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French Pages 261
A la mémoire de Jean-Michel Palmier et d’Olivier Revault d’Allonnes, qui dirigèrent mes travaux universitaires (mon mémoire de Maîtrise en Philosophie pour le premier et mes thèses de Doctorat en Philosophie et de Doctorat d’Etat ès-Lettres et Sciences humaines pour le second).
La critique, entre passion et raison1 En préambule à notre développement, il n’est pas inutile d’observer que les nombreux débats autour du thème de la critique (de ses limites, de ses défaillances, de sa crise…) accompagnent (découlent / prolongent ?) d’autres discussions, toutes aussi virulentes, sur l’art, plus précisément l’art contemporain (sur ses abandons, sur ses inconsistances, sur sa crise…)2. Certains intervenants, revendiquant un modèle déchu (un âge d’or révolu ?), celui du grand art et de la noble critique, n’hésitent pas, par ailleurs, à mêler ces controverses ; ainsi, ils affirment qu’à l’art du n’importe quoi, correspondrait une critique sans foi ni loi(s). Autrement dit, se manifesteraient, en résonance, et l’échec de la production artistique actuelle et la faillite des discours d’approche la concernant. Cette double défaite serait aggravée par le fait que, de part et d’autre (complicité de l’artiste et du critique), on accepterait avec enthousiasme (soumission volontaire) de se plier aux impératifs institutionnels, alignement compromettant et pervertissant les œuvres et les regards qui se portent sur elles3. On pourrait repérer et énumérer de multiples positionnements, dont le point commun serait de constater (à l’image d’un bilan médical), avec effroi, la mort (programmée une nouvelle fois) de l’art et l’inopportunité d’une critique insouciante. Ceux-là réagissent avec dépit, prônant un retour à l’ordre (ancien) salvateur. D’autres, motivés par l’attrait de la béance, s’extasient, à l’inverse, pour un art de l’indifférence et une critique poético-errante. Privilégiant une jouissance immédiate, ils oublient volontiers que la pratique de l’art (au niveau de la création et à celui de la réception) est une pratique sociale, qui, sans être le pur et simple reflet d’une époque, se développe néanmoins en affinité conflictuelle avec elle. Applaudissant à l’écroulement des certitudes esthétiques, ils se gaussent des soubresauts de l’âme outragée de leurs contradicteurs, arrimés aux notions esthétiques universelles / éternelles qui régissaient la nature des expériences offertes par l’Art jusqu’à la fin du XIXe siècle. A ce regard nostalgique vers ce qui fut, ils préfèrent se livrer, avec légèreté et dérision, à une 1
Ce texte a été publié dans Critique et enseignement artistique : des discours aux pratiques, sous la dir. de Pascal Bonafoux et de Daniel Danétis, Paris, L’Harmattan, 1997. 2 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos propres contributions à ces polémiques : « L’art face à ses critiques » (Crises, n° 1, Paris, Presses Universitaire de France, 1994) et « Notes autour d’une éclipse de la critique » (dans Critères et enjeux du jugement de goût, textes réunis par Bernard Lafargue, Figures de l’art, n° 2, Mont-de-Marsan, SPEC, 1996). 3 Il est vrai, remarquera-t-on insidieusement, qu’entre les artistes et les critiques, voire d’autres professionnels de l’art, les rôles sont parfois (souvent ?) interchangeables.
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fuite en avant, sans règles et sans exigences. Ceux-là s’installent, avec délectation, dans la frivolité et le détachement. En conséquence, les uns nous condamnent à fréquenter l’obscurité intransigeante d’un quelconque tribunal, en exigeant que nous prononcions des décrets à l’encontre d’un art usurpateur, alors que les autres nous convient à fréquenter la transparence agréable d’un hors-lieu, en nous invitant à déguster, avec la délicatesse futile du désengagement, les mets (crus / cuits, sucrés / salés…) d’un art jouissif. Remarquons ici que, dans les deux cas, les ruptures imposées par la modernité (qui ne peuvent être uniquement appréhendées sous l’étiquette abstraite de l’avant-gardisme1), sont suspectes, voire coupables. En effet, pour les premiers, les excès expérimentaux (menant à l’anti-art, au nonart…) ne feront que précipiter la dégénérescence de l’art sérieux (c’est la « faute à Duchamp », ironise Giovanni Lista2), tandis que pour les seconds, maniant le spectre du totalitarisme pour diaboliser la quête utopique (pêle-mêle, l’œuvre totale, la liaison intime art / vie, la confrontation avec le politique…), il est nécessaire d’oublier ce moment d’égarement, de le considérer comme définitivement clos / dépassé. Serions-nous donc, cependant, pris au piège de cette fausse et arbitraire alternative : communier dans le désespoir (et l’arrogance vis à vis de la réalité présente) avec la mélancolique croisade mise en scène par les chantres du ressentiment3, ou, s’enivrer, dans une allégresse consensuelle, aux côtés des maîtres de cérémonie branchés ? Revendiquer une autre voie (une issue éventuelle ?), devrait, sans aucun doute, nous permettre de renouveler les termes (les hypothèses et les conclusions provisoires) des échanges qui nous occupent. Ne peut-on, par exemple, en référence aux propos de Ernst Fischer4, considérer que les enjeux qui s’adressent à l’art et à ses acteurs aujourd’hui ne supportent pas le recours à des normes anciennes (aux absolus esthétiques selon Yves Michaud5), tout en maintenant l’exigence d’un possible discours (rationnel ?) sur (autour de, à partir de…) l’art et ses 1
Pour Henri Meschonnic (Modernité Modernité, Paris, Verdier, 1988), la modernité est « un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens ». Dès lors, elle peut effectivement être pensée comme « projet inachevé », selon l’expression de Jürgen Habermas. 2 « Ainsi donc, précise-t-il, Duchamp ne correspond aujourd’hui qu’à un fantasme, le fantasme du déclin qui hante la culture européenne en cette fin de millénaire » (G. Lista, « La Faute à Duchamp », Ligeia, n° 15-16, « La Crise de l’art », octobre 1994-juin 1995, p. 5). 3 Cf. le texte polémique de Georges Didi-Huberman (« D’un ressentiment en mal d’esthétique », dans L’art contemporain en question, Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1994, p. 67-85), qui se conclut par cet appel : « Tâchons de critiquer authentiquement, tâchons de produire le gai savoir ». 4 Dans ses Réflexions sur la situation de l’art (dont des extraits, traduits par Y. Kobry, furent publiés dans les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n° 12, 1983, p. 257-261). 5 Ses thèses sont notamment développées dans « Accès de fièvre nostalgique » (dans L’art contemporain en question, op. cit., p. 9-20) et « Des Beaux-arts aux bas-arts », (Esprit, n° 12, 1993, p. 69-98).
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produits ? Cette attitude, certes, n’est pas facile à tenir, puisqu’elle implique de ne pas se laisser séduire par le charme des réductionnismes (quels qu’ils soient), et de ne pas se perdre au cœur des méandres voluptueux dessinés par la théorie de la « fin de la critique »1. Cette volonté nous semble néanmoins décisive, parce qu’elle écarte les risques inhérents à toute démarche dogmatique et nous éloigne, simultanément, des dérives complaisantes liées à l’éphémère et au rien. De même, est-il indispensable de re-situer ces polémiques au regard d’un arrière-plan (qui, sans les déterminer absolument, les constitue) ? Incontestablement, nous ne pouvons plus nous satisfaire des illusions proposées par des grands récits radicalement mis en cause par l’Histoire elle-même. Que ce soit dans les domaines de la philosophie, de la politique, de la morale, et donc de l’esthétique, nos repères (théoriques et pratiques) vacillent. Les cheminements empruntés (les croyances – et les valeurs – qui fondaient leur légitimité) se sont révélés mensongers. Mais, pour autant, tout est-il à jeter pardessus bord (décidément, nous n’avons pas résolu le problème du bébé et de l’eau du bain) ? L’Histoire, accidentelle et tragique, ne continue-t-elle pas2 ? Les ratages et les dérapages justifient-ils l’horreur avec laquelle la postmodernité envisage l’usage de la Raison (inéluctablement totalitaire ?), l’épuisement des forces émancipatrices et libératrices (fallacieuses ?), l’idée même de projet (falsificatrice ?) ? Notre trajet serait-il voué, selon la métaphore de Christian Ruby3, à ressembler à celui de la « bille de jeu électronique », qui, « tirée à vue, au hasard […] fait “tilt”, repart, s’épuise dans ses parcours, tombe dans n’importe quel trou » ? Pour sortir de telles impasses et battre en brèche cette pensée froide, ne sommes-nous pas dans l’obligation de ne plus parler en terme de crise – ce qui justifie le fatalisme satisfait et le renoncement – mais de crises ; ce qui permettrait tout en se situant au-delà « du ravissement des grands systèmes et des idéologies héritées du XIXe siècle », de mesurer les déchirures, de promouvoir une « authentique pensée du soupçon »4 et de pratiquer différentes formes de résistance5.
1 Nous utilisons ici le titre d’un texte de Marc Jimenez (« La fin de la critique », dans Présence(s) de Walter Benjamin, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Bordeaux, Publications du Service culturel de l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, 1994, p. 161-166). 2 Introduisant le numéro spécial d’art press intitulé « L’Histoire continue » (1992), Catherine Millet s’exprime ainsi : « Le post-modernisme nous a fait croire que le monde était replié sur luimême et que l’histoire était close. Mais on ne peut accepter cet enfermement » (« Ce n’est qu’un début, l’art continue », p. 8). 3 Christian Ruby, Le champ de bataille post-moderne / néo-moderne, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 25. 4 Selon le texte de présentation de la revue Crises (publiée, depuis 1994, par les Presses Universitaires de France et dirigée par Yves Roucaute). 5 Même si « tout est tellement emmêlé maintenant que je peux tirer juste quelques fils minuscules », comme le constate Peter Weiss dans son Esthétique de la Résistance (trad. E. Kaufholz-Messmer, Paris, Klincksieck, 1989).
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Dès lors peut-être, comme le souligne Marc Jimenez, « ce qui manque, ce n’est pas – pour reprendre la formule de Thierry de Duve – l’“émancipation” ni l’autonomie. Seul fait défaut le “projet” lui-même, à la fois esthétique et politique »1. Comment, ces précisions étant posées, aborder le problème de la critique, de son devenir ? Est-il envisageable de maintenir l’exigence baudelairienne d’une critique qui, « pour être juste », doit être « partiale, passionnée, politique »2 ? Est-il toujours possible de se « frayer un chemin vers l’œuvre d’art en ruinant la doctrine de l’art comme domaine spécifique », donc, selon le programme de Walter Benjamin, de produire une analyse de l’œuvre « qui reconnaisse en celle-ci une expression complète des tendances religieuses, métaphysiques, politiques et économiques d’une époque »3 ? Autrement dit, une critique, entre passion et raison, est-elle pertinente ? Le plaisir, dans l’histoire de la philosophie de l’art, est à considérer comme l’une des « quatre définitions du beau »4. Mais, impliqué aux côtés d’une certaine idée de l’art, il est défini au regard de la situation faite à l’art, donc des fonctions qui lui sont attribuées. Dès lors, il est distingué et ennobli ; le plaisir esthétique sera idéalisé, pur, désintéressé… et se différenciera d’autres plaisirs jugés vulgaires (parce que concrets ?). Aujourd’hui, dans divers processus de re-lecture de la Critique de la faculté de juger de Kant, dans plusieurs perspectives de re-formulation (un repli ?) d’une esthétique du goût5, le plaisir se trouve à nouveau au cœur des propositions. Ainsi, l’art étant libéré des contraintes qui l’assaillaient (des finalités et des missions qu’il se devait de remplir), et nous-mêmes émancipés (des servitudes encadrant nos relations aux œuvres), l’expression du goût (la liberté de notre subjectivité ?), soutenu / motivé par le plaisir ou le déplaisir ressenti face à une œuvre, deviendrait un critère, ou prendrait la signification d’un jugement. Dans son Journal d’un homme perdu, le critique littéraire Roland Jaccard affirme brutalement une relative identicité entre plaisir esthétique et plaisir sexuel : « En art, il n’y a qu’un seul critère : la chair de 1
Marc Jimenez, La critique. Crise de l’art ou consensus culturel ?, Paris, Klincksieck, 1995, p. 156. Marc Jimenez fait allusion aux thèses que Th. de Duve développe dans « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question », (dans L’art sans compas, ouvrage collectif dirigé par Chr. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Editions du Cerf, 1992, p. 11-23). 2 Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Ch. Baudelaire, Critique d’art, Paris, Gallimard, 1992, p. 78. 3 Walter Benjamin, « Curriculum vitae III », dans W. Benjamin, Ecrits autobiographiques, trad. Chr. Jouanlanne et J.-F. Poirier, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1990, p. 31. 4 Cf. l’étude de Jean Lacoste, L’idée du Beau (Paris, Bordas, 1986). 5 Encore ne faudrait-il pas oublier que le goût (sans même évoquer les effets de mode) est en correspondance avec la culture, l’enracinement social, les expériences de vie… (comme l’indiquent les travaux de Pierre Bourdieu, et notamment son ouvrage sur La distinction).
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poule. On l’a ou on ne l’a pas. Pour ma part, je n’aime que les tableaux qui me font bander »1. Quant à Jean-Marie Schaeffer, de manière moins instinctive, il admet que, si « tous les plaisirs ne se valent pas », si « ils ne se manifestent pas tous de la même façon », « plaisir vaut jugement »2. De même, Guy Scarpetta, souhaitant transgresser les barrières différenciant le majeur et le mineur, évoque-t-il le « plaisir (flagrant) » éprouvé lors d’un récital de Johnny Halliday3 ; alors que Thierry de Duve, renvoyant dos à dos le « révisionnisme » (attaché aux règles « du médium ou de la tradition », aux « règles du goût ») et le dernier carré des avant-gardistes (« otages […] d’une conception de l’art comme stratégie ayant rompu avec le goût »), il estime pouvoir, sans se « désavouer », « aimer à la fois Bonnard et Mondrian »4. A la suite de ces observations, et sans accuser ces auteurs de limiter je ne sais quelle portée (historique ou politique) de l’art ou d’arraisonner l’expérience esthétique à la seule jouissance, nous voulons insister sur les dangers d’une lecture simplifiée de leurs propos. En effet, si le plaisir ressenti est pris en considération comme unique critère (preuve irréfutable ?) de jugement, ne serions-nous pas dans l’obligation d’accepter (sans pouvoir la contester5) la légitimité de chaque goût exprimé (ou « préférence subjective », selon les termes de Rainer Rochlitz6) ? Nous nous situerions donc inévitablement dans un processus d’équivalence (quelles que soient les réserves avancées)7, préparant ainsi le triomphe du règne de l’indifférence8. De plus encore, nous remarquons qu’un tel principe, s’il peut éventuellement nous amener à mieux saisir l’autre (à travers ses goûts), ne nous permet pas de dire quoique ce soit de / sur ce qui est à l’origine de ce plaisir, de / sur ce qui alimente ce goût ; c’est-à-dire que nous devrions nous contenter de rester muets face aux œuvres. Autrement dit, l’art échapperait à la sphère de l’argumentation et de la compréhension, donc de la Raison (fut-elle spéculative). Au mieux, serions-nous habilités à décrire les productions, voire à en faire l’histoire ; mais, en aucun cas (sous peine d’apparaître comme des empêcheurs de jouir ou, au pire, comme des censeurs)
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Roland Jaccard, Journal d’un homme perdu, Cadeilhan, Zulma, 1995, p. 46. Jean-Marie Schaeffer, « Plaisir et jugement », dans L’art sans compas, op. cit., p. 25-43. 3 Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 77. Il convient de penser, précise-t-il, en conclusion à cette remarque, que s’il avait mis sur « le même plan » Johnny Halliday et Stockhausen, une « grande part » de ce plaisir « aurait disparu ». 4 Thierry de Duve, « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question », op. cit., p. 23. 5 Pour Rainer Rochlitz (« L’art, l’Institution et les critères esthétiques », dans L’art contemporain en question, op. cit., p. 143), certains lecteurs de Kant exacerberaient son refus d’une détermination objective du beau, afin de proclamer la disparition de tout critère de jugement intersubjectivement partagé. 6 Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994, p. 128. 7 Mais échapper à une telle perspective ne s’avère-t-il pas délicat, alors que nous avons glissé, ces dernières années, du « tout est art » au « tout culturel » ? 8 Puisque les échanges et les disputes seraient vains et s’apparenteraient à un jeu rhétorique. 2
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d’interroger leur présence-absence au monde1. Il deviendrait alors caduc de tenter un « commentaire » de l’œuvre, ce qui ne signifie pas, au sens lyotardien du terme, « dire vrai au sujet des œuvres, mais […] faire œuvre à leur propos », sans gommer ou sous-estimer « la signification que la “lecture” promeut »2. Evoquer le recours à la Raison revient, pour nous, à réfuter un discours de pure expression ou fictionnel, sans toutefois réclamer la construction d’un discours (celui d’un pur savoir) dépourvu de passion3. Il est temps de proclamer avec force que le plaisir est un élément constitutif fondamental de l’expérience esthétique, qu’il est, plus encore, la condition indispensable pour que celle-ci se révèle productrice. Loin donc de nous la volonté de moraliser, d’aseptiser le moment du choc résultant du face à face entre le sujet et l’œuvre (d’autant que d’autres, par bêtise et plus souvent par crainte, s’acharnent à le briser, comme le montrent les tentatives pour éloigner du sujet certaines images esthétiques, considérées comme autant de corps du délit). La nécessité que « cela plaise », pour reprendre l’expression de Gérard Genette4, devient, pour nous, une exigence, sans laquelle l’expérience esthétique s’alignerait sur d’autres expériences de vie. Il ne s’agit pas d’opposer celle-là à celles-ci, de pratiquer un élitisme isolationniste à son propos ; au contraire, on peut penser que, paradoxalement, sa particularité l’implique, par effraction, au cœur de la vie elle-même. Autrement dit, l’expérience esthétique, fondée sur le plaisir qu’elle suscite, prend consistance en tant que fête (des sens), que transgression (des lois entravant cette liberté festive)5. En ce sens, elle se situe bien évidemment, non pas contre le sérieux parce qu’elle peut-être grave6, mais contre l’idée asservissante de devoir imposé. L’art s’insurgeant 1 Notons, au passage, que ce n’est pas seulement la critique d’art qui serait condamnée, mais également l’esthétique. Précisons aussi que nous nous reconnaissons dans les propos de Gilbert Lascault (« Hétérogénéité », Opus international, n° 70-71, 1979, p. 58) qui, sans confondre critique et fiction et privilégiant le dialogue approfondi avec les œuvres, affirme : « […] l’idée de devoir ou vouloir apprendre aux autres à regarder me gêne énormément », donc, que nous ne souhaitons pas accorder au critique (et à l’esthéticien) le rôle d’un directeur de conscience. 2 Jean-François Lyotard, « Petites ruminations sur le commentaire d’art », Opus international, op. cit., p. 16-17. 3 Ce qui permettrait peut-être de ne pas enfermer la production critique entre « fonction mystificatrice » et « fonction éclairante » (comme le demande Frank Popper dans « Questions (et réponses) », Opus international, op. cit., p. 36). 4 Gérard Genette, « L’œuvre d’art », art press, n° 198, 1995, p. 57. 5 Notre proposition mériterait un développement. Nous envisageons bien entendu une réalité festive libérée des limites et contraintes qui caractérisent les fêtes instituées par un quelconque pouvoir – cette précision fait d’ailleurs l’objet de nombreuses discussions aujourd’hui dans le milieu du théâtre de rue. De même, la question des valeurs n’est pas résolue ; en effet, nous ne pouvons invoquer la fête sans définir cette notion (ses pratiques concrètes) plus avant, sous peine d’accepter sous cette étiquette n’importe quelle manifestation (y compris des actes barbares). 6 Pour Theodor W Adorno, l’art est à la fois gai et grave « parce qu’il a en quelque sorte échappé à la réalité et qu’il est malgré tout imprégné d’elle. L’art n’existe que par cette tension » (Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 431).
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contre l’ennui, exige une expérience hédoniste1. Souvenons-nous que pour Bertolt Brecht, nous prenons plaisir à l’art parce que nous prenons plaisir à la vie ; ce qui justifie l’ironie avec laquelle le comédien s’adresse au philosophe : « […] tu as l’air de vouloir transformer l’art de telle manière que l’art […] ne soit plus un plaisir. Tu places très haut la dégustation d’un bon plat ; tu condamnes ceux qui donnent au peuple des pommes de terre. Mais l’art ne doit rien avoir à faire, selon toi, avec le manger, le boire et l’amour »2. Encore faut-il que cette échappée jouissive ne soit pas ramenée à un simple divertissement au sens péjoratif du mot. Ainsi, est-ce pour éviter toute confusion, que nous n’utiliserons pas le terme de « loisir ». Le plaisir esthétique renvoie à une activité « colorée sans doute par l’“esprit du temps” ou par les habitudes d’une civilisation, mais toujours ouverte à toutes les combinaisons possibles »3. Le jeu auquel nous conduit l’art, au-delà de l’opposition passivité / activité, est celui du hasard, de l’imprévu, de l’inconnu, de l’incertain. Les règles admises (ou subies) dans le quotidien s’évanouissent (tout en persistant). Alors, se présentent au regardeur / joueur des contrées inédites, à parcourir, à conquérir. Il devient (provisoirement) le metteur en scène de son aventure (du dépaysement qui lui donne sens), entre le souvenir lointain d’un réel contraignant (dont il s’évade sans pour autant pouvoir l’annihiler) et le non (encore) réel (qu’il éprouve provisoirement). C’est donc à l’expérience d’un monde imaginaire – qui se superpose, en les accusant, aux réalités concrètes des expériences jusqu’alors vécues – qu’il est convié. « Jouer, écrit Mikel Dufrenne4, c’est produire un imaginaire », qui n’est ni copie, ni reflet. Jouer, c’est, en écho au principe rimbaldien, être autre dans un autre monde5. Dans ce jeu, où les règles sont à inventer, le regardeur est pris de vertige, expérimentant
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J.-M. Schaeffer apporte une précision importante dans la note 17 de son article sur « L’œuvre d’art et son évaluation » (dans Le beau aujourd’hui, Paris, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 33). En effet, il insiste sur le fait que l’hédonisme dont il parle « n’implique nullement que l’œuvre doive être plaisante », bien qu’il ajoute aussitôt qu’il « n’implique pas non plus le contraire, tout simplement parce que ce qui en est la cause ce n’est pas l’objet, mais l’expérience ». 2 Bertolt Brecht, L’Achat du cuivre (1937-1951), dans B. Brecht, Ecrits sur le théâtre 1, trad. collective, Paris, L’Arche Editeur, 1972, p. 614. 3 Jean Duvignaud, Le jeu du jeu, Paris, Balland, 1980, p. 13. 4 Mikel Dufrenne, Esthétique et philosophie 2, Paris, Klincksieck, 1976, p. 139. 5 Nous pourrions également analyser les liens imagination / liberté, néantisation / dépassement de ce qui est, dans l’ouvrage de Jean-Paul Sartre sur L’imaginaire (Paris, Gallimard, 1940). Notamment, lorsque dans sa conclusion, il écrit que l’image constituée dans l’imaginaire « peut être purement et simplement l’objet », mais aussi « l’apparition imparfaite et brouillée de ce qu’il pourrait être à travers ce qu’il est, comme lorsque le peintre saisit l’harmonie de deux couleurs plus violentes, plus vives, à travers les taches réelles qu’il rencontre sur un mur » (p. 372 dans l’édition Idées-Gallimard, 1975).
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l’état d’ivresse1 que lui procurent ces « images-souhaits » (comme les nomme Ernst Bloch2). Jouer – c’est-à-dire éprouver le « peu de réalité de la réalité » et inventer « d’autres réalités »3 – se concrétiserait dans / par le déploiement d’une énergie désirante productrice4, s’accomplissant (sans arrêt, puisque les promesses n’aboutissent pas) dans l’instant même de l’expérience esthétique. Par « l’étendue de son auréole imaginaire »5, l’œuvre donne souffle à cette aspiration, en tant qu’événement / avènement, à cette action / production momentanée, qui, néanmoins, survivra en attente (lorsque le principe de réalité à nouveau s’imposera au principe de plaisir). Herbert Marcuse, accordant un sens révolutionnaire à l’expérience esthétique (émancipatrice), et tout en reconnaissant que l’art ne possède pas un pouvoir transformateur, affirme toutefois qu’« il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions des hommes »6. Au sein de cette expérience, nous ferions ainsi l’apprentissage d’un langage de libération, qui, entre affirmation et négation, évoquerait Eros et Thanatos en tant qu’« adversaires » mais aussi en tant qu’« amants »7. Notons cependant que si l’art envahit le domaine de la sensualité, en mêlant promesse et souvenir, il détient, selon Marcuse un pouvoir cognitif ; « […] l’art représente le but ultime de toutes les révolutions : la liberté et le bonheur des individus »8. Comment penser, dès lors, que le critique puisse s’extraire de ce mouvement ? N’entre-t-il pas pleinement dans cette perspective, se confrontant, à ses risques et périls, à corps perdu, avec l’œuvre, s’engageant dans un dialogue sans concessions et sans préjugés avec elle ? Pourquoi devrait-il donc tenir à distance les effets de la jouissance qui peut s’emparer de lui face à une œuvre séductrice ? Au contraire, par disponibilité et tolérance (son libertinage libertaire ?), n’a-t-il pas pour fonction de laisser advenir, sans honte et sans masques, sa « puissance à admirer » (Georges Didi-Huberman), sa capacité de jouer / jouir ? 1 Cf. notre article sur « Benjamin et le Surréalisme » (dans Présence(s) de Walter Benjamin, op. cit., p. 83-95), où nous nous attachons, à partir des propos de l’auteur sur l’« ivresse » provoquée par le haschisch et sur l’« ivresse » surréaliste, à comprendre les images dialectiques benjaminiennes comme « lieux d’irruption de l’éveil ». 2 Selon Arno Münster (Figures de l’utopie dans la pensée de Ernst Bloch, Paris, Aubier, 1985, p. 152), le « non-encore-conscient […] est la forme embryonnaire essentielle de la conscience anticipante capable d’engendrer et de donner une expression formelle aux images de souhait ». 3 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p. 25. 4 Au sens où, selon Gilles Deleuze et Félix Guattari (Capitalisme et schizophrénie, tome 1 L’AntiOedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 352), le désir est « de l’ordre de la production » et où « toute production est à la fois désirante et sociale ». 5 Par laquelle se mesure la « valeur d’une image » selon Gaston Bachelard (L’air et les songes, Paris, José Corti, 1940, p. 7). 6 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, trad. D. Coste, Paris, Seuil, 1979, p. 45. 7 Ibid., p. 79. 8 Ibid., p. 80.
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Cette capacité à se livrer à l’enthousiasme, à se laisser déborder par la passion (amoureuse ?), y compris dans la déception et le déplaisir, qui l’attache à l’œuvre, suffit-elle néanmoins pour constituer les bases d’un travail critique authentique ? Tout comme l’œuvre d’art se destine à un public (réel ou potentiel), le critique ne possède d’existence qu’en s’exposant à ses lecteurs ou auditeurs. Cette caractéristique de son métier1 (le critique-médiateur n’est pas un amateur d’art au sens ancien de l’expression) ne l’oblige-t-elle pas à échapper à la tentation de la méditation intimiste (repli sur soi / fermeture aux autres), à refuser l’isolement propre au narcissisme et à l’onanisme ? N’a-t-il pas, par responsabilité et respect (vis à vis des œuvres et de ses interlocuteurs – du moins s’il leur accorde cette qualité), non à se justifier, mais à rendre visible / intelligible ses choix, à donner à entendre / comprendre les raisons de ses positions ? Notons qu’une critique rigoureuse (rationnelle ?) ne s’oppose en rien à la jouissance ; B. Brecht indiquait qu’elle « ne détruit en aucune façon le plaisir, à moins qu’elle ne consiste en un dénigrement grognon »2. Effectuant une critique de la critique dominante, Walter Benjamin, déjà, en affinité avec Karl Kraus3, observait les faiblesses de la critique universitaire (dogmatique) et du feuilleton littéraire (contraint à la prostitution)4. Evoquant une certaine démission de la critique, Rainer Rochlitz constate aujourd’hui que d’autres exercices se substituent à elle : « […] des discours d’autorité, des entretiens, des présentations complices »5. L’œuvre d’art est un objet particulier, dont l’identification en tant que telle n’est pas aisée, contrairement à un objet utilitaire par exemple. Sans développer ici la problématique de savoir ce qui est de l’art ou à partir de quand il y a art6, 1
Il serait nécessaire d’examiner en détail les limites imposées par un tel statut, en analysant, par exemple, les contraintes liées au support du discours critique. Ainsi, la critique journalistique peut-elle être autonome ou est-elle soumise aux exigences de l’informationnel / événementiel, voire impliquée (critique publicitaire ?) par la proximité des réseaux économiques constitués (rapports revues / galeries / marchands…) ? 2 Bertolt Brecht, « L’attitude critique », dans B. Brecht, Ecrits sur la littérature et l’art 3, trad. B. Lortholary, Paris, L’Arche Editeur, 1970, p. 19. 3 Dans un aphorisme, le rédacteur de Die Fackel écrit : « La prostitution du corps partage avec le journalisme la capacité de ne pas devoir ressentir, mais possède sur lui la capacité de pouvoir ressentir » (Dits et contredits, trad. R. Lewinter, Paris, Champ Libre, 1975, p. 139). 4 Cf. l’étude de Jean-Michel Palmier, « La recréation de la critique littéraire comme genre philosophique chez Walter Benjamin », dans A propos de “La critique”, sous la dir. de Dominique Chateau, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 75-122. 5 Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, op. cit., p. 48. 6 N’est-on pas, par ailleurs, comme le propose Marc Jimenez (« Discussions du vendredi », dans L’art en temps de crises, ouvrage collectif, Strasbourg, Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines, 1994, p. 120), empoisonné par de tels questionnements : « Quand vous passez votre temps (dans des ouvrages, des débats ou des colloques) à traiter de la question : “Quand y a-
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nous voulons simplement souligner un paradoxe, que chacun peut admettre. Cet objet spécifique, que l’on s’accorde à considérer bizarre (voire inatteignable) est à l’origine d’une pluralité de discours (plus ou moins savants), de disputes et d’impressions diverses. Comment, alors, envisager que ceux-ci ne puissent être interpellés au regard des éléments les constituant ? Pour R. Rochlitz, l’œuvre d’art provoque des « divergences d’appréciation qui ne sont pas gratuites et qui, si elles ne peuvent être tranchées, appellent néanmoins le discours argumenté »1. En ce sens, il s’exprime contre toute religiosité en matière de critique, et, réfutant tout recours à la magie, affirme, avec pertinence, qu’un mystère peut être approché, qu’une énigme peut être, sinon résolue, du moins cernée. Autrement dit, évoquer une rationalité du discours critique ne signifie pas que le critique soit en mesure (ait le devoir et le pouvoir) d’épuiser l’œuvre. L’argumentation raisonnée favorise seulement un exercice tendant à se confronter à l’œuvre, à l’interpréter, à la prolonger. Donc, nulle vérité absolue préalablement établie ne déterminera cette entreprise. Cependant, un certain éclairage (communicable), propice à la polémique, sera donné / proposé. Il s’articulera sur une démarche repérable, il dévoilera les tenants et aboutissants d’un choix et livrera les matériaux (concepts, références…) mis en œuvre au sein de sa constitution. En éliminant tout arbitraire, c’est l’intersubjectivité esquissée par Kant qui est sauvegardée. Certes, le critique abandonne sa parure de sorcier, tout comme il se défait de sa panoplie de raisonneur. Il se livre à une interprétation, qui, sans exclure l’instant du jugement, efface toute prétention doctrinaire et tend au partage. Il s’engage ainsi dans la construction d’une critique créatrice, au sens où l’entend Jean-Louis Schefer, lorsque celui-ci écrit que « la peinture rend visible du monde quelque chose qui autrement serait restée aveugle » et que « l’écriture donne la parole à une face du monde qui, autrement, serait demeurée aphasique »2. Encore s’agit-il de ne pas réduire l’œuvre à une simple illustration documentaire. Est-il besoin de rappeler la remarque de Benjamin, selon laquelle « aucun document n’est en tant que tel œuvre d’art »3 ? Martin Seel, qui réfute la tradition d’une Raison réconciliatrice et envisage une rationalité plurielle, a donc raison de ne pas identifier la critique d’art à la seule recherche de la signifiance de l’œuvre, déterminée par une orientation évaluative liée strictement à l’historique, au sociologique ou à l’idéologique4. Après avoir défini le commentaire et la confrontation et les avoir distingués de la critique, Seel affirme qu’un jugement esthétique « est fondé de t-il art ? à partir de quel moment une œuvre relève de l’art ?”, vous faites l’économie de beaucoup d’autres questions ». 1 Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, op. cit., p. 78. 2 Jean-Louis Schefer, « A quoi pensez-vous ? », entretien avec Gérard-Georges Lemaire, Opus international, op. cit., p. 41. 3 Walter Benjamin, Sens Unique, trad. J. Lacoste, Paris, Denoël, 1978, p. 182. 4 Martin Seel, L’art de diviser, trad. Cl. Hary-Schaeffer, Paris, Armand Colin, 1993, p. 211-218.
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manière suffisante dès lors qu’il peut être à la fois expliqué et appuyé par une assertion interprétative »1. La présentification de l’expérience est dès lors, selon lui, « connaissable » et « intersubjectivement communicable ». Ne reste-il pas, malgré tout, à préciser ce que l’auteur vise en indiquant que « seule la critique qui interprète et actualise esthétiquement (souligné par nous) nous donne un modèle de la rationalité esthétique »2. De même, ne peut-on se demander ce que vaut l’échange (la communication3) souhaité, dès lors que, reprenant la formule de Paul Valéry concernant le « désir de désir » et évoquant l’« image précaire » de la liberté dont nous ferions l’expérience (à l’infini ?), il réfute tout prolongement / débordement (projection) utopique (se démarquant ainsi des esthétiques marcusienne et adornienne) ? Autrement dit, la rationalité esthétique invoquée par Seel n’imposerait-elle pas à la critique le respect d’un horizon convenu ; dans le cadre d’une liquidation de l’utopie, voire peut-être tout simplement du point de vue exigé par la définition benjaminienne de la critique comme « affaire de distance convenable », précisant que celle-ci est « chez elle dans un monde où ce sont les perspectives et les optiques qui comptent et où il est encore possible d’adopter un point de vue »4. Rainer Rochlitz, de son côté, semble s’écarter des conclusions de Seel, en soulignant que l’art est toujours en connivence avec des réalités non-encore-reconnues. Il ne refuse donc pas de traquer en l’œuvre d’art un possible, même s’il reconnaît que celui-ci n’est « réalisable que dans l’imaginaire et dans la sphère du non-quotidien »5. Mais, après tout, ni Marcuse, ni Adorno, ni même Bloch, n’identifiaient l’utopie artistique et l’utopie politique (les relations, au XXe siècle, entre les avantgardes artistiques et l’avant-garde politique furent suffisamment délicates, et souvent tragiques, pour qu’une telle illusion ne traverse leur pensée, même s’il est vrai, que certains textes – chez Marcuse notamment – laissent penser une éventuelle complicité entre elles). La critique est donc perçue comme appropriation de l’œuvre (et de ses promesses) – ce qui, répétons-le ne tend pas à son assèchement –, à partir de laquelle, elle s’efforce de développer une approche rationnelle « au sujet de sa pertinence, de sa signification et de sa réussite esthétique »6, sans oublier / nier sa négativité, sa force subversive au regard d’une raison instrumentale dominante. Au-delà des principes méthodologiques, inévitablement, la question des critères apparaît à nouveau incontournable. Ne sont-ce pas la clarté de leur 1
Ibid., p. 237. Ibid., p. 202. 3 Simultanément à ces réserves, il serait indispensable d’interroger plus précisément l’idée de communication (par exemple chez Jürgen Habermas ou Hans-Robert Jauss). Sur ce point, le lecteur peut poursuivre la discussion ouverte par Marc Jimenez dans La Critique (op. cit.). 4 Walter Benjamin, Sens Unique, op. cit., p. 219. 5 Rainer Rochlitz, « Dans le flou artistique. Eléments d’une théorie de la rationalité esthétique », dans L’art sans compas, op. cit., p. 238. 6 Ibid. 2
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définition et la précision de leur exposition qui rendent efficiente notre faculté de « discerner entre une attitude cynique à l’égard d’un public qui avale tout, et une “poésie” qui transfigure le réel en l’intégrant à un univers déréalisé »1 ? Sans références à eux, comment pourrions-nous fonder l’exclusion / l’intégration prononcée vis à vis des œuvres candidates à la reconnaissance artistique ; et, parmi celles reçues / admises, légitimer / partager nos jugements concernant leur réussite (ou leurs faiblesses) ? Nous l’avons déjà sous-entendu, certains des critères en vigueur et efficaces avant les fractures imposées par la modernité (provoquées par l’abstraction ou par le ready-made…) ne sont plus, ici et maintenant, fiables. Comment, par exemple, manier l’exigence d’harmonie, alors que le parti pris de la fragmentation (le collage-montage2…) traverse la production de ce siècle (n’est-on pas obligé d’examiner la puissance harmonieuse de la dysharmonie ?) ? Comment encore s’en remettre à la pureté de l’œuvre, alors que celle-ci, aujourd’hui, revendique sa naissance au sein du mélange, du métissage3 (n’est-il pas nécessaire d’appréhender la force de l’impureté ?) ? La liste des questions serait illimitée, pour qui n’accepte pas (sans pour autant se réfugier du côté d’un « progrès » dans la sphère artistique) d’être contraint à juger de la décadence / dégénérescence de l’art d’une époque. N’établissant pas ici de corpus4, nous insisterons uniquement sur l’exigence de la cohérence, non en rappelant les dangers de cette notion introduite dans certains textes marxistes orthodoxes5, mais en soulignant son importance dans la construction de l’esthétique adornienne. L’œuvre n’advient qu’au travers de l’aboutissement d’une démarche, motivée par une intention, y compris lorsque l’artiste se déclare, comme Daniel Spoerri par exemple, « assistant » du hasard. Cette matérialisation implique le travail (le faire et le penser) de l’artiste, la présence des outils et des matériaux dont il se sert. L’œuvre ne prend cependant existence et consistance que dans le moment de la forme, par lequel elle 1
Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, op. cit., p. 151. Cf. notre thèse d’Etat, Vers une esthétique collagiste. Œuvres et Techniques. Problèmes théoriques (Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, 1988) ; ainsi que notre contribution, « Des pratiques collagistes, ou de la nécessité d’éprouver le pêle-mêle des possibles » (dans Montages / collages, sous la dir. de B. Rougé, Pau, Presses Universitaires de Pau, 1993, p. 105-114). 3 Cf. les actes du colloque Mélange des arts au XXe siècle (skênê, n° 1, 1996), que nous avons organisé en novembre 1993 à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 ; ainsi que notre article, « Mélange des arts / arts du mélange » (Crises, n° 3, 1995, p. 205-212). 4 Nous renvoyons le lecteur à l’essai de R. Rochlitz, proposant une classification entre critères « d’exclusion » et critères « d’excellence » (Subversion et subvention, op. cit., p. 148-172) ; ainsi qu’à l’une des réactions à cette hypothèse, celle de Claude Amey, « D’une crise à l’autre : une esthétique de la réticence » (Ligeia, n°15-16, op. cit., p. 136-143). 5 Cf. notre étude, Marxisme et philosophie de l’art (Paris, Anthropos, 1985) et notre intervention, « Art, réalité et utopie » (dans Congrès Marx International « Philosophie et politique », actes du colloque présentés par Jacques Bidet et par Jacques Texier, Actuel Marx, n° 19, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 ; ce texte a été traduit en persan dans Congrès Marx International, volume 1, Frankfurt, Andeesheh va Peykar Publications, 1996). 2
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échappe à la réalité empirique1, déployant sa propre logique (esthétique), affirmant ainsi sa cohérence spécifique. Prétendant à ce statut, l’œuvre peut être questionnée quant à sa réussite. Affirmant l’imbrication de la forme et du contenu – « […] elle n’a pas à être conçue seulement contre lui, mais au travers de lui »2 –, définissant la forme comme « contenu sédimenté et modifié », Theodor W. Adorno considère que la réussite esthétique est fonction de « la capacité du formé à éveiller le contenu sédimenté »3. La forme esthétique, « organisation objective », « synthèse non violente des éléments épars », est un « déploiement de vérité »4. Relevant ainsi de la négativité, l’œuvre est polémique ; à condition toutefois qu’elle ne soit pas atteinte (brisée) dans son unité en refusant de se heurter au sens (fut-ce celui du non-sens), en réfutant toute idée de cohérence (fut-ce celle de la non-cohérence), afin que sa forme ne relève pas simplement d’un effet. Il s’agirait donc d’évaluer aussi, simultanément au jugement de sa cohérence, la pertinence de l’œuvre. En adjoignant le critère de la pertinence à celui de la cohérence (sont-ils dissociables ?), Adorno insiste sur le fait que l’art n’est pas détaché par rapport à des enjeux autres que purement esthétiques. Mais, comme le souligne R. Rochlitz, après Adorno lui-même, la pertinence de l’œuvre est agissante, lorsqu’elle se tient à distance de l’insignifiance et d’une signifiance évidente. Refuser une critique sentimentale (ou strictement idéologique), c’est peutêtre résister au pouvoir d’envoûtement de l’œuvre, effectuer un travail face à ce « quelque chose » disponible à l’analyse et qui « peut être perçu ou vécu à différents degrés de justesse » (comme le propose Adorno dans son Introduction à la sociologie de la musique), se faire « alchimiste » et s’interroger sur la vérité « dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du vécu » (selon la métaphore que Benjamin développe dans son approche des Affinités électives de Goethe). Viser la « teneur de vérité » de l’œuvre n’est pas la comprendre – la compréhension « détruit l’art », affirme Jochen Gerz –, mais favoriser le dévoilement de quelques brisures de ce qui est enfoui en elle. Mentionnons enfin, en ouverture (ultime obstacle renforçant la complexité de la question de la critique d’art ?), que si l’exercice de la critique, pour être autre chose que la manifestation d’une marque de culture, doit, selon Adorno, participer à la mise à jour (à l’actualisation ?) du « contenu de vérité » de l’œuvre, simultanément, il semble situer cette volonté critique en tension au regard de la reconnaissance de la vérité historique de l’œuvre. En effet, n’écrit-il pas que « […] les mérites d’une 1 Theodor W. Adorno précise : « La forme est la cohérence des artefacts – aussi antagoniste et brisée soit-elle – par laquelle toute œuvre d’art qui réussit se sépare du simple étant » (Théorie esthétique, op. cit., p. 197). 2 Ibid., p 14. 3 Ibid., p. 188. 4 Ibid., p. 193.
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œuvre, son niveau formel, sa structure interne, ne se reconnaissent habituellement que lorsque le matériau a vieilli ou lorsque le sensorium est émoussé vis à vis des signes frappants de la façade »1. Nous avons conscience de ne pas avoir apporté de réponses définitives à notre problématique, celle de la critique, de la nature de cet exercice, du statut de celui qui le pratique… Nous nous sommes attachés essentiellement à inscrire sur les marges d’une situation apparemment admise, la crise de la critique, quelques repères2 qui, selon nous, sont décisifs ; du moins si, face aux défis actuels (accentués par l’effondrement de toute pensée-guide, et au regard des écarts produits par de tels bouleversements), nous souhaitons nous en sortir, c’est-à-dire élaborer les conditions d’une éventuelle issue, fut-elle en décalage. Nous voudrions également (optimisme impénitent ?) rappeler que le temps des crises est souvent productif3 ; à condition toutefois de ne pas se complaire dans un état de détresse avancé (version agressive ou version euphorique), donc de bâtir inlassablement d’impossibles-possibles projets, puisque, s’« il y a des déterminations mais pas de déterminisme », alors, « il faut s’attendre à ce que l’histoire continue »4. Et que, ainsi, selon l’expression de Kostas Axelos, « le jeu continue » ! Nous voulons tout simplement pour conclure citer Alain Jouffroy : « Je n’ai d’autre méthode que celle de faire »5, parce que « tout est difficile, tout est contradictoire, tout est possible »6. 1
Ibid., p. 260. Au-delà des hypothèses adorniennes, nous devrions établir, pour ouvrir le champ du débat, un ensemble d’interrogations fondamentales, parmi lesquelles : – la critique de l’art du passé exige-t-elle une autre compétence que celle s’appliquant à l’art de notre temps ? – l’identité de la critique est-elle formée par la particularité des productions des différents arts ? – l’art de la critique nécessite-t-il un apprentissage ? 2 Cette approche, bien entendu, ne concerne pas seulement la réception critique des arts plastiques. Ainsi, du côté de la danse, peut-être parce que dès lors que l’on oublie les corps en action qui le matérialisent, le sens du mouvement semble ineffable, le discours critique se condamne à louer la performance physique ou à décrire, en multipliant le recours à l’anecdotique, les spectacles. Face à cet état de la critique, on ne fut donc pas surpris, lors de nos entretiens avec différents chorégraphes (publiés dans la revue Télex-Danse de novembre 1993 à juillet 1994), d’entendre ceux-ci effectuer un constat douloureux – Karine Saporta n’hésite pas à parler de « simplification » et de « réduction » de la pensée, alors que Maguy Marin observe avec amertume qu’« encenser ou détruire n’est pas productif » – et demander avec force une nouvelle prise en considération de leur travail. 3 Comme le signale Roland Hecht (dans L’art en temps de crises, op. cit., p. 14). 4 Patricia Latour et Francis Combes, Conversation avec Henri Lefebvre, Paris, Messidor, 1991, p. 113. 5 Alors que la critique est action / engagement face aux œuvres, comment ne pas s’étonner que certaines critiques de l’art contemporain se forgent en retrait des œuvres ou se contentent d’utiliser quelques figures d’artistes rendues irréelles parce que diabolisées (Duchamp, Warhol, Buren…) ? 6 Alain Jouffroy, « Je n’ai d’autre méthode… », Opus international, op. cit., p. 64-65.
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Du collage-montage et du métissage, enjeux esthétiques et politiques
Du fragment au sein du processus collagiste1 ! #$ %&'( )$% *)+,$% -+! .&'( )$ *)+,/0$1 #$ '2$%( */% )/ #&))$ -+! ./!( )$ #&))/0$3 !" $%&'( 456 &' *$+( 78(9+!9$ +' ,&'7$ $( */9 )/ #&''/!%%/'#$ $( )/ #&'.9&'(/(!&' 7$% *&%%!:!)!(8%1 #&'%(9+!9$ +' ,&'7$ '&+;$/+ /;$# )$% 78:9!%3 )*%( +,-./((0%'
Il y a quelques années, dans le cadre d’une recherche universitaire2, nous tracions les contours d’un kaléidoscope mettant en scène différentes figures collagistes, indiquant ainsi que les pratiques du collage (et du montage) bouleversaient radicalement l’art (les arts) du XXe siècle, en lui (leur) accordant une identité éclatée. Plus précisément, nous tentions d’esquisser les caractéristiques dispersées d’une esthétique collagiste et de saisir l’intentionnalité plurielle qui animait ses multiples productions, arbitrairement, par nous, rassemblées. Autrement dit, comme nous l’avons formulé plus tard lors d’un colloque sur l’art du collage3, nous cherchions à cerner les enjeux liés à ce que nous nommions alors les défis posés par un parti pris fondé sur la mise en mouvement du « pêle-mêle des possibles ». Nous voudrions ici, après avoir rappelé certains éléments incontournables pour structurer notre réflexion, insister sur quelques problématiques engagées par le recours au fragmentaire ; et ce, en nous référant implicitement à certains projets (ou utopies) mis en œuvre au cœur de la modernité des années 1920 et à leur(s) devenir(s) – ou dissolution ? – à l’époque des finitudes fantasmées (mort de l’art, achèvement de l’Histoire…) qui semblent hanter l’aube du XXIe siècle. 1
Ce texte a été publié dans Logiques de la fragmentation, sous la dir. de Jean-Pierre Mourey, Saint-Etienne, CIEREC / Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1996. 2 Jean-Marc Lachaud, Vers une théorie du collage. Œuvres et Techniques. Problèmes théoriques, thèse soutenue pour l’obtention du Doctorat d’Etat ès-Lettres et Sciences humaines (sous la direction de Olivier Revault d’Allonnes) à l’Université de Paris 1 Panthéon – Sorbonne en 1988. 3 Jean-Marc Lachaud, « Des pratiques collagistes, ou de la nécessité d’éprouver le pêle-mêle des possibles », dans Montages / Collages, sous la dir. de Bertrand Rougé, Pau, Presses Universitaires de Pau, 1993, p. 105-113.
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*** Rappelons immédiatement que le procédé collagiste n’est pas né avec le XXe siècle. En effet, comme le souligne Andreï Nakov, la « juxtaposition de matières différentes a souvent fasciné la curiosité des artistes non académiques »1. De même, Françoise Monnin2, dans son étude, n’hésite-t-elle pas à envisager, peut-être de façon hasardeuse3, une « préhistoire du collage », faisant allusion aux papiers japonais du XIIe siècle ou aux cartes postales de la fin du XIXe siècle. Au-delà donc de l’identification de ces procédés, de ces techniques, voire de ces simples divertissements, nous voulons insister sur la rupture esthétique qu’implique l’irruption du collagisme sur les scènes artistique, littéraire, musicale, théâtrale, cinématographique… du début du XXe siècle ; ou, comme le perçoit Louis Aragon, dès 1930, nous préoccuper des enjeux liés à cette coupure fondamentale, qui transforme sans concessions l’œuvre d’art en un espace du conflit, où les acteurs principaux sont les « éléments disparates […] réunis dans un cadre réel où leur propre réalité se dépayse »4. Aussi, considérons-nous qu’un parti pris radicalement nouveau, qui se manifeste en tous sens, participe à la fondation agissante d’un principe dialectique entre déconstruction et reconstruction, imposant l’idée d’une esthétique de la non-cohérence (brisant, par exemple, la fausse alternative entre cohérence totalitaire et incohérence sauvage). En ce sens, de l’utilisation du fragment résulte une œuvre hétérogène, intervenante négativement et positivement. L’œuvre collagiste desserre (sans les rompre) ses liens avec le réel, acquiert une autonomie qui, niant ce qui est et projetant ce qui pourrait être, lui permet de déployer une puissance utopique, appelant au dépassement du réel et à l’approche-invention du futur. Dans ce cadre, qui remet en cause les définitions canoniques de l’esthétique traditionnelle, nous pouvons alors mesurer les changements qui ne cesseront de transformer le travail et la production artistiques au XXe siècle et exigeront du discours esthétique de nouveaux positionnements. Ce, au niveau de l’élargissement à l’infini des matériaux utilisés par les artistes, de la démultiplication des outils par lesquels ils les transfigurent, et donc par
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Andreï Nakov, « Collages », dans Encyclopaedia Universalis, tome 5, Paris, 1985, p. 71. Françoise Monnin, Le collage, Paris, Fleurus, 1993, p. 11-25. 3 L’utilisation de cette notion ne conduit-elle pas à penser une certaine continuité entre les pratiques d’avant le XXe siècle et celles qui s’imposent dès les années 1910 au sein du Cubisme ou du Futurisme italien ? Une telle lecture linéaire ne risque-t-elle pas d’empêcher, en conséquence, de clairement distinguer les productions relevant d’un simple procédé et celles qui répondent à une volonté esthétique novatrice ? 4 Louis Aragon, « La peinture au défi » (1930), dans L. Aragon, Ecrits sur l’art moderne, Paris, Flammarion, 1981, p. 43. 2
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conséquent, à celui du renouvellement illimité de leurs gestes1 et des formes que ceux-ci font surgir. Réalités originales nées d’une expérimentation pluri-directionnelle, aventureuse et irrespectueuse, les œuvres collagistes introduisent « dans le mode de production de l’objet artistique »2 et dans son mode de réception de profondes transformations. Plus exactement, elles mettent au jour le « procès de fabrication et le procès de structuration »3 nécessaires à la production de l’œuvre et militent pour une « consommation collective et activiste de l’art »4. Si, au XIXe siècle, l’artiste pouvait (illusoirement) se concevoir comme investi d’une mission, à savoir l’incarnation de la conscience de soi de son époque, tel n’est plus le cas désormais ; à moins, comme l’indique Jean Jourdheuil, de se réclamer d’un « Esprit critique, où ce qui est premier bien évidemment c’est l’Esprit, non le travail de la critique »5. Si, au siècle précédent, l’artiste pouvait s’exprimer par l’intermédiaire de formes harmonieuses et closes, fournissant un discours cohérent, en prise immédiate avec le monde et les hommes, dans les premières années de notre siècle, « on vit se morceler, se craqueler le geste créateur que l’on avait cru jusqu’alors unitaire »6. Face à un ensemble de matériaux dont il peut faire usage sans restriction, l’artiste se trouve dans l’obligation de privilégier un mode de travail, par lequel il produit sa composition, devenant cet « arteur » qui se situe au cœur du « drame de la réalité même » (selon la formule de Sergueï M. Eisenstein) et tend à abolir la frontière séparant l’art de la vie, cherchant, selon Jean-Clarence Lambert, « des moyens inédits d’intervention et de décision dans le monde » et assumant son statut de « hors-les-lois et les catégories, d’“obscurcisseur” dit John Cage », de « vrai guérillero de la liberté immédiate et de la sensibilité à vif »7. Assurément, l’artiste collagiste ne se contente pas de figurer la réalité ; il scrute ses failles pour élaborer quelques ouvertures, anticipant son devenir. « Sait-on jamais ? », proclame avec malice Jacques Sato, maintenant de fait 1 Ce que montre le répertoire non exhaustif réalisé par les membres du Groupe Mu (« Douze bribes pour décoller en 40 000 signes », dans « Collages », Revue d’Esthétique, n° 3-4, 1978, p. 23) : « […] découper, couper, inciser, trancher, tailler, déchirer, fendre, fêler, fracturer, fractionner, briser, isoler […] disjoindre, disséquer, dépecer, démembrer, désarticuler, démantibuler […] assembler, rassembler, amasser, réunir, collecter, disposer […] associer, accoupler, allier, lier, coudre, clouer […] sceller, souder, fixer, visser, river […] encastrer, incruster, intriquer, mêler, mixer, tisser, tramer, machiner ». 2 Félicie Pastorello, « La catégorie de montage chez Trétiakov, Arvatov, Brecht », dans Collage et montage au théâtre et dans les autres arts, ouvrage collectif, Lausanne, L’Age d’Homme, 1978, p. 119. 3 Ibid., p. 120. 4 Ibid. , p. 122. 5 Jean Jourdheuil, « L’artiste à l’époque de la production », dans J. Jourdheuil, L’Artiste, la politique, la production, Paris, UGE, 1976, p. 261. 6 Ibid., p. 262. 7 Jean-Clarence Lambert, Dépassement de l’art ?, Paris, Anthropos, 1975, p. 102.
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l’exigence d’« y croire encore »1. Leur objectif n’est-il pas de penser et de mettre en images, dans l’indétermination, avec nous, ici-même, des traces envisageables ? Trois hypothèses, développées par Marcelin Pleynet, peuvent prolonger notre réflexion. L’art et la littérature, selon lui, ne se laissent pas enfermer dans des limites – de nature politique, idéologique, voire esthétique – strictes. L’art, affirme-t-il, est « en écart par rapport à toutes les normalités possibles »2. Autrement dit, l’art n’est-il pas en situation de se démarquer (et non de se marginaliser, ce qui pourrait renvoyer à la notion de « retirement ») de ce qui est institué, établi ? L’œuvre d’art est complexe, parce qu’en son sein, pour M. Pleynet, « la subjectivité joue un rôle absolument déterminant et déterminant en première et dernière instance »3. N’est-ce pas ce souffle qui lui permet de se confronter au donné, d’échapper à l’ordre qui sans cesse tente de l’intégrer, de la récupérer ? Enfin, la force originale de l’art collagiste ne résidet-elle pas non dans son pouvoir de représentation, mais dans sa puissance de proposer « toutes les virtualités possibles », conclut M. Pleynet ? Insistons également sur le fait qu’une telle stratégie, qui peut être assimilée à une ruse, prend sens, pour nous, dans la parenté qui l’unit au bricolage. Empruntant / arrachant des éléments à des ensembles constitués, les soustrayant à leur univers habituel, les agençant comme un enfant le fait des pièces résistantes de son jeu de construction (délaissant le rapport au modèle), l’artiste collagiste, dans l’impureté, accepte, pour paraphraser Francis Picabia, de « communier avec du chewing-gum », et s’identifie au bricoleur, qui, pour Claude Lévi-Strauss, « reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés »4. Gilbert Lascault, par ailleurs, commentant cet extrait de La Pensée sauvage, écrit que le « bricolage est de l’ordre du détour, du détournement, de la déviation », précisant que la « voie droite est impossible ou refusée »5, et nous permet de légitimer notre questionnement. Le collagiste ne se place-t-il pas, à l’exception des faiseurs (qui agissent dans les champs de la publicité et de la propagande-communication politique), en marge de toute affirmation péremptoire ? N’est-il pas contraint, de par les matériaux recueillis et de par la nature de ses interventions, de proposer des productions au sein desquelles les sinuosités apparaissent comme autant de sorties désirantes, de multiples dérapages dont les agissements nous entraînent dans un mouvement de déviance ; parcours labyrinthiques aux richesses pliées / repliées / dépliées ? Ne peut-on, dès lors, affirmer que le collagiste, manipulateur à l’habileté parfois incertaine et à la démarche tâtonnante, est proche du bricoleur « toujours 1
Propos issus du texte de présentation de son exposition Sans blague ? (Galerie Art et Essai, Université de Rennes 2 – Haute-Bretagne, 16 novembre – 14 décembre 1995). 2 Marcelin Pleynet, Transculture, Paris, UGE, 1979, p. 168. 3 Ibid. 4 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1965), Paris, Plon, 1985, p. 30. 5 Gilbert Lascault, Ecrits timides sur le visible, Paris, UGE, 1979, p. 121.
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ingénieux »1, voire du « découvreur » tel que le définit Henri Laborit ? Fouillant une masse de matériaux trouvés, la pillant, récupérant, ici ou là, quelques fragments plus ou moins importants pouvant / devant servir, ne travaille-t-il pas avec les moyens du bord ? Ne devient-il pas, parfois avec la complicité sournoise du hasard, de l’accidentel, l’entremetteur qui provoque d’étranges accouplements ; ceux par qui s’interpénètrent des éléments explosés / explosifs, dans une violence fantasque et érotique, pour concevoir et donner vie à de nouvelles réalités, à cette « troisième image » chère à S. M. Eisenstein ? Ne s’instaure-t-il pas magicien qui, en créant la rencontre et le choc initiaux, nous offre un produit à partir duquel des « puissances d’invention »2, infinies et irréductibles, tendent à transformer notre approche de l’existant (critique parce que se concrétisant en biais), à nous faire éprouver une ivresse grâce à laquelle « au milieu de ses ruines et débris, au loin projetés, nous faisons d’aventureux voyages »3 ? De même, est-il incontournable de prendre en considération le caractère ludique, gratuit et, à la limite, dérisoire, des œuvres collagistes, se révélant dans l’absence de référence à une logique pré-déterminée, dans l’indistinction entre le réel et l’imaginaire qu’elles façonnent, dans la faculté de recevoir, sous forme tourbillonnante et déplacée, la réalité dans sa nudité crue. Ces remarques ne prouvent-elles pas l’existence d’un « champ d’expérience détaché de toute fonction ou de toute finalité »4, s’articulant sur la primauté du désir, sur la nonsoumission aux contraintes de la Raison instrumentalisée ou du jugementdécret ? Ces œuvres fragmentaires n’approfondissent-elles pas une tendance propre à la création artistique authentique, à l’imagination errante, aux rêves éveillés, aux divagations, à la flânerie vagabonde ou à la fête ? L’expérience collagiste semble réintroduire, dans les fissures du quotidien, la puissance exploratoire de l’« inopiné », du « pari » ; elle nous convie à dépasser le « clairobscur » de la quotidienneté, à imaginer un réel non-encore advenu, promouvant « une visée utopique » qui « absorbe le présent et efface le passé »5. Ces œuvres, faisant l’éloge de la citation productive (non ornementale), reformule la notion de plaisir esthétique. Pour le Groupe Mu, la « nouvelle poétique se libère d’une technicité expressive et imitatrice qui suppose imitation et compétence pour donner l’avantage au traitement d’une combinatoire qui se 1
Olivier Revault d’Allonnes, La Création artistique et les promesses de la liberté, Paris, Klincksieck, 1973, p. 121. 2 André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 277. 3 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1936), dans W. Benjamin, Essais 2, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 117. Cf. également notre article, « Walter Benjamin et le Surréalisme », dans Présence(s) de Walter Benjamin, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Bordeaux, Publications du Service culturel de l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, 1994, p. 83-95. 4 Jean Duvignaud, Le jeu du jeu, Paris, Balland, 1980, p. 24. 5 Ibid., p. 71.
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définit par sa qualité heuristique »1. Par le déplacement incessant qu’elle suscite, se manifestent le plaisir de la récupération et de la manipulation, celui de bafouer l’ordonnancement du voir, du penser et du sentir, le plaisir de « ne jamais entièrement supprimer l’altérité des éléments réunis dans une composition momentanée »2, celui du maniement de l’ironie salvatrice, de l’invention de l’illégitime et de l’interdit. Jouer / jouir donc ! *** Pour le Groupe Mu, les caractéristiques de la démarche collagiste se définissent ainsi : il s’agit d’« un découpage de messages pré-performés suivi d’un assemblage avec ruptures internes »3. Deux étapes paraissent donc déterminantes : celle de la destruction ou de la dé-construction d’une ou de plusieurs entités existantes, celle de la construction ou de la re-construction d’une entité nouvelle (non figée, toujours à achever). Le collage et le montage n’exigent-ils pas de celui qui les pratique une prise de responsabilité (y compris en convoquant le hasard ») ; ne lui faut-il pas, en toute liberté, exercer un choix ? Dans le procès de dé-construction, il choisit (ou choisit de fabriquer) et sélectionne un ensemble de matériaux. Puis, il adopte des fragments de ces derniers, qu’il utilisera pour activer le processus de la phase seconde. Pour recueillir ces morceaux, le collagiste pratique une intervention de type chirurgical : il prélève, supprime, ampute… Ce processus de destruction repose sur la notion de rupture, avec ce qui se présente comme achevé, comme système clos. Dans l’exercice de ce choix, il peut adopter différentes attitudes vis à vis des brisures récoltées et, au travers de leur désignation en tant que bribes utilitaires, les respecter ou les mépriser. Dans le procès de re-construction, il se trouve dans la nécessité d’assembler et de mettre en rapport (volontairement ou non) les pièces du puzzle (que luimême a, par ailleurs, imaginées et construites) dont il dispose. Il peut les juxtaposer, les superposer… Il doit aussi prendre le parti de laisser voir les traces de sa pratique intervenante ou de les masquer en s’efforçant de les gommer. Ce processus de re-construction repose donc sur la notion de mise en scène(s) de fractures simultanées, à maîtriser ou à accepter telles quelles. Ainsi précisé, ce double mouvement implique, de la part du collagiste (ou du monteur) une action, un travail créateur, s’apparentant à celui d’un producteur ou d’un bâtisseur… Au-delà, cette volonté ne correspond-elle pas au désir de désembourber la réalité immédiatement perceptible de sa carapace mensongère, de préparer ainsi par cette mise à nu les soubresauts du futur en gestation ; ce 1
Groupe Mu, « Douze bribes pour décoller en 40 000 signes », op. cit., p. 33-34. Ibid., p. 34-35. 3 Ibid., p. 14. 2
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qui donnerait sens à la permanence d’un regard fragmentairement critique de notre réel ? « […] nous ne vivons pas dans un monde abstrait. Il y a des problèmes qui ne s’abordent que par le détail. Les collages sont un détail de première grandeur », mentionne Louis Aragon1. Profondément en affinités conflictuelles avec le monde institué, l’œuvre collagiste ne s’instaure-t-elle pas, selon l’hypothèse d’Olivier Revault d’Allonnes, comme une « réalité nouvelle et supplémentaire, qui va à son tour faire partie du milieu »2 ? Se voulant agissante, provoquant ceux qui la rencontrent et entretenant avec eux des rapports inédits, cette production ne brise-t-elle pas une unité (une totalité) en apparence originelle et indépassable ? N’a-t-elle pas pour finalité de faire vivre en dynamique des fragments hétéroclites, afin d’élargir les déchirures qui lacèrent une réalité morcelée et de fouiller des ouvertures ou des passages possibles / impossibles pouvant mener autre part ? Dans un ouvrage intitulé Court traité du fragment, Anne Cauquelin entreprend, à partir de la reconnaissance largement acceptée de la réalité de la fragmentation de la société, d’interroger et de penser l’art au travers du fragmentaire. « Partout, constate-t-elle, il n’est question que d’éclatements, de dispersion d’identités en déclin, d’atomisation des savoirs, des compétences, des individus et des objets eux-mêmes »3. Aussi, s’efforce-t-elle d’analyser les critiques, dévalorisantes ou élogieuses, qui s’adressent au fragment. D’une part, le fragmentaire est assimilé au désordre, à l’intrusion de la dissonance au sein d’une cohérence pensée comme harmonieuse et non contradictoire. Les œuvres fragmentistes sont ainsi dénoncées comme reflets d’un réel déstructuré. S’affirme donc la nécessité du sens contre le dérisoire de l’insensé, c’est-à-dire l’unité contre l’éclat brisé, le tout contre la partie. Marc Le Bot, prenant en compte le succès du collage note que « dans une logique de la combinaison de tout avec tout », il « se dévoie […] vers le défi absurde : un bricolage qui n’aurait pas de fin utile pour le bricoleur », insistant sur « le n’importe quoi, pourvu que ça colle » et conclut : « […] la colle devient en effet l’essentiel du collage. Je parle du liant social que sont les mouvements de mode et les fourre-tout des médias »4. Son propos, notamment lorsqu’il affirme que les papiers collés cubistes ont préparé le « non-sens » duchampien, n’est-il pas ambigu ? D’autre part, le recours au fragment, pris en lui-même comme un tout recyclable sans relâche, acteur passif d’un ressassement frivole du déjà vu, dénaturé par un principe additionnel produisant un éclectisme clinquant et maniériste, semble parfaitement répondre au souci d’une attitude post-moderne, considérant que l’œuvre se constitue « d’objets trouvés », qu’elle est un « segment organique » reprenant « des références inconciliables entre elles » et 1
Louis Aragon, « 1923-1965 », dans L. Aragon, Les collages, Paris, Hermann, 1965, p. 22. Olivier Revault d’Allonnes, La création artistique et les promesses de la liberté, op. cit., p. 29. 3 Anne Cauquelin, Court traité du fragment, Paris, Aubier, 1986, p. 7. 4 Marc Le Bot, Une blessure au pied d’Œdipe, Paris, Plon, 1989, p. 162. 2
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entremêlant « divers climats culturels »1, dans une atmosphère marquée par l’attirance du vide propice aux adieux généralisés2. En fait, remarque avec pertinence A. Cauquelin, ces deux positionnements se rejoignent, dans la méfiance et dans le rejet qu’elles opposent au fragmentaire, lorsqu’il est conçu comme « débord de sens » et « aléatoire démarche d’une pensée coupée », en marge de l’ordre. Le fragment, dans la logique illogique d’un collagisme impertinent, est un éclat, se situant en marge des limites définies par la pensée dominante, déviant de la droite ligne qu’elle érige en cheminement modèle contraignant / aliénant. Aussi, fomente-t-il des ruptures, des explosions, dynamitant toute linéarité a priori imposée, toute succession ordonnée. Le fragment hachure le donné, ouvrant en son sein des failles qui ne pourront plus être faussement comblées. En faisant irruption au cœur de la réalité, il en transforme le rythme. Il lui arrache par ailleurs son (ses) masque(s). Pièce détachée, élément dispersé, ne nous implique-t-il pas dans une tentative plurielle de reconstruction, de reformulation d’images, dépassant tout cloisonnement arbitraire ? Entrant en relation avec d’autres morceaux, ne provoque-t-il pas un choc producteur, et sans cesse répété de façon inédite, puisque rompant des rapports pour en tisser de nouveaux ? Suscité par / suscitant le rôle actif de l’imaginaire, son statut ne lui permet-il pas de nous offrir un plus, selon l’expression de A. Cauquelin ? « Plus de “sens”, plus d’émotion, plus d’expression, plus de profondeur, plus de transparence à l’être du monde, plus, ou un autre genre d’information »3. Ralph Heyndels, dans La Pensée fragmentée, affirme insuffisante la constatation de la discontinuité de la réalité (de la vie ?). Cette « immédiateté vraisemblable du discontinu » lui paraît être de nature à éluder tout questionnement sur son sens. Seule, pense-t-il, la négation permet de s’emparer du discontinu, tout en mettant en perspective sa signification. La discontinuité s’impose au sein du système, en dénonçant la fausseté de sa revendication totalisante ; elle provoque des fissures dans cette illusoire apparence de plénitude, privilégiant, par la dynamique de son hétérogénéité interne, le questionnement distancié. « […] la discontinuité, précise-t-il, rompt avec un certain nombre d’assurances quant au sens qui n’est plus “donné de fait” : elle ouvre sur la question de l’origine, sur l’errance, sur la perte de maîtrise quant au futur »4. Mais, en bouleversant l’harmonieux et l’artificiel agencement de l’ordre établi, n’implique-t-elle pas la possibilité d’un ordre autre, encore invisible, parce qu’en germe(s) ?
