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Table of contents :
Préface......Page 8
1. La production de monnaie et la justice......Page 10
2. Remarques concernant les références pertinentes......Page 14
Première partie : La production naturelle de monnaie......Page 22
1. La division du travail en l'absence de monnaie......Page 23
2. L'origine et la nature de la monnaie......Page 24
3. Les monnaies naturelles......Page 25
4. Le crédit-monnaie......Page 27
5. Le papier-monnaie et le marché libre......Page 28
6. La monnaie électronique......Page 31
1. Les certificats incorporés matériellement à la monnaie......Page 32
2. Les certificats séparés matériellement de la monnaie......Page 34
1. La production de monnaie et les prix......Page 37
2. Étendue et limites de la production monétaire......Page 38
3. Les effets redistributifs......Page 39
4. L'éthique de la production de monnaie......Page 41
5. L'éthique de l'utilisation de la monnaie......Page 42
1. Le caractère suffisant de la production naturelle de monnaie......Page 45
2. La croissance économique et le stock de monnaie......Page 48
3. La thésaurisation......Page 49
4. La lutte contre l'inflation......Page 51
5. La rigidité des prix......Page 54
6. La doctrine économique de l’ « argent facile »......Page 55
7. La stabilité monétaire......Page 56
8. Les coûts de la monnaie-marchandise......Page 61
Deuxième partie : L'inflation......Page 63
1. L'origine et la nature de l'inflation......Page 64
2. Les différentes formes d'inflation......Page 66
1. L'altération de la monnaie......Page 67
2. Les certificats gagés sur des réserves fractionnaires......Page 68
3. La triple origine de la banque à réserves fractionnaires......Page 69
4. Les avantages indirects de la contrefaçon dans une société libre......Page 72
5. L'éthique de la contrefaçon......Page 73
1. Des banques perfides......Page 76
2. La monnaie et les certificats monétaires aux cours forcés......Page 77
3. Inflation et déflation forcées......Page 78
1. La légalisation des réserves fractionnaires et de l'altération des pièces......Page 80
2. L'éthique de la contrefaçon légale......Page 82
1. Monopoles économiques et monopoles légaux......Page 83
2. Le monopole du billon......Page 84
3. Le monopole des certificats......Page 85
4. L'éthique du monopole de la monnaie......Page 86
1. L'équivalence forcée et la loi de Gresham......Page 90
2. Le bimétallisme......Page 92
3. Le privilège conférant cours légal aux certificats monétaires......Page 94
Le cas des pièces altérées......Page 96
Le cas des billets de banques gagés sur des réserves fractionnaires......Page 98
5. Les cycles économiques......Page 99
6. L'aléa moral, la cartellisation, et les banques centrales......Page 102
7. Le monopole du cours légal......Page 104
8. L'éthique du cours légal......Page 106
1. La fonction sociale de la faillite......Page 108
3. L'éthique des suspensions légales de paiement......Page 110
1. Les origines et la nature du papier-monnaie......Page 112
2. Transsubstantiations inverses......Page 114
3. Les limites du papier-monnaie......Page 115
4. L'aléa moral et la dette publique......Page 116
5. L'aléa moral, l'hyperinflation, et la réglementation......Page 118
6. L'éthique du papier-monnaie......Page 121
2. Un gouvernement hyper-centralisé......Page 122
3. L'inflation forcée et la guerre......Page 123
5. Déliquescence de l'organisation monétaire......Page 124
6. Le commerce et l'inflation forcée......Page 125
7. Le joug de la dette......Page 126
8. Les pertes spirituelles de l'inflation forcée......Page 128
9. Étouffer la flamme......Page 130
Troisième partie : L'ordre monétaire et les systèmes monétaires......Page 133
1. L'ordre naturel de la production de monnaie......Page 134
2. Les cartels de producteurs de crédit-monnaie......Page 135
1. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences européennes......Page 137
2. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences américaines......Page 140
3. Le problème des taux de change......Page 142
1. L'étalon-or classique......Page 144
2. L'étalon de change-or......Page 147
3. Le système de Bretton Woods......Page 149
4. Annexe : le Fonds monétaire international et la Banque mondiale après Bretton Woods......Page 151
1. L'émergence d'étalons papier-monnaie......Page 153
2. La fusion des papiers-monnaies : le cas de l'euro......Page 156
3. La dynamique des étalons papiers-monnaies multiples......Page 157
4. L'impasse de l'union mondiale des papiers-monnaies......Page 160
1. Les deux capitalismes......Page 163
2. La réforme monétaire......Page 165

L'éthique de la production de la monnaie
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Zitiervorschau

À la mémoire de Hans Sennholz

Éthique de la production de monnaie

Jörg Guido Hülsmann

Ludwig von Mises Institute Auburn, Alabama

Copyright

Table des matières Préface ................................................................................................................................... 8 Introduction ......................................................................................................................... 10 1. La production de monnaie et la justice ........................................................................ 10 2. Remarques concernant les références pertinentes ....................................................... 14 Première partie : La production naturelle de monnaie ........................................................ 22 Les monnaies ................................................................................................................... 23 1. La division du travail en l'absence de monnaie ....................................................... 23 2. L'origine et la nature de la monnaie ........................................................................ 24 3. Les monnaies naturelles .......................................................................................... 25 4. Le crédit-monnaie ................................................................................................ 27 5. Le papier-monnaie et le marché libre ...................................................................... 28 6. La monnaie électronique ......................................................................................... 31 2. Les certificats monétaires ............................................................................................ 32 1. Les certificats incorporés matériellement à la monnaie .......................................... 32 2. Les certificats séparés matériellement de la monnaie ............................................. 34 3. Monnaie et processus de marché ................................................................................. 37 1. La production de monnaie et les prix ...................................................................... 37 2. Étendue et limites de la production monétaire ........................................................ 38 3. Les effets redistributifs ............................................................................................ 39 4. L'éthique de la production de monnaie .................................................................... 41 5. L'éthique de l'utilisation de la monnaie ................................................................... 42 4. Considérations utilitaristes sur la production de monnaie ........................................... 45 1. Le caractère suffisant de la production naturelle de monnaie ................................. 45 2. La croissance économique et le stock de monnaie .................................................. 48 3. La thésaurisation ...................................................................................................... 49 4. La lutte contre l'inflation ......................................................................................... 51 5. La rigidité des prix................................................................................................... 54 6. La doctrine économique de l’ « argent facile » ....................................................... 55

7. La stabilité monétaire .............................................................................................. 56 8. Les coûts de la monnaie-marchandise ..................................................................... 61 Deuxième partie : L'inflation ............................................................................................... 63 5. Considérations générales sur l'inflation ....................................................................... 64 1. L'origine et la nature de l'inflation ........................................................................... 64 2. Les différentes formes d'inflation ............................................................................ 66 6. L'inflation privée : la contrefaçon des certificats monétaires ...................................... 67 1. L'altération de la monnaie ....................................................................................... 67 2. Les certificats gagés sur des réserves fractionnaires ............................................... 68 3. La triple origine de la banque à réserves fractionnaires .......................................... 69 4. Les avantages indirects de la contrefaçon dans une société libre ............................ 72 5. L'éthique de la contrefaçon ...................................................................................... 73 7. L'État entre en scène : l'inflation forcée au moyen des privilèges légaux ................... 76 1. Des banques perfides ............................................................................................... 76 2. La monnaie et les certificats monétaires aux cours forcés ...................................... 77 3. Inflation et déflation forcées .................................................................................... 78 8. La contrefaçon légale .................................................................................................. 80 1. La légalisation des réserves fractionnaires et de l'altération des pièces .................. 80 2. L'éthique de la contrefaçon légale ........................................................................... 82 9. Les monopoles légaux ................................................................................................. 83 1. Monopoles économiques et monopoles légaux ....................................................... 83 2. Le monopole du billon............................................................................................. 84 3. Le monopole des certificats ..................................................................................... 85 4. L'éthique du monopole de la monnaie ..................................................................... 86 10. Les lois instaurant le cours légal ............................................................................... 90 1. L'équivalence forcée et la loi de Gresham ............................................................... 90 2. Le bimétallisme ....................................................................................................... 92 3. Le privilège conférant cours légal aux certificats monétaires ................................. 94 Le cas des pièces altérées ........................................................................................ 96

Le cas des billets de banques gagés sur des réserves fractionnaires ....................... 98 4. Le privilège conférant cours légal au crédit-monnaie ............................................. 99 5. Les cycles économiques .......................................................................................... 99 6. L'aléa moral, la cartellisation, et les banques centrales ......................................... 102 7. Le monopole du cours légal .................................................................................. 104 8. L'éthique du cours légal ......................................................................................... 106 11. Les suspensions légales de paiement ....................................................................... 108 1. La fonction sociale de la faillite ............................................................................ 108 2. L'analyse économique des suspensions légales de paiement ................................ 110 3. L'éthique des suspensions légales de paiement ..................................................... 110 12. Le papier-monnaie ................................................................................................... 112 1. Les origines et la nature du papier-monnaie.......................................................... 112 2. Transsubstantiations inverses ................................................................................ 114 3. Les limites du papier-monnaie .............................................................................. 115 4. L'aléa moral et la dette publique............................................................................ 116 5. L'aléa moral, l'hyperinflation, et la réglementation ............................................... 118 6. L'éthique du papier-monnaie ................................................................................. 121 13. L'héritage culturel et spirituel de l'inflation forcée .................................................. 122 1. Les habitudes engendrées par l'inflation................................................................ 122 2. Un gouvernement hyper-centralisé........................................................................ 122 3. L'inflation forcée et la guerre ................................................................................ 123 4. L'inflation et la tyrannie......................................................................................... 124 5. Déliquescence de l'organisation monétaire ........................................................... 124 6. Le commerce et l'inflation forcée .......................................................................... 125 7. Le joug de la dette ................................................................................................. 126 8. Les pertes spirituelles de l'inflation forcée ............................................................ 128 9. Étouffer la flamme ................................................................................................. 130 Troisième partie : L'ordre monétaire et les systèmes monétaires ...................................... 133 14. L'ordre monétaire..................................................................................................... 134

1. L'ordre naturel de la production de monnaie ......................................................... 134 2. Les cartels de producteurs de crédit-monnaie ....................................................... 135 15. Les systèmes de monnaie à cours forcé et l'État-nation .......................................... 137 1. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences européennes .................................................................................................................... 137 2. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences américaines ..................................................................................................................... 140 3. Le problème des taux de change ........................................................................... 142 16. Le système bancaire international de 1871 à 1971 .................................................. 144 1. L'étalon-or classique .............................................................................................. 144 2. L'étalon de change-or ............................................................................................ 147 3. Le système de Bretton Woods ............................................................................... 149 4. Annexe : le Fonds monétaire international et la Banque mondiale après Bretton Woods............................................................................................................................. 151 17. Le système international de papiers-monnaies de 1971 à nos jours ........................ 153 1. L'émergence d'étalons papier-monnaie ................................................................. 153 2. La fusion des papiers-monnaies : le cas de l'euro.................................................. 156 3. La dynamique des étalons papiers-monnaies multiples ........................................ 157 4. L'impasse de l'union mondiale des papiers-monnaies ........................................... 160 Conclusion ......................................................................................................................... 163 1. Les deux capitalismes ............................................................................................ 163 2. La réforme monétaire ............................................................................................ 165

Préface Proposer une présentation concise de la théorie monétaire, en accordant une attention particulière aux aspects éthiques et institutionnels de la production de monnaie, était un projet qui me tenait à cœur depuis longtemps. Plus qu'aucun autre domaine de la science économique, la monnaie et le système bancaire sont des sujets très rebattus. Pourtant, j'ai des raisons de penser que les pages qui vont suivre ne seront pas superflues, car elles combinent trois éléments que personne, jusqu'ici, n'avait réunis dans un seul livre. Ce livre s'inscrit tout d'abord dans la tradition philosophique réaliste appliquée à l'analyse de la monnaie et du système bancaire. C'est Nicolas Oresme, mathématicien, physicien, économiste et évêque du quatorzième siècle qui fut le grand pionnier en la matière en écrivant le premier traité jamais écrit sur l'inflation et, de fait, le premier traité jamais consacré à un problème économique. Si Oresme traite exclusivement de l'altération des pièces de monnaie – une forme d'inflation anodine de nos jours -, les principes qu'il a mobilisés sur cette question sont toujours d'actualité et demeurent pour la plupart indispensables à la compréhension des phénomènes monétaires contemporains. À l'époque moderne, c'est l'école autrichienne qui, à travers ses écrits, a revendiqué l'héritage de l'œuvre d'Oresme. La théorie autrichienne de la banque et de la monnaie à cours forcé constitue le second élément de notre analyse. Les tenants de l'école autrichienne passent à juste titre pour les représentants de la tradition réaliste en économie et pour les défenseurs des politiques de marché libre. Sept générations d'économistes autrichiens ont exposé les raisons pour lesquelles, dans une économie véritablement humaine, les droits de propriété privée fournissent un cadre indispensable à la coopération sociale. Ils ont attiré l'attention sur les effets pervers qui résultent de la violation des droits de propriété par les particuliers et les gouvernements. Et, à leurs yeux, le domaine de la monnaie et de la banque ne saurait faire exception : comme les économistes autrichiens l'ont montré, lorsque l'initiative privée et ce qui en est le corrélat – la responsabilité personnelle -, la production de monnaie dégénère en un instrument d'exploitation. Seule la libre entreprise et la responsabilité des personnes privées, des associations et des entreprises peuvent créer les institutions monétaires à même de procurer de véritables avantages aux membres de la société. Le troisième élément qui caractérise mon approche consiste à proposer une analyse de l'éthique de la monnaie et du système bancaire s'inscrivant dans le prolongement de la tradition scolastique de Saint Thomas d'Aquin et de Nicolas Oresme. Les scolastiques se sont efforcés d'intégrer les intuitions d'Aristote à la tradition intellectuelle du christianisme, partant de la conviction selon laquelle science et éthique – et, de manière générale, les projets de la raison et de la foi – peuvent être vus comme les branches distinctes d'un système unifié de la connaissance. Murray Rothbard voit dans le thomisme une étape charnière dans le développement de la réflexion éthique. En effet, le thomisme a démontré que les lois de la nature – et notamment les lois de la nature humaine - offrent à la raison de l'homme les moyens de découvrir une éthique rationnelle. Dieu était certes à l'origine de la création des lois naturelles de l'univers, mais il était possible d'appréhender ces lois, que l'on crût ou non au Dieu créateur. Ainsi, fut élaborée une éthique humaine rationnelle

reposant sur une base véritablement scientifique et non sur un fondement surnaturel 1. C'est ce courant de pensée scolastique qui a donné naissance à l'économie en tant que science. Comme l'écrivit Joseph Schumpeter : C'est à l'intérieur des systèmes de théologie morale [des scolastiques] et de droit que fut conférée à la science économique une existence définie, voire autonome, et ce sont les scolastiques, plus que tout autre groupe, qui peuvent à juste titre passer pour les « fondateurs » de l'économie scientifique 2. L'approche scolastique semble donc également constituer un bon point de départ pour un examen de l'éthique de la production de monnaie, tant du point de vue de l'histoire des idées que de la pratique contemporaine. L'association des trois éléments que nous venons de mentionner peut sembler inattendue. J'espère cependant démontrer qu'il y avait une raison pour laquelle ces trois courants de pensée se sont développés côte à côte. Nous verrons comment ces trois éléments se combinent, lorsqu'ils sont appliqués à ce domaine, pour former une théorie réaliste générale de la monnaie – une ontologie de la monnaie, si l'on peut dire – et pourquoi cette théorie conduit à la conclusion qu'en ce qui concerne la production de monnaie, un marché libre est, du point de vue éthique, supérieur à l'autre solution logique : la production de monnaie fondée sur des exemptions légales et des privilèges. Je remercie tout particulièrement le professeur Jeffrey Herbener et le docteur Emmanuel Polioudakis pour leurs nombreux commentaires portant sur la première version du manuscrit, ainsi que Monsieur Joseph Potts qui a révisé et commenté la version finale. Je tiens également à exprimer toute ma gratitude, pour leurs précieux commentaires, aux professeurs Larry Sechrest et Roderick Long, aux docteurs Nikolay Gertchev, Jan Havel, Arnaud-PellissierTanon, Lawrence Vance, ainsi qu'à Monsieur Robert Grözinger. Je suis également reconnaissant aux professeurs Thomas Woods, Joseph Salerno, William Barnett, Robert Higgs, et Christoph Strohm, ainsi que Messieurs Reinhard Stiebler, Brad Barlow, et Philipp Bagus de m'avoir aidé généreusement aidé à trouver dans la littérature les références pertinentes. Il y a de nombreuses années de cela, c'est mon professeur Hans H. Lechner qui éveilla mon intérêt pour l'étude de la politique monétaire : qu'il en soit ici remercié. J'ai eu la chance, au cours de l'écriture de ce livre, de recevoir les encouragements de M. Llewellyn Rockwell et de mes collègues Hans-Hermann Hoppe, Mark Thornton, Jesús Huerta de Soto, Marco Bassani, Pascal Salin, Bertrand Lemennicier, et Philippe Nemo. Je voudrais, pour finir, remercier M. Jeffrey Tucker pour le soutien sans faille qu'il m'a témoigné, ainsi que ma chère épouse Nathalie pour l'amour et l'amitié témoignés au cours de l'écriture de ce livre.

Jörg Guido Hülsmann Angers, France Août 2007 1

Murray N. Rothbard, Economic Thought Before Adam Smith : An Austrian Perspective on the History of Economic Thought (Aldershot, England : Edward Elgar, 1995), p. 58. 2

Joseph A. Schumpeter, History of Economic Analysis (New York : Oxford University Press, 1954), p. 97.

Introduction 1. La production de monnaie et la justice

Produire des biens et des services n'est pas qu'une simple question de technologie, mais cette production dépend également d'un cadre légal et moral qu'elle nourrit en retour. Suivant la façon dont elles poursuivent leurs activités, une entreprise ou une industrie peuvent à la fois entretenir et raffermir les bases légales et morales fondamentales de la coopération humaine, tout comme elles peuvent, à dessein ou non, contredire et détruire ces fondements. Les différents problèmes posés par la production ont pu être relevés dans un grand nombre d'industries - de l'agriculture à la fabrication textile dans les pays en voie de développement sans oublier l'industrie pharmaceutique. De nos jours, seul un petit nombre d'industries importantes a échappé à un examen si minutieux. Parmi ces dernières, se trouve la plus importante d'entre elles : la production de monnaie. Pourtant, alors que la monnaie est omniprésente dans la vie moderne, la production de monnaie n'appelle, semble-t-il, aucune évaluation morale particulière. Les représentants des banques centrales ne manquent pas une occasion de rappeler au public l'importance de l'éthique des affaires, mais ces préoccupations légitimes ne semblent pas devoir les concerner 3. De même, alors que cette nouvelle discipline suscite un véritable engouement dans les universités, l'éthique des affaires n'est principalement appliquée qu'aux sociétés industrielles. Si les différentes églises et autres institutions religieuses prennent position sur de nombreuses questions politiques, les phénomènes monétaires comme le papier-monnaie, les banques centrales, la dollarisation, les caisses d'émission, et ainsi de suite, ne sont pratiquement jamais mentionnés. Ainsi, par exemple, la doctrine sociale de l'Église se contente de dire, de manière vague, que l'activité économique présuppose « la stabilité de la monnaie 4 », et que cette stabilité constitue un « apport positif au développement ordonné du système économique global 5. » La doctrine chrétienne contient tout un ensemble de préceptes précis s'agissant de la conduite morale à observer concernant l'acquisition et l'usage de la monnaie : c'est le cas, par exemple, de la célèbre littérature chrétienne traitant de l'usure et de la recherche de l'argent pour l'argent. Mais si importants que soient ces problèmes, ils n'ont que peu de rapport avec les aspects moraux et culturels de la production de monnaie et, en particulier, avec les 3

Voir, par exemple, les déclarations de Jack Guynn dans son discours intitulé « Ethical Challenges in a Market Economy » (discours prononcé à l'Université de Bridgewater, à Bridgewater en Virginie, le 11 avril 2005). L'auteur du discours n'est autre que le président et directeur général de la Réserve fédérale régionale d'Atlanta. 4 5

Jean-Paul II, Centesimus Annus (1991), §§19, 48.

Jean XXIII, Mater et Magistra (1961), §129. La compilation officielle récente des documents relatifs à la doctrine sociale catholique ne comporte aucune entrée sur notre sujet. Voir Le Conseil Pontifical « Justice et Paix », Compendium de la Doctrine Sociale de l'Église (Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 2004)/Compendium of the Social Doctrine of the Church (Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 2004).

conditions modernes dans lesquelles cette production s'effectue. Nous nous trouvons ici face à un immense vide. Nous ne sommes pas plus avancés lorsque nous nous tournons vers la discipline supposée s'intéresser le plus à la production de monnaie, à savoir la science économique. On trouve un très grand nombre d'ouvrages sur la monnaie et sur la banque, mais le nombre d'ouvrages qui s'avèrent véritablement éclairants lorsque l'on cherche à comprendre les enjeux moraux et spirituels de la production de monnaie est plutôt faible. La littérature la plus récente dans ce domaine présente, à cet égard, une forme de myopie particulièrement prononcée. L'économie monétaire s'occupe de politiques d'escompte et de politiques d' « open market », ainsi que des objectifs typiques des responsables politiques tels que la stabilité des prix, la croissance économique, le plein-emploi, et ainsi de suite. Mais elle n'offre d'ordinaire aucune perspective historique, théorique ou institutionnelle plus large. Ainsi, par exemple, peu de manuels traitent véritablement de la façon dont fonctionne un étalon-or alors que se familiariser, même de façon sommaire, avec le fonctionnement de cette institution est indispensable afin de comprendre l'état actuel des affaires monétaires dans le monde occidental, ainsi que les différentes solutions politiques envisageables. Les mêmes manuels ont également tendance, à tort, à adopter une conception trop étroite de l'analyse économique en se concentrant sur l'étude des relations entre un petit nombre d'agrégats macroéconomiques tels que le stock de monnaie, le niveau des prix et la production nationale. Limiter de cette façon l'analyse se justifie peut-être pour des raisons pédagogiques, mais cette forme d'analyse n'en est pas moins bien trop restrictive pour rendre justice au problème qui nous occupe. La production de monnaie a un impact énorme sur les relations entre les personnes humaines et les groupes comme les familles ou encore les associations privées. Les règles de la production de monnaie déterminent pour une large part la transformation des systèmes monétaires à travers le temps 6. Tout ceci, d'un point de vue spirituel et moral, a son importance. Pourtant, cela disparaît tout simplement de l'écran de notre radar mental si nous nous contentons d'observer les phénomènes monétaires et bancaires à travers les lunettes de la macroéconomie. Enfin, rares sont les travaux qui cherchent résolument à intégrer à l'analyse catégories économiques et catégories morales. L'immense majorité de la littérature, lorsqu'elle ne renonce pas tout simplement à fournir la moindre évaluation morale des institutions monétaires, échoue à offrir une critique morale satisfaisante des institutions existantes en raison d'une mauvaise compréhension de la théorie économique. Ce travers est malheureusement particulièrement répandu, y compris parmi les théologiens et les professeurs d'éthique des affaires les mieux intentionnés et les plus préoccupés par la situation. Qu'on nous permette d'insister sur le fait que ces lacunes concernent plus particulièrement l'évaluation morale des institutions monétaires modernes – en particulier les banques, les banques centrales et le papier-monnaie. La Bible, s'agissant de la production de monnaie dans l'antiquité, fournit des préceptes tranchés, en particulier en ce qui concerne la fabrication des pièces d'or et d'argent 7. De même, les scolastiques médiévaux avaient développé une doctrine 6

Peu de travaux dans de la littérature actuelle insistent sur ce point. Voir Angela Redish, Bimetallism---An Economic and Historical Analysis (Cambridge : Cambridge University press, 2000) ; T.J. Sargent et F.R. Velde, The Big Problem of Small Change (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 2002). 7

Pour un exposé général, voir Rousas J. Rushdoony, « Hard Money and Society in the Bible », in Hans

morale très approfondie s'agissant des procédés anciens utilisés pour fabriquer la monnaie. Le premier traité scientifique sur la monnaie, le Traité des altérations de la monnaie de Nicolas Oresme, contenait, pour la première fois, tout un ensemble de découvertes importantes et d'intuitions qui sont toujours valables aujourd'hui 8. Avant Oresme et ses écrits, la doctrine officielle de l'Église catholique s'était intéressée à ces différents problèmes, notamment le pape Innocent III qui dénonce, dans son encyclique Quanto (1199), l'altération des pièces de monnaie fabriquées à partir de métaux précieux. Mais c'est lorsque nous nous tournons du côté des conditions modernes de production de monnaie que l'analyse apparaît lacunaire : en effet, les préceptes anciens concernant la fabrication des pièces de monnaie n'épuisent pas les problèmes auxquels nous sommes confrontés à l'ère du papier-monnaie. Et c'est peut-être là la raison principale pour laquelle les papes contemporains n'ont pas poursuivi l'œuvre de leurs prédécesseurs du Moyen-âge en se gardant de tout jugement à l'égard des institutions monétaires de notre époque. Dans ce livre, nous nous proposons de montrer combien lourd est le prix que nous payons à cause de ces lacunes de l'analyse monétaire contemporaine. Notre propos s'organise autour de l'analyse économique de la production de monnaie 9. Adam Smith et nombre de ses successeurs concevaient, à juste titre, l'économie comme une science morale. L'économie concerne non seulement des êtres moraux – les personnes humaines - mais traite également d'un grand nombre de questions qui ont une importance morale directe. Dans le cas qui nous occupe ici, il s'agit notamment de savoir si la manipulation politique du stock de monnaie engendre le moindre avantage social, ou encore de comprendre comment l'inflation affecte les dispositions morales et spirituelles de la population. L'analyse économique de la production de monnaie nous conduira tout naturellement à nous intéresser à des questions d'ordre juridiques, morales, historiques et politiques. Il ne s'agira pas pour nous d'être exhaustif, mais de brosser un tableau général suffisamment détaillé. Nous traiterons ainsi, en premier lieu, de ce que nous appellerons la « production naturelle de monnaie » (Première partie) et nous analyserons, à la lumière de considérations morales, la façon dont cette production peut être améliorée. Nous traiterons ensuite (Deuxième partie) de l'inflation qui se présente comme la perversion de cette production naturelle de monnaie. Sennholz, éd., Gold Is Money (Westport, Conn. : Greenwood, 1975). 8

Voir Nicolas Oresme, « A Treatise on the Origin, Nature, Law and Alterations of Money », in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956). 9

L'idée selon laquelle les considérations économiques doivent être prises en compte dans la délibération morale n'est pas étrangère à la pensée chrétienne. Pour une analyse de la doctrine scolastique du « bien commun » et du problème conjoint de la hiérarchisation des valeurs, voir Jacob Viner, « Religious Thought and Economic Society », History of Political Economy 10, n°1 (Spring 1978) : 50-61. Les implications éthiques des sciences sociales – et surtout de la science économique – ont été récemment analysées avec force dans le livre de Leland B. Yeager, Ethics as Social Science : The Moral Philosophy of Social Cooperation (Cheltenham, U.K. : Edward Elgar, 2001). L'existence de telles implications est également reconnue et soulignée par la doctrine sociale de l'Église catholique. Pour le dire simplement, si la mission générale de l'Église (l'évangélisation) consiste à mettre l'accent sur certains principes universels de la foi et de la morale, l'application de ces principes à des problèmes concrets (tels que la production de monnaie) doit également s'appuyer sur les informations fournies par les sciences sociales. Voir le Second Conseil du Vatican, Gaudium et Spes, n°36 (1965) ; Hervé Carrier, Nouveau regard sur la doctrine sociale de l'église (Vatican : Pontifical Council « Justice and Peace », 1990), pp. 42-44, 200-02 ; Le Conseil Pontifical « Justice et Paix », Compendium of the Social Doctrine of the Church, §9, pp. 4-5.

Nous insisterons, au cours de cette deuxième partie, sur la grande différence qui sépare deux types d'inflation. Il existe, d'une part, une forme privée d'inflation : cette inflation, qui naît de façon spontanée dans toute société humaine, est combattue par le pouvoir de l'État. Il existe également, d'autre part, une inflation forcée qui, comme son nom l'indique, bénéficie en réalité de la protection de l'État et qui constitue par conséquent une forme de perversion institutionnalisée de la production de monnaie. Au cours de la dernière partie (Troisième partie), nous appliquerons alors ces distinctions au cours d'une brève analyse des systèmes monétaires de l'Occident depuis le dix-septième siècle. Nous défendrons la thèse selon laquelle la production monétaire naturelle est non seulement viable, mais qu'elle a toujours fonctionné partout où on y a eu recours, et qu'il n'existe aucune raison technique, économique, légale, morale ou spirituelle valable d'interdire aux gens d'y recourir. En revanche, on peut démontrer, sur la base de nombreuses considérations, et de façon concluante, le caractère nuisible et malfaisant de l'inflation. Et si l'inflation perdure et s'aggrave de nos jours, c'est en réalité en raison de l'existence de différentes dispositions légales qui protègent les institutions monétaires qui produisent cette inflation. La production de monnaie constitue donc, en un double sens, un problème de justice. D'une part, les institutions modernes de la production de monnaie dépendent de l'existence de l'ordre légal dominant et se situent donc au cœur de ce que l'on a appelé la justice sociale 10. D'autre part, c'est l'existence même de cet ordre légal dominant qui pose problème et qui constitue la cause de l'inflation perpétuelle que nous connaissons. Les monopoles légaux, les lois instaurant le cours légal, ainsi que la légalisation des suspensions de paiements sont involontairement devenus les instruments de l'injustice sociale. Ils engendrent l'inflation, l'irresponsabilité, et une distribution illicite des revenus, généralement des pauvres en direction des plus riches. Rien ne peut justifier l'existence de ces institutions légales et elles devraient être abolies immédiatement. Une telle abolition serait susceptible d'entraîner la disparition des institutions monétaires dominantes de notre époque : les banques centrales, le papier-monnaie ainsi que le système des banques à réserves fractionnaires 11. Pourtant, loin de 10

La notion de justice sociale a été développée par Luigi Taparelli d'Azeglio dans son ouvrage intitulé Saggio teoretico di diritto naturale appogiato sul fatto (5 vols., Palermo : Antonio Muratori, 1840-43). Pie XI a fait usage de la notion dans son exposé de la doctrine sociale de l'Église catholique dans l'encyclique Quadragesimo Anno. Il y affirme, en particulier, la chose suivante : [...] les institutions des divers peuples doivent conformer tout l'ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c'est-à-dire aux règles de la justice sociale ; d'où il résultera nécessairement que cette fonction si importante de la vie sociale qu'est l'activité économique retrouvera à son tour la rectitude et l'équilibre de l'ordre. (§110) Et la personne qui écrivit la première version de cette encyclique mit l'accent sur le fait que la justice sociale était censée avoir un impact sur les institutions économiques à travers le cadre légal : « elle doit permettre la création d'un ordre social légal qui débouchera sur l'ordre économique adéquat. » Oswald von Nell-Breuning, Reorganization of Social Economy : The Social Encyclical Developed and Explained (Milwaukee : Bruce, 1936), p. 250. Pour une excellente analyse de la notion de justice sociale, voir Matthew Habiger, Papal Teaching on Private Property, 1891 to 1991 (Lanham, Md. : University Press of America, 1990), pp. 103-29. 11

Les banques à réserves fractionnaires ne conservent pas toute la monnaie que leurs clients y déposent, mais prêtent une partie du dépôt à d'autres personnes : la plupart des manuels appellent cela « la création monétaire par les banques ». Le compte en banque de chaque client n'est donc, par conséquent, que partiellement (de

constituer un simple acte de destruction, une telle abolition devrait être accueillie comme la restauration d'un ordre monétaire sain et comme la condition nécessaire du retour à une économie plus humaine. Cela constitue, certes, un ensemble de conclusions pour le moins radicales. Il ne faut pourtant pas avoir peur d'adopter une position courageuse, confrontés comme nous le sommes de nos jours à un mal aussi grand. Toutefois, il ne s'agit pas pour nous de promouvoir un programme partisan. Nous souhaitons uniquement familiariser le lecteur avec les faits essentiels nécessaires à une évaluation morale des institutions monétaires 12.

2. Remarques concernant les références pertinentes

La défense de la production naturelle de monnaie et l'argument contre l'inflation sont vieux de plusieurs siècles et trouvent leur origine chez l'évêque français du quatorzième siècle, Nicolas Oresme 13. Avant lui, Saint Thomas d'Aquin et d'autres avec lui avaient examiné manière fractionnaire) couvert par la monnaie correspondante au montant du dépôt – monnaie sur laquelle la banque exerce un contrôle direct. Plus bas, nous traiterons plus en détail de ce type de commerce. 12

Un bon nombre d'auteurs parmi ceux qui ont analysé les problèmes modernes de la production de monnaie du point de vue chrétien sont parvenus à des conclusions tout à fait similaires et ils ne se sont pas gardés, sous l'emprise d'une conception fausse de la tempérance, de faire clairement état de leur position. Le père Dennis Fahey ouvre son livre par une citation tirée d'une lettre adressée au nonce apostolique de la Grande-Bretagne et écrite par un groupe d'hommes d'affaires et de savants pour la plupart catholiques. Les auteurs déclarent dans cette lettre avoir « étudié les causes fondamentales de l'agitation présente régnant dans le monde » et « avoir été contraints depuis longtemps à la conclusion qu'une des premières démarches essentielles à accomplir [...] consistait à rendre aux communautés composant chaque nation ses prérogatives quant à l'émission de monnaie, y compris ses substituts modernes de crédit ». Money Manipulation and Social Order (Dublin : Browne & Nolan, 1944). Et c'est à une conclusion similaire qu'aboutit le père Anthony Hulme au terme de sa subtile étude : Nous avons mené cette étude afin de montrer qu'il existait un problème, que ce problème consistait essentiellement dans la création d'intérêts assis sur une dette dont on autorise à se servir comme d'une base pour la monnaie et, enfin, afin de montrer la façon dont ceci s'effectue à travers les droits d'obtenir un rendement sur la monnaie prêtée. (Morals and Money [London : St. Paul Publications, 1957], p. 160) 13

Sur Oresme, voir en particulier Émile Bridrey, La théorie de la monnaie au XIVe siècle, Nicolas Oresme (Paris : Giard & Brière, 1906), Pierre Souffrin et Alain P. Segonds, éds., Nicolas Oresme, Tradition et innovation chez un intellectuel du XIVe siècle (Paris : Les Belles Lettres, 1988) ; Lucien Gillard, « Nicolas Oresme, économiste », Revue historique 279 (1988) ; Jeanne Quillet, éd., Autour de Nicolas Oresme, Actes du Colloque Oresme organisé à l'Université de Paris XII (Paris : Bibliothèque de l'histoire de la philosophie, 1990) ; Bertram Schefold, éd., Vademecum zu einem Klassiker der mittelalterlichen Geldlehre (Düsseldorf : Wirtschaft & Finanzen, 1995). Pour des revues récentes de la littérature, voir in J.H.J. Schneider, « Oresme, Nicolas », Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexikon 6 (Nordhausen : Bautz, 1993) ; ainsi que l'article de Hendrik Mäkeler, « Nicolas Oresme und Gabriel Biel : Zur Geldtheorie im späten Mittelalter, « Scripta Mercaturae 37, no. 1 (2003). Pour un travail récent mettant l'accent sur les implications politiques du « Traité » d'Oresme, voir C.J. Nederman, « Community and the Rise of Commercial Society : Political Economy and Political Theory in Nicholas Oresme's De Moneta », History of Political Thought 21, n°1 (2000).

différents aspects du problème. Mais aucun d'entre eux n'avait abordé ce problème de façon vraiment rigoureuse et aucun d'entre eux n'avait présenté ses idées sous la forme d'un traité. Il y avait là les premiers éléments d'une doctrine, mais elle était éparpillée à travers les écrits de Saint Thomas, de Buridan, et d'autres auteurs 14. La grande réussite d'Oresme consista à intégrer ces précédents travaux, en même temps que ses profondes intuitions, dans l'écriture d'un traité – le premier traité jamais écrit sur la monnaie. Le grand historien de la pensée économique médiévale, Victor Brants, souligna à quel point la composition de ce traité était une véritable réussite. Et Brants observa à juste titre que le traité d'Oresme est resté sans égal pendant de nombreux siècles. D'après Brants, Oresme avait exprimé « des idées très justes, plus justes que celles qui dominèrent longtemps après lui 15. » Avec le recul, nous pouvons très certainement affirmer que le « Traité » d'Oresme a passé l'épreuve du temps. Les traductions anglaises, allemandes et françaises de ce traité sont toujours éditées et, partout à travers le monde, les économistes spécialistes de la monnaie admirent cette œuvre pour sa concision, sa clarté et sa profondeur. Cette défense de la production naturelle de monnaie et l'opposition à l'inflation est reprise, plus tard, à travers les écrits de la « proto-currency school », une branche de l'école de Salamanque (Saravia de la Calle, Martín Azpilcueta, Tomás de Mercado), qui développe cette défense en l'enrichissant de nouveaux arguments 16. Pourtant, aucun de ces auteurs ne semble avoir écrit un traité susceptible de rivaliser avec l'œuvre pionnière d'Oresme. Deux siècles plus tard, cependant, des économistes comme Richard Cantillon, David Hume, Étienne de Condillac, John Wheatley, David Ricardo et William Gouge publièrent de remarquables contributions à l'analyse des problèmes liés à la production de monnaie 17. Si 14

L'ouvrage de Fabian Wittreck, Geld als Intrument der Gerechtigkeit. Die Geldreschteslehre des Hl. Thomas von Aquin in ihrem interkulturellen Kontext (Paperborn : Schöningh, 2002) constitue une étude très approfondie des réflexions sur la monnaie de Saint Thomas et de leurs sources d'inspiration. Concernant plus généralement « l'école de Paris » (à laquelle Saint Thomas a appartenu), on pourra consulter Odd Langholm, Economics in the Medieval Schools : Wealth, Exchange, Value, Money and Usury According to the Paris Theological Tradition, 1200-1350 (Leiden : Brill, 1992). 15

Victor Brants, L'économie politique au Moyen Âge : esquisse des théories économiques professées par les écrivains des XIIIe et XIVe siècles (réimpression New York : Franklin, [1895] (1970), p. 187, note de page 2 ; et p. 190. 16

Voir Huerta de Soto, « New Light on the Prehistory of the Theory of Banking and the School of Salamanca », Review of Austrian Economics 9, n°2 (1996). Les traductions modernes de ces écrits ne sont pas facilement accessibles. Grâce, cependant, aux efforts de l'Acton Institute, deux oeuvres de l'école de Salamanque ont récemment été traduites et publiées en anglais : Juan de Mariana, « A Treatise on the Alteration of Money », Journal of Markets and Morality 5, n°2 ([1609] 2002) et Martín de Azpilcueta, « Commentary on the Resolution of Money », Journal of Markets and Morality 7, n°1 ([1556] 2004). Sans rentrer dans les détails, remarquons simplement que ces deux textes ne présentent pas le même degré de lucidité et de profondeur que l'on trouve dans le traité d'Oresme. En outre, le texte d'Azpilcueta ne traite pas réellement de la monnaie mais de l'échange en général et, en particulier, de la notion de juste prix. Le texte n'envisage les problèmes monétaires (comme, par exemple, la distinction entre les usages monétaires et non monétaires des pièces de monnaie) que dans la mesure où ces problèmes affectent cette notion. Nous ignorons les raisons pour lesquelles le titre original, « comentario resolutorio de cambios », a été traduit en anglais par « commentary on the resolution of money ». Voici ce que donnerait une traduction littérale du titre : « Commentaires réglant les problèmes de la théorie de l'échange » / « commentary settling problems of the theory of exchange ». 17

Voir Richard Cantillon, La nature du commerce en général (Paris : Institut national d'études démographiques, 1997) ; David Hume, Essays (Indianapolis : Liberty Fund, 1987) ; Étienne Condillac, Le commerce et le gouvernement, 2ème éd. (Paris : Letellier, 1795) ; John Wheatley, The Theory of Money and Principles of Commerce (London : Bulmer, 1807) ; David Ricardo, Works and Correspondence (Cambridge :

tous ces auteurs cessèrent, peu ou prou, de s'intéresser comme les scolastiques à la dimension spirituelle d'une telle question, ils furent les premiers à offrir une analyse économique réaliste des banques à réserves fractionnaires et du papier-monnaie. Certains de ces écrits sont toujours édités de nos jours et ont par conséquent résisté à l'épreuve du temps. Ce n'est pas déprécier leurs mérites et leur profondeur que de remarquer que ces auteurs, à leur tour, n'ont pas réussi à rivaliser, dans le domaine nouveau de la banque et du papier-monnaie, avec le traité du vieux maître dans le domaine de la monnaie-marchandise. À notre époque, les auteurs ayant fourni les plus importantes contributions à l'analyse du problème furent deux juifs agnostiques, Ludwig von Mises (1881-1973) et Murray N. Rothbard (1926-1995), qui, à leur tour, étaient les successeurs de Carl Menger (1840-1920), l'économiste fondateur de l'école autrichienne 18. Mises intégra la théorie de la monnaie et de la banque à la théorie générale de la valeur subjective et fut le premier à développer une analyse macroéconomique fidèle à la tradition réaliste. C'est avec les travaux de Rothbard que la théorie monétaire autrichienne trouve sa formulation contemporaine la plus aboutie. Rothbard ne s'est pas contenté de développer et d'améliorer la doctrine de son maître Mises, mais il a également contribué à ressusciter l'ensemble des questions éthiques liées à la théorie monétaire en mettant en valeur l'importance de la théorie du droit naturel pour une critique des banques à réserves fractionnaires et du papier-monnaie. Notre travail s'inscrit directement dans le prolongement des travaux de ces deux auteurs. Parmi les auteurs importants se réclamant de cette tradition, on peut citer Pascal Salin, George Reisman et Jesús Huerta de Soto 19.

Cambridge University Press, 1951-73) vol. 4 ; William Gouge, A Short History of Paper Money and Banking in the United States (New York : Kelley, 1968). 18

Voir Carl Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Vienna : Braumüller, 1871) ; idem, Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Oekonomie insbesondere (Leipzig : Duncker & Humblot, 1883), pp. 161-78 ; idem, « Geld » (1892) ; Ludwig von Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (Leipzig : Duncker & Humblot, 1912) ; Human Action (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, [1949] 1998) ; Murray N. Rothbard, Man, Economy, and State, 3ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1993) ; idem, What Has Government Done to Our Money ?, 4ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1990) ; idem, The Mystery of Banking (New York : Richardson & Snyder, 1983) ; idem, The Case Against the Fed (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1994). Voir également F.A. Hayek, Free Choice in Currency (London : Institute of Economic Affairs, 1976) ; Henry Hazlitt, The Inflation Crisis and How to Resolve It (Irvington-on-Hudson, N.Y. : Foundation for Economic Education, [1978] 1995) ; Hans Sennholz, Age of Inflation (Belmont, Mass. : Western Islands, 1979) ; idem, Money and Freedom (Spring Mills, Penn. : Libertarian Press, 1985). Parmi les premières contributions d'importance à la théorie autrichienne de la monnaie et de la banque, nous renvoyons en particulier le lecteur à Fritz Machlup, Die Goldkernwährung (Halberstadt : Meyer, 1925) ; F.A. Hayek, Monetary Nationalism and International Stability (New York : Kelley, [1937] 1964). 19

Voir en particulier Pascal Salin, La vérité sur la monnaie (Paris : Odile Jacob, 1990) ; George Reisman, Capitalism (Ottawa, Ill. : Jameson Books, 1996) ; Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006). Voir également Mark Skousen, Economics of a Pure Gold Standard, 3ème éd. (Irvington-on-Hudson, N.Y. : Foundation for Economic Education, 1996) ; Walter Block « Fractional Reserve Banking : An Interdisciplinary Perspective », Walter Block et Llewellyn H. Rockwell, Jr., éds., Man Economy, and Liberty (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1988) ; HansHermann Hoppe, The Economics and Ethics of Private Property (Boston : Kluwer, 1993) chap. 3 ; idem « How Is Fiat Money Possible ? --or, The Devolution of Money and Credit », Review of Austrian Economics 7, n°2 (1994) ; Hans-Hermann Hoppe, Jörg Guido Hülsmann et Walter Block, « Against Fiduciary Media », Quaterly Journal of Austrian Economics 1, n°1 (1998) : 19-50 ; Jörg Guido Hülsmann, Logik der Währungskonkurrenz (Essen : Management Akademie Verlag, 1996) ; numéro spécial sur « L'Or, fondement monétaire du commerce international » in Le point de rencontre – libéral et croyant, vol. 49 (Octobre 1996) ; numéro spécial sur

L'affinité existant entre l'école autrichienne et la tradition scolastique est bien connue des experts 20. L'École autrichienne moderne se caractérise par une approche réaliste qui imprègne à la fois ses arguments et la nature des problèmes qu'elle traite. Son approche théorique et ses conclusions pratiques s'accordent bien davantage que tout autre paradigme de la science économique avec la tradition scolastique. Un historien de la pensée économique a caractérisé de la façon suivante l'approche scolastique de l'analyse des phénomènes économiques :

[...] ces derniers ne concevaient pas les problèmes économiques comme des phénomènes autonomes, consistant en une série de variables mesurables, mais uniquement comme faisant partie, à part entière, de l'ordre social et spirituel et dans le contexte de la cura animarum, le salut des âmes 21.

Les tenants de l'école autrichienne partagent cette conception scolastique selon laquelle l'idée d'une science économique s'occupant exclusivement de variables autonomes n'est qu'une chimère. Les problèmes économiques constituent un aspect de phénomènes sociaux plus larges ; et il convient de les traiter comme tels, plutôt que de vouloir les analyser en « Deflation and Monetary Policy » in Quaterly Journal of Austrian Economics 6, n°4 (2003). 20

Il y a là, en fait, plus qu'une simple affinité. Rothbard et Huerta de Soto ont exploré les racines historiques de la théorie économique autrichienne dans les écrits économiques de l'École scolastique tardive de Salamanque. Voir Murray Rothbard, « New Light on the Prehistory of the Austrian School », Edwin Dolan, éd., The Foundations of Modern Austrian Economics (Kansas City : Sheed & Ward, 1976), pp. 52-74 ; idem, Economic Thought Before Adam Smith (Cheltenham, U.K. : Edward Elgar, 1995), chap. 4 ; Alejandro Chafuen, Faith and Liberty : The Economic Thought of the Late Scholastics, 2ème éd. (New York : Lexington Books, 2003) ; Jesús Huerta de Soto, « New Light on the Prehistory of the Theory of Banking and the School of Salamanca » ; idem, « Juan de Mariana : The Influence of the Spanish Scholastics », Randall Holcombe, éd., 15 Great Austrian Economists (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises, 1999). Voir également Jean-Michel Poughon, « Les fondements juridiques de l'économie politique », Journal des Économistes et des Études Humaines 1, n°4 (1990). Sur l'école de Salamanque, voir en particulier Marjorie Grice-Hutchinson, The School of Salamanca (Oxford : Clarendon Press, 1952) ; Wilhelm Weber, Geld und Zins in der spanischen Spätscholastik (Münster : Aschendorff, 1962) ; Ramon Tortajada, « La renaissance de la scolastique, la Réforme et les théories du droit naturel », A. Béraud et G. Faccarello, éds. Nouvelle histoire de la pensée économique (Paris : La Découverte, 1992), vol. 1, chap. 2. 21

Julius Kirshner, « Raymond de Roover on Scholastic Economic Thought », introduction à Business, Banking, and Economic Thought in Late Medieval and Early Modern Europe de R. de Roover (Chicago : University of Chicago Press, 1974), p. 21. De Roover, le professeur de Kirshner, affirma la chose suivante : La grande différence existant entre la théorie économique scolastique et la théorie économique contemporaine est avant tout une différence en terme de portée et de méthodologie : les docteurs abordaient l'économie du point de vue du droit. Ils attachaient une importance excessive au formalisme, de sorte que l'étude de l'économie en était presque réduite à une étude de la forme et de la nature des contrats. (Ibid., p. 21) Au terme de la lecture de notre ouvrage, le lecteur aura les moyens de juger dans quelle mesure une telle approche est « excessive » ou, au contraire, légitime suivant le caractère utile ou non des résultats auxquels elle conduit.

cherchant à les en isoler de manière artificielle 22. Il est peu étonnant dans ces conditions que ce soit les tenants de l'école autrichienne qui aient inspiré les quelques rares contributions modernes convaincantes en matière d'analyse morale de la production de monnaie. En dehors des travaux de Rothbard, il faut mentionner en particulier l'ouvrage de Bernard Dempsey, Interest and Usury (1943). Écrit par un philosophe et économiste thomiste qualifié, cet ouvrage est une contribution pionnière à l'analyse morale du système des banques à réserves fractionnaires et couvre donc une partie de l'objet de notre étude. Dempsey a montré que l'analyse économique et la tradition philosophique scolastique peuvent être incorporées avec succès pour former en quelque sorte la théologie naturelle de la monnaie et de la banque. C'est qu'en effet « il n'existe aucun conflit inconciliable en ce qui concerne les principes de base : l'une comme l'autre procèdent à partir de vérités connues par la raison naturelle seule 23. » Deux décennies plus tard, Friedrich Beutter entreprit une évaluation morale systématique de l'inflation qui sévit à notre époque pour aboutir à des conclusions très similaires à celles de Nicolas Oresme. Il défendit la thèse selon laquelle l'inflation, par principe, est moralement condamnable et que seule la nécessité de surmonter des conflits et des crises d'une « ampleur inédite » peut éventuellement justifier qu'on y ait recours 24. Plus récemment, Thomas Woods a défendu brillamment la thèse selon laquelle l'école autrichienne d'une part, et la morale chrétienne – le catholicisme en particulier – d'autre part, sont parfaitement compatibles. Dans son ouvrage The Church and the Market (2005), il offre une présentation concise de l'analyse autrichienne du marché du travail, de la monnaie et de la banque, de l'aide étrangère et de l'État-providence, et montre que cette analyse est à même de fournir les informations cruciales nécessaires à une évaluation morale adéquate de l'économie de marché et de l'interventionnisme du gouvernement. Malheureusement, ces travaux constituent bien plutôt l'exception que la règle. Les écrivains chrétiens et les intellectuels catholiques en particulier ont consacré la plus grande partie des 150 dernières années à critiquer les institutions économiques du monde moderne ; 22

Dans un brillant essai, le théologien luthérien Wilhelm Kasch a défendu l'idée selon laquelle la séparation actuelle de la théorie monétaire et de la théologie avait causé du tort à ces deux disciplines. Cette séparation aurait conduit la théologie à une forme de dénégation gnostique du monde qui l'entoure, et à changer la théorie monétaire en une discipline fermée et vassale des politiques menées par les banques centrales. Kasch souligne que la théorie monétaire, en raison précisément du fait que son objet est conçu de manière aussi étroite, s'expose à perdre complètement de vue son sujet et tout fondement scientifique avec lui pour devenir un jeu intellectuel stérile. Voir Wilhelm Kasch, « Geld und Glaube. Problemaufriß einer defizitären Beziehung », idem, éd., Geld und Glaube (Paderborn : Schöningh, 1979). Ce problème persiste de nos jours. L'analyse des aspects théologiques et moraux de la production monétaire reste centrée sur l'objectif – pour le moins vague – de stabilité monétaire poursuivi par les banques centrales. Voir par exemple H. Hesse et O. Issing (éds.), Geld und Moral (Munich : Vahlen, 1994). 23

Dempsey, Interest and Usury (Washington, D.C. : American Council of Public Affairs, 1943) p. 116 ; voir également pp. 1-6. C'est ce travail qui valut au père Dempsey d'obtenir son doctorat en économie à Harvard sous la direction de Schumpeter. Sur la théorie économique de Dempsey voir Stephen D. Long, « Bernard Dempsey's Theological Economics : Usury, Profit, and Human Fulfillment », Theological Studies 12, n°1 (1996) ; idem, Divine Economy : Theology and the Market (London : Routledge, 2000), pp. 195-214 ; John T. Noonan, The Scholastic Analysis of Usury (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1957), pp. 403-06. 24

79.

Voir Friedrich Beutter, Zur sittlichen Beurteilung von Inflationen (Freiburg : Herder, 1965), pp. 173, 178-

et, à la lumière des faits, une telle aversion était largement justifiée comme nous allons le voir de façon détaillée. Mais tandis que ces penseurs refusaient de faire la paix avec le monde séculaire, ils se réconcilièrent, de façon fatidique, avec les doctrines pro-inflationnistes qui redevinrent à la mode pendant la Grande Dépression - réconciliation qui vicia profondément leur appréciation morale des institutions monétaires modernes. L'ouvrage Morals and Money d'Anthony Hulme en offre une bonne illustration. En dépit de l'excellence de la présentation qu'il contient de ce que la Bible et la tradition morale catholique ont à dire au sujet de la monnaie, l'auteur reprend toutes les idées fausses du mercantilisme le plus éculé concernant le fonctionnement de la monnaie au sein de l'économie. Hulme considère que le stock de monnaie doit croître avec la production et que le ralentissement de l'agrégat des dépenses constitue un désavantage, au même titre que la thésaurisation, la déflation, et le détournement du cours des dépenses en direction des marchés financiers. Cela amène directement l'auteur à conclure que « notre monnaie a besoin d'être administrée 25. » Il déplore l'inflation produite par les banques à réserves fractionnaires, mais ce, non pas parce qu'elle est inflationniste (après tout, Hulme considère que l'inflation est nécessaire), mais parce qu'elle profite à des agents privés. La solution aux calamités monétaires actuelles ne consiste pas à abolir de fond en comble les institutions responsables de l'inflation, mais à confier la machine à inflation aux mains de politiciens élus 26. En somme, les idées fausses des différents auteurs concernant le rôle économique joué par le stock de monnaie ont empêché ces derniers de proposer une évaluation morale convaincante des institutions monétaires. Nous consacrerons un chapitre entier (chap. 4) du présent ouvrage pour tenter de répondre à la question cruciale de savoir si l'on peut tirer le moindre avantage social de la manipulation de la production naturelle de monnaie. Un second groupe remarquable d'études mariant la théorie économique autrichienne aux préoccupations morales est représenté par les travaux issus de la plume d'auteurs évangéliques appartenant à la religion réformée et qui ont pris le nom de « Reconstructeurs Chrétiens ». En particulier, le livre de Gary North intitulé Honest Money (1986) réunit de façon brillante exposés de la doctrine biblique et théorie économique. Quiconque entreprend sérieusement de traiter de la monnaie et de la banque d'un point de vue moral se doit de prendre en compte les arguments avancés dans l'ouvrage de North 27.

25

Hulme, Morals and Money, p. 71.

26

On retrouve chez tous les auteurs catholiques importants, jusqu'au début de la période d'après-guerre, le même groupe caractéristique d'idées (l'acceptation des justifications de base avancées pour défendre l'inflation et le rejet qui accompagne cette acceptation de banques à réserves fractionnaires « privées » en faveur du papiermonnaie à cours forcé « public »). Voir par exemple les pères Francis Drinkwater, Money and Social Justice (London : Burns, Oates & Washbourne, 1934) ; Charles Coughlin, Money ! Questions and Answers (Royal Oak, Mich. : National Union for Social Justice, 1936) ; et Dennis Fahey, Money Manipulation and Social Order (1944) ; Oswald von Nell-Breuning et J. Heinz Müller, Vom Geld und vom Kapital (Freiburg : Herder, 1962). On trouve une critique de Coughlin et de Fahey dans l'ouvrage de Thomas Woods, The Church and the Market (Lanham, Md. : Lexington Books, 2005), pp. 106-09. Hilaire Belloc et John Ryan défendirent des positions économiques similaires à celles de Coughlin et de Fahey. Pour une présentation récente de ce type de positions voir Joseph Huber et James Robertson, Creating New Money (London : New Economics Foundation, 2000). 27

Nos propos ne doivent pas être interprétés comme le signe d'une adhésion sans réserve à l'entreprise plus générale de North de développer une « théorie économique chrétienne ». Pour notre part, nous considérons qu'une telle discipline n'existe pas, de même qu'il n'existe pas de mathématiques bolchéviques ou de physique quantique musulmane.

D'autres auteurs ont avancé des arguments similaires, sans cependant égaler la richesse dont a fait montre North 28. La monnaie et la banque sont des sujets fascinants qui ont attiré toute une panoplie d'auteurs n'ayant ni les connaissances ni les compétences intellectuelles requises pour maîtriser ce domaine. Le nombre relativement important de ces travaux de mauvaise qualité ont peut-être contribué à discréditer totalement l'entreprise consistant à intégrer éthique et économie monétaire. Mais ce sont les partis pris professionnels et institutionnels qui constituent l'autre force à l'œuvre qui permet de rendre compte du manque de travaux adoptant cette approche. L'idée générale exprimée à travers les différents travaux que nous avons mentionnés plus haut permet de jeter des doutes sérieux concernant le caractère indispensable et l'à-propos d'un contrôle par le gouvernement, à travers les banques centrales et les autorités monétaires, de la production de monnaie. Ces auteurs défendent la thèse selon laquelle les dispositions générales de la loi civile devraient également être applicables à la monnaie et à la banque. Le gouvernement ne devrait pas diriger ou superviser les banques ou encore la production de papier-monnaie. Sa mission principale consiste à protéger les droits de propriété, en particulier la propriété des clients des banques et toute intervention supplémentaire cause plus de mal que de bien. Or, c'est un fait – même si cette vérité fait du mal à entendre - que pratiquement tous les économistes sont des employés du gouvernement. Plus intéressant encore, un grand nombre de spécialistes d'économie monétaire sont employés par les banques centrales et autres autorités monétaires ; et même ces spécialistes de la théorie monétaire qui ne sont que « simples » professeurs titulaires dans les universités d'État tirent un prestige considérable, et parfois même une grande partie de leurs revenus, des recherches qu'ils conduisent au nom des autorités monétaires. Les économistes adorent attirer l'attention sur l'importance des incitations économiques dans la détermination du comportement humain. Mais si pratiquement aucun secteur de la société n'avait échappé à leurs critiques cinglantes, ce n'est que très récemment qu'ils ont commencé à s'intéresser à l'analyse de leurs propres incitations. Les faits sont pourtant sans appel : se faire le défenseur de l'intervention du gouvernement dans les affaires monétaires et bancaires assure un revenu confortable tandis que défendre le programme opposé ferme les portes de la carrière académique. Aucun économiste conséquent ne peut attendre des spécialistes de la théorie monétaire qu'ils partent en guerre contre les banques centrales et le papier-monnaie 29.

28

On peut mentionner, parmi les meilleurs travaux de ce groupe, l'ouvrage de Howard Kershner intitulé God, Gold, and Government (Englewood Cliffs, N.J. : Prentice-Hall, 1957), l'ouvrage de R.J. Rushdoony, Institutes of Biblical Law (Nutley, N.J. : Craig Press, 1973) ainsi que son livre The Roots of Inflation (Vallecito, Calif. : Ross House Books, 1982), Baptized Inflation (Tyler, Texas : Dominion Press, 1986) de Ian Hodge, et God, Gold, and Civil Government (2002) de Tom Rose. Voir également Geld, Gold und Gottspieler (Gräfelfing : Resch, 2004) de Roland Baader. 29

Voir Lawrence H. White, « The Federal Reserve System's Influence on Research in Monetary Economics », Econ Journal Watch 2, n° 2 (2005) : pp. 325-54. De ce point de vue, il est très significatif que la seule entreprise récente de réforme du système monétaire menée par des économistes professionnels qui a réussi ait dû éviter d'impliquer les « experts » employés par les autorités monétaires. Lorsque Fritz Machlup, Milton Friedman, et d'autres préparèrent la réforme du système de Bretton Woods à la fin des années 1960, ils exclurent systématiquement tout intellectuel employé par ou affilié au Fonds monétaire international. Ils bénéficièrent d'un soutien institutionnel extérieur à l'établissement monétaire, à savoir, celui de l'American Enterprise Institute. Le mouvement organisa finalement un rassemblement dans la ville de Bürgenstock en Suisse. Voir le compte-rendu donné par Wolfgang Kaspers, témoin oculaire et membre du Groupe de Bürgenstock dans son article intitulé

Quiconque souhaite se familiariser avec la littérature scientifique moderne sur la monnaie et le système bancaire se doit de garder ces faits présents à l'esprit.

« The Liberal Idea and Populist Statism in Economic Policy : A Personal Perspective », Hardy Bouillon, éd., Do Ideas Matter ? Essays in Honour of Gerard Radnitzky (Brussels : Centre for the New Europe, 2001), p. 118.

Première partie : La production naturelle de monnaie

Les monnaies

1. La division du travail en l'absence de monnaie Afin de comprendre l'origine et la nature de la monnaie, il convient tout d'abord d'envisager la façon dont les êtres humains coopéreraient dans un monde sans monnaie – dans un monde où règne le troc. En effet, dans un monde de troc, les membres de la société sont confrontés à une série de problèmes lorsqu’ils veulent échanger des biens et des services. Pour résoudre ces problèmes, ils se tournent alors vers les échanges monétaires. En bref, la monnaie constitue une solution (partielle) aux problèmes du troc et des échanges limités qu'il permet. Analysons un peu plus en détail la nature de cette solution. La loi fondamentale de la production énonce que la production conjointe entraîne des rendements supérieurs par rapport à la production isolée. Deux individus travaillant de manière isolée l'un de l'autre produisent moins de biens physiques et de services qu'ils n'en produiraient s'ils coordonnaient leurs efforts. C'est vraisemblablement là le fait le plus important de la vie sociale. Des économistes comme David Ricardo et Ludwig von Mises ont insisté sur les implications d'un tel phénomène : quand bien même il n'existerait aucune autre raison pour les êtres humains de coopérer, la productivité supérieure que le travail en commun rend possible les pousse à s'associer. Les gains de productivité engendrés par la division du travail, comparés à la production isolée, constituent par conséquent la base d'une loi générale appelée « loi de l'association 30 ». En l'absence de monnaie, les individus échangeraient le fruit de leur travail en recourant au troc. Ainsi, par exemple, Jones troquerait sa pomme contre deux œufs appartenant à Brown. Dans un monde de troc, le volume des échanges – en d'autres termes, l'étendue de la coopération sociale – est limitée par un ensemble de contraintes technologiques et par le problème de la double coïncidence des besoins. Dans le troc, un échange n'aura lieu que si chaque partie a directement et personnellement besoin du bien qu'il reçoit en échange. Mais même lorsque cette condition de la double coïncidence des besoins est réalisée, les biens sont souvent trop volumineux et se prêtent mal à une subdivision permettant de satisfaire ces besoins. Imaginez un charpentier essayant d'acheter dix livres de farine avec une chaise. La chaise a beaucoup plus de valeur que la farine et, dans ces conditions, il est difficile d'envisager que le moindre échange puisse avoir lieu. Découper la chaise en morceaux – disons, une vingtaine – ne lui permettra pas de se procurer des biens dont la valeur est précisément égale à un vingtième de la valeur de la chaise : une telle « division » de la chaise entraînerait bien plutôt une destruction complète de sa valeur totale. Aucun échange n'aura donc lieu.

30

David Ricardo fut le premier à formuler cette loi sous la forme d'une loi des coûts comparatifs dans le contexte de la théorie du commerce international. Plus tard, des économistes comme Pareto, Edgeworth, Seligman, et Mises ont avancé qu'il s'agissait là en réalité d'une loi générale de l'échange. C'est Mises qui créa, pour désigner cette loi, l'expression « loi de l'association ». Voir David Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation (London : Penguin, 1980), chap. 7, note de bas de page ; Ludwig von Mises, Socialism (Indianapolis, Ind. : Liberty Fund, 1981) ; pp. 256-61 ; idem, Nationalökonomie (Geneva : Union, 1940), pp. 126ff. ; idem, Human Action (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute [1949] 1998), pp. 158-63.

2. L'origine et la nature de la monnaie Ces problèmes peuvent être atténués au moyen de ce que l'on appelle l' « échange indirect ». Dans notre exemple, le charpentier peut échanger sa chaise contre 20 onces d'argent, avant, ensuite, d'acheter les dix grammes de farine dont il a besoin en échange d'un quart d'once d'argent. Le besoin en farine du charpentier, qui sans cela serait demeuré insatisfait, peut désormais être satisfait au moyen d'un échange supplémentaire et grâce à un « moyen d'échange » (en l'occurrence, l'argent). Ainsi, l'échange indirect offre à notre charpentier autant d'occasions supplémentaires de coopérer avec les autres êtres humains : il étend la division la division du travail. Et il contribue ainsi au progrès matériel, intellectuel et spirituel de chaque personne. Dans l'histoire de l'humanité, un grand nombre de marchandises – le bétail, les coquillages, les clous, le tabac, le coton, le cuivre, l'argent, l'or, et ainsi de suite - ont été utilisées comme moyen d'échange. Dans les sociétés les plus développées, les métaux précieux ont été préférés à toute autre marchandise en raison de leurs caractéristiques physiques (rareté, résistance, divisibilité, bruit et aspect visuel reconnaissables entre tous, homogénéité à travers l'espace et le temps, malléabilité et, enfin, pour leur beauté) qui en fait des marchandises particulièrement adaptées à jouer ce rôle. Lorsqu'un moyen d'échange est généralement accepté dans une société, on appelle « monnaie » ce moyen d'échange. Comment une marchandise comme l'or ou l'argent deviennent-elles monnaie ? Il s'agit là d'un processus graduel, au cours duquel un nombre toujours plus grand de participants du marché, chacun pour son propre compte, décide d'utiliser l'or et l'argent de préférence à toute autre marchandise dans leurs échanges indirects. Le processus historique de sélection de l'or, de l'argent et du cuivre n'est donc pas le résultat d'une forme de contrat social ou de convention. Une telle sélection est bien plutôt le résultat d'une convergence spontanée de nombreux choix individuels - convergence suscitée par les caractéristiques physiques objectives des métaux précieux. Pour être spontanément adoptée comme moyen d'échange, une marchandise doit nécessairement être désirée en raison des besoins non-monétaires qu'elle permet de satisfaire (désirée pour elle-même donc) et elle doit pouvoir être échangée sur un marché - en d'autres termes, elle doit être achetée et vendue par un grand nombre d'individus. Le prix payé initialement pour cette marchandise et ses services non-monétaires permet aux acheteurs potentiels d'estimer les prix futurs auxquels ils peuvent raisonnablement espérer revendre cette marchandise. Le prix payé pour un usage non-monétaire de cette marchandise constitue, pour ainsi dire, la base empirique rendant possible son usage dans l'échange indirect. Il serait extrêmement risqué d'acheter une marchandise afin de s'en servir pour des échanges indirects sans connaître le ou les prix auxquels cette marchandise s'échangeait dans le passé sur le marché. Par conséquent, lorsqu'une telle connaissance fait défaut, l'émergence spontanée d'un moyen d'échange est pratiquement impossible. En revanche, lorsque cette condition est remplie, une demande monétaire pour la marchandise en question peut apparaître. La demande monétaire s'ajoute alors à la demande non monétaire d'origine, de sorte que le prix de la monnaie-marchandise présente alors à la fois une composante monétaire et une composante non monétaire. Même si, au sein d'une économie développée, cette composante monétaire a tendance à prendre le pas de manière très substantielle sur la composante non monétaire, il est important de garder à l'esprit que l'usage monétaire d'une marchandise dépend en dernière analyse de son usage non monétaire. Les scolastiques médiévaux

définirent la monnaie comme une res fungibilis et primo usu consumptibilis 31. La monnaie était par nature une chose échangeable sur un marché et dont l'usage premier était d'être consommée.

