Marchés Financiers Islamiques Et Risque de Spéculation [PDF]

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Marchés financiers islamiques et risque de spéculation Thesis · March 2020 DOI: 10.13140/RG.2.2.23496.26888

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1 author: Mohamed Talal Lahlou Mohammed V University of Rabat 9 PUBLICATIONS   0 CITATIONS    SEE PROFILE

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FACULTE DES SCIENCE JURIDIQUES ECONOMIQUES ET SOCIALES SOUISSI - RABAT CENTRE D’ETUDES DOCTORALES - CEDOC -

MARCHES FINANCIERS ISLAMIQUES ET RISQUE DE SPECULATION

Pour l’obtention du titre de Docteur en Sciences Economiques

Sous la direction du Pr. Mohammed NADIF, Professeur de l’enseignement supérieur, FSJES - Souissi

Présentée et soutenue publiquement à l’Université Mohamed V par Mohamed Talal LAHLOU Le 25 Juillet 2018

JURY Pr. Mohammed Rachid AASRI, Professeur de l’enseignement supérieur, FSJES Souissi, Président Pr. Mohammed NADIF, Professeur de l’enseignement supérieur, FSJES Souissi, Directeur de thèse Pr. Mohammed KHARISS, Professeur de l’enseignement supérieur, FSJES Souissi, rapporteur et membre Pr. Khadija OUBAL, Professeur habilité, FSJES Souissi, membre Pr. Abderrazzak ELMEZIANE, Professeur habilité, FSJES Salé, rapporteur et membre Pr Omar EL KETTANI, Professeur de l’enseignement supérieur, expert en finance islamique, membre

EQUIPE DE RECHERCHE : FINANCE, POLITIQUE ECONOMIQUE ET COMPETITIVITE DE L’ENTREPRISE Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU -1-

‫بسم هللا الرحمن الرحيم‬ ‫الحمد لل‬ Remerciements A l’image de tout projet de la vie, depuis son initiation jusqu’à son aboutissement, cette thèse a représenté un réel défi qui aurait sans doute été une tâche bien plus ardue sans le soutien d’un certain nombre de personnes tout au long de mes années de recherche. Ma première et dernière gratitude est à celui sans qui, rien de cela n’existerait, et qui, par ses bienfaits, a fait que nous avons pu vivre et parvenir à cela aujourd’hui. Par ailleurs, les premières personnes qui m’ont soutenu tout au long de ce grand projet de recherche ont bien sûr été mes parents, comme ils l’ont fait tout au long de mon cursus académique. A eux reviennent les remerciements chaleureux et la reconnaissance profonde qui ne sauraient être suffisants pour témoigner ce qui doit l’être. Il en va de même pour mon épouse qui supporta avec patience ces longues années d’efforts et de retrait. Je ne saurais oublier ma sœur, qui a accepté de revoir certains passages malgré ses occupations. Pour mes travaux, je souhaite à apporter mes vifs remerciements à mon Directeur de Thèse Pr. Mohammed NADIF pour son support et son assistance tout au long de ces années à l’université, m’ayant permis de mener à bien cette recherche. Mes sincères remerciements au président du Jury, Pr. Mohammed Rachid AASRI, Professeur de l’enseignement supérieur à la FSJES Souissi, au Pr. Mohammed KHARISS, Professeur de l’enseignement supérieur à la FSJES Souissi, au Pr. Khadija OUBAL, Professeur habilité à la FSJES Souissi, au Pr. Abderrazzak ELMEZIANE, Professeur habilité à la FSJES Salé, et au Pr Omar EL KETTANI, Professeur universitaire, expert en finance islamique. Je tiens, au final, à remercier, une par une, l’ensemble des personnes, des experts et des professeurs qui m’ont aidé, assisté et même critiqué durant ce périple académique. Sans avoir la prétention d’être exhaustif, je remercierais Pr. Abdelbari El Khamlichi, M Abdessalam Cherad et Dr Amine El Yousfi pour leur assistance et leurs contribution notoires. Je mentionnerais également Pr. Sami Al Suwailem (IRTI-BID), Pr. Obiyathulla (INCEIF), Pr. Akram Laldin (ISRA), Dr Jamaluddin (BursaMalaysia), Dr Ahmed Zaki (USIM), Dr Mahmoud Mhedat (Mufti d’Irbid – Jordanie), Dr Sami Hazoug (Strasbourg EM), Dr Abou Hamdane (Paris Panthéon-Assas), Dr Hatim Benyoussef… Ainsi, du Maroc à la Malaisie en passant par la Jordanie et les pays du Golfe, je remercierais tous ces acteurs et les autres, ayant contribué de près ou de loin à l’aboutissement de cette thèse. Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU -2-

MARCHES FINANCIERS ISLAMIQUES ET RISQUE DE SPECULATION

Résumé

La question de la résilience à la spéculation est généralement posée en principe fondamental en finance islamique. Notre recherche s’est proposée de questionner ce principe, en théorie et en pratique. Pour ce faire, nous avons procédé au cadrage épistémologique des concepts polysémiques de finance islamique et de spéculation, aboutissant à un schéma récapitulatif du système économique islamique puis à une théorie du risque pour le premier concept et à une nouvelle définition puis un tableau comparatif des principales théories pour le second. Nous avons aussi procédé à une étude documentaire répertoriant les facteurs de spéculation observés par les économistes, en pratique. Ces facteurs sont regroupés en deux catégories : Endogènes (comportementaux / transactionnels) et exogènes (réglementaires / financiers / macroéconomiques). La catégorisation ayant été fluidifiée, nous avons pu confronter conceptuellement les principes de la finance islamique à ces facteurs. Théoriquement, ces principes sont résilients. En pratique, des nuances apparaissent déjà. La voie étant ouverte à l’enquête, nous avons construit notre instrument de mesure principal, le baromètre d’évaluation du risque spéculatif, qui regroupe de manière pondérée les facteurs, les pondérations étant tirées de l’analyse statistique de l’enquête. Ce baromètre a été projeté sur les pratiques de finance islamique de marché, afin de constater que certains facteurs de la spéculation ne sont de nos jours pas cadrés au niveau des marchés incorporant des produits financiers islamiques. Il l’a également été sur les principales normes (AAOIFI et IFSB), sur deux pays de référence (Soudan et Malaisie) et sur les résultats d’une autre enquête auprès d’experts des marchés financiers islamiques, avant d’aboutir à un baromètre comparatif de synthèse de l’ensemble des projections. Le résultat contre-intuitif est que, à rebours à la théorie, l’exposition à la spéculation est réelle, seule l’ampleur varie d’un cadre à l’autre et d’un marché à l’autre.

Mots-clés : Finance islamique – Marchés financiers – Bourse – Spéculation – Dérivés

Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU -3-

Mention légale L’université n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette thèse ; celles-ci doivent être considérées comme propres à leurs auteurs.

Liste des abréviations

AAOIFI : Accounting and Auditing Organisation for Islamic Financial Institutions CPP: Concurrence Pure et Parfaite EI : Economie Islamique FI : Finance Islamique IFI : Institution Financière Islamique IFSB : Islamic Financial Services Board MFI : Marchés Financiers Islamiques PPP / 3P : Partage des profits et des pertes SEI : Système Economique Islamique THF : Trading à Haute Fréquence

Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU -4-

Sommaire INTRODUCTION GENERALE .............................................................................................................................7 1

2

3

4

ANCRAGE EPISTEMOLOGIQUE DES CONCEPTS DE FINANCE ISLAMIQUE ET DE SPECULATION ................. 19 1.1

Le système économique et financier islamique ............................................................................. 21

1.2

Définitions et théories majeures de la spéculation ........................................................................ 53

LES FACTEURS A L’ORIGINE DE LA SPECULATION ................................................................................. 119 2.1

Les facteurs de la spéculation endogènes au marché................................................................... 125

2.2

Les facteurs de la spéculation exogènes au marché ..................................................................... 160

CONFRONTATION DES PRINCIPES DE LA FINANCE ISLAMIQUE AUX FACTEURS DE LA SPECULATION ..... 203 3.1

Confrontation de la FI aux facteurs endogènes de la spéculation ................................................. 207

3.2

Résilience de la FI aux facteurs exogènes de la spéculation ......................................................... 229

ENQUÊTE ET CONSTRUCTION DU BAROMETRE D’EVALUATION DU RISQUE SPECULATIF....................... 266 4.1

Méthodologie de recherche ....................................................................................................... 268

4.2

Analyse statistique exploratoire ................................................................................................. 282

4.3

Analyse en composantes principales .......................................................................................... 292

4.4

Indicateurs de mesure des facteurs de la spéculation et mise en relation de ces indicateurs ........ 311

5 ESSAI D’APPREHENSION DE L’EXPOSITION DES MARCHES FINANCIERS ISLAMIQUES CONTEMPORAINS AU RISQUE DE SPECULATION ........................................................................................................................... 339 5.1

Cadre et transactions en vigueur dans la FI de marché ................................................................ 342

5.2

Etude de cas et enquête prospective auprès d’experts des MFI ................................................... 376

CONCLUSION GENERALE ............................................................................................................................ 402

Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU -5-

« Nous avons beaucoup écrit sur les paniques et les spéculations, beaucoup trop pour que l’esprit le plus brillant soit en mesure de s’en faire une idée exacte » Walter Bagehot, 1873.

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INTRODUCTION GENERALE « Autant le thème des effets macroéconomiques de la spéculation avait disparu de la littérature économique des années soixante, autant il revient avec force aujourd’hui » (Boyer, Petit, Schmeder, Schrameck, 1987, p5). En trente ans, ce retour reste plus que jamais d’actualité. La persistance de ce phénomène qu’est la spéculation, avec ses bulles et ses crises, a poussé de nombreux économistes à poser la question des fluctuations comme étant une constante. C’est le cas de la théorie des cycles économiques relevés par Ibn Khaldûn (Verrier, 2004), puis par Kitchin, Jugglar et Kondratiev (Schumpeter, 1954). Cette théorie met en valeur l’existence de cycles plus ou moins réguliers 1 de croissance puis de ralentissement, voire de récession économique. Historiquement, les débats entre économistes furent principalement centrés sur les causes à l’origine de ces fluctuations et les attitudes politico-économiques à adopter afin de maximiser les profits et minimiser les pertes. Qu’elles soient d’obédience marxiste, keynésiennes, classiques, néoclassiques, monétaristes ou autrichiennes, les écoles de pensée économique ont souvent divergé sur l’exactitude du diagnostic et les causes à l’origine de chacune des crises observées. Les divergences sont d’autant plus importantes lorsqu’il s’agit de proposer une solution appropriée. Beaucoup de ces divergences trouvent leur source d’abord au niveau de l’asymétrie structurelle de l’information dans la mesure où les économistes sont dans l’impossibilité de cerner l’ensemble des paramètres sociaux, économiques et politiques ayant conduit à la formation d’une bulle ou à son éclatement. Ces divergences prennent aussi racine dans leurs positionnements idéologiques faisant que, bien souvent, un effet de halo se fait ressentir au niveau des analyses2. Hayek souligne à ce titre l’incomplétude de toute théorie économique, face à la complexité de l’environnement économique3. Dans le monde des sciences sociales, vu la nature subjective des éléments analysés (les humains et leurs comportements), même les postures les plus positivistes trouvent du mal à rationaliser totalement les analyses qui sont menées sur un phénomène économique ou social. L’imprévisibilité et l’irrégularité des évènements pose donc toujours plus de problématiques aux économistes qui voient leurs paradigmes mis à mal à chaque résurgence d’une nouvelle crise issue de l’éclatement d’une bulle spéculative. Ces paradigmes économiques, que beaucoup pensaient restreints aux écoles précédemment citées, se voient aujourd’hui confrontés à une vision hétérodoxe (du point de vue occidental) de la 1

On parle de cycles redondants, bien que trop souvent, les périodes soient arrondies et variables Effet de Halo : « Influence de l’évaluation globale (posture idéologique ici) sur l’évaluation des attributs spécifiques (le phénomène économique spécifique analysé) » (Nisbett et Wilson, 1977). 3 http://www.economie.gouv.fr/facileco/friedrich-von-hayek (22/03/2017) 2

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chose économique. L’émergence de courants, jusque-là peu familiers, qui jettent en quelque sorte les bases théoriques d’un système économique et financier islamique, suscite un intérêt au niveau de la communauté économique et financière, assez largement dominée par les débats néoclassiqueskeynésiens. L’émergence d’un paradigme économique alternatif ouvre un espace de dialogue théorique que l’on pensait fermé dans un cadre néoclassique ne présentant aucune alternative que lui-même, et qui se base sur la recherche de profit et l’égoïsme comme axiomes inhérents à la nature humaine (Kuran et al 2001, p29). Ce paradigme, qui prend ses sources dans des textes Coraniques, prophétiques, mais aussi dans des traités ou parties d’ouvrages de savants musulmans de la première moitié du millénaire, propose une vision alternative adoptant des principes économiques que l’on pensait révolus au sein de la communauté des économistes, comme l’interdiction de l’intérêt. L’EI contemporaine remonte aux années cinquante, notamment avec l’un de ses premiers théoriciens, Al Mawdudi. Elle constitue la base idéologique et théorique dans laquelle s’ancre la FI contemporaine. Ses principales sources sont la sharia4, qui inclut les textes originels ainsi que les jurisprudences ultérieures. L’EI est considérée par ses théoriciens comme une alternative crédible, voire une solution aux problèmes auxquels font face l’économie et la finance capitaliste (Siddiqi, 1983 ; Chapra, 1986 ; Sader, 1987 ; Gamal, 2006 ; Masri, 2007 ; Chapellière, 2009 ; cités par Abu Hamdane, 2013, p15). La FI, bien que représentant actuellement la partie la plus dynamique et la plus attractive de l’EI, n’en est pas le constituant exclusif. L’EI est un cadre plus global incluant d’autres institutions. Au sein de la FI, l’activité principale est accaparée par les IFI, mais aussi par les assurances islamiques (takaaful) proches du modèle mutualiste, et par les MFI. C’est dans cette dernière souscomposante que s’inscrira la majorité des travaux de notre thèse. Il est important de noter que notre recherche s’inscrit dans une double perspective, économique et financière dans un premier temps, puis dans la ‘’sous-discipline’’ qu’est la FI dans un second temps. En ce qui concerne la partie relative à la spéculation, notre recherche s’appuie sur les éléments déjà théorisés et formalisés par ceux qui se sont longuement penchés sur le phénomène de spéculation. Nous nous appuyons notamment sur : Les classiques, Keynes (1936), Kaldor (1939), Hicks (1946), Working (1949, 1960), Friedman (1953, 1960), Tesler (1959), Cootner (1960), Hirshleifer (1973, 1977), Salant (1974), Hart et Kreps (1976), Harrison et Kreps (1978), Kindleberger (1978), Grossman et Stiglitz (1980), Tirole (1980, 1982), Orléan (1987, 2004), Schiller (1990), Allais (1993), Artus (1996), Roche (2008, 2010), Ashley (2009) et Stout (2011), entre autres.

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Sharia : Traduit littéralement par la « voie ». Elle constitue le corpus de référence de l’Islam, notamment au niveau juridique, entre autres. Ses principales sources sont le Coran et les traditions prophétiques authentiques.

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Pour ce qui est de la partie FI et les MFI, que ce soit en théorie ou en pratique, nous nous appuyons sur les références incontournables de la discipline qui ont permis de discuter des problématiques latentes dans le domaine de la FI de marché qui constituent un objet de discorde. Ces références ont permis de capitaliser sur les acquis théoriques et pratiques de la discipline afin de dépasser les généralités idéologiquement positionnées et peu documentées que l’on retrouve bien souvent dans les productions relatives à la FI. De telles généralités ne relèvent pas de la recherche à proprement parler, c'est-à-dire à la production de savoir et de connaissance scientifique à partir de règles méthodologiques crédibles et vérifiables. Parmi les principales références, nous citons Dharir (1995), Usmani (1996), Obiyathulla (1999, 2009), Al Suwailem (2000, 2002, 2005, 2006, 2011, 2013), Verrier (2004), Dawabah (2006), El Gamal (2006), Abu Ghudda (2008), Askari et al (2009 et 2013), Oaidah (2010), Qurradaghi (2010), Chapra (2012), Causse-Brocquet (2012), Hideur (2013), Abu Hamdane (2013), Nienhaus (2013), Bedoui et Mansour (2014) et Belabes (2016) entre autres productions scientifiques majeures. PROBLEMATIQUE L’idée de base préludant à notre problématique est que le système financier islamique5 institue comme principe directeur la mise à l’écart de toute activité impliquant des jeux ou des transactions basées sur du gharar (une incertitude majeure)6. Ce principe fondamental de la FI impliquerait qu’a priori, toute activité spéculative est à proscrire comme nous le lisons dans une majorité d’ouvrages de la FI. Dans ce cas, pourquoi serait-il incorrect, comme le démontre Abu Hamdane (2013, p336), de systématiquement avancer, à l’instar de nombreux praticiens de la FI, que « tout ’’Bay` al-Gharar7’’ est ‘’spéculation’’, ou encore que toute ‘’spéculation’’ est ‘’Bay` al-Gharar’’, et encore plus pour le jeu (ou Qimar) ». Surtout lorsqu’nous savons que « […] la majorité des Scholars croient que la spéculation dans [avec] les dérivés conduit à une incertitude excessive […] qui équivaut au jeu. Ils considèrent les dérivés comme des exemples clairs de jeux à somme nulle8, de simples contrats de différence [de prix] – un moyen de jouer et de parier. » Kunhibava (2010, p31). Cette implication (d’interdiction de la spéculation) n’est-elle donc plus une évidence en FI ? En conséquence, les MFI découlant de ce système alternatif sont-ils, eux aussi, régis par la constante des cycles et des bulles spéculatives, ou 5

L’expression ‘’système financier islamique’’, impliquant l’existence d’un système économique complet sous-jacent, est discutée par certains économistes. C’est en première partie que nous étudierons cette question en profondeur. 6 La notion de « gharar » est traduite par incertitude par extrapolation car, en réalité, elle n’a pas de traduction courte possible tant les variables sont nombreuses à cerner pour la définir, selon la thèse de Abu Hamdane 6 (2013), qui a porté dans l’ensemble sur la conceptualisation et la mise en perspective de cette notion. 7 Transaction commerciale basé sur le gharar 8 Jeu à somme nulle : Une opération dans laquelle les gains d’une partie ne peuvent augmenter qu’en contrepartie de pertes équivalentes de l’autre partie. Ces jeux sont extensibles à un nombre infini d’opérateurs. La fonction d’utilité de chaque joueur est diamétralement opposée à celle de l’autre, dans un univers bilatéral (Abu Hamdane, 2013, p355)

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sont-ils immunisés contre la spéculation ? Le traitement de cette problématique requiert d’aborder plusieurs questions, la première étant : De quelle spéculation est-il question ? Le phénomène de spéculation, ne trouve toujours pas de définition communément admise, ni de conceptualisation qui permette de le cerner de manière exhaustive. Les discussions d’économistes, plusieurs siècles durant, relatées par Bagehot (1873), autour du concept, ont atteint des conclusions contradictoires, sans orientation claire en pratique (Working, 1960 ; Artus, 1996). Sa perception, sa qualification, sa quantification, sa justification et son traitement sont autant d’éléments qui ne trouvent pas d’outils, méthodiques et précis, ce qui se traduit par des incohérences dans analyses de la spéculation. Une telle ambigüité est donc de nature à biaiser les résultats des analyses sur la spéculation. Dans ce cas précis, les travaux à suivre permettront de constater dans quelle mesure nous avons à faire à un phénomène complexe, ambigu, controversé voire inqualifiable. Pour autant, le phénomène de la spéculation ne peut-il pas être cerné scientifiquement de façon, au moins, à diminuer la part d’incertain et d’incompris dans sa définition ? Toute la difficulté consiste alors à poser les bases d’un travail rigoureux fondé sur l’analyse des éléments impliqués dans la spéculation, et de tenter de trouver les liens logiques et de causalité entre ces éléments et la spéculation, afin de les rassembler dans une analyse structurée et un instrument de mesure approprié. Rappelons que même avec un instrument de mesure extrêmement élaboré, la généralisation reste un biais cognitif à éviter. Le chercheur a besoin d’un certain sens du détail et de mise en perspective pour s’en extraire. Dans notre cas, les deux phénomènes étudiés (la spéculation et les MFI) sont par nature complexes à analyser et très contingents selon les perceptions, les acteurs et les marchés. Ce qui est considéré comme spéculatif ici ne l’est pas forcément ailleurs, et ce qui est accepté comme étant islamique dans tel pays n’est l’est pas forcément dans tel autre. En effet, les expériences des produits islamiques sont multiples dans de nombreux pays musulmans. Comment alors approcher ces deux phénomènes, multiformes et contingents, en toute objectivité ? Une autre question nécessaire au traitement de notre problématique s’impose alors : De quels MFI est-il question ? Le traitement de ces questions passe par la clarification de notre objet d’étude qu’est le MFI. L’existence de produits financiers islamiques est-elle synonyme de l’existence systématique d’un MFI structuré et totalement inspiré des principes de la FI ? L’existence d’indices financiers, dits islamiques, a près de deux décennies. Au sein même des bourses conventionnelles, nous avons vu se développer des produits ainsi que des indices dits islamiques, mais régis par le cadre légal conventionnel. Dans ce contexte, pouvons-nous parler de MFI pour qualifier ces indices ? Ce serait une erreur méthodologique dans la mesure où le cadre légal, qui est le socle constitutif d’un marché, n’est pas islamique. Seuls certains critères de filtrage des actions, que nous développerons ultérieurement, Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 10 -

permettent de constituer un panier de produits dits sharia compliant (conformes à la charia). Or, notre question est axée sur les MFI en tant qu’entité. En réalité, un MFI en bonne et due forme n’existe tout simplement pas (Askari et al, 2013). Que reste-t-il alors de pertinent dans notre problématique du risque spéculatif au sein des MFI ? A partir de là, est-il toujours aussi utile de se poser notre question centrale : « Dans quelle mesure existe-t-il un risque de spéculation pour les MFI » ? La croissance de ce secteur étant rapide, nous observons une amélioration progressive des cadres juridiques relatifs au secteur. Ces derniers sont souvent adossés aux cadres réglementaires conventionnels. Or, l’inflation des produits et des opérations financières islamiques rend incontournable la nécessité de mettre en place des normes, puis des cadres, voire une harmonisation des pratiques, au niveau des MFI en gestation. C’est dans cette perspective dynamique que notre problématique aurait du sens, et c’est dans cette perspective que nous l’avons effectivement adoptée. Une perspective quasi-exclusivement prospective, projetée vers le futur, par rapport à des normes et pratiques existantes ainsi qu’à à des tendances et des analyses approfondies. Il reste aussi à savoir pourquoi devoir analyser la possibilité de voir les MFI émergents être exposés au risque de spéculation, tout particulièrement. OBJECTIFS ET INTERÊTS DE LA THESE La problématique « dans quelle mesure existe-t-il un risque de spéculation pour les MFI » sera traitée en explorant les connaissances disponibles sur la FI et en les comparant au système capitaliste. Le but est d’aboutir à un instrument de mesure original, cernant le concept de spéculation, qui permettra de mesurer l’exposition éventuelle des MFI au risque spéculatif. Cet objectif principal se décline en plusieurs objectifs d’étape. L’effort de clarification conceptuelle constituera un principe que nous adopterons autant que faire se peut dans nos travaux, vu que de nombreuses divergences sont liées à la définition superficielle des concepts. A partir de cette posture, et pour mener à bien nos travaux, nous devrons nous demander quels segments des MFI existent actuellement. Ce questionnement passe par une autre clarification conceptuelle nécessaire : celle du système économique islamique. Le premier objectif sera ici de répondre à la question de l’existence, ou pas, d’un système complet découlant des principes économiques islamiques. Nous pourrons ensuite en clarifier la partie financière avec pour objectif de cerner de manière préliminaire sa résilience, éventuelle et théorique, aux facteurs de la spéculation. Ce travail explore donc aussi, par voie de conséquence, la spéculation telle qu’elle est traitée par les économistes. Le troisième objectif est de pouvoir, construire une définition générale Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 11 -

(référentiel conceptuel) plus claire, détaillée et structurée, constituant une valeur ajoutée conceptuelle d’un intérêt théorique certain. Notre analyse permettra de mieux cadrer méthodiquement le concept de spéculation, participant ainsi à l’enrichissement de la réflexion portant sur les pratiques financières conventionnelles contemporaines liées aux marchés financiers, à leurs dysfonctionnements et à la spéculation tant décriée. Cette dernière découle généralement de ces dysfonctionnements, par des relations souvent plus complexes et dynamiques que linéaires. L’intérêt théorique d’une telle démarche est que « l'analyse de la spéculation définit un bon point de départ d'une analyse macro-économique alternative car elle tire toutes les conséquences de la sophistication des systèmes financiers quant à la validité d'une représentation en termes de modèle walrassien pur » (R. Boyer, P, Petit, G. Schmeder, H. Schrameck, 1987, p9). A travers cette analyse et à l’aide de notre première et principale enquête empirique sur les facteurs de la spéculation, nous construirons instrument de mesure qui prendra progressivement forme : le baromètre d’évaluation du risque spéculatif. L’aspect assez universel du baromètre sera l’un de ses objectifs principaux, bien que toujours perfectible dans la mesure où dans le monde des sciences sociales, s’il y a une constante, c’est bien la contingence. De nouveaux acteurs (l’intelligence artificielle), comportements (l’économie de partage), paradigmes (l’écono-physique 9 , les cryptomonnaies), lois, outils financiers et perceptions caractériseront constamment l’évolution d’un secteur à la pointe du changement comme celui des marchés financiers. L’intérêt du baromètre restera intimement lié à sa capacité d’adaptation. L’un des intérêts pratiques de notre recherche, en plus de l’élaboration d’un baromètre multifactoriel permettant de mesurer le risque spéculatif, sera de projeter le baromètre sur un MFI ‘’générique’’, qui sera une construction élaborée à partir des principales pratiques et normes recensées. En effet, en l’absence de modèle pratique complet et intégré de MFI, nous nous proposons de confronter l’instrument de mesure à un modèle de MFI qui prend en compte les pratiques actuelles dominantes au niveau des places financières dites islamiques ou dans lesquelles se négocient des produits financiers dits islamiques. L’objectif principal de cette étape est d’obtenir un cliché à l’instant T de notre projection sur l’état actuel du secteur, et de l’exposition éventuelle à la spéculation qu’aurait un MFI contemporain s’il agrégeait les normes et opérations actuellement existantes. Cette projection permettra, in fine, de mieux cerner les résultats de la seconde enquête terrain qui sera faite auprès de praticiens de la discipline, en contact direct et quotidien avec la FI de marché. Pourtant,

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Econo-physique : Physique appliquée à l’analyse financière

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cette projection est-elle extensible aux pratiques futures, vu que nous nous plaçons aussi dans une perspective prospective ? Assurément, la proposition est à modérer dans la mesure où le temps qui s’étalera, d’ici la constitution des premiers MFI totalement intégrés et régis par un cadre légal islamique mature et harmonisé, est inconnu. Les changements au niveau des comportements, des outils et des perceptions sont eux, certains, bien que leur nature soit inconnue. La seule certitude est que le baromètre de mesure du risque spéculatif permettra de répondre en grande partie à la question à travers son caractère holistique et relativement universel. Combiné à l’étude des pratiques financières islamiques de marché, il sera d’un grand intérêt pratique afin de cerner les tendances et les déterminants sensibles - voire critiques - à surveiller dans le cadre de l’accompagnement ou la simple observation de l’émergence de ces MFI. La portée de cette thèse doit aussi être relativisée dans la mesure où elle aborde deux phénomènes complexes et multiformes, dont l’étude d’un seul d’entre eux pourrait faire l’objet de nombreuses publications exclusives. Un intérêt pratique important dans ce travail est la mise à disposition des chercheurs et des praticiens, d’outils et d’indicateurs (ratios de référence) permettant d’aborder plus scientifiquement et sereinement des problématiques aussi complexes que la spéculation et les MFI. L’objectif est aussi d’apporter davantage de rationalité et d’objectivité par rapport à ces deux concepts qui sont souvent très subjectivement, voire idéologiquement, définis et utilisés. En somme, l’objectif principal de cette thèse est la construction d’un baromètre universel mesurant le risque de spéculation, puis l’évaluation de ce risque pour les MFI. La recherche aura donc de nombreux apports au niveau théorique tels que le cas général (notre définition/référentiel conceptuel) ou encore la mesure et à la conceptualisation des phénomènes abstraits de spéculation et de système économique islamique. Elle aura également des apports pratiques, avec le baromètre du risque spéculatif ainsi que l’évaluation de manière prospective du risque éventuel de spéculation au niveau de la FI, tant par l’étude terrain des produits et normes que par l’enquête terrain auprès des experts. Notre analyse permettra aussi de répondre à un besoin de visibilité au niveau de la perception de l’évolution des MFI, tout en étayant les pratiques de marché qui ont actuellement pignon sur rue dans le domaine de la FI. Qu’en est-il des éléments méthodologiques sous-jacents, et lesquels seront mis à contribution afin d’aboutir à des résultats valides ? Quels seront les cadres théoriques les plus adaptés à cette problématique et à ces objectifs ?

