs fondateurs, le FMI doit garantir la stabilité des monnaies et contrôler les mouvements de capitaux ; la Banque mondiale doit quant à elle œuvrer à la reconstruction et au développement des pays du tiers-monde. Tout bascule le 15 août 1971. 53 milliards de dollars circulent alors dans le monde, soit cinq fois plus que les stocks d’or des Etats-Unis. La confiance dans le billet vert s’effrite. En réaction, le président américain Richard Nixon met fin à la libre convertibilité du dollar en or, ce qui débouche sur la variation des monnaies les unes par rapport aux autres. Le FMI perd de sa superbe…
« Le service de la dette est le geste visible de l’allégeance », écrit l’économiste Jean Ziegler, ancien rapporteur auprès de l’ONU. L’année 1979 marque un tournant dans l’avènement du néolibéralisme : soucieux de mettre un coup d’arrêt à l’inflation (qui grignote les patrimoines), le président de la banque centrale des Etats-Unis Paul Volcker accroît brusquement les taux d’intérêt américains. La dette des pays du tiers-monde y étant indexée, la mesure provoque une grave crise. En 1982, le Mexique se trouve au bord du défaut de paiement. Le FMI revient alors sur le devant de la scène pour « venir en aide » aux pays endettés. En échange, il leur impose des plans d’ajustement structurel : privatisations massives, dévaluations, promotion des exportations au détriment des besoins locaux, coupes budgétaires, etc. Le nœud coulant de la dette se resserre et le FMI impose ses choix à la plupart des pays du Sud. Selon Jean Ziegler, l’ancien rapporteur spécial auprès de l’Organisation des Nations unies sur la question du droit à l’alimentation dans le monde, « le service de la dette est le geste visible de l’allégeance ». Sur le plan social, le résultat s’avère dramatique.
Le robinet du crédit Contestées au Sud, les recettes du FMI trouvent une nouvelle vie au Nord, dans la foulée de la crise financière de 2007-2008. En Europe, il s’allie avec la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE) pour former une « troïka » qui impose l’austérité aux pays en difficulté (Grèce, Irlande, Portugal, Chypre, Espagne…). Même si elle veut se présenter sous un jour plus humain, la Banque mondiale fonctionne selon des principes comparables. Dès sa création, elle finance des puissances coloniales comme la France ou les Pays-Bas, alors en guerre contre des peuples en lutte pour leur émancipation. Lors des indépendances, elle organise le transfert de la dette de certaines métropoles vers leurs anciennes colonies. Sous la présidence de Robert McNamara, à partir de 1968, elle participe à l’explosion de l’endettement des pays du Sud en finançant les alliés du bloc occidental (même s’ils sont corrompus et piétinent les droits de l’homme, comme Mobutu Sese Seko en République démocratique du Congo ou Suharto en Indonésie) et en fermant le robinet du crédit à des régimes progressistes voulant rester maîtres de leur développement (le Chili de Salvador Allende de 1970 à 1973, le Nicaragua sandiniste dans les années 1980). Ces deux institutions-phares de la mondialisation néolibérale ont toujours été dirigées par des ressortissants américains ou européens. Les Etats-Unis y exercent un droit de veto de fait, car ils détiennent plus de 15 % des voix alors que la majorité requise est de 85 % pour toutes les décisions importantes. Dès 1972, Allende observe que les peuples du tiers-monde n’ont « pas pu s’exprimer à Bretton Woods ». Il propose de transformer la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) en institution permanente chargée d’imaginer « un nouveau système monétaire, étudié, préparé et géré par toute la communauté internationale, [pour] s’occuper du financement du développement des pays du tiers-monde tout comme de l’expansion du commerce international ». Jamais de telles propositions n’ont été entendues.
BÊTISIER ● C’est en des termes fort peu critiques que le manuel franco-allemand (Nathan/Klett,
tome 2, 2012) décrit l’impérialisme européen du XIXe siècle : « L’Europe est le centre du monde. Ses navires sillonnent les mers du globe. Ses entrepreneurs dominent le marché mondial. Des millions d’émigrants européens répandent aux quatre coins du monde leur langue, leur culture, leurs croyances », écrivent les auteurs, qui ne se préoccupent guère de distinguer les émigrants (vers les Etats-Unis, l’Argentine...) des colons. ● En 2004, le génocide des Tutsis, massacrés par les Hutus au Rwanda, est vieux de dix ans. Cette année-là, Nathan publie un manuel de terminale décrivant ainsi cette tragédie qui fit plusieurs centaines de milliers de morts : « Le Rwanda a connu un génocide entre Hutus et Tutsis. » Imagine-t-on de lire que « la Pologne a connu un génocide entre nazis et juifs » ?
Eric Toussaint Maître de conférence à l’université de Liège et président du CADTM Belgique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
Mais qui contrôle les réseaux ? La popularisation d’Internet à partir des années 1990 prolonge la révolution des communications entamée au XIXe siècle, quand la planète se couvrait de câbles sous-marins. De l’âge industriel à la « société globale de l’information », la mondialisation des réseaux n’a cessé de refaçonner l’espace-temps, sans pour autant se conjuguer avec l’exigence de pluralité. PAR
ARMAND MATTELART
« TV Buddha », par Nam June Paik, 1974-1982 Au début des années 1960, les artistes expérimentaux du mouvement Fluxus prétendent que « tout est art ». Ils s’approprient les objets du quotidien et questionnent avec dérision l’arrivée des nouvelles technologies. Pionnier de l’art vidéo, le Sud-Coréen Nam June Paik perçoit la télévision comme le nouvel objet de culte des sociétés modernes : dans
TV Buddha, une sculpture de la divinité filmée en boucle se reflète dans un écran... L’artiste est connu pour ses installations anthropomorphes faites de téléviseurs assemblés. © TV Buddha, Nam June Paik, 1974-1982.
Au XIXe siècle, les saint-simoniens rêvent d’« enlacer l’univers » et de réconcilier l’esprit d’entreprise et le bien commun. Pour eux, le progrès des transports, en réduisant les distances, abaissera les écarts entre les classes. L’enlacement du globe par les réseaux matériels du capitalisme industriel prend un siècle et s’achève avec l’ouverture du canal de Panamá (1914) et du Transsibérien (1916). L’architecture des flux est centripète, à l’image de la hiérarchisation de l’espace mondial à l’ère des empires. Sur la carte des câbles télégraphiques sous-marins, la tête du réseau est située à Londres, capitale d’un empire victorien qui a inauguré le premier câble, entre Douvres et Calais, en 1851 et achevé de ceinturer le globe avec le transpacifique, en 1902. L’Eastern Telegraph Company possède sur les communications un monopole commercial qui en fait l’intermédiaire obligé des grandes puissances pour leur envoi de communiqués. Le Foreign Office en tire un avantage stratégique et diplomatique de poids. Les attaques du World Trade Center comptent parmi les événements les plus photographiés de l’histoire. Pourtant, les télévisions et les journaux français, américains, britanniques, etc., ont tous diffusé les quelques mêmes images. Ce paradoxe témoigne de la globalisation des représentations médiatiques ainsi que du contrôle croissant des images par les grands groupes de diffusion. Avec pour conséquence un appauvrissement de l’offre visuelle. Libération, USA Today, The New York Times, Le Monde, CNN, TF1, LCI.
Le lancement, en 1965, du premier satellite géostationnaire de télécommunications trace la voie au développement de la télématique. Dès les années 1970, les pays industrialisés misent sur l’informatisation de la société pour sortir de la crise économique et sociale. La question de l’énergie les inquiète, mais ne les incite pas à remettre en cause la raison productiviste et ses modèles de consommation. Pourtant, à la même époque, sous la pression du mouvement des pays non alignés, le débat sur l’accès inégal aux flux et technologies de l’information fait irruption dans les instances internationales. Environ 85 % des informations mondiales sont alors produites par quatre agences de presse (AP, UPI, Reuters, AFP). Le tiersmonde propose des politiques publiques de régulation. En vain.