3. Les monnaies naturelles On peut appeler « monnaie naturelle 32 » tout type de monnaie dont l'usage est le résultat de la coopération volontaire des individus. Coopérer volontairement signifie, selon notre définition, offrir un soutien mutuel sans aucune violation de la propriété d'autrui et pouvoir jouir du caractère inviolable de sa propriété 33. Le rôle de la propriété privée comme institution fondamentale de la société humaine constitue bien entendu un élément essentiel de l'expérience historique et des sciences sociales. C'est également un élément essentiel de la pensée sociale chrétienne et qui s'enracine dans le sixième et le neuvième commandements. Au sein de l'Église catholique, les papes soulignèrent la nécessité de maintenir le caractère inviolable de la propriété, non pas en raison de quelque dogmatisme juridique en faveur des riches, mais parce qu'à leurs yeux, une telle inviolabilité constituait la première des conditions permettant d'améliorer le niveau de vie des masses 34. Ils défendirent le caractère inviolable de la propriété tout en étant pleinement conscients du fait que les propriétaires gèrent souvent bien mal leurs actifs. Et ils défendirent cette inviolabilité y compris dans les cas où les propriétaires n'avaient pas la moindre intention d'user de leurs biens afin de promouvoir le bien commun. En bref, les papes défendirent la distinction entre justice et morale – entre le droit de chacun au respect de sa 31

Une chose qui est fongible et utilisée essentiellement pour la consommation. Voir Oswald von NellBreuning, « Geld », Lexikon für Theologie und Kirche, 2ème éd. (Freiburg : Herder, 1960), vol. 4, p. 633. On trouve déjà la trace d'une telle idée chez Aristote, dans le chapitre 9 du premier livre du Politique, qui insiste sur l'importance du fait que les individus adoptent comme monnaie une chose qui figure déjà parmi les choses les plus utiles et qui soit la plus facile d'emploi. Cette analyse devint plus tard un élément essentiel de la théorie économique. Voir en particulier, John Law, Money and Trade Considered etc. (Edinburgh : Anderson, 1705), chap. 1 ; Adam Smith, Wealth of Nations (New York : Modern Library, 1994), livre 1, chap. 4, pp. 24-25 ; Carl Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Vienna : Braumüller 1871), chap. 8, p. 253 ; Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), chap. 1, p. 44. 32

La littérature contemporaine sur la question n'a guère recours au concept de monnaie naturelle ; pourtant, cette notion a une longue histoire en économie. Voir par exemple William Gouge, A Short History of Paper Money and Banking (réimpression, New York : Augustus M. Kelley, [1833] 1968), pp. 7-17, dans laquelle l'auteur parle de « monnaie réelle » ; Frédéric Bastiat, « Maudit Argent », Journal des économistes (April 1849) ; texte traduit dans le n°3 du Quarterly Journal of Austrian Economics 5 (2002) ; idem, Harmonies économiques, 2ème éd. (Paris : Guillaumin, 1851), chap. 1 sur l'organisation naturelle et artificielle ; et Angel Rugina, Geldtypen und Geldordnungen (Stuttgart : Kohlhammer, 1949), pp. 46-47. Voir également Carlo Lottieri, Denaro e comunità (Naples : Alfredo Guida, 2000), pp. 72 et suivantes. 33

Voir Mises, Human Action, chap. 8 et 15 ; Murray N. Rothbard, The Ethics of Liberty, 2ème éd. (New York : New York University Press, 1998) ; Hans-Hermann Hoppe, A Theory of Socialism and Capitalism (Boston : Kluwer, 1989) ; idem, The Economics and Ethics of Private Property (Boston : Kluwer, 1993) ; idem, Democracy – The God That Failed (New Brunswick, N.J. : Transaction, 2001). 34

Le pape Léon XIII écrivit : « Que ceci soit donc bien établi : le premier principe sur lequel doit se baser le relèvement des classes inférieures est l'inviolabilité de la propriété privée » (Rerum Novarum, §§11, 15). Ses successeurs ont de la même façon souligné le caractère moral de la propriété privée. Jean XXIII déclare ainsi que « [l'institution de la propriété] doit être à la fois garantie de la liberté essentielle de la personne humaine et élément indispensable de l'ordre social. » (Mater et Magistra, §111).

propriété et l'obligation morale de faire bon usage de sa propriété 35. À leurs yeux, la violation d'une obligation morale ne justifiait en rien la moindre infraction au droit de propriété. La propriété privée est sacrée même si elle fait l'objet d'abus ou si elle n'est pas utilisée : C'est en effet la justice qu'on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d'envahir, en outrepassant les limites de son propre droit, celui d'autrui ; par contre, l'obligation qu'ont les propriétaires de ne faire jamais qu'un honnête usage de leurs biens ne s'impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l'accomplissement par des voies de justice. » C'est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d'affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l'abus qu'on en fait ou parce qu'on laisse sans usage les choses possédées 36. Dans le cas d'une société au sein de laquelle la propriété privée est inviolable, nous pouvons parler de « société parfaitement libre » et, du point de vue économique, une telle société peut alors être décrite comme un « marché libre » ou comme une « économie libre ». Une telle économie, si elle est perfectionnée par la charité, promeut véritablement « le progrès économique et civil 37 ». Le corollaire monétaire d'une telle société c'est, comme nous l'avons dit, l'existence d'une monnaie naturelle – ou plutôt, l'ensemble des différentes monnaies naturelles qui existeraient dans une telle société, car il y a de bonnes raisons de penser qu'au sein d'une société libre coexisteraient plusieurs monnaies différentes, lesquelles constitueraient toutes des monnaies naturelles selon notre définition. Il convient de souligner que la monnaie naturelle est une institution éminemment sociale. Cela est non seulement vrai au sens où la monnaie naturelle est utilisée dans les échanges interpersonnels (c'est là, par définition, la fonction de toute monnaie), mais également au sens où la monnaie naturelle doit son existence uniquement au fait qu'elle satisfait les besoins humains mieux que tout autre moyen d'échange. Dès que cela cesse d'être le cas, les participants du marché cesseront alors d'utiliser ces monnaies pour en adopter d'autres. Cette liberté de choix assure, pour ainsi dire, une sélection démocratique par la base des meilleures monnaies disponibles – les monnaies naturelles.

35

Concernant cette distinction, voir Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIa-IIae, q. lxvi, art. 2, réponse ; Léon XIII, Rerum Novarum, §22. 36

Pie XI, Quadragesimo Anno, §47. Pie XI cite ici l'encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII. De façon générale, l'attitude catholique à l'égard de la propriété présente deux traits caractéristiques. En premier lieu, chaque propriétaire a l'obligation morale d'utiliser sa propriété comme si cette propriété était celle de tous. Les chrétiens issus de la classe moyenne doivent utiliser leur propriété avec « générosité » et les chrétiens riches doivent l'utiliser avec « magnificence ». Voir Summa theologica, II-II, q. 66, a. 2, ad 3, et II-II, q. 134, a. 2 et a. 3. En deuxième lieu, les droits de propriété privée dérivent d'un « droit de propriété fondamental » - le fait que Dieu ait destiné la Terre à servir l'humanité. Voir Rerum Novarum, §§7 et 8 ; Gaudium et Spes, §69. Les économistes autrichiens ont souligné l'importance du fait que la propriété privée des moyens de production offre bien plus d'avantages à la société que la propriété commune forcée des moyens de production. Voir en particulier Mises, Socialism, pp. 27-32. En d'autres termes, reconnaître que les moyens de production ont vocation à servir les masses constitue un trait essentiel de toute économie libre. Concernant les droits de propriété dans le dogme chrétien, voir Jean-Paul II, Centesimus Annus, §§30-43 ; voir également Matthew Habiger, Papal Teaching on Private Property, 1891 to 1991 (New York : University Press of America, 1990) ; Pontifical Council for Justice and Peace, Compendium of the Social Doctrine of the Church §171-84, pp. 96-104. 37

Jean-Paul II, Centesimus Annus, §42.

Lorsque les droits de propriété sont violés, surtout lorsqu'ils sont violés de manière systématique, il n'est alors plus possible de parler de société parfaitement libre. Il est possible que les monnaies naturelles soient toujours utilisées dans de telles sociétés, à savoir, dans la mesure où les violations des droits de propriété ne concernent pas le choix de la monnaie. Mais partout où les individus ne sont pas libres de choisir les meilleures monnaies disponibles, un type différent de monnaie apparaît – la « monnaie forcée ». Sa marque caractéristique est qu'elle doit son existence aux violations des droits de propriété. Elle n'est utilisée, du moins jusqu'à un certain point, que parce que les monnaies supérieures susceptibles de servir de solution alternative ne peuvent pas être utilisées sans exposer leur utilisateur à la violence. De telles monnaies apparaissent alors, d'un point de vue moral, comme un mal. Il se peut tout à fait que ces monnaies soient toujours profitables à leur utilisateur et qu'il les utilise dans les échanges indirects mais elles n'en restent pas moins avantageuses que les monnaies naturelles dans la mesure où elles sont le produit de violations de la propriété privée, et non le produit d'une supériorité relative à satisfaire les besoins humains. L'or, l'argent, et le cuivre ont servi de monnaies naturelles plusieurs milliers d'années durant dans de nombreuses sociétés humaines. La raison en est, comme nous l'avons dit, que leurs caractéristiques physiques les rendent plus adaptées à servir de monnaies que toute autre marchandise. Pourtant, si nous appelons naturelles ces monnaies, ce n'est pas en raison de leurs caractéristiques physiques, mais parce que ce sont des individus libres qui les ont spontanément choisies pour remplir cette fonction. En bref, il n'est pas possible de déterminer, a priori, quelle est la monnaie naturelle d'une société. La seule façon de le savoir c'est de laisser les individus s'associer librement et de choisir les meilleurs moyens d'échange parmi les différentes solutions disponibles. L'histoire nous apprend que, dans la plupart des pays et pratiquement à toutes les époques, c'est l'argent qui a été choisi pour servir de monnaie. L'or et le cuivre ont également été utilisés comme monnaies, quoi que dans une moindre mesure.

4. Le crédit-monnaie La monnaie naturelle doit posséder deux qualités. Elle doit tout d'abord avoir une valeur avant d'être utilisée comme monnaie, et elle doit ensuite présenter les caractéristiques physiques permettant de jouer le rôle de moyen d'échange (elle doit, en tout cas, l'être davantage que ses solutions alternatives). Les monnaies historiques que nous avons mentionnées jusqu'ici tirent toutes leur valeur antérieure de leur utilisation pour la consommation. Cela est vrai y compris dans le cas des métaux précieux. Certes, ils ne sont pas détruits à travers la consommation, comme, par exemple, dans le cas du tabac ou du coton, mais les métaux précieux n'en sont pas moins consommés sous la forme de bijoux, d'ornements, et à travers une variété d'applications industrielles. Il existe cependant d'autres formes de monnaie qui ne tirent pas de valeur antérieure de la consommation. Les cas les plus importants sont le papier-monnaie et la monnaie électronique dont nous allons traiter plus loin. Mais on trouve également parmi ces formes de monnaie le crédit-monnaie qui fait l'objet de cette section. Comme son nom l'indique, le crédit-monnaie apparaît lorsque des instruments financiers sont utilisés dans les échanges indirects. Supposons que Ben prête 10 onces d'argent à Mike pour une durée d'un an, et que Mike lui remette en échange une promesse de payer (« Je promets de payer au porteur »). Supposons en outre que cette promesse de payer prenne la forme d'un billet comportant l'inscription « Je dois au porteur de cette note la somme de 10 onces, payables le 1er janvier 2010 (signature). »

Ben pourrait alors essayer d'utiliser ce billet comme moyen d'échange. Cela pourrait fonctionner si les futurs acheteurs du billet font confiance à Mike qui s'est engagé à rembourser le crédit comme promis. Si Mike a une bonne réputation auprès de certaines personnes, alors il est vraisemblable que ces personnes accepteront ce billet en paiement de leurs biens et de leurs services. La promesse de payer de Mike devient alors du créditmonnaie. Le crédit-monnaie ne peut jamais avoir une circulation qui puisse rivaliser avec circulation des monnaies naturelles. En effet, le crédit-monnaie fait courir le risque que créancier fasse défaut tandis que les échanges d'espèces donnent un contrôle direct sur monnaie physique. En revanche, l'émetteur d'une promesse de payer peut faire faillite – promesse de payer n'a alors pas plus de valeur que celle d'un simple bout de papier.

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Il n'est dès lors pas surprenant que le crédit-monnaie n'ait circulé largement que lorsque la créance était dénommée en termes d'une monnaie-marchandise donnée, lorsque la réputation de l'émetteur était au-delà de tout soupçon, et lorsque c'était le seul moyen pour le gouvernement de lever rapidement les fonds nécessaires à la conduite de guerres à grande échelle. Ce fut, par exemple, le cas de l'American Continental qui finança la Guerre d'indépendance et des assignats français qui financèrent les guerres des révolutionnaires français contre le reste de l'Europe. À l'origine, le crédit-monnaie avait également été émis sous d'autres formes que le papier. En particulier, des promesses de payer inscrites sur du cuir ont à plusieurs reprises servi de monnaie depuis le neuvième siècle 38. Le crédit-monnaie n'est qu'une forme dérivée de monnaie : il ne tire sa valeur que du remboursement futur qu'en attendent ses utilisateurs. Sous cet angle, le crédit-monnaie diffère fondamentalement du papier-monnaie auxquels les individus attribuent une valeur intrinsèque. Ce qui nous amène à l'analyse du papier-monnaie.

5. Le papier-monnaie et le marché libre Jusqu'à présent nous nous sommes concentrés sur les métaux précieux afin d'illustrer notre propos car, d'un point de vue historique, ce sont les métaux précieux qui ont servi de monnaie du marché libre, et également car jusqu'à aujourd'hui aucune autre marchandise ne semble être plus adaptée à jouer le rôle de moyen d'échange. Mais l'affirmation selon laquelle l'or, l'argent et le cuivre constituent les meilleures monnaies disponibles semble être contredite par le fait que, de nos jours, pratiquement aucun pays dans le monde n'utilise les métaux précieux comme monnaie 39. Cette pratique universelle semble pouvoir s'expliquer facilement par le fait que le papier-monnaie semble encore plus avantageux que les métaux précieux, et ce, pour au moins trois raisons : (1) ses coûts de production sont bien plus faibles ; (2) on peut facilement modifier son stock afin de servir les besoins du commerce ; et (3) son stock peut encore être 38

Voir Rupert J. Ederer, The Evolution of Money (Washington, D.C. : Public Affairs Press, 1964), pp. 92-93 ; Elgin Groseclose, Money and Man : A Survey of Monetary Experience (New York : Frederick Ungar, 1961), p. 119. 39

Le papier-monnaie ne doit pas être confondu avec le crédit-monnaie se présentant sous forme de papier, ou encore avec les certificats monétaires de papier. Si ces derniers peuvent être remboursés en monnaiemarchandise, le papier-monnaie, lui, non. Il convient de signaler que les économistes ont eu recours à l'expression de « papier-monnaie » à la fois au sens étroit dans lequel nous l'utilisons ici et en un sens plus large, qui comprend le papier-monnaie au sens étroit ainsi que le crédit-monnaie et les certificats monétaires de papier.

modifié afin de garantir la stabilité de la valeur de l'unité monétaire. Avant d'analyser plus en détail ces supposés avantages, nous devons traiter la question encore plus fondamentale de savoir si le papier-monnaie constitue ou non à l'origine un phénomène de marché. Doit-il son existence au libre choix des utilisateurs de monnaie, ou à un privilège légal ? Dans le premier cas de figure, l'existence du papier-monnaie ne pose aucun problème – bien au contraire. En revanche, si son existence n'est due qu'à la force et à la contrainte, c'est-à-dire, à des violations de droits de propriété alors ses avantages supposés doivent être examinés minutieusement. Or lorsqu'on se penche sur les données historiques, il apparaît de manière frappante qu'à aucune période de l'histoire humaine le papier-monnaie n'a émergé spontanément sur le marché libre 40. Aucun auteur occidental avant le dix-huitième siècle ne semble même avoir envisagé l'existence du papier-monnaie comme possible. Ce n'est qu'à partir du moment où les certificats de papier pour l'or et l'argent se mirent à circuler plus largement, surtout dans le contexte de finances publiques à grande échelle qu'une telle idée est née 41. Au cours des dixhuitième, dix-neuvième et vingtième siècles, différentes expériences avec le papier-monnaie furent mises en place en Occident 42. Les gouvernements ont émis du papier-monnaie auquel ils ont conféré cours légal, imposant ainsi à chaque citoyen l'obligation légale de l'accepter en paiement. Ils passèrent outre les stipulations figurant sur les contrats privés et obligèrent les créanciers à accepter – disons – les paiements en billets « greenbacks » de préférence aux paiements effectués en or ou en argent. Dans la plupart des cas, cependant, les gouvernements ont transformé les certificats de papier convertibles en or et en argent existant antérieurement en papier-monnaie en rendant illégal l'usage de l'or et de l'argent, ainsi que toute autre marchandise et certificats susceptibles de jouer le rôle de monnaie. L'histoire nous apprend que c'est un scénario identique qui s'est produit dans d'autres cultures et en d'autres temps. C'est, de façon similaire, par la force et la contrainte, que le papier-monnaie a été introduit en Chine au douzième siècle par le gouvernement 43. Dans tous les cas historiquement connus, le papier-monnaie est apparu à travers des ruptures de contrat et autres violations des droits de 40

Le livre de John E. Chown, A History of Money (London : Routledge, 1994), 3ème partie, offre un bon exposé général. Voir également George Selgin, « On Ensuring the Acceptability of a New Fiat Money », Journal of Money, Credit, and Banking 26 (1994) ; Kevin Dowd, « The Emergence of Fiat Money : A Reconsideration », Cato Journal 20, n°3 (2001). Ici encore il convient de ne pas confondre papier-monnaie et crédit-monnaie. 41

Il est intéressant de noter que la Banque d'Angleterre fut établie en 1694, quelques années après la création de la Banque de Suède. C'est vraisemblablement le philosophe français Montesquieu qui a le premier soutenu qu'une pure « monnaie-signe », ou, selon ses propres termes, une « monnaie idéale » était possible. Voir Charles de Montesquieu, De l'esprit des lois (Paris : Gallimard/Pléiade, 1951), livre 22, chap. 3, p. 653. Pourtant, il pensait que toute monnaie autre que la « monnaie réelle » (la monnaie-marchandise) inviterait à commettre des abus, une opinion partagée par nombre d'illustres économistes après lui comme David Ricardo et Ludwig von Mises. James Steuart, qui défendit de fait une théorie de la monnaie comme pure « monnaie de compte », constitue une exception. Voir James Steuart, An Inquiry Into the Principles of Political Economy (London : Millar & Cadell, 1767), livre 3, chap. 1. 42

Il est toujours utile de lire les analyses que les contemporains firent de ces événements. Voir par exemple William Gouge, A Short History of Paper Money and Banking in the United States, deuxième partie ; Adolph Wagner, Die russische Papierwährung (Riga : Kymmel, 1868), chap. 8, pp. 116-80 ; Karl Heinrich Rau, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, 7ème éd. (Leipzig & Heidelberg : Hiver, 1863), §310-17, pp. 391-415 ; William Graham Sumner, History of Banking in the United States (New York : Augustus M. Kelley, [1896] 1971). 43

Voir Jonathan Williams et al., Money : A History (London : Palgrave Macmillan, 1998), chap. 6.

propriété privée encouragées par le gouvernement. Le papier-monnaie n'a jamais été une création du marché libre. Établir un ensemble de données historiques ne permet pas, bien entendu, de rendre un verdict définitif lorsqu'il s'agit de savoir si le papier-monnaie peut émerger spontanément sur un marché libre. Est-il possible de résoudre cette question au moyen d'arguments théoriques ? Nous devons, ici, prendre en considération la chose suivante. Par sa nature même, le papiermonnaie ne fournit que des services monétaires, tandis que la monnaie-marchandise fournit deux types de service : celui de monnaie et celui de marchandise. Il s'ensuit que le prix payé pour le papier-monnaie peut descendre jusqu'à zéro, tandis que le prix de la monnaiemarchandise demeure positif aussi longtemps qu'il engendre une demande non monétaire. Si le prix payé pour le papier-monnaie chute pour atteindre zéro, cette monnaie ne pourra alors plus jamais être remonétisée, car en l'absence d'un système des prix déjà existant les participants du marché seront dans l'incapacité d'attribuer une valeur à l'unité monétaire. L'usage du papier-monnaie comporte donc le risque d'une annihilation totale et permanente de la valeur. Ce risque est inexistant dans le cas d'une monnaie-marchandise, laquelle possède toujours un prix positif et peut par conséquent toujours être remonétisée. Prédire les implications pratiques de ce fait ne demande pas beaucoup d'imagination. Sur un marché véritablement libre, mis en concurrence avec les différentes formes de monnaiemarchandise, le papier-monnaie se verrait condamné. Les participants du marché les plus prévoyants et les plus prudents se débarrasseraient les premiers de leur papier-monnaie, suivis, en temps voulu, par les autres participants. À l'issue d'un tel processus – qui pourrait ne prendre que quelques secondes seulement, ou (la chose est du moins concevable) durer plusieurs années -, la devise papier disparaîtrait complètement 44. L'analyse précédente amène à conclure que ce n'est pas parce qu'une monnaie est restée jusqu'à présent en circulation qu'elle ne peut pas pour autant cesser de jouer le rôle de monnaie. La source ultime de sa valeur – ce qui en constitue le cœur - doit être quelque chose d'autre que le simple fait que, jusqu'à présent, les individus l'ont accepté volontairement 45. Toutes sortes de raisons psychologiques peuvent se trouver à l'origine de cette valeur mais ces motivations ne sauraient résister à la pression exercée par le type de processus de substitution que nous venons de décrire. Soit, mais alors ? Le gouvernement peut-il, par le pouvoir des armes, maintenir la monnaie en circulation ? Un simple décret du gouvernement peut, en effet, conférer une valeur au papier-monnaie – celle garantissant à l'utilisateur d'éviter ainsi tout problème avec la police 46. Mais cette observation ne fait que confirmer notre thèse selon laquelle le papier-monnaie n'est pas un phénomène de marché. Le papier-monnaie ne peut s'épanouir au contact de l'air qu'on respire dans une société libre. Ce dernier n'est utilisé que 44

Voir Hülsmann, Logik der Währungskonkurrenz (Essen : Management Akademie Verlag, 1996), pp. 26074, 307. 45

Voir Benjamin Anderson, The Value of Money (reprint, Grove City, Penn. : Libertarian Press, [1917]), chap. 7 « Dodo-Bones », p. 125. 46

Georg Holzbauer a défendu la thèse selon laquelle la valeur du papier-monnaie repose en dernière analyse sur le fait que le gouvernement force ses citoyens à utiliser ces bouts de papier pour payer leurs impôts. Cette valeur est donc « fondée sur les impôts ». Voir Georg Holzbauer, Barzahlung und Zahlungsmittelversorgung in militärisch besetzten Gebieten (Jena : Fischer, 1939), pp. 85-87. Yuri Kuznetsov défend une thèse similaire dans son article intitulé « Fiat Money as an Administrative Good », Review of Austrian Economics 10, n°2 (1997) : 111-14.

lorsque la police use de son pouvoir pour supprimer ses concurrents, de telle sorte que le choix douloureux qui se présente aux membres de la société consiste soit à utiliser le papiermonnaie du gouvernement, soit à renoncer complètement aux avantages que procure l'économie monétaire 47.

6. La monnaie électronique Les observations précédentes peuvent être directement appliquées au cas de la monnaie électronique. Il est peu probable qu'un bien économique défini entièrement en termes de bits et d’octets, pour les mêmes raisons que celles que nous venons d'analyser s'agissant du papiermonnaie, soit jamais produit spontanément sur un marché libre. Et, en dépit des efforts consacrés par différents individus et associations, aucune monnaie de ce genre n'a jamais été produite depuis que la création d'Internet a rendu les paiements électroniques possibles. Jusqu'à présent, seule une monnaie émise par le gouvernement a été produite sous forme électronique, et, comme dans le cas du papier-monnaie, c'est uniquement parce qu'ils ont la possibilité de supprimer toute concurrence, que les gouvernements peuvent accomplir ce type de création monétaire. Sur le marché libre, les nouvelles technologies de l'information ont été incapables de créer la moindre forme nouvelle de monnaie. Elles ont réussi à développer différents instruments nouveaux permettant de faciliter l'accès et le transfert de la monnaie. Ces techniques électroniques nouvelles permettant d'effectuer des opérations monétaires sont très efficaces et offrent de grands avantages, mais elles ne doivent pas être confondues avec la création d'une monnaie électronique.

47

Plus loin, nous examinerons la question de savoir si le papier-monnaie à cours forcé est viable à long terme et s'il est conforme ou non à nos exigences morales.

2. Les certificats monétaires

1. Les certificats incorporés matériellement à la monnaie Même si le monnayage n'avait jamais été inventé, les métaux précieux auraient de toute façon joué le rôle de monnaie, car même sous forme de billon les avantages physiques qu'ils présentent surpassent les avantages présentés par tous ses autres concurrents. Il ne fait pourtant aucun doute que le monnayage augmenta les avantages tirés de l'échange indirect et qu'ils ont par conséquent contribué à la diffusion de l'échange monétaire. Le monnayage autorise l'échange de métaux précieux sans contraindre aux opérations, coûteuses par les efforts qu'elles nécessitent, consistant à peser et à faire fondre le métal. Compter les pièces suffit dès lors pour déterminer le poids total de la quantité de métal échangée 48. Le monnayage permet de graver une empreinte sur une quantité donnée de métal précieux afin de certifier son poids. Le type le plus courant d'empreinte comporte une inscription portant que la pièce pèse un total de tant et tant de grammes ou d'onces (le poids brut), avec telle ou telle proportion ou contenu absolu de métal précieux (le poids net). C'est la raison pour laquelle les noms de pièces étaient, de façon caractéristique, tirées de noms de poids, comme, par exemple, la livre, le mark, le franc ou encore l'écu. Il faut souligner qu'un tel service dépend entièrement de la confiance accordée à la personne qui certifie les pièces, à savoir le monnayeur. Si les participants du marché ne peuvent pas se fier à un certificat donné, ils préféreront se passer de ces pièces pour se donner la peine supplémentaire de peser le métal et, éventuellement, de le faire fondre afin de déterminer la quantité de métal pur qu'il contient. Une pièce en laquelle on peut avoir confiance permet de s'économiser cette peine et ajoute ainsi à la valeur du billon contenue dans la pièce. Ainsi, par exemple, une pièce d'argent fiable d'une once a davantage de valeur qu'une once d'argent sous forme de billon 49. Les gens sont dès lors prêts à payer un prix plus élevé pour les pièces que pour le billon, et le monnayeur peut alors vivre du salaire que lui rapporte cette différence au niveau du prix 50.

48

Voir Aristote, Politique, livre 1, chap. 9.

49

Nicholas Copernic fut l'un des premiers à souligner ce fait. Voir Copernic, « Traité de la monnaie », in L. Wolowski, éd., Traité de la première invention des monnoies, de Nicolas Oresme ... et Traité de la monnoie, de Copernic (Paris : Guillaumin, 1864), pp. 52-53. « L'empreinte de garantie ajoute quelque valeur à la matière ellemême » (p. 53). 50

La plupart des pièces historiques furent fabriquées dans les ateliers monétaires des différents gouvernements. C'est là l'origine de la croyance erronée selon laquelle la valeur supérieure des pièces comparée au billon démontre que c'est la sanction légale attribuée à une pièce qui est la source de sa valeur supérieure comparée au billon. Ainsi, par exemple, la monnaie était appelée dans la Grèce antique, « noumisma » (de « nomos » - la loi) ; et bien plus tard, au début du vingtième siècle, le professeur allemand Knapp popularisa ce qu'il appelait la « théorie étatique de la monnaie ». L'idée selon laquelle le décret du gouvernement constitue une source de valeur a inspiré nombre de théories et de politiques extravagantes. Comme nous le verrons plus loin, le respect de la loi garanti par le gouvernement peut certes offrir à quelques monnayeurs privilégiés un monopole et la rente qui en découle. Mais cela n'a rien à voir en soi avec le monnayage. Même en l'absence de toute sanction légale, des pièces fiables ont davantage de valeur que le billon. Cette différence de valeur naît, comme nous l'avons vu, du service rendu par la certification. Historiquement, le monnayage privé apparut d'abord et ce n'est que plus tard que les gouvernements prirent en charge le monnayage. Voir Arthur Burns, Money and Monetary Policy in Early Times (New York : Augustus M. Kelley [1927] 1965), pp. 75-77, 442-44.

Parce que la valeur du certificat dépend du crédit que l'on peut accorder au monnayeur, les pièces circulent typiquement à l'intérieur de zones géographiques restreintes. Seules les personnes qui connaissent le monnayeur sont susceptibles d'accepter ses pièces. Tous les autres réclameront un paiement sous forme de billon ou en pièces en lesquelles ils ont confiance. En pratique, cela ne signifie pas que chaque village a besoin de recourir à des pièces différentes. Le rayon géographique au sein duquel une pièce est utilisée peut augmenter de manière spectaculaire jusqu'à couvrir le monde entier si le monnayeur jouit d'une excellente réputation. C'était, par exemple, le cas des dollars mexicains qui, au début du dix-neuvième siècle, siècle circulaient librement dans la plupart des États des États-Unis et qui ont légué leur nom à la devise actuelle de ce pays. Historiquement, les monnayeurs ont offert des services supplémentaires venant s'ajouter à la certification des poids. Ainsi, par exemple, le problème des pièces usagées, qui pouvaient contenir une plus petite quantité de métaux précieux que les pièces neuves, constituait l'un des problèmes récurrents du monnayage des métaux précieux. Placés dans cette situation, les gens ont tendance à préférer conserver les bonnes pièces et à échanger uniquement les mauvaises pièces. Afin de résoudre ce problème, les monnayeurs peuvent assortir la vente des pièces d'une garantie : ils peuvent proposer d'échanger toute pièce légèrement usagée contre une pièce neuve. Une telle politique garantirait ainsi la stabilité et l'homogénéité du monnayage dans le temps. Ainsi, les pièces garanties pourraient-elles s'échanger à des prix encore plus élevés, différentiel de prix (prime) qui permettrait ensuite de financer les dépenses liées au remplacement des pièces. Un grand nombre de théoriciens de la monnaie du Moyen Âge jusqu'à nos jours, ont soutenu que le monnayage devait être confié aux princes ou aux gouvernements, lesquels, parce qu'ils avaient naturellement vocation à gouverner la société, étaient également les personnes à qui l'on devait naturellement faire confiance. Les scolastiques médiévaux savaient pertinemment que les princes abusaient fréquemment de cette confiance, en gravant, par exemple, une empreinte d' « une once » sur une pièce en contenant à peine la moitié, empochant pour leur propre compte la moitié restante. Nicolas Oresme postula par conséquent qu'il était absolument défendu aux princes d'altérer les pièces de monnaie, à moins qu'ils n'obtiennent sur ce point le consentement de la communauté dans sa totalité, c'est-à-dire, le consentement de toute la communauté des utilisateurs de monnaie. La science économique nous permet de comprendre pourquoi la concurrence en matière de monnayage constitue un moyen encore meilleur de préserver la confiance que l'on porte aux pièces. Il n'existe aucune raison économique d'interdire à chaque citoyen de se lancer dans le commerce du monnayage et d'offrir ses propres pièces aux utilisateurs. Un monnayeur particulier peut certes abuser lui aussi de la confiance que ses clients ont placé en lui et en ses pièces. Mais la sanction est immédiate : il perdra tous ses clients. Les gens préféreront utiliser d'autres pièces, émises par des concurrents en qui ils ont des raisons de faire davantage confiance. D'une certaine façon, ce processus concurrentiel vérifie le postulat d'Oresme selon lequel, en matière de monnayage, c'est toute la communauté des utilisateurs de monnaie qui décide. Ce dernier soutenait que « la monnaie est la propriété de la chose publique 51. » Sur un marché libre, les propriétaires de monnaie peuvent revendiquer ce droit de propriété en douceur et à tout moment. Tout individu qui ne fait plus confiance au monnayeur A cesse tout 51

Nicolas Oresme, « A Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money » in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), p. 16.

simplement d'utiliser les pièces de A pour utiliser les pièces du monnayeur B. Il quitte ainsi la communauté A pour rejoindre la communauté B. La concurrence en matière de monnayage n'est pas la panacée. Les abus restent toujours possibles et, bien souvent, les dommages qu'ils causent ne peuvent être facilement réparés. La vertu de la concurrence c'est qu'elle laisse espérer qu'il est possible de minimiser la portée de ces abus éventuels. Et elle a pour elle ce charme certain qu'elle implique toute la communauté des utilisateurs de monnaie et non quelque administrateur nommé ou autoproclamé. C'est là, semble-t-il, tout ce que nous pouvons espérer ici-bas.

2. Les certificats séparés matériellement de la monnaie Si les certificats peuvent ajouter une valeur supplémentaire à la valeur du billon, alors ces derniers peuvent recevoir une valeur propre. Ils peuvent dès lors être échangés sans être incorporés matériellement à la quantité de métal précieux qu'ils certifient. Ils deviennent alors des substituts monétaires. L'émission de tels substituts monétaires fut une pratique courante dans les villes d'Amsterdam et de Hambourg pendant presque deux siècles. La Banque d'Amsterdam (établie en 1609) émettait des billets de papier qui certifiaient que le porteur du billet était le propriétaire légal de telle ou telle quantité d'argent fin déposée dans les coffres de la banque. Ces billets pouvaient être remboursés à vue aux guichets de la Banque, sur simple demande du porteur du billet 52. Ces billets finirent par être échangés en lieu et place de l'argent luimême. Plutôt que d'avoir à échanger de l'argent sous forme physique, les gens effectuaient leurs achats au moyen de billets de banque qui certifiaient la propriété d'une somme d'argent déposée à la Banque. En dehors des billets de banque, les principaux types de substituts monétaires sont les pièces fiduciaires, les certificats de dépôt, les comptes chèque, les cartes de crédit ainsi que les comptes bancaires électroniques sur l'internet. Malgré les différences physiques existant entre ces différents types de substituts monétaires, chacun d'entre eux présente trois caractéristiques fondamentales : la fonction d'intermédiaire, le titre et l'existence de « réserves 53 ». La certification dans le cas présent n'est pas aussi complète que dans le cas des empreintes qui sont frappées sur la matière même de la monnaie – les pièces courantes dont nous avons traité plus haut. Chaque substitut monétaire renvoie bien plutôt à un stock de monnaie qui reste placé hors de vue des parties à l'échange. La monnaie même est détenue ailleurs, à savoir, dans une banque, ou dans le département du trésor, ou bien encore là où une autre organisation a émis le certificat. Il n'y a donc pas seulement, dans le cas présent, 52

Il n'est pas nécessaire que nous nous étendions ici sur les différentes nuances existantes en ce qui concerne les premières « monnaies de banque ». La présentation la plus accessible se trouve dans Adam Smith, La richesse des nations, livre 4, chap. 3, 1ère partie, appendice. 53

Pour la plupart des problèmes que nous allons analyser dans cet ouvrage, ces traits communs à tous ces substituts l'emportent en importance sur leurs différences. Dans un souci de concision, nous allons par conséquent nous concentrer presque exclusivement sur le cas des billets de banque. À certains importants égards, les billets de banque diffèrent des autres substituts monétaires. Nous analyserons ces différences en temps utile au cours de la deuxième partie.

intermédiation monétaire au sens restreint, dans la mesure où un tiers certifie le stock de monnaie échangé par les deux parties, mais également intermédiation monétaire au sens fort, dans la mesure où ce tiers contrôle en réalité physiquement la monnaie au moment de l'échange. De plus, les substituts monétaires ne constituent pas une simple certification de l'existence physique d'une certaine quantité de métal précieux : ils représentent également un titre légal attestant la propriété de cette quantité. Le propriétaire de droit d'un billet de banque d'une once d'argent, par exemple, est propriétaire de droit d'une once d'argent déposée dans les coffres de l'institution qui a émis le billet de banque. Enfin, les stocks de monnaie détenus par l'émetteur des substituts sont appelés les « réserves ». Cette terminologie est la terminologie courante en science économique, mais elle doit être utilisée avec précaution. De nombreux étudiants en théorie de la monnaie et de la banque croient que les certificats comme par exemple les inscriptions des livres de compte constituent les véritables monnaies, car ce sont eux qui sont utilisés dans les échanges quotidiens, tandis que la monnaie détenue par les institutions qui établissent ces inscriptions dans les livres de compte constitue simplement les réserves. La réalité est très différente. Dans tous ces cas de figure, ce sont bel et bien ce qu'on appelle les réserves qui constituent la monnaie véritable, tandis que les inscriptions en compte ne sont que de simples substituts monétaires 54. Quels sont les avantages et les inconvénients présentés par les certificats séparés de la monnaie elle-même ? L'avantage principal c'est la réduction des coûts de stockage, de transport, et de certification (le monnayage). L'inconvénient principal de ce système c'est que les risques d'abus sont plus importants que dans le cas du monnayage. Il est beaucoup plus facile pour un banquier frauduleux que pour un monnayeur frauduleux de détourner à son profit la propriété de ses clients. Un bref regard porté sur l'histoire des institutions révèle qu'il s'avéra pratiquement impossible de résister à cette tentation, en particulier lorsque la certification n'était pas soumise à la concurrence. Dans le cas de la Banque de Hambourg, il fallut presque 150 ans avant que les premiers abus ne soient commis (du moins, avant que ces abus ne deviennent manifestes). D'autres banquiers tombèrent en disgrâce bien plus rapidement. Ainsi, par exemple, les orfèvres qui, au milieu des années 1600, avaient pris la 54

Il faut bien garder à l'esprit que ces objets que sont les billets de banque peuvent présenter une nature économique très différente. De nos jours, pratiquement tous les billets de banque sont du papier-monnaie garanti par le gouvernement. Mais autrefois, ces billets de banque étaient d'ordinaire des certificats gagés sur l'or ou l'argent. Les billets de la Réserve fédérale des États-Unis étaient des certificats gagés sur l'or jusqu'en août 1971 (durant le système de Bretton Woods établi en 1944, les banques centrales étrangères pouvaient obtenir leur remboursement jusqu'en 1971, date à laquelle le système s'effondra). C'est depuis cette date que ces billets sont devenus du papier-monnaie. Ainsi, en dépit du fait que leur apparence physique soit toujours la même, la nature économique des dollars a bel et bien changé. De même, une pièce fiduciaire présente davantage de ressemblances physiques avec une pièce d'or qu'avec un certificat de papier. Mais d'un point de vue économique, les certificats de papier et les pièces fiduciaires appartiennent à une seule et même classe de phénomènes : ce sont tous deux des substituts qui sont séparés physiquement de la monnaie. La forme de la pièce en elle-même est sans importance ici. En particulier, il convient de remarquer que les pièces fiduciaires doivent également être distinguées des pièces qui contiennent une quantité plus ou moins importante de métal précieux sous forme d'alliage. Dans ce dernier cas, le certificat est toujours incorporé matériellement à la matière monétaire. En bref, les aspects matériels des choses sont souvent inessentiels d'un point de vue économique. La chose a été soulignée par exemple par Oswald von Nell-Breuning dans son article intitulé « Geldwesen und Währung im Streite der Zeit », Stimmen der Zeit 63, n° 10 (Juillet 1933). Nous analyserons plus en détail ce phénomène important au cours de la deuxième partie.

suite du commerce de la certification dans la ville de Londres, après que le roi d'Angleterre se soit emparé de l'or déposé dans la Tour, commencèrent rapidement à utiliser les dépôts dans leurs opérations de prêt. Ils transformèrent ainsi leurs établissements en « banques à réserves fractionnaires » : seule une partie (une fraction) des certificats émis par ces derniers étaient couverts par les réserves monétaires sous-jacentes. En somme, les risques d'abus des substituts monétaires constituent un inconvénient tout à fait considérable. Il semble dès lors douteux que de tels certificats puissent jamais jouir d'une large circulation sur un marché libre. Même David Ricardo, le grand défenseur de la devise papier, reconnut qu'il était peu probable que de tels substituts puissent jamais faire concurrence aux pièces. La seule façon d'assurer la circulation des billets de banque consistait à les imposer aux citoyens : « Si ceux qui utilisent des billets d'une et de deux livres, voire même de cinq livres avaient le choix d'utiliser à la place des guinées, il ne fait aucun doute que ces dernières auront leur préférence 55 ». Mais il ne s'agit pas pour nous ici de spéculer sur l'importance que des certificats de papier pourraient avoir sur un marché libre. Nous souhaitons uniquement insister sur le fait qu'on peut concevoir que les certificats de papier et les pièces fiduciaires puissent jouer un rôle ici, et qu'ils ont, à cette fin, été largement utilisés dans le passé, quoi qu'ils aient été souvent imposés par la loi. Dans une société libre, les participants du marché évalueraient en permanence les avantages et les inconvénients présentés par les différents produits de certification. Ils ne seraient certes pas en mesure d'empêcher tout abus. Mais, là encore, nous voulons simplement souligner qu'un système concurrentiel permet de minimiser tout dommage éventuel.

55

David Ricardo, « Proposals for an Economical and Secure Currency », Works and Correspondence, Piero Sraffa, éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1951-73), vol. 4, p. 65. Aux yeux de Ricardo, on ne devait pas laisser les gens choisir en matière monétaire car les préférences des consommateurs pour les pièces d'or et d'argent avaient pour conséquence qu' « afin de satisfaire un pur caprice, un moyen d'échange onéreux serait substitué à un moyen d'échange de peu de valeur ». Ibid. Nous traiterons des coûts de la monnaie-marchandise dans une section ultérieure.

3. Monnaie et processus de marché

1. La production de monnaie et les prix La condition économique fondamentale de l'existence humaine c'est la rareté. Les moyens dont nous disposons ne sont pas suffisants pour nous permettre de réaliser toutes nos fins. En particulier, notre temps est limité et c'est la raison pour laquelle nous devons décider de la façon dont nous allons nous en servir, qu'il s'agisse de travail salarié, d'activités familiales ou communautaires, ou encore de loisirs personnels. Mais tous les autres moyens dont nous disposons sont également limités : nos réserves d'espèces, nos actifs financiers, la taille et la qualité de nos voitures et de nos maisons, et ainsi de suite. Ainsi, quoi que nous fassions, nous devons choisir la façon dont nous allons utiliser ces ressources, ce qui implique également de renoncer par là même à un ensemble d'autres usages possibles de ces ressources. Or, l'usage de tout moyen d'action est conditionné par la loi de la valeur marginale décroissante. D'après cette loi, l'importance relative de chaque unité d'un bien économique pour son propriétaire – ou, selon l'expression qu'utilisent les économistes, la valeur marginale de chaque unité – diminue plus nous contrôlons un stock total important de biens de cette nature, et vice versa. En effet, chaque unité supplémentaire nous permet de poursuivre de nouveaux objectifs – objectifs que nous n'aurions pas choisi de poursuivre sans cette unité supplémentaire. Par conséquent, ces objectifs sont nécessairement moins importants aux yeux de la personne qui agit que les objectifs qu'elle aurait poursuivis au moyen d'un stock moins important. Il s'ensuit, par exemple, que la valeur marginale d’une gorgée d'eau supplémentaire diffère grandement selon qu'il s'agit d'une personne traversant un désert ou de la même personne nageant dans un lac. Et la valeur marginale d'une pièce de 200 mètres carrés ajoutée à notre maison diffère grandement selon que la taille actuelle de notre maison est de 500 ou de 5 000 mètres carrés. De même, la valeur marginale de chaque dollar supplémentaire dépend du nombre de dollars dont dispose son propriétaire sur son compte en banque. Il s'ensuit que la production de chaque unité supplémentaire de monnaie diminue la valeur de la monnaie aux yeux du propriétaire de cette unité supplémentaire – diminution qui n'aurait pas eu lieu sans l'ajout de cette unité supplémentaire. En particulier, la valeur de la monnaie est désormais moins importante à ses yeux en comparaison de tous les autres biens et services. Il aura, par conséquent, désormais tendance, en tant qu'acheteur de biens et de services, à offrir davantage de monnaie en échange de ces autres biens et services et, en tant que vendeur de biens et de services, il aura désormais tendance à demander des paiements monétaires plus élevés. En résumé, la production de monnaie tend à entraîner une augmentation des prix monétaires. Cette tendance se manifestera d'abord à travers les prix payés par le producteur de monnaie lui-même. Mais elle se répandra ensuite à travers le reste de l'économie parce que les individus qui ont vendu leurs biens et leurs services au producteur de monnaie ont désormais des réserves d'espèces plus importantes que s'ils n'avaient pas échangé leurs biens et leurs services contre la monnaie du producteur. Par conséquent, la valeur relative de la monnaie va également diminuer à leurs yeux et ils vont, à leur tour, avoir tendance à accepter de payer des prix plus élevés pour les biens et les services qu'ils désirent. D'autres individus, à leur suite, vont alors disposer de réserves d'espèces plus importantes que s'ils s'étaient abstenus de tout échange déclenchant ainsi une nouvelle série d'augmentation des prix, et ainsi de suite. Ce processus se poursuivra alors jusqu'à ce que tous les prix monétaires se soient ajustés à

l'augmentation du stock de monnaie. Certes, pour des raisons qui sont trop spécifiques pour retenir notre attention ici, certains prix peuvent diminuer au cours de ce processus. Mais la tendance générale est à une hausse des prix. Ainsi la tendance générale de la production de monnaie est d'augmenter les prix au-delà du niveau qu'ils auraient atteint autrement. Cela implique en retour que le pouvoir d'achat de chaque unité de monnaie diminue. Soulignons là encore que le processus à travers lequel la production de monnaie tend à augmenter le niveau des prix est un processus étalé dans le temps. Ce processus affecte par conséquent les différents prix à différents points du temps – il n'y a pas de hausse simultanée de tous les prix. De plus, il n'y a aucune raison de penser que les prix puissent changer de manière uniforme ou selon des proportions fixées en fonction des changements affectant le stock de monnaie. En conséquence, la production monétaire implique une tendance à l'augmentation des prix, mais cette augmentation se produit graduellement au cours d'un processus étalé dans le temps et affecte chaque prix dans une mesure plus ou moins large 56.

2. Étendue et limites de la production monétaire Quel stock de monnaie sera produit sur le marché ? Combien de pièces ? Combien de certificats de papier ? Les limites de l'extraction et du monnayage, ainsi que celles de tous les autres services monétaires sont données en fin de compte par les préférences des participants du marché. Comme dans toutes les autres branches de l'industrie, les compagnies minières et les monnayeurs réaliseront des investissements supplémentaires et étendront leur production si, et seulement si, ils considèrent qu'aucune solution meilleure ne s'offre à eux. En pratique, cela signifie généralement qu'ils étendront la production de pièces si le retour monétaire attendu sur investissement dans les mines et dans les magasins de pièces est au moins aussi élevé que les retours monétaires dans l'industrie des chaussures, dans la boulangerie, et ainsi de suite. Les retours sur investissement dans les différentes branches de l'industrie humaine dépendent en fin de compte de la façon dont chaque citoyen pris individuellement décide d'utiliser les rares ressources dont il dispose. Considérés en tant que consommateurs, les citoyens choisissent de dépenser leur argent pour acheter tel produit plutôt que tel autre, déterminant ainsi le revenu respectif de toutes les branches de l'industrie. Considérés en tant que propriétaires de ressources productives (le travail, le capital, la terre), les citoyens choisissent de consacrer ces ressources à la poursuite de telle entreprise plutôt que de telle autre, déterminant ainsi les coûts respectifs de toutes les branches de l'industrie. En fin de compte, c'est donc chaque citoyen pris individuellement qui, à travers ses choix personnels, détermine la profitabilité relative de toutes les entreprises productives. Chaque citoyen entre en coopération avec certains de ses concitoyens, et fait, par là-même, le choix de ne pas coopérer avec les autres. Ce processus de sélection ou processus de marché vaut pour toute entreprise productive et créé ainsi une interdépendance mutuelle entre toutes les personnes et toutes les entreprises. Sur un marché libre, la production monétaire s'intègre pleinement à la division générale du 56

Dans l'analyse monétaire contemporaine, ces effets sont communément appelés « effets Cantillon » d'après Richard Cantillon, le premier économiste ayant souligné que l'augmentation du stock de monnaie n'affecte pas tous les prix et les revenus monétaires au même moment et dans la même mesure. Voir Richard Cantillon, La nature du commerce en général (Paris : Institut national d'études démographiques, 1997), 2ème partie, chap. 7.

travail. Des pièces supplémentaires sont fabriquées aussi longtemps que cette production offre les meilleurs retours possibles sur les ressources investies dans la production. Cette production diminue alors à mesure que les perspectives offertes par les autres branches de l'industrie deviennent meilleures. De plus, tout comme ils déterminent l'extension relative de la production de monnaie, comparée aux autres productions, les choix individuels des citoyens déterminent également le nombre de pièces différentes qui seront produites. Plus haut, nous avons affirmé que la monnaie était un moyen d'échange généralement accepté. L'hypothèse que plusieurs monnaies soient utilisées de façon parallèle n'est pas qu'une simple possibilité : cela fut de fait la pratique universelle jusqu'au vingtième siècle. Au Moyen Âge, les pièces d'or, d'argent et de cuivre, au même titre que les pièces réalisées à partir d'un alliage, circulaient au sein de réseaux d'échange qui se chevauchaient. Dans la plupart des régions et à la plupart des époques de l'histoire de l'Europe occidentale, les pièces d'argent étaient les plus répandues et dominaient dans les paiements quotidiens, tandis que les pièces d'or étaient utilisées pour des paiements plus importants et les pièces de cuivre pour de toutes petites transactions. C'était également, dans l'Antiquité, l'état normal des choses. La production parallèle et l'usage de pièces différentes réalisées à partir de métaux précieux constitue par conséquent l'état normal des choses dans une économie libre. Oresme met en garde de façon constante contre l'altération des pièces, mais il souligne que l'introduction d'un nouveau type de pièce ne constitue pas une telle altération aussi longtemps qu'elle ne s'accompagne pas d'une interdiction d'utiliser les anciennes pièces 57.

3. Les effets redistributifs Lorsqu'il s'agit de décrire les effets redistributifs résultant d'une telle production monétaire, les économistes, et ce, même depuis l'époque de Nicolas Oresme et de Juan de Mariana, ne mentionnent typiquement qu'un seul effet de ce genre. Ils soulignent que l'augmentation du stock de monnaie tend à entraîner une augmentation de tous les prix monétaires – soit une chute du pouvoir d'achat de la monnaie. Ils avancent ensuite que cette réduction du pouvoir d'achat favorise les débiteurs car le montant des dettes qu'ils doivent vaut désormais moins qu'avant et qu'un tel profit se fait par conséquent aux dépens des créanciers. Cette façon de présenter les choses n'est pas tout à fait exacte. Certes, une augmentation du stock de monnaie tend à entraîner une hausse des prix monétaires, et diminue ainsi le pouvoir d'achat de chaque unité de monnaie. Mais il est faux de dire que ce processus favorise nécessairement le débiteur au détriment du créancier. Un créancier peut ne pas souffrir du tout d'une chute de 25 pour cent du pouvoir d'achat de la monnaie s'il a anticipé un tel événement au moment où il a prêté la monnaie. Supposons que ce prêteur souhaitait obtenir un rendement de 5 pour cent sur le capital prêté, et qu'il ait anticipé la dépréciation de 25 pour cent du pouvoir d'achat de la monnaie : il sera alors prêt à prêter sa monnaie à condition que le rendement soit de 30 pour cent de manière à lui permettre de compenser la baisse de pouvoir d'achat de la monnaie. En économie, ce type de compensation s'appelle « prime de 57

Voir Nicolas Oresme, « A Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money » in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), chaps. 2, 3, et 13 ; et chap. 9, pp. 13-14.

prix » – soit une prime payée en plus du taux d'intérêt « pur » pour compenser la hausse anticipée des prix monétaires. C'est exactement ce que l'on peut observer aux époques et dans les régions du monde où la dépréciation de la monnaie est très élevée 58. Un créancier peut en réalité réaliser un profit en prêtant de la monnaie même si son pouvoir d'achat décline. Dans l'exemple ci-dessus, le créancier réaliserait un profit si la dépréciation s'avérait n'être que de 15 pour cent, et non de 25 pour cent, contrairement aux prévisions de ce dernier. Dans ce cas, les 30 pour cent d'intérêt que le débiteur lui verse contiennent trois composantes : (1) le taux d'intérêt pur de 5 pour cent, (2) une prime de prix de 15 pour cent qui lui permet de compenser la dépréciation, et (3) un « profit » de 10 pour cent. On peut faire les mêmes observations, mutatis mutandis, concernant des débiteurs. Ils ne bénéficient pas nécessairement d'une dépréciation du pouvoir d'achat de la monnaie, et ils peuvent même réaliser un « profit » lorsque le pouvoir d'achat de la monnaie augmente si cette augmentation s'avère être inférieure à l'augmentation à partir de laquelle le taux d'intérêt stipulé dans le contrat était calculé. Cela dépend entièrement de la justesse de leurs anticipations. Il existe cependant un autre effet redistributif de la production de monnaie. Cet effet est beaucoup plus important que celui que nous venons de décrire parce qu'il ne dépend pas des anticipations des participants du marché. Il s'agit là d'un effet que les participants du marché ne peuvent éviter en se montrant plus intelligents ou plus circonspects. Afin de comprendre la nature de cet effet redistributif, il convient de prendre en compte le fait que l'échange et la distribution ne sont pas des activités isolées l'une par rapport à l'autre. Dans un processus de marché, ces deux activités constituent les deux faces d'une seule et même opération. Brown vend sa pomme pour acheter la poire de Green. À l'issue de l'échange, la distribution des pommes et des poires est différente de ce qu'elle aurait été si l'échange n'avait pas eu lieu. Chaque échange occasionne ainsi une modification de la « distribution » des ressources qui aurait pu exister autrement. Par conséquent, toute production de biens et de services supplémentaires engendre nécessairement un tel effet sur la distribution. Le nouveau stock produit modifie la distribution des richesses en faveur du producteur. Prenez le cas de la production monétaire. Ici aussi les stocks supplémentaires qui sortent de la chaîne de production, une fois vendus, profitent en premier lieu à leur premier propriétaire : le producteur. Ce dernier peut acheter davantage de biens et de services qu'il n'aurait pu le faire sans cela, et la monnaie dépensée pour acquérir ces biens et services augmente à leur tour les revenus de ses fournisseurs au-delà du niveau qui aurait été le leur autrement. Mais la production supplémentaire de monnaie réduit le pouvoir d'achat de la monnaie. Cela engendre donc également par conséquent des perdants, à savoir, tous ces participants du marché dont les revenus monétaires n'augmentent pas au départ, mais qui doivent payer sur-le-champ les prix plus élevés qui résultent de la diffusion graduelle dans l'économie du nouveau stock de monnaie produit.

58

Le scolastique tardif Martín de Azpilcueta défendit la thèse selon laquelle les primes de prix n'étaient pas en soi usuraires, mais constituaient des compensations dédommageant des pertes de valeur. Voir Martín de Azpilcueta, « Commentary on the Resolution of Money », Journal of Markets and Morality 7, n°1 (2004) §4850, pp. 80-83.

La production de monnaie opère par conséquent une redistribution des revenus réels des derniers propriétaires de la nouvelle monnaie au bénéfice des premiers propriétaires de la nouvelle monnaie. Comme nous l'avons souligné, cette redistribution ne peut pas être neutralisée par les anticipations des individus. Même les participants du marché qui sont conscients de cet effet ne peuvent rien faire pour empêcher leur apparition. Ils peuvent simplement essayer d'améliorer leur position relative à l'intérieur du marché en servant de fournisseurs aux premiers propriétaires de la nouvelle monnaie, de préférence en fournissant le producteur de monnaie lui-même. Cet effet redistributif constitue une clé pour comprendre les économies monétaires. C'est la cause principale de la presque totalité tous les conflits concernant la production monétaire. Comme nous le verrons plus en détail, un tel effet est également par conséquent d'une importance centrale lorsqu'il s'agit d'évaluer de façon appropriée la moralité de nos institutions monétaires. Afin d'éviter cependant tout malentendu éventuel, soulignons que les effets redistributifs engendrés par la production monétaire ne sont pas en soi indésirables. Ils constituent autant d'éléments essentiels au processus du marché libre, processus qui récompense la production qui se met au service des consommateurs et non l'inactivité.

4. L'éthique de la production de monnaie Aristote a souligné le caractère bénéfique des échanges monétaires, lesquels facilitent et étendent la division du travail. Sa dénonciation ne concerne que l'attitude consistant à faire de la monnaie un fétiche qu'on désire pour lui-même 59. Les auteurs scolastiques du Moyen Âge adoptèrent dans une large mesure le même point de vue, mais ils poussèrent l'analyse plus loin qu'Aristote, qui s'était concentré sur l'éthique de l'utilisation de la monnaie, en analysant l'éthique de la production monétaire 60. Les scolastiques ne remirent pas en question la légitimité de la production de monnaie en soi. Comme dans le cas de l'utilisation de la monnaie, cependant, ils affirmèrent que la production monétaire devait respecter certaines règles éthiques. Nicolas Oresme et d'autres avec lui insistèrent sur le fait que toutes les pièces devaient pouvoir être clairement distinguées les unes des autres. En particulier, il serait illicite pour un monnayeur de produire des pièces qui, par leur nom, leur empreinte, ou d'autres traits encore, ressemblent à d'autres pièces contenant une plus grande quantité de métaux précieux 61. En d'autres termes, en matière de monnayage, on ne peut tirer partie de la concurrence qu'à la condition que soit respecté, de la façon la plus stricte, le Neuvième commandement : « Tu ne témoigneras pas faussement contre ton voisin ».

59

Voir Aristote, Politique, livre 1, chap. 9. C'était également la position des Pères de l'Église et des chrétiens tardifs. Pour un exposé général, voir Christoph Strohm, « Götze oder Gabe Gottes ? Bemerkungen zum Thema 'Geld' in der Kirchengeschichte », Glaube und Lernen 14 (1999) : 129-40. 60

C'était le développement naturel d'une distinction entre le droit à la propriété privée et l'obligation morale d'utiliser sa propriété en bon chrétien. Voir plus haut, la section sur les monnaies naturelles. 61

Oresme, « Treatise », chap. 13, insiste, par exemple, sur le fait que les pièces contenant des alliages doivent présenter une couleur différente.

C'est là la raison pour laquelle les pièces jusqu'à la période moderne récente reçurent traditionnellement des noms de poids comme le mark ou le franc. Mais ce choix s'est révélé malheureux car le métal monnayé, comme nous l'avons vu, possède en raison de sa nature même une valeur différente du métal sous forme de billon 62. Le mot « écu » par exemple était, d'une part, utilisé dans le même sens que celui dans lequel nous utilisons de nos jours le mot « once » - c'était le nom d'une unité de poids. Mais c'était également le nom d'une pièce d'or qui (à l'origine) était supposée être l'équivalent d'une once d'argent. Qu'on imagine simplement ce qui se passerait si de nos jours, nous avions une devise argent à base de pièces d'une once d'argent que nous appelions « onces ». L'expression « once » serait impropre, en raison de son sens ambigu, à la formation de contrats. Il ne revient pas du tout au même de parler de poids certifiés, comme dans le cas des pièces, ou de poids non certifiés comme dans le cas des pépites d'or. Il serait alors nécessaire de spécifier dans chaque contrat selon que le paiement doit être effectué en onces-poids ou en onces-pièces. Mais alors la pratique consistant à utiliser des noms d'unités de poids pour les pièces ne présenterait plus aucun intérêt. Le simple nom de poids comme tel n'est pas suffisamment spécifique. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le poids de métal fin que contient la pièce ne doive pas être gravé au moyen d'une empreinte. Bien au contraire, c'est là précisément ce que les monnayeurs couronnés de succès ont réalisé dans le passé, ce qu'ils font de nos jours et ce qu'ils continueront de faire à l'avenir. Ce qu'il faut retenir ici c'est qu'il est dénué de sens de dénommer une pièce d'après la quantité de métal fin qu'elle contient : un tel nom, loin de réduire toute ambiguïté, accroît la confusion. Le monnayage dans un système concurrentiel devrait reposer sur une différenciation scrupuleuse des différents fabricants de pièces. Il ne suffirait pas que chaque monnayeur imprime sur sa pièce une inscription du type « cette pièce contient cinq grammes d'argent fin » car, comme nous l'avons vu, certains monnayeurs offriraient des services supplémentaires comme l'échange de pièces usagées contre des pièces neuves. Il faudrait donc, par conséquent, connaître au minimum le nom du monnayeur ainsi que toutes les informations supplémentaires nécessaires. Les pièces d'or actuelles comme les Krugerrands, les Eagles, et les Maple Leafs remplissent déjà ces différentes conditions : elles comportent à la fois un nom unique et elles indiquent le poids en or fin que contient la pièce.

5. L'éthique de l'utilisation de la monnaie La tradition catholique met en garde de la façon la plus stricte qui soit contre tout abus en matière de monnaie, mais elle ne va pas jusqu'à nier que, pourvu qu'il ne transgresse pas certaines limites morales, l'usage de la monnaie tout comme le versement d'intérêts constituent des éléments naturels de toute société humaine 63. Jésus lui-même, lorsqu'il exposa 62

Juan de Mariana ainsi que d'autres théologiens médiévaux ont admis le postulat selon lequel la valeur d'un métal monnayé devait être égale à la valeur du billon. De nombreux auteurs laïques comme John Locke et Charles de Montesquieu ont épousé le même point de vue. Et même des économistes de premier plan comme Jean-Baptiste Say et Murray Rothbard ont pu défendre une position très proche en postulant que les pièces devaient recevoir un nom correspondant à la quantité de métal fin qu'elles contenaient. Mais toutes ces conceptions sont erronées car, comme nous l'avons dit, la différence de valeur entre le billon et les pièces de même poids ne constitue pas une perversion du jugement humain dont on puisse venir à bout au moyen d'un postulat moral, mais constitue un fait qui sous-tend la véritable nature des choses. 63

On trouve une première ébauche de cette position dans Aristote, Politique, livre 1, chap. 9.

la nature des récompenses qui attendent les fidèles lors de l'avènement du Royaume des Cieux, illustra son propos par une image impliquant un usage positif de la monnaie et des opérations bancaires. Il déclara que les récompenses attribuées au Royaume des Cieux seront à l'image des récompenses que le bon intendant tire d'une saine gestion de la monnaie et que c'est une place en enfer qui attend celui qui n'a pas su faire bon usage de sa monnaie. Deux intendants qui utilisèrent la monnaie qu'on leur avait confié pour l'investir dans le commerce et qui réalisèrent un profit de 100 pour cent reçurent les louanges du maître et furent invités à partager sa joie. Mais un autre intendant qui avait enterré l'argent qu'on lui avait confié fut sévèrement réprimandé et taxé de « vaurien » et de « fainéant ». Le maître fit valoir qu'il aurait pu tirer quelque profit de la monnaie en la déposant tout simplement à la banque : « Eh bien, tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers et, à mon retour, j'aurais récupéré le capital et les intérêts ». Il ordonna donc à ses autres serviteurs de retirer l'argent confié à ce serviteur et de le mettre à la porte de chez lui : « Quant à ce vaurien, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et d'amers regrets ». (Matthieu 25 : 26-30). L'utilisation de la monnaie et des opérations bancaires peut donc tout à fait être considérée comme légitime d'un point de vue chrétien. Quoi qu'il en soit, nous nous intéressons essentiellement ici à l'économie et à l'éthique de la production de monnaie plutôt qu'à l'économie et à l'éthique de l'utilisation de la monnaie dans les transactions de crédit 64. Nous pouvons donc éviter de nous pencher sur l'un des problèmes les plus épineux de la doctrine sociale de l'Église catholique, à savoir, le problème de l'usure. De manière grossière, on peut définir l'usure comme un intérêt excessivement élevé sur la monnaie prêtée. Cela soulève bien entendu la question de savoir comment distinguer entre un intérêt légitime et un intérêt « excessif » et illégitime. Les théologiens ont quasiment épuisé le spectre des différentes réponses possibles à cette question. Certains théologiens sont allés jusqu'à affirmer que tout intérêt était usuraire. D'autres, comme Conrad Summenhardt, soutinrent qu'on ne pouvait considérer comme usuraires les paiements d'intérêts résultant d'un accord volontaire des participants du marché. Le département de la doctrine de l'Église catholique désavoua la première opinion sans prendre position sur la seconde. Il rejette l' « usure » mais autorise à réclamer le paiement d'un « intérêt » pour toute une série de raisons qui sont indépendantes du (extrinsèques au) problème de l'usure 65. Il n'approuve pas, de manière a priori, n'importe quelle négociation de crédit réalisée sur le marché libre. Il affirme que réclamer ou verser un intérêt n'est pas en soi 64

Nicolas Oresme distingua trois manières de tirer un gain de la monnaie sans l'employer selon son usage naturel : (1) l'art du changeur : les opérations bancaires et l'échange, (2) l'usure, et (3) l'altération de la monnaie. « La première manière est vile, la deuxième mal, la troisième pire. » Voir Oresme, « Treatise », chap. 17, p. 27. 65

Pour un exposé général voir Eugen von Böhm-Bawerk, Capital and Interest (South Holland, Ill. : Libertarian Press, 1959), vol. 1, chaps. 2 et 3 ; John T. Noonan, The Scholastic Analysis of Usury (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1957) ; Raymond de Roover, Business, Banking, and Economic Thought in Late Medieval and Early Modern Europe (Chicago : University of Chicago Press, 1974) ; et H. du Passage, « Usure », Dictionnaire de Théologie Catholique 15 (Paris : Letouzey et Ane, 1909-1950). Voir également A. Vermeersh, « Interest », Catholic Encyclopedia 8 (1910) ; idem, « Usury », Catholic Encyclopedia 15 (1912) ; et Bernard Dempsey, Interest and Usury (Washington, D.C. : American Council of Public Affairs, 1943). On trouve dans Victor Brants, L'économie politique au Moyen Âge (reprint, New York : Franklin, 1970), pp. 145-56 une bonne discussion de l’ « interesse » comparé à l’ « usure ». Pour des analyses complémentaires de l'histoire de ce concept, nous renvoyons le lecteur à Ludwig von Mises, Socialism (Indianapolis : Liberty Fund, 1981), 4ème partie, chap. 3 et 4 ; Murray N. Rothbard, Economic Thought Before Adam Smith (Cheltenham, U.K. : Edward Elgar, 1995), pp. 42-47, 79-81 ; Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), pp. 64–69.

moralement condamnable, tout en se réservant le droit de condamner certains paiements d'intérêt comme usuraires. Cela concerne particulièrement le cas du crédit à la consommation, car prélever un intérêt peut alors constituer une violation du devoir de charité. De même, tandis que les intérêts exigés dans un prêt commercial sont en soi légitimes, certains prêts commerciaux peuvent s'avérer illégitimes au vu de certaines circonstances particulières. Plus loin, nous défendrons avec Bernard Dempsey la thèse selon laquelle les paiements d'intérêts dérivant du système des banques à réserves fractionnaires équivalent à une forme d' « usure institutionnelle 66 ».

