132 94 3MB
French Pages 268 Year 2002
Collection >.
LA COLLECTION >
A LA DEc0uvERTE
Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le debut des années quatre-vingt, on a assisté a un redéconsiderable de la veclierche en sciences humaines et sociales
Ia remise en cause des grands systèmes théoriques qui domi-
naient jusqu'alors a conduit a un éclatement des recherches en de multiples chanips disciplinaires indépendants, mais cue a aussi permis d'ouvrir de nouveaux chantiers thCoriques. Aujourd'hui, ces travaux commenceni a porter leurs fruits : des paradignies novateurs s'élaborent, des liens inédits sont étahlis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont Ic production Cditoriale traditionnelle rend difficilenient compte. L'ambition de Ia collection >
Les themes traitCs par les livres de Ia collection > que suppose Ia rCalisation d'un ouvrage collectif. Elles ont dgalement organisC le sdminaire intitulC . Les themes du conflit, de Ia deviance et de l'action collective
représentent le troisième ensemble d'élérnents de cette réflexion sur l'innovation. La transformation des regles sociales, qu'elle concerne par exemple des dispositifs de gestion, les relations établies entre services de recherche et management des firmes ou les relations entre les firmes innovatrices et l'Etat, pose nécessairement la question de Ia négociation, de Ia regulation et de Ia transgression des regles. On ne peut en effet penser Ia transformation des normes sans déboucher sur l'analyse de volontés et de cultures contradictoires. Cette question recoupe celle de l'éternelle rencontre entre les Anciens et les Modernes, mais les uns et les autres ne sont pas toujours ce que l'on croit. Et surtout, les acteurs eux-mêmes ne savent pas toujours qui et ce qui permet Ia dynamique de l'innovation.
L'analyse de J'innovation est ainsi pensée en termes de processus systémiques et non de changements mécaniques. Elle intègre egalement Ia question des nouveaux acteurs et de leur
emergence: une nouvelle technologie ne devient efficace et effective qu'à partir du moment oü des acteurs en tirent un moyen
9
d'accès
a I'identité ou a l'influence. L'analyse de Ia distance
critique par rapport aux conventions établies représente ainsi I'un
des éléments centraux de La comprthension des processus d'innovation cette distance représente le moyen de < réfléchir>> les pratiques et de renouveler les normes. Mais les conventions
établies résistent aux processus d'innovation et peuvent se trouver dans un > qui ne règle finalement que peu
les processus décrits, lesquels disposent de regulations mal connues, voire clandestines. Enfin, si l'innovation vise a améliorer les performances des individus, des organisations et des firmes, Ia nature des perfor-
mances obtenues est souvent ambigue et parfois paradoxale. L'évaluation des performances engendrées par I'innovation, et Ia
construction du cadre d'dvaluation de ces performances sont ainsi des questions essentielles mais les conflits d'objectifs, Ia polysémie des outils de mesure ou l'évanescence des politiques caractérisent largement Ia scene d'ensemble. Plus encore, l'innovation ne peut être considérée comme un but en soi. Ces travaux mettent ainsi au centre de leurs investigations Ia question des processus >>, que ceux-ci habitent les firmes ou les relations entre firmes et marché. L'accent est mis sur les éléments
favorisant l'dmergence et Ia diffusion de Ia nouveauté, mais egalement sur son appropriation ou son rejet, par les acteurs, opérateurs ou consommateurs. L'innovation est analysée comme un facteur d'accélération de La dynamique des firmes, cette accélération produisant des capacités d'adaptation et d'anticipation,
mais elles engendrent également des conflits de temporalité, entre programmes, acteurs et institutions. Du point de vue de Ia regulation sociale, 1' innovation représente ainsi une ressource
considerable, celle de Ia créativité, et un risque, tout aussi important, celui de Ia destruction des formes de Ia vie collective antérieurement établie.
Les questions posées mettent l'accent sur I'existence du mouvement. Ce dernier prend (a forme d'un déplacement permanent de Ia valeur ajoutée au sein des mécanismes de production. II repose sur l'apparition répétée de paradigmes inédits et de formes de rationalités différentes. L'dmergence
10
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
d'une economic fondée sur l'innovation ne peut, des lors, se
résumer a l'émergence d'un nouveau mode global de regulation s'appuyant sur des structures, des politiques, des cultures et des representations cohésives et durables. Au contraire, les acteurs et les observateurs se demandent constamment comment contrôler ce type de processus.
La plupart des textes rassemblés dans ce livre ont été presentes originellement dans le séminaire
logiques de
l'innovation. Theories et pratiques
par l'IMRI
organisé
(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation) entre avril 1997 et mai 1999. Ils ont tous été débattus publiquernent par des représentants de différentes disciplines académiques et par des praticiens.de l'innovation (responsables d'entreprises, experts de Ia R & D ou du financement d'opérations de ce type, reprdsentants d'institutions engagées dans des activités d'innovation). La participation des acteurs de l'innovation au dCbat sur I'innovation represente en effet le souci fondateur de cc livre. Les perspectives présentées dans ces pages s'appuient ainsi
largement sur les analyses réalisées par les milieux professionnels. On leur doit par exemple de souligner Ic role majeur
joué par les processus d'apprentissage, de capitalisation des connaissances et des modalités d'échange entre partenaires d'un méme dispositif de travail. De mOme, us questionnent I'dmergence de structures de production post-tayloriennes a propos
d'organisations dans lesquelles Ic mouvement a succédé a Ia stabilitd. Ou encore, us interpellent directement Ia capacite de management des firmes et des institutions a propos de Ia coopération. L'ensemble de ces réflexions amène a comprendre les diffé-
rentes dimensions que revêt I'innovation. Cet ensemble fait également apparaItre de véritables convergences analytiques interdisciplinaires, même si ces convergences ne sont pas toujours explicites. Mais surtout, cc livre met en evidence qu'en
matière d'innovation, cc sont bien souvent les pratiques qui devancent les theories, lesquelles ont donc, plus encore dans cc domaine qu'ailleurs, a se rapprocher des pratiques.
II Chacun
des textes reprend une partie des grandes lignes
problématiques qui viennent d'être rappelées. Pour cette raison, ii a été difficile de les classer. Une presentation articulée autour
de quatre themes abordés successivement a finalement été retenue. Le premier consiste a définir I'innovation comme un processus de diffusion de nouveautés, ce qui a finalement peu de
chose a voir avec l'idée habituellement associée au terme de changement (textes de Norbert Alter et de Dominique Desjeux). Le second theme aborde Ia question des contraintes et des effets des politiques d'innovation, lesquelles amènent toujours, d'une manière ou d'une autre, a s'interroger sur le >
(textes de Danièle Blondel, Maurice Cassier et Emmanuel Lazega). Le quatrième theme représente un retour théorique sur Ia formulation même des questions de l'innovation et amène a ouvrir des perspectives de recherche en économie et en sciences de I'éducation (textes de Françoise Cros et de Dominique Foray).
I
La diffusion de l'innovation
1
L'innovation: un processus collectif ambigu Norbert Alter
L'innovation est une activité collective. Elle repose sur Ia mobilisation d'acteurs aux rationalités variées, souvent antagoniques. Et l'analyse des processus d'innovation, a I'intérieur des entreprises, montre que ce type de situation est devenu banal,
commun: ii structure le contenu du travail, les relations et cultures professionnelles, tout autant que les contraintes de production.
Cette perspective amène a revenir sur la problématique de l'innovation: analyser un changement suppose de comparer deux états, avant et apres Ia modification observée, alors qu'analyser une innovation amène a raconter une histoire, celle qui conduit — on ne conduit pas — de l'état A a l'dtat B. Mais
raconter une histoire de ce type suppose d'affecter a Ia durée un statut central dans l'analyse et de s'intéresser a des processus plus qu'à des situations, a des trajectoires plus qu'à des systèmes, et autant au hasard qu'à Ia causalité. L'innovation organisationnelle est par ailleurs spécifique: elle se déroule dans un univers hierarchique. Elle ne peut donc totalement être confondue avec l'innovation de produit, qui se diffuse sur un marché, au moms parce qu'il existe, a l'intérieur des entreprises, une profonde ambiguItd: celle du sort réservé aux actions des innovateurs du quotidien, les opérateurs.