A la bulle discursive sur le « village mondial » répond la bulle spéculative sur les valeurs boursières. La décennie suivante, les déréglementations universalisent le modèle néolibéral de globalisation des échanges et de libération des flux. Le vieux dogme du progrès infini cède la place à l’idéologie de la communication et à sa vision à court terme du changement social. La liberté d’expression commerciale s’inscrit en tension avec la liberté d’expression comme droit humain. La course transnationale aux concentrations dessine le nouveau paysage des conglomérats médiatiques et des opérateurs de télécommunications (lire L’information à l’épreuve d’Internet). A la bulle discursive sur le « village global » répond la bulle spéculative sur les valeurs boursières. La première est en porte-à-faux avec les réalités des « fractures num ériques », reflets de fractures sociales ; la seconde, avec l’économie réelle. En 2007, les pays industrialisés comptaient 62 internautes pour 100 habitants ; les pays en développement, où l’accès est globalement plus cher, 17. Le prix moyen pour vingt heures de connexion y variait de 50 à 170 dollars, contre 2 à 15 dollars dans les pays favorisés. La fin de la guerre froide et l’expansion du Web propulsent la figure du réseau au cœur de la pensée géostratégique des militaires et diplomates américains sur les nouveaux moyens de l’hégémonie mondiale. D’un côté, la cyberwar et les frappes chirurgicales. De l’autre, le soft power, qui repose sur la maîtrise de l’ensemble des maillons du complexe informationnel, condition essentielle pour imposer l’agenda politique aux autres nations.
Surveillance généralisée Trois phénomènes malmènent le paradigme de la communication libre-échangiste au seuil du XXIe siècle. Sur fond de lutte contre le terrorisme, les politiques sécuritaires précipitent le resserrement de la surveillance du mode de communication des personnes, des biens et des messages, avec toute une panoplie de technologies de la traçabilité (fichage, empreintes génétiques, vidéosurveillance, puces RFID [Radio Frequency Identification], écoutes, drones, etc.).
Parallèlement, l’ébranlement de la croyance en la capacité du tout-marché à créer un autre monde fait vaciller le dogme de la faculté du tout-technologique à dissoudre les fractures numériques. Enfin, le mouvement social oppose, aux logiques productivistes qui structurent le projet technocratique de « société globale de l’information », la reconnaissance de l’information, de la culture et du savoir comme biens publics communs, afin que les citoyens puissent se les approprier dans des conditions d’équité et de liberté. Envisagée sous l’angle de la relation entre savoir et pouvoir, la « révolution des communications » n’en est en fait qu’à ses débuts.
Armand Mattelart Auteur de l’ouvrage Le profilage des populations. Du livret ouvrier au cybercontrôle, La découverte, 2014.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
De l’Argentine au Venezuela, l’amérique latine se rebelle En 1823, la doctrine Monroe la transformait en chasse gardée des Etats-Unis. Cent cinquante ans plus tard, le dictateur chilien l’érigeait en laboratoire du néolibéralisme. Pourtant, ni les interventions militaires ni la tutelle économique n’ont suffi : depuis le début du XXIe siècle, l’Amérique latine se permet d’élire des dirigeants qui déplaisent à Washington… PAR
JANETTE HABEL
Les Ponchos rojos, gardes du corps non officiels du président Morales. Photographie de Nicolas Pousthomis, 2005. © Nicolas Pousthomis/Sub.Coop/Picturetank
A partir des années 1970, et notamment du coup d’Etat du général Augusto Pinochet contre le président socialiste chilien Salvador Allende (1973), l’A mérique latine fait figure de laboratoire pour les politiques néolibérales. Plus rapidement que d’autres continents, elle en subit les conséquences sociales et politiques.
Logo de la mission Sucre, qui favorise l’accès à l’enseignement supérieur des classes populaires.
Entre 1980 et 2010, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté bondit de 120 millions à plus de 210 millions dans la région. En 2001, Buenos Aires fait défaut sur sa dette, plongeant l’A rgentine dans une profonde crise. Un an auparavant, des manifestations massives empêchent la privatisation du système de gestion de l’eau à Cochabamba (Bolivie). A cette « guerre de l’eau » succède un conflit similaire autour du gaz, en 2003, qui conduit à la chute du président Gonzalo Sánchez de Lozada. Un peu partout dans la région, d’immenses mobilisations populaires exigent une rupture avec le néolibéralisme.
« Démocratiser la démocratie » A cette époque, les mouvements progressistes rompent avec la stratégie théorisée par le philosophe d’origine irlandaise John Holloway : « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Orientant leur action vers la voie électorale, ils œuvrent à l’arrivée au sommet de l’Etat de dirigeants politiques marqués à gauche : Hugo Chávez au Venezuela (1998), Luiz Inácio Lula da Silva (« Lula ») au Brésil (2002 et 2006), Nestor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2005 et 2009), Rafael Correa en Equateur (2006 et 2009), etc. Soucieux de « démocratiser la démocratie » et d’œuvrer au progrès social, ces dirigeants réhabilitent le rôle de la puissance publique (que le néolibéralisme souhaitait voir fondre) et renforcent la souveraineté nationale (que l’impérialisme entendait entamer).
Photographie de Pietro Paolini, 2004. L’un des mille médecins cubains travaillant pour la mission Barrio Adentro au Venezuela. Cette mission fournit des soins médicaux gratuits aux habitants des quartiers pauvres (les barrios). © Pietro Paolini / TerraProject/Picturetank
En 1999, sous l’impulsion de Chávez, la population vénézuélienne vote en faveur d’une nouvelle Constitution dont les principes fondent la République bolivarienne. Outre la reconnaissance officielle des langues indigènes, la promotion d’une forme avancée de démocratie participative (instaurant notamment le référendum révocatoire qui permet de priver tout élu de son mandat) ou le refus d’installation de bases militaires sur le territoire national, le texte confère aux ressources naturelles le statut de biens publics inaliénables. Les redevances versées par les sociétés qui exploitent le pétrole du pays (lequel détient les premières réserves mondiales) bondissent et financent de multiples programmes sociaux. Suivant des modalités similaires, l’Equateur et la Bolivie adoptent également de nouvelles
Constitutions.
Sur la base d’un audit réalisé en 2007, l’Equateur déclare illégitimes plus des deux tiers de sa dette. Si la plupart des pays augmentent considérablement leurs dépenses publiques, on observe parfois parallèlement un recul des services publics. Dans le Brésil de l’ancien ouvrier métallurgiste « Lula », par exemple, le « retour de l’Etat » prend la forme d’une monétisation de la pauvreté : on donne aux plus défavorisés les moyens de consommer davantage de services privés dans les domaines de la santé, de l’éducation ou du logement (une solution qui fournit des débouchés au patronat local).
Dans le cadre du programme « El Sistema », des enfants étudient la musique à Caracas. Photographie de Meredith Kohut, 2012. En 1975, l’économiste et pianiste José Antonio Abreu fonde « El Sistema », un programme d’éducation musicale destiné aux jeunes des quartiers pauvres du Venezuela. Les meilleurs intègrent l’un des orchestres supervisés par le programme, dont le plus célèbre est l’ensemble Simón Bolívar. « El Sistema » est aujourd’hui imité partout en Amérique latine, et 500 000 enfants vénézuéliens y participent chaque année. © Meridith Kohut.
Alors que l’Europe cède au lobby financier et accepte de rembourser le fardeau d’une dette issue du sauvetage des banques, l’Equateur organise un audit de ses créances en 2007. Le montant de la dette reconnue par Quito fond de 3,2 milliards à 900 millions de dollars. Sur le plan diplomatique, la défense de la souveraineté nationale passe par la promotion d’une autonomie régionale avec la création de nouvelles institutions interétatiques : Union des nations sud-américaines (Unasur) en 2008, par exemple, ou Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (Celac, qui regroupe l’ensemble des pays du continent, à l’exception des Etats-Unis et du Canada), en 2010.
Difficultés économiques Tirés par la très forte croissance économique chinoise au cours des années 2000, la plupart des pays latino-américains rencontrent d’importantes difficultés économiques à la suite de la crise de 2008. Celles-ci réduisent leurs marges de manœuvre sociales et diplomatiques ; elles pourraient remettre en cause l’approfondissement de ces expériences singulières.
BÊTISIER Souvent considéré comme l’un des plus rigoureux manuels d’histoire utilisés aux EtatsUnis, The American Pageant (Cengage Learning, 2010, 14e édition) propose un tableau faisant apparaître « le coût financier et le nombre de morts des principales guerres américaines ». Louable intention, si ce n’est que seules les pertes américaines sont comptabilisées et que les guerres contre les Indiens sont passées sous silence. Ainsi, aucune mention n’est faite de la guerre amérindienne du Nord-Ouest (17851795), pourtant bien plus meurtrière que la guerre hispano-américaine (1898) qui, elle, est évoquée.
Janette Habel Politiste à l’institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel d’histoire critique, 2014
Naissance de l’économie de spéculation L’assujettissement de l’économie au pouvoir des banques procède de choix politiques intervenus dans les années 1980. En France, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, les gouvernements ont alors décidé de déréguler les activités financières. Favorisant ainsi l’apparition de bulles spéculatives qui peuvent éclater à tout moment… PAR
ARNAUD ZACHARIE
Maison mise sous saisie et abandonnée à la suite de la crise des subprime à Daytona Beach (Floride), Etats-Unis. Photographie de Mike Berube, 2009. © Mike Berube/Laif-REA.