66

Voir Dempsey, Interest and Usury, p. 228.

4. Considérations utilitaristes sur la production de monnaie

1. Le caractère suffisant de la production naturelle de monnaie Nous avons jusqu'ici décrit la façon dont fonctionnerait, sur un libre marché, un système reposant sur une monnaie-marchandise et la façon dont on peut juger un tel système du point de vue éthique. Nous avons également défendu la thèse selon laquelle nos devises papier et nos devises électroniques actuelles ne pourraient pas rivaliser sur un véritable marché libre avec la concurrence des monnaies-marchandises. Si celles-ci sont toujours utilisées c'est parce qu'elles jouissent du privilège d'une protection légale spéciale contre leurs concurrents naturels que sont l'or et l'argent. Jamais, au cours de l'histoire, un marché concurrentiel n'a accouché spontanément du papier-monnaie. Partout et à chaque fois qu'il est apparu, il devait son existence uniquement au fait que les tribunaux et la police avaient supprimé tout concurrent naturel. En d'autres termes, recourir au papier-monnaie revient à autoriser le gouvernement à restreindre de façon significative les libertés personnelles de ses citoyens. Cela revient à restreindre la liberté d'association et la liberté de contracter d'une manière qui affecte les citoyens quotidiennement, et ce, à très grande échelle. Cela revient à envoyer la police et à recourir aux tribunaux pour combattre la coopération humaine impliquant des « monnaies naturelles » comme l'or et l'argent, monnaies en usage depuis les temps bibliques. Tout cela pèse lourdement en défaveur du papier-monnaie. Avoir recours aux forces armées de l'État afin de placer une nation entière devant le choix douloureux consistant soit à utiliser la monnaie du gouvernement, soit à renoncer complètement aux avantages que procurent les échanges monétaires – c'est là une décision que l'on ne peut pas envisager avec légèreté et qui requiert une justification irréfutable et une argumentation sans faute. Afin de justifier moralement l'existence du papier-monnaie et de la monnaie électronique, il faut démontrer qu'ils présentent des avantages importants pour la communauté des utilisateurs (la « nation”), avantages susceptibles de compenser ses graves imperfections morales. Il s'agit donc celle de savoir si de tels avantages existent. Peut-on justifier à l'aide d'arguments utilitaristes le papier-monnaie et la monnaie électronique ? C'est cette question que nous voudrions à présent examiner. Il est significatif qu'avant l'époque au cours de laquelle le papier-monnaie apparut pour la première fois, aucun philosophe de la monnaie n'avait jamais critiqué les monnaiesmarchandises alors existantes par des arguments utilitaristes. Certes, Platon proposa de rendre illégale la propriété privée des monnaies naturelles – l'or et l'argent – pour des raisons politiques, à savoir, afin d'assurer que chaque individu soit dépendant économiquement du gouvernement 67. Mais même Platon n'a jamais prétendu que l'or ou l'argent constituaient d'une manière ou d'une autre des formes inadéquates de monnaies, ou que les monnaies imposées par le gouvernement étaient susceptibles de rendre de meilleurs services monétaires. On ne trouve d'ailleurs aucune trace de considérations de ce genre dans Aristote ou dans les écrits des pères de l'Église et des scolastiques. Bien au contraire ! L'évêque Nicolas Oresme 67

Voir Platon, Les Lois, livre 5, 741b-44a. Platon défendit la thèse selon laquelle la monnaie la plus adaptée à sa cité totalitaire idéale serait une monnaie à cours forcé dépourvue de toute valeur en dehors des murs de la cité.

défendit la thèse selon laquelle le stock de monnaie n'avait aucune importance concernant les échanges monétaires en soi. Les changements de dénomination du stock de monnaie – « la mutation des noms » – ne rendait la monnaie ni plus, ni moins adaptée à son usage dans les échanges indirects : de tels changements n'affectaient que les termes des paiements différés (les contrats de crédit), et c'était là la raison pour laquelle Oresme s'y opposait 68. Ainsi, avant le seizième siècle, thésauriser ne constituait apparemment pas un problème, pas plus que la rigidité des prix, et il n'était pas besoin non plus de stabiliser le niveau des prix, le pouvoir d'achat ou encore l'agrégat de la demande. Mais les partisans du papiermonnaie refusent d'attribuer plus d'importance que cela à ce fait. L'or et l'argent, soutiennentils, suffisaient aux économies primitives qui prévalaient au cours du haut Moyen Âge, contrairement aux économies capitalistes qui apparurent au cours de la Renaissance et qui nécessitaient un type différent de monnaie. Et les nouvelles théories justifiant un tel besoin apparurent en même temps que les nouvelles devises de papier. Quel statut attribuer à ces nouvelles théories ? Nous devons les examiner une par une, même si nous allons, dans cet ouvrage, traiter uniquement des théories les plus importantes, en espérant que le lecteur pourra s'appuyer sur d'autres travaux s'agissant des autres théories. Mais avant d'exposer les sophismes des justifications les plus répandues du papiermonnaie, il convient de remarquer que si certains écrits monétaires après 1500 ont inondé le monde de ces justifications, d'autres auteurs se sont efforcés de répliquer à ces arguments. Nous avons déjà mentionné qu'Oresme avait soutenu que le stock de monnaie n'avait aucune importance, dans la mesure les services dérivés des échanges monétaires ne dépendaient pas de la quantité de monnaie utilisée. Les intellectuels de la Renaissance et de la période mercantiliste ne purent jamais invalider cette intuition fondamentale. Même les auteurs qui avaient par ailleurs justifié différents systèmes inflationnistes furent contraints de reconnaître la justesse de l'idée 69. Les économistes classiques affirmèrent ensuite, de façon limpide, qu'en principe tout stock de monnaie pouvait faire l'affaire ; même s'ils restreignirent la portée de cette proposition à la lumière d'une série de doctrines fausses qu'ils avaient héritées de leurs prédécesseurs mercantilistes 70. Le premier économiste qui fit montre d'une compréhension véritablement scientifique de l'enjeu fut John Wheatley, le critique brillant des théories 68

Voir Oresme, Nicolas Oresme, « A Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money », in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), chap. 11, p. 18. 69

John Locke soutint, dans une thèse restée célèbre, que, dans une économie fermée, « tout stock de monnaie [...] pourrait servir à conduire toute proportion d'échange [...] » « Some Considerations of the Consequences of the Lowering of Interest and Raising the Value of Money (1691), in P.H. Kelly, éd., Locke on Money (Oxford : Clarendon Press, 1991), vol. 1, p. 264. L'avertissement émis par Locke était que le stock de monnaie devait être constant, ce sans quoi la monnaie ne pourrait pas constituer la mesure invariable des choses. Nous analyserons plus loin ce problème. 70

David Ricardo, suivant la trace de Locke, déclara à propos des conséquences d'une augmentation du nombre de transactions : « Il y aura davantage de marchandises achetées et vendues, mais à des prix plus bas ; de telle façon que cette même monnaie sera toujours adéquate pour le nombre plus élevé de transactions, en augmentant sa valeur à chaque transaction ». Le problème était, aux yeux de Ricardo, que la hausse du pouvoir d'achat de la monnaie entraînerait une production supplémentaire de la production monétaire, et qu'ainsi l'étalon de valeur en serait modifié. En outre, les paiements différés seraient affectés par ce changement. David Ricardo, « Proposals for an Economical and Secure Currency », Works and Correspondence, Piero Sraffa, éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1951-1973), p. 56.

monétaires de Hume, de Steuart, et de Smith 71. Mais Wheatley ne publia jamais d'ouvrage présentant sous forme systématique cette doctrine. Il fallut attendre Ludwig von Mises et Murray Rothbard pour qu'au vingtième siècle ce vide finisse par être comblé. La conséquence pratique de leur analyse monétaire c'est qu'on ne peut tirer aucun bénéfice social du contrôle par le gouvernement du stock de monnaie. Comme l'écrit Rothbard : Nous concluons, par conséquent, qu'il vaut mieux laisser au marché libre, au même titre que pour tous les autres biens, le soin de déterminer le stock de monnaie. Indépendamment des avantages moraux et économiques généraux de la liberté par opposition avec la contrainte, aucun stock de monnaie imposé ne pourra mieux accomplir ce travail, et le marché libre va déterminer la production d'or en accord avec sa capacité relative à satisfaire les besoins des consommateurs, comparée à tous les autres biens productifs 72. À nouveau, il n'y a là, comme nous l'avons indiqué, aucune nouveauté particulière dans l'histoire de la pensée. Oresme avait parfaitement compris que les augmentations du stock de monnaie nominal enrichiraient les princes au détriment de la communauté. Mais en dehors de quelques très rares et très exceptionnelles situations d'urgence, c'était là un prix beaucoup trop lourd à payer pour l'obtention d'avantages qui ne pouvaient être obtenus autrement. Les augmentations nominales du stock de monnaie n'étaient pas nécessaires du point de vue de la communauté prise dans sa totalité. En altérant la valeur nominale du monnayage, dit Oresme, [...] on n'évite pas le scandale mais on l'engendre plutôt, [...]. Bien des inconvénients s'ensuivent, dont certains ont déjà été évoqués et dont d'autres encore seront examinés par la suite. Il n'y a ni nécessité ni commodité à faire cela, la société n'en peut tirer aucun avantage 73. La vérité est souvent si simple qu'elle apparaît trompeuse. Ce sont les erreurs qui sont multiples et complexes. C'est en tout cas vrai au sujet de la monnaie. La simple vérité c'est 71

Voir John Wheatley, The Theory of Money and Principles of Commerce (London : Bulmer, 1807). Sur Wheatley voir Thomas Humphrey, « John Wheatley’s Theory of International Monetary Adjustment, » Federal Reserve Bank of Richmond Economic Quarterly 80, n° 3 (1994) ; le traité de Wheatley est toujours cité aujourd'hui dans (in) Paul Lagasse et al. éds., Columbia Encyclopedia Britannica, 6th ed. (Gale Group, 2003), entrée sur la « monnaie ». 72

Murray N. Rothbard, What Has Government Done to Our Money ?, 4ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1990), pp. 34f. 73

Oresme, Traités des monnaies, chap. 18, p. 29. Ce dernier poursuit :

Cela est clairement indiqué par le fait que ces mutations sont d'invention récente comme on l'a déjà dit au chapitre précédent. On n'a en effet jamais rien fait de semblable dans les cités [chrétiennes] et royaumes bien gouvernés d'autrefois, [...]. Si cependant les Italiens ou les Romains ont finalement fait de telles mutations, comme on le voit par certaine mauvaise monnaie ancienne que l'on retrouve de temps en temps dans les champs, ce fut peut-être là l'une des causes pour lesquelles leur noble empire a été réduit à néant. Il est donc clair ainsi que ces mutations sont si mauvaises que c'est par nature qu'elles ne doivent en aucun cas être permises. Comparez ce jugement historique stupéfiant avec celui de Ludwig von Mises « Observations on the Causes of the Decline of Ancient Civilization », in Human Action (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1998), pp. 761-63.

qu'il n'est nul besoin d'une intervention politique destinée à imposer des monnaies différentes de celles que les participants de marché auraient alors choisies. Mais de nombreuses doctrines ont été concoctées afin, précisément, de justifier une telle intervention 74. Il n'est pas nécessaire que nous réfutions chacune d'entre elle dans cet ouvrage. Dans ce qui suit, nous allons analyser uniquement les sept erreurs les plus largement répandues.

2. La croissance économique et le stock de monnaie Le sophisme monétaire le plus répandu est sans aucun doute la croyance naïve selon laquelle la croissance économique n'est possible qu'à condition qu'elle s'accompagne d'une croissance correspondante du stock de monnaie 75. Supposons que l'économie croisse à un taux annuel de 5 pour cent. D'après le raisonnement fallacieux en question, il est donc nécessaire d'augmenter le stock de monnaie de 5 pour cent également car sans cela les biens et les services supplémentaires ne pourraient être vendus. Ceux qui défendent à tort la valeur de ce raisonnement font ensuite valoir que de tels taux de croissance du stock de monnaie sont plutôt exceptionnels s'agissant des métaux précieux. L'or et l'argent ne sont donc pas adaptés pour remplir la fonction de monnaie dans une économie moderne dynamique. On aura mieux fait de les remplacer avec du papier-monnaie, dont la quantité peut être augmentée de manière flexible et à des coûts extrêmement faibles afin de s'adapter aux différents taux de croissance de l'économie. Cet argument est faux car n'importe quelle quantité de biens et de services peut être échangée contre pratiquement n'importe quel stock de monnaie donné. Supposons que le stock de monnaie dans notre exemple demeure constant. Si 5 pour cent supplémentaires de biens et de services sont offerts sur le marché, alors la seule chose qui va se produire c'est que les prix monétaires de ces biens et de ces services vont diminuer. Le même mécanisme rend possible une croissance économique même lorsque le stock de monnaie diminue. N'importe quel taux de croissance peut dès lors être accompagné par pratiquement n'importe quel stock 74

Pour un exposé général des critiques contemporaines les plus couramment acceptées de la monnaie naturelle, voir James Kimball, « The Gold Standard in Contemporary Economic Principles Textbooks : A Survey », Quarterly Journal of Austrian Economics 8, n°3 (2005). 75

Souvent cette croyance repose sur la « théorie de l'allocation de la monnaie » selon laquelle chaque unité de monnaie constitue une sorte de reçu. Le reçu certifie que son propriétaire a délivré une quantité de biens et de services à l'économie comme s'il s'agissait d'un grand entrepôt social. Et du même coup, le reçu assigne au propriétaire le droit de retirer une quantité équivalente de biens et de services de l'économie comme s'il s'agissait d'un entrepôt social. Cette théorie de l'allocation remonte à John Law, au début du dix-huitième siècle, et fut développée dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour finir par inspirer de nombreux partisans de l'inflation comme Wieser et Schumpeter. Parmi les auteurs catholiques qui ont souscrit à cette doctrine voir en particulier Heinrich Pesch, Lehrbuch der Nationalökonomie (Freiburg i.Br. : Herder, 1923), vol. 5, p. 175, ouvrage dans lequel l'auteur analyse les facteurs peremettant de déterminer le stock de monnaie « nécessaire » à l'économie, insistant sur le rôle joué par la « valeur totale de tous les biens et services circulant dans l'économie ». Pesch néglige le fait que la valeur des biens et services circulant sur le marché n'est pas indépendante du stock de monnaie. Par exemple, un stock de monnaie plus large implique des prix plus élevés et ainsi une « valeur totale de tous les biens et services » plus élevée. Voir également Étienne Perrot, Le chrétien et l'argent – Entre Dieu et Mammon (Paris : Assas éditions/Cahiers pour croire aujourd'hui, supplément n°13, 1994), p. 16 dans lequel l'auteur définit la nature de la monnaie comme consistant en une promesse de payer payable à vue. Pour une critique de la théorie de l'allocation de la monnaie, voir Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, 6ème éd. (Paris : Guillaumin 1841), chap. 27, pp. 278-87 ; Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), appendice, pp. 512-24.

de monnaies naturelles comme l'or et l'argent. En disant « pratiquement » nous prenons en compte le fait qu'il existe certaines limitations technologiques à l'usage des métaux précieux. Supposons que sur une longue période, les taux de croissance soient élevés. Dans ce cas, il peut devenir nécessaire de réduire la taille des pièces tant et si bien que la production et l'usage de ces pièces devient alors une impossibilité pratique. L'or pose, de ce point de vue, un véritable problème. Problème qui n'a jamais existé dans le cas de l'argent – c'est là également la raison pour laquelle de nombreux auteurs avisés considèrent l'argent comme étant la monnaie par excellence. Quoi qu'il en soit, de tels problèmes technologiques ne posent aucun problème. Comme l'évêque Oresme l'expliquait il y a plus de 700 ans, la seule chose à faire dans ce cas consiste simplement à abandonner l'usage des pièces devenues peu commodes, disons les pièces d'or, et à choisir à la place un autre métal précieux, disons l'argent 76. Et, pourrions-nous ajouter, sur un marché libre, il existe de fortes incitations à choisir rapidement et efficacement un nouveau type de pièces. Aucune intervention politique n'est nécessaire afin de soutenir ce processus. Une variante plus sophistiquée de la doctrine selon laquelle « plus de croissance nécessite plus de monnaie » concède que n'importe quelle quantité de biens et de services peut être échangée quel que soit le stock de monnaie. Mais les partisans de cette doctrine soutiennent que, si les entrepreneurs sont contraints de vendre leurs produits à des prix moins élevés, ces prix peuvent être trop bas en comparaison des dépenses de coût. Vendre les produits de l'inventaire à des prix exceptionnels conduit à la banqueroute pour les entrepreneurs. Mais cette variante est tout aussi intenable, car elle repose sur une vision mécaniste de l'entreprenariat. De fait, les entrepreneurs sont capables d'anticiper les réductions futures des prix de vente de leurs produits. Sur la base de ces anticipations, ils peuvent baisser leurs offres de prix concernant leurs propres dépenses de coûts et ainsi prospérer dans une période de baisse des prix. Il ne s'agit pas là d'une simple possibilité théorique mais de l'état normal des choses durant les périodes où le niveau des prix reste stable ou bien baisse. Ainsi, par exemple, au cours des trois dernières décennies du dix-neuvième siècle, l'Allemagne comme les États-Unis ont fait l'expérience de taux de croissance élevés à des niveaux de prix de consommation tantôt stables tantôt en baisse 77. On a pu observer la même chose récemment sur le marché des ordinateurs et des technologies de l'information, le marché le plus dynamique depuis les années 1980, marché qui a combiné une croissance rapide avec une baisse constante du prix des produits.

3. La thésaurisation Les remarques que nous venons de faire s'appliquent également au phénomène de la thésaurisation. Il est impossible d'utiliser la monnaie sans en garder une certaine quantité ; ainsi, chaque participant d'une économie monétaire thésaurise de la monnaie. La raison pour laquelle le terme péjoratif « thésauriser » est parfois utilisé à la place du terme plus neutre 76 77

Voir Oresme, « Treatise », chap. 13, pp. 20f.

Voir Milton Friedman et Anna Schwartz, A Monetary History of the United States (Chicago : University of Chicago Press, 1963) ; Ulrich Nocken, « Die Große Deflation : Goldstandard, Geldmenge und Preise in den USA und Deutschland 1870-1896 », Eckart Schremmer, éd., Geld und Währung vom 16. Jahrundert bis zur Gegenwart (Stuttgart : Franz Steiner, 1993), pp. 157-89.

« garder » c'est que, dans l'esprit du commentateur, le stock de monnaie gardé par telle ou telle personne est excessif. La question cruciale est bien entendu celle de savoir selon quel critère il est possible d'émettre un tel jugement. Il est possible de proposer une définition cohérente de la thésaurisation en termes moraux. Certaines personnes présentent une propension névrotique à garder leur richesse sous forme d'espèces. Ce sont des avares qui thésaurisent leur monnaie même lorsque dépenser cette monnaie serait dans leur intérêt personnel. Ils négligent les dépenses nécessaires d'habillement, de logement, d'éducation, de charité, et ainsi de suite ; et ils se privent euxmêmes d'exploiter leur potentiel humain dans sa totalité, et ils privent autrui à son tour des bénéfices qui naissent des liens sociaux avec un être humain épanoui. Notez que cette définition de la thésaurisation comme comportement pathologique ne se réfère pas à la quantité absolue de monnaie ainsi mise de côté. Elle vise bien plutôt les sommes de monnaie gardées par les individus relativement aux autres façons d'investir sa richesse. Il existe en effet de nombreuses situations dans lesquelles il est tout à fait raisonnable - à la fois s'agissant de chaque personne prise individuellement ou s'agissant de groupes – de détenir d'importantes sommes sous forme d'espèces. Durant des siècles, conserver des sommes importantes de pièces d'or et d'argent constituait une façon importante pour les gens de mettre de côté leur propre fonds de pension, et en tous temps et en tous lieux, c'était là la seule manière de se mettre à l'abri du besoin en cas d'urgence en prévision de sa retraite. De même, durant les périodes de booms financiers et immobiliers, il est généralement prudent de conserver une grande partie de ses richesses sous forme d'espèces. Certes, il est vrai qu'il existe d'autres situations dans lesquelles conserver même de très petites sommes de monnaie peut apparaître excessif. Ce sur quoi il convient d'insister c'est que la question de savoir si le solde créditeur d'un individu constitue simplement une « réserve de monnaie » ou s'il s'agit de « monnaie thésaurisée » de façon pathologique doit être étudié au cas par cas. La seule façon de résoudre les cas de thésaurisation excessive de monnaie c'est de parler aux personnes en question afin de les persuader de changer leur comportement. Que faire si ces personnes s'entêtent ? Est-il alors raisonnable de recourir à des moyens politiques tels que l'expropriation ou l'augmentation artificielle du stock de monnaie ? La réponse à ces questions est négative. Thésauriser peut parfois constituer en soi un comportement pathologique, mais il ne prive les autres de ce qui leur appartient en propre. Et, en particulier, thésauriser n'entrave pas l'opération efficace de l'économie. Comme nous l'avons indiqué plus haut, le stock total de monnaie d'une économie n'a, pratiquement, aucune importance. L'économie peut fonctionner, et fonctionne très bien, quel que soit le stock de monnaie. La thésaurisation entraîne uniquement une réduction des prix monétaires et la thésaurisation à grande échelle entraîne simplement une réduction importante des prix monétaires. Imaginons le scénario (parfaitement irréaliste) d'une nation thésaurisant tellement d'argent que les quantités d'argent restantes sont monnayées sous forme de petites quantités microscopiques afin d'être utilisées dans les échanges 78. Dans une société libre, les 78

Ce scénario est vraisemblablement proche du scénario que nombre de critiques de la thésaurisation ont à l'esprit lorsqu'ils critiquent la thésaurisation. On peut ainsi lire dans un livre contemporain influent portant sur la doctrine sociale de l'Église catholique : « Dans les textes anciens, le symbole courant du mal économique était l'avare, qui, obsédé par son avarice, thésaurisait sa monnaie. L'avare était mauvais parce que, dans un monde statique, comportant un stock limité d'objets de valeur, ce qu'une personne thésaurisait était soustrait du magasin commun ». Michel Novak, The Spirit of Democratic Capitalism (New York : Simon & Schuster, 1982), p. 98 ; voir également pp. 266-67. L'auteur poursuit en soulignant que le problème social posé par la thésaurisation a été résolu à l'époque moderne à travers ce qu'il regarde comme étant le dynamisme du capitalisme, qui incite les

participants du marché préféreraient tout simplement recourir à d'autres monnaies. Plutôt que de payer avec des pièces d'argent, ils commenceraient à utiliser des pièces d'or et des pièces de cuivre. Supposons maintenant que, malgré les considérations qui précèdent, un gouvernement déterminé à combattre la thésaurisation de monnaie entreprenne quand même d'augmenter artificiellement le stock de monnaie. Une telle politique atteindrait-elle son objectif ? Pas nécessairement. Cette politique présente au moins autant de chances de promouvoir la thésaurisation. L'augmentation du stock de monnaie va entraîner une hausse des prix monétaires payés sur le marché – au-delà du niveau que ces prix auraient atteint en l'absence de toute augmentation artificielle du stock de monnaie. Cela oblige alors les gens à conserver davantage de monnaie sous forme d'espèces dans leurs comptes en banque. Certes, il est vrai que cette augmentation des réserves d'espèces n'est pas nécessairement strictement proportionnelle à l'augmentation du niveau des prix. Il est donc possible que les gens décident de réduire – comparativement - leur demande de monnaie en raison de cette politique. Mais il y a tout autant de chances pour que cette politique n'entraîne aucun de ces effets, voire même qu'elle produise de fait l'effet opposé. Nous voyons donc, en conclusion, que thésauriser ne peut pas servir de prétexte à l'extension artificielle du stock de monnaie. Dans certains cas extrêmes, thésauriser mérite peut-être de retenir l'attention des guides spirituels et des psychologues. Mais la thésaurisation ne constitue jamais un problème monétaire.

4. La lutte contre l'inflation La soi-disant nécessité de combattre la déflation constitue encore une autre variante de ce même sophisme fondamental que nous venons d'analyser. Le terme « déflation » peut être défini de plusieurs façons différentes. D'après la définition la plus couramment acceptée de nos jours, la déflation est une diminution prolongée du niveau des prix. Des auteurs plus anciens ont souvent utilisé l'expression « déflation » pour désigner une diminution du stock de monnaie, tandis que certains auteurs contemporains s'en servent pour caractériser une diminution du taux de l'inflation. En fonction des objectifs de l'analyse, toutes ces définitions sont acceptables. Aucune d'entre elles, cependant, n'autorise une justification de l'augmentation artificielle du stock de monnaie. Le caractère néfaste de la déflation est, de nos jours, l'un des dogmes sacrés de la politique monétaire 79. Les partisans de ce combat contre la déflation présentent généralement six arguments afin de justifier leur position 80. Premièrement, l'histoire prouve à leurs yeux que la gens à dépenser plutôt qu'à thésauriser leur monnaie. Nous traiterons plus loin plus en détail du « dynamisme » en question. À ce moment de l'analyse, il convient de remarquer, en premier lieu, que thésauriser, en soi, n'est jamais un problème social. 79

Les déclarations publiques des dirigeants attestent largement de la véracité d'une telle affirmation. Le professeur Bernanke, le président actuel de la Réserve fédérale, s'exprime de façon particulièrement franche à ce sujet. 80

Pour un exposé général, voir la Réserve Fédérale de Cleveland, Deflation – 2002 Annual Report (9 mai 2003) ; R.C.K. Burdekin and P.L. Siklos, éds., Deflation : Current and Historical Perspectives (Cambridge : Cambridge University Press, 2004). Concernant cet ouvrage, voir l'excellent compte-rendu donné par Nikolay

déflation a des répercussions négatives sur l'agrégat de production et, par conséquent, sur le niveau de vie. Afin d'expliquer cette donnée historique supposée, ils soutiennent, deuxièmement, que la déflation incite les participants du marché à retarder leurs achats car ces derniers sont tentés de spéculer sur une poursuite de la baisse des prix. Ils considèrent en outre, troisièmement, qu'un niveau des prix qui baisse rend le remboursement des dettes plus difficile qu'il ne l'était antérieurement avec un niveau des prix plus élevé. Ces difficultés menacent d'entraîner, quatrièmement, une crise au sein de l'industrie bancaire et ainsi une restriction drastique du crédit. Cinquièmement, ils prétendent que la déflation, si elle entre en conjonction avec des « prix rigides » créé du chômage. Enfin, sixièmement, ils considèrent que la déflation peut réduire les taux d'intérêt nominaux jusqu'à rendre impossible une politique monétaire de l'argent facile destinée à stimuler l'emploi et la production - les taux d'intérêts ne pouvant pas descendre en-dessous de zéro. Les preuves théoriques et empiriques permettant de soutenir ces affirmations sont pourtant tantôt faibles, tantôt complètement absentes 81. Premièrement, sur le plan des faits historiques, la déflation n'a entraîné aucun impact négatif manifeste en ce qui concerne l'agrégat de production. L'existence, à long terme, d'une baisse du niveau des prix ne peut pas être systématiquement corrélée avec un taux de croissance plus faible que le taux de croissance d'une période comparable ou le taux de pays présentant une augmentation du niveau des prix. Même si nous nous concentrons sur les chocs déflationnistes qui émanent du système financier, les données empiriques ne semblent pas conforter l'affirmation générale selon laquelle la déflation compromet toute croissance à long terme 82. Deuxièmement, il est certes exact qu'une déflation plus forte que prévue, peut inciter les gens à retarder leurs décisions d'acheter tel ou tel bien. Mais ces achats différés ne ralentissent en rien, par l'effet d'on ne sait quelle nécessité, l'agrégat de production. Il convient de remarquer qu'en présence de tendances déflationnistes, les décisions d'achat en général, et la consommation en particulier, ne peuvent pas cesser totalement. Quoi qu'il en soit, les êtres humains restent soumis à la « contrainte de l'estomac ». Même l'avare le plus névrotique et prêt à tout pour économiser le moindre centime doit effectuer un minimum d'achats ne seraitce que pour survivre et pouvoir continuer à économiser le jour d'après. Et tous les autres – c'est-à-dire, la grande majorité de la population – achèteront en général le même nombre de biens qu'ils auraient acheté en l'absence de toute déflation. Même s'ils s'attendent à ce que les prix baissent encore davantage, ils achèteront à un moment ou un autre ces biens et ces services car ils préfèrent jouir de ces biens et de ces services plus tôt que plus tard (les économistes appellent cela la « préférence temporelle”). En réalité, donc, la consommation ne va ralentir que de façon marginale dans un contexte déflationniste. Et cette réduction marginale des dépenses de consommation, loin d'entraver l'agrégat de production, va au Gertchev dans Quarterly Journal of Austrian Economics 9, n°1 (2006) : 89-96. 81

Pour une analyse autrichienne récente de la déflation, voir le numéro spécial sur « Deflation and Monetary Policy » in Quarterly Journal of Austrian Economics 6. n°4 (2003). Voir également Murray N. Rothbard, America's Great Depression, 5ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2000), 1ère partie ; idem, Man, Economy, and State, 3ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1993), pp. 863-65. 82

Voir George Selgin, Less Than Zero (London : Institute for Economic Affairs, 1997) ; Michael D. Bordo et Angela Redish, « Is Deflation Depressing ? Evidence from the Classical Gold Standard », NBER Working Paper #9520 (Cambridge, Mass. : NBER, 2003) ; A. Atkeson et P.J. Kehoe, « Deflation and Depression : Is There an Empirical Link ? » American Economic Review, Papers and Proceedings 94 (Mai 2004) : 99-103.

contraire avoir tendance à l'augmenter. Toutes les ressources qui ne sont pas utilisées pour être consommées vont être purement et simplement épargnées : elles sont, en d'autres termes, disponibles pour l'investissement et aident ainsi à étendre la production dans ces régions qui n'étaient pas suffisamment profitables auparavant pour justifier un investissement. Troisièmement, il est exact que la déflation – en particulier une déflation complètement inattendue – rend plus difficile de rembourser les dettes contractées alors que le niveau des prix était plus élevé. Dans le cas d'un choc déflationniste à grande échelle, une série de banqueroutes peut en résulter. De telles conséquences sont certainement déplorables du point de vue des entrepreneurs et des capitalistes qui possèdent des entreprises, des usines, ainsi que d'autres actifs productifs lorsque le choc de la déflation les frappe. Cependant, du point de vue de l'agrégat (social), peu importe qui contrôle les ressources existantes. De ce point de vue général, ce qui compte c'est que les ressources demeurent intactes et soient utilisées. Or, ce sur quoi il faut insister, c'est que la déflation ne détruit pas physiquement ces ressources. Elle ne fait que diminuer leur valeur monétaire, ce qui est la raison pour laquelle leurs propriétaires actuels au moment où le choc déflationniste apparaît font faillite. Ainsi la déflation revient en général à opérer une redistribution des actifs productifs des anciens propriétaires au profit de nouveaux propriétaires. L'impact net sur la production a de fortes chances d'être nul 83. Quatrièmement, il est exact que la déflation menace plus ou moins directement l'industrie bancaire, car la déflation rend le remboursement de leurs dettes plus difficile pour les débiteurs des banques et parce que des faillites commerciales en chaîne ont de fortes chances d'avoir un impact négatif sur les liquidités des banques. Cependant, pour les mêmes raisons que celles que nous venons d'analyser, tandis que cela peut s'avérer désastreux pour certaines banques, ce n'est pas le cas pour la société considérée comme un tout. Ce qu'il faut souligner c'est que le crédit bancaire ne créé pas de ressources : il ne fait que canaliser des ressources existantes vers d'autres activités commerciales que celles qui auraient pu consommer ces ressources si ces crédits n'avaient pas existé. Une restriction du crédit bancaire ne détruit donc aucune ressource : elle ne fait que rendre possible une autre utilisation des ressources humaines et des autres facteurs de production disponibles comme la terre, les usines, les rues, et ainsi de suite. Au vu de considérations précédentes, il apparaît que les problèmes engendrés par la déflation sont bien moins redoutables que ne le disent les autorités monétaires actuelles. La déflation possède certainement le pouvoir de provoquer d'importants dégâts. Cependant, comme cela devrait apparaître plus évident encore dans les chapitres suivants, elle ne menace que les institutions qui sont responsables de l'augmentation inflationniste du stock de monnaie. Elle réduit la richesse des banques pratiquant le système des réserves fractionnaires, et leurs clients – les gouvernements submergés par les dettes, les entrepreneurs et les consommateurs. Mais, comme nous l'avons montré, une telle destruction libère les ressources physiques sous-jacentes et les rend disponibles pour une nouvelle utilisation. La destruction occasionnée par la déflation constitue par conséquent souvent une « destruction créative » au 83

On peut être tenté de soutenir que, même si la déflation n'a aucun impact négatif sur la production, la redistribution mentionnée ci-dessus est inacceptable du point de vue moral. Nous analyserons en détail certains aspects de cette question dans la seconde partie de cet ouvrage, au cours de la section traitant de l'analyse économique des suspensions légales de paiement.

sens de Schumpeter 84. Finalement, il nous reste à traiter le cinquième argument mentionné ci-dessus – des prix rigides accompagnés d'une déflation créé du chômage – ainsi que le sixième argument – la déflation rend toute politique de l’ « argent facile » impossible. Parce que ces arguments sont d'une nature plus générale, nous allons les analyser séparément dans les deux sections suivantes.

5. La rigidité des prix Au cours des quatre-vingt dernières années, l'argument de la rigidité des prix a joué un rôle important dans les débats monétaires. D'après cet argument, la manipulation du stock de monnaie peut constituer un instrument adapté afin de rétablir l'équilibre perdu sur certains marchés, en particulier sur le marché du travail. Supposons que des syndicats puissants réussissent à tirer vers le haut les taux nominaux des salaires dans toutes les industries à un tel degré que les entrepreneurs ne puissent plus employer de façon profitable une grande partie de la main-d’œuvre à de tels salaires : il en résulterait alors un chômage de masse. Mais s'il était possible d'augmenter substantiellement le stock de monnaie, alors les prix de vente des entrepreneurs pourraient augmenter à des niveaux suffisants pour permettre la réintégration des travailleurs sans emploi au sein de la division du travail. Or, poursuivent ceux qui défendent cet argument, dans le système de l'étalon-or ou de l'étalon-argent, ce type de politique est impossible pour des raisons purement techniques car le stock de monnaie est rigide. Seul le papier-monnaie fournit les moyens nécessaires pour instaurer des politiques en faveur de l'emploi et cela fournit, ainsi, une justification légitime de la suppression des monnaies-marchandises naturelles en faveur d'un étalon papier-monnaie. Cet argument finit par être largement accepté durant les années 1920 en Autriche, en Allemagne, au Royaume-Uni et dans d'autres pays. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cet argument devint une sorte de dogme de la politique économique. Mais cela n'enlève rien au fait qu'il s'agit d'un pur sophisme, et il est même très facile de repérer la racine de ce sophisme. L'argument pose en principe que les décideurs des politiques monétaires peuvent constamment tromper la vigilance des syndicats. Il suffirait à chaque fois au directeur de la planche à billet de surprendre les chefs des syndicats en lançant un nouveau cycle de politiques monétaires expansionnistes. De toute évidence, il s'agit là d'une supposition stupide et, rétrospectivement, il est tout à fait étonnant que des individus responsables aient jamais pu prendre cela au sérieux. Les syndicats ne s'y trompèrent pas. Confrontés aux réalités d'une politique monétaire expansionniste, ils révisèrent finalement à la hausse leurs exigences salariales afin de compenser la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie. Avec pour résultat la stagflation – un chômage élevé en plus de l'inflation – phénomène qui, au cours des trente dernières années, a constitué un véritable fléau pour les pays ayant des syndicats puissants comme la France et l'Allemagne.

84

Voir Joseph A. Schumpeter, Capitalism, Socialism, and Democracy (London : Allen & Unwin, 1944), chap. 7.

6. La doctrine économique de l’ « argent facile » L'idée que le papier-monnaie peut aider à faire baisser le taux d'intérêt, promouvant ainsi la croissance économique, constitue encore un autre sophisme courant. Si de nouveaux billets de papier sont imprimés et ensuite offerts en premier lieu sur le marché du crédit l'offre de crédit, ainsi va l'argument, est augmentée et, par conséquent, le prix du crédit – l'intérêt – baisse. L'argent facile est désormais à disposition de tous les hommes d'affaires de la nation. Ils investiront davantage qu'ils n'auraient investi autrement et, par conséquent, cela va encourager la croissance économique. Cet argument contient en réalité toute une série de sophismes différents, mais il ne nous est pas possible de tous les traiter ici 85. On se contentera de souligner que les capitalistes investissent leurs fonds seulement s'ils s'attendent à un retour sur investissement – l'intérêt – et qu'ils ne cherchent pas seulement des taux nominaux de rendement, mais de véritables rendements. S'ils s'attendent à ce que le « pouvoir d'achat » de l'unité de monnaie (PAM) baisse à l'avenir, ils n’investiront qu'en échange de taux nominaux de rendement plus élevés. Supposons, par exemple, que Mme Myers ait l'intention de prêter la somme de 100 onces d'argent pour un an à un voisin homme d'affaires, mais seulement en échange du paiement futur d'une somme de 103 onces. Supposons de plus qu'elle s'attende à ce que l'argent perde environ 5 pour cent de son pouvoir d'achat au cours de l'année suivante. Alors Mme Myers va demander 5 onces supplémentaires (ce qui nous fait un paiement futur total de 108 onces) à titre de compensation pour la perte de pouvoir d'achat de la monnaie. Il s'agit alors de savoir si (1) l'impression de nouveaux billets monétaires va de fait faire baisser le taux d'intérêt véritable et (2) de savoir, si l'impression de nouveaux billets fait bel et bien baisser le taux d'intérêt réel, s'il s'agit là d'un bienfait économique. Afin de répondre à la première question, nous devons à nouveau prendre en compte le rôle des anticipations dans l'explication. Si les capitalistes réalisent que de nouveaux billets de papier sont imprimés, ils peuvent alors s'attendre à une baisse de PAM et ils vont alors exiger une prime de prix plus élevée. Si cette prime de prix compense exactement la baisse de PAM, le taux réel d'intérêt ne sera pas affecté. Dans ce cas, l'augmentation artificielle du stock de monnaie va simplement entraîner une distribution différente du capital parmi les hommes d'affaires, et un ensemble différent de biens de consommation sera produit. Certains hommes d'affaires ainsi que leurs clients vont sortir gagnants de ce processus, tandis que d'autres hommes d'affaires et leurs clients vont sortir perdants. Mais cela n'engendrera aucune amélioration générale. Supposons maintenant que les capitalistes surestiment la baisse future du PAM. Dans ce cas, le taux réel d'intérêt va en réalité augmenter et de nombreux hommes d'affaires vont être privés des crédits qu'ils auraient pu obtenir autrement. À nouveau, cela aura pour conséquence une distribution différente du capital parmi les hommes d'affaires, et ainsi un ensemble différent de biens de consommation sera produit. Mais cela n'engendrera aucune amélioration ou détérioration générale. Pourtant, il est également possible que les capitalistes sous-estiment la baisse future du 85

Pour une analyse détaillée voir Mises, Human Action, en particulier le chap. 20 ; Murray N. Rothbard, Man, Economy, and State (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1993), chap. 11 ; Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), chaps 4-6.

PAM. Ce peut être le cas, en particulier, lorsqu'ils ignorent que davantage de billets sont imprimés. C'est ce scénario que les partisans de l’ « argent facile » ont communément à l'esprit. Mais espérer que tromper les capitalistes en leur faisant accepter des taux réels d'intérêt plus faibles entraîne plus de croissance économique est totalement dénué de fondement. Il est certes exact que dans le cas de figure envisagé, le taux réel d'intérêt baissera sous l'impact de la nouvelle monnaie offerte sur le marché du crédit. Il est également vrai que cet événement est susceptible d'inciter les hommes d'affaires à emprunter davantage de monnaie et à entreprendre davantage de projets d'investissements qu'ils n'en auraient entrepris autrement. Pourtant, ce serait une grave erreur d'inférer que cela revient à encourager la croissance économique. En réalité, une telle politique a un effet exactement inverse. Quel que soit le point du temps considéré, la quantité de facteurs de production disponible place une limite sur le nombre de projets d'investissement qui peuvent être menés à terme. Ce qu'entraîne la baisse artificielle du taux réel d'intérêt c'est l'augmentation du nombre de projets qui sont lancés. Mais le volume total des investissements qui peuvent être menés à leur terme n'a pas par là-même augmenté, car ce volume dépend exclusivement des ressources productives qui sont objectivement disponibles durant le temps nécessaire à l'achèvement du projet. Pour prendre un exemple biblique, on peut dire de ces investisseurs qu'ils entreprennent la construction de toute sorte de tours, pour finir par se rendre compte qu'ils avaient à peine les ressources suffisantes pour construire les fondations, mais pas les ressources suffisantes pour achever les tours elles-mêmes (Luc 14 :28-30). Le travail et le capital investi dans les fondations sont donc perdus, non seulement pour l'investisseur, mais pour la société dans son ensemble. Investis dans nombre plus restreint de projets, ce capital et ce travail auraient pu fructifier, mais la baisse artificielle du taux d'intérêt a empêché une telle utilisation. En bref, la croissance économique baisse en-deçà du niveau qu'elle aurait atteint en l'absence d'intervention. En résumé, il est loin d'être sûr que l'augmentation induite par les hommes politiques du stock de monnaie puisse conduire à une baisse du taux d'intérêt en-deçà du niveau qu'il aurait atteint dans une économie libre. Le succès d'une politique de l’ « argent facile » est tout particulièrement douteux lorsqu'elle n'est pas adoptée pour répondre de façon ad hoc à la situation, mais se transforme en un principe guidant la politique économique. Mais l'objection fondamentale à cette politique c'est qu'elle entraîne des effets pervers même si elle réussit à faire baisser le taux d'intérêt. Davantage de gaspillage et une diminution de la croissance, voilà la conséquence d'une telle politique.

7. La stabilité monétaire Le second sophisme monétaire le plus répandu concerne le problème de la stabilité monétaire. La conviction selon laquelle la monnaie doit constituer la planche de salut garantissant la stabilité dans le monde économique est très ancienne. Mais afin de comprendre ce postulat correctement, il est nécessaire de distinguer deux sens très différents de l'expression « stabilité monétaire ». Le premier sens souligne la stabilité de l'intégrité physique de la monnaie-marchandise (en particulier, la composition physique des pièces faites à partir de métaux précieux à travers le temps. En ce sens, la stabilité monétaire possède un sens précis. D'un point de vue purement formel, la stabilité monétaire ainsi définie peut constituer un postulat possible pour toute politique monétaire éthique. Aucun producteur ne doit fabriquer des pièces portant la même

empreinte mais contenant une quantité différente de métal précieux. La notion ainsi définie de stabilité monétaire est non seulement irréprochable, mais constitue véritablement un prérequis de toute économie fonctionnant correctement. Et c'est cette définition de la stabilité monétaire que soulignaient la Bible et les textes faisant autorité au Moyen Âge 86. Notez que la stabilité monétaire au sens de stabilité de l'intégrité physique de la monnaiemarchandise résulte d'un « pouvoir d'achat » relativement stable de l'unité monétaire (PAM). Lorsque l'extraction minière est moins profitable que les autres branches de l'industrie – ce qui tend à être le cas lorsque le niveau des prix est élevé – alors moins de monnaie sera produite et les prix monétaires vont avoir tendance à baisser. Et lorsque l'extraction minière est plus profitable – d'ordinaire lorsque le niveau des prix est bas – alors davantage de monnaie sera produite et les prix monétaires vont dès lors avoir tendance à augmenter. Tout cela n'a pas la moindre importance en ce qui concerne les avantages que l'on peut tirer des échanges monétaires. Il est vrai qu'une baisse importante de PAM ne peut être exclue lorsque des nouvelles mines extrêmement riches et dont les coûts d'exploitation sont particulièrement avantageux sont découvertes. Mais il faut remarquer deux choses. En premier lieu, dans une économie libre, les participants du marché peuvent très facilement se protéger contre une éradication non désirée de la PAM en adoptant tout simplement d'autres monnaies. En second lieu, en pratique, aucune dépréciation violente de la PAM ne s'est jamais produite dans le cas des métaux précieux. La célèbre « inflation de l'or et de l'argent » du seizième et du dixseptième siècles a augmenté le stock de monnaie de l'Europe, d'après certaines estimations, au maximum de 50 pour cent 87 ; d'après d'autres sources le stock de monnaie aurait augmenté de 86

L'Ancien testament est clair comme le jour concernant l'importance de l'intégrité physique de la monnaie : « Ceux qui ont deux poids différents, et ceux qui utilisent deux mesures différentes sont l'un et l'autre en horreur à l'Éternel ». (Proverbes 20 :10). Innocent III a souligné ce point dans la seule déclaration papale faisant autorité s'agissant des questions concernant les devises médiévales : la bulle Quanto (1199). Nicolas Oresme écrivit un traité entier afin de démontrer la nature frauduleuse et dangereuse de la pratique consistant à altérer le monnayage. Et l'autre grande autorité médiévale sur les questions monétaires, Ptolémée de Lucca, souligna également la chose, faisant valoir que l'altération du monnayage « irait contre les intérêts des gens, puisque la monnaie devait être la mesure des choses [...] mais plus la monnaie ou le monnayage sont altérés plus la valeur ou le poids change ». Ptolémée de Lucca, On the Government of Rulers (Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1997), p. 134. Il convient de remarquer que l'autorité exercée par le texte de Ptolémée sur les générations suivantes s'explique pour une large part par le fait que ce texte était attribué à Saint Thomas d'Aquin. Mais selon l'opinion qui prévaut parmi les chercheurs contemporains, Saint Thomas écrivit uniquement les vingt premiers chapitres de ce livre : le reste (le passage que nous avons cité plus haut inclus) étant de la plume de Ptolémée. Les chapitres écrits par Saint Thomas ont été republiés à travers plusieurs éditions modernes sous le titre du manuscrit original : Sur la royauté, Au Roi de Chypre. Voir en particulier l'édition de 1949 du Pontifical Institute of Mediaeval Studies de Toronto qui contient une très utile introduction. 87

Aux alentours de l'année 1500, le stock total de monnaie en Europe approchait les 3500 tonnes d'or et les 37500 tonnes d'argent. Au cours du siècle et demi suivant, l'Espagne importa quelques 181 tonnes d'or et quelques 16886 tonnes d'argent de ses mines d'Amérique du Sud (les autres producteurs étaient négligeables en comparaison de ces chiffres). Une partie importante de ces importations espagnoles furent réexportées en Extrême-Orient et au Moyen-Orient. Voir Geoffrey Parker, « Die Entstehung des modernen Geld- und Finanzwesens in Europa 1500-1730 », C.M. Cipolla and K. Borchardt, Europäische Wirtschaftsgeschichte, vol. 2, Sechzehntes und siebzehntes Jahrhundert (Stuttgart : Gustav Fischer, 1983), pp. 335-36. Nous citons cet auteur d'après la lecture de F.P. Braudel und F. Spooner, « Prices in Europe from 1450 to 1750 », E.E. Rich and C.H. Wilson, éds., The Cambridge Economic History of Europe (Cambridge : Cambridge University Press,

500 pour cent 88. Cependant, cette augmentation s'est déroulée sur une période d'environ un siècle et demi. Ainsi, le taux de croissance moyen du stock de monnaie se situe entre 0,3 et 3,3 pour cent par an. Par comparaison, de nos jours, le papier-monnaie, même dans les pays jouissant d'une politique monétaire « conservatrice » font l'expérience d'augmentations bien plus importantes du stock de monnaie. Par exemple, aux États-Unis et au sein de l'Union européenne, le stock de « monnaie de base » (les billets de papier plus les comptes gérés par les banques centrales) a été augmenté à des taux annuels se situant entre 5 et 10 pour cent au cours des cinq dernières années. Analysons maintenant le second sens de la notion de stabilité monétaire. Elle connote la stabilité du pouvoir d'achat de l'unité monétaire (le PAM). Le premier penseur qui formula le postulat d'un PAM stable fut Saint Thomas d'Aquin au treizième siècle. Voici ce Saint Thomas d'Aquin écrivit à son sujet : La vertu particulière d'une devise c'est que lorsqu'un homme la présente, il reçoit immédiatement ce dont il a besoin. Cependant, il est vrai que la devise souffre du même défaut que les autres choses, à savoir qu'elle ne permet pas toujours à un homme d'obtenir ce qu'il souhaite parce qu'elle ne peut pas être toujours égale ou de même valeur. Elle n'en doit pas moins être établie de façon à ce qu'elle retienne la même valeur de façon permanente, plus encore que les autres choses 89. Notez que Saint Thomas a parfaitement conscience du fait qu'un PAM stable n'était pas le résultat naturel du processus de marché. Il s'agissait à ses yeux d'un postulat éthique. Cependant, aucun auteur important avant lui ne prit au sérieux l'objectif d'une stabilisation du PAM comme objet possible d'une politique. Aristote avait observé que les prix de toutes choses étaient pris dans un flux continuel, et que la monnaie ne constituait pas une exception 90. Il n'ajouta pas un mot de plus. Même après Saint Thomas, la plupart des scolastiques se rangeaient du côté des philosophes grecs plutôt que du côté de Saint Thomas. Les scolastiques tardifs comme Martín de Azpilcueta, Tomás de Mercado, Pedro de Valencia et les autres, pour autant qu'on puisse dire qu'ils mirent l'accent sur le postulat de la stabilité monétaire, référaient à la stabilité de la composition physique des pièces 91. Ce n'est qu'à partir du dix-septième siècle que les auteurs séculiers de John Locke à David Ricardo jusqu'à Irving Fisher en vinrent à adopter le postulat d'un PAM stable. De nos jours, ce postulat se situe au cœur de la plupart des écrits contemporains sur le problème de la stabilité monétaire. C'est 1967), vol. 4. 88

Voir Friedrich-Wilhelm Henning, Handbuch der Wirtschafts- und Sozialgeschichte Deutschlands (Paderborn : Schöningh, 1991), vol. 1, pp. 546-48. 89

Saint Thomas d'Aquin, Commentaires sur l'Éthique à Nicomaque, vol. 1 (Chicago : Regnery, 1964), livre 5, leçon 9, col. 987, pp. 427-28. 90 91

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 5, chap. 8.

Voir Marjorie Grice-Hutchinson, Economic Thought in Spain, L. Moss et C. Ryan, éds. (Aldershot, U.K. : Edward Elgar, 1993), pp. 84-85 et appendice. Un historien contemporain de la pensée économique observa que, pour autant que la monnaie était concernée, les philosophes réalistes et nominalistes avaient, de façon paradoxale, échangé leurs rôles : Oresme était le philosophe réaliste et Saint Thomas le philosophe nominaliste. Voir André Lapidus, « Une introduction à la pensée économique médiévale », A. Béraud et G. Faccarello, éds., Nouvelle histoire de la pensée économique (Paris : La Découverte, 1992), vol. 1, chap. 1, pp. 50-51 ; voir également idem, « Metal, Money, and the Prince : John Buridan and Nicholas Oresme after Thomas Aquinas », History of Political Economy 29 (1997).

également une définition largement acceptée parmi les écrivains catholiques contemporains concernant les affaires monétaires 92. Cependant, en dépit de sa popularité, ce postulat est gros d'ambiguïtés et risque de conduire à des conclusions erronées en matière de politique. Il va de soi qu'un PAM stable constitue un « apport positif au développement ordonné du système économique global 93 ». La question est simplement celle de savoir comment équilibrer cette considération avec les autres considérations de nature économique et morale. Sur un marché libre, comme nous l'avons vu, il existe une tendance à sélectionner les meilleures monnaies, meilleures également en termes de stabilité du PAM. Aussi longtemps que les citoyens sont libres de choisir leur monnaie, ils peuvent éviter de s'exposer à toute fluctuation violente du PAM tout simplement en choisissant d'autres monnaies à la place. La question, dès lors, est celle de savoir si la stabilisation du pouvoir d'achat de la monnaie est un objectif à ce point prioritaire qu'il puisse justifier l'établissement d'un contrôle du gouvernement sur le stock de monnaie, afin de « calibrer » le pouvoir d'achat de la monnaie et d'aboutir ainsi à un résultat qui ne serait pas celui auquel aurait abouti spontanément le processus du marché. L'idéal d'un tel calibrage inspira un grand mouvement intellectuel au début du vingtième siècle. Sous la houlette, entre autres, de l'économiste américain Irving Fisher, ce mouvement ouvrit la voie au triomphe sans partage du papier-monnaie 94. En pratique, le mouvement fishérien de stabilisation monétaire fut un échec retentissant. Durant tout le vingtième siècle, dans tous les pays du monde, le pouvoir d'achat de la monnaie contrôlé par les autorités publiques déclina et oscilla comme jamais auparavant dans toute l'histoire des institutions monétaires. Cependant, en dépit de ces antécédents pour le moins désastreux sur le plan empirique, on pourrait être tenté de soutenir que, en théorie du moins, la défense de la stabilisation monétaire demeure valide et qu'elle a simplement besoin d'être mieux appliquée que ce ne fut le cas dans le passé. Afin d'apprécier la validité de cette affirmation, il est nécessaire d'examiner si, du moins en principe, il est possible de calibrer le PAM, et si un tel calibrage peut, pour commencer, se justifier. Ce sont ces questions que nous voudrions maintenant aborder. Il convient tout d'abord de remarquer qu'il n'est pas possible de donner à la notion de « pouvoir d'achat de la monnaie » (PAM) une définition impartiale. Le PAM n'est rien d'autre, en réalité, que l'ensemble des choses contre lesquelles une unité de monnaie peut être échangée. Si le prix des téléphones augmente tandis que le prix des voitures chute, il est impossible de dire en recourant à un quelconque critère impartial si le PAM a augmenté ou diminué. Il est toujours possible bien entendu de concevoir un algorithme qui « pèse » les prix des voitures et des téléphones et ainsi de suite, et qui les rapporte à une expression mathématique commune ou encore de constituer un indice. Mais de tels indices ne constituent pas une sorte d'étalon de mesure constant de la valeur économique. Les éléments constitutifs de l'indice des prix ont besoin, à tout le moins, d'être adaptés en permanence (ils doivent être 92

Voir, par exemple, Oswald von Nell-Breuning et J. Heinz Müller, Vom Geld und vom Kapital (Freiburg : Herder, 1962), p. 76 ; Karl Blessing, « Geldwerstabilität als gesellschaftspolitisches Problem », K. Hoffman, W. Weber, et B. Zimmer éds., Kirche und Wirtschaftsgesellschaft (Cologne : Hanstein, 1974). Dans l'encyclique Centesimus Annus, le pape Jean-Paul II a souligné l'importance d'une monnaie stable, mais n'a pas défini ce qu'il entendait par cette notion. Il déclara simplement : « [L'économie] suppose [...] une monnaie stable » (§48). 93 94

Jean XXIII, Mater et Magistra, §129.

Voir Irving Fisher, Stabilized Money : A History of the Movement (London : George Allen and Unwin, 1935).

modifiés) afin de prendre en compte les changements qui interviennent sur le marché concernant l'ensemble de biens et de services offerts en échange de monnaie. De plus, point plus important encore, aucun indice de ce type ne fournit une information valide de façon générale. Différentes personnes achètent différents biens : par conséquent, certaines d'entre elles peuvent faire l'expérience d'une hausse des prix (des prix qu'elles doivent payer) tandis que les autres font l'expérience d'une chute de (leurs) prix durant exactement la même période. Le bilan quantitatif de l'indice reflète simplement une moyenne d'un ensemble de situations concrètes tout à fait différentes. Mais ce sont les circonstances concrètes, et non une certaine moyenne, qui comptent pour la prise de décision humaine. Nous ne pouvons pas faire davantage ici qu'effleurer ces problèmes techniques 95. Ce sur quoi nous souhaitons attirer l'attention c'est que, d'un point de vue purement formel, la stabilité monétaire au sens de PAM stable ne peut pas se traduire facilement en un postulat politique bien défini. Le concept même de PAM est gros d'ambiguïtés qui ne peuvent être surmontées que par les décisions plus ou moins arbitraires de ceux qui sont chargés de l'appliquer. Les implications politiques sont considérables. Le critère du PAM confère des pouvoirs importants et arbitraires à ceux qui ont la charge de la création de l'algorithme. Supposons maintenant, pour les besoins de l'argument, que ces problèmes tout à fait considérables n'existent pas. Supposons que la stabilité monétaire au sens d'un pouvoir d'achat stable puisse en fait être définie de manière univoque. La question est alors la suivante : serait-il opportun de postuler un PAM stable ? Comme nous l'avons dit, un grand nombre d'auteurs contemporains spécialistes des questions monétaires répondent à cette question par l'affirmative. La justification de base avancée est que l'une des fonctions principales de la monnaie est de servir d'étalon de valeur. Les hommes d'affaires utilisent comme tout le monde les prix monétaires dans leurs calculs économiques, et afin de rendre ces calculs aussi précis que possible, il est nécessaire de disposer d'un étalon de valeur stable. Comment la monnaie peut-elle devenir un étalon de valeur stable ? Sur ce point, les opinions divergent. Ainsi, par exemple, selon Locke et ses épigones, la monnaie est un étalon de valeur stable lorsque le stock de monnaie circulant au sein d'une nation ne varie pas. Selon David Ricardo et d'autres auteurs, c'est le cas lorsque l'unité monétaire conserve son pouvoir d'achat. D'après Hayek et d'autres à sa suite, c'est le cas si la quantité totale de dépenses monétaires ne varie pas 96. Mais peu importe laquelle des définitions proposées ci-dessus nous adoptons. La justification de base pour un étalon de valeur stable est une justification fausse dans tous les cas 97.

95

Pour une exposition détaillée, voir Rothbard, Man, Economy, and State, chap. 11. Voir également Gottfried von Haberler, Der Sinn der Indexzahlen (Tübingen : Mohr, 1927). 96

De nos jours, la position défendue par Ricardo est la position dominante, à l'exception d'une nuance de taille : Ricardo soutenait que l'or était la monnaie la plus adaptée même si, en théorie, le papier-monnaie était susceptible d'avoir une stabilité de PAM plus importante que l'or. Ricardo soutenait cette position car le papiermonnaie allait ouvrir la boîte de Pandore des abus commis par le gouvernement. Tout bien considéré, par conséquent, Ricardo préférait l'or. Le métal jaune était un étalon de valeur imparfait, mais il valait mieux que les autres solutions alternatives et ce qu'elles promettaient de devenir. Après Ricardo, cependant, les inquiétudes concernant les risques de tyrannie semblent avoir progressivement disparus des analyses monétaires. La plupart des économistes contemporains ont succombé à l'influence d'Irving Fisher, qui au terme de toute une vie consacrée à faire campagne parvint à dissiper les craintes entourant l'idée de papiers-monnaies contrôlés par les gouvernements. 97

Voir Mises, Theory of Money and Credit ; idem, Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik (Jena :

La nature du calcul commercial n'est pas de mesurer la « valeur » absolue des actifs d'une entreprise, mais de comparer différentes lignes de conduite possibles. Supposons que Jones possède un capital de 1000 onces d'or et qu'il puisse les utiliser soit pour monter une usine à chaussures, soit afin d'ouvrir une boulangerie. Il attend de l'usine à chaussures un rendement brut de 1100 onces, soit un rendement de 10 pour cent, et de la boulangerie un rendement brut de 1200 onces, soit un rendement de 20 pour cent. Cette comparaison constitue l'essence du calcul commercial. La stabilité de PAM ne joue absolument aucun rôle. Jones peut calculer avec une réussite équivalente que le PAM soit stable, en augmentation ou en baisse 98. Son calcul peut se révéler exact que le stock de monnaie national augmente, diminue, ou demeure stable. Et ce calcul peut s'avérer exact peu importe que le montant total des dépenses monétaires change ou non. À la lumière de ces considérations, il apparaît que les auteurs anciens comme Oresme avaient parfaitement raison d'ignorer complètement le critère de la stabilité du PAM, et de concentrer leur attention sur la stabilité monétaire au sens d'intégrité physique du monnayage.

8. Les coûts de la monnaie-marchandise Le coût de production relativement élevé des monnaies naturelles comme l'or ou l'argent semble constituer leur inconvénient principal. D'après une opinion largement répandue et qui devint populaire à travers les écrits des économistes classiques que sont Adam Smith et David Ricardo, le papier-monnaie peut tout aussi bien remplir la fonction de monnaie, et ce, à des coûts de production bien plus faibles. Il est vrai que produire une pièce d' 1 once d'argent, que nous pourrions appeler « un dollar », entraîne des coûts bien plus élevés que la production d'un billet de banque qui porte le même nom. Mais ce n'est pas nécessairement un inconvénient. Les coûts naturels accompagnant la production de l'or et de l'argent constituent en réalité la raison suprême permettant d'expliquer pourquoi ces métaux constituent de meilleures monnaies que le papier. Le fait qu'elles soient coûteuses signifie qu'elles ne peuvent pas être multipliées à volonté ; et cela, à son tour, signifie que les monnaies-marchandises comme l'or et l'argent incorporent une assurance naturelle contre toute dépréciation excessive du pouvoir d'achat de la monnaie 99. Sous cet aspect crucial, l'or et l'argent sont nettement supérieurs aux billets de papier-monnaie, lesquels peuvent être multipliés ad libitum et qui – l'expérience universelle le montre - ont été multipliés et sont encore multipliés en des proportions bien plus importantes que l'or et l'argent l'ont jamais été. En conséquence, le cadre de la comparaison entre les monnaies-marchandises et le papiermonnaie ne doit pas être formulé en des termes trop étroits. Les avantages à prendre en considération ne consistent pas simplement, comme nous venons de le soutenir, en un Fischer, 1928) ; idem, Human Action, 3ème partie. 98 99

La même chose est vraie au sujet des paiements différés.

Voir A. Wagner, Die russische Papierwährung—eine volkswirtschaftliche und finanzpolitische Studie nebst Vorschlägen zur Herstellung der Valuta (Riga : Kymmel, 1868), pp. 45-46. L'auteur affirme que c'est la raison pour laquelle le papier-monnaie n'est pas une devise adaptée et recommande de manière catégorique un retour à la monnaie-marchandise partout où le papier a été introduit, comme dans la Russie impériale de son temps.

quelconque « service d'échange », notion arbitrairement étroite, mais inclut d'autres choses telles que des garanties contre l'inflation. Et les coûts à prendre en considération ne sont pas uniquement les coûts de fabrication des différents objets monétaires, mais le coût total qu'entraîne chaque système. Même les plus ardents partisans du papier-monnaie ont concédé que notre régime monétaire actuel est loin de constituer une si bonne affaire en comparaison du régime monétaire antérieur. Il suffit de rappeler, par exemple, que les banques centrales et autres autorités monétaires ont échafaudé de gigantesques bureaucraties, et que l'industrie occupée à observer les mouvements de la Réserve fédérale (les personnes employées pour interpréter et prévoir la politique des autorités monétaires) est, de même, importante 100. Ces deux chefs de dépenses représentent à eux seuls une feuille de salaires non négligeable et à côté de laquelle les dépenses liées à l'extraction et au monnayage apparaissent bien moins « coûteuses » que dans le tableau que nous en donnent les disciples de Ricardo. N'est-il pas d'ailleurs ironique que l'extraction minière et le monnayage existent toujours à l'âge du papiermonnaie ! Effectuer des expériences avec des solutions alternatives moins coûteuses que l'or et l'argent ne présente bien entendu pas le moindre problème. Rien n'interdirait de telles expérimentations dans une société libre. Tout ce que nous pouvons dire c'est que, dans le passé, toutes ces expérimentations ont échoué lamentablement. Et les partisans du papiermonnaie n'ont par conséquent presque jamais envisagé sérieusement d'établir leur système de prédilection dans un contexte concurrentiel. Ricardo et ses successeurs proposèrent de remplacer en recourant à la force un bien plus coûteux par un bien moins coûteux. De toute évidence, dans toutes les autres domaines de l'existence, nous rejetterions toute proposition de ce type comme extravagante et scandaleuse. On ne contraint pas par la force tous les membres de la société à conduire les voitures les moins chères parce qu'elles permettent de satisfaire à moindre coût un quelconque « besoin de transport » conçu de façon arbitraire. On n'impose pas aux gens qui préfèrent des vêtements et des maisons de se vêtir de haillons et de dormir dans des abris. Il n'y a pas non plus de raison d'imposer le papier-monnaie à ceux qui préfèrent les monnaies de nos ancêtres. C'est donc une autre justification traditionnelle du papier-monnaie qui s'écroule. Et la même démonstration peut être délivrée pour toutes les autres théories économiques qui prétendent expliquer pourquoi il est avantageux de supprimer les monnaies-marchandises naturelles et de les remplacer par de piètres substituts politiques comme le papier-monnaie. Nous pourrions poursuivre longtemps ces démonstrations. L'objectif des pages qui précèdent était d'illustrer la thèse générale selon laquelle l'institution du papier-monnaie, la monnaie de notre époque, ne peut s'appuyer sur aucune justification de type utilitariste. Cette thèse va servir de point de départ à l'analyse qui va suivre des différents abus qui peuvent être commis, et qui, malheureusement, ont été commis, dans le domaine de la production de monnaie.