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
16
INVENTiON ET INNOVATION
Concevoir un univers social selon le principe de Ia diffusion
des idées et des pratiques plus que selon le principe des structures et des grands determinants n'est pas une découverte. Tarde, ii y a
plus d'un siècle, expliquait que les sociétés se dévetoppaient selon le principe de l'>. Cette idée, reprise ultèrieurement par les anthropologues diffusionnistes, privi légie
I'analyse de Ia circulation des idées et pratiques nouvelles. L'imitation, selon Tarde, représente l'intégration dans les pratiques sociales d'inventions initialenient isolées, individuelles. C'est leur diffusion qui produit Ia société: faut partir de là, c'est-à-dire d'initiatives rénovatrices, qui, apportant au monde a Ia fois des besoins nouveaux et de nouvelles satisfactions, s'y propagent ensuite ou tendent a s'y propager par imitation forcée ou spontanee, elective ou inconsciente, plus ou moms rapidement, mais d'un pas regulier, a Ia
facon d'une onde lumineuse ou d'une famille de termites>> [1890, I979, p. 3]. La diffusion des inventions amène airisi a dCfinir Ia structure
sociale, apparente a un moment donné, comme le résultat d'actions qui ne sont pas dCterrninées par un étatdu monde: [ibid., p. 49]. La sociologie de Tarde amène ainsi a bien comprendre deux
éléments des de toute réflexion portant sur I'innovatiou. Le premier suppose de distinguer l'invention, qui n'est >
L'INNOvATION UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU
19
de vie collective, des croyances et des pratiques économiques comparables. Il s' agit par exemple du complexe totemique >> en > [1776, 1991, p. 77].
Cette banalité de I'acte d'innovation peut être aujourd'hui observée dans deux perspectives. Tout d'abord, ces actions sont
frequentes, parce qu'elles se reproduisent a l'occasion des innombrables modifications qui concernent autant les techniques de production, les outils de gestion informatisés, les méthodes
20
LA DIFFUSION DE LINNOVATION
d'évaluation du travail, les modalités de coordination entre activitds, les activités de contrôle ou Ia definition de procedures. Sur
ces différents plans et sur d'autres encore, les processus qui viennent d'être décrits se reproduisent, plus ou moms fidèlement, mais toujours dans cette situation de mouvement et d'incertitude qui caractérise Ia trajectoire d'une innovation. Ces situations sont
également banales parce qu'elles concernent un grand nombre d'opérateurs. Et elles sollicitent directement leur activité d'innovateurs. L'idée géneralement admise est que les innovateurs sont des dirigeants ou des experts qui décident de Ia bonne manière de
définir puis de diffuser I'innovation. Rien de tout cela ne se vdrifie dans les faits: l'innovation est le résultat d'une constellation d'actions ordinaires. Ces formes de développement d'une invention, observables également a propos du développement des activitCs commer-
dales dans le secteur public, de l'utilisation des sciences humaines dans Ia gestion des entreprises, de l'émergence de formes de management >>, de la gestion par projet, du ddveloppement de Ia polyvalence ou de Ia mise en place de pratiques industrielles de type < juste a temps >>, font apparaItre des éléments suffisamment récurrents pour qu'il soit possible d'identifier les principaux éléments d'un processus d'innovation. CROYANCES, PROCESSUS CREATEURS ET INVENTIONS DOGMATIQUES
Au depart, une invention n'est donc rien d'autre qu'une croyance en Ia réalisation de bienfaits par telle ou telle
nouveauté rien ne permet de prddire efficacement le succès, les
formes d'utilisation, les types de résistance ou Ia nature du processus de diffusion. Si ces croyances initiales permettent l'emergence d'un usage collectivement défini, il s'agit de créateurs >. Si, au contraire, les croyances, appuyées
sur le pouvoir hiérarchique imposent des usages,
il
s'agit
d'>. Selon Ia distinction opérée par Boudon [1990], les croyances
peuvent être .conçues selon deux registres distincts. Elles sont
L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU
21
parfois des causes: j'investis en nouvelles technologies, en formation ou en recherche parce que je crois que c'est ndcessaire. Elles sont d'autres fois des > : croire en les vertus de tel
ou tel dispositif technologique ou règle de gestion me permet de les acquérir et donc de parvenir a mes fins, j'ai donc de bonnes raisons de croire en leurs vertus. Par exemple, les business plans, qui consistent a établir des previsions pour un investissement destine a innover, amènent les acteurs a agir en Ia matière comme s'ils connaissaient assez bien a l'avance le résultat de leurs opérations. Les acteurs se prêtent généralement assez bien a ce type de démarche même s'ils ne personnellement pas en son efficacité, car Ia réalisation de ce plan est le seul moyen d'obtenir
les investissements qu'ils sollicitent. ça n'est donc que par l'expérience, par Ia pratique que ces croyances initiales petivent être ddpassées et laisser place a l'innovation. Plus exactement,
c'est Ia pratique qui donne sens a une invention, en Ia transformant en innovation. Le développement de Ia micro-informatique est un exemple de
processus créateur [Alter, 1985]. La technologie est mise en ceuvre, au debut des années quatre-vingt, sans programme d'ensemble coherent, sans politique scientifiquement élaborée, un peu , et un peu pour . Pendant deux ou trois années, les ordinateurs sont utilisés mais ne
mobilisent jamais largement l'activité des personnes qui les possèdent. ca n'est qu'après cette période de latence, qui représente de fait Ia durée nécessaire pour parvenir a imaginer des usages, que 1' invention technologique commence a se transformer en innovation technique, organisationnelle et sociale. Des cadres et des secrétaires qualifiées commencent a élaborer et a diffuser des usages qui n'ont pas été pensds par les organisateurs. II s'agit par exemple de banques de données concernant les specifications de produits ou de clients, de possibilités de transferts de fichiers, de
réalisation d'activités en réseau ou de traitements statistiques locaux. Ces exemples matérialisent l'appropriation de Ia technique, c'est-à-dire I'action qui consiste a Iui donner sens et efficacité. Mais ce type d'action bute sur l'ordre établi en matière de diffusion et de production de 1' information. Par exemple, Ia réali-
22
sation
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
d'activités entre pairs, en
amène a > a suivre le chemin ainsi balisd. De fait cues institutionnalisent I'innovation: elles arrêtent le processus a un moment donné pour le cristalliser sous forme reglementaire et pour redéfTinir le cadre de Ia sociabilité professionnelle. Les directions, lorsqu'elles acceptent que I'innovation prenne pied, Se démeuent ainsi d'une partie de leurs prCrogatives en matière de contrôle, au profit d'un renforcement de leur capacité d'évaluation et de decision expost. Un processus créateur s'appuie ainsi sur cinq dimensions, intrinsèquement liées: — une transformation du contenu de la decision initiale; I'emergence d'innovateurs du quotidien, qui donnent sens et utilité a l'invention; — une capacite, de leur part, a critiquer I'ordre établi et a Ic modifier; — un investissement en créativité; — une capacité a tirer parti de ces comportements de Ia part des directions, et donc une capacité a remettre en cause les decisions initiales.
A l'inverse de ce type de processus, les inventions dogmatiques demeurent figées sur les croyances initiales. Les mesures de reclassification des personnels des entreprises publiques, dans les années quatre-vingt-dix [Alter, 2000], sont un exemple de cette démarche. Les critères de classification des emplois, les méthodes d'dvaluation des operateurs ainsi que le calendrier de développement de cette nouvelle politique sont mis en euvre de manière rigoureuse, selon des ressources et des objectifs parfaitement définis. Les experts en Ia matière laissent peu de place et
L'INNOVATION UN PROCESSUS
de
AMBIGU
23
temps aux salaries pour discuter de ces différents aspects. La
durée de l'jnnovation s'arrête en fait au moment même oii : elle se diffuse de man ière autoril'invention est mise en taire, sans aucunement être réinventée, appropriée locatement. Le phénomène d'institutionnalisation décrit dans le cas précédent est ici totalement absent: I'institution n'apprend rien puisqu'eIle ne laisse pas Ia main aux > ; Ia durée du phénomène de diffusion ne correspond ici qu'au temps nécesde Ia nouveauté. Mais rien ne s'y reinsaire a La mise en vente, ii
ne s'agit done pas d'un processus d'innovation.