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METHODOLOGIE Notre problématique se situe à l’intersection de trois disciplines très vastes que sont la science économique, la finance de marché et les sciences islamiques, essentiellement dans leur volet économique. Ces trois disciplines relevant des sciences humaines plutôt que des sciences naturelles, nos travaux prendront en considération tant les outils méthodologiques des sciences sociales que ceux des sciences islamiques, lorsque le besoin se manifestera. C’est un premier niveau de difficulté à maîtriser. Notons que le recours aux principes des sciences sociales dominera notre analyse dans la mesure où cette thèse est une thèse en sciences économiques. Concernant la spéculation, nous verrons10 que du point de vue de nombreux financiers, elle représente purement et simplement l’investissement de la liquidité afin de récupérer un profit. Pour les industriels, la spéculation représente plutôt l’investissement financier à court terme. D’une manière générale, on trouvera difficilement deux économistes ou même deux individus qui auraient la même définition de la spéculation, et l’on ne trouvera pas deux sur mille qui s’accorderaient sur ses causes (Bagehot, 1873). Une telle base d’étude rend l’approche du concept délicate, au risque de préférer un point de vue à un autre sans étude préalable éclairant la démarche qui aurait conduit à cette préférence. Or, nous constatons que de nombreux débats autour de ce concept ne sont que de faux débats tant les débatteurs à la base se représentent la spéculation d’une manière différente, ce qui rend difficile toute approche constructive, et ramène à une logique d’affrontement. L’analyse du concept de la spéculation nous amènera rapidement aux postures théoriques y afférentes qui nous permettront, à travers un processus itératif et de synthèse, par rapport aux définitions, de dégager une définition propre à cette recherche. Le concept de spéculation en deviendra de plus en plus intelligible, sans prétendre pourvoir apporter une définition ultime et exhaustive : « ce n’est donc pas un sens quelconque objectivement ‘’juste’’, ni un sens ‘’vrai’’ élaboré métaphysiquement » (Weber, 1921, p28). Notre choix de nous orienter vers la construction d’un référentiel conceptuel de la spéculation (notre définition paramétrique) est motivé par la nécessité d’éclairer au maximum ce concept avant de l’aborder de manière objective pour ensuite aller vers la notion d’idéaltype introduite par Weber (1921) et discuter les écarts avec les pratiques de marché en FI. Etayons succinctement cette notion d’idéaltype développée par Weber. « Méthodologiquement, on n'a très souvent que le choix entre des termes confus et des termes clairs, ceux-ci étant alors irréels et ‘’idéaltypiques’’. Dans ce cas il faut, du point de vue de la science, donner la préférence à ces

10

Voir Partie 1, chapitre 2

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derniers. » (Weber, 1921, p57). Notre recherche se propose d’aborder le MFI à travers une logique de construction d’idéaltype empruntée à l’approche méthodologique wébérienne. L’objectif est d’éviter de faire basculer notre recherche dans les jugements de valeur biaisés. Pour caractériser ce MFI idéal exempt de spéculation, il est nécessaire de comprendre les principaux facteurs et composantes de cette dernière. En ce sens, « les types idéaux sont non pas pensés sur un a priori de déductions exclusivement logiques et définitionnelles, mais construits à partir de la réalité sociale dont par synthèse et abstraction ils ont choisi, extrait et accentué certaines caractéristiques jugées représentatives d’un fait ou d’un ensemble de faits ayant cours dans l’histoire » (Dantier, 2004, p4). C’est dans cet esprit que le processus d’induction sera choisi, pour la partie de la recherche qui devra aboutir à l’idéaltype. Nous verrons également, au fil de l’analyse, combien les composantes (contrairement aux principes) du concept de MFI seront appelés à changer - voire se métamorphoser - avec les évolutions des pratiques humaines dans le domaine de la finance, ce qui s’inscrit logiquement dans la perception constructive relevée par Weber. En tout état de cause, « ‘’comprendre’’ signifie saisir par interprétation le sens ou l’ensemble significatif visé (a) réellement dans un cas particulier (dans une étude historique par exemple) (b) en moyenne ou approximativement (dans l’étude sociologique des masses par exemple), (c) à construire scientifiquement (sens ‘’idéaltypique’’) pour dégager le type pur (idéaltype) d’un phénomène se manifestant avec une certaine fréquence. Les concepts ou les ‘’lois’’ qu’établit la pure théorie de l’économie politique constituent par exemple des constructions idéaltypiques de ce genre » (Weber, 1921, p52). Concernant le positionnement épistémologique, différents paradigmes existent et s’affrontent dans le domaine des sciences sociales. Les positivistes d’une part, insistant sur l’objectivité et la rationalité, et les constructivistes et interprétativistes, d’autre part, qui insistent sur l’interdépendance entre l’objet et le sujet de la recherche. Aujourd’hui, certaines critiques des deux courants, notamment celles de Karl Popper (1934), ont donné naissance à un troisième courant dit post-positiviste. Il repose sur la réfutabilité11, sans laquelle une théorie ne peut être scientifique, et la corroboration qui institue une validité provisoire de la théorie tant qu’elle n’a pas pu être réfutée, selon Chalmers (cité par Abu Hamdane, 2013, p25). C’est dans cette dernière posture post-positiviste que cette thèse, dans sa globalité, se positionne. Plus précisément, elle s’appuie sur une méthodologie dite hypothético-déductive de falsification12 ou falsificatrice.

11 12

Critère de réfutabilité : une théorie est réfutable lorsque certains résultats peuvent l’infirmer (Popper, 1934) http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/2413/files/2015/02/mbengue.pdf

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Quelques éclaircissements concernant cette approche sont à apporter. L’approche hypothético-déductive consiste en la vérification d’application des éléments théoriques sur le terrain. En ce qui nous concerne, les éléments théoriques sont les principes de la FI. La démarche hypothéticodéductive de falsification, elle, consiste à s’enquérir des observations pratiques qui ne se soumettent pas à la théorie (Popper, 1934). Dans le cas où il ne peut cerner la réalité dans sa globalité, comme bien souvent en sciences économiques et sociales, le chercheur doit se contenter de trouver les éléments infirmant ses hypothèses. Le chercheur connaît à l’avance ce qu’il peut découvrir (Kirk et Miller, 1986). A titre illustratif, à défaut de prouver qu’un marché est pur et parfait, et consacrer d’immenses efforts à regrouper les preuves permettant de démontrer que tel marché est pur et parfait, il suffit au chercheur de démontrer, de manière scientifiquement valable, que l’une des cinq conditions de la CPP n’est pas présente pour acter la différence entre le marché observé et l’idéaltype (la CPP), puis conclure que le marché n’est pas en CPP. Dans notre cas, la notion d’idéaltype sera utilisée afin de tester l’immunité de notre type idéal, qu’est le MFI reflétant les principes fondateurs de la FI, au risque de spéculation. Nous serons alors définitivement inscrits dans ce processus hypothético-déductif de falsification. L’objectif est d’évaluer dans quelle mesure l’hypothèse ‘’lieu commun’’ d’immunité de la FI au risque de spéculation peut-elle être confirmée ou infirmée. Il suffira donc d’observer l’occurrence de certains facteurs de la spéculation dans les MFI, pour infirmer l’hypothèse, la falsifier. A rebours, l’hypothèse serait corroborée au cas où les études terrain et enquêtes révèlent que les facteurs de la spéculation identifiés dans notre baromètre ne se manifestent pas de manière décisive 13 dans les pratiques financières islamiques de marché. La question de thèse permet donc effectivement de savoir à l’avance le résultat qui peut être découvert, en phase avec la posture post-positiviste adoptée. En quoi ce choix est-il plus approprié, alors même que les étapes intermédiaires de la recherche (construction d’un référentiel conceptuel, d’un idéaltype, d’un instrument de mesure...) ont tout d’un processus constructiviste et inductif, qui aboutira à l’élaboration d’un baromètre pour mesurer ce qui l’est difficilement, à savoir le risque de spéculation ? Nous n’avons pas trouvé de meilleure approche pour répondre à cette question que la posture suivante : « A chaque question de recherche sa méthodologie » (Abernot et Revenstein, 2009, p65). C’est en effet tant dans sa globalité que dans sa particularité que notre thèse doit être approchée, en insistant sur le fait que les deux principales postures épistémologiques seront, d’une certaine manière, imbriquées. Il sera nécessaire de partir d’une posture constructiviste pour arriver à élaborer 13

Des analyses sans fin peuvent être entamées pour déterminer à partir de quel seuil la manifestation de tel facteur devient décisive ou pas. Nous trancherons sur ce point en quatrième partie.

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l’idéaltype, le référentiel et le baromètre, avant de pouvoir confronter la réalité à l’idéaltype grâce au référentiel et au baromètre. Ainsi, une partie de notre travail se positionne plutôt dans une posture constructiviste s’appuyant sur une étude exploratoire et sur une revue littéraire approfondie, qui permettra de relever au fur et à mesure le canevas des facteurs de spéculation dont serait exempt le marché idéal. L’hypothèse initiale d’immunité de la FI nous accompagnant dès le début, notre recherche reviendra, une fois l’instrument construit, vers la posture hypothético-déductive de falsification qui est la posture du travail pris dans sa globalité. Pour récapituler, le concept de spéculation sera d’abord analysé en soi pour établir un référentiel conceptuel (notre définition), avant d’être confronté, à travers ses causes et l’instrument de mesure (élaborés par induction), aux principes théoriques (notre idéaltype) puis aux pratiques financières de marché islamiques (la réalité). PLAN Les éléments du plan ayant été mentionnés tout au long de l’introduction, nous nous proposons ici de les structurer. En première partie, le cadrage épistémologique des concepts de système économique islamique puis de spéculation s’imposera. Ce cadrage passera par la discussion des définitions et principes, puis les postures des principaux courants économiques sur la spéculation. Il nous permettra de mieux cerner nos concepts qui seront sans cesse confrontés tout au long de la thèse. En seconde partie, nous nous approfondirons sur les causes principales de la spéculation. Cette analyse s’appuiera sur une étude documentaire des déterminants de la spéculation relevés par les analyses économiques qui se sont concentrées sur le sujet, d’un point de vue pratique et contemporain. Le passage par l’inventaire des causes/facteurs de la spéculation permettra de diminuer les zones d’ombre et la marge d’interprétation qui lui sont liées. Ces facteurs seront réorganisés et structurés de manière novatrice et intelligible, dans des catégories distinctes et complémentaires. La troisième partie servira de première confrontation entre nos concepts. A ce stade, nous reviendrons aux analyses initiales de la spéculation qui auront permis de dégager un certain nombre de facteurs majeurs de la spéculation. Il s’agira dans cette partie de confronter les facteurs de la spéculation aux principes théoriques de la FI, pour vérifier l’hypothèse de la résilience théorique des principes de la FI à la spéculation. Cette confrontation des facteurs théoriques et pratiques de la spéculation aux principes de la FI ne se fera pas sans des premières allusions aux pratiques de la FI, qui permettront d’avoir une idée initiale sur les tendances des produits de la FI contemporaine. L’analyse

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pratique approfondie aura lieu essentiellement en dernière partie, après avoir passé les étapes de la conceptualisation de la FI, de la spéculation, puis l’inventaire de ses principales causes. La quatrième partie passera par une étude quantitative des déterminants de la spéculation déjà relevés en seconde partie, auprès de professeurs, chercheurs et praticiens de la finance de marché. Cette enquête permettra de classer les déterminants selon leur importance, classement extrêmement utile pour la suite de la recherche et surtout pour l’élaboration du baromètre d’évaluation du risque spéculatif. L’enquête permettra également de valider, ou infirmer, le regroupement des facteurs selon des catégories identifiées par induction lors de l’étude documentaire de la première et seconde partie. A l’issue de cette enquête, nous pourrons construire notre instrument de mesure qui se veut applicable aux différents marchés financiers contemporains du fait de la diversité des variables retenues. En cinquième et dernière partie, il faudra se demander de quoi sont actuellement constitués les MFI ainsi que les indices financiers dits islamiques, tant au niveau réglementaire que pratique (produits financiers et bilans bancaires), afin de les confronter à leur tour aux facteurs de la spéculation. Une fois ces éléments rassemblés, il sera possible de procéder à la projection du baromètre de la spéculation sur les normes, sur les règles prudentielles puis sur le MFI générique que nous aurons formalisé à partir des résultats des études documentaires. De nombreuses zones d’ombres sont à éclaircir tant certaines orientations de la FI ne font pas consensus et du fait de l’hétérogénéité et la complexité des pratiques de marché en FI, vu que les marchés sont encore dans la phase embryonnaire. Une seconde étude du terrain a donc semblé incontournable. Cette partie permettra ainsi de mieux cerner les pratiques les plus courantes mais aussi les pratiques émergentes afin d’avoir une idée plus claire sur la composition éventuelle du MFI de demain. A la lumière de cette étude terrain, nous restons néanmoins dans l’insuffisance, tant l’étude documentaire ne permet pas de cerner les évolutions qui sont surtout la spécialité des experts du marché. Le principal obstacle est le manque structurel des experts des MFI. Nous avons tenu à conduire une enquête terrain auprès de ces experts, malgré le nombre limité de répondants potentiels. Nous extrapolerons nos conclusions à partir des normes et pratiques, analysée en début de partie, qui seront combinées à cette enquête. Cette extrapolation passera sur une autre projection du baromètre, cette fois, sur les résultats de cette seconde enquête. C’est seulement à ce stade de la recherche que nous aurons les outils nécessaires pour juger de l’exposition éventuelle de la FI au risque de spéculation, et son degré.

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PARTIE I 1 ANCRAGE EPISTEMOLOGIQUE DES CONCEPTS DE FINANCE

ISLAMIQUE ET DE SPECULATION

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CHAPITRE I

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1.1 Le système économique et financier islamique 1.1.1 Introduction : Relevant naturellement du champ, très étendu, des sciences humaines, l’économie islamique repose-t-elle sur un certain nombre d’axiomes, de théories, de règles et de principes directeurs qui l’orientent, à l’instar de l’économie classique ? Ces principes sont-ils sujets à débat entre les spécialistes ? Cette économie alternative, certes nouvelle, mais dont les principes remontent à l’arrivée du prophète Muhammad il y a de cela plus de quatorze siècles, demeure peu documentée lorsqu’il s’agit de la présenter comme un modèle économique intelligible et intégré reposant sur des institutions abouties et complémentaires. A ce titre, la remise en cause de l’existence même d’un modèle économique islamique est le fait de penseurs tant occidentaux que musulmans. Dans son Histoire de l’analyse économique J.A. Schumpeter écrit : « Pour ce qui concerne notre sujet, nous pouvons sans crainte franchir d’un bond cinq cents ans, jusqu’à l’époque de Saint Thomas D’Aquin (1225-1274) » (Verrier, 2004). L’une des raisons derrière cette remise en cause est que l’économie islamique est représentée bien souvent comme une série d’interdits, que l’on viendrait greffer sur un système économique capitaliste déjà bien en place et ancré dans nos sociétés modernes. Une autre raison est le manque d’ouvrages traduits ou encore dédiés. Cette représentation pose en réalité de nombreuses interrogations conceptuelles. Si l’on part du principe que le capitalisme est un système économique, comme le serait le socialisme, à part entière, la représentation précédemment évoquée supposerait implicitement que l’économie islamique n’est pas un système, c'est-à-dire qu’elle n’est pas un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon des principes et des règles connues. Il ne pourrait donc y avoir de raisonnement économique abouti sur une telle base. Rappelons qu’un système peut être défini comme étant un « ensemble organisé de principes coordonnés de façon à former un tout scientifique ou un corps de doctrine » ou encore un « ensemble d'éléments considérés dans leurs relations à l'intérieur d'un tout fonctionnant de manière unitaire » mais aussi un « ensemble de procédés, de pratiques organisées, destinés à assurer une fonction définie » (Larousse)14. Un système économique est défini par le dictionnaire de l’économie du Larousse15 de la manière suivante :

14

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/syst%C3%A8me/76262 (3/9/15) Bezbakh, P. et Gherardi, S. (2000), Dictionnaire de l’économie http://www.larousse.fr/archives/economie/page/237 (3/9/15) 15

de

A

à

Z,

LAROUSSE,

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p.237.

Encadré 1.1: Qu’est-ce qu’un système économique « Ensemble interdépendant d'institutions (droit, propriété) encadrant les activités et les comportements économiques, en général dans l'espace national. L'analyse systémique définit un système comme un ensemble d'éléments en relation réciproque et en rapport avec son environnement. Elle insiste sur les notions d'interdépendance, de cohérence, de permanence à travers les changements et l'évolution. Elle prolonge la thèse d'Aristote selon laquelle le tout est davantage que la somme des parties qui le composent. Dans le domaine de l'économie, le concept de système s'applique à de nombreux niveaux. L'organisation ou la firme, un ensemble local ou régional d'activités, une branche ou un secteur, l'économie nationale ou même mondiale peuvent être analysés en termes de système. Ces différents niveaux peuvent être considérés à la fois dans leur autonomie relative et leurs interdépendances, un système se décomposant en sous-systèmes, et ainsi de suite. Deux grands ordres historiques modernes ont été analysés comme des systèmes économiques : • Le capitalisme est caractérisé par la propriété privée, la coordination par le marché, le salariat (K. Marx) ou le rôle de l'entrepreneur (J. Schumpeter). • Le socialisme est défini par la propriété d'État, le plan ou la coordination verticale, l'économie de pénurie. L'approche en termes de système considère les liens entre les institutions, les comportements et les tendances évolutives dans les grands ensembles économiques. Elle cherche à relier l'analyse économique et la démarche historique. » La définition suggère implicitement l’existence de deux systèmes économiques aujourd’hui. Si nous prenons les éléments soulignés par toutes ces définitions, supposer que l’économie islamique n’est pas un système reviendrait à supposer qu’elle ne dispose pas des principes suffisants, des théories nécessaires, des institutions adéquates ou encore des pratiques appropriées intrinsèques à tout système. Nous ignorerions alors une partie des éléments constitutifs de l’économie islamique, comme par exemple le financement de l’économie ou encore la solidarité sociale et le système de redistribution des richesses. Les carences seraient éventuellement aussi du côté des principes et des frontières, éléments nécessaires à l’identification de tout système, qui définissent ce qui appartient et ce qui n’appartient pas au système. Enfin, il pourrait s’agir de lacunes au niveau de la conceptualisation des interactions entre le système économique islamique, son environnement, et son régulateur. Ces implications ne requièrent-elles pas un examen plus approfondi ? Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 22 -

Précisons d’ores et déjà que nous entendons par notre distinction entre l’économie islamique, le capitalisme et le marxisme, une distinction institutionnelle et de principes de fonctionnement. A aucun moment il ne s’agira d’analyser les fonctions d’utilité, les conséquences de l’accélérateur ou du multiplicateur d’investissement, car nous partons du principe que les comportements humains à l’échelle microéconomique et macroéconomique relèvent plus de lois naturelles que de choix absolument rationnels (bien que les analystes divergent sur les causes, les caractéristiques et les conséquences de ces lois, ce qui donna lieu aux nombreuses théories économiques). L’égoïsme, l’utilitarisme, la propension à épargner ou les conséquences d’une demande supplémentaire sont des comportements contingents expliqués par l’économie et non institués par cette dernière. Ce qui diffère radicalement d’un système à l’autre, ce sont d’une part les principes directeurs et les lois, et d’autre part les institutions majeures et le rôle du régulateur (l’Etat, dans la plupart des systèmes). Notre orientation se justifie aussi par le fait qu’il n’existe pas actuellement de SEI intégré aboutit, voire avec des variantes, comme c’est le cas du système capitaliste, et comme ce fut le cas dans une moindre mesure pour le socialisme. Notons, pour la clarté des éléments qui vont suivre, que la FI sera qualifiée de sous-système de l’EI. La FI en tant que sous-système économique sera plus particulièrement liée au fonctionnement du financement de l’économie (banques…), du système des assurances, du fonctionnement des marchés financiers… à côté d’autres sous-systèmes. Il convient également de noter qu’il « n’existe pas de définition de la FI qui soit pleinement satisfaisante » (Warde 2000 ; Pitluck, 2008). Etant donc une construction théorique que forme l’esprit sur un sujet précis, l’économie islamique peut-elle être qualifiée de système complet et intégré ? Est-elle régie comme tout système par des axiomes, des principes, des propositions et des conclusions qui forment l’essentiel de tout système de pensée, de toute doctrine scientifique ? Contient-elle suffisamment de méthodes, de procédés organisés, de composantes et d’institutions pour assurer un fonctionnement durable de l’économie et la société ? Quelles sont les lois les plus déterminantes dans ce système ? Dans un premier temps, nous retracerons l’histoire du SEI, ainsi que ses fondements jurisprudentiels avant d’analyser plus en détail la jurisprudence économique en Islam. Ensuite, nous analyserons les principes positifs de l’EI puis son cadre théorique illustré par l’évolution de la pensée dans ce domaine. Enfin, nous détaillerons les différentes composantes et institutions du SEI, avec une certaine insistance sur les IFI et leurs produits, étant l’institution phare de la FI, sous-système le plus connu de l’EI et qui nous concernera davantage dans le reste des travaux.

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1.1.2 Sources et fondements jurisprudentiels de l’économie islamique Comprendre et appréhender un système nécessite de passer par l’étape incontournable de l’identification de ses fondements théoriques et ses principes directeurs. Dans le cas du SEI, il s’agit de la jurisprudence islamique, ses sources et ses principes. Ces éléments seront détaillés après un bref aperçu historique de son évolution. Pour autant, nous aborderons cette partie sous un angle moins conventionnel par rapport aux présentations classiques de l’EI, déjà nombreuses. Le traitement du concept s’articulera essentiellement autour de la question de la caractérisation de l’EI sous l’angle de système économique.