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Achille Bonito-Oliva, « Trans-avant-garde », trad. Y. Moulier, Babylone, n° 1, 1983, p. 55-66. Alessandro Mendini, « Manifeste des adieux », trad. G.-G. Lemaire, Babylone, op. cit., p. 25-29. 3 Anne Cauquelin, Court traité du fragment, op. cit., p. 144. 4 Ralph Heyndels, La Pensée fragmentée, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985, p. 22. 2
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En effet, poser un regard critique sur la réalité, la questionner, n’est-ce pas, selon l’expression de Maurice Blanchot, « penser en s’interrompant » ? La fragmentation, par ailleurs, n’est-elle pas, pour Theodor W. Adorno1, productrice de moments de vérité ? En exhibant ces ruptures et ces interruptions, la discontinuité ne peut-elle s’établir sur une dialectique de la négation et de l’affirmation pour qu’à l’horizon, se profile l’« aurore » comme l’indique Ernst Bloch ? Si tel est le cas, ne sommes-nous pas autorisés à interpréter les ruines et les béances, dans lesquelles nous attirent la discontinuité, comme des terrains d’« àvenir », s’étendant à l’infini, que nous devrions défricher et rendre fertiles ? « Le vide, note Heyndels, comme la ruine, nous renvoie […] à une part “inassumable” de notre être chaotique. C’est en ce sens qu’il est aussi “appel” à la liberté »2. Ainsi, la discontinuité remet-elle en cause la notion de cohérence, reposant sur l’homogénéité et la fermeture, développée par Georg Lukács3. S’opposant à tout esprit de système, la discontinuité donne à voir des signes fragmentaires, projetés au travers d’ouvertures maximales, où nous pouvons percevoir des traces négatives et positives, ces dernières étant nécessairement incertaines. La discontinuité n’est pas abstraction, fuite dans un ailleurs « hors temps / hors espace ». Elle signifie au contraire, s’exprimant contre l’établi, l’avènement, sans en fixer les contours, du différent. Reconnaissons cependant, avec Heyndels, qu’en elle-même, en tant que modalité, la discontinuité n’est pas révolutionnaire, qu’elle peut être également au service de la conservation de l’ordre dominant. Le caractère de la discontinuité, en tant que négativité, est anatreptique. « Celle-ci introduit dans sa trajectoire même la perspective du sujet de l’énonciation comme étant confronté au contraire de ce qu’il dit et à l’interprétation de cette contradiction »4. Mais, au-delà, la discontinuité ne peutelle être saisie dans sa mise en action d’un projet ? Ne signifie-t-elle pas autre chose que ce que montre sa force négative ? Est-elle seulement liée à la 1
Par la pratique du montage, Theodor W. Adorno constate que « l’œuvre admet en elle les ruines littérales et non fictives de l’empirisme, reconnaît la rupture et la transforme en effet esthétique » (Théorie esthétique, traduction Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1973, p. 207). Pour lui, s’instruit un procès, celui de l’œuvre d’art comme « cohérence de sens » ; « […] les résidus de montage marquèrent le sens de cicatrices visibles » (Ibid., p. 208). A la négation du sens, par laquelle se trouve renforcée la puissance critique de l’œuvre, semblent donc liées les déconstructions collagistes ; du moins si, démontant / détruisant l’existant, elles parviennent à maintenir intact le rejet de la médiation, par une forme éclatée, des éléments du réel en vue de la construction d’une cohérence illusoire, au profit d’une autre cohérence (la non-cohérence que nous définissons ?), critique parce que développant une « teneur de vérité ». 2 Ibid., p. 52. 3 Cf. nos ouvrages : B. Brecht, G. Lukacs, questions sur le réalisme (1981, seconde édition revue et augmentée, Paris, Anthropos – Economica, 1989) et Marxisme et philosophie de l’art (Paris, Anthropos, 1985). 4 Ralph Heyndels, La Pensée fragmentée, op. cit., p. 63.
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production de ce que Heyndels nomme la « déceptivité » ou intègre-t-elle l’espoir (intervenant) de bousculer (transformer ?) notre expérience du réel (le réel lui-même ?) ? N’est-elle qu’un pari, soutenu par la nécessité d’un malgré tout, ou s’identifie-t-elle à la volonté de réaliser les désirs que nous formulerons et que nous ressentons approchables ? Dans son interprétation des rapports de l’homme et du monde, de ceux des hommes entre eux, est-elle condamnée à ne pas entrevoir le possible dépassement de l’étant, à ne dévoiler que le « sens du non-sens » ? En érigeant, visibilité inédite, les fondations de la non-cohérence du monde réel, la discontinuité n’évalue-t-elle pas, simultanément, la perspective (réalisable ?) de l’émergence de nouvelles bases, premières pierres d’un édifice nouveau, promouvant une cohérence en état de latence ? S’intéressant au « monde des représentations » contemporain, Henri Lefebvre, dans La Présence et l’Absence, note que « dans la modernité, il se définit par les mêmes traits que le savoir, la société, la pratique, les rapports de production, l’espace : à la fois homogène et fragmenté »1. Dans l’homogénéité, dominent la répétition, les définitions métonymiques – « l’identité de » / « l’identité à » – et la simplification. Dans le fragmenté, la mimésis s’oppose à l’identification, puisqu’elle façonne une distance ; d’où l’éclatement de la forme et la possible création d’un nouveau. Dans ce type de représentation, sont rassemblées l’évocation / invocation et la constitution d’images productrices. Les représentations fragmentées, écrit-il, « tendent vers une présence dans l’absence ». Représentations s’élevant sur la médiation, elles favorisent le dépassement du réel, sa transgression, vers d’autres réalités non-encore fermées. Si l’œuvre est jeu, elle est également lieu d’émergence d’enjeux, étant toujours quelque chose de plus et d’autre, proposant « une forme, qui a un contenu multiforme ». L’œuvre, liée au réel ne le copie pas, elle le fonde autrement. « Au lieu de refléter le réel […] l’œuvre supplante, déplace le réel et semble l’engendrer »2, ajoute Henri Lefebvre. Exposant une réalité différente et mouvante, elle est « le lieu d’un non-lieu », ouverte, traversée d’une infinité de perspectives, agitée de mouvements dynamiques. Exploration des possibles, inventant les règles d’un devenir virtuel, elle « rassemble ce qui par ailleurs se disperse ». Dans l’imaginaire créé par l’artiste, se forment et se déforment des potentialités, proches ou lointaines. L’art définit alors « une liberté ou un destin, une raison ou une déraison […] une présence-absence »3. Dans la représentation, s’instaure une réalité provisoire / éphémère, au sein de laquelle la négation ne se contente pas de nier et de détruire, mais s’empare des résidus, les transforme.
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Henri Lefebvre, La Présence et l’Absence, Paris, Casterman, 1980, p. 78. Ibid. , p. 203. 3 Ibid. , p. 215.
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Le fragment ainsi mis en exergue ne dévoile-t-il pas les carences d’un assemblage superficiellement cohérent ? La brisure signifiante, qu’il anime, ne permet-il pas de désagréger l’apparence lisse, afin de repérer des bribes esquissant une alternative (à réaliser éventuellement). Autrement dit, le mode de représentation collagiste ne dialectise-t-il pas l’instant critique et l’instant utopique, bâtissant un à-venir en germes ? « La première tâche de l’artiste, confirme Gilbert Lascault1, consiste à détruire, à supprimer ; le reste viendra “par surcroît” ; ou ne viendra pas ». Il est donc perçu comme celui qui exacerbe les blessures (qu’il se refuse à cicatriser) et qui ébranle les fondations lézardées, qui précipite la productivité aléatoire du désordre existant. Si les sociétés recherchent la quiétude de l’inertie, désirant « persister dans leur identité à elles-mêmes »2 et choisissant la durée au changement, l’art, au contraire, ne serait que mouvement perpétuel, producteur d’innovations transformatrices, récusant en actes le désir des pouvoirs établis d’annuler « tous les risques de changement ». *** Lorsque, dans les années 1930, Ernst Bloch3 (et, avec lui, entre autres, Walter Benjamin, Bertolt Brecht, Hanns Eisler) s’oppose à la théorie lukácsienne – qui condamne l’œuvre fragmentaire en ces termes : « Les détails peuvent bien briller dans les couleurs bigarrées, l’ensemble donne une grisaille désespérante, de même que la flaque reste de l’eau salée même lorsque ses composantes présentent les couleurs les plus variées »4 –, il soutient les expérimentations collagistes au regard d’un projet global, à la fois esthétique et politique. En créant, par leur force imaginante, des ouvertures au sein du système, en dialectisant la non-contemporanéité et la supra-contemporanéité, en avivant le désir de libération, « le contenu de la fantaisie, souligne-t-il, est ouverture, invention, anticipation ». Dans le rêve éveillé, s’ancrent les utopies. En ce qui concerne l’art, dont la fonction est de rendre visible et approchable les possibles déjà-là, fragmentés voire informés, les « rêves diurnes » deviennent donc la base sur laquelle jaillit et prend sens l’orientation utopique de l’œuvre. Au sein du réel, elle se positionne en projection vers le différend-futur. « L’art est un laboratoire mais aussi une fête de possibilités exécutées ainsi que des 1
Gilbert Lascault, « L’art contemporain et la “vieille taupe” », dans Art et contestation, ouvrage collectif, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 63. 2 Jean Cassou, « Art et contestation », dans Art et contestation, op. cit., p. 15. 3 Cf. notre contribution, « E. Bloch, G. Lukács : une approche divergente des pratiques du montage en art et en littérature », dans Lukács - Bloch, raison et utopie, sous la dir. de Michaël Löwy, L’Homme et la Société n° 79-82, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 25-32. 4 Georg Lukács, « Il y va du réalisme » (1938), dans G. Lukács, Problèmes du réalisme, trad. Cl. Prévost et J. Guégan, Paris, L’Arche Editeur, 1975, p. 258-259.
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alternatives expérimentées en elles, où l’exécution tout comme le résultat se présentent comme illusion fondée, c’est-à-dire comme pré-apparaître d’un monde accompli »1. Ce n’est donc pas le contenu qui, pour E. Bloch, procure sens à l’œuvre, mais l’organisation spécifique de celui-ci. Les formes nouvelles, issues de cette quête du non-encore-là, ne sont-elles pas forcément morcelées, puisque liées à la dynamique d’un processus transitoire, inachevé ? Dans Experimentum mundi2, E. Bloch précise : « Le vernis de surface et les figures définitivement admises qu’ont légués les cultures antérieures se mettent à éclater dans ce monde gros de fragments et de figures processuelles, profondément conscient du difficile accouchement et des obstacles immenses de ce nouveau qui se présente à lui bien qu’il ne soit encore nullement présent ». Parce que celui qui rêve désire sans cesse plus3, l’art n’a-t-il pas la mission de proposer des « modèles hypothétiques » et des « solutions fragmentaires »4 ? Admettant que la réalité « aux époques de crise est elle-même largement brisée en éclats »5, il considère que le fragmentaire en art et en littérature – une esthétique de la ruine – peut être révélateur. Cette déflagration que l’on ne peut comprendre dans sa globalité exige une fouille minutieuse des brisures qu’elle produit. Ce sont les marges qu’il faut prendre en compte, ce sont les ruelles qu’il faut arpenter, tout en s’efforçant à déterminer les voies sans issue(s) et les passages secrets menant à un autre monde. Tout en cernant différents niveaux de montage, Ernst Bloch tend à envisager les fragments en tant que « particules d’un autre langage »6, forgeant (Bloch fait référence explicite à Ulysse de James Joyce), face à cette réalité « qui se joue sur plusieurs niveaux », « un discours contrapuntique, dont les voix s’échelonnent du passé au futur, du tangible à l’imaginaire », pour reprendre les termes de Jean Paris à propos de cette œuvre7. De même, se référant à la pratique brechtienne, E. Bloch saisit les fragments comme actifs et non comme des « natures mortes » et l’expérimentation collagiste non comme « une intervention désintégrante », mais comme productrice « de failles et de mutations non encore décidées »8. Mais qu’advient-il du recours au fragmentaire lorsque toute articulation avec un quelconque projet (critique / émancipateur) semble désuète (si ce n’est dangereuse parce que prémisse au totalitarisme), rattachée aux utopies d’un passé dépassé ? La fragmentation, mise en œuvre au sein d’un processus de 1
Ernst Bloch, Le Principe Espérance, tome 1, trad. Fr. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 261. Ernst Bloch, Experimentum mundi, trad. G. Raulet, Paris, Payot, 1981, p. 189. 3 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, tome 2, trad. Fr. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1982, p. 11. 4 Ernst Bloch, Expérimentum mundi, op. cit., p. 197. 5 Ernst Bloch, « Encore une fois le problème de l’Expressionnisme », dans E. Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 256. 6 Ernst Bloch, Héritage de ce temps, op. cit., p. 210. 7 Jean Paris, Joyce, Paris, Seuil, 1957, p. 130-131. 8 Ernst Bloch, « Un léniniste du théâtre » (1938), dans E. Bloch, Héritage de ce temps, op. cit., p. 234. 2
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répétition infinie, de théâtralisation esthétisante (euphorique ou désabusée peu importe !), peut-elle encore être source d’une pratique théorique, processus déconstructeur / reconstructeur, telle que nous l’envisagions ? N’est-elle pas contrainte de provoquer, dans la dérision, un éparpillement, au cœur duquel s’accumulent des petits riens anesthésiés, s’exhibant en marge de tout heurt, de tout conflit ? En ce sens, elle s’élaborerait non dans le dissensus, mais dans le consensus / conformisme, reléguant toute question dérangeante / déstabilisante relative à la problématique du sens. Nous aurions alors à faire à une esthétique de la surcharge et de la redondance, désactivée / désactivante, provoquant un simple effet culturel, perdant tout caractère scandaleux ? Déjà, Herbert Marcuse, analysant la situation de l’art dans les sociétés industrielles avancées (et la capacité de ces dernières à tout digérer), évoquait un art pratiquant le détour fragmentaire comme entassement de signes, révélant une insignifiance, signifiante idéologiquement. Ce, en correspondance avec un principe d’atomisation au service de la reproduction emphatique d’une immédiateté mensongère. L’art, soumis à la séduction de la surface lisse des choses, fasciné par des miettes sans vie, se mettrait ainsi en position d’être assujetti au réel disloqué, abandonnant de fait toute revendication d’autonomie véritable. Donc, à une esthétique de la résistance (selon l’expression de Peter Weiss), se substituerait le parti pris du renoncement, de la renonciation. Attirée par le kitsch, simulacre du simulacre, l’œuvre devrait (s’)accommoder des restes. N’est-ce pas ce que soutient Achille Bonito-Oliva, en écrivant que « le fragment indique la possibilité d’une image qui se construit par à-coups, hors de la ligne tracée d’un projet, suivant le chemin accidenté d’une histoire de l’art ouverte à toute reprise »1 ? En reconnaissant la ruine comme vestige, celle-ci ne devient-elle pas une « simple dissipation d’énergie au profit de l’inessentiel et de l’inutile »2 ? Christian Ruby, dans son investigation de l’univers théorique postmoderne, considère cette option comme en affinité avec une volonté d’« abolir toute recherche de nouveauté, toute piste en somme, au profit d’une remise au jour, dans la singularité, des traces effacées de la tradition », parti pris motivé par « une pulsion de déplacement des marques », menant « à l’expression de différences individuelles », à « l’engouement pour la particularité »3. Ce retournement, opposant aux espérances de la modernité le charme discret de l’époque du vide et de l’éphémère, ne prendrait-il pas définitivement la forme d’un acquiescement à ce qui fut (sans cesse réactualisé) et à ce qui est (présentification du présent) ? Autrement dit, ne devient-il pas urgent de s’inquiéter du statut et de la fonction du fragmentaire aujourd’hui ; c’est-à-dire, par exemple de mesurer – à 1
Achille Bonito-Oliva, « La Trans-avant-garde », Cimaise, n° 156, 1982, p. 57. Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Paris, Minuit, 1984, p. 29. 3 Christian Ruby, Le champ de bataille postmoderne / néomoderne, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 12-13. 2
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condition toutefois de penser comme Jürgen Habermas la modernité en tant que « projet inachevé » – si un tel recours est toujours pertinent pour réaliser « l’ébranlement de la croyance » et « la découverte du peu de réalité de la réalité, associé à l’invention d’autres réalités »1 que décrit Jean-François Lyotard ? Peut-être en conséquence certaines notions seraient-elles à retravailler, afin que soit à nouveau possible le dépassement de la « vision croyante » et de la « vision aveugle » (comme le suggère Georges DidiHuberman2), pour que l’œuvre fragmentaire revendique l’ambivalence de la malade dont Freud décrit le comportement dans un texte de 1908 (Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité), « tenant d’une main sa robe serrée contre son corps (en tant que femme) tandis que de l’autre main elle s’efforce de l’arracher (en tant qu’homme) ». Un retour, entre autres références, sur la « synthèse non violente des éléments épars » (Th. W. Adorno), sur les promesses de l’« image dialectique » (W. Benjamin), sur la « similitude désidentifiante » (Michel Foucault), sur la « dissémination » (Jacques Derrida) n’est-il pas incontournable ? Pour que nous puissions à nouveau affirmer de l’œuvre fragmentaire « qu’elle élargit les limites du sens – de ce qui est dicible et représentable – et du même coup les limites du monde et celles du sujet »3, qu’elle n’a pas à « dissiper ou résorber le chaos, mais bien […] le construire ou […] faire œuvre de désorganisation »4. Bref, de maintenir l’idée concrète d’une œuvre éloquente et non bavarde !
1
Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p. 25. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992. 3 Albrecht Wellmer, « Dialectique de la modernité et de la postmodernité », Les Cahiers de la Philosophie, 1988, p. 117. 4 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 73. 2
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Luis Buñuel, un surréaliste flamboyant et corrosif1 (9$ */%%!.%3 Gilbert Lascault
Dans Le Principe Espérance, Ernst Bloch affirme que le « lendemain est vivant dans le présent de ce jour » et que « l’on tend toujours vers lui ». Aussi, insiste-t-il judicieusement sur la légitimité de notre inlassable quête vis-à-vis de ce que nous ne possédons pas (encore). Dans la sphère esthétique, cette posture critique et utopique se manifeste dans la production d’« images-souhaits », que met en mouvement l’œuvre et qui constituent la particularité de l’art. L’art, écrit-il par ailleurs, « d’une part reflète de façon immanente l’éloignement de ce qui est juste et […] d’autre part […] ose camper un Paradiso au travers d’autres objets, poussés en lui jusqu’à leurs limites extrêmes, dans un pré-apparaître devenu positivement possible »2. La pensée esthétique d’E. Bloch met en présence, en en saisissant l’action simultanée (donc le caractère dialectique de cette relation), la potentialité subjective du créateur et celles, objectives, du matériau. Dans ce jeu, nous entraînant selon l’expression d’Arno Münster, « d’un non-encore-conscient, vers l’objectivation, la concrétisation – sous forme de l’œuvre – d’un nonencore-advenu »3, s’affirme la puissance médiatrice de la catégorie de possibilité. La création artistique, et le produit qui en résulte, sont en conséquence pour E. Bloch, pour reprendre la pertinente analyse de Gert 1
Ce texte a été publié dans L’ailleurs, sous la dir. de Dominique Berthet, Recherches en Esthétique, n° 10, 2004 2 Ernst Bloch, Le principe Espérance (1959), volume 2, trad. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1982, p. 440. 3 Arno Münster, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Paris, Aubier, 1985, p. 147.
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Ueding, « des manifestations / objectivations de la conscience utopique capables d’expliquer et de faire comprendre à l’homme les chiffres et les symboles du monde réel »1. Au sein de l’œuvre d’art, est ainsi figuré et activé un ensemble de possibles non-encore-réalisés. Réinterprétant le pré-conscient freudien et le nommant non-encoreconscient, E. Bloch s’intéresse plus particulièrement aux rêves diurnes, en tant qu’espaces où se forge, anticipé, le Nouveau. « Il y a encore, note-t-il, une plénitude de rêves non encore réalisés… »2. Le rêve diurne, pour E. Bloch, est ce par quoi se révèle ce qui n’était pas, jusqu’ici, soupçonné et ce dans quoi se dévoile le champ, ouvert à l’infini, des possibles. Le rêve diurne annonce et prophétise le non-encore-là. Déconstruisant et déréalisant la réalité existante, faisant surgir, par la mise en action d’une force imaginante réveillée, de nouvelles configurations, la fantaisie diurne, selon E. Bloch, est « ouverture », « invention » et « anticipation ». Dès lors, agissant au sein du réel, l’œuvre se positionne en tant que projection visant le différend-futur. L’art est ainsi conçu comme « un laboratoire mais aussi une fête de possibilités exécutées ainsi que des alternatives expérimentées en elles, où l’exécution tout comme le résultat se présentent comme illusion fondée, c’est-à-dire comme pré-apparaître d’un monde accompli »3. Dans l’expérience élargie provoquée par l’ivresse du rêve diurne, s’esquisse une éventuelle libération par rapport au principe de réalité. L’imagination désirante, soudainement activée, favorise un salvateur basculement dans une expérimentation, incertaine et tâtonnante mais émancipatrice, de l’à-venir. Gert Ueding précise à juste titre que l’activité esthétique donne dès lors au rêve « une forme aussi précise que possible, frappante, qui ne dissimule ni la vérité ni soi-même dans une fiction de vérité, mais qui se révèle dans tout son éclat comme Vor-Schein »4. Proposant de surprenants « modèles hypothétiques » et d’étonnantes « solutions fragmentaires »5, l’œuvre d’art, pour E. Bloch, nous incite subrepticement à comprendre que le « vernis de surface et les figures définitivement admises qu’ont léguées les cultures antérieures se mettent à éclater dans ce monde gros de fragments et de figures processuelles » et à éprouver le « difficile accouchement » et les « obstacles immenses » qui se dressent face à « ce nouveau qui se présente […] bien qu’il ne soit encore nullement présent »6. En 1
Gert Ueding, « L’art comme utopie. Remarques sur l’esthétique du pré-apparaître chez Ernst Bloch », trad. C. Piron-Audard et G. Raulet, dans Utopie-marxisme selon Ernst Bloch, sous la dir. de Gérard Raulet, Paris, Payot, 1976, p. 68. 2 Ernst Bloch, Literarische Aufsätze, Francfort, Suhrkamp, 1965, p. 143. 3 Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1959), volume 1, trad. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 261. 4 Gert Ueding, « L’art comme utopie. Remarques sur l’esthétique du pré-apparaître chez Ernst Bloch », op. cit., p. 71. 5 Ernst Bloch, Experimentum mundi (1975), trad. G. Raulet, Paris, Payot, 1981, p. 197. 6 Ibid., p. 189.
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ce sens, l’œuvre d’art trouble l’évidence des choses et, défiant tout déterminisme, nous incite à explorer l’imprévisible. *** Dans un contexte fort soupçonneux à l’égard de toute velléité contestataire et, qui plus est, de tout projet utopique, au moment où Jean Clair caricature sans susciter d’opposition majeure le Surréalisme1 (mentionnons néanmoins la belle et forte réplique de Régis Debray, proclamant que le Surréalisme « a tendu comme nul autre un filin entre la vie des formes et la vie de tous les jours, entre le rêve et l’action… »2) accusé d’être complice des totalitarismes du XXe siècle, de se situer du côté de l’irrationalité, de la violence barbare et de l’occultisme, il n’est peut-être pas déplacé de souligner, en nous appuyant ici sur deux films réalisés par Luis Buñuel, que, comme l’exprime avec pertinence Michaël Löwy, « deux étoiles polaires » - la « révolte de l’esprit et la révolution sociale, changer la vie (Rimbaud) et transformer le monde (Marx) » – ont orienté un mouvement qui a « incarné de la façon la plus radicale la dimension révolutionnaire du romantisme au XXe siècle »3. A la mort de Luis Buñuel, en 1983, deux quotidiens parisiens, par leur titre – « Le chien andalou hurle à la mort » (Le Matin) et « L’âge d’or est fini (Libération) – saluèrent le cinéaste de la révolte et de l’amour absolus. Ces manchettes rappelaient, à leur manière, en évoquant des films à la puissance et à la beauté subversives toujours inégalées, l’explosive rencontre entre le Surréalisme et le cinéma, et, surtout, la dimension éminemment rebelle et indisciplinée d’une posture rejetant tout compromis avec le monde administré. En effet, en organisant un jeu subtil où se télescopent la réalité établie et les incartades d’une rêverie insoumise, L. Buñuel souhaitait dévoiler les structures souterraines et les règles d’organisation d’une société méprisant et assassinant les aspirations humaines au bonheur. Dans un entretien accordé à la revue madrilène Nuestro Cine, en 1965, il résumait ainsi, en toute simplicité, sa raison cinématographique : « Ce que je prétends faire par les films, c’est inquiéter, violenter les règles d’un conformisme qui veut faire croire aux gens qu’ils vivent dans le meilleur des mondes possibles ». Cependant, au-delà d’une simple dénonciation, ses engagements cinématographiques, exacerbant les tensions et pariant sur l’irruption d’issues précaires, nous invitent à arpenter simultanément, à nos risques et périls (mais, en ravivant notre joie de nous
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Jean Clair, Du Surréalisme considéré dans ses rapports avec le totalitarisme et les tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003. 2 Régis Debray, L’honneur des funambules, Paris, L’Echoppe, 2003, p. 46. 3 Michaël Löwy, « Sur l’actualité intempestive du Surréalisme », entretien avec Jean-Marc Lachaud, Mouvement, n° 23, 2003, p. 18-19.
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frotter aux promesses de l’inconnu), les chemins tortueux menant à un (évidemment aléatoire) ré-enchantement du monde. « Les rêves du dormeur perdent leur nature de rêve […] pour se muer devant nos yeux émerveillés en réalité. Cette réalité est enrichie par tout son contenu latent, elle devient absolue, surréelle… », écrivait Ado Kyrou1, caractérisant en quelques mots l’essence du cinéma surréaliste. En intitulant l’ouverture de sa réflexion « Portail sur la Vraie Vie », celui-ci donnait pleinement sens à sa pensée. Il s’agissait pour lui de forcer la réalité au-delà de ce que nos sens permettent d’approcher, de déchirer et d’arracher le masque recouvrant les limites de la vie banale. Par l’imagination soutenant le rêve, le merveilleux devient ainsi soudainement accessible (dans « La peinture au défi », Louis Aragon indiquait également que le merveilleux « naît du refus d’une réalité, mais aussi du développement d’un nouveau rapport, d’une réalité nouvelle que ce refus a libéré »2). Autrement dit, les conditions d’une authentique libération de l’Homme sont concrètement activées ici et maintenant. La vie absolue (sans entraves) devient bruyamment à la portée de son espérance. Pour A. Kyrou, le cinéma surréaliste, « rêve collectif », divulgue l’avant-goût d’une réalité autre et préfigure l’avènement d’une vie non mutilée. La caméra, souligne-t-il, est une « cornue magique » et L’âge d’or « un pieu dans les corps désagrégés des représentants de la société »3. Avec L. Buñuel, le cinéma s’attachait il est vrai à briser la laideur du présent et à faire briller les lueurs, fragiles mais fascinantes, d’un ailleurs libertaire à conquérir. Avec la collaboration de Salvador Dali, Luis Buñuel réalise en 1929 Un chien andalou, film choc, film scandale, dont le prologue, sauvagement provoquant, ne cesse aujourd’hui encore d’obséder les spectateurs. Méticuleusement, dans un temps étrangement suspendu, une lame de rasoir sectionne l’œil d’une jeune femme. D’autres images, cruelles et effrayantes, sensuelles et attirantes, rythment ce film qui est un appel constant au surgissement impromptu d’écarts et de dérives produits par une inspiration débarrassée de toute limite : celle d’une jeune fille paraissant veiller un mort est suivie d’un gros plan mettant en exergue une main infestée de fourmis ; celle d’une autre jeune fille, allongée sur une plage ensoleillée, est prolongée par celle d’un barrage de police forcé par des manifestants ; celle, encore, d’un homme caressant les seins de sa compagne, à laquelle succède celle du sang que celui-ci perd par la bouche sur cette poitrine dénudée qui se transforme en cuisses…
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Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma, Paris, Jean-Pierre Ramsay Editeur, 1985, p. 9. Louis Aragon, « La peinture au défi » (1930), dans Aragon, Louis, Ecrits sur l’art moderne, Paris, Flammarion, 1981, p. 27. 3 Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma, op. cit., p. 13. 2
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Recourant aux associations débridées qui résultent de l’écriture automatique et qui se déploient en marge d’une logique instrumentale, ces liaisons inconvenantes et dérangeantes résistent à toute interprétation rassurante, c’est-àdire, rationaliste. L. Buñuel, construisant selon la formulation de Freddy Buache un « inventaire irrationnel des obstacles subjectifs, objectivés épars sur le chemin du désir »1, s’installe au plus profond du monde de l’irrationnel. En correspondance avec le parti pris de Max Ernst, considéré par L. Aragon comme le « peintre des illusions » parce qu’éveillant « à une réalité nouvelle » le réel connu2, la rage poétique de L. Buñuel nous transporte dans un ailleurs (provisoirement ?) insaisissable, en apparence lointain et, malgré tout, proche, puisque tissant de subtils liens, dans une succession de métamorphoses inopinées, entre les paysages vilipendés du présent et ceux, inédits et désirés, du futur. Au sein de ces images, qui se heurtent et se combinent périlleusement, qui, dans un processus continu de déflagrations bizarres, énoncent le triomphe de l’onirisme, la pesanteur contraignante du réel existant transpire donc néanmoins. C’est même au cœur de cet entrelacement conflictuel et complexe entre fiction et réalité que prend consistance l’érection transgressive du cinéma de L. Buñuel et que se manifeste la complicité de ce dernier avec les bases de la philosophie surréaliste (anti-bourgeoise, anti-matérialiste…) telle que celles-ci s’affichent par exemple dans un texte de 1925 intitulé « La révolution d’abord et toujours ! »3. En privilégiant la productivité décapante du rêve éveillé, L. Buñuel s’oppose de même à la fausse cohérence promue par une vision scientiste du progrès. « Chaque séquence, note Raymond Lefèvre, est une occasion de mettre l’esprit cartésien au tapis »4. Les images que laisse échapper L. Buñuel, dans un fracas destructeur, imposent à l’architecture mensongèrement transparente sur laquelle s’adosse la société normative des fissures qui la perturbent et dont elle ne peut sortir indemne. Sur un mur, une tâche noire : celle d’un papillon ; brusquement, une tête de mort, dessinée par les ailes de ce papillon, envahit l’écran. Sans transition, se présente une jeune fille, qui, langoureusement, trace sur ses lèvres d’incandescents traits rouges. Les enchaînements sont brutaux ; « la toute puissance de l’impact visuel »5 crache son venin. Dans ce montage ininterrompu, les repères vacillent irrémédiablement. Luis Buñuel, sans faux-semblants, reconnaît d’ailleurs
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Freddy Buache, Luis Buñuel, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975, p. 15. Louis Aragon, « Max Ernst, peintre des illusions » (1923), dans Aragon, Louis, Les collages, Paris, Hermann, 1965. 3 « La révolution d’abord et toujours ! » (texte signé par André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Benjamin Péret…), La Révolution surréaliste, n° 5, 1925. 4 Raymond Lefèvre, Luis Buñuel, Paris, Edilig, 1984, p. 24. 5 Ibid., p. 23. 2
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clairement avoir concocté « un désespéré, un passionné appel au meurtre »1, afin de crier vigoureusement que sur l’écran se jouent finalement l’inéluctable mise à mort du conformisme bourgeois et, peut-être, la victoire du désir enfin affranchi de vivre totalement. En signant en 1930 L’Age d’or, chef-d’œuvre en « subversion originale » titrait Le Canard Enchaîné lorsque la censure rancunière qui frappait ce film en France fut levée en … 1981, Luis Buñuel « a jeté […] le plus inimitable hurlement en faveur de la liberté, l’unique protestation destructrice-constructive totale »2. L’Age d’or est effectivement un témoignage sans concession, un froid constat visant à dépecer les entrailles de la société opprimante dans ce qu’elles ont d’intolérables et d’insupportables. Les rouages mortifères de cette société aliénante sont systématiquement passés au crible. Tout ce qui ampute la liberté humaine est crûment mis à nu. Contre l’hypocrisie régnante, se dresse fièrement l’Amour fou, tel qu’il fut célébré par André Breton. Narguant l’oppression, deux amants, dans leur solitude, exhibent leur passion amoureuse. Pour les surréalistes, L. Buñuel, avec une arrogance licencieuse, « dévalorise totalement le Devoir pour revaloriser totalement la Révolte et […] intronise en chaque spectateur l’unique royauté de l’amour fou »3. Pour réaliser son programme et déjouer les pièges d’une posture bienpensante, L. Buñuel manie avec brio ses « ciseaux inventifs »4 et utilise divers procédés montagistes visant « au but avec la précision d’un fusil »5. Le reportage documentaire (une étude sur la vie et les mœurs des scorpions introduit le film ; plus loin, des vues aériennes des rues et des quartiers de Rome, plongée dans une dominicale tranquillité, font l’objet d’un arrêt à la rigueur objective) est « rapporté dans l’architecture du film comme un ticket de tram, une coupure de journal […] dans une composition de papiers collés »6. Des images d’archives s’insèrent aussi tout au long du déroulement de cette narration décalée. Lorsque Modot entre en conversation téléphonique avec le Ministre7, des images de guerre et d’émeute (sur lesquelles se superposent les voix off des deux interlocuteurs) occupent l’écran. Alors que les propos des protagonistes démontrent cyniquement le peu de sentiment qu’ils éprouvent 1 Luis Buñuel, « Avertissement » (présentation du scénario de Un chien andalou), Paris, La Révolution surréaliste, n° 12, 1929, p. 34. 2 Freddy Buache, Luis Buñuel, op. cit., p. 9. 3 Texte cité dans L’Avant-Scène Cinéma, n° 27-28, Paris, juin-juillet 1963. Ce manifeste surréaliste, signé par treize membres du groupe, indique en quel sens L’Age d’or répond aux exigences surréalistes et souligne que la haine suscitée par Buñuel est à la hauteur de celle qu’il éprouve contre les assassins de l’amour et les détenteurs d’un pouvoir déshumanisant. 4 Béla Balazs, L’Esprit du cinéma, trad. J.-M. Chavy, Paris, Payot, 1977, p. 158. 5 Ibid., p. 160. 6 Freddy Buache, Luis Buñuel, op. cit., p. 17. 7 « L’Age d’or, plans 302-633 », L’Avant-Scène Cinéma, n° 315-316, novembre 1983, p. 24.
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face à la mort d’innocents, c’est une marée humaine, vue d’avion, qui déferle. La visibilité de la dureté de la vie vraie rend avec rudesse dérisoire et odieux les préoccupations exprimées par les deux personnages. Le cinéaste insère également, rythmant cette frénétique succession d’images, de nombreux titres et cartons, qui complètent ou détournent le sens superficiellement accessible des images projetées et qui rendent inenvisageable une lecture linéaire et simpliste du film. Cette distanciation, qui « place l’univers et la société sous le regard impassible d’un expérimentateur apparemment étranger à l’expérience »1, augmente le champ de vision du spectateur et lui permet de saisir, au regard de sa propre expérience de vie, les enjeux des situations évoquées. N’attachant guère d’importance aux plans isolés, L. Buñuel considérait l’usage du contraste comme modalité d’accentuation de l’effet de rupture (et de surprise). Le contraste est indispensable pour que s’articule au sein de l’œuvre un double mouvement, de déconstruction et de reconstruction, et pour que le spectateur, sans être égaré, s’approprie l’incisive puissance augmentée de son champ de vision (rappelons que pour Ernst Fischer, le contraste artistique, tout en appartenant au domaine du rêve, nous permet de nous situer hors du champ limité du monde réel et d’accéder à son possible élargissement ; « ce que l’accoutumance a déréalisé, l’inaccoutumé le fera sauter… », notait-il2). Au plan 3303, deux images se juxtaposent ; pour un instant, désir et érotisme se confondent et s’exposent dans un très sensuel et suggestif jeu de mains : celles de Lya jouant avec une bague et celles d’un domestique astiquant un carafon. Ces images, pour le moins, banales si elles étaient montrées dans un autre contexte, sont par la magie du montage diaboliquement éloquentes. Ailleurs, plans 311 et 3184, c’est le mélange détonant d’images appartenant à des univers différents qui sert l’insolite agressif et provocateur que met en scène L. Buñuel : contre la religion et sa main mise sur les consciences, le cinéaste place côte à côte un ostensoir et le plaisir concret donné par des jambes et des dessous féminins ; contre l’indifférence de la bourgeoisie envers le monde du travail, il introduit, dans le salon où se déroule une cérémonie, un chariot rempli d’ouvriers. Evoquons encore les plans5 (une des scènes les plus troublantes de l’histoire du cinéma) où l’inertie d’une sculpture s’immisce dans l’acte d’amour unissant Modot et Lya, jusqu’à devenir un partenaire actif du couple tout en se maintenant dans une position voyeuriste. Lorsque Lya et Modot veulent s’embrasser, le pied de la statue perturbe ce dernier. Puis, appelé par le Ministre 1
Freddy Buache, Luis Buñuel, op. cit. Ernst Fischer, « A la recherché de la réalité », dans Ernst Fischer, Le Marxisme et l’art, trad. J.L. Lebrave, Paris, Spartacus, n° 21, 1970. 3 « L’âge d’or, plans 302-633 », op. cit., p. 12. 4 Ibid., p. 11-12. 5 Ibid., p. 19-23. 2
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de l’Intérieur, Modot quitte Lya, qui se précipite vers la statue. Accompagnée par la musique entraînante d’un orchestre, Lya suce le gros orteil, peut-être devenu sein, de la statue. L’intensité du désir n’est plus ici retenue ; le visage de la statue témoigne froidement d’une frustration combattue avec frénésie par la beauté d’une femme en proie aux délices de l’amour charnel. Signalons enfin cet autre moment fort, lorsque Lya, dans le parc, sous le regard désespéré de Modot1, enlace le chef d’orchestre. Se précipitant dans la chambre de celle-ci, Modot crève un oreiller puis, les mains recouvertes de plumes, laisse vagabonder sa fureur en la jetant par la fenêtre. Une charrue, un sapin de Noël en flammes, un archevêque, une épée et une girafe traversent alors l’écran. Dans un paysage de neige, sortent d’un château où s’achève une orgie, divers individus (parmi lesquels Jésus-Christ). Une fillette, un sein ensanglanté, s’écroule… Mais, alors que le combat opposant Eros et Thanatos – tel un endiablé paso-doble – demeure incertain, jamais la puissance du désir et de l’Amour fou n’abdiquent. Incontestablement, Luis Buñuel fut le maître d’œuvre d’une « entreprise d’exaltation de l’amour total »2. Pour André Breton, son chant, libre et audacieux, a été celui « d’un véritable âge d’or en rupture complète avec l’âge de boue que traverse l’Europe et d’une richesse inépuisable en possibilités futures »3. Les films de L. Buñuel, démontrent, de façon assourdissante, que, comme le soutenait Herbert Marcuse, l’art peut représenter « le but ultime de toutes les révolutions : la liberté et le bonheur des individus »4. *** En 1929, Walter Benjamin publie un court essai sur le Surréalisme, au sein duquel le mouvement est identifié en tant que « dernier instantané de l’intelligence européenne »5. Pour W. Benjamin6, le projet surréaliste ne visait 1
Ibid. p. 29-30. André Breton, L’amour fou (1937), Paris, Gallimard, 1976, p. 113. 3 Ibid., p. 114. 4 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, trad. D. Costes, Paris, Seuil, 1979, p. 79-80. 5 Walter Benjamin, « Le Surréalisme », trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, dans W. Benjamin, Œuvres II, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 113-134. 6 Sur l’approche benjaminienne du Surréalisme, le lecteur peut se reporter à notre étude, « Walter Benjamin et le Surréalisme » (dans Présence(s) de Walter Benjamin, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Bordeaux, Publications du Service culturel de l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, 1994, p. 83-96) ainsi qu’aux propos développés par Michaël Löwy dans (parmi d’autres) deux textes : « Walter Benjamin et le Surréalisme. Histoire d’un enchantement révolutionnaire » (dans Walter Benjamin, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Europe, n° 804, 1996, p. 79-90) et « Charge explosive. Le surréalisme comme mouvement romantique révolutionnaire » (dans Le romantisme révolutionnaire, sous la dir. de Michaël Löwy et de Max Blechman, Europe, n° 900, 2004, p. 192-202). 2
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pas seulement la rénovation de l’expression artistique et littéraire. La dynamique critique du mouvement surréaliste, l’« illumination profane » qui embrase sa poétique, d’Une vague de rêves (L. Aragon) à Nadja (A. Breton) par exemple, la « dialectique de l’ivresse » sur laquelle repose la quête utopique à laquelle jamais ne renonceront ces « déchiffreurs de signes » forgent un passage, dans lequel, sous la pression d’une « idée radicale de la liberté », devient possible la réconciliation du rêve et de l’action révolutionnaire. Proche des thèses développées par Pierre Naville sur le « développement dialectique du Surréalisme »1, W. Benjamin considère que ce mouvement, en faisant entrer en collision l’énigmatique et le quotidien, ne peut qu’injecter au cœur de la réalité vécue et appauvrie l’« espace d’images » qu’il fouille, et, ainsi, la faire vaciller en la confrontant à ce qui pourrait être. « Gagner à la révolution les forces de l’ivresse, écrivait-il, c’est à quoi tend le surréalisme dans tous ses livres et dans toutes ses entreprises »2. En regardant aujourd’hui les films de ce flamboyant et corrosif surréaliste que fut Luis Buñuel, la clairvoyance de l’approche benjaminienne n’est guère contestable. En recevant de plein fouet ces images volcaniques, nous pensons également que l’état d’esprit surréaliste n’est pas historiquement daté et que les aspirations intransigeantes qui le soutinrent ne peuvent être reléguées à l’arrièreplan de notre contemporanéité. Alors que « les routes consacrées, les vieux chemins, les sentiers battus sont aux mains de l’ennemi », constate Michaël Löwy, l’activisme intempestif du Surréalisme, son grand refus authentiquement radical, du moins pour qui s’insurge « contre la rationalité bornée, l’esprit marchand, la logique mesquine, le réalisme plat de notre société capitaliste / industrielle », restent d’actualité. N’est-il pas, en effet, urgent et décisif, de minutieusement décrypter les catastrophes qui nous menacent (tout en cessant de les croire inévitables) et d’inventer hasardeusement (sans se référer à des modèles pré-établis et en acceptant l’idée d’un échec éventuel), les bases d’une émancipation véritable ? Autrement dit, sans négliger un questionnement relatif aux conditions objectives du dépassement de ce qui semble être un horizon indépassable et sans dédaigner l’indispensable mesure des failles qui traversent le mouvement du réel établi, n’est-il pas pressant, tout en se souvenant avec W. Benjamin que l’action révolutionnaire relève d’un pari3, d’« organiser le pessimisme », en maintenant en alerte notre capacité à imaginer des rivages jusqu’alors inconnus et de flâner au sein de fantasmagoriques passages nous menant vers un aventureux ailleurs ?
1 Pierre Naville, « La révolution et les intellectuels » (1926), dans P. Naville, La révolution et les intellectuels, Paris, Gallimard, 1975, p. 66. 2 Ibid., p. 130. 3 Cf. l’ouvrage de Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique (Paris, Fayard, 1997).
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Notes sur le mélange des arts et les arts du mélange1
Correspondance Lorsqu’Etienne Souriau publie, en 1947, son ouvrage sur La correspondance des arts, son objectif n’est pas de remettre en question la division des arts. Il insistait, au contraire, sur leurs spécificités. Cependant, il considérait envisageable de remarquer et d’interroger d’éventuelles correspondances, précisément « à travers leurs différences mêmes ». En étudiant cette possibilité, il mettait néanmoins en garde2 contre quelques facilités ou « assimilations […] superficielles et affectives ». Il s’agissait bien, pour lui, de se situer non du côté des apparences et des faux-semblants, mais d’isoler de réelles « similitudes structurales ». Nulle transposition arbitraire ne lui paraissait en ce sens productive. De son côté, dans une étude réalisée en 1978 pour l’Unesco3, Mikel Dufrenne, sans méconnaître le caractère aléatoire / mouvant des frontières entre les arts, notamment au regard des recherches artistiques et littéraires du XXe siècle, sans éluder les difficultés qu’il y a, en conséquence, à situer certaines productions dans le cadre du système usuel / traditionnel de classification des arts (prenant en considération les « déterminations du matériau ou de la praxis » sur lesquelles ils fondent leur identité), ne récusait pas la validité de la différenciation des arts, reposant sur les particularités propres de chaque art. Ces propositions, qui s’adressaient essentiellement aux théoriciens et aux critiques, mériteraient d’être reçues / réfléchies par les praticiens. N’est-il pas, par exemple, indispensable de signifier que le seul volontarisme, fut-il transgressif, ne suffit pas pour justifier le mixage conventionnel et despotique des genres. N’est-il pas également obligatoire de poser les questions des conditions et des modalités dans lesquelles se déploie cette rencontre et des intentions qui les soutiennent et les instituent ? Autrement dit, c’est bien au cœur de la démarche créatrice et au plus profond de l’œuvre 1
Ce texte a été publié dans Hybridation, métissage, mélange des arts, sous la dir. de Dominique Berthet, Fort-de-France, Recherches en esthétique, n° 5, 1999. 2 Comme il le rappellera dans l’article « Correspondance » du Vocabulaire d’Esthétique, achevé après sa mort sous la direction d’Anne Souriau et paru aux Presses Universitaires de France en 1990. 3 Mikel Dufrenne, « L’esthétique et les sciences de l’art », dans Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, Paris / La Haye / New York, Mouton Editeur / Unesco, 1978.
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(dans sa structure interne) que doivent s’affirmer la nécessité et la pertinence de ces dialogues / échanges entre les arts. A défaut de telles précisions et d’une telle rigueur, les critiques de Marc Le Bot1 contre une « logique de la combinaison de tout avec tout » et de Jean Molino2 dénonçant le « mélange de tous les genres, de tous les niveaux, de tous les matériaux, de tous les gestes » deviendraient difficiles à réfuter. Il est ainsi indispensable d’examiner attentivement certains mots aujourd’hui en usage dans les discours esthétiques pour mieux cerner les enjeux du débat et apprécier le sens (négatif ou positif) des transversalités en acte qui nous sont proposées (réalités à ne pas confondre avec les œuvres issues des diverses et antagoniques définitions – fusion, synthèse… – données, depuis les Romantiques et Wagner, à l’art total).
Appropriation Rappelons, tout d’abord, que l’artiste, en tant qu’individu, n’intervient pas, et que sa démarche créatrice ne se développe pas, au sein d’un espace-temps vierge ; que l’œuvre qu’il réalise n’apparaît pas (n’est pas réceptionnée) au sein d’une réalité blanche. L’artiste et son œuvre sont donc dans le monde. Ils appartiennent à ce monde (historique, social, culturel…). En conséquence, non mécaniquement mais dialectiquement, ils agissent certes sur lui mais sont également agis par lui. Aussi, tout travail artistique ou littéraire, toute production sont-ils imprégnés par cet environnement (passé, présent et futur si l’on intègre ici les imaginaires et les utopies qui hantent, en la rêvant et en la dépassant, la contemporanéité de l’ici et du maintenant). Ainsi, portent-ils en eux, plus ou moins visibles / repérables, les marques (reconnues / acceptées / refusées) de ces effets liés à cette imprégnation-contamination inévitable, tant au niveau interne (dans le champ limité par l’histoire de son art) qu’au niveau externe (au regard de l’histoire des autres arts, dans les frottements à intensité variable avec la vie globale elle-même…). Ils sont soumis à ce jeu complexe d’influences multiples ; ils n’ont pas la possibilité d’y échapper, du moins totalement. Néanmoins, face à ce legs imposé, ils peuvent réagir / résister, c’est à dire opposer / imposer (ne serait-ce pas tout simplement la définition de la création ?) des aspirations innovantes / inédites. Jean Cassou écrivait en ce sens3 que « la part négatrice de tout art est […] une exigence de sa positivité ». Attardons-nous dès lors sur le concept d’appropriation active / volontaire et sur les partis pris divergents qui lui donnent consistance et sens. Selon Dominique Berthet4, ce concept peut être approché « du côté du vol, de l’usurpation, de l’escroquerie, de la falsification », ou « du côté de la distanciation, du 1
Marc Le Bot, Une blessure au pied d’Œdipe, Paris, Plon, 1989, p. 162. Jean Molino, « L’art aujourd’hui », Esprit, juillet-août 1991, p. 72-108. 3 Jean Cassou, dans Art et contestation, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 17. 4 Dominique Berthet, « Introduction », dans Art et appropriation, sous la dir. de D. Berthet, Matoury, Ibis Rouge, 1998. 2
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prélèvement, du réinvestissement personnel, de l’emprunt ». Laissons le premier ensemble de mots (encore faut-il préciser que ce n’est pas leur connotation péjorative du point de vue de la morale qui nous en détourne, mais surtout la pauvreté supposée des résultats auxquels ces manipulations nous semblent aboutir ; ce qui n’est pas le cas lorsque Bertolt Brecht admet l’acte de piller quant il s’agit de parvenir à un but préalablement et distinctement cerné) et intéressons-nous au second. Est demandé au praticien de faire preuve d’authentiques qualités, notamment d’être disponible et d’assumer jusqu’au bout sa liberté et sa responsabilité. Autrement dit, l’artiste doit être ouvert et attentif à ce qui s’offre à lui et le sollicite (au hasard d’une découverte, dans le cadre d’une attente-recherche opiniâtre…) ; il doit écouter ce que ces éléments lui disent / lui transmettent ; il doit être en mesure de répondre aux défis qu’ils lui proposent de relever (ce qui suppose de ne pas se laisser aller à l’angélisme, à la religiosité, au formalisme… mais de mobiliser et de mettre en action ses capacités critiques). Une réelle appropriation dépend de ces attitudes. Il est ensuite dans l’obligation d’effectuer des choix pertinents (dans un premier temps, rejeter les fragments inutiles et conserver ceux qu’il considère, sous réserve d’inventaire, utilisables c’est-à-dire nécessaires), principalement dans la manière de traiter les morceaux récoltés (de les déplacer, peut-être de les modifier / adapter, de les reformuler, de les transfigurer…), de construire et de tester la fiabilité des combinaisons en puissance. Là, réside le succès ou l’échec de son pari, puisqu’il expérimentera les possibles qui se découvrent et les impossibles qui s’affirment. Mais, plus encore, ce processus ne prendra forme / force qu’à partir du moment où son propre projet sera (ou non) atteint au travers de cette énergie dynamique ou atone. Evidemment, les modalités d’une telle appropriation ne peuvent être a priori définies ; elles sont plurielles, déterminées par ou rattachées à des intentions contradictoires, renvoyant elles-mêmes à des positionnements conflictuels tout à la fois philosophiques, politiques voire éthiques, esthétiques qui sont à appréhender à l’aide de critères identifiables et discutables. Juger la justesse (la réussite) productive de telle ou telle forme d’appropriation exige donc d’évaluer l’adéquation (qui ne sera jamais absolue) entre le projet sur lequel elle reposait et ce qu’elle a réalisé concrètement. Notons que si le but recherché de l’appropriation est la rencontre-partage (dans l’égalité de l’échange), l’efficacité du choc qu’elle produit, l’avènement – surgissement d’une œuvre originale et des promesses ainsi renouvelées qu’elle met à disposition de son public au moment de l’expérience esthétique…, ces principes et règles (sans doute contraignants mais non arbitraires) sont incontournables.
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Collage Les pratiques collagistes et montagistes, au XXe siècle, ne sont pas réductibles à de simples procédés ou artifices techniques1. Les recherches de Kurt Schwitters et de Max Ernst, de John Heartfield et de Laszlo Moholy-Nagy, de Vsevolod Meyerhold et d’Erwin Piscator, de Sergueï M. Eisenstein et de Luis Buñuel, de James Joyce et de John Dos Passos… (et de leurs successeurs, Robert Rauschenberg, Roman Cieslewicz, Peter Weiss, Jean-Luc Godard, Pierre Guyotat, John Cage…), pour ne citer que quelques noms, construisent les bases d’une esthétique de la non-cohérence. Dans l’utilisation de fragments hétérogènes, prélevés / récoltés au sein de territoires étrangers les uns aux autres – qui, dans un même mouvement, conservent leur identité originelle et s’altèrent au contact rugueux des autres –, les œuvres de collage et de montage fomentent une succession de ruptures, d’explosions, de chocs, de discontinuités laissant advenir de nouvelles images, de nouvelles visions du monde. Dans un bricolage sans règles, elles nous précipitent dans un processus de modification fantasque ; dans la pratique d’un jeu décentré, elles nous introduisent au sein d’un « champ d’expérience détaché de toute fonction ou de toute finalité » soumises au règne de la Raison instrumentale selon la constatation de Jean Duvignaud2. Autrement dit, dans le plaisir déconstructeur / reconstructeur de « ne jamais entièrement supprimer l’altérité des éléments réunis dans une composition momentanée »3, les œuvres collagistes nous incitent à jouer / à jouir de l’invention de l’illégitime et de l’interdit. Les collages, « détail de première grandeur » pour le poète Louis Aragon, s’installent comme une « réalité nouvelle et supplémentaire, qui va à son tour faire partie du milieu » affirme Olivier Revault d’Allonnes4. Les œuvres de collage et de montage, en ce sens, ne sont pas des natures mortes, mais des représentations s’élevant sur la médiation, favorisant la transgression de la réalité existante, proposant des formes possédant un « contenu multiforme », engendrant une « présence-absence » non déterminée par le principe de l’homogénéité5. La perspective de l’altérité signifie la réfutation du toujours identique et le choix du dissemblable. Le recours au fragmentaire favorise, en tension, la mise à nu des « particules d’un autre langage »6, les 1
Cf. nos articles : « Des pratiques collagistes, ou de la nécessité d’éprouver le pêle-mêle des possibles » (dans Montages / Collages, sous la dir. de Bertrand Rougé, Pau, Presses Universitaires, 1993, p. 105-113) et « Du fragment au sein du processus collagiste » (dans Logiques de la fragmentation, sous la dir. de Jean-Pierre Mourey, Saint-Etienne, CIEREC / Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1996, p. 159-174). 2 Jean Duvignaud, Le jeu du jeu, Paris, Balland, 1980, p. 24. 3 Groupe Mu, « Douze bribes pour décoller en 40000 signes », dans « Collages », Revue d’Esthétique, n° 3-4, 1978, p. 34-35. 4 Olivier Revault d’Allonnes, La création artistique et les promesses de la liberté, Paris, Klincksieck, 1973, p. 29. 5 Cf. les remarques d’Henri Lefebvre dans La Présence et l’Absence (Paris, Casterman, 1980). 6 Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste. Paris, Payot, 1978, p. 210.
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éventuelles mutations singulières de formes soutenues par une « pulsion de déplacement des marques »1, proche du concept de la « similitude désidentifiante » pensé par Michel Foucault. Elargissant « les limites du sens – de ce qui est dicible et représentable – et du même coup les limites du monde et celles du sujet »2, ces œuvres, qui conservent les traces des déchirures premières et faisant « œuvre de désorganisation »3, ne délivrent pas « une intention de signification de l’artiste mais s’ouvre(nt) à toutes les interprétations possibles chez le spectateur »4. Dans les marges que fouillent de telles œuvres, peuvent être explorés des passages secrets menant à un monde autre / différent (le fictionnel n’est plus coupé du réel, mais s’insurge au cœur de lui). Contre l’unicité, le collagisme préfère donc les discordances. Se détournant des modèles de construction disponibles, dans la déviance, les œuvres de collage et de montage sont à l’origine d’accouplements et de heurts dépaysants, brutalisant notre perception normative / dogmatique de la réalité. L’expérience esthétique prend alors sens dans l’écart et le décalage incessant. Elle nous précipite dans le tourbillon d’une métamorphose désaliénante.
Recyclage En décrétant, à la fin des années 1970, l’achèvement de la modernité et l’avènement des temps de finitude, la pensée post-moderne énonçait avec allégresse les conditions d’un nomadisme en dérive constante parmi les ruines du passé et l’enfouissement dans un présent sans cesse ré-instauré en tant que tel, ultime et indépassable horizon. Il s’agissait, en liquidant l’idée même de projet, de s’accommoder des restes, signifiants ou non, puisés ici et là, de dévoiler, dans la répétition (tout étant déjà advenu), le vide et l’éphémère de l’instant, sans jamais questionner / interpréter ces vestiges prélevés au sein d’une Histoire arrêtée et rejouée, sans se projeter (au-delà du déjà vu) du côté d’éventuelles issues, novatrices / transformatrices. Un parcours était ainsi tracé, celui qui mène du retrait au renoncement, donc au désengagement. Surfant dès lors sur les flots de l’indifférenciation généralisée, érigeant une posture maniériste et frivole comme modèle, il devenait possible, en l’absence de toute expérimentation du radicalement différend, de re-visiter des « territoires sans aucun barrage, avec des connections ouvertes dans toutes les directions », comme le soulignait Achille Bonito-Oliva, dans un texte publié en 1982 et intitulé « Trans-avant-garde »5. Celui-ci précisait par ailleurs que la pratique du 1 Christian Ruby, Le champ de bataille postmoderne / néomoderne, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 12-13. 2 Albrecht Wellmer, « Dialectique de la modernité et de la postmodernité », Les Cahiers de la Philosophie, 1988, p. 117. 3 Selon l’expression de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy. 4 François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997, p. 106. 5 Achille Bonito-Oliva, « Trans-avant-garde », trad. Y. Moulier, Babylone, n° 1, 1983, p. 55-66.
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« concassage » du passé – « ruminer le passé mais sans hiérarchie » – permettait d’amalgamer « différents niveaux de culture », « de reprendre des références inconciliables entre elles et d’entremêler divers climats culturels ». Dans l’insouciance et la légèreté de ces jeux de déconstruction (sans enjeux puisque peu importait les reconstructions esquissées), dans un hédonisme détaché, la post-modernité nous invitait à céder au vertige du presque rien, à nous délecter de l’inessentiel. Le ressassement, le déplacement frénétique et ininterrompu, le glissement, le démantèlement, l’éparpillement, la surcharge (d’où la captation abusive de la référence Baroque), le clinquant… devenaient les signes entassés / grandiloquents d’un mécanisme de dépossession et de dissolution absolu. Par des recours formalistes (à la parodie, à la citation, à la simulation, à l’ornementation…), par une fascination inconsidérée pour le kitsch, l’art de la post-modernité s’articulait sur les principes du relativisme et de l’équivalence, de la transparence et de l’évidence, légitimant une récupération sans règles, réinvestissant sans critères des éclats hétéroclites neutralisés au sein de réalités désœuvrées, floues / fluctuantes. Le principe du recyclage (des techniques et des formes, des matériaux et des gestes…), brassage / brouillage sans limites, juxtaposition / superposition jouissives, régnait et valorisait le surgissement d’œuvres colorées et attrayantes, mais éclectiques et impuissantes. Ce, en correspondance avec un principe d’atomisation du sens au service de la reproduction emphatique d’une immédiateté mensongère.
Mélange Incontestablement, dans l’histoire des arts et de la littérature, nous pouvons observer des pratiques souterraines ou exhibées du mélange (qui ne s’apparentent pas à de simples frôlements / attouchements ou croisements). Le Baroque représente sans doute un exemple significatif d’une esthétique de l’excès et du débordement, de la métamorphose incessante, de l’altérité comme l’affirme brillamment Christine Buci-Glucksmann1. Les discours théoriques dominants, quant à eux, délimitaient le champ de l’esthétisable, privilégiaient le cloisonnement et la hiérarchisation des arts, définissaient les valeurs d’homogénéité et de pureté de la belle œuvre d’art. Avec l’irruption de la modernité, en écho avec les ruptures désacralisatrices qu’elle impose et en affinité avec ses projets émancipateurs, de nombreuses formes mélangées manifestent leur présence agissante et perturbatrice sur les scènes artistique et littéraire2. Brisant les conventions et les normes admises, l’art de la modernité, par les variations composites qu’il produit, invente des œuvres inclassables, hors limites, aux identités ambivalentes. Loin de n’être qu’un procédé ou qu’un 1 Dans La Raison baroque et dans La folie du voir, essais publiés aux éditions Galilée en 1984 et en 1986. 2 Ce que démontrent les études elles-mêmes hétéroclites que nous avons rassemblées au sein de la première livraison de la revue skênê, en 1996, sous le titre Mélange des arts au XXe siècle.
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moyen, le détour par le mélange (comme le recours au fragmentaire, à l’hétérogène…) relève d’une action intentionnelle, d’une pensée visant à constituer de nouvelles réalités. Nous pouvons repérer, non exhaustivement, certaines pratiques de l’art du mélange : mélange entre des arts jusqu’alors strictement circonscrits (au regard de leur histoire, de leur corpus technique…), mélange entre ces arts et des expressions (petites formes) trop souvent délaissées / méprisées / reléguées du côté des arts populaires ou des arts sauvages, mélange entre des arts ou expressions issus de contextes (géographiques, historiques, culturels…) différents… Les œuvres ainsi créées / fabriquées (puisque le faire qu’elles impliquent s’apparente à l’art du bricolage) sont hybrides, donc forcément monstrueuses pour qui se réfère à des modèles idéalisés / figés. Leur impureté trouble, dérange. Ces « multiplicités » (au sens deleuzien du terme) dissemblables et inattendues, énigmatiques, récusent l’enracinement et la fossilisation de l’établi et choisissent d’emprunter, dans une indétermination déréalisatrice, les chemins de l’errance transformatrice. Le mélange est explosif et dépaysant (non exotique !). Il lézarde les édifices institués, en introduisant en leur sein des failles où se nouent l’habituel et le surprenant, le normal et l’insolite… En ce sens, comme le proclame le chorégraphe Georges Appaix, il est « partage », dans le chavirement et le dérèglement. Le pêle-mêle, le fatras…, lorsqu’ils détonnent, déjouent le règne de la normalisation / uniformisation. Ils appellent d’autres visions, d’autres expériences inaugurales. La circulation des individus d’un territoire à l’autre et les rencontres-collaborations qui en résultent, le principe de décloisonnement généralisé exploré provoquent l’apparition de propositions insituables, nées d’un simple frottement ou d’une intégration active, mettant en péril l’idée d’arts isolés, structurés sur des fondations spécifiques et repérables. François Laruelle1 observe avec pertinence, en analysant la scène chorégraphique contemporaine, champ privilégié pour l’évaluation de diverses figures du mélange (de Pina Bausch à Maguy Marin, de Philippe Découflé à Josef Nadj, d’Anne Teresa de Keersmaeker à Catherine Diverrès…2), que ces spectacles démontrent que la « différence des arts ne fait plus système », qu’elle « ne peut plus reposer maintenant que sur des différences secondaires ». Selon l’anthropologue François Laplantine et le linguiste Alexis Nouss3, le métissage rythme le mouvement historique des sociétés humaines. Il est donc, pour eux, légitime, en débordant les frontières des domaines (biologie, anthropologie, linguistique…) au sein desquels la notion est plus ou moins acceptée, d’envisager l’originalité 1
Cf. son article publié dans Danse et pensée (ouvrage collectif dirigé par Ciro Bruni, GERMS, 1994). 2 Rappelons que le chorégraphe américain Alwin Nikolaïs considérait que le corps dansant devait engendrer des figures secrètes en mouvement au sein d’un « panorama magique d’objets, de sons et de couleurs ». 3 François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997.
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et la richesse des œuvres métissées1, qui s’exposent « entre la fusion et le morcellement », la particularité d’un art métis qui n’a rien « de la certitude du sens ni du désespoir et du non sens ». Il est bien entendu urgent d’approfondir ces précisions ici succinctement ébauchées. En effet, certaines réalisations issues des usines à rêve des sociétés industrielles avancées, reposant sur l’addition parfaitement dosée d’ingrédients consensuels (donc diffusables mondialement), montrent que la pratique du mélange peut être artificielle / falsificatrice / trompeuse (à l’image des produits culturels à consommer que dénonçaient les théoriciens de l’Ecole de Francfort) dès lors qu’elle est assujettie aux exigences conjuguées du marché et de la mode…
Notons enfin que certains mots ici brièvement interrogés, tout comme les modalités de leur utilisation au sein des discussions concernant le devenir de l’art et de la culture et leurs transpositions-applications concrètes dans le domaine de la création artistique et littéraire contemporaine, exposent des enjeux essentiels à cerner clairement et à analyser rigoureusement, d’un point de vue esthétique certes, mais également d’un point de vue philosophico-politique. En effet, ces mots, les discours et les pratiques qu’ils soutiennent et légitiment, interviennent et agissent dans le contexte particulier de notre fin de siècle. Celle-ci, caractérisée par l’effacement des méta-récits, par la suspicion portée vis à vis des utopies qu’ils mettaient en scène, par la perte des certitudes, des repères et des valeurs autour desquels le mouvement de l’Histoire du XXe siècle se cristallisait pour le meilleur et pour le pire, est gravement marquée par l’accentuation de crises (politiques, sociales, morales…), qui provoquent des vides difficiles à combler et de tragiques fractures, laissant apparaître et se développer, en guise de réponses, de multiples stratégies de repli et d’importantes manifestations régressives. Ainsi, n’est-il pas surprenant que des acteurs politiques proposant un programme de sauvegarde démagogique basé sur la peur et le rejet de bouc-émissaires s’en emparent et les diabolisent, lorsqu’ils accusent le métissage de tous les maux et privilégient un art nationalement enraciné). Plus largement, ces mots (méprisés ou revendiqués) traversent et résonnent au sein d’un ensemble complexe de débats fondamentaux et passionnés : sur les conséquences positives / négatives d’un processus de globalisation absolue (ne parle-t-on pas désormais de World 1 Ibid., p. 68. Mentionnons ici la remarque que Michel Bernard développe dans son texte intitulé « Des utopies à l’utopique » (dans Danse et utopie, L’Harmattan, 1999, p. 22-23) explicitant sa préférence pour le mot « créolisation » utilisé par le poète Edouard Glissant dans son ouvrage Traité du Tout Monde (Gallimard, 1997) : « Au terme galvaudé de “métissage” qui […] implique toujours une sorte de mélange de noyaux préformés et relativement clos subsistant comme des séquelles fatales, il préfère […] ce mot “créolisation” qui évoque, au contraire, une réalité existentielle beaucoup plus souple, plus libre, plus prospective et dynamique ».