L'avantage de ce type de situation, pour ceux qui Ia promeuvent, est que I'affaire est politiquement assez simple: verrouillant du debut a Ia fin l'ensemble du dispositif, die n'est pas confrontée aux pratiques d'innovateurs critiques, pas plus qu'elle ne se
trouve amenée a remettre en question ses croyances initiales. Du
même coup, Ia situation correspond a Ia misc en place d'un dogme, d'une croyance imposed de manière autoritaire. Par ailleurs, l'invention demeure a l'état d'invention: dIe ne se transforme pas en innovation pour les raisons suivantes: — La nature de la decision initiate, concernant les procedures les niveaux et nature de classification, et les a mettre en principales formes du projet ne se transforment pas: il n'existe pas d' institutionnalisation des pratiques développées par Ia base car celles-ci sont encadrées par un appareil de gestion vigilant,
attentif a toute pratique troublant le déroulement d'un changement concu comme parfait des Ic depart. Les pratiques locales, clandestines, sont au contraire considCrées comme des formes de
résistance ou d'incompréhension a l'égard du projet. Dans cc cadre, il n'existe qu'une faible tolerance de La part du management. Aucun utilisateur ne se transforme, de cc fait, en infovateur, Ic risque encouru étant a Ia fois celui de >:
24
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
décrètent d'imposer Ia nouveauté qu'ils ont élaborée a l'ensemble du corps social. Mais, bien évidemment, ils ne us
décrètent pas une >
puisque leur idée n'est ni trans-
formée par les pratiques des utilisateurs, ni amendée par euxmêmes, après analyse de ces experiences. —
En
revanche, imposer des usages amène a produire des
comportements conformistes, a faire tenir aux individus des roles en lesquels its croient finalernent assez peu, ou en tout cas des rOles qu' i Is n ' investissent
jamais activement. Ces comportements
permettent bien a Ia nouveauté d'habiter le corps social, de prendre
effectivement pied dans les pratiques, de regler autrement les comportements organisationnels. Mais ces comportements ne donnent pas pour autant une signification bien claire de l'utilité des
nouvelles procedures; au contraire, us arnènent les acteurs a s'y investir un peu comme dans une comCdie dans laquelle its se sentent, en tant que personnes, parfaitement étrangers. — Le résultat de ce processus est que les croyances demeurent en leur état initial, faute de pouvoir être critiquées, et finalement rapprochees du reel. Associées au pouvoir d'irnposer des pratiques, elles deviennent des dogmes, des croyances formulées sous forme de doctrine et considérées comme des vérités fondamentales et incontestables. Dans ces situations, les decisions ont toutes les chances de passer largement a côté de I'efficacité recherchée, comme le sont
les pratiques du même type que Doise et Moscovici [1984] rappellent a propos des grands échecs militaires des Etats-Unis. Souvent, ces échecs sont lies a des decisions qul disposent des trois caractéristiques suivantes: une croyance indiscutée en Ia morale inhérente au groupe (même s'iI est amené a faire souffrir d'autres groupes, c'est au nom de Ia morale) ; l'interdiction de Ia dissidence a I'intérieur du groupe et Ia recherche constante de Ia loyaute des membres; I'illusion partagée de l'unanimité car les éventuels membres critiques s'autocensurent.
Ces deux situations mettent finalement en evidence qu'un processus d'innovation a peu de chose de chose a voir avec Ia conduite du changement >>, concu des le depart comme >
et équipé en consequence.
L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU
25
LES ETAPES D'UN PROCESSUS
L' innovation représente un processus, et non pas un > direct et immédiat d'une nouvelle donne sur le tissu économique etsocial d'un milieu donné. Plus encore, ce processus n'a nen de linéaire. Schumpeter a identifié un processus en trois étapes [1912]. Dans un premier temps, des individus >
aux logiques du circuit économique classique élaborent des combinaisons a risque; dans un deuxième temps, Iorsque ces pratiques représentent des possibilités de profit évidentes, des >. Ces trois dimensions peuvent être utilisées pour envisager le
comportement des innovateurs dans les organisations [Alter, 2000]: — Beaucoup d'opCrateurs jouent sur I'application des regles, et pas seulement les innovateurs. Mais une bonne partie de ces comportements est considérCe comme (Ia norme se
substitue en l'occurrence a la regle) parce qu'elle représente le moyen de travailler plus efficacement [Reynaud, 1989]. La sanction des activités déviantes est done bien relative a l'espace et au temps de son exercice. Mais cette relativitC n'est pas stable:
les changements incessants des politiques d'entreprise, en matière de gestion et de contrôle, amènent des individus et des groupes, et plus largement des pratiques professionnelles tout
entjères a se retrouver brutalement en situation déclarée de deviance, alors qu'elle ne I'était pas pendant une longue durée. Par exemple, un jour arrive oü on decide tout a coup de consi-
dérer que le
des lignes budgétaires ou les
pour limiter ce type de decision: réprimandes en face-a-face, rappels a l'ordre dans l'equipe, menaces pour l'dventuelle répdtition du comportement, sdminaire de formation, communication interne, etc. Les innovateurs ne subissent ainsi pas toujours Ia sanction de leur action, lorsqu'elIe est ddviante. On pourrait alors dire qu'ils ne sont pas deviants, ce
terme supposant I'expression d'un jugement, d'une sanction negative portde a l'encontre de leurs actions. Mais du point de vue de leur propre subjectivitd, les choses peuvent être analysées autrement : moms Ia sanction effective de leur action est certaine, plus us se trouvent amends a agir selon des perspectives qui ne
sont ni legales ni parfaitement tolérées. us se trouvent dans Ia situation a risque, celle de Ia personne qui a transgressd Ia Ioi et sait donc qu'eIIe peut faire I'objet de sanctions, mais ne sait ni a quel moment ni selon quels critères. Plus encore, Ia sanction ne se traduit gdnéralement pas par une decision, mais par Ia construction progressive d'une qui peut, a I'occasion, nuire a celui qui ne se comporte pas de manière conforme. Pour ces deux raisons, Ia deviance ordinaire, celle qui est vécue dans les situations de travail, est toujours productrice de quelque inquietude, et parfois d'anxiétd. Bien évidemment, certaines de ces pratiques se trouvent finalement institutionnalisées, elles acquierent de ce fait droit de cite. Mais l'institutionnalisation ne regle pas sdrieusement ce problème, et pour trois raisons: — Tout d'abord, elle reprdsente un apprentissage qui se traduit toujours, pour les innovateurs, par un retour a Ia regle: dans le cas de Ia micro-informatique, les innovateurs se trouvent ainsi , mdme
si ce nouveau cadre integre en partie les
pratiques qu' us développaient spontanément. Dorénavant leurs pratiques sont obligatoires et contrôlées. Et pour retrouver l'autonomie dont ils disposaient antérieurement, us doivent a nouveau, dans d'autres domaines, exercer leurs capacités d'innovateurs.
32
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
— Cette forme d'investissement au travail est rendue possible par le fait que les opérateurs n'ont pas affaire a une innovation, mais a une série d'innovations qui s'enchaInent. Les acteurs qui se sont investis dans l'innovation en matière de micro-informatique se retrouvent plus tard dans les questions de marketing, de gestion des ressources humaines ou de qualite. L'innovation, dans le domaine des organisations, ne peut ainsi être concue
comme un moment particulier mais comme un mouvement permanent dans lequel les structures et les regles de travail ne sont jamais stabilisées [Alter, 2000]. — En tout état de cause, Ia durée que suppose une règle pour se transformer est largernent suffisante pour créer an décalage entre les pratiques et les lois, et punir ainsi aujourd'hui ceux qui demain pourront être considérés comme l'avant-garde, céléhrée a ce titre, de Ia modernisation. Bien évidemment, le fait qu'un
innovateur alt réussi une operation finaiement jugée coninie importante, en matière de micro-informatique ou dans un autre domaine, peutfaire l'objet d'une sanction positive. Mais, tout autant, cette action pouvait faire l'objet d'une sanction negative. Dans une situation non hierarchique, celle d'un marché, Ia diffusion d'une innovation représente déjà quelques dimensions
paradoxales, bien mises en evidence dans les travaux de Moscovici rappelés ci-dessus. Dans le cas des organisations, le problème de Ia conversion d'une majorité par une minorité est
rendu encore plus difficile puisque les innovateurs doivent parvenir a convertir les directions a leurs representations, lesquelles deviennent a leur tour les vecteurs de l'innovation, en Ia diffusant auprès des autres opérateurs, ceux qui n'avaient pas, jusque-là, utilisé Ia nouveauté. L'INVESTISSEMENT DES PETITS !NNOVATEIJRS Si
les innovateurs du quotidien sont bien des innovateurs,
c'est qu'ils investissent eux aussi, mais selon des registres qul ne sont pas ceux des entrepreneurs classiques. La nature des efforts mobilisés dans le cadre de Ia diffusion
d'une nouveauté est variée. Prenons l'exemple des opérateurs
33
LJF4 PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU
d'une banque. La succession de transformations réalisées au
cours des quinze demières années, tant dans le domaine technologique qu 'organisationnel, le renouvellement incessant des
produits, des politiques de vente et des politiques de gestion amènent globalement les opérateurs a se Mais cette evolution positive s'associe a un cofit, qui peut être analyse dans plusieurs perspectives simultanées.