En 1962, le secteur financier représentait environ 16 % des profits de l’économie américaine ; le secteur manufacturier, près de 49 %. Quarante ans plus tard, la part de la finance atteint plus de 43 %, celle de l’industrie moins de 8 %. Depuis une trentaine d’années, un basculement similaire s’est opéré dans la plupart des pays : c’est la « financiarisation ».
Rendu possible par la mise en œuvre de politiques néolibérales (lire p. 150), ce processus découle en grande partie de décisions politiques visant à déréguler l’économie. Au Royaume-Uni, le 27 octobre 1986, Margaret Thatcher annonce le big bang de la Bourse de Londres, qui vise à déréglementer les opérations boursières, comme l’avait fait aux Etats-Unis l’administration républicaine de Ronald Reagan.
Les rouages de la finance
En France, le ministre socialiste de l’économie et des finances Pierre Bérégovoy fait voter la loi de déréglementation des marchés financiers en 1986, avant de réduire la fiscalité sur les revenus du capital en 1990. Aux Etats-Unis, en 1999, l’administration Clinton abroge le Glass-Steagall Act qui, depuis 1933, imposait une séparation entre activités bancaires de dépôt et d’affaires. La financiarisation transforme les systèmes mondiaux de la production (la façon dont les biens et les services sont produits) et du crédit (la façon dont l’argent irrigue l’économie). Ce faisant, elle expose les Etats aux stratégies de délocalisation et aux risques systémiques. Alors que le monde de la finance n’avait pas connu de crise systémique internationale depuis les années 1930, il en subit trois majeures en trente ans : celle de la dette du tiers-monde au début des années 1980, celle des pays émergents à la fin des années 1990 et la grande récession provoquée par la crise des subprime aux Etats-Unis à partir de 2007.
La « dictature des 15 % » Tandis que la plupart des multinationales passent sous le contrôle d’institutions financières privées ayant pris des participations dans leur capital coté en Bourse, l’économie change d’objectif : pour une grande entreprise, il s’agit moins d’accroître les ventes que de privilégier la rentabilité financière, c’est-à-dire les profits. Les actionnaires majoritaires ont désormais le pouvoir de dicter le taux de rendement a priori : c’est la « dictature des 15 % de retour sur fonds propres » des années 1990 et 2000. Résultat (à moins qu’il ne s’agisse de l’objectif de départ, comme le soutiennent, entre autres, les économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy) : une forte croissance des revenus financiers et une baisse de la part des salaires dans la richesse produite. La mondialisation a bénéficié aux 10 % les plus riches de la planète et aux classes moyennes des pays émergents comme la Chine (qui ont profité des délocalisations), mais a été négative pour les 10 % les plus pauvres et les classes moyennes des pays industrialisés, dont les revenus (corrigés de l’inflation) ont stagné.
Une chaîne internationale de risques opaques.
Sous prétexte de démultiplier l’accès aux liquidités, diverses innovations financières ont permis aux banques de transférer les risques liés aux crédits – en particulier les non-remboursements d’emprunts – à de nouveaux acteurs financiers (banques d’investissement, fonds spéculatifs, etc.). Il en a découlé une économie de bulles spéculatives et une chaîne internationale de risques opaques, associant les banques aux autres acteurs financiers. Jusqu’à ce que ces « innovations » – comme les subprime américains – se révèlent « toxiques », entraînant une défiance généralisée envers l’ensemble du système du crédit et débouchant sur la paralysie du marché interbancaire, la faillite de la banque Lehman Brothers et le cataclysme financier d’octobre 2008. Après trois décennies d’idéologie néolibérale prônant le retrait de l’Etat au profit de la finance, cette dernière appelle alors les Etats à la rescousse. Dans l’urgence et sans contrepartie, ces derniers mettent sur pied de gigantesques plans de sauvetage bancaire. D’où une conversion de dettes privées en dettes publiques qui provoque une récession mondiale et une crise des dettes souveraines, entraînant dans la zone euro une succession de plans d’austérité qui finissent par transformer la crise bancaire en crise sociale.
Document Le chanteur et guitariste Woody Guthrie a donné voix à l’Amérique de la Grande Dépression. Sa chanson The Jolly Banker témoigne du fait que le monde de la banque n’a pas tellement changé depuis 1939… Je m’appelle Tom-toujours-mieux, Et je suis un banquier joyeux, Le banquier joyeux, c’est moi… Je protège le fermier, la veuve, l’orphelin courageux, En chantant : « J’suis un banquier joyeux, Le banquier joyeux, c’est moi. » Si tes récoltes t’inquiètent, quand souffle la tempête, Je mesure tes pertes et j’ajuste ton hypothèque, En chantant… (…)Si je vois que tu es cuit, je te fais un petit crédit, Et je m’assure que, pour cinq, tu m’rendras dix, En chantant… Si ta voiture tombe en rade, que sous toi le sol se dérobe, Je fais saisir ta maison, ta voiture, ta garde-robe
En chantant…
Arnaud Zacharie Auteur de Mondialisation : qui gagne et qui perd. Essai sur l’économie politique du développement, Le bord de l’eau - La muette, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
L’austérité est le seul remède à la crise Dans l’Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le Portugal de Salazar, partout où elle fut appliquée, l’austérité a produit l’inverse des effets annoncés : loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les populations, déstabilisé les sociétés et affaibli les économies. Mais l’Union européenne n’en démord pas : la rigueur est le remède miracle contre la crise des finances publiques. PAR
ALLAN POPELARD & PAUL VANNIER
Photographie de Stefania Mizara, 2012. En Grèce, dans la banlieue d’Athènes, le centre médico-social d’Hellinikon permet à des familles privées de couverture sociale de se faire soigner gratuitement. © Stefania Mizara/Haytham Pictures.
« Rien ne pourra se faire de crédible sans une coupe dans les dépenses publiques », écrivait en 2011 un éditorialiste du Figaro. Deux ans plus tard, sur Europe 1, un autre commentateur abondait dans ce sens, prônant « la baisse des dépenses de santé, le recul des crédits aux collectivités locales et, surtout, plus de réformes structurelles pour la compétitivité ». Depuis le début de la « grande récession » (lire Naissance de l’économie de spéculation), nombre de journalistes, dirigeants politiques, économistes s’emploient à présenter l’austérité – c’est-à-dire la diminution des dépenses publiques – comme la condition nécessaire du retour à la croissance. La rengaine est connue : le fardeau que la dette ferait peser sur les générations futures obligerait au sacrifice de tous et à l’effort de chacun. Pourtant, partout où elle est mise en œuvre, l’austérité produit l’inverse des effets annoncés. Elle perpétue la récession, accroît le niveau de dette publique et creuse les déficits. Entre 2008 et la fin de l’année 2013, le produit intérieur brut (PIB) de l’Italie a chuté de 8,3 % ; celui du Portugal, de 7,8 % ; celui de l’Espagne, de 6,1 %. Quant à la dette publique, depuis 2007, elle est passée de 25 % du PIB à 117 % en Irlande ; de 64 % à 103 % en France ; de 105 % à 175 % en Grèce. Tous ces pays sont des adeptes de la rigueur.
La « troïka » a favorisé la mise en place d’un gouvernement technocratique en Italie. La baisse des prestations sociales, la diminution (relativement à l’inflation) des salaires et le gel des embauches des fonctionnaires – les trois principales formes de l’austérité – ont également contribué à l’augmentation du chômage. Situé autour de 12 % dans l’Union européenne, le taux de chômage s’élève, en Grèce, à 27,9 % en 2013 contre 10 % en 2007 ; en Espagne, à 26,7 % contre 7,3 % ; au Portugal, à 16 % contre 6,1 % ; et en Irlande, à près de 15 % contre 4,7 %. Conséquence : l’austérité grippe la consommation, l’un des principaux moteurs de l’activité, et affecte jusqu’à la santé des peuples : en Grèce, la baisse de 23,7 % du budget du ministère de la
santé entre 2009 et 2011 s’est accompagnée d’une recrudescence de certaines maladies – les cas d’infections au virus de l’immunodéficience humaine (VIH/sida) ont par exemple augmenté de 57 % entre 2010 et 2011. Le nombre des suicides s’est envolé, quant à lui, de 22,7 %.
Photomontage de Boris Séméniako, d’après le tableau de Pérugin « L’Adoration des bergers » (1510). © Boris Séméniako.