100

Voir Milton Friedma, « The Resource Cost of Irredeemable Paper Money », Journal of Political Economy 94, n°3, 1ère partie (1986) : 642-47. La comparaison entre l'article de Friedman et l'ouvrage de William Gouge, ASHOPM, est instructive : voir W.G., A Short History of Paper Money and Banking, pp. 66-67. Voir également Roger W. Garrison, « The Costs of a Gold Standard », Llewellyn H. Rockwell, Jr., éd., The Gold Standard (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1992), pp. 61-79. En 2004, le système de la Réserve fédérale a employé une équipe comprenant quelques 23000 personnes. De même, la Bundesbank allemande employait en 2007 environ 11400 fonctionnaires (Stammpersonal) et la Banque de France comptait quelques 11800 fonctionnaires (titulaires) en 2006.

Deuxième partie : L'inflation

5. Considérations générales sur l'inflation

1. L'origine et la nature de l'inflation Nous avons présenté, jusqu'ici, la façon dont fonctionne un système monétaire naturel mettant en concurrence différentes monnaies-marchandises. Nous avons également soutenu qu'aucune justification utilitariste ne peut légitimer l'intervention du gouvernement dans le processus de marché et légitimer l'altération des stocks de monnaie par des moyens politiques. Nous devons, à présent, traiter de ce phénomène crucialement important qu'est l'inflation. On peut définir l'inflation comme l'augmentation de la quantité nominale de n'importe quel moyen d'échange au-delà de la quantité qui aurait été produite sur le marché libre. Cette définition correspond en général à la façon dont l'inflation était comprise avant la Deuxième guerre mondiale 101. Pourtant, cette définition diffère de la façon dont le mot « inflation » est utilisé de nos jours dans les manuels d'économie et dans la presse financière. La plupart des auteurs contemporains entendent par inflation une augmentation durable du niveau des prix ou, ce qui revient au même, une réduction durable du pouvoir d'achat de la monnaie. Soulignons tout de suite que, du simple point de vue du vocabulaire, ces deux définitions du mot sont parfaitement acceptables, pourvu qu'elles soient utilisées de façon consistante. C'est l'utilité, plus ou moins grande, d'une définition à nous permettre de comprendre la réalité qui en fait la valeur, et non un quelconque mérite intrinsèque à la définition elle-même. Notre définition de l'inflation distingue le phénomène de l' « augmentation de la quantité nominale de n'importe quel moyen d'échange au-delà de la quantité qui aurait été produite sur le marché libre » pour la simple raison que ce phénomène est lié causalement avec un nombre important d'autres phénomènes dont il faut tenir compte du point de vue économique et moral. Comme nous le verrons, l'inflation, telle que nous l'avons définie, est la cause de différentiels artificiels de revenus, de cycles économiques, de l'explosion de la dette, d'augmentations modérées et exponentielles du niveau des prix, ainsi que nombre d'autres phénomènes. C'est la raison pour laquelle nous pensons que notre définition est la plus utile pour mener à bien l'analyse qui va suivre. Le lecteur va être rapidement en mesure de vérifier si nous avons raison de privilégier cette définition. L'inflation est une augmentation de la quantité nominale de n'importe quel moyen d'échange au-delà de la quantité qui aurait été produite sur le marché libre. Puisque l'expression « marché libre » est une forme abrégée de l'expression - quelque peu interminable - « coopération sociale conditionnée par le respect des droits de la propriété privée », l'inflation signifie une augmentation du stock nominal de monnaie au moyen d'une violation des droits de propriété. En ce sens, l'inflation peut également être définie comme une augmentation par la force du stock de monnaie, distincte, par conséquent, de la production « naturelle » de monnaie à travers l'extraction minière et le monnayage. C'était également là le 101

On peut inférer que c'était là la définition communément acceptée de l'inflation à la lecture des travaux de référence populaires à l'époque comme le Funk and Wagnalls Standard College Dictionary (1941), qui définit l'inflation comme l' « expansion ou l'extension au-delà des limites naturelles ou appropriées, ou de nature à excéder la valeur normale ou juste, en particulier la surémission de devise ». Le même dictionnaire, à l'entrée « inflationniste », propose la définition suivante : « défenseur ou partisan de l'émission d'une quantité anormalement importante de devises, en particulier des billets de banque ou des billets du Trésor non convertibles en pièces ».

sens original du terme qui dérive du verbe latin inflare (gonfler). Mais pourquoi cherche-t-on, en premier lieu, à augmenter artificiellement le stock de monnaie ? Comme nous l'avons vu, chaque nouvelle unité de monnaie profite à ses premiers bénéficiaires : ainsi, par exemple, dans le système de l'étalon-argent, les propriétaires de compagnies minières et les monnayeurs d'argent. C'est là, pour la production naturelle de monnaie, une incitation providentielle. Mais nous ne devons pas ignorer que les bénéfices que reçoivent les premiers bénéficiaires constituent une tentation constante d'augmenter artificiellement par la force le stock de monnaie. L'histoire des institutions monétaires est pour une grande part l'histoire de la façon dont les gens – les gouvernements comme les personnes privées, mais surtout les gouvernements – ont cédé à cette tentation. Les gens augmentent artificiellement le stock de monnaie parce qu'ils s'attendent à en profiter. Les économistes rechignent d'ordinaire à s'étendre sur les différents aspects moraux des faits sociaux, à juste titre d'ailleurs parce que les questions morales se situent en dehors de leur champ d'investigation habituel. Mais il n'est nul besoin d'être un spécialiste de la philosophie morale pour savoir que certains revenus ne sont pas légitimes et qu'ils dérivent d'une violation de la règle fondamentale de la société civile – le respect des droits de propriété. Et il serait irresponsable, même pour un économiste, de ne pas attirer l'attention sur le fait que ces revenus illégitimes sont obtenus, et ont très souvent été obtenus, au moyen de l'augmentation artificielle du stock de monnaie. De toute évidence, de tels revenus pèchent contre la justice naturelle, quelle que soit la façon dont on conçoive cette notion, et il est impossible de les concilier avec les préceptes de la religion chrétienne. Thomas Woods, à travers la remarque suivante, met parfaitement l'accent sur ce point : « S'il existe un principe de la moralité catholique rendant une redistribution de la richesse aussi insidieuse acceptable, il demeure inconnu à l'auteur 102 ». Nous devons insister sur le fait que ce n'est pas parce que l'inflation, au sens large, avantage certaines personnes aux dépens d'autres individus qu'elle constitue un problème. Toutes les actions humaines entraînent la redistribution d'avantages. Ainsi, par exemple, si John et Paul font la cour à Anne, et qu'Anne décide finalement d'épouser John, sa décision s'effectue « aux dépens » de Paul. De même, l'industrie de l'extraction minière gagne « aux dépens » d'autres industries qui auraient existées si l'entrepreneur minier n'avait pas offert des salaires plus élevés pour les travailleurs, lesquels ont par conséquent accepté de travailler pour lui plutôt que de travailler pour ces autres branches d'activités. Mais les avantages obtenus par John et ceux obtenus par l'entrepreneur minier dans les exemples ci-dessus ne demandent pas l'invasion des frontières physiques de la propriété d'autres individus. Anne n'était pas la propriété de Paul : John pouvait dès lors l'épouser à bon droit sans créer d'injustice. Aucun employeur n'est propriétaire des travailleurs : notre entrepreneur pouvait donc à bon droit les embaucher. Les choses sont très différentes dans le cas d'un voleur qui, par son action, obtient une partie de la propriété d'autrui et qu'il n'aurait jamais pu obtenir avec leur consentement : il viole donc leur propriété. De même, les fausses représentations intentionnelles peuvent entraîner une invasion de la propriété. Lorsque le faussaire parvient à vendre un faux certificat, il obtient également certains biens ou services qu'il n'aurait pas obtenus sans cette 102

Thomas Woods, The Church and the Market (Lanham, Md. : Lexington Books, 2005), p. 95. Pour la même raison, Beutter voit dans l'inflation un « grand mal ». Voir Friedrich Beutter, « Geld im Verständnis der christlichen Soziallehre », W.F. Kasch, éd., Geld und Glaube (Paderborn : Schöningh, 1979), p. 132.

fraude 103.

2. Les différentes formes d'inflation L'inflation fait partie des sujets qui font couler beaucoup d'encre en économie. Mais pratiquement toutes ces analyses économiques souffrent d'une définition trop étroite et trop matérialiste de l'inflation. Ce n'est ni le niveau des prix, ni un quelconque agrégat monétaire qui peut nous livrer la clé d'une compréhension correcte de l'inflation. L'approche la plus féconde consiste bien plutôt à se concentrer sur les règles légales de la production monétaire. Les participants du marché sont-ils libres de produire et d'utiliser la monnaie comme bon leur semble ? Ou bien en sont-ils empêchés ? Ce sont là les questions pertinentes menant droit à la définition morale et institutionnelle de l'inflation que nous avons embrassée plus haut. L'inflation est cette partie du stock de monnaie qui résulte d'une invasion des droits de propriété privée. Dans la première partie du présent ouvrage, nous avons étudié la production et l'utilisation de la monnaie en partant de l'hypothèse que les droits de propriété étaient respectés. Nous voudrions maintenant analyser pas à pas les différentes façons dont les droits de propriété sont violés, et ont été violés, afin d'augmenter artificiellement le stock de monnaie au profit des auteurs de ces violations et de leurs alliés. Nous allons d'abord analyser l'inflation dans une société libre pour nous tourner ensuite du côté de l'inflation provoquée par le décret du gouvernement. Si celle-là est relativement négligeable d'un point de vue quantitatif, il est nécessaire de l'envisager dans un souci de systématicité, et également parce qu'elle nous autorise à parler d'un « bon côté » de l'inflation.

103

Pour une analyse de la fraude assimilant celle-ci à un sous-ensemble du crime de violation de la propriété, voir Stephan Kinsella, « A Libertarian Theory of Contract », Journal of Libertarian Studies 17, n°2 (2003).

6. L'inflation privée : la contrefaçon des certificats monétaires

1. L'altération de la monnaie Avant l'époque des banques, l'altération des pièces de monnaie était la forme courante d'inflation. L'altération se présente comme une façon particulière de modifier les pièces fabriquées à partir de métaux précieux. Altérer une pièce consiste à réaliser l'une des deux opérations suivantes : (a) réduire le contenu de métal fin que la pièce contient sans changer son empreinte ; et (b) inscrire une valeur faciale plus élevée sur une pièce donnée. L'altération peut être soit délibérée, soit involontaire. Supposons qu'un fabricant de pièces appose par mégarde la marque suivante « 1 once d'or fin » sur une quantité inférieure à une once. Il produit alors une fausse pièce : le certificat ne correspond pas à son contenu. Produire un faux certificat peut arriver de temps à autre, mais, en pratique, cela est extrêmement rare. Dans pratiquement tous les cas d'altération, le fabricant de pièces agit en pleine connaissance de cause. Il certifie que la pièce contient une certaine quantité de métal fin, mais il sait pertinemment qu'elle contient en réalité moins que la quantité indiquée. Une telle falsification délibérée des certificats monétaires est communément appelée contrefaçon. Nous avons souligné le fait que les gens avaient recours à l'inflation parce qu'ils en tiraient avantage, quoi que ce soit de façon indue et aux dépens de leurs concitoyens. C'est bien entendu également la raison pour laquelle les gens deviennent faux-monnayeurs. Le fauxmonnayeur projette de vendre la pièce altérée sans informer l'acheteur de l'altération, de façon à obtenir en échange le montant de biens et de services que l'on peut normalement acheter avec une pièce non altérée. Les techniques qui sont d'ordinaire utilisées trahissent l'intention frauduleuse qui se dissimule derrière la plupart des cas pratiques d'altération. Le fauxmonnayeur ne transforme pas la quantité de métal qu'il a soustraite à la pièce non altérée en une plus petite pièce altérée. Il substitue plutôt un alliage de base à la quantité de métal précieux qu'il a soustrait, afin de préserver l'impression fausse selon laquelle la pièce altérée est une pièce bonne. Dans le monde occidental, l'altération des pièces constituait la forme courante d'inflation jusqu'au dix-septième siècle. Elle fut largement répandue et on la retrouve de façon permanente à travers toutes les phases de l'histoire de la Rome antique et sous pratiquement toutes les dynasties de la chrétienté médiévale. Et l'unique raison expliquant son absence dans les périodes plus récentes c'est que les faux-monnayeurs modernes peuvent avoir recours aux techniques d'inflation bien plus efficaces offertes par le système des banques à réserves fractionnaires et du papier-monnaie 104.

104

Pour une analyse approfondie des douze inflations majeures de l'antiquité jusqu'au milieu du vingtième siècle, voir Richard Gaettens, Inflationen, 2ème éd. (Munich : Pflaum, 1955). Les phases majeures d'altération de la monnaie discutées dans ce livre se produisirent pendant l'empire romain (au troisième siècle après JésusChrist), pendant le Saint-Empire romain germanique (quinzième siècle), en Espagne (dix-septième siècle), et de nouveau pendant le Saint-Empire romain germanique (17ème siècle). Les huit autres cas concernent tous l'inflation créée au moyen des banques à réserves fractionnaires et par les producteurs de papier-monnaie. Plus récemment, Bernholz a passé en revue la totalité des données historiques de l'hyperinflation (très forte inflation entraînant l'effondrement du système monétaire – nous traiterons plus loin ce phénomène) et aboutit à la conclusion que tous les cas connus sans exception étaient le résultat d'une production excessive de papiermonnaie. Voir Peter Bernholz, Monetary Regimes and Inflation (Cheltenham, U.K. : Edward Elgar, 2003).

Dans de nombreux cas, les faux-monnayeurs étaient de simples particuliers – des criminels ordinaires. Mais dans les cas plus graves, les faux-monnayeurs n'étaient autres que ceux qui étaient supposés agir comme les gardiens de la fiabilité de la devise – à savoir, le gouvernement lui-même. Pour des raisons que nous allons analyser plus en détail lorsque nous traiterons de la monnaie à cours forcé, les gouvernements ont joué un rôle bien plus important dans l'altération de la monnaie que les simples particuliers. Il convient cependant de remarquer que l'inflation sous forme d'altération était modérée en comparaison de l'étendue prise par l'inflation à l'époque des banques, et tout particulièrement en comparaison de l'inflation caractérisant l'époque de papier-monnaie qui est la nôtre. De 1066 à 1601, la livre d'argent anglaise fut altérée d'un tiers 105. En d'autres termes, au cours de cette période s'étendant sur plus de 500 ans, les rois anglais ont augmenté artificiellement le stock de monnaie par un facteur de 0,3. Par comparaison, au cours des 200 années qui suivirent et qui virent l'émergence du système bancaire moderne, ce facteur était de l'ordre de 16. Et au cours de la courte période des 30 années allant de janvier 1973 à janvier 2003, le dollar des ÉtatsUnis (M1) a augmenté par un facteur de 5 106.

2. Les certificats gagés sur des réserves fractionnaires Nous voudrions maintenant analyser le cas important de l'inflation des certificats qui ne sont pas incorporés matériellement avec le métal monétaire. Comme dans le cas de l'altération, nous pouvons distinguer ici entre l'inflation délibérée et l'inflation involontaire, en soulignant de nouveau que ce dernier cas est sans grande importance sur le plan pratique 107. Pratiquement tous les faux certificats qui sont séparés de la monnaie certifiée sont de faux certificats. L'émetteur de ces certificats sait qu'il ne possède pas suffisamment de réserves monétaires pour être en mesure de rembourser sur-le-champ tous les certificats qu'il a émis. Le stock de monnaie qu'il conserve à disposition afin de satisfaire toute demande éventuelle de remboursement représente juste une fraction du montant qu'il a certifié avoir à sa disposition. Nous pouvons par conséquent appeler les certificats qu'elle émet des « certificats gagés sur des réserves fractionnaires ». Quoi que les pièces fiduciaires gagées sur des réserves fractionnaires et autres instruments matériels aient joué un certain rôle au cours de l'histoire monétaire, ils sont loin de rivaliser en importance avec des billets de banque à réserves fractionnaires et des dépôts payables à vue gagés sur des réserves fractionnaires. Nous allons, 105

Voir John Wheatley, The Theory of Money and Principles of Commerce (London : Bulmer), p. 256. L'année 1601 vit le dernier épisode d'altération (p. 266). Wheatley remarque que, depuis le milieu du seizième siècle, l'argent était importé des Amériques où les mines de Potosi avaient été découvertes en 1527. C'est dans la seconde moitié du dix-septième siècle que la banque fit son entrée. 106

M1 est passé de 252 milliards de dollars (au premier janvier 1973) à 1226 milliards de dollars (au premier janvier 2003). Durant la même période, la dette fédérale est passée de 449 milliards de dollars (le 29 décembre 1972) à 6228 milliards de dollars (le 30 septembre 2002). Sources : Réserve fédérale de Saint Louis, Bureau de la dette publique. 107

Le seul scénario réaliste d'inflation involontaire est celui dans lequel une banque émettrice de billets fait l'objet d'un vol sans que la banque s'en aperçoive. Tant que le public ignore qu'un vol a été commis, la quantité des billets émis par la banque est plus importante que ses réserves et il y a par conséquent inflation. Aussitôt que le vol est découvert et parvient aux oreilles du public, les propriétaires de la banque se verront contraints de rembourser les billets avec leur propre argent, de peur de faire faillite. Dans un cas comme dans l'autre, l'inflation disparaît.

par conséquent, nous concentrer essentiellement sur ces derniers 108. Du point de vue d'un faux-monnayeur, falsifier des certificats monétaires incorporés matériellement avec le stock de monnaie certifié présente deux défauts majeurs : cela coûte relativement cher, et il est relativement facile pour les autres participants du marché de découvrir la fraude et d'éviter d'utiliser les pièces en question. Ces problèmes diminuent une fois que nos faux-monnayeurs se reconvertissent dans la falsification de certificats qui ne sont pas incorporés matériellement à la monnaie. Falsifier des billets de banque, par exemple, requiert peut-être un investissement initial considérable en temps et en argent afin de créer le bon prototype. Mais une fois le prototype mis au point, ce dernier peut être reproduit un nombre pratiquement illimité de fois permettant d'engendrer d'immenses profits, car le coût marginal de la production des billets de banque supplémentaires est proche de zéro. De plus, dans le cas des certificats de papier, les augmentations du stock de monnaie sont plus difficiles à percevoir que dans le cas des certificats directement incorporés au métal. Les pièces altérées, même lorsque la contrefaçon est réalisée avec un soin important, ne présentent pas seulement une empreinte légèrement imparfaite, mais diffèrent également des bonnes pièces par leur couleur et, dans le cas des pièces d'or, par le son qu'elles émettent lorsqu'on les lance en l'air avec le pouce. Plus important encore, les certificats peuvent facilement être testés à tout moment en les coupant ou en les perçant, ou bien encore en faisant fondre la pièce. Ainsi, même pour le profane, il est relativement facile de distinguer les pièces non altérées des pièces falsifiées. Ce qui n'est pas le cas des certificats de papier.

3. La triple origine de la banque à réserves fractionnaires Comme dans le cas de l'altération, les billets de banque ont été falsifiés à la fois par des criminels ordinaires et par les « gardiens » eux-mêmes. Les billets de banque commencèrent à être utilisés à grande échelle lorsque les entrepôts monétaires furent établis à Venise et dans d'autres cités italiennes du nord à la fin du seizième siècle, puis dans de nombreuses cités commerciales du nord des Alpes au début du dix-septième siècle, comme, par exemple, Amsterdam, Middelburg, Nuremberg, Hambourg, Delft, et Rotterdam. Durant le seizième siècle, le commerce interrégional était en proie à un tel essor que les marchands étaient en contact les uns avec les autres non seulement au moment des grandes foires, mais toute l'année durant. Il était devenu désormais nécessaire de régler ses comptes de façon quotidienne, et recourir aux entrepôts monétaires était la façon la plus pratique de procéder. Chaque marchand possédait un compte, et les paiements réalisés par un marchand au profit d'un autre prenaient la forme de simples inscriptions dans un livre de compte dans l'entrepôt monétaire local 109.

108

Pour une analyse des émissions de faux certificats à travers l'histoire par les banques à réserves fractionnaires de l'antiquité au dix-huitième siècle, voir Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), chap. 2. Certains éléments semblent attester que les « changeurs de monnaie » mentionnés dans le Nouveau testament (voir Matthieu 25 :27 et Luc 19 :23) étaient en réalité des banquiers pratiquant le système des réserves fractionnaires. Voir Anthony Hulme, Morals and Money (London : St. Paul Publications, 1957), p. 29. 109

Voir Geoffrey Parker, « Die Entstehung des modernen Geld- und Finanzwesens in Europa 1500-1730 », C.M. Cipolla et K. Borchard, éds. Europäische Wirtschaftsgeschichte, vol. 2, Sechzehntes und siebzehntes Jahrhundert (Stuttgart : Gustav Fischer, 1983), pp. 349-50. Le récit classique des ces événements se trouve dans le livre de Richard Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger : Geldkapital und Creditverkehr im 16. Jahrhundert

Ces institutions étaient appelées des « banques », mais à l'origine, elles n'étaient pas des banques au sens moderne, mais des entrepôts monétaires. Certaines d'entre elles conservèrent ce caractère pendant longtemps. Par exemple, la Banque d'Amsterdam (établie en 1609) demeura un entrepôt jusqu'en 1781, date à laquelle elle commença à émettre plus de billets de banque qu'elle ne détenait de réserves monétaires, sans pour autant modifier l'apparence extérieure de ses billets de banque. Ainsi en 1781, la Banque d'Amsterdam commença à falsifier ses propres billets de banque. Elle cessait par là-même d'être un entrepôt monétaire pour devenir une banque à réserves fractionnaires. D'autres banques furent loin d'attendre aussi longtemps que la Banque d'Amsterdam pour se lancer dans le commerce lucratif de la contrefaçon. Les banquiers-orfèvres de Londres, dont le nombre se multiplia au cours des années 1630, se lancèrent très tôt dans la contrefaçon. La Banque de Stockholm (établie en 1656) emboîta le pas, elle qui, peu après son lancement, réussit à assurer à ses billets une large circulation. Mais elle fut également l'une des premières à faire l'expérience de ce châtiment perpétuel que mérite toute banque à réserves fractionnaires : la panique bancaire. Le problème pratique fondamental des réserves fractionnaires c'est qu'il est impossible à la banque émettrice de satisfaire toutes les demandes de remboursement au même moment (contrairement aux banques de dépôt). Si les clients de la banque ont le moindre doute concernant la capacité de la banque à les rembourser, ils « courent » à la banque pour faire partie des quelques heureux privilégiés à qui l'on accorde le remboursement de leurs billets de banque. C'est ce qui arriva à la Banque de Stockholm en 1664. Mais cela n'empêcha pas les banques à réserves fractionnaires de proliférer au cours des décennies et des siècles suivants. La banque à réserves fractionnaires se révèle donc être une forme pervertie d'entrepôt monétaire. Mais elle peut également naître d'une perversion du crédit bancaire. Nous avons déjà traité du crédit-monnaie et soutenu qu'il est peu probable que cette forme monétaire jouisse d'une circulation beaucoup plus large dans la mesure où existe un risque de défaut de paiement, et en particulier parce que la plupart des participants du marché préfèrent les espèces aux instruments de crédit lors des échanges au comptant. Or, afin de afin de compenser cette dernière déficience, le banquier peut offrir de rembourser ses promesses de payer à vue, c'est-à-dire, avant qu'elles n'aient atteint maturité. Du point de vue du client, dès lors, ces promesses de payer peuvent être converties en espèces avec presque autant de garantie que des certificats monétaires. Nous sommes contraints de dire « presque » parce qu'il est bien entendu impossible pour notre banquier d'obéir aux demandes de remboursement qui excèdent ses réserves d'espèces – problème qui n'existe pas avec les entrepôts monétaires, puisque chaque certificat est couvert par un montant correspondant de monnaie dans l'entrepôt. Comment donc cette pratique se présente-t-elle d'un point de vue juridique et moral ? Tout dépend du degré de franchise affiché par le banquier concernant la nature de ses affaires. S'il prend soin d'informer ses clients que les reconnaissances de dette remboursables ne sont pas des certificats monétaires et que c'est lui – le banquier – qui demeure le propriétaire de droit de la monnaie durant l'entière durée du crédit, cette pratique semble alors irréprochable. En revanche, si ce dernier insinue que ses reconnaissances de dettes sont des certificats monétaires, nous serions certainement contraints de dire qu'il s'agit là d'une fraude.

(Jena : Fischer, 1896).

Historiquement, il semble que la dissimulation ait été plus fréquente que la fausse représentation pure et simple. Sur le plus ancien billet de papier connu de la Banque d'Écosse, daté du 16 avril 1776, on peut lire : « Le gouverneur et la compagnie de la Banque d'Écosse fondées par l'Acte du Parlement s'obligent à payer à [nom] ou au porteur douze livres écossaises à vue ». L'expression cruciale ici c'est « s'oblige à payer » - sur les billets de banque apparus plus tard on trouve souvent l'expression « promet de payer ». Ainsi, le moins que l'on puisse dire, c'est que ces billets restent muets concernant la nature précise du produit. La « promesse de payer » n'est pas une caractéristique qui suffirait à distinguer entre la banque de crédit et un entrepôt monétaire 110. Afin de maintenir les participants du marché parfaitement informés, il serait nécessaire d'énoncer aussi clairement que possible si les paiements promis seront effectués à partir de réserves (des réserves fractionnaires) d'espèces réduites, ou à partir d'un entrepôt. De même, il serait nécessaire de préciser qui sera considéré comme étant le propriétaire de la monnaie au cas où le banquier se révèle incapable de satisfaire toutes les demandes de remboursement 111. Si notre banquier accordant des crédits dissimule de manière délibérée et en pleine connaissance de cause la nature précise de ses promesses de payer, il abuse de la bonne foi de ses partenaires commerciaux et enfreint par làmême leurs droits de propriété. Cette infraction fait alors de lui un banquier pratiquant le système des réserves fractionnaires 112. Nous avons présenté, jusque là, la banque à réserves fractionnaires comme étant exclusivement le résultat des choix peu judicieux des gérants d'entrepôts et des banquiers de crédit ayant succombé à la tentation. Mais on peut également concevoir que ces choix aient été à leur tour causés par un troisième événement, en particulier, par la menace du vol, cautionné par les gouvernements, des entrepôts monétaires. Comme l'a soutenu Jesús Huerta de Soto au sujet des banques de Séville au seizième siècle, la nature impitoyable des banquiers ne fut en rien la seule cause expliquant l'introduction du principe des réserves fractionnaires : [...] Il n'en est pas moins vrai que la malencontreuse politique impériale, en transgressant les principes les plus élémentaires du droit de propriété et en confisquant directement les stocks de monnaie conservés dans les coffres, ne fit qu'inciter davantage encore les banquiers à investir la plus grosse partie des dépôts reçus sous forme de prêts, ce qui devint une 110

L'historien de la monnaie Norbert Olszak observe que les premiers billets émis par la Banque d'Angleterre étaient des certificats de dépôt. Puis, les expressions inscrites sur les billets furent modifiées pour devenir « billets à ordre ». Ce processus fut achevé au milieu du dix-huitième siècle. Olszak souligne son but : se débarrasser de « la stricte couverture métallique ». Norbert Olszak, Histoire des banques centrales (Paris : Presses Universitaires de France, 1998), p. 24. 111

Si les clients étaient considérés comme étant les propriétaires de la monnaie, le banquier devrait alors dans ce cas déclarer faillite. En revanche, si le banquier était considéré comme étant le propriétaire de la monnaie, il resterait alors dans les affaires et il faudrait alors dire que les clients ont tout simplement réalisé un mauvais investissement. La législation actuelle aux États-Unis et au Royaume-Uni adopte ce dernier point de vue. Peu d'Américains savent que la monnaie qu'ils conservent dans leurs comptes chèques sont légalement la propriété des banquiers, qui ne sont tenus que d'une simple obligation de « rembourser » la monnaie à vue. 112

Nous ne mentionnons cette possible origine du système des banques à réserves fractionnaires que par souci d'exhaustivité. La question de savoir comment ce type de commerce peut apparaître, et comment il est né historiquement, est d'une importance secondaire en ce qui concerne la validité de la thèse que nous défendons dans le présent ouvrage. Une analyse détaillée de la banque à réserves fractionnaires comme possible perversion du crédit bancaire se trouve dans Jörg Guido Hülsmann, « Has Fractional-Reserve Banking Really Passed the Market Test ? » Independent Review 7, n°3 (2003).

pratique habituelle : si, en dernière analyse, rien ne permettait de garantir que les autorités publiques honoreraient leur promesse de ne pas toucher à la partie des réserves d'espèces qui étaient détenues dans la banque (et l'expérience montrait que, lorsque les temps étaient durs, l'Empereur n'hésitait pas à confisquer cette réserve et à lui substituer des prêts obligatoires à la Couronne), il était préférable de consacrer la plus grande partie des dépôts à l'attribution de prêts à l'industrie et au commerce des particuliers, évitant ainsi l'expropriation et afin de s'assurer une profitabilité plus élevée 113. Ainsi l'introduction de la banque à réserves fractionnaires peut être vue comme une réaction du marché libre contre, et comme une atténuation de l'interventionnisme du gouvernement. Il est vrai que, même exposé à la menace d'une expropriation imminente, la banque à réserves fractionnaires n'est pas en soi justifiable, mais du moins l'existence d'une telle menace est-elle susceptible de diminuer la culpabilité des protagonistes, et cela permet certainement d'expliquer leurs actions d'une autre façon qu'en termes de péché originel. Des recherches historiques supplémentaires sont nécessaires afin d'établir l'importance relative des trois causes possibles du système des banques à réserves fractionnaires que nous avons passées en revue dans les pages précédentes. Nous avons de bonnes raisons de penser que la troisième cause – le vol cautionné par le gouvernement des entrepôts monétaires – a joué un rôle prédominant, mais nous devons laisser aux recherches futures le soin de répondre à cette question.

4. Les avantages indirects de la contrefaçon dans une société libre La contrefaçon est, au sens propre du mot, une technique d'inflation populaire. Toutes sortes de gens dotés d'une grande habileté dans les mains ou pouvant se permettre d'engager des gens aussi habiles - les banquiers, les gouvernements, les marchands, les orfèvres, les artisans, etc. - peuvent s'y essayer. Et l'histoire monétaire montre que nombre de gens de cette sorte s'y sont essayés, avec toutes les conséquences néfastes que nous avons analysées plus haut : des redistributions injustes de revenus et de mauvaises allocations de capital. La contrefaçon existe donc dans tous les types d'économie, qu'il s'agisse du marché d'une société libre ou des économies dotées d'un système de planification centralisé dans un État totalitaire. À la différence de la monnaie à cours forcé, dont nous allons parler plus bas, la contrefaçon ne peut pas être abolie par des mesures politiques. On peut dissuader les individus de s'y adonner par la menace de peines sévères mais elle ne peut pas être entièrement éliminée par de tels moyens extérieurs, car elle naît de cette condition humaine interne qu'est le péché originel. Pourtant, dans une société libre, la contrefaçon s'accompagne de certaines conséquences positives, même si ces conséquences n'entrent pas dans le dessein des contrefacteurs euxmêmes. En particulier, le danger de devenir la proie d'un faux-monnayeur remplit cette fonction sociale utile qui consiste à rendre les citoyens vigilants au sujet de leur argent. La fonction des faux-monnayeurs ressemble à la fonction des nombreux virus qui subsistent dans un corps humain en bonne santé. Combattre le virus maintient le corps en vie et fort. De même, le danger toujours présent de la contrefaçon stimule la vigilance dans les affaires monétaires et aide ainsi à préserver une monnaie non altérée. Les gens font très attention à 113

Jesús Huerta de Soto, « New Light on the Prehistory of the Theory of Banking and the School of Salamanca, » Review of Austrian Economics 9, no. 2 (1996) : 60.

leurs pièces d'or et d'argent car ils savent que la contrefaçon les affecte directement. Ils s'efforcent d'apprendre à distinguer de mieux en mieux les bonnes des mauvaises pièces, et les billets de banque authentiques des faux. Ils appliquent ces connaissances et les enseignent à leurs familles et aux autres. Et lorsqu'ils découvrent la moindre fraude, ils cessent aussitôt d'utiliser les pièces et les billets de banque frauduleux, et choisissent à leur place d'autres certificats. La contrefaçon est généralement détectée très rapidement. Lorsque les gens sont libres de choisir leur monnaie, les dégâts créés par la contrefaçon ne peuvent être que limités. Mais cette limitation naturelle importante de l'inflation n'existe que dans les sociétés libres, comme nous allons le voir plus en détail.

5. L'éthique de la contrefaçon On ne peut justifier ni l'altération des pièces ni le système des banques à réserves fractionnaires. Aucune théorie éthique ne justifie le mensonge ou, pour ce qui nous intéresse ici, la contrefaçon. Il est vrai que quelques philosophes moraux ont tenté de justifier les mensonges destinés à éviter un plus grand mal. Mais quel mal la contrefaçon permet-elle d'éviter ? La contrefaçon confère-t-elle le moindre avantage particulier à la communauté des utilisateurs de monnaie ? Personne ne s'est jamais aventuré à répondre à ces questions par l'affirmative : nous n'avons donc pas à en traiter ici. S'agissant de la position chrétienne concernant le principe même de la contrefaçon, le doute n'est pas permis. Le Huitième commandement nous dit ainsi, concernant les falsifications délibérées des certificats : « Tu ne feras pas de faux témoignages ». Et de nombreux autres passages de l'Ancien testament expliquent ce que cela signifie dans le contexte des certificats attestant les quantités de métaux précieux 114. Ces principes éthiques généraux furent appliqués avec une grande rigueur au cas de la monnaie dans le « Traité » de Nicolas Oresme. Ce dernier observa que la falsification de l'empreinte d'une pièce de monnaie constituait une faute pénale, et même une cause légitime de guerre. Il soutint que la « mutation des noms » (l'altération) était scandaleuse et ne devait jamais être pratiquée. L'altération du poids sans changer le nom était de même une 114

Vous ne commettrez pas de malhonnêteté en fraudant sur les mesures de longueur, de poids ou de capacité. / Vous vous servirez de balances justes, de poids justes, de mesures de capacités justes. Je suis l'Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir d'Égypte. (Lévitique 19 : 35-36) Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids différents : l'un plus lourd, l'autre plus léger. Tu n'auras pas dans ta maison deux mesures de capacité : l'une plus grande et l'autre plus petite. Tu auras des poids exacts et justes, des mesures exactes et justes afin que tu vives longtemps dans le pays que l'Éternel ton Dieu te donne. Car l'Éternel ton Dieu a en abomination ceux qui commettent de telles fraudes. (Deutéronome XXV : 13-16) Ceux qui ont deux poids différents, et ceux qui utilisent deux mesures différentes sont l'un et l'autre en horreur à l'Éternel. [...] L'Éternel a horreur des poids truqués, les balances faussées lui déplaisent. (Proverbes 20 : 10, 23).

« falsification très vile et [une] tromperie frauduleuse 115 ». L'évêque n'admit aucune exception dans sa condamnation des faux certificats monétaires. Il était même défendu au gouvernement, quelle qu'en soit la raison, de falsifier les certificats monétaires et d'augmenter ainsi artificiellement le stock de monnaie. Il soutint que toute altération de monnaie effectuée sous la responsabilité du gouvernement était en elle-même injuste, et que le gouvernement réalisait nécessairement de la sorte un gain aux dépens de la communauté 116. Le gouvernement se transformait alors en tyran : [...] si le prince usurpe injustement cette chose déjà injuste en elle-même, il est impossible qu'il en tire un juste gain. D'autre part, tout ce que le prince en retire de gain, c'est nécessairement aux dépens de la communauté. Or, tout ce qu'un prince fait aux dépens de la communauté est une injustice et le fait, non d'un roi, mais d'un tyran, comme dit Aristote. Et s'il disait, selon le mensonge habituel des tyrans, qu'il convertit ce profit en bien public, on ne doit pas le croire parce que, par un raisonnement de la sorte, il pourrait m'enlever ma chemise et dire qu'il en a besoin pour le bien-être commun. De plus, selon l'apôtre, il ne faut pas faire « de mauvaises choses pour que de bonnes arrivent ». [Epître de saint Paul aux Romains, III, 8.] On ne doit donc rien extorquer ignominieusement pour feindre ensuite de le dépenser à des usages pieux 117. Oresme souligne ici un fait fondamental. Comme nous l'avons indiqué plus haut, la monnaie supplémentaire avantage les premiers propriétaires aux dépens de tous les autres propriétaires de monnaie. Certes, il reste vrai que la monnaie résulte de la production naturelle ou qu'elle résulte de l'inflation. Mais l'inflation n'est pas qu'une simple augmentation du stock de monnaie. Ce qui est crucial, c'est que l'inflation accroît le stock de monnaie au moyen d'une violation des droits de propriété. Les gains engendrés par l'inflation ne sont pas de simples gains ordinaires : ce sont des gains illégitimes. Ses avantages supposés ne diffèrent 115

Nicolas Oresme, « Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money », in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), chap. 12, p. 19. Voir également chaps. 5 et 11. 116

Comme nous l'avons vu, Ptolémée de Lucca avait avancé l'argument beaucoup plus faible selon lequel les altérations du monnayage, en changeant l'étalon de mesure, étaient nuisibles à la communauté. (On the Government of Rulers [Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1997], p. 134). Ce mal correspond au dommage créé lorsqu'on se mêle de modifier les mesures de longueur, de température, etc... Oresme aperçut que ce qui était en jeu ici présentait une importance bien plus grande. L'altération du monnayage entraînait un transfert matériel de monnaie de la communauté vers le gouvernement. 117

Oresme, « Treatise », chap. 15, p. 24. Le texte réfère à la Politique d'Aristote, V, x, 10 (1310b40) et à l'Éthique à Nicomaque, ix (1160b2), ainsi qu'à la Lettre aux Romains de Saint Paul 3 :8. Oresme souligne ce point à de nombreuses reprises, insistant sur le fait que la fonction de l'inflation consiste à enrichir le gouvernement aux dépens des autres gens (voir par exemple au chap. 12). Oresme avance que l'altération ne peut être licite que lorsque les deux conditions suivantes sont réunies simultanément : (1) il faudrait qu'il s'agisse d'une situation d'extrême urgence, et (2) que la communauté dans sa totalité, et non uniquement le gouvernement, donne son accord (chap. 22). Le gouvernement doit tirer ses revenus réguliers d'une autre source (chap. 24). De manière très similaire, Ludwig von Mises soutint que l'inflation, par sa nature même, contredit le principe de la souverainté populaire. La seule façon pour le peuple de limiter les abus du gouvernement consiste à contrôler ses ressources. Si le gouvernement a besoin de davantage de monnaie, il doit, par conséquent, obtenir des citoyens qu'ils consentent à payer des impôts plus élevés. Augmenter artificiellement le stock de monnaie offre au gouvernement accès à plus de ressources que ne sont prêts à lui en donner les citoyens. Voir Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), pp. 466-69.

pas vraiment des avantages que procurent le vol et la fraude 118. Oresme a également soutenu que la contrefaçon constituait une faute morale bien plus sérieuse que les péchés qui sont le plus fréquemment associés à l'utilisation de la monnaie, à savoir, le change des monnaies et l'usure. Si l'on peut tolérer le change monétaire et l'usure dans certaines circonstances particulières, la contrefaçon est, elle, intrinsèquement injuste et ne doit, par conséquent, jamais être admise. Cette dernière stimule en réalité le change monétaire et encourage les individus prompts à tirer avantage de la confusion générale créée par le faux-monnayeur initial en pratiquant à leur tour la contrefaçon 119.

118

Il semble donc qu'il existe de bonnes raisons de soutenir que l'inflation, en l'absence de toute circonstance atténuante, est une action, intrinsèquement, mauvaise (intrinsece malum) au sens de la doctrine morale catholique. Voir sur ce point Jean-Paul II, Veritatis splendor, §80. 119

Voir Oresme, « Traité », chaps. 18-21, passim. Saint Thomas regardait comme allant de soi le fait que les faux-monnayeurs méritaient la mort ; voir Summa Theologica, II-II, Q. 11, Art. 3.

7. L'État entre en scène : l'inflation forcée au moyen des privilèges légaux

1. Des banques perfides Il est bien connu que pour bien comprendre l'histoire des institutions il faut prendre en compte les contraintes économiques et les incitations des différents protagonistes. Cela est particulièrement vrai dans le cas des institutions monétaires. L'émergence de nos institutions actuelles dans ce domaine – les banques centrales, le papier-monnaie, et ainsi de suite – doit être replacée dans le cadre des finances publiques. En tous temps et en tous lieux, c'est le gouvernement qui a été le principal bénéficiaire de l'inflation. Par conséquent, au lieu de protéger la société de l'inflation, tous ont tôt ou tard cédé à la tentation de mettre l'inflation au service de leurs propres objectifs. Ils cessèrent, tout d'abord, de la combattre avant, ensuite, de faciliter l'inflation, de l'encourager et finalement de la promouvoir de toutes leurs forces. Ils ont entravé puis supprimé le marché libre de la production de monnaie, tout en mettant en place des institutions qui étaient destinées à entretenir une inflation perpétuelle et qui étaient remodelées en permanence afin d'augmenter leur potentiel inflationniste 120. Dans tous les cas de ce genre où le gouvernement a créé de l'inflation ou augmenté cette inflation au-delà du niveau qu'elle aurait atteint autrement, nous sommes en présence d'inflation forcée. Les gouvernements augmentent artificiellement le stock de monnaie parce qu'ils tirent des revenus de l'inflation. Comme nous l'avons indiqué, toute monnaie supplémentaire avantage les premiers propriétaires aux dépens de toutes les autres propriétaires de monnaie. Par conséquent, le gouvernement ou ses agents, en se lançant dans l'augmentation du stock de monnaie, s'apprêtent alors à en tirer profit, et ce, au dépens des autres citoyens. Au quatorzième siècle, Nicolas Oresme soutint que c'était là l'origine des interventions monétaires fréquentes des princes : Il me semble que la cause première et dernière pour laquelle le prince veut s'emparer du pouvoir de muer les monnaies, c'est le gain ou profit qu'il peut en avoir, car autrement, c'est sans raison qu'il ferait des mutations si nombreuses et si considérables. [...] D'autre part, tout ce que le prince en retire de gain, c'est nécessairement aux dépens de la communauté 121.

120

Voir George Selgin et Lawrence White, « A Fiscal Theory of Government's Role in Money », Economic Inquiry 37 (1999). La banque à réserves fractionnaires constitue la seule exception faite par Selgin et White, dans la mesure où cette institution constitue à leurs yeux un produit du marché. Voir de même idem, « How Would the Invisible Hand Handle Money ? » Journal of Economic Literature 32, n°4 (1994). Cette dernière opinion repose non seulement sur des fondements théoriques fragiles, mais entre en contradiction directe avec la totalité des données historiques recueillies sur les banques à réserves fractionnaires qui montrent que c'est tantôt l'intervention des différents gouvernements qui a promu directement ces banques, tantôt les banques et d'autres institutions monétaires jouissant d'une protection légale particulière et financées par les impôts qui ont effectué indirectement cette promotion. Voir l'analyse détaillée qu'en donne Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), chap. 8, sect. 4, pp. 675-714. 121

Oresme, « Treatise », Nicolas Oresme, « Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money », in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), chap. 15, p. 24. Voir également Juan de Mariana, (1609) « A Treatise on the Alteration of Money », Markets and Morality, vol. 5, n°2 (2002), chap. 13. Est-il nécessaire de souligner que profiter des pertes de la communauté implique nécessairement une violation flagrante de la justice distributive qui est fondée sur le caractère sacré de la propriété privée ? Voir sur ce point Léon XIII, Rerum Novarum, §33, 46.

Les temps ont changé et, avec eux, les techniques de l'inflation. Mais les gouvernements interviennent toujours dans la production de monnaie et des certificats monétaires afin d'obtenir des revenus supplémentaires. La différence entre notre époque et celle d'Oresme c'est que les autorités scientifiques contemporaines ont absous les gouvernements actuels. De nombreux princes rougirent lorsqu'ils furent pris en train d'altérer la devise de leur pays : les présidents modernes, les premiers ministres, et les chanceliers justifient – le visage impassible - l'inflation au nom d'un prétendu besoin de stabiliser le niveau des prix et de financer la croissance. C'est là ce que disent tous les experts reconnus 122. Et c'est faire preuve d'un manque de courtoisie que de faire remarquer que la « reconnaissance » en question d'un expert signifie simplement qu'il figure sur la fiche de salaire du gouvernement. Dans une société hypothétique où le gouvernement n'interférerait en rien avec la production de monnaie, l'inflation pourrait certainement exister. Mais, et c'est le point crucial, dans un cas de ce genre il n'existe aucune institution légitime créant de l'inflation. Comme toute activité criminelle, l'inflation ne supporte pas la lumière du jour et doit rester cantonnée aux marges de la société. Aussi longtemps que les citoyens sont libres de produire et d'utiliser la meilleure monnaie disponible, une monnaie non altérée prévaut par conséquent, tandis que la monnaie altérée et les réserves fractionnaires mènent une existence marginale. L'inflation peut alors, de temps à autre, nuire aux individus, mais elle ne peut ni se propager ni s'éterniser. Seul le gouvernement a le pouvoir de propager à grande échelle l'inflation, et d'en faire un phénomène permanent, car seul le gouvernement a le pouvoir d'empêcher systématiquement les citoyens d'adopter spontanément les meilleures monnaies et les meilleurs certificats monétaires possibles. Malheureusement, comme nous allons le voir, c'est exactement ce que les différents gouvernements ont fait dans le passé. Cela a provoqué d'immenses dégâts, non seulement en termes de richesse matérielle, mais également en termes de développement moral et spirituel du monde occidental. Nous voudrions donc analyser de façon assez détaillée l'inflation qui naît du décret du gouvernement. Il convient de remarquer dès à présent qu'on peut appeler, de façon tout à fait appropriée et comme l'avait remarqué Dempsey, « usure institutionnelle » le gain que le gouvernement et ses alliés peuvent tirer de l'inflation forcée.

2. La monnaie et les certificats monétaires aux cours forcés D'après une opinion très largement répandue, le gouvernement a le pouvoir d'imposer la monnaie à ces citoyens. On reconnaît ici les prémisses de ce qu'on appelle la théorie étatique de la monnaie, théorie que nous avons critiquée plus haut, et selon laquelle la monnaie est, par nature, une monnaie à cours forcé – une création de l'État. Comme nous l'avons montré, la théorie étatique de la monnaie est intenable, et ce, à la fois pour des raisons théoriques et au 122

Les manuels et les articles d'inspiration non-autrichienne contemporains soutiennent que la politique monétaire (selon notre définition : l'inflation) est avantageuse ou du moins peut s'avérer avantageuse si elle est correctement conduite. Les arguments mis en avant dans ces travaux sont dans la plupart des cas des variantes des différentes des théories que nous avons analysées au chapitre 4. Voir, par exemple, Frederic S. Mishkin, The Economics of Money, Banking, and Financial Markets, 7ème éd. (New York : Addison Wesley, 2003) ; Manfred Borchert, Geld und Kredit (Munich : Oldenbourg, 2001) ; Christian Ottavj, Monnaie et financement de l'économie, 2ème éd. (Paris : Hachette, 1999). Concernant les critiques autrichiennes de l'idée selon laquelle l'inflation peut être bénéfique, voir les travaux de Mises, Rothbard, Sennholz, Reisman, Salin, et Huerta de Soto que nous avons cités dans l'introduction.

vu de l'expérience historique. Mais la portée de la monnaie à cours forcé a également reçu une explication plus réaliste. Ces partisans ne prétendent pas que toute monnaie quelle qu'elle soit a besoin du soutien de l'État. Ils se contentent d'affirmer que, dans certains cas, l'appareil étatique de la force et de la contrainte peut instaurer la monnaie. En d'autres termes, les partisans de cette théorie ne contestent pas ici le fait que la libre entreprise puisse produire des monnaies naturelles. Il s'agit pour eux simplement de dire que les gouvernements peuvent eux aussi produire la monnaie, non pas en se faisant eux-mêmes entrepreneurs, mais en forçant les citoyens à utiliser la monnaie choisie par le gouvernement quelle qu'elle soit. À condition de ne pas tomber dans la caricature concernant ce que le gouvernement peut réellement « forcer » et « imposer », cette théorie est exacte. Le gouvernement ne peut pas, par exemple, amener ses citoyens à abandonner leurs monnaies traditionnelles pour désormais leur substituer des fauteuils ou des pierres pesant chacune trois tonnes. Il ne peut pas non plus amener ses citoyens à utiliser un papier-monnaie qui perd 90 pour cent de sa valeur toutes les heures. Une telle politique, même si elle était poursuivie avec la plus extrême détermination, ne parviendrait pas à établir la monnaie souhaitée par le gouvernement, mais ne ferait qu'aboutir à la destruction du réseau entier des échanges indirects. Plutôt que de devoir utiliser une monnaie inadaptée, les citoyens préféreraient cesser complètement d'échanger entre eux. Une telle politique entraînerait la misère et la mort de millions de personnes, ainsi que le chaos et le renversement du gouvernement. De même, le gouvernement ne peut pas se contenter d'imprimer des billets de papier et d'ordonner à ses citoyens de s'en servir. Comme nous l'avons vu, une nouvelle forme de monnaie ne peut être introduite sur le marché qu'à la condition qu'elle possède une valeur connue donnée et qui soit antérieure à son usage comme monnaie. Le gouvernement doit par conséquent établir une forme de connexion entre son papier-monnaie et le système des prix en vigueur. Jusqu'à présent, les gouvernements ont procédé de deux façons différentes. La première façon de faire consiste pour le gouvernement à émettre des billets de papier portant le même nom que les unités des monnaies déjà existantes, et à contraindre, au moyen de lois imposant un cours légal, tous les citoyens à accepter ces billets comme s'il s'agissait d'une monnaie naturelle. C'est ainsi que le gouvernement d'Union américaine a introduit les « greenbacks » en 1862 123. La deuxième manière de procéder consiste pour le gouvernement à attribuer des privilèges légaux à certaines des monnaies ou à certains des certificats monétaires déjà existants, et à les transformer par là en monnaies et en certificats aux cours forcés.

3. Inflation et déflation forcées Les monnaies et les certificats auxquels un privilège a été accordé jouissent d'une circulation plus large que celle qui aurait été la leur sur le marché libre. Ils sont par conséquent inflationnistes par nature. Il faut cependant remarquer que toute inflation instaurée 123

Au départ, il n'était pas question de rembourser les greenbacks en or ou en argent, et ces derniers constituaient donc au tout début un papier-monnaie. Plus tard, les greenbacks devinrent du crédit-monnaie lorsque le gouvernement annonça son intention de les rembourser dans un futur proche. Lorsque le remboursement débuta en 1879 les greenbacks devinrent des certificats monétaires gagés sur des réserves fractionnaires.

par le gouvernement ne constitue pas pour autant une inflation forcée. Lorsque les gouvernements contrefont en secret les certificats monétaires, comme ils l'ont souvent fait au Moyen Âge, ils ne créent aucune inflation forcée. Ils sont plutôt dans ce cas des fauxmonnayeurs « privés » au même titre que tout autre faux-monnayeur en dehors du gouvernement. Le trait caractéristique de l'inflation forcée c'est qu'elle est pratiquée ouvertement et sous couvert de la loi. Comme nous le verrons, cependant, l'approbation officielle n'annule en rien les effets pernicieux de l'inflation ; et elle est loin de lui ôter son caractère offensant du point de vue éthique. Le revers de la médaille liée à l'augmentation de la circulation des pièces et des billets de banque dotés d'un privilège c'est une diminution de la circulation des moyens d'échange alternatifs. La signification même d'un privilège monétaire c'est qu'il instaure un handicap concurrentiel pour les monnaies et les certificats monétaires qui auraient été utilisés si le privilège en question n'avait pas été accordé. Ainsi l'inflation forcée des pièces et des billets de banque jouissant d'un privilège va toujours et partout de pair avec une déflation forcée des autres monnaies et des autres certificats monétaires. Les privilèges légaux auxquels les gouvernements ont recours afin de créer de la monnaie et des certificats monétaires aux cours forcés se rangent en quatre grandes catégories : la contrefaçon légale, les monopoles légaux, les lois instaurant le cours légal, et les suspensions légales de paiements. D'ordinaire, ces privilèges ne sont pas attribués séparément les uns des autres, mais trouvent, d'une manière ou d'une autre, à se combiner : ainsi, par exemple, par exemple, les billets émis, à la fin du dix-neuvième siècle, par la Banque d'Angleterre avaient cours légal et jouissaient d'un monopole. Il n'en reste pas moins vrai, d'un point de vue théorique, que ces quatre privilèges peuvent être attribués indépendamment les uns des autres. Par souci de clarté et de rigueur analytique, nous allons par conséquent faire les deux : étudier l'impact indépendant de chacun d'entre eux, et analyser la façon dont ils se combinent les uns avec les autres. C'est l'objet des quatre prochains chapitres. Nous allons ensuite conclure notre analyse de l'inflation par un chapitre sur le papier-monnaie dont l'apparition a été la conséquence directe de l'instauration de ces quatre privilèges, et un autre chapitre sur les conséquences culturelles et spirituelles de l'inflation forcée.

8. La contrefaçon légale

1. La légalisation des réserves fractionnaires et de l'altération des pièces Plus haut, nous avons analysé la façon dont la falsification « privée » des certificats monétaires pouvait créer, indépendamment du gouvernement, de l'inflation. Une telle inflation, même si elle est largement répandue, apparaît, du point de vue quantitatif, négligeable lorsqu'on la compare à l'inflation forcée. En effet, comme nous l'avons montré cidessus, des forces puissantes s'exercent pour contenir la falsification privée à l'intérieur de limites passablement étroites. Premièrement, falsifier des certificats monétaires constitue un délit civil, et la contrefaçon (la falsification délibérée) est une activité criminelle punie par la loi. Deuxièmement, une fois qu'une falsification a été découverte, les participants du marché vont vraisemblablement cesser d'utiliser les faux certificats et se mettre à utiliser d'autres certificats monétaires. Dans le pire des cas, troisièmement, les participants du marché peuvent demander des paiements sous la forme de billon et vérifier le contenu de métal fin par euxmêmes. La légalisation des faux certificats élimine la première de ces trois limitations. « Légalisation » peut signifier que le gouvernement attribue aux pièces altérées – ou aux billets de banque émis par des banques à réserves fractionnaires – le statut de moyen de paiement que chaque créancier est légalement obligé d'accepter à égalité avec les autres moyens de paiement. Nous allons traiter ce cas de figure de façon assez détaillée. Mais la légalisation des faux certificats peut également survenir sous une forme plus élémentaire, à savoir, lorsque le gouvernement décide de devenir agnostique en ce qui concerne la langue du pays et refuse ainsi de faire appliquer la loi. Il peut ainsi, par exemple, adopter le point de vue selon lequel l'expression « une once d'or » n'est rien d'autre qu'une suite de lettres à laquelle on peut donner n'importe quelle signification contractuelle contraignante. Un atelier monétaire pourrait alors, par conséquent, émettre légalement des pièces qui comportent l'empreinte « une once d'or », mais qui ne contiennent en fait que la moitié d'une once, ou pas d'or du tout. Le gouvernement peut également adopter un tel point de vue agnostique vis-à-vis des billets de banque ; ou du moins il peut recourir à des inscriptions ambiguës comme la célèbre « promesse de payer 124 ». Toutes les politiques de ce type légalisent les faux certificats monétaires, sinon à dessein, du moins en fait. Ce chapitre est consacré à l'analyse de ces cas. Tout d'abord, il convient d'observer que l'agnosticisme du gouvernement sur ces questions s'est avéré, dans tous les cas connus, être au service des intérêts bien compris du gouvernement. La légalisation des faux certificats était d'ordinaire décrétée après que le gouvernement ait lui-même déjà altéré la devise, ou parce qu'il prévoyait de l'altérer, ou parce qu'il cherchait à obtenir un crédit de la part des banques à réserves fractionnaires. Le résultat est toujours le même : la contrefaçon n'est dès lors plus réprimée et les incitations matérielles 124

Il n'existe bien sûr pas de « faux certificats » ou de « certificats ambigus » une fois que l'on a accepté la prémisse selon laquelle les mots sont dépourvus de signification objective. Par souci pour nos lecteurs, qui ont discerné à la lecture des pages qui précèdent une signification là où d'autres n'ont peut-être vu qu'une suite de lettres, ou des points noirs sur du papier blanc, nous continuerons de parler de faux certificats et de significations ambiguës.

à se lancer dans la contrefaçon entraînent un potentiel inflationniste plus grand encore. Cependant, comme nous l'avons remarqué plus haut, de telles politiques, sur un marché par ailleurs libre, la liberté d'action résiduelle dont jouissent les individus permet, d'une façon ou d'une autre, de corriger très rapidement les effets de telles politiques. Les citoyens, rendus prudents par ces falsifications de plus en plus répandues et fatigués de l'inflation constante engendrée par ces lois, se mettraient à utiliser des certificats monétaires produits à l'étranger. Au lieu d'utiliser, disons, les « coronas » produites par leur propre prince, ils se mettront peutêtre à utiliser les « ducats » des pays voisins où la falsification des certificats reste punie par la loi. En somme, les lois qui légalisent la fausse monnaie créent davantage d'inflation que ce n'aurait aurait été autrement le cas, mais en soi elles n'ouvrent pas la boîte de Pandore. Aussi nuisible et moralement condamnable que soit une telle législation, elle ne peut pas créer une inflation forcée à grande échelle. Au contraire, nous devrions bien plutôt nous attendre à ce qu'une telle législation entraîne un effet déflationniste. En effet, la production de pièces altérées, même si elle est désormais légale, prend du temps. Il est impossible pour le gouvernement (comme, d'ailleurs, pour toute autre agence privée) de remplacer le stock complet existant de pièces d'un seul coup. L'introduction progressive de nouvelles pièces altérées rend, par conséquent, le stock de ces pièces hétérogène. Les vieilles pièces circulent côte à côte avec les nouvelles pièces altérées. Aussitôt que les participants du marché prendront conscience de ce qui se passe, ils passeront beaucoup plus de temps à distinguer entre les vieilles et les nouvelles pièces ; ou ils se mettront peut-être à thésauriser les vieilles pièces, ou encore à les vendre à l'étranger en réservant les nouvelles pièces pour réaliser leurs différents paiements. Mais cela implique une réduction plus ou moins drastique du stock de pièces disponible pour les échanges – une déflation forcée. De nouveau, cet effet sera vraisemblablement atténué par la liberté d'action résiduelle dont jouissent les individus. Aussi longtemps que la production concurrentielle des certificats monétaires s'avère encore possible, la déflation forcée peut être contenue dans des limites passablement étroites. Une chose est sûre, cependant : la légalisation des faux certificats augmente de façon permanente le risque d'être escroqué dans les échanges monétaires. Nicolas Oresme écrivit : « Et, ainsi, il n'y a aucune certitude pour la chose qui doit être la plus certaine, mais plutôt la confusion de l'incertitude et de la désorganisation qui attire le blâme sur le souverain 125. » Substituez au mot prince, le mot gouvernement, et vous obtenez une description précise des faits dont il s'agit 126. Oresme remarqua également que l'altération officielle des pièces constituerait une invitation lancée aux faux monnayeurs étrangers de saisir l'occasion présentée par la confusion générale concernant les pièces altérées « et [d'attirer] ainsi à eux le gain que le roi, lui, croit avoir 127. »

125

Nicolas Oresme, « Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money » in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), p. 31. 126

Buridan soutint que le mot « prince » doit être compris dans un tel contexte, non pas au sens d'un seul souverain, mais comme faisant référence à tous ceux qui ont le pouvoir de gouverner. Voir Jean Buridan, « Extrait des 'Questions sur la Politique d'Aristote' », livre 1, question 11 in Claude Dupuy, éd., Traité des monnaies et autres écrits monétaires du XIVe siècle (Lyon : La manufacture, 1989), p. 138. 127

Oresme, « Treatise », p. 32.

2. L'éthique de la contrefaçon légale Nous avons souligné le fait que la légalisation des faux certificats monétaires, quoi que nuisible, n'avait pratiquement aucune importance d'un point de vue quantitatif, du moins en comparaison de l'impact inflationniste des monopoles légaux et des lois instaurant le cours légal. Néanmoins un tel privilège est fondamental car il constitue la fondation de tous les autres privilèges monétaires. Il semble, par exemple, impossible d'établir des lois instaurant le cours légal en faveur de pièces altérées, ou de billets de banques à réserves fractionnaires, si ces dernières sont en soi illégales. La défense morale de tous les autres privilèges monétaires dépend, par conséquent, de la moralité des falsifications légales. Nicolas Oresme décrit le caractère moral de cette pratique en des termes parfaitement clairs. C'était à ses yeux une évidence que les empreintes d'une pièce doivent être fiables (selon le Neuvième commandement). Fournir une justification de la pratique de la falsification des certificats monétaires s'avérait impossible. Le gouvernement ne pouvait prétendre à faire figure d'exception. Bien au contraire, Oresme pensait que la falsification des certificats monétaires dans ces conditions constituait une faute particulièrement grave. Il écrivit à ce sujet : [...] il est vraiment exécrable et infâme au plus haut point de la part d'un prince de commettre une fraude, de falsifier la monnaie, d'appeler or ce qui n'est pas de l'or, et livre ce qui n'est pas une livre, et autres actes de cette sorte [...]. En outre, il lui incombe de condamner les faux-monnayeurs. Comment donc peut-il rougir assez si l'on trouve chez lui ce qu'il devrait chez autrui punir de la mort la plus infâme 128 ? En tant que confesseur des puissants de ce monde, Oresme était parfaitement au fait de la force de cette tentation qu'était l'inflation. Il ne limita par conséquent pas son admonition au cas de la falsification, mais condamna toute altération des monnaies existantes quelle qu'elle soit. Plus précisément, Oresme ordonna que le gouvernement ne devait jamais altérer la monnaie, parce que la légitimité de l'altération de la monnaie achevait de rendre parfaitement tyrannique un gouvernement. Afin d'être licite, l'altération des pièces nécessitait le consentement de la communauté des utilisateurs de monnaie dans son ensemble, et même dans ce cas, le consentement ne rendait pas automatique la légitimité de cette politique (Oresme avança par exemple que la monnaie ne devait jamais être altérée aux fins d'augmenter les revenus réguliers du gouvernement). C'était à la seule condition que l'altération des pièces constitue le seul moyen de se sortir d'une situation d'urgence, telle que l'attaque soudaine d'un ennemi par un ennemi à la force irrésistible, qu'elle pourrait s'avérer licite, pourvu que cette politique ait obtenu le consentement de la communauté dans son entier. Oresme observa également que le Pape n'accorderait jamais le privilège d'altérer la monnaie ; et que, même si un tel privilège était accordé exceptionnellement, il pourrait toujours être révoqué 129.

128 129

Ibid., p. 30.

Voir ibid., chaps. 14, 15, et 24. Sur les positions essentiellement similaires défendues par les auteurs scolastiques tardifs Tomás de Mercado et Juan de Mariana, voir Alejandro Chafuen, A., Faith and Liberty : The Economic Thought of the Late Scholastics, 2ème éd. (New York : Lexington Books, 2003), pp. 65-68.

9. Les monopoles légaux

1. Monopoles économiques et monopoles légaux Avant d'analyser l'impact des monopoles sur la production des services monétaires, il convient de souligner le fait que notre argument concerne uniquement les monopoles légaux et non les monopoles économiques – les situations de marché dans lesquelles les produits et les services n'ont qu'un seul fournisseur. De tels monopoles économiques sont assez courants sur le marché libre, et ils sont en soi parfaitement inoffensifs. Typiquement, l'entreprise qui détient un monopole économique présente une taille suffisante pour servir le marché dans sa totalité et peut offrir de meilleures conditions que tout autre concurrent. Mais ce n'est pas écrit dans la pierre. Le trait caractéristique des monopoles économiques c'est qu'on peut contester leur suprématie. Tout le monde est libre d'approvisionner le même marché et ainsi de « mettre à l'épreuve » l'entreprise actuelle détenant ce monopole et de vérifier si elle est si efficace qu'aucune autre entreprise ne peut venir la concurrencer. En revanche, les monopoles légaux interdisent de telles mises à l'épreuve parce que les tribunaux et la police répriment toute violation de la loi 130. Dans les affaires monétaires, on peut parler de monopole légal chaque fois que seuls certains produits monétaires (voire éventuellement juste un seul produit) peuvent être produits, mais non tout autre produit similaire. Par exemple, le monopole légal peut disposer que seul l'argent peut être utilisé comme monnaie, ou que seule la banque X peut offrir des comptes chèques, ou que seuls les billets de la banque Y ou les pièces de l'atelier monétaire Z peuvent être utilisés en paiements. Les monopoles légaux – que nous appellerons par souci de concision « monopoles » entraînent l'inflation par le fait même qu'ils protègent les produits privilégiés de toute concurrence. Le monopole rend les produits privilégiés relativement moins coûteux à acquérir (en comparaison des produits concurrents) qu'ils ne l'auraient été autrement. Les participants du marché tendent, par conséquent, à en utiliser davantage qu'ils ne l'auraient fait, et, par conséquent, ils tendent également à en produire davantage qu'ils ne l'auraient fait sur un marché libre. Cette inflation favorise les producteurs et les premiers bénéficiaires des unités supplémentaires du produit faisant l'objet du monopole, et au détriment des producteurs et des utilisateurs de produits alternatifs, qui auraient été fabriqués et utilisés en l'absence de ces privilèges légaux. Nous rencontrons ainsi de nouveau le phénomène de l'inflation forcée (des monnaies ou des certificats monétaires privilégiés) allant de pair avec une déflation forcée des autres produits monétaires. Les monopoles monétaires sont particulièrement nuisibles une fois combinés avec des lois instaurant le cours légal. Mais même en l'absence de telles combinaisons, le monopole présente certains effets funestes qui sont pertinents pour l'analyse que nous faisons ici de la monnaie et du système bancaire du point de vue moral. Nous allons tout d'abord traiter du monopole du billon pour traiter ensuite du monopole des certificats.

130

Voir en particulier Murray Rothbard, Man, Economy, and State, 3ème éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1993), chap. 10. Voir également Pascal Salin, La concurrence (Paris : Presses Universitaires de France, 1991).