La competence devient collective, aucune personne ne disposant seule de l'ensemble des connaissances nécessaires pour réaliser toutes les operations de son poste de travail. Cette situation suppose donc, pour chacun, de developper des relations de cooperation avec les autres, relations développées sous forme de réseaux. L'analyse de ces configurations rime depuis longtemps avec celle de l'innovation. katz et Lazarsfeld [op. cit.] mettent ainsi en
evidence le poids des réseaux d'influence dans les choix des femmes du Middle West américain a propos des achats alimentaires et vestimentaires, ou des positionnements concernant les affaires politiques et le cinema. A propos de Ia prescription d'un nouveau médicament, Coleman et at. [op. cit.] illustrent parfai-
tement le caractère hétérogene d'une population et donc les mécanismes complexes d'adoption d'un nouveau médicament: les médecins innovateurs et influents sont ceux qui ont garde une
relation étroite avec le milieu hospitalier et l'univers de Ia recherche ; us disposent globalement de réseaux de relations plus larges et plus denses que les autres. Ils ont Ia même fonction de >>
que cette minorité de fermiers >
sur les
contacts avec les autres regions et pays, alors que Ia rnajorité cantonne ses relations aux contacts de voisinage [Hagerstrand, 19651. Plus récemment, les travaux de CalIon [1988], de Latour et Woolgar [1988] ont largement developpé cette thematique, qui retrouve Ia problématique de l'analyse structurale [Lazega, 19961.
Ces perspectives permettent de penser les relations sociales comme un échange, l'échange permettant l'engagement dans les relations. Les echanges entre operateurs se traduisent par une
sorte de don et de contre-don generalises, plus trivialement
34
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
nommés .xenvoi et renvoi d'ascenseur >>. Ce qui est donné dans
cet espace est de nature variée: ii s'agit tout autant de soutien mutuel a caractère affectif, de transmission d'informations directement professionnelles, de concernant Ia manière de s'y prendre avec tel client ou tel chef, de réflexions sur le sens a
donner a une decision de gestion prise par la direction. Ces échanges obéissent d'assez près a ceux que Mauss [1950] a dCcrits apropos de Ia théorie du don. Mais us n'ont que rarement I'allure d'une sorte de solidarité immediate, stable et insensible a l'intérêt que represente, ou que ne represente pas une relation de ce type. Les échanges nécessaires a Ia cooperation représentent
ainsi un veritable réellement? Cette politique est-elle durable? Comment faire passer un dossier important que l'on n'aurait, réglementairement,
U INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU
35
jamais dii traiter ? Comment réussir, surtout, a prendre des initiatives et des risques sans retombées negatives? Tous ces coiits doi vent être considérés comme investissements: ce sont ceux que les acteurs mettent en
des
pour parvenir a agir, a s'approprier l'innovation. Mais ces coiits, si l'on demeure dans cette terminologie économique, sont parfois tellement élevés qu'ils sont plus importants que le bénéfice que I'acteur peut en tirer : est-il finalement bien utile de consacrer des
semaines entières a tenter de faire passer sa conception des choses? Est-il bien rationnel, et plus généralement raisonnable, de se fatiguer a mettre en ceuvre des operations qui ne sont méme pas demandées par Ia direction ? Est-il finalement coherent de se considérer comme un petit entrepreneur, a l'intérieur de I'entreprise? Formulée de manière moms utilitariste, Ia même idCe signifie que l'acteur, même s'il ne calcule pas toujours ses investissements et les qu' ii en tire, ne dispose pas d'une capacité a agir infinie. Celle-ci est limitée parce qu'elle représente un effort cognitif, relationnel et émotionnel qui peut parfois et, dans les situations les plus mouvementées, souvent se traduire par Ia lassitude [Alter, 1993], qui consiste a preférer Ia tranquillité et le role a l'incertitude ou aux turpitudes de l'action. La problématique du coOt representé par l'action amène ainsi
a prendre en compte l'apprentissage, par les acteurs, d'une capacite a s'investir ou a se désinvestir de l'action. LA DISTANCE
L'innovation ne peut donc être analysée, a l'intérieur des entreprises, seulement comme un qui ne reprdsente que les de I'action [Argyris et Schön, 1978] ou un [Reynaud, 1989; Friedberg, 1992] qui représente I'action elle-même. L'innovation correspond tout autant a un apprentissage qui touche a Ia culture des acteurs [Sainsaulieu, 1988], et plus prdcisement a Ia distance
qu'ils prennent par rapport a leurs propres [Giddens, 1984 ; Dubet, 1994].
et actions
36
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
Cet apprentissage se traduit d'abord par un élargissement des
capacites d'arbitrage en matière de rapport au travail. 11 n'est aujourd'hui plus très sérieux de distinguer, dans une structure professionnelle donnée, des groupes d'acteurs ou , , ou iie
se
voit que mal. Les
acteurs ont en effet aussi appris a tenir leur role de manière conformiste ils appliquent a la lettre les procedures prévues par une invention, mais us ne croient pas pour autant en son utilité, et ils ne I'investissent aucunement du sens que permet I'action d'appropnation. us ne contestent donc que rarement de manière
manifeste leur opposition a une nouveauté. Le seul critère d'évaluation sérieux, en Ia matière, est donc d'analyser Ia nature
de leur implication. Si elle n'est que formelle, I'invention demeure a I'etat d'invention, une sorte de
dépourvu de
sens. Le problème est que les directions des entreprises se satisfont trop souvent du fait qu'une nouveautd soit , qu'elle ait été institutionnellement acceptée, sans trop savoir Si elle est productrice de sens et donc d'utilité. CONCLUSION
La problematique de 1' innovation apparaIt finalement comme
bien spécifique par rapport a celle du changement. Analyser un processus amène a considérer les actions d'une part et les formes de la vie sociale d'autre part comme relativement indépendan'tes. Les unes et les autres n'obéissent ni a la même temporalité ni aux
mêmes contraintes de sociabilité. Leur rencontre se traduit, souvent, par un deficit de regulation, par l'existence d'une tension constante. Cette tension est parfois traitée de manière creative, d'autres fois de manière dogmatique, mais jamais de manière convenue.
Cette problématique ne se substitue donc pas a celle de I'analyse des systèmes ou des structures : elk décrit au contraire la rencontre difficile entre le passé, les traditions et les regles instituées, qui permettent Ia socialisation, et le mouvement, qui assure leur transformation. Et cette rencontre est suffisamment difficile, tumultueuse et douloureuse pour que Ia belle formule de Schumpeter, celle de , puisse être appliquée a l'évolution actuelle des organisations.
38
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AKRICH M., CALLON M., LATOUR B. (1988), , Gérer et comprendre, 11 et 12. ALTER N. (1985), La Bureautique dans l'entreprise. Les acteurs de
l'innovation, Les Editions ouvrières, Paris. ALTER N. (1990), La Gestion du désordre en entreprise, L'Harmattan, Paris. ALTER N. (1993), , Sociologie du travail, n° 4. ALTER N. (2000), L 'Innovation ordinaire, PUF, Paris. ARGYRIS C., ScHON D. (1978), Organizational Learning . A Theoty of Action Perspective, Addison Wesley Publishing Company, Reading, Mass. BALAND1ER G. (1974), Anthropo-Logiques, PUF, Paris. BECKER H. S. (1985 [1963]), Outsiders, trad. ft., Anne-Marie Métailié, Paris.
BECKER H. S. (1988 [1982]), Les Mondes de l'art, trad. ft., Flamniarion, Paris. BESNARD P. (1979), >, (et ii suffit de remplacer par ou > de I'innovation [Desjeux eta!., 1998].
Notamment, cette approche permet de montrer que les objets forment un système materiel qui organise Ia consommation et dont l'existence ou Ia non-existence conditionne le succès du lancement d'un nouveau produit. Ii y a un lien entre lejardin, Ia chasse et le rayon surgelés de Ia grande surface, c'est-à-dire les pratiques d'acquisition du surgelé ou de I'objet a surgeler, le sac isotherme (le transport), Ia presence d'un congelateur (le stockage), celle d'un micro-ondes, d'un four ou d'un micro-four
(Ia cuisson), les occasions d'usage, et le développemerit du surgelé. Bien évidemment ce système materiel d'objets s'inscrit lui-même dans Iejeu des relations familiales et de Ia structure des repas. Cependant tes pays sans electricité ont moms de chances de voir se développer les produits surgelés. C'est pourquoi nous
pouvons dire que l'innovation, c'est un jeu social plus I'électricité... En fait, sous des dehors de diversité, l'ensemble de nos recherches commence a former système. Quels que soient l'objet, le service ou l'idée observes tout au long de son processus de diffusion, je constate que nous avons travaillé sur les quatre grandes phases de tout système social: Ia production (l'energie, les filières, le fonctionnement des organisations), Ia distribution (les grandes surfaces, le transport), les usages (Ia consommation, Ia mobilité des objets avec le déménagement
52
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
[1998], les services) et les déchets ou le recyclage (I'environnement).