Les dirigeants ne retiennent pas grand-chose de l’histoire. Dans les années 1930 déjà, les programmes de déflation menés par Pierre Laval en France, Ramsay MacDonald au Royaume-Uni et le chancelier Heinrich Brüning en Allemagne avaient paupérisé les peuples européens. De même, après l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, les coupes budgétaires avaient donné lieu à une véritable saignée : l’espérance de vie masculine chuta de 64 à 57 ans entre 1991 et 1994. D’autres politiques seraient possibles : augmenter les salaires et l’investissement public pour relancer l’investissement (une méthode appliquée, avec un certain succès, dans l’A mérique du New Deal), annuler les « dettes illégitimes », ou encore nationaliser le système bancaire. Mais rares sont les gouvernements qui, en Europe, osent s’aventurer sur ces sentiers inusités : la pression des institutions financières internationales est jugée trop forte. Jadis imposée par des dictatures, comme dans le Portugal d’A ntónio de Oliveira Salazar (1932-1968) ou dans le Chili d’A ugusto Pinochet (1973-1990), l’austérité est aujourd’hui orchestrée par le « talon de fer » d’organismes supranationaux non élus. En Grèce et au Portugal, la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international [FMI]) a envoyé ses agents dans chaque ministère pour contrôler les dépenses publiques. En Italie, elle a favorisé la mise en place du gouvernement technique de Mario Monti (2011-2013). En mars 2014 en Ukraine, dans un contexte de très grande instabilité politique, le FMI impose le gel des retraites et la baisse de 10 % des effectifs de la fonction publique. Enfin, l’entrée en vigueur du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) en 2013 a soumis les Etats membres de l’Union européenne à un contrôle a priori sur leurs budgets. Limitant à 0,5 % du PIB le déficit budgétaire autorisé pour les Etats – contre 3 % précédemment –, cette « règle d’or » interdit toute politique de relance de l’activité.
MANUEL SCOLAIRE ITALIEN A l’unisson des principaux médias et commentateurs du pays, ce manuel italien publié en 2008 ne voit d’autre solution que l’austérité pour sortir de la crise. En réalité, la cure d’austérité financière imposée par le traité de Maastricht n’a fait que
révéler (contribuant ainsi à les corriger) quelques caractéristiques qui pénalisent les économies du Vieux Continent depuis longtemps (…) et le rendent peu compétitif par rapport aux marchés asiatiques et nord-américains : l’excès de dépenses publiques (…) ; le caractère non durable, sur le plan financier, des systèmes de sécurité sociale (…) ; la rigidité du marché du travail, davantage guidé par la préservation des acquis que par la volonté de créer de nouvelles possibilités pour les jeunes et les chômeurs. Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.
Allan Popelard & Paul Vannier Professeurs d’histoire-géographie aux lycées Jean-Vilar et HenriMoissan de Meaux.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Comment penser la mondialisation Au début des années 1990, nombre d’observateurs interprétaient la fin de la guerre froide comme le triomphe définitif du capitalisme et du modèle occidental. D’autres évoquaient l’idée d’un basculement du monde : son centre de gravité devait passer du Nord au Sud. Ces scénarios ont-ils résisté à l’épreuve des vingt dernières années ? PAR
PHILIP S. GOLUB
Images glanées sur Google Street View par l’artiste Jon Rafman, depuis 2009. © Courtesy of Jon Rafman.
La mondialisation du capitalisme n’est pas un phénomène nouveau. Elle connaît
un premier cycle pendant la révolution industrielle européenne et l’expansion coloniale. Favorisée par diverses évolutions techniques augmentant considérablement les échanges entre continents (bateaux à vapeur, télégraphe, etc.), elle conduit à un système économique mondial de plus en plus intégré. Traversée de tensions et de contradictions, cette première mondialisation se structure autour de rapports de domination entre les cœurs capitalistes (les métropoles coloniales) et les périphéries dépendantes (les colonies). Ces dernières sont insérées de force dans une division internationale du travail où elles se trouvent confinées à des activités subalternes (production et exportation de produits primaires). Cette inégalité donne lieu aux luttes d’indépendance de la fin du XIXe siècle et du siècle suivant. Elle se traduit aussi par la compétition économique et politique entre les empires européens. En fin de siècle, la segmentation nationale s’accentue, conduisant, en 1914, à l’effondrement de la première mondialisation. Ce n’est que soixante-quinze ans plus tard, avec la chute de l’URSS, que le capitalisme peut à nouveau se déployer globalement.
Le rôle de l’état Ce cadrage historique permet de mieux saisir les débats intellectuels d’aprèsguerre froide sur les effets de la mondialisation. Un premier argument, défendu pour des raisons différentes par des auteurs libéraux (Francis Fukuyama) et néomarxistes (Jürgen Habermas), soutient que la mondialisation aurait créé les conditions d’un dépassement de l’Etat-nation. Du fait de l’internationalisation du capital, celui-ci aurait cédé sa place à des autorités supraétatiques, privées et publiques (multinationales, organisations non gouvernementales, clubs, institutions internationales). La mondialisation aurait ainsi conduit à une dissémination de la puissance. Selon les néomarxistes, on assisterait à la constitution d’une classe capitaliste transnationale devenue entièrement autonome de la nation et de l’Etat. A l’opposé, l’approche « réaliste » souligne que l’Etat demeure un acteur prépondérant dans un monde multipolaire et segmenté. Ce courant de pensée pointe la faiblesse des institutions internationales et des régimes de gouvernance privés. Il met en avant les différentiels de puissance et le rôle des Etats dominants dans la définition, la mise en œuvre et le respect des régimes économiques
internationaux (l’influence déterminante des Etats-Unis et de l’Union européenne au sein du Fonds monétaire international).
Un double mouvement de globalisation du capital et de surgissement de puissances nationales nouvelles. Ces différentes perspectives théoriques comportent des failles, des angles morts. Peu sensibles aux dynamiques sociales et politiques des nations, les tenants du réalisme voient la conflictualité comme une permanence historique, inscrite dans une logique de compétition pour la survie des Etats. Quant aux libéraux, ils se focalisent essentiellement sur les seules techniques de régulation du capitalisme mondialisé.
Fantôme affamé, photomontage de Manit Sriwanichpoom, 2003. © Manit Sriwanichpoom/ Agence VU.
Certains s’efforcent de sortir de ce débat binaire en analysant la « constellation de pouvoir complexe » (Robert W. Cox) issue de la guerre froide, dans laquelle Etats, organisations internationales et acteurs privés interagissent. De ce point de vue, « l’intégration et la fragmentation sont les deux faces complémentaires d’une économie capitaliste qui redistribue d’énormes gains et pertes à l’échelle planétaire » (JeanChristophe Graz). La configuration mondiale contemporaine fait écho à celle de la fin du XIXe siècle. Lors de la première mondialisation, l’internationalisation de l’économie alla de pair avec une segmentation nationale forte et une compétition aiguë entre empires anciens et nouveaux concurrents. L’actuel cycle de mondialisation se caractérise par un double mouvement de globalisation du capital et de surgissement de puissances nationales nouvelles, grandes (Chine) et moyennes (Brésil, Inde, Turquie, etc.). La tension entre ces deux mouvements façonnera la trajectoire du système mondial au XXIe siècle.
MANUEL SCOLAIRE CHINOIS Dans ce manuel d’histoire édité en 2007 et destiné aux lycéens chinois, l’empire du Milieu apparaît comme un acteur diplomatique majeur, qui contribue à garantir la paix mondiale. A l’issue du 3e plénum du 11e Comité central [fin 1978], l’ensemble du parti et l’ensemble de la nation travaillent de concert à la mise en place de la réforme et de l’ouverture de l’économie chinoise. Pour ce faire, un environnement international pacifique est nécessaire. Le principal objectif de la politique étrangère de la Chine consiste donc à combattre l’hégémonisme afin de maintenir la paix mondiale. Après avoir récupéré son siège légitime [au Conseil de sécurité], la Chine s’implique activement dans les agences spécialisées de l’Organisation des Nations unies ainsi que dans les autres organisations internationales. Les Nations unies deviennent alors le cœur de la diplomatie multipolaire d’un monde où la Chine contribue grandement à la paix et au développement. Putong gaozhong Kecheng bioazhun shiyan jiaokeshu. Lishi yi (« Manuel expérimental offi ciel du programme des lycées généraux. Histoire 1 »), Maison d’édition de l’éducation populaire, 2007.