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Music, mais encore de World Food) soumis aux impératifs des lois du libéralisme triomphant (d’où la question de l’exception culturelle – française ? – soulevée par les cinéastes), de confrontations animées entre les partisans d’un modèle universaliste et ceux d’une quête différentialiste, de conflits opposant les tenants de l’identité républicaine (« nationale-républicaine » ose avec courage Régis Debray) et les chantres du communautarisme (évoquant la définition et les règles en vigueur du multiculturalisme américain) voire du tribalisme…
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Art, érotisme et contestation de l’ordre établi
La poupée : un objet / sujet si troublant1 D$ '$ %+!% */% -+2+'$ *&+*8$ E/9:!$3 Sharon Stone 456 !) /;/!( ,!% (&+% %$% ,/''$-+!'% $' .>($3 F&+($ %$% .!))$% 7$ #/9(&'1 7$ *)/%(!-+$1 7$ #!9$1 7$ *&)C$%($91 -+$ %/!%G H$ I1 8(/!$'( ;>(+$% */9 %$% %&!'% 7$% *)+% .!'$% )!'0$9!$%3 *8#!/)$,$'( !%&)8$1 7/'% )2/99!J9$G:&+(!-+$1 +'$ *&+*8$ /+K .&9,$% *)$!'$% 8(/!( */98$ 7$ -+$)-+$% ./'.9$)+#=$%5 Jean-François Vilar
Jouer / jouir Notre société accorde volontiers aux enfants (plus particulièrement, encore aujourd’hui, aux petites filles) le droit de jouer à la poupée. Notons cependant que l’objet-jouet poupée est sensé être dépourvu d’une quelconque ambiguïté sexuelle, au risque de déclencher méfiance et suspicion de la part des adultes. Ainsi, par exemple, lors de sa création, en 1959, la célèbre poupée Barbie, parce que sexuée, provoqua l’expression d’évidentes réticences au sein des milieux puritains américains2.
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Ce texte a été publié dans Nude or naked ? Erotiques ou pornographies de l’art, textes réunis par Bernard Lafargue, Figures de l’art, n° 4, Mont-de-Marsan, Eurédit, 1999. 2 Il y a quelques années, lorsque l’activisme féministe s’affirma sur la scène contestataire, les actrices de ce mouvement dénonçaient cet objet comme symbole d’une image dégradée de la femme divulguée par la société de consommation. Elles lui reprochaient son corps parfait (très éloigné des modèles corporels de la quotidienneté), son pouvoir superficiel de suggestion érotique exacerbé… Aujourd’hui, on peut imaginer que certains tenants du politiquement correct – en ces temps de grisaille réaliste (économique, culturelle, sexuelle) où les sociétés post-industrielles désorientées se réfugient dans les plis aseptisés d’un moralisme ennuyeux – puissent s’insurger à nouveau contre cette figure du luxe et de la séduction, de la frivolité et de la jouissance physique. Notons encore cette anecdote significative. Dans un article intitulé « Quand Barbie et Kent s’envoient en l’air », l’hebdomadaire Marianne (n° 48, mars 1998) rapporte que deux revues étrangères utilisèrent les deux figurines pour illustrer un article consacré à « la variété et l’ingéniosité de certaines positions érotiques ». Cette note précise par ailleurs que la firme productrice des personnages a porté plainte. Marianne cite alors le principal argument de la société : « […] nous nous sommes toujours efforcés d’empêcher qu’elle soit associée avec quoi que ce soit d’obscène ».
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Par ailleurs, pratiqué au-delà d’un certain âge (au-delà donc des limites convenues / convenables de l’enfance), il apparaît que le fait de jouer à la poupée soit considéré d’un point de vue pathologique, au regard notamment de la dimension honteuse, malsaine, c’est-à-dire sulfureuse, qui lui est accordé1. Autrement dit, l’érotisme, pire encore la pornographie, qualifieraient ces divertissements, ces jeux de mots et de corps pervers auxquels l’adulte, sans morale, se laisserait aller de façon condamnable. Sans doute, est-ce l’idée même de jouer qui est mise en accusation au travers de ces réserves déclinées par une telle vision négative / tendancieuse. Mikel Dufrenne s’insurgeait, avec rigueur et pertinence, contre l’« esprit de sérieux » d’une société qui ne cesse de dénigrer le jeu véritable (non organisé / contrôlé / instrumentalisé) – et, en conséquence, répudie la puissance fabulatrice que libère la violence positive de l’acte de jouer. Avec une ironie mordante, il s’opposait alors à ceux pour qui « jouer à la poupée » relève d’une « futilité » coupable, surtout, précisait-il avec malice, « quand on pense aux tâches réelles de la maternité »2. Mais, simultanément, c’est peut-être également la nature implicitement évoquée de la jouissance éprouvée qui nourrit ce ressentiment. En effet, l’activité ludique ne favorise-t-elle pas notre disponibilité aux sollicitations de notre « imagination errante », aux aventures propres à la « flânerie vagabonde », aux expériences de l’écart que génèrent aussi l’art et la « fête »3 ? En ce sens, le plaisir du jeu est de l’ordre du dépaysement et de la déviance. Non seulement, « jouer c’est aussi jouir »4, mais jouir en jouant laisserait s’échapper les bribes de désirs enfouis, les aspirations utopiquement concrètes à la « liberté » et au « bonheur », qui s’exhiberaient précisément, en nous souvenant des thèses développées par Herbert Marcuse, au sein de la sphère « esthético-érotique »5. A la suite de ces brèves observations, il n’est donc pas surprenant de constater que les artistes n’hésitent pas, avec une liberté illimitée, à jouer à (avec) la poupée, à mettre en scène cet étrange objet. D’autant, que la poupée, soudainement, sous le choc des manipulations qui métamorphosent son corps (si proche, si lointain du nôtre), peut apparaître terriblement humaine. L’autonomie 1
Nous écartons bien entendu ici d’autres pratiques, qui ne s’apparentent pas directement au jeu (mais, par exemple, à la collection et à la décoration) et qui, d’une certaine manière, entraînent des comportements qui tendent à assécher la teneur charnelle de la poupée en la transformant en simple objet d’ornement (des poupées de porcelaine aux poupées folkloriques). De même, n’intégrons-nous pas ici l’analyse de nombreuses pratiques cultuelles et rituelles qui accordent à des figures de poupées un rôle fondamental. 2 Mikel Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », dans Esthétique et philosophie, tome 2, Paris, Klincksieck, 1976, p. 133. 3 Jean Duvignaud, Le Jeu du jeu, Paris, Balland, 1980, p. 151. 4 Marie-Laure Bernadac, et Bernard Marcadé, « Ouverture », dans fémininmasculin. Le sexe de l’art, catalogue de l’exposition, Paris, Gallimard / Centre Georges Pompidou, 1995, p. 11. 5 Cf. Herbert Marcuse, La dimension esthétique, trad. D. Costes, Paris, Le Seuil, 1979.
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qui l’anime, en ces instants de transfiguration, lui permet d’incarner la joie et la souffrance, la soumission et la rébellion, l’innocence et la perversion, et d’échapper aux liens-entraves (matériels et symboliques) qui lui interdisent de posséder une âme, d’assumer pleinement son existence de chair, de sang et de sexe. L’objet, jusqu’alors inanimé, impose sa réalité en mouvement et expose sa prétention à être sujet. Souvent extrêmes, les postures qu’elle assume, lorsque la violence de la contrainte se métamorphose en subversion émancipatrice, déclinent de multiples figures, n’excluant ni l’érotisme sophistiqué, ni la pornographie sauvage. La poupée, objet-sujet paradoxal, s’instaure actrice et complice d’un jeu sans règles, éminemment transgressif parce qu’à la source de jouissances taboues… N’est-ce pas, par exemple, ce que signifient, sur les scènes théâtrale et cinématographique, les parcours émancipateurs de Nora (Maison de poupée d’Henrik Ibsen) et de Lulu (Lulu de G.-W. Pabst, d’après le drame de Frank Wedekind), ces poupées1 qui, contre les lois morales et sociales de leur époque, conquièrent et exposent leur insolente féminité pensante et sensuelle ?
Feu sur la poupée ! « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! Cher ange, je me figure que c’est vous ». Ainsi l’homme s’adresse-t-il à la jeune femme, belle et sauvage, qui l’accompagne, en s’arrêtant devant une baraque de tir. Rappelons ici que la poupée est une figurecible au tir. Alors que la fête foraine bat son plein, l’homme, s’emparant d’une carabine, semble victime d’un machiavélique processus d’identificationprojection. Il paraît être sous l’emprise d’une force envoûtante, qui l’oblige, futce fantasmatiquement, à précipiter le dénouement d’une imperceptible tragédie intime. Le geste qui prolonge sa vision (et la conséquence qui en découle) montre à quel point tout jeu avec la poupée est révélateur : « Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée ». Est-il besoin de préciser qu’à l’époque de sa parution la lecture de ce poème de Charles Baudelaire, Le galant tireur2, choqua ? Comme si la mise en mots de la réalisation de l’acte sexuel – la ruse du détournement piégeant l’hypocrisie ambiante de la société – menaçait de réveiller les vieux démons tapis en l’homme. La poupée n’est jamais un simple jouet-instrument. Son apparente passivité et son illusoire innocence ne sont que leurres. Lorsque l’on porte atteinte à son corps, qui n’est nullement de bois, par l’attouchement physique ou le frôlement imaginaire, ce sont toujours nos propres corps et esprit qui sont mis en danger. 1 La lecture du nouveau Petit Robert nous rappelle qu’au sens figuré la poupée est une femme jolie et futile. 2 Charles Baudelaire, Le galant tireur, dans Petits poèmes en prose, commentaire d’Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1962, p. 197-198.
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La poupée, dont le corps est sans cesse marquée par l’attirance / répulsion qu’il exacerbe, tend un piège à qui la manipule, l’étreint ou la brutalise, lui attribue une identité humaine. La poupée est donc dangereuse, parce qu’elle nous contraint à nous livrer, parce qu’elle déclenche notre monstruosité, refoulée par les obligations résultant de la vie en société. Cependant, l’ambivalence de son être peut nous faire basculer du côté de la barbarie, ou nous faire découvrir / partager les joies d’une humanité désirante. Il s’agit donc, en pénétrant son monde, d’abandonner tout principe sécuritaire et de s’engager sur les chemins escarpés du risque, ou tout simplement du pari.
La poupée devenue fantôme Alma Mahler se sépare d’Oskar Kokoschka – elle épouse Walter Gropius – alors que le peintre est engagé sur le front. La déchirure fut cruelle pour l’artiste qui, dans un profond état dépressif, s’efforcera, pendant de longues années, de faire revivre (de fixer / figer ?) sur ses toiles cette figure de l’amour perdu. Cette liaison interrompue et la rupture psychologique qui ébranla O. Kokoschka expliquent-elles son désir d’acquérir une poupée possédant une taille humaine (demande formulée auprès d’une couturière) ? Peu importe ! Ce qui nous intéresse, c’est la précision des détails donnés par Kokoschka au regard de l’objet-sujet qu’il souhaite posséder. Ainsi, exige-t-il que « toutes les traces laissées par la fabrication et le travail manuel » soient « effacées le mieux possible ». De même, s’inquiète-t-il : pourra-t-elle « ouvrir la bouche » ou posséder « des dents et une langue ? »1. Ces indications et questions prouvent que la poupée convoitée doit s’identifier à un modèle féminin vivant2. Cette créature est en fait appelée à révéler la tension nerveuse qui réglera et déréglera sa respiration. Plus pragmatiquement encore, ce corps animé (mais jusqu’à quel point autonome ?) sera habillable (comme si l’artiste aspirait à déterminer le rythme selon lequel la poupée se pliera à sa volonté) : « […] j’ai conservé dans ce but pour elle, précise Kokoschka, une quantité de linge et de vêtements féminins à Vienne ». Sans doute pouvons-nous considérer que cette poupée servit de modèle à Kokoschka, lorsqu’il réalise ce fascinant tableau à l’expression crue et sombre qu’est l’Homme (autoportrait) avec poupée (1918). Par la mise en scène impudique d’un face à face qui paraît repousser le moment de l’étreinte, comme 1 Propos d’Oskar Kokoschka rapportés par Dietmar Elger (Expressionnisme, trad. F. Laugier, Cologne, Benedikt Taschen Editrice, 1988, p. 242-243). 2 Oskar Kokoschka fut déçu. L’illusion s’avéra mensonge. En effet, sa poupée ne possédait ni la « souplesse » ni la « douceur d’une peau de femme ». Indiquons, sous forme de clin d’œil, qu’un reportage du mensuel L’Echo des savanes (février 1998) nous informe que nous pouvons désormais nous procurer une poupée gonflable à la mesure de nos souhaits (choix de la teinte de la peau, de la couleur et du look des poils pubiens). De même, cette femme synthétique peut-elle revendiquer le statut d’amante, puisque pourvue d’une « bouche à fellation » et d’un véritable sexe à honorer.
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si celle-ci était simultanément espérée / impossible, cette œuvre est en quelque sorte une auto-analyse nous invitant à fouiller le clair-obscur d’une intimité tourmentée et écartelée. Il semble que Kokoschka réussisse à saisir, picturalement, les mouvements en fuite de la langoureuse danse des pulsions – vie et mort enlacées – psychanalytiquement théorisée par Sigmund Freud. Cependant, Oskar Kokoschka avouera être bouleversé et effrayé par l’indécence de la poupée peinte, ce « fantôme » qui hante et noircit ses rêves, qui lui échappe donc et dans un rire sarcastique pointe son échec1. Dans ce tableau, il est vrai, l’homme est hors jeu, en retrait parce que sur la défensive. N’est-il pas dépassé par la force exacerbée de la poupée triomphante, de cette chose aux formes convulsives qu’il a fait advenir au monde ? Le démiurge paraît ensorcelé (d’où le rejet qui le pousse à renier sa création) par cet être qui déborde les limites de l’humanité apprivoisée / civilisée, en adoptant une posture inconvenante et en affichant ses attributs sexuels. En peignant la poupée, Kokoschka tentait d’apprivoiser la beauté du diable ; mais, ce « méchant ouvrage », selon son expression, parce qu’il n’est pas dépourvu d’affinités avec la part maudite qui hante chaque individu, au cœur de son intériorité troublée, ne peut que provoquer le rejet, la peur, le dégoût, la haine. La poupée – le visage grimaçant, le corps contracté, le sexe béant – incarne un monstre dévorant qui signifie à l’homme sa défaite. Décidément, elle est un miroir sans concessions qui impose à ce dernier l’expérience de la déperdition de ce qu’il croit être.
Les poupées libertaires de Hans Bellmer « Fille, femme et mère, la Poupée porte en sa chair les marques des convulsions dont l’homme lui-même est sans cesse animé », écrit Jean Brun en évoquant la création de Hans Bellmer2. La Poupée de Hans Bellmer (l’artiste conçoit la première Poupée dès 1933), dont le corps est constitué de fragments dispersés, prend réellement vie dans les multiples états que révèlent les étapes d’un montage / démontage incessant. Ebauché, amputé, morcelé, désarticulé, dispersé ou contorsionné, son corps existe et palpite, c’est-à-dire qu’il est non seulement visible et palpable, mais fortement expressif, chargé de sens. Ce corps, achevé et inachevé, existe dans les plis et déplis d’un mouvement imperceptible. Il crée ainsi une danse 1
Cf. l’anecdote mentionnée par Gilles Néret à propos des rapports entretenus par l’artiste avec le modèle-poupée à échelle humaine qui lui permit de réaliser cette œuvre. La destruction (vengeresse ?) de ce dernier par O. Kokoschka ne démontre-t-elle pas à quel point le caractère de l’existence de ce qui fut à l’origine de cette apparition fantomatique sur la toile (irruption menaçante face à l’apprenti-sorcier démuni) est insupportable, suscitant un profond malaise (dans Erotique de l’art, Cologne, Benedikt Taschen Editrice, 1993, p. 152) ? 2 Jean Brun, « Désir et réalité dans l’œuvre de Hans Bellmer », dans « Hans Bellmer », Obliques, n° spécial, 1975, p. 12.
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évanescente, un bougé paradoxal, où s’affirment une multitude de vies envisageables, dans le tumulte des plaisirs et des souffrances qu’il expérimente. L’objet inanimé et malléable, du moins en apparence, exhibe sa présence violemment érotique. Sur un matelas, son corps nu s’offre et se dérobe ; ses cheveux forment une auréole désordonnée et sa tête, sans attaches, repose délicatement penchée, sur son épaule : la Poupée suscite notre indécence et la tient à distance. La fulgurance de son immobilité mobile nous subjugue et nous semblons impuissants à aborder le rivage qui la borde, parce que situés en-deçà de l’image du désir que sa danse irruptive matérialise. Debout, face à un mur, regard fuyant, la Poupée est vêtue d’une chemise ; si la nudité de ses épaules est voilée par sa chevelure, celle de ses fesses nous défie. Là encore, tout en nous invitant à la rejoindre, pour un pas de deux en déséquilibre, sa vérité révoltée élève une barricade infranchissable. Son corps émietté et les pièces de son architecture intime sont accrochés à l’étalage de notre atelier fantasmatique. La Poupée n’est qu’attente, éphémère instant où nous pensons détenir les règles du jeu de la vie et de la mort dans lequel son appel nous entraîne et nous enferme. Moment magique et extatique selon H. Bellmer. Face à ce jouet qui se présente « sous forme d’objet provocateur »1, nul ne peut tricher ; tout est inattendu et l’essentiel se dessine dans des suites inconnues, imprévisibles parce que non définissables a priori. La Poupée pénètre et détruit le monde de la réalité extérieure, extirpant de cette rencontre des réponses aléatoires, à savoir de « soudaines images du Toi ». Cette maîtresse d’un théâtre extrême nous précipite sur les bords incertains d’une faille que travaillent des effets de choc répétitifs. « […] il faut que se forme un amalgame de la réalité objective et de la réalité subjective qu’est la poupée, amalgame doué d’une réalité nettement supérieure, puisque subjective et objective à la fois », note H. Bellmer2. Le metteur en scène et sa complice (mais qui dirige et domine qui, lorsque la morsure brûle et déchire à la fois l’artiste et le regardeur, lorsqu’ils sont tous deux introduits dans la partie par cette hôtesse au charme acéré ?) guettent malicieusement les signes de notre vertige, les traces de notre déplacement, les blessures de notre déréalisation fortuite. Combien de temps supporterons-nous cette étreinte féroce ? Jusqu’où nous mènera cette déclinaison démoniaque de nous-mêmes qu’orchestre, par son pouvoir de séduction totale, cette Poupée à la chair frémissante, à la beauté exaltée ? Recroquevillée sur une chaise, se masquant une partie du visage avec son corps, la rougeur de son nombril contrastant avec la pâleur de ses cheveux maintenus par un nœud de tissu, la Poupée nous fixe, dévastant les contours d’un paysage que nous pensions définitivement établi, fragilisant notre être au 1
Hans Bellmer, Les Jeux de la poupée, trad. H. Bellmer et N. Mitrani, accompagnés par 14 poèmes en prose de Paul Eluard, Paris, Première, 1949. 2 Ibid.
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monde. Appuyée contre un arbre, son corps rougeoyant illuminant le sous-bois, qu’elle imprègne de sa violente nudité, elle est inapprochable pour l’homme, qui, furtivement, tente de s’en emparer. Celui-ci n’est qu’un aveugle, son visage (son regard est neutralisé) est nié par le tronc de l’arbre sensé protéger son voyeurisme, inapte à recevoir une réalité qui le déroute. Il « oublie le jour, baisse le front et perd », constate Paul Eluard. Nulle emprise ne dompte la Poupée ; elle scande, par toutes les ouvertures de son corps, un hymne libertaire. Elle devient alors un objet en rupture, délimitant un territoire inlassablement à inaugurer, évoquant des expériences de vie incandescentes. La Poupée, ainsi, susurre des promesses de libération insoupçonnées. A moins qu’elle ne nous prive de toute issue et nous fasse entamer une ultime descente aux enfers.
De l’apparition convulsive d’une féminité triomphante… La femme, mystérieuse figure autour de laquelle se mêlent amour-passion et liberté sexuelle, hante les œuvres surréalistes. N’est-elle pas « sans limite » (Louis Aragon), la « grande promesse […] qui subsiste après avoir été tenue » (André Breton), à la fois fée et sorcière (Benjamin Péret), terriblement femmeenfant1 et fatalement vamp, apaisante et assourdissante, insaisissable et toujours maîtresse de ses métamorphoses (possédant 100 têtes comme l’indique Max Ernst) ? Cette créature, résistant à ses manipulateurs et les rejetant – ironiquement cruelle face à leurs bassesses – hors de son territoire lumineux, n’est-elle pas inéluctablement source d’hallucinations, nourrissant à l’infini cette « culture du désir » incandescente (Salvador Dali) que mettent en mots et en images, en situations émancipées, les surréalistes ? Explorant inlassablement les rivages incertains enchantés par ses « messagères de l’Eve nouvelle, toujours située au-delà de nos désirs »2, les Surréalistes évoquent avec un plaisir sauvage les cérémonies festives et secrètes, spirituelles et charnelles dont elles sont les officiantes et les communiantes. Ainsi, La machine à faire la rosée (1936) de Roland Penrose expose-t-elle l’ambivalence d’une femme (victime / comblée ?) née, comme semble l’indiquer l’assemblage de verrerie qui s’implante en sa chair, des manipulations d’un mystérieux alchimiste. Décapitée, la tête renversée enserrée / encadrée par des fils et des baguettes à l’image d’une marionnette, le visage néanmoins serein, les yeux en attente de convulsions à venir, une longue chevelure blonde s’épanchant (innocente et cependant caressante) telle une cascade soyeuse, la femme énigmatique nous défie, explosante-fixe. De même, Wilhem Freddie, exhibant à Copenhague3, en 1937, Sex-paralysappeal, provoque-t-il un scandale. Son ingénue jeune femme, dont 1 Gérard Legrand, « Femme », dans Dictionnaire général du Surréalisme, sous la dir. d’Adam Biro et René Passeron, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 166. 2 Ferdinand Alquié, Philosophie du Surréalisme, Paris, Flammarion, 1977, p. 14. 3 L’artiste sera condamné à dix jours de prison ferme.
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le cou est entouré d’une corde au bout de laquelle sont suspendus deux verres à pied et sur le visage de laquelle une verge, dessinée sur sa joue et frôlant ses lèvres, s’avère une marque ineffaçable (douloureusement agréable ou inversement), reste étonnement calme et affiche avec conviction une redoutable dignité. En regardant ces objets-sculptures, nous nous souvenons d’une séquence intensément troublante de L’Age d’or du cinéaste Luis Buñuel ; lorsque dans un tourbillon musical, Lya, poupée soumise devenue brutalement femme de chair et symbole de révolte absolue, suce le gros orteil d’une statue, peut-être devenu sein. La violence revendicatrice du désir n’est plus retenue, la réalité figée de la statue témoignant d’une frustration combattue avec frénésie par la beauté d’une femme en proie aux délices de l’amour fou. Comment encore ne pas mentionner la mise en scène de l’Exposition Internationale organisée à Paris en 1938 ? Le public était accueilli par une œuvre de Salvador Dali, le Taxi pluvieux. A l’intérieur d’un véhicule, un couple était livré à la pluie et à une végétation envahissante. Des escargots vivants, traçaient, sur leur peau et leurs vêtements défaits, des chemins visqueux. La femme, avec une attitude majestueusement tranquille, paraissait recevoir ces assauts mouillés avec bonheur. Plus loin, les flâneurs, pris au piège de leurs délires et de leurs fantasmes, étaient conviés à parcourir une rue tout au long de laquelle des mannequins de cire aux formes féminines (que faisaient vibrer différents artistes) leur offraient un dépaysement radical, une échappée belle au cœur d’un monde érotiquement merveilleux. Dénudées ou habillées de matériaux-signes surprenants – et cependant signifiants, tels une veste d’homme (Duchamp), un filet de pêcheur (Jean), des petites cuillères (Dali), une chauvesouris (Paalen)… –, ces belles endormies (du moins en apparence) déployaient leur force suggestive, leur charge subversive. Nulle place n’était accordée aux illusions hypocrites du libertinage bourgeois, aux croyances misérables de la prostitution. Le jeu des sens, les dérives de l’esprit, sollicités par cet environnement imaginaire / concret, emportaient les voyageurs dans un périple inoubliable, aux confins du monde de l’amour enthousiaste. Peut-être cette expérience bouleversante – d’une jouissance libertaire éprouvée sans entraves au détour d’une rue diaboliquement transfigurée par ces apparitions fugitives – résulte-t-elle de cet effet de passage (contagieux, puisqu’attentant à l’identité appauvrie des joueurs) que les Surréalistes réussirent à faire subir à de vulgaires mannequins de couturière, incarnant soudainement des femmes réelles et remuantes, dont le plaisir (autonome / à partager) frissonnait à fleur de peau.
L’invitation à dîner de la poupée Vingt ans plus tard, lors de l’Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (Paris, 1959), Meret Oppenheim, dans une salle rouge, propose au public de Dîner sur la femme nue, invitation à « une fête de printemps pour les hommes
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comme pour les femmes »1. Sur une table recouverte d’une nappe blanche, est allongée une poupée-mannequin aux formes féminines dévoilées / éloquentes. Autour de celle-ci, sont disposés des couverts et des bougies, mis à la disposition d’éventuels convives. Boissons et nourritures sont également accessibles. Des fruits, tels des bijoux, sont déposés sur le corps de cire dorée de cette femme prohibée / disponible, ainsi parée pour un festin de rêve et d’amour, dont Eros est l’invité. Avec une fraîcheur ingénue et séditieuse, Meret Oppenheim nous oblige à franchir le pas décisif qui, en nous faisant passer à l’acte – tels des cannibales –, nous transportera au sein d’un univers inquiétant et facétieux. Ce, d’autant que l’artiste elle-même précise que ce qu’elle fait n’est pas « l’illustration d’une pensée mais la chose même »2. Loin d’être une mise en image perverse du corps féminin, un rituel sacrifiant la femme-marchandise au voyeurisme et à la consommation3, cette situation joueuse, certes agressive parce que déployée avec candeur, ne met-elle pas en péril la grisaille de notre réalité déterminée et monotone, en mettant en exergue, par ce corps dénudé et par les offrandes qu’il nous adresse, le corps de ce qui est absent, de ce qui nous manque ? Blasphématoire, envoûtante, séductrice, tentatrice…, la poupéeprêtresse, en nous permettant de happer visuellement et physiquement son corps à déguster, nous convie à errer au cœur du labyrinthe infernal d’une cérémoniedérive. Mais, si dans notre bouche, nous conservons le goût émerveillé que nous procurent les lambeaux de chair et de peau de cette déesse, pouvons-nous être vraiment sûrs, qu’au fond de nos entrailles, le poison qu’elle distille peut-être n’est pas déjà en train d’agir ?
Les poupées prostituées d’Edward Kienholz Edward Kienholz organise et aménage des environnements intérieurs. Ceuxci sont certes statiques, mais, en correspondance avec ce qui est notre terreau de vie et de mort, ils favorisent le déploiement de ce que Viviane Forrester nomme une « vérité-limite », n’excluant ni l’abject ni la moisissure du réel humain. L’artiste nous plonge au cœur d’une cruauté que nous acceptons ou dont nous sommes (explicitement / implicitement) les auteurs (les coupables) ; « […] c’est vrai, c’est même au-delà du vrai, surréellement vrai », écrit Alain Jouffroy4. Roxy’s (1961) reproduit l’intérieur d’une célèbre maison close de Las Vegas des années 1940. Assis dans de confortables fauteuils, nous pouvons donner vie aux bibelots et notre regard, dirigé vers les tentures qui recouvrent les murs, 1
Meret Oppenheim, « Interview », dans Meret Oppenheim, catalogue de l’exposition, Paris, ARC / Musée d’art moderne, 1984, p. 17 2 Ibid. 3 René Passeron (Encyclopédie du Surréalisme, Paris, Somogy, 1975, p. 70) note avec justesse que « la tenue religieuse de cette exposition excluait non seulement l’odieuse gaudriole bien française, mais l’obscénité, dont se nourrissent dans la honte les kiosques du puritanisme ». 4 Alain Jouffroy, Les pré-voyants, Bruxelles, La Connaissance, 1974, p. 55.
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croise celui du Général Mac Arthur, photographié. Nous prenons soudainement conscience que des présences humaines se sont déjà approprié les lieux. Des femmes (poupées moulées) adoptent, apparemment naturellement et volontairement, des attitudes provocatrices (ces poses banales que donnent à voir les magazines pornographiques). Elles peuplent ainsi notre royaume, dont l’obscénité nous assaille. Sur une machine à coudre, l’une est couchée, les jambes écartées, offerte passivement et en attente ; sa gorge est transpercée par une rose. L’autre, assise sur une chaise posée sur une estrade, est nue, mais le corps souillé de peinture ; elle coince entre ses cuisses les fils d’une marionnette désarticulée et un sac de toile pour empaquetage la coiffe. Dans Back Seat Dodge 38 (1964), la portière ouverte d’une voiture, sale et désaffectée, nous laisse voir une femme, couchée sur la banquette défoncée. Entourée de déchets (bouteille de bière vide…), celle-ci se masturbe, machinalement, tristement. Dans The Rhinestone beaver Peep-show Triptych (1980), la femme est institutionnellement exhibée en tant qu’ouvrière-prostituée ; son corps ne prenant sens que dans un échange monnayé. « Lorsqu’il réalisa cette œuvre, Ed imagina l’homme (le bras) dans une attitude agressive (dent rongeuse), la femme perçoit l’agression (le miroir dans sa main la reçoit) et la reflète sur son visage », témoigne Nancy Reddin-Kienholz1. Comment ne pas entendre frémir, à la surface de ces corps étouffés, lorsque l’amour est réduit à un sentiment à but lucratif, « les circulations du désir et de la carence, les miasmes de l’inconscient, l’inexorable programmation biologique ; le péril de mourir et le péril de jouir »2 ? Et pourtant, si ces femmes – poupées déjouant le jeu du désir / plaisir que la rentabilisation du sexe ignore – n’existent qu’au travers des services qu’elles doivent rendre, elles demeurent, par le désarroi qu’elles portent à la surface de leur peau artificielle, diaboliquement pures. C’est peut-être ce qui est véritablement insoutenable ; parce qu’ainsi elles nous exilent, parce qu’elles nous font chuter, en mettant en abîme les fausses et hypocrites valeurs dont nous nous réclamons. Gilbert Lascault écrit, en ce sens, que « l’érotisme suggéré » par Kienholz « n’unit pas les individus, ne les rassure pas : il les isole, les angoisse, les rend incompréhensibles les uns pour les autres »3. Pour Kienholz, dans l’univers clos de notre société, la domination s’exerce totalement, rationnellement, dévastant les paysages autrefois habités par l’homme et faisant régner un frustrant individualisme. Comment prononcer « Je t’aime », demandait Jerry Rubin (Do it, 1970), après avoir entendu un slogan tel que « Shell que j’aime » ? Ainsi, selon Edward Kienholz, sommes-nous 1
Nancy Reddin-Kienholz est citée dans « The Kienholz women », Repères, cahiers d’art contemporain, n° 3, 1983, p. 6. 2 Viviane Forrester, « Les femmes de Kienholz », dans « The Kienholz women », op. cit., p. 3. 3 Gilbert Lascault, « L’art contemporain et la "vieille taupe" », dans Art et contestation, ouvrage collectif, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 78.
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condamnés à mimer le plaisir vrai qui nous est refusé, en nous mouvant entre les jambes, froides et insensibles, d’une poupée-machine, au sein de laquelle se noie irrémédiablement l’idée même de désir (The Bronze pinball machine with woman affixed also. Version 1, 1980).
Etant donné le corps d’une vierge… Pendant une vingtaine d’années, Marcel Duchamp travaille à la conceptionréalisation d’Etant donnés : 1°) La chute d’eau, 2°) Le gaz d’éclairage. Il signe cette œuvre, conçue dans le secret, en 1966. Deux petits trous disposés sur une porte massive, à portée de regard du voyeur à qui il reviendra d’achever le tableau-fiction, permettent de pénétrer au sein d’un univers-piège (réaliste et merveilleux à l’extrême). Une ouverture-déchirure, pratiquée sur un mur de briques rouges découvre, à l’avant-plan d’un paysage en trompe-l’œil, le cœur palpitant et étrangement apaisé de l’installation-fable, autrement dit, le corpsfragment d’une femme inconnue (en effet, l’absence de visage (recouvert d’une perruque blonde) – rendant impossible toute identification immédiate – est à remarquer1), reposant nue sur un sol de branchages. L’effet de choc que devrait provoquer (entre joie et frayeur) la découverte soudaine est aussitôt annihilé par l’ordre régnant L’absence de tension de la scène n’est guère, de même, menacée par la chute d’eau et par la lumière de la lampe à gaz que la femme brandit. Réalisée en plâtre et recouverte de peau de porc, cette représentation féminine, matérielle / immatérielle, vraie / fausse, normale / incongrue, est bien à l’image d’une poupée, un « être équivoque […] qui imite la vie sans tout à fait donner le change », selon la définition de René Micha2. La plénitude du sein dévoilé, l’écartèlement des jambes (l’angle exagéré de leur ouverture donne l’impression d’un corps en instance de dislocation), le sexe dépourvu de toison, la blessure de l’incision ainsi révélée, la béance du trou dès lors supposée… sont autant de signes laissés à disposition de celui qui, faisant l’expérience (l’épreuve) de l’œuvre, ne pourra que prendre conscience que cette apparition – ce corps qui, en d’autres circonstances « serait à prendre »3 – lui inflige avec une ironie mordante son évidence inaccessible et sa pureté énigmatique. Cette figure4 (triomphante ou vaincue ?) devient la pièce maîtresse d’une diabolique 1 Cependant, comme l’indique Jacqueline Chénieux (« L’érotisme chez Marcel Duchamp et Georges Bataille », dans Duchamp, sous la dir. de Jean Clair, Paris, UGE, 1979, p. 209), « on complète aisément un corps de femme dont seules les parties érotiques sont représentées ». 2 René Micha, « Etant donné Etant donnés », dans Duchamp, op. cit., p. 164. 3 Selon l’expression de Georges Raillard, développée dans « rien Peut-être » (dans Duchamp, L’Arc, Librairie Duponchelle, 1990, p. 53). 4 Dans les considérations écrites à destination des monteurs futurs de son installation, Marcel Duchamp laisse s’affirmer une intimité attentive pour cette poupée de plâtre / de chair. Ne demande-t-il pas, comme le rapporte R. Micha, que deux personnes soulèvent avec soin et douceur la femme (cf. son article, « La Licorne de Philadelphie », dans Duchamp, L’Arc, op. cit., p. 65-66).
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machination. Ce, parce que cette plongée dans les entrailles d’une machinerie désirante, à laquelle cette poupée à la virginité insolente soumet le regardeur, exclut tout érotisme consommable dans l’immédiat d’un vécu par ailleurs suspendu. Comme le souligne Roger Dadoun, si érotique il y a, Marcel Duchamp met en scène celle « de la charge et de la tension énergétiques présentes avant tout acte ». Le voyeur, aux prises avec une femme tenant éloignées de son être (et de tous regards et envies du voyeur) ses « humeurs sexuelles »1, serait donc sans cesse renvoyé au moment d’avant l’acte, laissé seul dans la pratique insatisfaisante d’un jeu solitaire. La cause de cette vierge, fière et propriétaire de son Moi, est entendue. Sa cause, dirions-nous en citant Max Stirner, « n’est ni divine ni humaine » ; elle est « unique »2.
Drôles de Nanas Les Nanas de Niki de Saint-Phalle (série commencée en 1965) surprennent au premier abord. Elles inquiètent ou amusent, mais ne laissent jamais indifférent celui qui les découvre, avec frayeur ou joie, à l’intérieur soudain transformé (en fait, plus bruyant) par leur présence remuante d’un musée ou au cœur de la ville qu’elles habitent parfois avec aisance en modifiant les codes qui la régisse (dans un jardin public, au centre d’une fontaine…). Très vite, leur puissance communicationnelle s’impose à l’interlocuteur momentanément arrêté, lui offrant la possibilité (mais a-t-il le choix face à cette énergie qui l’électrise), en complicité faussement souriante, de participer à la farandole de vie qu’elles exécutent. De toutes tailles (minuscules ou gigantesques), blanches, noires ou bariolées (les couleurs qui leur donnent peau sont volontiers criardes), ces figures, qui pourraient être pathétiques ou grotesques, voire monstrueuses, débordent de sensualité, donc d’humanité. En apparence massives, au regard de leurs formes rondes épanouies (seins, fesses…), elles s’avèrent néanmoins bondissantes, essentiellement dansantes3. La légèreté (paradoxale au regard de leur volume et de la manière dont elles sont ancrées sur terre) de leur corps en mouvement semble naître / jaillir de leur modalité d’être au monde, dans un jeu constant de déplacements esquissés en apesanteur (à l’image des Nanas gonflables exposées en 1968), défiant les lois de la stabilité. Ainsi, leur matérialité, tout comme leur monumentalité, sont dès lors effacées. Elles dessinent en conséquence d’infinies virtualités chorégraphiques (pas de côté, sauts, chutes également…) envoûtantes.
1
Roger Dadoun, « Rrose Sschize », dans Duchamp, L’Arc, op. cit., p. 24-28. Max Stirner, L’unique et sa propriété, trad. R. L. Reclaire, Paris, Stock, 1972, p. 29. 3 Aussi, n’est-ce pas un hasard si Niki de Saint-Phalle a travaillé aux côtés de Roland Petit, en 1966, pour le ballet Eloge de la folie. 2
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Et cependant, ces femmes-poupées, ces « nanas super-femmes » (comme les nomme Pierre Restany1), si profondément humaines / inhumaines, si séduisantes, ne masquent-elles pas, sous la candeur superficielle de leurs corps dociles et sous la grâce facétieuse de danseuses innocentes, de redoutables pouvoirs ? En effet, en certaines circonstances, ces nanas débonnaires et cajoleuses deviennent les héroïnes, voluptueusement guerrières et diaboliquement érotiques, d’une pièce de théâtre grinçante ; notamment lorsqu’elles irradient, dans un combat dantesque, les lourdes et grises machines de Jean Tinguely (Paradis fantastique, en 1967, à Montréal). Ailleurs, elles se métamorphosent en lieu d’habitation banal (maison, piscine…). Elles délimitent en fait des refuges, au sein desquels nos rêves – sollicités par ces poupées travesties nous livrant l’intimité de leur mécanique souterraine – nous apparaissent comme autant de prises de risques (Nana dream House, également en 1967). De même, une nana a-t-elle l’audace de nous assujettir à ses caprices, de nous happer en elle, de nous dévorer, sans que nous élevions la moindre réticence / protestation. En 1966 à Stockholm, par exemple, Niki de SaintPhalle expose une volumineuse et (en apparence) inoffensive nana couchée (27 mètres de long). Les spectateurs, hypnotisés, en flux tendu, la pénètrent. Ils s’engouffrent sans effort – la dilatation de cette entrée-sexe est totale2 –, avec allégresse, dans un couloir obscur où ils ne peuvent que se perdre. Rien ne semble faire obstacle à leur progression insensée ; jusqu’à ce que le vertige du conquérant qui les submergeait s’estompe, jusqu’à ce moment violent (de déception, de ressentiment, d’angoisse, de soulagement ?) où la vérité éblouit leur insouciance. Un bar et une galerie d’art interrompent subrepticement leur déambulation. Alors, ne pouvant plus reculer, il leur reste à mesurer les chances et les impossibles qui subsistent. Quant à Elle, la nana fatale, qui a si bien joué avec les contractions attirantes de son « sexe mangeur »3 (et en a joui si frénétiquement), elle se repaît de la virginité définitivement vaincue de ces intrus. Et, dans un ultime geste sauvant ces indésirables, les vomit et leur commande de poursuivre hors de ses entrailles leur errance, les abandonnant aux souffrances et aux désirs que l’expérience a ravivé et gravé sur leur corps, les libérant à leur insu !
1
Pierre Restany, « Treize épigrammes et un rappel », dans 1960. Les nouveaux Réalistes, Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1986, p. 36. 2 Sur la dangerosité du vagin, nous renvoyons le lecteur aux propos sur la « dévoration » de Gilbert Lascault (Figurées, défigurées, Paris, UGE, 1977, p. 48-53). 3 Selon l’expression poétiquement crue de Paul Verlaine.
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Du « corps opérette » et de ses « multiples décors idéologiques »1 L’œuvre de Cindy Sherman questionne les représentations stéréotypées et idéologisées (artistiquement, médiatiquement…) du corps féminin. Plus précisément, elle interroge les images conventionnelles diffusées par la culture dominante (haute et basse), par lesquelles la visibilité et la lisibilité sociales et intimes, toujours dévoyées, de ses modalités d’existence s’imposent. Ce sont aussi, simultanément, les identités sacrifiées de la féminité, par ce que l’artiste nomme « l’“intention” du regard masculin », qui hantent, par leur absence révélatrice, ce travail d’investigation critique. Dans une série de photographies en noir et blanc réalisée à la fin des années 1970, Untitled film still, Cindy Sherman met en scène / en situation des figures féminines modélisées, reposant idylliquement au cœur d’environnementsdécors froidement familiers. L’artiste compose ainsi une succession de tableaux (natures mortes ?), exhibant (son propre corps les incarnant) les formes-signes emblématiques dans lesquelles l’imagerie quotidienne emprisonne l’être corporel de la femme. Quelque soit le rôle joué par ces héroïnes idéalisées, leur corps rigidifié paraît en état d’incorporation avancée et leurs poses semblent obéir à une Loi qui, tout comme l’ordre qu’elle fonde (et que les postures de ces femmes figurantes illustrent), est glacialement invisible. La photographe capte, en rejouant sa présence-absence au monde2, l’artificialité de ce « corps opérette », propre parce que conforme et standardisé, superficiellement séducteur mais profondément désérotisé. Victime, la femme, ici, n’est qu’une poupée-potiche. Dès le début des années 1980, Cindy Sherman explore, par des travaux photographiques désormais en couleurs (et dont la puissance agressive est volontiers exacerbée), des univers beaucoup moins apaisants, parfois même franchement provocants, puisque non directement asservis à la réalité quotidienne et à sa pesanteur dominatrice. Aussi, ces nouvelles et remuantes scènes, arrachées aux entrailles d’un réel souterrain, se constituent-elles en décalage, déstabilisant les fondements concrets et symboliques du monde établi. En conséquence, les féminités convoquées / libérées peuvent affirmer leur existence agissante. En brisant les masques-entraves qui leur assignaient statut et fonctions, elles laissent advenir, impudiques, la part jusqu’alors enfouie de leur personnalité. Les rôles qu’elles inaugurent ne sont plus strictement définis / codifiés ; au contraire, dans l’incertitude et une relative ambiguïté (qui s’expriment aux alentours d’un geste ou d’un regard soudainement 1
Nous nous approprions une expression de Jean-Marie Brohm (« L’objet / sujet du corps », dans Quel corps ?, ouvrage collectif, Paris, Editions de la Passion, 1986, p. 8). 2 La stratégie expérimentée par Cindy Sherman (ayant recours au déguisement et au travestissement ou à la manipulation de mannequins) ne vise-t-elle pas à détruire l’opacité du corps féminin décrit comme un « handicap » par Simone de Beauvoir ?
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insaisissables ou par un maquillage outrancier…), ils sont vécus en tant que risques nécessaires, expérimentations événementielles pour un corps en quête d’une identité forcément indéterminée. Cette émancipation troublante (qui explose selon des registres divers et contradictoires) – et qui reste à concrétiser – accorde cependant déjà, à ses femmes en rupture, une réelle subjectivité. La poupée-potiche n’est plus. Assumant, en tous sens, positivement et négativement, dans la jouissance et dans la douleur, le réveil de ses désirs, la femme, sujet vivant hurlant sa liberté, déploie son pouvoir de perturbation. Radicalisant son travail de mise en abîme de la réalité aliéné du corps féminin, Cindy Sherman signe parfois de terrifiantes œuvres. Ainsi, manipule-telle et disloque-t-elle brutalement des poupées-mannequins violemment sexualisées, contraintes d’adopter des postures sauvagement pornographiques. En scène, des corps morcelés et amputés, définitivement vaincus, exhibent obscènement leur difformité. Ne subsistent en fait que quelques restes dépourvus d’humanité – des seins aux tétons proéminents, des sexescrevasses… –, abominables pièces détachées d’une monstrueuse machine à jouir… Soudainement, autour de ces poupées violées, rôde la mort !
Poupées barbares Les poupées de Dinos et Jake Chapman provoquent incontestablement une sensation de gêne. On ne peut les regarder sans éprouver un certain malaise. Ce trouble, qui persiste au-delà de la rencontre, s’accentue lorsque l’on s’efforce de les détailler, de saisir leur originalité radicalement obscène, d’aucuns diraient monstrueuse. Philippe Dagen insiste avec justesse sur la pluralité des éléments – machiavélique mélange – qui participent à la constitution de ces êtres hors modèle. Et le critique de noter que c’est précisément notre difficulté à les situer (au regard de ce que nous pensons être ou tout simplement par rapport à une quelconque référence reconnue) qui suscite notre rejet, voire, parfois, notre dégoût. Peut-être ressentons-nous une crainte face à ces anges démoniaques qui paraissent vivre, non seulement à l’écart de la bienséance morale, mais plus encore à la marge de l’humain. Comme si ces êtres mutants, résultats diaboliques d’une manipulation d’origine inconnue, préfiguraient « une inhumanité scientifiquement “viable” »1. En effet, leurs corps hybrides, les effets excessivement visibles des greffes subies / supportées, le grossissement en excroissance de leurs organes sexuels – godemiché dressé, bouche-vagin… – participent à une parade macabre, au sein de laquelle s’ébrouerait notre devenir humain, d’autant plus terrifiant et insupportable que nous le savons en gestation. Ces pantins, qui brandissent avec une innocence effrayante leur juvénile perversité et assument avec agressivité leur corps pornographique,
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Philippe Dagen, « L’art saisi par la société pornographique », Le Monde, 31 mars 1998, p. 27.
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incarneraient, au regard d’un humanisme certes défait mais encore en état de résistance, l’annonciation d’une inéluctable barbarie. D’autres œuvres de Dinos et Jake Chapman privilégient la mise en scène de l’épouvantable, de l’horreur sadique, rationnellement organisés. Prenant en considération la banalisation des situations-chocs, qui se consomment / consument dans notre société dont l’unique miroir est un écran plat, ils s’efforcent, en stimulant le processus d’intensification de l’inacceptable (volonté rédemptrice ?), en exposant cyniquement des situations extrêmes terrorisantes, de renverser la laideur démobilisée des conformismes de notre époque. « Nous cherchons à produire des objets d’une “amoralité” psychotique », proclament D. et J. Chapman1. N’exigent-ils pas de nous l’intolérable épreuve du seuil (du deuil ?), au-delà duquel nous condamnerions à disparaître le peu d’humanité qui nous meut encore, malgré tout ? Dans CyberIconic Man (1996), non seulement le sang coule et s’échappe avec obstination d’un corps atrocement martyrisé, mais, le rythme obsédant de cette fuite, de cette incontinence que rien ne semble pouvoir stopper, accompagne, musique cruelle, une agonie prolongée à l’infini, éternellement re-jouée. C’est l’instinct de mort, qu’une civilisation sans modèles inocule au plus profond des individus qui la servent, que ces scènes reposant sur l’économie pessimiste de la violence mortifère cernent et expriment. Le luxuriant jardin, mensongèrement paradisiaque néanmoins, où s’ébattent d’excentriques poupées-sexes, n’est-il pas clos par une palissade sur laquelle dansent les empreintes d’une multitude de crânes humains (Six Feet Under, 1997) ? Le pari de la mise en exergue de la « mort en tant que commencement »2, qui détermine le parti pris des Chapman, est audacieux. Son enjeu (sa réussite ou son échec, son efficacité critique ou sa complaisance nihiliste) mérite en conséquence d’être clairement formulé. Il y va de la libération ou de la neutralisation des potentialités, certes tortueuses, d’un éventuel sauvetage !
Ces considérations dispersées, parfois intempestives, seraient évidemment à prolonger et à consolider aux alentours d’autres propositions, artistiques (dans le domaine des arts plastiques – les poupées-meubles de Allen Jones, les poupées de fil accouplées de Mike Kelley par exemple – mais aussi du côté des arts vivants3, de la littérature, de la bande dessinée, de la chanson de 1
Dinos et Jake Chapman, « Choc, ennui et modernisme », entretien avec Greg Hilty, art press, n° 234, avril 1998, p. 39. 2 Ibid., p. 42. 3 N’oublions pas que Mary Wigman, s’insurgeant contre le reniement du sexe imposé par la danse classique et contre l’obligation du paraître sexuel exigée par les revues des cabarets, critiquait les jambes de poupée, qui empêcheraient le déploiement d’une danse organique (Cf. l’analyse développée par Isabelle Launay, A la recherche d’une danse moderne, Paris, Chiron, 1996, p. 172). Nous pouvons, par ailleurs, mentionner la récente création pour sept danseurs et une
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variétés1…) ou plus directement impliquées dans le quotidien2 et en écho au processus marchand qui le détermine3. En guise de conclusion provisoire, nous nous permettons de soumettre au lecteur quelques questions non exhaustives, qu’il reformulera ou oubliera peutêtre en se laissant à nouveau détourner par l’énergie troublante (exaspérante au regard des prétentions dominatrices de sa Raison) des poupées que nous avons, au hasard de nos préférences, convoquées. La poupée est un objet / sujet, dont le corps est l’acteur principal (involontaire / volontaire) de maintes mises en scène ou installations en dérive. Cette présence agissante ne favorise-t-elle pas l’expression, en débordement et en décalage, d’une violence transgressive ? La poupée se livre à de multiples jeux, dont les règles s’articulent sur le principe du dérèglement absolu. Cet activisme ne nous incite-t-il pas à nous affranchir, à notre corps défendant, de notre part maudite ? Parfois maîtresse, parfois esclave (les rôles qu’elle inaugure sont cependant échangeables à tout instant), la poupée projette son corps dansant dans un mouvement continu où se mêlent les figures défigurées de la vie et de la mort. En ce sens, en exigeant de nous une complicité grimaçante, ne nous oblige-t-elle pas à nous mouvoir, en nous abandonnant aux soubresauts non maîtrisables d’un processus de désidentification radicale ? La poupée porte sur son corps les marques d’une désappropriation sauvage des normalités ambiantes. Elle s’installe ainsi, par delà le Bien et le Mal, au cœur du territoire de la déviance. Ne sommes-nous pas alors, puisque partenaires / victimes enthousiastes, les serviteurs d’une cérémonie délinquante, poupée gonflable du DV8 Physical Theatre (Enter Achilles, 1995). Dans un pub, les vapeurs d’alcool donnant relief à l’obscénité des paroles, l’identité masculine se dévoile ; comédie violente et désespérée, au sein de laquelle, paradoxalement, la présence-absence de la figure féminine – malmenée, frappée, violée – sauvegarde la réalité frémissante d’une humanité vraie. Du côté du théâtre de rue, l’aventure du Géant, proposée en 1993 par la troupe Royal de Luxe, est remarquable. Une gigantesque poupée-marionnette parcourt les rues de la ville, imposant aux passants surpris le rythme de ses déplacements, l’étrangeté maladroite de ses modalités d’existence. Elle dépose, ça et là, les traces éphémères de ses colères, de ses rêves, de ses désirs. Elle désorganise par sa présence envahissante et activiste la cité. Dans un désordre émancipateur, elle dessine les contours de nouveaux paysages et fait naître une sensibilité insoupçonnée au cœur de la collectivité humaine (Cf. l’analyse de cette intervention-performance proposée par Martine Maleval, « Chimères et utopies au détour de la rue », dans Corps, art et société, sous la dir. de Lydie Pearl, de Patrick Baudry et de J.-M. Lachaud, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 184-186). 1 Entre autres : Poupée de cire, poupée de son (France Gall), La poupée qui fait non (Michel Polnareff), ou encore la chanson-parodie du groupe Aqua, Barbie Girl. 2 Le statut accordé à certaines actrices, chanteuses ou top-models, l’utilisation de la sensualité féminine dans l’imagerie publicitaire… constitueraient assurément des objets de réflexion révélateurs. 3 Dans son enquête sur le phénomène Spice Girls, Sibylle Vincendon (« Que Spice-t-il ? », Libération, 20 décembre 1997) croit savoir que Barbie va être relookée « pour lui enlever un peu cette allure de princesse dorée qui l’empêche de porter avec naturel des tenues de Spice Girls ».
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au cours de laquelle nous ne cessons de parier sur notre défaite ou, dans un renversement aléatoire, sur notre survie ? Sur sa peau, dans sa chair…, la poupée exhibe avec impudeur ses meurtrissures (subies ou expérimentées selon son vouloir). Ecorchée vive, elle nous fascine néanmoins et nous procure un plaisir ambigu. Notre attirance perverse envers cette souffrance n’énonce-t-elle pas l’avènement de notre propre perte ? Ne ressentons-nous pas simultanément à cette chute les brûlures qui la désintègrent ? En d’autres tentations, au gré de ses incartades, la poupée se révolte. Elle porte son sexe à incandescence et, avec une rage sacrificielle, crie sa jouissance. Submergés par l’insolence d’un bonheur si pornographiquement savouré, ne succombons-nous pas aux délices de ces promesses ? Et ce, sans nul doute, en nous confrontant aussitôt à l’évidence : nos manques ne seront pas comblés tant cette diablesse se rit de nos espérances ? Les mondes – lieux / non-lieux de ses épanchements – que la poupée construit / déconstruit sont bizarrement proches et lointains de nos environnements habituels. Notre faiblesse, dans le discernement de leur consistance et de leur différence, notre inaptitude à les habiter avec détermination, ne provoque-t-elle pas, au regard de nos savoirs, de nos croyances, de nos sentiments… (structurés, établis, aliénants…), une intense inquiétude, un dépaysement angoissant ? A moins que ce ne soit une légèreté vagabonde, une déréalisation libératrice ? La poupée hante des passages clairs-obscurs. Elle esquisse en pointillés les contours fragiles d’une contrée imaginaire. Nous nous précipitons, mus par l’urgence secrète de désirs frénétiques avoués ou inavouables, au sein de ce hors-limites labyrinthique où se mélangent apocalyptiquement le réel et le fictionnel. Que souhaitons-nous ? Que trouverons-nous ? Quelles transformations supporterons-nous ? Quels échecs endurerons-nous ? Quels triomphes fêterons-nous ? Dans quelles impasses périrons-nous ? Par quelles issues conquérons-nous notre salut ? Certains possibles-impossibles, qui peuvent apparaître fugitivement dans l’intimité des confrontations et des échanges partagés avec ces êtres fantomatiques et brutalement humains, sont évaluables. Certaines brisures (négatives ou positives), que traceront en nous les rêves éveillés dans lesquels ces poupées subversives nous précipitent, sont envisageables. Malgré tout, l’imprévisible règne, parce que la volonté de ces figures est impénétrable, parce que leur pouvoir est équivoque. Comment interpréter en conséquence le peu de résistance que nous manifestons face à leurs sollicitations perverses, comment comprendre la disponibilité avec laquelle nous répondons à leurs avances séductrices ? D’autant, que nous nous savons prêt à toujours recommencer !
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Art, sexe et révolution Retour sur l’audace artistique et politique des années utopiques1
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Dans son essai intitulé Les années utopiques 1968-1978, Gil Delannoi2, avec perspicacité, affirme que le mouvement contestataire, qui se développe tout au long des décennies 1960 et 1970, prend formes et sens (pluriels et contradictoires3) au travers de « deux aventures » : l’une « politique », l’autre « contre-culturelle »4. Chaque aventure repose évidemment sur une logique du refus spécifique et formule des rêves et des programmes revendicatifs différents. Cependant, s’il est juste de préciser que les engagements, les idées et les pratiques respectivement pris et défendues politiquement et culturellement (divergents, voire antagonistes), doivent être minutieusement distingués, il est erroné de penser que tout sépare et oppose les acteurs de ces champs militants (certains objectifs sont effectivement communs). L’analyse de maints exemples, tout en faisant apparaître des modalités d’approche originales et singulières, montrerait l’existence d’évidentes ou de souterraines connivences (momentanées, fortuites…). Le positionnement idéologique (pour utiliser le jargon de l’époque) du groupe mao-spontex Vive la Révolution (auquel participa, pour citer deux noms aujourd’hui connus, l’architecte Roland Castro et le philosophe Jean-Paul Dollé), par exemple, est éclairant. S’attachant à 1
Ce texte (ici remanié et augmenté) a été publié dans L’audace, sous la dir. de Dominique Berthet, Recherches en Esthétique, n° 8, 2002. 2 Gil Delannoi, Les années utopiques 1968 - 1978, Paris, La découverte, 1990. 3 Le titre de l’ouvrage de Daniel Cohn-Bendit, Le grand bazar (Paris, Belfond, 1975), est à cet égard symptomatique. 4 Ecrite à plusieurs voix, une présentation des bouleversements politiques et culturels qui marquèrent cette époque (accompagnée d’une bibliographie significative) est offerte au lecteur curieux dans Bilan critique des idées sages et folles des décennies 60 et 70, sous la dir. de Guy Hennebelle, Panoramiques, n° 10, 1993.
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promouvoir la réhabilitation du Sujet-désir et souhaitant ainsi changer la vie au quotidien (afin « d’en finir avec le malheur », selon l’expression de Roland Castro1), les agitateurs de Vive la Révolution proclament, vaste perspective, la nécessité de fusionner la révolution politique, la psychanalyse et la contreculture ! La lecture de leur organe de presse, Tout ! (« Ce que nous voulons : Tout ! » est la devise de cette publication), est éminemment instructive. « Notre passion de vivre est la force la plus révolutionnaire et la plus radicale qui soit », peut-on lire au sein d’un numéro2 ; alors que la couverture d’une autre livraison (n° 12, avril 1971), déclare (le texte est incrusté sur la photographie suggestive d’un corps amputé) : « Y en a plein le cul ! Libre disposition de notre corps ». De même, dans une certaine mesure, la revue Actuel, bible de l’underground, prouve également que les frontières ne sont pas absolument étanches entre les domaines politique et culturel : différents articles concernant « les communautés, la presse marginale, les nouveaux gauchistes, le cinéma parallèle, le rock pas dégénéré… » constituent le sommaire du numéro 17 (février 1972)3. Mais si, comme le souligne Henri Lefebvre, la « subversion doit concourir avec la révolution », nous devons avec lui admettre qu’« il arriva que les révolutionnaires s’en tinrent au politico-économique, tandis que les subversifs s’éloignèrent de ce politico-économique ». Autrement dit, « ces deux aspects de la transformation du quotidien se dissocièrent » et la « critique de la vie quotidienne n’atteignit pas son but, même si elle fut “à la mode”, pendant un certain temps aux alentours de 1968 »4. Assurément donc, malgré tout, l’époque fut rebelle et révolutionnaire, contestataire et utopique. L’espoir est bien alors de rompre avec l’ordre établi du monde, comme le montrent les luttes internationalistes, anti-impérialistes, anti-colonialistes, tiers-mondistes, anti-capitalistes qui se développent alors. Mais, il s’agit bien aussi, simultanément, contre tout ce qui entrave et qui empêche de vivre pleinement au quotidien (en posant notamment la question de l’aliénation, des aliénations, anciennes et nouvelles) d’affirmer qu’ici et maintenant une autre vie est possible. Cette perspective critique est très clairement exposée par exemple dans les recherches de H. Lefebvre sur la vie quotidienne5 ou dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations
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Ainsi s’exprime Roland Castro dans Actuel (n° 7, avril 1971). Phrase-slogan citée dans Alexis Bernier et François Buot, L’Esprit des Seventies, Paris, Grasset, 1994, p. 50. 3 Sans omettre la place accordée aux fameuses petites annonces (également présentes dans le quotidien Libération), qui composent un éloquent catalogue des comportements sexuels (hétérosexualité, homosexualité, échangisme…). 4 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III, Paris, L’Arche Editeur, 1981. 5 Cf. Critique de la vie quotidienne I, II et III (Paris, L’Arche Editeur, 1958 / 1961 / 1981) et La vie quotidienne dans le monde moderne (Paris, Gallimard, 1968). 2
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publié par Raoul Vaneighem en 19671. Insistons en effet également, en reprenant l’analyse de Eric J. Hobsbawm 2, sur le fait que l’affirmation d’une « nouvelle “autonomie de la jeunesse” » et que la constitution d’une « culture mondiale » jeune (non sans paradoxes et non sans contradictions) activèrent cette révolution culturelle (ou contre-culturelle) au sein de laquelle les exigences de libération « sociale » et de libération « personnelle » sont étroitement liées (E. J. Hobsbawm mentionne à juste titre que le slogan de Mai 68, « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution ; plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour », aurait sans doute « dérouté » Lénine). « La révolte de la jeunesse contre le mode de vie qu’on lui impose n’est en réalité que le signe avant-coureur d’une subversion plus vaste qui englobera l’ensemble de ceux qui éprouvent de plus en plus l’impossibilité de vivre, prélude à la prochaine période Révolutionnaire », peut-on lire en 1966 dans De la misère en milieu étudiant3. Dans ce cadre, celui du « Grand Refus » qu’évoquait le philosophe Herbert Marcuse4, nous pointerons quelques audacieuses productions artistiques (appartenant au Grand Art ou à des formes d’expression marginales parce que non encore acceptées par les élites culturelles5). Sans être des œuvres circonstancielles, et moins encore les reflets d’un temps historique circonscrit, ces créations sont (par leurs sujets, par leurs matériaux et par leurs formes), en affinité avec les soubresauts qui bousculent la société établie. Au cœur de l’actualité (en 1968), Gilbert Lascault6 n’assurait-il pas que l’« artiste véritablement témoin de son temps n’est pas Bernard Buffet ou Brayer qui peint le couronnement du Shah ; il est celui qui voit comment le sol de la culture présente s’effrite et s’effondre, qui désire cet effondrement et l’exprime » ?
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Raoul Vaneighem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967. 2 Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Paris / Bruxelles, Le Monde diplomatique / Complexe, 1994, p. 423-437. 3 De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier ; ce texte d’inspiration situationniste pour l’essentiel rédigé par Mustapha Khayati est publié par l’Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg qui est la section strasbourgeoise de l’UNEF. Il a été réédité en 1995 (Aix-en-Provence, Sulliver, 1995). 4 « En proclamant la contestation permanente … le Grand Refus, ils ont dénoncé l’empreinte de la répression sociale jusque dans les expressions les plus sublimes de la culture traditionnelle… », écrit-il (Vers la libération, trad. J.-B. Grasset, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 11). 5 La bande dessinée, le graphisme, la danse contemporaine, de nouvelles formes musicales, le théâtre de rue, le nouveau cirque… affirment leur force créatrice (vis à vis du public et des décideurs culturels) dans les années post 1968. 6 Gilbert Lascault, « L’art contemporain et la « vieille taupe », dans Art et contestation, Bruxelles, La Connaissance, 1968, p. 61.
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Un « élan libertaire » Un « élan libertaire » et un principe d’« insoumission » caractérisent, selon Annie Le Brun1, cette époque indisciplinée. Dans les années 1960, chez les jeunes notamment, et non sans ambiguïtés2, de nouvelles pratiques corporelles se développent. « L’aspiration à une liberté de mouvement et d’allure va de pair avec le refus du conditionnement, de la souffrance et de la frustration », écrit Florence Rochefort3. Cette insubordination se manifeste donc au travers de multiples signes qui s’opposent plus ou moins frontalement aux conventions en vigueur4. Le corps devient l’objet et le sujet d’une prise de distance et d’une certaine désobéissance face aux modèles dominants. Contre la pesanteur des habitus corporels (les travaux de Pierre Bourdieu ont montré comment l’incorporation des normes sociales participait au renforcement de la domination), les jeunes adoptent des postures qui défient le puritanisme du vieux monde. Par son look (le blouson noir, la minijupe, plus tard la chemise à fleurs et le pantalon à pattes d’éléphants, les cheveux longs, les seins libres…), par son rapport décomplexé au corps (à sa nudité), par son engouement pour des rythmes musicaux qui impliquent une dépense d’énergie corporelle, par son expérimentation d’un corps-expérience (au travers du psychédélisme, du recours aux hallucinogènes, de pratiques sexuelles libérées, de voyages initiatiques…), la jeunesse des années 1960-1970 revendique l’ivresse d’une vie désentravée. « […] jamais une génération n’éprouva à ce point le goût enragé de vivre », constate R. Vaneighem5. Les gigantesques rassemblements musicaux et festifs du Flower Power6, tout comme la comédie musicale Hair7, rendent par exemple compte, avant le temps des désillusions, des idéaux du mouvement hippie, d’une génération qui voulaient, selon Dominique Dupuis, « échapper à une organisation sociale castratrice »8. 1
Annie Le Brun, Vagit-Prop., Lâchez tout et autres textes, Paris, Ramsay, 1990, p. 259-260. Selon Florence Rochefort, ces pratiques « s’affichent comme les signes d’une contre-culture tout en étant plus ou moins vite digérées par les effets de mode et les circuits commerciaux de la consommation de masse » (« La politisation des corps », dans 68. Une histoire collective (19621981), sous la dir. de Philippe Artières et de Michelle Zancarini-Fournel, Paris, La découverte, 2008, p. 616). 3 Ibid., p. 617. 4 Jeanne Mondolini se souvient : « Rien ne pouvait davantage nous faire plaisir que d’être convoquées pour “insolence” ou “tenue peu conforme aux exigences d’un lycée parisien de jeunes filles” » (« Minijupes, faiseuses d’anges et Swinging London, 20 ans en 1967 », La Revue, n° 1, 2008, p. 11). 5 Raoul Vaneighem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p. 51. 6 A Monterrey en 1967, à Woodstock et sur l’Ile de Wight en 1969. 7 Comédie musicale américaine créée à Broadway en 1967 et à l’affiche du Théâtre de la Porte Saint Martin à Paris en 1969 (Cf. également le film de Milos Forman, Hair, réalisé en 1979). 8 Dominique Dupuis, « Flower Power », dans La France des années 1968, sous la dir. d’Antoine Artous, de Didier Epsztajn et de Patrick Silberstein, Paris, Syllepse, 2008, p. 375. Cf. également sur la fin des illusions hippies More, le film que Barbet Schroeder réalise en 1969. 2
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En correspondance avec l’anti-autoritarisme de la contre-culture (« Il est interdit d’interdire », lit-on sur les murs de Mai 68), la radicalisation de la politisation de la question du corps (« Le privé est politique ») met férocement en cause la domination exercée sur l’individu et sur son corps par l’Etat, par les Partis, par la Famille et, plus généralement, par les Maîtres (le Patron, le Professeur, le Mari). Contre l’ordre corporel dominant, accusé de dresser et d’asservir les corps, est revendiquée la nécessité de militer pour conquérir la libre disposition de son propre corps. Des problématiques, jusqu’alors enfouies, apparaissent soudainement et bruyamment sur la scène politique et interpellent directement les discours et postures révolutionnaires classiques (les combats pour le droit à la contraception et à l’avortement, pour l’amour libre hors de toute préoccupation reproductrice et contre les violences sexuelles portés par le mouvement des femmes, par exemple). La libération des mœurs et la révolution sexuelle deviennent alors des enjeux socio-politiques majeurs1, d’où le regain d’intérêt qui se manifeste pour les écrits d’un auteur oublié, Wilhem Reich2. Ce dernier, de La Fonction de l’orgasme (1927)3 à La Lutte sexuelle des jeunes (1932)4, rejette l’hypocrisie de la morale bourgeoise (concernant la virginité, le mariage, les relations extraconjugales…) et fustige la répression sexuelle imposée par le capitalisme5, source d’une absolue misère sexuelle. Animateur au début des années 1930 de SEXPOL (Association pour une politique sexuelle prolétarienne), rappelant aux marxistes orthodoxes que le « besoin “sexuel” » est aussi un « besoin “matériel” »6, Reich affirme en effet que la sexualité représente l’essence même de la vie. Dénonçant son refoulement (il critique notamment le rôle de la famille autoritaire), il développe, dans La révolution sexuelle (1945)7, une morale révolutionnaire orgasmique, basée sur « la libre satisfaction du plaisir sexuel ». Pour Jean-Marie Brohm, qui traduit et publie en 1966 La Lutte sexuelle des jeunes, cet ouvrage est « un appel direct à la lutte des jeunes contre 1
Cf. notamment le dossier que la revue Partisans consacre à ces problématiques sous le titre « Sexualité et répression » (n° 66-67, 1972). 2 Sur l’œuvre de Wilhem Reich, cf., parmi d’autres ouvrages, l’essai de Jean-Michel Palmier, Wilhem Reich. Essai sur la naissance du Freudo-marxisme (Paris, Union Générale d’Editions, 1969). Sur le Freudo-marxisme, le lecteur peut consulter Freudo-marxisme et sociologie de l’aliénation, sous la dir. de Boris Fraenkel, Paris, Anthropos – L’Homme et la société / Union Générale d’Editions, 1974. Rappelons que les positions défendues par W. Reich lui valurent le privilège d’être simultanément exclu du Parti Communiste Allemand et de l’Association Internationale de Psychanalyse ! 3 Wilhem Reich, La Fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche Editeur, 1952. 4 Wilhem Reich, La Lutte sexuelle des jeunes, trad. J.-M. Brohm, Paris, François Maspéro Editeur, 1972. 5 Wilhem Reich, L’irruption de la morale sexuelle, étude des origines du caractère compulsif de la morale sexuelle (1932), trad. P. Kamnitzer, Paris, Payot, 1972. 6 Wilhem Reich, La Fonction de l’orgasme, op. cit., p. 68. 7 Wilhem Reich, La révolution sexuelle, trad. C. Sinelnikoff, Paris, Plon, 1968.