C'est également ce que nous avons fait pour analyser La diffusion des livres de sciences humaines en France en partant de l'auteur pour remonter a l'acheteur (qu'il ne faut pas confondre
avec Ic lecteur, puisqu'un livre, contrairement a beaucoup d'objets de Ia consommation, peut être acheté sans être consommé — lu — et consommé sans être acheté quand ii est emprunté en bibliotheque), en passant par l'éditeur, l'imprimeur,
l'aide a l'édition et le libraire [1991]. Nous avons montré I'irnpossibilité de prévoir les ventes pour un livre particulier, et qu'en même temps Les livres s'inscrivaient dans une structure de
marché: un jeune auteur publie a L'Harmattan ou chez Econoniica et vend 300 a 500 exemplaires de son Iivre Ia premiere annCe. Plus tard, ii changera d'Cditeur, pour aller aux PUF, au Seuil OU a La Découverte, et augmentera peut-être ses ventes Si SOfl capital social et Ia qualité de son produit se sont améliorés et que le sujet qu'il traite correspond a une attente dans Ia société. Cela nous a permis de montrer qu'il n'existait pas de crise de I'édition au niveau de Ia recherche, contrairement a ce que défendait Ic Syndicat national de l'édition, mais qu'il existait des structures de marches associées aux trajectoires de carrières et sur lesquelles étaient positionnes des Cditeurs. II a fallu huit ans pour que Ic constat soit accepté, ce qui est un temps . Plus prosaIquement, les nouvelles méthodes faisaient perdre a ces femmes près de La moitié de leur revenu. En effet, en système de culture traditionnel, le riz est repiqué en < foule c'est-à-dire en désordre, par les femmes. Ensuite ce sont toujours les femmes
qui désherbent a Ia main. Or repiquer en ligne permet de passer une houe rotative entre les lignes. Mais cette sarcleuse est passée
par les hommes. Les femmes perdent donc les revenus du desherbage dans Fe nouveau dispositif.
Cette histoire simplifiée, d'une enquete que j'ai menée entre 1971 et 1975, permet de rappeler une grande regle que je retrouve dans tous les processus d'innovation: ii y a des acteurs qui gagnent et d'autres qui perdent au changement, queue que
soit Ia légitimite du changement. Cela me permet juste de
54
LA DIFFUSION DE L'INNOVATION
rappeler Ia rationalité de I'opposition au changement en fonction
des situations. Cela relativise aussi Ia notion de progrès qui n'existe pas en soi. Le deuxième exemple est tire d' une enquête que j ' al menée au Congo entre 1975 et 1979 [Desjeux, 1987J. Un projet de développement avait pour objectif d'introduire auprès des paysans congolais du Pool, a l'ouest de Brazzaville, une série d'innovations techniques dans le cadre de précoopératives collectives: le riz, le sorgho, le tabac, le maraIchage, le petit élevage et Ia pisci-
culture, et plus tard Ia motoculture. Après cinq ans, le riz, le sorgho et le tabac n'avaient pas connu de demarrage pour des raisons plutôt techniques. Le petit élevage et Ia pisciculture avaient eu un certain succès. Le maraIchage et surtout le manioc, qui n'était pas prévu au depart du projet, avaient connu un fort
développement. Les tentatives d' utilisation du motoculteur n'avaient eu qu'un très faible succès. L'analyse a montré que les paysans avaient sélectionné, reinterprété et produit des innovations en fonction des contraintes du
jeu social villageois. us avaient ainsi rdinterprCté les >, in BONNET Michel, YVONNE Bernard (dir.) (1998), Les Services de proximité, PUF, Paris. DESJEUX Dominique, ALAMI Sophie, LE TouzE Olivier, RA5 Isabelle, TAPONIER Sophie,
Isabel Ic, PALOMARES
Elise (1998), La Construction sociale de Ia dynamique de Ia mefiance et de Ia confiance. Une app roche structurale des strategies
d'acteur, La Poste, Argonautes, Paris. DE5JEUX Dominique, TAPONIER Sophie, ALAMI Sophie, GARABUAUMOUSSAOIJI Isabelle (1997), >, UTINAM n° 20, L'Harmattan, Paris, p. 15-44. DESJEUX Dominique, Cécile, JARRAFFOUX Sophie, ORHANT Isabelle, TAPONIER Sophie (1996), Anthropologie de l'électricité. Les objets électriques dans Ia vie quotidienne en France,
L'Harmattan, Paris. DEsJEUx Doniinique, FAVRE Isabelle, SIMONGIOVANI Joëlle (avec Ia participation de Sophie TAPONIER) (1993), Anthropologie d'une
maladie ordinaire. Etude de Ia diarrhée de l'enfant en Aigerie, Thaulande, Chine et Egypte, L'Harmattan, Paris. DESJEUX Dominique, ORHANT lsabelle, TAPONIER Sophie (1991), L'Edition en sciences hwnaines. La mise en scene des sciences de
I'honzme et de Ia société, L'Harmattan, Paris. DESJEUX Dominique (en collaboration avec Sophie TAPONIER) (1991),
Le Sens de / 'autre. Strategies, réseaux et cultures en situation interculturelle, UNESCO, Paris, 169 p. (2000, éd. L'Harmauan). DESJEUX Dominique (1987), Strategies paysannes en Afrique Noire. Le Congo. Essai sur Ia gestion de l'incertitude, L'Harmattan, Paris.
(1979), La Question agraire a Madagascar. Administration et paysannat de 1895 a nos fours, L'Harmattan,
DESJEUX Dominique
Paris.
(1995), L'Innovation technique. Récents développetnents en sciences sociales. Vers une nouvelle t/zéorie de l'innovation, La Découverte, Paris. FRIEDBERG Erhard, DESJEUX Dominique (1972), dans
le dirigeant
son action.
du
68
LE SENS DE L'INNOVATION
étudide dans les recherches en gestion : chacun de ces deux PDG a
explicitement fait référence a Ia revocation du PDG d'IBM par les actionnaires alors que l'entreprise avait une part de marché consi-
dérable dans son industrie, et chacun a lance une operation de changement de grande envergure. On peut penser qu'un séisme de cette nature, dans le microcosme des dirigeants de grandes entreprises, a pu jouer le role de contrainte et de ddclencheur de chan-
gement dans des entreprises qui n'y étaient poussdes ni par de mauvaises performances ni par une analyse stratégique4. La contrainte en question a évidemment un impact sur I'innovation dans l'entreprise. II faut noter que si le besoin d'agir est ressenti, Ia question du degrd de pression n'estjamais claire, et le lien entre les pressions externes dmises et les pressions externes ressenties est éminemment variable selon les personnes et selon les contextes.
De plus les solutions sont rarement dictées: peuvent en résulter
selon les cas des innovations produit ou process, dans les marches connus, dans des marches voisins ou non, ou encore des innovations de gestion.
La ndcessité peut aussi être a Ia fois externe et interne : un PDG nouvellernent nommd subit et/ou ressent egalement Ia contrainte de suivante : je considère en moi-même le maximum de ce que je peux perdre, et si Ufl projet en vaut Ia peine,j'accepterai les even-
tuels depassements de budget jusqu'à cc que cette limite soit atteinte. Quand cUe est atteinte, je stoppe net, queue que soit Ia situation.
Les contraintes venant de l'organisation et du système de pouvoir
La contrainte organisationnelie la plus immédiatement ressentie par le cadre dirigeant est celle de l'agenda stratégique [Dutton, 1988, 1997] : I'organisation de Ia direction generale prevoit d'une facon souvent assez contraignante a quel niveau, a queues dates et sous queues formes quels types de questions seront traitCes au siege. II se peut que I'innovation fasse panic de ces questions. II est frequent qu'elles soient traitées aussi et de façon donc en panic assez indirecte lors des reunions de dCcisions budgetaires, stratégiques ou consacrées aux investissements.