Philip S. Golub Auteur d’Une autre histoire de la puissance américaine, Seuil 2011.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Les industries passent à l’est Loin d’appartenir au passé, la production industrielle joue toujours un rôle majeur dans l’économie mondiale. Mais, depuis les années 1980, les usines quittent les pays occidentaux. Elles s’installent dans les pays du Sud, en particulier en Asie, où elles trouvent une main-d’œuvre abondante, des bas salaires et des syndicats faibles ou inexistants. PAR
LAURENT CARROUÉ
Le centre commercial Forum Mall de Bangalore, en Inde. Photographie d’Ed Kashi, 2007. Dans les pays du Sud, l’industrialisation et le développement économique ont favorisé l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. Jeune et désireuse de consommer, elle réside principalement dans les grandes villes, où d’immenses centres
commerciaux ont été construits ces quinze dernières années. © Ed Kashi/VII.
Au printemps 2011, la Chine est devenue la première puissance manufacturière mondiale, mettant ainsi fin à un siècle de domination des Etats-Unis, qui avaient eux-mêmes supplanté le Royaume-Uni au tournant du XXe siècle. Au cours des dix dernières années, alors que la production industrielle mondiale augmentait de 65 %, la part des grands pays développés chutait de 60 % à 46 %, alors que celle des quatre grands émergents – Brésil, Russie, Inde, Chine – passait de 11 % à 27 %. La crise économique et financière qui a débuté en 2007 ne fait qu’accélérer un processus historique dont les bases sont en place depuis au moins une vingtaine d’années. En devenant « l’atelier du monde » à la suite des réformes menées entre 1978 et 1992, la Chine s’est hissée au premier rang ; elle réalise 41 % de la croissance industrielle mondiale.
Photographie de Patrick Bard, 1997. Cette ouvrière chez RCA Thomson à Ciudad Juárez gagne 290 pesos brut pour une semaine de 48 heures, auxquels il faut ajouter 72 pesos de bons (alimentaires…). Soit dix fois moins que ce qu’elle toucherait si elle travaillait aux EtatsUnis, à quelques kilomètres de là. © Patrick Bard/Signatures.
Le redéploiement du capital industriel occidental s’accélère ; et plus seulement pour délocaliser la production de nombreux biens industriels nécessitant beaucoup de main-d’œuvre (textile-habillement, électronique grand public, automobiles…), qui sont ensuite réimportés. Face à l’atonie des marchés dans les pays les plus riches, les sociétés transnationales occidentales s’implantent dans les pays en plein développement afin d’y trouver une main-d’œuvre bon marché, de nouveaux clients, et de les servir directement. Les marchés des pays émergents représentent, en 2011, 31 % des ventes et 24 % des profits des 200 premières entreprises européennes.
Informaticiens indiens Mais la grande nouveauté, c’est l’émergence et l’affirmation de nouvelles puissances industrielles cherchant à assurer leur autonomie stratégique en développant de puissantes politiques industrielles et technologiques, de formation et d’innovation. Grâce à leur forte mobilisation et aux transferts de technologies négociés d’arrache-pied dans le cadre d’importants contrats d’équipement, les grands pays du Sud, en particulier la Chine, sont en train de remonter peu à peu les principales filières technologiques (aéronautique et spatial, électronique, télécommunications, transports, chimie…). Alors que le nombre de chercheurs dont dispose la Chine est déjà presque équivalent à celui des Etats-Unis, supérieur à celui de l’Union européenne et deux fois plus élevé que celui du Japon, leur proportion par rapport à l’ensemble des chercheurs de la planète devrait passer de 20 % à 30 % d’ici à cinq ans.
Le Pakistan se spécialise dans le textile, la Malaisie dans l’électronique, la Slovénie dans l’automobile. Les grands pays émergents pourraient être capables d’ici à environ une génération de concurrencer les principaux pays développés dans des secteurs industriels, des fonctions productives et des catégories socioprofessionnelles (ingénieurs,
techniciens et cadres) jusque-là épargnés. L’Inde est ainsi devenue le deuxième exportateur mondial de services informatiques et logiciels (22 % du total), derrière l’Union européenne, grâce au développement de puissantes firmes comme Tata Consultancy, Wipro Technologies ou Infosys, et de pôles spécialisés comme la ville de Bangalore.
Le pari des services
Ces nouvelles hiérarchies s’accompagnent d’autres processus de délocalisation. Du fait de la hausse des salaires dans les provinces littorales du centre et du sud de la Chine, certains segments du textile ou de l’électronique devenus non compétitifs se déplacent à présent soit vers les provinces intérieures du pays, soit dans d’autres pays du Sud ou du Sud-Est asiatique. Le Pakistan, le Bangladesh, la Turquie, la Tunisie ou le Maroc se sont ainsi spécialisés dans le textile-habillement, malgré la forte concurrence chinoise ; la Thaïlande, la Malaisie ou les Philippines, dans l’électronique ; en Europe, la Slovaquie, la Slovénie ou la Hongrie, dans l’automobile. Revers de la médaille, l’emploi manufacturier a reculé de 25 % aux Etats-Unis, de 27 % au Royaume-Uni et de 10 % dans la zone euro entre 2002 et 2010. Certes, le fait que les services voient leur part augmenter au détriment de l’industrie dans ces pays n’est pas un phénomène uniquement négatif : il traduit notamment l’importance de leur développement dans les sociétés modernes (éducation, loisirs, commerce, santé, finances…). La mesure du phénomène est aussi biaisée par des modifications statistiques associées aux externalisations de ces activités autrefois comptabilisées dans le secteur industriel. Enfin, les anciens pays dominants disposent encore de nombreux atouts, en particulier une forte spécialisation dans les domaines des biens manufacturés haut ou moyen de gamme, de la recherche ou de l’innovation.
Laurent Carroué Géographe. Coauteur de Canada, Etats-unis, Mexique. Un ancien Nouveau Monde, Bréal, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
La montée en puissance de la Chine La Chine est devenue, en 2010, la deuxième économie mondiale, détrônant le Japon d’une place qu’il occupait depuis 1968. Peuplé de 1,3 milliard d’habitants, premier exportateur de la planète, principal détenteur des bons du Trésor américains, le pays pourrait, au XXIe siècle, faire vaciller l’hégémonie des Etats-Unis. Mais de nombreux obstacles restent sur son chemin. PAR
JEAN-LOUIS ROCCA
« High Place 040-02, 29 Levels of Freedom », par Li Wei, 2003. La renommée internationale de Li Wei témoigne du succès de l’avant-garde artistique chinoise aujourd’hui. Dans ses
performances et ses photographies, cet esthète acrobate apparaît fasciné par l’apesanteur : agrippé à un réverbère, suspendu dans le vide du haut d’un gratte-ciel, etc. A travers son art, il porte un regard à la fois rieur et engagé sur l’urbanisation effrénée de Pékin, un de ses thèmes de prédilection. Li Wei, © Courtesy Galerie Paris-Beijing.
Dans la société chinoise des années 1970, hormis le cercle étroit des dirigeants, la population était confrontée à la pauvreté, au mieux à la frugalité. Aujourd’hui, le pays est entré dans l’ère de la consommation de masse. Si les inégalités se sont considérablement accrues, même les plus défavorisés ont vu leur pouvoir d’achat progresser. Les paysans migrent vers les villes, tandis que les ouvriers et les employés de l’époque socialiste et leurs descendants occupent dorénavant des emplois qualifiés et souvent très qualifiés. En 1978, 1,5 % d’une classe d’âge accédait à l’enseignement supérieur ; à l’heure actuelle, 30 %. Un quart, voire un tiers des Chinois ont désormais un niveau de vie comparable à celui de la classe moyenne européenne : ils sont propriétaires d’un ou de plusieurs appartements, possèdent une voiture, voyagent à l’étranger et envoient leurs enfants étudier dans les universités occidentales. La globalisation de la classe moyenne a tendance à renforcer plutôt qu’à émousser le sentiment national, et elle est aujourd’hui un des vecteurs du nationalisme chinois. Les conflits sociaux sont nombreux : la corruption des dirigeants et l’arbitraire des bureaucraties locales sont dénoncés, davantage de protection légale est demandé. Mais, depuis les événements de Tiananmen en 1989, la non-agrégation de ces mouvements de protestation ainsi que les craintes de voir une démocratisation basée sur le suffrage universel remettre en cause la stabilité conduisent une grande partie de la population à considérer comme un moindre mal le maintien du régime de parti unique.
Dépendance américaine Dans ce contexte, outre l’investissement étranger, la formation de grands groupes multinationaux chinois et l’essor de l’immobilier concourent à faire de la Chine la deuxième économie mondiale, non en PIB par habitant mais dans l’absolu, et le premier exportateur de la planète. A travers l’achat de bons du Trésor américains, Pékin détient des moyens de pression sur Washington, mais dépend par là même de la stabilité de l’économie américaine.