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l’exploitation, la répression, l’obscurantisme, l’irrationalité cléricale, c’est-àdire un appel à la raison heureuse d’une vie pacifique et libre »1. En 1975, dans un ouvrage intitulé Corps et politique, au sein duquel il défend l’idée que la problématique du corps est fondamentalement politique, J.M. Brohm affirme que « Mai 68 a montré de manière aveuglante, à l’encontre des interprétations économistes de la lutte des classes, que la révolution socialiste serait aussi libidinale (bien que pas seulement) et qu’elle serait une révolution du corps portée par le désir, et notamment le désir de révolution »2. Soulignons cependant que les questions du corps et de la satisfaction des désirs… s’imposèrent lentement dans la société française, y compris au sein des organisations et chez les individus impliqués dans les événements de Mai3. Selon Félix Guattari, « […] mai 68 a peut-être libéré des attitudes militantes, mais pas les cervelles, qui restaient complètement polluées et qui ont mis beaucoup plus de temps à s’ouvrir à ces questions […] d’homosexualité […] de prostitution, de libération de la femme »4. Si le Parti Communiste Français n’est guère réceptif à de telles batailles5, si Pierre Victor, dirigeant de la Gauche prolétarienne, ne cache pas son aversion vis-à-vis du pôle libidinal qui 1
Jean-Marie Brohm, « Introduction », dans Wilhem Reich, La Lutte sexuelle des jeunes, op. cit., p. 12. Le fait que des textes de Reich circulent alors que, en mars 1967, les résidents de la Cité universitaire de Nanterre contestent le règlement intérieur interdisant aux garçons d’accéder librement aux bâtiments des filles n’est donc point étonnant. De même, l’échange entre Daniel Cohn-Bendit et le Ministre de la Jeunesse et des Sports (François Missoffe) est-il révélateur. En janvier 1968, inaugurant une piscine sur le campus de l’Université de Nanterre, le Ministre (qui a présenté auparavant un rapport sur la jeunesse) est interpellé par D. Cohn-Bendit : « Monsieur le Ministre, j’ai lu votre livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes ». La réponse de Fr. Missoffe est la suivante : « Avec la tête que vous avez, ce n’est pas étonnant que vous connaissiez des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine » ! 2 Jean-Marie Brohm, Corps et politique, Paris, Jean-Pierre Delarge / Editions universitaires, 1975, p. 15. Dans un récent entretien, Antonio Negri confirme : « […] l’élément corporel se révèle de plus en plus important. 68, c’est la révolution des corps, une demande d’épanouissement qui passe par la libération du désir. C’est un thème qu’on trouve alors chez Herbert Marcuse : celui de la lutte contre la marchandisation des corps, et d’un “Eros” qu’il est urgent de soustraire à l’emprise machinique » (« Nous avons tous 68 au corps », entretien réalisé par Jean Birnbaum, dans 1968. Révolutions, Le Monde 2 Hors série, mars-avril 2008, p. 12). 3 Les témoignages des Filles de mai (ouvrage préfacé par Michelle Perrot, Paris, Le Bord de l’eau, 2004) le démontrent. Celui de Guy Hocquenghem le confirme ; dans Le Nouvel Observateur du 10 janvier 1972, évoquant sa « vie schizophrène », il écrit : « D’un côté la vie militante, la révolution. De l’autre la vie affective, l’homosexualité. Et une hantise permanente : l’idée que ces deux mondes inconciliables se rejoignent ». 4 Rappelons, par exemple, que le mouvement mené par les prostituées lyonnaises en 1975 contre la répression policière embarrassa les organisations d’extrême-gauche. Sur les luttes des prostituées, cf. l’ouvrage de Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées (Paris, Belin, 2001), ainsi que son article, « Prostituées » (dans La France des années 1968, op. cit., p. 672-678). 5 La volonté déployée par Jeannette Thorez-Vermersch pour préserver la moralité de la classe ouvrière est tristement légendaire.
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s’exprime dans l’après Mai, d’autres se confrontent plus aisément à ces nouveaux enjeux, des militants du Mouvement du 22 Mars à ceux de Vive la Révolution qui dès 1970 publient dans leur revue, Tout !, de nombreux articles soutenant les thèses et les mots d’ordre du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) et du Front Homosexuel d’Action révolutionnaire (FHAR)1. « Il s’exprime bel et bien dans le “mouvement de Mai” une critique radicale des formes d’individuation “bourgeoises” passées », constate Antoine Artous2. A la libération de la parole, s’adjoint, malgré une répression persistante3, celle des attitudes et des comportements (qui transforment progressivement les rapports entre hommes et femmes, la vie de couple, le regard porté sur les sexualités différentes…). A différents niveaux, l’enjeu est de « faire mourir tout ce qui empêche le vivant de vivre de et dans son corps » (J.-M. Brohm4) et de briser tout ce qui participe à la « domestication du désir » (Gilles Deleuze et Félix Guattari).
De la révolution sexuelle Dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, Michel Foucault5 écrit : « […] le sexe, ça ne se juge pas seulement, ça s’administre […] Le sexe, au XVIIIe siècle, devient affaire de “police”… ». Autrement dit, se substituent (ou se superposent ?) aux interdits moraux renvoyant au pêché de chair et au rejet du plaisir décrétés par l’Eglise (qui appellent à la transgression selon Sade), un ensemble de normes (judiciaires, médicales…) s’attachant à cerner les manifestations sexualistes, à exercer à l’encontre de leurs débordements intempestifs un tatillon contrôle. De nombreuses œuvres artistiques et
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La presse underground, Actuel par exemple, est particulièrement sensible à ces problématiques (cf., entre autres références, Underground. L’Histoire, ouvrage présenté par Jean-François Bizot, Paris, Actuel / Denoël, 2001). Lors de la manifestation du MLF à Paris en 1971, une affiche proclamait : « Nous sommes toutes des avortées, travail, famille, patrie, y en a marre, contraception, avortement libres et gratuits ». Le journal des groupes du FHAR, L’antinom, détournait dans son sous-titre une célèbre phrase de Marx : « Prolétaires de tous pays, caressezvous » ! 2 Antoine Artous, « Les longues années 1968 », dans La France des Années 1968, op. cit. 3 La répression, sous le Ministère de l’Intérieur de Raymond Marcellin, perdure après 68. Jean Carpentier, un jeune médecin est suspendu pour un an par l’Ordre des Médecins pour avoir rédigé un tract très pédagogique (intitulé « Apprenons à faire l’amour, car c’est le chemin du bonheur ») diffusé dans les lycées parisiens ; Gabrielle Russier, professeur de français dans le secondaire est condamnée à un an de prison pour avoir entretenu une relation avec l’un de ses élèves (elle se suicidera)… 4 Jean-Marie Brohm, « L’objet / sujet du corps », dans Quel corps ?, ouvrage collectif, Paris, La Passion, 1986, p. 8. 5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1 La Volonté de Savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 35.
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littéraires1, érotiques ou pornographiques2, s’insurgèrent, à leurs risques et périls3, contre ces règles et les injonctions qu’elles entraînent. « Désirer la réalité, c’est bien ! Réaliser ses désirs, c’est mieux » ! « Le happening ne peut ni ne veut remplacer une grève, un acte sexuel ou une psychanalyse ; il n’est pas spectacle mais rêve collectif. Pour appréhender une telle expérience, il faut accomplir une expérience qui fasse sauter les portes de la perception », écrit Jean-Jacques Lebel4, celui qui, en Mai 68, conçoit, aux côtés de nombreux artistes-amis (parmi lesquels Marc’O5), notamment dans le cadre des festivals de la Libre Expression, de fantasques fêtes des sens, des happenings exposant des corps nus et dissipés en mouvement, mettant en scène des tableaux vivants au potentiel sexuel flagrant6. Lors de la première édition de cette manifestation, programmée dans les locaux de l’American Center de Paris en 1964, le public peut par exemple assister (et participer !) à une décapante 1
Deux récents ouvrages peuvent être consultés : Nude or Naked ? Erotiques ou Pornographies de l’art, textes réunis par Bernard Lafargue, Figures de l’art, n° 4, Mont-de-Marsan, Eurédit, 1999 et Erotique, esthétique, sous la dir. de François Aubral et de Michel Makarius, Paris, L’Harmattan, 2001. 2 « Aussi loin qu’elle remonte, c’est-à-dire depuis que l’humanité existe, la pornographie n’a jamais prétendu à autre chose que de réclamer le droit égalitaire à avoir un sexe et à accomplir sa sexualité. Aussi loin qu’elle remonte, elle a dû s’affronter aux intégrismes politiques et religieux qui imposaient le contraire comme autant d’asservissements. Les plaisirs en général, ceux de la chair en particulier, relevaient d’une bestialité qui contredisait la spiritualité, pour autant que celle-ci corresponde à une servilité, à du labeur. A l’exception de quelques mystiques qui s’envoyaient en l’air sans contraintes – et parmi eux, Thérèse d’Avila en premier lieu – on ne doit qu’à la déviance des artistes et des auteurs d’avoir revendiqué identitairement la transgression et la polissonnerie… », rappelle Ramon Tio Bellido (« La Pornographie, clap 2 », dans Sous titrée X, la pornographie entre image et propos, ouvrage collectif, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 15). 3 Il serait intéressant d’entreprendre la rédaction d’un livre noir de la censure. 4 Ce texte, daté de 1964, est également signé par Carolee Schneemann, Jocelyn de Noblet, Daniel Pomereulle et Erró. 5 Marc-Gilbert Guillaumin a dirigé durant plusieurs années le cours d’art dramatique de l’American Center de Paris. Sur l’atmosphère des années 1960, le lecteur peut visionner le film critique de Marc’O sur le monde du show-biz, Les Idoles (1968), réédité en 2004 (avec, entre autres, Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Bernadette Lafont…). 6 Nous devons ici rappeler la forte réserve développée par Theodor W. Adorno à propos du Happening. Analysant la « crise de l’apparence » et évoquant une « allergie à l’aura », il exprime sa crainte, en relation avec ce qu’il nomme l’« inhumanité naissante », face à une « régression des œuvres d’art à la littéralité barbare ». Au cœur de ce processus, l’œuvre se nie en tant qu’œuvre ; elle « devient son propre ennemi, continuation directe et fausse de la rationalité des fins ». Cette tendance, conclut-il, « aboutit au happening » (Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 142). A l’inverse, proche des thèses marcusiennes, Ernst Fischer, tout en jugeant le Happening « insuffisant », considère qu’il participe au processus visant à « fondre l’art et la vie ». Il est par ailleurs sensible à une telle « démonstration agressive », qui peut aussi se révéler facétieuse, dans le sens où elle s’affirme comme une authentique « révolte » contre l’ordre établi (« A la recherche de la réalité » (1968), dans E. Fischer, A la recherche de la réalité. Contribution à une esthétique marxiste moderne, trad. J.-L. Lebrave et J.-P. Lefebvre, Paris, Les Lettres nouvelles / Denoël, 1970, p. 274).
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cérémonie barbare non dénuée d’humour cependant d’Alejandro Jodorowsky (co-fondateur aux côtés de Fernando Arrabal et de Roland Topor du mouvement Panique1) et à une performance de Carolee Schneemann, Meat Joy (Joie de la chair). Ces happenings ne visent pas simplement à tordre le cou aux préjugés bourgeois et à scandaliser. Pour Félix Guattari, J.-J. Lebel sait alors éviter « deux maladies complémentaires de la contre-culture » des années 1960, à savoir « mettre trop l’accent sur le social au détriment de la texture moléculaire des désirs relevant de l’économie infra-personnelle des individus » et « méconnaître les contraintes relatives à une prise en compte effective des sphères politiques d’intérêts au profit d’un spontanéisme souvent confusionnel »2. Les images veulent être offensantes et agissantes : dans Pour en finir avec l’esprit de catastrophe (1963), un moment intitulé « Kroutchev et Kennedy dans le bain de sang » montre deux filles dans une baignoire s’aspergeant de sang ; dans Déchirex (1965), sur une 4 CV, un couple se vêt de nouilles cuites, alors qu’une fille juchée sur un piano explique au public les transformations corporelles impliquées par la puberté ; dans 120 minutes dédiées au Divin Marquis (1966), Cinthia, transsexuelle, joue, geste malicieusement évocateur, avec un poireau (« La Passe »), le corps d’une femme nue allongée est recouvert de crème que le public est invité à lécher (L’ob-cène »)3. En 1967, J.-J. Lebel monte Le Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso ; dans cette pièce-happening, intervient notamment la stripteaseuse Rita Lenoir, pour qui se déshabiller est un acte révolutionnaire ; en une succession de saynètes humoristiques et corrosives, se déclinent quelques facettes du désir4. En 1968, il perturbe la cérémonie de clôture du Festival du Film expérimental de Knokke-le-Zoute (en Belgique) en organisant l’élection d’une Miss Festival (parmi les candidates qui défilent nues sur le podium, par ailleurs envahi par des militants antimilitaristes, se trouve Yoko Ono, qui 1
Le mouvement Panique, ironiquement nommé ainsi en référence au Dieu Pan (celui de l’amour, de l’humour et de la confusion) revendique volontiers un certain anarchisme provocateur (cependant, la dimension anti-politique du mouvement mériterait d’être plus rigoureusement discutée). A. Jodorowsky insiste sur la nécessité de susciter des « accidents » : « Le théâtre doit poser ses bases sur ce que, jusqu’à maintenant, on a appelé des “fautes” : l’accident éphémère » (Cf. Le panique, Paris, Union Générale d’Editions, 1973, p. 74-75). Lors de la deuxième édition du Festival de la Libre expression, en 1965, Jodorowsky évoque le sado-masochisme (vêtu d’un string de cuir, il est fouetté par deux filles nues qui, ensuite, le tonde), l’inceste et la zoophilie. 2 Félix Guattari, « Jean-Jacques Lebel, peintre de la transversalité », dans Jean-Jacques Lebel. Retour d’exil, catalogue d’exposition, Paris, Galerie 1900-2000, 1988, p. 5. 3 Lors de ce happening, J.-J. Lebel se souvient qu’une fille s’est mise au balcon et a uriné sur les passants (souvenir cité dans Christophe Bourseiller, Les forcenés du désir, Paris, Denoël, 2000, p. 89). 4 Michel Legris, dans Le Monde (daté du 26 juillet 1967), raconte ainsi la seconde partie du spectacle : le « film d’un accouchement, projeté à l’envers, fait rentrer le fœtus dans le sein maternel […] sur le corps d’une femme nue, on égorge deux poulets […] les musiciens brûlent leurs partitions ou fracassent leurs violons… ».
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décroche le titre avant que la police n’intervienne !). Le happening, précise Lebel, était « la mise en commun de l’énergie créatrice […] où le rite explosait dans un déchaînement orgiaque généralisé […] Ça n’avait rien à voir avec la partouze du samedi soir »1. L’objectif, au-delà de la « profanation des tabous » est de créer les conditions qui permettent aux acteurs du happening (les initiateurs et le public) d’envisager en acte « l’abolition de toutes les formes de despotisme : politique, social, économique, artistique et sexuel ». Dans Le Nouvel Observateur du 13 avril 1966, Jean Duvignaud a pertinemment appréhendé le parti pris de J.-J. Lebel : ces « manifestations (“beatniks”, “happening”…) constituent […], dans notre civilisation industrielle, autant de semences de révolte, autant d’efforts pour retrouver la spontanéité d’une liberté mesurée parcimonieusement par un monde qui estime avoir tout donné quand il a produit la télévision et la bombe atomique » ! « Jouissez sans entraves, vivez sans temps morts, baisez sans carotte ». Dans la performance de C. Schneemann déjà mentionnée (Meat Joy), vêtus de sousvêtements en fourrure, le corps peint, hommes et femmes forment au sol un amoncellement mouvant de chair sur lequel sont projetés de la viande rouge, des poissons et des poulets morts. Cette orgie dionysiaque (promiscuité des corps, hymne à la jouissance hétérosexuelle) est accompagnée d’un environnement sonore composé de chansons et de bruits recueillis dans les rues de Paris2. Souvenons-nous aussi d’une soirée avignonnaise mouvementée, lorsque le Living Theatre, en 1968, propose Paradise Now dans le cadre du Festival dirigé par Jean Vilar. Le théâtre libertaire, festif et politique, de Julian Beck et de Judith Malina (la troupe constitue une communauté), fait référence à Erwin Piscator et à Antonin Artaud et revendique l’héritage des avant-gardes des années 1920. Pour J. Beck, pour qui il s’agit de « rendre habitable ce monde », l’action théâtrale exige une double présence, celle des acteurs, mimant une improvisation collective, et celle des spectateurs, dont la participation est suscitée. Paradise Now est une pièce construite à partir d’une succession de moments (de rituels) à dimension anarchiste, souhaitant ouvrir en quelque sorte dans l’instant de l’événement les portes du paradis3. Dans un autre style, 1
J.-J. Lebel est cité dans Christophe Bourseiller, Les forcenés du désir, op. cit. Carolee Schneemann se souvient « que le public a commencé à se déshabiller, à ramper et à se contorsionner à travers la salle, à se mêler aux acteurs sur le plateau » (propos cités dans Neleya Delanoë, Le Raspail Vert. L’American Center à Paris 1934-1994, Paris, Seghers, 1994, p. 122123). 3 En ce qui concerne les relations qui pourraient être établies entre le happening et la pratique théâtrale du Living, le lecteur peut consulter le livre d’entretiens réalisés par Jean-Jacques Lebel avec les fondateurs de la troupe (Entretiens avec le Living, Paris, Pierre Belfond, 1969). Dans cet ouvrage, un membre de la troupe affirme : « Tout commence par le toilet training et ça continue jusqu’au service militaire et au-delà ; la répression est quotidienne et profonde » (p. 162). Pour le philosophe Jean Brun, à partir de tels propos, on « en arrive ainsi à dénoncer tout jugement moral comme une contrainte oppressive exercée à l’égard des sphincters. D’où une incitation à un 2
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déployant une fureur festive débridée et humoristique, les parades de rue du Grand Magic Circus de Jérôme Savary usent d’une obscénité franchement hilarante1. « Baisez-vous les uns les autres sinon ils vous baiseront ». Lors du premier Festival des rêves humides, organisé à Amsterdam en 1971, l’art et la vie, concrètement, se confondent. Avant que les industries du sexe ne s’emparent du marché rentable de l’érotisme et de la pornographie, ces journées, où se croisent entre autres, autour de la projection de Performance (1970) de Nicolas Roeg2, Robert Filliou (qui, avec le mouvement Fluxus affirme que l’« art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art »), Otto Muehl (l’actionniste viennois)3 et Germaine Greer (l’auteure en 1970 de La Femme eunuque), prennent la forme d’un happening pendant lequel chacun est invité à vivre sans limites ses désirs sexuels4. Notons, sans développer plus avant, que d’autres pistes pourraient être relâchement libérateur des dits sphincters afin de les rendre libres d’exercer leur fonction de déjection » (« La culture des déchets », Revue Réformée, n° 169-1991/3, juin 1991, p. 31-4) !, 1 Nous pouvons observer, dans tous les domaines artistiques, de telles extravagances. La bande dessinée, par exemple, n’est pas en reste. Des aventures de Barbarella de Jean-Claude Forest (1962) à celles de Pravda la surviveuse de Guy Pellaert et de Pascal Thomas (1968), du Bandard fou de Moebius (1974) à Valentina de Guido Crépax (1976), des planches de Robert Crumb (l’auteur de Fritz The Cat, héros porté sur la chose) à celles de Milo Manara, de Hara-Kiri (dont la couverture d’un numéro titre « Démystifions le sexe … ce n’est que ça ! » sur une image représentant un médecin exhibant un écorché d’organes génitaux) à L’Echo des Savanes (revue créée par Gotlib, Claire Bretécher et Mandryka) et aux multiples fanzines usant et abusant de dessins hard, cet art alors mineur participe pleinement à la révolution sexuelle (cf. Jacques Sadoul, L’enfer des bulles, Paris, Albin Michel, 1990). Il en est de même, dans une moindre mesure (parce que la tentation récupératrice est parfois évidente), de la chanson de variétés – des Elucubrations (1966) d’Antoine, qui réclame la vente libre de la pilule (ce qui sera autorisé par la loi en 1967) à la chanson de Serge Gainsbourg, Je t’aime moi non plus (1969) – Jane Birkin (« Tu vas et tu viens entre mes reins et je te retiens ») et Serge Gainsbourg chantent alors que se font entendre les râles de plaisir de Jane Birkin, enregistrés en situation paraît-il) –, sans oublier l’interdiction, en 1972, d’une affiche de concert de Michel Polnareff (posant fesses nues) ; ou encore des frasques des chanteurs et groupes anglo-saxons autour de l’ambiguïté sexuelle et de l’androgynie (cf. la contribution de Andy Medhurst, « Pop et perversion, de Joe Meek à David Bowie », dans Les Sixties, catalogue d’exposition, Paris, Somogy, 1996, p. 96-103) – et de la comédie musicale – de Hair (1967) à Oh ! Calcutta (1969), spectacle qui reprend le titre d’une œuvre de Clovis Trouille et au sein duquel les acteurs nus simulent sur scène l’acte sexuel. 2 Ce film, dont l’un des interprètes n’est autre que Mick Jagger, repose sur un détonnant cocktail mêlant sexe, violence et Rock and Roll. 3 « Muehl dansa, un rouleau à pâtisserie enfoncé dans l’anus, qui lui frappait les cuisses […] Et l’on plaça l’autre poignée du rouleau dans le vagin d’une femme de sa tribu… » (signé BBR en octobre 1975, l’article « Amsterdam 1971. Testicules Mambo » est reproduit dans Underground. L’Histoire, op. cit., p. 146). 4 Le soir de la clôture, les festivaliers se retrouvent à bord d’un bateau de croisière ; Georges Marbeck témoigne : « A bord, plus de trois cents personnes venues de tous les continents, artistes libertaires, cinéastes underground, poètes californiens, apôtres du “love-in” […] Dans le gaillard d’avant, des femmes se dénudent, se déhanchent […] A l’arrière, des couples, des groupes se
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suivies, celle de Claes Oldenburg qui revendique « un art politico-éroticomystique […] un art qui se mêle à la merde quotidienne » (Snapshots from the City / Instantanés de la ville, 1960) ou celle de Richard Schechner et du Performance group, qui monte Dionysus in ‘69 d’après Euripide par exemple, et que le recours à la mise en jeu du corps de l’artiste (à sa nudité, tourmentée ou joyeuse) est aussi, parfois, une manière de se positionner face aux événements politiques, peut-être naïvement de la part de Yakoi Kusama et de ses interventions contre la guerre du Viet Nam dans l’espace public (Anti War, 1968, Johnson Orgy, 1968…), voire avec ambivalence ou équivoque de la part de Otto Muehl avec Vietnam Party (1966)1… Avec les progrès de l’individuation, en relation avec une transformation des attitudes et des représentations corporelles (qui tend à s’affranchir du dressage et à revendiquer son désir / plaisir, non seulement dans la sphère privée mais publiquement, c’est-à-dire politiquement, socialement…), un corps moderne s’expose et les tabous vacillent. Ce corps ré-enchanté se donne par exemple à voir sur grand écran, dès 1956, dans le film de Roger Vadim, Et Dieu créa la femme (avec Brigitte Bardot). Juliette, l’héroïne, tout en étant mariée, assume une vie sentimentale et sexuelle libre. Tout au long du film, elle exhibe un corps offert, sensuel et souverain. François Truffaut note, en décembre 1956, après avoir visionné le film : « […] je remercie Vadim d’avoir dirigé sa jeune femme en lui faisant refaire, devant l’objectif, les gestes de tous les jours, gestes anodins comme jouer avec sa sandale ou moins anodins comme faire l’amour en plein jour… ». A l’opposé de la beauté sophistiquée et policée que vante le cinéma américain (soumis aux décrets contenus dans le Code Hays2), le film de Vadim nous propose un corps scandaleux, non seulement au regard de sa nudité naturellement montrée, mais également au travers des postures, des gestes, de la voix… qui la font vibrer. Cependant, le corps moderne doit simultanément échapper à l’emprise d’une instrumentalisation / marchandisation (économique, idéologique…) qui renouvelle (en les accentuant ?) les menaces visant son intégrité et sa liberté. Jean Baudrillard3, dans La société de consommation, insiste sur la valeur capitalistique qui tend à être attribué à ce corps (re)formaté pour satisfaire aux mélangent sur fond de mélopée indienne » (« J’étais au festival des rêves humides », entretien réalisé par Frédéric Joignot, dans Révolutions, Le Monde 2 Hors série, op. cit., p. 34-35). 1 Dans un entretien accordé à Danielle Roussel en 1993, Otto Muehl affirme en effet : « Sans prendre position sur le Vietnam, nous faisions des actions représentant les horreurs qui s’y déroulaient, mais ce n’était dirigé ni contre les Américains, ni contre les Vietnamiens. Ce qu’on critiquait, c’était les événements effroyables, mais pas dans un sens politique… » (entretien reproduit dans Danielle Roussel, L’Actionnisme viennois et les autrichiens, Dijon, Les Presses du réel, 2008). 2 Ce code, qui, dans le détail, cernaient les interdits visuels et auditifs auxquels devaient se conformer Hollywood, a été modifié le 1er novembre 1968. 3 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 199.
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exigences de la société émergente. « Dans la panoplie de la consommation, note-t-il, il est un objet plus beau, plus précieux, plus éclatant que tous, c’est le corps ». L’auteur envisage même le triomphe d’un érotisme fonctionnel, fondé sur la reconnaissance du principe formel de plaisir et sur l’affirmation du processus de rentabilité ; autrement dit, l’érotique triomphant renverrait au système de l’échange généralisé. Pour Jean Baudrillard, par exemple, si la femme est libérée, c’est essentiellement « en tant que sexe » ; la femme, écrit-il1 en faisant allusion à son image diffusée par la publicité, « se consomme à travers la libération sexuelle » et « la libération sexuelle se consomme à travers la femme ». Ainsi est-il démontré que peuvent se combiner (au-delà d’éventuelles contradictions) deux exigences, morale et marchande. Après tout, une marque de soutien-gorge, Star, pouvait utiliser le slogan publicitaire suivant : « Vous n’avez pas le droit de le tromper, mais vous avez le devoir de le séduire » (on comprend mieux dès lors que les féministes éprouvent le besoin de brûler leur soutien-gorge !). En effet, une nouvelle incorporation menace la liberté du corps (cette « grande raison » selon Nietzsche), si longtemps oublié ou trop souvent transformé en « corps d’opérette »2 (les personnages féminins des films de Jean-Luc Godard3, par exemple, se confrontent, concrètement et en tension, à cette nouvelle figure de la prostituée que devient, dans une société elle-même prostitutionnelle, la femme-objet4). En 1974, dans son Manifeste de l’art corporel, François Pluchart écrit que le corps est « le donné fondamental ». Face au conditionnement et à la défaite du corps, qui est tout à la fois « chair socialisée » et « océan de déraison », le but est d’œuvrer au « prochain avènement d’un nouvel homme en train de construire une société enfin libre et harmonieuse, débarrassée des fausses morales, des dictateurs en tous genre, des idéologies répressives et des censeurs, c’est-à-dire des flics »5. Il serait évidemment indispensable, ce que nous ne pouvons faire ici, d’interroger la dimension socio-politique critique des actions de Michel Journiac (sur la société, l’argent, la famille, l’identité, dans Contrat de prostitution en 1973, 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire en 1974, 1
Ibid., p. 225. Jean-Marie Brohm, « L’objet/sujet du corps », dans Quel corps ?, ouvrage collectif, Paris, La Passion, 1986, p. 8. 3 Vivre sa vie (1962), Le Mépris (1963), Une femme mariée (1964), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967)… 4 Dans un plan révélateur, Charlotte, l’héroïne d’Une femme mariée, est confrontée à une couverture de France-Dimanche posant directement la question suivante : « Jusqu’où une femme peut-elle aller en amour ? ». Un plan du Gai savoir (1966), évoquant, en associant Freud (au niveau du cerveau) et Marx (au niveau du sexe), les contradictions (politiques) qui se nouent autour du corps féminin, est fortement symptomatique. 5 Rédigé le 20 décembre 1974 et publié en 1975 dans Art corporel (catalogue d’exposition, Paris, Galerie Stadler), ce manifeste est reproduit dans François Pluchart, L’art corporel, Paris, Limage 2, 1983, p. 60-61. 2
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L’inceste en 1975, l’Action érotico-patriotique en 1979…)1 et de Gina Pane (Escalade en 1971, Azione sentimentale en 1973, Action psychée en 19741975). Cet appétit de vivre autrement, désentravé, permet peut-être d’expliquer la fureur enthousiaste de la révolution sexuelle que nous évoquons, s’exprimant entre « espérance et arrogance […] audaces et folies […] pétulance ludique et idées sentencieuses », pour reprendre les mots de Jean-Claude Guillebaud2. Saisissant avec justesse et sensibilité l’air du temps, Raoul Vaneigem n’écrivaitil pas en effet que le « déchaînement du plaisir sans restriction est la voie la plus sure vers la révolution » ! L’art cinématographique3 (y compris dans sa version pornographique soft4 ou hard, considérée alors comme révolutionnaire), est particulièrement offensif5, ouvrant des brèches dont les ondes de choc résonnent encore aujourd’hui6. Incontestablement donc, cette époque a été marquée par une quête du plaisir illimitée et par la valorisation sans limites de pratiques érotiques diversifiées (ce qui ne doit pas nous empêcher de reconnaître, comme le remarque Christiane Saint-Jean Paulin7, que la « libération sexuelle profite d’abord aux hommes », et 1
Pour Michel Journiac, « les mots – le langage, à l’heure actuelle, c’est un langage de dictature – qu’on nous apprend, on nous les enseigne pour nous soumettre » (« Propos sur l’art corporel », entretien entre Michel Journiac et Gina Pane, Artitudes international, n° 6-8, 1973, reproduit dans François Pluchart, L’art corporel, op. cit., p. 94). 2 Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 45. Nous ne pouvons discuter ici les thèses défendues par cet auteur qui tente de reposer, à la fin de XXe siècle, la question de la morale sexuelle (et donc des interdits), en refusant de sombrer dans la « raideur moralisante » (il n’y parvient pas toujours lorsqu’il analyse la révolution sexuelle des années 1960 / 1970) ou dans l’« irresponsabilité libertaire » (sic !). Les arguments, à l’emporte-pièce, développés contre Reich (et ses commentateurs français, Boris Fraenkel, Jean-Michel Palmier, Olivier Revault d’Allonnes…) mériteraient une virulente critique ! 3 Cf., entre autres études : Gérard Lenne, Le sexe à l’écran (Paris, Veyrier, 1978) ; Philippe J. Maarek, De mai 68 … aux films X (Paris, Dujarric, 1979) et Martine Boyer, L’Ecran de l’amour (Paris, Plon, 1990). Pour Gérard Lenne, il est difficile d’isoler l’érotique et le pornographique au cinéma dès lors qu’« il y a coïncidence entre l’imagination et le spectacle ». 4 Cf. le véritable succès d’Emmanuelle de Just Jaecklin, en 1974 5 Les poils pubiens féminins entrevus dans Blow Up (de Michelangelo Antonioni, en 1967), la sexualité de groupe joyeusement vécue du Lit (de James Broughton, en 1967), l’évocation de l’inceste mère-fils dans Le Souffle au cœur (de Louis Malle, en 1971), la sodomie dans Le dernier tango à Paris (de Bernardo Bertolucci, en 1972 ; chacun se souvient de la fameuse tirade : « Passe-moi le beurre »), le sexe masculin en érection dans La dernière femme (de Marco Ferreri, en 1975), les rapports sado-masochistes dans Histoire d’O (de Just Jaecklin, en 1975), l’amour absolu dans L’Empire des sens (de Nagisa Oshima, en 1976 ; l’héroïne tranche le sexe de son amant), les sexes épinglés et les seins transpercés dans Maîtresse (de Barbet Schroeder, en 1976), la fellation non simulée pratiquée par Marutschka Detmers dans Le Diable au corps (de Marco Bellochio, en 1986)… 6 Cf. les polémiques suscitées par les réalisations signées par Catherine Breillat (Romance, 1999) et Virginie Despentes (Baise-moi !, 2000). 7 Christiane Saint-Jean-Paulin, La contre-culture, Paris, Autrement, 1997, p. 98-117.
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qu’aujourd’hui encore subsiste la domination du « mâle dans la tête »1). « […] tout le monde baisait avec tout le monde… » se souvient Jérôme Savary. La licence et la permissivité, festives puisqu’il s’agit de célébrer la vie et le « corps éclaté »2, abolissent les barrières séparant le privé et le public et révoquent les préventions bourgeoises (à propos de la nudité, de la jalousie, des amours homosexuelles…). Ce mouvement, où se mêlent, en se croisant ou en s’ignorant, en filiations directes ou en proximités excentriques, les poètes de la Beat Generation, les Situationnistes, les Provos d’Amsterdam, les militants des différentes mouvances de l’extrême-gauche politique, les inventeurs de l’antipsychiatrie, les expérimentateurs de nouvelles pédagogies…, est profondément antiautoritaire.
Du féminisme Si le Women’s Lib américain est actif depuis le milieu des années 1960, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) français naît seulement en 1970. Sa création permet une plus forte visibilité de la spécificité des préoccupations et des luttes des femmes ; d’autant que ce mouvement organise des manifestations symboliques, comme en août 1970, lorsqu’il dépose devant le tombeau du soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe de Paris, une gerbe en hommage A la femme inconnue du soldat. Simultanément au refus de l’ordre patriarcal, la réappropriation et la libre disposition, par la femme, de son corps (jusqu’alors soumis et instrumentalisé) deviennent les exigences majeures des militantes féministes. Publié en novembre 1972 et intitulé « Trois ans de MLF », un article de la revue Actuel résume assez bien les enjeux de ce combat : « Qu’on nous rende notre corps – pour le masturber – l’avorter – le contracepter […] le frotter à d’autres peaux quel que soit leur sexe – lui faire des enfants si nous voulons, quand nous voulons – satisfaire des envies que nous ne pouvons même pas imaginer… », peut-on lire. Deux événements essentiels doivent être ici brièvement rappelés : dans Le Nouvel Observateur du 5 avril 1971, est publié un manifeste (dit des 343 salopes), Je me suis fait avorter, signé par 343 femmes célèbres ou non ; à Bobigny, en 1972, une jeune fille, Marie-Claire, accusée de s’être fait avorter, est acquittée (elle fut brillamment défendue par l’avocate Gisèle Halimi, qui publiera l’année suivante un ouvrage, La Cause des femmes, qui fera date). Au-delà de la libéralisation de l’avortement et de la contraception (le MLAC, Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, apparaît en 1973 ; date à partir de laquelle, par ailleurs, le film réalisé par Charles Belmont et par Marielle Issartel, Histoire 1
Janet Holland, Caroline Ramazanoglu, Sue Sharpe et Rachel Thompson, « Le mâle dans la tête : réputation sexuelle, genre et pouvoir », dans « Sexe. Sous la révolution les normes », Mouvements, n° 20, mars 2002, p. 75-83. 2 Cf. le chapitre intitulé précisément « Le corps éclaté », dans Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L’Aventure hippie, Paris, Ed. du Lézard, 1995, p. 210-241.
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d’A, bien qu’interdit, sera, à l’occasion de multiples réunions, largement diffusé), les féministes engagèrent de multiples actions contre les crimes subis par les femmes (violences conjugales, viols…), n’hésitant pas à soutenir, en 1975, les prostituées lyonnaises, lorsque celles-ci souhaitèrent se libérer du pouvoir des proxénètes. Au-delà d’une relecture attentive et critique du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (datant de 1949), de nombreuses publications accompagnèrent cette prise de conscience, de La Politique du mâle de Kate Millet à La femme eunuque de Germaine Greer (1970), du Corps lesbien de Monique Wittig à La malcastrée d’Emma Santos (1973), pour ne citer que quelques titres. Notons aussi, plus tardivement publiée, (son ouvrage, Ce sexe qui n’en n’est pas un, paraît en 1977), la charge de Luce Irigaray, qui, contre les propos de Jacques Lacan1, affirme la réalité d’une jouissance féminine se manifestant hors « du contexte phallocratique »2. Nous devons également mentionner que, très rapidement, des publications destinés aux jeunes prennent part aux débats de société ouverts par le féminisme ; ainsi, en février 1970, un numéro de Salut Les Copains ose-t-il poser cette question : « La virginité, encombrante ou souhaitable ? ». De même, faudrait-il s’attarder sur le rôle non négligeable (mais peut-être ambigu ?3) joué par certains magazines féminins (Elle, Vogue…) quant à la vulgarisation (à la démocratisation ?) de ces idées émancipatrices. Dès les années 1960, dans le domaine des arts plastiques, certaines œuvres posaient déjà avec acuité quelques questions dérangeantes. Souvenons-nous, entre autres, de la proposition de Niki de Saint-Phalle, Hon (Elle en suédois), exposée au Musée d’art moderne de Stockholm en 1963 – une gigantesque poupée bariolée, couchée sur le dos, jambes écartées, invitait le public à la pénétrer et à découvrir à l’intérieur de son intimité un bar, une salle de cinéma, un aquarium… (indiquons que l’accès à ce corps-caverne, par le vagin béant de la nana, était régulé par un feu rouge / vert, ce qui obligeait le public à faire la queue !) – ou à la série de collages, Body Beautiful, que Martha Rosler réalise depuis 1966 en utilisant des images publicitaires consacrées à la lingerie féminine (elle colle, sur les corps photographiées des mannequins, à leur place, des seins ou des nombrils prélevés au sein de revues pornographiques). Mais, dans les années 1970, notamment aux Etats-Unis, l’engagement artistique se radicalise et nous pouvons alors envisager l’avènement d’un art féministe (un art lesbien apparaîtra conjointement et progressivement). Les militantes féministes appellent à une relecture critique de l’histoire de l’art et dénoncent la 1
Dans son Séminaire, Encore (1972-1973), Jacques Lacan note : « […] de cette jouissance, la femme ne sait rien… ». 2 Cf., la contribution de Claire Lahuerta, « Voir au-delà du phallus, topologie du regard féminin » (dans Erotique, esthétique, op. cit., p. 119-139). 3 Cf. l’analyse de Jean Baudrillard, qui évoque une « réappropriation dirigée du corps » (dans La société de consommation, op. cit., p. 201-204).
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situation faite aux femmes artistes par les institutions (galeries, musées…) ; ainsi, le collectif des Guerilla Girls interroge-t-il en ces termes les autorités : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Metropolitan Museum ? ». Certaines se regroupent dans des structures militantes (Women Artists in Revolution en 1969) ou conçoivent des programmes d’enseignement expérimentaux (le Feminist Art Program au California Institute of Arts en 1971). En 1972, Judy Chicago et Miriam Shapiro, avec leurs étudiantes, réhabilitent les pièces d’une maison abandonnée. L’objectif, en réaménageant ce lieu d’enfermement de la femme, est de critiquer les rôles qui leur sont attribués par l’idéologie dominante masculine. Dans un récent article, « Art et féminisme en France et aux Etats-Unis »1, Fabienne Dumont et Marie Standzman décrivent ainsi la pièce (en l’occurrence la salle de bains) qui leur paraît la plus marquante : « Seul, au centre, un tas de serviettes hygiéniques sanglantes et de tampons gorgés de flux menstruel sur lequel notre regard se focalise avant de remarquer que le mur du fond est tapissé des boîtes de Tampax, de serviettes, de protège-slip…, obsession soudaine, angoisse du sang originel et tabou de l’homme… ». Nous voudrions ici nous intéresser à quelques formes engendrées par l’art féministe, qui, radicalement, exprime son refus de ce qui interdit, selon Lea Vergine, le « pouvoir être »2. L’art féministe3 combat ainsi le sexisme inhérent à toute société patriarcale en mettant concrètement en jeu le corps (celui de l’artiste femme tout d’abord). Par des actions et des performances souvent percutantes, l’art féministe s’attache à déconstruire les bases sur lesquelles s’édifie l’oppression des femmes. Les artistes féministes mettent en accusation les discours, les images et les pratiques qui participent au mépris et à la dégradation de la corporéité féminine. En 1972, Françoise Janicot, dans Encoconnage, évoque le silence contraint des femmes ; méticuleusement, alors que la parole de l’homme s’impose (elle est diffusée tout au long de la performance), elle ficelle son corps jusqu’à ne plus pouvoir respirer. En 1975, dans une vidéo-performance intitulée Semiotics of the Kitchen, Martha Rosler parodie une émission culinaire télévisée, mais, les ustensiles de cuisine deviennent graduellement des armes entre les mains de la femme au foyer. D’autres, plus âprement rappellent les violences subies, notamment le viol : dans Ablutions (1972), Judy Chicago, Suzanne Lacy, Sandra Orgel et Aviva Rahmani mettent en scène le traumatisme subi alors qu’une bande sonore 1
Fabienne Dumont et Marie Standzman, « Art et féminisme en France et aux Etats-Unis », dans Femmes et Art au XXe siècle : le temps des défis, sous la dir. de Marie-Hélène Dumas, Lunes, Hors-série n° 2, 2000, p. 105. 2 Lea Vergine, Il Corpo come linguaggio (La « Body art » e stori simili), Milan, Giampaolo Prearo, 1974. 3 Nous devons mentionner, bien que nous ne puissions nous y attarder ici l’émergence simultanée d’un art homosexuel, gay et lesbien.
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diffuse des témoignages de femmes violées ; Ana Mendieta, (dans Rape Scene, en 1973) a le haut du corps plaqué sur une table, ses fesses et ses jambes, dénudées, sont souillées par des traces de sang (les marques barbares du viol). Valie Export n’hésite pas à utiliser, pour ses interventions dans l’espace public, une stratégie d’interpellation agressive. En 1968, l’artiste déambule sur les trottoirs viennois, promenant un homme nu tenu en laisse et marchant à quatre pattes (Aus der Mappe der Hundigkeit) ou incite le public à toucher sa poitrine enserrée dans une boîte en carton (Tapp und Tastkino) ; « Je touche. Mais ne vois pas. Ne jouis pas. Et donc, ne suis pas », écrit Régis Michel à propos de cette sollicitation cassant tout érotisme1. En 1969 (Genital Panic), elle entre dans un cinéma munichois projetant un film pornographique ; vêtue de noir (son pantalon, soigneusement découpé, laisse apparaître sa toison pubienne et son sexe) et armée d’une arme, elle propose aux hommes présents de disposer comme ils l’entendent de son sexe offert. En 1970, elle signe Body Sign Action, se faisant tatouer sur le haut de la cuisse une jarretelle. Au regard de notre parti pris, l’affirmation de Jonathan Benthall, selon laquelle la résistance et les aspirations portées par les groupes opprimés et minoritaires passent par le corps (ils « trouveront une expression efficace dans le corps plutôt que dans le [seul] langage verbal dans la mesure où ils choisiront d’affirmer leur libre-arbitre au lieu de se conformer aux normes dominantes »2, écrit-il), est importante. De son côté, Laura Cottingham constate, que le « fait qu’une telle proportion de l’art produit par des femmes depuis les années soixante-dix utilise et engage directement le corps féminin est le résultat inévitable des circonstances historiques qui ont réglé le corps de la femme dans sa position d’infériorité sociale et politique de subordination aux hommes »3. Dans de très nombreuses actions et performances (certaines sont fort négativement jugées par des groupes féministes), le corps-femme des artistes est, souvent avec violence, physiquement sollicité. En 1973, Barbara T. Smith crée Feed me (Nourrissez-moi) ; dans un décor-boudoir, elle est nue sur un lit. Tom Marioni4 raconte qu’il « y avait de l’encens et des bougies qui brûlaient, des fruits frais à manger, et des huiles pour frictionner son corps […] Elle avait avec chacun des participants, une rencontre qui, dans certains cas, pouvait inclure un rapport sexuel. A l’extérieur de la salle, des types allaient et venaient, 1
Régis Michel, « Je suis une femme. Trois essais sur la parodie de la sexualité », dans Valie Export, ouvrage collectif, Montreuil, Editions de l’œil, 2003, p. 41. 2 Jonathan Benthall («The Body as a Medium of Expression : A Manifesto », Studio International, juillet-août 1971, p. 6-8) est cité par A. Jones (« Retour au corps, là où toutes les failles se produisent dans la culture occidentale », dans Le corps de l’artiste, ouvrage conçu par Tracey Warr, avec un essai d’A. Jones, trad. D.-A. Canal, Paris, Phaïdon, 2005, p. 29-30). 3 Laura Cottingham, « Are you experienced? Le féminisme, l’art, et le corps politique », dans L’art au corps. Le corps exposé de Man Ray à nos jours, Musées de Marseille / Réunion des musées nationaux, 1996, p. 335. 4 Tom Marioni, « L’art corporel en Californie », dans L’art au corps, op. cit., p. 156.
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fumant des cigarettes, attendant leur tour dans une pièce mal éclairée ». D’autres propositions construisent des situations au sein desquelles l’identité féminine et la différence sexuelle (y compris dans l’expression du désir et du plaisir spécifiquement féminins) sont explorées. Dans Interior Scroll (Rouleau intérieur, 1975), C. Schneemann, nue, debout, les jambes écartées légèrement fléchies, déroule, en l’extirpant de son vagin, un étroit rouleau sur lequel est écrit un texte qu’elle lit (pour reprendre la description donnée par Lydie Pearl, il est question « d’une narration, d’un scénario dans lequel elle rencontre “un metteur en scène structuraliste” qui la trouve “gentille et charmante”, mais avoue trouver ses films impossibles à regarder »1. Dans Female Sensibility (1973), Lynde Benglis et Marylin Lenkowsky sont filmées alors qu’elles s’embrassent et se caressent sur un fond sonore nourri de refrains populaires. En novembre 1974, Lynda Benglis publie dans la revue Artforum une photographie la représentant nue (elle porte uniquement une paire de lunettes de soleil), enserrant entre ses jambes un impressionnant godemiché. Indiquons, pour clore cette trop courte investigation et pour relever certaines contradictions opposant le positionnement politique et la posture artistique féministes, que, face aux virulentes critiques des féministes radicales américaines auxquelles de telles œuvres se heurtent, Hannah Wilke, refusant le rejet catégorique de toute expression de la sensualité et du plaisir féminins dans le cadre d’une relation hétérosexuelle, répond en 1974 par Beware of Fascist Feminism (Prenez garde au féminisme fasciste). Notons encore que ce combat contre le sexisme s’articule parfois avec une critique du racisme (dans The Mythic Being : Cruising White Women, en 1975, Adrian Piper, artiste noire, occupe l’espace public grimée sous les traits d’un jeune homme androgyne dont il est difficile de déterminer l’origine ethnique ; ce, afin de confronter directement les passants à la question de la différence) ou encore avec celle de la division du travail et de l’exploitation capitalistes (en 1973, dans Hartford Wash : Washing, Tracks, Maintenance, Mierle Lederman Ukeles effectue dans les rues de cette ville diverses tâches d’entretien, qui, pourtant indispensables, sont assumées par des travailleurs mal rémunérés et peu considérés, mais aussi par les femmes au foyer). De même, Hannah Wilke (qui, dans Exchange Values [Marx], en 1978, est juchée nue et chaussée de talons aiguilles sur une machine sur laquelle est gravée l’inscription « Exchange Values »), souligne la nécessité de tisser des liens entre les luttes féministes et anticapitalistes. Nous devons aussi souligner, comme le signale Paul Ardenne2 en mentionnant les œuvres de Annette Messager, que la revendication sexuelle « peut avoir le goût du ludique », voire afficher une relative ambivalence. Dans 1
Lydie Pearl, Corps, sexe et art, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 112. Cette performance se déroule devant un public de femmes ; deux ans plus tard, la même performance est réalisée devant un public mixte. 2 Paul Ardenne, L’image corps, Paris, Regard, 2001, p. 267.
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les dessins composant l’ensemble intitulé Les Effroyables Aventures d’A. M., appartenant à la série Annette Messager truqueuse réalisée en 1974-1975, l’artiste met en scène son corps soumis à de multiples sévices sexuels. Le commentaire que cette œuvre inspire à Paul Ardenne (« Annette désire-t-elle ce sort ou le craint-elle ? On ne sait ! », écrit-il) révèle pleinement son caractère déroutant. La puissance transgressive / féministe d’autres stratégies artistiques seraient également à questionner. Nous pensons, notamment, à la performance de Orlan (qui s’approprie jusqu’à l’extrême la formule féministe « Notre corps nous appartient »1), Le Baiser de l’artiste (1977), au cours de laquelle l’artiste, aux côtés d’une figure la représentant en sainte, et moyennant la modique somme de cinq francs (les pièces s’accumulent au niveau de son sexe), propose aux hommes et aux femmes un baiser sur la bouche, ridiculisant ainsi une « société de mères et de marchands » et interpellant les relations cachées entre « art et prostitution » ; ou encore aux jeux troublants autour d’une identité (sociale, sexuelle…) insaisissable parce que recomposée au hasard de situations variées auxquels nous confronte Cindy Sherman (dans ses Untitled Film Stills, réalisés à partir de la fin des années 1970, en noir et blanc, puis en couleurs, elle adopte, dans différents contextes – y compris une scène de viol – des poses qui s’apparentent aux clichés codifiés et convenus par lesquels est complaisamment exposée la féminité). Tout au long de ces folles années, suivant un rythme discordant (selon les lieux, les milieux, les vécus…), s’est déployé un processus d’érotisation du quotidien. Ce mouvement, initié par la génération des années 1968, s’est assez rapidement massifié (au niveau des modes de vie, des comportements2…) et a été très vite renforcé par la captation / récupération de ses utopies par le marché (la publicité3, la mode4…). Dans son étude sur La pornographie et ses images5, Patrick Baudry considère ainsi que, progressivement, le sexe, l’érotisme et la pornographie délaissent les rayons spécialisés des sex-shops pour s’infiltrer dans les méandres de la vie de tous les jours (tout en précisant, en étudiant le développement de ce qu’il nomme l’industrie du sexe, qu’un renversement s’opère inexorablement, menant de la transgression à la modélisation-
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Cf. Orlan, de l’art charnel au baiser de l’artiste, Paris, Jean-Michel Place et fils Eds., 1997. De l’union libre aux seins nus sur les plages…, par exemple. Dans le même sens, notons qu’il y a quelques mois, le magazine Elle publiait des témoignages sur l’échangisme (plus radical, une publication pour adolescentes titrait : « Etes-vous bonne ? »…). 3 Récemment l’homosexualité féminine et le sadomasochisme ont été réquisitionnés par des publicistes. 4 Que de chemin parcouru depuis l’invention de la minijupe par Mary Quant en 1965 : jeux de transparence, lingerie ampli-forme… ! 5 Patrick Baudry, La pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997. 2
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standardisation1). Les années utopiques, animées par le désir de lier révolution politique et libération sexuelle, semblent en effet bien lointaines. Les temps ont changé ; la donne est bouleversée : effondrement des grands récits, triomphe de la mondialisation néo-capitaliste, exacerbation de l’individualisme, banalisation du nomadisme sexuel2, domination de la « sexduction »3, apparition et persistance du sida… Néanmoins, il ne nous paraît pas inopportun de rappeler ici l’actualité de quelques thèses soutenues par Herbert Marcuse4 (qui fut beaucoup cité, et sans doute moins lu, pendant ces années-là). Dans Eros et civilisation5 (1955), rejetant le pessimisme de Sigmund Freud (tel qu’il s’exprime par exemple dans Malaise dans la civilisation) tout en s’appuyant sur les hypothèses développées par le psychanalyste (notamment dans « Au-delà du principe de plaisir ») sur l’antagonisme qui existe entre le principe de réalité et le principe de plaisir, entre les pulsions de vie et les pulsions de mort6, Marcuse dénonce la surrépression qu’impose au sein des sociétés modernes (capitalistes et socialistes7) le triomphe du principe de rendement et, en conséquence, envisage, dans le cadre d’une transformation politique, la possibilité d’élaborer une culture non-
1 Ou à d’autres mouvements en apparence contradictoires : raréfaction de l’échange sexuel, idéologisation de la performance sexuelle, démocratisation de pratiques extrêmes (cf. l’ouvrage de Christophe Bourseiller déjà cité), … 2 Dans Du nomadisme (1997), Michel Maffesoli note : « Du Minitel convivial aux réseaux d’Internet, de l’échangisme sexuel à la multiplication des partenaires, du développement des divorces aux familles recomposées, et la liste est loin d’être close, l’on est bien confronté au retour du nomadisme sexuel… ». 3 Cf. Gilles Lipovetsky, L’Empire du vide, Paris, Gallimard, 1983. 4 Sur Herbert Marcuse, cf. notamment l’essai de Jean-Michel Palmier, Herbert Marcuse et la nouvelle Gauche. Philosophie et révolution, (Paris, Belfond, 1973). En 1941, dans Raison et révolution (trad. R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Minuit, 1968, p. 41), Herbert Marcuse évoque « la recherche d’un “langage authentique” », à savoir « le langage de la négation en tant que le Grand refus d’accepter les règles d’un jeu dans lequel les dés sont pipés ». Pour lui, l’enjeu est dès lors de rendre présent l’« absent », « parce que la plus grande part de vérité est en cette absence ». 5 Herbert Marcuse, Eros et Civilisation. Contribution à Freud, trad. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Minuit, 1968. 6 Pour autant, H. Marcuse soutiendra dans La dimension esthétique (trad. D. Coste, Paris, Seuil, 1979, p. 79) que « Eros et Thanatos ne sont pas seulement adversaires mais aussi amants ». 7 Dans Le Marxisme soviétique (1958), H. Marcuse critique vigoureusement le marxisme soviétique et le devenir des sociétés socialistes réellement existantes. Tout en prenant en considération l’existence d’« une différence fondamentale entre les sociétés occidentale et soviétique », il observe que « les deux systèmes partagent des traits communs » : « […] la centralisation et l’embrigadement évincent l’entreprise individuelle et l’autonomie de l’individu, la concurrence est organisée et rationalisée, les bureaucraties économiques et politiques exercent conjointement le pouvoir, le comportement de la population est coordonné grâce aux “mass media”, à l’industrie des distractions, à l’enseignement » (trad. B. Cazes, Paris, Gallimard, 1963, p. 103-104).
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répressive. Dans L’Homme unidimensionnel1 (1964), il analyse la logique de domination du capitalisme américain conduisant à une « société close », « close, précise-t-il, parce qu’elle met au pas et intègre toute les dimensions de l’existence privée et publique »2. Dénonçant le triomphe de la rationalité technologique et le renforcement des contrôles assujettissant l’individu, usant du concept mortifère de « désublimation répressive » pour caractériser l’« administration totale » de l’existence humaine, il s’insurge contre le bonheur frelaté qui, en fait, relève d’une entreprise de mutilation de la vie. Si, selon Herbert Marcuse, « […] la sexualité y semble moins refoulé, moins sublimée…, écrit Jean-Michel Palmier3, c’est que, privée de son contenu révolutionnaire, elle ne menace plus rien et ne fait que renforcer les mécanismes d’intégration et de répression », Paradoxalement donc, la visibilité manipulée d’une sexualité outrancièrement prégnante masque une concrète désexualisation du corps et une violente restriction de la vie sexuelle. En conceptualisant cette « désublimation répressive », Herbert Marcuse met en accusation un bonheur fictif (fallacieusement propagé par ailleurs par les produits de l’industrie culturelle et par les images publicitaires), qui se nourrit tragiquement d’illusions et de mensonges. Pour Marcuse, malgré tout, les chemins Vers la libération4 restent à défricher. Sa philosophie de l’émancipation n’a précisément de sens que parce que l’avènement d’une « civilisation non-répressive », dont la perspective est non sans difficultés maintenue dans ce qu’il nomme la sphère esthéticoérotique, reste pour lui possible5. « Le Grand Refus, écrit Jean-Michel Palmier,
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Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. M. Wittig, Paris, Minuit, 1968. 2 Ibid., p. 7. 3 Jean-Michel Palmier, « Herbert Marcuse », dans Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 1757. 4 Herbert Marcuse, Vers la libération (1969), trad. J.-B. Grasset, Paris, Minuit, 1969. Dans sa « Préface », rédigée après les événements de Mai, H. Marcuse rend hommage à leurs acteurs et écrit : « En proclamant la contestation permanente […] le Grand Refus, ils ont dénoncé l’empreinte de la répression sociale jusque dans les expressions les plus sublimes de la culture traditionnelle, jusque dans les plus spectaculaires réalisations du progrès technique. Ils ont de nouveau dressé un spectre (qui cette fois ne hante pas seulement la bourgeoisie, mais toutes les bureaucraties d’exploitation) : le spectre d’une révolution qui tient pour secondaires le développement des forces productives et la croissance du niveau de vie, s’attachant avant tout à la création d’une solidarité réelle de l’espèce humaine, à l’élimination de la pauvreté et de la misère au-delà de toute frontière nationale et de toute zone d’intérêt, à la construction de la paix. En un mot, ils ont dégagé l’idée de la révolution du continuum répressif où elle restait enfermée, pour la replacer dans sa dimension véritable : celle de la libération » (p. 11-12). 5 Ce, même s’il considère que les potentialités révolutionnaires du prolétariat sont affaiblies, si ce n’est anesthésiées. D’où, en conséquence, l’intérêt qu’il porte à l’émergence de nouveaux sujets révolutionnaires (la jeunesse, les femmes, les minorités ethniques…) et l’attention qu’il porte aux expressions critiques de la contre-culture (de l’épopée beatnik, au travers des textes de William
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c’est le refus de tous les mythes qui servent l’oppression, c’est le refus des désespérés, de ceux qui rêvent d’une libération ici et maintenant et qui refusent en bloc le système »1. En 1966, dans une « Préface politique » écrite à l’occasion de la publication de la troisième édition américaine de Eros et Civilisation, Marcuse précise qu’« [A]ujourd’hui, la lutte pour la Vie, le combat pour Eros, est un combat politique »2, annonçant le soutien complice qu’il apportera (contrairement à Theodor W. Adorno3) à l’effervescence contestataire des années 1968 ! Dans ses textes des années 1970, en correspondance avec les mouvements contestataires qui bouleversent les fondations du monde, à l’Ouest, mais aussi à l’Est, Herbert Marcuse réaffirme donc l’importance de la sphère érotico-esthétique, au sein de laquelle sont toujours susceptibles de surgir d’inédites révoltes contestataires, destructrices et re-constructrices. Autrement dit, est alors maintenue l’utopie d’une érotisation authentiquement émancipatrice !
Burroughs, de Allen Ginsberg et de Jack Kerouac, aux chansons de Bob Dylan et de Joan Baez et à l’engagement théâtral du Living Théâtre). 1 Jean-Michel Palmier, Herbert Marcuse et la nouvelle gauche, op. cit., p. 574. 2 Des extraits de cette préface sont traduits et publiés par Gérard Raulet dans son ouvrage intitulé Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation (Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 182-184). 3 Dans une lettre datée du 5 avril 1969 adressée à Adorno, dont il regrette la position, Marcuse écrit : « Nous savons (et ils savent) que la situation n’est pas révolutionnaire, ni même prérévolutionnaire. Mais cette situation est si horrible, si étouffante et si dégradante que la rébellion contre elle contraint à une réaction biologique, physiologique : on ne peut plus le tolérer, on étouffe et il faut se donner de l’air » (le contenu de cette lettre est publié par Rolf Wiggershaus dans son étude sur L’Ecole de Francfort. Histoire, développement, signification, trad. L. DerocheGurcel, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 615). Selon la même logique, en mai 1968, il soutient la dissidence hippie : « Leur rébellion est dirigée contre une morale puritaine, contre une société américaine où on se lave dix fois par jour, et qui, en même temps, tue et brûle au Viet Nam en toute pureté. Alors ils protestent méthodiquement contre cette hypocrisie en gardant leurs longs cheveux, leurs barbes, en ne se lavant pas et en refusant d’aller à la guerre » (« Une force de désintégration », entretien avec Pierre Viansson-Ponté, Le Monde, 11 mai 1968).
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Plaisirs du corps / plaisir aux œuvres1 En 1994, Jacques Henric publie Adorations perpétuelles2. Une œuvre, L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet, illustre la couverture de ce livre. Dans différentes villes de province, des libraires se voient sommés, par des représentants des forces de l’ordre ou par des militants de ligues vertueuses, de retirer de leur vitrine cet ouvrage. Mais quel est donc le corps du délit ? Laissons à l’écrivain Pierre Guyotat le soin de décrire cette image barbare et incendiaire : « […] un corps de femme ouvert, mais allongé, de face, sur un drap ou une chemise épaisse ; nu, mais on ne lui voit qu’un sein avec son téton, le ventre avec son nombril, un peu déporté sur la gauche par le mouvement de torsion du corps, une motte avec son con dessous, le rouge de sa fente sous le poil ; mais, au-dessous encore, pris entre les deux départs de cuisse, les deux bourrelets dodus des fesses tassées, avec au centre le pli qui continue le con jusqu’au cul ». Il existe apparemment des tableaux que l’on ne saurait laisser voir ; trop insoutenables, si ce n’est dégénérés, selon certains regards mortifères. Avec retard par rapport à la vague d’intégrisme moral qui se développe aux Etats-Unis, la France, code pénal rénové à l’appui, semble s’engager avec allégresse sur des chemins que l’on pensait désormais seulement parcourus par quelques croisés de l’ordre moralisateur. Ici, une affiche cinématographique est écartée des espaces publicitaires urbains ; là, c’est la diffusion d’un film qui est interdite ; ailleurs, c’est un spectacle dénudé qui se voit censuré ou encore une exposition malsaine qui est décommandée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces faits ne se sont pas (encore ?) déroulés à Toulon, à Orange, ou à Marignane (ce qui, en un sens, serait rassurant). Il est incontestablement plus grave de constater que ceux (responsables politiques, administratifs…) qui s’octroient la liberté de sauvegarder nos âmes, voire de nous purifier, n’appartiennent pas au Front National. Cela explique-t-il, en conséquence, le peu de prises de position, le peu de déclarations fracassantes contre ces diktats ? Le silence gêné accompagnant ces décisions arbitraires révélerait-il l’incapacité présente (mais cela est également vrai lorsque des maires éradiquent, par décret, la misère des trottoirs de leur ville) de formuler une pensée inconvenante, de s’insurger face à des symptômes d’une société en crises, « malade du moralisme » selon le titre du premier numéro de notre revue ? Qui, aujourd’hui, reprendra le flambeau du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, n’hésitant pas, 1 2
Ce texte a été publié dans Crises, n° 5, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Jacques Henric, Adorations perpétuelles, Paris, Seuil, 1994.
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dans les années 1970, à défier sur son terrain (la ville de Tours) l’apôtre de la Famille d’alors, Jean Royer ? Laissons les artistes et intellectuels à leur silence ou protestations sélectives, et revendiquons ici le plaisir pris à ces « petits dépôts sales » (l’expression de Jacques Lacan paraît appropriée à notre sujet) ; à l’image de l’Objet-Dard (1951) de Marcel Duchamp – sculpture en plâtre galvanisé avec incrustation d’un filet de plomb représentant un sexe masculin – et de la Nature morte aux immortelles et à la culotte rose (1980) de Paul-Armand Gette – sur un napperon, sont installés un bouquet de fleurs et une culotte de jeune fille légèrement froissée. Ce, contre les bonnes consciences qui déversent leur « haine contre les sens, contre la joie des sens, contre la joie », comme le proclamait si pertinemment Nietzsche dans L’Antéchrist. *** Souvenons-nous du Living Theatre, qui, sous l’impulsion de Julian Beck et de Judith Malina, dès les années 1960, pratiquait, des campus américains aux rues avignonnaises, un théâtre lié à la vie. Cette célébration nécessitait l’unification de deux présences, celle des acteurs mimant une improvisation collective et celle des spectateurs dont la participation était attendue. Ainsi, ces happenings détruisaient-ils toute notion d’interdit, s’attaquaient-ils aux tabous que la société nous commande de respecter : la mort, le corps, la sexualité…, protestaient-ils contre les assassinats sans cesse répété d’Eros. Dans Paradise Now (1968) était mise en vie une succession de rituels, menant à la fête des esprits et des corps (dénudés), une ode au « corps libéré, par la nourriture et la poésie des révolutions », selon les propos de J. Beck. Dans les Sept méditations sur le sado-masochisme politique (1973), rejouant sur différents thèmes la dialectique du maître et de l’esclave, le Living interrogeait ce « qui a corrompu l’amour », et mettait en cause les obéissances imposées par l’Etat (aux « règles du système », mais aussi au père, au mari…), afin de prôner l’amour libre, une « sexualité joyeusement spontanée »… Les choses ont-elles radicalement changées en cette fin de XXe siècle ? N’est-il pas toujours nécessaire de s’élever (sans recourir au droit-del’hommisme de convenance) contre le sexisme, l’autoritarisme, le racisme… (qui persistent), pour que l’amour enfin rentre d’exil ? *** Pour Herbert Marcuse, l’œuvre d’art montre « le contenu archétypal de l’aliénation » et participe indirectement à la quête des conditions qui, réconciliant (partiellement) les principes de plaisir et de réalité, favoriseront la satisfaction des instincts de vie. Ce « Grand Refus », contre le principe de rendement et contre la répression des pulsions, s’exprime, selon lui, au sein de 104
la sphère esthético-érotique. Associant le plaisir du beau au visage d’Eros, l’expérience esthétique nous permettrait d’éprouver les vertiges d’une liberté s’érigeant au sein d’un ordre non-répressif. Même si, comme il le précise, la libération promise n’est pas absolue. Au moins, les images sensuelles de l’art prouveraient-elles qu’Eros et Thanatos « ne sont pas seulement adversaires mais aussi amants » ! *** Un chien andalou (1929) reste un film-choc, un film-scandale, dont le prologue – la lame de rasoir qui n’en finit pas de sectionner l’œil d’une jeune fille – ne cesse d’obséder le spectateur. L’image triomphante, chez Luis Buñuel, s’impose par sa violence, parfois par sa cruauté ; elle est appel constant à une inspiration libérée de toutes limites. Mais, de ce rêve, la réalité n’est pas exclue ; de cet enlacement du réel et de l’onirique, naît l’érection subversive. Les images se confrontent dans un hasard de cris destructeurs, que Buñuel laisse cheminer, conscient que l’ordre établi ne pourra sortir indemne. Sur un mur, une tâche noire, celle d’un papillon. Puis, une tête de mort, que forment ces ailes, envahit l’écran. Une jeune fille trace, sur ses lèvres, des traits rouges. Les enchaînements sont brutaux, la force visuelle crache son venin aux yeux du spectateur. Dans et par ce montage incessant, tout est bouleversé, le temps et l’espace, les valeurs morales et les conventions sociales. Quant au réalisateur, il ironise méchamment « contre cette foule imbécile qui a trouvé beau ou poétique, ce qui, au fond, n’est qu’un désespéré, un passionné appel au meurtre ». Ce, pour annoncer le dévoilement de la mise à mort du confort bourgeois par le désir absolu, l’amour révolté. En signant L’Age d’or en 1930 (la censure ne sera levée qu’en 1981), Buñuel dépèce les entrailles des rouages d’une société qui entrave l’aspiration à la liberté de l’homme. Face à cet étalage d’hypocrisie nauséabonde, se dresse alors l’amour fou. Contre la Loi et les devoirs qu’elle impose. Contre la religion et sa mainmise sur les consciences. Evoquons encore ces plans, où l’inertie d’une sculpture s’immisce dans l’acte d’amour unissant Lya et Modot, jusqu’à devenir un partenaire actif du couple, tout en se maintenant dans la position du voyeur. Modot étant un moment dans l’obligation de quitter Lya, celle-ci se précipite vers la statue. C’est alors une des scènes les plus troublantes du cinéma qui nous happe. Dans un tourbillon entraîné par la musique d’orchestre, Lya suce le gros orteil de la statue, peut-être devenu sein. L’intensité du désir n’est plus retenue. Le visage de la statue témoigne froidement d’une frustration combattue avec frénésie par la beauté d’une femme en proie aux délices de l’acte sexuel. Dans l’incertitude de la confrontation de la vie et de la mort, la puissance désirante de la femme, profondément excitée, est incommensurable. *** 105
Enquêtant sur la pratique des seins nus sur les plages, le sociologue JeanClaude Kaufmann1 indique que la « diminution des contacts physiques, conséquence des nouvelles modalités du lien social, contrôlé et à distance », légitime l’existence de lieux où l’on puisse compenser ce manque (en substituant le voir au toucher). Parfois, néanmoins, au détour des paroles recueillies, le corps redevient pleinement sexuel. Ainsi, deux jeunes femmes s’expriment-elles en ce sens : « C’est érotique », dit l’une ; « […] t’es beaucoup plus sollicitée, ils pensent que t’es cœur et corps à prendre », admet l’autre. Le processus de banalisation n’est donc pas totalement achevé. Le corps désirant n’est pas encore absolument enfoui. C’est peut-être ce que les responsables politiques de certaines municipalités ont compris, lorsqu’ils tendent à limiter cette liberté qui devait être inoffensive. Décidément, la présence agissante d’un corps qui se refuse à plier et à se (re)nier gêne la pensée correcte ! *** Le théâtre de rue, bien qu’en voie d’institutionnalisation, reste parfois capable de pousser à bout les codes de bonne conduite. Ainsi, lorsque la troupe Turbo Cacahuète, jouant une inauguration, demande au Maire (le vrai) de couper le ruban (le cache sexe) d’une femme-statue vivante, puis invite les spectateurs à déguster les mets disposés à même la peau nue des comédien(ne)s faisant office de plateaux. Ou, lorsque, sur une place de la ville, ces trublions prennent leur douche dans une cabine transparente. Ou encore, lorsqu’entre deux étalages, sur le marché, ils vendent deux ravissantes créatures dans un panier d’osier. Parfois, leur périple se termine en prison (par manque d’humour ou pour conserver leurs électeurs, certains élus croient ainsi exorciser le diable). Le spectacle achevé, bien des ardents défenseurs de la bienséance, pourront (si l’antenne satellite n’est pas interdite) se consoler en visionnant une chaîne pornographique. La tartuferie est une attitude qui a de l’avenir ! *** Jean-Michel Palmier2 rappelle la critique féroce portée par Wilhem Reich, auteur de La Révolution sexuelle et fondateur de Sexpol, à l’encontre de l’idée selon laquelle « le but de la sexualité, sa fin naturelle est la procréation ». Wilhem Reich s’attaque en effet aux conséquences d’une telle loi : privilège accordé au mariage, refus des exigences sexuelles de l’adolescent, interdiction de l’avortement… Doit-on s’étonner, dès lors, de la double exclusioncondamnation (simultanément du Parti Communiste et de l’Association 1 2
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes, Paris, Nathan, 1995. Jean-Michel Palmier, Wilhem Reich, Paris, UGE, 1969.