Plusieurs éléments lies a I'agenda stratégique ont donc un impact sur les innovations: I'organisation formelle de Ia direction generale, Ia part de flexibilité et d'informel qui marque Ic fonctionnement reel, l'existence ou I'absence de lieux de débat et de decisions concernant I'innovation, Ic degré de conscience que les cadres dirigeants peuvent avoir sur le lien entre Ic fonctionnement de Ia direction generale et I'innovation. Peters [1978] a observe ii y a bien longtemps Ic cas d'une entreprise pétrolière dans laquelle les communications de Ia direction genérale insis-
taient beaucoup sur I'importance de I'activité d'exploration. L'entreprise avait d'assez mauvaises performances dans cc domaine, et cc n'est peut-être pas un hasard quand on constate
(par analyse de contenu des PV des reunions du comité de
INNOVATION ET CONTRAINTES DE GESTION
direction)
73
que seule une part infime des discussions de Ia
direction générale concernait le theme de l'exploration. Autre contrainte de gestion imperative pour le dirigeant: se maintenir luj-même (ou elIe-même) au pouvoir. Dans ce cadre ii sera peut-être amené, rationnellement, àne pas s'engager dans une innovation qu'il perçoit comme potentiellement très profitable pour l'entreprise si le développement de cette innovation requiert qu'on fasse appel de façon marquee a un département (ou une division, ou un établissement) dont les dirigeants sont des
rivaux qui pourraient grace a leur succès devenir dangereux. L'innovation peut par exemple n'être possible que si au prdalable
fe rival est mute a un autre poste (remplacé si possible par un homme de son propre clan), et ce remplacement peut demander plusieurs dizaines de mois. Le maintien au pouvoir de Ia coalition dominante au sens de Cyert et March [1963], voire le besoin de neutraliser les coali-
tions rivales peuvent influencer l'innovation: une proposition d'innovation peut avoir un sort très different selon qu'elle est émise par la premiere ou par une des secondes.
Un cadre dirigeant n'est pas toujours, loin s'en faut, en position de decider par lui-même ou de pouvoir imposer sa solution. Pettigrew [1985] nous décrit le cas de l'entreprise ICI, dans laquelle pendant plus de dix ans un membre de Ia direction
generate a poussé dans Ia direction du changement, sans rencontrer aucun succès tant que les résultats de I'entreprise n'ont pas été catastrophiques et que Ia culture du groupe de direction est restée homogene (tous ingénieurs, issus des mêmes public schools, avec des traits de comportements uniformes). De
même Laroche [1991] décrit Ia difficulté avec laquelle une decision a été prise et mise en ceuvre dans une entreprise de géophysique, sans doute parce qu'elle était très innovante par rapport a la culture de Ia majorité des cadres dirigeants (tous ingénieurs de formation, avec Ia culture du geologue de terrain).
Le jeu du pouvoir et de l'accession a Ia direction generale apporte aussi une contrainte a l'innovation. Si seuls les marketeurs ont une chance, alors un cadre dirigeant financier ou de production devra sans doute obtenir informellement le soutien de
74
LE SENS DE L'INNOVATION
marketeurs avant de proposer une innovation. II est aussi possible que, dans une entreprise de ce type, des cadres quelques
issus de Ia production rdussissent a accéder a Ia direction générale parce qu'ils ont été Ia force motrice dans des innova-
tions, et que Ia composition du groupe de direction change progressivement par ce moyen. Certaines structures divisionna-
Iisées poussent a l'innovation: Galunic et Eisenhardt [1995] décrivent cinq cas dans lesquels les dirigeants de divisions consacrent une partie de leurs ressources a envahir les marches et les
domaines de produits d'autres divisions, entre autres pour montrer a Ia direction générale qu'ils peuvent mieux faire que les dirigeants des divisions qui ont ces marches et ces produits dans leurs attributions. La concurrence interdivisionnelle accroIt alors
I'intensité d'innovation de l'entreprise, avec bien entendu des risques de doublon sur lesquels les auteurs ne fournissent pas de données. Et plus generalement l'intensité de l'innovation et les
types d'innovation sont en partie conditionnés par le type de structure (voir plus loin), Ia description de chaque structure comportant nécessairement l'organisation de Ia direction générale. Savoir affronter les critiques du comité d' investissement n'est
pas nécessairenient facile Iorsqu'une innovation connaIt des dépassements importants de délai et de budget. Les cadres dingeants qui ont aussi d'autres projets d'innovation sont en concurrence pour les budgets et s'expriment parfois avec force, et ce même face a un PDG propriétaire, comme nous l'avons observe dans un cas (voir le cas Barton dans [Romelaer, 1994]). Toute
innovation comporte des risques d'échec, et le droit a I'erreur n'existe pas forcément, même pour les cadres dirigeants. Ceci n'a
pas nécessairement pour consequence de freiner l'ardeur a I'innovation. Dans une autre observation (cas Cherne dans [Romelaer, 1994]), le PDG a consacré pendant six ans I'essentiel de son autofinancement, et avec des succès pendant Iongtemps très faibles, a une innovation dans un domaine complètement different des activités habituelles de I'entreprise. L'innovation n'est que I'un des objectifs possibles de l'entreprise. Elle peut donc entrer en conflit avec les autres objectifs, qui
El CONTRAINTES DE GESTION
deviennent
75
alors pour elle des contraintes: un PDG qui veut
insuffler un dynamisme au développement international de son entreprise peut decider de ne pas s'engager dans une innovation essentiellement Iiée au contexte national, même Si elle est plus rentable que les projets a I'international, avec pour principale motivation de maintenir la clarté et Ia coherence de son message aux cadres dirigeants et aux autres membres de l'organisation.
De façon proche, le souci de maintenir une coherence d'ensemble de l'organisation et de Ia strategic [voirReger et Huff, 1993], et le souci de ne pas déstabiliser l'entreprise plus qu'elle ne peut le supporter peuvent conduire un dirigeant a rejeter une idée d'innovation pourtant intéressante par ailleurs, et done constituer une contrainte. Ii s'agit bien entendu en partie
d'une contrainte que le dirigeant s'impose a lui-même. Mais l'arbitrage est loin d'être simple entre les deux développements incertains que constituent d'une part Ic projet d'innovation, et d'autre part la déstabilisation partielle de l'organisation ou de Ia stratégie.
Une autre contrainte peut limiter Ia marge de manceuvre du dirigeant: avoir une innovation dont le développement exige Ia collaboration de departements qui ont des difficultés importantes de comprehension mutuelle, ou dont les patrons sont en mauvais termes. Le cas premier décrit par Gouesmel [1996] est a certaines de ses phases proche de cette situation. Des moyens de gestion existent pour lever cette contrainte : laisser le chef de projet cliercher des concours a l'extérieur de l'entreprise. C'est ce que fait le PDG dans le cas de I'entreprise Barton précitde, non sans consequences bien entendu sur Ia qualité des relations entre les cadres dirigeants.
L'inertie organisationnelle est souvent citée comme une contrainte de gestion: ii faut tenir compte des resistances au changement, et certaines organisations sont particulièrement rétives, même au niveau des dirigeants. Dans le domaine des innovations stratégiques, Rumelt [1995] cite ainsi plus de vingt sources d'inertie qui seraient communes dans les entreprises. Le traitement des resistances au changement dans les recherches en gestion a tendance actuellement a être effectud sur des bases
76
LE SENS DE L'INNOVATION
Ia comprehension du fonctionnenient des entreprises par Ia méthode des systèmes d'action concrets permet de mieux
les prévoir, et permet aussi de constater que les forces qui freinent l'innovation sont les mêmes que celles qui poussent au changenient ou empêchent Ia stabilisation des innovations. Une autre voie de recherche privilegiée est celle de l'apprentissage organisationnel et de l'entreprise apprenante. Pennings et
Harianto [1992] montrent par exemple que l'adoption d'une innovation par une banque est d'autant plus probable que Ia banque a connu beaucoup d'innovations au cours des années précédentes. Dans une entreprise qui a désappris a innover, ii peut pour un dirigeant falloir avancer pendant trois ans au milieu
des déconvenues pour amener son organisation a devenir plus innovante. Pour conclure, nous avons décrit dans ce paragraphe un grand nombre de raisons empiriquement fondées qui nous permettent d'affirmer que les cadres dirigeants, et même les PDG, ne sont
pas libres de contraintes lorsqu'ils veulent (ou ne veulent pas) développer une innovation. Cette étape est nécessaire dans Ia mesure le mythe du décideur unique, du dirigeant qui a toutes possibilités d'action est
encore ancré explicitement ou implicitement dans les esprits. Allison [1971] a montré, ii y a longtemps, que cette vision est profondément erronée. D'une certaine facon, nous venons de verifier Ia validité de l'affirmation d'Allison dans le contexte de l'innovation. II n'est peut-etre pas inutile de rappeler que notre objectif
n'est pas ici de prouver que .