A l’ONU, Pékin défend le principe de l’intégrité territoriale et celui de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. La politique extérieure chinoise joue désormais sur tous les registres. L’outil militaire fait l’objet d’une modernisation constante, principalement conçue autour de la question de Taïwan. Si Pékin compte sur l’intégration économique pour réunifier formellement Taïwan à la Chine, l’option d’un conflit armé demeure. Surtout, la politique de réunification sert utilement de prétexte à la diversification des objectifs assignés à l’armée, tel le règlement de différends frontaliers, terrestres et maritimes, comme l’atteste la récente escalade en mer de Chine orientale autour des îles Diaoyu/Senkaku. Fort de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, Pékin défend systématiquement le principe de l’intégrité territoriale et celui de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, comme on l’a vu lors de situations de conflit ouvert – hier au Kosovo, aujourd’hui en Syrie. Au-delà de ça, l’aide et l’investissement chinois en Asie du Sud-Est et en Afrique, libres de toute rhétorique démocratique, peuvent autoriser les gouvernements, y compris dictatoriaux, qui en bénéficient à s’affranchir des conditions imposées par les bailleurs de fonds occidentaux.
Inégalités, tensions et conflits
La montée en puissance de la Chine sur la scène internationale doit également s’apprécier au regard de la professionnalisation de ses diplomates, qui participent activement à nombre d’enceintes multilatérales. Ils défendent certes les intérêts
bien compris de leur pays, mais la conduite de la Chine doit être évaluée à l’aune de celle de ses partenaires : ainsi, elle fut le deuxième signataire en 1996, après les Etats-Unis, du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, mais ne l’a pas encore ratifié, attendant prudemment que ceux-ci s’engagent en ce sens. Enfin, l’influence culturelle de la Chine dans le monde ne cesse de s’accroître, grâce entre autres à la multiplication des instituts Confucius. Or, il faut attribuer une partie de ce renouveau culturel chinois à l’attrait qu’éprouvent les élites occidentales pour l’empire du Milieu, comme à la réinvention de la tradition qui se développe dans les diasporas chinoises.
BÊTISIER Révisés après l’élection de Vladimir Poutine à la présidence du pays, les manuels russes ne tarissent pas d’éloges sur l’action du chef de l’Etat. A partir de 2000, affirme un livre de 11e (Histoire nationale XXe – début du XXIe siècle, Prosvechtchenie, 2006), « le pays s’oriente vers le renforcement du pouvoir fédéral, l’ordre légal, la construction d’un Etat de droit, le relèvement de la production nationale et une attention accrue aux problèmes sociaux. (…) La collaboration du président et du Parlement a permis d’accomplir des réformes juridiques essentielles, telle l’adoption de codes administratifs et fiscaux ainsi que d’un code du travail. » La dépendance de l’économie russe à l’égard des hydrocarbures, l’inflation galopante ou encore l’autoritarisme du pouvoir ne sont pas évoqués.
Jean-Louis Rocca Professeur à Sciences Po, Centre d’études et de recherches internationales (CERI), CNRS, Paris. Auteur d’Une sociologie de la Chine, La Découverte, Paris, 2010.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
L’Organisation des Nations Unies est-elle morte ? En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée par la crise financière, cette diminution témoigne d’une crise plus profonde : jadis portée par un idéal de multilatéralisme, l’ONU se voit aujourd’hui supplantée par une « diplomatie de club » qui fait la part belle aux grandes puissances. PAR
BERTRAND BADIE
Le 5 décembre 1992, au nord de Mogadiscio, le ministre de la santé et de l’action humanitaire Bernard Kouchner porte
l’un des sacs de riz « offerts » par les enfants français aux populations somaliennes menacées de famine. Certains dénoncent alors un « coup médiatique » : l’image était savamment mise en scène et le ministre dut refaire plusieurs fois la prise avant de parvenir à un résultat satisfaisant. Eric Feferberg/AFP.
Le mot « multilatéralisme » apparaît en 1945, en même temps que l’Organisation des Nations Unies (ONU) elle-même. L’idée est : elle présage une nouvelle forme de diplomatie où les relations d’un Etat avec un autre sont remplacées par un effort d’élaboration collective. Dès la création de l’ONU, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et URSS) obtiennent un droit de veto, les mettant à l’abri de toute décision susceptible de gêner leurs intérêts. La guerre froide confirme cette situation. Le jeu des blocs rehausse le pouvoir des Deux Grands. Au sein du Conseil de sécurité, ces derniers s’affrontent mais trouvent aussi les arrangements qui leur permettent d’établir le minimum de connivence que requiert la coexistence pacifique.
L’idée de « sécurité humaine » élargit la paix aux questions sanitaires et environnementales. La chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de la bipolarité suscitent de nouveaux espoirs. A défaut d’être un gouvernement du monde, l’ONU allait-elle enfin devenir un lieu de régulation et de résolution des conflits ? Quelques indices vont dans ce sens : de 1945 à 1989, on compte à peine plus de 600 résolutions prises par le Conseil de sécurité, tandis qu’on en dénombre 1 500 de 1990 à 2014. Sous l’impulsion de Kofi Annan, l’organisation s’ouvre également aux questions sociales. Les Objectifs du millénaire pour le développement visent ainsi à lutter contre la faim dans le monde, tandis que l’idée de « sécurité humaine » postule que la paix ne se limite pas à la sécurité militaire, mais intègre aussi les questions alimentaires, sanitaires et environnementales.
Minilatéralisme
Dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations unies, un soldat australien patrouille dans le port de Dili, la capitale du Timor-Leste, le 20 septembre 1999. © Reuters.
Les blocages restent néanmoins nombreux. Les cinq membres permanents refusent d’élargir l’accès au Conseil de sécurité aux pays émergents (Brésil, Inde) ou aux puissances vaincues de la seconde guerre mondiale (Japon, Allemagne). Une grande partie du monde reste ainsi marginalisée. Sous prétexte d’efficacité, ils préfèrent, en effet, s’adonner au « minilatéralisme » pour régler directement le sort du monde. Cette « diplomatie de club » s’est institutionnalisée à travers le G8 (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Canada, Italie, et Russie depuis 1998). On constate aussi que l’essentiel des vraies négociations se passent hors de l’ONU. Les exemples ne manquent pas : accords d’Oslo entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël, négociations sur le nucléaire iranien, tête-à-tête John Kerry - Sergueï Lavrov sur la Syrie en septembre 2013, etc.
Affiche des Nations unies pour la promotion des Objectifs du millénaire, par Nicole Robinson-Jans, 2010. / Affiche pour les Nations unies du graphiste argentin Paez Torres, 1948. / Couverture d’un livre de l’association altermondialiste Attac. Photomontage de Boris Séméniako, 2003. © Coll. BDIC. / © Unric. / © Boris Séméniako pour Attac.
Pourtant, les Nations unies continuent de se présenter comme l’incarnation d’une « communauté internationale » garante d’un intérêt général mondial. Dès 1988 pointe l’idée du « devoir d’ingérence humanitaire », entérinée alors par l’A ssemblée générale. La thèse a depuis été précisée par la doctrine de la « responsabilité de protéger », reprise dans la déclaration adoptée lors du soixantième anniversaire de l’organisation. On y affirme que, lorsqu’un Etat n’est plus en mesure de protéger ses propres ressortissants, il est du devoir de tous les autres d’intervenir à sa place, y compris sur son propre sol, sa souveraineté étant ainsi suspendue. Un petit nombre de ces interventions a incontestablement abouti. L’une d’entre elles a permis à l’ancienne colonie portugaise de Timor-Leste de recouvrer l’indépendance en 2002, à la suite d’une opération militaire sous mandat de l’ONU lancée en 1999. Mais la plupart ont débouché sur des résultats ambigus ou des échecs : Somalie (1993), Afghanistan (2001), Libye (2011)… En fait, deux interrogations pèsent sur ces pratiques et montrent les limites du système onusien. D’une part, qui intervient et sous quel contrôle ? D’autre part, que peut la force face à ces guerres nouvelles dont la cause est souvent à rechercher dans le sousdéveloppement et les problèmes sociaux ? La puissance – ou ses illusions – étouffe encore le système.
Bertrand Badie
Professeur des universités à Sciences Po Paris. Auteur de l’ouvrage Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, Paris, 2014.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Drones, frappes chirurgicales : les nouveaux habits de la guerre La guerre n’est plus ce qu’elle était : elle opposait autrefois des Etats et tuait surtout des soldats ; elle se déroule désormais au sein des Etats et ses victimes sont d’abord civiles. Son objectif : des richesses, un territoire, voire le pouvoir. Les armes s’adaptent à cette évolution. C’est à coups de drones que l’on traque les « rebelles »... PAR
PIERRE GROSSER
Le robot anthropomorphique « Atlas », développé par la société Boston Dynamics en partenariat avec l’armée américaine.