1.1.2.1 Historique Si l’on est amené à parler des premiers écrits doctrinaux liés à la conceptualisation moderne de la FI, c’est au début du vingtième siècle que l’on devra les situer (Chapellière, 2009), notamment avec Al Mawdudi16 et Sader17 (Gamal, 2006), bien que l’évolution de la législation islamique se poursuive jusqu’à ce jour avec l’Ijtihad18 (Khallaf, 1999). Ce fut surtout en réaction au mouvement colonial, portant en son sein le système bancaire, que ces courants ont émergé. Cependant, les sources et les fondements de la discipline sont à situer dès le début du huitième siècle avec la propagation de l’Islam et des sciences qui y sont rattachées. Ainsi, apparaissent dès le second siècle de l’Hégire des ouvrages entiers consacrés à la chose économique comme « Al Kharaj » (L’impôt) de Abu Yusuf ou encore « Al Iktisab fi Ar-Rizq al Mustatab » (L’investissement) de Muhammad Ibn al-Hasan El Shaybani (745-805). C’est le début d’une longue tradition qui mêlera bien souvent science sociale et science économique et dont nous pouvons identifier de nombreux penseurs clés comme Al Maqrizi qui rapporte la crise financière Egyptienne de son époque à des causes liées à la politique monétaire, qu’il aborde très en détail19, ou encore Ibn Khaldûn qui évoque les principales caractéristiques de la théorie des cycles dans son Prolégomène (Al Muqaddima). Cette tradition est généralement omise dans les traités d’économie occidentaux, comme nous l’avons vu avec Schumpeter, qui constitue un postulat peu crédible d’un point de vue historique et philosophique. Dans sa version moderne, l’économie islamique s’est surtout exprimée à travers son soussystème le plus avancé, la FI. Cette dernière est elle-même dominée par l’institution phare qu’est

16

Mawdudi : Economiste et théologien pakistanais sunnite de la première moitié du vingtième siècle fondateur de l’EI contemporaine Sader : Economiste et théologien chiite de la première moitié du vingtième siècle, auteur de l’ouvrage ‘’Notre économie’’ (Iqtissaaduna) 18 Ijtihad : Effort (de raisonnement effectué par le savant en vue de déceler la réponse à une problématique 19 Maqrizi (1374-1442) : Théologien et économiste musulman qui s’est notamment intéressé à la crise économique en Egypte 17

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l’institution financière islamique (IFI)20. En pratique, « on ne peut saisir la signification, les origines et les fondements de la FI, si l’on ne revient pas à ladite Ecole (ou Courant) de l’Economie en Islam, comme l’appelle Sader (1987) » (Abu Hamdane, 2013, p68). Ce dernier souligne d’ailleurs l’importance de distinguer les deux niveaux de cette discipline, théorique et pratique. En 1956 est institué un premier fond d’investissement conforme aux principes islamiques en Malaisie, alors qu’en 1963 en Egypte et surtout 1975 à Dubai, sont créées les premières IFI privées, la Banque Islamique de Développement étant une institution assez unique, car multilatérale, fondée par l’OCI21 en 1974. L’EI est remise au goût du jour par la révolution iranienne de 1979 à laquelle succède l’Islamisation du système économique en 1983, qui a été précédée par le Soudan dès 1979 (Khan et Mirakhor, 1990). Ces pays sont à ce jour les seuls à s’être dotés d’une économie islamique au sens où même les autorités monétaires, la banque centrale, les régulateurs, les marchés financiers et les autres institutions financières sont totalement inscrites dans ce cadre, avec des réserves majeures pour l’Iran et le Pakistan. Dans le reste des pays musulmans, nous avons soit un système libéral (l’ensemble du cadre est conventionnel et on permet à des IFI de fonctionner selon leurs règles) soit un système dual dans lequel chaque sous-système a des autorités compétentes qui l’encadrent. Actuellement, ce sont les crises qui ont remis au gout du jour la FI, surtout que cette dernière a des taux de croissance à deux chiffres (Standard & Poor’s, 2009). Nous relevons près de 500 institutions opérant dans le cadre de la FI dans le monde, avec près d’un tiers dans les pays du Golfe. De nombreux pays européens ont aménagé leur système juridique pour accueillir la FI, et lancé des formations universitaires en ce sens.

1.1.2.2 Sources primaires de la jurisprudence islamique a. Le Coran Le Coran est le livre saint communément partagé par tous les musulmans. Il est considéré par ces derniers comme étant la parole divine (Alwani, 1990), transmise par l’ange Gabriel au prophète Muhammad. Contrairement à l’ancien et au nouveau testament, il existe une seule version du Coran partout dans le monde car le livre est réputé authentique et jamais altéré dans la mesure où il repose sur une double transmission écrite (qui débuta durant la vie du prophète) et surtout orale (un nombre très important de rapporteurs différent l’ont mémorisé par cœur). Il existe plusieurs lectures (variations relatives à la vocalité et la prononciation) qui relèvent toutes du même livre d’origine, qui est disponible actuellement dans le monde musulman. Le Coran est un livre dont l’objectif est 20 21

IFI : Consulter la liste des sigles et abréviations OCI : Organisation de la coopération islamique

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principalement de guider l’individu au salut ici-bas et dans l’au-delà, dans un cadre éthique. Il contient néanmoins certains versets d’ordre légal, qui représentent 5 à 10% du corpus. Afin d’appréhender au mieux le Coran, via ses versets à portée législative, il est nécessaire de maitriser un certain nombre d’outils sans lesquels le lecteur peut rapidement se trouver face à d’apparentes contradictions, des éléments incomplets ou polysémiques. Parmi ces outils, notons principalement la capacité à différencier le verset à portée globale de celui à portée spécifique (aam / khaass), les versets abrogeants et abrogés (naasikh / mansookh), les versets révélés à la Mecque et ceux à Médine (c’est durant l’époque de Médine que sont énoncés la majorité des versets à portée sociale, économique, juridique et politique) (Abu Hamdane, 2013, p39)… Notons aussi que pour une compréhension exhaustive de ces versets à portée législative, il est nécessaire de revenir à leur déclinaison pratique, c'est-à-dire à la manière avec laquelle le Prophète, les a mis en pratique. C’est la Sunna, la tradition, composée de récits nommés « Hadiths ». b. La Sunna (Hadiths) D’emblée, soulignons que contrairement au Coran, les Hadiths ne sont pas rassemblés dans un seul et unique corpus partagé, diffusé et communément admis dans le monde musulman. Nous pouvons même avancer que du fait de ce retard de compilation, lié selon Khallaf (1999) à la volonté du calife Omar d’éviter l’amalgame entre Coran et Sunna, de nombreux courants sont apparus dans le monde musulman. La Sunna bien qu’ayant été apprise, et notée en partie du vivant même du prophète, n’a été compilée et rassemblée dans des ouvrages qui lui sont consacrés qu’au cours du second siècle de l’hégire, en commençant par l’imam Malik, puis Shafei, puis Ahmad, Bukhari, Muslim… Durant les deux premiers siècles, l’effort fut tourné vers la collecte. Durant les siècles qui ont suivi, l’effort principal était tourné vers l’épuration, c'est-à-dire à travers un certain nombre d’outils, séparer les Hadiths authentiques de ceux qui sont faibles, mensongers ou apocryphes. C’est ainsi qu’émerge une science islamique nommée science du Hadith, dont les principaux fondateurs ont vécu au second siècle de l’hégire (Malik, Shafei, Ibn al Madini, Ibn Maiin, Ibn al Mubarak, Ahmad, Bukhari…). Cette science, existe encore et est encore pratiquée, parmi les plus célèbres contemporains nous pouvons signaler Al Arnaout ou encore Al Albani, spécialistes du Hadith au vingtième siècle. La Sunna est donc la seconde source de la jurisprudence islamique (Belabes, 2016). Elle est considérée comme telle par toute l’école sunnite sans exception. Le chiisme s’est différencié en se positionnant dans une école de pensée à part qui élabore ses propres sources de jurisprudence. La Sunna contient les paroles, les actes et les validations (iqraar) du Prophète (Causse-Brocquet, 2012, p27). Seule la Sunna authentique et authentifiée par les spécialistes de Hadith est considérée comme Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 26 -

étant une preuve acceptable dans les questions jurisprudentielles. Notons au passage que le nombre de Hadiths faux, forgés ou faibles est bien plus grand que le nombre de Hadiths authentiques et reconnus comme tels. Cependant, des questions se posent éventuellement, en face desquelles les savants n’ont pas de texte explicite ou clair provenant du Coran et de la Sunna, c’est là qu’entre en jeu l’effort jurisprudentiel, l’Ijtihad. c. L’Ijtihad et ses sources Signifiant « l’effort », l’Ijtihad consiste pour le savant qualifié à faire le maximum d’efforts en s’inspirant du Coran et de la Sunna pour arriver au jugement le plus juste concernant une question sur laquelle il n’existe pas de texte clair (Alwani, 1990). D’emblée, relevons qu’Ibn Hazm et toute l’école dite ‘’Dahirite’’ (littéraliste) rejette l’ensemble des autres sources d’Ijtihad et se contente des deux principales : le Coran et la Sunna (Khallaf, 1999). Les autres écoles de jurisprudence, notamment les quatre écoles du sunnisme considèrent ensemble que l’ijmaa (le consensus des savants d’une époque donnée) et le qiyaas (raisonnement par analogie) (Belabes, 2016, p14) sont des sources de jurisprudence. Après ces deux sources connexes, chacune des quatre écoles a des sources spécifiques, certaines qu’elle partage avec d’autres écoles, d’autres pas. L’ordre des sources varie également. Il est utile de souligner qu’à ce stade de la jurisprudence, il est surtout question d’éléments secondaires dans la religion musulmane, les éléments fondamentaux étant tous tranchés par des textes des deux premières sources. Il est également utile de souligner que dans la même optique, les savants jugent qu’en présence d’un texte authentique, clair et sans équivoque et dont le contexte de la question levée est le même que le contexte lors de la révélation, il n’y a pas de place pour l’Ijtihad. La fatwa (avis juridique) basée sur l’Ijtihad est par ailleurs réservée aux savants ayant atteint un haut niveau de connaissances des différentes sciences islamiques et qui ont été reconnus par leurs pairs comme étant suffisamment compétents (ijaza / tazkiya).

1.1.2.3 La jurisprudence économique ou jurisprudence des transactions a. Les objectifs de la jurisprudence La jurisprudence des transactions peut éventuellement être qualifiée de sous-système de la jurisprudence islamique. Elle obéit donc aux mêmes règles, mêmes sources, mêmes outils et mêmes principes que cette dernière. Elle a des objectifs spécifiques qu’Ibn Achour (1946), célèbre théologien tunisien du début du vingtième siècle, a relevé dans son ouvrage Les objectifs de la charia22. Au préalable, notons que certains savants se sont préoccupés de la question des objectifs en essayant de 22

Edition republiée en 1998, “Maqāṣid al-Sharīʿah al-Islamiyyah”, ed., al-Misawi, Muhammad al-Tahir, al-Basa’ir, Kuala Lumpur.

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faire une synthèse dont le but est d’identifier les objectifs majeurs de la charia. Le but était de répondre à la question : quels sont les objectifs divins à travers l’institution des lois chariatiques ? Des juristes Shaféites (Sourdel et Sourdel 2004, p417) comme Al Juaini, puis Al Ghazali (Belabes, 2016, p11) et surtout Al Shatibi (malékite) ont recensé cinq objectifs majeurs qui se déclinent comme suit : ➢ Préservation de la pureté de la religion et du monothéisme ; ➢ Préservation de la vie humaine et de son intégrité ; ➢ Préservation des capacités intellectuelles ; ➢ Préservation de la descendance et la filiation ; ➢ Préservation des richesses et des biens (propriété privée entre autres). Certains savants ont greffé à ces cinq universaux d’autres qu’ils jugent tout aussi importants que ces cinq universaux, citons notamment la préservation de l’honneur (tirée de plusieurs textes sacrés) ainsi que l’amour de Dieu et de son Prophète. Afin de ne pas nous étaler davantage quant à ces universaux, il convient de dire qu’ils sont le fruit d’analyses inductives menées par les savants sur la globalité des textes de la charia et leurs objectifs présumés. En ce qui concerne le domaine de l’économie, nous nous attarderons surtout sur le cinquième principe universel, en l’occurrence la préservation des richesses et des biens. Ce dernier principe universel a été développé par Ibn Achour (1946) et décliné en cinq sous-principes : ➢ Circulation continue et combat du monopole des richesses (thésaurisation) ; ➢ Fluidité et transparence dans les transactions commerciales et les contrats ; ➢ Protection de la propriété privée ; ➢ Protection de la liberté de disposer de ses richesses ; ➢ Justice et pertinence dans l’utilisation de l’argent (origines et finalités). Ces principes universaux sont également issus d’un large processus d’induction à partir de la globalité des textes de l’Islam se rapportant à l’économie. Ils permettent d’avoir une idée assez claire sur les fondements sur lesquels repose l’économie islamique et les orientations qu’elle prend. La démarcation est claire avec le système socialiste / marxiste à travers les troisièmes et quatrièmes objectifs. Le premier, est quant à lui, en rupture avec la pratique observée qui est la conséquence de deux siècles de capitalisme. Le second objectif a une perspective très sociale dans la mesure où il permet de prévenir les dissensions éventuelles tel que nous le verrons ci-après. Enfin, le cinquième objectif a une double portée individuelle et collective, et inclut parfaitement le développement durable en son sein.

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b. Jurisprudence des transactions et des contrats Les contrats sont considérés comme étant sacrés en Islam, tant qu’ils ne contreviennent pas aux principes suprêmes de la charia. Ainsi, un verset du Coran énonce « Ô croyants, respectez vos engagements » (Al Maida, 1) de même qu’un célèbre Hadith énonce : « Les croyants sont tenus de respecter leurs clauses (dans les contrats), sauf une clause qui rend licite l’illicite ou rend illicite le licite » (Tirmidhi, 1352). Les contrats sont caractérisés par l’unité de temps, de lieu et d’objet. Ils se déclinent en plusieurs catégories (qui seront aussi détaillées) : ➢ Les contrats d’échanges de biens ou de services ; ➢ Les contrats d’engagement (mise à disposition de capital, de travail…) ; ➢ Les contrats de libéralités (transfert de droit sans bénéfices particuliers). L’un des objectifs fondamentaux de la charia est d’éviter tout conflit éventuel qui peut découler d’un contrat mal ficelé. Six conditions (Iqbal, 2007) principales doivent être réunies pour que le contrat soit réputé valide : ➢ L’acceptation réciproque ; ➢ La qualification et la maturité des contractants ; ➢ La licéité de l’objet du contrat ; ➢ La possession de l’objet du contrat (sauf pour le contrat Salam et Istisnaa) ; ➢ La connaissance des clauses et la transparence de la transaction ; ➢ La possibilité de livrer l’objet du contrat (pour les exceptions à la condition 4). Avant de nous intéresser aux contrats proscrits, nous pouvons synthétiser les longues explications des types de transactions faites par les savants au sein du tableau à double entrée suivant : Tableau 1.1 : Typologies des transactions dans la jurisprudence

Echange immédiat Premier élément immédiat et l’autre à terme Echange futur (les deux seront livrés plus tard)

Bien ou service contre bien ou service Troc, licite. Troc à terme licite

Vente future, illicite.

Bien ou service Monnaie contre contre monnaie bien ou service Vente, licite. Vente, licite. Vente à terme Vente Salam (Bai aajil), licite prépayée, licite sous conditions Vente future, Vente future, illicite. illicite.

Monnaie contre monnaie Change, licite. Change à terme, illicite. Change illicite.

futur,

Ce tableau dresse la typologie des transactions relatives aux biens non ribawi23. Pour les biens ribawi, un tableau accompagné d’une explication des modalités figure en annexe A.1. 23

Biens ribawi : Il s’agit de six catégories de biens (tableau en annexe) que l’on retrouve énoncées dans plusieurs Hadiths authentiques et sur lesquels les conditions d’échanges sont plus strictes par rapport au reste, dans la mesure où ils représentent les outils d’échange (la monnaie) et les biens de première nécessité.

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c. Principales interdictions dans les transactions commerciales • L’intérêt De prime abord, précisons qu’en Islam il n’existe pas de différence entre l’usure et l’intérêt (Kobiyh, 2016, p65), d’un point de vue conceptuel, pour plusieurs raisons que nous étaierons. Historiquement, cette interdiction de l’intérêt n’est que le prolongement de celle que l’on retrouve dans la tradition judaïque « Le juste ne prête pas son argent à intérêts » Psaumes 14/4, mais aussi dans Exode 22/25, Lévitique 25/36, Deutéronome 23/20, Psaumes 15/5, Proverbes 28/8 et Ezéchiel 18/8-17. Nous relevons cela également dans la tradition chrétienne, Mathieu 21/12 et Luc 6/34-36. Tout intérêt, aussi faible soit-il, est considéré comme de l’usure par les jurisconsultes de l’Islam24. Il y a quasiunanimité sur ce point-là entre les savants anciens et contemporains, mis à part un nombre limité de fatwas (avis juridique) controversées, dont l’une émise par Tantaoui25, mais qui a été rapidement démentie par l’ensemble des conseils de jurisconsultes26. Étymologiquement, l’intérêt désigne tout surplus par rapport au capital prêté que le prêteur contraint l’emprunteur à verser, qu’il soit matériel ou immatériel. Le mot arabe « Riba » signifie le surplus. Il s’avère que l’on retrouve cette même conception dans les définitions chrétiennes de l’usure : « Il arrive aussi qu’on prend quelquefois un profit usuraire dans d’autres contrats, où l’on demande sans cause plus qu’on n’a donné »27. Ambroise considérait que les usuriers se verraient refuser la paix éternelle alors que le concile de Paris réunit en 1312 réclamait tout simplement l’excommunication des laïcs coupables de prêt à intérêt (Martens, 2001). Plus précisément, l’intérêt est subdivisé en deux catégories dans le fiqh (jurisprudence) : l’intérêt lié au temps « Riba AlDuyun » et l’intérêt lié aux échanges inégaux et injustes dans les monnaies et certaines matières premières « Riba AlBuyu’» (Kobiyh, 2016, p65). Les deux types sont proscrits (El Khamlichi, 2010). Le premier désigne, comme son nom l’indique, le surplus qu’un emprunteur paie en contrepartie du délai (ou du prolongement du délai) de remboursement du prêt, comme le pratiquent les banques commerciales conventionnelles aujourd’hui pour le prêt. En Islam, le remboursement d’un prêt doit se limiter au capital emprunté « Si vous vous repentez, alors vous n’avez

24 : Des

juristes de 36 pays musulmans se sont rencontrés en 1965 à l’Université d’Al-Azhar pour mettre les choses au clair et mettre fin à une polémique qui a pris beaucoup d’ampleur. Voir recueil des travaux du deuxième congrès du conseil de recherches islamiques, Université Al-Azhar, Le Caire, Egypte 1965, 401-02 25 : Ancien président de l’Université Al-Azhar 26 Conseils regroupant des experts de la jurisprudence islamique ainsi que des experts de divers domaines. Ils se réunissent pour traiter des questions d’importance majeure pour la communauté musulmane 27 http://www.documenta-catholica.eu/d_1225-1274-%20Thomas%20Aquinas%20-%20Q%20-72%20L'usure%20dans%20les%20pr%C3%AAts%20-%20FR.doc (08/03/2017)

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droit qu’au seul principal (nominal ou capital hors surplus d’intérêts) » Le Coran 2/27828. Plusieurs Hadiths authentiques relatant des paroles prophétiques29 abondent en ce sens. Le second type d’intérêts concerne des biens particuliers dits ribawi (dont l’or, l’argent, le blé, l’orge, le sel, les dates) qui doivent être échangés dans l’immédiat, et en quantités égales lorsqu’il s’agit d’un même type de bien (i.e. or contre or, argent contre argent, etc.), ce qui limite considérablement les manipulations sur ces mêmes biens. Ces éléments ont été détaillés dans l’annexe A.1. Nous pouvons également développer les causes socio-économiques de l’interdiction de l’intérêt comme l’inflation, le renforcement des inégalités, l’éviction, la disparition de la solidarité sociale, l’amplification des cycles économiques… Mais le propos ici est surtout de centrer l’analyse sur les éléments relatifs à la jurisprudence islamique. De tels développements peuvent être retrouvés au niveau de notre article : Les facteurs d’instabilité financière dans un contexte financier islamique (Lahlou, 2014). • L’interdiction du gharar et du maysir (jeu de hasard) La notion de gharar a donné lieu à de nombreuses controverses au niveau de sa définition (CausseBroquet, 2012, p32). Certains la traduisent par incertitude majeure (Selmi, 2016, p100) et d’autres par l’incertitude tout court (Belabes, 2016, p19). En réalité, elle est difficile à traduire en un mot, et assez complexe même en utilisant la périphrase. Le gharar représente deux choses vis-à-vis du contrat (Abu Hamdane, 2013, annexe B1) : •

Soit une incertitude sur la formulation du contrat, c'est-à-dire que le contrat repose sur un jeu de hasard, sur un aléa important (deux ventes en une, vente suspendue à un événement aléatoire, vente future, vente d’une option…) ;



Soit une incertitude sur le fond, c'est-à-dire que l’objet principal du contrat est incertain (un objet aléatoire parmi plusieurs, ignorance des caractéristiques précises de l’objet, incertitude sur l’occurrence ou la possibilité de livrer l’objet, vente à découvert, ignorance sur le prix…).

Cette catégorisation elle-même s’inspirant de Dharir (1995), dont les travaux portent essentiellement sur le gharar, permet de mieux cerner cette notion. Les savants ont procédé à la catégorisation du gharar et l’inventaire des conditions qui rendent le gharar licite ou illicite. En effet, l’interdiction du gharar est de portée plus limitée en Islam que celle de l’intérêt, ce qui ne le sort pas pour autant de la sphère des interdits explicites. Le Hadith sur le sujet stipule : « Le prophète interdit la vente du gharar » (Muslim, 1513). Le gharar est considéré comme illicite si trois conditions sont réunies : 28 : ‘’Ô

croyants, craignez Dieu et délaissez ce qui reste comme intérêts si vous avez vraiment la foi. Si vous refusez, alors attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de son prophète, et si vous vous repentez, vous avez alors droit au capital, vous ne léserez point et vous ne serez point lésé » Baqarah / Coran 29 « Dieu maudit celui qui prend l’intérêt, celui qui le donne, celui qui en écrit le contrat et les deux témoins, ils sont égaux (dans la malédiction) » Sahih de Muslim, Hadith n° 1598

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Qu’il soit dans une transaction commerciale et non un don ;



Qu’il soit l’objet du contrat et non un élément annexe (comme le volume exact du coffre arrière alors que l’objet du contrat et le plus important pour l’acheteur est la voiture) ;



Qu’on n’ait pas grandement besoin de cette transaction (comme dans le cas des œufs par exemple, ou il est inimaginable de demander au vendeur de l’ouvrir, alors même que l’objet réel est l’intérieur de l’œuf dont on ignore exactement la validité au moment de l’achat).

Si l’une de ces conditions ne s’applique pas à la transaction, elle n’est alors plus considérée illicite. Nous nous limiterons dans cette partie aux principes théoriques relatifs au gharar, son côté pratique sera discuté en troisième partie. En ce qui concerne le Maysir, jeu de hasard (Diagne, 2016, p28), son interdiction est appuyée par les versets 91 et 92 du chapitre Al Maida du Coran. Elle est communément admise et connue dans le monde musulman. Dans un esprit de synthèse, nous ne jugeons pas utile ici de développer les raisons pour lesquelles l’Islam interdit les paris, les jeux de hasard (trackers virtuels en bourse, tiercés, courses, loto) … Cette interdiction du Maysir impactera énormément le monde de la bourse comme nous le verront en troisième partie. • Quelques autres interdictions Parmi les éléments interdits figurent également l’ensemble des contrats portant sur des activités illicites (Diagne, 2016, p36) comme l’alcool, le tabac, la pornographie, la drogue, les intérêts, le porc…. Nous pouvons également relever l’interdiction du commerce de la dette, déjà évoquée dans le tableau des échanges que nous avons dressé plus haut. Notons également que le monopole est proscrit par le Hadith 1605 rapporté par Muslim dans son recueil authentique. La fixation des prix par l’Etat également (sauf rares exceptions), dans la mesure où elle biaise les règles du marché libre, dont l’Etat doit par ailleurs s’assurer de la transparence et de l’absence de collusions ou manipulations. Le dol, qui est considéré comme une trahison à la transparence nécessaire dans le commerce, est de même proscrit. En outre, nous relevons les restrictions sur les matières premières, du fait qu’il est à la base proscrit de commercer dans des marchandises sans respecter un certain nombre d’étapes, élément qui fera l’objet de développements ultérieurs.

1.1.3 Principes et cadre du système économique et financier islamique Les développements qui précèdent ont permis de se faire une idée plus précise du cadre jurisprudentiel théorique régissant les transactions en économie islamique, et a fortiori en FI. La FI est une finance qui se veut alternative et éthique. Elle tire ainsi ses fondements de la jurisprudence Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 32 -

islamique, dont le Coran puis la Sunna sont, pour rappel, les premières sources (Causse-Broquet, 2012, p25)30. Elle est fondée sur plusieurs principes que nous nous proposons de présenter dans les paragraphes qui suivent. Les interdictions ayant été abordées dans la partie précédente, nous nous cantonnerons donc de revenir sur les principes dits positifs (Belabes, 2013), eux-mêmes tirées d’un certain nombre de règles jurisprudentielles qui font la synthèse de nombreux textes Coraniques et prophétiques régissant la FI moderne. Rappelons que « d'un point de vue épistémologique, ce qui est primordial, ce n'est pas tant la supériorité numérique des principes négatifs par rapport aux principes positifs que le poids des pondérations respectives allouées à chacun de ces principes » (Belabes, 2013).