2. Le monopole du billon Le gouvernement peut décréter que seul un type de métal précieux peut être utilisé dans les échanges monétaires et punir l'usage de tout autre métal. Ou le gouvernement peut tout simplement devenir le propriétaire du monopole de tous les ateliers monétaires, et décider alors de ne frapper les pièces qu'à partir d'un seul métal 131. De tels monopoles ont, par exemple, été créés en Allemagne et en France après la guerre de 1870-71, lorsque les deux pays adoptèrent un étalon-or et empêchèrent le monnayage des pièces d'argent (à l'exception de leur usage comme monnaie fiduciaire pour l'or). Il est vrai que le monopole du billon dans les deux cas alla de pair avec un monopole des pièces. Il n'en demeure pas moins qu'un pur monopole du billon reste concevable. Il créé une demande plus importante pour le métal qui jouit d'un privilège et écrase la demande pour tous les autres métaux. On retrouve ici de nouveau le double phénomène familier de l'inflation et de la déflation forcées. Historiquement, l'établissement du monopole du billon a constitué un pas important vers la consolidation et la centralisation des systèmes monétaires nationaux sous le contrôle du gouvernement. Décréter l'argent illégal a ouvert la voie à l'inflation des certificats des réserves fractionnaires couverts par l'or. La raison en est double. D'un côté, les certificats gagés sur des réserves fractionnaires peuvent être l'instrument d'un ajustement à court terme de la déflation forcée de l'argent. Avec la disparition progressive de la circulation de l'argent, les participants du marché se tournent vers les solutions alternatives existantes comme l'or. Parce que le stock d'or ne peut pas être aisément augmenté, l'augmentation de la demande entraînerait une chute des prix exprimés en or, en d'autres termes, une augmentation du pouvoir d'achat de l'or. Mais cela représente un problème pour les créanciers dont les activités reposent sur les dettes et qui n'ont pas été suffisamment perspicaces pour anticiper la chute des prix. Ces gens se tournent par conséquent vers les substituts de l'or qui peuvent être facilement multipliés, comme les billets émis par les banques à réserves fractionnaires. D'un autre côté, et indépendamment de ce problème à court terme, l'argent n'est désormais plus disponible pour faire concurrence à l'or et les utilisateurs de monnaie disposent par conséquent de moins de possibilités pour se protéger contre l'inflation des substituts monétaires couverts par l'or. De plus, il est impossible, pour des raisons techniques, de remplacer les pièces d'argent avec des pièces d'or présentant le même pouvoir d'achat parce qu'en général ces dernières seraient si petites que vouloir les utiliser serait impraticable. Le quart de guinée britannique qui fut frappé dans les années 1718 et 1762 et dont les services monétaires ne rencontrèrent aucun écho dans la population, fournit une bonne illustration de ce cas de figure. Dans de telles circonstances, la devise argent n'est par conséquent pas remplacée par une devise or, mais par une devise de substituts à l'or. Ces substituts peuvent initialement être parfaitement couverts par l'or. Cependant, comme nous l'avons déjà montré, il est bien plus facile de transformer des substituts monétaires complètement couverts en substituts gagés sur des réserves fractionnaires que d'altérer des pièces. Les portes sont alors 131

Les lois instaurant le cours légal peuvent entraîner le même effet, lorsqu'elles s'appliquent seulement à un seul métal. Nous traiterons ce cas de figure dans le chapitre suivant.

désormais grandes ouvertes à l'inflation.

3. Le monopole des certificats Pratiquement toutes les pièces qui ont circulé ont jouit d'un monopole et avaient cours légal. Et même dans les rares endroits et au cours des rares époques où le monnayage privé exista, la définition de la taille qu'il convenait de donner aux pièces était décidée par le gouvernement. La naissance des États-Unis en fournit une illustration. À cette époque, le monnayage était assuré pour la majeure partie par le secteur privé, mais la Constitution des États-Unis n'a pas pour autant renoncé à réserver le privilège de définir les poids et les mesures au Congrès. Elle autorisait le Congrès à envoyer la police contre tous ceux qui produisaient ou utilisaient des pièces autres que les pièces officielles. Il n'y avait, ainsi, aucun libre choix dans la production et l'usage de pièces alternatives. Certaines pièces jouissaient d'un monopole légal – les pièces faisant l'objet du monopole. Notons que le monopole du monnayage n'entraîne pas en soi d'inflation ayant une quelconque importance quantitative significative. Cela est très certainement vrai dans le cas des pièces non altérées. Mais même dans le cas des pièces altérées, il est probable que l'inflation soit très limitée. En effet, les privilèges du monopole se contentent « simplement » de proscrire les monnaies ou les certificats monétaires alternatifs. Ces privilèges raccourcissent le menu à partir duquel les utilisateurs peuvent choisir, mais ils ne les empêchent pas d'évaluer les monnaies faisant l'objet du monopole comme bon leur semble. Dans le cas des pièces altérées, cela signifie que les lois instaurant le monopole laissent aux gens la liberté de distinguer entre les anciennes pièces (qui contiennent davantage de métal fin) et les nouvelles pièces altérées. Il peut alors y avoir deux systèmes des prix ou, si distinguer entre les anciennes pièces et les pièces neuves s'avère trop lourd dans les échanges commerciaux quotidiens, les participants du marché peuvent tout aussi bien décider de fondre les anciennes pièces ou de les vendre à l'étranger. Cela n'entraîne, par conséquent, pas le moindre effet inflationniste (tout au plus, un léger effet déflationniste est plus probable). Du point de vue du faux-monnayeur - le gouvernement – l'exercice dans sa totalité s'avère par conséquent plus ou moins inutile. Le gouvernement peut, pendant un certain temps, réussir à tromper ses clients en leur faisant croire qu'aucune altération n'a lieu. Mais cette supercherie ne peut pas perdurer très longtemps. Dès que les participants du marché vont prendre conscience de ce qui est en train de se produire, ils vont acheter et vendre les nouvelles pièces à des prix nominaux différents, de façon à laisser les véritables rapports d'échange (en poids de métaux précieux) inchangés. Le faux-monnayeur ne peut donc ainsi obtenir aucun revenu supplémentaire. C'est bien entendu la raison pour laquelle l'altération n'a jamais été orchestrée sous la simple protection des privilèges conférant un monopole. En pratique, les pièces altérées du gouvernement ont toujours été protégées par ce privilège supplémentaire que constituent les lois instaurant le cours légal. Les choses sont tout à fait semblables en ce qui concerne les certificats qui ne sont pas incorporés matériellement au métal monétaire (en particulier les billets de banque et les dépôts payables à vue). Ces derniers peuvent également être produits sur un marché libre. Et à la grande différence des pièces, ils ont de fait été produits sous des conditions concurrentielles en différents lieux et à différentes époques de l'histoire. Au dix-neuvième siècle, la plupart des gouvernements occidentaux établirent des monopoles de billets de banque, qui étaient attribués aux banques particulièrement proches du gouvernement. Ces banques fonctionnaient

sur une base fractionnaire et créèrent une inflation de billets de banque très importante. Mais, tout comme dans le cas des pièces altérées, le monopole ne permettait pas, à lui seul, de rendre possible cette inflation. En effet, là encore, le privilège du monopole, ne fait que supprimer les produits concurrents, mais n'interdit pas aux gens d'évaluer les billets de banque du monopole comme bon leur semble. Un monopole de billets de banque n'empêche pas, par conséquent, les participants du marché de rejeter ces billets de banque complètement et de conduire leurs affaires seulement au moyen de pièces (espèces). Ainsi, comme dans le cas des pièces, nous devons conclure que les privilèges de monopole pour les billets de banque sont intrinsèquement nuisibles et engendrent des troubles sociaux, mais que, d'un point de vue quantitatif, leur impact sera probablement plutôt faible.

4. L'éthique du monopole de la monnaie L'analyse précédente a jeté une lumière crue sur les monopoles légaux en matière de production de monnaie. Pourquoi, dès lors, les monopoles ont-ils été si largement répandus et aussi anciens dans ce domaine ? D'après un argument souvent mis en avant, le contrôle du stock de monnaie est l'une des prérogatives du gouvernement laïque 132. Mais cela ne constitue pas, bien entendu, un argument, à moins de regarder l'omnipotence gouvernementale comme l'équivalent du bien-être de la communauté. La question est de savoir pourquoi la certification des poids devrait être confiée au gouvernement, et au gouvernement seul. Dire qu'il est naturel de croire le gouvernement est une réponse plausible. De manière assez succincte, Oresme a défendu la thèse que les princes étaient les chefs naturels de la société. La nature même des choses voulait qu'on confiât la certification des poids de l'or et de l'argent aux hommes qui disposaient d'un pouvoir de vie et de mort et en qui ont avait confiance pour prendre les décisions au nom de tous les autres membres de la société. Si on ne pouvait pas leur confiance, à qui faire confiance alors ? Même si nous admettons, pour les besoins de l'argument, cette déduction, rien ne permet d'affirmer qu'elle peut s'appliquer directement à notre époque. Les princes du Haut Moyen Âge conduisaient personnellement leurs armées au combat. C'était là une bien meilleure raison d'avoir confiance en son prince, lequel sacrifiait constamment son propre sang, plutôt que d'avoir confiance dans les membres des parlements modernes, qui doivent rarement joindre les actes à la parole. Mais même si nous admettons, là encore pour les besoins de l'argument, que la déduction que fait Oresme peut être applicable au contexte moderne, cette déduction n'est pas en ellemême convaincante. La seule conclusion que l'on peut inférer de la prémisse selon laquelle le gouvernement est intrinsèquement fiable, c'est que son travail de certification de la monnaie va tendre à être couronné de succès. Mais il ne s'ensuit pas du tout que seuls les gouvernements doivent être autorisés à s'occuper de ce type d'affaires. Il n'y a donc aucune raison pour laquelle d'autres personnes que le prince ne puissent pas acquérir une bonne réputation égale à, ou même supérieure à la leur. Il est peut-être vrai que dans l'Europe médiévale, les princes étaient les membres de la société en qui l'on avait d'ordinaire le plus 132

Voir l'exposition classique de cet argument dans Jean Bodin, Les six livres de la République (Paris : Jacques du Puys, 1576), livre 1, chap. 11. Voir également Arnold Luschin von Ebengreuth, Allgemeine Münzkunde und Geldgeschichte, réimpression de la 2ème éd. (Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, [1926] 1976, pp. 235-44).

confiance. D'autres personnes peuvent obtenir un tel crédit en d'autres temps et d'autres lieux. Ce qui compte c'est qu'il n'y a aucune raison d'attribuer à de telles personnes un monopole et de les protéger ainsi de la concurrence. Peu de choses sont plus connues dans la théorie économique que les effets funestes du monopole. Le monnayage ne fait pas exception. Aussi longtemps qu'un monnayeur reste fidèle à sa réputation d'honnêteté et de loyauté, lui accorder un monopole n'a tout bonnement aucun sens, puisque les gens vont de toute façon utiliser ses pièces. Mais aussitôt qu'un monnayeur auparavant honnête cède à la tentation et commence à tricher, le monopole qui lui est attribué empêche les autres individus de choisir à la place les services de meilleure qualité offerts par d'autres monnayeurs. Aux yeux d'Oresme, cette forme de tromperie est tout à fait indigne d'une autorité publique : De plus, il est absurde et tout à fait contraire à l'honneur d'un roi d'interdire le cours de la vraie et bonne monnaie du royaume et, poussé par la cupidité, de sommer, que dis-je, de contraindre ses sujets à utiliser de la moins bonne monnaie, comme si l'on voulait dire que ce qui est bon est mauvais, et vice versa, alors qu'il est pourtant dit là-dessus par le Seigneur par la voix du prophète : « Malheur à vous qui dites que le bien est mal et que le mal est bien 133. » [Isaïe, V, 20] Notons que cette considération s'applique non seulement au cas d'un monnayeur jouissant du monopole auparavant honnête et qui est tombé en disgrâce. Cela est vrai du monopole du monnayage lui-même parce qu'il implique nécessairement d’ « ordonner, ou plutôt forcer, les sujets à utiliser une monnaie moins bonne » que celle à laquelle ils auraient eu recours si la concurrence était libre 134.

133

Nicolas Oresme, « Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money », in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), p. 31. 134

Ce que nous observons ici c'est que toute défense du monopole contredit l'un des principes les plus chers de la doctrine sociale de l'Église catholique, à savoir, le principe de la liberté d'association. Il est vrai que les papes du vingtième siècle et que le Second Conseil du Vatican ont défendu ce principe principalement dans le contexte de la légitimité des associations de travailleurs. Mais le principe s'étend bien au-delà de ce seul domaine. Le pape Jean-Paul II a rendu la chose parfaitement claire dans un passage de Centesimus Annus (§7) dans lequel il analyse l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, où le même argument est présenté : En relation étroite avec le droit de propriété, l'encyclique de Léon XIII affirme également d'autres droits, en disant qu'ils sont inhérents à la personne humaine et inaliénables. Au rang de ces droits, le « droit naturel de l'homme » à former des associations privées occupe une place de premier plan par l'ampleur du développement que lui consacre le Pape et l'importance qu'il lui attribue ; il s'agit avant tout du droit à créer des associations professionnelles de chefs d'entreprise et d'ouvriers ou simplement d'ouvriers. On saisit ici le motif pour lequel l'Église défend et approuve la création de ce qu'on appelle couramment des syndicats, non certes par préjugé idéologique ni pour céder à une mentalité de classe, mais parce que s'associer est un droit naturel de l'être humain et, par conséquent, un droit antérieur à sa reconnaissance par la société politique. En effet, « il n'est pas au pouvoir de l'État d'interdire leur existence », car « l'État est fait pour protéger et non pour détruire le droit naturel. En interdisant de telles associations, il s'attaquerait lui-même. »

Le monopole empêche les gens d'utiliser ce qui constitue de plein droit leur propriété et les empêche ainsi d'entrer en concurrence avec les participants du marché bénéficiant d'un privilège. Il s'agit là d'un vol partiel. Si le gouvernement m'autorise à conduire ma voiture tous les jours de la semaine excepté le dimanche (par exemple, parce que le gouvernement luimême souhaite préserver le monopole des services de transport ce jour là), il me prive alors du plein usage de ma propriété. Et je suis également privé d'user pleinement de ma propriété légitime si je ne peux pas l'utiliser afin de produire de la monnaie. Au vu de ces considérations, le fait que la mauvaise réputation des monopoles ne soit en rien le produit des travaux des économistes classiques et de leurs successeurs - lesquels mirent en avant différentes considérations utilitaristes contre les monopoles - ne devrait pas apparaître surprenant 135. Ces auteurs pouvaient en fait s'appuyer sur le rejet éthique traditionnel du monopole. D'un point de vue biblique, les monopoles légaux sont condamnables parce qu'ils violent le Huitième commandement (“Tu ne voleras pas”). L'argument éthique contre les monopoles légaux constitue simplement le développement de cette intuition. Voici la façon dont un historien de la pensée a pu résumer ce que les études publiées vingtième siècle disent des conceptions médiévales : [...] les scolastiques n'étaient pas les adversaires du marché et de son libre fonctionnement. Au contraire, les scolastiques [...] voyaient dans le marché concurrentiel la condition permettant de déterminer le juste prix, critiquèrent sévèrement les cartels et les activités des corporations destinées à restreindre le commerce, et n'avaient aucune intention de stigmatiser les profits acquis de manière légitime 136. Selon un argument plus subtil défendant l'existence d'un monopole gouvernemental en matière de monnaie, le gouvernement a le droit de faire ce qu'il veut de la monnaie du pays car il est propriétaire de tout temps de la totalité du stock de monnaie. Par conséquent, la monnaie que les citoyens conservent dans leurs portefeuilles et dans leurs comptes bancaires n'est pas véritablement leur monnaie. Ils ne sont que les intendants du véritable propriétaire : le gouvernement. La justification courante de cet argument se trouve dans le fameux verset dans Matthieu 22 :21. Dans cet épisode, les pharisiens montrent à Jésus une pièce avec l'image de César et ce dernier leur recommande de « rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Certains partisans du monopole en matière monétaire interprètent ce passage comme une preuve du fait que toutes les pièces appartiennent au

Comme l'avait montré Léon XIII, ce droit est à ce point primordial qu'il ne peut être sujet à caution que dans le seul cas d'associations « de toute évidence mauvaises, illégales, ou dangereuses pour l'État ». (Léon XIII, Rerum Novarum, §52). Mais l'État n'a aucun droit d'interdire ou de dissoudre toute asociation légitime. Empêcher ou dissoudre les associations de personnes qui souhaitent produire et utiliser un type particulier de monnaie ne repose, par conséquent, du moins d'un point de vue catholique, sur aucune base morale. 135

Voir par exemple, Adam Smith, La richesse des nations (New York : Modern Library, [1776] 1994, pp. 680-82, 700, 814 ; Étienne de Condillac, Le commerce et le gouvernement, 2ème éd. (Paris : Letellier, 1975), 2ème partie chap. 7, pp. 273-76. 136

Julius Kirshner, « Raymond de Roover on Scholastic Economic Thought », introduction à R. de Roover, Business, Banking, and Economic Thought in Late Medieval and Early Modern Europe (Chicago : University of Chicago Press, 1974), p. 19. Avant Raymond de Roover, Armando Sapori, Albert Sandoz, Josef Höffner, et Joseph Schumpeter avaient souligné ce point. Pour un exposé récent voir Cardinal Josef Höffner, Christliche Gesellschaftslehre (Kevelaer : Butzon & Bercker, 1997), pp. 246-47.

gouvernement, dans le cas présent à César. Mais cette position est intenable, comme le montre clairement le passage dans lequel se trouve ce verset 137. Voici le passage en question : “[...] Dis-nous donc ce que tu penses de ceci : A-t-on, oui ou non, le droit de payer des impôts à César ? Mais Jésus, connaissant leurs mauvaises intentions, leur répondit : « Hypocrites ! Pourquoi me tendez-vous un piège ? Montrez-moi une pièce qui sert à payer cet impôt. » Ils lui présentèrent une pièce d'argent. Alors il leur demanda : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » « De César. » Jésus leur dit alors : « - Rendez donc à César ce qui revient à César, et à Dieu ce qui revient à Dieu. » (Matthieu 22 :17-21) Ce n'était donc pas n'importe quelle pièce que les pharisiens présentèrent à Jésus, mais une pièce qui était utilisée spécifiquement pour le paiement des impôts exigés pour le compte de l'empire romain. De plus, Jésus ne dit à aucun moment que la pièce elle-même appartenait au gouvernement (César) ; mais uniquement que ces sommes de monnaie qui étaient dues au gouvernement (si tant est qu’elles lui étaient dues) devaient lui être payées. Oresme rejette lui aussi explicitement l'opinion selon laquelle les gouvernements sont d'une certaine manière les propriétaires de la totalité du stock de monnaie. Il insista grandement sur ce point : Si l'on me dit que ce n'est pas la même chose que pour le blé parce qu'il y a des choses qui regardent spécialement le prince, sur lesquelles il peut établir un prix comme il lui plaît, comme certains le disent à propos du sel et, à plus forte raison, à propos de la monnaie, je répondrais que ce monopole ou gabelle du sel, ou de n'importe quelle chose nécessaire à la communauté, est injuste, et que s'il y avait des princes qui établissaient des lois leur concédant ceci, ils seraient de ceux dont le Seigneur dit par la voix du prophète Isaïe [Isaïe, X, 1.] : « Malheur à ceux qui créent des lois iniques et qui ont écrit des injustices en les écrivant. » [...] l'argent appartient à la communauté elle-même 138. » Est-il licite d'appliquer cet argument à notre contexte moderne ? Les gouvernements démocratiquement élus sont-ils réellement à mettre sur le même plan que les princes du Moyen Âge ? En ce qui concerne la question qui nous occupe ici, il n'y a en effet aucune différence essentielle et l'argument d'Oresme est applicable aujourd'hui tout comme il était applicable au quatorzième siècle. Les gouvernements démocratiques ne sont pas propriétaires de leurs citoyens. Ils ne sont pas davantage propriétaires de la monnaie de ces mêmes citoyens.

137

Voir en détail Gary North, Honest Money (Ft. Worth, Texas : Dominion Press, 1986), chap. 6.

138

Oresme, « Treatise », p. 16.

10. Les lois instaurant le cours légal

1. L'équivalence forcée et la loi de Gresham La monnaie ayant cours légal est une monnaie ou un certificat monétaire qui peut être utilisé pour effectuer des paiements contre la volonté de l'un des partenaires de l'échange. La loi passe alors outre les contrats privés et dispose que la monnaie ayant cours légal doit être accepté en paiement, plutôt que la monnaie (ou au certificat monétaire) promis au vendeur ou créancier. Supposons, par exemple, que Paul fasse crédit de 1000 onces d'argent à Jean. Ils se mettent d'accord sur le fait que Jean devra, dans un an, rembourser 1050 onces à Paul. Or, les lois instaurant le cours légal peuvent disposer que toutes les dettes en argent peuvent être remboursées en or, ou que les débiteurs comme Jean peuvent remplir leurs obligations en payant avec des billets de banque dénommés en argent de la Banque FR, ou que tous les paiements peuvent être effectués au moyen de monnaie fiduciaire de cuivre émis par l'atelier monétaire public, plutôt qu'au moyen du type de monnaie désiré par le vendeur 139. Paul peut dès lors, par conséquent, ne jamais recevoir les 1050 onces d'argent que Jean a promis de payer. De manière plus importante encore, Paul ne serait alors plus en mesure de faire exécuter son contrat originel avec Jean. Les lois instaurant le cours légal ne feraient que compliquer les échanges si elles ne comportaient pas toujours une stipulation supplémentaire qui est de fait pratiquement toujours combinée avec elles. En effet, les lois instaurant le cours légal établissent typiquement une équivalence légale ou « forcée » entre la monnaie privilégiée (le certificat monétaire privilégié) et d'autres monnaies ou certificats monétaires. Le but de ce système consiste à permettre aux débiteurs, parmi lesquels se trouve d'ordinaire le gouvernement, de réaliser un gain aux dépens de leurs créanciers. Voyons maintenant comment. L'équivalence forcée mentionnée ci-dessus fonctionne comme un contrôle des prix qui établit un prix légal ou prix forcé. Aussi longtemps que le prix forcé coïncide avec le prix de marché, tout va pour le mieux. Mais dès que les deux prix diffèrent, les individus cessent d'utiliser le métal qui a en réalité davantage de valeur que celle que lui attribue la lettre de la loi. Supposons, par exemple, que l'or et l'argent aient tous deux cours légal en Prusse, à un taux de change forcé de 1/20. Supposons, de plus, que le taux de marché soit de 1/15. Cela signifie que les individus qui doivent 20 onces d'argent peuvent se libérer de leur obligation en payant 139

Il existe tout un continuum s'agissant de l'étendue que peuvent prendre les lois instaurant le cours légal. D'un point de vue historique, les privilèges du cours légal ont souvent été limités à certaines dénominations comme les pièces d'1£ ou de 2£, à des types spéciaux de paiements comme les impôts ou les compensations entre les banques commerciales, ou à certains montants de paiement. Ils ont été appliqués à la fois à la dette et aux paiements au comptant. Nous négligerons, au cours de la présente analyse, la plupart de ces formes particulières de lois instaurant le cours légal pour nous concentrer sur les catégories plus larges. Une version légèrement différente de ce chapitre a été publiée sous le titre « Legal Tender Laws and Fractional-Reserve Banking », Journal of Libertarian Studies 18, n°3 (2004). En dehors de la littérature citée dans cet article, on pourra également consulter John Zube, Stop the Legal Tender Crime (Berrima, Australia : Research Centre for Monetary and Financial Freedom, n.d.).

seulement 1 once d'or, alors même qu'ils paient 33 pour cent de moins que le prix qu'ils auraient dû payer sur un marché libre. Les Prussiens vont par conséquent cesser de signer tout contrat stipulant un paiement en argent afin de se protéger de la possibilité d'être payé en or : à la place, ils vont tout de suite se mettre à stipuler un paiement en or dans tous leurs prochains contrats. Le même effet est produit, en outre, par un autre mécanisme. Les individus vont vendre leur argent aux résidents des autres pays, disons l'Angleterre, là où le taux de change forcé prussien n'est pas en vigueur et là où ils peuvent par conséquent obtenir davantage d'or en échange de leur argent. Conclusion : l'argent disparaît de la circulation en Prusse ; et seul l'or continue d'être utilisé dans les paiements domestiques. La monnaie surévaluée (l'or ici) expulse la monnaie sous-évaluée (en l'occurrence l'argent) hors du marché. Ce phénomène est appelé la « loi de Gresham 140 ». Nous voyons ainsi comment les lois instaurant le cours légal entraînent une inflation de la monnaie jouissant d'un privilège légal, parce que cette monnaie est produite et détenue en quantités plus importantes que ce n'aurait été le cas en l'absence de contrôle des prix. Mais les lois instaurant le cours légal entraînent également une déflation simultanée des autres monnaies et certificats monétaires. Dans l'exemple ci-dessus, ces lois entraînent une inflation de l'or et une déflation de l'argent. Quelles sont les implications économiques d'un tel phénomène ? Tout d'abord, il convient de noter que l'or possède un pouvoir d'achat par unité de poids beaucoup plus élevé que l'argent. Par conséquent, la nouvelle devise se révèle peu commode pour l'achat de livres ou faire ses courses, et elle se révèle complètement inadaptée lorsqu'il s'agit de payer une tasse de café ou une glace. La solution typique à ce genre de problème est l'usage de substituts monétaires. Les participants du marché vont abandonner l'usage des métaux précieux pour recourir aux pièces fiduciaires ou aux billets de banque dans leurs échanges quotidiens. Cette tendance se trouve renforcée par le fait que le processus de substitution de la devise prend du temps. L'adoption d'une loi instaurant cours légal a des répercussions immédiates sur la façon dont les gens évaluent les monnaies visées par la loi, tandis que substituer une monnaie à une autre prend du temps. Dans notre exemple, tandis qu'exporter de l'argent prend du temps, les gens vont immédiatement cesser de l'utiliser dans leurs échanges quotidiens : en d'autres termes, l'adoption d'une loi instaurant le cours légal, fait croître la demande pour l'argent en l'état du stock actuel. Cela va entraîner une chute brutale des prix exprimés en argent payés en échange des autres biens (une énorme augmentation du pouvoir d'achat de l'argent). En conséquence, les lois instaurant le cours légal forcent les participants du marché à s'ajuster à un déclin plus ou moins sévère du niveau des prix. Un niveau des prix plus bas ne présente en soi aucun inconvénient. Cependant, le processus qui conduit à cette baisse du niveau des prix cause la ruine et entraîne de nombreuses privations pour les débiteurs et les hommes d'affaires qui n'ont pas anticipé cet événement. La plupart des débiteurs se trouveront dans l'impossibilité de rembourser la dette nominale contractée à un niveau des prix plus élevé au moyen des revenus qu'ils obtiennent 140

D'après Thomas Gresham, un agent financier de la Couronne d'Angleterre en service, au seizième siècle, dans la cité d'Anvers. La loi de Gresham avait cependant été décrite longtemps avant celui qui lui a donné son nom. On peut citer ainsi, par exemple, le poème d'Aristophane intitulé « Les Grenouilles » ou encore l'oeuvre de Nicolas Oresme, « Treatise on the Origin, Nature, Law, and Alterations of Money, » in Charles Johnson, éd., The De Moneta of Nicholas Oresme and English Mint Documents (London : Thomas Nelson and Sons, 1956), p. 32. Oresme avait également remarqué l'impact déflationniste qui l'accompagnait.

désormais au nouveau niveau des prix - désormais plus bas. Le résultat habituel de cette situation c'est la faillite. Et les entrepreneurs dénués de toute capacité d'anticipation, se trouveront eux-mêmes dans des circonstances très similaires. Ils ont acheté des facteurs de production en payant le prix en vigueur lorsque le niveau des prix était plus élevé, en partant de l'hypothèse qu'ils seraient alors capables de vendre à des prix aussi élevés. Mais la substitution de devises les contraint à vendre leurs produits au niveau des prix inférieur qui est désormais en vigueur. Il en résulte une réduction des profits, voire même des pertes et des faillites. Dans de telles circonstances, les hommes d'affaires seront plus tentés que jamais d'utiliser les moyens d'échange qui peuvent être immédiatement substitués à l'argent qui disparaît soudainement de la circulation et que les particuliers se mettent à accumuler. L'importation d'or constitue une solution possible. Mais lorsque les quantités nécessaires sont importantes, de telles importations vont nécessiter un effort logistique considérable – effort qui ne peut pas être organisé à bref délai. L'importation d'or peut constituer, par conséquent, un remède à court terme uniquement dans des circonstances qui sont si spéciales qu'il n'est pas nécessaire que nous en traitions ici. En fait, le seul dispositif technique connu pour le remplacement immédiat de la disparition de l'argent en circulation dans notre exemple est le crédit-monnaie et la banque à réserves fractionnaires. Les dépôts payables à vue et les billets de banque peuvent être produits du jour au lendemain en quantités presque illimitées, et cela, à un coût pratiquement nul. C'est précisément ce que recherchent les hommes d'affaires dans une situation de déclin considérable du niveau des prix. Ils commencent alors à recourir au système des banques à réserves fractionnaires davantage qu’auparavant. Étant donné ces horribles conséquences, il semble légitime de se demander pourquoi les lois instaurant le cours légal ont si souvent été adoptées dans l'histoire des institutions monétaires. Il y a deux réponses possibles : c'est soit le fait de l'ignorance des dirigeants politiques, soit le produit d'une iniquité éhontée. De nombreux historiens de l'économie ont opté pour la première hypothèse. Ils ont dépeint les rois, les princes, ainsi que les parlements démocratiques de la Renaissance au dix-neuvième siècle comme des réformateurs bien intentionnés mais ignorants en matière d'affaires monétaires, et ce, en particulier en ce qui concerne les mécanismes des lois instaurant le cours légal en particulier. Mais cette réponse apparaît peu plausible. Pratiquement tous les chefs politiques du monde occidental bénéficiaient des services de conseillers compétents et les experts sur ces questions étaient nombreux après le quatorzième siècle. Il apparaît donc plus probable que ce soit à dessein que les chefs politiques du passé aient établi les lois instaurant le cours légal afin d'engranger les profits personnels liés à l'exportation de la monnaie sous-évaluée et à la possibilité de réduire les dettes contractées avec cette monnaie. Nicolas Oresme a envisagé en détail cette possibilité dans son analyse du rapport d'échange légal entre l'or et l'argent. Il défendit la thèse selon laquelle ce rapport doit toujours suivre le prix de marché. Autrement, le gouvernement serait en mesure d'exploiter la différence entre le prix légal et le prix de marché pour son propre avantage – ce qui serait non seulement injuste mais tyrannique 141.

2. Le bimétallisme Lorsque des lois instaurant le cours légal établissent des rapports d'échange forcés entre les 141

Voir Oresme, « Treatise », pp. 15-16.

pièces faites à partir de métaux précieux différents, le système monétaire qui en résulte est appelé bimétallisme 142. D'ordinaire, le bimétallisme est implicite dans l'organisation de systèmes monétaires comprenant des pièces faites à partir de métaux précieux différents. C'était le cas, par exemple, de la Rome ancienne depuis le deuxième siècle av. J.-C., dans l'empire byzantin, et en Europe occidentale depuis la Renaissance. Les effets de la loi de Gresham restaient souvent invisibles dans ces systèmes anciens car les monnaies sousévaluées n'étaient tout simplement pas utilisées. Lorsque, par exemple, les pièces d'or et d'argent (sous-évaluées) furent introduites dans la Rome ancienne, une devise de bronze existait déjà et ces pièces (surévaluées) de bronze continuèrent à circuler après la réforme. Tout cela était bien entendu en accord avec la loi de Gresham, mais les effets de la loi restaient invisibles car rien n'avait changé. L'histoire moderne, en revanche, présente un nombre spectaculaire de manifestations de la loi de Gresham. La réforme de 1717 de la devise britannique constitue un cas célèbre dans lequel le bimétallisme a entraîné une inflation et une déflation forcées alors que Isaac Newton était maître de l'atelier monétaire. Newton proposa un taux de change forcé entre la guinée (les pièces d'or de l'époque) et le shilling (les pièces d'argent de l'époque) très proche du taux de marché alors en vigueur. Pourtant le parlement, visiblement afin d' « arrondir » le taux de change de l'or, décréta un taux de change forcé qui était, de manière significative, plus élevé que le taux de marché 143. Certaines personnes haut placées aidèrent ensuite les citoyens britanniques à remplacer leur devise argent par une devise or. Mais les choses ne s'arrêtèrent pas là. La déflation qui en résulta encouragea de façon très importante le recours aux billets émis par les banques à réserves fractionnaires dans le Royaume-Uni. Cela força les hommes d'affaires à baisser de façon assez drastique leurs prix, afin de s'adapter à la réduction du stock de monnaie. Nombre d'entre eux se retrouvèrent au bord de la faillite, et ils cherchèrent alors toutes sortes de remèdes. Accepter les billets de banque constituait une solution pratique. Au début, les hommes d'affaires pensèrent peut-être qu'il s'agissait là d'un expédient valable uniquement à court terme et destiné à leur permettre d'attendre le moment où davantage de monnaie métallique serait de nouveau disponible dans le pays. Mais le régime bimétalliste perdura, réduisant le stock de monnaie à un niveau inférieur au niveau qu'il aurait atteint autrement, et l'utilisation de billets de banque devint ainsi une institution de plus en plus largement répandue. Les choses prirent un tour similaire aux États-Unis. En 1792, le Congrès des États-Unis vota en faveur de la mise en place d'un système bimétalliste qui décréta que le taux de change entre l'or et l'argent serait de 1 pour 15. Le taux de marché était de 1 pour 15,5 : pourtant, quelques années plus tard l'or artificiellement sous-évalué avait complètement disparu de la circulation. Comme au Royaume-Uni, certaines personnes avaient engrangé de très grands profits en aidant les Américains à échanger l'or contre de l'argent, et les banques à réserves fractionnaires, grâce à cette déflation artificielle, prospérèrent. Cette opération semble avoir été si profitable que quelques décennies plus tard, elle fut répétée, mais cette fois en sens inverse. Le Coin Act des États-Unis de 1834 fixa le rapport d'échange légal entre l'or et 142

Le bimétallisme doit être distingué du cas où les pièces réalisées à partir d'un métal inférieur comme le cuivre sont utilisées comme monnaie fiduciaire pour l'or et l'argent. En soi, la monnaie fiduciaire n'a rien à voir avec les lois instaurant le cours légal. 143

Le taux de marché était environ le suivant : 1 guinée = 20½ shillings ; le roi George I décréta que le taux serait désormais le suivant 1 guinée = 21 shillings.

l'argent à 1 pour 16, et désormais ce fut la totalité de la devise argent du pays qui fut remplacée par une devise or. De nouveau, certains s'empressèrent de prêter main-forte, et les banques à réserves fractionnaires reçurent un nouveau coup de fouet. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le bimétallisme trouva un certain nombre de défenseurs parmi les hommes bien intentionnés qui cherchaient à combattre les grands mouvements monétaires de l'époque, à savoir, la tendance à faire de l'or la monnaie de monopole dans tous les pays. La démonétisation forcée de l'argent devait nécessairement aboutir à la réduction du stock de monnaie de façon très substantielle – soit à un autre cas de déflation forcée. S'opposer à ces systèmes apparaissait donc tout à fait raisonnable et légitime. Mais le remède approprié ne consistait pas à établir un taux de change forcé entre l'or et l'argent (le bimétallisme), mais à autoriser la production et l'utilisation à la fois de l'or et de l'argent à des taux de change fluctuant librement (les standards parallèles).

3. Le privilège conférant cours légal aux certificats monétaires

Les lois conférant cours légal aux certificats monétaires établirent une équivalence légale entre les certificats et la monnaie sous-jacente, équivalence à laquelle était associée l'obligation pour les créanciers d'accepter les certificats à hauteur de la totalité de leur montant nominal 144. Supposons que Dupont vende sa maison pour 1000 onces d'or à Durand. Si les billets de la Banque Yellow jouissent du statut conféré par le cours légal, alors Durand peut se libérer de son obligation en payant avec des certificats monétaires émis par la Banque Yellow d'un montant correspondant, même si son contrat avec Dupont stipule un paiement en espèces. Aussi longtemps qu'il s'agit de certificats monétaires authentiques, cela peut sembler sans importance. Quelle différence cela peut-il faire à quelqu'un de posséder 1 once de billon d'or ou un certificat authentique d'1 once d'or ? La différence est pourtant loin d'être anodine. Dans l'exemple ci-dessus la demande pour les certificats de la Banque Yellow est plus élevée qu'elle n'aurait été autrement. Le moins que l'on puisse dire, par conséquent, c'est que les lois instaurant le cours légal augmentent artificiellement un type de service monétaire (les billets de banque) aux dépens des autres formes de services. La demande pour les billets de banque est plus élevée qu'elle ne l'aurait été sur le marché libre. Les gens ont d'ordinaire de bonnes raisons de décider d'utiliser la monnaie sous forme de billon de préférence aux pièces, ou les pièces de préférence aux billets de banque, ou les billets émis par la Banque A de préférence aux billets émis par la Banque B. Dupont avait ses raisons lorsqu'il a stipulé un paiement en or, de préférence à un paiement en billets émis par la Banque Yellow. Les certificats sont une question de confiance, et la confiance ne s'obtient pas sur commande. Là où la confiance fait défaut ou là où elle est inégale, il n'y a pas de véritable égalité entre les différents instruments monétaires. Privilégier un certificat au moyen de lois instaurant le cours légal rompt par conséquent l'équilibre qui aurait été établi sur le marché. On se trouve alors en présence d'une inflation des certificats et d'une déflation de la monnaie sous forme de billon. Les certificats jouissent d'une circulation plus large que cela n'aurait été 144

Nous allons pour l'instant partir de l'hypothèse que la loi confère le cours légal à tous les certificats monétaires. Plus loin, nous traiterons du cas plus important où il y a monopole du cours légal.

le cas à la seule vue de la confiance que les participants du marché leur accordent. Si la loi contraint Dupont à accepter des billets de banque dont il ne veut pas, il risque de refuser à un moment donné certains échanges qu'il aurait effectués sur un marché libre. Les lois instaurant le cours légal tendent par conséquent à réduire la coopération sociale et à appauvrir la société. Il est vrai que dans le cas de certificats monétaires authentiques, la dimension quantitative de ces effets est négligeable. Mais ils n'en existent pas moins, et, du point de vue moral, ce cas n'est pas absolument différent des autres cas dans lesquels l'impact quantitatif des lois instaurant le cours légal est incomparablement plus important. Les privilèges conférés par le cours légal ont un impact quantitatif significatif lorsque ces privilèges sont conférés à de faux certificats. Plus haut, nous avons noté que la simple légalisation de faux certificats monétaires ne pouvait pas en soi conduire à une inflation à grande échelle aussi longtemps que les participants du marché étaient libres d'abandonner l'utilisation de ces faux certificats pour en choisir de meilleurs à la place, ou d'exiger que les paiements s'effectuent au moyen de billon. Même l'introduction de privilèges de monopole ne suffirait pas à ouvrir les vannes de l'inflation, car le monopole ne fait pas perdre aux participants du marché la capacité qui est la leur d'évaluer ces certificats comme bon leur semble. Pourtant, toutes ces barrières à l'inflation s'écroulent lorsque la loi confère un cours légal aux faux certificats monétaires. Analysons l'exemple suivant. Avant l'institution des lois instaurant le cours légal, la Banque Red avait opéré avec un rapport de réserve de 20 pour cent. Le gouvernement confère alors cours légal aux billets émis par la banque et augmente ainsi artificiellement la demande pour les billets de la Banque Red ; en d'autres termes, les propriétaires de ces billets exigent moins fréquemment leur remboursement. Supposons qu'à la suite de cette réduction de la demande pour le remboursement des billets, les réserves d'espèces de la Banque Red augmentent de 2000 onces d'or. Au rapport de réserve de 20 pourcent, cela signifie que la Banque Red peut émettre des billets de banque supplémentaires de 10 000 onces d'or. L'opération du processus de marché est pervertie. Tandis que sur un marché libre, il existe une tendance à utiliser les meilleurs produits disponibles, les lois instaurant le cours légal combinées aux faux certificats conduisent à un nivellement par le bas, Puisque tous les certificats monétaires sont égaux devant la loi, et parce que la disposition conférant cours légal l'emporte sur les stipulations des contrats privés, il n'est dans l'intérêt d'aucun utilisateur de monnaie de payer le prix fort pour obtenir un certificat monétaire authentique. Et, par conséquent, aucun producteur n'a intérêt à fabriquer de tels certificats ; chacun d'entre eux essaie désormais de faire fonctionner ses activités au coût le plus faible possible. Tôt ou tard, tout le monde finit par payer au moyen de pièces altérées et de billets de banques à réserves fractionnaires. L'utilisation du billon par le public cesse complètement : il disparaît de la circulation et est accumulé - « thésaurisé » par les individus ou vendu à l'étranger. Ce sont là les effets généraux qui résultent de l'attribution de privilèges conférant cours légal aux faux certificats monétaires. Mais il y a également des effets spécifiques qui dépendent de chaque type de certificat. Les lois instaurant cours légal ont des conséquences différentes selon qu'elles sont appliquées à des certificats qui sont incorporés matériellement avec le métal monétaire (les pièces altérées constituant le cas typique) ou selon qu'elles sont appliquées à des certificats séparés du métal monétaire (les billets de banques à réserves fractionnaires constituant le cas typique). Tournons-nous maintenant vers l'analyse de ces effets particuliers.

Le cas des pièces altérées La preuve n'a jamais été rapportée que les monnayeurs privés furent incapables de résister face à la concurrence des princes et des autres formes de gouvernements sur les marchés véritablement libres. En revanche, nous disposons de documents historiques fiables rapportant la façon dont les gouvernements ont abusé de la confiance que les citoyens avaient placée en eux. Il n'y a en réalité quasiment aucune dynastie qui n'ait jamais abusé de cette manière de son monopole du monnayage. Les anciens grecs et les romains, les princes médiévaux, les ducs et les empereurs, tout comme les parlements démocratiques ont, en toute insouciance, altéré les pièces de leur pays, sachant pertinemment que la loi imposait à leurs sujets d'utiliser les mauvaises pièces dont la valeur nominale était déterminée par le gouvernement 145. Les lois instaurant le cours légal éliminent tous les obstacles légaux à une altération infinie des pièces. N'importe quelle pièce, peu importe le degré d'altération qu'elle présente, doit être acceptée en paiement et à hauteur du montant nominal intégral qu'elle indique. Il est par conséquent possible d'altérer les pièces jusqu'à ce qu'elles ne contiennent plus la moindre trace de métal précieux. Les pièces peuvent alors être réalisées à partir de métaux bon marché qui autorisent la fabrication de quantités importantes avant que la production ne cesse d'être profitable. Prenons l'exemple des pièces espagnoles appelées « maravédis ». À l'origine, au cours du Haut Moyen Âge, ces pièces étaient en argent, mais, par la suite, les rois espagnols altérèrent à tel point ces pièces qu'à la fin du seizième siècle il s'agissait de pures pièces de cuivre ne comportant pas la moindre trace d'argent. L'exemple montre que les privilèges conférant cours légal aux pièces altérées représentent une source de revenu significative pour le gouvernement. Néanmoins, ces pièces altérées présentent trois inconvénients importants du point de vue du gouvernement. Premièrement, comme nous l'avons indiqué plus haut, la production de pièces altérées prend du temps. Il est impossible pour le gouvernement de remplacer la totalité du stock de pièces existant d'un seul coup. Il s'ensuit que l'introduction graduelle de nouvelles pièces altérées rend le stock de monnaie hétérogène. Les anciennes pièces non altérées circulent au côté des nouvelles pièces altérées. Lorsque les participants du marché finissent par prendre conscience de ce qui se passe, ils se mettent à thésauriser les anciennes pièces et utilisent exclusivement pour réaliser leurs paiements les pièces récentes. Mais cela signifie une réduction plus ou moins importante du stock de monnaie disponible pour les échanges – une importante et soudaine déflation forcée qui occasionne au moins un trouble temporaire, non seulement pour les fortunes privées, mais également pour les finances publiques. Le problème 145

La chute de l'empire romain au cours des cinq et sixième siècles accompagna la disparition en Europe occidentale du système de monnaie à cours forcé romain, lequel avait combiné l'or, l'argent, et les pièces de cuivre. Le premier souverain occidental à s'être arrogé le monopole du monnayage fut le roi carolingien du huitième siècle, Pépin le bref. Lorsque la dynastie commença à décliner au neuvième siècle, ses successeurs finirent par vendre leurs licences conférant un monopole sur le monnayage (ius cudendae monetae) à un grand nombre de souverains locaux, comme les gouvernements des villes, les abbés et les évêques. Nombre d'entre eux ne se révélèrent pas plus scrupuleux que les rois lorsque ce fut leur tour de garantir une monnaie non altérée. Le monnayage en Europe occidentale continua donc à se déteriorer avec la production décentralisée de monnaie du Haut Moyen Âge. Voir Arthur Suhle, Deutsche Münz- und Geldgeschichte von den Anfängen bis zum 15. Jahrhundert, 8ème éd. (Berlin : Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1975). Tout cela fait ressortir le point crucial suivant : la simple multiplication des producteurs de monnaie ne peut pas remplacer la véritable concurrence. D'une certaine façon, le système décentralisé des licences s'avéra pire encore que le vieux monopole centralisé, car il créa d'incessants conflits entre les différentes autorités émettrices de pièces.

disparaît seulement lorsque les pièces sont altérées à un degré tel qu'elles en deviennent entièrement nominales (leur contenu en métal précieux est nul). C'est l'une des raisons pour lesquelles les ateliers monétaires gouvernementaux, même lorsque leurs pièces jouissent de privilèges leur conférant cours légal, se sont montrés aussi secrets concernant l'altération des pièces que les faux-monnayeurs privés. Deuxièmement, les privilèges conférant cours légal aux pièces altérées peuvent profiter aux débiteurs aux dépens des créanciers 146. C'est bien entendu l'une des raisons principales pour lesquelles les gouvernements établissent de tels privilèges. Ces privilèges leur permettent de se libérer d'une partie plus ou moins important de leurs dettes, en fraudant leurs créanciers. Le problème c'est que ce type de stratagème se retourne contre eux. Tout d'abord, les revenus fixes du gouvernement sont désormais également payés au moyen de pièces altérées. Et, en second lieu, une fois que la réputation de mauvais débiteur finit par être associée au gouvernement, il lui devient très difficile, voire même tout bonnement impossible, d'obtenir tout crédit supplémentaire. Troisièmement, les privilèges conférant cours légal aux pièces altérées perturbent les échanges internationaux et menacent ainsi les investissements à long terme dans le pays où les privilèges sont garantis par la loi. Nicolas Oresme observa que les marchands et les capitalistes étrangers évitent ce type de pays, parce que « les négociants, toutes choses égales par ailleurs, préfèrent se rendre dans les lieux où ils trouvent une monnaie sûre et bonne 147. Mais même des entrepreneurs locaux patriotes se trouvent dans l'impossibilité, dans de telles circonstances, de maintenir leurs activités s'ils doivent se fournir à l'étranger. Oresme attira l'attention sur ce point : Et c'est enfin à l'intérieur même de ce royaume que, par de telles mutations, l'activité des négociants se trouve perturbée et entravée de bien des façons. En outre, on le sait, durant ces mutations, on ne peut évaluer ou apprécier bien et juste les revenus en argent, pensions annuelles, loyers, cens et choses semblables. Par ailleurs, l'argent ne peut être prêté sans danger, et cela à cause d'elles ; et, qui plus est, beaucoup se refusent à rendre ce service charitable par suite de ces mutations 148. Si, selon notre hypothèse de départ, les privilèges conférant cours légal à des pièces altérées sont accordés sans distinction, alors attribuer de tels privilèges entraîne une quatrième et dernière conséquence : les pièces ne peuvent plus être produites sur une base concurrentielle sans détruire la devise. Lorsqu'un producteur de pièces peut altérer son produit indéfiniment et écouler sa production auprès des autres participants du marché, une telle déliquescence de la qualité des pièces ne connaîtra comme seul point d'arrêt que la résolution prise par les citoyens de refuser tout nouvel échange indirect – à savoir, la désintégration totale du marché. C'est là, de nouveau, la raison pour laquelle les privilèges conférant cours légal ont rarement été attribués dans de telles conditions 149.

146

Comme nous l'avons indiqué plus haut, cela reste vrai, à strictement parler, à la seule condition que l'altération n'ait pas été anticipée. Mais en pratique cela est très souvent le cas. 147

Oresme, « Treatise », p. 33.

148

Ibid., p. 33. Oresme souligna également que l'altération encourage la pratique connue sous le nom de change des monnaies. 149

En 1458, l'empereur Friedrich III attribua des licences de monnayage à nombre de ses créanciers. Il ne

Le cas des billets de banques gagés sur des réserves fractionnaires Aucun des inconvénients mentionnés ci-dessus n'existent lorsque les lois instaurant le cours légal protègent les certificats gagés sur des réserves fractionnaires, en particulier les billets de banques gagés sur des réserves fractionnaires 150. En effet, les billets de banque ne sont pas incorporés matériellement au métal monétaire. Si les autorités monétaires d'un duché décident d'altérer le monnayage d'un tiers, alors les nouvelles pièces contiennent 33 pour cent de métal fin de moins que les anciennes pièces. Comme nous l'avons montré, cela rend la devise du duché hétérogène et entraîne ainsi une déflation. Mais si les réserves bancaires de ce duché sont réduites d'un tiers, alors cela affecte tous les billets de banque de la même façon. La devise ne devient pas hétérogène et, chose qui est également d'une grande importance, le pouvoir que présente chaque billet de banque de fournir à son propriétaire un montant certifié de billon n'est pas nécessairement perturbé. En effet, si les billets de banque subissent une augmentation artificielle effectuée avec suffisamment de retenue, il est tout à fait possible qu'on puisse obtenir leur remboursement à tout moment contre autant de billon qu'auparavant 151. Rien ne vient perturber le fonctionnement régulier du marché aussi longtemps que les banques à réserves fractionnaires sont suffisamment importantes pour satisfaire toutes les demandes de remboursement en cours. Il s'ensuit que, lorsque les privilèges conférant cours légal sont appliqués aux billets de banque (ou à tout autre certificat monétaire qui n'est pas matériellement incorporé au métal monétaire), ils ne produisent pas les tendances déflationnistes qui apparaissent dans le cas des pièces altérées. Ils ne diminuent pas les autres sources de revenu du gouvernement, ne menacent pas les échanges internationaux, ne nuisent pas aux créanciers du gouvernement et ne font pas obstacle à la production concurrentielle des billets de banque. Il est vrai que le système des banques à réserves fractionnaires protégé par les lois leur conférant cours légal entraîne un processus de déliquescence de la qualité de la monnaie. Chaque banquier est incité à réduire ses réserves – à augmenter artificiellement la quantité de ses billets – aussi fortement que possible. Mais il existe un point d'arrêt logique avant la dissolution totale des échanges monétaires. Chaque banquier peut poursuivre ses affaires aussi longtemps qu'il est capable de rembourser ses billets. Parce que ses clients ont le droit de d'exiger le remboursement en billon des billets qu'il a émis, et parce que certains d'entre eux exercent ce droit, il doit maintenir ses émissions de billets à l'intérieur de limites plus ou fallut pas plus d'une année pour aboutir, à la suite du même processus de déliquescence de la qualité de la monnaie produite, à une totale désintégration monétaire. Voir Richard Gaettens, Inflationen : Das Drama der Geldentwertunger vom Altertum bis zur Gegenwart, 2ème éd. (Munich : Pflaum, 1955), chap. 2. 150

La plupart de ce que nous allons voir ci-dessous est également applicable aux dépôts payables à vue. Les différences entre les billets de banque et les dépôts payables à vue ne seront pas analysées dans cet ouvrage. Les lecteurs intéressés peuvent consulter les références mentionnées dans l'introduction. 151

Les billets de banques à réserves fractionnaires sont par conséquent intrinsèquement supérieurs aux pièces altérées. Dès lors, si les privilèges conférant cours légal sont attribués à la fois aux monnayeurs qui altèrent leurs pièces et aux banquiers pratiquant la banque à réserves fractionnaires, la loi de Gresham va produire ses effets et conduire à expulser hors du marché les billets de banque. Ils seront utilisés uniquement dans les pays étrangers, dans lesquels ils circulent sans être protégés par le cours légal, tandis que les pièces altérées constitueront la seule devise du marché domestique.

moins étroites et faire preuve d'une certaine prudence. Le système monétaire dans son entier est par conséquent hautement inflationniste, mais l'inflation est toujours limitée. Ces faits sont d'une importance capitale si l'on veut comprendre les trois derniers siècles de l'histoire monétaire de l'Occident. C'est la supériorité technique du type d'inflation forcée rendue possible par les banques à réserves fractionnaires qui permet d'expliquer pourquoi les gouvernements ont abandonné l'altération des pièces et ont commencé à coopérer avec ces banques. Cette coopération permettait aux gouvernements d'obtenir des revenus supplémentaires qu'ils n'auraient pas pu obtenir de leurs citoyens à travers l'impôt, sans pourtant diminuer leurs autres revenus, sans nuire à leurs créanciers, sans rompre l'inclusion de leurs pays dans la division internationale du travail, et sans abolir complètement la concurrence en matière bancaire. Tels étaient les avantages considérables que présentait un tel système aux yeux du gouvernement. Du point de vue du citoyen ordinaire, un tel système était loin de paraître aussi brillant. L'inflation des billets de banque aspira autant de ressources hors du reste de l'économie que l'altération des pièces, sinon davantage encore. Et cette inflation établit un partenariat permanent entre les gouvernements et les banques. Le système des banques à réserves fractionnaires exerce un effet de levier très substantiel sur l'impact inflationniste des lois instaurant le cours légal. Et inversement, les lois instaurant le cours légal constituent une bénédiction pour les banques à réserves fractionnaires.

4. Le privilège conférant cours légal au crédit-monnaie Des considérations très similaires entrent en ligne de compte lorsque des privilèges conférant cours légal sont accordés au crédit-monnaie. Nous avons vu que, sur un marché libre, le crédit-monnaie jouerait un rôle assez peu significatif en raison du risque de défaut. Mais si les participants du marché doivent, en vertu de la loi, l'accepter à la place de la monnaie naturelle, cette monnaie peut finir par se répandre très largement, précisément parce qu'elle est inférieure (mais aussi moins coûteuse) que ses concurrents naturels. De nouveau, l'opération du processus du marché est pervertie : un processus de déliquescence s'instaure, même si ce processus ne présente pas les inconvénients qui accompagnent l'altération des pièces.

5. Les cycles économiques Comme avec toutes les formes d'inflation, la banque à réserves fractionnaires (et le créditmonnaie) soutenue par le privilège conférant cours légal entraîne une redistribution illégitime des revenus ; et dans la mesure où elle créé bien plus d'inflation que n'importe quelle autre organisation institutionnelle, son impact quantitatif peut être tout à fait considérable. L'économie de marché peut être comprise comme un grand organisme qui pourvoit aux besoins des consommateurs – exprimés au moyen des paiements monétaires qu'ils consentent. Lorsque l'économie est inondée de billets de banques à réserves fractionnaires ayant cours légal, le corps économique dans son entier commence à pourvoir de manière excessive aux besoins de ceux qui contrôlent l'industrie bancaire. L'économiste américain Frank Fetter observa jadis que l'économie de marché non entravée ressemble à un processus démocratique

qui se développe par la base : un penny, une voix sur le marché 152. De ce point de vue, l'imposition des billets de banques à réserves fractionnaires par les lois instaurant le cours légal créé des bulletins de vote à partir de rien. Les banquiers et leurs clients (d'ordinaire principalement le gouvernement) disposent de davantage de voix qu'ils n'en auraient eu dans une société libre 153. Mais le privilège conférant cours légal aux banques aux réserves fractionnaires entraîne un autre effet très dangereux : les cycles économiques. Le problème pratique fondamental des banques à réserves fractionnaires c'est que la banque peut rembourser seulement autant de billets qu'elle possède de monnaie dans ses coffres. Supposons que la Banque FR ait émis 1000 « billets de la banque FR d'une once d'argent » promettant au porteur de chaque billet la somme d'une once d'argent payable à vue. Supposons, de plus, que la Banque ne dispose que de 300 onces d'argent disponibles pour faire face aux demandes de remboursement. Il lui est alors impossible de répondre à toute demande de remboursement excédant la somme de 300 onces d'argent. Ainsi, la pratique entière du système des banques à réserves fractionnaires repose sur l'hypothèse selon laquelle les participants du marché ne vont pas se précipiter pour obtenir remboursement de leurs billets aussitôt après les avoir reçus en paiement, mais qu'ils vont les conserver au moins un certain temps. Cette hypothèse se vérifie très souvent, surtout lorsque de tels billets sont non seulement légaux, mais qu'ils sont en outre protégés par des lois leur conférant cours légal. Cependant, parce que les banques à réserves fractionnaires profitent de l'inflation, elles sont fortement incitées à augmenter leurs émissions de billets ; et avec chaque accroissement de ce type la probabilité que la banque se trouve dans l'incapacité de rembourser ses créanciers augmente. Même si un banquier se montre lui-même plutôt prudent, la concurrence émanant d'autres banques le pousse à augmenter artificiellement son stock de billets, de peur de perdre des parts de marché au profit de ses concurrents. Et c'est ainsi que l'on se retrouve dans une situation dans laquelle les demandes de remboursement de monnaie excèdent la monnaie disponible dans les coffres de la banque : la banque se retrouve dans l'incapacité de répondre à la demande et fait faillite. En raison des interconnexions multiples existant entre les banques entre elles et entre les banques et les autres secteurs du commerce, la faillite d'une banque est susceptible de déclencher l'effondrement de la totalité de l'industrie bancaire des réserves fractionnaires. Un tel phénomène a été observé à de nombreuses reprises dans l'histoire des banques à réserves fractionnaires. La plupart des crises bancaires du dix-neuvième siècle étaient de ce type. De même, le système bancaire international communément appelé sous le nom de « système de 152

« Le marché est une démocratie au sein de laquelle chaque penny confère un droit de vote ». Frank Fetter, The Principles of Economics (New York : The Century Co., 1905), p.395. Quelques pages plus loin, il déclare : « Chacun mesure donc les services de tous les autres, et tous évaluent les services de chacun. C'est la démocratie de l'évaluation. » (p. 410). 153

L'exemple hypothétique suivant donne une idée des ordres de grandeur qui sont possibles sous des conditions favorables (pour les banques) : « Un banquier commence avec 25 000$. Il émet un crédit de 250 000$. Il peut apporter les billets de ses clients [...] à la Réserve fédérale pour bénéficier d'une escompte. Il obtiendra quelque chose comme 245 000$ (la différence représentant le prix constituant le coût de l'escompte) à la Federal Reserve Credit. Il peut alors utiliser cette somme comme réserve pour des prêts supplémentaires. Il peut étendre le crédit jusqu'à dix fois ce montant. Soit, 2 450 000$. 'Certes, il ne collecte que seulement 6 pour cent, soit 147 000$ en intérêts annuels'. Cela sur un capital de 25 000$. » Michel Virgil, éd., The Social Problem, vol.2, Economics and Finance (Collegeville, Minn. : St. John's Abbey, n.d.), pp. 92-93 ; cité par Anthony Hulme, Morals and Money (London : St. Paul Publications, 1957), pp. 154-55. Hulme soulève alors la vraie question : « Quelle est, demandons-nous, la justification de cet intérêt ? ».

Bretton Woods » s'effondra en 1971 lorsque la Réserve fédérale des États-Unis, qui remboursait les billets en dollars détenus par les autres banques centrales en or, refusa tout nouveau remboursement. Il va sans dire qu'une crise bancaire générale plonge tous ceux qui avaient investi leurs économies dans des dépôts bancaires dans la difficulté. L'effondrement de l'industrie bancaire va de pair avec un déclin brutal du stock de monnaie, parce que les gens refusent désormais d'utiliser les billets de banque, même les billets ayant cours légal, ne serait-ce qu'un court instant, mais courent obtenir leur remboursement en espèces. En conséquence, on observe une forte pression tirant les prix monétaires vers le bas (comme, par exemple, les taux des salaires) qui force les participants du marché à un processus d'adaptation plus ou moins pénible. Il est probable que la production soit interrompue de façon temporaire et il est probable que les gens se retrouvent temporairement au chômage. Le dommage peut même être plus grand encore si l'inflation leurre les entrepreneurs concernant la totalité des ressources qui sont disponibles pour les projets d'investissement. Tout entrepreneur prudent doit s'assurer qu'il possède les ressources nécessaires à l'achèvement de son plan de production, de peur non seulement de renoncer aux revenus de son activité, mais également de perdre la totalité de son investissement initial. Ce fait fondamental est souligné par Jésus tel qu'il est cité par Saint Luc : En effet, si l'un de vous veut bâtir une tour, est-ce qu'il ne prend pas d'abord le temps de s'asseoir pour calculer ce qu'elle lui coûtera et de vérifier s'il a les moyens de mener son entreprise à bonne fin ? Sans quoi, s'il n'arrive pas à terminer sa construction après avoir posé les fondations, il risque d'être la risée de tous les témoins de son échec. « Regardez, diront-ils, c'est celui qui a commencé à construire et qui n'a pas pu terminer ! » (Luc 14 : 2830) Afin de savoir si l'on dispose des ressources disponibles pour achever un projet (comme, par exemple, la construction d'une tour), il faut recourir au calcul des coûts. Or, le système des banques à réserves fractionnaires a le pouvoir de fausser le calcul des coûts, et ainsi d'induire les hommes d'affaires à poser des fondations trop larges pour être achevées au moyen des ressources disponibles dans la société. Si les banques à réserves fractionnaires rendent leurs billets de banque disponibles sur le marché du crédit, et si les entrepreneurs qui s'endettent ne réalisent pas que ces crédits supplémentaires ne proviennent pas d'épargnes supplémentaires, mais de l'inflation, alors le taux d'intérêt sera probablement plus bas qu'il n'aurait été à l'équilibre de marché. Et parce que le taux d'intérêt constitue un élément majeur dans le calcul des chances de succès d'un projet commercial, soudain, il y a désormais beaucoup plus de projets d'investissement qui semblent être profitables alors même que ce n'est pas véritablement le cas. Lorsque les entrepreneurs commencent à investir, en masse, dans de tels projets, la crise est programmée d'avance. Réussir à réaliser tous ces projets nécessiterait tout simplement plus de ressources qu'il n'en existe. Les ressources nécessaires n'existent que dans l'imagination des entrepreneurs qui ont interprété à tort ce crédit abondant comme l'effet d'une épargne abondante. Mais il y a plus : une plus ou moins grande partie des ressources qui existent réellement est désormais gaspillée dans la réalisation de projets qui ne verront jamais le jour. Lorsque la crise se déclare, ce n'est plus simplement à des interruptions temporaires de la production que nous avons affaire : cette fois, ce sont de nombreux projets qui doivent désormais être complètement abandonnés, et les matériaux et le temps investi dans ces projets seront probablement perdus à tout jamais 154.

154

Le scénario qui précède fut tout d'abord analysé par Ludwig von Mises dans sa Theory

6. L'aléa moral, la cartellisation, et les banques centrales Nous avons affirmé que la faillite d'une banque à réserves fractionnaires déclenchera probablement la faillite de nombreuses autres banques de ce type. En effet, durant les périodes de grave assèchement de ses réserves d'espèces, une banque se tourne alors vers d'autres banques pour bénéficier d'un crédit à court terme. La banque en question a besoin d'espèces pour répondre aux demandes de remboursement. Si les autres banques peuvent répondre favorablement à sa requête, cela n'entraîne aucune crise du système. Mais si les autres banques ont elles-mêmes besoin de leurs espèces pour faire face aux demandes quotidiennes de remboursement de leurs clients, elles se trouvent dans l'impossibilité d'accorder le moindre crédit supplémentaire aux autres banques. Dès lors, la première banque mentionnée dans le scénario ci-dessus fait faillite et cela déclenche une réaction en chaîne : la faillite de certains de ses partenaires commerciaux, suivie de la faillite des partenaires de ces derniers, et, enfin, la faillite d'autres banques qui avaient investi leur argent dans ces affaires. Il s'ensuit que, dans un système de banques à réserves fractionnaires, les banquiers sont particulièrement fortement incités personnellement à soutenir leurs collègues banquiers lors des périodes de crise de remboursement. S'ils ne peuvent éteindre le feu immédiatement là où il se déclare tout d'abord, ce dernier risque de s'étendre à leur propre établissement. Ils seront donc probablement prêts à aider leurs collègues banquiers qui se trouvent en difficulté. Et plus ces derniers opèrent avec des réserves d'espèces limitées, plus ils seront disposés à venir en aide à leurs collègues 155. Pourtant, du point de vue de la société dans son ensemble, cette incitation des banquiers à se soutenir mutuellement est bien moins bénéfique qu'on ne pourrait l'imaginer. Car les banquiers les moins responsables savent que cette incitation existe pour leurs collègues. Ils savent que les autres banquiers vont payer une partie de la note si eux, les banquiers imprudents, prennent de mauvaises décisions. Ils sont dès lors soumis à la tentation particulière d'augmenter artificiellement leur émission de billets de façon particulièrement imprudente. C'est là exactement ce qui s'est produit au cours de nombreuses périodes où les of Money and Credit (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), chap. 19. Voir également notre analyse au chap. 4, section 6, ci-dessus. Oresme entrevit ces conséquences alors même que son expérience était limitée au cas de l'altération. Il observa que l'inflation d'une monnaie ayant cours légal était nuisible parce que les utilisateurs de la monnaie ne s'apercevaient pas qu'ils perdaient une partie de leur richesse : [...] par là, le prince peut attirer à lui presque tout l'argent de la communauté et complètement appauvrir ses sujets. Et, de même que certaines maladies chroniques sont plus dangereuses que d'autres en ce qu'elles sont moins sensibles, de même un tel prélèvement s'exerce d'autant plus dangereusement qu'il est moins perçu. En effet, le peuple ne ressent pas le poids de cette imposition aussi vite que celui d'un autre prélèvement, et cependant, nulle taille sans doute ne peut être plus lourde, nulle plus générale, nulle plus considérable. (Oresme, « Treatise », p. 32) 155

Voici un exemple historique frappant : lorsqu'à l'été 1839 la Banque d'Angleterre souffra d'une crise de liquidités, elle reçut des crédits de la Banque de France (2 000 000 £) et de la Banque de Hambourg (900 000 £) ; voir Ralph Hawtrey, A Century of Bank Rate, 2ème éd. (New York : Kelley, 1962), p. 19. Pour une analyse de la coopération entre les banques à réserves fractionnaires (les banques centrales et les banques commerciales) à l'époque de l'étalon-or classique, voir Giulio Gallarotti, The Anatomy of an International Monetary Regime : the Classical Gold Standard, 1880-1914 (Oxford : Oxford University Press, 1995), pp. 78-85. De nos jours, la coopération entre les banques à réserves fractionnaires est garantie par la législation bancaire comme par exemple la loi bancaire française de 1984, sans doute afin de surmonter les problèmes posés par d'éventuels passagers clandestins. La loi dispose une « solidarité de place » entre les institutions financières françaises.

banques à réserves fractionnaires n'étaient soumises à aucune réglementation. Les économistes appellent « aléa moral » la tentation de faire payer ses propres projets par les autres 156. Nous ne pouvons pas ici passer en revue de façon exhaustive tous les problèmes des banques à réserves fractionnaires sous un régime de lois instaurant le cours légal. Nous nous contenterons de mentionner quelques dispositifs organisationnels qui, historiquement, ont joué un rôle important dans la façon dont on a pu faire face aux problèmes que nous venons d'indiquer : (1) Les banques peuvent créer des cartels volontaires qui réglementent les émissions de billets de chaque membre du cartel. Un élément essentiel d'un tel cartel serait que seuls les membres du cartel ont accès au système interbancaire de compensation 157. (2) L'institution de compensation du cartel peut alors être transformée en un fonds commun d'espèces à partir duquel toutes les banques membres peuvent retirer de l'argent dans les périodes où elles éprouvent des difficultés à rembourser. Il doit apparaître évident qu'en raison de cette fonction essentielle, les propriétaires du fonds disposent d'un pouvoir de négociation important et d'un ascendant politique sur les autres banques. Il existe donc ici une tendance à la création spontanée d'une « banque centrale » et d'un système bancaire hiérarchique 158. (3) Là où il se révèle impossible d'établir des cartels volontaires, les gouvernements ont cartellisé l'industrie bancaire au moyen de lois plus ou moins strictes, souvent sur ordre des banques les plus puissantes 159. Ici encore, nous ne pouvons pas nous attarder plus longuement sur ces questions historiques et théoriques, très minutieusement analysées dans d'autres travaux. Ce que nous voulons souligner ici c'est que les traits institutionnels caractéristiques des systèmes bancaires actuels – le fait qu'ils soient nationaux, hiérarchiques et réglementés par la loi - ne sont en rien accidentels. La cartellisation, la centralisation, et la réglementation de l'industrie bancaire ne sont rien d'autre que des techniques organisationnelles (si malheureuses soient-elles) conçues pour faire face aux problèmes posés par les banques à réserves fractionnaires sous un régime de lois instaurant le cours légal.