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psychanalytique allemands) dont sera victime Reich dans les années 1930, de la haine que lui vouera le régime nazi et des persécutions que lui infligera, plus tard, la justice américaine ? *** Roxy (1960-1961) reproduit l’intérieur d’une célèbre maison close de Las Vegas des années 1940. Bourgeoisement meublée selon les goûts de l’époque, cette pièce est hantée par des femmes (poupées moulées) adoptant des poses aguichantes. Sur une machine à coudre, l’une est couchée, les jambes écartées, offerte ; sa gorge est transpercée par une rose. Nue, mais le corps souillé de peinture, elle coince entre ses cuisses les fils d’une marionnette désarticulée, un sac de toile pour empaquetage (n’est-elle pas à consommer ?) la coiffe. N’éludant ni l’abject, ni la moisissure, les sculptures de Edward Kienholz sont insupportables, parce qu’elles nous impliquent, voyeurs-complices des malheurs des hommes, dépossédés de leur sexe. Dans Contemplation interminable de la maison en verre (1980-1981), plongée dans la transparence provoquée par la luminosité agressive de la réalité appauvrie, une femme regarde un miroir et s’interroge sur son identité. Comment ne pas entendre frémir, écrit Vivianne Forrester, « les circulations du désir et de la carence, les miasmes de l’inconscient, l’inexorable programmation biologique ; le péril de mourir et le péril de jouir » ? Pour Kienholz, par ailleurs, la jeunesse masculine semble condamnée à mimer le plaisir qui lui est refusé, en se mouvant entre les jambes insensibles d’une machine, brisant pour quelques sous les interdits que portent sur leurs corps des créatures de rêve, dans lesquelles se noie (et se dompte) son désir (The bronze pinball machine with woman affixed also, 1980). *** Un médecin, une ancienne star du cinéma pornographique… animent, sur les ondes des radios dites libres (par commodité de langage), des émissions donnant, « en matière de sexualité », la parole aux adolescents. Se succèdent ainsi, portés par un verbe cru, des questions et des témoignages, qui révèlent tout à la fois la méconnaissance (au-delà des mots-signes, le vide), la peur (sous le désir, l’angoisse) ou la misère (derrière une vulgarité stéréotypée, la solitude). Entre explications techniques et vagues considérations morales, le bon docteur et l’actrice experte, sous le couvert de leur savoir et de leur expérience (supplantant parents, professeurs et prêtres), organisent un grand déballage, la grande braderie des plaisirs absents-désirés, la débandade généralisée. Et si, ces cris intimes du corps meurtri, en se dissolvant sur la scène « publique » et médiatique, se trouvaient pris en otage ? Comme s’ils étaient, en fait, réduits, une nouvelle fois, au silence, à l’issue de ce jeu de la vérité tronquée. Et dire 107
qu’un Ministre, si avisé politiquement par ailleurs, s’est fourvoyé, en menaçant de telles émissions, tapageuses certes, mais terriblement sourdes (parce que bien pensantes) aux appels de détresse. Le jeu du rire aussi est parfois mensonger. Comme celui du clown américain Jango Edwards ; qui, construisant son show-bizutage autour de paroles grossières et de gestes infamants à connotation sexuelle (brandissant une saucisse bien placée, il oblige une spectatrice à simuler une fellation), amène sans distance le public à se situer du côté du bourreau, donc à consacrer le triomphe de l’ordre. « La morale, écrivait Karl Kraus, est un instrument d’effraction qui a l’avantage de ne jamais être oublié sur les lieux du crime ». *** Sur un matelas, son corps nu s’offre et se dérobe ; ses cheveux forment une auréole désordonnée et sa tête, sans attaches, repose délicatement penchée sur son épaule. La Poupée (1934) prend vie. Ebauché, amputé, morcelé, désarticulé, dispersé ou contorsionné, son corps existe, chargé de sens. Elle suscite notre indécence et la tient à distance. Le jeu, mêlant désirs et angoisses, devient expérience poético-érotique. Pour Bellmer, « le jouet se présentera sous forme d’objet provocateur ». Alors, nous pourrons à nouveau jouer à la poupée. Exercice périlleux, écartelés que nous serons entre son insoumission et nos rêves brisés / oubliés. Dans l’ici et le maintenant d’une réalité, dominée par le règne de la marchandise (qui prostitue les corps), qui nous interdit désormais de faire usage d’un « corps palpitant, du sexe féminin séduisant », selon l’expression de Oskar Kokoschka. Se séparant des liens qui l’intègrent au corps de son créateur-géniteur, La Poupée pénètre notre monde concret, extirpant de cette rencontre quelques traces perdues, concernant « les soudaines images du Toi ». Debout, face à un mur, son regard fuyant nous agresse. Vêtue d’une chemise, la nudité de ses épaules voilée par sa chevelure, celle de ses fesses nous défiant, elle nous invite à la rejoindre, à dépasser notre servilité, à étreindre sa sauvagerie rebelle. Son corps émietté et les pièces de son architecture intime s’accrochent à l’étalage de notre atelier fantasmatique. La Poupée n’est qu’attente cependant, éphémère moment où nous pensons détenir les règles du jeu de la vie et de la mort dans lequel son appel nous précipite. Alors, les combinaisons se multiplient et les pièges s’installent, contre nous, dans les failles que notre frénésie provisoirement retrouvée laisse béantes. Pour Hans Bellmer, cet instant, où tout est à réinventer est magique, quasiment extatique. Dans ce jeu, nul ne peut tricher. Tout est inattendu et l’essentiel se dessinera dans les « suites inconnues » qui en résulteront. Recroquevillée sur une chaise, se masquant une partie du visage avec son corps, la rougeur de son nombril contrastant avec la pâleur de ses cheveux 108
maintenus par un nœud de tissu, La Poupée (1935) nous fixe, dévastant les contours d’un paysage que nous pensions définitivement établi, fragilisant notre être au (dans le) monde. Mais, appuyée contre un arbre, La Poupée (1938), dont le corps incandescent illumine le sous-bois qu’elle imprègne de sa violente nudité, se révèle cependant inapprochable pour l’homme, qui, furtivement, tente de s’en emparer. Celui-ci est un aveugle. Son visage-regard, nié par le tronc de l’arbre censé refouler son voyeurisme, est inapte à recevoir une réalité qui le déroute. Il « oublie le jour, baisse le front et perd », écrit Paul Eluard. *** Sur le dossier d’un fauteuil, une robe et un pantalon. Sous cette image, un slogan : « Quand vous faites l’amour avec Sophie, pensez à protéger Valérie », et quelques conseils (concernant la « sécheresse vaginale » ou la « pénétration anale »). L’urgence parviendra-t-elle à briser les réticences (les fausses pudeurs) de nos gouvernants ? Car il s’agit bien, clairement, de pointer les risques, de prévenir sans culpabiliser (notamment vis à vis de l’homosexualité). Vaincre la maladie, c’est savoir se protéger certes, mais aussi ne pas se soumettre au fait que, comme le souligne Florence Ferry, dans le numéro d’été de la revue Politis sur « Le plaisir », « entre la révolution sexuelle et le rigorisme triste, le sida a, pour l’instant, tranché ». C’est ne pas abdiquer, parce que « le mal moderne n’exige que quelques règles d’hygiène assez simples », selon Sophie Chauveau1 dans Eloge de l’amour au temps du sida. Ce qui était déjà le parti pris d’Oscar Panizza, dans sa pièce Le concile d’amour (Dieu punit la luxure des hommes en les infectant d’un virus mortel), refusant de sermonner les envies du corps face à l’alliance de Dieu et du Diable. Résister, de la part des survivants, c’est aussi par une danse de joie repousser le spectre de la mort. Le chorégraphe américain Bill T. Jones, travaillant avec des malades, au sein d’« ateliers de survie », propose, avec Still / Here (1994), une émouvante quête énergique contre la morbidité ambiante. Incantatoire, cette pièce est un défi lancé à la face des malheurs du monde. *** A la terrasse d’un café, Place de la Sorbonne, une jeune fille, aux cheveux hirsutes noirs traversés d’un éclair jaune, vêtue d’une jupe courte et d’un chemisier largement échancré, laissant voir une poitrine frissonnante, est assise entre deux hommes. L’un caresse précautionneusement son genou dénudé ; l’autre enserre amoureusement sa nuque. Insouciants, ses yeux semblent parcourir la crête d’un horizon inaccessible, alors que de ses lèvres, s’élève un 1
Sophie Chauveau, Eloge de l’amour au temps du sida, Paris, Flammarion, 1995.
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murmure assuré. Entre ses mains, une édition de poche des Elégies de Duino de Rainer Maria Rilke. Serait-elle, en cette fin de siècle inquiète, la complice radieuse de Lou Andreas-Salomé ? Celle à propos de qui, Roland Jaccard écrit dans Le cimetière de la morale1 : « On ne sait pas qui fut son premier amant, mais on croit volontiers l’un d’eux lorsqu’il affirme : « Il y avait dans son étreinte une force irrésistible, primitive. Vous regardant avec ses rayonnants yeux bleus, elle déclarait : “Recevoir le sperme est pour moi le summum de l’extase” ». Je ne sais si, le soir venu, mon inconnue a su recevoir en elle, avec la gourmandise supposée de Lou, la semence de ses deux amants. Qu’importe, en ces temps de repli fébrile sur soi, de soumission au sexuellement correct, sa frénétique apparition, tel un ange messager de notre devenir, me rassure. Il reste encore, comme le supposait Walter Benjamin, quelque chose à sauver ! *** Si les bandes dessinées érotiques provoquent tant d’émotion, c’est peut-être, comme le précise Joël Magny dans Une encyclopédie du nu au cinéma2 à propos du film de Nagisa Oshima, L’Empire des sens (1976), qu’elles laissent apprécier « la totalité des corps comme la totalité des actes, des prémices à l’apaisement ». Dans Le déclic de Milo Manara3, Claudia, la bourgeoise frigide, grâce à un appareil diabolique qui exacerbe les désirs, découvre le plaisir extrême. Rien ne peut assouvir ses envies, qui se manifestent sans foi ni lois. Chaque vignette est alors l’occasion d’exposer et de mettre en fête la disponibilité d’un corps, non manipulé et asservi, mais nomade. L’héroïne d’Alex Varenne, Lola4, est une jeune fille de la modernité, réinventant sans cesse l’art de séduire et d’être séduite. Jusqu’à l’anéantissement. « Je suis la chair de lune », déclare-t-elle, se jouant des frontières entre le fantasmatique et la réalité maudite et lisant avec effronterie L’enchanteur de Vladimir Nabokov. Ces corps à corps en noir et blanc, contrairement aux gros plans des photographies ou films X, ne sont pas racoleurs. Ils déclinent avec jubilation les mille et une voluptés de l’acte sexuel. Ils tentent de saisir, en vain sans doute, le « noir éclat du sexe » dont parle Michel Foucault. *** Dans une revue, je lis que les athlètes n’hésitent pas, avant une compétition, à faire l’amour ou à pratiquer la masturbation. Il est réjouissant d’apprendre que 1
Roland Jaccard, Le cimetière de la morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1995. Joël Magny, Une encyclopédie du nu au cinéma, Crisnée, Yellow now, 1993. 3 Milo Manara, Le déclic, Paris, Albin Michel, 1983. 4 Alex Varenne, Lola, Paris, Albin Michel, 1993. 2
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ces actes (pré)occupent les dieux du stade. Leur corps performant devient ainsi humain. Mais, l’article en question insiste sur l’utilité de ces gestes. Le relâchement provoqué (le mot plaisir n’est pas employé) permettrait au champion de libérer sa force énergétique lors de l’effort sportif. En ce sens, ne pourrait-on parler de dopage naturel ? Qu’importe là encore, si les vestiaires deviennent fréquentables ! *** Dans le ballet classique, asexué, les corps sont masqués, leurs différences annihilées. Michèle Febvre, dans Danse contemporaine et théâtralité1, montre, dans l’anecdote suivante, qu’aujourd’hui encore, la tradition demeure : « J’ai vu les danseuses cubaines et sud-américaines se coller du sparadrap sur les mamelons avant d’enfiler leur costume de scène, pour masquer toute excitation éventuelle ». Et pourtant, la danse n’est-elle pas l’art de l’exaltation des pulsions de vie, jaillissement ininterrompu, douloureux et jouissif ? De l’impudique déchirure, entre orgasme et souffrance, chez Karine Saporta à la ténébreuse et éblouissante exposition des corps naufragés et passionnels chez Pina Bausch. De la corrosive sensualité fluide qui se dégage des solos de Carolyn Carlson aux coups de la vérité brute portés par les mouvements pâles / incandescents de Carlotta Ikeda. Da un’altra faccia del tempo (1993), de Jan Fabre, peut illustrer cette capacité que possède la danse contemporaine de mettre en abîme les instants de fuite du corps. Entre une pureté qui l’efface et une impureté qui l’étouffe. Pardelà l’immobilité qui l’anéantit et la frénésie qui le blesse. Lorsque les corps hystériques, nudité rouge / nudité noire, s’embrasent, se dévorent d’amour, s’aiment à mort. Diabolique et fascinante « poésie pour les sens », selon Antonin Artaud. *** L’érotisme est « l’approbation de la vie jusqu’à la mort », écrivait Georges Bataille. Soumis à l’interdit et attiré par la transgression, le plaisir serait-il promis à la douleur ou à la folie ? Comme « si l’exacerbation des jouissances, comme si la recherche de ce que l’on nomme parfois “les petites morts” du plaisir devait s’achever en meurtre réel », constate, perplexe, Gilbert Lascault dans Ecrits timides sur le visible2. *** 1 2
Michèle Febvre, Danse contemporaine et théâtralité, Paris, Chiron, 1995. Gilbert Lascault, Ecrits timides sur le visible , Paris, UGE, 1979.
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Au début du siècle, Egon Schiele, par ses peintures et dessins outrageants, traquait les terreurs d’un corps meurtri, aux plaies béantes. Par un exhibitionnisme sans fard, ces corps vulnérables semblent obsessionnellement en proie aux convulsions d’un plaisir impossible. Comme s’ils dévoilaient les stigmates d’une punition les condamnant à une folie destructrice. Ecorchés vifs, leurs sexes s’écartent, par-delà bien et mal ; témoins à charge d’un désir-douleur empêché. Filmant l’élan des corps en errance (nommant ainsi leur exubérance tragique), Marco Bellocchio (Le Diable au corps, 1986) dépasse l’indécence. Au-delà de la mise en images-actes d’une fellation ou d’une sodomisation (qui provoquèrent de violentes réactions à la sortie du film), il s’insinue au plus profond du secret de l’exaltation sexuelle, « pour en saisir la tétanie, la transe quasi pathologique, tout comme démente », commente Fabrice Revault d’Allonnes. *** « […] le beau n’est rien que le terrible », écrivait Rilke. *** Par ses photographies, Joël-Peter Witkin montre ce que la société n’accepte pas d’admettre, ce qu’elle refoule et frappe d’interdit, un réel souterrain condamné à ne pas exister. En s’insinuant au sein du rapport fusionnant la violence et la souffrance, celles-ci et la mort, il nous propose une initiation, pervertissant nos codes visuels. Dans ces expériences, l’ignoble et le répugnant s’affichent, déchirant le voile pudique dont les recouvrent les discours d’une société qui se veut sans taches et sans tares. La monstruosité hideuse, que l’on nous masque, frappe implacablement notre regard et notre conscience. Ce travail, écrit le critique Patrick Rogiers, exige de mettre « en abîme les images archétypales de la déviance, de la souffrance, de la dégénérescence et de la pathologie en conviant dans une fête sauvage et cruelle des créatures surnaturelles, hybrides et polysexuelles ». Witkin agresse, en nous faisant comparaître devant nos propres fantasmes, en ravivant nos pulsions morbides. Dans un décor de salle de torture, Fetishist (1981) nous montre un individu agenouillé, de dos, au visage recouvert d’une cagoule. Des pénis démesurés sont collés-ficelés à son corps, l’un d’entre eux le pénètre. Dans Les voyages d’un masque (1983), une femme au crâne rasé (des traits délimitent sur celui-ci des surfaces numérotées) se cache derrière un loup noir et orné du Christ crucifié. Nue, les jambes écartées, les lèvres de son sexe sont étirées par deux anneaux, auxquels sont suspendues des formes géométriques en métal. 112
Nul tabou n’échappe à l’inquisition pratiquée par Witkin. Mais, si le sacré est profané, si la laideur se substitue à la beauté, si l’empire de l’« anormalité » s’étend, menaçant les frontières du monde convenable et présentable, la volonté du photographe n’est-elle pas d’atteindre une lumière blanche, qui, au-delà du royaume des ombres, est une promesse ? *** Il semblerait, d’après d’avisés chroniqueurs, que l’attrait porté aux pratiques sadomasochistes, serait en recrudescence. On observe, il est vrai, que certains signes liés à cet univers, se banalisent (de la mode des vêtements en latex à celle du piercing). Comment capter le sens de cette dureté (allant parfois jusqu’à une forme de mutilation) imposée au corps ? S’agirait-il, renversement pervers, de retourner contre soi (d’en exhiber les marques sur nous) la violence, interne / externe, de la société ? *** Soulignant une certaine « exemplarité du corps », Sally Jane Norman écrit que « le vécu corporel du briseur de tabous gouvernant, voire réprimant notre existence animale peut agir comme une force puissante de communication ». Faisant jaillir de son vagin un texte qu’elle lit (Interior Scroll, 1975), Carolee Schneemann affirme « l’énergie cosmique de la matrice féminine ». Dans une galerie, invisible, Vitto Acconci (Seedbed, 1972) se masturbe ; ses gémissements bruyants accompagnent et interpellent les visiteurs. Lacérant son corps, mutilant son sexe, Gina Pane s’ouvre à l’infini, « pour que vous puissiez y regarder votre sang […] pour l’amour de vous : l’autre ». Le body art serait-il l’ultime tentative d’envisager une humanisation du monde ? *** Parlant avec la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaecker du désordre en danse, celle-ci me confiait que cette « anarchie » était liée au matériau essentiel sur lequel cet art travaille, le corps. Le corps-dansant, selon elle, révèle son « plein de désirs, de violence », son « plein de toute la gamme des sensations et émotions humaines ». Ce qui explique sans doute les démêlés, passés et présents, de cette pratique avec les pouvoirs (non-démocratiques ou religieux). N’est-ce pas ce corps qui, dans toutes ses dimensions (y compris politiques, sociales et sexuelles), anime les images de l’art authentique que nous avons traversé ? N’est-ce pas ce corps qui, profondément libertaire, met en accusation la virtualité d’un corps propre (sans excès et sans débordements) et la fausseté d’un corps instrumentalisé (au service de la consommation) ? N’est-ce pas ce 113
corps qui, délaissant les apprentissages des dressages subis et refusant l’incorporation, acquiert une force révolutionnaire ? L’érotisation de la vie quotidienne, diffusée par la culture de masse, est évidente. Mais, ne tend-elle pas, comme le soulignait déjà Edgar Morin dans L’Esprit du temps1 à retirer « à la sexualité sa puissance de concentration » ? Le même auteur, par ailleurs, esquissait un questionnement et un constat encore d’actualité (comme si la libération des mœurs apportée par Mai 1968 n’avait pas résolue le paradoxe), en écrivant : « La permanente veilleuse érotique tend-elle à décharger ou à recharger la tension sexuelle ? Il semble qu’une sur-érotisation aille de pair avec les progrès de la semi-frigidité et de la semi-impuissance ». On ne peut relire ce texte sans le confronter à l’hypothèse que développe Jean Baudrillard dans Madonna. Erotisme et pouvoir2 à propos de l’image qu’offre la chanteuse Madonna : elle « serait la Vierge, ou l’anti-Vierge à travers laquelle, à travers les signes exacerbés de l’érotisme, il ne passe que la frigidité de notre époque, ou l’indifférence sexuelle ». Il devient urgent d’analyser les contradictions qui hantent notre société et son positionnement par rapport aux choses du sexe. Comment articuler des sollicitations antagonistes, qui pourtant co-existent : aseptiser / anesthésier / neutraliser la sexualité, expérimenter / dédramatiser / concrétiser nos désirs sexuels ? Par exemple : d’un côté, nous sommes soumis aux charmes de glace (parce qu’elles sont inaccessibles au regard de leur perfection corporelle) des mannequins de la haute couture et devons fantasmer sur des images sans formes (virtuelles ?) ; de l’autre, nous sommes confrontés aux défis de la sexualité ordinaire par les manchettes des magazines féminins qui, avec leurs titres explicites (« Comment exciter son partenaire ? », « Eprouvez le plaisir de l’homosexualité ! », « Faire l’amour au bureau ! »…), nous invitent à vivre au mieux (à encadrer ?) nos relations banales et à nous ouvrir (sous surveillance ?) à diverses pratiques. *** Cet été, dans un dossier consacré aux héros des séries télévisées, la rédaction de L’Evénement du Jeudi remarquait que tout ce qui était lié au sexe (considéré comme obscène) était gommé de la carte d’identité des personnages-modèles. Effectivement, L’Instit, qui évoque sans cesse son amour perdu, ne bande jamais devant les appâts déployés de ses collègues ou des mères d’élèves ; Hélène, qui embrasse plus qu’il ne convient dans chaque épisode, ne baise pas ; Julie Lescault, qui succombe parfois aux plaisirs de la chair (sans que cela n’atteigne l’équilibre familial bien entendu), ne semble guère remuée par ces exercices-parenthèses… Qu’importe si ces téléfilms sont interrompus ou cernés 1 2
Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962. Jean Baudrillard, Madonna. Erotisme et pouvoir, Paris, Kimé, 1995.
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par des films publicitaires plutôt suggestifs (comme celui qui, vantant les qualités d’un matelas, présente une femme en déshabillé (une prostituée ?) nous invitant à l’essayer) ! Notons cependant que, à l’inverse de ses héros identifiables (instituteur, étudiante, commissaire…), les légendes littéraires portées à l’écran s’octroient quelques dérives sexuelles. Nestor Burma (le héros de Léo Mallet) ne cesse de porter son regard sur les décolletés de sa secrétaire et couche volontiers avec ses clientes ; Arsène Lupin (le gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc), pour les besoins de ses affaires et sa jouissance personnelle, passe ludiquement d’un lit à l’autre, avec de multiples partenaires d’un soir. Mais, simultanément à ces précautions, les affaires du sexe sont cependant présents, du côté des reality-shows (audimat oblige ?), renvoyés ainsi vers le bizarre et le para-normal, expliqués, il va de soi, par des spécialistes en blouses (ou cerveaux) blancs ! De même, peuvent-elles aussi être traitées (« Osons », disent-ils) par un comique, dont l’odeur nous rappelle celle de la putréfaction des corps en décomposition. Parfois néanmoins, l’impertinence (vite récupérée cependant) brise les carcans de l’(a)moralité télévisuelle ; comme ce fut le cas, lorsqu’une caméra indiscrète témoigna, lors de la diffusion d’une émission grand public, que la comédienne Mallaury Nataf ne portait rien sous sa jupe courte ! *** Sur une affiche vantant les promesses charnelles d’un serveur minitel, une « charge créatrice » (selon la dénomination de Frank Popper) proclame : « Jouissance fallacieuse ». Le plaisir sur écran ou par simulation serait-il infécond ? *** Avec Derrière rouge – gros plan (1991), Jeff Koons met en position la Cicciolina. Celle-ci se caresse d’une main gantée rouge, tout en se faisant sodomiser. « D’autres artistes utilisent un pinceau, note Koons, Ilona utilise ses organes génitaux ». Débattre sur le caractère pornographique ou artisticoérotique de cette image a-t-il un sens ? Et si la sexualité n’était « compatible qu’avec la réflexion indifférente », comme l’envisageait René Magritte ? *** Au sein de cette flânerie vagabonde, nous n’avons cessé d’être hanté par l’héroïne du chef d’œuvre de Georg Wilhem Pabst, Lulu (adaptation d’une pièce de Frank Wedekind) ; femme faite pour « attirer, séduire, empoisonner […] pour tuer », sœur-complice de Lola (Marlène Dietrich), qui, dans L’Ange bleu 115
de Josef von Sternberg susurre : « Je suis faite pour l’amour de la tête aux pieds » et entraîne le Professeur Unrat sur les chemins de la déchéance et de la mort. En effet, Louise Brooks, qui incarne cet « ange exterminateur », jette à la face de la pruderie bourgeoise sa frange-barricade, son corps suintant d’une lascivité diaphane, sa peau étincelante des désirs qui la pigmente. Innocence démoniaque, corrosive figure s’opposant aux bourreaux de l’ordre moral, ne nous invite-t-elle pas à expérimenter à l’extrême, à nos risques et périls, cette « sensualité diffuse de l’étreinte » qu’évoque Roland Barthes ? *** Un dernier mot pour clôturer ces divagations inconvenantes : si la puissance subversive de la production désirante devait être anéantie, si la vie elle-même ne pouvait plus s’enrichir de ses utopies concrètes, alors, comme l’affirmait Max Horkheimer en d’autres circonstances, il ne nous resterait plus qu’à « jouer au base-ball » !
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Effeuillages chorégraphiques1 N!$9 $'#&9$ 78%=/:!))/'( ,&' #&9*% D2;&+% ./!%/!% *$979$ )$ '&97 L$ %&!9 ,$% %$!'% %&'( )&+97% &+% ,/ *$/+ 7$ ;$)&+9% N!$9 $'#&9$ H$ *9>(/!% ,&' #&9*% O 7$% .$,,$% !';$'(8$% L$ %&!9 *&+9 ,$ #&'%&)$9 D$ ,$(% )$ .$+ ? ,&' */%%8 P$ (9!*G($/%$ 7/'% )2Q,$ P$ (9!*G($/%$ 7/'% )2Q,$ R!$' ? #/#=$9 P$ (9!*G($/%$ 7/'% )2Q,$ P$ (9!*G($/%$ 7/'% )2Q,$ F&+( ? 7&''$9 12*/'0 32%(!4 S#! %2/#=J;$ )$ %(9!*G($/%$ ($,$'(% 8*/9*!))8% U&+9(/'( %! H$ %+!% (&+($ '+$ D$ 0/97$ ,&' Q,$ !'08'+$ V( H$ 9$%($ $' (&+% *&!'(% */9$!))$ P?1 7/'% )$ *)+% %!,*)$ /**/9$!) Serge Gainsbourg
La danse contemporaine, sans a priori, se heurte volontiers aux autres arts2. Les rencontres ainsi provoquées sont discrètes ou bruyantes, sereines ou tendues, et s’inscrivent dans diverses perspectives esthétiques, entre collision et fusion, collage et métissage. Les chorégraphes contemporains, par ailleurs, n’hésitent pas à interpeller en toute liberté des formes jugées encore mineures 1
Ce texte a été écrit fin 2007. Au théâtre, dans les arts plastiques, au cinéma, dans la littérature… De même, de nouveaux rapports sont également recherchés entre la danse et la musique, en diversifiant par exemple les univers sonores convoqués. 2
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ou légères il y a quelques années (le cirque, le théâtre de marionnettes, le cabaret…), voire des pratiques jusqu’alors éloignées du champ artistique (liées, par exemple, au monde sportif). Ils tissent également d’aventureux liens avec des expressions culturelles venues d’ailleurs, suscitant d’équitables et de productifs échanges. Du frôlement au frottement, de l’attouchement à l’entrelacement, du croisement au mélange, de multiples liaisons naissent et s’épanouissent, brouillant les frontières établies et enrichissant le vocabulaire chorégraphique. S’imposent alors des œuvres hybrides, curieuses et dérangeantes1. Au regard de ces quelques remarques, trop brièvement avancées ici2, le fait que des chorégraphes s’intéressent aujourd’hui au strip-tease n’est donc guère surprenant. Se déshabiller (au féminin, il va de soi !), pour séduire l’homme dominant et infléchir son pouvoir, afin d’obtenir éventuellement ses faveurs (ou un quelconque privilège), n’est pas nouveau. L’acte existe donc bien avant l’invention du mot strip-tease3. La danse des sept voiles de Salomé4, impudiquement lascive, exhibant son corps aux regards masculins, ne peut-elle pas être en effet considérée comme le premier strip-tease ? Selon Rémy Fuentes, des jeux érotiques de l’Antiquité aux écarts de la commedia dell’arte (défiant avec humour les interdits imposés par le Christianisme) et aux pratiques libertines du siècle des Lumières, l’effeuillage peut être cependant une pratique non dépourvue parfois d’une dimension subversive. Avec l’avènement de la société bourgeoise et le développement du capitalisme, le corps dénudé tend à devenir une marchandise5. Alors qu’est hypocritement prônée une morale vertueuse fondée sur la famille, le strip-tease devient spectacle. Du club sordide au cabaret huppé, du burlesque américain à la sophistication parisienne6, d’une 1
Il va de soi que l’échec peut sanctionner des projets peu aboutis ou relevant d’un insignifiant formalisme. 2 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article, « Du collage au métissage, réflexions sur quelques enjeux esthétiques et… politiques » (Repères, revue publiée par la Biennale de danse du Val de Marne, n° 3, mars 2004, p. 28-31). 3 Selon Rémy Fuentes (Strip-tease. Histoire et légendes, Paris, La Musardine, 2006, p. 158-159), le mot strip-tease (contraction de to strip : se déshabiller et de to tease : agacer) apparaît en 1931 pour qualifier le show de l’américaine Gypsy Rose Lee. 4 Le mythe de Salomé, qui semble avoir été judicieusement utilisé par les Pères de l’Eglise pour mettre en garde face au pouvoir séducteur et pervers de la femme, a inspiré de nombreux artistes et écrivains, notamment Oscar Wilde, qui écrit une pièce tragique, Salomé, en 1893. « La pièce choisit résolument de se concentrer sur le personnage de la danseuse, jeune femme sulfureuse à la danse vénéneuse », écrit Philippe Verrièle (La Muse de mauvaise réputation. Danse et érotisme, Paris, La Musardine, 2006, p. 172). 5 Rémy Fuentes évoque ainsi la « libre exploitation commerciale de la nudité », l’apparition d’un « business florissant […] celui de la femme en particulier qui, muse d’un art sans complexe, entrera dans cette politique de profit » (Ibid. , p. 13). 6 Le Crazy Horse Saloon de Paris, par exemple, revendique ainsi la programmation d’un spectacle à dimension artistique, excluant toute vulgarité, structuré autour de tableaux vivants, scénographiés, chorégraphiés et interprétés par des danseuses professionnelles. En 2006, Arielle
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certaine brutalité à une évidente esthétisation, l’art de se déshabiller s’impose, dès la fin du XIXe siècle, sur diverses scènes1. Depuis les années 1970, en relation avec la libération des mœurs qui s’impose au sein des sociétés industrielles, immédiatement accompagnée d’ailleurs par le déploiement de l’industrie du sexe (incontestablement rentable), de nouvelles formes apparaissent. Né dans le milieu gay (et, d’un certain point de vue alors, contestataire), le strip-tease masculin, visant un public féminin, se banalise dès 1978 (dans le cadre des soirées organisées par le Chippendale Club de Los Angeles). L’apparition de la Lap Dance tend à abolir la distance jusqu’alors respectée entre la strip-teaseuse et le spectateur (si tout contact physique reste prohibé, la danseuse nue frôle le corps du spectateur ; un tel strip-tease, assez rapide généralement, est de fait envisagé comme un prélude à d’autres prestations éventuelles). Simultanément, les scènes tournantes des peep-shows (les spectateurs sont installés dans des cabines, pour solitaires ou pour couples, séparées de la scène par une vitre) offre de brefs instants de strip-tease auxquels succèdent des moments à finalité plus directement sexuelle2. *** L’évocation ou la présence concrète du strip-tease dans le champ artistique (et littéraire) n’est pas inédite. L’art cinématographique nous propose ainsi d’inoubliables scènes d’effeuillage3. Dans Gilda (1946), réalisé par Charles Vidor, Rita Hayworth joue le rôle d’une femme fatale perturbant la relation qu’entretiennent deux hommes, dont l’homosexualité est insinuée ; dans une scène d’anthologie, le corps sculpté et sexualisé par un fourreau noir, elle se livre à un suggestif et ensorcelant strip-tease, ôtant avec un charme exacerbé ses longs gants, tout en chantant une sulfureuse chanson, Put the Blame on Mame (la morale hollywoodienne de l’époque ne peut accepter qu’une telle allusion4). Dans Neuf semaines et 1/2, réalisé par Adrian Lyne en 1986, Kim Basinger, dans le rôle d’Elizabeth (travaillant dans une galerie d’art new-yorkaise, celle-ci est attirée par un inconnu avec qui elle va vivre une intense et courte passion), Dombasle fut même la star (« déshabillée avec art » selon une journaliste de Elle) du spectacle intitulé C’est si bon. 1 Il ne s’agit pas ici de déterminer si le strip-tease relève de l’art ou du simple divertissement. Aussi, lorsque nous utilisons, dans ce texte, la formule « art du strip-tease », nous ne faisons allusion, de façon neutre, qu’à un savoir faire. 2 Représenter, avec une vraie crudité, les jeux sexuels est en effet l’objectif visé (finalité qui, d’ailleurs, répond à l’attente des spectateurs). 3 En ce qui concerne la présence de l’art du strip-tease au sein de films spécialisés, le lecteur peut se référer à l’ouvrage de Gérard Legrand, Une encyclopédie du nu au cinéma (Crisnée, Yellow Now, 1996). 4 Le code Hays, qui détermine avec précision ce qui doit être banni à l’écran, entre en vigueur dans les années 1930. Les scènes dansées, par exemple, ne doivent pas être obscènes, c’est-à-dire posséder une dimension sexuelle.
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exécute un brûlant numéro de strip-tease ; son irrésistible dénudement, dévoilant progressivement ses charmes physiques secrets, est remarquablement rythmé par la voix érotiquement râpée de Joe Cocker interprétant You can leave your hat on. D’autres films évoquent l’univers trouble (parfois désespéré) du strip-tease : dans Dancing at the Blue Iguana (2000), Michaël Radford évoque le destin de cinq jeunes strip-teaseuses, dont l’art de se déshabiller est fortement déterminé par le contexte dans lequel il s’exerce (sur scène ou en privé) et par les aléas de la vie (heureux ou malheureux) que celles-ci subissent ; dans The Full Monty (1997), Peter Cattaneo raconte l’histoire d’un groupe d’amis, anciens ouvriers d’une cité industrielle anglaise, victimes de la politique néolibérale de la Dame de fer et condamnés au chômage, qui tentent pour s’en sortir et, paradoxalement, pour retrouver leur dignité, de monter un spectacle de strip-tease. L’art du strip-tease est également convoqué dans le champ plastique. Souvenons-nous, par exemple, des interventions remarquées, dans les années 1960, de la célèbre et audacieuse strip-teaseuse Rita Lenoir lors des happenings conçus par Jean-Jacques Lebel ; ou encore de la performance réalisée par Sophie Calle, qui, coiffée d’une perruque blonde, pendant plusieurs soirs, en 1979, présente un strip-tease dans un bar de Pigalle. En 1999, autre exemple significatif, l’installation de Steven Parrino, Dancing on graves, est constituée de quelques plaques de métal noires travaillées par l’artiste et d’un téléviseur, sur l’écran duquel sont diffusées les images d’une strip-teaseuse, vêtue de cuir et chaussée de bottes, dansant sensuellement. Les mouvements lascifs de la jeune femme, offrant progressivement et lentement son corps aux regards du public, semblent suivre le rythme imposé par les bruits de la tôle froissée ou découpée par Steven Parrino, présent-absent des images. De même, la danse n’a pas ignoré l’art du strip-tease (l’inverse est également vrai selon Philippe Verrièle1, qui soutient qu’une « bonne strip-teaseuse est d’abord une bonne danseuse qui danse bien l’amour »). Au music-hall, la vogue des danses exotiques, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, favorise le dévoilement et la mise à nu du corps des danseuses ; ainsi, par exemple, dès 1903, Margaritha Geertruida Zille, autrement dit Mata Hari, révèle ses charmes avec une singulière pudeur, tout en adoptant d’allusives et d’aguicheuses
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Philippe Verrièle, La Muse de mauvaise réputation. Danse et érotisme, op. cit., p. 259. L’auteur précise que la danse ne peut être totalement exclue (même si elle s’avère très codifiée / stéréotypée, quelquefois frustre), parce que l’enjeu est que « la chair, en ce qu’elle est la promesse de sexe, [ait] son mot à dire » (Ibid., p. 258-259). Rappelons cependant ici que, Roland Barthes (« Strip-tease », dans Mythologies (1957), repris dans Œuvres 1 (1942-1965), Paris, Seuil, 1993, p. 653) affirme que la spécificité du strip-tease est de « désexualiser la femme au moment même où on la dénude » et que la danse pratiquée par la strip-teaseuse, nous y reviendrons, participe à ce résultat.
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postures1. Lorsque la danse nue triomphe à l’affiche des cabarets allemands des années 19202, Anita Berber3, radicalement transgressive, met rageusement son incandescente nudité en scène, dansant avec une ferveur orgasmique. Les scènes avant-gardistes s’accoquinent elles aussi avec l’art du strip-tease. Dans la pièce surréaliste conçue par Francis Picabia, Relâche4 (jouée en 1924), la danseuse Edith von Bondorsff se déshabille devant ses neuf partenaires masculins (la nudité vraie étant toutefois inenvisageable sur la scène du Théâtre des ChampsElysées, elle apparaît, après s’être débarrassée de ses vêtements, voilée d’un collant rose faisant cependant illusion…), qui, dans un second acte, feront de même. Plus tardivement, nous pouvons également mentionner la pièce de Ann Halprin, Parades and Changes (présentée en 1966), dans laquelle, dans une perspective certes non érotique (mais la pièce sera néanmoins interdite de longues années aux Etats-Unis) et alors que la danse s’empare des mouvements et gestes quotidiens, les interprètes (hommes et femmes), dans un étonnant mouvement répété à plusieurs reprises, se déshabillent et se rhabillent. Quant à la danse contemporaine, qui expérimente par ailleurs la nudité sous de multiples aspects (politiques, cliniques…, finalement rarement directement érotiques)5, elle décline de même quelques scènes d’effeuillage, mis en scène avec un humour décapant (La Ribot, dans Socorro ! Gloria ! en 19916), avec une
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« On n’imagine pas l’engouement qui accompagna cette danseuse d’un genre particulier, extrêmement bien payée (10 000 francs de l’époque de cachet !), adulée par des fans […] et soutenue par une littérature qui en faisait une icône érotique », note Philippe Verrièle (La Muse de mauvaise réputation. Danse et érotisme, op. cit., p. 167-168). 2 « A leur façon, [ces spectacles] exprimaient […] quelque chose de nouveau – l’abolition de la censure impériale – mais aussi une soif de plaisir et de vie que la guerre avait si longtemps retenue », affirme avec justesse Jean-Michel Palmier (Rêveries d’un montreur d’ombres, Paris, Christian Bourgois Editeur, publié en 2007 à titre posthume, p. 70). 3 Cette danseuse scandaleuse (bisexuelle, cocaïnomane), qui fut aussi actrice pour le cinéma, mourut, le corps ravagé, à l’âge de 29 ans. Otto Dix, avec Portrait d’une dame en rouge, réalisa son impressionnant portrait en 1925. Le lecteur peut consulter, en langue allemande, l’ouvrage de Lothar Fischer, Tanz zwischen Rausch und Tod : Anita Berber, 1918-1928 in Berlin, Berlin, Haude & Spener, 1996. 4 Cette pièce, dont les décors étaient signés par F. Picabia, était chorégraphiée par Jean Börlin pour les Ballets suédois, sur une musique d’Erik Satie, avec la participation de René Clair, qui réalise un entracte cinématographique, Entr’acte. 5 « […] on a découvert des nus obscènes et des nus pudiques, des nus violents et des nus tendres, des drôles et des lugubres, des francs et des indistincts, des gênants et des aimables, des pleins de forme et des mal portants, des rassurants et des inquiétants », observe Gérard Mayen (« Des spectacles qui bouleversent les codes attendus », dans Les spectacles vivants au Centre Georges Pompidou. La danse contemporaine. Pour une chorégraphie des regards, dossier pédagogique, Centre Georges Pompidou / Direction de l’action éducative et des publics, mai 2004, en ligne sur : www.cnac-gp.fr/education/ressources/ENS-spectacles-vivants/texte.doc). 6 Dans cette pièce, La Ribot exécute un désopilant strip-tease en enlevant frénétiquement plusieurs épaisseurs de vêtements.
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solennelle gravité (Francesca Lattuada, dans La Tribu Iota en 20011) ou avec une subtile distance critique (Andrea Sitter, dans UIAR – Une Intense Action Restructurante en 20052), pour ne citer que trois références. *** Depuis quelques années, le strip-tease (re)devient une pratique spectaculaire branchée. Nous assistons dès lors à un renouveau de l’art du strip-tease ; divers clubs (tel le Pink Paradise3 à Paris) proposent ainsi des shows érotiquement chic4, rejetant toute vulgarité ou obscénité5. Dans le même temps, l’art de l’effeuillage se banalise. Déjà, dans les années 1980, le mensuel L’Echo des savanes publiait une rubrique intitulée « Le strip-tease des copines »6 ;
1 Dans cette pièce conçue pour le spectacle de fin d’année des étudiants circassiens de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts du Cirque (ENSAC) de Châlons-en-Champagne, une frêle et fragile trapéziste, au cœur d’un cercle (d’une cible ?) formé par ses partenaires, proches et lointains, complices et étrangers, se dénude méthodiquement, avant de se rhabiller. La scène n’est en rien excitante (même si un érotisme froid se dégage de ces gestes méticuleusement pesés) et relève davantage d’un rituel au cours duquel un ange (sexué ici) abandonne pour un court instant aux autres la nudité de son corps telle une offrande. 2 Tout en gardant sa courte robe, Andrea Sitter, avec défi, se déleste momentanément de sa culotte dans ce solo qui dénonce une marchandisation du corps (notamment féminin) portant atteinte à son intégrité. 3 Cf. le site de cet établissement : www.pinkparadise.fr (qui offre également la possibilité de suivre des cours ; « Des cours glamour pour apprendre à danser sexy […] de quoi terrasser tous vos derniers complexes », souligne l’hebdomadaire Elle). 4 Il reste évidemment à déterminer si un tel renouvellement (tout comme celui entraîné par le new burlesque américain suffit à rendre caduc l’interrogation formulée, par exemple, par Rosita Boisseau : « C’est quoi un strip-tease, sinon une femme qui se met à poil pour exciter des hommes dans un cabaret ? » (« A La Villette, sept chorégraphes de renom décortiquent le striptease », Le Monde, 25 septembre 2007). 5 Il s’agit donc de ne point considérer le spectacle de strip-tease comme relevant de la pornographie. Si la strip-teaseuse offre concrètement les secrets de son corps aux regards, la mise en scène de l’acte n’aboutit pas, pour reprendre la distinction entre l’érotique et le pornographique proposée par Michela Marzano (La pornographie ou l’épuisement du désir (2003), Paris, Hachette-Littérature, 2007, p. 95), à « une représentation sans mystère de la nudité qui ouvre au regard voyeur la possibilité de s’emparer d’un corps défait de toute protection ». L’auteure, citant Alain Didier-Weill, qui écrit qu’il existe « une certaine façon de dévoiler qui aboutit à un révèlement qui est revoilement » (« La honte et la pudeur : les deux voiles », Patio, n° 3, 1984, p. 81), précise que la nudité artialisée « trouve son point de départ dans l’intimité de l’artiste et s’ouvre au plaisir de voir du spectateur, en le renvoyant à son propre désir et à sa propre intimité » (Ibid., p. 104). 6 Héritière (dévoyée selon certains) des années 1968, cette revue, sur une page et en quelques clichés, publiait les images de jeunes femmes anonymes se livrant, dans une mise en scène plus ou moins élaborée, à l’art de se dévêtir (« Vos copines sont des stars ! Mettez leurs shows en image », était le slogan de cette rubrique).
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désormais, sur d’innombrables sites Internet1, gratuits ou payants, sont disponibles (sous la forme d’images fixes ou animées) des séquences de striptease. Par ailleurs, dans notre société où, selon Bernard Andrieu2, « le corps humain est la seule manière d’être sur laquelle l’individu croit pouvoir agir librement » et où sa performativité séductrice ne cesse d’être exhibée par l’imagerie publicitaire (et prise en charge par tous ceux qui tirent profit de la valeur capitalistique du corps3) et lors des défilés de mode (bien des modèles dévoilent plus qu’ils ne voilent), se sont ouvertes plusieurs écoles proposant aux femmes des cours de strip-tease4. C’est dans le contexte d’exigence de transparence5 et d’érotisation de la vie publique et privée, qui caractérise la société contemporaine, que plusieurs spectacles abordent donc frontalement l’art du strip-tease. En janvier 2005, Les Subsistances. Laboratoire de création artistique (Lyon) programme un « Weekend d’hiver » intitulé Ça chauffe ! Le dossier de presse annonçant l’événement6 présente ainsi les objectifs de cette manifestation : « Qu’est-ce que se déshabiller en public ? Sur quelles émotions cela joue-t-il ? Quelle distance ? Quel humour ? Que signifie cet étrange protocole du déshabillement dont on connaît l’aboutissement et qui n’a de sens que dans sa durée ? Des artistes relèvent le pari de mettre à nu la forme du déshabillement et d’en faire une forme artistique ». Recourant à la performance et à la danse, au théâtre et à l’art vidéo et au cirque, ces artistes (qui constituent pour l’occasion le Collectif striptease) esquissent d’inattendues variations, gaies ou graves, jubilatoires ou cruelles, en abordant certes sans a priori le thème imposé mais en l’élargissant, en le détournant, en le manipulant ; ils évoquent ainsi, par exemple7, le dévoilement, entre réalité et fantasme, de l’intériorité inaccessible de l’individu lorsque sa chair est mise à nu (Tranen veinzen de Etienne Bideau-Rey et Gisèle 1 De très nombreux sites, plus ou moins ouvertement pornographiques, sont accessibles. Sur www.missnue.com, par exemple, à visage masqué ou découvert, de jeunes femmes exhibent leur corps plus ou moins dénudés (notons que les internautes peuvent noter ces images). 2 Bernard Andrieu, La nouvelle philosophie du corps, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2002, p. 12. 3 Comme l’a démontré Jean Baudrillard dans La société de consommation (Paris, Denoël, 1970, p. 204) en écrivant que le corps est un capital « à faire fructifier ». 4 « Déshabillez-vous avec glamour en redécouvrant une nouvelle “sexy attitude” ! », peut-on lire sur le site de l’une d’entre elles (www.artstrip-world.com). Les enseignements portent sur l’environnement et la situation propices à l’acte, sur le choix des vêtements, sur les mouvements et sur les regards qui doivent donner sens au déshabillage… 5 Le strip-tease ne concerne plus seulement le dévoilement du corps ; la nécessité de tout voir et de tout exprimer (donc l’impératif de tout montrer, de tout confesser…) s’impose désormais sous la forme d’absolus impératifs. Une émission télévisée, créée par Jean Libon et Marco Lamensch en 1985, affirmant être « l’émission qui déshabille la société » (et annonçant la télé-réalité ?), ne s’intitule-t-elle pas précisément Strip-tease ? 6 Cf. le site du lieu, sur lequel est affiché le dossier de presse : www.les-subs.com 7 Les performances de Camille Boitel (Stripeux tiseux de la mère Boitel) et de Michel Laubu (Striptiz : Petites inventions pour se strip-teaser chez soi, entre amis, en société) étaient également programmés lors de ce week-end.
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Vienne / D.A.C.M), l’abandon de soi et la manière dont l’autre s’abandonne en s’emparant de la nudité ainsi disponible (Effeuillement / déshabillement / abandon de Nathalie Veuillet / Compagnie Là Hors de), l’hystérisation du corps soumis à l’emprise médiatique (Fidelinka-Extension de Mickaël Phelippeau et Maud Le Pladec), l’insupportable dégradation du corps agressé, tondu, violé… (Lily, coq à boches de Gilles Pastor / Compagnie Kastôr Agile), les corps dominés et humiliés parce que prostitués et exploités (Steven Cohen). Plus récemment, dans le cadre de la « Nuit blanche » parisienne 2007, la chorégraphe et danseuse Gaëlle Bourges a proposé une performance intitulée Strip. Dans trois cabines téléphoniques (installées 62, rue de la Cossonnerie !), transformées en salons (l’étroitesse du cadre de la représentation, la couleur symbolique du velours – rouge – qui habille ce lieu séparé du monde extérieur par une vitre, la régularité de leur apparition, programmée tous les quarts d’heure… font clairement référence aux scènes standardisées des peep-shows), trois jeunes femmes (issues de la danse, telle G. Bourges, mais aussi du striptease) offrent aux passants d’impromptus instants de danse au cours desquels elles se déshabillent ou se rhabillent. Cette performance, en elle-même peu originale (même si peu à peu les cabines / vitrines se couvrent de photographies qui entravent la visibilité de l’acte), trouve éventuellement sa pertinence en imposant à / dans la rue un spectacle présenté habituellement dans des lieux spécialisés. De même, l’écart troublant et éphémère ainsi provoqué au sein de l’espace public1 peut impliquer le spectateur-voyeur dans une révélatrice expérience, puisque, face à un tel exhibitionnisme2, selon les propos de Julien Picquart3, l’« œil et le sexe se livrent à un combat éternel entre la chair et la raison, la convoitise et la morale ». Arrêtons-nous ici plus précisément sur le spectacle NightShade (Belladone), conçu par Dirk Pauwels et le collectif de production belge Victoria et programmé sur plusieurs scènes européennes (telle celle de la Grande Halle de La Villette à Paris à l’automne 2007). Celui-ci a en effet défrayé la chronique (du moins au sein des pages « culturelles » de certains médias) : « […] sept chorégraphes de renom décortiquent le strip-tease », écrit Rosita Boisseau dans Le Monde4 ; « L’idée est plus que séduisante, et transformer un acteur de peepshow ou de boîte en un danseur est un véritable pari. Mais le spectacle Nightshade hésite. Les chorégraphes semblent gênés aux entournures, voulant tenir à distance la vulgarité tout en respectant la pratique des interprètes. Bref, 1
L’écart en question est cependant atténué par le fait que cette performance se déroule dans le cadre d’une manifestation artistique officielle. Concrètement, les danseuses / strip-teaseuses ne risquaient pas d’être arrêtées par les forces de l’ordre pour exhibitionnisme ! 2 L’incongruité du lieu où se produit le dénudement peut en effet le transformer en acte exhibitionniste. 3 Julien Picquart, L’œil et le sexe. Sur l’exhibitionnisme, Paris, La Musardine, 2007, p. 15. 4 Rosita Boisseau, « A La Villette, sept chorégraphes de renom décortiquent le strip-tease », Le Monde, 25 septembre 2007.
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« on n’est ni dans la danse, ni dans le strip », affirme Marie-Christine Vernay1 dans Libération ; la danse contemporaine « ose ici, pour la première fois, un chemin de traverse, même si elle joue souvent avec les clichés de la culture populaire », observe Isabelle Danto2 du Figaro ; « Au croisement du mieuxdisant décoratif et de la suffisance moralisatrice, Nightshade constitue un naufrage, navrant au regard du potentiel critique, que recèle l’art chorégraphique s’il aborde sans faux-fuyant ses rendez-vous inavoués avec les objets du désir », s’insurge Gérard Mayen3 de Mouvement… La proposition a certes de quoi décontenancer. Ce, non pas parce que sept chorégraphes européens reconnus sont priés de s’intéresser à l’univers ambivalent auquel renvoie le strip-tease, mais, plus fortement, parce que le cahier des charges stipulait qu’ils devaient concevoir leur numéro de strip-tease avec un / une interprètes non lié(e) au monde de la danse contemporaine. En effet, chaque chorégraphe était invité à travailler avec un / une professionnel(le) du striptease4. Mais, au-delà de l’enjeu proprement esthétique de l’exercice (les chorégraphes devaient prendre en considération l’expérience et le bougé spécifique de ce / cette professionnel(le), la présence de ce/cette dernier(e) sur scène ne risque-t-elle pas d’entraîner un évident risque de confusion5 ? Autrement dit, à quel type de spectacle le public allait-il assister ? Chaque solo, ainsi, affiche son autonomie (chaque chorégraphe, en collaboration et en complicité plus ou moins étroite avec son interprète, proposant une vision incarnée du strip-tease). Ce spectacle n’est cependant pas construit comme un simple enchaînement de numéros disparates. Le public n’est pas dans un cabaret, mais bien dans une salle de spectacle ! Au-delà de la diffusion, entre chaque numéro, de l’image d’un étrange être hybride assez inquiétant (apparemment un chat sans poils la queue dressée !), une structure souterraine (liant les numéros-fragments) semble soutenir l’ensemble, essentiellement fondée sur l’acte chorégraphique, mais aussi sur la musique (écrite par Ad Cominotto et interprétée en live par l’Emanon Ensemble), qui, délibérément, refuse les clichés musicaux rattachés au strip-tease et s’attache, sans volonté illustrative, à mettre en perspective les atmosphères privilégiées 1
Marie-Christine Vernay, « Effeuillages à l’affiche », Libération, 22 septembre 2007. Isabelle Danto, « Quand le strip-tease inspire la danse », www.lefigaro.fr, 26 février 2007. 3 Gérard Mayen, « Circulations d’une paire de seins. Performance d’Alice Chauchat aux Subsistances, à Lyon », www.mouvement.net, 10 octobre 2007. 4 La démarche n’est pas sans rappeler celle choisie par la cinéaste Catherine Breillat, engageant une star du cinéma X, Rocco Siffredi, pour jouer un rôle conséquent dans Romance (1998). 5 Il ne s’agit nullement d’une observation moraliste ou suspectant la capacité de ces professionnels du strip-tease à assumer un rôle différent. La confusion à laquelle il est fait ici allusion est sans doute liée à l’intention initiale du projet, ainsi résumée par Dirk Pauwels : « Personnellement, j’ai tendance à m’endormir devant un numéro de strip-tease. Alors je me suis demandé si un chorégraphe ne pourrait pas lui donner une autre dimension. Ou s’il n’y aurait pas moyen de donner une place à l’érotisme dans un projet artistique », note-t-il (il est cité dans le dossier de presse de La Bâtie – Festival de Genève, qui a accueilli ce spectacle : www.batie.ch). 2
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par les chorégraphes. De même, le décor (créant un espace non identifiable à celui d’une boîte de nuit), modulable (un fond neutre, celui d’un plateau, favorise, notamment au niveau des plans choisis par chaque chorégraphe, large ou rapproché, des modalités de jeu avec le public divers), permet aux morceaux assemblés de tenir ensemble, sans homogénéité factice. Les fumigènes envahissent la scène, sur laquelle apparaît fugitivement une femme allongée à même le sol (Barbara Rom). Celle-ci se caresse lentement, mais le rythme de son geste s’accélère nettement lorsqu’elle retire ses vêtements, du moins nous semble-t-il, dès lors que la strip-teaseuse-danseuse est finalement plongée dans ce qui pourrait être considéré comme un délicat flou artistique. Eric de Volder conçoit un tableau élégant (la référence au champ plastique, par le traitement de la lumière notamment, s’impose) qui n’évoque que de loin l’ambiance ambiguë du strip-tease. L’intention ne reste-t-elle pas cependant formelle, dès lors que, précisément, à l’issue de ce vrai-faux numéro, le public ne sait pas vraiment ce qu’il y avait ou ce qu’il n’y avait pas à voir (à saisir à l’arraché)1 ? Vera Montero, de son côté, joue délibérément la carte du burlesque. Affublée d’un costume réalisé avec des ballons gonflables (qui, évidemment, vont éclater), la strip-teaseuse (Delphine Clairet), très en chair, ne cesse tout étant déshabillée de discourir, assez banalement toutefois, sur la libération sexuelle, sur le droit au plaisir pour tous… Seule, l’ultime scène, très picturale, provoque un intéressant décalage. La strip-teaseuse, délestée de son uniforme kitsch (une guêpière léopard), fait pudiquement sa toilette, comme si l’eau devait débarrasser son corps des masques salissants du jeu de la séduction. A l’artificialité de la nudité imposée par le strip-tease, Vera Montero souhaite-telle opposer une authentique et pure nudité, un corps enfin libre de s’exposer dans sa vérité (dépassant tout ancrage sexualisé) ? Sur un miroir, enserré par un cadre doré (décidément la peinture !), sur lequel sont projetées des formes colorées non figuratives, s’esquisse la présence-absence de la danseuse (Claudia Bengolea), dont les mouvements saccadés disparaissent rapidement, happés par le tourbillon d’images qui les engloutit (cette impression de dissolution du corps est par ailleurs renforcée par les sons mystérieux d’une musique envoûtante). Claudia Triozzi, qui poursuit ainsi sa recherche2 sur le « camouflage » et sur le « corps fondu dans son environnement »3, nous surprend néanmoins en tordant, avec un certain 1 Barbara Rom déclare avec pertinence supposer « qu’à la vue de [son] solo, le public n’aura pas l’impression qu’il s’agit d’un numéro de strip-tease » (Barbara Rom est citée dans le dossier de presse de La Bâtie - Festival de Genève cité précédemment). 2 Claudia Triozzi utilise ce type de décor mouvant, conçu par Jacques Ninio, pour une autre création, Up to date (2007). 3 Claudia Triozzi, « Entretien », réalisé par Delphine Goater, Particules, n° 19, juin-juillet-août 2007, p. 8.
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humour, l’une des règles caractéristiques du numéro de strip-tease (à peine la nudité totale de la strip-teaseuse est-elle révélée que celle-ci se dérobe au regard du public, le noir envahissant la scène). Dans la chute imaginée par la chorégraphe, les fesses rougeoyantes de la strip-teaseuse, dans un mouvement de bas en haut qui laissent d’invisibles traces sur le miroir, narguent au contraire les spectateurs. Alain Platel est un des rares chorégraphes investis dans ce spectacle à respecter, presque scrupuleusement, les fondements (et l’imagerie qu’ils suscitent) de l’art du strip-tease, tout en jouant avec ses codes afin de mieux confronter la danse elle-même à la question du désir. Avec la complicité de Caroline Lemaire, le chorégraphe propose une performance qui évite l’écueil de l’intellectualisation et de l’esthétisation du strip-tease. L’enjeu (et le pari est réussi) est bien pour A. Platel de déplacer la question de l’effeuillage hors de son contexte normatif, pour interpeller la puissance désirante d’une danse émancipée, lorsque le corps n’est plus l’instrument d’un désir promis et non concrétisé, mais le lieu à partir duquel naît le désir et par lequel s’éprouve (entre possible et impossible) un sincère plaisir. En collant avec une sensibilité canaille aux paroles et à la musique alanguies de la chanson Je t’aime, moi non plus interprétée par Serge Gainsbourg, A. Platel auréole ce déshabillage d’une puissance magique, notamment lorsque la nudité de C. Lemaire s’expose sans détours mensongers avec une sensualité à fleur de peau alors que le rideau de scène, en créant une petite fenêtre vertigineuse, attire les regards sur ses éloquents talons de couleur rouge. Le parti pris de Caterina Sagna perturbe soudainement une soirée somme toute relativement tranquille. Le questionnement du corps est ici incisif et corrosif. Par des choix chorégraphiques qui heurtent les pensées dominantes et qui interrogent les rapports de domination en privilégiant le point de vue des dominés, par l’affirmation d’une danse qui ne cesse d’être « travaillée au corps de la féminité »1, l’œuvre de Caterina Sagna revendique le devoir d’insoumission. Le public bascule brusquement de l’autre côté du miroir. A la brillance des paillettes, succède la noirceur glauque et impitoyable d’un monde où le corps finalement ne vaut rien. Celui, adolescent et vulnérable de Sky van der Hoeck, est ainsi offert sans ménagement au public (assemblé sur la place publique pour assister à son exécution ?) ; le sacrifice, cruel et inhumain, est inéluctable. Sous une lumière blafarde, accablé par une musique qui cisaille la chair blanche de ce corps apeuré (d’autant que le rideau noir recouvre le visage de la victime et l’empêche de voir ses bourreaux), la mise à nu devient mise à mort. Le corps souillé, violé et terrassé n’abdique cependant pas. Et telle est bien la force du propos de C. Sagna ; si le corps est provisoirement réduit à un 1
Marie-Christine Vernay, « La féminité au cœur de l’art de Caterina Sagna », Libération, 1819 novembre 2000.
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morceau de viande commercialisable, il reste malgré tout cet irréductible terrain à partir duquel s’imposera, peut-être, une salutaire rupture émancipatrice. Si Johanne Saunier a le mérite d’être la seule à convoquer le strip-tease au masculin (mettant en scène Gidi Meesters), son parti pris, certes astucieux, consistant à inverser la logique de l’art du strip-tease, en rhabillant son interprète, qui finira, malgré tout, en apparence heureux, par se dévêtir, nous laisse perplexe. L’intention de la chorégraphe, assurément sympathique, comme un clin d’œil souriant en direction du public, nous semble trop lisse, contournant en fait son objet-sujet, en effectuant délibérément le choix de produire un divertissement assurément drôle. Enfin, Wim Vandekeybus, fidèle à ses engagements chorégraphiques volontiers provocateurs, au sein desquels s’affirme une vigoureuse (salvatrice ?) violence, n’hésite pas à agresser le public. Sarah Moon Howe, le corps enflammé vêtu de cuir, apostrophe brutalement les spectateurs suspectés d’être de malsains voyeurs. Si les codes de la séduction ordinairement triviaux, sont assez bien répertoriés (comme la posture adoptée par l’homme dont l’image est projetée sur un écran vidéo, harcelant la femme sur scène, qu’il ne peut vraisemblablement imaginer autrement que dans le rôle d’une strip-teaseuse / prostituée le démontre), la dénonciation s’avère pourtant trop facile (l’homme serait-il naturellement barbare ?). La danse sauvagement sexy (démoniaque et résistante ?) de Sarah Moon Howe, embarquée par les chocs sonores d’une musique Rock, peut néanmoins être appréhendée comme la manifestation rebelle du corps aspirant à un désir d’être non entravé. Dans un court texte consacré au strip-tease parisien, Roland Barthes1 insiste à juste titre sur le caractère mystificateur d’un tel spectacle. Les artifices utilisés – une mise en scène du corps renvoyant à une réalité arrêtée (la « vamp onduleuse au fume-cigarette gigantesque », par exemple), le recours à des parures stéréotypées (avec « les fourrures, les éventails, les gants, les plumes, les bas-résilles ») – concourent selon lui à la domestication de l’érotisme. La danse elle-même, dans ce contexte, précise-t-il encore, « faite de gestes […] vus mille fois […] agit comme un cosmétique de mouvements ». Non seulement elle cache la nudité, mais, plus encore elle « efface la chair ». Dans NightShade, les chorégraphes paraissent éprouver quelques difficultés à développer une authentique confrontation avec ce spectacle ritualisé qu’est le strip-tease. A l’exception des créations d’Alain Platel, de Caterina Sagna, et, dans une moindre mesure, de Wim Vandekeybus, ils semblent frileusement éviter le choc de la rencontre ou ne pas répondre de manière adaptée aux pièges tendus par cette commande. S’agissait-il, en effet, de réhabiliter, en l’imposant dans le champ de l’art, mais en l’aseptisant de fait, un sulfureux divertissement 1
Roland Barthes, « Strip-tease », dans Mythologies, op. cit., p. 653-655.
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(souvent déprécié), c’est-à-dire de fabriquer des numéros de strip-tease propres ? Ou s’agissait-il de proposer un spectacle convenu et convenable permettant au public de la danse contemporaine, à peu de frais il est vrai (puisque la caution du lieu de représentation, du nom des chorégraphes… légitimaient sa présence) de s’encanailler ? Il est dommage, pour n’indiquer que quelques pistes, que n’aient pas été abordées les problématiques de la misère sexuelle, des contradictions entre les lois de la morale bourgeoise et celles du Marché, du désir réprimé, de la libre satisfaction du plaisir sexuel interdit, du principe de domination régissant les rapports entre hommes et femmes… Aussi, au-delà du jugement esthétique que l’on peut émettre sur les différents moments constitutifs de ce spectacle, ou sur le spectacle lui-même, les incertitudes ou les tâtonnements qui marquent certaines contributions, en conséquence, justifient les réserves exprimées par certains critiques (et tout particulièrement celles de Gérard Mayen1).