II nous semble qu'il faut plutôt y mettre tous les é]éments qui dans I'entreprise impliquent une coherence collective, soit de l'ensemble de l'entreprise, soit des professionnels, soit niême d'un groupe de professionnels. D'un point de vue de direction genérale, on peut en inférer l'efficacité probable de certaines méthodes de gestion adaptées:
12. Voir March Ct Romelaer [1976], Ct Laroche [1991].
Ir4NOVATION El CONTRAINTES DE GESTION
1)
85
des politiques de constitution d'une masse critique de
professionnels dans un micro-domaine, 2) des politiques d'incitation a l'innovation commençant par des envois massifs, cohérents et poursuivis sur Ia durée dans des formations ou des colloques ciblés en fonction de l'objectif,
3) des moyens qui encouragent le développement de cohé-
rences collectives et des réseaux, comme les de I'entreprise Bell et Howell, ainsi que Ia mobilité
interdépartements quand elle est possible, les groupes-projets et les formations interdépartements'3. Ces politiques n'ont des effets qu'à moyen et long termes, et dies ne permettent que de gérer Ia selon
laquelle l'organisation sera amenée a innover, sans aucune garantie sur une innovation particulière. Chaque innovation reste soumise aux processus locaux, aux possibilités offertes par les
contacts existant avec Ia communauté professionnelle, et aux jeux tactiques dans le forum politique de direction génerale. Mais les limites sévères aux possibilités de contrôle a court terme des actions sont inhérentes au fonctionnement des garbage cans. Pour terminer sur l'innovation dans les structures fondées sur les connaissances, signalons que si les innovations deviennent nombreuses dans une organisation de ce type, alors La condition de stabilité n'est plus remplie et I'organisation change progressivement de configuration. Elle évolue vers Ia Structure adhocratique. Nous avons traité ci-dessus des spécificités de l'innovation et
des contraintes de geStion qui en résultent dans les structures fondées sur les connaissancest4. Les contraintes de gestion qui
13. Sur ces points, voir Fellowes et Frey [19881 et de Montmorillon ef
al. [1997].
14. On remarque au passage que, contrairement a ce qu'affirment certains chercheurs [Friedberg, 1993], l'analyse en termes de type d'organisation ne consiste pas a imposer un cal-can rëducteur et a ranger les organisations dans des boItes '>. Cette de comprendre hi diversité des organisations d' un méme type, de salsir les analyse conditions de a dynamique de I'organisation, et Ia nature des forces auxquelles un acteur
individuel sera soumis quand U cherchera a développer son action (par exemple dans le cadre d'une innovation).
86
LE SENS DE L'INNOVATION
influencent l'innovation sont notablement diffdrentes dans les
autres types d'organisation'5. INNOVATION ET CONTRAINTES VENANT DES SYSTEMES FORMELS DE GESTION
L'anaiyse en ternies de types d'organisation est incomplete
car elle est trop globale. Une analyse organisationnelle des contraintes de gestion doit egalement traiter des éléments de l'organisation, parmi lesquels on trouve les systèmes formels de gestion 16•
On appelle système formel de gestion (ou système régulé) tout système de gestion régi par des regles formelles précises. II existe des systèmes régulés de production, de decision, d'information et de contrôle. Comme exemples, on peut citer l'ordonnancement des OF (ordres de fabrication) dans les ateliers, Ia comptabilité analytique, les dossiers formatés de demandes de budgets d'investissements, et les logiciels de gestion commerciale. Chacun de ces élénieñts peut inclure des parties extérieures a I'organisation : les sous-traitants reliCs par EDT, les relations externes des groupes-projets, les milieux professionnels externes, etc.
Les systemes rCgulés induisent des contraintes sur l'innovation par le fait même qu'ils sont rCgulés et spCcifient des comportements (que l'innovation va peut-être vouloir changer), parfois aussi parce qu'ils sont intCgrés et qu'une innovation qui a besoin de modifier une de leurs parties risque de demander une modification improbable de l'ensemble. Une innovation pourra donc se développer d'autant plus facilement que les conditions suivantes sont réunies:
15. Voir plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres types d'organisation. 16.
sation.
Voii plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres élérnents d'organi-
INNOVATiON ET CONTRAINTES DE GESTION
87
— l'innovation est compatible avec le système regulé ou elle
n'en touche qu'une faible part sans mettre en cause l'articulation de l'ensemble; — l'innovation peut contourner le système regulé; les systemes régules sont partiellement découplés de I'innovation en general (ce qui peut être le produit du hasard ou étre volontairement agencé). Les systèmes régulés de production et d'information sont en general assez rigides aujourd'hui. Leur modification ne peut en
général être effectuée que par les départements spécialisés (méthodes, informatique, comptabilité, etc.). Dans certains cas,
des exceptions peuvent être négociées. Dans d'autres cas,
ii
existe un système de gestion qui permet d'y apporter des modifications: une grande banque peut ainsi avoir plus de cinq mule projets informatiques chaque annde [Demeestere et Mottis, 1997], chacun d'entre eux dtant une modification de système régule. Dans les meilleurs des cas Ic système qui permet des modifications fonctionne avec une réelle participation d'opérationnels et de dans les différents ments utilisateurs Celui qui pousse une innovation qui requiert des modifications du système doit naturellement y introduire formellement sa dernande et, sans doute avant et de manière informelle, en examiner le caractère techniquement faisable et socialement acceptable avec les personnes qu'iI peut mobiliser Les operations de cette dans le système
nature sont couramment très consommatrices de temps et d'energie, elles doivent être prises en compte par l'initiateur de l'innovation dans La programmation de son action. Certaines recherches font état de la nécessité d'adapter les systèmes régulées aux innovations, au moms an moment de leur lancement et dans les premiers temps de leur développement [voir entre autres Bahrami et Evans, 1989]. Certains dispositifs de gestion réalisent cette adaptation, en partiduhier Ia méthode utilisée par I'entreprise 3M qui permet a toute personne ayant une
idée d'innovation de Ia presenter hors du cycle de decision concernant les budgets d'investissement. De même on peut mentionner les méthodes utilisées par les entreprises observées
88
LE SENS DE L'INNOVATION
Kanter [1989], qui meuent a part un volant de financement spécifique gdré de façon souple pour les fonds de démarrage par
d'innovations. Les systemes de suggestion sont des dispositifs du
même ordre, comme par exemple celui d'EDF qui a traité environ cent cinquante projets par an dans les années 1991-1996 [Durieux, 1997].
D'autres recherches font, sans surprise, état de difficultés provoquées par Ia distance entre les systenies régulés et les besoins spécifiques des innovations. Certaines d'entre elles mentionnent des méthodes de gestion qui permettent de réduire ces contraintes: — Doz et Pralahad [1987] mentionnent le fait que dans seize entreprises qui ont innové en développant de facon marquee I'internationalisation, les cadres dirigeants a I'origine de I'idée ont dfl commencer par faire effectuer des :
les données provenant de ce système de contrôle ne sont pas utilisées de facon formelle pour évaluer Ia distance entre decision ou prevision et réalisations. Elles sont au contraire utilisCes dans
des reunions de travail fréquentes de face-a-face aux divers niveaux de Ia hiérarchie pour apprécier l'évolution de Ia situation, recueillir et développer les suggestions de changement.
Un tel usage des systèmes de contrôle permet l'élaboration en temps reel d'une stratégie émergente, et les idées d'innovation peuvent être très bien accueillies dans ce cadre. Van de Ven [1989], après l'étude de neuf gros projets d'innovations qu'il a conduite avec son équipe, fait état d'un cercle vicieux qui mérite certainement d'être mentionné: Si Ufl projet n'attire pas Ia sympathie du département financier, ii aura de Ia
17. Simons qualitie de système de contrOle tout système régulé. Parmi les systèmes
qu'il étudie, on trouve le contrôle de gestion, I'audit, Ia planification stratëgique, les méthodes de pilotage des projets, le système budgétaire, les méthodes de suivi des parts de marché, les méthodes de planification du profit, les systèmes de veille, etc.
90
LE SENS DE L'INNOVATION
difficulté a obtenir les ressources nécessaires. En consequence ii aura beaucoup plus de difficultés a se développer, et une probabilité d'échec nettement plus forte. Et en cas d'échec les départements financiers pourront alors soutenirqu'ils onteu raison de ne pas soutenir le projet, puisque son échec montre qu'il n'était pas viable. us ajouteront qu'ils ne sont pour rien dans l'échec puisque Ic projet a obtenu quelques ressources. Gersick [1994] a étudié une PME de biotechnologie financée
par capital-risque qu'elle a suivie directement pendant quinze mois (et sur laquelle elle a des données sur cinq ans). Elle montre que les decisions de reorientation, très souvent Iiées a des innovations, sont prises en general en fin ou a mi-parcours de l'année
comptable. II semble que cette entreprise poursuive chacun de ses projets avec constance pendant des périodes de six mois, et déclenche éventuellement un changement si les résultats sont décevants OU si la situation a évolué. Ce comportement est respecte de facon informelle, il ne s'agit pas d'une méthode de gestion formalisée. II semble en revanche que cc comportement soit piloté par un forternent lie a un système de gestion sans être confondu avec liii. Une recherche telle que celle de Gersick signale Ia possibilité de considérer les systernes régulés comme des horloges organisationnelles >> qui focalisent l'attention periodiquement sur des éléments spécifiés du fonctionnernent de l'entreprise, des projets d'innovation et de l'environnement, sans pour autant être des lits de Procuste qui imposent des carcans ne pouvant que freiner l'innovation. A propos des systemes régulés, mentionnons pour terminer que les outils que leurs concepteurs appellent des > dans les cas les
plus simples oii le processus d'innovation est linéaire.