156

Pour une perspective autrichienne sur la théorie de l'aléa moral, voir Jörg Guido Hülsmann, « The Political Economy of Moral Hazard », Politická ekonomie (février 2006). 157

Voir Pascal Salin, La vérité sur la monnaie (Paris : Odile Jacob, 1990)

158

Voir Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), pp. 636-39 ; Lawrence H. White, The Theory of Monetary Institutions (Oxford : Blackwell, 1999), pp. 70-80. 159

En ce qui concerne le cas des États-Unis, voir Murray N. Rothbard, A History of Money and Banking in the United States (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2002). En réalité, cartélisation légale et réglementation furent bien plutôt la règle que l'exception. Le seul cartel bancaire volontaire connu et qui demeura en place sur une période significativement longue fut le système Suffolk, nommé d'après la Banque Suffolk basée à Boston, qui organisa un système de compensation impliquant un réseau de banques de la Nouvelle-Angleterre. Le système Suffolk cessa ses activités lorsqu'un cartel concurrent, conduit par la Bank for Mutual Redemption commença à offrir des conditions réglementaires beaucoup moins strictes (voir ibid., pp. 115-22). Cet épisode semble mettre en lumière le problème fondamental de tout cartel volontaire essayant de limiter le pouvoir expansionniste des banques à réserves fractionnaires.

7. Le monopole du cours légal Jusqu'ici nous avons analysé l'impact économique des lois instaurant le cours légal en partant de l'hypothèse que ces lois étaient appliquées sans distinction à différents certificats monétaires. Mais ce cas de figure ne joue pratiquement aucun rôle pratique 160. Notre hypothèse nous a simplement aidés à préparer l'analyse du cas le plus pertinent, dans lequel seul un type de certificat monétaire joue le rôle de cours légal. Tournons-nous à présent vers l'analyse de ce cas. Supposons que trois pièces différentes soient produites au pays magique d'Oz : le ducat, le thaler, et la guinée. Supposons maintenant que le gouvernement confère cours légal au ducat seul, sans pour autant proscrire l'utilisation et la production des thalers et des guinées. Si l'ensemble de ces trois pièces constituent des certificats monétaires authentiques, l'impact de cette loi est pratiquement nul. Il est vrai que les gens qui n'ont pas confiance dans les ducats, ou qui ne les aiment pas pour quelque autre raison, peuvent désormais être forcés de les accepter, et que la menace d'une telle contrainte aura pour effet, dans quelques rares cas, de diminuer l'empressement de ces mêmes gens à prendre part à la division du travail. Mais de tels cas s'avèrent vraiment rares. Supposons maintenant que l'altération des pièces soit légale à Oz. Si l'ensemble de ces trois types de pièces avaient cours légal, leurs producteurs se lanceraient dans une course entraînant une déliquescence de la qualité de la monnaie, comme nous l'avons vu plus haut. Mais puisque seul le ducat a cours légal, aucune course de ce type ne s'instaure. Le ducat joue désormais bien plutôt le rôle de standard de l'altération – il sert d'étalon de mesure fixant le rythme d'altération que les deux autres types de pièces vont suivre servilement. Supposons, par exemple, que le ducat soit à ce point altéré qu'il ne contienne plus que 30 pour cent de son contenu nominal d'argent fin. Il serait alors absurde pour les autres producteurs d'altérer les thalers et les guinées davantage encore, disons, jusqu'à atteindre 20 pour cent de métal fin, parce que personne n'accepterait de telles pièces inférieures en paiement à hauteur de leur montant nominal complet. Mais il ne serait pas moins absurde pour les thalers et les guinées de contenir davantage d'argent, disons, 40 pour cent de leur montant nominal, parce que les débiteurs pourraient toujours payer avec des ducats. De même, plus personne n'utiliserait les thalers et les guinées : ces pièces seraient thésaurisées aussitôt après leur sortie de l'atelier monétaire, ou exportées à l'étranger. Nous voyons donc comment le monopole rend les privilèges conférant cours légal réalisables lorsqu'on l'applique aux pièces altérées. C'est la raison pour laquelle, historiquement, les lois instaurant le cours légal furent appliquées aux pièces altérées dans l'ensemble uniquement sous la forme d'un monopole – bien entendu, sous la forme d'un monopole accordé à l'atelier monétaire gouvernemental. Notons cependant que tous les autres inconvénients des privilèges conférant cours légal aux pièces altérées ne disparaissent pas pour autant : hétérogénéité du stock de monnaie et déflation forcée, réduction des revenus du gouvernement, destruction économique des créanciers et perturbation de la division 160

Le seul cas historique significatif fut le système bancaire italien du dix-neuvième siècle, lequel, durant les trois décennies qui suivirent l'unification de l'Italie, comporta cinq banques différentes émettant les billets ayant cours légal. Voir M. Fratianni et F. Spinelli, A Monetary History of Italy (Cambridge : Cambridge University Press, 1997), chap. 3.

internationale du travail. Nous avons vu que ces problèmes disparaissaient lorsque les lois instaurant le cours légal favorisaient les billets émis par les banques à réserves fractionnaires (et autres certificats monétaires altérés qui n'étaient pas incorporés matériellement au billon). Tournons-nous donc à présent vers l'analyse de la façon dont un monopole affecte les mécanismes du système des banques à réserves fractionnaires. Supposons que nous nous trouvions toujours dans le pays d'Oz. Seulement cette fois, personne à Oz ne fabrique des pièces, mais il existe trois banques émettant des billets qu'on appelle la livre, le mark et le franc. Supposons maintenant que le gouvernement confère cours légal à la livre seule, sans proscrire pour autant l'utilisation et la production des marks et des francs. Si l'ensemble de ces trois billets de banque constituent d'authentiques certificats monétaires, l'impact de cette loi est, ici encore, tout à fait négligeable. En revanche, si la pratique de la banque à réserves fractionnaires devient légale à Oz, un monopole du cours légal accordé à la livre sera suivi d'une inflation de la livre, tout comme dans le cas précédent s'était produite une inflation des ducats altérés. Pourtant toute ressemblance s'arrête ici. Tandis que le ducat dans notre exemple précédent jouait le rôle d'étalon de mesure de l'inflation, la livre dans notre exemple ne joue aucun rôle de ce type. Le privilège conférant cours légal aux billets de banque d'une banque n'interdit pas qu'un processus de déliquescence s'enclenche, processus durant lequel chacune des autres banques essaie de réduire ses réserves autant que possible. Supposons par exemple que la banque émettant les livres réduise ses réserves pour atteindre 30 pour cent de ses émissions nominales. Cela n'empêche en rien la banque émettant des marks et celle émettant des francs de réduire leurs réserves davantage encore, disons, pour atteindre 20 pour cent. Bien au contraire, les banques sont très fortement incitées à faire précisément cela. Nous avons noté en outre que les systèmes de banques à réserves fractionnaires sont victimes de l'aléa moral. Chaque banque est incitée à réduire de façon particulièrement imprudente ses réserves (en émettant des billets supplémentaires sans couverture) parce qu'elle peut s'appuyer sur les autres banques qui constituent une sorte de filet de sécurité. Cette incitation ne disparaît pas pour autant si une seule banque jouit des privilèges du cours légal. Toutes les autres banques ont alors tendance à utiliser les billets de cette banque, que tous les autres participants du marché sont contraints d'accepter à la place des véritables espèces, afin de couvrir leurs propres émissions de billets. Nous voyons donc que, lorsque les privilèges du cours légal sont accordés à une seule banque, la cartellisation et la centralisation de l'industrie bancaire se cristallise tout à fait naturellement autour de la banque privilégiée, transformant ainsi cette dernière en banque centrale. Notons que la banque privilégiée se retrouve alors dans la situation gênante suivante : en raison même du privilège qu'elle détient, elle doit conserver des réserves plus importantes que les autres banques, et elle va donc probablement opérer de façon moins rentable, du moins pour cette raison. Ce fut là en fait la plainte constante de la Banque d'Angleterre durant la plupart du dix-neuvième siècle. C'était la seule banque qui jouissait des privilèges du cours légal pour ses billets ; pourtant toutes les autres banques comptaient sur elle pour leurs réserves d'espèces et la forçaient ainsi à conserver des réserves bien plus importantes qu'elle n'aurait désiré en conserver autrement. En dépit du fait qu'une banque centrale est, sous bien des aspects, plus puissante que les autres banques, sa destinée n'est pas indépendante de ces dernières. Cette réalité ultime qu'est l'aléa moral est toujours présente, inhérente au principe des réserves fractionnaires. Et il est facile de voir que l'aléa moral a tendance à faire exploser le système bancaire dans sa totalité. Si les autres banques se montrent insuffisamment prudentes en réduisant leur coefficient de

réserve, la banque centrale doit tôt ou tard emboîter le pas, de peur de provoquer une crise bancaire sur-le-champ. Mais, d'un autre côté, la banque centrale ne peut pas indéfiniment réduire ses réserves sans menacer tôt ou tard ses propres liquidités, et avec elles les liquidités du système bancaire dans son entier. Ainsi, même si la banque centrale demeure légalement indépendante des banques commerciales, elle est en réalité leur servante. Même si elle n'a pas l'intention de stimuler l'inflation, elle doit jouer au chat et à la souris avec les banques commerciales. Le principe des réserves fractionnaires place le système bancaire sur un chemin expansionniste. Des directeurs ingénieux peuvent peut-être empêcher un grand nombre de crises de faire leur apparition tout au long de ce chemin ; mais de tels directeurs sont rares, et ils ne peuvent de toute façon empêcher que les demandes en remboursement excèdent finalement les réserves monétaires disponibles. L'histoire des cartels bancaires nationaux du dix-neuvième siècle, ainsi que celle des cartels bancaires internationaux jusqu'en 1971, se révèle être essentiellement l'histoire de la façon dont des directeurs ingénieux inventèrent sans arrêt de nouvelles institutions afin de retarder la faillite finale. Nous retracerons, dans les grandes lignes, cette histoire dans la troisième partie du présent ouvrage.

8. L'éthique du cours légal Les privilèges du cours légal sont encore plus difficiles à justifier que les simples privilèges de monopole dont nous avons traité au dernier chapitre. Le monopole légal, comme nous l'avons défini, restreint l'usage complet de la propriété individuelle. Il prive les citoyens d'options qu'ils auraient eues autrement. Il réduit le menu des choix qui s'offrent à eux. Pourtant, il ne menace pas la possibilité même de choisir. La personne qui agit est toujours libre de choisir entre les autres solutions restantes. En revanche, le privilège conférant cours légal s'attaque à la racine même du choix individuel. Il passe outre les accords contractuels faits par une personne en matière de monnaie. Le gouvernement impose l'utilisation d'une certaine monnaie privilégiée ou d'un certain certificat monétaire privilégié. Il contraint les citoyens à utiliser ces moyens de paiement, alors même qu'ils peuvent avoir d'autres obligations contractuelles et d'autres droits contractuels. C'est pourquoi Nicolas Oresme disait des altérations de la monnaie ayant cours légal (il partait du principe que toute monnaie avait toujours cours légal) qu'elles étaient « tout particulièrement contre-nature 161 ». Ces altérations sont bien pires que l'usure, car l'usure, du moins, naît de l'accord volontaire passé entre un débiteur et un créancier, tandis que les altérations sont réalisées en l'absence de tout agrément de ce genre et entraînent l'interdiction de l'ancienne monnaie. Comme l'écrivait Oresme : En effet, l'usurier remet son argent à quelqu'un qui le reçoit volontairement et qui peut ensuite en tirer parti pour subvenir à ses besoins. Ce qu'on lui donne en plus du capital, c'est par un contrat volontaire entre les parties. Mais, dans une mutation indue de la monnaie, le prince ne fait rien d'autre que prendre, sans leur accord, l'argent de ses sujets, en interdisant le cours de la monnaie antérieure, meilleure et que tous préféraient à la mauvaise, pour leur rendre ensuite un argent moins bon, en l'absence de toute nécessité et sans que cela puisse avoir une quelconque utilité pour eux. [...] Donc, dans la mesure où il reçoit plus d'argent 161

Oresme, « Treatise », chap. 16.

qu'il n'en donne, à l'encontre de l'usage naturel de celui-ci, cet accroissement est comparable à l'usure elle-même, mais elle est pire que l'usure en ce qu'elle est moins volontaire ou qu'elle s'oppose plus à la volonté des sujets, sans que cela puisse leur profiter, et en l'absence complète de toute nécessité. Puisque le gain de l'usurier n'est ni aussi élevé ni en général préjudiciable à autant de gens que l'est celui-ci, imposé à toute la communauté contre ses intérêts avec non moins de tyrannie que de fourberie, je me demande si l'on ne devrait pas l'appeler plutôt brigandage despotique ou exaction frauduleuse 162. Il est donc impossible de justifier les lois instaurant le cours légal, surtout lorsqu'elles sont appliquées afin de protéger l'altération des pièces et des certificats monétaires gagés sur des réserves fractionnaires. L'inflation se présente ici sous son plus mauvais jour. La boîte de Pandore est ouverte tandis que toute protection est refusée aux citoyens. Même le droit de légitime défense se retrouve proscrit. La voie est laissée libre aux maîtres de l'atelier monétaire et de l'industrie bancaire de s'enrichir – avec, parmi eux, le gouvernement, bien entendu, qui fournit la couverture légale du système dans son entier – aux dépens de la population. Une telle situation fait penser à ce passage : Ton argent n'est plus que scories, et ton vin le meilleur est coupé d'eau. Tes chefs sont des rebelles, complices de voleurs, ils aiment tous les pots-de-vin et sont avides de présents, ils ne défendent pas les droits de l'orphelin ; la cause de la veuve jamais ne leur parvient. C'est pourquoi l'Éternel, le Seigneur des armées célestes, le Puissant d'Israël, vous déclare ceci : « Malheur à vous ! Car je me débarrasserai de vous, mes adversaires, je vous ferai payer, ô vous, mes ennemis. Je tournerai ma main contre toi, ô Jérusalem, je fondrai tes scories, je te purifierai comme avec de la soude, et je vais supprimer tous tes déchets. » (Isaïe 1 : 22-25) Bien avant l'époque des banques, Oresme avait souligné le caractère scandaleux de la des proportions prises par l'inflation protégée par les lois instaurant le cours légal : [...] Au contraire, si le prince peut, à bon droit, faire une mutation simple de la monnaie et en retirer quelque gain, il peut, pour une raison analogue, faire une plus grande mutation et en retirer plus de gain, muer à plusieurs reprises et avoir encore plus de gain, [...] Il est vraisemblable que, si cela était permis, lui ou ses successeurs continueraient ainsi, ou de leur propre mouvement ou poussés par des conseillers, parce que la nature humaine incline et tend à s'enrichir toujours davantage quand elle peut le faire facilement. Ainsi, le prince pourrait enfin attirer à lui presque tout l'argent ou les richesses de ses sujets et les réduire à la servitude, ce qui serait faire entièrement preuve de tyrannie et même d'une vraie et parfaite tyrannie, comme il ressort des philosophes et des histoires des anciens 163. On se demande ce que ce grand esprit aurait trouvé à dire au sujet des institutions monétaires de notre temps. Déjà à son époque, Oresme avait affirmé que l'inflation institutionnalisée – qui ne peut seule exister que si elle bénéficie de la protection du gouvernement – transforme un tel gouvernement en un tyran. Et cette tyrannie devient parfaite si le gouvernement peut garantir l'inflation au moyen de la loi.

162

Ibid., chap. 17, p. 28.

163

Ibid., chap. 15, pp. 24f.

11. Les suspensions légales de paiement

1. La fonction sociale de la faillite Le problème fondamental de la monnaie fiduciaire à réserves fractionnaires c'est le remboursement. Si un nombre suffisamment important de clients souhaitent au même moment être remboursés, l'émetteur ne répondre à la demande. Il fait faillite. La plupart des gens tendent à voir la faillite comme quelque chose de négatif devant, si possible, être empêché. Si l'on considère la situation de la personne qui fait faillite et celle de ses partenaires commerciaux, une telle opinion est parfaitement compréhensible. Mais il est erroné de partir du principe que la faillite est préjudiciable d'un point de vue social plus large. La faillite remplit la fonction sociale capitale consistant à préserver le stock de capital disponible. Et elle joue ce rôle dans tous les scénarios concevables : lorsqu'elle résulte de la fraude, lorsqu'elle résulte de l'insolvabilité, et lorsqu'elle résulte du manque de liquidités. Analysons brièvement ces trois situations les unes après les autres. (1) Le trait caractéristique d'une société frauduleuse c'est qu'à aucun moment ses fondateurs n'ont eu l'intention de tirer des revenus de la commercialisation de véritables produits. Le seul objectif de la société consiste à abuser de la crédulité d'investisseurs et à transférer leurs fonds directement dans les poches des fondateurs. Le dommage causé aux investisseurs est manifeste. Pourtant, une telle fraude se révèle également socialement destructive, car elle consomme du capital sans le reproduire, diminuant ainsi les salaires futurs et la productivité des efforts humains. Le système frauduleux des banques à réserves fractionnaires en fournit une illustration. La faillite est sa mort naturelle, et les poursuites judiciaires des crimes banquiers, sa conséquence naturelle. (2) À la différence d'une société frauduleuse, ce n'est pas délibérément qu'une société insolvable consomme davantage de ressources qu'elle n'en produit. Elle appauvrit également la société, même si, à court terme, elle profite aux personnes qui sont partie prenante de la société insolvable, comme, par exemple, ses employés et ses fournisseurs. La seule façon, pour une société insolvable, de se maintenir en activité pendant un certain temps, consiste à consommer le capital d'une autre entité. Il s'agit d'ordinaire du propriétaire mais il peut également s'agir des créanciers. Dès que ces personnes refusent d'investir des fonds supplémentaires dans la société, la compagnie insolvable se retrouve à l'arrêt. Les employés sont licenciés et travaillent ensuite pour d'autres entreprises à des taux de rémunération inférieurs tandis que les machines et les autres biens d'équipement sont vendus à d'autres entreprises pour un montant inférieur à la valeur dernièrement inscrite sur les livres de compte. La compagnie est en faillite. Cela met fin aux entreprises qui gaspillent – qui sont par conséquent des entreprises indésirables d'un point de vue social et cette faillite force ceux qui sont partie prenante de la société (les ouvriers, les capitalistes) à investir leurs ressources humaines et matérielles dans d'autres entreprises, où les bénéfices sont inférieurs, mais qui produisent davantage qu'elles ne consomment. (3) Une société à court de liquidités diffère d'une compagnie insolvable en ce qu'elle ne souffre pas d'un décalage fondamental entre encaissement des recettes et paiements des dépenses. Il s'agit « juste » d'un problème temporaire de mauvaise gestion financière. Les banques à réserves fractionnaires légalisées représentent un tel cas de figure. Supposons qu'un banquier, appelons le Smith, soit incapable de répondre à des demandes de remboursement à

grande échelle, par exemple, au cours d'une panique touchant sa banque. Smith affirme que les données économiques fondamentales de son entreprise sont excellentes. Il existe juste un décalage temporaire entre ses dépenses et ses recettes. Si ses clients acceptaient de lui donner ne serait-ce que cinq heures (jours, semaines, mois) supplémentaires, il pourrait alors vendre ses actifs contre des espèces et répondre ainsi aux demandes de remboursement. Ne serait-il pas malheureux qu'il fasse faillite uniquement parce qu'il se trouve incapable d'honorer sur-lechamp sa promesse ? La plupart des gens sont tentés d'être d'accord. En conséquence, les législateurs ont souvent accordé le privilège légal des suspensions de paiement aux banques à réserves fractionnaires. Mais comme si souvent lorsqu'il s'agit de politique, l'expression « suspension de paiement » n'est qu'un euphémisme éhonté. L'expression sonne peut-être comme une expression chaleureuse et généreuse, mais la réalité est tout à fait différente. Le gouvernement, désormais, n'applique plus la loi en ce qui concerne les promesses que les banques privilégiées ont faites à leurs créanciers, alors qu'il applique la loi concernant le caractère obligatoire des paiements que ces banques reçoivent de leurs débiteurs. Voilà ce que signifient les suspensions de paiement. Avant d'examiner plus en détail ce privilège, notons que les prémisses mêmes d'un tel raisonnement apparaissent douteuses. Il n'est d'ordinaire pas possible pour les banques à réserves fractionnaires de vendre leurs actifs selon le montant inscrit sur les livres de compte en un temps raisonnablement court, surtout si la panique ne se limite pas à leur banque, mais s'étend à d'autres banques. Au cours d'une panique touchant toute l'économie – phénomène fréquent d'un point de vue historique – les prix monétaires de tous les actifs déclinent de façon plus ou moins drastique au-dessous des valeurs indiquées sur leur livre de compte. Aucune banque ne peut vendre ses actifs à la valeur inscrite sur les livres de compte. Dès lors, c'est la distinction (artificielle) entre insolvabilité et manque de liquidités dans son entier qui disparaît. De plus, même si nous accordons, pour les besoins de l'argument, que les actifs de la banque peuvent être vendus en un laps de temps raisonnable et à une valeur supérieure ou égale à la valeur inscrite dans les livres de compte, le raisonnement économique plaidant pour une application rigoureuse des lois économiques n'en demeure pas moins valide. Il faut en effet tenir compte du fait que Smith dans l'exemple ci-dessus na pas, en réalité, respecté son obligation contractuelle de rembourser ses billets à vue. Par conséquent, il doit au moins être vu comme un mauvais intendant de l'argent de ses clients, et la fonction de la faillite consistera alors à le chasser du poste de direction pour lequel il n'est de toute évidence pas fait. Il faut, de plus, tenir compte du fait que les concurrents ont peut-être anticipé les difficultés rencontrées par la banque et se sont peut-être préparés à acheter les actifs de la Banque Smith. Pourquoi les concurrents de cette banque devraient-ils être punis pour avoir fait preuve de retenue et d'un certain sens de l'anticipation ? Après tout, ils ont su conserver l'argent nécessaire à l'achat de la compagnie en faillite, fournissant ainsi à ses créanciers les espèces que Smith le propriétaire actuel était précisément incapable de leur fournir. S'ils avaient su que les banques à réserves fractionnaires faisaient exception à l'application des lois sur la faillite, ils auraient probablement monté eux aussi une banque à réserves fractionnaires. Plutôt que de se préparer à réparer le dommage causé par Smith, ils auraient eux-mêmes causé davantage de dommages de ce type, puisque ces dommages sont protégés par la loi.

2. L'analyse économique des suspensions légales de paiement Aussi longtemps que les banques à réserves fractionnaires ne jouissent d'aucun autre privilège que celui d'être reconnues par la loi, ce privilège supplémentaire des suspensions de paiement ne peut pas avoir de répercussions à grande échelle. La raison en est que, comme nous l'avons argumenté plus haut, dans de telles conditions le système des banques à réserves fractionnaires ne jouerait, en premier lieu, pratiquement plus aucun rôle important. De plus, sur un marché libre, en dépit de ce privilège supplémentaire que sont les suspensions de paiement, une banque en faillite s'effondrerait de toute façon très rapidement. L'exercice de ce privilège se révèle à double tranchant. Il aide la banque à se sortir d'une calamité momentanée, mais c'est également la preuve que la banque n'est pas fiable – ce qui ne constitue pas le meilleur des arguments lorsqu'on veut conserver ses clients actuels et en attirer de nouveaux. Les banques n'ont réussi à survivre aux suspensions de paiement que lorsque leur principal client était le gouvernement lui-même. La Banque d'Angleterre fit faillite après deux années d'activité, en 1696, et ne survécut que grâce à l'aide du gouvernement. La Couronne d'Angleterre, qui avait fourni son aide dans l'établissement de la banque, demeura son client principal et accorda des privilèges supplémentaires, tels que les suspensions de paiement, et la protection légale contre la concurrence des autres banques. Les choses sont complètement différentes lorsque les billets de banques à réserves fractionnaires ont cours légal. Il suffira ici que nous nous concentrions sur le cas de figure le plus pertinent, à savoir le cas d'une banque à réserves fractionnaires qui jouit du privilège de détenir le monopole du cours légal. Comme nous l'avons indiqué plus haut, un tel régime conduit tôt ou tard à faire des billets de banque privilégiés la seule devise du pays. Si la banque fait faillite dans une telle situation, et si le gouvernement lui accorde le privilège supplémentaire des suspensions de paiement, alors cet acte légal transforme ces billets de banque qui étaient jusque là de (faux) certificats monétaires en papier-monnaie. Si une banque peut compter sur le gouvernement pour autoriser la suspension des paiements, l'aléa moral fait son entrée. Se montrer prudente et maintenir d'importantes réserves devient alors moins impératif pour la banque. Et les clients de la banque seront encouragés à s'endetter auprès d'une banque dont ils savent qu'elle a la bénédiction du gouvernement. Le résultat est une augmentation du nombre de faillites.

3. L'éthique des suspensions légales de paiement Il n'est probablement pas nécessaire de s'attarder longuement sur le caractère inadmissible, du point de vue éthique, des suspensions de paiement. Nous avons déjà souligné que l'expression même de « suspensions de paiement » constituait un euphémisme éhonté destiné à masquer la réalité d'une rupture de contrat. La banque qui suspend ses paiements adopte la position absurde consistant à affirmer le principe légal selon lequel les contrats valides doivent être exécutés, mais uniquement lorsqu'il s'agit de recevoir les paiements qui lui sont dus en respect de ses droits contractuels ; tandis qu'au même moment - littéralement, dans un même souffle – ce même principe est rejeté lorsqu'il s'agit de rembourser ce qu'elle doit en respect de ses obligations contractuelles 164. Nous mentionnons cela ici uniquement par souci 164

Sur les implications légales de cette contradiction, voir Stephan Kinsella, « Punishment and Proportionality : The Estoppel Approach », Journal of Libertarian Studies 12, no. 1 (1996).

de complétude de notre exposé. Aucune tentative sérieuse de justification des suspensions de paiement n'a jamais été entreprise, du moins pas sur la base de la common law. Et, comme nous l'avons montré de façon détaillée, prétendre qu'il s'agit là d'une mesure justifiée dans l'intérêt du public ne saurait justifier la légitimité des suspensions de paiement.

12. Le papier-monnaie

1. Les origines et la nature du papier-monnaie L'analyse qui précède nous permet désormais de traiter du cas le plus important d'inflation forcée, à savoir le cas de la production de papier-monnaie. Nous avons déjà indiqué qu'aucun papier-monnaie n'avait jamais émergé spontanément sur le marché libre. Il fut toujours la création du gouvernement et fut, à ce titre, protégée par des privilèges légaux spéciaux. Nous avons de plus reconstruit la séquence d'événements typique par laquelle le papier-monnaie était établi : dans un premier temps, le gouvernement établit un système d'espèces jouissant d'un monopole, soit directement en proscrivant l'utilisation monétaire des autres métaux précieux, soit indirectement à travers l'imposition d'un système bimétalliste. Il accorde aux billets d'une banque à réserves fractionnaires privilégiée le monopole du cours légal. Enfin, lorsque les billets privilégiés ont évincé du marché les autres moyens d'échange restants, le gouvernement autorise sa banque favorite à refuser le remboursement (figurant pourtant dans les termes du contrat auquel elle a pourtant donné son accord) de ces billets. Cette suspension des paiements transforme alors ce qui était jusque là des billets de banque en papier-monnaie. Ce système correspond à la séquence d'événements qui se sont produits dans tous les pays les plus importants du monde occidental. Les billets de banques à réserves fractionnaires ont émergé au dix-septième siècle pour connaître, au cours du dix-huitième, des taux de croissance exponentiels au titre d'instruments principaux des finances publiques et grâce aux différents privilèges qui leur étaient accordés. Au cours du dix-neuvième siècle, les émissions de plusieurs banques privilégiées – celles qui allaient devenir plus tard les banques centrales – obtinrent le monopole du cours légal, tandis que l'utilisation de l'argent comme monnaie était proscrite soit directement (ce fut le cas de l'Allemagne et de la France), soit indirectement à travers les systèmes bimétallistes (comme en Angleterre et aux États-Unis). Afin de financer les destructions sans précédent de la Première guerre mondiale, les banques centrales de la France, de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne suspendirent alors le remboursement de leurs billets. Il va sans dire que cela se passa avec l'approbation et en réalité sur ordre des gouvernements nationaux. Seule la Réserve fédérale ne suspendit pas ses paiements durant la Première guerre mondiale, et elle fut à nouveau la seule à rembourser ses billets après la Seconde guerre mondiale sous le système appelé Bretton Woods, qui dura jusqu'à ce que le remboursement des dollars des États-Unis fut suspendu en 1971 (les autres banques centrales recommencèrent à rembourser leurs billets en or au cours de la période située entre 1925 et 1931). Depuis 1971, le monde entier a « abandonné l'étalon-or » - tous les pays utilisent des papiers-monnaies à cours forcé. Il est certainement possible d'imaginer d'autres voies permettant d'introduire le papiermonnaie, mais cela ne nous intéresse pas ici. Ce sur quoi nous voudrions attirer ici l'attention c'est sur le fait qu'en réalité, les papiers-monnaies ont été introduits chaque fois par différentes atteintes progressives à la propriété privée, et au moyen de ruptures massives de contrat perpétrés par les banques centrales. Ces faits sont certainement pertinents pour une évaluation morale du papier-monnaie et mettent en lumière la part de péché originel qui caractérise le papier-monnaie. Plus crucial encore pour une juste évaluation morale et économique du papier-monnaie est le fait fondamental que, même de nos jours, tout papier-monnaie n'existe qu'en vertu d'un privilège légal spécial, qui le protège de la concurrence d'autres papiers-monnaies ainsi que de

la concurrence des monnaies naturelles que sont l'or et l'argent. En particulier, le papiermonnaie a toujours cours légal et jouit toujours d'un monopole s'agissant des paiements qui doivent être faits au bénéfice gouvernement 165. Cela nous conduit à l'importante conclusion selon laquelle un papier-monnaie de ce type constitue par sa nature même une forme d'inflation forcée. Il existe uniquement parce que toute une série de privilèges légaux lui ont été attribués 166. Ce papier-monnaie se trouve toujours et partout en quantité plus importante que la quantité qui serait susceptible d'exister sur un marché libre, pour la simple raison que sur le marché il ne pourrait tout simplement pas se maintenir en circulation. C'est le seul sens dans lequel on peut considérer que le papier-monnaie est une forme d'inflation. Il nous faut souligner ce point ici car une grande ambiguïté a été introduite dans le débat par un certain nombre d'opposants au papier-monnaie, qui l'ont critiqué en avançant l'argument selon lequel produire du papier-monnaie constituait une forme de contrefaçon 167. Mais ce n'est pas le cas. Une autorité monétaire qui produit son propre papier-monnaie ne s'adonne pas à la contrefaçon. Elle ne prétend pas faire ou représenter quoi que ce soit d'autre que ce qu'elle fait et représente. On pourrait être tenté de voir dans les billets actuels de la Banque d'Angleterre un contreexemple. Ces billets de banque ne présentent pas seulement l'image de la Reine Elizabeth, mais également l'empreinte « Je promets de payer à vue au porteur la somme de 20£ » (sur 165

C'est sur ce point que la théorie monétaire de Ludwig von Mises présente l'une de ses seules faiblesses. Mises affirme ainsi : « Il peut difficilement être contesté que la monnaie à cours forcé au sens strict du terme est théoriquement concevable. La théorie de la valeur prouve la possibilité de son existence » (Theory of Money and Credit, [Indianapolis : Liberty Fund, 1980], p. 75, voir également p. 125). Il convient de souligner que l'expression « monnaie à cours forcé » dans le livre de Mises est une traduction l'expression originale « Zeichengeld » dont la traduction littérale donne « monnaie-signe ». En fait, l'essence de la monnaie à cours forcé selon Mises c'est l'ensemble des marques légales spéciales destinées à faciliter leur évaluation par les utilisateurs de monnaie. Cela n'a rien à voir avec l'invasion des droits de propriété de ces utilisateurs de monnaie. La monnaie à cours forcé « comprend les choses présentant une qualification légale spéciale » (ibid., p. 74). Tout ce que le gouvernement fait ici consiste à « sélectionner certaines pièces de métal ou certains morceaux de papier parmi l'ensemble des choses du même genre de façon à ce qu'elles puissent être sujettes à un processus d'évaluation indépendant du processus d'évaluation portant sur le reste » (ibid.). Dans la mesure où même Mises avait tort à ce sujet, on peut certainement excuser les auteurs qui se sont laissés aller à certains excès ayant la même erreur pour origine. Michel Novak illustre ce type de position, lui qui vante le caractère non matériel des papiers-monnaies modernes dans son ouvrage Spirit of Democratic Capitalism (New York : Simon & Schuster, 1982), pp. 348-49. Mais afin de fournir une réelle démonstration, il faudrait prouver (1) que l'utilisation des pièces d'or et d'argent exclut intrinsèquement l'épanouissement des vertus spirituelles et morales, et (2) que l'absence de dimension « matérielle » du papier-monnaie est intrinsèquement louable d'un point de vue spirituel et moral. Aucune preuve de cette nature n'a jamais été apportée, et on peut prédire à coup sûr qu'aucune preuve de ce type ne sera jamais apportée. Comme nous l'avons soutenu, la situation est exactement contraire à l'hypothèse dont partent Novak et les autres. C'est la matérialité même de l'or, de l'argent et des autres métaux précieux qui rend ces derniers particulièrement adaptés pour jouer le rôle de monnaie dans une société libre ; tandis que c'est le caractère non matériel même du papier-monnaie qui nécessite une contrainte constante afin de le maintenir en circulation. 166

Ce point avait apparemment déjà été souligné au dix-neuvième siècle par le juriste allemand Thöl. Voir Karl Heinrich Rau, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, 7ème éd. (Leipzig & Heidelberg, 1863), §295, annotation (d), p. 373. 167

Voir en particulier Murray N. Rothbard, The Mystery of Banking (New York : Richardson & Snyder, 1983), pp. 51-52 et passim ; Gary North, Honest Money (Ft. Worth, Texas : Dominion Press, 1986), chap. 9 ; Thomas Woods, The Church and the Market (Lanham, Md. : Lexington Books, 2005), p. 97 ; Friedrich Beutter, Zur sittlichen Beurteilung von Inflationen (Freiburg : Herder, 1965), pp. 157, 173. Beutter qualifie également l'inflation de vol ; voir ibid., 91, 154.

des billets de 20£). Ne s'agit-il pas ici d'une promesse frauduleuse ? D'un cas de contrefaçon ? La réponse est non. En réalité, la promesse de payer 20£ n'est rien de plus qu'une marque de respect devant l'esprit britannique, lequel vénère la préservation de formes qui ont depuis longtemps survécu à la mort de leur ancien contenu. Jusqu'en 1914, et ensuite entre 1925 et 1931, la Banque d'Angleterre remboursait ses billets de 20£ en une quantité d'or qui était appelée « la somme de 20£ ». De nos jours, elle rembourse ces billets en autres billets du même genre. En réalité, à l'époque, l'expression « la somme de 20£ » avait une signification légale différente de celle qu'elle a de nos jours : cette expression désignait environ une quantité de 5 onces d'or 168. De nos jours, elle signifie quelque chose de différent. La suspension des paiements a transformé l'expression « la somme de 20£ » en une tautologie autoréférentielle – elle désigne désormais des billets de 20£. Les billets qui promettent le paiement de « la somme de 20£ » ne promettent rien de plus que de réaliser des paiements avec ces mêmes billets. Cela jette bien sûr une lumière certes peu flatteuse sur la Reine d'Angleterre, qui apparaît comme une personne faisant des promesses vides. Mais c'est là tout au plus une curiosité, non un mensonge.

2. Transsubstantiations inverses Nous devons poursuivre les remarques précédentes un peu plus loin. C'est là en effet un problème caractéristique du papier-monnaie qu'il donne à des formes traditionnelles un contenu radicalement nouveau. La suspension des paiements qui transforme des billets de banque en papier-monnaie entraîne une série de « transsubstantiations inverses » - expression que nous utilisons parce que le phénomène en question comporte une certaine ressemblance avec l'événement liturgique central de la messe catholique. Nous devons parler de transsubstantiation inverse, cependant, dans la mesure où la transsubstantiation qui résulte des efforts humains dans la sphère économique ne conduit pas à la sanctification des choses ou à leur amélioration de quelque manière que ce soit 169. Supposons qu'une banque centrale émette des billets de banque ayant cours légal, et que ses billets circulent très largement. Un jour le gouvernement autorise la banque à suspendre le remboursement définitivement. Les billets continuent de jouir du privilège du cours légal, et la banque déclare qu'elle n'a pas la moindre intention de reprendre le remboursement à quelque moment du futur que ce soit. Cela transforme les anciens billets de banque antérieurs en papier-monnaie et ce qui était jusque là une banque centrale en un producteur de papiermonnaie. Les anciens billets de banque et l'ancienne banque préservent toutes leurs caractéristiques extérieures – pour la vue, l'odorat et le toucher il s'agit des mêmes billets qu'avant, les bâtiments de l'ancienne banque présentent toujours l'inscription « banque », et ainsi de suite – mais leur nature a changé. Les billets ne sont plus des certificats 170. Ils sont 168

1 once d'or était définie comme équivalent à 3 livres, 17 shillings, 10,5 pennys, soit 3.89 £.

169

Je dois l'expression de « transsubstantiation inverse » au professeur Jeffrey Herbener. Pendant un certain nombre d'années, j'ai utilisé en classe l'expression « transsubstantiation économique », mais il s'agit là d'un euphémisme. 170

Les empreintes sur les pièces ou les billets de banque ne certifient plus la propriété d'un certain montant de métal précieux. Elles certifient plutôt l'origine légitime de ces pièces et de ces billets de banque. De même, les pièces contemporaines ne sont plus des certificats ; elles ne sont même plus une forme de monnaie fiduciaire

simplement ce qu'ils sont : des bouts de papier ayant cours légal. Et l'ancienne banque, même si elle conserve l'appellation « Banque XY » ou « Banque de Ruritanie », cesse d'être une banque. Une banque s'occupe de monnaie – elle sert d'intermédiaire financier, elle sert à sauvegarder les dépôts, à émettre des certificats monétaires, et ainsi de suite. Certaines banques – les banques à réserves fractionnaires - falsifient en réalité leurs certificats monétaires. Mais aucune banque au sens propre du terme ne créé jamais de monnaie. En revanche, le producteur de billets inconvertibles ayant cours légal créé de la monnaie. Ce n'est pas un banquier, mais un producteur de monnaie, au sens où, de manière très similaire, les compagnies minières d'or et d'argent sont des producteurs de monnaie sur le marché libre. Nous voyons ainsi en quel sens la transsubstantiation inverse se produit à travers des actes légaux qui autorisent la suspension de paiement des billets ayant cours légal. De tels actes préservent toutes les apparences des billets et des émetteurs de ces billets mais changent leur essence. Le monde dans lequel nous vivons est un monde de papier-monnaie. Le 15 août 1971, la banque centrale du monde, la Réserve fédérale, suspendit le remboursement de ses billets, et, à l'heure actuelle, personne ne parle d'une éventuelle reprise du remboursement de ces billets en espèces. L'acte légal qui a autorisé la suspension d'août 1971 a transformé le dollar U.S. en papier-monnaie, et, de la même manière, elle a transformé les billets de banque émis par toutes les autres banques centrales en papier-monnaie également. Il est vrai que nous appelons toujours notre papier-monnaie « billets de banque », que nous appelons la Réserve fédérale une « banque », que la Banque du Japon a préservé son nom, et qu'une nouvelle « banque » du même type a été établie, à savoir, la Banque centrale européenne. Mais en réalité nos billets de banque actuels ne sont plus des billets de banque, et les « banques » mentionnées cidessus ne sont pas des banques 171. Nous soulignons en détail ces faits parce que le problème dans son ensemble pose de grandes difficultés même aux observateurs expérimentés, et c'est l'une des sources de confusion les plus répandues pour les étudiants en affaires monétaires. Bien entendu, nous ne pouvons pas nous lancer ici dans l'exploration des questions philosophiques intéressantes liées au phénomène de la transsubstantiation inverse. Nous devons nous concentrer sur les implications pratiques de la production de papier-monnaie.

3. Les limites du papier-monnaie Un aspect important de cette nouvelle réalité c'est que les institutions comme la Réserve fédérale ne peuvent pas faire faillite. Elles peuvent imprimer n'importe quel montant d'argent dont elles pourraient avoir besoin pour leur propre convenance à un coût pratiquement nul. Qu'on pense qu'il suffit d'une goutte d'encre pour ajouter un ou deux zéros à un billet de 100$ ! Voici la grande différence qui existe entre la production de papier-monnaie et la production de monnaies naturelles comme l'or et l'argent. Les compagnies minières peuvent faire faillite. Elles ne peuvent pas augmenter leur production ad libitum, parce que la production profitable d'or et d'argent n'est possible qu'à l'intérieur d'étroites limites. Comme comme c'était le cas au cours des époques antérieures. 171

Nous devrions dire, de façon plus précise, que la nature des « billets de banque » d'aujourd'hui est différente de la nature des billets de banque avant le moment où leur remboursement a été suspendu ; et que la nature des banques centrales actuelles est différente de la nature de ces institutions avant la suspension des paiements.

nous l'avons vu, aucune limite de ce type n'existe dans le cas de la production de papiermonnaie 172. Ce qui impose certaines contraintes aux producteurs de papier-monnaie n'est pas le danger de la faillite, mais le danger de l'hyperinflation. Si le pouvoir d'achat de leurs billets décline à un rythme si rapide qu'il devient ruineux de les conserver dans son portefeuille pendant le moindre laps de temps, alors les citoyens vont à un moment donné préférer renoncer complètement aux bénéfices des échanges monétaires plutôt que de continuer à utiliser ces billets. Ce point est atteint lorsque les billets perdent la plus grande partie de leur pouvoir d'achat d'heures en heures – un phénomène typique dans la phase terminale des hyperinflations historiques. Les gens cessent alors d'utiliser la devise (“le sauve-qui-peut monétaire”) et l'économie se désintègre, surtout si le gouvernement ne met pas un terme au privilège du cours légal ou n'adopte pas quelque autre mesure d'urgence, comme, par exemple, une réforme monétaire complète 173. L'hyperinflation constitue une limitation plutôt lâche. Au cours des trente dernières années, les papiers-monnaies nationaux et internationaux ont été produits en quantités extraordinaires, surpassant toute expérience inflationniste passée n'ayant pas conduit à un effondrement. Mais en dépit du fait que certaines devises mineures se sont effondrées à cause d'une hyperinflation, aucune des devises majeures (le dollar, le yen, et l'euro) n'a jusqu'à présent partagé le même sort.

4. L'aléa moral et la dette publique La conséquence la plus visible de l'inflation globale du papier-monnaie au cours des trente dernières années c'est l'explosion de la dette publique. Certes, les dettes des particuliers et des organisations privées ont augmenté également, et c'est là aussi une conséquence de l'inflation. Mais la croissance de ces dettes est sans commune mesure avec la croissance de la dette publique. Prenez la situation d'un débiteur privé. Les montants qu'il peut emprunter aux autres personnes sont essentiellement limités par ses actifs actuels et par ses espérances de revenus. Il se trouvera tout simplement dans l'impossibilité de rembourser toute somme excédant cette 172

Il y a quelques années, le directeur actuel de la banque centrale des États-Unis a souligné cette possibilité, et la volonté des autorités d'y recourir, si nécessaire, afin de dissiper les peurs liées à la déflation. Il déclara : Comme l'or, les dollars des États-Unis n'ont de valeur que pour autant que leur quantité est strictement limitée. Mais le gouvernement des États-Unis possède une technologie, appelée la planche à billets (ou, de nos jours, son équivalent électronique), qui lui permet de produire autant de dollars des États-Unis qu'il le désire à un coût quasi-nul. En augmentant le nombre de dollars en circulation, ou même en menaçant de façon crédible de le faire, le gouvernement des États-Unis peut également réduire la valeur d'un dollar en termes de biens et de services, ce qui équivaut à augmenter les prix en dollars de ces biens et de ces services. Nous concluons que, dans un système de papier-monnaie, un gouvernement déterminé peut toujours engendrer une augmentation des dépenses et par conséquent une inflation positive. (Ben Bernanke, « Deflation : Making Sure 'It' Doesn't Happen Here » [Remarques exposées devant le club national des économistes, Washington, D.C., 21 novembre 2002]) 173

À nouveau, il convient de noter que toutes les hyperinflations de l'histoire ont été des inflations de papiermonnaie. Voir Peter Bernholz, Monetary Regimes and Inflation (Cheltenham, U.K. : Edward Elgar, 2003).

limite. (D'un point de vue économique, toute monnaie « prêtée » à cet individu au-delà de cette limite ne constituerait en rien un crédit, mais une forme d'aide.) Par conséquent, les dettes privées tendent, dans l'ensemble, à croître en période d'inflation dans la mesure où la croissance des revenus monétaires justifie des crédits toujours plus élevés. Mais si forte que puisse être l'inflation, le montant de crédit privé accordé est toujours limité par des actifs présents et les espérances de revenus. Comparons maintenant cet état de fait avec la situation qui est celle du gouvernement. Le montant monétaire qu'il peut emprunter dépend également de ses ressources présentes et des revenus qu'il peut attendre du produit des impôts. Cependant, ses ressources monétaires potentielles sont illimitées parce qu'il bénéficie d'un crédit illimité de la part de la banque centrale, le producteur national de papier-monnaie. Les banques centrales sont des institutions publiques tenues par un devoir de loyauté et par des obligations spéciales envers leur gouvernement. Comme nous l'avons vu, elles ne peuvent pas faire faillite, parce qu'elles peuvent créer ex nihilo n'importe quelle quantité de monnaie sans aucune limitation technique ou économique. Il s'ensuit que les gouvernements à leur tour ne peuvent pas faire faillite aussi longtemps qu'ils sont assurés de la loyauté la plus totale de la part de leurs banques centrales. De plus, ils peuvent obtenir un crédit bien supérieur à leurs actifs actuels et aux revenus qu'ils peuvent espérer obtenir des impôts. Les investisseurs savent que le producteur de papiermonnaie se porte garant du gouvernement. Ils savent par conséquent que le gouvernement sera toujours capable de faire face à ses obligations financières qui sont dénommées dans la monnaie de sa banque centrale. Par conséquent, les investisseurs seront toujours disposés à acheter toujours davantage d'obligations du gouvernement même s'il n'y a aucun espoir que la dette publique puisse être jamais remboursée avec le revenu des impôts. La dette publique a donc tendance, sous un régime de papier-monnaie, non pas à croître au même rythme que le stock de monnaie, mais à croître à un rythme beaucoup plus rapide. Par exemple, dans le cas des États-Unis, depuis 1971 le stock de monnaie a été augmenté par un facteur de 6, tandis que la dette fédérale a été multipliée par 20 (voir Table 1). Ceux qui doutent de la loyauté des banques centrales d'aujourd'hui à l'égard de leur gouvernement devraient prendre en compte le fait que la direction de ces institutions comprend exclusivement des responsables nommés par les hommes politiques et que leur « indépendance » tant vantée peut être abrogée par une simple majorité parlementaire.

Table 1 : Évolution de M1 et de la dette publique aux États-Unis M1 milliards de dollars U.S. au 1er janvier

Dette fédérale milliards de dollars U.S. données annuelles

1960

206

389

1980

386

930

1990

795

3233

Table 1 : Évolution de M1 et de la dette publique aux États-Unis 2000

1121

5674

2005

1367

7933

Source : la Réserve fédérale de Saint Louis ; Bureau de la dette publique

On pourrait alors objecter que les banques centrales ne disposent pas en fait de l'autorisation légale de réapprovisionner le porte-monnaie public en utilisant la planche à billets. Mais cette objection manque sa cible même si elle est correcte en un sens étroitement technique. Certes, les banques centrales ne peuvent pas se lancer de manière directe dans le renflouement de leur gouvernement. En revanche, rien ne les empêche de le faire de façon plus indirecte, avec l'aide de leurs partenaires du secteur bancaire et des marchés financiers. En fait, les banques centrales augmentent le stock de monnaie essentiellement à travers l'achat de titres financiers à court terme (on appelle cela « la politique du marché ouvert”). Aucune loi n'interdit – la chose est même inconcevable – que de tels achats soient réalisés avec pour contrepartie l'obligation explicite ou implicite pour le vendeur d'accorder de nouveaux crédits au gouvernement. Dans la pratique courante, il n'est pas même nécessaire d'imposer une obligation de ce type. Les banques et les fonds d'investissement achètent avec empressement les obligations du gouvernement.

5. L'aléa moral, l'hyperinflation, et la réglementation De nombreux économistes ont spéculé au sujet de la faisabilité de systèmes de papiersmonnaies purs. Certains ont soutenu que les producteurs de papier-monnaie pourraient fabriquer de la monnaie de meilleure qualité – à savoir offrant un pouvoir d'achat plus stable – que les monnaies traditionnelles, l'or et l'argent. Et ils ajoutent que c'est ce qui se passerait si les producteurs de papier-monnaie étaient forcés d'opérer sur un marché libre. Ce ne sont là que des sornettes pour intellectuels. L'idée d'un papier-monnaie stable contredit toute expérience historique. Et les arguments théoriques en faveur de cette idée ne reposent que sur du sable. Nous avons déjà indiqué que l'idéal d'un pouvoir d'achat stable constituait une chimère, et que nous avions de bonnes raisons de croire qu'aucun papiermonnaie ne pourrait se maintenir dans une situation de concurrence véritablement libre avec l'or et l'argent. Nous pouvons désormais enrichir notre propos en ajoutant un élément d'explication supplémentaire. Il est, en effet, tout à fait douteux que les producteurs de papiermonnaie, même s'ils souhaitaient vraiment stabiliser le pouvoir d'achat de leur produit, puissent empêcher une crise économique générale. La raison en est, de nouveau, que la simple possibilité d'augmenter artificiellement le stock de monnaie entraîne un aléa moral. La production d'or et d'argent ne dépend pas de la bonne volonté des compagnies minières et des monnayeurs ; et les utilisateurs des pièces d'or et d'argent, tout comme les créanciers et les débiteurs, le savent. Ils ne spéculent pas, par conséquent, sur l'apparition soudaine de stocks supplémentaires d'or et d'argent émergeant miraculeusement des profondeurs des

mines. Ils commettent toutes sortes d'erreurs dans leurs spéculations, mais pas celle-là. En revanche, sous un étalon papier-monnaie, les gens spéculent sur la bonne volonté des producteurs de papier-monnaie ; et ce n'est pas sans raison qu'ils forment de telles spéculations. De telles spéculations se forment à grande échelle, parce que les gens savent que pratiquement n'importe quelle quantité de papier-monnaie peut être produite. Il ne s'agit là véritablement que d'une question de bonne volonté de la part des producteurs. Il s'ensuit que plus ou moins tous les participants du marché vont tendre à spéculer plus ou moins imprudemment qu'ils n'auraient spéculé sinon – ce qui constitue le plus sûr moyen de gaspiller des ressources et d'entraîner un effondrement macroéconomique éventuel. Si seul un petit nombre de personnes spéculent sur l'aide éventuelle du producteur de papier-monnaie, ils peuvent être aidés au moyen de la planche à billets aux dépens de tous les autres propriétaires de monnaie. Supposons que le stock de monnaie d'une économie soit de trois milliards de thalers. Si un entrepreneur fait faillite et est aidé par ses amis des banques centrales avec trois millions de thalers fraîchement imprimés au moyen de la planche à billets, l'impact sur les prix peut s'avérer presque imperceptible. Mais supposons maintenant que mille entrepreneurs fassent la même chose. Le propriétaire de la planche à billets se trouve confronté à un choix difficile. Soit il les aide à leur tour, mais dans ce cas il va devoir doubler le stock de monnaie, ce qui ne manquera pas d'avoir des répercussions négatives dramatiques. Ou bien il refuse de répondre favorablement à ces appels à l'aide, mais c'est au prix de faillites en série 174. La seconde branche de l'alternative ne constitue, bien entendu, pas une véritable option. La pression politique exercée sur le producteur de papier-monnaie afin qu'il réponde favorablement à ces demandes d'aides serait si forte qu'il pourrait difficilement résister à une telle pression et espérer continuer à entretenir des relations commerciales pacifiques avec le gouvernement et les autres. Il est naïf de croire qu'il puisse impressionner les gens avec son argument en faveur d'une monnaie stable tandis que leurs affaires s'effondrent les unes après les autres en masse. Et même si l'on met cela de côté, cette solution comporte également des risques commerciaux importants pour lui. Une situation de faillites à grande échelle est d'ordinaire incompatible avec un niveau des prix stable, et cela est susceptible de réduire le taux de change vis-à-vis des autres devises. Mais supposons que le producteur de papier-monnaie annonce avec une voix dure et un regard inflexible que la détermination qui est la sienne de ne jamais au bien jamais (“lisez sur mes lèvres”) émettre davantage de billets qu'il n'est nécessaire à la stabilisation du pouvoir d'achat est inébranlable. Cela serait-il aussi rassurant que les garanties implicites présentées par un étalon-or ou un étalon-argent ? La réponse est évidente. D'où l'inéluctable dilemme auquel doit faire face le producteur de papier-monnaie : sa simple présence crée un aléa moral auquel peuvent céder tous les autres participants du marché. Cela va à son tour rendre impossible pour lui d'éviter les taux croissants d'inflation sur le long terme, avec comme perspective finale une hyperinflation galopante. L'Occident n'est toujours qu'au début de sa grande expérience avec le papier-monnaie – trente années ne représentent pas grand-chose pour une institution monétaire. Mais déjà les considérations précédentes trouvent une confirmation immédiate dans les statistiques 174

Nous pouvons négliger ici toutes les considérations concernant la mésallocation intertemporelle des ressources qu'une telle spéculation de masse peut entraîner. Voir Jörg Guido Hülsmann, « Toward a General Theory of Error Cycles », Quaterly Journal of Austrian Economics 1, n° 4 (1998).

économiques des trente années passées, lesquelles témoignent d'une croissance exponentielle du stock de monnaie, ainsi que des dettes privées et publiques, dans tous les pays occidentaux majeurs. Les preuves de l'existence d'un aléa moral à grande échelle peuvent être trouvées au cours des dix dernières années ou presque dans la folie boursière, ainsi que dans la période d'essor économique qu'a connu le secteur immobilier au Royaume-Uni et aux États-Unis. Dans ces situations, les participants du marché ont invariablement fait montre du même comportement caractéristique. Ils ont évalué les actifs sans prêter la moindre attention aux taux de capitalisation, spéculant entièrement sur la découverte, à un point du futur, d'un acheteur encore plus optimiste qu'eux-mêmes à présent et qui consentira ainsi à payer un prix encore plus élevé. Prenons le boom actuel (2006) du marché immobilier aux États-Unis. De nombreux américains sont absolument convaincus que l'immobilier américain est l'un des rares investissements qui ne présente aucun risque. Peu importe ce qui se passe sur le marché des valeurs ou dans les autres strates de l'économie, les prix de l'immobilier vont monter. Ils croient eux-mêmes avoir trouvé le bon filon comme le confirment les données historiques. Bien entendu, cette croyance est une illusion mais le trait caractéristique d'un boom c'est précisément que les gens abandonnent tout sens critique. Ils ne réalisent pas que leur producteur de monnaie – la Réserve fédérale – est peut-être déjà entré dans les premières phases de l'hyperinflation, et que la seule raison pour laquelle la chose est demeurée en grande partie invisible c'est parce que la plus grande partie de la nouvelle monnaie a été exportée en dehors des États-Unis 175. Les prix monétaires ont augmenté de façon colossale au-delà du niveau qu'ils auraient atteint sans la production continuelle de greenbacks, mais l'augmentation absolue du niveau des prix domestiques (telle qu'elle est mesurée par les diagrammes de l'indice des prix à la consommation IPC) a été relativement modérée jusqu'à présent. Cependant, dès que les étrangers commenceront à ralentir leur achat de dollars des États-Unis, les prix domestiques vont commencer à monter en flèche, et c'est alors l'hyperinflation qui sera imminente. Dans le passé, les gouvernements ont essayé de contourner cette tendance au moyen de réglementations. L'existence d'un aléa moral se manifesta d'abord dans l'industrie bancaire, et de nos jours cette industrie est en effet très fortement réglementée 176. Les banques doivent conserver certains montants minimum de fonds propres et de réserves, elles doivent observer un grand nombre de règles lorsqu'elles accordent un crédit, leurs cadres doivent avoir certaines qualifications, et ainsi de suite. Pourtant ces stipulations taillent les branches du mal sans l'attaquer à la racine. Elles cherchent à limiter certains excès connus qui naissent de l'aléa moral, mais elles n'éradiquent pas l'aléa moral lui-même. Comme nous l'avons vu, l'existence même du papier-monnaie implique un aléa moral. Parce qu'un producteur de papier-monnaie peut renflouer pratiquement n'importe qui, les citoyens se mettent à spéculer de manière 175

Selon le Conseil de la Réserve fédérale, entre 1995 et 2005, la Réserve fédérale a augmenté ses émissions de billets au rythme annuel de 6,6 pour cent (comparez : sous l'étalon-or, la production annuelle a rarement ajouté plus que 2 pour cent au stock d'or existant). Le Conseil estime qu'entre la moitié et les deux tiers de tous les billets de dollars des États-Unis sont détenus à l'étranger. Voir http ://www.federalreserve.gov/paymentsystems/coin/default.htm (mise à jour du 14 mars 2006). 176

La même chose est vraie des marchés financiers et du marché du travail. Les autres marchés qui sont également fortement affectés par l'aléa moral lié à l'existence du papier-monnaie ont jusque là échappé aux réglementations lourdes. Le marché immobilier constitue une illustration remarquable de ce cas de figure.

imprudente et comptent sur l'émission de papier-monnaie pour se renflouer, surtout lorsque tout le monde fait la même chose. Pour combattre ce type de comportement de manière efficace, il faut abolir le papier-monnaie. Les réglementations ne font que canaliser ce comportement imprudent dans d'autres directions. On peut vouloir défendre une position pragmatique consistant à combattre l'aléa moral de façon ad hoc chaque fois qu'il se montre. Cela conduirait alors à réglementer les industries les unes après les autres, jusqu'à ce que l'économie dans sa totalité soit enserrée dans un réseau de micro-réglementations. Cela assurerait bien entendu le rétablissement d'un certain ordre, mais ce serait l'ordre propre à un cimetière. Personne ne serait plus en mesure de faire la moindre (potentiellement imprudente) décision d'investissement. Tout devrait suivre les règles mises en place par la législature. En bref, la seule façon de combattre l'aléa moral sans détruire sa source, l'inflation forcée, c'est de soumettre l'économie à une planification centralisée de type soviétique. La planification centrale ou l'hyperinflation (ou un mélange des deux) – c'est là l'avenir que nous promet une économie sous un régime de papier-monnaie. L'unique troisième voie consiste à abolir complètement le papier-monnaie et à retourner à un ordre monétaire solide.

6. L'éthique du papier-monnaie Nous n'avons pas besoin de nous étendre longtemps sur l'éthique du papier-monnaie. À la lumière de l'analyse précédente, les choses sont claires. Constatons tout d'abord, sur le simple fondement des origines illégitimes du papier-monnaie qu'il existe de bonnes raisons morales de s'opposer à son existence. Le papier-monnaie n'a jamais été introduit à travers la coopération volontaire. Dans tous les cas connus, il a été introduit par la contrainte et par la force, et accompagné parfois de la menace de subir la peine capitale. Et, comme nous l'avons vu, il existe de bonnes raisons de croire que le papier-monnaie par sa nature même implique une violation des droits de propriété à travers le monopole et le privilège leur conférant cours légal. Mais c'est, du moins, un fait qu'à présent, tous les papiersmonnaies du monde continuent d'être protégés par un tel privilège légal dans leurs pays d'origine. Nous avons soutenu que rien ne justifie l'existence de ce privilège, a fortiori lorsqu'il s'agit de monnaie, car l'inflation forcée ne répond à aucun besoin. Il s'ensuit que les papiers-monnaies actuels, qui prospèrent grâce à ce privilège sont inadmissibles sur le plan moral. La production du papier-monnaie a posé d'énormes obstacles à la formation d'un jugement éthique adéquat. Parmi les économistes, les adversaires du papier-monnaie affirment d'ordinaire que produire du papier-monnaie c'est créer de l'inflation – comme si la distinction entre la production de monnaie et l'inflation pouvait être faite purement selon des critères physiques. Mais cette conception est problématique parce que cela revient presque à condamner en soi la production de monnaie. Le point crucial concernant les papiers-monnaies actuels ce n'est pas le fait qu'il s'agisse de papiers-monnaies, mais qu'il s'agisse de papiersmonnaies à cours forcé. Il serait possible de justifier la poursuite de leur production, en dépit du fait qu'ils ont été introduits par des moyens illégitimes. Mais leur imposition par la loi ne peut pas être justifiée, comme nous l'avons soutenu de manière détaillée.

13. L'héritage culturel et spirituel de l'inflation forcée

1. Les habitudes engendrées par l'inflation L'idée que l'inflation est néfaste est une idée bien ancrée en science économique. Mais la plupart des manuels sous-estiment l'étendue du mal, parce qu'ils définissent l'inflation de façon bien trop étroite comme une « baisse prolongée du pouvoir d'achat de la monnaie (PAM) », et parce qu'ils ne paient pas suffisamment attention aux formes concrètes que revêt l'inflation. Afin de comprendre, dans toute son ampleur, la nature néfaste de l'inflation, il faut garder à l'esprit que l'inflation naît d'une violation des règles fondamentales de la société. On peut définir l'inflation comme une augmentation du stock de monnaie résultant de la fraude, de l'imposition, et de la rupture de contrat. L'inflation entraîne invariablement trois conséquences caractéristiques : (1) elle profite à ses auteurs aux dépens des autres utilisateurs de monnaie, (2) elle permet d'accumuler des dettes au-delà du niveau que ces dettes auraient atteint sur le marché libre, et (3) elle réduit le PAM en-deçà du niveau qu'il aurait atteint sur le marché libre. Si ces trois conséquences apparaissent déjà passablement mauvaises, les choses empirent encore lorsque l'inflation est encouragée par l'État. L'inflation forcée décrétée par le gouvernement rend l'inflation permanente et créé, par ailleurs, des institutions et des habitudes spécifiques à l'inflation qui constituent le stigmate spirituel et culturel caractéristique des sociétés humaines touchées par ce phénomène monétaire. Nous allons, au cours de ce chapitre, analyser plus détail certains aspects de cet héritage.

2. Un gouvernement hyper-centralisé L'inflation profite au gouvernement qui la contrôle, non seulement aux dépens de la population dans son ensemble, mais également aux dépens des gouvernements régionaux et locaux. Nous savons que les souverains européens, pendant la montée des États-nations au dix-septième et dix-huitième siècles anéantirent les derniers grands vestiges des pouvoirs intermédiaires. Les États-nations démocratiques du dix-neuvième et du vingtième siècles achevèrent la centralisation du pouvoir commencée avec les rois 177. Et l'élément moteur de ce processus fut l'inflation. En effet, la production de monnaie reposait alors entièrement entre les mains de l'appareil étatique. Plus que toute autre facteur économique, elle a rendu l'Étatnation irrésistible ; et contribua ainsi, indirectement du moins, à la popularité des idéologies nationalistes, qui aboutirent au 20ème siècle à la vénération aveugle de l'État-nation. L'inflation va de pair avec la croissance des gouvernements centraux. Elle leur permet de croître davantage qu'ils n'auraient pu le faire dans une société libre et de monopoliser davantage de fonctions gouvernementales qu'ils n'auraient pu le faire dans les conditions de production naturelle de monnaie. Cette croissance s'opère aux dépens de toutes les formes de gouvernements intermédiaires et, bien sûr, au détriment de la société civile au sens large. La 177

Voir Alexis de Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution (Paris : Michel Lévy frères, 1856) ; Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir (Geneva : Bourquin, 1945) ; Hans-Hermann Hoppe, Democracy--The God That Failed (New Brunswick, N.J. : Transaction, 2001).

centralisation du pouvoir rendue possible par l'inflation contribue à l'isolement des citoyens. Tous leurs liens sociaux sont contrôlés par l'État qui produit maintenant la plupart des services rendus autrefois par d'autres entités sociales telles que la famille ou les gouvernements locaux. Parallèlement, la participation à la direction centrale de l'appareil étatique échappe à ces mêmes citoyens. Il est difficile de réconcilier cette tendance avec l'objectif d'une société bien organisée. Au dix-neuvième siècle, le sociologue français Frédéric LePlay, en observateur critique et habile de la centralisation du pouvoir étatique, établit le principe moral de subsidiarité, selon lequel tout problème devait être résolu par – en termes politiques – la personne ou l'organisation compétente située le plus bas possible dans l'échelle de l'organisation 178. Léon XIII canonisa alors, si l'on peut dire, ce principe dans Rerum Novarum (§§13, 35), sans toutefois le mentionner nommément. Ce ne fut qu'en 1931 que le Pape Pie XI adopta l'expression « subsidiarité », dans son encyclique Quadragesimo Anno. Mais aucun précepte moral n'arrivera jamais à arrêter une telle lame de fond et c'est à la racine même du mal que l'on doit s'attaquer.