1
Gérard Mayen, « Circulations d’une paire de seins. Performance d’Alice Chauchat aux Subsistances, à Lyon », op. cit. Lorsque le critique oppose à ce spectacle la « danse des seins » de A. Chauchat, nous saisissons mieux l’enjeu critique, voire politique, de sa position ; en effet, écrit-il, se déshabillant sans malice, Alice Chautat, dans The Breast Piece (2007), fait que sa poitrine « est réintégrée à un dispositif démocratisé des signifiants corporels ; surinvestie par sa danse, mais tout autant soustraite au commerce dominant des images, surabondantes, qui s’attache communément à ce capital anatomique ».
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D’intrigants pas de côté
Sur quelques débordements du corps dansant1 Pour Maurice Béjart, la danse est plus qu’un art ; c’est « une grande fête sociale ». En utilisant cette expression, le chorégraphe insiste sur la fonction sociale qu’assume celle-ci. En niant le caractère « léger » et « divertissant » qui la définissait jusqu’alors, en inscrivant le corps en mouvement au cœur des soubresauts du réel, en le projetant aux confins du non-encore connu, la danse contemporaine (ainsi nommée faute de terme réellement approprié) ne légitimet-elle pas ces propos ? Autrement dit, le renouveau auquel nous faisons allusion, et qui se nourrit essentiellement de l’expressionnisme allemand et du formalisme américain, ne signifie-t-il pas que, désormais, le corps dansant n’est pas en attente d’une illusoire élévation, mais, au contraire, qu’aux prises avec l’existant, il peut en être le révélateur (fonction critique), voire, en esquisses à concrétiser, l’éventuel re-constructeur (fonction anticipatrice) ? Donc, dans les écarts qui cisèlent les mouvements qui le meuvent, se joueraient les nécessités, parfois conflictuelles, de la résistance, de la connaissance et de la transformation. Et ce, autour de ses postures, de ses déplacements, de ses envols et de ses chutes…, par et dans lesquels se fomentent les complots visant l’établi, au-delà desquels se façonnent les désirs de l’inaccessible et s’inventent les plaisirs de la découverte d’un lieu à expérimenter. *** Dans Le Théâtre et son double, Antonin Artaud définit une « poésie pour les sens » concrète. Celle-ci, pour être efficace, devait produire, précise-t-il, « objectivement quelque chose, du fait de la présence active sur la scène – si un son comme dans le théâtre balinais équivaut à un geste, ce son et ce geste au lieu de servir de décor, d’accompagnement à une pensée, la fait évoluer, la dirige, la détruit ou la change définitivement ». Peut-être le corps dansant, dans les débordements qu’il instaure, est-il l’armature d’une poésie, qui se déploie aux alentours d’un espace tout à la fois marqué par la réalité existante et, simultanément, brisé par le désir (humain trop humain) de se projeter hors de ce réel pesant ? Peut-être ce corps rebelle, en déséquilibre du point de vue de la raison instrumentale, donne-t-il sens à une 1
Ce texte a été publié dans Lieux et non-lieux de l’imaginaire, sous la dir. de Jean Duvignaud, Internationale de l’Imaginaire, n° 2, Arles, Babel, 1994.
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dynamique de vie, qui énonce / annonce l’impossible possibilité d’inaugurer les limites illimitées d’un monde proche et lointain (incertain parce que changeant ?) ; territoire de l’imaginaire toujours à conquérir, parce que fondamentalement indéterminé ? Comme si le corps dansant possédait le pouvoir de forger des images à la respiration diabolique, dès lors qu’elles tracent / détracent cet autre, ce différent, souhaités / espérés ! *** « Alors que le mot a toujours cette tendance à vouloir enfermer notre pensée dans un seul signifiant, l’image permet de condenser plusieurs sens, laissant ainsi le spectateur y investir sa propre imagination », affirme Philippe Genty. L’image produite par le corps dansant n’est pas figée. Elle est (en) mouvement. C’est-à-dire non contraignante, puisqu’elle ne s’incarne pas au travers d’un sens unique. Elle échappe sans cesse, devenant prétexte à la reformulation incessante d’un sens pluriel. Ouverte à sa propre métamorphose. A son dépli donc. Dérive / dérives à partir de cette image en dédoublement constant. Un train miniature traverse la scène. Nous sommes déjà au cœur du monde étrange et fascinant que construit Ph. Genty dans Dérives (1989). Immédiatement, le spectateur est sommé de reconnaître – et de se positionner – au sein d’un no man’s land à l’intérieur duquel se heurtent et se mêlent le réel et le rêve, l’illusion et la vérité. Un individu, sur un quai, attend. En ouvrant sa valise, il sait que le banal lui échappera. Des rencontres s’imposent, des éclats de rêve le propulse dans un ailleurs sans limites. Dès lors, Ph. Genty, visionnaire et violeur de secrets, nous propose divers tableaux, qui refusent tout développement logique et s’offrent en hypothèses. Tout homme est un, multiple, bref insaisissable. Les repères (rassurants) se dérobent. La liberté (ou son impossibilité) est à subir. Des ombres se détournent d’une poupée offerte, dont la beauté convulsive nous rappelle les œuvres de Hans Bellmer, un animal inquiétant dénude le héros de cette fable (ou son double), qui aussitôt renaissant s’enferme dans le piège diabolique de la rationalité, New-York s’efface devant une plage, dont les baigneurs sont embrochés par une monstresse fantasmatique… Pour Ph. Genty, tout est possible et cependant rien n’advient vraiment. Cris, chuchotements, désirs et plaintes constituent ce ballet, tendre et violent, grave et ironique. Si, dans cet univers (dont l’architecture mêle le théâtre de marionnettes, le théâtre gestuel, la danse et la musique), les images triomphent, la parole n’est point absente. Discrète, elle cerne l’essentiel. Ce dire est puissance. Sans apporter de réponses, il balise le cheminement qui mène aux questions décisives – « […] la forme détermine-t-elle toujours le fond ? » –, tout en étant un élément de distanciation, parce que l’humour est nécessaire pour combler les vides de la détresse et de l’angoisse – « […] j’ai retrouvé ma brosse à dents ». 134
Dérives est une performance, exécutée, mise en chair et en mouvement, par cinq comédiens talentueux, dont la force d’expression nous entraîne à sentir et à partager les émotions et les doutes, qui s’expriment au-delà des certitudes, de l’absurdité et de la sur-réalité de notre monde, de nous-mêmes. Dans ce spectacle, c’est la face cachée de la vie qui se dévoile, nudité envoûtante et provocante. *** Le corps dansant est ainsi profondément ambivalent. Il se décompose et se recompose (éphémèrement), dans une succession de mouvements impromptus, à la limite des limites. Il est toujours en désobéissance ; par rapport aux codes qui tentent de l’assagir, de maîtriser son énergie irrespectueuse. Aussi, est-il séducteur, parce qu’érotisé à l’extrême. C’est en effet dans le déchirement des chairs, le craquèlement de la peau, que la danse acquiert ce souffle insaisissable qui la situe hors de l’instauré ou plus exactement, entre la vie concrète et la vie rêvée. Lorsqu’il s’écartèle, s’ouvre (vertiges de la jouissance absolue), le corps dansant est scandale. Il nous entraîne de l’autre côté. Respiration haletante de l’imaginaire, presque à notre portée. « Il est temps de faire de nos corps une œuvre d’art et un objet de désir en continuelle métamorphose », pouvait-on lire, en novembre 1972, dans la revue Actuel. Peut-être la danse contemporaine, au plus profond des aléas de sa quête insensée, participe-t-elle à ce vouloir ? En ce sens, elle fomenterait un projet utopique ; parce que, selon l’expression de Dominique Dupuy, « pensée en alerte […] de l’instant, sur le qui-vive, sans halte-là ». L’insolence du corps dansant s’opposerait dès lors radicalement aux corps policés qu’exige la société moralisatrice et répressive. La joie de ce corps en instance de libération signifierait en fulgurance la puissance agissante des « promesses de la liberté » (Olivier Revault d’Allonnes) explorées dans l’ici et le maintenant. *** Une femme seule trace / détrace / retrace les contours de verre d’un territoire inapprochable, avec une sérénité grave. Ses gestes et ses déplacements, non fracturés par un artificiel désir passionnel, sont cependant interpellés par le regard / non regard que portent sur eux deux hommes, aux postures étranges. S’il n’y a pas de violence dans l’approche (voulue et délicate) de cette féminité surprenante par les éléments masculins, leur présence se déploie, dans l’insignifiance tendue d’une gestuelle déstabilisante. Ils affirment leur existence aux alentours de cette figure émouvante et fascinante. Nous pourrions alors être plongés dans le domaine de l’impossibilité communicationnelle, du repli, du renfermement, de l’indifférence ou du renoncement. Progressivement, néanmoins, la musique en fuite de Bach 135
concrétisant la proximité hésitante, s’esquissent des correspondances, se nouent des complicités, qui donnent chair et sens à un espace inédit, celui où devient envisageable la rencontre-attente. Le jeu, dès lors, dévoile des enjeux essentiels (dont les questions de la liberté absolue qui traverse le corps articulé / désarticulé, en marge des contraintes et des soumissions ; de la nécessité transgressive face aux interdits concrets ou fantasmés ; de la fantaisie rêvée que symbolise les vêtements qui recouvrent et découvrent les corps dans leur flânerie…), tout en inventant une « légalité sans loi » des attitudes et des rencontres en instance, entre le faire / défaire / refaire. L’écriture chorégraphique de Christine Gérard se développe dans un dépouillement qui évite sans cesse l’hermétisme ou la sécheresse, et, simultanément, dans la construction d’une grammaire complexe qui associe l’infime et l’exacerbé. Cette rigueur calculée et cette richesse organisée – une économie qui n’interrompt cependant jamais le mouvement débordant du corps dansant – favorise une intensité fondée sur l’émotion vraie, parce que retenue, et sur le désir authentique, parce que déréglé. Ainsi, s’ouvrent des champs encore non investis pour le corps en errance, pour une offrande-partage en affinité(s) avec le corps de l’autre. En ces temps de froideur idéologique, lorsque le corps tend à être incorporé, c’est-à-dire soumis, dans une solitude subie, aux peurs et aux lois arbitraires que celles-ci imposent, le vagabondage de la Fugue interdite (1994), en déplacement et en instabilité, acquiert une force de résistance salvatrice. *** « Tout ce qui vise à changer le corps “mal appris” est par essence révolutionnaire. Et toute volonté de révolution passe par le corps », nous rappelle Odette Aslan en introduisant les études rassemblées sous le titre Le corps en jeu. La danse, exaltation d’un corps sans entraves, mais non dénué de la capacité de penser, serait porteuse d’une force de révélation, nous faisant parcourir le chemin tumultueux de la perte, du manque, du vide soudain (provisoirement ?) à nouveau comblé. *** Jan Fabre n’en finit pas de briser les gestes et discours d’un temps en fuite. Comme s’il forgeait inlassablement les instruments de la mise en abîme d’un monde en dislocation. Mise en scène simultanée de la désacralisation / du désenchantement et d’une quête de l’origine / de l’original que pourrait concrétiser l’amour. Ce, contre les fossoyeurs assermentés des éclats de vie ; contre les détenteurs provisoires d’une explication / justification toujours mortifères. 136
Ce qui choque, en fait, c’est que le chorégraphe flamand refuse de s’installer (de nous enraciner) du côté de la pureté aseptisée, ou de celui de l’impureté repérable / codifiée. Face à un art oblique, qui tente de déchiffrer les dessous du dicible et exacerbe les désirs insoupçonnés, nous sommes dans l’obligation risquée de jouer entre ordre et désordre, équilibre et déséquilibre, immobilité et frénésie. Mais Jan Fabre, agitateur certes, mais de l’inconvenance, ne pousse-t-il pas la dérision en se situant en décalage, dans un pas de deux entre le plein et le vide ? N’est-ce pas ce qui constitue le nœud de Da un’altra faccia del tempo (1993) ? Dans ce spectacle-basculement, il nous précipite au cœur des tourments d’un monde qui n’ose même plus se proclamer rationnel. Ici, dans la déchirure, les bourreaux et les victimes s’identifient, s’affrontent, tout en s’aimant et en se dévorant. La violence rigide qui les installe dans l’enfer est presque calculée. Point donc de spontanéisme nihiliste. Une force – Dionysos sans ivresse et sans vertige – les fait vivre dans le noir et le rouge d’un avenir sans devenir. Dans cette fête, qui réunit le païen et le religieux, tourbillonne un être vengeur. La figure du satyre ordonne les tours et détours d’une folie qui embrase les individus, soumis (ou peut-être libérés, allez donc savoir en ces temps de déconstruction !) par un mouvement hystérique des corps et des âmes. Danse de l’intériorité, en proie au souillage / brouillage des certitudes. J. Fabre, selon Miguel Romero, travaille « avec la froideur calculée des assassins ». Notre irritation (y compris dans la séduction) est ainsi orchestrée. Par la complexité d’un sens qui se plie / se replie / se déplie, qui se dérobe, qui est toujours, dans le non-sens parfois, à refonder. Nous sommes conviés à un rite, qui scande un « deuil sans pathos » selon l’analyse de Jean-Marc Adolphe. Et cependant, pour ceux qui acceptent les coupures que leur inflige le miroir éclaté des corps en folie (proche du corps-en-vie théorisé par Eugenio Barba ?), s’énonce le temps de l’éventuel sauvetage. En effet, sur la scène nue, deux corps barbouillés de sang et recouverts de plumes préfigurent l’accalmie prochaine d’un temps indécis. Celui que dessine l’Ange, en marge des grands récits dispersés désormais inutiles, mais en correspondance avec le temps autre / retrouvé de l’essentiel. L’allégorie, chez J. Fabre, fonctionne dans l’assèchement. Cette nécessité qui frappe son rapport à la danse classique, au profit d’un théâtre des expériences extrêmes. J. Fabre nous fait partager cette tragique solitude et nous invite à crier, non pas notre désarroi, mais notre ironique et scandaleux besoin d’être malgré tout. C’est parce que dans ses productions toute marque devient cicatrice, qui jamais ne se referme, que Jan Fabre est et reste aujourd’hui un agitateur à la limite du supportable. ***
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Dans Le principe espérance, Ernst Bloch précise que « danser est aussi un moyen de se métamorphoser et de s’évader ». Il ne s’agit pas d’oublier ou de s’anéantir. Au contraire, si le corps dansant participe à une déréalisation du réel, il est également le maître d’œuvre faisant jaillir ici et là les germes d’un Nouveau éventuellement accessible. Le corps dansant se meut en tant qu’aspiration ; la dynamique qui le fait bouger souligne donc le ce vers quoi (certes flou) vers lequel il se (nous) projette et qu’il éclaire, au cœur même de la nuit dans laquelle il prend existence, de sa verve. « La danse permet de se mouvoir autrement que le jour, du moins que dans la vie quotidienne, elle reproduit quelque chose que celle-ci a perdu ou n’a peut-être même jamais possédé ». Le corps dansant excite et provoque le non encore là ; ces gestes instaurent un monde autre, qui s’installe dans les intervalles qui naissent des césures imposées à ce qui était pensé / vécu comme inamovible et indépassable. Il attise, contre les raideurs du corps soumis aux mensonges de la vie telle qu’elle est, les éclats lumineux d’un corps-pensée surgissant à l’improviste, dans le tourbillon sauvage d’un dépassement-déferlement assouvissant (subrepticement et sans doute fragilement) les feux incandescents de la transefiguration. Ce, au regard d’une installation, en attente d’être concrétisée, au plus profond d’un à-venir déjà-là malgré tout ; « ce qui fait naître le désir d’y pénétrer toujours plus profondément ». Le corps dansant inaugure ainsi des « figures secrètes » (Theodor W. Adorno), qui sont autant de figures défigurées de la délivrance. Ces images-souhaits en mouvement enflamment dès lors l’espace qui s’imagine dans le plaisir de la découverte, dans l’ivresse qui redonne sens à la joie d’exister. *** Pina Bausch, entre danse et théâtre, met en scène des petits riens de l’existence qui, collés les uns aux autres, provoquent une déflagration sans concessions disloquant nos habitudes d’être, de penser, d’agir. Mais, cette dissémination systématique – et le rire sarcastique et hystérique qui l’accompagne parfois – ne peut se confondre avec une mise en retrait cynique par rapport aux enjeux liés à nos façons d’être au monde. De ces convulsions exacerbées, naissent au contraire des images insoupçonnées, s’imposent des morceaux de sens, souvent à la dérive, mais simultanément en attente d’une reconstruction désirée / espérée. Même si affleure ici ou là la lassitude des corps et des âmes malmenés par la vie, des regards, des gestes ou des paroles, aussi dérisoires soient-ils, tendent à signifier, en écho aux propos d’un héros de Samuel Beckett, qu’« il faut continuer ». La chorégraphe du Tanztheater de Wuppertal définit son travail comme n’étant « ni le réel ni sa représentation, mais au mieux une restitution de pièces à conviction ». Qui, pensons-nous, répondent à la nécessité de ne rien omettre ou enfouir. Afin, que puisse être déchiffré (malgré tout !) un devenir, fut-il en 138
errance, dans la complexité et la contradiction, au travers de ce qui a été et de ce qui subsiste. C’est donc à partir d’une collection de ruines, que s’élabore Tanzabend 1 (1993). A l’arrière-plan, présence fantomatique mais obsédante, un bateau échoué. Sur la plage, devenue arène, pressés par l’idée de mort, des êtres s’agitent. Ainsi, s’accumulent des histoires éclatées, tendres ou empreintes de méchanceté, joyeuses et tragiques. « Scènes, images, numéros d’union manquée des sexes », précise Rolf Michaelis. Croisement, décroisement des amertumes et des envies. Les corps, ensablés, torturés ou en proie à une jouissance futile, persistent à se mouvoir. La danse, chaotique, amputée, est cependant toujours rayonnante. Alors, les corps (mais aussi les têtes) s’exhibent. En marge des naufrages qui les déstructurent. Et lorsque le quotidien resurgit au détour de petites formes de vie, ils se prennent au jeu de la protestation. En défiant les forces obscures qui tentent de les anéantir ; en se déployant dans une ronde de lumières. L’imaginaire, en les attirant et en excitant leurs appétits passionnels, devient source de passages à infiltrer. Dans Télex-Danse, Martine Maleval achève ainsi son texte consacré à cette pièce : « Et Pina Bausch, avec une œuvre sur l’épanchement des secondes, nous transporte dans un ailleurs impossible (à moins que… je me souviens…) ; nous insuffle des bribes du secret à faire partager ; nous promet ce que nous ne serons jamais (à moins que… je me souviens…). Et l’aventure est exaltante, parce que nous devons à notre corps défendant investir l’espace ». Comment ne pas saisir ici, en dépassement au regard d’une attitude nostalgique et mélancolique ou d’un repli dans la démission, les brisures utopiques qui, même s’ils ne peuvent plus chanter, exaspèrent d’infinis lendemains ? Dans la noirceur des instants de vie mis en mouvement par Pina Bausch, il nous faut, une nouvelle fois, nous brûler aux illusions intempestives de l’héritage imaginaire du futur en gestation. Fut-il plus gris que rouge, plus désespéré qu’enthousiaste ! *** Le corps dansant n’est pas dépourvu de mémoire (volontaire / involontaire). L’Histoire (individuelle et collective) dépose en lui des éléments en activité. Ce sont ces marques-blessures, que lui inflige la réalité empirique, qui le sauvegardent d’une légèreté insouciante ou d’une facilité d’envol qui lui ferait rompre toute confrontation avec le passé et le présent. Le corps dansant, tout en évoquant, par bribes et fragments, un monde inédit, reste lourd des expériences et épreuves subies et à subir. Peut-être est-ce dans la violence de la torsion et de la distorsion – brisures complices du trop évident et de l’inconnu – qu’il désapprend la soumission et se rebelle face au fatalisme qui l’engourdit au quotidien. Alors, le refus est brutal et la revendication – sous forme de déchirure – agressive. Pour ne pas s’avouer vaincu. Le corps dansant « brousse les images » (Walter Benjamin), reconstituant un vouloir vivre irrévérencieux. 139
Dans cette investigation faisant reculer les obstacles, dans cette inauguration de chemins menant à ce qu’il faut encore nommer le non encore réel (l’imaginaire n’est pas réductible à l’irréel), en traversant les multiples couches de la réalité déterminée et en se préservant de toute fascination pour la fantasmagorie flottante, le corps dansant assure le triomphe d’une intentionnalité non pas cohérence (elle légitimerait ainsi une « voie à sens unique »), mais non cohérence (le refus de l’ordre accompagnant et impliquant le parti pris d’un sens pluriel). Ou, comme le souligne Daniel Dobbels, « ce corps ne craint rien, n’a peur de rien ou, plus précisément encore est libre de peur au sens de l’animal de Rilke ». Autrement dit, la danse nous soumet aux variations et aux vibrations de la souffrance cruelle et du soulagement inquiet, du banal et de l’étrange, de l’angoisse liée à la survie et du délassement furtif, annonciateur d’une vie (à) changée (er). *** « L’art de la danse a ceci de particulièrement, de proprement fou, sorcier, fascinant, qu’il n’existe que totalement mêlé, identifié, au corps d’un être humain ». Ainsi s’exprime Karine Saporta, en insistant sur la spécificité d’un art, s’incarnant en un corps, qui devient lieu et acte de passage, de lui-même vers un autre, de cet autre vers les autres. La danse, donc, transfigure l’être et bouleverse son rapport à autrui, cet être semblable et différent qu’il kidnappe, par lequel il est kidnappé. Disponibilité impudique, parce qu’intime / publique du corps dansant. Séduction, extase, d’un corps imaginaire lançant au corps réel le défi du partage érotique. « Plus nous sommes séduits nous-mêmes, ravis nous-mêmes et plus cet état se transmet au public », souligne également la chorégraphe. Le corps dansant est le corps du délit / du désir, jeté au visage de l’Ange, cet « envoyé du Pays de nulle part » (Massimo Cacciari), pourvoyeur de vie et de mort. L’écriture chorégraphique de Karine Saporta n’est-elle pas sans cesse provocation vis-à-vis de cet Ange qui est aussi Démon ? Un vers de Rilke pourrait délimiter l’offrande du corps dansant, lorsqu’il parle de la danseuse qui « lance sa robe toute dans l’incendie ». La danse n’est pas sans risques, sans conséquences, sans responsabilités. L’œuvre dansée, entre gaieté et gravité, en écart du beau et du laid, écartelée et attirée par le pur et l’impur, est toujours tragique. Danse de la brisure, de la déchirure. Karine Saporta soumet les corps aux lacérations de leur histoire (subjective / fantasmée) et de l’Histoire. Ombres et lumières se mêlent en ces corps incandescents, qui font l’amour sans pudeur aux mondes irrémédiablement antagonistes qui nous gouvernent, celui de la raison quotidienne avilissante, celui de la déraison de l’imaginaire fou. Suspendus, au bord du gouffre. Entre orgasme et souffrance, entre bonheur et terreur, ces corps, qui à l’image de l’œuvre d’art ne doivent ni « renier le souvenir des 140
terreurs accumulées » (Th. W. Adorno), ni abdiquer face aux sollicitations des trouvailles de l’advenir. Dans L’Impur (1993), les corps et les âmes sont modelés par la sauvagerie de l’Histoire. Dans un bruit insupportable (ordres, plaintes…), ils tentent d’échapper aux coups meurtriers d’un pouvoir déshumanisé qui ne les supporte qu’aseptisés. Mais à cette impuissance, se mélange « notre toute puissance » (Hélène Cixous). C’est lorsqu’il est bafoué, qu’il ne possède plus que sa nudité, que le corps est inatteignable, qu’il acquiert une virginité perverse que le réel porteur de sang et de mort ne peut effacer. La poitrine fière et arrogante, le sexe déjà entrouvert sous la caresse des ailes apaisantes de l’Ange, nous somment de redessiner un territoire de vie vraie, dépourvu de tout ce qui écorche le corps humain… « Les spectateurs doivent ressentir cette brusquerie de l’imprévisible, de ce qui est là mais qu’on n’attendait pas et qui vient cogner à la porte », précise K. Saporta. *** Par la souveraineté qu’elle accorde au corps, la danse, nous semble-t-il, « supplante, déplace le réel et semble l’engendrer ». Elle est en effet ce « lieu d’un non-lieu » dont parle Henri Lefebvre ; c’est-à-dire que le corps dansant se (me) propulse dans un pays-utopie, un pays « de bonheur ou de souffrance grandiose, un pays de rêve ». Ce jaillissement, douloureux et jouissif, se détourne de toute élévation superficielle et trompeuse ; il vise l’essentiel, ce saut de côté (Nietzsche) qui déstabilise les fondements de l’éternel en apparence, pour re-fonder inlassablement ceux d’un éphémère décisif pour un éventuel sauvetage de l’homme et du monde dans lequel il s’expose. Comme le propose Alain Badiou, dans sa présentation de l’ouvrage Danse et pensée, « la danse est bien à chaque fois un nouveau nom que le corps donne à la terre. Mais nul nouveau nom n’est le dernier. C’est incessamment que la danse, présentation corporelle du pré-nom des vérités renomme la terre ».
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Brefs plis autour de quelques « plis » du corps dansant1 ;$ '(+9'$ $( #$))$ 7+ 9>;$ 8;$!))8 I Ernst Bloch
Mime, pantomime, théâtre gestuel, théâtre de l’attitude, théâtre du mouvement…, au-delà des débats donnant contenu et sens à une multitude de termes, s’impose, en recherche, la réalité du mime au XXe siècle. En effet, cette diversité n’est pas uniquement visible au sein des discours et propos qui se donnent pour mission d’interpréter l’histoire de cet art ; elle s’affirme également au sein des pratiques. Notre objectif ici n’est pas de repérer les grandes articulations qui rythment l’histoire de cet art. Et cependant, en faisant référence à l’ouvrage d’Yves Lorelle, L’expression corporelle2, il est utile de rappeler que, « rituels ou profanes, les mimes grecs ont entretenu à un moment donné des rapports étroits avec les arts du spectacle. Leur contribution au théâtre avait lieu dans un climat esthétique qui s’apparente à l’idée qu’on peut avoir aujourd’hui du “théâtre total” ». Rome, ensuite, devient le lieu de la spécialisation, peut-être de l’isolement d’un art qui n’entretient pas d’échanges avec les autres formes théâtrales. Le mime s’instaure dès lors comme genre particulier. Notre volonté ici n’est pas non plus de nous attarder sur ce que l’on nomme la renaissance ou le renouveau du mime en France. Et cependant, il est indispensable de mentionner la richesse de l’école française ; ce, sans sousestimer les choix qui séparent ses maîtres (et la distance qui les éloigne de la figure du Pierrot enfariné à laquelle Jean-Gaspard Debureau donnait vie au XIXe siècle). Ainsi : Etienne Decroux (1898-1991) réfute tout lien avec la pantomime arlequinade et tente d’instaurer une « scène autonome ». Le mime corporel qu’il invente, fondé sur une « gymnastique dramatique », exige un acteur « dilaté ». Visant l’épuration, niant la surcharge réaliste, privilégiant 1
Une première version de ce texte (ici remanié) a été publié dans La Mise en scène du geste, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Bordeaux, Publications du Service culturel de l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, 1994. 2 Yves Lorelle, L’expression corporelle, du mime sacré au mime théâtral, Paris, La Renaissance du Livre, 1974.
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l’émotionnel (se méfiant du comique), il accorde sans doute plus d’importance à la forme qu’au contenu du spectacle. Ainsi, de même, Jean-Louis Barrault (1910-1994), disciple d’Antonin Artaud, veut réaliser un « théâtre total », où sont exaltées les puissances de la vie et celle des passions, l’acteur devenant un « athlète affectif » selon l’expression d’Artaud. Des moyens scéniques traditionnels et modernes se mélangent, au service de la création d’images hétérogènes. Ainsi, encore : Jacques Lecoq (1921-1999), après avoir participé à la fondation du Piccolo Teatro de Milan, élabore un enseignement prenant en considération de possibles ouvertures-échanges vers les arts plastiques et l’architecture. N’excluant pas la parole, il a pour volonté de renouveler le jeu masqué et de repenser le personnage du clown. Ainsi, enfin, Marcel Marceau (1923-2007), élève de Decroux et acteur de la Compagnie Renaud-Barrault, développe un style unissant la pantomimique traditionnelle et le mimodrame moderne. Utilisant la technique de la compensation musculaire chère à Decroux, il crée un langage développant sa force d’expression du tragique au comique et un personnage mondialement reconnu, Bip. Notre perspective donc, au-delà de ces brefs rappels, est d’insister sur quelques facettes éclatées d’un recours au geste qui n’accepte pas de se laisser enfermer dans les limites restrictives d’un genre, voire d’un style. Jusqu’au XIXe siècle, le théâtre gestuel reste marginal, se développant dans l’ombre du théâtre officiel et admis comme tel. Notons qu’une conception figée du mime a été violemment et justement dénoncée en ces termes par Isadora Duncan dans son autobiographie1 : « Quand on me dit que je devais montrer mon partenaire du doigt pour dire « vous », mettre ma main sur mon cœur pour dire « amour » et me frapper violemment sur la poitrine pour dire « moi », tout cela me parut d’un ridicule achevé » ! Nous ne pouvons donc accepter une définition pauvre de cet art le condamnant au nom d’une exigence mimétique desséchée à la pure et simple (et illusoire) imitation. Dans un texte intitulé, Mimes, clowns – et le XXe siècle ?, Peter Bu2 considère avec une ironie grinçante que le mime n’est pas un art qui se résume à contrefaire des « murs invisibles » ou à évoquer « la chasse aux papillons ». Pour lui, le mime doit être envisagé en tant qu’art du dialogue, moyen d’investigation et d’expression de l’individu, « terrain de liberté » aux côtés d’autres formes de théâtre (parlé, dansé, musical…). Fondamentalement, selon lui, il n’existe pas de différences permettant d’isoler chacun de ces arts, si ce n’est celle « du moyen d’expression principal »3. 1
Isadora Duncan, Ma vie, trad. J. Allary, Paris, Gaillard, 1999. Peter Bu, Mimes, Clowns, and the 20Th Century ?, Claremont, Mime Journal, 1983. Cf. également son article, « Mime », dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, Paris, Bordas, 1992, p. 557-558.. 3 En ce sens, le lecteur peut se référer à Jean-Marc Lachaud et Martine Maleval, Mimos, éclats du théâtre gestuel, Paris, Ecrits dans la Marge, 1992, à Guy Charrié, Mimages, Périgueux, La Lauze, 1995 et à Maurice Melliet, 20 ans de mimes, Persona Grata, 2002. 2
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Nous ne pouvons qu’accepter sa conclusion, lorsqu’il écrit qu’« il faut une bonne dose de paresse intellectuelle pour continuer à affirmer que le théâtre mimé ne connaît qu’un seul style et continue à vivre dans sa tour d’ivoire d’exercices formels ». D’autant que les recherches et propositions du XXe siècle travaillent au mélange des particularités en instituant les conditions d’apparition d’un « théâtre polyphonique ». Le mime, en effet, entre en relation avec diverses pratiques et accepte de se heurter à d’autres horizons culturels (le théâtre oriental par exemple). En ce sens, ces expérimentations s’inscrivent pleinement dans la mise en garde et le vouloir qu’expriment, en 1959, Jean-Louis Barrault1 : « […] il ne faut pas servir le mime en tant qu’objet mais s’en servir en tant que moyen d’expression théâtral ». Les pratiques théoriques du geste et du mouvement les plus actives et les plus prometteuses de ce siècle ne sont-elles pas celles qui ne cessent de se confronter au théâtre verbal, au cinéma, à la danse, aux arts plastiques, au cirque, aux marionnettes… ? Ces spectacles, liés à une intervention de type collagiste, nous semblent mettre en scène des codes et des éléments hétéroclites, qu’ils brisent dans la perspective d’une tension et d’un conflit producteurs d’émotions, de plaisirs, de sens. Faisant fi des frontières admises, réelles ou fabriquées, ils favorisent l’émergence de formes ambivalentes et disparates, enracinées au cœur des fractures du mouvement du réel. Ils sont alors dans l’obligation, pour être pleinement efficaces, de laisser ouverts des espaces vacants, des passages au sein desquels les spectateurs sont libres d’inaugurer des voies multiples ; jouant avec les énigmes qui leur sont proposées et se heurtant à l’étrangeté d’un lieu / non lieu favorisant, expérimentant les vertiges de l’errance au sein d’une extraterritorialité, d’un « univers vide à combler » selon Walter Benjamin. Ces cheminements, empruntés / explorés en tous sens, de façon « impure » (selon la terminologie utilisée par Guy Scarpetta dans L’Impureté2), constituent les fondements d’un art du mélange, esquissé au sein de la modernité artistique et dont nous héritons, avec irrespect, aujourd’hui. Dès les années 1920, les avant-gardes européennes réhabilitèrent, face au verbe triomphant et contre les codes en vigueur, le langage corporel. Cette modernité transgressive, au travers de multiples tendances et parti pris n’a cessé de fructifier, bouleversant l’ensemble du champ artistique.
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Jean-Louis Barrault, Nouvelles réflexions sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1959. Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985.
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Au sein des avant-gardes historiques Guy Dumur, dans son Histoire des spectacles1, insiste sur le fait que le théâtre avait l’ambition d’unir tous les arts en un seul, en utilisant les moyens d’expression qui lui sont propres ; « […] la diction, le chant, le geste, le mime, la danse, les éclairages, le maquillage ou le masque », bref, tout ce qui concerne l’art de la mise en scène. Avec le XXe siècle, l’histoire théâtrale s’écrit en ruptures. Le parti pris privilégié, contre l’héritage tragique (grec et antique) et dramatique-bourgeois, contre la tradition et le divertissement, est celui de la « mise en crise » selon l’expression d’Emile Copfermann2. Dès la fin du XIXe siècle, les conditions d’une rencontre entre le théâtre et les arts du spectacle considérés comme des formes mineures paraissent se réaliser. La crise du drame favorise l’ouverture du monde théâtral vis à vis de spectacles méprisés3 ; « […] tout ce qui faisait la loi au théâtre […] est progressivement rejeté au profit d’une intention avouée de faire éclater des formes surannées, de violer la routine de la psychologie et de la littérature, de briser la logique aristotélicienne […] de promouvoir un mode d’expression scénique qui traduise la vie moderne », écrit Claudine Amiard-Chevrel4. Numéros de cirque, de music-hall et de cabaret, attractions de champ de foire, perdaient le caractère populaire et distractif, qui leur était, péjorativement, attribué. En s’intégrant aux productions du noble art de la représentation théâtrale, ces divertissements acquièrent un statut artistique, tout en subvertissant celles-ci. Dans ce double mouvement, s’exacerbent les contradictions qui minent la création théâtrale. Dans une situation où les fondements du présent s’écroulent, s’expriment « les troubles d’une société en mutation, tiraillée entre des virtualités révolutionnaires, un présent bourgeois et conservateur, les tragédies du monde, l’incertitude anxieuse de l’avenir ou le rêve utopique », comme l’indique Cl. Amiard-Chevrel5. Nous ne pouvons donc nous étonner si le processus que nous évoquons se radicalise et parvient à son apogée dans les années 1920. Certes, les motivations qui justifient tel ou tel emprunt sont diverses. De même, les modes d’inclusion, de correspondance et de fonctionnement de ces parties, traditionnellement étrangères au théâtre, sont variés. Cependant, le processus global d’introduction et d’intervention de ces fragments répond à la nécessité, pour le théâtre, de se confronter à la réalité conflictuelle et “introuvable” d’un monde bouleversé, de tenter de construire des bribes de réponses. Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps6, a 1
Guy Dumur, « Préface », dans G. Dumur, Histoire des spectacles, Paris, Gallimard, 1965, p. XI.. Emile Copfermann, La mise en crise théâtrale, Paris, François Maspéro Editeur, 1972. 3 Peter Szondi, Théorie du drame, trad. P. Pavis, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983. 4 Claudine Amiard-Chevrel, « Introduction », dans Du Cirque au théâtre, ouvrage collectif, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p. 7-15. 5 Ibid. 6 Ernst Bloch, Héritage de ce temps (1935), trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978. 2
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minutieusement analysé la force et les limites, voire les faiblesses, qui spécifient ces productions sous forme de mosaïque. Renouer avec les spectacles reconnus par le peuple n’est pas en soi révolutionnaire ; redonner à la société de nouvelles bases peut se fonder sur un retour frileux et apeuré vers les certitudes passées / perdues (mouvement réactionnaire) ou, à l’opposé, sur une volonté de fouiller le devenir non-apparu mais en gestation (perspective progressiste). Plus encore, ces directions se mêlent parfois, dans un subtil et déroutant assemblage, aussi dangereux (le pêle-mêle non mis en projet peut produire l’insignifiant) que prometteur. En marge de ces questionnements philosophiques et politiques, la pratique théâtrale fait sienne cette expérimentation aux multiples visages. Sa reconnaissance des autres arts du spectacle (anciens ou nouveaux), leur pillage, souvent critique et positif, provoquent un bouleversement radical. Deux textes notamment, l’un de Vsevolod Meyerhold, « Vive le jongleur ! » (1917)1, l’autre de Nicolas Foregger, « L’art d’avant-garde et le music-hall » (1922)2, esquissent le souffle vivifiant que le cirque et le music-hall instillent à la scène théâtrale. Le numéro de cirque doit combattre les contorsions laborieuses d’un psychologisme agonisant ; le music-hall doit permettre de capter les lumières et les rythmes de la vie moderne. Ce sont, dès lors, la plasticité des corps en mouvement et le rire vengeur et décapant du clown qui s’installent au cœur des temples de l’art dramatique. De Frank Wedekind, insérant des numéros de clown dans Lulu, à Foregger, ponctuant ses spectacles d’acrobaties, de danse et de morceaux de musique de jazz, le théâtre rejette la fatalité de son épuisement, de son abstraction face aux soubresauts d’une époque insaisissable. En se reconstituant à partir d’éléments hétéroclites, en se compromettant avec les productions de ses branches mineures, l’œuvre théâtrale accepte de se heurter au monde, reniant sa volonté mystique et illusionniste. Pour ce, face à la dictature du texte, l’acteur polyvalent, maître de son corps et de sa voix, est réhabilité. Le geste et le mouvement participent à ce renversement décisif. Quelques repères peuvent être ici mentionnés. Dès 1910, les sereta futuristes réfutent le psychologisme et la littérature ; « […] le choix du geste et de l’image font de la scène futuriste l’un des archétypes de la scène contemporaine », écrit Giovanni Lista3. Pour Marinetti, il s’agit d’opposer au psychologisme, la « physicofolie ». L’espace et le temps sont déconstruits. La logique est brisée. L’absurde devient nécessité. Les cheveux de la chanteuse seront verts et sa poitrine orange ; sa romance 1 Vsevolod Meyerhold, « Vive le jongleur », trad. B. Picon-Vallin, dans Du Cirque au théâtre, op. cit. , p. 225-228. 2 Nicolas Foregger, « L’art d’avant-garde et le music-hall », trad. B. Picon-Vallin, dans Du Cirque au théâtre, op. cit. , p. 229-234. 3 Giovanni Lista, « Esthétique du music-hall et mythologie urbaine chez Marinetti », dans Du Cirque au théâtre, op. cit. , p. 48-64.
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saupoudrée de gros mots. Les clowns, leur excentricité et leurs farces, le comportement des spectateurs face à l’imprévu (après s’être aperçu que leur siège était enduit de colle), l’hilarité produite par les glissades des comédiens (la scène était savonnée) sont convoqués pour une soirée aux multiples directions. « Music hall : ventilateur infatigable pour le cerveau surchauffé du monde », affirme Marinetti1. Ou encore, selon le manifeste Théâtre total pour les masses2 : « Architecture et mécanique de théâtre total (synthétique, polysensationnel, simultané, polyscénique, aéro-pictural, aéro-poétique, cinématographique, radiopho-nique, olfactif, tactile, bruitiste) ». En 1917, sur un argument de Jean Cocteau, Picasso (pour les décors) et Erik Satie (pour la musique) proposent Parade, spectacle kaléidoscopique fabriqué à partir de morceaux d’origines diverses : « […] cirque, music-hall, cubisme, jazz, apportaient des éléments hétéroclites, juxtaposés, collés, voire en conflit les uns avec les autres », écrit Odette Aslan3. E. Satie continuera, par la suite, à coller des sons, à superposer des matériaux, à voler au cirque l’éclectisme de ses représentations (notamment par la mise en scène de gags). Pour Meyerhold, c’est une bouffée d’air frais qui doit traverser un lieu confiné sur lui-même. La volonté de tendre vers l’osmose du jeu théâtral et du mouvement de la vie extérieure s’impose. Lié à un environnement dépouillé, mais ancré dans le réel (roues, escaliers, passerelles…), le jeu de l’acteur doit se fonder sur la « biomécanique ». L’acteur doit être apte à organiser son matériau – son corps –, à l’utiliser avec efficacité dans le sens voulu. C’est donc une connaissance parfaite de la mécanique corporelle qui est réclamée à l’acteur. En conséquence, afin de se mouvoir librement, il ne portera plus la prosa dejda (le bleu de travail de l’acteur) et ne se grimera plus. Outre une admiration réciproque, c’est une passion commune pour le cirque et la foire qui unira Maïakovski à Meyerhold. Le jeu, exigé par Vladimir Maïakovski, est basé sur le grotesque, sur le merveilleux de foire. La Punaise (montée en 1929) est une comédie féerique. Il s’agit de penser « avant tout par images », écrit V. Meyerhold4. Exercices de culture physique, danse, pyrotechnie, musique… s’associent pour donner une force visuelle. Dans ses Notes d’un metteur en scène5, Alexandre Taïrov précise : « Est synthétique le théâtre qui fait fusionner organiquement toutes les variétés d’art 1
F. T. Marinetti, « Le music- hall » (1913), dans Giovanni Lista, Futurisme : Manifestes – Documents – Proclamations, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 254. 2 F. T. Marinetti, « Théâtre total pour les masses » (1933), dans Giovanni Lista, Futurisme : Manifestes – Documents – Proclamations, op. cit. , p. 285. 3 Odette Aslan, « Cirque et théâtre en France », dans Du Cirque au théâtre, op. cit., p. 182. 4 Vsevolod Meyerhold, « Intervention à la Maison Centrale des Komsomols de Krasnaïa Presnia » (1929), dans V. Meyerhold, Ecrits sur le théâtre 2 1917-1929, trad. B. Picon-Vallin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975, p. 244. 5 Alexandre Taïrov, Notes d’un metteur en scène (1921), dans A. Taïrov, Le théâtre libéré, trad. Cl. Amiard-Chevrel, Lausanne, L’Age d’Homme, 1974, p. 40-41.
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scénique… tous les éléments artificiellement disjoints actuellement – mot, chant, pantomime, danse et même cirque – s’entrelacent harmonieusement et constituent une œuvre théâtrale unique et monolithique ». L’acteur, « l’homme agissant effectivement », est considéré comme le porteur de la réalité et du devenir de l’action théâtrale. On ne s’improvise donc pas comédien. Un travail suivi et ininterrompu doit permettre l’acquisition et la parfaite maîtrise d’une double technique. Par la première, il s’agit de produire l’émotionnel, pour façonner une image scénique, « de vraies émotions transfigurées par l’activité créatrice en une certaine image scénique ». Par la seconde, l’acteur utilisera les matériaux que sont son corps, sa voix, son souffle, afin que l’image scénique puisse être avec création reçue par le public. En Allemagne, le théâtre d’agit-prop propose une palette d’innovations, dont les bases sont le non-respect de l’héritage, de la tradition et du classicisme, le recours à des formes barbares selon le bon goût, telles le cirque, la pantomime ou le cabaret. En ce sens, pour Philippe Ivernel1), « la mise à mal de l’héritage (de l’héritage du drame, de la forme théâtrale) libère les éléments (les formes théâtrales) qui le constituent ». Art du dévoilement – le théâtre traditionnel n’est qu’« un narcotique social » proclamera, de son côté, Sergueï Trétiakov2 –, ces interventions inventent des expressions inédites, les « journaux vivants », au sein desquels le matériau pluriel est utilisable en tous sens. Dans l’« esprit » Bauhaus, Oskar Schlemmer (qui publie en 1925 L’Homme et la figure d’art), privilégie les « effets du corps » (fascination pour les gestes du funambule, de l’acrobate). Cette volonté est proche de la pensée d’Adolphe Appia, qui, fin XIXe, demandait « la mise en valeur du corps humain », de celle de Georg Fuchs, pour qui, en 1909, « le drame est un mouvement rythmique du corps dans l’espace ». Ni fable, ni narration ne doivent perturber la plasticité pure recherchée par Schlemmer. Au-delà de toute décoration, elle doit exhiber sa singularité. « Dramatique du geste », précise-t-il. L’attention se porte sur le mouvement ; visualité pure ; jeu formel de combinaisons plastiques. En 1927, dans un article, « La scène », il écrit : « […] chaque geste, chaque mouvement se trouve à coup sûr automatiquement porté dans la sphère du significatif […] faire un pas est un événement prodigieux ; lever une main, remuer un doigt, ne le sont pas moins ». D’autres noms, d’autres innovations pouvaient être cités. Copeau, Craig, Evreïnov, Piscator, Schwitters, Karl Valentin ou Mary Wigman… Tous prouvent, au sein du bouillonnement de cette première moitié du siècle, la nécessité de re-penser la présence active de langages corporels pluriels sur scène. 1
Philippe Ivernel, « Introduction », dans Le Théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, ouvrage collectif, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975. 2 S. M. Trétiakov, « Le bon ton » (1927), trad. Cl. Amiard-Chevrel, dans S. M. Trétiakov, Hurle Chine ! et autres pièces, Lausanne, L’Age d’Homme, 1982, p. 255.
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Dans la seconde moitié du XXe siècle L’aventure théâtrale, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, continue. Antonin Artaud, qui prône « l’union de la pensée, du geste, de l’acte » et dont la perspective sera travaillée par Grotowski, Brecht, ceux que nous avons cités, sont des références incontournables, dont les avancées sont discutées et prolongées ; parce qu’il s’agit alors de mettre en scène ce que Bernard Dort nomme « le jeu de notre vie ». Là encore, quelques traces sont à suivre. Le happening naît d’une volonté de dépasser les limites de la pratique picturale. Au tableau succède donc une scène, d’autant plus que des personnages vivants en sont, par leurs attitudes et leurs gestes, les principaux acteurs. Simultanément aux expérimentations du groupe japonais Gutaï, John Cage organise, en 1952, un spectacle au Black Mountain College. En assemblant, au sein d’une structure triangulaire, divers moments, un ballet improvisé de Merce Cunningham, l’œuvre peinte de Robert Rauschenberg, une lecture de poèmes, la projection de films, des morceaux pour piano, et sa conférence sur Maître Eckhart déclamée du haut d’une échelle, il crée un environnement total, mouvant, conçu telle une partition musicale. Vers la fin des années 1950, le Happening1 s’oriente selon des dominantes diverses (théâtrale, picturale, poétique, politique…). Il sera dénommé événement, concert, performance ou simplement action. Allan Kaprow précise, par ses réalisations, la notion d’indétermination entre l’art et la vie. Son but est de mettre en scène des individus, en créant des conditions pour que les relations qu’ils entretiennent entre eux et celles qui les lient à leur « cadre de vie » soient effectivement bouleversées, comme dans Gas, en 1966, représentation « décontractée » dès lors que tout spectateur devient agent de l’action. Les agissements débridés de ce dernier, actes sacrilèges, s’intègrent à un collectif de production. Pour Jean-Jacques Lebel, en acceptant de jouer le jeu, « notre perception, notre comportement, notre identité même sont modifiés ». Le Happening détruit toute notion d’interdit ; aussi s’attaque-t-il aux tabous que la société nous commande de respecter : la mort, le corps, la sexualité…, ce qui est pensé par Herbert Marcuse comme une réaction explosive, protestant contre l’assassinat sans cesse répété d’Eros. Pour Le Living Theatre, né sous l’impulsion de Julian Beck et de Judith Malina, le théâtre sera communautaire, se réclamant, non sans contradictions, du pacifisme libertaire. Contre la réalité industrialisée, irrationnelle et déshumanisée de la société américaine, « Beck et Malina opposent le retour à une nature harmonieuse et humaine », écrit Emile Copfermann2. Cette célébration nécessite l’unification de deux présences, celle des acteurs mimant 1 2
Cf. Jean-Jacques Lebel, Le Happening, Paris, Denoël, 1966. Emile Copfermann, La mise en crise théâtrale, op. cit. , p. 74.
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une improvisation collective et celle des spectateurs dont la participation est attendue / suscitée. Dans Frankenstein (1965), le Living tente de transcrire et de rendre concrète (de la combattre également), par les images, les sons, les brisures de textes lus, les gestes… la notion d’oppression ; Paradise now (1968) est une succession de rituels menant à la fête des esprits et des corps (dénudés). La problématique (sans doute non résolue) du Living Theatre, jusqu’à la partielle dislocation du groupe en 1970 fut de promouvoir une dramaturgie dont les fondements auraient été les enseignements, cumulés et combinés, d’Artaud et de Piscator, et dont l’héritage s’enrichit des expériences des théâtres révolutionnaires soviétique et allemand. Deux autres créateurs, qui se situent aux alentours des démarches du happening et des recherches du Living, interrogent la représentation théâtrale. Bob Wilson, influencé par Jackson Pollock, a pour préoccupation l’utilisation de l’espace et du temps. Dans Le regard du sourd (1971), c’est la possibilité de tout discours qui est niée. B. Wilson donne à voir la réalité des apparences (non concrètes mais cependant productrices d’alternatives quant aux sens). Par l’assemblage d’images et de sons (la musique dirige le mouvement du spectacle), naît un théâtre de la visualité, fouillant la nudité de l’homme en lui arrachant les masques trompeurs dont il se pare. Carmelo Bene complexifie les matériaux mis en scène. La sacralité des textes est bafouée. En liant perversion et subversion, il construit des spectacles provocants, à la manière d’insultes crachées aux visages de la tradition. S.A.D.E. ou libertinage et décadence de la fanfare de la gendarmerie salentine (1974) se réclame de la déviation et de l’égarement. En réfléchissant sur la dialectique du maître et de l’esclave, C. Bene effectue, comme le signale Gilles Deleuze, « un travail de mise en variation continue » qui met en crise l’homme. Avec Luca Ronconi et le Théâtre du Soleil, la théâtralité redécouvre la notion de spectacle et de fête populaire. L’espace devient une base de recherche en voie d’éclatement, sa désorganisation réfléchie, un enjeu ; le jeu total s’instaure nécessité ; la dynamique multidimensionnelle du fragmentaire et du mélangé s’expose dans sa nudité, force explosive. Dans Orlando Furioso (1968), L. Ronconi propose le siège de l’action principale par des actions secondaires en mouvement ; des chariots parcourent la salle et mettent en danger l’immobilité du public. La simultanéité des jeux en présence provoque des éclats ; en apothéose, un chœur s’adresse, dans un morcellement à la limite du supportable, aux spectateurs. Dans XX (1971), ceux-ci sont pris en charge (isolement groupusculaire) par des acteurs-guides et se heurtent à des cloisons à abattre. Avec Ariane Mnouchkine, 1789. La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur. Saint-Just (1970), la fête se développe, imprévisible et colorée, spectacle de foire, avec marionnettes, lutteurs et acrobates. Dans 1793. La cité révolutionnaire est de ce monde (1972), les membres du Théâtre du Soleil plonge au sein de l’histoire quotidienne, de ses gestes et de ses paroles, de ses peines et de ses joies, de ses angoisses et de ses désirs, au travers d’une 205
succession de tableaux, « pièces d’un puzzle » selon Denis Bablet, introduite / mise à distance par une projection concernant l’iconographie de l’époque révolutionnaire. Le public regarde, écoute. Ses sens visuel et auditif sont très vite submergés par une mosaïque de visions et de sons, qu’il capte pour reconstituer / vivre une totalité ouverte. Il s’agit donc, pour celui-ci, de composer “son” spectacle en toute liberté, son étonnement participatif étant attisé. Dans L’Age d’or (1975), A. Mnouchkine fait s’entrecroiser la stylistique de la commedia dell’arte, celle du théâtre chinois et celle de la pratique clownesque. Ces dernières sont mises au service des récits, des contes et des légendes qui “alimentent” une réflexion sur les étrangetés de quotidien. Elle n’hésite pas à puiser à des sources variées ce qui fonde la légitimité de sa mise en scène (volontarisme décapant), sans masquer, qu’au bout du compte, il ne s’agit que de théâtre. Méditation sur la mort, Opéra (1979) est un collage, unissant un projet du musicien Luciano Berio (sur le Titanic), un récit parlé / chanté ayant pour base Terminal (crée par l’Open Theater de New-York et des fragments de l’Orfeo de Monteverdi. L. Ronconi manipule ces éléments hétérogènes et construit sur ces traces éparses un spectacle dont la profondeur naît de ces rencontres forcées / fortuites. « C’est en pensant à un public vivant, dit-il, que je propose des solutions non conventionnelles ». Communion interventionniste et festive, émergence d’une communauté unissant acteurs et spectateurs, les volontés esthétiques de Mnouchkine et de Ronconi se rejoignent ; et, comme l’exprime la critique Colette Godard (Le Théâtre depuis 19681, « sur la déconstruction du récit, la simultanéité du discours, le prolongement des actions hors du champ de vision, les effets d’échos et de mémoire », elles favorisent « la mise en théâtre des zones d’ombre et de confusion qui cernent la conscience ». De même, lorsqu’il quitte la scène bourgeoise, Dario Fo, qui se considère comme « un jongleur du peuple parmi le peuple », privilégie réflexion critique et mouvement. En 1968, Grande pantomime avec drapeaux et pantins petits et moyens, rythmé de fractures, grossi par le grotesque, est un spectacle qui tente d’exposer, en contradictions, les fondements de la lutte des classes. Masques, pantins et marionnettes investissent la scène. Ce théâtre, qui refuse coulisses et « miracles », repense les possibilités d’une action culturelle débordant les limites du faux-semblant. Brisant l’unité spatio-temporelle du théâtre bourgeois, D. Fo nous entraîne dans un double va-et-vient, d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre ; « […] mes spectacles, proclame-t-il, sont faits de morceaux imbriqués les uns dans les autres ». L’acteur ne tient donc pas un discours ; il parle, comme le faisait le jongleur au Moyen-âge. Parler, expliquer, en utilisant le pouvoir des mots et celui des gestes, des expressions… Face à cette parole, que délivre un corps bondissant, le public se sent encouragé à s’immiscer dans 1
Colette Godard, Le Théâtre depuis 1968, Paris, Jean-Claude Lattes, 1980, p. 51.
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le déroulement du spectacle. Ces cris, ces gesticulations, obligent ainsi l’acteurjongleur à suspendre, voire à modifier et à orienter différemment son intervention. Le théâtre, pour Dario Fo, ne peut exister en marge de la vie, il se doit d’apparaître comme un moment de vie, par ailleurs jamais achevée, toujours à produire. Nous pourrions enfin rappeler l’invitation à la fête, le « jeu panique », qu’exige, dans la démesure, presque la folie, et l’éphémère, Fernando Arrabal. Dans « Le Théâtre comme cérémonie “panique” » (1969), il définit en ces termes son projet : « […] la tragédie et le guignol, la poésie et la vulgarité, la comédie et le mélodrame, l’amour et l’érotisme, le happening et la théorie des ensembles, le mauvais goût et le raffinement esthétique, le sacrilège et le sacré, la mise à mort et l’exaltation de la vie, le sordide et le sublime s’insèrent tout naturellement dans cette fête, cette cérémonie “panique’ ». Cette option, proche d’un Baroque revisité, s’impose notamment dans Le grand cérémonial (1964), Le couronnement (1965), Le groupe Panique international présente sa troupe d’éléphants (1965), L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie (1967), ou Bestialité érotique (1969). Ou encore, les tribulations du Grand Magic Circus, orchestrées par Jérôme Savary ; qui, de ses Animaux tristes à Zartan, le frère mal aimé de Tarzan (1971) et De Moïse à Mao (1974), ne se préoccupe pas de faire du théâtre, utilisant la technique du work in progress. Ce qui permet à Delfeil de Ton, alors critique à Hara Kiri, de s’exclamer : « […] les fines bouches disent : “C’est pas du théâtre, il n’y a pas de texte !” Il n’y a pas de texte ! C’est trois heures de jubilation sans un seul mot bête et il n’y a pas de texte ! C’est le spectacle le plus total comme ils disent, qu’on n’ait jamais vu, et c’est pas du théâtre ! Oh, et puis effectivement, ils ont peut-être raison, c’est sans doute pas du théâtre. Si le théâtre, c’est ce qui fait chier tout le monde, alors c’est pas du théâtre. Mais si le théâtre, c’est la vie, l’invention, la fantaisie, la poésie, la musique, les machins magiques et les animaux tristes, alors là, oui, c’est du théâtre ». L’apparition des petites formes exacerbe ce face à face du théâtre et du réel en mouvement. Impromptus, fragmentaires, mouvants et parfois aléatoires, ces agissements théâtraux apparaissent comme autant de paroles et de gestes qui, répétés à l’infini, façonnent une quête utopique. Lorsqu’Antoine Vitez, décrivant la pièce de Iouri Lioubimov, Dix jours qui ébranlèrent le monde (1965), affirme que « l’ombre chinoise, la mimique, le guignol, le burlesque, le music-hall […] le chant, l’affiche et le couplet satirique s’entrechoquent », peutêtre souligne-t-il implicitement l’enjeu de ces expérimentations ; à savoir, selon la réflexion de Louis Althusser1, « la pièce est bien la production d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l’achever, mais dans la vie ». 1
Louis Althusser, Pour Marx (1965), Paris, La Découverte, 1996, p. 151.
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Depuis le début du siècle, le mime n’est plus arrimé à une définition mimétique au sens aristotélicien du terme. Il est concrètement présent au sein de spectacles désordonnés, intégrant une pluralité de moyens et de forces expressives. De même, le geste n’est plus envisagé comme descriptif (ou simple support d’une parole sacralisée mais orpheline), limité à la création d’un objet dépourvu de chair et de conscience ; la mimique elle-même ne se soumet plus à l’apparence d’une émotion artificielle pour percer les mystères chaotiques de la vie. Parce que l’urgence n’était (et n’est toujours pas) au silence (au retrait), le geste « occupe » le devant de ces scènes différentes, investissant et s’investissant dans un éclatement de sens et de fureurs. Une fois encore, des noms et des productions seraient à rappeler / à analyser : de la naissance du mouvement Butō (avec Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno) aux propositions de Tadeusz Kantor, du renouvellement du théâtre engagé (autour de Boleslav Polivka ou du San Francisco Mime Troup) au ressourcement de la figure clownesque (Dimitri, Howard Buten, Licedei…) et de la mise en scène de la violence physique (Fura del Baus…) au « Tiersthéâtre » d’E. Barba… Nous nous contenterons, ici, de terminer ce vagabondage en évoquant des éclats gestuels dans la tourmente qui brisent les frontières des arts, favorisant la puissance créatrice d’une confrontation à plusieurs niveaux de langages différents, entre équilibre et déséquilibre. Ainsi, le Théâtre du Mouvement (animé par Claire Heggen et Yves Marc) pousse les corps à éprouver leur point de rupture, d’équilibres fugitifs en déséquilibres cocasses. La Compagnie Ilotopie implique le geste au sein de la rue bruyante et englue les corps, contraints par le quotidien, jusqu’à l’absence significative du mouvement. Joseph Nadj, encore, dans une expression du tragique, impose, dans des tableaux hors réalisme, des personnages en décalage, intervenant dans un écart qui tord les modalités d’expression instituées. Au-delà de la diversité des langages scéniques, le corps devient un instrument polyvalent mis à l’épreuve par la Compagnie A fleur de peau ; alors que Jérôme Deschamps, à l’aide d’un langage et d’une gestuelle minimaux, met l’homme en face de ses limites. Les multiples traitements de ces gestes, leur mise en marge, les transfigurent en autant de vecteurs s’inscrivant en transversale au détour d’un questionnement sur eux-mêmes et les sens, ou « figures secrètes » (Th. W. Adorno), qu’ils engendrent. Le mime participe donc à l’émergence d’un théâtre différent. Dans le sillage de Pina Bausch, qui élabore un langage et une pensée complexes que soutient un projet fondé sur la violence souterraine d’un théâtre dansé toujours en contraste, les « gestes de la danse », en acceptant de se heurter au travail textuel, pictural et musical, interroge leur propre illimitation. Pensons à Angelin Preljocaj, qui, dans Amer Amerika (1990), confronte le geste et la musique contemporains à l’expression folklorique, et fouille les racines du monde tout en reconnaissant la déchirure culturelle ; à l’Autoportrait de 1917 de Christian Bourrigault, réflexion mise en mouvement à partir du corps peint 208
torturé d’Egon Schiele ; à La chambre d’Elvire de Karine Saporta, mettant en scène les fantasmes d’un corps-âme en quête de sa vérité (dialogue sans concessions de la danseuse et de son double, une poupée de chiffon), puzzle de gestes et d’émotions à fleur de corps, sans cesse perturbés par une bande-son mêlant les cris effarouchés de jeunes femmes, des bruits de verre brisé, les plaintes stridentes des violons et des chants. Nous devons aussi évoquer Cortex, de Maguy Marin, où l’exubérance chorégraphique se joue de la pesanteur d’un texte contraignant ; le dernier travail d’Odile Duboc, cherchant les limites de la résistance et les potentialités de vie humaine, les corps sont projetés dans un espace délimité / occupé par des structures de matière à réinventer en les expérimentant ; la finesse et la délicatesse du geste mettant en correspondance la puissance d’un texte de Kafka et la beauté intimiste de sa chorégraphe (Catarina Sagna) ; la performance physique donnant sens à l’expression brutale, sensuelle et sexuelle des angoisses et plaisirs de la féminité vraie, que réalise la danseuse du Collectif Natural Disaster ; la vérité d’images hallucinantes, délivrées dans un mouvement infime, donnant présence aux points figés du réel aux prises à l’imaginaire, qu’esquisse la Compagnie Mossoux-Bonté. Ou encore, Erts, d’Anne-Maria de Keersmaecker, assemblant et juxtaposant des espaces spécifiques (ceux de la parole, de la danse, de l’image vidéo et de la musique), pour créer les contours flous d’un spectacle total, respectant les accidents d’échanges impromptus et de simultanéités productrices de sens ; l’intégration de l’acrobatie et de l’escalade à la sphère de la danse par la Compagnie Roc in Lichen. Le cirque (Semola Teatre transforme une piste à ciel ouvert en cathédrale, mélangeant musique classique et atmosphère saltimbanque, pour dessiner un opéra inachevé, hanté de corps visant l’extrême), le théâtre de rue (Malabar, dans un concert de feu et de fer, de hurlements et de gesticulations instaure la parade comme prise de risques) et le théâtre de marionnettes (Philippe Genty démultiplie le corps, jouant du vrai et du faux, dupliquant les mouvements de l’un sur ceux de l’autre) sont également soumis à la différence. D’autres orientations intéresseraient notre propos, notamment aux alentours des arts plastiques (performances, spectacles multi-médias…). En fait, il s’agirait d’établir un panorama provisoire des événements au sein desquels, le geste, et les mouvements qu’il subit / inaugure, s’exhiberaient dans la noncohérence et le merveilleux du hors limite(s), donc d’un ici et maintenant ouvert.
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Le théâtre de rue aujourd’hui : quel(s) parti(s) pris ?1 P2/:/'7&' 7+ (=8Q(9$ 72!'($9;$'(!&' $%( +'$ #&'%8-+$'#$ 7$ )2/0&'!$ 7$% !78&)&0!$%3 Z/!% &' %$'( *&!'79$ +' (=8Q(9$ 7+ -+$%(!&''$,$'( -+! %2/##&,,&7$ :!$' 7$ )/ 9+$3 Dominique Houdart
Les années 1990 furent marquées par l’émergence d’importants mouvements contestataires2. Pour Isabelle Sommier3, ce « réveil a été soudain » et, plus encore, « surprenant dans un contexte social et idéologique à l’encéphalogramme plat ». Il est vrai que les chantres du consensus mou proclamaient avec enthousiasme la fin du conflit social et le temps venu d’une pacification généralisée. Ces luttes, par les refus et les revendications concrètes qu’elles exprimaient, sur différents fronts, affirmaient par ailleurs un sens politiquement fort, se différenciant ainsi des actions menées par des associations (Les Restos du Cœur par exemple) qui, depuis la décennie précédente, agissaient au nom d’un indispensable devoir de solidarité face aux fractures menaçant la cohésion sociale de la société. Prenant en considération le renouveau du mouvement social, mais également l’existence d’une multitude de réseaux militants – inventant, hors des organisations historiques, syndicats et partis politiques, une « nouvelle manière de faire de la politique entre “l’intime” et le “public” »4 – la revue Pétition consacrait légitimement, en 1998, un dossier au « retour de l’engagement politique ». Le constat effectué faisait apparaître qu’aux formes traditionnelles (celles qui furent visibles – opérantes ? – tout au long du XXe siècle) succédaient de nouvelles postures activement critiques. Ces modalités d’intervention inédites, observaient les auteurs de cet ensemble, semblaient s’adapter (c’est-à-dire affirmer la nécessité, dans l’innovation, de répondre aux défis de l’époque) à la complexité d’une situation au sein de 1
Ce texte a été publié dans Formes de l’engagement espace public, sous la dir. de Vincent Meyer et de Jacques Walter, Questions de communication, série actes 3, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2007. 2 De nombreux acteurs de ces mouvements animent aujourd’hui les luttes contre les effets désastreux de la mondialisation néo-capitaliste triomphante. 3 Isabelle Sommier, Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2001, p. 5. 4 François Kalfon, « Le retour de l’engagement politique », Pétition, n° 1, 1998, p. 14.