© source : www.bostondynamics.com/DR.
La guerre froide a parfois été présentée, a posteriori, comme une période de paix relative : la bipolarité et la dissuasion nucléaire auraient assuré, pendant un demisiècle, la stabilité du monde. C’est évidemment oublier les nombreux conflits « périphériques » qu’elle a générés (Corée, Vietnam, Afghanistan) et les répressions à grande échelle menées par certains Etats sous les encouragements de leurs « patrons » – soviétique en Europe de l’Est et en Ethiopie ; américain en Indonésie, en Iran et au Chili ; chinois au Cambodge ; et français en Afrique subsaharienne.
Des rivalités persistantes La chute de l’URSS a fait craindre une reprise des guerres en Europe. Et en effet, l’implosion de la Yougoslavie (1991-1999) a été violente. La Russie a mené deux guerres en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) pour l’empêcher d’accéder à l’indépendance, puis elle a utilisé la manière forte en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014). Des conflits issus de la dislocation de l’Union soviétique ont en outre été « gelés », notamment dans le Caucase. Malgré ces quelques cas, les guerres sur le continent européen sont restées assez rares. D’une manière générale, à l’échelle planétaire, les conflits entre Etats sont de moins en moins nombreux. Cela s’explique, entre autres, par l’augmentation du nombre de régimes démocratiques dans le monde, l’interdépendance économique croissante des Etats et l’action des institutions internationales. Pour autant, des rivalités profondes perdurent – entre Israël et plusieurs de ses voisins, entre l’Inde et le Pakistan, entre le Japon, la Chine et leurs voisins.
Milices privées Les conflits internes aux Etats ou « internationalisés » (avec l’intrusion d’Etats voisins), fréquents dans l’A frique des années 1990, sont devenus plus rares la décennie suivante. La guerre civile syrienne, débutée en 2011, mais aussi les affrontements au Mali, en Centrafrique, en Irak ou au Nigeria témoi-gnent d’une résurgence de ce type de conflit, qui permet à une « culture de guerre » de
s’installer, à des « seigneurs de guerre » de profiter des troubles pour amasser richesse et pouvoir.
D’une guerre à l’autre
Puissance hégémonique dont les dépenses militaires égalaient, au début du XXIe siècle, celles de tous les autres pays réunis, les Etats-Unis se sont longtemps présentés comme le « shérif » du monde. Si leur diplomatie a parfois garanti certains équilibres régionaux, leurs interventions militaires ont également nourri des conflits durables, comme en Afghanistan et en Irak dans les années 2000. Ces deux échecs ont d’ailleurs conduit les Etats-Unis à changer de stratégie : depuis 2010, le budget de l’armée américaine diminue légèrement, et le périmètre de ses interventions dans le monde se restreint. Les sociétés démocratiques acceptent de plus en plus mal la mort de leurs soldats. C’est pourquoi les « casques bleus » des opérations de paix de l’ONU, nombreuses en Afrique, sont majoritairement originaires des pays du Sud. Cela explique également le recours, par les pays du Nord, à des sociétés militaires privées, qui recrutent des combattants locaux (en Irak par exemple). Les démocraties s’efforcent enfin de limiter les violences disproportionnées contre leurs adversaires, notamment contre les populations civiles. D’où les notions de « frappes chirurgicales » et d’« opérations ciblées » : en plus d’être médiatisée, la guerre est judiciarisée…
Des robots mèneront-ils les futures « opérations spéciales » ? Dans les nouveaux théâtres d’affrontement, les armes et stratégies traditionnelles paraissent peu utiles. Sur le modèle des guerres coloniales, le choix est fait de mener des batailles de contre-insurrection : frapper les insurgés, mais « gagner les cœurs et les esprits » des populations civiles, notamment grâce à l’aide économique. Les résultats n’ont guère été probants pour les Américains en Irak et en Afghanistan. Dans le cadre d’une « guerre contre le terrorisme » mondialisée depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’usage des drones pour éliminer des terroristes est de plus en plus fréquent. Tout comme les « opérations spéciales » destinées à les capturer ou les assassiner (comme pour Oussama Ben Laden en 2011). Demain, ces opérations seront peut-être menées par des robots. Les ingénieurs et scientifiques
de l’armée américaine y travaillent.
Pierre Grosser Chercheur au centre d’histoire de Science Po Paris. Auteur de Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie aux XXIe siecle, Odile Jacob, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
L’information à l’épreuve d’Internet Quand les manuels scolaires évoquent les médias, c’est le plus souvent pour saluer leur contribution à la liberté d’expression ou s’émerveiller devant les possibilités offertes par Internet. Beaucoup moins pour s’interroger sur la place croissante de la publicité ou sur le phénomène de concentration que la révolution numérique ne fait qu’accentuer. PAR
SERGE HALIMI
Dessin de Jugoslav Vlahovic. © Jugoslav Vlahovic.
Depuis un siècle, un nombre croissant de technologies de communication de masse a pris place aux côtés de la presse écrite : le cinéma, la radio, la télévision, Internet. Bien que toutes qualifiées de « médias », ces technologies composent des éléments trop disparates pour être correctement pensées ensemble. Un article de journal produit par une équipe de rédaction et de maquettistes professionnels, revu par des
correcteurs, imprimé par des ouvriers syndiqués, ne relève pas de la même famille que le blog d’un individu exprimant chez lui à jet continu ce qui lui passe par la tête, sans contrainte collective ou matérielle.
La plume dans la plaie Pendant des siècles, l’information a été le territoire réservé des journalistes, les Etats se réservant celui de la propagande. Idéalement, être journaliste signifiait être indépendant, c’est-à-dire prêt à s’opposer à l’ordre social et politique, à « porter la plume dans la plaie » (Albert Londres). Un peu comme Galilée avait défendu les lois de l’astronomie contre les dogmes religieux, le journaliste de légende devait dire la vérité au pouvoir. Et parfois le faire tomber : le 19 juin 1972, le Washington Post publie le premier article d’une enquête qui contraindra le président Richard Nixon à démissionner deux ans plus tard.
Main basse sur la presse quotidienne régionale
Les journalistes préfèrent évoquer ces heures de gloire plutôt que leur connivence avec le pouvoir politique, les limites de leur indépendance sitôt qu’elle contredit les exigences des publicitaires ou l’intérêt de leur propriétaire, leur rôle néfaste dans le « bourrage de crâne » de la Grande Guerre (et lors de la plupart des conflits qui l’ont suivie…). Ce choix avantageux pour eux les a conduits à prétendre que davantage d’information, de communication, signifie forcément davantage de libertés. Et que dévoiler la corruption du pouvoir revient à s’en débarrasser. Fondateur en 1980 de la première chaîne d’information en continu, Cable News Network (CNN), l’A méricain Ted Turner a théorisé cette illusion : « Depuis la création de CNN, la guerre froide a cessé, les conflits en Amérique centrale ont pris fin, c’est la paix en Afrique du Sud, ils essaient de faire la paix au Proche-Orient et en Irlande du Nord. Les gens voient bien que c’est idiot de faire la guerre. Avec CNN, l’info circule dans le monde entier et personne ne veut avoir l’air d’un débile. Donc ils font la paix, car ça, c’est intelligent. » Les images de CNN et des autres chaînes n’ont pourtant pas empêché des guerres civiles meurtrières au Congo, au Sri Lanka, en Syrie. Ni le génocide au Rwanda en 1994.
Fondé en 1877, The Washington Post a révélé deux des plus grands scandales de l’histoire politique américaine : l’affaire du Watergate en 1972 et celle des écoutes secrètes de la National Security Agency (NSA) en 2013. Cette même année, le journal est racheté par le fondateur et président d’Amazon Jeff Bezos.
Internet suscite la même euphorie enfantine. Il serait, nous dit-on, impossible d’interdire que la vérité éclate puisque, dans le monde entier, chacun peut à la fois diffuser et recevoir textes et images. C’est oublier que la multiplication infinie des messages sur la Toile permet aussi de s’abreuver d’informations et de commentaires relevant d’un créneau idéologique ou communautaire de plus en plus étriqué, voire paranoïaque. Au risque d’encourager chacun à contester la réalité plutôt qu’à la faire connaître.