3. L'inflation forcée et la guerre Parmi les conséquences les plus horribles de l'inflation forcée et du papier-monnaie en particulier, se trouve leur capacité à allonger la durée des guerres. Les destructions engendrées par les guerres ont l'effet (curatif) d'apaiser les velléités guerrières initiales. Plus longue et plus destructrice est la guerre, moins, par conséquent, la population est encline à la supporter financièrement par les impôts ou par l'achat de bons du Trésor. L'inflation forcée, elle, permet au gouvernement d'ignorer la résistance fiscale de ses citoyens et de maintenir l'effort de guerre à son niveau actuel, voire même de l'accroître. Le gouvernement n'a plus qu'à imprimer les billets nécessaires à l'achat de canons et de bottes 179. C’est exactement ce qui s’est passé lors des deux guerres mondiales du vingtième siècle, du moins dans le cas des Etats européens. Les gouvernements de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Russie et du Royaume Uni financèrent une large part de leurs dépenses au moyen de l’inflation. Bien évidemment, il est difficile d’estimer l’impact quantitatif précis de cette politique. Il n’est cependant pas déraisonnable de supposer que l’inflation forcée a prolongé les deux guerres mondiales de quelques mois voire même d’un an ou deux. Si l’on considère que le nombre de victimes a atteint son point culminant vers la fin de la guerre dans 178

Sur Le Play voir Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques, 6ème éd. (Paris : Dalloz, 2000), livre 5, chap. 2, pp. 582-90. Sur le principe de subsidiarité dans la doctrine sociale de l'Église catholique, voir le Conseil Pontifical Justice et Paix, Compendium of the Social Doctrine of the Church, §18588. 179

D'après Kant, la paix mondiale présuppose que la dette publique ne soit pas utilisée aux fins de financer la guerre puisque cela faciliterait de manière indue le fait de faire la guerre. Voir Immanuel Kant, « Zum Ewigen Frieden—ein philosophischer Entwurf », Werkausgabe 11 (Frankfurt : Suhrkamp, 1991), pp. 198-99. Pourtant, il est peu probable que l'interdiction d'un usage particulier de la dette publique soit effectif en pratique parce qu'il est impossible de lier un type particulier de revenu avec un type particulier de dépense. (Le gouvernement peut toujours prétendre qu'il paie pour ses dépenses militaires avec les revenus des impôts, tandis que la dette publique est utilisée à des fins non-militaires.) Il est par conséquent plus effectif de s'attaquer à la racine du problème et d'abolir les dispositions légales qui imposent le système des banques à réserves fractionnaires et le papier-monnaie. La réduction de la dette publique en serait la conséquence logique.

les deux cas, nous pouvons imaginer que de nombreuses vies auraient pu être épargnées. Nombreux sont ceux qui considèrent que, dans une guerre, tous les moyens sont justes. À leurs yeux, l’inflation forcée est un moyen légitime de repousser une menace fatale pour une nation. Mais cet argument n’est pas très convaincant. Il n’est pas vrai que tous les moyens sont justes dans une guerre. Il y a dans la théologie catholique une théorie de la guerre juste qui souligne exactement ce point. S'il existait d'autres moyens moins offensifs permettant d'obtenir le même résultat, alors l'inflation forcée constituerait certainement un moyen illégitime. De fait, ces moyens existent et ont toujours été à la disposition des gouvernements, comme par exemple le crédit-monnaie ou l'imposition supplémentaire. Un autre argument typique en faveur de la monnaie forcée en temps de guerre consiste à dire que le gouvernement est mieux informé de la proximité de la victoire que les citoyens, lesquels, ignorants, finissent par se lasser de la guerre et tendent alors à résister à tout impôt supplémentaire. Mais le gouvernement, lui, est parfaitement au courant de la situation. Sans la monnaie à cours forcé, il est pieds et poings liés – ce qui peut avoir des conséquences désastreuses sur la victoire imminente. L'inflation ne fait que donner le petit coup de pouce dont il a besoin pour gagner. Il est en effet tout à fait concevable que le gouvernement soit mieux informé que ses citoyens. Mais il est plus difficile de comprendre en quoi cela pourrait constituer un obstacle au financement de la guerre. La tache essentielle des chefs politiques est de rallier les masses à leur cause. Pourquoi serait-il difficile pour un gouvernement en guerre de produire des raisons convaincantes s'agissant de la nécessité d'impôts supplémentaires ? Cela nous amène aux considérations suivantes.

4. L'inflation et la tyrannie La guerre n'est que le cas le plus extrême dans lequel l’inflation forcée permet au gouvernement de poursuivre ses objectifs sans véritable soutien de ses citoyens. La planche à billets permet au gouvernement de s’emparer de la propriété de la population sans son consentement et, de fait, contre sa volonté. Quel type de gouvernement est-ce donc, qui spolie arbitrairement ses citoyens ? Aristote et de nombreux autres philosophes politiques lui ont donné le nom de tyrannie. Et les théoriciens de la monnaie d'Oresme à Mises ont souligné le fait que l’inflation forcée, en tant qu’instrument des finances publiques, était une caractéristique financière de la tyrannie.

5. Déliquescence de l'organisation monétaire Comme nous l'avons vu de façon assez détaillée, l'inflation forcée est une forme intrinsèquement instable de production de monnaie. En effet, elle institutionnalise l'irresponsabilité et l'aléa moral avec pour résultat des crises économiques récurrentes et fréquentes. Les efforts passés pour contrer ces effets n’ont malheureusement pas remis en cause le principe même de l’inflation forcée. Ils ont entraîné une évolution particulière des institutions monétaires – une sorte de course institutionnelle vers la « déliquescence » monétaire. Rien n'oblige un tel processus à produire ses effets immédiatement : cette déliquescence des institutions monétaires est en cours depuis des siècles et elle n'a pas encore atteint le fond de l'abîme, même si ce processus s'est accéléré considérablement à notre

époque de papier-monnaie. Nous avons déjà traité longuement de ce phénomène et nous le remettrons dans son contexte historique plus général au cours de la troisième partie.

6. Le commerce et l'inflation forcée L'inflation forcée a un impact considérable sur le financement des entreprises. Elle rend les crédits meilleur marché qu’ils ne le seraient sur le marché libre. Ainsi les entrepreneurs ont plus souvent recours au crédit pour financer leurs projets qu’aux fonds propres (capital apporté dans la société par ceux qui en sont les propriétaires). Dans un système naturel de production de monnaie, les banques n’octroieraient de crédits qu’en tant qu’intermédiaires financiers. Elles ne pourraient prêter que les sommes d’argent qu'elles auraient elles-mêmes épargnées, ou bien celles que leurs clients leur auraient confiées. Les banquiers pourraient déterminer librement les conditions des crédits offerts (intérêt, durée et garanties) mais il serait bien évidemment suicidaire de prêter à de meilleures conditions que celles de leur emprunt. Par exemple, si une banque reçoit un crédit à 5 pour cent, il serait suicidaire de prêter cet argent à 4 pour cent. Il s’ensuit que sur un marché libre, les banques, afin d’être profitables, sont soumises à des limites assez étroites – limites qui sont déterminées par les épargnants. Il n’est donc pas possible pour une banque de survivre et d’offrir de meilleurs termes que ceux acceptés par les épargnants qui leur confient leur argent pour une durée donnée. En revanche, les banques à réserves fractionnaires peuvent se le permettre. Comme elles peuvent produire des billets supplémentaires à un coût pratiquement nul, elles peuvent offrir des crédits à des taux plus bas que ceux qui auraient prévalu sinon. Ainsi, les bénéficiaires de ces crédits vont financer par la dette des projets qu'ils auraient dû alors financer par leur fonds propres ou qu'ils n'auraient jamais entrepris. Le papier-monnaie a le même effet mais à plus grande échelle. Un producteur de papier-monnaie peut octroyer des crédits pratiquement sans aucune limitation et pratiquement à n’importe quelles conditions. Ces dernières années, la banque nationale du Japon a offert des crédits à 0 pour cent pour ensuite aller, dans certains cas, jusqu'à payer des personnes pour qu'elles s'endettent. Il est évident que peu de sociétés peuvent se payer le luxe de refuser de telles offres. La concurrence est rude dans la plupart des industries et les entreprises doivent rechercher les meilleures offres à moins de perdre cet « avantage concurrentiel » qui peut être décisif en termes de profits et de simple survie. Par conséquent, l’inflation forcée rend le monde des affaires plus dépendant des banques qu'il ne l'aurait été sur le marché libre. Elle crée une plus grande dépendance et une plus grande centralisation du pouvoir que ce qui existerait sur le marché libre. L’entrepreneur qui opère avec 10 pour cent de fonds propres et 90 pour cent de dettes n’est plus vraiment un entrepreneur. Ce sont ses créanciers, généralement des banquiers, qui, parce qu'ils prennent les décisions vitales, sont les véritables entrepreneurs. L’entrepreneur n’est plus qu’un cadre dirigeant bien payé, un directeur. Ainsi l’inflation forcée réduit le nombre des véritables entrepreneurs – ces hommes indépendants qui opèrent avec leur propre argent. De tels hommes existent toujours en un nombre étonnamment grand mais ils ne peuvent survivre que parce que leur talent supérieur compense leur handicap financier. Ils doivent être plus innovants ou travailler plus dur que leurs concurrents. Ils connaissent le prix de l’indépendance et sont prêts à le payer. Généralement, ils sont plus attachés à leur entreprise familiale et sont plus soucieux de leurs employés que les marionnettes des banquiers.

Parce que les crédits résultants de l’inflation forcée procurent un avantage financier facile, ils ont aussi tendance à encourager des décisions excessivement risquées de la part des dirigeants d’entreprise 180. Ceci est particulièrement le cas dans les grandes sociétés qui ont facilement accès aux marchés financiers. Leur prise de risques est souvent prise à tort pour de l’innovation. Selon la thèse célèbre de l’économiste Joseph Schumpeter, les banques à réserves fractionnaires sont le moteur du développement économique 181. Ces banques créent du crédit à partir de rien (ex nihilo) et fournissent une source supplémentaire de monnaie pour les entrepreneurs innovants. S'il n'est pas impossible que dans certains cas ces banques aient pu joué ce rôle, il est nettement plus probable qu'elles aient joué un rôle directement opposé. Tout nouveau produit et toute innovation fondamentale dans l’organisation industrielle est une menace pour les banques. Celles-ci détiennent en effet des placements importants (crédits et participations) dans des sociétés établies qui produisent des produits anciens et qui recourent aux formes traditionnelles d'organisation. Les banques ont donc tout intérêt à éviter la propagation de l’innovation en déclinant son financement ou bien en communiquant les idées nouvelles à leurs partenaires du monde des affaires. Ainsi, les banques à réserves fractionnaires rendent le monde des affaires plus conservateur et profitent aux entreprises déjà établies aux dépens des nouveaux entrants, plus innovants. L’innovation est bien plus susceptible de provenir des entrepreneurs indépendants, surtout si le taux d'imposition sur le revenu est faible.

7. Le joug de la dette Certaines des considérations développées plus haut peuvent également s'appliquer en dehors du monde des affaires. L’inflation forcée fournit des crédits faciles non seulement aux gouvernements et aux entreprises mais également aux particuliers. Le simple fait que ces crédits soient offerts incite ainsi des personnes à s’endetter, qui autrement ne l’auraient pas fait. Cet endettement devient presque irrésistible lorsqu'on prend en compte cette autre conséquence typique de l’inflation forcée qu'est la hausse constante du niveau des prix. Alors que par le passé, la hausse des prix était à peine tangible, les citoyens du monde occidental sont maintenant parfaitement conscients du phénomène. Dans des pays tels que la Turquie ou le Brésil, dans lesquels l’augmentation des prix atteint 80 à 100 pour cent par an, même les jeunes en ont fait l’expérience. De telles conditions pénalisent lourdement l'épargne sous forme d'encaisse. Autrefois, l’épargne se faisait typiquement en thésaurisant des pièces d’or et d’argent. Il est vrai que cette thésaurisation ne fournissant aucun revenu – le métal était « stérile » – elle ne permettait pas la vie de rentier. Mis à part cela, la thésaurisation permettait une épargne efficace et sure. Le pouvoir d'achat de la monnaie thésaurisée ne s’évaporait pas en quelques décennies, et pendant les périodes de croissance économique, il était même souvent en hausse. De manière 180

L'intime connexion existant entre ces comportements imprudents et le système monétaire qui a cours actuellement est d'ordinaire sous-estimée, même par certaines études pénétrantes sur le sujet. Voir par exemple A. de Salins et F. Villeroy de Galhau, Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du Christianisme (Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 1994), en particulier pp. 23-34 où les auteurs analysent l'impact de la « sphère financière » dans l'économie sans jamais mentionner les problèmes posés par l'existence d'un aléa moral et par le concept de prêteur en dernier ressort. 181

Voir Joseph A. Schumpeter, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, 4ème éd. (Berlin : Duncker & Humblot, [1934] 1993), chap. 3.

plus importante, ce type d’épargne était tout à fait adapté à des gens ordinaires. Des charpentiers, des maçons, des tailleurs et des fermiers ne font pas d'ordinaire de très avisés observateurs des marchés financiers internationaux. Mettre quelques pièces sous le matelas ou bien dans un coffre-fort leur épargnait de nombreuses insomnies et les rendait indépendants des intermédiaires financiers. Comparons maintenant ce scénario d'autrefois avec notre situation actuelle. Le contraste ne pourrait être plus saisissant. Il serait complètement aberrant de nos jours de thésauriser des dollars ou des euros pour préparer sa retraite. Un homme de trente ans qui projette de prendre sa retraite dans trente ans (2008) doit calculer avec un facteur de dépréciation de 3. Ceci signifie qu’il doit épargner trois dollars aujourd’hui pour obtenir un pouvoir d’achat équivalent à un dollar actuel lorsqu’il prendra sa retraite. Et encore, un facteur de 3 est plutôt optimiste ! En conséquence, la stratégie la plus raisonnable pour lui est de s’endetter afin d’acquérir des biens dont le prix augmente avec l’inflation. C’est exactement ce qui se passe dans la plupart des pays occidentaux aujourd’hui. Dès que les jeunes gens ont un emploi et donc une source à peu près stable de revenus, ils souscrivent un prêt immobilier, tandis que leur arrière-grand-père aurait probablement tout d’abord accumulé l'épargne nécessaire pendant trente ans et ensuite acheté sa maison comptant. Les choses ne sont pas tellement plus roses pour ceux qui ont déjà accumulé une certaine richesse. Il est certain que l’inflation ne les force pas à s'endetter, mais elle les prive de la possibilité d’épargner en conservant leur argent sous forme d'espèces. Ainsi, les personnes âgées dont les revenus proviennent de pensions, les veuves et les tuteurs d'orphelins doivent investir dans les marchés financiers sous peine de voir leur pouvoir d'achat s'évaporer sous leurs yeux. Ils deviennent ainsi dépendants des intermédiaires financiers et des caprices des marchés des actions et des marchés obligataires. Il est clair que cet état de fait profite à ceux qui dérivent leurs revenus des marchés financiers. Agents de changes, vendeurs de titres obligataires, banques et sociétés d’hypothèques et autres « acteurs » ont toutes les raisons d’être reconnaissants du déclin constant du pouvoir d’achat de la monnaie en régime d'inflation forcée. Mais cela est-il bon pour le citoyen moyen ? En un certain sens, ses dettes et ses investissements accrus dans les marchés financiers sont bénéfiques pour lui étant donné notre régime inflationniste actuel. Lorsque l’augmentation du niveau de prix est perpétuelle, la dette privée est la meilleure stratégie disponible. Mais cela signifie bien évidemment que sans l’interventionnisme du gouvernement dans le système monétaire d’autres stratégies seraient préférables. La présence d’une banque centrale et du papier-monnaie rend les stratégies basées sur l’endettement plus attractives que celles fondées sur une épargne préalable. Pour reprendre les termes utilisés par Dempsey, on peut alors dire que « nous avons l'effet de l'usure sans la faute personnelle » des agents financiers. « L'usure est institutionnalisée ou systémique 182. » Il n’est pas exagéré de dire qu’à travers leur politique monétaire les gouvernements occidentaux ont poussé leurs citoyens dans un état de dépendance financière inconnu des générations précédentes. Déjà en 1931, Pie XI écrivait :

182

Bernard Dempsey, Interest and Usury (Washington, D.C. : American Council of Public Affairs, 1943), p. 207. Dempsey analyse ce phénomène en distinguant deux formes de « pertes émergentes » (l'une des fondations extrinsèques à partir de laquelle l'intérêt est licite) : les pertes émergentes « antécédentes » et « conséquentes ». Voir également, pp. 200ff.

Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang de l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer 183. On se demande quels termes Pie IX aurait choisi pour décrire notre situation actuelle. La justification habituelle de l’inflation forcée est qu'elle stimule – croit-on - le développement industriel. Les encaisses de pièces d’autrefois n’étaient pas seulement stériles, elles étaient aussi néfastes d’un point de vue économique parce qu’elles privaient des entreprises des moyens de paiements dont elles ont besoin pour leurs investissements. Or, le rôle de l’inflation est de leur fournir ces moyens. Nous avons déjà, de façon assez détaillée, fait voler ce mythe en éclats. À présent, il nous suffit de souligner que la thésaurisation n’a aucune implication macro-économique négative. Elle n’étouffe pas du tout les investissements industriels. La thésaurisation accroît le pouvoir d’achat de la monnaie et donne donc un « poids » plus important aux unités monétaires qui demeurent en circulation. Tous les biens et services peuvent être achetés et tous les investissements réalisables peuvent être effectués grâce aux unités restantes. Le fait fondamental est que l’inflation ne crée aucune ressource supplémentaire. Elle modifie simplement l'allocation des ressources existantes. Celles-ci ne vont plus à des sociétés qui sont dirigées par des entrepreneurs qui investissent leur propre argent mais à des cadres dirigeants, des sociétés financées par des crédits bancaires. L’effet net des récentes vagues d’endettement des ménages est donc de jeter des populations entières dans la dépendance financière. Les implications morales sont claires. Avoir d'imposantes dettes est incompatible avec l’indépendance financière et tend à accroître la dépendance également dans d’autres domaines. L’individu criblé de dettes adopte la mauvaise habitude de se tourner d'abord vers les autres afin qu'ils lui viennent en aide. Mûrir, voire devenir un point d’ancrage économique et moral pour sa famille et sa communauté lui semble hors de portée. Sobriété et indépendance de jugement font place à un individu soumis et qui prend ses désirs pour des réalités. Que dire des nombreuses familles qui ne peuvent plus supporter le poids de la dette ? Souvent elles tombent dans le piège de sombrer dans le désespoir ou, bien au contraire, de rejeter avec mépris tous les critères d'une gestion financière solide.

8. Les pertes spirituelles de l'inflation forcée L’inflation forcée réduit constamment le pouvoir d’achat de la monnaie. Il est, dans une certaine mesure, possible pour les gens de protéger leur épargne contre cette évolution mais 183

Pie XI, Quadragesimo Anno (1931), §105, 106. Voir également Deutéronome 28 : 12, 43-44.

cela requiert des connaissances financières approfondies et du temps afin de superviser constamment ses investissements, plus une bonne dose de chance. Les personnes à qui l'un de ces ingrédients fait défaut ont de fortes chances de perdre une partie considérable de leur capital. L’épargne de toute une vie s’évapore en fumée pendant les quelques années passées à la retraite. Les conséquences en sont le désespoir et l’éradication de tous standards moraux et sociaux. Mais il serait erroné de supposer que l’inflation produit ces effets principalement parmi les personnes âgées. Un auteur remarque ainsi : Ces effets sont « surtout importants parmi les jeunes. Ils apprennent à vivre dans le présent et méprisent ceux qui essaient de leur inculquer une morale 'démodée' ou encore des valeurs aussi 'vieillottes' que l'esprit d'épargne ». L’inflation encourage donc ainsi une mentalité de gratification immédiate qui s'oppose purement et simplement à la discipline et à la perspective de l’éternel exigée pour exercer les principe d’intendance bibliques tels que l’investissement à long terme pour le bénéfice des générations futures 184. Même les citoyens avisés ayant les connaissances, le temps et la chance nécessaires afin de protéger leurs économies ne peuvent éviter les effets néfastes de l’inflation parce qu’ils doivent adopter des habitudes qui contredisent toute intégrité morale et spirituelle. L’inflation les pousse à passer bien plus de temps à penser à leur argent qu’ils ne l’auraient fait sinon. Nous avons déjà noté plus haut que, par le passé, les économies prenaient surtout la forme d'espèces. Sous l’inflation forcée, ce régime est suicidaire. Les citoyens doivent investir dans des valeurs qui croissent avec l’inflation et la manière la plus commode est d’investir dans des actions et des obligations. Mais cela implique de passer des heures à comparer et sélectionner les bons titres. Et cela force ces personnes à être bien plus vigilantes et soucieuses de leur argent pour le reste de leur vie. Elles doivent constamment suivre les nouvelles financières et les cours des titres sur les marchés financiers. De même, les gens auront-ils tendance à prolonger la phase de leur vie pendant laquelle ils gagnent de l'argent. Et l'un des critères les plus importants pour choisir leur profession sera les revenus monétaires escomptés. Ainsi une personne qui serait attirée par le jardinage cherchera néanmoins un emploi industriel parce que celui-ci offre un meilleur retour sur investissement à long terme. En outre, davantage de personnes accepteront des emplois éloignés de leur domicile, parce qu’ils sont mieux rémunérés que dans un système monétaire naturel. La dimension spirituelle de ces habitudes causées par l’inflation semble être évidente. L’argent et les questions financières en viennent à jouer un rôle exagéré dans la vie de l’individu. L’inflation rend la société matérialiste. De plus en plus de gens cherchent à gagner de l’argent aux dépens de leur bonheur et de celui de leurs prochains. La mobilité géographique artificielle causée par l’inflation réduit les liens familiaux et la loyauté patriotique. Beaucoup de ceux qui tendent à être avares, envieux et pingres par nature tombent alors dans le péché, et même ceux qui ne présentent aucune de ces inclinations se retrouvent exposés à des tentations auxquelles ils n’auraient pas été sensibles autrement. Et parce que les errances des marchés financiers vont fournir une excuse toute prête pour justifier l’usage parcimonieux de son propre argent, les dons aux organisations charitables vont décliner.

184

Thomas Woods, « Money and Morality : The Christian Moral Tradition and the Best Monetary Regime », Religion & Liberty, vol. 13, no. 5 (sept./oct. 2003). L'auteur cite Ludwig von Mises. Voir également William Gouge, A Short History of Paper Money and Banking in the United States, to which is prefixed an Inquiry into the Principles of the System (Reprint, New York : Augustus M. Kelley, [1833] 1968), pp. 94-101.

Autre conséquence et non des moindres de l'inflation constante : la tendance à détériorer la qualité des produits. Chaque vendeur sait combien il est difficile de vendre des produits aux caractéristiques identiques à un prix plus élevé que les années précédentes. Mais les hausses de prix sont inévitables quand le stock de monnaie est sujet à une croissance incessante. Que font alors les vendeurs ? Dans de nombreux cas, le salut passe par l'innovation technologique qui permet une production du produit à un coût moindre et neutralise ou compense ainsi l’influence contraire de l’inflation. C’est par exemple le cas des ordinateurs personnels et des équipements dont la fabrication fait largement appel à l'informatique. Mais dans d’autres industries, le progrès technologique joue un rôle bien moins important. Ici, les vendeurs sont confrontés au problème mentionné plus haut. Ils fabriquent alors un produit aux caractéristiques inférieures et le vendent sous le même nom en recourant aux euphémismes d’usage en matière de stratégie commerciale. Par exemple, ils offrent à leurs clients du café « allégé » et des légumes « non pimentés » ce qui équivaut à de l’eau couleur café et des légumes sans goût. On peut observer des détériorations semblables dans les métiers de la construction. Les pays qui souffrent d'une inflation perpétuelle semblent avoir plus souvent qu'ailleurs des maisons et des routes ayant un besoin constant de réparations. Dans un tel environnement, les gens se mettent à négliger toute précision et toute rigueur dans leur usage du langage. Si tout peut recevoir n'importe quel nom, il devient alors difficile de faire la part des choses entre la vérité et le mensonge. L’inflation incite les gens à mentir sur leurs produits et l’inflation perpétuelle incite au mensonge routinier. Nous avons déjà souligné que le mensonge de routine joue un grand rôle dans le système des banques à réserves fractionnaires, l’institution de base de la monnaie forcée. L’inflation forcée semble répandre cette habitude comme un cancer sur le reste de l’économie 185.

9. Étouffer la flamme Dans la plupart des pays, la croissance de l’État-providence a été financée par l’accumulation de dettes publiques à une échelle impensable sans le recours à l'inflation forcée. Un coup d’œil rapide jeté sur les données historiques montre une croissance exponentielle de l’État-providence au début des années 70 allant de pair avec une explosion de la dette publique. C’est un fait avéré que ce développement représente un des facteurs majeurs responsables du déclin de la famille. Mais les analystes négligents souvent, qu'en dernière analyse, la cause de ce développement est l’inflation forcée. L’inflation constante détruit de manière lente, mais certaine, la famille et étouffe la flamme terrestre de la morale chrétienne. En effet, la famille est le « producteur » le plus important d'un certain type de morale. La vie familiale n’est possible que si tous les membres reconnaissent des normes telles que la légitimité de l’autorité, et la prohibition de l'inceste. La famille chrétienne, elle, adopte des normes supplémentaires telles que l'union hétérosexuelle entre une femme et un homme, l’amour des époux l’un pour l’autre et pour leurs enfants, le respect des enfants pour leurs parents, la réalité de la Trinité de Dieu, les Vérités de la Foi chrétienne etc. Les parents répètent, soulignent et mettent constamment en application ces normes et ces préceptes. Ainsi, 185

La relation entre l'inflation forcée d'un côté, et les fausses perceptions et les représentations trompeuses de la réalité de l'autre, a été analysée avec brio par Paul Canto dans son étude de cas intitulée « Hyperinflation and Hyperreality : Thomas Mann in Light of Austrian Economics », Review of Austrian Economics 7, no. 1 (1994).

tous les membres de la famille en viennent à les accepter comme constituant la norme. Et, dans une sphère plus large, ces personnes agissent comme les défenseurs de ces mêmes normes dans les affaires, les associations et la politique. Les amis et ennemis de la famille traditionnelle chrétienne sont d’accords sur ces faits. C’est entre autre parce qu’ils reconnaissent l’efficacité de la famille à établir des normes sociales que les chrétiens cherchent à la protéger. Et c’est justement pour cette même raison que les partisans de la licence morale essaient de la détruire. Ces trente dernières années l’État-providence a été leur instrument de prédilection. Aujourd’hui, l’État-providence fournit un grand nombre de services qui, par le passé, étaient produits par la famille (et dont on peut penser qu'ils seraient toujours fournis dans une large mesure par les familles si l'Étatprovidence cessait d'exister). L’éducation des jeunes, le soin des malades et des personnes âgées, l’aide en cas d’urgence, tous ces services sont de nos jours « externalisés » et produits par l'État. Les familles ont été réduites à des petites unités de production qui partagent les factures de gaz et d’électricité, les voitures, les réfrigérateurs et bien sûr les impôts. L’Étatprovidence financé par les impôts leur fournit alors éducation et assistance 186. D’un point de vue économique, cet arrangement est une pure perte d’argent. Force est en effet d'admettre que l’État-providence est inefficace : il produit des services de piètre qualité à un coût plus élevé. Passons sur l’inaptitude des agences gouvernementales à fournir une assistance émotionnelle et spirituelle qui ne peut qu’émaner de la Charité : la compassion ne s’achète pas. Mais l’État-providence est également inefficace d'un point de vue strictement économique. Il nécessite de grandes bureaucraties et, de ce fait, manque d’incitations et de critères économiques qui l’empêcherait de gaspiller de grosses sommes d’argent. Jean-Paul II observait à ce sujet :

En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’Etat de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s'en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde 187. Chacun peut confirmer ces observations par son expérience personnelle et un grand nombre d’études scientifiques conduisent aux mêmes résultats. C’est précisément parce l’État-providence est un arrangement économique inefficace qu’il doit s’appuyer sur les impôts. Si l’État-providence était placé, sur un pied d'égalité, en concurrence avec les familles, il ne pourrait subsister bien longtemps. Il a chassé les familles et les institutions 186

Il est aujourd'hui possible, dans de nombreux pays, pour les familles de déduire les dépenses d'éducation et de soins privés de la feuille d'impôts annuelle. Mais, de façon ironique (quoi que, à la réflexion, pas tant que cela) cette tendance a renforcé l'érosion de la famille. Ainsi, par exemple, les récentes dispositions du code des impôts des États-Unis autorisent le budget familial à augmenter grâce à ces déductions – mais à la seule condition que les services déductibles ne soient pas fournis par des membres de la famille, mais achetés à d'autres individus. 187

Jean-Paul II, Centesimus Annus, §48.

charitables du « marché de l’assistance » parce que les gens sont obligés de payer pour ces services de toute façon. Ils sont obligés de payer des impôts et ne peuvent empêcher le gouvernement de contracter de nouvelles dettes qui absorbent le capital, qui, sinon, aurait été utilisé pour la production de biens et de services différents. L’État-providence à outrance de notre époque est une attaque directe contre les producteurs de morale. Mais il affaiblit également cette morale de manière indirecte et le plus notablement en subventionnant ceux qui donnent le mauvais exemple en matière de morale. Le fait est que certains « modes de vie alternatifs » sont porteurs de plus de risques économiques. L’Étatprovidence socialise les coûts de ces comportements imprudents et leur donne ainsi une importance bien plus grande que celle qui serait la leur dans une société libre. Au lieu d'être pénalisants, les comportements licencieux peuvent aller de pair avec l'obtention d'avantages économiques parce qu'ils dispensent ses protagonistes des coûts liés à la vie de famille (par exemple les coûts associés à l’éducation des enfants). Avec le soutien de l’État-providence, ces derniers peuvent se gausser d’une morale conservatrice comme d’une sorte de superstition qui n’aurait pas d’impact dans la vie réelle. L’État-providence expose constamment les gens à la tentation de croire qu’il n’existe pas de préceptes moraux avérés du tout. Soulignons que les observations précédentes n'ont pas pour but d'attaquer les services d'assistance qui sont une composante essentielle de la société. Il ne s'agit pas non plus pour nous d'attaquer l'idée que ces services sociaux doivent être fournis par le gouvernement. Ce sur quoi nous avons voulu attirer l'attention c'est que l'inflation forcée détruit le contrôle démocratique sur la fourniture de ces services par l'État, ce qui conduit inévitablement à une croissance excessive des agrégats de l’État-providence et à des formes excessives d’aide sociale, ces excès n'étant pas sans conséquences sur le caractère moral et spirituel de la population. Les considérations qui précèdent ne sont en aucun cas un exposé exhaustif de l’héritage culturel et spirituel de l’inflation forcée. Mais elles devraient suffire à étayer l’argument principal : que l’inflation forcée est un ferment de destructions sociale, économique, culturelle et spirituelle 188. Tournons-nous à présent, afin de compléter notre analyse, vers l'évolution historique des systèmes monétaires.

188

Notre analyse semble suggérer qu'il y a véritablement quelque chose de diabolique dans l'inflation forcée. L'auteur ne se sent pas compétent pour traiter de cette question – en attendant d'éventuelles recherches ultérieures – et s'en remet aux spécialistes sur ce point. Il est en tout cas significatif qu'un grand poète comme Goethe ait vu dans le papier-monnaie la création du diable. Voir Faust, 2ème partie, Lustgartenszene.

Troisième partie : L'ordre monétaire et les systèmes monétaires

14. L'ordre monétaire

1. L'ordre naturel de la production de monnaie Nous avons consacré les deux premières parties de ce livre à l'analyse des deux modes fondamentaux de production de monnaie : la production naturelle de monnaie sur le marché libre, et l'inflation. Nous avons étudié leurs caractéristiques générales, mais aussi de façon détaillée le rôle joué par les sous-catégories de cette production monétaire parmi lesquelles on trouve la monnaie et les certificats monétaires, le crédit-monnaie, le papier-monnaie, la contrefaçon, la monnaie ayant cours légal, le monopole, ainsi que les suspensions de paiement. Nous avons dû, au cours de la partie théorique de notre analyse, les isoler les unes des autres afin de mieux pouvoir les disséquer ; et même lorsqu'il a fallu analyser leurs interrelations nous avons dû faire abstraction de tout contexte historique concret. Il est vrai que nous nous sommes à de nombreuses reprises référés à des événements historiques, mais ces références étaient uniquement destinées à servir d'illustrations à l'ensemble des résultats établis, en réalité, à travers l'analyse théorique. Il ne s'agit là que de l'application de la démarche scientifique la plus courante, démarche qui a produit ce que seule la théorie peut fournir : la connaissance des causes et des effets, et l'ensemble des informations relatives aux aspects moraux fondamentaux de la production de monnaie. De ce point de vue, l'analyse théorique a rempli sa mission fondamentale. Nous allons maintenant appliquer, au cours de cette troisième partie, nos découvertes à l'analyse des différents ordres monétaires. Nous pouvons définir ce qu'est un ordre monétaire comme l'ensemble du réseau comprenant les personnes, les entreprises et autres organisations impliquées dans la production de monnaie. Peu de lecteurs seront surpris d'apprendre qu'aucun ordre monétaire historique n'a jamais constitué un ordre monétaire « pur » au sens où on pourrait qualifier de pur un ordre monétaire reposant uniquement sur le marché libre ou au sens d'un ordre monétaire fondé sur le cours forcé de la monnaie. On pourrait légitimement défendre l'idée selon laquelle l'ordre monétaire contemporain, fondé sur le papier-monnaie, est plus pur que les ordres monétaires antérieurs – ce qui montre à quel point la pureté en question est loin de constituer en soi une vertu. Les différents ordres monétaires historiques combinent les catégories que nous avons analysées plus haut et offrent à l'analyste tout un spectre de systèmes plus ou moins compliqués. Cela ne signifie pas pour autant que traiter des ordres purs est dénué de sens. Nous avons déjà démontré l'intérêt qu'il y a à traiter de l'ordre pur – ou plutôt des ordres purs – du marché libre. L'objectif de l'analyse de la première partie n'était pas de fournir la description précise d'une forme historique concrète d'un ordre monétaire du passé, mais de nous familiariser avec la façon dont fonctionne un ordre monétaire défini par le respect universel de la propriété privée. Sans doute un tel ordre n'a-t-il jamais existé sous une forme pure. Mais d'un point de vue théorique ou pratique, cela n'a aucune importance. Ce que nous voulions souligner c'est qu'un tel système pourrait exister et pourrait être mis en place même de nos jours - mise en place qui, d'un point de vue technique, pourrait s'effectuer sur-lechamp. L'importance de cet ordre purement hypothétique c'est qu'il nous fournit un point de référence théorique. Nous voudrions par conséquent baptiser du nom un peu pompeux d' « Ordre monétaire » cet ordre monétaire idéal. Nous avons vu au cours de la deuxième partie que cet Ordre fournissait un élément de comparaison significatif lorsqu'il s'agissait d'analyser les effets engendrés par les violations

des droits de propriété sur la production de monnaie. De plus, cet Ordre pouvait servir de base significative à une critique rationnelle des ordres monétaires basés sur la violation des droits de la propriété privée. (Nous proposons de nommer « systèmes monétaires » ces différents ordres monétaires.) Critiquer les systèmes existants uniquement parce qu'ils diffèrent d'un ordre idéal donné n'a certes aucun sens. En revanche, critiquer de tels systèmes parce qu'ils se révèlent inférieurs aux autres solutions connues n'a rien d'absurde. Il est parfaitement sensé de rejeter l'inflation parce qu'il existe une solution connue et prête à l'emploi pour la remplacer, à savoir, la production de monnaie sur un marché libre - supérieure à l'inflation tant d'un point de vue économique que moral. La production monétaire naturelle sur un marché libre et l'ordre qui en résulte peut apparaître comme quelque chose d'irréaliste au sens où abandonner les systèmes monétaires existants constitue un projet qui ne rencontre pour l'instant pas le soutien politique nécessaire. Mais il est irréaliste uniquement en ce sens. Instituer un tel ordre monétaire n'est ni impossible techniquement, ni déraisonnable, ni même choquant moralement – bien au contraire. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'un problème de volonté. Et si, pour l'heure, peu de gens sont prêts à établir cet ordre monétaire, nous savons que la volonté humaine peut changer et qu'elle changera pourvu que ce soit la vérité et le courage qui la guident. Parce qu'elle constitue une cause digne d'être défendue, la production monétaire naturelle revêt une grande importance. Rappelons que le marché libre instaure par nature un Ordre mondial des relations économiques. La coopération humaine qui s'exerce à travers la production et le commerce profite à toutes les parties, pas seulement à ceux qui se trouvent à l'intérieur des frontières des États-nations. Et cela est également vrai de l'or et de l'argent – ainsi que de tous les instruments que les hommes libres découvriront et développeront pour servir leurs besoins monétaires - qui sont des monnaies utiles en Europe et en Amérique du Nord mais aussi à travers le monde entier. Le marché a d'ailleurs naturellement tendance à répandre à travers le monde l'utilisation de ces monnaies, établissant ainsi un grand réseau de coopération humaine fondé sur l'échange indirect. Au cours du haut Moyen Âge, lorsque le commerce à grande échelle et la division du travail interrégionale commencèrent à fleurir, aucune monnaie gouvernementale ne convenait aux besoins des grands marchands d'Italie du Nord. Le système monétaire traditionnel ne comprenait que les pièces d'argent, dont la quasi-totalité était irrémédiablement altérée et, pire encore, altérée selon différentes proportions. Les marchands entreprirent alors de produire leur propre monnaie - des pièces d'or neuves et bonnes - dont l'usage fut tout d'abord limité à leurs besoins commerciaux. Et parce que les autres gouvernements tolérèrent cette pratique – parce que pour une fois ils ne se mirent pas en travers de la route – au cours du treizième siècle le fiorino d'oro de Florence devint un moyen d'échange communément accepté en Europe centrale et en Europe de l'Est. Laisser aux gens ne serait-ce qu'un peu de cette liberté ferait merveille à notre époque, qui, d'un point de vue technologique, dispose de moyens de très loin supérieurs à ceux des marchands du Moyen Âge.

2. Les cartels de producteurs de crédit-monnaie Nous avons déjà souligné que la production de crédit-monnaie est compatible avec les

principes du marché libre. Différents types de crédit-monnaie ainsi que la coopération de producteurs de crédit-monnaie font par conséquent légitimement partie d'un Ordre monétaire naturel au sens où nous l'avons défini plus haut. En particulier, il faut souligner que sur un marché libre, la création de cartels de producteurs de crédit-monnaie est tout à fait possible 189. Une société libre compterait-elle de nombreux systèmes de ce type ? Seuls les faits pourraient permettre de répondre à une telle question. Seul, en effet, l'établissement d'un marché libre de la monnaie permettrait de savoir si le crédit-monnaie peut prospérer sur un tel marché. Certes, il est peu probable que le crédit-monnaie fasse l'objet d'un véritable plébiscite sur un marché libre parce que les utilisateurs de monnaie – et au premier rang d'entre eux le célèbre « homme de la rue » - préfèrent la sécurité qu'offre le caractère tangible du métal précieux, comme le reconnaissait volontiers David Ricardo. Mais, à nouveau, il s'agit là d'une question hautement spéculative, et sans grande importance d'un point de vue moral. La question cruciale est de savoir si la loi reconnaît l'entière liberté de la personne humaine dans les limites de ses droits de propriété et des droits de propriété d'autrui. Chacun reste alors libre d'instaurer un système monétaire stupide mais un tel système n'aura alors, d'un point de vue moral, rien d'intrinsèquement mauvais ; nous avons d'ailleurs bon espoir que leurs auteurs tireraient rapidement les leçons de leurs erreurs.

189

À nouveau, il appartient aux historiens de nous dire si un tel système a jamais existé. Certains historiens considèrent que le système de la Banque Suffolk apparu au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle aux États-Unis constituait un système de ce type.

15. Les systèmes de monnaie à cours forcé et l'État-nation

1. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences européennes Les systèmes de papier-monnaie qui dominent actuellement la scène mondiale sont le produit de l'évolution du système européen des banques à réserves fractionnaires apparu au dix-septième siècle. Les finances publiques furent l'élément moteur à l'origine de ce développement qui permettait au gouvernement, grâce aux nouvelles institutions, d'obtenir des prêts toujours plus importants 190. La banque centrale – comprenez : le producteur de papier-monnaie – la plus vénérable de notre époque, la Banque d'Angleterre, fut établie en 1694 par William Patterson, un promoteur écossais, avec l'objectif explicite de fournir la somme – considérable à l'époque – de 1 200 000£ sous forme de prêt à la Couronne d'Angleterre 191. Sa charte autorisait la banque à émettre des billets à condition de ne pas dépasser certaines limites statutaires, lesquelles furent par la suite assouplies afin d'autoriser l'allocation de prêts supplémentaires au bénéfice du gouvernement. La banque se vit également attribuer de nombreux privilèges légaux, en particulier une responsabilité limitée et le privilège de suspendre de façon unilatérale les paiements dus à ses créanciers – suspensions de paiement auxquelles la Banque dû avoir recours à peine deux ans après le commencement de ses activités. En dehors de cet incident précoce, la banque, cependant, se montra fiable et poursuivit ses activités sans suspendre ses paiements en temps de paix. Au cours des deux siècles suivants, la Banque d'Angleterre, avec l'appui croissant du gouvernement, prospéra, fournissant un flux constant de nouveaux prêts sans interrompre la convertibilité de ses billets. Au début du dix-neuvième siècle, les billets de la Banque d'Angleterre finirent par avoir cours légal, événement qui entraîna les conséquences que nous avons décrites à travers notre analyse théorique : la cartellisation du système bancaire et de fréquentes et récurrentes périodes d'essor économique suivies de périodes de faillites. En 1844, la Banque d'Angleterre obtint le monopole de l'émission des billets de banque 192. Et en 1914, sur ordre du roi, la banque suspendit de nouveau ses paiements afin de financer la Première guerre mondiale au moyen de la planche à billets. Dans les autres pays comme la France et l'Allemagne, le développement du système monétaire national prit un tour différent, mais on retrouve facilement les éléments constitutifs du cas britannique : le statut de monopole attribué à un métal précieux (l'or) ; des banques à réserves fractionnaires privilégiées au service des finances publiques ; l'attribution du cours 190

Pour un exposé général, voir Vera Smith, The Rationale of Central Banking (Indianapolis : Liberty Fund, 1990), chaps. 1 à 6 ; Norbert Olszak, Histoire des banques centrales (Paris : Presses Universitaires de France, 1998). 191

Sur l'histoire de la Banque d'Angleterre, voir John H. Clapham, The Bank of England : A History, 16941914 (Cambridge : Cambridge University Press, [1994] 1970). 192

Les autres banques émettrices de billets qui existaient déjà en 1844 furent autorisées à continuer leurs activités à condition de respecter leurs limitations statutaires. La plupart d'entre elles décidèrent finalement de choisir un nouveau modèle commercial pour se transformer en banques offrant des comptes chèques.

légal aux billets émis par ces banques ; la cartellisation consécutive de l'industrie bancaire nationale dans son ensemble ; et l'autorisation finale de suspendre indéfiniment le remboursement des billets des banques bénéficiant de privilèges, transformant ainsi ces banques en producteurs de papier-monnaie.

Table 2 : Les grandes étapes du développement de la Banque d'Angleterre Année

Action légale en faveur de la Banque

Contrepartie financière

1694

*Première charte

Prêt accordé au gouvernement

1696

*Suspension des paiements

Maintien du crédit au gouvernement

*Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement

*Responsabilité limitée *Extension de l'émission de billets 1697

*Monopole de l'encaissement des paiements pour le gouvernement *Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement

1709

*Monopole sur les opérations d'actionnariat bancaire conjointes avec plus de six autres partenaires

1713

*Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement

*Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement (sans intérêt)

1742

1751

*Monopole de l'administration de la dette publique

1764

*Renouvellement de la charte

Droits payés au gouvernement

1781

*Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement

1793

*Légalisation des prêts à court terme Prêt accordé au gouvernement accordés au gouvernement au-delà des limites statutaires

1795

*Autorisation des billets de 5£

1797

* Autorisation des billets de 1£ et de 2£ Prêt accordé au gouvernement

Table 2 : Les grandes étapes du développement de la Banque d'Angleterre *Suspension des paiements 1800

*Renouvellement de la charte

Prêt accordé au gouvernement

1812-19

*Les billets de la Banque d'Angleterre ont cours légal

Prêts accordés au gouvernement

1833

*Les billets de la Banque d'Angleterre obtiennent le cours légal pour les sommes supérieures à 5£ * Monopole de l'émission de billets en Grande-Bretagne

Prêt accordé au gouvernement

1844

*Les billets de la Banque d'Angleterre ont cours légal

Prêts accordés au gouvernement

1914-25

*Suspension des paiements

Source : Vera C. Smith, The Rationale of Central Banking (Indianapolis, Liberty Fund, 1990), chap. 2.

Dans le cas de la Banque d'Angleterre, la conjonction de ces éléments fut l'aboutissement d'un processus assez lent. En revanche, les banques privilégiées établies dans d'autres pays se montrèrent souvent irresponsables et augmentèrent artificiellement leurs devises à des taux beaucoup plus importants que la Banque d'Angleterre, afin de calmer l'appétit financier de leurs gouvernements. Il n'est donc pas surprenant qu'elles aient dû avoir bien plus fréquemment recours à la suspension des paiements et que ces banques se lancèrent dans de nombreuses expérimentations avec du papier-monnaie ayant cours légal. À la fin du dixneuvième siècle, par conséquent, les banques à réserves fractionnaires et le papier-monnaie étaient déjà solidement implantés. John Wheatley, un observateur contemporain, résuma ainsi les événements du siècle précédent : C'est au cours de la première moitié du dix-huitième siècle – peu ou prou- que les banques apparurent, essaimant à travers la plupart des grandes villes d'Europe. Presque toutes ces banques encouragèrent l'usage du papier-monnaie. [...] Mais la circulation du papiermonnaie durant cette période fut sujette à des interruptions périodiques, et ce, en dépit du fait que l'Angleterre et l'Écosse – sous le règne de William et, en partie, sous le règne de la reine Anne – ainsi que la France – sous la régence du Duc d'Orléans – la stimulèrent de façon excessive, sans que jamais ces excès ne parviennent à s'inscrire dans la durée. [...] Mais de 1750 à 1800 le système de la devise papier, né pourtant sous des auspices peu favorables, parvint à maturité et fut perfectionné partout dans le monde civilisé. Ce nouveau moyen

d'échange fut instauré avec succès en Angleterre, en Écosse, en Irlande, en France, en Espagne, au Portugal, en Italie, en Autriche, en Prusse, au Danemark, en Suède, et en Russie, ainsi qu'en Amérique, jusqu'à conquérir nos provinces indiennes : le papier-monnaie est parvenu à dominer le commerce mondial, dans toutes ses dimensions pour supplanter largement le recours aux espèces 193. Quelques pages plus loin, voici comment Wheatley évalue les parts de marché relatives des billets de banque et des espèces dans les plus grands pays européens : En Angleterre, en Écosse ainsi qu'en Irlande, au Danemark, et en Autriche, il est rare que les transactions se fassent avec autre chose que du papier-monnaie. En Espagne, au Portugal, en Prusse, en Suède, et en Russie européenne, le papier-monnaie possède un avantage décisif. Et seule en France, en Italie et en Turquie, les espèces dominent toujours 194. Telle était la situation en 1807. La tendance se poursuivit au cours des décennies suivantes. Ainsi, par exemple, l'Autriche, la Russie et l'Italie eurent chacune recours, pendant plusieurs décennies au dix-neuvième siècle, à différents papiers-monnaies auxquels elles donnèrent cours légal. Ces émissions de billets étaient limitées en quantité et ne jouissaient pas complètement du statut de monopole mais circulaient parallèlement avec les pièces et les billets de banque. Finalement, la plupart des pays européens suspendirent leurs paiements au début de la Première guerre mondiale. De 1914 à 1925, pour la première fois au cours de l'histoire, toutes les plus grandes nations à l'exception des États-Unis utilisaient le papiermonnaie.

2. Vers la création de producteurs nationaux de papier-monnaie : les expériences américaines On retrouve également, dans l'histoire des colonies d'Amérique du Nord de l'Empire britannique, les caractéristiques essentielles des expériences monétaires européennes. Mais deux particularités retiennent l'attention : les partisans américains du papier-monnaie adoptèrent une approche plus directe que leurs cousins européens, et les adversaires américains du papier-monnaie remportèrent une victoire plus triomphale, du moins au début, que toutes les victoires jamais remportées par leurs amis européens 195.

193

Wheatley, The Theory of Money and Principles of Commerce (London : Bulmer, 1807), pp. 279-80. Le jugement de Wheatley concernant le « commerce mondial » concerne en particulier le commerce en gros entre les nations. Les choses étaient souvent très différentes en ce qui concerne les transactions du commerce de détail. Pour ce qui est des régions allemandes, voir Bernd Sprenger, Das Geld der Deutschen, 2ème éd. (Paderborn : Schöningh, 1995), pp. 153-54. 194 195

Wheatley, The Theory of Money and Principles of Commerce, p. 287.

Sur l'histoire de la monnaie et des banques américaines jusqu'au début du vingtième siècle voir William Gouge, A Short History of Paper Money and Banking in the United States (réimpression, New York : Augustus M. Kelley, [1833] 1968), 2ème partie ; William G. Sumner, History of Banking in the United States (New York : Augustus M. Kelley, [1896] 1971) ; Barton Hepburn, History of Coinage and Currency in the United States and the Perennial Contest for Sound Money (London : Macmillan, 1903) ; Bray Hammond, Banks and Politics in America (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1957) ; Donald Kemmerer and Clyde Jones, American Economic History (New York : McGraw-Hill, 1959) ; Murray N. Rothbard, A History of Money and Banking in the United States (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2002).

Aux dix-septième et dix-huitième siècles, les gouvernements des colonies britanniques préférèrent exercer à de nombreuses reprises une pression directe en faveur de l'adoption de billets de papier jouissant du cours légal plutôt que prendre la voie indirecte consistant à promouvoir l'attribution de privilèges aux banques à réserves fractionnaires. Dès 1690, la colonie du Massachusetts émit des bons du Trésor sous forme de billets qui bénéficiaient du cours légal. Cette pratique fut répétée dans cinq autres colonies avant 1711, pour s'étendre finalement à toutes les colonies britanniques. Parmi les victimes de cette pratique, se trouvaient les créanciers du commerce et de l'industrie américaine, d'ordinaire des marchands appartenant à la métropole britannique, qui furent forcés d'accepter ces billets dont la valeur se dépréciait souvent rapidement. Ils portèrent leur cause devant le Parlement qui réagit vigoureusement au début de 1720. Le Parlement ordonna tout d'abord à toutes les colonies de la Nouvelle-Angleterre de rechercher l'autorisation de la Grande Bretagne avant d'émettre tout nouveau billet ayant cours légal. En 1751, le Parlement interdit l'émission de tout billet de ce type dans la Nouvelle-Angleterre, et en 1764 interdit, dans l'ensemble des colonies, l'émission de tout papier ayant cours légal. Cela dut être un coup terrible porté à l'ordre politique établi dans les colonies britanniques de l'Amérique du Nord. Il n'est certainement pas tiré par les cheveux d'y voir là une des causes de la révolution américaine. La Révolution, pourtant, n'apporta aucune validation légale aux expérimentations monétaires de la période coloniale. Bien au contraire, la Constitution américaine représente, dans l'histoire moderne de l'Occident, la rupture légale la plus radicale avec le passé inflationniste d'un pays. Les pères de la nouvelle république firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher que les émissions par les colonies (les différents États que nous connaissons aujourd'hui) de papier-monnaie ayant cours légal ne soient jamais renouvelées. Ils s’efforcèrent en outre de créer un ordre monétaire fondé sur les métaux précieux. Les pères fondateurs considéraient ces objectifs comme si importants qu'ils sont visés directement par le tout premier article de la Constitution. La section 8 de l'Article I attribue l'autorité de « battre monnaie, d'en déterminer la valeur et celle de la monnaie étrangère, et de fixer l'étalon des poids et mesures » au gouvernement fédéral, et non aux États. Et la section 10 de ce même Article interdit aux États d' « émettre du papier-monnaie, [de] donner cours légal, pour le paiement de dettes, à autre chose que la monnaie d'or ou d'argent ». La Constitution s'avéra représenter un sérieux obstacle pour le parti de l'inflation, mais cet obstacle finit par être brisé. Pendant les soixante années qui suivirent, la bataille entre les forces pro- et anti-inflationnistes fit rage et l'issue fut incertaine. Les partisans de l'inflation firent accepter les chartes de deux « Banques des États-Unis » (1792-1812, 1816-1836) et leurs opposants s'assurèrent que ces chartes ne furent pas étendues. Durant la guerre de 181214, le gouvernement fédéral émit des bons du Trésor ayant cours légal – indispensables, selon le gouvernement, pour assurer la survie de la nouvelle république (et la sienne bien sûr). Ce fut ensuite durant les années 1830, que les partisans d'une monnaie solide connurent leur dernier grand triomphe lorsque le Président Jackson refusa d'étendre la charte de la Deuxième Banque des États-Unis, retira tous les fonds publics des banques (à réserves fractionnaires) privées ou d'État, et ramena la dette publique de 60 millions de dollars au début de son administration au montant beaucoup plus raisonnable de 33733,05 dollars le 1er janvier 1835. Ses successeurs parvinrent, jusqu'à un certain point, à neutraliser ces réformes, en particulier en creusant la dette pour la ramener à son niveau antérieur de 60 millions de dollars, moins de quinze années après la fin de la seconde administration Jackson. Mais la grande percée pour les partisans de l'inflation ne se produisit qu'avec l'arrivée d'Abraham Lincoln et la guerre de Sécession. En 1862, le gouvernement commença de nouveau à émettre du papier-monnaie ayant cours légal, les fameux « greenbacks », afin de

financer sa guerre contre les États sécessionnistes du Sud. Un terme fut mis à l'expérience en 1875 lorsque le gouvernement fit des « greenbacks » une forme de crédit-monnaie, en annonçant que ces billets pourraient, dès à partir de 1879, être remboursés en or 196. Dans l'intervalle, en 1863-65, l'administration Lincoln avait créé un nouveau système de privilèges accordés à des « banques nationales » qui se voyaient autorisées à émettre des billets adossés à la dette du gouvernement fédéral, tandis que les billets de toutes les autres banques étaient pénalisés d'une taxe fédérale de 10 pour cent. Cela eu pour effet de concentrer le secteur bancaire américain autour des banques nationales jouissant de ces privilèges, en particulier, les banques de réserve de la ville de New York. En 1913, par conséquent, le système bancaire américain se vit finalement doté d'une banque centrale suivant le modèle européen. Les États-Unis furent la dernière grande nation à introduire des banques centrales dans leur système bancaire. L'interprétation originelle de la Constitution était parvenue à empêcher le recours à une procédure plus rapide mais la lettre de la Constitution ne pouvait endiguer la marée des intérêts financiers ainsi concentrés et leur propagande pro-inflationniste. Les remarques précédentes concernant les débuts l'histoire monétaire moderne de l'Occident avaient pour but de souligner la longue tradition de notre régime inflationniste actuel. Il est faux de croire que, sur le plan monétaire, tout était rose jusqu'en 1914, lorsque la grande inflation du vingtième siècle fit son apparition. Il est vrai que de nos jours l'inflation est incomparablement plus importante qu'au cours des périodes précédentes, et ce, tout particulièrement en raison du monopole actuel du papier-monnaie. Mais les racines des calamités d'aujourd'hui sont bien plus anciennes. Cela ne concerne pas uniquement les fondements institutionnels, lesquels datent du dix-septième siècle mais concerne également les formes concrètes que revêt l'inflation. Ni le papier-monnaie, ni les autres pratiques inflationnistes majeures actuelles n'ont été inventées au vingtième siècle. Et le tant vanté étalon-or, qui régna durant quelques décennies avant la Première guerre mondiale, était loin d'être l'âge d'or qu'on nous décrit souvent.

3. Le problème des taux de change Si la législation nationale a conduit à la cartellisation de l'industrie du système des banques à réserves fractionnaires à l'échelle nationale, pendant longtemps aucun mécanisme de ce type n'existait dans les relations économiques internationales. Ainsi, jusqu'à la fin de la Première guerre mondiale, la majeure partie des paiements internationaux étaient effectués en espèces. Mais au cours des quatre ou cinq décennies ayant précédé l'éclatement de cette guerre, les fondations étaient posées pour l'établissement des futurs systèmes monétaires internationaux. Tous les systèmes de ce type jusqu'à nos jours ont consisté essentiellement en cartels regroupant les gouvernements nationaux, et plus précisément les autorités monétaires nationales (d'ordinaire les banques centrales). On peut distinguer deux phases : (1) une phase de cartels de banques, qui s'étendit sur la période d'un siècle qui sépare la fin de la guerre franco-allemande de 1871 et la dissolution du système de Bretton Woods en 1971 ; et (2) une 196

À cette époque, la Cour suprême des États-Unis avait d'abord jugé contraire à la Constitution la légalité des privilèges du cours légal accordé au papier-monnaie (1870) avant de réviser sa décision dans les arrêts qui suivirent (1871 et 1874). Voir Donald Kemmerer et C. Clyde Jones, American Economic History (New York : McGraw-Hill, 1959), p.356.

phase de cartels entre les producteurs nationaux de papier-monnaie, qui débuta en 1971 et dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Nous allons traiter successivement de ces deux phases au cours des deux chapitres suivants. Nous nous contenterons d'observer ici qu'aucun de ces cartels n'a été jusqu'ici obligatoire. L'avenir dira si l'évolution future des relations politiques internationales entraînera le moindre changement.

16. Le système bancaire international de 1871 à 1971

1. L'étalon-or classique Vers la fin des années 1860, seuls les États-Unis et certaines parties importantes de l'Empire britannique avaient connu l'étalon-or. Au Royaume-Uni, l'or jouissait du monopole du cours légal depuis 1821 tandis que les États-Unis connaissaient de facto un régime d'étalon-or après la Loi sur la monnaie de 1834 – avant d'être rejoints par l'Australie et le Canada au début des années 1850. Tous les autres États connaissaient soit l'étalon-argent, soit l'étalon bimétallique, ou encore les papiers-monnaies ayant cours légal. La victoire allemande sur la France dans la guerre de 1870-71 déboucha sur la période connue sous le nom d'étalonor classique. Le nouveau gouvernement central allemand sous Bismarck obtint une indemnité de guerre de 5 milliards de francs en or. Il utilisa cette somme pour instaurer un étalon-or forcé, démonétisant les pièces d'argent qui dominaient jusque là en Allemagne. Quatre ans plus tard, la Banque de Prusse – le laquais financier du gouvernement prussien de Bismarck – fut transformée en banque centrale (sa nouvelle appellation, la « Reichsbank » n'était rien d'autre qu'un coup marketing). Les Allemands avaient donc réussi à imiter le modèle britannique, en combinant l'or à cours forcé avec les banques à réserves fractionnaires et une banque centrale, dont les billets obtinrent cours légal en 1909 197. Pourquoi l'or ? Pourquoi les Allemands mirent-ils en place un étalon-argent ? Et pourquoi refusèrent-ils de rejoindre un système comme l'Union monétaire latine 198 ? Plusieurs facteurs expliquent cette mise en place. On peut mentionner en particulier l'influence des « externalités de réseau » qui jouaient en faveur de l'or. D'un côté, l'or était la monnaie de la GrandeBretagne, le pays qui avait le marché de capitaux le plus important et le plus développé. De l'autre, un certain nombre de pays aux importantes ressources d'argent comme la Russie et l'Autriche avaient suspendu leurs paiements au moment de la victoire de l'Allemagne. À la différence de l'or, l'argent ne présentait donc aucun avantage s'agissant de la division internationale du travail 199. En outre, il ne faut pas négliger le fait que l'argent, le seul concurrent sérieux de l'or parmi les monnaies-marchandises, présentait un grave inconvénient aux yeux d'un gouvernement manifestant des penchants pour la finance inflationniste. Parce qu'il est encombrant, le recours à l'argent entraîne des coûts de transports plus importants, ce qui le rend moins adapté que l'or aux yeux de banques à réserves fractionnaires soucieuses de tuer dans l'œuf toute panique bancaire systématique grâce à la coopération.

197

Voir Herbert Rittmann, Deutsche Geldgeschichte seit 1914 (Munich : Klinkhardt & Biermann, 1986), chap. 1 ; Bernd Sprenger, Das Geld der Deutschen (Paderborn : Schöningh, 1995), chap. 10. 198

L'Union monétaire latine fut créée en 1865 par les gouvernements de la France, de l'Italie, de la Suisse, et de la Belgique. La Grèce et la Roumanie adhérèrent à l'Union par la suite. L'idée de cette Union consistait à établir un système de pièces commun à tous les pays membres. Ce système dura, officiellement, jusqu'en 1926. En fait, il fut abandonné dès 1914 avec la suspension quasi-universelle des paiements. 199

Voir Leland B. Yeager, International Monetary Relations (New York : Harper & Row, 1966) pp. 252-58 ; Barry Eichengreen, Globalizing Capital, 2ème éd. (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1998), chap. 2, en particulier la section concernant l'introduction de l'étalon-or international.

Pratiquement tous les autres pays occidentaux adoptèrent alors cet étalon. L'établissement d'une « unité » internationale dans les affaires monétaires ne nécessitait aucune justification compliquée car elle était parfaitement en phase avec l'esprit cosmopolite de l'époque, nourri par trois décennies de libre-échange et la multiplication naissante d'amitiés et d'alliances internationales. Ce mouvement en faveur de l'or offrait donc une parfaite justification à toute une série supplémentaire d'interventions massives des gouvernements nationaux dans les systèmes monétaires de leurs pays. Les privilèges légaux furent abolis dans toutes les autres branches de l'industrie. Le mot de monopole était plus que jamais synonyme d'opprobre. Mais ce même monopole apparaissait tolérable en tant que moyen d'accomplir le noble objectif cosmopolite de l'union monétaire internationale. Au début des années 1880, les pays occidentaux et leurs colonies à travers le monde avaient adopté le modèle britannique 200. Cela créa la grande illusion qu'il existait une unité économique profonde au sein du monde occidental, tandis qu'en réalité ce mouvement ne faisait que rendre homogènes les systèmes monétaires nationaux. Cette homogénéité dura jusqu'en 1914, lorsque les banques centrales suspendirent leurs paiements et se préparèrent à financer la Première guerre mondiale au moyen de la planche à billets. S'agissant des aspects positifs, on peut dire que l'étalon-or classique a éliminé les fluctuations des taux de change entre l'or et l'argent et a ainsi relancé la division internationale du travail. Il est un quelque peu difficile d'évaluer l'impact quantitatif de cet avantage. Nous nous contenterons donc d'observer que les fluctuations des taux de change entre l'or et l'argent sont négligeables lorsqu'on les compare avec les fluctuations existant entre nos papiersmonnaies actuels. S'agissant des aspects négatifs, l'étalon-or classique a entraîné une déflation forcée considérable due à la démonétisation de l'argent. À partir de la période 1873-1896, les prix chutèrent plus ou moins drastiquement dans les pays ayant adopté l'étalon-or en premier (le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Allemagne) en raison des exportations d'or qui se produisirent lorsque les autres pays établirent, à leur exemple, une devise basée sur l'or également 201. Cela a à son tour exercé une pression renforçant la pratique des banques à réserves fractionnaires, à la fois au niveau des banques centrales et au niveau des banques commerciales (voir Table 3). Nous avons analysé ci-dessus la fragilité inhérente des des systèmes à réserves fractionnaires et nous avons vu que ce fait, précisément parce que les banquiers en ont bien conscience, les incite à repousser la crise en coopérant. Ce qui fut également le cas sous l'étalon-or classique 202. Pourtant, pour les raisons que nous avons analysées de façon assez détaillée, la coopération ne peut pas arrêter la dynamique de l'inflation inhérente au système lui-même. Tôt ou tard, ce processus trouve ses limites et le système des banques à réserves fractionnaires 200

La seule exception fut l'Inde, qui adopta l'étalon-or en 1898. La Russie franchit le pas en 1897. Seule la Chine parmi les grandes nations maintint l'étalon-argent. 201

Nous avons souligné au cours de cette étude qu'une chute des prix constitue en soi un phénomène parfaitement neutre, et la période considérée ici en fournit la meilleure illustration. Les taux de croissance dans les pays frappés par la déflation étaient très substantiels. En revanche, la déflation forcée a créé des difficultés forcées pour ceux qui auraient davantage prospéré dans un régime concurrentiel tolérant d'autres types d'espèces que l'or. 202

Voir Guilo Gallarotti, The Anatomy of an International Monetary Regime : the Classical Gold Standard, 1880-1914 (Oxford : Oxford University Press, 1995), pp. 78-85.

s'effondre ou se transforme en quelque chose d'autre. L'étalon-or classique ne fit pas exception. L'unique raison pour laquelle il évita de s'effondrer ou de se transformer en un étalon de change-or fut parce qu'un autre accident mortel (la Première guerre mondiale) eut raison de lui avant qu'il ne puisse mourir de son propre cancer. La Première guerre mondiale fournit un prétexte à la suspension des paiements. Mais tôt ou tard, cette suspension serait de toute façon devenue inévitable. Le système ne limita pas l'inflation. Tous ses protagonistes principaux – les banques centrales nationales – étaient des banques à réserves fractionnaires, et sous leurs auspices et sous leur protection les banques commerciales empruntèrent joyeusement le chemin de l'expansion inflationniste.