1.1.3.1 Fondements de l’économie et de la FI a. Partage des profits et des pertes Cité notamment par Causse-Broquet, (2012) et Dar et Presley, (2000), ce premier principe découle directement d’une règle que nous pouvons considérer comme cardinale en FI. Elle est en effet un pilier autour duquel vont tourner une très grande partie des avis juridiques. Cette dernière est ellemême tirée d’un Hadith énonçant que « Tout profit sur un bien ou service doit être strictement attribué à celui qui supporte le risque et les frais liés à ce bien ou service, au moment où le profit a été généré » (Al Kharaaj bi ddamaan) (Tirmidhi, 1285). Ainsi, contrairement à la transaction classique du prêt à intérêts, dans laquelle c’est l’emprunteur qui supporte le risque du montant prêté au cas où il le perd ou qu’il est détruit alors même que c’est la banque qui en tire un profit certain, l’Islam impose de partager tant les profits que les pertes dans une transaction plutôt participative et inclusive. Si le financier accepte de financer un entrepreneur pour un projet, ils partageront les profits et les pertes, sous des conditions précises que nous détaillerons une fois que nous aborderons les composantes et les transactions de la FI. Partager les profits et faire supporter le risque de perte éventuelle à une seule partie contrevient à l’esprit de justice institué par la jurisprudence islamique. Le risque (légitime) et le temps sont considérés comme des facteurs de production ‘’dépendants’’, toujours adossés à d’autres facteurs de production réels (terre, capital monétaire, capital physique et travail) selon Abu Hamdane (2013, p135). b. Nécessité d’opérer dans un cadre éthique Ce principe est tiré d’un ensemble de textes et d’enseignements relatifs à la jurisprudence en général et à la jurisprudence des transactions en particulier. Parmi les textes instituant un tel principe

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nous pouvons relever les Hadiths « Nul d’entre vous ne sera véritablement croyant tant qu’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même » (Boukhari, n°12) ; « Si le jour du jugement arrive et que l’un d’entre vous a un arbuste qu’il est en train de planter, qu’il continue son action et le plante » (Ibn Hanbal, n°12902) ; « Les Croyants qui ont la foi la plus accomplie sont ceux qui jouissent de la meilleure moralité » (Nasai, n°9109)… De nombreux textes et enseignements dissocient donc les principes de la FI des stricts aspects juridiques et légaux ou encore matérialistes purs. Le matérialisme n’a pas vocation à être éthique, et il en va de même pour le droit. L’éthique est donc un principe directeur qui fait partie intégrante du cadre dans lequel évolue l’EI (Kobiyh, 2016, p65). Notons qu’en pratique, certains principes sont privilégiés par rapport à d’autres, surtout lorsqu’ils sont relatifs à une notion palpable comme, par exemple, l’interdiction de l’intérêt, alors que l’éthique demeure une notion moins circonscrite et détaillée, et donc est moins mise en avant. c. Obligation d’adosser toute transaction à un actif réel Parmi les plus importantes critiques adressées à la finance contemporaine figure sa déconnexion de la sphère réelle (Kobiyh, 2016, p69). Les analystes mettent souvent en avant la ‘’virtualité’’ de la finance ou encore son divorce consommé avec l’économie et les échanges réels. Les études effectuées sur les échanges financiers par rapport aux flux économiques physiques réels sont révélateurs de cette séparation. L’observateur en arrive à la conclusion que la sphère financière est devenue capable d’évoluer indépendamment des échanges réels qui ne sont plus que des indicateurs qui peuvent être remplacés par l’épaisseur des gouttes de pluie ou la vitesse quotidienne du vent. Les paris et les produits dérivés peuvent avoir n’importe quelle variable aléatoire comme indicateur sousjacent. En FI, il est nécessaire de coupler toute transaction économique ou financière à un actif tangible, ou réel dans le cas des actifs incorporels (Belabes, 2013). Ainsi, une promesse ne peut être vendue, de même pour une option ou encore un tracker31 dont le prix suit l’évolution d’un indice donné, sans pour autant acheter d’actifs réels. Les transactions purement virtuelles nées de réplications d’indices ou de produits dérivés ne sont donc pas acceptables dans le cadre du système économique islamique. d. Obligation d’opérer dans la sphère du licite L’une des conditions nécessaires à la validation des transactions en FI se rapporte au caractère licite ou illicite de l’objet du contrat (Belabes, 2013). En économie islamique il n’est donc pas

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Tracker : Un tracker ou ETF (Exchange Traded Funds) est un instrument financier côté en bourse permettant de reproduire en temps réel l'évolution d'un indice boursier.

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concevable de structurer un contrat d’association musharka pour le lancement d’un casino, d’une usine de tabac ou d’une boite de nuit (Selmi, 2016, p115). Ce cadre est assez important si l’on souhaite parler d’un système complet, car l’existence de frontières et de limites est une condition nécessaire à tout système. Si un ensemble d’éléments interagissent avec certaines règles mais sans frontières précises, tout peut faire partie du système, ce qui n’en fait donc pas un système, par essence. Cette obligation est matérialisée en pratique par la présence d’un comité de conformité sharia, généralement composé d’experts de la discipline, qui siège dans chacune des IFI, et se prononce sur la validité ou non de telle ou telle transaction. L’absence de ce comité décrédibilise l’institution aux yeux de son public particulier.

1.1.3.2 Cadre, environnement économique, Etat et régulation a. Cycles économiques Un système économique abouti ne saurait être crédible tant qu’il n’est pas représenté, appréhendé et conceptualisé tantôt par induction, tantôt par déduction, de la pratique à la théorie, et inversement. Parmi les éléments majeurs de toute économie, les cycles et leur analyse. La prise de conscience de l’existence des cycles se fait dès les premiers siècles de la civilisation islamique, bien avant leur théorisation en économie politique. Miskawayh évoquait déjà au dixième siècle l’existence de cycles économiques répétitifs. « Les phases du cycle commenceront à être décrites, encore très sommairement, par Al-Turtûshi (1059-1126) qui distingue néanmoins très nettement les phases de prospérité et les phases de décadence » (Verrier, 2004). C’est avec Ibn Khaldûn qu’une description détaillée et méticuleuse de la théorie des cycles prendra naissance, à travers la distinction des principaux paramètres déterminants des cycles, des liens entre population et production, ainsi que du rôle des finances publiques dans cette dynamique. Selon lui, la première phase, ascendante, est un processus accumulatif et expansionniste. « L’analyse d’Ibn Khaldûn réunit tous les principaux éléments explicatifs d’une théorie de la croissance : croissance démographique, division du travail, progrès technique, gains de productivité, ainsi que la nécessité pour l’Etat de respecter la liberté de chacun, tant en matière de profit individuel que de propriété privée. Inversement toutefois, ces mêmes éléments peuvent engendrer un processus cumulatif à la baisse : c’est la phase de dégradation économique et politique » (Verrier, 2004). Ce processus cumulatif à la baisse se matérialise par l’émergence de déséquilibres structurels, comme les externalités négatives, le développement des grandes cités au détriment des petites, l’exode rural, l’accroissement de la consommation au détriment de l’investissement, l’opulence, l’excès de dépenses privées et publiques, la dette... Cette théorie de la

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croissance et des cycles développée par Ibn Khaldûn est en avance sur la quasi-totalité des théories qui l’ont précédée, y compris platoniciennes. Ces rappels montrent dans quelle mesure cet aspect fondamental de la théorie économique, a été appréhendé dès les premiers siècles de la civilisation islamique par différents auteurs. Leurs analyses se sont également penchées sur la fiscalité et la régulation. b. Fiscalité et régulation La civilisation islamique s’est rapidement étendue, en moins d’un siècle, sur trois continents. Très vite, les autorités ont eu besoin de gérer le commerce interrégional et international à travers la mise en place d’un certain nombre de mesures de supervision et d’impôts. L’impôt est en effet l’une des principales manifestations de l’existence de l’autorité, de l’Etat. Il serait difficile donc d’imaginer qu’une civilisation qui s’est étendue de l’Espagne actuelle à la Chine et l’Inde ne fut pas dotée de structures économiques et de régulation appropriées. A ce titre de nombreux ouvrages furent consacrés à la question, comme « Al Ahkaam assultaaniya » et bien d’autres. « Dès le VIIIe siècle, AlMuqaffa (720-756/757) dénonce l’oppression fiscale » (Verrier, 2004). Al Mawardi (974-1058) recommande de préserver soigneusement la matière imposable et de ne pas l’étouffer. Dans un registre similaire, « Al-Turtûshi (1059-1126) préconise la nécessité d’imposer chacun sa capacité contributive » (Verrier, 2004). Ibn Khaldûn (1332-1406) replaçait souvent ses observations et théories fiscales dans le cadre des cycles économiques, plaidant pour une fiscalité proportionnelle alors que Abu Yusuf, dès le VIIIème siècle, avait une vision beaucoup plus interventionniste dans son ouvrage « Al Kharaj », dans lequel il recommandait indirectement que l’Etat prenne en compte le principe développé plusieurs siècles plus tard par Laffer, à savoir la possible baisse à un certain point des revenus de l’impôt si les taux devenaient excessifs. L’économie islamique, si l’on part des principes jurisprudentiels et des textes prophétiques comme le refus du prophète de fixer les prix, l’aumône obligatoire (Zakat) ou encore la mise à l’écart des impôts (sauf exceptions), peut être qualifié d’économie sociale de marché, ce qui n’est pas exactement la même chose qu’une économie capitaliste ou libérale plaçant le capital ou la liberté des agents comme pierre angulaire du système. Dans l’EI, le régulateur doit s’assurer de la transparence des opérations, de l’absence de monopoles, de collusions, de pratiques de tromperie… Les autorités n’ont pas vocation à s’impliquer dans les opérations économiques, mais sont surtout appelées à assurer les meilleures conditions de transparence. Ainsi, la CPP étant un idéal en termes de principes structurels de l’économie, nous n’identifions aucun élément de l’économie islamique qui imposerait d’avoir un cadre diamétralement opposé à celui-ci. En tout état de cause, il demeure un cadre Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 36 -

théorique utile à de nombreuses analyses. L’important est que l’Etat se maintienne dans sa posture régalienne. Aux côtés des éléments de fiscalité, la monnaie et sa stabilité font partie des éléments incontournables dans un système économique viable. Quelle place occupent-elles dans le l’EI ? c. Monnaie et inflation « Contrairement à ce que l’on peut croire, les notions de monnaie, de capital, de profit, d’intérêt, de valeur du temps… sont relativement connues dans ces milieux arabes préislamiques » (Saleh, 1992 et Mooti, 2003, cités par Abu Hamdane, 2013). La monnaie et son optimisation sont un élément central dans la pensée islamique et cela a déjà été évoqué lorsque nous avons abordé les deux catégories d’intérêts (de prêt et d’échange). La première catégorie de biens dont les échanges sont strictement cadrés dans les six catégories sont les biens monétaires. Il découle des textes que le marché doit s’orienter de plus en plus vers la monétisation, en diminuant progressivement les volumes d’échanges basés sur le troc, sans pour autant que le monnaie ne produise un rendement seule (Oaidah, 2010), couplée au temps et sans appui sur un processus productif. C’est une vision très proche de la vision Aristotélicienne de la monnaie (Abu Hamdane, 2013, p71). Des principes économiques fondamentaux, comme la loi de Gresham (la mauvaise monnaie chasse la bonne) sont introduits dans la pensée économique islamique dès le onzième siècle, notamment avec Al Ghazali (né en 1058). Le processus de création monétaire, exprimé par Ibn Taymiya par la ‘’frappe excessive’’, est aussi dénoncé dès le treizième siècle car il implique notamment une fuite des capitaux, surtout de bonne monnaie. C’est au quatorzième siècle, avec Al Maqrizi (13631442), que la théorie est explicitement formalisée, après que ce dernier eut constaté que les monnaies or et argent ont disparues de la circulation laissant surtout sur le marché les monnaies en cuivre. « Parmi les raisons invoquées, outre la thésaurisation, il cite les raisons commerciales, mais, la véritable cause qu’il met en avant, est la crise économique et sociale du pays (l’Egypte), et la gestion calamiteuse des finances publiques (…). Il annonce, on ne peut plus clairement, la future loi de T. Gresham (1519-1579) ‘’La mauvaise monnaie chasse la bonne’’. Toutefois, l’analyse d’Al-Maqrizi est plus poussée que celle d’Ibn Taymiya ou de Gresham » (Verrier, 2004). L’une des conséquences immédiates d’un excès de masse monétaire32 est l’inflation. Ibn Taymiya ne manqua pas de souligner le nécessaire équilibre entre masse monétaire et volume des 32

« La masse monétaire représente la quantité de monnaie qui circule dans l'économie à un moment donné. Celle-ci est mesurée grâce à des indicateurs statistiques (agrégats) qui sont fixés par la Banque Centrale Européenne (BCE). Cela correspond à tous les moyens de paiement qui peuvent être transformés en liquidité Ces agrégats indiquent le niveau de liquidité de certains agents économiques et sont représentés par les symboles suivants : M1 qui correspond aux pièces et billets dans les comptes courants. M2 qui correspond à M1 plus les dépôts sur livrets et les crédits à court terme.

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transactions. Cet équilibre, s’il se détériore, implique une perte de pouvoir d’achat de la monnaie, autrement dit, de l’inflation. Face à cette problématique, Al Maqrizi, qui différencia au préalable entre les causes endogènes et exogènes de l’inflation, préconisa le retour à l’étalon or. A cet effet, « AlMaqrizi propose une première expression de la théorie quantitative de la monnaie en reliant les prix à la circulation monétaire, faisant de lui un lointain précurseur de Jean Bodin (…) De même, Al-Tilimsani observait les trois phénomènes suivants, qu’il relie parfaitement : 1) l’intense circulation des monnaies altérées a évincé la bonne monnaie d’or ou d’argent ; 2) cette grande quantité de mauvaise monnaie provoque l’inflation ; 3) l’inflation finit par appauvrir ses victimes si on n’y prend garde » (Verrier, 2004). L’ensemble de ces directives de la part de penseurs économiques musulmans s’inscrit dans un mouvement global ayant pour objectif de consolider les fondements conceptuels d’un système économique islamique. En effet, un système économique n’est jamais figé dans le temps, ni théoriquement ni en pratique, mais évolue de manière cumulative tant en théorie qu’en pratique. d. Politique monétaire Dans le cadre de la consolidation de bases saines d’un SEI, la politique monétaire est un élément central et nécessaire. En termes de gestion de la politique monétaire et budgétaire, l’Etat a un rôle à jouer. D’abord, la frappe de la monnaie est intimement liée à la politique monétaire, dans laquelle l’Etat joue forcément un rôle, mais lequel ? Etant le garant de la stabilité monétaire, l’Etat se doit de faire face aux cycles naturels de croissance et de dépression de l’économie, et dispose à cet effet d’outils dans un cadre économique islamique. Cela peut paraître assez surprenant quand nous parlons d’une économie sans intérêts, dans la mesure où la quasi-totalité des outils de gestion de la politique monétaire connus sont liés au taux directeur (baisse ou augmentation des taux, open market avec les bons du trésor, avances et reprises de liquidités à court terme…). Dans un SEI, nous pouvons répertorier33 les outils de gestion de politique monétaire comme suit : •

Gestion des ratios de réserve obligatoire non rémunérée ;



Gestion des seuils et plafonds de taux de rentabilité des Musharaka ;



Open market à travers l’achat/vente de Sukuk34 ;



Prêts sans intérêts consentis au besoin aux IFI ;

M3 qui regroupe M1 et M2 plus les dépôts à long terme (plus de 2 ans). » Andlil.com, Qu’est-ce que la masse monétaire ?. URL : http://www.andlil.com/definition-de-la-masse-monetaire-152434.html 33 Suite à un entretien personnel avec le directeur de la banque Faiçal du Soudan 34 Sukuk : « Le sak confère un droit de propriété (copropriété) sur les actifs de l’émetteur. Son porteur reçoit du profit attaché au rendement de l’actif sous-jacent. La valeur des Sukuk fluctue ainsi directement en fonction des variations de valeur de l’actif sous-jacent. A la différence des détenteurs d’obligations classiques, le porteur de Sukuk subit à la fois les hausses et les baisses de valeur de l’actif : les profits éventuels mais aussi les risques de destruction ». Bengarai, T et Hassoune, A (2013), Les cahiers de la FI Les Sukuk sont le segment qui connaît la croissance la plus importante de la FI (Rapport IFSB 2015, p18)

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Limitation de la part des opérations murabaha dans le bilan bancaire ;



Limitation des marges commerciales sur les murabaha ;



Entrée/retrait du capital des IFI au besoin à travers la Musharaka dégressive ;



Opérations murabaha ponctuelles avec les IFI au besoin ;



Opérations de Wakala. e. La politique budgétaire

La politique budgétaire relève également des prérogatives de l’Etat, en tant que second outil de politique économique, à travers des contributions ponctuelles éventuellement en cas de besoin établi. « AlMawardi présente une vision moderne des finances publiques, à deux doigts du principe du budget cyclique, c’est-à-dire de la recherche de l’équilibre budgétaire sur plusieurs années à défaut de le réaliser sur un an » (Verrier, 2004). Mais cet outil n’est pas systématique comme il le serait dans le capitalisme social ou le marxisme à titre d’exemple. Ainsi la politique budgétaire est étudiée de manière pointue par de nombreux économistes de l’Islam, notamment au niveau de son impact macroéconomique et la justice qui doit toujours l’accompagner.

Encadré 1.2 : La politique budgétaire vue par Ibn Khaldûn « Ibn Khaldûn fait des dépenses publiques un rouage important du circuit économique. Du fait du poids de ses dépenses, l’Etat apparaît comme un acteur prépondérant sur la scène économique et sociale : l’auteur met donc l’accent sur le rôle moteur de la demande de l’Etat dans le circuit économique. L’argent prélevé par l’impôt doit revenir, sous une forme ou une autre, dans le circuit économique, c’est-àdire aux consommateurs, afin d’entretenir la demande privée, et par suite la production. Si la redistribution est insuffisante, elle engendre un ralentissement de l’activité économique qui réduira à son tour les recettes fiscales. Chez Ibn Khaldûn, la notion de multiplicateur keynésien n’est pas très loin ! » (Verrier, 2004).

1.1.4 Institutions et composantes du système économique islamique Les développements précédents ont permis de constater que le SEI repose sur sept piliers fondamentaux, quatre positifs et trois négatifs. Ainsi, à côté de l’interdiction des intérêts, du jeu de hasard (maysir) et du gharar (incertitude et aléas majeurs), nous avons l’obligation de partager les profits et les pertes, la nécessité d’opérer dans un cadre éthique, d’adosser toute transaction à un

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actif réel et d’opérer seulement dans le cadre des produits licites. L’ensemble de ces piliers est contrôlé en pratique par les comités de supervision charia qui siègent en général au sein des IFI, afin de veiller à la conformité du cadre. Ce cadre étant détaillé, il s’agit maintenant d’identifier ces différentes institutions, les plus importantes d’entre elles, au sein même du SEI et qui se distinguent du système capitaliste classique. En effet, nous jugeons ici peu utile d’étayer des éléments communs entre les systèmes, comme l’existence d’un Etat régulateur ou d’entreprises dans l’économie. La raison est simple et provient d’une règle jurisprudentielle islamique concernant le monde de l’économie et qui énonce : « Toutes les transactions et les opérations sont licites, sauf celles interdites par les textes ». Cette règle est l’inverse de celle relative aux adorations et rituels dans lesquels « toute forme d’adoration est proscrite sauf celles ayant été instituées par les textes ». Détaillons donc un peu plus ces composantes du SEI.

1.1.4.1 Les institutions caritatives et de l’économie solidaire a. La Zakat L’Islam est une religion et non un modèle politique profane. La justice et la solidarité sont intrinsèquement liées à son application globale, en tant que système intégré. Chaque membre de la société musulmane a un droit dans la richesse nationale, et, en théorie, la pauvreté doit être combattue à l’extrême. Ce pilier ne ressemble pas aux quatre autres piliers, qui sont spécifiques à l’individu ; il a une portée sociale en priorité. La Zakat a été mentionnée 32 fois dans le Coran, dont 27 fois citée en même temps que la Salat (prière obligatoire). Elle est obligatoire à partir du nissaab (l’équivalent de 85gr d’or, ou 595gr d’argent) qui est le seuil minimal en dessous duquel l’individu n’est pas soumis à la Zakat. A ce titre, certains savants sont d’avis qu’il faut choisir le seuil plus avantageux pour les pauvres. Du point de vue des bénéficiaires, les plus proches sont prioritaires, familialement puis géographiquement. D’un point de vue opérationnel, comment procède-t-on à l’évaluation de cette contribution solidaire ? L’assiette de la Zakat inclut toutes les richesses épargnées par le musulman pendant une année. Si cette assiette dépasse le seuil minimal (nissaab), le musulman est soumis à la Zakat. Sont exclus de cette assiette les biens immobiliers non destinés au commerce, les outils de production, les matériels de transport et tout ce qui est partie prenante dans le processus de production de biens ou de services. Le taux appliqué, en dehors de certaines catégories de biens agricoles spécifiques, est de 2,5% sur l’assiette (Diagne, 2016, p41). Cette contribution n’est pas liée à l’impôt, et le paiement de ce dernier n’en dispense pas. Il peut par contre être retirée de l’assiette tout naturellement. Elle vise donc

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le patrimoine, remplissant une fonction très proche de l’impôt idéal proposé par Piketty dans son ouvrage « Le capital au 21ème siècle », à savoir un impôt sur le patrimoine. De nombreux objectifs sont évoqués par les spécialistes quand il s’agit d’analyser la Zakat. Elle a tout d’abord selon le verset du Coran un rôle de purificateur de l’âme de l’égoïsme naturel et de l’amour de l’accumulation des richesses, mais elle sert aussi à purifier les richesses elles-mêmes rendant la jouissance de ces richesses licite. Etant une adoration autant qu’une contribution, le non musulman en est donc naturellement exempté. S’il vit en territoire musulman, il est appelé à contribuer à une autre cotisation, la Jizya, en remplacement de la Zakat, qui n’est pas une adoration mais plutôt impôt. Du point de vue du bénéficiaire, la Zakat a pour objectif principal de réduire sa dépendance vis-à-vis des autres et de le sortir de sa situation de pauvreté, d’où la préférence pour la Zakat durable (réorientée vers les investissements qui généreront un revenu durable au bénéficiaire). Elle a aussi pour but d’ancrer l’esprit de solidarité sociale, de réduire la pauvreté et d’accélérer la demande globale (la propension marginale à consommer des plus démunis est proche de 100% alors que celle des classes aisées est bien plus faible), vu qu’elle est bien souvent directement injectée dans l’économie à travers la consommation. Enfin, elle permet de combattre la thésaurisation et augmenter l’investissement vu que ce dernier en est exempt. Les richesses circulent donc mieux dans l’économie, les situations de rente, de thésaurisation et les inégalités se réduisent. Notons que philosophiquement, elle accroit le bonheur global selon certaines recherches qui ont prouvé que les individus qui aident le plus les autres et font le plus de charité sont les plus heureux35. b. Le Waqf Avec une perspective davantage tournée vers le long terme et la redistribution intergénérationnelle et non intra générationnelle, le Waqf est un outil de solidarité sociale institué par l’Islam qui demeure fondamental dans tout environnement économique islamique. Cet outil prend naissance très tôt (Belabes, 2016, p9) avec l’initiative du compagnon du prophète, Othman Ibn Affane, qui dédia l’un des puits qu’il possédait à Médine au Waqf. Cette méthode consiste à immobiliser le capital de telle sorte que plus personne ne puisse en réclamer la propriété. C’est l’usufruit issu de ce capital qui est généralement destiné aux défavorisés. Ainsi, le Waqf peut concerner une ferme, un bien immobilier, un matériel de transport et tout capital générant un usufruit en nature ou en numéraires. Cet outil a profité aux civilisations musulmanes dès les premiers siècles afin d’asseoir la force de la société civile qui avait besoin d’une certaine solidarité et visibilité au vu et au su des mouvements 35

Guénette Gilles (2008), Donner rend heureux, le Québécois libre, 6 Janvier, No 247. URL : http://www.quebecoislibre.org/08/080106-4.htm (29/08/2015)

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économiques et politiques. Le Waqf est généralement géré de nos jours par des institutions dédiées, rémunérées en contrepartie de leurs services de gestion. Cet outil complète donc la Zakat au niveau de la palette des institutions dédiées à la solidarité sociale, mais contrairement à la Zakat, il n’est pas une obligation, mais fait partie de la charité facultative. c. La micro-FI Les institutions de micro-FI ont prospéré surtout hors des pays du Golfe, vu que ces derniers ne manifestaient pas vraiment le besoin pour la microfinance. Ce sont donc des expériences au Soudan, en Indonésie, en Malaisie, en Egypte et dans de nombreux autres pays musulmans qui ont marqué les premiers succès de cette initiative. L’objectif des institutions de microfinance est de viser une catégorie exclue d’emblée par les IFI du fait de leur non éligibilité aux conditions classiques que doit rassembler un client conventionnel. Disposant d’outils spécifiques pour filtrer les profils, d’ailleurs très proches des outils des institutions de microfinance à intérêts, ces institutions opèrent avec des contrats souvent très proches de ceux utilisés par les IFI, et que nous développons ci-après. d. Le Takaaful Dans la partie consacrée aux principales interdictions dans la jurisprudence islamique, nous avions fait allusion à l’interdiction du Gharar, interdiction qui implique la proscription de l’ensemble des activités de type ‘’assurance commerciale’’. Cette interdiction a fait l’objet d’avis émis par des conseils de jurisprudence (conseil de la ligue de l’OCI36 le 23/07/1978), confirmant que la règle générale du gharar s’applique à ce métier en particulier. Les experts de l’EI ont néanmoins souligné l’importance de l’assistance et la solidarité institutionnalisée, pour arriver à la conclusion que le principe de solidarité est, en soi, fortement recommandé, mais que le fonctionnement et le modèle de l’assurance classique n’était pas acceptable. Il fallait donc une alternative crédible, pérenne et institutionnalisée, qui s’appuie sur le partage du risque et non sur la vente du risque (Masri, 2001). C’est à l’intersection des institutions de solidarité pure (Zakat et Waqf) et des institutions à but lucratif que se positionne le modèle islamique de couverture Takaaful (Kobiyh, 2016, p68), basé sur le principe d’assurance solidaire et mutuelle, axé sur des contrats de don et non des contrats de vente. En effet, ayant mentionné dans la partie du gharar que le gharar interdit ne concernait que les transactions commerciales, nous pouvons en déduire que les dons ne sont pas concernés par ce dernier. C’est pour cette raison donc que le Takaaful se base soit sur des modèles de don, soit sur des modèles de Waqf, assez présent en Afrique du Sud et au Pakistan, notamment. 36

OCI : Organisation de la coopération islamique, regroupant 54 pays musulmans

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Dans les années 2000, ce produit a connu une forte croissance (Causse-Broquet, 2012). Le Takaaful tire ses origines d’un texte prophétique cautionnant la pratique d’une tribu nommée les Achaari37 et qui pratiquait une sorte de redistribution primaire que le Prophète a cautionné et félicité. Cette redistribution consistait à rassembler puis diviser en parts égales les récoltes lors des années de disette. Dans le modèle contemporain de Takaaful, l’une des principales différences avec l’assurance classique, au-delà de la nature du contrat (don versus vente), est que le surplus dégagé par le fond, une fois que tous les sinistres sont indemnisés, est reversé en majeure partie aux contributeurs, sur le modèle de certaines mutuelles. Le fond Takaaful peut opérer de plusieurs manières, conformément aux transactions principales de la FI. L’objectif final est de permettre, à ceux qui le désirent, de se couvrir sans pour autant opérer dans un cadre illicite. Un fond Takaaful ne peut par exemple investir dans des obligations d’Etat, des subprimes38 ou tout autre produit illicite.