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laquelle les prises de parti de naguère (voire les utopies qui les fondaient ?) n’étaient plus agissantes. Le monde de l’art et de la littérature a été également concerné et la figure de l’artiste-citoyen, s’appropriant les affaires du monde, ainsi réhabilitée. Des artistes (des cinéastes certes, mais d’autres aussi) par exemple, furent présents aux côtés des sans-papiers en 1996 et 1997 ou participèrent à la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1998 pour défendre l’exception culturelle française et refuser la marchandisation des productions artistiques. Plus récemment, les membres du groupe toulousain Zebda1 assumèrent pleinement un rôle citoyen lors des dernières élections municipales. Dans le même temps, étaient évoqués, sur grand écran, des personnages, des milieux et des situations trop rarement à l’affiche au sein des produits formatés de l’industrie cinématographique ; alors que, phénomène tout aussi révélateur, s’imposaient, sur les rayons des librairies, les aventures du Poulpe2, héros récurrent combattant avec acharnement les forces et les valeurs d’extrême-droite… Bien d’autres preuves en œuvre(s), relevant de positionnements3 parfois contradictoires (voire ambivalents), seraient à analyser (dans les domaines des arts plastiques, du théâtre, de la danse, de la musique, du rap…) et justifient un questionnement4 concernant l’originalité et la productivité d’un art, sinon engagé au sens passé du terme, du moins aux prises avec les conflits qui traversent le monde réel. Dans le cadre de cette contribution, nous allons aborder cette problématique en nous intéressant au théâtre de rue. Pour ce, dans un premier temps, il est utile de nous replonger au cœur des années 19705 En ces années-là, se souvient avec nostalgie Georges Banu, le théâtre de rue « avait alors à voir avec la libération et non pas avec l’éblouissement, avec le désenclavage du public et non pas avec son animation »6. Dans le sillage de la révolution culturelle des années 68, une génération s’exprime en marge des institutions et hors des murs du théâtre conventionnel. Des expériences américaines de ce théâtre « gesticulatoire » – dixit Raymonde Temkine7 – du San Francisco MimeTroup qui déclare pratiquer un « théâtre guérilla » au Bread & Puppet Theater dont les marionnettes géantes 1
Leur chanson, Motivés, connaîtra un réel succès. Les aventures de cet « enquêteur un peu plus libertaire que d’habitude », sous la plume de différents auteurs, sont publiées par les éditions Baleine à Paris. 3 De nature politique, sociale, éthique, humanitaire, etc. 4 Les discours de la critique, la réception médiatique, tout comme l’approche institutionnelle, qui tentent non seulement de comprendre mais d’encadrer ces intentionnalités et expressions artistiques, doivent être simultanément analysés. 5 « Le théâtre de rue dans les années 70 », dossier dirigé par Floriane Gaber, Rue de la Folie, n° 8, Editions HorslesMurs, juillet 2000. 6 Georges Banu, « Dépense anarchiste et liberté proxémique », Rue de la Folie, n° 8, 2000, p. 19. 7 Raymonde Temkine, « Le Festival mondial du théâtre de Nancy (1968-1983) », dans Dictionnaire du théâtre, sous la dir. de Michel Corvin, Paris, Bordas, 1991, p. 330. 2
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manipulées par les acteurs dénoncent la guerre du Viêt-Nam, sont programmées, à partir de 1968, au Festival mondial du théâtre de Nancy. Ce que l’on nomme aujourd’hui, pudiquement, les arts de la rue ont alors pour objectif « de faire passer un message social, insolite ou festif au “public population” »1. Au cœur de l’espace public, ces agitateurs bricoleurs pratiquent des formes spectaculaires qui, sans totalement négliger les mots, privilégient cependant l’affirmation des corps et des gestes, l’impact du visuel. Ils construisent leurs interventions autour de certains idéaux (création collective, rencontre avec un public-masse…). Ils n’hésitent pas non plus à revisiter l’héritage légué par les arts forains et ceux que Michel Crespin rassemble sous l’appellation « cognetrottoirs »2. Dans ce bouillonnement, un art « à part entière naissait », écrit Nicolas Roméas3. D’importants événements ponctuent cette émergence brouillonne4 ; dès 1973 (et jusqu’en 1976), par exemple, chaque année, grâce à Jean Digne, Aix-en-Provence devient pour quelques jours « ville ouverte aux saltimbanques ». Des personnages hauts en couleurs (tels Jules Cordière, Claude Krespin, Jacques Livchine) sont à l’origine de ces moments d’échange et de bonheur. Le théâtre de rue clame alors joyeusement sa volonté de subvertir non seulement le théâtre bourgeois, considéré avec mépris, mais la société elle-même. L’espace public est le lieu idéal pour s’adresser à ceux qui ne fréquentent pas les salles et pour énoncer avec force la radicalité d’un « Grand Refus » (selon l’expression de Herbert Marcuse) : « Nous allions dans les usines, dans tous les territoires bons à prendre, dans les cités qui commençaient à avoir des problèmes […] », se souvient Michel Crespin5. Il s’agissait alors, non d’embellir les quartiers laissés à l’abandon et de panser les plaies sociales, mais de « changer la vie » (Arthur Rimbaud) et de « transformer le monde » (Karl Marx), ici et maintenant ! Pour tenter de mieux cerner l’identité insaisissable de ce foisonnement théâtral, nous pourrions reprendre les analyses que Philippe Ivernel6 produit à propos du « théâtre d’intervention ». Celui-ci, observe-t-il, se situe « entre agit-prop et animation », oscillant entre un « pôle militant » et un 1
Olivier Claude « Des rêves d’enfances », dans Rue, art, théâtre, Cassandre, numéro spécial, non paginé. 1997. La notion de « public-population » a été inventée par Michel Crespin. 2 Michel Crespin, « Les années saltimbanques », entretien avec Nicolas Roméas, dans Le théâtre de rue. 10 ans d’Eclat à Aurillac, Paris, Plume, 1995, p. 47. 3 Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », dans Le théâtre de rue. 10 ans d’éclat à Aurillac, op. cit., p. 13-14. 4 Mentionnons l’organisation, à l’occasion de l’anniversaire du Mime Duval, du premier « Woodstock des banquistes » (Le Diable à Padirac, 1977), ou celle, trois ans plus tard (pour un nouvel anniversaire, celui de Michel Crespin !), du rassemblement de la « Falaise des fous » à Chalain (dans le Jura). 5 Michel Crespin, « Réflexions d’un pionnier », dans Rue, art, théâtre, op. cit. 6 Philippe Ivernel, « Ouverture historique 1936 et 1968 », dans Le théâtre d’intervention depuis 1968, sous la dir. de Philippe Ivernel, tome I, Lausanne, L’Âge d’Homme 1983, p. 27.
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« pôle désirant », renvoyant à « la prise de parti » ou à « la prise de parole ». Il faudrait ajouter aussitôt qu’en bien des cas la frontière n’est guère étanche. Souvenons-nous, pour ne citer que quelques partis pris et démarches exemplaires au regard des préoccupations de l’époque, de l’engagement théâtral et politique d’Armand Gatti – de ses petites pièces rassemblées sous le titre Petit manuel de guérilla urbaine, qui pouvaient être jouées n’importe où, aux marionnettes et da dzi baos de La colonne I.A.D. (spectacle donné en 1972 dans une usine désaffectée de Bruxelles), ou à La tribu des Carcana en guerre contre quoi ? qui fit vibrer les rues avignonnaises en 1974… – pour qui le théâtre doit « offrir matière à réflexion, à discussion, et développer les contradictions »1. Ou des aventures poétiques et politiques du Théâtre à Bretelles, crée en 1973 par Anne Quesemand et par Laurent Borman (leur premier spectacle s’opposait à la privatisation de la ville). « L’important ; c’est la rue ; c’est l’événement qu’y constituent la rupture des emplois du temps, l’instauration d’une autre parole, la reconquête d’un espace perdu, la certitude des retrouvailles populaires » écrivent Anne Quesemand et par Laurent Borman2 qui, avec leur accordéon et leur castelet-boîte à images, sur le marché Convention (dans le XVe arrondissement de Paris), content de fabuleuses petites histoires, participant activement et artistiquement aux diverses luttes en cours3. Ou encore des parades et des spectacles provocateurs et hilarants, insolents et joyeux, dans l’esprit de la contre-culture, du Grand Magic Circus et de ses animaux tristes, dirigé par Jérôme Savary. A partir des années 1980, alors que les utopies se sont essoufflées, que la gauche gestionnaire s’est installée dans les palais de la République, le théâtre de rue, lentement et progressivement, s’inscrit, comme le constate Jean-Luc Baillet4, rédacteur en chef de Rue de la Folie5, dans « le champ institutionnel de la politique publique des arts de la scène et du spectacle ». La profession se structure6, une réflexion concernant le rapport à l’espace urbain et la relation à 1
Ainsi s’exprime Armand Gatti dans un entretien accordé à Denis Bablet et publié dans Travail Théâtral en 1971 (cité dans Armand Gatti. Journal illustré d’une écriture, catalogue d’exposition, Montreuil, Centre d’Action Culturelle / La Parole errante, 1987, p. 29). 2 Anne Quesemand et Laurent Borman, « À l’épreuve de la rue : entre la contravention et le contrat », dans Le théâtre d’intervention depuis 1968, op. cit., p. 89. 3 Vers la fin des années 1970, les animateurs du Théâtre à Bretelles prennent conscience des limites des interventions de rue : « La rue renvoie un tout autre écho de ce qui s’y dit, maintenant qu’elle est gérée, pensée, maîtrisée d’un bout à l’autre par un pouvoir assez habile pour ne pas se contenter de l’interdire » note Anne Quesemand (Ibid., p. 93). Sur le parcours du Théâtre à Bretelles, cf. : Philippe Ivernel et Olivier Revault d’Allonnes, « Théâtre à Bretelles », Théâtre / Public, n° 97, 1991, p. 13-18. 4 Jean.-Luc Baillet, « Éditorial », dans « Le théâtre de rue dans les années 70 », op. cit, p. 1. 5 Trimestriel publié par l’association Hors Les Murs, elle-même financée par le ministère de la Culture (cette publication prend, en 1998, le relais de Arts de la Rue). 6 Avec la création d’un guide-annuaire, le Goliath par exemple.
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un public hétérogène1 s’organise (des responsables culturels, des urbanistes et des sociologues y participent), de nouvelles formes d’écriture sont expérimentées (Michel Crespin, par exemple, travaille à partir du concept de « monumental éphémère »), les festivals, soutenus par le ministère de la Culture et / ou par les collectivités de proximité (la région, le département et la ville2), fleurissent3, les lieux de fabrique s’inventent4, les débats et les publications se multiplient5… Le théâtre de rue est non seulement un fait artistique, mais, plus encore, un incontournable phénomène de société. Pour répondre à une demande de plus en plus importante, certaines troupes produisent des spectacles distrayants (au sens péjoratif du terme) ; d’autres, au gré des commandes, accompagnent et animent des manifestations à but non artistique (inaugurations, ouvertures de magasins, etc.), se substituant de fait aux fanfares d’antan. Qu’importe que ces spectacles soient bâclés ou techniquement et esthétiquement réussis ; ils doivent être avant tout fonctionnels, abandonnant ainsi délibérément toute volonté transgressive et subversive. Si la pleine reconnaissance de la valeur artistique du théâtre de rue reste toujours « contestée »6, il peut néanmoins, pour les besoins d’une cause moralement et 1
Voir le premier numéro, en 1984, de la revue annuelle Lieux publics (op. cit.) L’éditorial, reprenant une citation de l’artiste Pino Simonelli, affirme que la « rue est un théâtre à 360° » et considère que l’intervention de rue relève d’un « questionnement des espaces du quotidien, de la vie d’un quartier, d’une ville ou d’une population potentiellement “acteur” ou “public”, autant qu’une interrogation sur les modes de la relation artistique ». 2 Il faut admettre que ce type de manifestation peut donner une certaine image culturelle à la ville qui l’accueille (mise en valeur du patrimoine, des vieilles pierres…) et, par là même, favoriser le développement d’un tourisme culturel… 3 Éclat à Aurillac, Furies à Châlons en Champagne, Chalon dans la rue à Chalon sur- Saône, Coup de chauffe à Cognac, la Saint-Gaudingue à Saint-Gaudens, le Festival des arts de la rue à Châtillon, Vivacité à Sotteville-lès-Rouen, Les Chemins de l’Imaginaire à Terrasson… Notons que, simultanément, des festivals non spécialisés vont également programmer des spectacles de rue. C’est le cas, entre autres, du Festival d’Avignon ou de Mimos, Festival du Mime actuel de Périgueux… 4 À l’initiative de Michel Crespin, un Centre de formation supérieure des arts de la rue doit s’ouvrir au sein de la Cité des arts de la rue de Marseille. 5 Voir l’ouvrage collectif Un art urbain au pied du mur (1993) où Michel Crespin déclare, en introduction, que les « arts urbains sont les arts confrontés à la spécificité de la ville » (p. 11) ; d’un point de vue universitaire, la création en 1994 du Centre de Recherche sur les Arts de la Rue et de sa revue Rues de l’Université (Institut d’Études théâtrales de l’université de Paris 3). Le lecteur peut aussi consulter l’ouvrage, plus récent, de Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « Arts de la rue », Paris, L’Harmattan, 2005. 6 Ce qui explique peut-être, malgré les efforts consentis par le ministère de la Culture et d’autres collectivités, la faiblesse des subventions dont il bénéficie, du moins au regard du vrai théâtre par exemple. Dans une tribune (publiée dans Le Bulletin de HorsLesMurs, n° 15, octobre 2001, p. 11), la Fédération (Association professionnelle des arts de la rue) note : « les arts de la rue ont reçu 0,01 % du budget du ministère en 2001, soit 2 % du budget de la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles, soit la moitié du budget d’un seul théâtre national ! ». Catherine Tasca a cependant annoncé que le budget alloué aux arts de la rue (35 MF en 2001) sera doublé en 2004.
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politiquement correcte, « au gré des déclarations et des interventions dans le domaine de la lutte contre les exclusions » note Jean-Luc Baillet1, être instrumentalisé. Le sociologue Pierre-Henri Jeudy a remarquablement interprété cette dérive dans son ouvrage intitulé Les usages sociaux de l’art : « Ce qui semble l’emporter, c’est une hystérie collective de l’esthétisation ». Si, désormais, la « création artistique se doit d’afficher son rôle social »2, c’est en fait, pense-t-il, pour combler les failles qui se creusent au sein de nos sociétés contemporaines. Autrement dit, ce qu’il nomme la « culture sparadrap » a pour finalité, selon un processus assurément plus soft que tout autoritarisme répressif, l’intégration des exclus. Pour éviter ces pièges, des compagnies modifient leurs modes d’intervention. Tel est le cas d’Ilotopie, qui ne souhaite ni s’adresser à un « public consommateur » ni se consacrer à un quelconque assistanat social. Depuis plus de 20 ans, ce collectif d’aventuriers-créateurs, dont les œuvres reposent sur une étroite articulation entre création plastique et jeu théâtral, élabore un étonnant théâtre-performance. Des individus nus et colorés parcourent la ville, interrogeant notre crainte face à la manifestation de leur différence (Les gens de couleur, 1985) ; des femmes et des hommes enfermés dans une cage répètent docilement et mécaniquement des gestes inhumainement stéréotypés et sont, jusqu’à être totalement fixés, recouverts d’une mousse polyuréthanne (Mousse en cage, 1987) ; les abribus que nous fréquentons quotidiennement sont soudainement habités par des individus à notre image et deviennent leurs lieux de vie (La vie en Abribus, 1990) ; dans les quartiers Nord de Marseille, une HLM se transforme (les habitants peuvent utiliser une limousine pour faire leurs courses…) en palace cinq étoiles (Palace à Loyer Modéré, 1990)… « Jusqu’à Palace, nous déclarait récemment Bruno Schnebelin, nous utilisions l’univers de la ville et nous y introduisions du désordre. Aujourd’hui, l’espace de la rue s’est tellement banalisé que j’ai le sentiment qu’il est quasiment indétournable. Il est entièrement surchargé de signes. Il y a surtout deux espaces qui me semblent grillés politiquement, le centre-ville (les rues piétonnes…) et les banlieues ghettos »3. De nouveaux dispositifs sont donc expérimentés par Ilotopie. L’Amour toute la nuit (1999)4 est un jeu de piste qui se déroule au sein d’un théâtre. Se succèdent, dans une traque diabolique du désir, les sollicitations les plus incongrues (une femme vous demande de la porter jusque dans son lit, une autre vous offre ses seins à croquer, un homme chuchote ce qu’il en fut de sa première fois…). Les sens des 1
Jean-Luc Baillet, « Éditorial », dans « Le théâtre de rue dans les années 70 », op. cit, p. 8. Pierre-Henri Jeudy, Les usages sociaux de l’art, Belfort, Circé, 1999, p. 12. 3 Françoise Léger et Bruno Schnebelin, « Ilotopie, troubles à l’ordre public », entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud, Mouvement, n° 13, 2001, p. 52-53. Françoise Léger et Bruno Schnebelin sont les animateurs historiques de la compagnie. 4 Ce spectacle est conçu comme une « suite amoureuse pour vibraphone, piano, contrebasse, spectateurs pulsionnels et acteurs de bonne composition ». 2
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spectateurs s’éveillent, en proie aux tourbillons des séductions et des passions, à la peur de voir l’amour fou succomber. Curieusement, le public, au presque petit matin, semble apaisé (rassasié ?) ! Les actions-spectacles de la Compagnie Ilotopie ne s’en prennent pas brutalement à l’ordre existant. Profondément soupçonneuses à l’égard de ce qui est administré, impertinentes vis-à-vis de l’arrogance des codes dominants, insolentes face à la pesanteur des habitudes et à l’hypocrisie des faux semblants, les images vivantes qu’elles déposent dans un espace public (ouvert ou fermé) suscitent des interruptions inconvenantes du cours normal des choses et de nécessaires appels d’air. D’autres compagnies, irréductibles, croient toujours au pouvoir déstabilisateur d’opérations coups de poing. En 1994, Pascal Larderet, directeur de la Compagnie Turbo Cacahuète, fustigeait « l’artiste de rue obéissant au bon goût ambiant des choix directifs de l’État ou […] de ceux qui le représentent, les élus de la grande loterie nationale du copinage », continuant à défendre fièrement un « carré de liberté chèrement acquis » et la possibilité d’intervenir dans les « espaces conquis […] sur le mieux disant culturel »1. Pratiquant un théâtre de rue « périssable », la Compagnie Turbo Cacahuète, par le recours au mauvais goût, à l’humour (parfois noir), au loufoque, au scandale…, veut créer des effets de surprise, troubler le déroulement tranquille de la vie quotidienne, alimenter les rumeurs les plus folles, provoquer des réactions prises de parole, bref dérider la ville et ses habitants. Un couple se promène, en sous-vêtements, dans les rues, dans les supermarchés, dans les gares… (Les culottés). Dans la vitrine d’un charcutier, un homme nu, paré et prêt à consommer, est délicatement exposé allongé sur un plat ; dans celle d’un commerce bon chic bon genre, une fille en porte-jarretelles, assise sur un tabouret, croisant et décroisant les jambes, passant sa langue sur ses lèvres, attend un éventuel client (Les Vitrines). Des centaines de couronnes mortuaires sont disséminées dans la ville ; un jour plus tard, un cimetière surgit à la place d’un square (Les Envahisseurs). Quelques 250 poupées gonflables sont installées dans différents quartiers de la ville, afin de tester « le taux de lubricité » des habitants (Les Envahisseurs, seconde version)… Mais, rassurons-nous ! Contre cette débauche d’obscénités, des citoyens réagissent. Des représentants de l’ordre (moral, et plus si affinités) manifestent, l’air sévère, portant des pancartes exposant leurs craintes et leur colère : « Protégez nos gosses », « Culture = Luxure »… Il s’agit, le lecteur l’aura compris, d’une action-clin d’œil de la troupe (Les intégristes), mise en scène-dérision accentuant les désordres causés par leur occupation de la cité. Des années 1970 à aujourd’hui, le contexte a donc changé. D’une part, le temps des certitudes et des croyances en des lendemains qui chanteraient n’est
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Patrick Larderet , « Théâtre de rue et Culture d’État », Lettre ouverte, 1994.
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plus. D’autre part, comme l’admet Robert Abirached1, le degré de « permissivité » de notre société augmente ; et celui-ci de conclure que « tout ce qui peut advenir à un auteur, de loin en loin, c’est de mériter une amende ou de fâcher sérieusement un mécène ». De même, sommes-nous obligés d’admettre que l’espace public contemporain (territorialisé, quadrillé, réglementé…) est de plus en plus envahi et lesté de signes hétéroclites. Depuis plusieurs années, le passant, spectateur volontaire ou involontaire (bien souvent simple consommateur), est sollicité par des propositions éclectiques. Si les arts plastiques, la musique et les arts du spectacle (théâtre, danse, cirque…) manifestent leur présence, fixe ou déambulatoire, d’autres événements spectaculaires et occasionnels y sont organisés (commémoratifs par exemple, tels le défilé orchestré par Jean-Paul Goude pour le Bicentenaire de la Révolution française ou l’installation des Portes de l’An 2000 sur les Champs Elysées…) et de nouvelles formes festives s’y manifestent (Gay Pride…)2. La cacophonie règne et le brouillage des genres menace, résultant notamment d’un processus d’esthétisation mièvre (neutralisante puisqu’intéressée) de l’environnement. Dès lors, le geste artistique risque d’être aseptisé, manipulé et intégré, c’est-à-dire en conformité avec le rôle que l’on3 souhaite lui voir joué. « Théâtre d’art ou majorettes en goguettes ? » demande, provocateur, JeanJacques Delfour4. Face aux propositions de très (trop) nombreux faiseurs besogneux répondant aux ordres de leurs commanditaires et d’inoffensifs animateurs-amuseurs (usant parfois de toutes les ficelles – vulgarité… – susceptibles de retenir l’attention)5, nous devons donc, afin de ne pas laisser le champ libre à une esthétique libérale-libertaire, et sans toutefois enfermer les productions dans les carcans d’une approche normative, construire les outils d’une réelle critique nous permettant de soumettre les arts de la rue « au banc d’essai », selon l’expression de Rainer Rochlitz6. En analysant, avec un tel souci critique, le travail de certaines compagnies, en questionnant la cohérence de leurs œuvres, Martine Maleval7, qui pense à juste titre que le théâtre de rue actuel ne prétend plus « anticiper les métamorphoses annonçant un futur 1 Robert Abirached, « Le théâtre de rue. Éléments pour une généalogie improbable », dans Intérieur rue. 10 ans de théâtre de rue (1989-1999), sous la dir. de Christian Raynaud de Lage, Paris, Théâtrales, 2000, p. 15. 2 Sans oublier une certaine théâtralisation (orchestres, échasses, fumigènes…) des manifestations syndicales et politiques. 3 Décideurs institutionnels, élus… 4 Jean-Jacques Delfour, « Théâtre d’art ou majorettes en goguettes ? », Rue, art, théâtre, op. cit. Au sein de cet article, l’auteur fournit quelques indices nous permettant éventuellement de séparer le bon grain de l’ivraie. 5 Il n’est pas rare, par exemple, que ceux-ci soient réquisitionnés par des élus qui, avec générosité, les délèguent auprès des quartiers en jachère et de leurs laissés-pour-compte. 6 Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai. Esthétiques et critique, Paris, Gallimard, 1998. 7 Martine Maleval, « Théâtre de rue et enjeux politiques », dans Art, culture et politique, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 111-118.
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libéré », souligne néanmoins l’existence d’un « théâtre d’interpellation », pointant quelques travers et « manques concrets » de notre société et suscitant « le réveil des désirs assoupis ». En 1988, les clowns soviétiques de la troupe Licedeï présentent en France1 leur spectacle Catastrophe : représentation cauchemardesque et corrosive (les images terrifiantes de Tchernobyl resurgissent dans la mémoire du public) de l’indifférence insouciance des hommes face au devenir du monde. Mais, point de catastrophisme cependant (l’incompétence des autorités est traitée en provoquant le rire) ; le spectacle s’achève dans un gigantesque bain de mousse (fête purificatrice et libératrice ?) où se mélangent acteurs et spectateurs. Pour Barthélémy Bompard2, directeur de la Compagnie Kumulus (qui, par exemple, sans exhibitionnisme malsain mais sans édulcorer cette douloureuse réalité, donne à voir et à entendre, avec SDF en 1993, la misère d’être des exclus), l’artiste doit « mettre le doigt où ça fait ma », sans pour autant « donner des solutions ou des réponses ». Non immédiatement politique, cette pratique théâtrale nous incite, précise Martine Maleval3, par les « expériences de détournement, de démantèlement, de dépaysement… » auxquelles elle nous soumet, à éprouver des « plaisirs en dérive », nous permettant de construire un « kaléidoscope de rêves éveillés ». Pour Jean-Luc Courcoult4, Compagnie Royal de Luxe, pour qui « garder un témoignage du passé » et « rêver un peu à l’avenir » est essentiel, l’enjeu est de pratiquer un « théâtre populaire ». Au Havre, en 1993, avec la volonté de brouiller les limites entre fiction et réalité, un Géant tombé du ciel dépose ses rêves au sein de la cité (une immense fourchette plantée dans une voiture…) ; puis, parcourant la ville et entraînant la foule dans un périple incertain, secouant la torpeur grisâtre des habitudes, il projette les individus dans un univers merveilleux, qu’il leur revient, par l’expression libérée de leurs aspirations, de peupler. Pour Pierre Berthelot, directeur de la Compagnie Générik Vapeur, « faire du déambulatoire, c’est pouvoir raconter une histoire à partir de choses très simples en déboulonnant un peu les gens, dans un acte fraternel ». Des individus occupent une Agence nationale pour l’emploi (ANPE)5, jetant par les fenêtres ordinateurs et documents ; puis, tout s’emballe, ceux-ci jaillissent hors du bâtiment, réquisitionnent de rutilantes Mercedes, qu’ils repeignent en jaune. Avec, à leur bord, des spectateurs prêts à tout, celles-ci sillonnent en vrombissant les artères 1
De nombreuses autres troupes étrangères pratiquent cet art, des chiliens du Teatro del Silencio à l’allemande Ilka Schönbein par exemple. 2 Barthélémy Bompard, « Les écritures de la rue », table-ronde organisée par Marc Moreigne, Rue de la folie, n° 8, op. cit., p. 43. 3 Martine Maleval, « Théâtre de rue et enjeux politiques », op. cit. , p. 118. 4 Jean-Luc Courcoult, Royal de Luxe 1993-2001, Arles, Actes Sud, 2001, p. 23-25. 5 Dans un précédent spectacle, Le Fil harmonique, la Compagnie s’intéressait déjà à la dislocation du lien social, interrogeant simultanément le caractère aliénant du travail morcelé et l’amputation identitaire qui est produite par le chômage.
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de la ville se dirigeant vers des destinations inconnues. A l’intérieur des automobiles, se tissent alors des rencontres impromptues et se nouent, dans une intime complicité, de surprenantes petites histoires de vie. D’autres irruptions, moins tonitruantes, s’avèrent également déstabilisatrices. Les Padox (Compagnie Dominique Houdart – Jeanne Heuclin), étranges personnages à la face lunaire venus d’ailleurs, s’installent à nos côtés, se montrent curieux à notre égard, cherchent à établir le contact… ; en les côtoyant, subrepticement, de petites fêlures marquent notre rapport à l’environnement et les relations que nous entretenons avec les autres1. En 1992, le parvis de la gare d’Aurillac est transformé en un vaste potager ; La Vengeance des semis (1987) de la Compagnie Le Phun est une installation qui étonne par son extravagance et donne à réfléchir par le décalage humoristiquement imposé. Avec L’Audition. Meeting show pour place publique (2000), la Compagnie Délices Dada dévoile, par l’exagération (même si l’on peut se demander jusqu’à quel point cette situation est absurde), l’inquiétante rationalisation du devoir de transparence (s’articulant sur le couple exhibitionnisme / voyeurisme2) qui s’impose aux citoyens-cobayes des sociétés modernes. Dans le cadre d’une campagne visant l’abolition de l’anonymat, les individus se trouvent dans l’obligation de se confesser publiquement. Cette succession de mises à nu (ou de fichage généralisée) ne pose-t-elle pas ainsi la question des limites du contrôle que les pouvoirs peuvent exercer sur les citoyens ? Incontestablement, mais sans basculer du côté d’un théâtre de parti3, sans succomber à l’emphase des proclamations définitives, sans se laisser aller à la scansion répétitive de slogans préfabriqués, une certaine manière de faire du théâtre de rue actuel impose, dans l’espace public, des expressions non consensuelles. Plus encore, tout en prenant en compte un évident détachement entre l’engagement artistique et un projet global d’émancipation4, il est envisageable de penser que le pouvoir de résistance des sujets que ces moments peuvent réactiver et que les dépôts d’utopie qu’ils impriment au cœur du réel participent d’une vraie « subversion du jeu social »5. Même si, comme le théorise Jean-Jacques Delfour6, il est impensable d’exiger du théâtre de rue (ou 1
Dominique Houdart, « Journal de bord des Padox », Théâtre / Public, n° 118-119, 1994, p. 7579. 2 Tel qu’il est désormais convoqué dans certaines émissions télévisées par exemple. 3 Au sens léniniste du terme. 4 Cf. les hypothèses développées par Thierry De Duve dans « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question » (dans L’Art sans compas, sous la dir. de Christian Bouchindhomme et de Rainer Rochlitz, Paris, Editions du Cerf, 1992, p. 11-23. 5 Martine Maleval, « Chimères et utopies au détour de la rue », dans Corps, art et société, sous la dir. de Lydie Pearl, Patrick Baudry et Jean-Marc Lachaud, Paris, L’Harmattan, 1998 p. 181-196. 6 Jean-Jacques Delfour, « Rue et théâtre de rue : habitation de l’espace urbain et spectacle théâtral », Skênê, n° 2-3, 1998, p. 130.
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de tout autre art) la transformation concrète de la réalité existante, puisqu’il ne peut au mieux que « modifier ponctuellement les façons de la vivre, c’est-à-dire provisoirement et localement » ; autrement dit, si le théâtre de rue provoque d’éventuels effets politiques, ceux-ci ne seront (forcément) qu’indirects ! Nous voudrions, pour aller dans le sens de ces hypothèses et pour finir, évoquer la dernière création de la Compagnie Metalovoice (fondée par dix membres des Tambours du Bronx), qui, depuis 1995, avec Do Hit ! (sur des poèmes de Wladimir Maïakovski et de René Char) fait revivre la mémoire oubliée des travailleurs de l’industrie et revendique la pratique d’une « poésie industrielle ». Celle-ci, « militante et urbaine », est « à l’écoute du monde et de ses injustices », et porte en elle « les déchirures d’une époque » et refuse « l’inévitabilité », écrivent Pascal Dores et Éric Goubert1, compositeurs et metteurs en scène animateurs de la compagnie. La Presse, Oratorio Industriel (2001), est, en ce sens, un moment hautement significatif de leur démarche créatrice. Symboliquement placée au centre de l’espace scénique, une impressionnante presse exhibe cyniquement son pouvoir. Menaçante, cette structure dominatrice et aliénante, est cependant belle et fascinante, n’hésitant pas à séduire pour mieux engloutir ses victimes. Face à elle, l’être humain paraît fragile, démuni parce que dépossédé. La machine totalitaire se nourrit avec avidité de son passé, de ses souffrances et de ses désirs présents…, régurgitant, comme l’écrivent Pascal Dores et RiKé2, « une pensée pillée, violée, vidée de toute substance, pour mieux être omni-pressante dans la condition humaine de demain ». La puissance de la musicalité des sons et des voix s’appuie sur la complexité de leur agencement en tension. Dans cet oratorio, les musiciens classiques, les percussionnistes et les choristes entrent en dialogue fécond. Le mélange ne dissout nullement leurs particularités expressives, mais vise à créer une authentique polyphonie. Dans un dispositif où les périphéries sont mises à contribution (le public occupe un couloir circulaire), la présence bruyante des corps, en déplacement violent et en mouvement débridé, participe à la fabrication d’images mouvantes et néanmoins cassantes. L’usage des images vidéo, intermédiaires incontournables régissant notre quotidienneté et rendant difficilement identifiable l’origine du pouvoir asservissant (métaphoriquement, le chef d’orchestre dirige l’ensemble par vidéo interposée), complètent la stratégie esthétique privilégiée, recherchant la « justesse auditive et visuelle » d’une critique virulente. Le texte d’Eugène Durif et les citations puisées au sein des écrits d’E. Galéano publiés dans Le Monde diplomatique, parfois hurlés avec rage, se croisent, délivrant ainsi d’authentiques éclats de vérité. Les mots,
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Cf. également Pascal Dores et RiKé, « Les contre-voix d’une poésie industrielle », entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud et Martine Maleval, Mouvement, n° 12, 2001, p. 69-71. 2 Extrait du texte de présentation du spectacle rédigé par P. Dores et RiKé.
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qui se heurtent1, font sens à un double niveau. D’une part, ils brisent la logique consensuelle de la pensée unique régnante ; d’autre part, ils fomentent des possibles, façonnant une autre manière de penser le devenir du monde. Le processus collagiste / montagiste, qui soutient ce cri de révolte, affirme sa productivité dans la succession des effets de choc et des lueurs utopiques qui se déclinent tout au long de ce jeu de déconstruction et de reconstruction incessant. Le regard que porte Metalovoice sur notre société est grinçant et décapant. L’œuvre dont nous parlons possède indéniablement une dimension politique offensive. Mais, au-delà de la dénonciation du réel existant, elle se révèle être un magnifique chant de résistance, par lequel les vaincus de l’Histoire, selon l’expression du philosophe allemand Walter Benjamin, imposent à un monde qui les méprise et exclut leur présence agissante et leur aspiration au bonheur. « Et si nous commencions par exercer un droit dont on ne parle jamais, le droit de rêver ? », écrit E. Galéano. Le Principe Espérance, cher à Ernst Bloch, le penseur de l’utopie concrète, terriblement et salutairement assourdissant, peut encore, malgré tout, résonner au cœur de l’espace public2
1 « Trash, trash, trop trash/ Sac d’ombres la peau/ Un corps tout ça/ Coupé, coupé de moi/ De moi, de mes mots à moi/.Me voilà coupé… » (Eugène Durif). 2 Ce qui explique peut-être que certains élus ne sont pas prêts à supporter les incartades des spectacles se déroulant dans les rues et sur les places de leur ville (telle la nouvelle municipalité de Saint-Gaudens qui a décidé de ne plus subventionner les Pro-Nomades (cette manifestation, inventée par Philippe Saunier-Borrell, est aujourd’hui soutenue par l’État, par le Conseil général de Haute-Garonne et par d’autres collectivités locales et se déroule à l’échelle du département).
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Le cirque au défi1 456 !) ./+( -+$ -+$)-+$ #=&%$ %$ */%%$1 -+$ #$)/ *)/!%$1 -+$ #$)/ 7!;$9(!%%$1 (&+( $' ;&+)/'( 7!9$ -+$)-+$ #=&%$3 P$ ,/'-+$ 72$';$90+9$ 7$ )/ ;!$ -+$ )2&' ;!(1 )/ ,87! !(8 7/'% )$ *!J0$ 7/'% )/-+$))$ $))$ 8#=&+$ %! %&+;$'(1 7!%*/9/!%%$'( !#! *&+9 ./!9$ *)/#$ ? 7$% >(9$% 9$,/9-+/:)$%1 ? 7$% *$9%&''/)!(8% /..!9,8$%1 ? +' #=/,* 72/#(!&' *)+% ;/%($1 ? 7$ :9!))/'($% 7$%(!'8$%3 P$ %*$#(/($+9 /(($'7 $( */9(!#!*$1 #+9!$+K 7$ (&+( #$ -+! ;/ %$ 789&+)$9 7$;/'( )+!3 Ernst Bloch
En 1994, dans un article du journal Le Monde, Michel Guerrin note que, dans les années 1980, « le cirque a gagné son label culturel »2. Le critique, sans oublier l’engagement, dès le début de la décennie 1970, d’Annie Fratellini et d’Alexis Gruss (issus de familles historiques du cirque traditionnel) sur la voie de la rénovation et de la qualité, fait évidemment allusion à l’irruption inconvenante de pratiques qui, dans le sillage de la révolution culturelle des années 68, réhabilitèrent et s’approprièrent dans un désordre joyeux, en les inscrivant au cœur de projets radicalement audacieux, des savoir-faire saltimbanques et circassiens, souvent méprisés par ailleurs parce qu’appartenant à la culture populaire. La même année, dans une contribution publiée au sein d’un dossier consacré par une revue universitaire au thème « Rue et cirque »3, Pascal Jacob, prenant en considération les ruptures imposées par les nouveaux cirques, esquisse une judicieuse description de ce qu’est un spectacle de cirque actuel : « […] un spectacle plein d’humour, mêlant techniques de cirque, danse, théâtre, avec une histoire, sans fauves, tissé de références contemporaines, pimenté de scènes choc, sans clowns classiques, avec beaucoup de dérision et au rythme d’une 1 Ce texte, écrit en 2001 à l’occasion de l’Année des arts du cirque, reprend des éléments développés dans « En piste ! C’est le cirque » (dans Mélange des arts au XXe siècle, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, skênê, n° 1, 1996) et dans Les nouveaux cirques à l’affût (dossier réalisé en collaboration avec Martine Maleval, Mouvement, n° 3, 1998). 2 Michel Guerrin, « Le cirque veut qu’on le prenne au sérieux », Le Monde, 11-12 septembre 1994. 3 « Rue et cirque », dossier dans Rues de l’Université (revue publiée par le Centre de Recherches sur les Arts de la Rue, soutenu par l’Institut d’Etudes Théâtrales de l’Université de Paris III), n° 3, 1994, p. 26-69.
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musique rock, sur une piste pas forcément ronde… »1. Le cirque, assurément, n’est plus ce qu’il était ! La préhistoire de ces nouveaux cirques débute dans l’immédiat après 68. Pour les acteurs de cette aventure, longtemps marginale et méconnue, des perspectives inédites s’ouvrent avec les changements politiques provoqués par les élections présidentielles et législatives de 1981. La visibilité et la reconnaissance en tant que pratiques artistiques de leurs propositions déviantes deviennent possibles dans un contexte désormais favorable. Depuis, les nouveaux cirques se sont pleinement installés au sein du paysage culturel national et, progressivement, international. Leurs productions sont appréciées par un public de plus en plus large. Dans le même temps, l’attention journalistique et savante portée à l’égard de ce phénomène toujours en devenir se confirme2. En relisant aujourd’hui les déclarations de certains des maîtres d’œuvre de cette manière indisciplinée de faire du cirque, on comprend en quel sens leurs intentions se démarquent de celles développées par les tenants d’un cirque de divertissement. Il n’est donc pas surprenant que, pour affirmer la dimension artistique de leurs spectacles, ils utilisent volontiers (sans pour autant nier les spécificités de leur art) un vocabulaire en usage du côté des autres arts du spectacle vivant. Michel Dallaire, qui a travaillé avec le Cirque du Soleil de Montréal et avec plusieurs nouveaux cirques français (Archaos, Cirque en Kit, Gosh…), déclare avoir une préférence « pour les scènes excessives », vouloir « casser le rythme classique numéro / applaudissements » et « installer des personnages qui évoluent dans une histoire »3. Christian Taguet (Cirque Baroque) évoque le « véritable travail d’écriture » qui est à la base des créations de sa compagnie, où se mêlent les « valeurs du cirque traditionnel » et « d’autres formes d’arts comme la danse, le mime… ». Il précise de même : « Nous sommes des acteurs de cirque au service d’une mise en scène, d’une histoire »4. Bernard Kudlak considère que les spectacles du Cirque Plume, où « tout le monde est en même temps comédien, musicien et artiste de cirque », se distingue par « un style » et « une écriture » qui « s’apparenteraient à l’écriture poétique, ou même à la peinture »5. Quant à Raymond Peyramaure (Les Oiseaux fous), il écrit que l’acteur de cirque « comme tout acteur corporel […] 1
Pascal Jacob, « Audit », dans « Rue et cirque », op. cit., p. 45. Comme le prouve le nombre de publications qui lui sont consacrés depuis quelques années ; tel le numéro hors série de art press (« Le cirque au-delà de la piste », HS n° 20, 1999) par exemple. 3 Michel Dallaire, « Le bouffon de la démocratie », entretien avec Julie Lefebvre, Le Comtadin, n° 2551, 3 juin 1993. 4 Christian Taguet, « Le nouvel âge du cirque », entretien avec Catherine Gnisse, La Lettre de l’ADAMI, n° 29, mai-juillet 1998. 5 Bernard Kudlak, propos recueillis par Michel Fournier et par Marc Moreigne, dans Le cirque contemporain. La Piste et la Scène, sous la dir. de Jean-Claude Lallias, Théâtre aujourd’hui, n° 7, 1998, p. 53. 2
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a pour s’exprimer différents langages visuels tels que l’espace, les lignes du corps, les tensions, la relation au sol, les rythmes… », mais qu’il a « en plus, un autre langage, lié à la discipline du cirque, un rapport très fort avec un objet… »1. Ces quelques convictions, clairement affichées, démontrent, sans qu’il soit nécessaire d’allonger la recension, que les nouveaux circassiens se situent délibérément à distance des codes du cirque traditionnel et fouillent des chemins de traverse tout au long desquels s’expérimente leur inventivité. Il serait cependant hasardeux de figer ces partis pris hérétiques en recourant à l’artifice d’une classification aléatoire, pire encore de les unifier en conceptualisant arbitrairement les propriétés qu’ils partagent. Toute étiquette (nouveau cirque, cirque autre, cirque actuel, cirque contemporain…) s’avère ainsi abstraite et restrictive2. Tout en analysant leurs particularités communes, doivent être appréhendées la variété des conceptions, des projets et des démarches qui les animent, et la diversité esthétique des œuvres qui en résultent. A cette condition, donc sans assécher ces productions vivantes, nous pouvons nous installer sur cette planète aux constellations éclatées, et approcher les promesses d’un cirque tumultueux. C’est également dans ce cadre, respectueux des mouvements dynamiques et hétérogènes qui les portent, se heurtant concrètement à la logique interne de ces spectacles circassiens inassignables à résidence, s’efforçant de capter leurs lignes de force et de fuite, que surgiront implicitement les questions liées à l’interprétation de ces pièces, et à la formation des interprètes qui les portent. Cependant, pour comprendre et mettre en perspective historique et esthétique ce phénomène et ses caractéristiques, il est utile de rappeler certains faits et tendances. Ils concerneront quelques particularités du cirque moderne, les rapports noués, dans l’agitation avantgardiste du début du XXe siècle, entre le théâtre et le cirque, et l’émergence, en écho avec les utopies forgées pendant les Sixties et les Seventies, de conceptions et de pratiques théâtrales radicalement contestataires au sein desquels le corps est délibérément mis en jeu. Le cirque moderne3 naît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le sergentmajor anglais Philip Astley, brillant cavalier, invente, à Londres puis à Paris avant la Révolution de 1789, un genre spectaculaire fondé sur la voltige (acrobatie équestre), qui ne dédaigne nullement le recours à la parodie ou au 1 Raymond Peyramaure, « Un art qui s’exprime au présent », dans « Les Nouveaux cirques à l’affût », op. cit., p. 29. 2 L’usage de l’une ou de l’autre de ces étiquettes au sein de notre contribution ne relèvera que d’une commodité d’écriture, d’où la typographie (italique) choisie. 3 Pour de plus amples informations, le lecteur peut se reporter à La Merveilleuse histoire du cirque de Henri Thétard (1947, réédition augmentée : Paris, Julliard, 1978) ou, étude plus récente, à La Grande parade du cirque de Pascal Jacob (Paris, Gallimard, 1992).
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comique. La présence des chevaux détermine le choix d’un dispositif circulaire. Le diamètre de la piste (treize mètres cinquante) correspond « pour un tour périphérique aux quatorze pas du cheval au galop »1 et est imposé par la longueur de la chambrière utilisée par le maître de manège. Très rapidement, en France (et ailleurs, en Europe, en Amérique du Nord et en Asie, mais en relation étroite avec les identités et attentes culturelles des sociétés intéressées), le spectacle de cirque (donné dans des lieux stables ou sous chapiteau parce qu’ambulant, voire en palc2), programme d’autres attractions. Des acrobaties au sol, des danses de corde, des entrées clownesques, des exercices au trapèze…, parfois des pantomimes, diversifient et enrichissent les affiches proposées. Notons que les entreprises de cirque, éminemment sensibles aux variations des contingences (économiques, sociales…) qui caractérisent l’époque dans laquelle elles déploient leur présence plus ou moins reconnue / appréciée, ont souvent été promptes (pour le meilleur et pour le pire) à répondre aux besoins exprimés par (ou supposés de) leur public. Ainsi, par exemple, l’apparition des animaux, principalement exotiques, simplement exhibés ou dressés, est-elle liée au développement des missions exploratoires des pays étrangers, à la mise en place du système colonial et à la quête du dépaysement qu’imprime dans les imaginaires individuel et collectif l’évocation de ces contrées lointaines et inaccessibles. De même, le passage épisodique sous le chapiteau de figures telles que le phénomène monstrueux3 (la femme à barbe…) ou la star (vedette de la chanson…), parfois la dérive4 vers le sensationnel et l’insolite, s’expliquent-il, dans des contextes et circonstances précis, par l’obligation de surmonter des difficultés financières en rivalisant avec des pratiques plus ou moins directement concurrentielles liées aux cabarets, aux champs de foire ou aux stades. Dans un environnement féerique (construit à partir d’ornements stéréotypés, de jeux de lumière contraints, de costumes convenus, d’accompagnements musicaux codifiés, ingrédients fondamentaux pour que s’affirme la magie du cirque) et festif (le rôle des parades n’est pas uniquement communicationnel ; celles-ci sont de véritables événements qui perturbent la vie quotidienne des villes et des villages où s’installent les cirques itinérants), sont convoquées la rigueur exigée par l’exploit physique, finalité première du spectacle de cirque, et la légèreté éclectique indispensable à la dimension divertissante sans laquelle
1
André Villiers, « Cirque », dans Vocabulaire d’Esthétique, sous la dir. d’Etienne Souriau publié par Anne Souriau, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 390. 2 A ciel ouvert. 3 Cf., par exemple, Freaks, film réalisé en 1932 par Ted Browning. 4 Un puriste, tel qu’Hugues Hotier, qui décrit, assez rigidement, la « vraie nature du cirque », n’hésite pas à parler d’« aberrations » lorsqu’il évoque les facilités auxquelles des directeurs de cirque se sont laissé aller (Cirque, Communication, Culture, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995, Chapitre 4).
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celui-ci se confondrait avec une quelconque manifestation sportive1. Chaque soir, en piste, les artistes se succèdent pour présenter leur numéro. Le temps de la prouesse (reposant sur la force, l’adresse, la souplesse…) est limité, principalement déterminé par la nature exigeante et contraignante de la technique pratiquée. Les dangers affrontés, les risques pris, en direct, excluent toute tricherie ou faux-semblant. Le spectacle de cirque, en ce sens, ne peut être appréhendé à partir du principe de l’illusion théâtrale. Le ratage et l’échec sont immédiatement sanctionnés par la chute (symbolique ou réelle2). Chaque numéro crée des effets particuliers et provoque des émotions fortes. La gestuelle précise (adaptée au numéro), l’attitude étudiée du corps agissant (avant, pendant et après l’action), sont autant de signaux adressés aux spectateurs, incitant l’expression spontanée de leurs réactions. Ceux-ci, subjugués, fascinés, retiennent leur souffle, puis expriment leur admiration (et leur soulagement à l’issue d’un numéro particulièrement dangereux) par des applaudissements qui rythment le déroulement fragmenté du spectacle. Le mouvement d’ensemble et l’ordre de passage des artistes sont orchestrés par le directeur de l’entreprise. Pour ce, il doit prendre en considération des contraintes techniques (le démontage de la cage des fauves…), mais également la nécessité de faire alterner les sensations éprouvées par le public (à la peur, se substituera l’instant du rire…). Le rôle de Monsieur Loyal est loin d’être négligeable. Certes, celuici gère les temps morts, mais sa parole3 met surtout en valeur l’originalité et la rareté de la performance réalisée, stimulant, par des interventions souvent grandiloquentes, les désirs du public qu’il interpelle. Le spectacle de cirque traditionnel réunit donc au centre de la piste des savoir-faire, des techniques et des exercices multiples et hétéroclites, qui possèdent une longue histoire (antérieure à la naissance du genre) ou qui furent inventés tout au long de l’aventure du cirque moderne. Les tentures rouges de la gardine et la barrière qui séparent et cloisonnent le cercle de lumière (fermé / protégé / aseptisé) et les coulisses rejetées dans l’obscurité, tout comme les enluminures pailletées et clinquantes qui recouvrent le décor, les habits et les objets utilitaires, ou encore les stridences des trompettes et les roulements de tambour, tiennent à distance le réel existant. Un tel spectacle, « le plus beau des spectacles visuels » pour Théophile Gauthier, s’instaure en conséquence en un lieu clos et intemporel, non soumis aux impératifs de la réalité concrète mais se superposant à eux, et installe le public (rassemblé autour et au bord de la piste4, 1
Aujourd’hui, cette remarque est atténuée par le fait que le sport est devenu un spectacle à part entière (professionnalisation et médiatisation obligent). 2 La mort a très longtemps plané sous les chapiteaux ; la martyrologie établie par Henri Thétard indique brutalement que la vie de l’artiste de cirque fut tragiquement mise en jeu. 3 Lui et les clowns sont les seuls à être autorisés à parler. 4 Mais non dans l’égalité de traitement contrairement à ce que veulent croire certains commentateurs actuels, puisque le confort des places (voire la visibilité du spectacle) dépend du prix payé.
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inclus en quelque sorte au spectacle lui-même) au centre d’un monde fantasmatique où règnent la perfection et le bonheur. Dans cet univers lisse et sans bavure, cet autre monde néantisant celui de la banalité quotidienne, où chaque protagoniste possède néanmoins une fonction précise et hiérarchisée, l’exposition du corps triomphant est valorisée. Ses facultés extrêmes sont mobilisées dans un face-à-face tendu avec ses instruments de prouesse (trapèze, corde, massue…) et dans un jeu constant où l’équilibre l’emporte finalement sur le déséquilibre. Sommé de transcender sa fragilité et de vaincre ses craintes, le corps circassien, glorieux, est un corps propre, un corps-machine, une mécanique sans défaut capable de dompter les situations les plus périlleuses. La structuration du milieu circassien autour de familles implique non seulement des modes de vie et de fonctionnement autarciques, mais également des formes de transmission du savoir spécifiques parce qu’internes1. Les parents assument la responsabilité de l’apprentissage de leurs enfants. Dès leur plus jeune âge, ceux-ci s’imprègnent des joies et des aléas de la vie circassienne, des codes en vigueur sur la piste de sciure, qui est pour les gens du voyage, selon l’expression d’Albert Fratellini, « terre natale » et « lieu de rassemblement ». Ils ne tardent guère à s’entraîner inlassablement et rudement, donnant le meilleur d’eux-mêmes, pour appartenir pleinement à la communauté (s’intégrer socialement) et pour perpétuer la dynastie. Au côté de la famille, peuvent simultanément agir des pères d’élèves, artistes d’excellence offrant aux jeunes la richesse de leur expérience et la maîtrise de leur compétence technique. Sans doute, ce mode d’apprentissage porte-t-il en lui d’évidentes limites et dérives (stricte spécialisation, répétition et recyclage incessants, inattention au monde extérieur…), exacerbées lorsque le respect outrancier de la tradition condamne toute création. Analysant les erreurs du cirque français dans la seconde moitié du XXe siècle, par exemple, Pierre Paret écrit2, sans complaisance, que le « malheur » découle du fait que les « formateurs maison » ont transmis un « savoir que la routine a souvent ébarbé de toute trace de personnalité », que leur méconnaissance des potentialités du corps humain et des matériaux et techniques modernes a laissé leurs élèves « dans l’ignorance des virtualités insoupçonnées grâce auxquelles ils se réaliseraient » et régénéreraient le répertoire. Est-il nécessaire de rappeler que l’Union Soviétique, dès 1927 à Moscou, se dota d’une véritable école, alors qu’en France, il fallut attendre 1974 (et 1985 pour la création par le Ministère de la Culture de l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne) pour que deux écoles - sous l’impulsion d’Annie Fratellini et d’Alexis Gruss, qui, prenant acte de la crise menaçant le spectacle de cirque souhaitèrent corriger ses errances en 1
Il était bien difficile de faire carrière lorsque l’on n’appartenait pas à une famille. Pierre Paret, Le cirque en France. Erreurs passées – perspectives d’avenir, Sorvilier, La Gardine, 1993, p. 21. 2
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le refondant – s’ouvrent, permettant à des jeunes, par la mise en place d’une pédagogie dynamique, de tenter leur chance en se frottant aux exigences de la piste1 ? Précisons enfin, au-delà de ces remarques trop partielles, que le spectacle de cirque, avant d’être qualifié (ou disqualifié ?) de spectacle populaire, voire familial (ou pour enfants !), fut prisé par l’aristocratie et la bourgeoisie. De même, a-t-il attiré les écrivains et les artistes. D’importantes œuvres littéraires (poétiques et romanesques), cinématographiques, plastiques… témoignent de cet engouement pour ce qui se montre en piste et pour ce qui se vit en dehors d’elle. « Courez au cirque, il sera votre sanatorium », écrit Youri Annenkov2. Dans les années 1920, les artisans de l’avant-garde théâtrale éprouvent une réelle fascination pour les spectacles de cirque, et, plus généralement, pour les petites formes (celles qui s’expriment sur les champs de foire, au sein des revues de cabaret…). Cet intérêt porté à des formes mineures s’explique par leur volonté de réintégrer le souffle de la vie sur la scène théâtrale. En effet, face à ce qu’ils considèrent comme la sclérose du théâtre bourgeois, et donc au regard de la nécessité de dépoussiérer des formes qui se révèlent incapables de saisir et d’exposer les rythmes d’une réalité complexe et contradictoire, ils souhaitent inventer un langage nouveau et polémique. En affinité avec les principes sur lesquels se construit le projet de la modernité, ils s’aventurent sur les chemins de l’expérimentation, s’insurgeant contre les bases soutenant le grand art, désirant produire des œuvres défiant les lois classificatoires et hiérarchisantes en vigueur. Le recours à certaines particularités du cirque (mais aussi du théâtre de marionnettes, du théâtre gestuel, du music-hall…) permet aux metteurs en scène qui veulent révolutionner les conventions anciennes, selon la pertinente observation de Claudine Amiard-Chevrel3, de rejeter « la dictature du texte », d’imposer la présence et la force signifiante de « l’acteur polyvalent », d’utiliser « un espace spécifique […] totalement différent » et d’organiser « la réimplantation du rythme dans toutes ses possibilités ». Les modalités de l’emprunt, de l’appropriation, puis celles du collage / montage, ne répondent pas 1
Dans « Une école pour un cirque de création : les partis pris pédagogiques du CNAC », Martine Maleval analyse les choix pédagogiques du CNAC (dans Les nouvelles formations de l’interprète (sous la dir. d’Anne-Marie Gourdon, Paris, CNRS, 2004, p. 217-250). Dans ce même ouvrage, les projets pédagogiques de deux autres écoles sont également questionnés par Katérina Flora (« The Circus Space : une école de formation pluridisciplinaire », p. 231-242) et par Julie Lachance et Pierrette Venne (« L’Ecole nationale de cirque de Montréal : une approche pluridisciplinaire », p. 243-252). 2 Youri Annenkov, « Le joyeux sanatorium » (1919), trad. Chr. Hamon, dans Du cirque au théâtre, sous la dir. de Cl. Amiard-Chevrel, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p. 235-238. 3 Claudine Amiard-Chevrel, « Introduction », dans Du cirque au théâtre, op. cit., p. 13.
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à des modèles pré-déterminés et figés, mais aux caractères originaux des partis pris mis en œuvre par chaque artiste. Cet attrait, par ailleurs, est motivé par la reconnaissance populaire dont bénéficient ces divertissements méprisés par les tenants de la haute culture et par les défenseurs du bon goût. D’étranges assemblages naissent ainsi à l’issue de ces processus diversifiés menant à une cirquisation du théâtre. De l’hétérogénéité des fragments juxtaposés en tension, résultent des œuvres composites, non-cohérentes et impures. La réhabilitation du corps est l’un des enjeux majeurs des multiples relations tissées entre le théâtre et le cirque. Nicolas Foregger1 mentionne que le cirque montre à l’acteur « l’importance du corps en tant qu’instrument, souple, obéissant et expressif », qu’« il lui a enseigné ses méthodes pour dépasser le matériau ». Il considère que cette « éloquence » du corps doit manifester sa richesse au cœur de la scène théâtrale. Dans le cadre d’un débat sur la « renaissance du cirque » avec ce dernier, Vsevolod Meyerhold2 souhaite la création d’une école « artistique et acrobatique », d’où l’élève sortira « sain, souple, habile, fort, fougueux, prêt à faire un choix selon sa vocation : le travail du cirque, ou le théâtre de la tragédie, de la comédie, du drame ». Béatrice Picon-Vallin3 souligne que l’acteur meyerholdien, pour être une machine de précision, « doit rétablir un équilibre sain, être sportif, acrobate, faire de son corps un instrument parfait ». La fureur du corps « éveillé dans sa totalité »4, ses potentialités physiques et ses désirs mobilisés / activés, son expressivité jaillissant d’un travail impliquant ses muscles, sa respiration, sa voix, son regard…, parfois ses débordements, transgressent le puritanisme bourgeois. Si, avec le surgissement du corps virtuose, la critique de « la convention de l’académisme interprétatif »5 devient acerbe, l’essentiel est néanmoins de promouvoir un acteur adapté aux intentions et aux exigences d’un théâtre corporel. L’espace de la représentation doit simultanément être repensé pour que ce corps réhabilité soit pleinement expressif. L’invention d’architectures scéniques adéquates, tout comme les recherches entamées autour des costumes, des maquillages…, ne peuvent se concrétiser qu’en prenant la mesure de la dimension physique qui redéfinit les bases du jeu de l’acteur. 1
Nicolas Foregger, L’art d’avant-garde et le music-hall (1922), trad. B. Picon-Vallin, dans Du cirque au théâtre, op. cit., p. 229-234. 2 Vsevolod Meyerhold, La renaissance du cirque (1919), dans V. Meyerhold, Ecrits sur le théâtre, trad. B. Picon-Vallin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975, tome II, p. 33-35 (ce texte présente les arguments développés par Meyerhold face aux propos de N. Foregger lors d’une réunion de l’Union Internationale des Artistes de Cirque). 3 Béatrice Picon-Vallin, « Préface », dans Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le Théâtre, trad. B. Picon-Vallin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1975, tome II, p. 14. 4 Odette Aslan, « Introduction », dans Le corps en jeu, sous la dir. d’O. Aslan, Paris, CNRS, 1993, p. 11. 5 Jean-Jacques Roubine, Théâtre et mise en scène, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 196.
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Les gestes décalés et les paroles déroutantes du clown, cet « acrobate de la fantaisie » selon Pierre Mac Orlan, sont également convoqués pour revivifier une scène théâtrale jugée trop policée. Dans des situations hors cadre et hors limite, celui-ci impose ses agissements débridés et son langage grossier. Ses interventions déraisonnables et décapantes déstabilisent, parce que non conformes. La logique autre qui fonde la brutalité de ses actions et qui soutient la naïveté acide de ses propos brise la rationalité instrumentalisée sur laquelle s’articulent des attitudes normalisées et des expressions autorisées. Par ses outrances, il provoque un rire salvateur, « saignant » écrivait Jules Vallès. Dans le Manifeste futuriste (Music-hall), F. T. Marinetti1 proclame son admiration pour les « gilets à surprise » et les « pantalons profonds comme des cales » des clowns, susceptibles de provoquer « la grande hilarité futuriste qui doit rajeunir la face du monde ». Quant aux animateurs de la FEKS (Fabrique de l’acteur excentrique), parmi lesquels le clown-acrobate Serge et le jongleur Takashima, ils n’hésitent pas à définir le jeu comme « pitrerie », « grimace », « cri »2 ! L’art clownesque introduit incontestablement sur scène une fraîcheur corrosive et une indécence explosive. En puisant au sein du cirque, les avant-gardes, au regard de leur projet respectif, tordent les principes normatifs asséchant la représentation théâtrale et l’empêchant d’être contaminée par la rumeur du monde. Ils inventent des passages, au sein desquels les turbulences importées par les pratiques circassiennes permettent à la vie (concrète et rêvée) d’animer des formes théâtrales terriblement humaines et vivantes ; ce qu’illustre avec détermination le célèbre texte de Vsevolod Meyerhold3 intitulé Vive le jongleur ! De Frank Wedekind, qui fréquenta le Nouveau Cirque de Paris en 18924, à Vladimir Maïakovski, qui décrit son Mystère-bouffe (1918) comme « une miniature du monde dans l’enceinte du cirque », et aux recherches du Bauhaus, de Jean Cocteau, qui mis en scène Le Bœuf sur le toit avec pour acteurs principaux les Fratellini et d’autres clowns du Cirque Medrano, à Jacques Copeau, proposant aux élèves de l’Ecole du Vieux-Colombier des cours d’acrobatie et d’adresse, nombreux sont les exemples démontrant la vitalité des liens et la diversité des modes de rapprochement entre le théâtre et le cirque5.
1
F. T. Marinetti, Manifeste futuriste (Music-hall) (21 novembre 1913), trad. G. Lista, dans Futurisme, trad. G. Lista, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 249-254. 2 Christine Sirejols-Hamon, « La FEKS et l’excentrisme russe », dans Arts de la Piste, n° 17, juillet 2000, p. 46-48. 3 Vsevolod Meyerhold, Vive le jongleur ! (1917), trad. B. Picon-Vallin, dans Du cirque au théâtre, op. cit., p. 225-228. 4 Il fut enthousiasmé par la pantomime de Félicien Champsaur, Lulu (1888), dont il s’inspira pour son propre chef d’œuvre également titré Lulu. 5 Le lecteur lira avec intérêt les études réunies dans Du cirque au théâtre (op. cit.).
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Dans les années 1970, un théâtre différent s’affirme. Certes, sa dimension contestataire (voire plus directement politique1) est incontournable ; mais, comme le souligne Georges Banu2, faisant allusion à une valeur développée par Georges Bataille, il se caractérise également par une « dépense corporelle » forte, complétée par une « dépense d’images, de visions ». Il est, poursuit-il, « réfractaire à toute épargne ». En ce sens, il semble recueillir, sans forcément le connaître, l’héritage des propos d’Antonin Artaud sur la nécessité de pratiquer un « théâtre de la cruauté ». A. Artaud, qui refusait de séparer « le corps de l’esprit », « les sens de l’intelligence »3, et pour qui l’acteur était « un athlète du cœur »4, n’écrivait-il pas que « les objets ordinaires, ou même le corps humain » peuvent être « élevés à la dignité de signes »5 ? Mais, au-delà de cette référence, il faut convenir, avec Giovanni Lista, que l’apparition à l’échelle internationale de ce « théâtre physique » est lié à un moment historique précis et qu’il puise sa légitimité au cœur de particularités théâtrales « locales », au sein desquelles la réalité du « théâtre du corps et du geste »6 est plus ou moins affirmée. De même, précise cet auteur, il « correspond à l’irruption du happening dans les arts plastiques et coïncide avec le retour en force de l’acteur sur le devant de la scène »7. Les interventions du Living Theatre, animé par Julian Beck et Judith Malina, qui ont provoqué de véritables séismes lors de leurs tournées européennes (à Avignon en 1968 par exemple), et qui ont suscité de nombreuses vocations chez de jeunes artistes souhaitant construire un art théâtral non détaché de la vie réelle, sont emblématiques de cette période. Le Festival mondial du théâtre de Nancy, dès 1968, programme les représentants de ce théâtre « gesticulatoire » (dixit Raymonde Temkine8), avant de faire découvrir par la suite les spectacles de Tadeusz Kantor et de Bob Wilson. En France, dans l’immédiat après 68, alors qu’Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil montent Les clowns en 1969, une génération hétéroclite se lève en marge des institutions et s’exprime hors des murs du théâtre conventionnel. Les saltimbanques du Footsbarn Travelling Theatre adaptent les classiques sous chapiteau, s’appropriant divers matériaux et éléments de jeu 1
Le théâtre d’intervention depuis 1968, sous la dir. de Philippe Ivernel, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983. 2 Georges Banu, « Dépense anarchiste et liberté proxémique », dans Rue de la Folie, n°8, juillet 2000, p. 18-19. 3 Antonin Artaud, « Le théâtre et la cruauté », dans A. Artaud, Le théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard, 1976, p. 132-133. 4 Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans A. Artaud, Le théâtre et son double, op. cit., p. 195. 5 Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté » (premier manifeste paru en 1932), dans A. Artaud, Le théâtre et son double, op. cit., p. 143. 6 Giovanni Lista, La Scène moderne, Paris / Arles, Carré / Actes Sud, p. 194. 7 Ibid., p. 7. 8 Raymonde Temkine, « Le festival mondial du théâtre de Nancy (1968-1983) », dans Dictionnaire du théâtre, sous la dir. de Michel Corvin, Paris, Bordas, 1991, p. 330.
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propres au théâtre, au théâtre d’ombres, à la danse, au cirque… ; le Grand Magic Circus et ses animaux tristes, dirigé par Jérôme Savary, crée, dans la rue, des spectacles-événements, avec bonimenteur, grosse caisse et acrobates. Ce que l’on nomme aujourd’hui pudiquement les arts de la rue ont alors pour objectif « de faire passer un message social, insolite ou festif au « publicpopulation »1. Au cœur de l’espace public, ces agitateurs pratiquent des formes spectaculaires qui, sans totalement négliger les mots, privilégient cependant l’affirmation des corps et des gestes, l’impact du visuel. Ils construisent leurs interventions autour de certains idéaux, relatifs à la fête, à la création collective, à la rencontre avec un public-masse. Ils n’hésitent pas non plus à revisiter l’héritage légué par les arts forains et ceux que Michel Crespin rassemble sous l’appellation « cogne-trottoirs »2. Un art « à part entière naissait », écrit Nicolas Roméas, « jaillissant dans la modernité tout en renouant avec ses sources »3 D’importants événements ponctuent cette émergence brouillonne. Dès 1973, et jusqu’en 1976, chaque année, grâce à Jean Digne, Aix-en-Provence devient pour quelques jours « ville ouverte aux saltimbanques ». Se rassemblent tous ceux qui veulent, dans un espace urbain reconquis et momentanément convivial, communiquer sans barrières avec le plus grand nombre. « Parades de rues, jongleurs et bateleurs, marionnettistes, troupes marginales, musiciens en tous genre, funambules… »4 transforment la ville. Des personnages hauts en couleurs sont à l’origine de ces moments de fête, d’échange et de bonheur ; parmi beaucoup d’autres, Jules Cordière et son Palais des Merveilles, et Michel Brachet, le Diable Blanc, agriculteur devenu funambule. En prolongement, une Ecole d’été s’ouvrit à Villeneuve-lès-Avignon, fréquentée, par exemple, par Annie Fratellini et Pierre Etaix et par les trublions du Théâtracide… A Manosque, se développèrent ensuite, en 1978, des Ateliers publics d’art et spectacle d’inspiration populaire ; les « cours à Manosque n’étaient pas théoriques et tous profitaient de l’expérience des autres. Pas de spécialistes étroits aux Ateliers publics, mais des hommes de terrain capables de toutes les témérités et de toutes les provocations », constatent les auteurs de L’Autre cirque5. En 1977, à l’occasion de l’anniversaire du Mime Duval, fut organisé un premier « Woodstock des banquistes »6, le Diable à Padirac, suivi, trois ans plus 1
Olivier Claude, « Des rêves d’enfance », dans Rue, art, théâtre, numéro hors série de Cassandre, 1997, p. 14. 2 Michel Crespin, « Les années saltimbanques », entretien avec Nicolas Roméas, dans Le théâtre de rue. 10 ans d’Eclat à Aurillac, ouvrage collectif, Paris, Plume, 1995, p. 47. 3 Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », dans Le théâtre de rue. 10 ans d’Eclat à Aurillac, op. cit., p. 13-14. 4 Philippe Du Vignal, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », dans « La Fête, cette hantise… », Autrement, n° 7, 1976, p. 129-132. 5 Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet, et Sylvie Meunier, L’Autre cirque, Paris, Mermon, 1990, p. 14. 6 Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », op. cit., p. 14.
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tard (pour un nouvel anniversaire, celui de Michel Crespin !) de la Falaise des fous à Chalain (dans le Jura)1 … Le cirque, le lecteur l’a deviné, est loin d’être absent de cette histoire. Il a été présent dès l’origine de ce mouvement qui adopte pour scène la rue2. Les trublions qui deviendront circassiens ne sont pas des enfants de la balle. Comme le constate Philippe Chaudoir3, ils viennent « en particulier [du] théâtre en crise, des écoles d’art voire de toutes autres origines ». Quelques itinéraires personnels illustrent parfaitement cette affirmation. Christian Taguet, comédien et musicien (il fréquente la Fanfare des Beaux-Arts), membre résident du Théâtre National de Strasbourg, fonde Le Puits aux images en 1973. Rencontrant « les saltimbanques, les mangeurs de grenouille, les cracheurs de feu… »4, il s’initie à l’acrobatie « sur le tas ». Jusqu’à la fin des années 1970, sa compagnie joue sur tréteaux des pièces de Molière et de Dario Fo, pratiquant ce qu’il appelle un « théâtre acrobatique ». Au début de la décennie suivante, sous chapiteau, il conçoit ses premiers spectacles de cirque. Pierrot Bidon a 18 ans en 1972 et fonde le Théâtre de l’Espoir. Trois ans plus tard, naît le Cirque Bidon. Quelques caravanes, tirées par des chevaux, parcourent les routes. « Les artistes font de la musique, crachent le feu, font des sauts presque périlleux, présentent leurs paroles savantes et font les clowns »5. Cette « personnalité française “créée” en 1954 », selon la présentation de Jean-Michel Guy6, commence alors une aventure qui l’amène à proposer, en 1984, avec Archaos, un cirque de caractère. Le Cirque Bidon, fonctionnant selon le principe de l’autogestion, privilégie les haltes villageoises et intègre sans façon ceux qui le souhaitent. En 1981, ce sont trois cirques Bidon qui sillonnent la France et plusieurs pays européens. Clément, le futur Bartabas de Zingaro, avec son Théâtre emporté, influencé par la commedia dell’arte, joue dans la rue. Avec Igor (qui inventera plus tard la Volière Dromesko), Branlotin et Paillette, il crée le Cirque Aligre en 1976. Leurs interventions impromptues à cheval, lâchant des rats, effraient les festivaliers d’Avignon ou le public étonné de la Place de la Bastille. Pascualito Voinet, qui fonde Les Tréteaux du Cœur Volant en 1980, débute aux côtés de Jules Cordière, participe pendant deux ans aux frasques du Grand Magic Circus, 1
Sur le théâtre de rue dans les années 1970, le lecteur peut se référer au dossier, coordonné par Floriane Gaber, publié dans Rue de la Folie (n°8, juillet 2000, p. 17-40). 2 Aujourd’hui encore, pour diverses raisons, esthétiques certes mais aussi économiques (coût du chapiteau, problème de diffusion…), des praticiens des arts du cirque occupent la rue et participent aux festivals de rue. 3 Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « Arts de la rue », Paris, L’Harmattan, 2000, p. 48. 4 Christian Taguet, « Des cracheurs de feu à Mishima », entretien avec Jean-Marc Lachaud, dans « Les nouveaux cirques à l’affût », op. cit., p. 32. 5 Le Cirque Bidon, photographies de Bernard Lesaing, Pandora, 1981. 6 Jean-Michel Guy, Les Arts du cirque en l’an 2000, Paris, Chroniques de l’AFAA, n° 28, 2000, p. 43-45.