Aucune technologie ne s’est jamais substituée à l’action collective pour garantir la démocratie. Par ailleurs, chaque blog, commentaire ou interrogation numérique est devenu une ressource que les services de police et les moteurs de recherche utilisent pour leur propre compte. Google use ainsi de sa position de quasi-monopole pour manipuler les informations et demandes qui lui sont transmises afin de promouvoir ses services ou ceux de ses clients. Et minorer ceux de ses concurrents. La concentration de la presse a déjà livré celle-ci aux plus grosses fortunes : en France, Bernard Arnault (groupe Les Echos, Radio Classique), Serge Dassault (Le Figaro, Sport24, La Chaîne météo, Presse Océan, Le Progrès…), François Pinault (Le Point), Vincent Bolloré (Direct matin, institut de sondage CSA…), Xavier Niel (Le Monde, Le Nouvel Observateur, Télérama…) possèdent à la fois d’importants médias et entre 6 et 24 milliards d’euros chacun. Même phénomène sur Internet, puisque les propriétaires de Microsoft, Amazon, Google et Facebook comptent au nombre des vingt plus grosses fortunes du monde. En faisant converger l’écrit, le son et l’image, la révolution numérique a facilité la vie quotidienne des utilisateurs d’un ordinateur et d’une liaison Internet, mais elle a accru la puissance des maîtres du réseau. Depuis Johannes Gutenberg, aucune technologie n’a remplacé l’action collective pour faire advenir et garantir la démocratie. Cette histoire-là continue, en somme.
Serge Halimi Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand Bond en arrière, Agone, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
La longue marche de la crise écologique Si les manifestations de la crise écologique actuelle (effondrement de la biodiversité, concentration anormale de certains gaz dans l’atmosphère, etc.) sont bien connues, ses origines demeurent largement ignorées. Loin d’être simplement une conséquence de la révolution industrielle et de la société de consommation, elle résulte de choix précis, qui s’ancrent dans des projets de domination. PAR
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ
Photographies de Christian Lutz, tirées de la série « Tropical Gift », 2010. En haut : cérémonie funéraire au royaume de Gbaramatu, dans l’Etat du Delta au Nigeria. En bas : dans le bâtiment du
NNPC (Entreprise nationale du pétrole nigérian) à Abuja, Nigeria, en 2010. © Christian Lutz/Agence VU.
La Terre serait-elle entrée dans l’« anthropocène », une nouvelle époque géologique, marquée par l’emprise de l’homme sur les grands équilibres planétaires ? Les chiffres sont probants : par rapport à 1750, du fait des émissions humaines, l’atmosphère s’est « enrichie » de 150 % de méthane, 63 % de protoxyde d’azote et 43 % de dioxyde de carbone. La concentration de ce dernier est passée de 280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en 2013, soit un niveau inégalé depuis trois millions d’années. Dans le même temps, la biodiversité a connu un effondrement dont le rythme est cent à mille fois plus rapide que le rythme biologique normal. La gravité de la situation est telle que des biologistes parlent de « sixième extinction massive » depuis l’apparition de la vie sur Terre – la cinquième étant celle des dinosaures. Enfin, les cycles biogéochimiques de l’eau, de l’azote et du phosphate se sont fortement altérés. A titre d’exemple, 45 000 barrages de plus de 15 mètres de haut retiennent actuellement 15 % du flux hydrologique des rivières du globe.
Vers 1870, l’hydraulique fournissait encore 75 % de l’énergie industrielle aux Etats-Unis. Les origines de cette nouvelle phase géologique s’ancrent dans des projets de domination. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis – les deux puissances hégémoniques des XIXe et XXe siècles – sont ainsi à l’origine de 55 % des émissions de CO2 cumulées en 1900, 65 % en 1950 et toujours 50 % en 1980. Les guerres ont favorisé le déploiement de technologies énergivores. Marquant une rupture, la seconde guerre mondiale transforme la logistique du pétrole : pipelines et capacités de raffinage augmentent brutalement pour répondre aux besoins militaires. La guerre froide constitue également un pic dans l’empreinte environnementale des armées. Par exemple, 15 % du trafic aérien de l’A llemagne de l’Ouest était lié aux exercices militaires de l’Organisation du traité de l’A tlantique nord (OTAN). Au total, pendant la guerre froide, entre 10 % et 15 % des émissions des Etats-Unis et
de l’URSS auraient été le fait des militaires.
Le nucléaire civil et ses catastrophes
Pourtant, le recours croissant aux énergies fossiles n’avait rien d’inexorable. Vers 1870, l’hydraulique fournit encore 75 % de l’énergie industrielle aux Etats-Unis, et 92 % du tonnage de la marine marchande britannique est encore à voile. A cette époque, six millions d’éoliennes activant autant de puits participent au développement agricole des plaines du Midwest américain. En Californie et en Floride, du fait de l’ensoleillement et de l’éloignement des gisements de houille, 80 % des habitations étaient équipés de chauffe-eau solaires en 1950. Plus onéreux que le charbon tout au long du XXe siècle, le pétrole est néanmoins passé de 5 % de l’énergie mondiale en 1910 à plus de 60 % en 1970. Comment expliquer cette croissance ?
La motorisation des sociétés Elle est tout d’abord le fait de l’expansion urbaine et de la motorisation des sociétés occidentales. Ce processus a été fortement encouragé par les dirigeants américains conservateurs des années 1920. En sapant la base territoriale de la classe ouvrière, la périurbanisation leur paraît être alors le meilleur rempart contre le communisme en même temps qu’elle permet de relancer l’économie. De plus, elle discipline les travailleurs par l’intermédiaire du crédit à la consommation : dès 1926, la moitié des ménages américains sont équipés de voitures, mais les deux tiers d’entre elles ont été acquises à crédit. Par ailleurs, la « pétrolisation » permet de contourner les mouvements ouvriers, là où le charbon donnait aux mineurs le pouvoir d’interrompre le flux énergétique. A partir des années 1880, les grandes grèves minières ont contribué à l’extension du suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale. Beaucoup plus intensif en capital qu’en travail, le pétrole est plus facile à surveiller. Son extraction requiert une grande variété de métiers et des effectifs très fluctuants, ce qui complique le contrôle ouvrier de la production – tout comme sa fluidité : pipelines et tankers réduisent les ruptures de charge. Structuré dans un réseau énergétique international, le capitalisme, dorénavant global, devient moins vulnérable aux revendications des travailleurs nationaux.
MANUEL SCOLAIRE MALTAIS En 1986, un manuel de biologie utilisé à Malte soulevait déjà le problème de la transition énergétique, n’hésitant pas à lier dégâts environnementaux et développement économique. Certains prétendent que les voitures ne rouleraient pas si bien avec de l’essence sans plomb, ou que cela userait les moteurs. Ces affirmations ne sont pas fondées. Il ne serait ni difficile ni onéreux de trouver des alternatives à l’essence au plomb. Si nous étions prêts à en payer le prix nécessaire, la plupart des formes de pollution pourraient être évitées. Eliminer le dioxyde de soufre des gaz dégagés par nos centrales augmenterait les factures d’électricité de 5 %. L’essence sans plomb coûterait sans doute un peu plus cher que celle avec plomb. Mais il est nécessaire d’assumer ces coûts supplémentaires si on veut préserver notre environnement. De plus, quand on compare le montant de ces mesures écologiques avec celui des ravages environnementaux et sanitaires, le prix à payer n’est peut-être pas si grand. D.G. McKean, Biology, John Murray, 1986. Cité dans Pierre Boutan, Bruno Maurer et Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des Méditerranéens à travers leurs manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires et sociétés », 2012.
Jean-Baptiste Fressoz Historien, chargé de recherche au CNRS. Auteur de L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.
Manuel d’histoire critique
L’Ours Ce livre électronique est la version numérique du Manuel d’histoire critique édité par le « Monde diplomatique ».
Coordonné par Benoît Bréville et Dominique Vidal Cartographie : Cécile Marin, avec Dario Ingiusto Couverture : Boris Séméniako Conception graphique : Boris Séméniako et Nina Hlacer, avec la participation de Gersende Hurpy
Rédactrice photo : Lætitia Guillemin Documentation : Pauline Perrenot Photogravure : Didier Roy Correction : Pascal Bedos, Xavier Monthéard et Nicole Thirion Édition en ligne : Guillaume Barou, Thibault Henneton et Mehdi Mouhkliss Traduction des encadrés : Aurélien Bellucci (mandarin), Benoît Bréville (anglais, italien), Renaud Lambert (espagnol), Hélène Richard (russe), Dounia Vercaemst (arabe), Dominique Vidal (allemand). Cet ouvrage a été composé avec les caractères typographiques Minuscule (dessinés par Thomas Huot-Marchand), Pluto (dessinés par Hannes von Döhren) et Trend (dessinés par Daniel Hernández et Paula Nazal Selaive). Les livres électroniques du Monde diplomatique ont été mis au point à l’aide de logiciels libres par Philippe Rivière (conception), Guillaume Barou (graphisme) et Vincent Caron. Les polices de caractères utilisées dans ces pages sont les Walbaum Sans & Serif de František Štorm.