1.1.4.2 Les institutions de l’économie marchande a. Les institutions financières islamiques Les IFI sont actuellement le maillon fort de la FI et représentent l’un de ses deux pôles majeurs, aux côtés des Sukuk et marchés des capitaux que nous développerons dans la rubrique suivante. Apparues dans les années soixante-dix, ces institutions représentent en 2015 près de 2% de la finance mondiale, avec des actifs en gestion avoisinant les 2000 Milliards de Dollars39. Etant présentes dans la quasi-totalité des pays musulmans, elles se sont également implantées dans des dizaines de pays non musulmans, notamment en Grande Bretagne, en Allemagne… L’objectif des IFI est de permettre d’obtenir un financement sans passer par le crédit bancaire, en restant dans le cadre des opérations et contrats licites. Ces contrats se divisent en deux catégories principales : Les contrats participatifs et les contrats commerciaux. • Contrats participatifs - La Musharaka Représentant l’essence participative de la FI, et ayant de nombreux équivalents en finance, la centralité du contrat Musharaka n’est pas en soi une tentative de réinventer la roue selon les experts 37

Ne pas confondre avec l’école de pensée du crédo achaarite, détaillant une certaine vision du dogme islamique. Le « subprime » désigne un crédit à risque, détenu par un emprunteur qui n'offre pas les garanties suffisantes pour bénéficier d’un taux d'intérêt au prix du marché. Les établissements financiers prêteurs consentent ainsi des crédits à des taux variables et de niveau élevé. Ces conditions d'octroi font peser un risque de solvabilité sur les emprunteurs. Ce type de crédit hypothécaire est apparu aux Etats-Unis. Le crédit immobilier est ainsi gagé sur le logement de l'emprunteur. Lafinancepourtous.com, Définition : Subprime. URL : http://www.lafinancepourtous.com/Decryptages?q=subprime 39 Belhadi Sarah (2015), A G20, la Turquie veut promouvoir la FI, La Tribune, 19 Juin. URL : latribune.fr/economie/international/au-g20-la-turquie-veut-promouvoir-la-finance-islamique-485742.html (23/09/2015) 38

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de la FI, mais plutôt un moyen de remettre au centre de l’économie une transaction devenue marginale au profit du crédit bancaire, avec toutes les garanties qu’il suppose et toutes les prises de risque qu’il élimine. Le contrat Musharaka implique au moins deux agents qui participent au capital dans un projet donné et qui partagent les pertes et les profits dans ce projet (Diagne, 2016, p37). Les apports peuvent être en nature, en numéraire ou en industrie. Il existe plusieurs variantes à ce contrat, comme la Musharaka variable ou dégressive, qui permet à l’un des associés de sortir progressivement du capital en vendant ses actions à leur valeur de marché. Ce contrat permet donc de donner une impulsion importante à la dynamique d’investissement et d’entrepreneuriat pour les profils n’ayant pas de garanties hypothécaires à présenter, portant toutefois un projet prometteur. Il permet aussi de financer la consommation à travers la version dégressive. Ce contrat est souvent assimilé globalement à la « joint-venture ». - La Mudaraba Ce contrat fonctionne d’une manière très proche du précédent, hormis que l’un des opérateurs n’apporte pas de capital, et n’a que son travail à apporter (Diagne, 2016, p37). Cette formule fut utilisée par le prophète lui-même lorsqu’il commerçait pour le compte de son épouse, Khadija (Chapellière, 2009). Ce contrat permet aux IFI de collecter des fonds de leurs clients et d’agir en tant que mudarib en les investissant, soit dans des transactions, soit dans de nouvelles Mudaraba où elles auront cette fois-ci le rôle de l’investisseur ‘’rab al maal’’. Il est notamment assimilé sur de nombreux aspects à la société en commandite. Il peut être libre ou restreint à un certain domaine d’activité. En cas de perte, l’investisseur la supporte dans la limite de son apport, sauf s’il y a négligence ou abus du mudarib (Oaidah, 2010). En pratique, ces contrats participatifs ne pèsent que 11% des transactions de FI en 2010 d’après l’étude menée par Chatti sur près de 26 IFI dans le monde (Chatti, 2010). - Muzaraa, musaaqat et mugharassa Ces contrats, liés au monde agricole, ont globalement les mêmes règles que les précédents, à quelques spécificités près, adaptées au contexte agricole, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas.

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Contrats commerciaux - Salam

Déjà évoqué dans la première classification dans le tableau des ventes, ce contrat représente une issue très prisée dans le monde agricole, mais dont l’utilisation a été étendue au monde des matières premières de manière plus générale. Le Salam consiste en un paiement immédiat de l’achat pour une livraison à terme du bien (Dharir, 1995). Il est nécessaire que le cahier des charges soit très précis afin d’éviter toute incertitude. Ce contrat porte seulement sur les biens fongibles, amplement disponibles sur le marché et facilement remplaçables en cas de rupture de stock chez l’un des fournisseurs. Il ne peut porter sur les monnaies ou les biens rares. Un Salam composé peut permettre un financement à travers une IFI (Diagne, 2016). Ce contrat résout en partie les problèmes de BFR (besoin en fond de roulement) et de risque de marché pour l’acheteur et le vendeur, posant une alternative licite à de nombreux produits dérivés. Notons à ce titre que, bien souvent, le prix du Salam est inférieur au prix d’une vente du même bien au comptant, lui-même inférieur au prix de la vente à terme dans bien des cas. Les savants acceptent la notion de valeur-temps, tant que celle-ci est rattachée à une transaction d’un actif réel et non à une transaction monétaire (Suwailem, 2000). Les deux figures suivantes détaillent les deux principaux schémas de ce contrat : Figure 1 : Schématisation d’un contrat Salam classique 10.000 Comptant t

Agriculteur Emprunteur Puis Vendeur

Bien fongible

2

1

Commerçant Bailleur de fonds puis Acheteur final

Livraison t+1

Prix Spot estimé t+1 Prix de la durée anticipation du paiement

= 10.500

Gharar modéré accepté Incertitude valeur réelle du marché

Source : Labniouri, 2013

Figure 2 : Schématisation d’un Salam parallèle

e m 2é

lam Sa

0 60 9.

Banque Liquidité immédiate 400

Agriculteur

1e r

Sa lam

10 .0 00

Commerçant

Prix Spot estimé t+1 = 10.500

Source : Labniouri, 2013

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- Istisnaa Le fonctionnement de ce contrat est assez similaire au contrat Salam, aux détails près qu’il porte sur les biens manufacturés non fongibles, et offre plus de flexibilité quant aux modalités de paiement. Il est souvent comparé à la VEFA40 ou au BOT41. Bien que comportant un risque et ressemblant en apparence à une vente à découvert, il a néanmoins été permis par le courant hanafite surtout, étant largement utilisé partout dans le monde musulman (Masri, 2001). Figure 3 : Récapitulatif des différences entre Salam et Istisnaa

Source : L’auteur

- Ijara Ce contrat est assimilable à la location de biens et de services (Diagne, 2016, p37). Il se décline en deux formes principales à savoir la location à durée déterminée ou la location avec possibilité de cession du bien au terme de la période de location, à travers un contrat de cession séparé optionnel. L’Ijara peut aussi être prépayée à condition que le cahier de charges soit extrêmement explicite. Bien entendu, ce contrat, tout comme ceux qui le précèdent, s’opère en EI dans le respect de l’interdiction des intérêts (pénalités de retard…) et du commerce de produits illicites. - Murabaha Produit phare en pratique (Martens, 2001), bien que marginal dans la jurisprudence, voire rejeté par certains compagnons du prophète comme Ibn Omar et Ibn Abbas (Abu Hamdane, 2013, p79), la Murabaha a connu un franc succès du fait du faible risque qu’elle comporte contrairement aux produits participatifs. Elle est basée sur une vente et un paiement à terme (Diagne, 2016, p37), avec possibilité de garder l’hypothèque, ce qui en fait un bien très peu risqué et proche, en termes de niveau de risque, des activités des banques classiques. Cela en fait aussi l’un des biens présentant le moins de valeur ajoutée d’un point de vue macro-économique, si ce n’est la bancarisation d’une frange plus large de la population et l’adossement de l’économie à des activités réelles. Elle consiste en l’achat puis la revente d’un bien donné, à condition que la seconde vente ne précède pas le premier achat chez le fournisseur et que le second client ait la possibilité de se rétracter, avec l’interdiction de 40 41

VEFA : Vente en l’état de futur achèvement BOT : Build, operate, transfer

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toutes pénalités de retard. Ce produit a d’abord été une exception avant de dominer rapidement la scène financière (Oaidah, 2010), ce qui a provoqué l’indignation des experts de l’EI, qui appellent désormais à le marginaliser au profit des transactions participatives. L’école Shaféite autorise cette transaction si l’acheteur final n’est pas contraint à l’achat. b. Marchés financiers islamiques Les MFI souffrent de la divergence des cadres jurisprudentiels à l’échelle internationale, un de leurs grands défis. Le développement des travaux sur les MFI s’est opéré dans un second temps, suite à l’établissement des IFI. En effet, ces marchés ne sont pas une priorité pour le grand public, mais se sont avérés être une nécessité pour la gestion des liquidités (Diagne, 2016, p48), en l’absence de banques centrales islamiques. L’émergence de places financières islamiques s’est faite progressivement, souvent dans un cadre dual, c'est-à-dire en parallèle des marchés classiques et sous le même cadre légal que ces derniers. « Le premier indice islamique de cotation globale en bourse fut le SAMI (Socially Aware Muslim Index), lancé en 1998 pour représenter la tendance de quelques 500 sociétés (SIAGH 2007) » (El Khamlichi 2010). L’un des plus connus est le Dow Jones Islamic Market Index (DJIMI) si nous prenons les pays non musulmans (Selmi, 2016, p102), et BursaMalaysia pour les pays musulmans. C’est ainsi que se sont développés les indices financiers islamiques constitués d’actions de sociétés qui répondent à un certain nombre de filtres (quantitatifs et qualitatifs) tirés des normes AAOIFI (norme 21, voire annexe C.8). Les actions des entreprises qui opèrent dans un cadre illicite sont exclues (filtre qualitatif). De même pour celles fortement endettées (ou simplement endettées à intérêt, selon le conseil international de la jurisprudence islamique) ou qui ont certains revenus de provenance illicite (filtre quantitatif). Les obligations et les produits dérivés sont généralement exclus de ces indices. Par ailleurs, le produit qui connaît le plus de succès au niveau de ces marchés est le Sak (Sukuk au pluriel), alternatif aux placements défensifs à revenus stables, comme les obligations. Les Sukuk sont des titrisations généralement adossées à des transactions réelles (Diagne, 2016, p38) liées aux contrats détaillés dans la partie ci-dessus, à l’exception près que certains d’entre eux ne sont pas négociables sur le marché secondaire s’ils représentent une dette. Ils sont souvent assimilés aux Asset Backed Securities.

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Tableau 1 : Comparaison entre Sukuk, obligations et actions Critères de comparaison

Obligations

Sukuk

Actions

Nature

Dette

Financement SPV

Propriété (Part capital)

Flux et revenus

Pourcentage annuel

Réguliers ou variables

Sur décision de l’assemblée

et régulier en général

(Selon le contrat)

générale, au prorata du capital

Limitée

Limitée en général

Illimitée

Priorité en cas de liquidation Prioritaire

Selon les cas

Après paiement des créanciers

Risque

Faible en général

Faible en général

Plus élevé

Droit de vote

Non

Non

Oui, sauf exceptions

Echéance

Source : L’auteur

Ce tableau récapitulatif permet de mieux cerner les différences entre ces produits. Les Sukuk sont à mi-chemin entre les obligations et les actions. En pratique, les analystes occidentaux les considèrent comme du ‘’Fixed Income’’, car les praticiens de la FI les présentent comme des répliques des obligations, ce qui est un abus majeur au regard de leurs fondements. Ces produits sont actuellement très prisés et fonctionnent de plusieurs manières selon la transaction sous-jacente. Ciaprès un schéma récapitulant les différents Sukuk, en prenant deux catégories principales : Les Sukuk basés sur des transactions réelles, et ceux qui ne prennent la transaction que comme un indice de référence pour la distribution de gains ou de pertes, mais qui ne sont pas liés en termes de propriété à l’actif sous-jacent (les ‘’Asset Based’’). En réalité, ces derniers ne sont pas conformes aux principes de la FI et sont de plus en plus marginalisés. Figure 4 : Classification des Sukuk selon la transaction sous-jacente

Source : Securities commission 2009

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La classification met en avant quatre sous catégories. La première implique des transactions représentant de la dette (Salam, Vente à Terme : BBA …). La seconde concerne les transactions représentant un loyer, avec ou sans option d’achat. La troisième représente les participations en capital (Musharaka…). Enfin, la dernière est un contrat d’agence, Wakala. Les Sukuk ont en général un montage assez commun. Le schéma ci-après est un montage générique permettant de le cerner.

Figure 5 : Schématisation des montages de Sukuk

Source : Al Khawarizmi Sukuk report

c. Schéma récapitulatif du système économique et financier islamique Afin de représenter schématiquement l’ensemble du système, nous avons jugé utile d’en rassembler les différents éléments au sein d’une même représentation. Dans ce schéma récapitulatif, nous avons commencé par la base du système, à savoir les sept piliers, avec quatre principes directeurs et trois interdits précédemment étayés. L’ensemble du système est supervisé par les comités de conformité charia ou shari’ah boards nécessaires à l’entrée de l’institution dans la sphère de la FI. Sur les côtés nous avons repris les éléments présents dans toute économie, à savoir la politique monétaire et la politique budgétaire, nécessaires même dans ce système, tout en soulignant les spécificités et l’adaptation. Nous avons par la suite répertorié les six principales institutions en revenant pour chacune, autant que faire se peut, sur les principales spécificités, les avantages et les principaux défis.

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Figure 6 : Schéma récapitulatif du système économique et financier islamique

Source : L’auteur

1.1.5 Conclusion L’analyse des principes directeurs, qui a permis de cerner conceptuellement l’EI, nous a permis de dresser un certain nombre de lois fondamentales intrinsèques au système économique islamique. Ces lois font état d’axiomes, pour les plus ancrées d’entre elles qui ne font pas l’objet de divergences, et constituent les frontières qui permettent de constater ce qui fait partie du SEI de ce qui n’en fait pas partie. Bien qu’étant ouvert par définition (tout est permis, sauf ce qui est expressément interdit), le système économique islamique est encadré par des principes tirés des sources primaires de la jurisprudence (Coran et Hadiths) ainsi que des sources secondaires (Ijtihad…). Il est orienté vers la préservation des cinq universaux, étant lui-même un sous-système du système social islamique. Les interdits qui y figurent jouent ce rôle de frontière de système, aux côtés de principes positifs censés orienter l’économie d’une manière générale. Ce système économique est donc le fruit d’une doctrine qui s’est déclinée en pratiques pendant quatorze siècles dans la civilisation islamique, avec des hauts et des bas, cycles qui ont d’ailleurs été Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 50 -

théorisés et analysés par Ibn Khaldûn, un précurseur. Le SEI jouit de procédés et de méthodes qui varient selon les régions, sans pour autant violer les principes de base en général, communs aux différentes économies islamiques types. De nombreuses théories y ont été développées, notamment sur l’inflation, la monnaie, la fiscalité, le rôle de l’Etat, les politiques publiques, les cycles, les crises… Ces théories ont peu souvent été citées dans les ouvrages d’économie qui reprenaient le postulat Schumpétérien supposant que l’humanité a traversé cinq siècles de vide en termes de théorie économique à partir du treizième siècle (Verrier, 2004). L’une des raisons que nous pourrions avancer pour expliquer cette ignorance est que bien souvent, dans le monde musulman, l’économie est traitée dans les ouvrages de jurisprudence et rarement dans des traités indépendants. D’autres raisons ont très certainement participé à cette ignorance. Plus concrètement, le système économique islamique semble riche en modes de financement de l’économie, tant publics que privés, qui s’appuient sur un droit des contrats diversifié et qui répond à différentes situations socio-économiques. Il s’avère relativement plus complexe et profond par rapport à la superficialité qui lui est prêtée dans certains cas. De nombreuses institutions forment ce système économique, interagissant entre elles, comme le Waqf, la Zakat, le Takaaful, la microfinance, les MFI, le régulateur, les IFI… Ces dernières sont d’ailleurs le sous-système le plus avancé du SEI, et disposent d’un éventail de mécanismes, de normes et de transactions très élargi, vu qu’elles sont déjà déployées dans plusieurs pays. Au niveau social, la redistribution s’opère tantôt par des canaux privés, tantôt par des canaux publics, alimentés par un système fiscal qui a hérité d’une longue tradition d’expertise. Pris dans leur ensemble, ces éléments montrent que l’EI a tout d’un système. Aujourd’hui, l’EI relève plus de la doctrine, certes plus proche de la théorie, tout comme la CPP, que d’un système mis en pratique à la perfection dans toutes ses composantes. Certaines de ses composantes sont cependant très bien ancrées. Nous avons à travers plusieurs pays musulmans des segments d’EI, des émanations de ses sous-systèmes, proposant ainsi une ébauche d’alternative au système capitaliste dominant l’économie depuis près de deux siècles. Ces émanations et cet intérêt occidental croissant pour ces sous-systèmes, notamment celui de la FI, seront-ils durables ou seulement passagers, constitueront-ils une source d’inspiration pour enrichir la perception humaine du fait économique ou simplement une source d’investissements alternatifs pour diversifier les portefeuilles ? Ce système, au vu de ses caractéristiques spécifiques, pourrait-il apporter une réponse et plus de résilience face aux excès spéculatifs souvent observés ? Maintenant que nous avons cerné le SEI, l’analyse de telles interrogations passera nécessairement par une connaissance approfondie d’une des principales problématiques du capitalisme contemporain : la spéculation.

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CHAPITRE II

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1.2 Définitions et théories majeures de la spéculation La question de la spéculation n’est pas une problématique nouvelle au niveau de la littérature économique. En 1900, sous l’encadrement du mathématicien Henri Poincaré, Louis Bachelier présente, en précurseur, une thèse qui traite du phénomène d’un point de vue mathématique, en essayant d’en dégager des lois de probabilités qui régiraient le marché tout au long de l’histoire. C’est un phénomène qui a fait l’objet de nombreuses analyses mais demeure complexe à cerner et à définir même à ce jour, et nombreux sont ceux qui ont affirmé qu’aucune définition claire ne peut être donnée. Ce phénomène peut-il être approché de manière plus structurée et moins littéraire de telle sorte à en faciliter l’exploration, l’explication et l’exploitation ? Dans un contexte marqué par une instabilité chronique souvent liée à la spéculation, et une récurrence sans précédent de crises financières, il nous est paru essentiel d’aborder la question du risque spéculatif, à travers un prisme purement conceptuel dans un premier temps. A cet égard, nous procèderons à une première analyse qui permettra de revenir sur le concept de spéculation, ses définitions et ses théories majeures. Notre première section aura pour objet de revenir sur les principales définitions du concept de spéculation dans la mesure où l’évaluation du risque de spéculation passe nécessairement par un cadrage clair du concept. Les définitions permettront de mieux cerner les composantes à maitriser lorsqu’il sera évoqué. Les théories permettront de mieux appréhender l’évolution du concept et de ses perceptions. A cette étape, le concept de spéculation deviendra de plus en plus clair, ce qui nous permettra de le décortiquer plus profondément, et d’en analyser les principales causes au niveau de la partie suivante. A l’issue des premières analyses, nous serons en mesure de proposer une définition assez structurée et exhaustive du concept, tout en rappelant les réserves à garder lors du traitement d’un phénomène socio-économique, ayant un fort potentiel de mutation. Cette définition permettra toutefois d’avoir un référentiel conceptuel qui servira de base pour la suite des travaux.

1.2.1 Caractéristiques principales et définitions majeures du concept La spéculation a sans aucun doute été l'un des concepts les plus évoqués après la dernière crise financière de 2008 et plus généralement au lendemain des crises financières des deux derniers siècles. Pourtant c'est un concept qui demeure polysémique, polémique, subjectif et mal cerné. Les définitions sont changeantes, variables, voire contradictoires, et certains abus sont mêmes constatés. La spéculation est l’objet elle-même de spéculations éternelles sur son rôle et sa légitimité, tantôt

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encouragée et tantôt contestée. Elle fait l’actualité de tous bords, mais quand il s’agit de scientifiquement décrire et cerner le concept de manière structurée, à travers des facteurs connus, clairs et reconnus, nous faisons face à un nombre de difficultés et de controverses inattendues. Entre le sens commun donné à la spéculation, généralement teinté de rejet, voire de mépris, et le sens journalistique qui varie selon la nature de la presse (généraliste, financière…), ou encore le sens attribué par les économistes d’une part et les praticiens de la finance d’autre part, l’observateur est rapidement perdu entre des conceptions parfois diamétralement opposées et divergentes par rapport à un phénomène qui part d’un seul mot : la spéculation. Comment expliquer ces fossés de perception alors même que le mot fait bien partie de la langue française et qu’il est définit dans n’importe quel dictionnaire ? Pourquoi est-il perçu tantôt comme nécessaire et tantôt comme facultatif, voire néfaste et nuisible par des praticiens du domaine ? Est-il à ce point délicat de pouvoir disséquer ce concept au maximum, pour remonter, par un processus inductif, à une définition détaillée qui met en lumière ses différentes composantes les plus abstraites et qui sont justement, bien souvent, la cause de ces divergences ? L’objet de cette première section sera de recadrer ce concept en partant des définitions des économistes et des sources sérieuses avant de passer en revue les composantes du concept. Nous trouvons donc fort utile de passer en revue un nombre suffisant de définitions que nous rangerons dans une nomenclature d’éléments qui a été formalisée à l’issue d’un certain nombre de lectures, afin de fluidifier la compréhension, dans la perspective de pouvoir scientifiquement cerner ce concept polysémique. Nous dépasserons les 3 dimensions évoquées par Kaldor lors de son traitement de la spéculation (acteurs, supports et objets, contexte) dans la mesure où les changements structurels de l’activité l’imposent. Nous analyserons des dimensions supplémentaires afin de clarifier au mieux la frontière séparant ce qui relève de la spéculation de ce qui n’en fait pas partie. a. L’incertitude, l’anticipation et l’information Depuis ses définitions les plus basiques du Larousse42 « Achat d’un bien en vue de réaliser un bénéfice lors de sa revente » qui en font un concept quasiment similaire à toute opération commerciale classique, aux définitions les plus fines et diverses chez les penseurs économiques, le concept de spéculation est assurément l’un des concepts économiques et financiers que nous avons le plus de mal à cadrer. Il est tiré du bas latin speculatio et speculari (Working, 1960, p1), désignant un lieu d'observation pour le premier, et l’action d’anticiper pour le second. En ce sens, il s’agirait d’observer 42

Dictionnaire Larousse, Système, Le site des Éditions Larousse. URL : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/syst%C3%A8me/76262 (3/9/15)

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et d’appréhender des mouvements qui permettraient d’anticiper l’arrivée d’un événement. A l’époque romaine, un tel lieu pouvait facilement permettre de constater l’arrivée d’un convoi commercial, d’une armée ennemie ou d’autres éléments pouvant influer sur la vie de la cité. Utilisé au sens figuré, le terme désigne, de façon plus générale, une réflexion intellectuelle portant sur des objets abstraits. La notion d’abstrait montre d’ores et déjà la complexité du phénomène et la place que la subjectivité peut y tenir. Cela fait référence au lointain, au flou. Le verbe lui-même implique de l’incertitude et signifie que dès lors qu’on essaie de cerner les conséquences éventuelles d’un problème, nous sommes déjà en train de spéculer (Working, 1960, p1). Au fil du temps, le concept de spéculation s’est vu confiné plutôt à l’action qui suit la méditation et l’anticipation, plutôt que l’anticipation elle-même (Working, 1960, p1). Le qualificatif « spéculatif » semble garder ces principaux attributs à ce jour tant les voix de ses défenseurs et de ses détracteurs s’élèvent dans la sphère économico-financière. Il s’est d’ailleurs rapproché d’un autre qualificatif : « risqué » (Working, 1960, p2). Comment expliquer un tel rapprochement alors qu’à la base l’observation relève du réel, du tangible, bien que lointain ? L’incertitude est un premier élément d’explication. Précisons tout d’abord que l’information est l’un des outils fondamentaux du spéculateur face à cet incertain, ou plutôt, l’asymétrie d’information. En finance, « La spéculation revient à livrer à l'ensemble du marché une information (ou l'indication d'une information) connue du seul spéculateur » (Alternatives économiques)43. Néanmoins, l’asymétrie de l’information reste un avantage comparatif qu’a le spéculateur par rapport aux petits investisseurs amateurs qui ne suivent pas les variations à la seconde près, mais plutôt mois par mois, comme c’est souvent le cas des petits épargnants. En quoi peut-on alors, à travers le suivi de ces variations, identifier le spéculateur ? b. La variation de prix anticipée importe plus que le sous-jacent Nicholas Kaldor (1939), référence à ce niveau, définissait le concept de la manière suivante : « L'achat (ou la vente) de marchandises en vue d'une revente (ou d'un rachat) à une date ultérieure, en anticipation d'un changement des prix en vigueur, et non en vue d'un avantage résultant de leur emploi, ou une transformation ou un transfert d'un marché à un autre ». Cette définition est à ce jour l’une des plus relayées. Plus loin, Kaldor distingue les achats spéculatifs du reste par le fait que les premiers n’auraient pas eu lieu en l’absence d’anticipation d’un changement de prix. Selon Kaldor, ce serait à la faveur d’une anticipation des mouvements de marchés que le spéculateur initie sa 43

L’économie de A à Z (2010), Spéculation, Le dictionnaire d’Alternatives Economiques en Ligne. URL : http://www.alternativeseconomiques.fr/Dictionnaire_fr_52__def1411.html (27/08/2014)