Table 3 : Évolution du stock de monnaie dans l'Empire allemand (en millions de marks) Fin de l'année

Stock de monnaie (métal précieux)

Réserves d'espèces des banques (incluant les banques émettrices de billets)

Dépôts en banque des institutions non bancaires (comptes courants, comptes épargne-temps et comptes épargnes)

1875

2634

721

3975

1880

2400

738

4757

1885

2299

883

6443

1890

2476

1094

8809

1895

2870

1224

11678

1900

3244

1195

16126

1905

4100

1356

23759

1910

4734

1616

33825

1913

5200

2170

38420

Source : Bernd Sprenger, Das Geld der Deutschen, table 28, p. 201.

La gloire de l'étalon-or classique fut d'avoir illustrer, pour la dernière fois en date, la façon dont un système monétaire mondial pouvait émerger sans intrigues politiques et sans paperasserie entre les gouvernements nationaux. Ces derniers adoptèrent l'étalon-or de façon indépendante les uns des autres. Il n'y eut ni traité, ni conférence, ni aucune négociation destinée à le mettre en place. Pourtant, comme nous l'avons vu, même de ce point de vue, l'étalon-or classique se présentait sous une forme assez imparfaite. Il ne constituait après tout

en rien le produit du choix libre de citoyens libres, mais n'était que le résultat du pouvoir discrétionnaire des gouvernements nationaux. Il donna au monde un étalon monétaire commun – l'or – mais cet étalon naquit de l'élimination par la force de toutes les autres formes de monnaie possibles. Son effet ultime fut, non pas de donner aux citoyens du monde un système monétaire efficace, mais de fournir un prétexte aux gouvernements nationaux pour placer sous contrôle les systèmes monétaires de leurs pays. L'étalon-or classique fut donc loin d'être un bastion de la liberté. Il représenta plutôt une avancée cruciale en direction du fléau sociétal de notre époque – l'omnipotence gouvernementale. Si nous soulignons ce fait c'est parce que de nombreux défenseurs du marché libre croient que l'étalon-or classique était une sorte de paradis des systèmes monétaires. Cette réputation n'est pas méritée car entre l'étalon-or classique et ses successeurs - lesquels ont tous été largement et à juste titre critiqués dans la littérature sur notre sujet -, il n'existe qu'une différence de degré, et non une différence de nature 203.

2. L'étalon de change-or On utilise d'ordinaire l'expression « étalon de change-or » afin de référer à l'organisation du système monétaire international qui a existé entre 1925 et 1931. Mais cette organisation ne présentait absolument rien d'original. Elle existait déjà auparavant ; en fait, elle faisait partie intégrante de l'étalon-or classique. Le nouveau système qui fut créé dans la seconde moitié des années 1920 se caractérisait bien plutôt par l'objectif plus ou moins explicite de la part de la plupart de ses participants de viser à une expansion monétaire (l'inflation) au moyen de la coopération internationale 204. Sous l'étalon-or classique, chaque banque centrale était tenue de s'assurer que ses billets pouvaient être remboursés en or. Les banques centrales de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne, de Suisse et de Belgique (et plus tard des États-Unis) conservèrent la totalité de leurs réserves en or. Ces réserves étaient supposées être suffisamment importantes pour leur permettre de faire face aux situations d'urgence. Les choses étaient différentes dans le domaine des banques commerciales à réserves fractionnaires qui opéraient au sein des économies nationales de ces pays. Les banques commerciales conservaient d'ordinaire la part du lion de leurs réserves sous la forme de billets émis par les banques centrales et ne maintenaient que des réserves extrêmement faibles d'or. Ces réserves d'or étaient nécessaires uniquement afin de faire face aux situations d'urgence, et dans de tels cas de figure les banques commerciales avaient également appris à s'appuyer sur les réserves de leurs banques centrales. Dans certains pays, cette pratique devança l'établissement de l'étalon-or classique de quelques décennies. Ainsi, par exemple, c'était déjà la pratique des banques des pays anglophones au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle. Elles conservaient les 203

Voir par exemple Yeager, International Monetary Relations, pp. 260-65 ; Henry Hazlitt, The Inflation Crisis, and How to Resolve It (Irvington-on-Hudson, N.Y. : Foundation for Economic Education, [1978] 1995), pp. 173f. ; Rothbard, A History of Money and Banking in the United States (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2002), pp. 159-69. Voir également les références dans Barry Eichengreen, Globalizing Capital (Princeton, N.J. : Princeton University Press), chap. 2. 204

Sur l'étalon change-or voir Yeager, International Monetary Relations, pp. 277-90 ; Murray N. Rothbard, « The Gold-Exchange Standard in the Interwar Years », Kevin Dowd et Richard H. Timberlak, éds., Money and the Nation State (New Brunswick, N.J. : Transaction, 1998), pp. 105-65.

billets de la Banque d'Angleterre comme partie de leurs réserves et, dans les périodes de grande pression sur leurs réserves d'or, ces banques remboursaient souvent leurs propres billets, non pas en or, mais en billets de la Banque d'Angleterre 205. Sous l'étalon-or classique, la plupart des banques centrales adoptèrent exactement le même système. Les banques centrales de Russie, d'Autriche-Hongrie, du Japon, des Pays-Bas, et des pays scandinaves, au même titre que les banques centrales des britanniques comme l'Afrique du Sud et l'Australie remboursaient certes leurs propres billets en or, mais également en billets émis par les banques centrales étrangères les plus importantes. D'autres pays encore comme l'Inde, les Philippines, et différents pays d'Amérique latine maintinrent leurs réserves exclusivement sous la forme de billets de banques étrangères gagés sur l'or 206. Le but d'une telle structure est manifeste. Le regroupement des réserves d'or au sein d'un petit nombre de banques centrales fiables permet une inflation plus importante de la quantité mondiale de billets que l'inflation qui aurait été envisageable sans cette mise en commun. Le piège c'est que cette organisation attribue l'entière responsabilité de conserver des réserves suffisamment importantes à un petit nombre de banques à réserves fractionnaires « vertueuses ». Pourtant, ces dernières ont de bonnes raisons d'accepter ce fardeau car cette vertu leur donne un pouvoir politique sur les autres banques, surtout en temps de crise. L'importance de l'étalon de change-or des années 1925 à 1931 consista à élever cette pratique d'inflation coordonnée au rang de principe des relations monétaires internationales 207. Seules deux banques – la Réserve fédérale américaine et la Banque d'Angleterre – étaient destinées à rester de véritables banques centrales, mais cette fois, elles devaient être les banques centrales du monde entier. Toutes les autres banques centrales nationales devaient conserver une partie plus ou moins grande de leurs réserves sous la forme de dollars des États-Unis et de livres britanniques. Cela devait garantir la possibilité d'une expansion inflationniste pour toutes les banques. Le taux d'expansion s'avéra relativement faible en ce qui concerne les banques centrales des États-Unis et du Royaume-Uni, mais ces dernières se verraient récompensées plus tard en termes de pouvoir politique 208. Ainsi, dès le départ, l'étalon de change-or était destiné à encourager un comportement irresponsable. Conçu dans le but de faciliter l'inflation, il n'est pas étonnant qu'il ne dura que six ans seulement. Il s'effondra lorsque, dans le sillage de la crise financière de 1929 qui s'abattit sur Wall Street, les politiques adoptées par les différents gouvernements prirent un tournant protectionniste (et ce, particulièrement aux États-Unis) ou imposèrent des contrôles sur les changes avec l'étranger (comme en Allemagne, en Autriche, et dans différents pays d'Amérique latine), étouffant ainsi les paiements internationaux et rendant la reconstitution 205

Cette pratique était déjà répandue même avant que les billets de la Banque d'Angleterre ne jouissent du cours légal en 1833 : cette pratique était due essentiellement à l'introduction du statut de monopole conféré à l'or après 1821. 206

Voir l'exposé général contenu dans Eichengreen, Globalizing Capital, chap. 2, section sur les différentes phases de l'étalon-or. 207

Les gouvernements se mirent d'accord sur ce principe lors de la Conférence de Gênes tenue du 10 avril au 19 mai 1922. Voir Rothbard, « The Gold-Exchange Standard in the Interwar Years », p. 130 ; Carole Fink, The Genoa Conference : European Diplomacy, 1921-1922 (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1984). 208

L'un des rares pays à s'abstenir de participer à ce système fut la France. Sa principale motivation était d'éviter toute dépendance politique à l'égard des pays anglo-saxons. La Banque de France avait elle-même pendant longtemps poursuivit la politique de création de liens de dépendance vis-à-vis des banques étrangères.

des réserves de la Banque d'Angleterre impossible. Cela eut donc pour conséquence d'entraîner la Banque à suspendre ses paiements en septembre 1931. Les autres banques centrales lui emboîtèrent bientôt le pas, plongeant ainsi le monde dans un régime de taux de change fluctuants qui dura jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale.

3. Le système de Bretton Woods En juillet 1944, lors d'une conférence à Bretton Woods, dans le New Hampshire, les alliés occidentaux se mirent d'accord sur un système monétaire international qui devait entrer en vigueur après leur victoire dans la Seconde guerre mondiale. Comme on pouvait s'y attendre, il s'agissait pour cette nouvelle institution de rendre la production de billets de banque plus « flexible » (c'est-à-dire – expansionniste -) que jamais auparavant. Comment ? L'astuce consistait à regrouper les réserves d'or du monde entier en une seule réserve. Il ne devait rester qu'une seule banque susceptible de pouvoir continuer à rembourser ses billets en or – la Réserve fédérale des États-Unis – tandis que toutes les autres banques centrales pourraient conserver la plus grosse partie de leurs réserves en dollars des États-Unis et, en conséquence, rembourser leurs propres billets seulement en dollars. Le système de Bretton Woods constituait donc un étalon de change-or au carré 209. Il était bien plus expansionniste que ses prédécesseurs parce qu'il appliquait la technique du fonds commun de réserves de façon beaucoup plus poussée. À l'époque de l'étalon-or classique, il y avait de nombreuses réserves d'or dans l'économie mondiale, parce que les différentes nations conservaient leurs fonds communs d'or séparés les uns des autres (dans les banques centrales nationales). Durant la période de l'étalon de change-or, le nombre de fonds commun d'or avait très largement décliné, et l'objectif du système de Bretton Woods consistait à pousser la logique du fonds commun jusqu'à son terme. Lorsqu'il s'effondra en 1971, il existait toujours d'importants fonds communs d'or dans des banques centrales autres que la Réservé fédérale : une nouvelle centralisation de ces ressources aurait ainsi pu permettre au système de fonctionner encore pendant un certain temps. Quoi qu'il en soit, le système de Bretton Woods constituait alors la tentative la plus ambitieuse de créer un système monétaire international à travers un cartel de banques à réserves fractionnaires. Nous avons à plusieurs reprises souligné le fait que la création de fonds commun créé une dépendance politique. Dans le cas présent, les autres banques centrales et leurs gouvernements devinrent dépendants de la bonne volonté de la Réserve fédérale, laquelle administrait le fonds commun d'or mondial et qui avait par conséquent le pouvoir d'allouer les billets de banque du monde – les dollars des États-Unis – de façon purement discrétionnaire. La question cruciale est donc la suivante : pourquoi les autres banques centrales nationales ont-elles consenti à la centralisation des fonds communs d'or, et ainsi à la centralisation du pouvoir ? Le fait qu'il puisse être utile d'avoir un système monétaire international (des taux de change stables entre les devises nationales) constitue une partie de la réponse même si cela occasionne une certaine dépendance. Mais, dans le cas présent, d'autres aspects entrèrent en 209

Sur le système de Bretton Woods voir en particulier Jacques Rueff, The Monetary Sin of the West (New York : Macmillan, 1972) ; Henry Hazlitt, From Bretton Woods to World Inflation (Chicago : Regnery, 1984) ; Eichengreen, Globalizing Capital, chap. 4 ; Leland Yeager, « From Gold to the Ecu : The International Monetary System in Retrospect », Kevin Dowd et Richard H. Timberlake, éds., Money and the Nation State (New Brunswick, N.J. : Transaction, 1998), pp. 88-92.

ligne de compte. Suite à un accident de l'histoire, les États-Unis étaient devenus, durant la Première guerre mondiale et tout au long de ses longues répercussions, un abri sûr pour l'or de l'Europe. Cela prédestina la Réserve fédérale à devenir l'un des deux grands fonds communs d'or de l'étalon de change-or classique au cours de la période 1925-1931. À la fin de la Seconde guerre mondiale, la Réserve fédérale contrôlait, par conséquent, le fonds commun d'or le plus important que le monde ait jamais connu. Fort Knox était le fonds commun d'or du monde avant même que le système de l'après-guerre ne voit le jour. La conférence de Bretton Woods ne fit qu'entériner ce fait. La grande majorité de ses délégués cherchèrent à créer un ordre monétaire d'après-guerre conforme aux systèmes traditionnels – systèmes dans lesquels les banques centrales à réserves fractionnaires augmentaient artificiellement leurs devises de billets de banque, gagées sur les réserves d'or. Un tel ordre n'était possible qu'à condition que la Réserve fédérale en soit le pivot. Mais cela signifiait dès lors que les systèmes monétaires de la France et de la Grande-Bretagne, ainsi que ceux de tous les autres pays membres, seraient dépendants de la Réserve fédérale 210. Pour alléger cette dépendance, la conférence de Bretton Woods créa deux bureaucraties internationales qui existent toujours de nos jours : le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. La fonction de ces institutions était de donner aux autres gouvernements importants une certaine influence sur l'allocation mondiale de l'inflation. Sans ces institutions, la Réserve fédérale seule aurait eu le loisir de choisir les premiers bénéficiaires des nouveaux billets de banque ; elle aurait été seule à attribuer ou à refuser d'attribuer des crédits durant les périodes de paniques menaçant les banques centrales nationales. À travers le FMI et la Banque mondiale, un certain principe de collégialité fut introduit dans la direction de l'ordre monétaire d'après-guerre. Les conseils des deux bureaucraties inclurent des représentants de tous les pays occidentaux alliés les plus importants, et ils accordèrent des prêts à court (FMI) et long terme (Banque mondiale) aux « pays membres en difficulté » - c'est-à-dire, essentiellement aux membres du conseil eux-mêmes pour faire face aux situations d'urgence que ces derniers auraient alors volontairement causées. Ces institutions rendirent le système de Bretton Woods politiquement acceptable aux yeux des partenaires subalternes d'après-guerre du gouvernement des États-Unis. Mais cela ne fut pas, bien entendu, suffisant pour faire de ce système un système viable. Comme ses prédécesseurs, ce système était conçu pour augmenter le potentiel inflationniste au bénéfice de tous les membres du cartel. Restreindre l'inflation ne faisait pas partie de sa mission, et la base du système – la Réserve fédérale – fut particulièrement impitoyable dans la manière dont elle augmenta artificiellement la quantité de dollars. Ce n'était donc qu'une simple question de temps avant que les réserves d'or de la Réserve fédérale ne s'épuisent, contraignant la Réserve fédérale à suspendre tout paiement. Ce point fut atteint le 15 août 1971 lorsque le Président Nixon « mis un terme à la convertibilité du dollar en or ». Cet événement mis un terme à une période d'une centaine d'années au cours de laquelle 210

Ce fut l'une des raisons pour lesquelles le gouvernement du Royaume-Uni – sous la houlette de Lord Keynes – fit pression en faveur d'un ordre d'après-guerre radicalement différent lors de la conférence de Bretton Woods. Plutôt que de faire pression en faveur de l'extension du système des banques à réserves fractionnaires, le Royaume-Uni proposa l'établissement d'un papier-monnaie à cours forcé pour le monde entier. Cela devait lui permettre d'avoir une influence plus importante sur l'allocation du papier-monnaie mondial que celle qu'il aurait eu sur l'allocation des dollars des États-Unis.

trois grands cartels de banques centrales ont inondé le monde occidental de leurs billets de banque sans abandonner officiellement l'étalon-or. Chaque nouveau cartel fut créé de façon à permettre plus d'inflation que ses prédécesseurs, et le cartel de Bretton Woods s'effondra finalement parce qu'à son tour il n'avait pas créé suffisamment d'inflation pour satisfaire les appétits de ses membres. Le système de Bretton Woods fut le dernier système monétaire de portée mondiale que le monde ait connu.

4. Annexe : le Fonds monétaire international et la Banque mondiale après Bretton Woods Avec la chute du système de Bretton Woods, il eut été tout à fait naturel d'abolir ses institutions : le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Mais les grosses bureaucraties savent se montrer coriaces, surtout si elles peuvent réussir à adopter une nouvelle mission. À la fin des années 1970, la nouvelle mission de ces deux bureaucraties consista à soutenir les pays du tiers-monde à travers des prêts à court et long terme. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale n'ont donc désormais plus rien à voir avec l'organisation monétaire mondiale. Et, à proprement parler, elles n'ont plus rien à voir non plus avec le secteur bancaire, du moins si nous entendons l'expression « secteur bancaire » au sens étroitement commercial du terme. Ces deux institutions ne sont de nos jours, en réalité, que de grosses machines servant simplement à redistribuer une partie des revenus des contribuables des pays développés pour le compte des gouvernements irresponsables des pays sous-développés 211. Nombreux sont ceux qui se laissent abuser concernant le Fonds monétaire international et la Banque mondiale parce qu'ils tendent à évaluer les institutions financières à la lumière de leurs intentions (déclarées) plutôt qu'à la lumière de leur véritable nature. Ils assimilent le Fonds monétaire international à une forme d'association caritative collective, et lui reprochent de ne pas être suffisamment généreux chaque fois que sa direction soumet l'attribution de crédits supplémentaires au respect de certaines conditions (généralement un changement de politique économique de la part du pays récipiendaire). Mais le fait est que ces deux bureaucraties n'obtiennent pas leurs fonds sur un marché libre, mais des budgets des gouvernements. Ils dépensent l'argent du contribuable, et non le produit d'une donation. Ce ne sont donc pas des « banques », certainement pas au sens commercial du terme. Et ce ne sont donc pas des associations caritatives au sens où les organisations privées gèrent une association caritative. Les gouvernements responsables peuvent obtenir des prêts sur un marché libre, et, de fait, ces gouvernements obtiennent en permanence de tels prêts. La pauvreté d'une nation ne constitue pas un obstacle, comme le montre de nombreux exemples, en particulier en Asie du Sud. Il est vrai que certains gouvernements sont incapables de trouver des créanciers – surtout les pays qui ne remboursent pas leurs prêts, ou qui nationalisent les investissements étrangers, ou qui régulent ou taxent si fortement les investisseurs que toute production profitable en 211

Voir Roland Vaubel, « The Political Economy of the International Monetary Fund », R. Vaubel et T.D. Willets, éds., The Political Economy of International Organizations : A Public Choice Approach (Boulder, Colo. : Westview Press, 1991), pp.204-44 ; Alan Walters, Do We Need the IMF and the World Bank ? (London : Institute of Economic Affairs, 1994) ; Jörg Guido Hülsmann, « Pourquoi le FMI nuit-il aux Africains ? » Labyrinthe 16 (Automne 2003).

devient impossible. De tels gouvernements ne peuvent qu'obtenir des « crédits politiques » à travers les organisations intergouvernementales comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. Les gouvernements irresponsables rendent la vie de leurs administrés misérables. Aussi longtemps qu'ils ont le soutien de leurs citoyens, ils peuvent se maintenir au pouvoir. Mais dans la plupart des cas ils ne bénéficient de ce soutien qu'aussi longtemps qu'ils peuvent distribuer des avantages matériels, qu'ils obtiennent eux-mêmes à travers l'imposition et l'expropriation. Aussitôt que ces gouvernements ne trouvent plus rien à piller, la population se retourne contre eux. C'est à ce moment là qu'entrent en scène les facilités de crédit politique du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Ces institutions ont pour effet de maintenir en place les gouvernements corrompus et irresponsables plus longtemps que ce n'aurait été le cas sans cela. Bokassa, Mobutu, Nkruma, Somoza et autres dictateurs de ce genre ne seraient jamais restés au pouvoir aussi longtemps sans le soutien financier de ces institutions 212. Le prix politique à payer pour l'obtention de ces prêts consiste d'ordinaire pour les gouvernements concernés à accepter de se montrer coopératifs dans d'autres domaines, par exemple, lorsqu'il s'agit de l'établissement de bases militaires occidentales dans ces pays, ou concernant des accords commerciaux internationaux, ou en accordant des privilèges spéciaux à un petit nombre de compagnies « multinationales ». L'Église catholique a soutenu sans réserve l'intégration de tous les pays dans la division internationale du travail, comme constituant une condition du développement économique et social 213. Mais ce n'est que très récemment que les pays du Tiers-monde ont commencé à demander l'abolition du protectionnisme si répandu dans les pays développés. Doit-on penser que ces crédits politiques étaient destinés à réduire au silence le plus longtemps possible toute opposition au protectionnisme du Nord dans le Sud sous-développé ? Le libre-échange et la propriété privée ne constituent pas une sorte de privilège légal au seul bénéfice d'un petit nombre de « riches » et à l'exclusion d'une grande majorité de « pauvres ». Comme l'ont montré de nombreux économistes, c'est exactement le contraire : ce sont les pauvres qui sont susceptibles de profiter le plus d'un ordre social fondé sur le respect intégral des droits de propriété. Les gouvernements qui exproprient de manière systématique les investisseurs et s'opposent au libre-échange - que ce soit là l'effet de leur malveillance ou de leur ignorance – ruinent leurs concitoyens, et surtout les plus pauvres d'entre eux. Les organisations qui soutiennent de tels gouvernements engendrent la misère et la mort. On peut donc conclure que les organisations accordant des crédits politiques comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international sont dans le meilleur des cas inutiles – parce que les gouvernements responsables obtiendraient de toute façon des crédits – et, au vu de leurs activités véritables, absolument néfastes. Il est difficile de concilier une légitime préoccupation pour le bien-être des pauvres et un soutien à ces institutions.

212

Voir George Ayittey, Africa in Chaos (New York : St. Martin's Press, 1998), pp. 270 et suivantes, où l'auteur discute les cas de la Zambie, du Rwanda, de la Somalie, de l'Algérie, et du Mozambique. 213

Voir en particulier le Second conseil du Vatican sur Gaudium et Spes (1965) ; Jean-Paul II, Sollicitudo Rei Socialis (1988) ; idem, Centesimus Annus (1991). L'encyclique Populorum Progression (1967) de Paul VI qui traite de l'économie du développement, se concentre sur les aspects les plus problématiques du commerce international.

17. Le système international de papiers-monnaies de 1971 à nos jours

1. L'émergence d'étalons papier-monnaie La suspension des paiements par la Réserve fédérale en août 1971 créa d'un seul grand coup toute une série de papiers-monnaies. Avant cette date, toutes les devises nationales étaient essentiellement des certificats gagés sur des réserves fractionnaires convertibles en or (à travers le dollar des États-Unis). Cette suspension des paiements opéra une « transsubstantiation » de ces certificats en papiers-monnaies, accompagnée de tous les effets concomitants dont nous avons parlé plus haut. De nombreux observateurs crurent que le monde demeurerait ainsi fragmenté. Les défenseurs du papier-monnaie y virent une avancée dans la mesure où chaque gouvernement, désormais, était du moins autonome dans la conduite de sa politique monétaire. Les autres furent horrifiés à la vue des taux de change fluctuants qui minaient la division internationale du travail, entraînant ainsi la misère et la mort pour plusieurs millions de personnes. Mais le monde ne resta pas longtemps victime de cette fragmentation monétaire. Les événements des trente-cinq années passées montrent qu'il existe une tendance à l'émergence spontanée d'étalons papiers-monnaies internationaux. De nos jours, les raisons de ce développement ne sont pas difficiles à identifier 214. L'un des éléments moteurs de ce processus fut bien entendu la présence de particuliers et d'entreprises exerçant des activités dans plusieurs pays. Ces personnes et ces organisations étaient constamment à l'affût de nouveaux moyens d'économiser de l'argent, par exemple, en minimisant les coûts liés au fait de détenir de l'argent. Une façon de réaliser ce but consiste à effectuer la plus grosse partie de ses paiements au moyen d'une seule devise. Mais ce rôle moteur joué par les entreprises et les particuliers, aussi important qu'il puisse sembler à notre époque de sociétés multinationales, ne permet pas d'expliquer complètement l'émergence d'un étalon papier-monnaie international. Les sociétés multinationales ne jouent, en effet, pas un grand rôle dans un monde de taux de changes fluctuant de façon frénétique. Ces sociétés ne peuvent exercer leurs activités profitablement et ne peuvent atteindre une taille significative que si un cadre politique a déjà stabilisé les changes. Dans l'ensemble, par conséquent, elles ne jouent un rôle que lorsqu'un étalon monétaire existe déjà. Cela nous amène à l'élément moteur principal de l'émergence d'étalons monétaires internationaux reposant sur le papier-monnaie, à savoir, l'insatiable appétit de revenus supplémentaires de la part des gouvernements. La plupart des gouvernements qui tirent la plus grande part de leurs revenus de leurs propres citoyens – que ce soit sous forme d'impôts ou sous forme de dettes – possèdent une base de revenu plutôt étroite. Afin d'augmenter leurs revenus, ces gouvernements, dans l'ensemble, ne peuvent que recourir à deux stratégies : (1) induire les citoyens étrangers à acheter ses bons du Trésor, ou (2) adopter des politiques qui 214

Elles n'en ont pas moins été négligées durant de nombreuses années. L'explication courante de ce phénomène est en effet indéfendable. Selon cette théorie, les différents pays de cette économie mondiale post1971 sont comparés aux participants d'une économie de troc. Le but d'un étalon papier-monnaie est alors de permettre d'augmenter le volume des échanges comparé à la situation antérieure de troc. Mais ces échanges supplémentaires hypothétiques ne sont concevables qu'à l'unique condition qu'une monnaie internationale existe déjà – et c'est bien là ce qu'il s'agit en premier lieu d'expliquer.

rendent leurs citoyens plus riches, de façon à ce qu'ils puissent payer plus d'impôts et acheter plus d'obligations. Aucun investisseur ne gaspille délibérément son argent. Lorsqu'il achète les obligations émises par un gouvernement étranger, c'est afin de se faire payer des intérêts. Il refuserait tout simplement d'investir s'il avait de bonnes raisons de penser que l'investissement en question ne serait qu'un gaspillage d'argent. S'il devait craindre, par exemple, que le gouvernement débiteur se contente simplement d'imprimer la monnaie nécessaire au remboursement du crédit, provoquant ainsi une chute du taux de change, il se refuserait à acheter la moindre obligation du gouvernement en question 215. La question est donc de savoir ce qu'un gouvernement sujet à s'endetter peut faire afin de dissiper ces craintes. Voici la réponse : il doit établir des garanties institutionnelles contre une baisse du taux de change de sa devise en termes de la devise utilisée par ses créanciers. Les mêmes considérations s'appliquent lorsque nous nous tournons du côté de la seconde stratégie fondamentale permettant d'augmenter le revenu public. L'idée est très simple : il s'agit adopter des politiques qui permettent aux citoyens de les rendre plus riches de façon à ce qu'ils puissent payer plus d'impôts et acheter plus de bons du Trésor. Mais le point crucial c'est que la capacité productive d'une nation dépend entièrement du stock de capital à sa disposition. Ce stock de capital peut être augmenté à travers l'épargne issue des revenus actuels. Mais l'accumulation de capital à travers l'épargne peut durer plusieurs années, voire plusieurs décennies avant d'atteindre une proportion significative. Et durant ce laps de temps, le gouvernement doit maintenir la charge fiscale aussi petite que possible. Malheureusement, une telle retenue requiert des vertus dont peu de gouvernements sont capables de faire preuve. La seule issue possible consiste, de nouveau, à encourager les étrangers à fournir le capital qu'ils ont accumulé dans leurs pays d'origine – en d'autres termes, à faire des « investissements directs étrangers » dans ce pays. Mais cela nous renvoie alors à la considération précédente. Dans un monde de papier-monnaie, le capital étranger peut être attiré à la seule condition qu'existent certaines garanties institutionnelles suffisantes. Quatre institutions de ce type ont joué un rôle significatif au cours des trente dernières années. Elles permettent d'expliquer en profondeur l'émergence d'étalons papiers-monnaies internationaux. Tout d'abord, les gouvernements débiteurs ont émis des obligations dénommées dans un papier-monnaie étranger, production monétaire sur laquelle ils n'exerçaient aucun contrôle direct ; de préférence le papier-monnaie utilisé dans le pays de ses créanciers. Au cours des vingt dernières années, c'est devenu une pratique courante. De nos jours de nombreux gouvernements émettent des obligations dénommées en dollars des États-Unis ou en euros. En deuxième lieu, le gouvernement ou l'autorité monétaire du pays dans lequel résident les créanciers pourraient offrir des garanties explicites ou implicites de maintenir le taux de change du marché. Beaucoup pensent, par exemple, que la Réserve fédérale des États-Unis aurait donné de telles garanties dans les années 1990 aux gouvernements du Mexique, de 215

De nombreux observateurs ont été induits en erreur sur ce point parce que durant la période comprise entre les années 1948 et 1989 d'énormes quantités de crédit occidentaux ont été accordées aux gouvernements corrompus du Tiers-monde sans la moindre garantie financière. Mais il s'agissait là de prêts politiques qui n'avaient pas vocation à permettre de gagner un intérêt, mais qui devaient permettre d'acheter le soutien de ces gouvernements durant la guerre froide.

Singapour, de la Malaisie, de la Thaïlande, ainsi qu'à d'autres pays d'Extrême-Orient. L'inconvénient majeur de cette pratique c'est qu'elle entraîne un aléa moral pour ses bénéficiaires. Les gouvernements qui reçoivent ces garanties peuvent se lancer dans l'augmentation artificielle de leurs devises sans craindre la moindre répercussion négative sur le taux de change. Ils ont alors les moyens d'exproprier non seulement leur propre population, mais également la population du pays dans lequel résident leurs créanciers. Dans les cas mentionnés ci-dessus, les politiques de taux de change de la Réserve fédérale ont eu pour effet de faire payer les citoyens des États-Unis pour les abus monétaires des gouvernements du Mexique et d'autres pays. (Ils paient en fournissant constamment des biens et des services au Mexique alors qu'ils auraient pu en bénéficier pour eux-mêmes et en paiements desquels ils ne reçoivent rien d'autre que des bouts de papier dénommés en pesos envoyés aux États-Unis.) Parce qu'aucune solution diplomatique ne pût être trouvée à ce problème, la Réserve fédérale finit par abolir sa politique, provoquant ainsi des crises financières au Mexique (1994) et dans un certain nombre d'autres pays, surtout en Asie (1997). Depuis lors, aucune nouvelle expérience de stabilisation des taux de change de grande ampleur n'a été mise en place. En troisième lieu, les gouvernements débiteurs ont mis en place des caisses d'émission, transformant ainsi leur devise en un substitut pour le papier-monnaie étranger. Cette technique est également largement utilisée de nos jours, par exemple, à Hong Kong, en Bulgarie, en Estonie, en Lituanie, en Bosnie, et au Brunei. En quatrième lieu, les gouvernements débiteurs ont tout simplement abandonné l'usage de la devise nationale pour adopter l'usage du papier-monnaie utilisé par ses créanciers. Les économistes nomment « dollarisation » une telle politique, même lorsque le gouvernement n'adopte pas le dollar des États-Unis, mais un papier-monnaie étranger différent. Parmi les pays récemment dollarisés, on trouve l'Équateur, le Salvador, le Kosovo, et le Montenegro 216. Nous pouvons donc conclure que c'est la quête des gouvernements pour des fonds supplémentaires, que la plupart d'entre eux ne peuvent obtenir que de l'étranger, qui constitue l'élément moteur expliquant la naissance d'un étalon papier-monnaie international. Et notre analyse explique également quels papiers-monnaies vont tendre à être choisis comme étalons internationaux : les papiers-monnaies qui jouissent du cours légal dans les territoires possédant les marchés de capitaux les plus importants. Au cours de la période qui nous intéresse, ces territoires se trouvaient être les États-Unis, le Japon, et l'Europe. Il n'est donc pas surprenant que le dollar des États-Unis et que le yen aient émergé en tant qu'étalons monétaires régionaux de l'économie mondiale. L'opération du même mécanisme a pu être observée dans le cas du mark allemand, lequel durant les années 1990 était utilisé comme une devise parallèle (de façon officieuse) dans de nombreux pays de l'ancien bloc de l'Est. Et cela entraîne actuellement l'élargissement de la circulation de l'euro, dont la création remonte à peine au début de l'année 1999 tandis que les premiers billets de banque en euros n'apparurent pas avant l'année 2002. La création de l'euro présente un certain intérêt parce que c'est la première fois qu'un étalon international émerge 216

La dollarisation est le moyen le plus complet pour un gouvernement de renoncer à son contrôle sur la production de monnaie. En revanche, la création d'une caisse d'émission laisse toujours ouvert la possibilité d'un retour rapide à un papier-monnaie national. Voir Nikolay Gertchev, « The Case against caisses d'émission », Quarterly Journal of Austrian Economics 5, n° 4 (2002).

non pas à travers l'adoption unilatérale du papier-monnaie utilisé sur des marchés de capitaux étrangers, mais à travers une fusion. Cette forme d'intégration monétaire pourrait jouer un rôle dans le développement futur de l'ordre monétaire international. Il nous faut par conséquent l'envisager brièvement ici 217.

2. La fusion des papiers-monnaies : le cas de l'euro Après la mort du système de Bretton Woods en 1971, les pays d'Europe occidentale tombèrent dans le désarroi monétaire et dans l'anarchie fiscale qui va typiquement de pair avec lui. Chaque gouvernement national émit son propre papier-monnaie et commença à accumuler de la dette publique à un niveau inédit. Les nouveaux fonds disponibles étaient utilisés pour accroître le nombre des services de l'État-providence. Pendant un temps, tout semblait aller pour le mieux et seules quelques personnes conservatrices en matière fiscale se lamentaient au sujet de ce nouveau laxisme. Mais bientôt même les défenseurs de la nouvelle politique commencèrent à comprendre que le nouvel ordre monétaire affectait leurs intérêts de façon très tangible et de manière négative. Les taux de change fluctuaient très largement et empêchaient effectivement tout nouveau développement du commerce international. La division du travail en Europe, l'une des régions les plus densément peuplées du monde, était à la traîne de l'économie américaine et même – ou du moins c'est ce qu'il semblait à l'époque – de l'économie soviétique. Ce n'était donc qu'une question de temps avant que les revenus des impôts ne chutent bien loin derrière les revenus des grands concurrents des gouvernements européens : les gouvernements des États-Unis et de l'Union soviétique. Il fallait faire quelque chose. Les premières tentatives de stabilisation des taux de change entre les papiers-monnaies européens avaient échoué lamentablement. Dès lors, lors d'une conférence en décembre 1978 dans la ville allemande de Brême, les gouvernements principaux de la Communauté économique européenne, comme on l'appelait à l'époque, lança une nouvelle tentative d'intégration : le système monétaire européen (SME). Le SME était un cartel de producteurs de papiers-monnaies nationaux, qui s'étaient mis d'accord pour coordonner leurs politiques afin de stabiliser les taux de change entre les monnaies à certains niveaux ou « parités ». Comme dans le cas des cartels bancaires internationaux qui l'avaient précédé, le SME reposait essentiellement sur la capacité de ses membres à faire preuve de retenue. « Coordination » signifiait en pratique que le producteur de monnaie le moins inflationniste devait servir de référence concernant le rythme inflationniste que pouvait suivre les membres. Si par exemple la quantité de lires italiennes augmentait de 30 pour cent, tandis que la quantité de francs français n'augmentait que de 15 pour cent, il était fort probable que la lire baisserait sur le marché des changes vis-à-vis du franc. Afin de maintenir la parité lire-franc, il était nécessaire soit que la Banque de France augmente la production des francs, soit que la Banque d'Italie réduise sa production de lires. Comme nous l'avons dit, le SME reposait essentiellement sur la capacité à faire preuve de retenue : ainsi, dans notre exemple, on devrait s'attendre à ce que la Banque d'Italie réduise sa production de lires. Si, pour des raisons politiques, elle ne se montrait pas prête à le faire, il y aurait alors un « réalignement » de la parité, et la stabilisation chercherait dès lors à préserver la nouvelle parité.

217

Nous avons analysé le développement du système monétaire européen et de l'émergence de l'euro plus en détail dans Jörg Guido Hülsmann, « Schöne neue Zeichengeldwelt », épilogue en l'honneur de Murray Rothbard, Das Schein-Geld-System (Gräfelfing : Resch, 2000), pp. 111-54.

Or, le producteur de monnaie de loin le moins inflationniste se trouva être la Bundesbank allemande. En conséquence, durant les douze années suivantes environ, le problème principal de la politique monétaire européenne, fut que la Bundesbank n'augmentait pas le stock de Deutschemarks de façon suffisante pour satisfaire les besoins des gouvernements étrangers. Ces derniers furent donc obligés de réduire leur production de monnaie. Il fallut également en venir à de fréquents changements ou réalignements de parités. Le problème fut résolu seulement au début des années 1990, lorsque le gouvernement allemand chercha à administrer l'ex-Allemagne de l'Est communiste et avait besoin du consentement de ses partenaires occidentaux les plus importants. Le prix à payer pour obtenir ce consentement fut l'abdication du Deutschemark 218. En quelques années, furent jetées les bases politiques et légales autorisant la fusion des différents producteurs de papiers-monnaies nationaux en une organisation : le système européen des banques centrales (SEBC), coordination qui reposait entre les mains des banques centrales européennes (BCE). Le SEBC démarra ses opérations en janvier 1999 et émit, trois ans plus tard, ses premiers billets et ses premières pièces en euros. D'un point de vue économique et éthique, l'euro – qui n'est qu'un papier-monnaie de plus ne présente aucun aspect nouveau. Dans le débat public, l'introduction de l'euro a souvent été justifiée au nom des avantages qui naissent de l'intégration monétaire. Ces avantages sont indéniables. Mais si, comme nous l'avons souligné à de nombreuses reprises au cours de cette étude, ces avantages sont bel et bien indéniables, ils peuvent être obtenus d'une manière beaucoup plus pratique et beaucoup plus sûre en autorisant les citoyens à choisir la meilleure monnaie qu'ils peuvent se procurer. Si cela avait été la politique des gouvernements européens, cela n'aurait pas empêché l'unification monétaire européenne. Mais cela aurait été une unification spontanée. Les pièces d'or et d'argent auraient été les signes avant-coureurs de l'intégration monétaire sous les auspices de la liberté et de la responsabilité. Mais les gouvernements européens n'ont jamais eu l'intention d'accorder à leurs citoyens la souveraineté qui leur revient de droit à en croire la lettre des constitutions écrites. Les gouvernements souhaitent avant tout garder la mainmise sur les affaires monétaires. Il était hors de question d'abolir les privilèges dont jouit le papier-monnaie. L'intégration monétaire européenne devait reposer sur le papier-monnaie, pour l'unique raison que le papier-monnaie constitue la source de revenus quasi-illimités pour le gouvernement, aux dépens de la population. C'est là quelque chose qu'on ne peut trop souligner. L'introduction de l'euro ne répondait à aucune nécessité économique. Tous les véritables avantages qu'il confère pouvaient être obtenus de bien meilleure façon au moyen de monnaies-marchandises comme l'or et l'argent. L'histoire de l'euro n'est pas l'histoire d'un succès, sauf à considérer que c'est l'expansion du pouvoir du gouvernement qui constitue la mesure du succès. On a pourtant vu dans l'euro un modèle pour de futures intégrations monétaires à l'échelle mondiale.

3. La dynamique des étalons papiers-monnaies multiples L'ordre monétaire international au début du vingt-et-unième siècle est caractérisé par la 218

Pour comprendre de l'intérieur les conflits et les luttes sous-jacentes à l'intégration monétaire, on pourra lire Bernard Connolly, The Rotten Heart of Europe (London : Faber and Faber, 1995).

présence de plusieurs systèmes de papiers-monnaies concurrents. Chacun de ces systèmes est hiérarchique, avec à son sommet un étalon papier-monnaie d'un côté, et de l'autre, une pléthore de devises secondaires et tertiaires. Les trois étalons les plus importants sont le yen, le dollar, et l'euro. Seules ces monnaies étalons sont de véritables monnaies – des papiersmonnaies ou des monnaies électroniques. Les devises secondaires dans chacun de ces trois systèmes ne sont en rien de véritables monnaies : ce sont plutôt des certificats nationaux pour la monnaie étalon, émis sur la base de réserves fractionnaires par une autorité nationale (appelée d'ordinaire « banque centrale » ou « caisse d'émission”). Viennent alors ensuite les devises tertiaires qui sont également des certificats gagés sur des réserves fractionnaires, en particulier, les dépôts payables à vue des banques commerciales. Nous avons déjà discuté de la relation de pouvoir dialectique existant entre les banques centrales nationales et les banques commerciales sous l'étalon-or. On peut faire état de considérations similaires dans le cas qui nous occupe. La différence est, bien entendu, qu'il n'existe plus aucune monnaie-marchandise étalon qui puisse servir de contrainte naturelle au désir d'augmenter artificiellement le stock de monnaie. Plus pertinent encore, il est désormais impossible de contenir ce désir par des moyens légaux, parce que le principe de souveraineté nationale est toujours en vigueur 219. Par conséquent, les couches de second et troisième niveau possèdent, dans l'ordre actuel des choses, un pouvoir inflationniste plus étendu que jamais. Voyons comment plus en détail. Les producteurs de papiers-monnaies internationaux ont le privilège de choisir ceux qui recevront en premier les billets fraîchement imprimés, et ils exercent une influence sur les producteurs des devises secondaires en périodes de crise. Mais cette dépendance est mutuelle. Il suffit de penser au fait qu'au sein de chaque nation, les banques commerciales peuvent exploiter l'aléa moral de la banque centrale. Elles peuvent augmenter l'inflation en ayant bon espoir que la banque centrale les renflouera durant les périodes de crises des liquidités. Dans un système de papiers-monnaies internationaux, le même mécanisme relie le producteur de la monnaie étalon et les producteurs des devises secondaires et tertiaires. Ces derniers sont incités à encourager l'inflation et à spéculer sur le système de cautionnement par les banques centrales. Si le producteur de la monnaie étalon cède à ces demandes, le taux de change de sa monnaie va baisser et le niveau des prix va augmenter. Ces deux événements vont tendre à faire de sa monnaie un actif financier moins attractif. De plus, ces deux événements vont tendre à faire des pays au sein desquelles sa monnaie est utilisée zones économiques où il est 219

Dans chaque pays l'industrie bancaire est réglementée afin de limiter certains des excès des banques à réserves fractionnaires. La force de ces réglementations varie d'un pays à l'autre, et les banques qui opèrent au sein des pays les moins réglementés possèdent par conséquent un avantage concurrentiel sur les autres banques. Pourtant même les pays plus réglementés font l'expérience des risques que font courir les activités accrues de ces banques, parce que les liens du commerce international créent des effets d'externalité. Très récemment, par conséquent, un certain nombre de gouvernements ont essayé de mettre en place des normes internationales pour la réglementation de l'industrie bancaire. En particulier, ces gouvernements cherchent à imposer aux banques à réserves fractionnaires des conditions de réserves de capitaux minimales sur leurs prêts, et à rendre cette réserve de capital également dépendante des risques associés à chaque crédit individuel, tels que ces derniers sont évalués suivant les formules développées par un comité international. Les activités des régulateurs sont coordonnées par la Banque des règlements internationaux (BRI) située à Bâle, en Suisse. Ils ont récemment publié un projet de détail connu sous le nom d' « accords de Bâle II » (Juin 2004). Soulignons à nouveau, à la lumière de notre analyse, qu'il serait plus proportionné d'abolir tout simplement les privilèges légaux de l'industrie bancaire, plutôt que d'ajouter une nouvelle couche de réglementations supplémentaires par-dessus les nombreuses réglementations nationales.

moins attractif d'investir. S'il entreprend une opération de renflouement de grande ampleur, il risque même une hyperinflation et une destruction consécutive de son produit. Mais notre producteur de monnaie étalon rencontre également une série de difficultés s'il ne cède pas aux demandes de renflouement. Prenons, par exemple, le scénario suivant. Le pays fictif de Ruritanie possède une caisse d'émission émettant des Rurs gagés sur les dollars. Le taux de change du Rur en dollars a été placé à un niveau très faible afin d'encourager les exportations en direction des États-Unis. Les flots de dollars qui se déversent en Ruritanie en paiements de ces exportations ne sont pas dépensés sur des produits fabriqués aux États-Unis, mais amassés comme réserves dans les coffres de la banque centrale locale. Supposons en outre, que les banques commerciales de ce pays aient créé d'importantes quantités de crédit avec du vent (l'inflation) et fassent désormais face à une crise de liquidités. La caisse d'émission de Ruritanie se tourne vers la Réserve fédérale afin qu'elle lui vienne en aide, mais la Réserve fédérale refuse de renflouer les banques ruritaniennes. Face à ce refus, la caisse d'émission pourrait alors menacer de vendre tous ses dollars pour des euros, plaçant ainsi le pays sous l'étalon euro. Selon la taille de la Ruritanie, cette action aura alors un impact plus ou moins important sur le taux de change dollar-euro. Elle pourrait nuire aux marchés de capitaux des États-Unis et inciter les investisseurs à quitter Manhattan et Chicago pour se tourner vers Frankfurt et Paris. De plus, si nous supposons que la Ruritanie est un immense pays possédant des réserves substantielles de dollars, alors la simple annonce que le gouvernement ruritanien s'apprête à passer à l'étalon euro peut inciter les autres pays membres de l'étalon dollar à faire la même chose. Cela pourrait précipiter le dollar dans la spirale de l'hyperinflation. Les dollars finiraient tôt ou tard par revenir aux États-Unis, le seul pays où les gens sont forcés de les accepter en raison du cours légal dont ils jouissent. Tous les prix se mettraient alors à monter en flèche, entraînant éventuellement une hyperinflation et l'effondrement du système monétaire dans sa totalité. Les mêmes considérations valent, mutatis mutandis, pour tous les autres étalons papiersmonnaies. Il est en effet hors de question à notre époque de flux de capitaux internationaux pratiquement libres d'empêcher la monnaie étalon de sortir en direction des pays étrangers. Et plus une quantité importante de cette monnaie est accumulée à l'étranger, plus ses producteurs risquent d'être sujets au type de chantage dont nous avons déjà discuté 220. Notons toute l'ironie de la situation : c'est précisément là où les garanties institutionnelles contre les taux de change fluctuants sont les plus importantes – le cas des caisses d'émission et la dollarisation – que le potentiel pour un tel chantage est le plus important. La direction de la Réserve fédérale est consciente de cette situation. Afin de se prémunir contre le danger du passage à une autre monnaie-étalon, elle a développé un programme de seigneuriage partagé, à savoir que les autorités des États-Unis paient de fait les gouvernements étrangers pour qu'ils dollarisent leurs économies, et surtout pour qu'ils maintiennent cette dollarisation. Cependant, de tels plans d'intégration des monnaies-étalons et des devises secondaires 220

La même chose se produirait à l'échelle nationale s'il existait des banques centrales concurrentes. Lorsque les réserves viendraient à manquer, les banques commerciales pourraient alors menacer de permuter d'une banque centrale à une autre, condamnant du même coup le système qu'elles quittent. C'est là une des raisons pour lesquelles aucune banque n'a jamais accepté de prendre les responsabilités d'une banque centrale (celle de prêteur en dernier ressort) sans l'attribution d'un monopole légal empêchant une telle permutation à titre de compensation. La Banque d'Angleterre illustre parfaitement ce point.

n'ont été appliqués, jusqu'à présent, que dans des situations relativement peu importantes. Le seul scénario réaliste susceptible de mettre un frein à la dérive expansionniste du chantage monétaire que nous avons analysée ci-dessus est la coopération entre les producteurs d'étalons papiers-monnaies. Ainsi par exemple, si lors d'une crise du dollar, les producteurs d'euros s'engagent à stabiliser le taux de change dollar-euro à la baisse, alors les incitations financières pour sortir des actifs dont la dénomination est en dollar et en actifs dont la dénomination est en euros disparaîtrait en grande partie. Mais pourquoi les producteurs d'une monnaie-étalon comme l'euro devraient-ils accepter de venir en aide à un concurrent aux abois ? Il y a au moins deux bonnes raisons d'accepter une telle coopération. Ils peuvent tout d'abord souhaiter décourager tout chantage monétaire de la part des producteurs de devises secondaires, de crainte d'être victimes de telles tentatives la fois suivante. Deuxièmement, ils se trouveraient eux-mêmes touchés durement dans l'éventualité où une crise de devises devait toucher leur concurrent. Il est vrai qu'à court terme, ils tireraient avantage des investisseurs se précipitant pour acheter des actifs dénommés en euros. En revanche, ils ne pourraient empêcher que les mêmes investisseurs ne quittent à nouveau précipitamment leur monnaie-étalon après que la crise du dollar ait été résolue, à travers, par exemple, une réforme monétaire. Les producteurs d'étalons papiers-monnaies seraient donc bien mal avisés de jouer au chat et à la souris avec les investisseurs internationaux, dans l'espoir de tirer partie d'une crise de devises touchant l'un de leurs concurrents. Le point crucial c'est que toutes les parties en question sont parfaitement conscientes de tout cela et, par conséquent, l'aléa moral entre de nouveau en jeu. Les producteurs de papiersmonnaies sont fortement incités à étendre leur production parce qu'ils savent que leurs concurrents, agissant dans leur intérêt, les aideraient probablement chaque fois qu'ils sont menacés par une crise des devises. Nous retrouvons donc ici la même forte incitation pour la collusion expansionniste entre producteurs de papiers-monnaies que nous avons décrite dans les sections précédentes dans le cas des banques à réserves fractionnaires domestiques. Ce chemin de l'expansion monétaire résulte de la nature même de la concurrence des papiersmonnaies, exactement comme l'expansion des certificats à réserves fractionnaires résulte de la nature même des banques à réserves fractionnaires. Existe-t-il un moyen de s'extirper de ce marécage monétaire ? Une solution consisterait à retourner à l'autarcie, en rompant tous les liens nous unissant aux marchés de devises et financiers internationaux ; mais cela conduirait à la misère et à la famine, et il ne s'agit donc pas là d'une véritable option. Une autre solution consisterait à fusionner les producteurs d'étalons papiers-monnaies, en suivant éventuellement la voie tracée par le système des banques centrales européennes et éventuellement conjointement avec la régulation internationale des marchés de capitaux et de l'industrie bancaire 221. Mais une union mondiale du papier-monnaie constitue-t-elle une solution viable ?

4. L'impasse de l'union mondiale des papiers-monnaies Comme nous l'avons vu, il existe une tendance forte à la formation de blocs de devises 221

Voir Stephen F. Frowen, « The Functions of Money and Financial Credit : Their Objectives, Structure and Inbuilt Deficiencies », Journal of the Association of Christian Economists 14 (February 1993).

autour des papiers-monnaies utilisés dans les pays possédant les marchés de capitaux les plus importants. L'élément moteur de ce processus est la quête des gouvernements étrangers pour des revenus supplémentaires. Les gouvernements qui contrôlent les marchés de capitaux importants sont faiblement incités à adopter les devises contrôlées par les autres gouvernements. Mais les gouvernements qui n'ont accès qu'à une petite base fiscale et qui ne parviennent pas à dompter leur appétit pour toujours plus d'argent doivent à un moment donné se tourner du côté des marchés de capitaux internationaux ; et cela tôt ou tard les force à adopter le papier-monnaie étranger, ou à fusionner son papier-monnaie avec les papiersmonnaies contrôlés par les autres gouvernements. Nous avons vu également que les relations étroites existant entre les marchés internationaux de capitaux créent une incitation pour les producteurs d'étalons papiersmonnaies concurrents de coopérer avant, finalement, de fusionner. Ce processus de consolidation et de centralisation est actuellement loin d'être terminé. L'ordre monétaire international d'aujourd'hui constitue un ordre monétaire en transition. Au cours de la section précédente nous avons analysé quelques-uns des problèmes qui pourraient se manifester dans les prochaines années si les dirigeants politiques ne prennent pas les mesures adéquates. Nous avons souligné que la seule façon d'éviter un monde pris dans la spirale de l'hyperinflation et d'une guerre des devises est l'intégration monétaire mondiale au moyen d'un étalon papiermonnaie. Le monde entier n'aurait alors plus qu'un seul papier-monnaie, accompagné éventuellement de quelques devises papier nationales servant de certificats monétaires à la monnaie mondiale. Le grand projet que Lord Keynes avait cherché sans succès à promouvoir lors de la conférence de Bretton Woods en 1944 finirait alors par devenir réalité. Nous avons déjà indiqué toutes les implications essentielles d'un tel événement. Si un papier-monnaie national constitue déjà une source puissante de dégradation économique, culturelle et spirituelle, que penser alors de la puissance de dégradation démultipliée d'un papier-monnaie mondial ? Un tel régime monétaire jetterait les bases économiques d'un cauchemar totalitaire. Il est vrai qu'un tel scénario est encore loin de pouvoir devenir réalité. Dans la mesure où ce scénario ne nécessiterait rien de moins que l'unification politique de l'humanité, d'importants obstacles se dressent sur sa route. Mais supposons pour le moment que ces problèmes puissent être surmontés dans un futur proche. Et supposons également que les craintes du totalitarisme puissent être dissipées au moyen d'une éducation morale appropriée des chefs politiques, qui excelleraient dès lors dans l'art de la retenue. Cela résoudrait-il le problème de la structure du système monétaire ? Cela permettrait-il d'offrir au monde un véritable ordre monétaire qui ne porte pas en son sein une tendance à l'autodestruction tendance inhérente à tous les systèmes imposant une monnaie cours forcé ? À la lumière de notre analyse générale du papier-monnaie, la réponse est évidente. Tous les systèmes de papiers-monnaies, qu'ils soient nationaux ou internationaux, doivent faire face au problème posé par la présence d'un aléa moral. À long-terme, par conséquent, un papiermonnaie mondial est voué à subir le même sort que tout papier-monnaie national. Soit il s'effondrera emporté par l'hyperinflation, soit il obligera le gouvernement à adopter une politique de contrôles croissants, avant de réclamer le contrôle total, de toutes les ressources économiques. Ces deux scénarios impliquent des bouleversements économiques dont l'ampleur est à peine imaginable de nos jours. Avec comme inévitable résultat la mort de plusieurs centaines de millions d'êtres humains. Mais tout espoir n'est pas pour autant perdu. L'humanité est libre de retourner à tout

moment à une production naturelle de monnaie, laquelle constitue de fait le seul ordre monétaire justifiable d'un point de vue éthique et le seul ordre monétaire viable d'un point de vue économique.

Conclusion 1. Les deux capitalismes L'attitude des premiers philosophes à l'égard du travail, du commerce et de la monnaie fut une attitude de mépris. L'approche des scolastiques chrétiens du Moyen Âge fut vraiment différente : l'attitude plus favorable qu'ils adoptèrent à l'égard du commerce, de l'entreprenariat, et des forces du marché servit de terreau fertile pour le développement de la science économique et l'application de l'éthique à cette science. Ce sont les scolastiques qui aperçurent les premiers les graves problèmes engendrés par la création d'un monopole légal de la production de monnaie. Au cours du vingtième siècle, l'Église catholique eut une attitude ambiguë à l'égard du capitalisme. Pie XI distingua entre un « régime économique » où le capital joue, à côté du travail, un rôle légitime et qui par conséquent « n'est pas à condamner en lui-même » et un « régime capitaliste » qu'il trouvait à de nombreux égards inacceptable 222. On retrouve cette distinction à travers toutes les prises de position ultérieures de l'Église sur cette question. Le pape Jean-Paul II insista sur ce point lorsqu'il examina la question de savoir si le capitalisme était le modèle économique qu'il fallait recommander au Tiers-monde. Aux yeux de ce dernier, la réponse dépend de ce que l'on entend par le mot « capitalisme » : Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d' « économie d'entreprise », ou d' « économie de marché », ou simplement d' « économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative 223. De nombreux économistes – et en particulier les économistes de l'école autrichienne – ont de façon tout à fait similaire dressé du capitalisme un portrait qui le présente comme le système le plus à même de fournir les fondations économiques nécessaires à l'épanouissement de l'homme et au plein développement de la société. Mais ce que ces économistes entendaient par capitalisme, c'était le système social de division du travail reposant sur un respect intégral et universel des institutions fondamentales de la société, à savoir, la propriété privée et la liberté d'association. À cet égard, comme nous l'avons montré, les conceptions des économistes autrichiens et les préoccupations morales catholiques s'accordent parfaitement. Les autrichiens, loin de vouloir justifier les systèmes économiques actuels ayant dominé dans l'Occident dit « capitaliste » au vingtième siècle, ont, bien au contraire, toujours souligné que ces systèmes trahissaient l'idéal capitaliste de nombreuses manières, et ils ont démontré que ces déviations étaient néfastes pour la société et pour ses membres.

222

Pie XI, Quadragesimo Anno, §§101, 103.

223

Jean-Paul II, Centesimus Annus, §42.

La théorie autrichienne et l'enseignement catholique sont donc d'accord sur le fait que de nombreux aspects des systèmes économiques occidentaux doivent être critiqués. L'accord devrait également pouvoir porter sur le fait que le système monétaire dominant se présente comme une illustration particulièrement importante de ces travers du capitalisme contemporain. En effet, le papier-monnaie et les banques à réserves fractionnaires n'ont aucune justification économique, légale, morale ou spirituelle. Les formes dominantes de production de monnaie, en s'appuyant comme elles le font sur toute une panoplie de privilèges légaux, sont des éléments étrangers au véritable capitalisme. Elles fournissent des revenus illicites, encouragent l'irresponsabilité et la dépendance, stimulent la centralisation artificielle de la prise de décision politique et économique, et créent en permanence des déséquilibres économiques qui menacent la vie et le bien-être de millions de gens. En bref, le papiermonnaie et les banques à réserves fractionnaires permettent largement d'expliquer les excès aux noms desquels l'économie capitaliste est généralement critiquée. Nous avons défendu la thèse selon laquelle ces institutions monétaires ne sont pas le produit d'une quelconque nécessité économique. C'est parce que ces institutions ont rendu possible une alliance des politiciens et des banquiers aux fins de s'enrichir aux dépens de toutes les autres strates de la société qu'elles ont été créées. Cette alliance émergea de façon assez spontanée au cours du dix-septième siècle et se développa de diverses manières jusqu'à nos jours pour aboutir finalement à la création des institutions monétaires actuelles. Soulignons que cette alliance n'a jamais été autre chose qu'une simple alliance de circonstance. Nous ne prétendons pas que nos institutions monétaires sont le produit d'une conspiration vieille de trois cents ans entre les banquiers et les hommes politiques même s'il serait naïf de croire qu'aucune conspiration de ce type n'a jamais été fomentée, ni ne pourrait être fomentée de nos jours. Mais, comme notre analyse l'a montré, la question de la conspiration ne présente qu'une importance secondaire. L'élément moteur qui a rendu possible le développement des banques centrales et du papier-monnaie fut la détermination des gouvernements, aussi bien démocratiques qu'aristocratiques, d'augmenter coûte que coûte leurs revenus, si nécessaire au mépris de toute bonne foi et de toutes les règles les plus élémentaires du commerce 224. Sur ce point, notre analyse économique et les préoccupations éthiques de l'Église aboutissent, à nouveau, essentiellement aux mêmes conclusions : Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l'économie contemporaine, est le fruit naturel d'une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience 225. Soulignons que notre étude ne prétend pas fournir une analyse complète des différentes positions et arguments avancés sur ce sujet. Nous avons brossé un tableau d'ensemble et nous ne sommes entrés dans l'analyse du détail que là où c'était nécessaire. Il s'agissait pour nous de montrer que les preuves venant étayer notre thèse sont suffisamment claires et 224

Nous ne prétendons pas bien sûr que tous les gouvernements ont trahi la confiance du public, mais seulement que plusieurs d'entre eux au cours des trois cents dernières années s'en sont rendu coupables. Ce sont leurs décisions qui ont conduit à la création de nos institutions monétaires actuelles. L'alliance avec le secteur bancaire n'est que le résultat de la supériorité technique des billets de banque et du papier-monnaie en tant qu'instruments de cette augmentation illicite des revenus des différents gouvernements. 225

Pie XI, Quadragesimo Anno, §107 ; nous soulignons.

suffisamment importantes pour justifier un examen plus approfondi. L'étudiant sérieux ne peut pas, pour autant, faire l'économie de la lecture des analyses présentes dans d'autres travaux sur ce sujet.

2. La réforme monétaire Les institutions monétaires de notre époque ont un besoin criant d'être réformées pour plusieurs raisons. L'analyse contemporaine de la réforme monétaire souffre pourtant d'un manque d'ouverture intellectuelle surprenant, quand cette analyse n'est pas purement et simplement laissée de côté. Une étude aussi courte que la nôtre ne peut bien entendu prétendre remédier à cette situation, mais la présentation que nous en avons donnée, en indiquant les directions dans lesquelles d'autres solutions peuvent être trouvées, peut néanmoins s'avérer utile. La production naturelle de monnaie se présente comme une solution possible, même si elle ne joue actuellement aucun rôle en pratique 226. Il est d'ailleurs tout à fait significatif qu'il soit impossible, même en théorie, de venir à bout de l'ordre naturel. Seul, en effet, l'ordre naturel peut servir de point de départ solide à toute analyse sérieuse des institutions monétaires. Et, comme nous l'avons montré, il constitue, en matière de politique monétaire également, une sorte d'optimum optimorum. Notons qu'il ne s'agit pas pour nous de plaider en faveur d'un simple retour à la situation antérieure. Un ordre monétaire naturel n'aura, à notre époque, rien de commun avec la forme qu'aurait prise un ordre monétaire naturel au seizième siècle. Nous ne défendons pas l'abolition des cartes de crédit, des dépôts sur compte de chèques, et de toutes les autres institutions financières viables susceptibles d'apparaître sur le marché. Ce qu'il importe de restaurer c'est le respect universel des droits de propriété. Ce ne sont pas ces instruments que sont les billets de banque, le papier-monnaie, ni l'organisation des banques centrales que nous devons changer, mais les règles légales sous lesquelles opèrent les banques centrales et sous lesquelles le papier-monnaie est produit. Il faut abolir les privilèges des banques centrales et des autorités monétaires. Il n'existe aucune raison valable d'empêcher les citoyens d'utiliser les meilleures monnaies et les meilleurs substituts monétaires. Au contraire, de nombreuses raisons plaident en faveur d'une réforme dans cette direction : il est urgent d'agir sur-le-champ et avec détermination. Nombreux sont ceux qui objecteront que tout retour à l'ordre monétaire naturel est impossible alors que le monde est allé si loin en direction de la création d'un papier-monnaie mondial. Mais il s'agit là d'un point de vue profondément défaitiste qui regarde comme inévitable le désastre qui se profile à l'horizon (l'hyperinflation ou la tyrannie mondiale). Ce qui est plus grave c'est qu'un tel point de vue constitue une faute morale. Comme nous l'avons souligné, c'est un problème de volonté humaine auquel nous sommes confrontés, mais de 226

Des projets concrets de réforme sont analysés dans l'ouvrage Theory of Money and Credit de Ludwig von Mises (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), pt. 4 ; dans Murray N. Rothbard, The Case Against the Fed (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1994) ; Hans Sennholz, Age of Inflation (Belmont, Mass. : Western Islands, 1979), chap. 6 ; idem, Money and Freedom (Spring Mills, Penn. : Libertarian Press, 1985), chap. 8 ; idem., éd., The Lustre of Gold (Westport, Conn. : Greenwood Press, 1975), pt. 4 ; Jesús Huerta de Soto, Money, Bank Credit, and Economic Cycles (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 2006), chap. 9 ; Gary North, Honest Money (Ft. Worth, Texas : Dominion Press, 1986), chaps. 11-13 ; Edwin Vieira, Pieces of Eight, 2nde éd. (Fredericksburg, Va. : Sheridan, 2002) ; et Pierre Leconte, La tragédie monétaire, 2nde éd. (Paris : FrançoisXavier de Guibert, 2003).

volonté humaine seulement. En 1258, Louis IX, roi de France, entama une réforme monétaire qui aboutit à la restauration de la devise de son royaume sur des bases métalliques naturelles. Il semble avoir été le dernier chef français jusqu'à notre époque à avoir rempli la promesse de Dieu : J'apporterai chez toi du fer au lieu de pierres, du bronze au lieu de bois, de l'argent au lieu de fer, de l'or au lieu de bronze. L'autorité et le pouvoir que j'instaurerai chez toi, c'est la paix et la justice. (Isaïe 60 :17) On pourrait certes avancer que la tâche de Saint Louis était, en comparaison de la tâche qui nous attend, beaucoup plus simple. Après tout, il lui suffisait de remettre de l'ordre dans un système qui demeurait, essentiellement, un système monétaire métallique. Les banques à réserves fractionnaires et le papier-monnaie, en revanche, font partie de notre environnement depuis un certain temps, et ils ont changé nos habitudes et même notre mentalité. On peut pourtant prendre l'exemple de la Chine qui subit pendant cinq cents ans différentes expériences de banques à réserves fractionnaires (de 960 environ à 1455 de notre ère) et qui souffrit de façon répétée au cours de cette époque d'hyperinflations et des autres problèmes que nous avons analysés dans cet ouvrage. Cela n'empêcha pas le pays de retrouver par la suite une solidité financière lorsque le pouvoir politique cessa d'interdire la circulation des pièces d'argent et de cuivre. On peut encore prendre l'exemple des fondateurs de la Révolution américaine : les pères fondateurs de la Constitution des États-Unis, dans un geste glorieux, privèrent de base légale la pratique centenaire du papier-monnaie colonial. Prenons l'exemple du président Andrew Jackson, qui, s'opposant à la résistance effrénée des cercles de la banque et de la finance arc-boutés sur leurs droits acquis, retira tous les privilèges légaux attribués à toutes les banques à réserves fractionnaires et réduisit la dette publique à un montant que n'importe quel citoyen riche eût été en mesure de rembourser. Il n'y a aucune raison pour laquelle de nos jours, nous ne soyons pas nous aussi capables d'accomplir de telles choses, ou de faire mieux encore.