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avant de suivre les enseignements de l’Ecole Nationale du Cirque Annie Fratellini. Jean-Christophe Hervéet et Régine Hamelin travaillent dans le domaine social. Ils approchent de la trentaine lorsqu’ils s’adonnent au trapèze. Après avoir expérimenté leur savoir-faire dans la rue, ils achèteront un chapiteau en 1985 et ainsi naîtra le Cirque du Docteur Paradi. Du côté de Besançon, influencés par le Bread & Puppet Theater et le Living Theatre, Bernard Kudlak (autodidacte) et ses amis (comédiens, musiciens, danseurs…), avant de monter Amour, Jonglage et Falbalas en 1983 et d’inventer le Cirque Plume, pratiquent la fanfare et les arts de la rue. Antoinette et Michel Nowak, fondateurs des Noctambules, possèdent une formation classique (elle sort du Conservatoire, lui est danseur, mime, comédien). Très vite, ils délaissent le travail théâtral traditionnel et organisent des parades de rue allant à la conquête du « non-public ». Au début des années 1980, ils concevront un camion – music-hall, déployant un plateau « permettant d’exécuter la plupart des numéros aériens » et un « fond de scène en rideau de perles scintillantes coupe vent »1. Fanny et Joseph Molliens, comédiens, quittent les salles obscures « pour rechercher dans la rue l’origine même du théâtre »2, rencontrent de jeunes artistes de cirque et fondent la Compagnie Rasposo en 1987. Arrêtons-là cette liste non exhaustive, mais suffisamment et hautement significative. Ces enfants de 68, en faisant du théâtre et du cirque autrement, pour aller vers les gens3, c’est-à-dire là où ceux-ci vivent (rues et quartiers, places et villages…), créent, selon l’expression de Jean Digne, des « événements éphémères », afin de « susciter l’incontrôlable » et de « désadapter les habitudes artistiques et celles de la vie quotidienne »4. Leurs expériences de vie, leurs visions du monde, leurs formations originelles diversifiées sont mises à contribution. Par tâtonnements successifs, ils mêlent ces acquis aux emprunts aux arts dits populaires, aux savoir-faire des baladins. Ils s’exercent à la prouesse et à la performance, tout en les intégrant à des projets artistiques et culturels, parfois politiques. Dans l’expérimentation, ils concoctent ainsi de curieux et détonants mélanges, proposant des spectacles hybrides et renouvelant les modalités du rapport au public. Certes, des filiations peuvent être établies, avec les petits cirques d’antan, avec les théâtres ambulants, avec le monde des bateleurs. Néanmoins, leurs modes de vie (communautaire…), d’organisation (autogestionnaire…) et de création (bien souvent collective) sont profondément marqués par les désirs exprimées tout au long de ces années utopiques5. Les 1
Jean-Jacques Barey, « Histoire de vide… », Lieux publics, n° 1, 1984, p. 23. Selon leur affirmation mentionnée au sein du dossier de presse de leur compagnie. 3 Cf. les fragments du débat concernant « Ce métier de la rue… » publiés dans Lieux publics (op. cit., p. 28-30). 4 Jean Digne, « Eloge de la mobilité », entretien avec Sylvie Clidière, dans Lieux publics, op. cit., p. 82. 5 Cf. Les années de l’utopie. Bilan critique des idées sages et folles des décennies 60 et 70, ouvrage collectif dirigé par Guy Hennebelle, Panoramiques, n° 10, 1993. 2
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enjeux de ces paris ne se limitent pas à sauvegarder / réhabiliter des arts et des formes spectaculaires anciens ou mis en péril par la société moderne. S’inventent au jour le jour, dans un désordre euphorique et dans un apprentissage pluridisciplinaire spontané ou ciblé, immédiatement appliqué, des écritures en pointillés et chaotiques, des spectacles étranges échappant à toute classification (qui plus est donnés en des lieux inhabituels), que rejettent les tenants du théâtre et du cirque classiques et que méconnaissent les critiques, publications et institutions officiels. L’histoire détaillée de cette aventure (y compris lorsqu’elle fut sujette à récupération1) reste à écrire. Qui, aujourd’hui, peut vraiment dire ce que furent ces temps enthousiastes et difficiles, où les acteurs d’une contre-culture vivante et remuante, indisciplinée, bousculèrent l’ordre poussiéreux du milieu culturel ? Qui se souvient de ces rêveurs qui, du Cirque Bonjour au Cirque Pacotille, du Cirque du Trottoir au Cirque Gulliver, du Cirque Amour à la Toile Filante…, firent vibrer, en tous sens, dans un ici et un maintenant en perpétuel mouvement, les idéaux portés par le mot d’ordre rimbaldien « changer la vie » ?
A partir de 1981, alors que la Gauche a accédé au pouvoir, la donne change. Avec l’installation de Jack Lang au Ministère de la Culture, et le doublement du budget alloué à ce domaine, d’importantes mesures institutionnelles et financières seront prises progressivement, tant au niveau de l’aide à la création et à la diffusion qu’à celui de la formation. Prenant en considération et en charge, reconnaissant et légitimant de fait, la spécificité de ces pratiques novatrices de la piste (et de la rue), expérimentées dans la marginalité, la nouvelle politique culturelle participe à l’éclosion d’un genre. A la tête des troupes et tribus qui donneront ses identités kaléidoscopiques au nouveau cirque, nous retrouvons bien des baroudeurs de la décennie précédente. En quelques années, se constituent les structures-enseignes qui donnent au nouveau cirque ses lettres de noblesse2. D’autres facettes de ce genre insaisissable s’exposent dans les années 19903. Nombre d’initiateurs et d’artistes de cette 1
Certains furent sensibles à ce danger, tels Jérôme Savary et les fondateurs du Théâtre à Bretelles. En avril 1979, la revue Autrement (n° 18) consacre sa livraison à la question volontairement provocatrice : « La Culture et ses clients. Que veut le public : saltimbanques ou … managers ? ». 2 Les Tréteaux du Cœur volant (1980), Les Baladins de la Vallée d’Argent (1981), le Cirque de Barbarie (1982), le Cirque Plume (1983), Archaos, la Compagnie Foraine, Les Oiseaux Fous, Zingaro, théâtre équestre et musical (1984), le Cirque du Docteur Paradi (1985), la Compagnie Volte face (1986), le Cirque Baroque, la Compagnie Rasposo (1987), le Cirque en Kit (1988), la Volière Dromesko (1990)… A ce répertoire, il convient d’adjoindre la Compagnie Maripaule B. et Philippe Goudard, ou encore le Cirque du Grand Céleste de Bruno West, aux parcours spécifiques. 3 Au travers de l’émergence et des productions du Cirque O et de Gosh (1991), du Cirque Ici et de Pocheros (1993), des Colporteurs et de Que-Cir-Que (1994), de la Compagnie Anomalie (1995),
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seconde génération furent précédemment impliqués par les recherches des troupes et compagnies cités préalablement : Johann Le Guillerm (Cirque O / Cirque ici), pendant ou après ses études au CNAC, a travaillé chez Archaos ; Agathe Olivier et Antoine Rigot (Les Colporteurs), qui se sont rencontrés à l’Ecole Nationale du Cirque Annie Fratellini, fréquenteront entre autres les pistes du Puits aux Images, du Cirque du Soleil de Montréal, de la Volière Dromesko. Emmanuelle Jacqueline, Hyacinthe Reisch et Jean-Paul Lefeuvre (Que-Cir-Que) ont débuté au Cirque Plume et poursuivent leur carrière chez Archaos et à la Volière Dromesko, avant de fonder le Cirque O, Gérard Clarté et Benoît Belleville (Les Frères Kazamaroffs) ont travaillé chez Archaos et chez Acid Cirq… Le nouveau cirque, qui s’affirme brutalement en opposition aux formes spectaculaires proposées par les cirques traditionnels, est cependant en partie fidèle à l’esprit circassien dans le sens où il façonne des spectacles impurs, articulés autour de diverses pratiques circassiennes. Pierrot Bidon1 n’hésite pas, par exemple, à proclamer que son travail est en continuité par rapport à celui de Philip Astley, qui bâtissait un « spectacle total ». « De l’environnement social, il transformera en exploit et support essentiel du spectacle, le moyen de communication de son siècle : le cheval. De l’environnement culturel, il réunira […] des genres incompatibles jusqu’alors : artistes de rue, Commedia dell’arte, danseurs et musiciens… La démarche d’Archaos est rigoureusement identique. La différence ne réside que dans l’environnement de notre époque : les moyens de communication de maintenant sont des machines », précise-t-il, mentionnant également l’influence de « l’essor du sport », du nouvel humour lié au cinéma et des « émotions humaines primaires » engendrées par « le développement des grandes banlieues ». De son côté, à l’inverse, Bartabas refuse vivement que l’on puisse parler de son théâtre équestre et musical comme d’un spectacle circassien. La coupure est simultanément marquante et visible, dès lors qu’une réelle confrontation productive avec d’autres arts (théâtre, danse, arts plastiques…) soutient des intentions artistiques volontaires. Selon Ekaterina Flora2, la « vitalité étonnante » du nouveau cirque se nourrit précisément de cette volonté et de cette capacité à dépasser certaines limites imposées par un modèle figé et usé. Des éléments du spectacle circassien traditionnel, considérés par les puristes comme des fondamentaux, sont en effet repensés ou carrément abandonnés. Si les nouveaux cirques peuvent évoluer sous chapiteau, aménagé ou non, ce lieu de représentation n’est plus jugé du Cirque Désaccordé, du Cirque Convoi exceptionnel qui pratique un « nouveau cirque traditionnel » (1997) de la Compagnie Cahin-Caha (1998)… 1 Pierrot Bidon, « Archaos et le cirque traditionnel », dans Archaos Cirque de caractère, programme pour Metal Clown (1991). 2 Ekaterina Flora, « La rencontre entre le cirque et le théâtre dans la production artistique contemporaine », dans « Rue et cirque », op. cit., p. 45.
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dogmatiquement incontournable. La pertinence du propos peut exiger d’occuper des espaces de jeu variés ou la construction de scènes spécifiques1. Parfois, la loi de la piste circulaire est transgressée et les nouveaux cirques recourent à la présentation frontale. Surtout, l’enchaînement linéaire des numéros, cloisonnés et isolés, laisse place à une articulation motivée par le projet artistique. L’exploit physique, la prouesse (l’exceptionnel et le sensationnel), sans être effacés, deviennent secondaires. L’énergie et la maîtrise technique des artistes (ou acteurs) de cirque sont mobilisés au profit de l’intention qui fonde l’ensemble. Il ne s’agit plus de surprendre le public en exhibant des monstres et des surhommes, mais de lui offrir un spectacle reposant sur un parti pris esthétique revendiqué et collectivement assumé par ceux qui le conçoivent et par ceux qui l’interprètent. Les performances corporelles, et les risques qui leur sont attachés, sont désormais des matériaux de base, parmi d’autres, constituant un tout. Le dressage (excepté l’art équestre) et l’exhibition d’animaux exotiques sont proscrits ; No Animo Mas Anima (1990) du Cirque Plume peut être entendu comme un manifeste. Les animaux ne sont maintenant convoqués en piste que lorsque leur présence est justifiée par une atmosphère ou par une situation. Des spécialités, les savoir-faire et les exercices qui les définissent, tendent à disparaître ou se font discrets (icariens, pyramidistes, antipodistes, magiciens, lanceurs de couteaux…) ; les clowns eux-mêmes (leurs caractéristiques typées : nez rouge, grandes chaussures…) laissent place à des figures étranges (les clowns de tôle d’Archaos par exemple). Un « état d’esprit dramaturgique », selon l’expression de Bernard Dort, anime ainsi la pensée et l’agir néo-circassiens. Les choix concernant la mise en scène et la scénographie sont décisifs. Avec l’intervention du metteur en scène, qui choisit les moyens appropriés à l’expression et à la lisibilité de son propos, « c’est du temps qui s’invente, de l’espace qui respire, de l’idée qui s’incarne et de l’image qui pense »2. La préoccupation scénographique, par laquelle s’organise « l’espace de la représentation »3, renforce la cohésion du spectacle. Dans ces assemblages, prennent forme et sens des histoires, linéaires et ordonnées ou fragmentées et déconstruites. Celles-ci sont portées par des personnages agissants, exprimant leurs idées et leurs sentiments4, entretenant les uns avec les autres de complexes relations. A divers niveaux et registres, réalistes, déjantés, oniriques, socio-politiques, tragiques, burlesques…, en effectuant le choix du minimalisme ou au contraire de la luxuriance, de la transparence ou de l’opacité, de la brutalité ou de la tendresse…, ces pièces 1 Cf., par exemple, l’entretien avec l’architecte Patrick Bouchain, réalisé par Laurent Gachet (Arts de la Piste, n° 10, juin 1998, p. 32-37). 2 « Mise en scène », dans Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, op. cit. 3 L. Boucris, G.-Cl François, « Scénographie », dans Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, op. cit., p. 753. 4 Y compris en prenant la parole.
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nous disent quelque chose du monde qui est le nôtre, de notre manière de l’habiter, des liens que nous tissons et détissons avec les autres. Ces situations et propos sont servis par des artistes de cirque qui, accédant pleinement au statut d’interprète, sont capables de se mêler à des comédiens, à des danseurs…, voire de s’engager eux-mêmes dans ces pratiques. Cela suppose de leur part une disponibilité face aux interventions du metteur en piste / en scène et, surtout – ce qui n’est pas facile –, une mobilisation à un double niveau de l’esprit et du corps : en relation avec leur spécialité circassienne et en rapport avec le jeu (théâtralisé et / ou chorégraphié) exigé par l’intention du spectacle1. Le matériau musical et sonore, intégré à l’acte de création, n’est plus dégradé au rang d’accompagnement subalterne et d’ornement. Il s’articule (en harmonie, en contrepoint…) avec le développement des actions, avec le mouvement des images… De vrais dialogues se nouent entre l’artiste de cirque et son environnement vibrant de bruits et de silences. La diversité des références (jazz, rock, chants traditionnels, musiques contemporaines…) l’emporte également sur les clichés qui alourdissaient la musique de cirque (répétitivité, simplicité, légèreté…). Les éclairages, les costumes et les masques, les maquillages… sont travaillés pour appuyer l’ambiance servant de cadre au déroulé des situations-actions et accentuer l’impact de la représentation. Le kitsch habituel (couleurs criardes, tenues codifiées excentriques ou sobres selon les exercices exécutés…) laisse place à une véritable conceptualisation esthétique. En fait, l’ensemble des artifices sont mis au service de la dynamique de l’univers visité, des formes et contenus explorés, de l’atmosphère recherchée. La matérialité signifiante des costumes, au sens où l’entendait Roland Barthes, y compris le recours à la nudité, est, par exemple, proclamée. Il faut toutefois remarquer que des compromis sont imposés par la nature des disciplines circassiennes, qui exigent un corps non entravé. Les dispositifs scène / salle adoptés, la complicité entretenue avec le public (qui peut-être sollicité physiquement pour que s’accomplisse jusqu’au bout la pièce) sont soigneusement réfléchis, parfois ritualisés. Une certaine convivialité s’établit aussi par des gestes simples (les trois artistes de Que-Cir-Que, pour conclure leur spectacle, invitent les spectateurs à entrer en piste et à se regrouper autour d’un bar). A l’issue de cet inventaire (incomplet au demeurant), il peut être envisageable et tentant de renverser le constat effectué à propos des années 1920, concernant une cirquisation du théâtre, et d’interroger une éventuelle théâtralisation du cirque. Assurément, la définition que Raymonde Temkine2 1
Certains artistes issus du cirque traditionnel peuvent être intégrés à ce type de spectacle (ce qui fut évidemment le cas avant la sortie des jeunes interprètes-circassiens formés par les écoles). 2 Raymonde Temkine, « Les arts au rendez-vous de la scène », dans Mélange des arts au XXe siècle, op. cit., p. 92. A l’exception de l’auteur de la pièce (du texte pour le théâtre), la liste
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donne du théâtre – un « art d’équipe » pour lequel « nombre de personnes de talents différents travaillent ensemble à une même œuvre » – semble adaptée / adaptable à ces spectacles ; d’autant que la critique dramatique précise : « Tous les arts sont là et concertent. Le théâtre ne peut même exister que par là ». Néanmoins, limiter ces essais prometteurs à de purs et simples alignements sur les modèles déposés du théâtre ou de la danse n’est guère sérieux (tout comme il serait hasardeux d’utiliser la notion historiquement connotée d’œuvre d’art totale). De même, face aux tendances saisies ici, la crainte d’une dissolution de l’originalité du cirque (de ses noyaux durs ?) n’est pas a priori démontrée. Nulle fatalité n’entraîne ces spectacles vers une aseptisation dommageable, du côté d’une esthétisation banalisante et consensuelle. Aussi, dénigrer et jeter l’opprobre sur ces partis pris n’est pas constructif ; une critique authentique doit mesurer, à l’aide de critères expliqués, la pertinence et la justesse de telle ou telle pièce. Précisons encore que la théâtralisation que nous évoquions en hypothèse ne peut être confondue avec les enrobages qui semblent se généraliser dans la monstration des numéros traditionnels où persiste la préoccupation première de l’extraordinaire. Qu’une virtuose du hula hop érotise sa prestation par les déhanchements ouvertement sensuels de son corps de cuir vêtu, que des maîtres du main à main blanchissent leurs corps à l’image des danseurs de Butō… apporte évidemment un supplément d’âme à leur exhibition, mais n’affaiblit nullement les effets spectaculaires qu’ils ont pour mission de provoquer1. Dans les années 1990, deux processus inédits s’affirment, en affinité et en rupture au regard des propositions éclatées du nouveau cirque historique. D’une part, les spectacles réalisés dans le cadre de la cinquième année d’étude de l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne2, dirigés par des chorégraphes ou des metteurs en scène, mettant à l’épreuve la philosophie des choix pédagogiques (fondés sur la pluridisciplinarité) développés par l’équipe mise en place par Bernard Turin, directeur du Centre National des Arts du Cirque depuis 1990, défrichent chaque année d’originales voies annonçant des artistes qu’elle recense pour cet « art-carrefour » qu’est le théâtre est quasiment identique à celle que l’on peut établir en lisant les programmes des spectacles de cirque aujourd’hui. On peut également noter que la création collective, largement débattue depuis les années 1960, est encore, dans certains cas, revendiquée. 1 On devrait ici s’interroger sur la conception du spectacle enrichi (fumigènes, lasers, fil conducteur ténu…) qui est celle, par exemple, du Cirque du Soleil de Montréal. Nous n’émettons pas un jugement négatif face à ces pratiques, nous croyons seulement que la dimension théâtrale reste malgré tout secondaire. Mais, après tout, on n’exige pas du footballeur qu’il chorégraphie ses déplacements et dramaturgise ses passes (si cela se produit, ce ne peut-être qu’un plus qui ne change pas les règles du jeu et la volonté de vaincre) ! L’efficacité est de mise et, de toute façon, le public n’attend pas la même chose que lorsqu’il se rend à un spectacle d’Archaos ou des Frères Kazamaroffs. 2 Le succès rencontré par Le Cri du Caméléon (1995), spectacle des élèves de la septième promotion dirigé par Joseph Nadj, fut emblématique.
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peut-être les possibles sur lesquels se construiront les spectacles circassiens du XXIe siècle. D’autre part, de jeunes artistes (pour la plupart issus des écoles professionnelles – l’ESAC bien sur, mais aussi l’Ecole Nationale Annie Fratellini, le Lido de Toulouse…) s’engagent dans un processus qui aboutit au fait que les arts du cirque (ou de la piste) recouvrent progressivement (et selon des rythmes particuliers) leur « souveraineté » selon le mot utilisé par JeanMichel Guy1. Ces échappés s’émancipent en effet de la piste qui pendant une longue période les avait réuni, fuyant « un cadre devenu contraignant et sclérosant »2. Travaillant « sur l’essence de leur art, sur ce qu’ils peuvent faire, ou ne pas faire, et surtout sur ce qu’ils n’ont jamais fait »3, les artistes pratiquant l’art clownesque4, l’art équestre5, les arts acrobatiques6, les arts aériens7, les arts de la manipulateurs d’objet (jonglage…)8…, élaborent des spectacles9 surprenants, à l’intérieur desquels sont appelés à se croiser, là encore, ou plus exactement à se métisser désormais différents arts.
Des années 1980 aux années 1990, les pionniers du nouveau cirque et leurs successeurs (en un certain sens hérétiques) ont proposé un kaléidoscope de spectacles hétérogènes et inclassables, de pièces « hiéroglyphes » selon l’expression d’Antonin Artaud. Chaque processus de création porte en effet en lui les signes aléatoires permettant de construire en acte, mais toujours dans une relative indétermination, une définition de ce que peut être un spectacle de cirque aujourd’hui, en phase et en tension avec le mouvement réel de la société complexe dans laquelle il est conçu et reçu. Incontestablement, pour les protagonistes de la première vague et pour ceux des suivantes, et au-delà des divergences visibles ou souterraines qui les séparent et les distinguent, l’essentiel fut bien de faire œuvre. La conception de chaque spectacle renvoie ainsi à une écriture (et à une signature), formulée et matérialisée en étroite correspondance avec une intentionnalité esthétique et une volonté expressive
1
Jean-Michel Guy, Les Arts du cirque en l’an 2000, op. cit., p. 9. Martine Maleval, « Figures libres », dans « Les nouveaux cirques à l’affût », op. cit., p. 36. 3 Jean-Michel Guy, « Vers un métissage généralisé », entretien avec Martine Maleval et JeanMarc Lachaud, dans « Les nouveaux cirques à l’affût », op. cit., p. 40. 4 Les Matapeste (1978), Les Cousins et Les Nouveaux Nez (1990), BP Zoom (1993), Nikolaus – Compagnie Pré-O-CCupé (1998), A & O (1999)… 5 Le Théâtre du Centaure (1989)… 6 Les Acrostiches et Les Mauvais Esprits (1995), la Compagnie Vent d’autan (1998)… 7 Les Elastonautes (1990), Les Arts Sauts et Tout Fou To Fly (1993)… 8 Jérôme Thomas (1993), François Chat, la Compagnie de l’Ebauchoir, Ezec Le Floc’h – Compagnie Lemings et la Compagnie Non Nova (1996), Les Apostrophés et Les Frères Kazamaroffs (1997), la Compagnie Vis à Vis (1998)… 9 Au sein desquels, leur spécialité peut ou non se confronter, se juxtaposer et se mêler à une autre pratique circassienne (acrobatie / jonglage, art clownesque / acrobatie / jonglage…). 2
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plus ou moins clairement explicite / lisible, concrétisée par l’usage de matériaux hétéroclites dans le cadre d’un mélange des arts non dogmatique. S’il est encore trop tôt pour établir un bilan global, au regard des séismes qui depuis vingt ans, par l’irruption de singularités artistiques libres et scandaleuses, ont bouleversé la réalité circassienne (désormais brisée) de notre temps, il est néanmoins possible d’approcher quelques orientations fondamentales et en partie conflictuelles qui la traversent à l’aube de ce troisième millénaire. Dans les années 1980, le travail de création s’effectue avec les moyens du bord. Les artistes-bricoleurs recourent au fragmentaire et au composite. Les morceaux qu’ils conçoivent et assemblent – chaque fragment conserve son autonomie tout étant désidentifié au hasard maîtrisé ou non des contacts et des heurts qui l’unissent et qui l’éloignent des autres – sont mobilisés en écarts incessants et en débordements continuels. Jamais ils ne sont fixés par un principe d’assimilation arbitraire. Ce principe du collage-montage produit des œuvres non-cohérentes, qui provoquent de multiples effets de choc (notamment lorsque les coutures non vraiment masquées s’instaurent en interruptions impromptues qui ouvrent maintes failles à combler). Les recherches des années 1990 tendent, au contraire, à atténuer les fractures internes au sein des œuvres. Les arts se mixent en d’originaux cocktails où les ingrédients se fondent, en enchaînements-fusions1. Le métissage tend dès lors à se substituer au collagemontage2. De l’acceptation du jeu déréglé des incertitudes propres aux conflits organisés / incontrôlables entre les arts convoqués, nous nous engageons peutêtre vers une union / dépassement des arts3 ; alternative que Jean-Michel Guy
1 Est-il impertinent de se demander ici si un quelconque rapport existe entre certains spectacles de cette nouvelle tendance et un phénomène qui s’affirme au sein de notre société, à savoir un glissement progressif de l’artistique vers le culturel et ce qui l’accompagne : le foisonnement de produits culturels aseptisés mais prêts à consommer (éclectisme, esthétisme, spectacularisation…), attractifs certes, mais profondément convenus / convenables ? 2 En ce qui concerne quelques enjeux autour de ces mots, nous renvoyons le lecteur à notre étude, « Notes sur le mélange des arts et les arts du mélange » (dans Hybridation, métissage, mélange des arts, sous la dir. de Dominique Berthet, Recherches en esthétique, n° 5, 1999, p 35-40) 3 Il s’agirait, à ce moment de notre développement, de circonscrire et de définir les invariants (irréductibles jusqu’à quel point ?) de chaque art, afin de préciser en quel sens ils peuvent déployer une quelconque résistance au cœur même des processus dépliés par les artistes. Nous pouvons également observer que les autres arts (principalement la danse et le théâtre actuels) s’engagent parfois dans un processus de captation-intégration (en préservant / respectant leurs spécificités ou en les assujettissant à leurs propres essence, besoins… ?) d’éléments majeurs du cirque. Là encore, il doit être procédé à une réflexion en proximité immédiate avec des pièces rigoureusement sélectionnées, afin de mettre en discussion ce que ce choix implique pour ces arts et leurs fondements (dans la conception, la construction et l’interprétation de ces productions…) et, une nouvelle fois, pour le cirque et les arts du cirque (mise en cause de leur intégrité ?). Tout comme des réticences s’expriment du point de vue du cirque, des spécialistes de l’expression chorégraphique et théâtrale s’inquiètent des traces laissées par une telle juxtapositioncontamination-absorption (enrichit-elle ou affaiblit-elle la pertinence spécifique de ces arts ?).
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résume, utilisant un vocabulaire imagé, en opposant la « macédoine » et la « mayonnaise »1. Alors que les conventions traditionnelles se sont effondrées, laissant place à des expérimentations dépaysantes / dérangeantes, d’où naissent des œuvres hybrides aux logiques intimes et aux formes étonnantes, s’imposent logiquement des problématiques à discuter, parmi lesquelles celle relative au statut (et aux fonctions) d’intervenants assumant des rôles incontournables2 (metteur en piste / en scène, scénographe, artistes de la piste, musiciens…) au sein de la création circassienne contemporaine3, aux relations qu’ils entretiennent entre eux, et celle concernant les exigences quant à l’interprétation de ces spectacles et donc à la nécessité d’un enseignement pluridisciplinaire. Dans les années 1980, au-delà de leurs formations initiales éclectiques (artistiques ou non) ou autodidactes, les inventeurs du nouveau cirque s’initie sauvagement aux techniques des arts du cirque. Dans les années 1990, la plupart des néo-circassiens ont suivi les cursus développés par des écoles qui revendiquent des projets pédagogiques divers, mais qui, toutes, à des degrés différents, ont introduit des cours de jeu d’acteur et de danse. Cette pluridisciplinarité a le mérite de préparer les esprits et les corps aux demandes auxquelles ils devront, en tant qu’interprètes, répondre. Cette confrontation avec d’autres univers artistiques facilite le développement d’expériences créatrices enrichissant la pratique de leur spécialité circassienne, en trouvant de nouvelles figures, en inventant d’autres gestuelles, en utilisant autrement leurs objets et accessoires de travail… Mais, ne peut-on considérer que l’artiste de cirque, bien qu’amené à jouer ou à danser, reste cependant plus proche du performer, tel que celui-ci est défini par Patrice Pavis, comme étant « d’abord celui qui est physiquement et psychologiquement présent devant le spectateur »4 ? En effet, si le corps agissant du circassien participe étroitement à l’édification du simulacre (« Le théâtre est simulacre. Et il naît du simulacre », écrit Michel Corvin5), celui-ci, à 1
Jean-Michel Guy, Les Arts du cirque en l’an 2000, op . cit., p. 19. Cette question est d’autant plus incisive du fait que la diversité des intervenants, la pluralité de leurs tâches, la division du travail en fait, sont sans doute plus marquées aujourd’hui qu’auparavant. 3 Comment gèrent-ils, par exemple, les particularités et impératifs des techniques des arts de la piste, l’instant de la prouesse (qui n’est jamais totalement gommé), la présence (parfois imposante) des agrès… ? Guy Alloucherie, metteur en scène, reconnaît ne pas pouvoir « intervenir dans les techniques de cirque ». Il précise : « […] pour la balançoire russe, si j’avais voulu les faire parler, chanter, cela n’aurait rien apporté à la tension du geste, et aurait été dangereux… ». La question qu’il se pose alors, à cet instant de son travail, est la suivante : « Comment faire pour que cela appartienne à mon histoire et ne soit pas un objet parachuté ? ». Ces propos sont extraits de ses interventions lors d’un séminaire sur Les écritures artistiques. Un regard sur le cirque (Châlons-en-Champagne, CNAC, 1999, p. 36). 4 Patrice Pavis, L’analyse des spectacles, Paris, Nathan, 1996, p. 55. 5 Michel Corvin, « Théâtre », dans Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, op. cit., p. 821. 2
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l’instant où il exécute sa performance, est dans le temps réel / concret. Lorsque le trapéziste se lâche dans le vide ou lorsque le jongleur propulse ses balles, et bien que ces gestes s’effectuent dans un espace / temps théâtralisé, ils n’appartiennent pas à ce dernier (même si un ratage éventuel peut être récupéré d’un point de vue du théâtral1). Dès lors, il est effectivement indispensable de répondre à l’interpellation de Pierre Judet de la Combe, à savoir : « […] est-ce qu’il y a quelque chose de propre au cirque qui fait que les tentatives d’interdisciplinarité seront nécessairement partielles ? »2. Au-delà, la formation pluridisciplinaire de l’artiste-circassien s’avère hautement productive. Elle permet à celui-ci d’acquérir des connaissances et des compétences théoriques et pratiques à propos d’autres arts. Avec ces références, et la sensibilité qu’elles lui permettent de développer, l’artiste-circassien (sans abandonner son identité pour se travestir en comédien ou en danseur) élargit la palette à partir de laquelle il travaille3 sa ou ses techniques circassiennes. Ces acquisitions, et les expérimentations qu’elles favorisent, le prépare à être dirigé par un metteur en scène ou par un chorégraphe (qui ne sont plus simplement des regards extérieurs), à travailler aux côtés / avec d’autres interprètes (formés pour d’autres arts ou artistes-circassiens). Solidaire pour l’œuvre à laquelle il contribue, il est capable de rester lui-même (maître de son corps performant) et d’être un autre (en prenant en charge un ou plusieurs rôles). Il est donc apte à maîtriser les changements de niveau de présence auxquels il est confronté, à adapter ses déplacements, ses mouvements, ses attitudes, ses gestes, son regard, sa parole… aux exigences des choix dramaturgiques du spectacle dont il est l’interprète. En conséquence, l’artiste-circassien devient, comme le conçoit Bernard Turin4 en évoquant l’étudiant de l’ESAC « un acteur de cirque qui privilégie l’acquisition de toutes ces disciplines au lieu de se polariser sur la notion de numéro fini qui peut-être une création intéressante dans un premier temps mais qui devient a contrario réducteur de la création lorsque l’on aborde le spectacle de cirque comme une œuvre d’art ». L’ambition proclamée à l’égard de la formation pluridisciplinaire de l’artiste-circassien est ainsi, à juste titre, rattachée à la prétention légitime de promouvoir un cirque authentiquement de création.
1 Le jongleur Jérôme Thomas admet volontiers pouvoir faire tomber une balle et intégrer cette erreur de manipulation dans la continuité de son acte (jongler), l’insérer en tant qu’effet théâtral dans le mouvement de l’action globale. 2 Propos rapportés dans Les écritures artistiques. Un regard sur le cirque, op. cit., p. 14. 3 Il est aussi, dans une certaine mesure, susceptible de la ou de les faire évoluer. 4 Bernard Turin, « Le Mot du Directeur », dans Guide de l’Etudiant 1998-1999, Châlons-enChampagne, CNAC, 1998, p. 3.
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Une réflexion esthétique critique…
Notes pour la sauvegarde d’une réflexion esthétique critique1 Andres Serrano, qui conçoit par ailleurs des œuvres dont les matériaux privilégiés sont les fluides corporels (sperme, sang…), photographie un crucifix en plastique baignant dans un récipient rempli de sa propre urine. Gianni Motti ne réalise pas d’objets ; son œuvre relève essentiellement de la déclaration ou de l’action. Il revendique par exemple, auprès d’une agence de presse, la responsabilité d’un tremblement de terre ayant eu lieu dans le désert californien. Il s’introduit également au sein d’une réunion consacrée aux Droits de l’Homme à l’ONU et, occupant le siège d’un délégué absent, prend la parole pour soutenir les minorités, provoquant ainsi une interruption de séance. Rirkrit Tiravanija souhaite créer des moments d’échanges conviviaux ; aussi, invite-t-il le public à partager en sa compagnie des minutes de vie (autour d’une soupe, d’une conversation, d’une danse…). Yann Toma propose de mettre en scène notre propre mort fictive ; à nous d’imaginer les circonstances de notre décès, l’artiste se charge d’organiser l’événement. Koo Jeong-A développe un art effacé, dont les traces peuvent être invisibles, comme lorsqu’elle enterre des centaines de gélules bleues contenant des graines de fleurs le long d’un canal d’une ville anglaise. Joël Hubaut donne rendez-vous, dans un lieu précis, aux habitants d’une ville avec pour seule consigne d’être en rouge vêtu ou d’apporter un objet de la même couleur. Pierre Giner nous invite, sur son site, à fumer une cigarette virtuelle ; alors que celle-ci se consume, une voix off évoque de sordides réalités rappelant les souffrances infligées au corps dans les sociétés modernes. Eduardo Kac s’engage sur les chemins de l’art transgénique, créant un lapin, Alba, dont l’ADN possède la protéine GFP (une protéine verte fluorescente). Natacha Merritt publie son journal intime, constitué de photographies numériques déclinant différents instantanés de sa vie sexuelle. Laëtitia Bourget, au moment de ses règles, utilise comme tampons hygiéniques de petits mouchoirs en papier pliés ; une fois imprégnés de son sang, elle déplie et épingle au mur ses mouchoirs menstruels. Adel Abdessemed filme, dans une galerie milanaise, plusieurs couples faisant l’amour en temps réel. Teresa Margolles travaille avec de l’eau ayant servi à laver les corps des morts ou avec de la graisse humaine. Wim Delvoye, qui a fait tatouer des cochons, invente une machine (qui rappelle l’appareil digestif) produisant des étrons à la chaîne. 1 Ce texte a été publié dans L’Esthétique, aujourd’hui ?, textes rassemblés par Bernard Lafargue, Figures de l’art, n° 10, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2005.
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Santiago Sierra recrute et paie à bas pris des pauvres et des immigrés pour réaliser d’absurdes travaux ou disposer de leur corps (il leur demande par exemple de se masturber). Kader Attia réalise des mannequins représentant des enfants en utilisant de la pâtée pour oiseaux, puis les installe dans une volière, au sein de laquelle de véritables pigeons s’en nourrissent… Mais, arrêtons-là cette énumération ! Ceux qui fréquentent les divers lieux dédiés à l’art d’aujourd’hui ou qui feuillettent les revues spécialisées se sont inéluctablement confrontés à d’autres propositions aussi curieuses. Il en est de même, devonsnous préciser, pour ceux qui se risquent dans les salles de spectacles et découvrent des œuvres théâtrales ou chorégraphiques surprenantes2. *** Incontestablement, le caractère insolent et provocateur, indécent et dégoûtant, fragmentaire et inabouti, infime et dérisoire, futile et grave, morbide et jouissif, ordinaire et trivial, et même invisible, de certaines œuvres actuelles (résultant parfois d’intentions « brouillonnes » prenant parti « pour le peu, l’insuffisant, voire le stérile », note Eric Laniol3) rend problématique, voire impossible, comme l’admet Marc Jimenez4, une solide et indiscutable « spécification de l’activité artistique ». Assurément, de même, le développement de pratiques transversales (qui effacent les frontières reconnues tant entre les arts qu’entre ceux-ci et d’innombrables petites formes et qui facilitent le déploiement d’un art hors limites), l’affirmation d’un art du mélange exhibant son impureté et l’apparition d’œuvres inclassables parce que métisses, l’usage de technologies de pointe (qui, mal maîtrisées, imposent parfois des effets spectaculaires reléguant à l’arrière-plan l’intérêt artistique de l’œuvre) bousculent les repères établis et les normes à partir desquelles étaient jusqu’alors appréciée et évaluée la création artistique. Aussi, un sentiment de déception est-il, selon Nathalie Heinich5, à l’origine de la violence du rejet exprimé par des critiques d’art (et, en partie sans doute, par une frange non négligeable du public) dépités face à un art qui, par ses foucades et ses 2
Notons que l’affiche du dernier Festival d’Avignon, laissant carte blanche au chorégrapheplasticien Jan Fabre et programmant des artistes iconoclastes (Romeo Castelucci, Jan Decorte, Mathilde Monnier, Thomas Ostermeier, Jean-François Peyret, Wim Vandekeybus, Gisèle Vienne…) qui inventent de nouvelles formes de récit, qui affrontent de nouveaux objets théâtraux et chorégraphiques et qui explorent sans tabous les énigmes du corps, a suscité de forts remous tant du côté des conservateurs que de celui de ceux qui se réclament de l’héritage humanisteprogressiste de Jean Vilar. Il faut reconnaître que, des spectacles de Rodrigo Garcia à ceux de Jérôme Bel, pour ne citer que deux exemples, les scènes théâtrale et chorégraphique, ces dernières années, proposent des productions pour le moins décapantes. 3 Eric Laniol, Logiques de l’élémentaire, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 21. 4 Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005, p. 268. 5 Nathalie Heinich, « Esthétique, déception et mise en énigme : la beauté contre l’art contemporain », Art présence, n° 16, 1995, p. 19.
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inconvenances jugées élitistes, est soupçonné de désœuvrement (ce qu’il revendique dans certains cas il est vrai) ou de complaisance à l’égard des modes imposées par la loi du profit et relayées par les décideurs institutionnels, et ne correspond plus à leurs attentes. Si les artistes du XXe siècle, par leurs choix esthétiques et par leurs démarches artistiques, ont participé à ce qu’Harold Rosenberg1 a nommé la « dé-définition » de l’art, nous devons convenir avec M. Jimenez qu’un autre processus s’affirme désormais, celui de l’« indéfinition » de l’art ! Face aux incartades de la production artistique contemporaine, nous devons admettre que l’exercice de la critique est de plus en plus difficile. En fait, à la lecture des propos échangés dans le cadre de la récente querelle autour de l’art contemporain, il n’est sans doute pas absurde de suggérer que le débat ne révéla pas tant une crise de l’art qu’une profonde crise de la critique. Autrement dit, les critiques d’art, interpellés par des œuvres qui échappent à toute analyse fondée sur des critères habituellement convoqués désormais inopérants, sont tentés de rejeter, sans autre forme de procès, une réalité artistique jugée indigne et insignifiante. Certains, brandissant des grilles de lecture et d’interprétation enracinées autour de quelques critères absolus (selon la formule d’Yves Michaud), inéluctablement inefficaces (puisqu’en appelant à la beauté, à l’harmonie, à l’achèvement, au métier…), se réfugient dans la nostalgie d’un mythique âge d’or de l’art. D’autres, se référant à l’époque héroïque des avantgardismes du début du XXe siècle, à leur soif de nouveauté et d’expérimentation, à la relation privilégiée qu’elles établirent avec les mouvements socio-politiques d’émancipation, regrettent la légèreté, la fadeur et le désengagement d’un art contemporain replié sur lui-même ou attiré par les valeurs capitalistes2 et donc de moins en moins concerné, selon eux, par les affaires du monde. *** Dans ce contexte, sans aucun doute embrouillé puisque se télescopent un double mouvement, celui de la désacralisation aboutie de l’art et celui de l’esthétisation généralisée des sociétés démocratiques-libérales3, l’utilité de 1
Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art, trad. C. Bounay, Nîmes, Jacqueline Chambon Editrice, 1992. 2 Dominique Baqué (Pour un nouvel art politique, Paris, Flammarion, 2004), par exemple, avec des arguments souvent percutants, juge très sévèrement les dérives intimistes et relationnelles, ou encore l’esprit d’entreprise, qui caractérisent selon elle certaines démarches et productions plastiques d’aujourd’hui. 3 Dans L’art à l’état gazeux (Paris, Stock, 2003), Yves Michaud affirme venu le temps du « triomphe de l’esthétique ». En effet, pour lui, la beauté est désormais partout et « illimitée ». Quant à l’art, il est contraint de se soumettre aux injonctions de la « communication », du « clip » et des « loisirs touristiques ».
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l’esthétique ne pouvait qu’être elle-même mise en cause. Il est vrai que, depuis longtemps déjà, celle-ci est dans l’incapacité de répondre clairement aux traditionnelles questions qui la préoccupèrent depuis sa naissance au XVIIIe siècle : « […] savoir ce que c’est qu’une œuvre, ce que c’est qu’un genre, ce que c’est que l’art », pour reprendre la formulation de Carole TalonHugon1. En conséquence, tout comme l’on annonce, ici et là, la fin de l’art (mais de quoi parle-t-on exactement alors que, dans de multiples lieux, officiels ou alternatifs, nous nous confrontons à une offre artistique massive et variée ?), nous sommes sommés de proclamer un retentissant (et définitif) Adieu à l’esthétique, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean-Marie Schaeffer2. Plus précisément d’ailleurs, il s’agit finalement de liquider toute théorie spéculative de l’art. Depuis quelques années, en France, contre une esthétique critique, « fondée sur le jugement, la valeur et la qualité des œuvres »3, se développe une offensive à plusieurs niveaux, tendant à imposer une approche analytique de l’art (analysant minutieusement les diverses propositions de la philosophie analytique de l’art – les propos d’Arthur Danto sur la transfiguration du banal, ceux de George Dickie sur le rôle de l’institution, le pragmatisme de Nelson Goodman privilégiant la question « Quand y-a-t-il art ? » –, M. Jimenez4 repère avec pertinence, sans rejeter l’« apport » de ses hypothèses théoriques forgées principalement dans le contexte nord-américain, leurs « insuffisances et [leurs] limites ». Citant Richard Shusterman, il souligne avec justesse que les approches d’origine anglo-saxonne négligent aisément le « contexte social de l’art » et insiste également avec raison sur le fait que ces partis pris sont essentiellement utilisés, en France, dans les années 1990, comme des « théories de substitution ») ou à légitimer une approche subjectiviste de la création artistique (nous ne rejetons pas l’importance décisive du plaisir esthétique – jouir, en effet, n’est-ce pas, en dérivant sans entraves aux confins d’un univers qui reste à combler, se brûler « à la flamme vivante » qui s’élève « au-dessus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du vécu »5 ? –, mais nous pensons que réhabiliter l’impossibilité de discuter des goûts et des couleurs mène à justifier un relativisme absolu reposant sur un hédonisme mou dépourvu de toute force critique – « […] l’essentiel est que cela plaise », décrète ainsi Gérard Genette6 !). Dans le même temps, ressurgissent d’autres suspicions à l’égard de l’esthétique (son mépris ou son ignorance des œuvres, son oubli de l’Histoire et 1
Carole Talon-Hugon, L’Esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 85. Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. 3 Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, op. cit., p. 35. 4 Ibid., p. 181-260. 5 Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », dans Mythe et violence, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël / Lettres nouvelles, 1971, p. 162. 6 Gérard Genette, « L’œuvre de l’art », Artpress, n° 198, 1995, p. 57. 2
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du mouvement social…). Mais, ces remarques, non dénuées de fondement dès lors qu’elles ciblent leurs attaques (on ne peut ainsi oublier, par exemple, que les théoriciens de l’Ecole de Francfort prirent en considération le caractère social de la création et de la réception des œuvres d’art ; ce, contre les défenseurs d’une pureté idéaliste de l’art) ne suffisent pas à prouver la caducité de la réflexion esthétique sur l’art1. Affirmons ici, si besoin est, que l’esthétique ne peut, simultanément, que s’enrichir des travaux issus des sciences humaines (anthropologie, sociologie, psychanalyse…) tout en préservant sa particularité conceptuelle. « Jusque dans sa négativité subversive, et bien qu’aucune interpellation définitive ne puisse être envisagée, l’art n’est […] pas l’autre de la raison et reste accessible à une argumentation rationnelle au sujet de sa pertinence, de sa signification et de sa réussite esthétique », écrit très justement Rainer Rochlitz2. *** Sans se soumettre aux tentations réductionnistes (historicisme, sociologisme, idéologisme…), sans en référer à des systèmes normatifs et sans s’appuyer sur des a priori formels et arbitraires, donc sans revêtir les habits des « esthéticiensdéfinisseurs », « esthéticiens-flics », des « esthéticiens-douaniers » ou des « esthéticiens-officiers » dénoncés par Gilbert Lascault3, la réflexion esthétique doit provoquer le déploiement intempestif d’une réel échange autour des jeux et enjeux de l’art. En faisant preuve de disponibilité et de curiosité face à la singularité insolite et déroutante, séduisante et repoussante, légère et oppressante des œuvres d’aujourd’hui, l’urgence est de construire les bases (qui resteront évidemment fragiles et aléatoires) d’une authentique esthétique critique des arts contemporains. Il est donc nécessaire, martèle M. Jimenez, de renouer « avec l’interprétation, le commentaire et la critique ». N’est-ce pas, en effet, une telle position qui seule peut permettre de démontrer que l’art de notre époque, restant « en mesure de surprendre, d’irriter, de séduire, d’enthousiasmer, de provoquer, de choquer, d’ennuyer »4, est « rebelle au formatage culturel, médiatique et consumériste de la “société du spectacle” »5, que les œuvres qu’il nous propose, propose, en ce début de XXIe siècle, possèdent encore (malgré tout !), se 1 « Les objections adressées à l’esthétique portent donc moins sur la nature de l’entreprise philosophique de réflexion sur l’art que sur des formes historiquement revêtues par la discipline ou sur des défauts qui peuvent et doivent être corrigés », constate C. Talon-Hugon (L’Esthétique, op. cit., p. 118). 2 Rainer Rochlitz, « Dans le flou artistique », dans L’Art sans compas, sous la dir. de Christian Bouchindhomme et de Rainer Rochlitz, Paris, Editions du Cerf, 1992, p. 238. 3 Gilbert Lascault, Ecrits timides sur le visible, Paris, Union Générale d’Editions, 1979, p. 13. 4 Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, op. cit., p. 289. 5 Ibid., p. 295.
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déployant au cœur du monde administré (au sein des espaces préservés qui leur sont réservés ou hors les murs), le pouvoir de nous faire vivre d’émancipatrices expériences de l’« écart » ? En ce sens, la question esthétique est aussi une question politique. Jacques Rancière, poursuivant dans Malaise dans l’esthétique1 sa réflexion sur la politicité de l’art (dans Le Partage du sensible2, refusant la lassitude exprimée par les discours mettant en scène la « pauvre dramaturgie de la fin » de l’art et de la politique, il insiste sur le profond lien unissant esthétique et politique), affirme que si la modernité mêlait à la fois une virulente critique du monde de l’art et une critique tout aussi acerbe du monde établi, s’impose dans la situation actuelle un « art incertain de sa politique » privilégiant des stratégies (le « jeu », l’« inventaire », la « rencontre », le « mystère ») en résonance avec la vacuité de la politique. Analysant le « tournant éthique » de l’esthétique et de la politique, l’auteur précise que le dissensus, qui constitue la politique, laisse désormais place au consensus (pour illustrer son point de vue, il remarque judicieusement que si la pièce de Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs, met en scène une politique de la division, tel n’est plus le cas dans Dogville, le film réalisé par Lars Van Trier, puisque l’évocation du mal est là « détaché de toute domination » identifiable). Pour lui, le « tournant éthique » contraint l’art à « réparer les failles du lien social » ou, face à la catastrophe qui menace, à « redonner le sens perdu d’un monde commun ». Son analyse de la pratique collagiste de Jean-Luc Godard est à ce propos éclairante. A partir des 1980, écrit-il, « le choc des images est devenu leur fusion » et nous passons de fait de la « polémique » à la « médiation sociale ». Pour J. Rancière, ce tournant ne relève pas d’un simple « apaisement des dissensus de la politique et de l’art dans l’ordre consensuel » ; celui-ci est envisagé plus subtilement « comme la forme ultime prise par la volonté d’absolutiser ces dissensus ». Refusant toutefois une quelconque fatalité historique, l’auteur pense néanmoins qu’il est possible d’échapper à ce processus ; à condition toutefois, insiste-t-il, de soustraire la politique et l’art « à toute théologie du temps, à toute pensée du trauma originel ou du salut à venir » (ce qui ne signifie pas, selon notre lecture de ce texte, d’abandonner toute ouverture utopique). *** La règle de l’art, selon Christian Ruby, « ne s’identifie ni à une loi (au sens politique … ou au sens scientifique …), ni à un ordre (la contrainte de respecter telle attitude), ni à un commandement (le décret officiel d’une autorité), ni à une directive (académisme), et encore moins à une recette (à appliquer ou à transmettre) ou à un canon préétabli (celui de la « bonne règle » ou d’un 1 2
Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
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« dictionnaire des règles », à juste titre méprisé par Charles Baudelaire dans le Salon de 1846) »1. N’est-ce pas précisément la spécificité rebelle et déviante d’une telle règle qui permet à l’art, aujourd’hui encore, d’échapper à la domination d’une rationalité instrumentale étendant son emprise au cœur de la plupart des sphères de l’activité humaine, de conserver, au-delà des pressions subies, ce caractère « anti-institutionnel » que lui attribue Peter Bürger2 ? Cette particularité désobéissante ne forge-t-elle pas la capacité de l’art (n’hésitant pas à user si besoin de stratégies recourant à la ruse) d’opposer à la brutalité de la société administrée une puissance indisciplinaire et critique, permettant à l’homme, assujetti par les multiples et quotidiennes expériences de l’aliénation qui le mutilent, d’éprouver, ici et maintenant, peut-être, le vertige de la liberté ? L’œuvre d’art, quelque soit son apparence (banale ou extravagante, modeste ou exubérante…), déployant une logique et une cohérence qui lui sont propres, n’est donc pas une simple chose parmi les choses. Par son identité originale et bien souvent étrange, par sa configuration complexe, par sa modalité d’existence décalée, l’œuvre d’art assume pleinement sa singularité et sa présence au monde dissonantes. Bien entendu, l’œuvre d’art, tout en exhibant son autonomie, n’est pas pour autant totalement détachée de la réalité au sein de laquelle elle est conçue et reçue. Elle porte inévitablement en elle les flétrissures de ce réel obsédant. L’œuvre, écrit Theodor W. Adorno, contient des « éléments de la réalité empirique » ; mais, poursuit-il, dépassant la tentation mimétique, « elle les transpose, les décompose et les reconstruit selon sa propre loi »3. C’est donc par le moment de la forme, considérée ici comme « contenu sédimenté »4, que l’œuvre, radicalement, « se sépare du simple étant »5. Herbert Marcuse ne pense pas différemment lorsqu’il souligne que le renoncement à la forme relève d’une « abdication » interdisant à l’art de créer « cette autre réalité à l’intérieur de la réalité établie : l’univers de l’espoir »6. Ainsi, « négation déterminée de la société déterminée »7, exprimant l’inexprimable et maintenant en tension l’idée de liberté (autrement dit la liberté comme possibilité), l’art participe au mouvement accidenté de l’Histoire. « La formule de Stendhal sur la promesse du bonheur, note Theodor W. Adorno, signifie que l’art rend justice à l’existence en accentuant ce qui en elle préfigure l’utopie »8. 1
Christian Ruby, L’Art et la règle, Paris, Ellipses, 1998, p. 29. Peter Bürger, La Prose de la modernité, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1994, p. 24. 3 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p 342. 4 Ibid., p. 14. 5 Ibid., p. 197. 6 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, trad. D. Costes, Paris, Le Seuil, 1979, p. 63. 7 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 299. 8 Theodor W. Adorno, Autour de la Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Paris, Klincksieck, 1976, p. 80. Rappelons toutefois que si Theodor W. Adorno évoque le rapport existant entre art et utopie, ses positions divergent tant par rapport à la philosophie de l’« utopie concrète » de Ernst Bloch qu’au regard de la posture messianique adoptée par Walter Benjamin 2
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*** Si, après l’effondrement (incontestable) de la puissance attractive des grands récits, certains théorisèrent imprudemment la fin de l’Histoire et décrétèrent, selon la formulation de Thierry Paquot, que « le rêve ne fait plus rêver » et que « les grands mythes, porteurs d’un ailleurs meilleur, ne font plus recette »1, d’autres, observant que le monde réellement existant était loin de ressembler aux images pacifiées fabriquées par les publicistes vantant le caractère radieux du village planétaire et n’oubliant pas que « l’espérance, en tant que vouloir, de changer le monde, ne peut disparaître, même si les conditions n’en sont pas réunis »2, s’attachèrent à réhabiliter l’utopie. Pour Miguel Abensour3, la nécessité de l’écart utopique reste indispensable au sein même de l’espace démocratique. L’auteur évoque une déviation salutaire. Dans son ouvrage consacré à Thomas More et à Walter Benjamin4, l’auteur prend à nouveau acte de la « permanence de l’utopie », qu’il rattache à la capacité toujours renouvelée de résister. L’utopie, écrit-il, « visée de l’altérité sociale – du tout autre social – renaît sans cesse, resurgit en dépit des coups qui lui sont portés, comme si en elle se réfugiait la résistance de l’humain »5. Une telle position nous permet d’interroger (sans présumer dogmatiquement de leur dépassement / résolution) les contradictions qui agitent les espaces contingents qui se dessinent entre la réalité instituée et une autre réalité, non encore advenue. Autrement dit, tout projet critique et utopique tend à se frotter à l’insaisissable, au plus profond de la perturbation provoquée par l’éblouissement et le vertige de la présence / absence, au sein de laquelle le monde réel vacille sans être en état de dissolution achevée, mis en danger par une constellation de possibles. Un double mouvement ainsi s’impose : saper les fondations-certitudes édifiées et esquisser, dans l’incertitude, des issues imprévues. La critique utopique vise donc au cœur ce qui est en apparence inamovible et vagabonde vers d’autres rivages, proches et lointains à la fois. Cette utopie active nous entraîne à sonder les signes de ce qu’Ernst Bloch nomme le « Pas en tant que Pas encore ». Pour Gérard Raulet6, depuis le XVIIIe siècle, l’utopie s’inscrit « dans une nouvelle dimension : le temps de l’histoire » ; il faut en conséquence concevoir (cf., au sujet de cette divergence, entre autres références, les propos développés par Marc Jimenez dans Vers une esthétique négative. Adorno et la modernité, Paris, Le Sycomore, 1983, p. 188202). 1 Thierry Paquot, L’Utopie, Paris, Hatier, 1996, p. 10. 2 Georges Labica, « Marxisme, révolution et “paysage du souhait” », Utopie critique, n° 1, automne 1993. 3 Miguel Abensour, « Le pari de la démocratie », Le Monde des Idées, n° 26, janvier 1995, p. 2-3. 4 Miguel Abensour, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens & Tonka, 2000. 5 Ibid., p. 14. 6 Gérard Raulet, « L’utopie est-elle un concept ? », Lignes, n° 17, octobre 1992, p. 109.
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que la quête utopique n’est plus chimérique et qu’elle ne saurait être confondue avec la simple élaboration-élucubration forcenée d’un quelconque contremonde idéalisé et insituable (un ailleurs sans cesse fuyant). Pour autant, au regard des enseignements du XXe siècle, nous devons nous défaire de l’idée d’une connexion inéluctable de l’utopie et d’une Histoire finalisée ; c’est-à-dire briser toute tentation liant projet utopique et progrès programmé. Ou, plus exactement, afin de nous prémunir d’une religion de l’utopie, nous sommes dans l’obligation de ne pas souhaiter l’incarnation de l’utopie au travers d’une visée dogmatiquement enracinée au sein d’une trajectoire sans détours, inféodée à une position politique positiviste. A l’inverse d’une posture attentiste, c’est à une prise de risque (soutenue par une force désirante) que nous sommes invités, puisqu’il s’agit d’inventer autre chose, d’anticiper ce qui pourrait être, sans qu’aucun modèle pré-construit ne se substitue à cette émergence potentielle. Henri Maler1 souligne en conséquence l’impuissance d’une utopie abstraite, à qui il oppose l’utopie concrète envisagée comme « pari », « invention » et « idéal » – ce « pari est stratégique, cette invention est projective, cet idéal est libertaire », précise-t-il. *** En ces temps incertains, où il n’est pas aisé de s’orienter puisque l’ordre ancien agonise et que le nouveau peine et tarde à éclore (selon la formule d’Antonio Gramsci), où la globalisation néo-libérale menace d’arasement les cultures et d’asservissement les imaginaires, où de multiples fractures (économiques, sociales et culturelles) déstructurent les fondements des sociétés démocratiques, nul optimisme béat ne doit obscurcir notre réflexion. Nous devons reconnaître que rien n’assure à ce jour (l’art est un fait social et sa relative autonomie peut être brisée ou dévoyée) que la production artistique ne sera pas assimilée à la sphère de la technoculture (assujettie aux lois de la rationalité instrumentale et du Marché), que la puissance résistante et utopique que nous lui attribuons ne sera pas anesthésiée. Peter Weiss2, qui ne néglige nullement les dangers d’une hypothétique mainmise technocratique totale sur l’art et la culture, estime avec justesse que rien cependant ne prouve l’inéluctabilité de ce catastrophique horizon. En effet, pour lui, l’art, en appelant à la force de l’imagination humaine (il est donc ainsi conçu comme le « fruit 1
Henri Maler, « L’utopie entre chimères et stratégie », dans Corps, art et société, sous la dir. de L. Pearl, P. Baudry et J.-M. Lachaud, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 269-292. Tout en prenant garde de ne pas soumettre ce projet (à prétention rationnelle) à de quelconques injonctions déterministes de type historique ou scientifique, H. Maler convient cependant qu’il reste à résoudre la question déterminante des modalités de la conquête de l’impossible, autrement dit la question du politique. 2 Peter Weiss, Esthétique de la résistance, trad. E. Kaufholz-Messmer, Paris, Klincksieck, 1989 (volume 1), 1992 (volume 2) et 1993 (volume 3).
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d’une énergie »), reste aujourd’hui, comme il l’a été à d’autres moments de l’Histoire, intimement lié à la vie, ou, plus précisément, à la joie d’être et d’être libre. Autrement dit, au regard d’un tel projet, l’art bouscule et dérange toujours l’ordre établi et, au-delà, dépassant cet impact critique, creuse résolument des passages au sein desquels nous sommes invités à éprouver notre passion d’aller vers l’inexploré. Il « nous arrache le sol sous les pieds », écrit-il1. Si P. Weiss admet que l’œuvre d’art est, quant à ces incitations propositionnelles, ambivalente, parce qu’actuelle et inactuelle, il soutient néanmoins que la déstabilisation qu’elle instaure perturbe le jeu des possibles et des impossibles, nous permettant de défricher des vides qui sont autant d’espaces de liberté à combler. Tout peut en effet brusquement basculer pour l’acteur d’une expérience en décalage et en déséquilibre, qui, projeté soudainement ailleurs (peut-être du côté de ce « lointain merveilleux » en rupture par rapport aux limites du réel instauré qu’évoque Ernst Bloch), découvre les rives, attirantes et inquiétantes, de l’inconnu. Contrairement aux produits formatés (néanmoins habilement diversifiés et attractifs mis à la disposition du plus grand nombre par les industries culturelles (leur accessibilité n’est en rien garante, selon la remarque de Christopher Lasch2, d’une vraie « démocratisation de la culture »), les œuvres d’art, par les réveils qu’elles provoquent et par le vertige qu’elles imposent, stimulent la formation d’images-souhaits, dont les manifestations étranges, faisant soudainement (et fugitivement) irruptions au sein du monde, tendent à démontrer que rien n’est définitivement figé. Il est bien en ce sens un appel incessant à la résistance face à l’inacceptable, tout en traçant en pointillés un kaléidoscope de promesses. Certes, les œuvres de notre temps se détachent de toute prétention prophétique et euphorique (elles peuvent même parfois être jugées dépressives3), mais, malgré tout, n’ont-elles pas toujours le précieux mérite, comme le souligne Marc Jimenez4, de maintenir vivant « l’envie de changer quelque chose dans la société et dans le monde » ? *** Telle est sans doute la singularité (irréductible ?) de l’art que d’être cet « événement » (selon l’expression de Jean-François Lyotard) où se joue et se rejoue, dans une indétermination constante, l’ultime manifestation de la liberté au sein d’un univers réifié, que de participer en ce sens au développement de 1
Ibid., volume 1, p. 67. Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, trad. F. Joly, Castelnau-le-Lez, Climats, 2001, p. 32. 3 Selon le constat proposé par Catherine Grenier dans son ouvrage intitulé Dépression et subversion (Paris, Centre Georges Pompidou, 2005). 4 Marc Jimenez, La critique, Crise l’art ou consensus culturel ?, Paris, Klincksieck, 1995, p. 13. 2
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l’Histoire en perpétuant la quête de liberté comme déclinaison. Contre la réalité de la domination, contre la représentation faussée qu’en donne l’idéologie affirmative, l’art s’élève, farouchement, en tant que « négation déterminée de la société déterminée », note Th. W. Adorno1. Comme l’indique W. Benjamin, qui réfute un « art de la compensation »2 et aspire « à la création d’un monde où l’action serait enfin la sœur du rêve »3, l’œuvre propose à celui qu’elle interpelle de participer à « l’expérience vécue du choc »4. Le regardeur se laisse surprendre et emporter dans un mouvement inaugural lui permettant de brousser des échappées fantaisistes et effrontées. Cette expérience de l’impertinence et de l’irrespect s’insurge, selon Hans Robert Jauss, contre « l’expérience étiolée » et le « langage asservi d’une société de consommateurs »5. Réfractaire et insaisissable, donc inépuisable, l’œuvre fait ainsi polémique. L’enjeu est donc bien, en exerçant une vigilance lucide et déterminée, d’intervenir – sans rien lâcher – pour sauvegarder le déploiement intempestif de l’art et de ses capacités, celles « […] de fabuler, de mimer, de parasiter, de détourner, de provoquer, d’infiltrer, d’ironiser, d’exprimer la révolte devant la mise en ordre du monde »6, d’« organiser le pessimisme »7 en quelque sorte ! Bernard Stiegler8, analysant avec précision la « misère symbolique » qui règne au cœur de notre ère « hyperindustrielle », considère que la « fonction esthétique » tend désormais à être récupérée par la « fonction commerciale ». Autrement dit, selon lui, une véritable « guerre esthétique » est menée, avec pour objectif de « liquider purement et simplement l’expérience esthétique ». Aussi, l’artiste, qu’il définit comme un « tenseur de libido en tant qu’il redonne de la singularité là où elle tend à débander et où le social risque de sombrer dans la débandade », doit-il, au-delà d’une perspective résistante, et parce qu’il possède une dimension fondamentalement politique, envisager sa
1
Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 299. Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 253. 3 Michaël Löwy, « Walter Benjamin et le Surréalisme », dans Walter Benjamin, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Europe, n° 804, 1996, p. 88. 4 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1979, p. 207. 5 Hans Robert Jauss, « Petite apologie de l’expérience esthétique », dans Pour une esthétique de la réception, trad. Cl. Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 146. 6 Marc Jimenez, « De l’esthétique comme faculté de juger », dans La Culture, les élites et le peuple, Manières de voir, op. cit., p. 51. 7 Selon la formule proposée par Pierre Naville en 1928 dans La Révolution et les intellectuels (Paris, Gallimard, 1975). 8 « La décadence lIbidinale », entretien avec Bernard Stiegler réalisé par Jean-Marc Adolphe et par Jean-Marc Lachaud, Mouvement, n° 33-34, mars-juin 2005, p. 191. Cet entretien, sous le titre « La plaie du populisme industriel », est repris dans son intégralité dans Bernard Stiegler, Constituer l’Europe 1. Dans un monde sans vergogne, Paris, Galilée, 2005, p. 43-55. 2
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création sous la forme d’un « combat »1 susceptible de déclencher ce qu’il nomme une catastrophè, puisqu’écrivant ainsi « le dernier épisode d’une histoire pour induire le désir d’une autre histoire »2. Il ne s’agit évidemment pas, pour l’auteur, d’en appeler à l’émergence d’un nouvel art engagé, mais de signifier que la production artistique doit, pour échapper à la normalisation imposée par le système culturel et marchand et parce que « l’avenir est dans l’invention »3, défricher inlassablement et sans modèles pré-établis les voies instables et inconvenantes menant vers une autre réalité. N’est-il pas alors urgent, pour qui souhaite maintenir et réactualiser une réflexion esthétique clairement critique (ce qui relève d’un choix philosophique et politique), de se heurter sans préjugés aux frasques de l’art d’aujourd’hui, de mesurer la capacité de ce dernier à scruter la peau, la chair et les entrailles du monde, de créer les conditions pour qu’autour de ces œuvres licencieuses se noue un échange susceptible de questionner la vie vécue et, peut-être, d’imaginer un autre destin, de « faire front », ainsi, « contre les discours prônant l’adaptation et la soumission au temps présent »4 ?
1 Bernard Steigler, « Faire la révolution » (entretien avec Ariel Kyrou, précédemment publié in : Chronic’art, n° 18, 2005), dans Bernard Steigler, Constituer l’Europe 1. Dans un monde sans vergogne, op. cit. , p. 103-104. 2 « La décadence lIbidinale », entretien avec Bernard Stiegler réalisé par Jean-Marc Adolphe et par Jean-Marc Lachaud, op. cit. 3 Ibid. 4 Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, op. cit., p. 308-309.
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Table des matières La critique, entre passion et raison
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Du collage-montage et du métissage, enjeux esthétiques et politiques Du fragment au sein du processus collagiste
25
Luis Buñuel, un surréaliste flamboyant et corrosif
39
Notes sur le mélange des arts et les arts du mélange
49
Art, érotisme et contestation de l’ordre établi La poupée : un objet / sujet si troublant
61
Art, sexe et révolution
79
Plaisirs du corps / plaisir aux œuvres
103
Effeuillages chorégraphiques
117
D’intrigants pas de côté Sur quelques débordements du corps dansant
133
Brefs plis autour de quelques « plis » du corps dansant
143
Notes autour de quelques extravagances chorégraphiques
159
La danse au risque des nouvelles technologies
179
Actualité des petites formes Le geste hors limite(s)
197
Le théâtre de rue aujourd’hui : quel(s) parti(s) pris ?
211
Le cirque au défi
223
Une réflexion esthétique critique… Notes pour la sauvegarde d’une réflexion esthétique critique
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