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transaction. C’est du fait de ces fluctuations de prix qu’il ferait des profits. L’objectif principal est donc la revente intervenant après la fluctuation du prix de l’objet de spéculation, dont l’anticipation reste la priorité du spéculateur. Il précise davantage son propos en mentionnant que le spéculateur n’est pas intéressé par le sous-jacent. Son utilisation physique, son transfert d’un marché à un autre ou sa transformation ne font pas partie de ses objectifs. Autrement il serait un acteur de l’économie réelle ou traditionnelle, un commerçant ou un industriel. Comment cette intervention du spéculateur se matérialise-t-elle donc sur le marché ? c. Impact économique réel et physique limité, voire absent Il existe une croyance commune selon laquelle la spéculation est plutôt synonyme de prédation plutôt que de productivité (Working, 1960, p2). La seconde partie de la définition de Kaldor est très utile à ce titre, par rapport à la définition du Larousse, tant elle démarque d’emblée la spéculation de l’activité commerciale, intrinsèquement liée aux flux physiques des marchandises dans la majorité des cas, à travers leur emploi, transformation ou transfert d’un marché à un autre. Pour ce qui est de l’emploi, c’est un processus de consommation de la marchandise ; aucune autre étape n’interviendra donc après cette transaction finale pour cette marchandise, en l’état. La valeur ajoutée est donc consommée par le consommateur final. Au niveau de la transformation, elle s’inscrit dans le cadre éventuel d’un processus industriel destiné à greffer à cette marchandise une valeur ajoutée supplémentaire avant de la remettre sur le circuit productif. La marchandise, en l’état, est donc modifiée et acquiert de la valeur. Enfin, le transfert d’un marché à un autre est un processus qui est aussi du domaine du commerce et dont la principale valeur ajoutée se situe dans la partie logistique, c'est-à-dire la mise à disposition d’un marché donné d’une marchandise qui n’y existait pas. Ces détails mis en avant, nous pouvons mieux imaginer pourquoi la spéculation est généralement moins associée à une création de valeur. C’est le cas car le spéculateur ne consomme, ni ne modifie, ni ne transfère la marchandise, lorsque nous analysons la valeur par rapport au cadre conceptuel fourni par Kaldor. Nous percevons donc, en seconde partie de sa définition, l’insistance sur l’absence d’impact économique physique et tangible de la transaction spéculative. C’est pour cette raison que les tribunaux américains mettaient comme frontière distinctive entre la spéculation et le commerce « l’intention de livrer » (Working, 1960, p3), critère incomplet car incorporant la couverture également. La même tendance s’observait en France44. 44

« Avant la légalisation des opérations sur les marchés à terme par la loi de 1885, la jurisprudence avait déjà amorcé ce tournant. Les juges opéraient une distinction en fonction de l’intention des parties entre opérations réputées sérieuses, impliquant un transfert réel des valeurs et jugées économiquement utiles, et les opérations fictives dans lesquelles les parties avaient l’intention de se régler par une simple différence de cours », (Morin, 1998, p.188 cité par Abu Hamdane)

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Les opérations spéculatives sont réputées « pures ou sèches, c’est-à-dire qu’elles sont autosuffisantes et qu’elles n’ont pas de contrepartie directe dans la sphère réelle de l’économie » (Plihon, 1996). Le spéculateur ne ‘’désire pas’’ entrer dans le cours normal du commerce ou de l’investissement (Working, 1960, p3). La création de valeur résultant de l’emploi, la transformation ou le transfert, et qui est en dehors de l’activité spéculative, est une création réelle, qui donne droit à une rémunération réelle en contrepartie, qui peut bien évidemment varier en fonction de l’offre et de la demande. Le point clef ici est que le spéculateur s’attend à une rémunération (variation positive du prix) sans création réelle de valeur économique (Working, 1960, p3), mais simplement en rétribution par rapport à sa ‘’bonne intuition’’. Pourtant, n’est-il pas un apporteur de liquidité au marché ? En réalité, l’injection de liquidité (élément justifiant la spéculation pour certains) n’est pas un élément sur lequel le spéculateur s’attend à une rémunération, vu qu’elle relève plutôt de la justification macroéconomique et qu’elle ne fait pas partie des calculs microéconomiques du spéculateur. Nous retrouvons cela chez Oaidah, pour qui la spéculation est une activité non productive (et plus risquée) (Oaidah, 2010, p307). En revenant aux détails fournis par Kaldor dans sa définition, il apparaît que tout ce que le spéculateur ne veut pas faire de la marchandise (emploi, transformation, transfert) est justement lié aux éléments apportant une valeur ajoutée supplémentaire. L’investissement, lui, est une activité productive (et moins risquée) liée à l’activité économique réelle alors que la spéculation n’aboutit qu’à des transferts de richesses d’un groupe d’opérateurs financiers à un autre (Al Suwailem, 2006), sans mouvements de marchandises ou de production réelle. La question du risque, abordée par Oaidah, mérite un certain approfondissement. d. Une activité bien plus risquée La définition adoptée par le « Shariah advisory council » supervisant la bourse malaisienne, a des termes très clairs : « L’achat et la vente en vue de réaliser un profit important mais avec un risque important » (Securities commission, 2007). Ici, le concept cardinal du risque est évoqué, complétant ainsi la définition précédente. L’élément ‘’risque’’ est en effet intrinsèquement lié à l’activité spéculative, mais pour quelle raison ? S’il est un critère des plus subtils distinguant l’investissement de la spéculation et des jeux de hasard, c’est bien celui du risque. Dans le Dictionnary of banking and investment terms, nous relevons d’ailleurs que « le terme spéculation implique que le risque lié à une affaire ou à un investissement peut être mesuré et analysé, et sa distinction du terme investissement est le degré de risque supporté. Cela diffère du jeu qui est basé sur des résultats aléatoires »45. Il 45

Barron's Educational Series, Speculation, Allbusiness.com. URL: http://www.allbusiness.com/glossaries/speculation/4946309-1.html (09/02/2015)

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convient de spécifier d’emblée que le spéculateur ne supporte pas de risques logistiques liés à l’actif sous-jacent qu’il détient. Il supporte des risques purement financiers. Il devient alors évident que ce surplus auquel s’attend le spéculateur est bien plus risqué que la création de valeur réelle à travers les circuits conventionnels de l’investissement et du commerce. Une intuition reste du domaine du subjectif, de l’abstrait, sur laquelle un opérateur de marché ne peut s’appuyer pour acheter une marchandise plus chère que le prix qui a été payé par le spéculateur, tout simplement car cette intuition ne possède pas de valeur ajoutée intrinsèque en soi, contrairement à la transformation ou le déplacement. Ainsi, il convient de souligner que le risque pris par le spéculateur est plus important que celui pris par l’investisseur qui greffera une valeur ajoutée claire et certaine à la marchandise avant de la revendre. Le premier s’appuie sur des prévisions abstraites des mouvements de marché au niveau macroéconomique, alors que le second s’appuie sur une réalisation concrète qui a été greffée à la marchandise, avant de la revendre (nous mettons de côté le cas de la consommation finale, l’emploi de la marchandise chez Kaldor). Pour étayer la notion du risque, qui semble décisive dans la qualification d’un investissement comme étant spéculatif, il convient de citer le Dictionnary of bank and accouting terms qui définit la spéculation comme étant le « placement de fonds dans des investissements à hauts risques, comme les options ou les contrats futurs. Le risque est mesuré par les variations du profit anticipé et leur distribution en termes de probabilités. Un investissement spéculatif a un résultat prévisible, mais avec une forte distribution et des probabilités importantes d’occurrence d’événements extrêmes. La spéculation intervient généralement sur des opérations de court-terme avec l’espoir d’obtenir un profit important par un accroissement du capital mais avec un risque important. La perte potentielle d’un investissement spéculatif peut être limitée par des stratégies de couverture »46. Notons de prime abord la récurrence de concepts ‘’Kaldoriens’’ tels que l’origine des profits (provenant d’une variation du capital, donc de la valeur du sous-jacent et non son usufruit). De surcroît, il y a également la notion d’anticipation (‘’prévisible’’ ici). Cette définition qui met bien en relief l’importance du facteur risque dans l’identification d’un investissement spéculatif, nous éclaire davantage par rapport au degré de ce risque, qualifié de haut, et le moyen de mesurer ce risque, à travers la probabilité d’occurrence d’événements extrêmes ainsi que la forte distribution. Elle mentionne, de surcroît, que l’occurrence d’événements extrêmes a une probabilité fortement supérieure à celle d’un investissement que l’on qualifierait de classique, ce qui institue cette variable (le risque) comme référence permettant de différencier l’investissement spéculatif de l’investissement que l’on qualifierait de classique.

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Même référence

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Al Suwailem (2006) ajoute plus de détails et de précisions à ce propos en affirmant que non seulement le risque est plus élevé, mais dans une activité purement spéculative, la probabilité de perdre est supérieure à celle de gagner47. Cette seconde ligne de démarcation est capitale, à côté de celle du degré de risque accepté. Il en résulterait que, dès lors qu’une opération a une probabilité de perte supérieure à la probabilité de réussir, elle peut éventuellement être qualifiée de spéculative. Le spéculateur accepte cette probabilité car le montant du profit potentiel est important, ce qui minimise à ses yeux la faible probabilité de perte. Lorsque le risque de perdre est trop grand, il tombe dans le domaine du jeu de hasard, comme les paris et les casinos, où la probabilité de gain n’est pas faible, mais totalement négligeable. Al Suwailem dresse ainsi comme frontière, entre la spéculation et l’investissement, la ‘’confiance’’ de l’acteur dans la probabilité de succès de l’opération. « Une action qui échoue plus souvent qu'elle ne réussit ne peut être considérée comme une source de profit » (Al Suwailem, 2006, p60). Se pose alors avec acuité la question du support privilégié de cette action. e. Les outils privilégiés de la spéculation Dans cet ordre d’idées, une définition sensiblement similaire est également adoptée par la commission européenne qui définit le spéculateur comme procédant à « l’achat/vente (de dérivés) afin d’acheter/vendre plus tard (souvent avant échéance du titre) ce même titre, afin de tirer profit des variations de prix », ce qui oriente déjà la définition vers les dérivés (De Schutter, 2010, p10) dans le mesure où la commission évoque la question de l’échéance du titre, ce qui n’a pas lieu d’être si nous parlons d’actions ou de matières premières en dehors des dérivés (futurs48, options49…). Soulignons au passage que le concept de liquidation/compensation est évoqué lorsque la commission parle de ‘’même titre’’, concept sur lequel nous reviendrons plus en détail. Dans le Dictionnary of finance and investment terms50, la définition de la spéculation relève quelques outils de couverture parmi lesquels les options, la vente à découvert, les contrats futurs et bien d’autres. D’un point de vue historique, avant l’avènement des dérivés, la spéculation portait essentiellement sur les titres financiers, et avant, elle portait sur les matières premières. Pourquoi un tel glissement de supports ? Est-ce parce que, comme le rappelait Working (1960, p2), la distinction 47

L’espérance d’un investissement peut être positive, même en cas de très forte probabilité de perte, si en cas de gain le montant est significatif. Le spéculateur raisonne en termes d’espérance plus qu’en termes de probabilité de succès. 48 Contrat futur : « […] est un accord entre deux parties pour acheter ou vendre un actif donné à une date future pour un prix convenu. », (Hull, 2004, p. 6). 49 Option : « Une option d’achat (appelée Call par la suite) donne le droit [et non l’obligation] à son détenteur d’acheter une certaine quantité d’un actif sous-jacent à une date future donnée et à un prix convenu. (…) Si l’exercice [donc du ‘droit’ ou de l’‘option’] peut survenir à tout moment jusqu’à la date de l’échéance, l’option est dite américaine. Par contre, si l’option ne peut être exercée qu’à la date d’échéance, elle est dite européenne. », (Hull, 2004, p. 7). 50 Barron's Educational Series, Speculation, Allbusiness.com. URL: http://www.allbusiness.com/glossaries/speculation/4946309-1.html (09/02/2015)

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entre spéculation sur les matières premières et investissement sur les matières premières est plus simple que lorsque cela porte sur des titres financiers, qui compliquent la mise en évidence d’une frontière ? Le glissement semble essentiellement dû aux deux conditions spécifiées par Kaldor (1939) concernant les supports de la spéculation. Plus ils ont un coût de transaction et de stockage faible, plus ils sont adaptés. Ainsi, pratiquement tout support peut être objet de spéculation, mais à une échelle bien différente. Ces définitions étendent la question de la spéculation à tout titre ou propriété, sans restriction. Il va sans dire que la position de Kaldor par rapport aux marchandises faisait référence au commerce dominant de l’époque. Nous pouvons donc imaginer que par extension aux éléments exceptionnels, sa définition s’applique également aussi bien pour les actions (l’objectif y serait la variation de la valeur et non le dividende annuel) et les produits dérivés (l’objectif serait la variation de la valeur et non l’exercice à l’échéance et la couverture réelle). Ainsi, dans ce cas, c’est bien plus explicite avec « toute propriété ou titre ». Actuellement, la spéculation sur les actions n’est pas la même que sur les produits dérivés, dont une majorité représente des transactions futures. Un produit dérivé est un produit dont la valeur dépend de la valeur d’un ou plusieurs actifs de référence sous-jacents, sa valeur ‘’dérive’’ de ces derniers (Hull, 2004). Selon Al Suwailem (2006), les dérivés permettent de ‘’commoditiser’’ (titriser) le risque afin de le vendre, ce sont des outils favorisant le commerce du risque, vison qui se rapproche de la théorie financière classique (Hicks, 1946 ; Newbery, 1987). Les dérivés sont donc un nouvel élément qui se greffera à la définition contemporaine du concept par souci d’exhaustivité. En effet, le concept de spéculation évolue de pair avec les évolutions des pratiques financières et des outils technologiques. Les produits dérivés se sont avérés être d’excellents véhicules pour les spéculateurs, question que nous évoquerons de manière détaillée dans la seconde partie en analysant les facteurs de la spéculation. Les temps ont donc visiblement changé par rapport à 1939, lorsque Kaldor voyait dans les actions et les obligations « de parfaits supports de spéculation car elles possèdent, à un degré extrême, tous les attributs nécessaires » (Kaldor, 1939). Nous sommes ici dans l’obligation d’introduire le concept, très physique, de la relativité, à travers une digression fort utile. Dans la théorie de la relativité restreinte, nous apprenons que certaines mesures varient selon le référentiel espace-temps de l’observateur51. Une petite extrapolation prospective pourrait même aboutir à envisager que, vu que ce qui fut considéré comme spéculatif un temps (actions et obligations) est aujourd’hui vu

51

http://acces.ens-lyon.fr/clea/lunap/Relativite/relativite-restreinte-principes-et-applications/Temps-Propre_Temps-Impropre.pdf (10/02/2017)

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comme étant fondamental, un jour les dérivés seront vus comme fondamentaux, sains et ‘’mainstream’’ si des produits encore plus spéculatifs apparaissent. Dans une optique légèrement différente mais plus expressive, la revue française Alternatives économiques (généralement classée plutôt à gauche et donc d’obédience socialiste) résumait le concept à « parier sur le futur »52 et ainsi accepter de prendre un risque dont on déchargerait un autre acteur économique, ajoutant que « la spéculation s'apparente à une forme particulière d'assurance », en référence surtout aux produits dérivés qui constituent, pour beaucoup d’entre eux, une assurance reposant sur la titrisation d’un risque, puis sa cession. Il convient de souligner que la définition s’inscrit dans un cadre plus contemporain, cadre dans lequel la spéculation est de plus en plus associée aux produits dérivés, et non, comme l’expliquait Kaldor, à la spéculation sur la variation des prix des matières premières. f. Une activité privilégiant le court-terme Il est intéressant de noter que la définition de Kaldor met aussi en évidence l’horizon de courtterme, sur lequel nous reviendrons dans le second chapitre. Nous garderons pour l’instant à l’esprit que l’horizon sera également une variable de référence qui permettra de faire la différence entre les investissements spéculatifs et classiques. En somme, elle cadre le concept tout en précisant qu’il s’agit d’une activité qui respecte les lois de la finance liant proportionnellement risque et profitabilité. La définition se garde de toute prise de position, perspective scientifiquement neutre qui n’est pas toujours partagée dès lors que l’on sort de la perspective du chercheur (journalisme par exemple). La notion de court terme se retrouve confirmée par la définition du Dictionnary of business terms : « L’achat de toute propriété ou titre en s’attendant à réaliser un profit rapide du fait de la volatilité, potentiellement sans étude préalable poussée. Se compare avec le jeu de hasard basé sur la chance et l’aléatoire, mais contraste avec l’investissement » (Securities commission, 2007). Le Dictionnary of banking terms définissant la spéculation note à cet effet que « les traders qui achètent et vendent dans ces marchés pour leur propre compte s’attendent à réaliser des gains dans le court terme »53. En général, le court terme reste le principal horizon opératoire du spéculateur. C’est l’horizon opératoire privilégié pour les traders de dérivés, généralement motivés par les résultats même à très court terme (Khan, Muntaqa et Abdulsamad, 2008, p2). Autrement dit, ce n’est pas le rendement à long terme (dividendes d’actions) qui importe le spéculateur, mais bien la variation

53

Barron's Educational Series, Speculation, Allbusiness.com. URL : http://www.allbusiness.com/glossaries/speculation/4946309-1.html (09/02/15)

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positive de la valorisation du principal de l’actif qu’il détient, comme spécifié par Kaldor. Pour le spéculateur cet horizon a en plus tendance à se réduire de plus en plus au fur et à mesure des avancées technologiques, comme l’informatisation puis la robotisation récente des transactions financières, qui sera analysée plus en détail. C’est aussi la notion de volatilité qui attire l’attention dans cette définition, et qui se fait remarquer par rapport aux précédentes. En témoigne la posture de Oaidah (2010, p303) qui définit la spéculation comme étant une activité « visant à accroitre la volatilité dans le court terme, à travers des tentatives de monopole et d’influence psychologique, et visant également à augmenter le volume des transactions de manière fictive et virtuelle et à propager des rumeurs ou de fausses informations ». Cette définition appréhende la spéculation sous un autre angle, à savoir celui qui est plus macro-économique, avec une posture idéologique clairement identifiable. Cependant, elle reste très utile à la lumière des concepts évoqués. Oaidah présente en fait certaines des conséquences de la spéculation tout en la définissant. Il est évident que la volatilité n’est pas intrinsèquement liée au fait de spéculer, mais elle peut en être à la fois une cause et une conséquence dans une évolution dynamique comme cela sera développé en seconde partie. Néanmoins, les éléments intéressants qui s’ajoutent aux précédentes définitions sont la notion d’influence psychologique, de monopole, de volume des transactions, de virtualité et des rumeurs et fausses informations. En somme, hormis ces derniers points, dans les autres définitions, la spéculation pouvait tout autant se prêter aux opérateurs sur le court terme que ceux sur le long terme. En ajoutant cette précision importante, il arrive à mieux cadrer le concept et le circonscrire dans un horizon temporel clair et limité, le court terme. Les autres éléments évoqués telles les fausses rumeurs, le monopole et les volumes fictifs sont effectivement des outils souvent utilisés par les spéculateurs qui influent sur les cours de tel ou tel actif, mais qu’il serait délicat de généraliser sur l’ensemble des spéculateurs tout en restant objectif. Pour autant, cette association d’éléments à connotation péjorative est-elle une tendance marginale, exceptionnelle ? g. Une connotation péjorative redondante Le dictionnaire de la finance et l’assurance internationale revient sur ce constat en définissant la spéculation comme un « terme utilisé dans certains cas avec une connotation péjorative et s'applique à l'investissement en vue de gains à court terme ». L’aspect péjoratif est ici un élément de plus par rapport à l’ensemble des définitions précédentes que nous avions au préalable relevé. Il semble avoir toujours été associé au terme (Working, 1960, p2). Il est ici clairement exprimé et consolide donc cette vision de glissement du sens générique vers le sens le plus commun. Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 62 -

L’assimilation de la spéculation, par certains acteurs financiers, à une activité ayant de nombreux bienfaits, est plutôt circonscrite à une sphère de financiers qui y voient une activité nécessaire (Working, 1960, p2), et dont la perception n’est pas partagée dans le langage commun. Or, la langue a pour objet principal de refléter la pensée commune, pensée qui s’oriente dans notre objet d’étude vers une perception négative de cette activité. « Il suffit de lire les qualificatifs imprécis et souvent métaphoriques dont on affuble la spéculation […] En voici quelques exemples : euphorie… spéculation foncière démentielle… passion aveugle… orgies financières… frénésie… fièvres spéculatives… désir obsessionnel de richesse… avidité… investisseurs grisés… aveuglés… sourds et aveugles… au royaume des fous… crédibilité à bon compte… excès de confiance… excès de spéculation… excès d’échanges… appétit enragé… folie… une folle ruée vers l’expansion… » (Kindleberger, 1978, p30). Gageons que ce sens commun de la spéculation est en voie de consolidation. Une nouvelle digression s’impose ici. Dans les sciences du langage, un certain nombre d’experts de la linguistique confirment que c’est la pensée qui façonne le langage dans l’histoire, plus que l’inverse : « les ‘’linguistiques cognitives’’ sont apparues depuis les années 70. Elles désignent une famille de recherches qui, bien que non unifiées, partagent un postulat commun sur les fondements du langage. Elles soutiennent que le langage est sous la dépendance de processus cognitifs sous-jacents : schémas perceptifs et images mentales. Pour dire vite, ce n'est pas le langage qui structure la pensée, c'est la pensée qui façonne le langage » (Dortier, 2003). Ainsi, « pratiquement personne n’utilise le mot spéculation pour décrire son sens « artificiel » à savoir l’activité économiquement nécessaire avec prise de risque, alors que pratiquement tout le monde l’utilise un jour ou l’autre avec son sens le plus commun » (Working, 1960, p2). Cette analyse linguistique nous orientera inéluctablement à considérer la spéculation dite ‘’positive’’ ou ‘’utile’’ ou encore ‘’primaire’’ pour reprendre Woelfel (1993) et selon certains économistes, comme étant de l’investissement ou du commerce, et à l’exclure du champ de définition que nous adopterons pour le concept de spéculation. Des critères seront retenus dans notre définition, et référentiel conceptuel, pour permettre de distinguer au mieux la spéculation de l’investissement et du commerce. Notons que ces dissonances cognitives font que, bien souvent, le terme est utilisé en référence à quelque chose qui n’est pas de la spéculation, ce qui alimente davantage la controverse et l’incompréhension. Bien rarement le terme fut-il utilisé pour décrire le sens économique classique du concept, à savoir une « prise de risque nécessaire » (Working, 1960, p2).

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h. Davantage de points communs avec les jeux de hasard La question de la ressemblance entre la spéculation et les jeux de hasard a souvent fini devant les tribunaux aux USA, tant les perdants voulaient éviter de rembourser leur courtier en prétendant que ces dettes étaient assimilables à des jeux (Working, 1960, p3). Pour rappel, la définition d’Alternatives économiques greffe un concept supplémentaire qui est le pari, vu que la notion d’anticipation du futur se trouve déjà chez Kaldor. Le pari est une terminologie empruntée au domaine des jeux de hasard dans le langage courant. Son utilisation par la revue Alternatives Economiques n’est-elle pas excessive, voire idéologiquement positionnée ? La spéculation serait selon eux une sorte d’anticipation justifiée, d’intuition perçue ou d’observation probable, permettant de parier sur une évolution future du prix d’un actif financier, ou son dérivé, et en tirer des bénéfices à la revente. Bien entendu, le pari peut être gagnant ou perdant. Il apparaît de plus en plus évident que ces définitions sont plus ou moins exhaustives et qu’il est difficile de prétendre qu’une définition couvre le concept de spéculation avec l’ensemble de ses composantes contemporaines, qui ont évolué, et qui évolueront encore vu qu’il s’agit d’une activité humaine et non d’une loi naturelle. Il est aussi délicat d’avancer qu’une unanimité au niveau de la définition du concept est possible, tant certaines définitions s’opposent radicalement à d’autres sur tel ou tel élément de définition. Cela est perceptible dans la définition du Dictionnary of banking and investment terms : « Le terme spéculation implique que le risque lié à une affaire ou à un investissement peut être mesuré et analysé, et sa distinction du terme investissement est le degré de risque supporté. Cela diffère du jeu qui est basé sur des résultats aléatoires ». Cette dernière remet clairement en cause le parallèle effectué par d’autres dictionnaires avec les jeux de hasard, même si cette dénonciation n’est pas toujours partagée. La difficulté résidera donc surtout dans la capacité à mettre en avant une définition structurée du concept, à partir de critères précis, qui permette d’inclure ou d’exclure sans équivoque tel ou tel outil de la spéculation une fois confronté à la définition détaillée. Dans une optique plus distinctive et précise, Woelfel (1993) et de nombreux auteurs sépareront désormais entre deux types de spéculations : la spéculation ‘’primaire’’ (liée aux affaires commerciales classiques, tels certains investissement

immobiliers)

et

la

spéculation

‘’accessoire’’

(généralement

associée

aux

investissements purement financiers et boursiers). La seconde est notre objet d’étude principal. Newbery (1987) considéra même que la définition la plus adéquate de la spéculation est « l’entrée dans une transaction financière dans le but de se porter contrepartie dans une opération de « transfert du risque » du type « couverture » (hedging) ou « assurance » » portant clairement le concept sur sa Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 64 -

partie la plus poussée au niveau financier, c'est-à-dire l’échange pur de risques, bien loin même de l’univers des affaires, et assez loin également de l’univers des actions. Cette définition, bien qu’étant plutôt restrictive par rapport aux déterminants que nous retiendrons, a le mérite de souligner l’un des aspects les plus controversés de la spéculation : le commerce du risque. Cet aspect, nous le verrons, est loin d’être le seul. Pour autant n’a-t-il pas une implication des plus déterminantes dans ce processus de quête d’éléments distinctifs ? i. Une caractéristique macroéconomique intrinsèque : le jeu à somme nulle D’aucuns considèrent actuellement que la spéculation s’avère être un jeu à somme nulle, une caractéristique partagée avec les jeux de hasard, au niveau macroéconomique (Greenspan, 1999). La caractéristique de jeu à somme nulle est en elle-même suffisante pour caractériser une opération spéculative, quel que soit l’outil utilisé (Al Suwailem, 2006, p82), argument réfuté par Gamal (2001). En pratique, c’est un jeu à somme nulle non productif avec un transfert de richesses entre les amateurs et les experts et autres initiés, selon Al Suwailem. Ce transfert de richesses entre amateurs et experts s’explique, entre autres, par l’asymétrie d’informations et la maitrise des outils de spéculation. Ce qui commençait au niveau microéconomique par un jeu à somme nulle aboutit inéluctablement au niveau macroéconomique à un jeu à somme négative, du fait des frais de transactions systématiques que doivent supporter les acteurs et des effets néfastes sur l’économie réelle (Al Suwailem 2006, p46). Inéluctablement, ces effets néfastes se traduisent par une réorientation du capital vers la rémunération d’activités non productives mais plus rentables, et donc une allocation de moins en moins optimale. Suleiman (2005) conclut que les spéculateurs génèrent leurs profits personnels au détriment de la société dans son ensemble. Le constat est que ce jeu à somme nulle a bien plus d’impact, sur la population mondiale que les paris au tiercé ou au casino, circonscrits à une catégorie limitée de la population. Cet impact est important notamment sur les échanges internationaux, les investissements, les politiques monétaires, les taux d’intérêts ou encore les prix des biens de première nécessité 54. Ainsi, les politiques sont aujourd’hui fixées à ce que va ‘’dire le marché’’ ou comment va ‘’réagir le marché’’ à telle ou telle initiative politique et économique. Comment alors ce jeu à somme nulle peut-il perdurer, vu qu’il n’est pas productif et que c’est plutôt l’inverse qui semble plus plausible ? Stiglitz (2002, p198) conclut que c’est grâce à l’argent des sauvetages et subventions gouvernementales que la spéculation se perpétue. Ces subventions peuvent aussi être indirectes. Cela s’est matérialisé par exemple lors de la crise de 2008 par les ‘’renflouements’’ des institutions 54

http://www.islamic-finance.com/item2_f.htm (27/8/14)

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financières par les fonds provenant des budgets étatiques ou en 1998 par le ‘’sauvetage’’ du fond LTCM55 de la faillite avec une injection de 3,5 Milliards de Dollars, fond pourtant piloté par les prix Nobel de la finance Scholes et Merton (Khan, Muntaqa et Abdulsamad, 2008, p10), ce qui ne peut que laisser perplexe... Ces fonds proviennent eux-mêmes des impôts prélevés sur la population. Les institutions financières en difficulté avaient brandi la menace d’un effondrement général de l’économie, vu qu’elles détiennent les bourses des petits épargnants entre leurs mains, à travers les dépôts bancaires ou les pensions de retraite. C’est là une caractéristique des entreprises de la finance dont ne peut se prévaloir aucun autre secteur économique s’il venait à chavirer. Il subirait sans aucun doute la loi du canard boiteux d’Adam Smith. Que ce soit dans les traces jurisprudentielles des siècles précédents (un juriste de Poitiers affirmait qu’un pari est un contrat où les co-contractants décident que l’un va perdre et l’autre gagner)56, ou dans les travaux de récents économistes sur la spéculation (Gonzalez affirmait que « vous pouviez l’appeler comme vous voulez, dans mon livre il s’agit de jeux de hasard » (Steinherr, 2000)), les fondamentaux du concept de spéculation sont relativement nombreux et sa ressemblance aux paris bien relevée de manière récurrente dans de nombreux travaux. Nous percevons donc un positionnement plus proche du sens que nous avons déjà qualifié de ‘’commun’’ de la spéculation, ou encore de ‘’sens populaire’’, qui perçoit avec dédain le concept, systématiquement connoté négativement avec une ressemblance aux jeux dans l’imaginaire populaire. C’est cette spéculation que qualifierait Woelfel (1993) d’accessoire. Notons qu’en mentionnant la possibilité de gain « potentiellement sans étude préalable », le dictionnary of business terms ancre un peu plus l’aspect aléatoire et jeux de hasard qu’il explicitera juste après. L’avis d’un expert du marché des matières premières, un négociant, illustre ce positionnement lorsqu’il affirme « si un négociant spécule, il ne survivra pas. Car spéculer c’est faire des paris, et il y a un jour où il aura tort »57. Cet expert insiste sur le caractère hautement aléatoire de l’activité spéculative, qui peut se traduire un jour ou l’autre par une perte totale de l’investissement. Au final, la majorité des spéculateurs perdent (Ashley, 2009, p241), ce qui conduit Ashley (financier de renom) à recommander d’opter pour la stratégie pile ou face, afin d’avoir une probabilité de succès plus importante (Ashley, 2009, p262) !

55

LTCM : Long term capital management, Fond d’investissement important piloté par les prix Nobel Merton et Scholes et d’autres grands noms de Wall Street. Il s’écroula quasiment lors de la crise de 1998 du fait de stratégies de trading basées sur l’arbitrage à haut risque. Investopedia Dictionnary, Long-Term Capital Management – LTCM. URL : http://www.investopedia.com/terms/l/longtermcapital.asp (19/02/2015) 56 Jorion Paul (2013), Conference: Speculation. Its causes, consequences, and history, Vrije Universiteit Brussel. URL : https://www.youtube.com/watch?v=CiKBaT5e2BI (27/08/2014) 57 ARTE: https://www.youtube.com/watch?v=xmgRafdvr7w (14/09/14)

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Cette caractérisation tranchante de la spéculation est édifiante tant elle met de côté tout argument éventuel qui s’essaierait à différencier la spéculation des jeux. Le prix Nobel de l’économie, Maurice Allais (1993, p35), tout comme Keynes auparavant, explicite cette ressemblance en affirmant que « le marché des dérivés est un casino où de gigantesques parties de poker sont jouées », proposant de supprimer définitivement la possibilité de spéculer sur les prix de tout actif. Ce marché, oriente aujourd’hui les prix des matières premières, les orientations stratégiques des entreprises et les politiques économiques. Ce genre de comparaisons avec les jeux aurait été impertinent et incompréhensible sans le passage en revue des composantes de la spéculation, une à une, tant le concept semblait au départ polysémique et ambigu. Le tableau récapitulatif, ci-après, présente les similitudes et divergences entre paris, spéculation et investissement ou commerce réel, clarifiant les frontières, souvent floues et poreuses (Kamali, 1999, p9). Notons que Keynes utilisait le terme ‘’entreprise’’ là où nous utilisons ‘’investissement et commerce’’ pour désigner les actions non spéculatives et qui s’intéressent avant tout à la valeur fondamentale58. Il résumait les oppositions entre entreprise et spéculation de la manière suivante, ce que nous développerons et expliciterons un peu plus dans notre tableau : Entreprise / Spéculation Extraversion / Introversion Nature / Marché Immobilisation / Liquidité Vrai / Factice Tableau 2 : Points communs et divergences entre jeux de hasard, spéculation et investissement Paris et Jeux

Spéculation

Investissement et commerce

Plus de perdants, risque excessif

Plus de perdants, risque majeur

Plus de gagnants, risque moyen

Le psychologique domine

Le psychologique domine

L’économique domine

Mauvaise image sociale

Mauvaise image sociale

Image sociale positive

Ego et adrénaline importants

Ego et adrénaline importants

Ego et adrénaline marginaux

Evénements soudains constants

Evénements soudains récurrents Evénements soudains rares

Horizon dominant : Court-terme

Horizon dominant : Court-terme

Horizon dominant Moyen-terme

Pas de sous-jacent

Sous-jacent indicateur factice

Sous-jacent visé et négocié

Hasard / probabilités dominent

Hasard / probabilités dominent

Hasard / probabilités marginaux

Non productifs / Sans flux réels

Non productive / Sans flux réels

Productif / flux réels importants

Jeu à somme nulle

Jeu à somme nulle

Valeur ajoutée réelle Source : L’auteur

58

Valeur fondamentale = Valeur actuelle du principal + Rendements futurs actualisés

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Les définitions sont donc diverses et variées tant le concept incorpore une part non négligeable de subjectivité. Selon Working (1960, p2), les discussions d’économistes sur le concept aboutissent à des formalisations qui égarent en pratique. Au premier abord du concept, le chercheur ne peut que se perdre dans les dédales et les imbrications des différentes définitions. Cette étape a d’ailleurs caractérisé pendant une longue période notre recherche. Aucune clarification n’a émergé, avant la décision de structurer le concept. A cet effet, certaines définitions seront reprises ultérieurement quand cela sera nécessaire pour clarifier certaines composantes du concept. Une définition globale distinctive et plus exhaustive sera l’objectif principal des prochaines analyses qui passeront nécessairement par un approfondissement du concept à travers l’inventaire de certaines théories y afférentes. Cet inventaire fait partie du long processus de structuration, nécessaire à une compréhension scientifique du concept. La revue des principales théories relatives à la spéculation, et surtout qui l’appréhendent à travers des angles quasiment opposés, permettra maintenant d’avoir une analyse plus poussée et structurée des composantes du phénomène.

1.2.2 Les postures théoriques traditionnelles et historiques de référence Cette section sera centrée sur la revue d’une littérature caractérisée par son aspect théorique. A ce stade de la recherche, force est de constater qu’il est difficile de dégager une définition consensuelle, ce qui est encore moins le cas si nous discutons de théories. A partir des années 1970, l’analyse sur la spéculation se disperse. C’est l’âge d’or des développements de modèles économiques de portée mathématique pure, notamment sur notre sujet. L’analyse de ces modèles est inabordable pour la quasi-totalité des économistes. Elle demande un effort considérable pour tout chercheur qui n’a pas une formation mathématique approfondie, avec une spécialisation en finance. La complexité de ces modèles est telle, que leur discussion et leur analyse était uniquement l’apanage d’un cercle très restreint d’économistes américains faisant partie d’une petite élite de professeurs ayant le privilège de publier dans la célèbre revue Economica, entre autres. Nous avons jugé nécessaire de prendre plusieurs mois d’analyse exclusive afin d’en comprendre certains tenants et aboutissants, et éviter de passer à côté de certaines références incontournables de la spéculation. La spéculation a longtemps été l’apanage du courant de pensée classique. Ce courant, qualifié de traditionnel par Hirshleifer, domine encore la microéconomie. La théorie traditionnelle, résumée par Hirshleifer (1973) dans son article cardinal sur la question « Speculation and Equilibrium : Information, Risk and Markets » admet deux visions explicatives de la spéculation, qui seront les deux premières que nous citerons. Ces théories, nous le verrons, s’opposent autant que les définitions, ce Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 68 -

qui est systématique, dans la mesure où il s’agit ici d’analyser un phénomène socio-économique, qui implique des angles de vues différents et des positionnements idéologiques variés. De ces analyses, nous pouvons tirer plusieurs catégorisations. L’une des plus courantes identifie trois acteurs majeurs dans le processus, différenciés par leur objectif : « les individus qui se portent sur le marché à terme peuvent tenir trois rôles différents : la couverture, la spéculation et l'arbitrage » (Kaldor, 1939, p8). De même pour la perception de ce qu’est la spéculation, qui n’est pas communément partagée. Certains pensent que la spéculation c'est jouer sur les marchés futurs, d'autres que c'est l'utilisation de l'information à son avantage, d'autres l'arbitrage... (Salant, 1974, p24). La revue d’un grand nombre de ces modèles (Working 1949 et 1960, Friedman 1953 et 1960, Tesler 1959, Cootner 1960 Salant 1974, Hirshleifer 1977, Harrison et Kreps 1978, Grossman et Stiglitz 1980, Tirole 1980 et 1985, Harrison et Stein 2003, Scheinkman et Xiong 2004, Roche 2008 et 2010…) nous amène à faire le constat fondamental que les modèles proposés sont le plus souvent basés sur des hypothèses : marché complet, interdiction de vente à découvert, existence de deux uniques biens parfaitement substituables, rationalité des agents, investisseurs neutres au risque uniquement59, information parfaitement disponible… Ces hypothèses sont en déphasage avec la réalité du marché, bien que le développement mathématique soit tout à fait logique. Ces modèles sont très importants lorsque le chercheur travaille sur l’isolation d’un nombre très limité de variables, afin de constater leur effet, bien que tout modèle qui écarte l’influence d’autres variables ne saurait être qu’incomplet, voire biaisé. Cette domination de l’économie par des logiques mathématiques complexes, basées sur des hypothèses sans rapport avec la réalité, sans solution aux maux chroniques, a grandement contribué à la crise existentielle que traverse de plus en plus notre discipline (détails en annexe B.11). Pour revenir à la spéculation, rappelons que Kaldor distingue d’ailleurs déjà en 1939 trois dimensions qui entrent en ligne de compte lorsqu’il faut analyser la spéculation : o Les acteurs (3 catégories) ; o Les objets de spéculation ; o Les conditions (le contexte). Cette distinction permet d’appréhender le phénomène de manière plus structurée et scientifique. Notre analyse propose de détailler davantage les composantes du phénomène vu que sa complexité s’est accrue avec le temps.

59

Investisseur neutre au risque: Investisseur indifférent au placement tant que le ratio gain / risque est le même. Il n’aura pas de préférence entre un investissement rapportant 50$ avec une probabilité de 1 ou un investissement rapportant 100$ avec une probabilité de 50%. L’investisseur averse au risque, lui, préférera un placement peu rentable mais faiblement risqué à un placement très rentable mais très risqué, malgré une égalité parfaite du ratio gain/risque. Dans notre exemple, il préfèrera le premier placement.

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Proposition de nomenclature d’analyse : L’analyse des définitions nous a permis de comprendre dans quelle mesure il est possible de séparer les points de discorde endogènes au marché, quand nous parlons de spéculation, des points de discorde exogènes. C’est l’étude exhaustive des productions d’une trentaine d’économistes spécialistes de la finance et de tendances plurielles, incontournables pour ce concept, qui a permis de construire cette catégorisation. Cette dernière s’est esquissée à l’issue de l’analyse des théories. Pour un enchainement plus intelligible et didactique, nous avons jugé nécessaire de l’utiliser a priori, tout au long de la présentation des théories. Les principales variables clés discutées par ces économistes au niveau des éléments endogènes sont le risque lié à la transaction, l’intention de l’opérateur, la rationalité de l’opérateur et enfin les modalités opératoires de son activité. Les variables exogènes analysées sont l’information et le rapport qu’entretien l’opérateur à cette dernière, le contexte d’occurrence de l’activité de spéculation, les outils d’analyse dominants sur le marché et enfin les impacts de l’activité au niveau macroéconomique, en général. Dans un souci de clarté pour cette étape, au vu de la complexité que nous avons rencontré dans le cadre de l’analyse de ce phénomène, nous utiliserons la catégorisation pour chacune des postures théoriques identifiées et analysées, afin de discuter le point de vue de chaque posture théorique par rapport à ces points : •

Eléments endogènes o o o o



Spéculateurs et risque pris ; Intentions des spéculateurs ; Rationalité des spéculateurs ; Modalités opératoires.

Eléments exogènes o o o o

Relation à l’information ; Outils d’analyse dominants ; Contexte d’occurrence ; Impacts sur le marché.

La classification se précisera davantage au niveau de notre quatrième partie, avec l’enquête empirique.

1.2.2.1 Théorie classique : Un socle historique de la théorie de la spéculation La théorie classique et la vision libérale de la spéculation ont dominé la littérature économique jusqu’aux années 1930, années de la grande crise. Le schéma classique explicatif du phénomène spéculatif ne se trouve néanmoins pas rassemblé dans un seul ouvrage, mais disséminé dans les écrits des économistes classiques. C’est en réalité Friedman qui constitua un trait d’union entre les classiques Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 70 -

et les écoles libérales modernes, tant ses propos de 1953 synthétisent cette vision classique avec une volonté de projection sur les défis modernes de l’économie. Il s’attache à sacraliser les vertus du marché et à justifier la spéculation pour ses effets positifs. C’est par choix que nous avons donc inclus Friedman dans notre analyse relative à la vision classique de la spéculation, vu que tous ceux qui suivront s’attacheront soit à dénoncer ses propos, soit à les étayer, mais aussi vu que la simplicité avec laquelle il aborde le sujet s’inscrit davantage dans le courant classique. Par là même, il constitua un point de rupture dans les théories de la spéculation, au même titre que Keynes et Hicks, Kaldor ou encore Hirshleifer. Par quoi se caractérise donc la position classique sur les différents paramètres de la spéculation ? •

Eléments endogènes o Spéculateurs et risque

Les spéculateurs sont exposés à un certain nombre de risques lorsqu’ils décident de spéculer. A cet effet, les spéculateurs supportent les risques de pertes en priorité, s’il y en a (Friedman, 1960, p3). Cette exposition est donc, selon la théorie traditionnelle, un choix en pleine conscience, rationnel et éclairé qui plus est. Le spéculateur est en outre une source de liquidité décisive au bon fonctionnement du marché dans la mesure où il permet aux acteurs (opérateurs de l’économie réelle) souhaitant se couvrir, de le faire, en leur offrant un positionnement inverse au leur et moins risqué, ce qui leur permettra de mieux planifier et gérer leur cœur de métier et donc d’être plus efficaces d’un point de vue économique (Friedman, 1960, p4). o Intentions des spéculateurs Clairement, la théorie traditionnelle reconnaît l’appât du gain comme étant un facteur décisif dans le comportement du spéculateur. Selon Adam Smith, le spéculateur est toute personne qui cherche des profits anormaux en apportant une innovation ou de nouvelles techniques (Oaidah, 2010, p305-306). Historiquement, la seule justification prééminente que retient la théorie classique pour les agents économiques est la recherche de profit. La posture de Friedman, avocat de cette vision, est au demeurant relativement décomplexée tant il utilise de manière interchangeable le mot joueur et le mot spéculateur, les deux souhaitant supporter une incertitude (Friedman, 1960, p4). Il se demande d’ailleurs, toute considération morale mise à part, dans quelle mesure le marché boursier réduirait à néant le marché du jeu si le premier devenait plus rentable. Selon lui, le marché remplace ici la roulette de Monte Carlo, roulette qui disparaitra si elle est plus chère (Friedman, 1960, p3) ! Pour Friedman, la spéculation est foncièrement un « jeu » à somme nulle (1960, p4).

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o Rationalité des spéculateurs Selon cette théorie, dominante jusqu’au vingtième siècle, les spéculateurs sont des acteurs totalement rationnels. Seuls ces derniers survivent dans le marché. Les spéculateurs, s’ils sont rationnels et parfaitement informés, auront un effet stabilisant sur le marché (Artus, 1996, p3). Stabilisant signifie ici moins de fréquence des transactions et une moins grande amplitude des fluctuations des prix (volatilité / instabilité). Les acteurs irrationnels sont rapidement éliminés (Artus, 1996, p48). Les spéculateurs sont des opérateurs qui achètent quand les prix sont bas et revendent lorsqu’ils sont hauts. Si une crise intervient, c’est qu’elle n’est de toutes manières que transitoire, et qu’elle a forcément une explication exogène au marché (Orléan, 1988, p5). o Modalités opératoires Supposé parfaitement rationnel, le spéculateur optimise les ressources, et les transfère de la moins urgente à la plus urgente (Friedman, 1960, p1). Il achète lorsque l'offre est surabondante (prix bas) et vend quand elle est insuffisante (Friedman, 1960, p1). L’effet stabilisateur découlant d’un tel comportement n’aurait donc pas à être prouvé, il est intrinsèque à l’hypothèse de rationalité. Les économistes qui ont suivi, ont analysé l’affirmation de Friedman en comprenant par spéculation l'arbitrage intertemporel dans un environnement certain, et par stabilité des prix la variance autour du prix moyen (Salant, 1974, p2). •

Eléments exogènes o Relation à l’information

Dans le cadre théorique classique, le premium (décote du prix anticipé, assurance) est une contrepartie versée au spéculateur du fait de sa bonne connaissance du moment d'achat et de vente (Friedman, 1960, p1), et de sa volonté à supporter un risque connu et maitrisé. C'est l'ignorance évitable qui rend la spéculation déstabilisante (Friedman1960, p5). Le spéculateur est pour ainsi dire un agent parfaitement informé qui utilise à bon escient son information. Cette utilisation s’appuie sur un certain nombre d’outils d’analyse. o Outils d’analyse dominants Parmi les principaux outils d’analyse du spéculateur, Guth relève les prix passés et les tendances (Guth, 1994). Ces dernières sont d’ailleurs un pilier de l’analyse chartiste. Le marché est vu comme un marché dominé par des acteurs dont les actions sont rationnelles, et il en va de même pour leurs anticipations. Notons que dans les modèles d’anticipations rationnelles, les gens se comportent comme s'ils maitrisent le bon modèle qui décrit l'économie, ce qui permet aux économistes de construire leurs

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modèles simples et élégants en théorie (annexe B.11), sans collecter d'informations sur le terrain. En réalité, cette simplification est abusive, car les modèles (et les paramètres importants) de chaque individu sont différents de ceux des économistes (Schiller, 1990, p2). o Contexte d’occurrence Vu que les prix varient selon la saison (Friedman, 1960, p2), il est tout à fait normal de voir se positionner sur le marché des opérateurs qui tireront profit de cette saisonnalité à travers des opérations spéculatives. Le spéculateur intervient généralement dans un cadre monétaire neutre selon cette théorie (Kaldor, 1939, p39) dans la mesure où la monnaie n’est au final qu’un voile du point de vue néoclassique et surtout monétariste. Autrement, les conclusions ne seraient peut-être pas tout à fait les mêmes. Le gouvernement n'a pas à agir, et s'il avait à le faire, le modèle montre qu'il devrait s'atteler à distribuer l'information (Friedman, 1960, p3). En effet, dans ce modèle, l’un des piliers du bon fonctionnement est la présence de ce ‘’commissaire-priseur’’ qui distribue l’information à bon escient, ce qui permet d’éviter l’information imparfaite, déstabilisante par définition. o Impacts sur le marché Les conséquences de la spéculation sont bénéfiques et nombreuses selon cette posture. Depuis John Stuart Mill, les vertus de la spéculation sont mises en valeur, notamment sa participation à la stabilité (en réduisant la volatilité), et cette opinion est prévalente (Working, 1949, p1). A ce titre, le spéculateur permettrait de réduire les coûts de transaction dans la mesure où son action réduit le ‘’bid/ask spread’’ (écart entre le meilleur prix de vente et la meilleure offre d’achat) selon Kaldor (1939, p40). Sa présence entre ces deux améliore donc le marché et lui permet surtout de se stabiliser. En réduisant le bid/ask spread, il réduit la volatilité des cours des actifs, et donc l’instabilité sur le marché (Kaldor, 1939, p37). En effet, « la théorie traditionnelle de la spéculation considère que la fonction économique de la spéculation est d’atténuer les fluctuations des prix dues à des changements dans l’offre et la demande » (Kaldor, 1939, p3). Cette posture est reprise en force par Friedman (1953), surtout lorsqu’il essaie de démontrer que les spéculateurs déstabilisateurs, qui éloignent les prix des fondamentaux (les noise traders), sont rapidement éliminés (Bradford et al, 1990). D’une certaine manière, « les personnes qui soutiennent que la spéculation peut être déstabilisante ne réalisent pas vraiment que cela équivaut à dire que les spéculateurs perdent de l’argent vu que la spéculation ne peut être déstabilisante que si les spéculateurs achètent quand les prix sont hauts et vendent lorsqu’ils sont bas ». (Friedman 1953, cite par Salant, 1974, p2). Au final, si les spéculateurs gagnent, elle est stabilisante à travers une diminution de la volatilité, si les spéculateurs perdent, elle est déstabilisante, mais les perdants sont vite écartés, Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 73 -

ce qui ramène à la stabilité (Friedman, 1960, p2). Elle n'a d’ailleurs pas d'impact sur les quantités ni sur le prix d'équilibre (Friedman, 1960, p2). Nous verrons que ce cheminement est loin d’être aussi simple et limpide. Cette efficacité se constate globalement au niveau du marché par le fait que le spéculateur et la liquidité qu’il apporte permettent de réduire la destruction de valeur que provoquerait l’illiquidité, du fait du discount important que devrait consentir un opérateur qui souhaiterait écouler rapidement ses actifs. Ce sont indirectement aussi les coûts de transaction qui sont réduits, ce qui contribue à fluidifier davantage le marché. Pourtant, la succession de crises est venue questionner cette théorie. Le laissezfaire vis-à-vis des spéculateurs a-t-il eu l’effet escompté ? L’origine des crises spéculatives est-elle essentiellement exogène ? L’information circule-t-elle de manière aussi fluide, égalitaire et efficace que dans les modèles ? D’autres paramètres ne sont-ils pas à prendre en considération à l’approche de ce phénomène complexe ? Dans un contexte où la majorité des spéculateurs perdent, la théorie tient-elle toujours ? La spéculation a-t-elle systématiquement un impact stabilisateur ? La littérature a en réalité aussi évoqué d’autres cas où la spéculation aurait un effet déstabilisant en accroissant la volatilité, à savoir ceux où les spéculateurs sont irrationnels, et ceux où apparaissent des bulles spéculatives, entre autres, mais cela restait un point de vue considéré comme marginal dans les théories traditionnelles classiques (Kaldor, 1939, p3). C’est avec Hicks et Keynes que les remises en cause commencent à émerger, à travers une vision alternative du cheminement du processus spéculatif. Nous tenterons de présenter ces visions en évitant les positionnements idéologiques qui ne sont pas du ressort du chercheur dans le cadre de son travail scientifique.

1.2.2.2 Théorie keynésienne ou modèle Keynes-Hicks : Une référence Keynes, dans son traité sur la monnaie, préalable à la théorie générale, partageait un nombre non négligeable de points de vue avec la théorie traditionnelle classique, position qui a disparu de sa théorie générale. Parmi ces points de vue, la théorie de la spéculation. Keynes rejoignait la théorie traditionnelle en ce sens qu’il expliquait le phénomène de la spéculation par la nécessité de couverture, dans un cadre qualifié de théorie de la couverture du risque (risk hedging), première des trois grandes classes de théories identifiées par Artus (1996). Nous nous proposons d’étayer ici essentiellement son point de vue issu de la Théorie Générale, tout en donnant quelques rappels de ses positions initiales issues de son traité de la monnaie, lorsque c’est utile. •

Eléments endogènes o Spéculateurs et risque pris

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Cette théorie définit l’activité de spéculation comme la conséquence de comportements différents des opérateurs face au risque (Orléan, 1988, p5). C’est le degré d’aversion au risque qui impacte la spéculation (plus que les anticipations hétérogènes), le spéculateur étant un agent peu averse au risque (Salant, 1976, p2 et Tirole, 1982, p2). Dans la catégorie des hedgers, l’objectif essentiel, du point de vue de l’acteur de l’économie réelle, est de se prémunir contre une perte de capital, une spéculation qualifiée de « défensive » par Artus (1996, p3). Il convient de préciser qu’en référence à nos premières définitions, le terme spéculateur est plus approprié pour qualifier celui qui accepte d’acheter le risque titrisé et non celui qui s’en sépare contre une assurance, et qui a par définition un profil défensif, non spéculateur selon cette théorie. Ce cadre théorique (Keynes-Hicks) semble alors justifier la spéculation, ou du moins son existence, par des motifs de couverture, de transfert du risque (Hirshleifer, 1973, p3). Ce besoin de couverture crée en face une opportunité pour des acteurs qui accepteront de s’aventurer en spéculant sur ce risque titrisé dans l’espoir qu’il prenne de la valeur (cela nous renvoie à une théorie d’Al Suwailem, que nous aborderons plus tard, avançant que la négociation du risque implique que la création de valeur pour les spéculateurs signifie l’accroissement des risques au sein d’un marché). Dans ses deux postures, Keynes estime que le spéculateur est un agent qui aime le risque (risk lover si l’on se positionne dans le cadre des 3 possibilités de la théorie du risque : risk lover, neutral ou averse) (Guth, 1994). o Intentions des spéculateurs Les spéculateurs, offensifs si l’on retient la terminologie d’Artus, iront chercher la perspective de profit dans la réalisation de leurs prédictions de variation du prix de l’objet de la spéculation, en acceptant le degré de risque inhérent à leur activité, dans la perspective de réaliser un gain aléatoire. Pour Keynes, la spéculation entrait d’abord dans le cadre de la première théorie, à savoir celle de la couverture du risque. Nous retrouvons ce positionnement dans le traité de la monnaie (Orléan, 1988, p6). Il nous paraît fort utile de souligner que ce positionnement a muté dans la Théorie générale, pour laisser place à une conception bien plus globale du phénomène. La spéculation n’est désormais plus vue comme liant deux groupes d’individus bien identifiables dans un cadre statique. Désormais, sa théorie « analyse le processus au travers duquel le développement de la liquidité détruit la logique d'entreprise » (Orléan, 1988, p6). Les haussiers et baissiers sont en lutte continue et peuvent passer dynamiquement d’une posture à l’autre (Boyer, 1987, p40), contrairement à la vision précédemment soutenue présentant les spéculateurs face à des agents averses au risque (et qui le restent en général). Les agents économiques dans leur ensemble n’ont plus le même comportement face au risque, dans cette nouvelle posture théorique de Keynes. Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 75 -

Dans sa théorie générale, Keynes définit la spéculation comme étant « l’activité consistant à prévoir l’évolution psychologique du marché ». Notons qu’il donne dorénavant la priorité à l’anticipation psychologique et n’évoque pas l’évolution des fondamentaux. Pour Keynes, « il (le spéculateur) lui sera tout à fait suffisant de prévoir correctement la capacité d’anticipation des autres spéculateurs, plutôt que l’évolution future des facteurs non spéculatifs sous-jacents au marché » (Kaldor, 1939, p4). Les prix évolueront de pair avec ce que pense la majorité, et non ce que pense celui qui a raison. Keynes (1936, pp. 154–155) appuyait cet élément, expliquant que la spéculation consistait à « jouer au plus doué » avec pour objectif de dépasser la foule, sortir du lot et avoir une « longueur d’avance sur le public », sans avoir comme principale préoccupation les fondamentaux économiques des actifs. De ce fait, il est tout à fait rationnel que les opérateurs cherchent à agir dans un cadre virtuel qui permettrait des mouvements rapides sur les positions, vu que ce qui compte le plus est le sentiment du marché et non les fondamentaux économiques. Or, ces derniers varient bien plus lentement que les humeurs du marché. A cet effet, « J.M. Keynes oppose-t-il le sérieux de l'entreprise au caractère ludique et quelque peu irresponsable de la spéculation […] La spéculation est qualifiée de ‘’passe-temps’’ (p169 de la théorie générale), la Bourse est comparée à un ‘’casino’’ (p171) ou à ‘’une partie de chemin de fer’’ » (Orléan, 1988, p4). Gilbert Cooke (1969, p391) prétendait même qu’on « ne trouvera pas de différences entre les paris et la spéculation ». Cette nouvelle posture théorique keynésienne inspirera plus tard un certain nombre de néokeynésiens. o Rationalité des spéculateurs Dans la vision keynésienne, les spéculateurs vont opérer dans une logique de court terme. Keynes confirmait cela en avançant que les spéculateurs ne se préoccupaient nullement des rendements à long terme de leur investissement, mais surveillaient uniquement la valorisation de l’actif à court terme (Keynes, 1936, p 154-155). Il postule que « les marchés peuvent demeurer irrationnels bien plus longtemps que vous et moi pouvons demeurer solvables ». (Casey, 2013, p12). Lorsque ce processus est bien entamé, et que la logique spéculative domine, les évaluations des entreprises s’éloigneront de plus en plus de leur valeur fondamentale. En fait, les valorisations (prix) des actifs ne reflètent plus que l’état psychologique à court terme des participants, en lieu et place des revenus et de la valeur fondamentale (Boyer, 1987, p49). La coupure entre l’activité économique réelle et les prix de cotation est radicale. Du point de vue de l’acteur lui-même, la spéculation non fondamentale (c'est-à-dire sur la psychologie des acteurs et non la valeur) devient l’attitude la plus rationnelle (Orléan, 1988, p10) vu Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 76 -

que, contrairement à l’évaluation fondamentale à long terme, la spéculation tient compte surtout des variations au jour le jour. Dans la vision keynésienne de la théorie générale, les investisseurs professionnels se préoccupent, non pas de la valeur véritable d’un investissement pour un investisseur qui l’acquiert afin de le mettre en portefeuille, mais de la valeur que le marché, sous l’influence de la psychologie de masse, lui attribuera trois mois ou un an plus tard. Cette attitude ne résulte pas d’une aberration systématique (Orléan, 1988, p10) étant donné que les prix reflètent l’état psychologique à court-terme, ce qui nous renvoie à la rationalité telle qu’exposée dans la nouvelle posture de Keynes. Si tout le monde est baissier, mais que le fondamental est solide, il est plus rationnel d’être baissier. Un mécanisme qui rappelle certains aspects fonctionnels de la démocratie moderne, magistralement illustrés de manière anachronique par Pascal « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste »60, l’opinion la plus forte finissant par prévaloir, dût-elle le faire au détriment de la plus juste. En somme, « la spéculation fait ainsi entrer le marché dans une logique autocentrée, autoréférentielle » (Orléan, 1988, p7). La logique autocentrée, ou réflexive pour reprendre Soros, l’emporte. La rationalité passe de l’absolu au contingent. Le référentiel est alors en perpétuel mouvement, contingent. Comment alors le spéculateur opère-t-il de manière optimale, dans un cadre si flou ? o Modalités opératoires Pour ce qui est de la nouvelle conception de Keynes, dans la Théorie générale il résume le comportement du spéculateur cette fois-ci de la manière suivante : un investisseur haussier au regard de son évaluation fondamentaliste devient baissier en raison de sa perception de l’opinion majoritaire du marché (Orléan, 2004, p19). Le procédé change donc de manière sensible. •

Eléments exogènes o Relation à l’information

Dans la vision initiale de Keynes et Hicks, les spéculateurs ne sont pas caractérisés par une information ou une anticipation spéciale, mais simplement leur disposition à supporter du risque (Hirshleifer 1973, p3). Ce n’est plus le cas dans la théorie générale qui incorpore clairement l’asymétrie d’information. Sans cette asymétrie, pourtant contradictoire avec l’un des cinq piliers du fonctionnement sain des marchés, en l’occurrence la transparence de l’information, le spéculateur ne peut être bénéficiaire de manière durable. En fait, « l'objet inavoué des placements les plus éclairés est à l'heure actuelle de

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http://www.penseesdepascal.fr/Raisons/Raisons20-approfondir.php (08/03/2017)

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"voler le départ", comme disent si bien les Américains, de piper le public, et de refiler la demi-couronne fausse ou décriée » (Keynes, 1936, p167-168). Entre le délit d’initié et l’arrivée de l’information au grand public, le positionnement du spéculateur se fait de manière rapide et lui permet de se positionner en avance dans les mouvements soudains du marché. Ce sentiment d’impatience et son application pratique au niveau de la spéculation fit dire à Keynes, après ses années d’expérience en bourse, que seuls les investissements à long terme sont sérieux et rentables (Ashley, 2009, p41). Mais par quels moyens ce spéculateur parvient-il à sortir de la foule et à anticiper de manière plus précise et rapide les mouvements du marché ? o Outils d’analyse L’exemple de Keynes sur le concours de beauté vient illustrer cette idée. Dans cet exemple Keynes compare l’évaluation que l’opérateur fait de la valeur d’un actif à un concours de beauté organisé par un journal. Le candidat qui aura un prix sera celui qui sélectionnera les 6 visages les plus sélectionnés (et non ceux qu’il trouve lui-même les plus jolis, ou plus jolis par rapport à des critères objectifs déjà établis). Notre candidat se retrouvera donc à essayer d’anticiper ce que les autres euxmêmes essayeront à leur tour d’anticiper, et la réflexivité ici n’a pas de fin. Ce processus est qualifié de « spéculaire » (Orléan, 1988, p10). Les bulles spéculatives sont donc, contrairement à la théorie traditionnelle/libérale, un résultat découlant de comportements rationnels des acteurs, au vu des données. Ce qui diverge, ce sont les cibles des anticipations des acteurs, qui leur servent de support à la prise de décision. Ayant des analyses divergentes et donc des anticipations différentes (Boyer, 1987, p34), les spéculateurs procéderont à des placements différents. Ces anticipations, et donc leurs analyses, s’inscrivent dans une logique autocentrée, autoréférentielle (Orléan, 1988, p7). A partir de ces analyses, des tendances de prix sont établies. Les prix futurs sont alors une estimation biaisée des prix anticipés (Cootner, 1960, p1). La limite à ce mode d’analyse est qu’entre autres, les prix passés n’ont dans l’absolu que peu d’impact sur les prix futurs. La logique autocentrée et ses outils d’analyse amplifient ce biais. o Contexte d’occurrence Le contexte général du marché passe de la logique d’entreprise, c'est-à-dire une logique non spéculative où la recherche du profit s’appuie sur des activités réelles générant un dividende, à une logique de spéculation, où la recherche de profit s’appuie essentiellement sur une perspective de gain à court terme découlant de gain en capital lié aux transactions financières. C’est dans cette évolution contextuelle que s’opère la spéculation. Par ailleurs, le droit de revendre favorise le comportement spéculatif selon Kaldor et Keynes (Tirole, 1982, p2). Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 78 -

o Impacts sur le marché Leurs paris opposés n’apporteront généralement pas de liquidité au marché, seulement de la liquidité entre parieurs selon la théorie des désaccords. Cette liquidité serait transférée d’un groupe de spéculateurs (perdants) à un autre (gagnants). « De toutes les maximes de la finance orthodoxe, il n'en est aucune, à coup sûr, de plus antisociale que le fétichisme de la liquidité, cette doctrine selon laquelle ce serait une vertu positive pour les institutions de placement de concentrer leurs ressources sur un portefeuille de valeurs ‘’liquides’’. Une telle doctrine néglige le fait que pour la communauté dans son ensemble il n'y a rien qui corresponde à la liquidité du placement » (Keynes, 1936). L’extrapolation du comportement individuel spéculatif sur le plan macroéconomique montre aussi selon Keynes (1936, p169) que les stratégies les plus lucratives ne sont pas forcément celles qui ont le meilleur impact social. Le marché convergera (de manière aléatoire, expression qui revient chez Ashley, 2009) vers un point d’autoréalisation des opinions, qui n’est pas l’équilibre connu dans la théorie traditionnelle (Orléan, 2004, p20). L’impact social sera loin d’être le plus optimal possible (Boyer, 1987, p50). Nous pouvons relever dans la théorie générale que « l’expérience n’indique pas clairement que la politique de placement qui est socialement avantageuse coïncide avec celle qui rapporte le plus » (Orléan, 1988, p12). A partir de là, il y aura un éloignement de la valeur fondamentale de l'actif à mesure que la spéculation domine, formalisant un certain découplage entre l’activité économique réelle et la sphère financière (Orléan, 2004, p27). A titre curatif, Keynes voit dans la réduction de la liquidité des titres (fréquence des transactions ?) un moyen de limiter la désagrégation des comportements d’entreprise, face aux comportements purement spéculatifs. Cette réduction de liquidité passerait, entre autres moyens, par une ‘’lourde taxe’’ imposée par l’Etat sur ce genre de transactions, idée ultérieurement reprise par James Tobin.

1.2.2.3 Théorie de Kaldor : Une transition nécessaire vers la complexité Depuis Kaldor, les économistes savent encore mieux définir le concept de spéculation. Sa définition de 1939 est, depuis, une convention. •

Eléments endogènes o Spéculateurs et risque pris

« Les spéculateurs n'ont en général aucun engagement autre que ceux qu'ils prennent en rapport avec des transactions à terme ; ils assument des risques en entrant sur le marché » (Kaldor, 1939, p8). Le risque est, dans le cas des spéculateurs, uniquement lié à l’activité de spéculation, et pas à une autre activité économique. Il est donc naturellement plus important. Marchés Financiers Islamiques et Risque de Spéculation - © Mohamed Talal LAHLOU - 79 -

o Intentions des spéculateurs Au niveau des acteurs, Kaldor distingue entre les spéculateurs purs (n’ayant aucun engagement non spéculatif comme des stocks ou un investissement productif, à part celui pris sur le marché financier), les arbitragistes (ayant un engagement non spéculatif mais dont l’activité spéculative n’est pas en lien direct avec l’actif ni sa couverture) et les arbitragistes en couverture (hedgers ayant déjà au préalable des engagements économiques non spéculatifs). Ces trois catégories sont impliquées dans l’activité de spéculation. Concrètement, « les arbitragistes en couverture sont ceux qui ont certains engagements indépendamment de toute transaction sur le marché à terme, ou bien parce qu'ils détiennent des stocks de la marchandise, ou bien parce qu'ils sont tenus de la produire, ou bien parce qu'ils sont tenus de produire à l'avenir quelque autre bien pour lequel la marchandise en question sert de matière première ; ils se portent sur le marché à terme pour réduire les risques inhérents à ces engagements » (Kaldor, 1939, p8). Il devient évident qu’une condition nécessaire pour être classé hedger et non spéculateur, pour un négociateur de dérivés, est d’avoir, derrière, un engagement immédiat ou futur sur une transaction impliquant un sous-jacent réel et qui expose à un certain risque. La spéculation est motivée selon Kaldor par l’anticipation de faire un gain, à court terme, sur une variation du capital et non l’utilisation de l’actif sous-jacent (Kaldor, 1939, p43). Enfin, « précisément parce que les fluctuations de prix de courte période sont fortes, les investisseurs seront portés à concentrer leur attention sur les anticipations de courte période relatives à la valeur du capital, plutôt que sur les perspectives à long terme de l'entreprise », en l’occurrence les dividendes. Nous percevons dans cette posture, tirée d’ailleurs de sa définition, l’insistance sur l’absence d’impact économique physique tangible de la transaction spéculative. L’objectif principal des spéculateurs, dans la droite ligne de la définition Kaldorienne, est le gain en capital résultant de la transaction, et non la révision du portefeuille (arbitrage), selon Hirshleifer (Guth, 1994). Les arbitrageurs réviseurs ne sont donc pas considérés ici comme des spéculateurs. Tout cela relève-t-il donc d’un appât du gain fondé sur l’aléatoire, le mimétisme, ou sur une rationalité maitrisée ? o Rationalité des spéculateurs Pour Kaldor, « les pertes d’une population flottante de spéculateurs malheureux suffiront à maintenir de façon permanente un petit groupe de spéculateurs qui réussissent ; et l’existence de ce groupe de spéculateurs qui réussissent représentera une attraction suffisante pour assurer le renouvellement permanent de cette population flottante » (Kaldor, 1939, p4), autant dire un cercle vicieux dont les voies demeureraient impénétrables, et dont la seule issue serait l’épuisement de ce

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stock de spéculateurs malheureux. Il admet au passage la possibilité que certains spéculateurs soient irrationnels, se démarquant de la posture libérale dominante jusqu’alors (Kaldor, 1939, p40). Aussi, les divergences d’interprétation étant naturelles et avérées, les choix des acteurs seront éventuellement opposés en pratique. « Si aux haussiers s'opposent les baissiers, les effets de la spéculation sur la stabilité ne peuvent être que plus incertains et potentiellement dévastateurs. Cet aspect, fortement souligné par J.M. Keynes, et à sa suite, par N. Kaldor, a finalement peu été analysé par les recherches contemporaines. Sans doute parce que l'hypothèse de rationalité des anticipations, a priori si séduisante car conforme aux canons de la théorie traditionnelle, a conduit à des résultats finalement beaucoup plus complexes qu'attendus » (R. Boyer, P, Petit, G. Schmeder, H. Schrameck, 1987). Ces acteurs pouvant dévier de la rectitude de la rationalité, et donc de l’homogénéité de l’interprétation, vont-ils s’orienter vers le même canevas d’outils pour leur spéculation ? o Modalités opératoires A la base, « tous les biens ne sont pas susceptibles d’être les supports d’une spéculation » (Kaldor, 1939, p5). Jusqu’au 19ème siècle, les produits financiers étant assez restreints, les supports de la spéculation l’étaient également, et cette assertion de Kaldor avait une certaine valeur. Avec l’avènement des dérivés, la spéculation allait s’étendre à tous les biens, vu que l’on pouvait créer un contrat sur à peu près n’importe quel élément présentant un avenir financier incertain. A noter que Kaldor discute globalement de la spéculation sur les biens physiques (stockables) aussi bien que sur les produits financiers (actions et obligations), en admettant que la spéculation sur ces derniers soit structurellement plus accessible (Kaldor, 1939, p43). Le meilleur exemple qu’il retient est celui des actions et des obligations, dont les coûts de conservation ne sont pas positifs, contrairement aux matières premières. C’est une posture à rapporter à l’époque durant laquelle elle a été formalisée, dans la mesure où la dématérialisation actuelle relativise ses propos concernant les matières premières, peu propices selon lui à la spéculation. Les outils étant donc de plus en plus divers, comment savoir vers lequel s’orienter ? •

Eléments exogènes o Relation à l’information

« Non-seulement il n’est pas un seul spéculateur qui, sans toujours s’en rendre un compte exact, n’ait une opinion plus au moins nette au sujet des probabilités qu’il accorde à tel ou tel événement, mais il n’en n’est peut-être pas deux sur mille qui aient une même opinion sur l’ensemble des causes et de leurs effets » (Regnault 1863, p20). C’est donc non seulement une asymétrie de l’information qui

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distingue le spéculateur des autres, mais aussi une divergence d’interprétation quant à l’information reçue, qui diffère souvent entre les opérateurs. Cette idée datant du 19ème siècle, n’est véritablement appuyée qu’au vingtième par un certain Kaldor. « Les anticipations des différents individus qui forment le marché ne sont pas uniformes » (Kaldor, 1939, p12). Chacun y va de son propre chemin. S’il y a un point sur lequel les spéculateurs sont d’accord en somme, c’est sur leur désaccord ! Et de ces divergences nait une partie non négligeable de la volatilité, de sorte que « Si les spéculateurs se réunissaient de façon à former un monopole, ces mouvements de prix n'auraient tout simplement pas lieu ». Kaldor propose ici une explication qui implique une certaine dynamique endogène de l’activité spéculative (Kaldor, 1939, p44). Cette intuition d’endogénéité est évoquée par Keynes avant lui et par Orléan (logique autocentrée) ou encore Soros (réflexivité) bien plus tard. o Outils d’analyse Plus loin, Kaldor distingue les achats spéculatifs du reste par le fait que les premiers n’auraient pas eu lieu en l’absence d’anticipation d’un changement de prix. Selon Kaldor (1939, p4), « si la part des transactions spéculatives dans l’ensemble est grande, il peut même être plus avantageux, pour le spéculateur individuel de s’attacher à prévoir la psychologie des autres spéculateurs plutôt que les tendances des éléments non-spéculatifs ». Nous sommes ici purement dans une logique autoréférentielle, essentiellement endogène. Cette logique se manifeste-t-elle dans n’importe quel contexte de marché ? o Contexte d’occurrence La spéculation est une activité qui n’évolue pas dans n’importe quel contexte. Elle est « d’abord et avant tout un engagement à court-terme » (Kaldor, 1939, p7). La volatilité en est aussi un facteur propice (Kaldor, 1939, p43). Cette dernière est remarquablement amplifiée par la présence de spéculateurs. Le lien entre la volatilité et les spéculateurs est alors une sorte de cercle vicieux dynamique de cause-conséquence qui s’alimente de manière endogène. A titre indicatif, Kaldor évoque une « bonne récolte qui en l'absence de spéculation aurait provoqué une réduction du prix de 10 %, entraînera une baisse de prix à la fois moins violente et moins ample, si elle a été correctement anticipée par les spéculateurs. Mais si ceux-ci prévoient que le prix baissera de 50 %, à la suite de la récolte attendue, l'oscillation du prix qui en résultera sera bien plus grande que s'ils s'étaient abstenus de toute anticipation. Il se peut aussi que les spéculateurs anticipent qu'un événement particulier influe favorablement ou non, sur un prix particulier, bien qu'en l'absence de l'anticipation aucun effet ne se serait produit » (Kaldor, 1939, p16).

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Tous les biens ne peuvent être objet de spéculation. Cette activité est surtout prospère dans un cadre facilitant les transactions, avec un faible coût de transaction / conservation. Le marché dans lequel la spéculation pourrait prospérer devrait être parfait ou semi-parfait en termes d’information. Pour qu’un bien soit objet de spéculation, il doit remplir 4 conditions favorisant la spéculation : o Qu’il soit normalisé, standardisé (marché parfait) ; o Qu’il corresponde à une large demande (marché parfait) ; o Qu’il soit durable (faible coût de conservation) ; o Que sa valeur rapportée à son volume soit importante (faible coût de conservation). Notons que, là encore, les deux dernières conditions ne sont plus nécessaires pour les marchés électroniques, généralement prévalant dans les pays industrialisés. o Impacts sur le marché En ce qui concerne son impact, la spéculation est considérée dans une double perspective par Kaldor. Elle serait stabilisatrice si elle est dans un marché peu volatile (eA \ Théorie classique : un socle historique de la théorie de la spéculation

Postures théoriques libérales et traditionnelles et historiques de référence

Les postures théoriques contemporaines de référence (hors Friedman)

Théorie keynésienne (modèle KeynesHicks) : Une référence La théorie de Kaldor : Une incontournable transition vers la complexité Théorie néoclassique de l’arbitrage de l’information (spéculation stabilisante) Postures théoriques syncrétiques (Plutôt mathématiques et relativistes) Théorie keynésienne des anticipations hétérogènes (spéculation déstabilisante) Théorie du déplacement : Approche historique hétérodoxe de Kindleberger.

Spéculateur et risque pris Plus de risque Apportent de la liquidité. Permet la couverture. Peu averse au risque, voire risk lovers. Hedgers bien plus averses. Pas d’engagement à couvrir. Plus de risque. Plus de risque. Moins averse au risque.

Plus de risque. Moins averse au risque.

Plus de risque. Moins averse, surtout si riche Risque sousévalué. Prise de risque excessive.

Eléments endogènes au marché Intention du Rationalité du spéculateur spéculateur Profit plus Très rationnels. important et Irrationnels appât du gain. éliminés. Les crises sont exogènes. Anticiper Court-terme. l’évolution Être rationnel psychologique c’est anticiper la du marché. foule et non le Gain aléatoire. fondamental. Gain à CT, sur Certains la variation du irrationnels. principal. Interprétations Ne veut pas le divergentes. sous-jacent. Court-terme. Anticipations Transfert de rationnelles. risque. Interprétation Profiter des peut diverger. décalages prix. Peuvent imiter. Gain suite aux Subjectifs. nouvelles infos Rationnel à son Pas intéressé niveau, selon ses par sousidées. jacent. Manipulable. Manipuler. Certains Profit pour le irrationnels dans risque pris. l’absolu. Gain en capital Rationnels Court-terme. financièrement Gain en capital Irrationalité et Profits rapides l’avidité Escroqueries dominent. Délits d’initiés

Modalités opératoires Achat quand trop d’offre. Arbitrage intertemporel. Réflexivité. Divergences d’anticipation. Primes de couverture. Produits financiers plus propices car coûts de conservation < Arbitrage, cibler les décalages prix injustifiés.

Variations de prix (principal) N’a pas de sousjacent à couvrir. Achat si prix va augmenter. Manipuler. Délit d’initié. Titrisation. Deux objets de spéculation en général. Deux marchés.

Relation à l’information Parfaitement informé. Utilise l’information de manière optimale. Asymétrie d’information. Info utile = Etat psychologique du marché. Anticipations hétérogènes. Une partie naît de dynamiques endogènes. Mieux informé. Informations hétérogènes. Prévoit mieux. Infos privées. Anticipations hétérogènes. Info complexe et séquentielle. Incertitude. Infos décalées. Info privée. Interprétations divergentes. Info privée. Insiders et outsiders. Néophytes ignorants.

Eléments exogènes au marché Outils d’analyse Contexte dominants d’occurrence Prix passés. Saisonnalité. Tendances. Monnaie neutre. Anticipations Gouvernement rationnelles. régalien. Modèles. Réflexivité. Logique Logique autospéculative. centrée, autoProfit importe référentielle. plus que projet Anticipations. Droit revente. Anticipations de Volatilité.Produit variations de durable et prix. standardisé. Prévoir les Forte demande. psychologies. Coût conserv