En résumé, nous avons montré que les types d'organisation et les systèmes regules ont une incidence profonde sur les innovations. Its induisent des contraintes de gestion prévisibles, dont nous avons donné de nombreux exemples. Ces contraintes ne sont pas toutes des freins a l'innovation, et certaines d'entre elks peuvent être contournées par les acteurs, ou être levees en ayant recours a des méthodes de gestion. Les analyses que nous avons présentées ne nous fournissent pas I'ensemble des contraintes de gestion qui pèsent sur l'inno-
vation. Traiter en detail de chacune des autres exigerait un volume qui excède nettement le cadre de ce qu'il est possib'e de
faire ici (une liste de contraintes de gestion non traitées par manque de place est fournie en annexe). Tout en retenant le caractère limité, nous développons dans le paragraphe suivant quelques considerations sur I'utilité qu'ont parfois les contraintes de gestion, au-delà naturellement des freins qu'elles constituent. L'UTILrrE DES CONTRAINTES DE GESTION
D'un exposé long et détaillé sur les contraintes de gestion qui pèsent sur l'innovation, le lecteur peut aisément ressortir l'impression que les contraintes de gestion sont toujours une
gene et que l'innovation est toujours une bonne chose. Le manager pressé et le consultant en quête d'outils de gestion faciles a utiliser'8 peuvent être tentés d'utiliser ce texte en cher-
chant, ligne après ligne, les moyens permettant de réduire chacune des contraintes de gestion identifiées ci-dessus. Une telle attitude serait sans doute contre-productive, bien qu'elle soit apparemment rationnelle puisque axée sur Ia recherche systéma-
tique des moyens permettant d'atteindre un objectif a l'aide de données et de savoirs empiriquement validés.
18. Presque quCte d'outils de
bus les managers sont presses et presque tous les consultants sont en gestion fades a utiliser, dans une certaine rnesure...
92
LE SENS tiE L'INNOVATION
Les contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne sont pas seulement des genes. Elles sont aussi des moyens par lesquels les actions individuelles conduites dans le cadre d'un processus
d'innovation peuvent converger vers une action collective intégrée a l'entreprise. Et elles sont avant tout Ia manifestation de
I'autonomie de fonctionnement partielle de processus et de systèmes autres que l'innovation. Or ces systèmes sont importants: ii ne faut pas seulement que les produits nouveaux
soient développés, il faut aussi que les produits actuels soient fabriqués et distribués de façon efficace, que les factures et les impôts soient payés, que Ia qualite soit coritrôlée, etc. Supprimer tous les éléments qui sont des contraintes pour l'innovation, c'est entre autres: — ne plus disposer de moyens pour transformer les initiatives disparates en un produit intégré, ni de moyens qui permettent a
J'organisation d'avoir tine image assez fiabie du contexte, de l'environnement, et de ses propres performances; — modifier Ia position de l'entreprise dans l'industrie et dans l'économie en diminuant Ia prévisibilité de l'organisation aux yeux des partenaires externes, par exemple rendre plus difficiles
le jeu concurrentiel et les relations avec les banquiers et les actionnaires; —
modifier Ia position externe et/ou interne du cadre dirigeant,
par exemple susciter des difficultés dans les relations qu'il peut avoir avec ses amis et camarades de promotion, lui donner plus de travail pour suivre une innovation pour éviter que ses rivaux dans l'entreprise n'en profitent pour le déstabiliser; — introduire un élément >
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION
93
l'action sur Ia contrainte de gestion, les ressources consommées
dans l'action, et l'effet qu'aurait un succès de l'action sur le reste de I'entreprise.
Les systèmes formels sont souvent seulement présentds comme des contraintes. De fait, ii semble qu'i!s puissent aussi être utilisés pour le développement et Ia mise en coherence des innovations, comme nous I'avons vu dans les travaux de Simons [1991]. Par ailleurs, toute innovation n'est pas par principe une bonne chose. Capon eta!. [1992] ont par exemple montré, sur leur échan-
tillon d'entreprises manufacturières américaines, que les innovateurs>> sont les plus rentables. De facon plus intéressante, us
ont montré que les types d'innovation dependent des types de stratégie: les > sont axes sur les innovations produit,
les sur les innovations de procédé. Dans un autre registre, Zirger et Maidique [1988] ont trouvé un exemple dans lequel une entrepnse d'electronique de navigation maritime avait réussi a effectuer une percée remarquable sur le marché en divisant par dix Ic poids et l'encombrement de I'équipement a fonctionnalités inchangées. La mêrne entreprise cependant avait connu ensuite un échec cuisant avec une innovation qui divisait encore par trois le poids et I'encombrement de l'équipement. Les clients avaient appa-
remment atteint un état de satisfaction sur ce critère, et étaient beaucoup plus sensibles aux progrès de fonctionnalité et a la simplicité d'utilisation et de maintenance. Ce qui est très simplement dit id, c'est que le type d'innovation doit aussi être en phase avec la stratdgie, les clients, l'intensité et Ia durée de l'effort de communi-
cation commerciale, qui sont d'autres contraintes de gestion que nous n'avons pas exarninées ici. CONCLUSION
De cette contribution sur Ia relation entre innovation et contraintes de gestion, on peut retirer plusieurs idées-forces. Elles formeront nos conclusions.
D'abord les cadres dirigeants comme les autres acteurs de l'entreprise out dans le domaine de l'innovation a Ia fois des contraintes de gestion et des possibilités d'expression et
94
LE SENS DE L'INNOVATION
d'influence. L'ampleur de ces possibilités et Ia nature de leurs
contributions dependent de Ia structure de l'organisation et du type de processus d'innovation dans lequel us sont. Les versions les plus modernes de processus d'innovation (modèle de Burgel man, organisation en plateau, innovation emergente, orga-
nisation apprenante) paraissent aller dans le sens d'un renfor-
cement des possibilités d'expression de tous les acteurs de l'innovation, quel que soit leur niveau hierarchique. Si tel est le sens de l'évolution, alors ce mouvement devra s'accompagner d'une quantité accrue de contraintes de gestion de façon a coordonner eta faire converger les actions et les efforts individuels en une réalisation collective. La question de Ia relation entre innovation et contraintes de gestion n'est donc pas celle de l'arbitrage entre Ic pouvoir du sommet et Ic pouvoir de Ia base: ii faut les deux. La question de Ia relation entre innovation et contraintes de gestion n'est pas non plus celle de I'arbitrage entre plus de participation ou plus de contraintes : là encore ii faut les deux. La seconde conclusion qu'on peut tirer de cette étude est que les contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne doivent pas être uniformément vues comme des freins. Selon les cas, les contraintes accélèrent ou freinent l'innovation, en augmentent ou en diminuent l'intensité, ou encore en moditient le cours. En troisièrne lieu, les contraintes de gestion ne doivent pas être recherchées seulement au niveau des instruments de gestion
formalisés: nombreuses sont les contraintes qui viennent de comportements informels et d'influences indirectes. Certaines sont consciemment percues par les acteurs, mais d'autres peuvent influencer I'innovation sans que les acteurs s'en aperçoivent. L'effet des contraintes de gestion sur I'innovation nous semble pouvoir étre recherché de facon beaucoup plus productive au niveau des entitds collectives qu'au niveau des acteurs individuels. Nous avons traité ici des entités collectives que sont les organisations et Ies
systèmes formels de gestion. D'autres collectivités, non vues ici, sont sans doute des lieux a partirdesquels une recherche utile pourra être effectuée sur les contraintes pesant sur l'innovation (voir dans l'annexe I'alinéa sur les systèmes vitaux).
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION
95
recherches en gestion nous permettent d'identifier et de prévoir un bon nombre de contraintes de gestion qul pèsent sur l'innovation, notamment au niveau des types d'organisation et des types de processus d'innovation. Ces recherches s'accompagnent de l'identification de mdthodes de gestion et de comportements qui permettent avec une bonne probabilité de lever en partie les contraintes en question. Mais les contraintes de gestion ne peuvent pas disparaItre. Les
D'abord parce qu'elles sont des moyens de convergence d'actions individuelles vers des actions collectives. Ensuite parce que, dans toute structure, chacun est entre autres et en partie une contrainte pour les autres. Par exemple, ii existe une dépendance du dirigeant par rapport: —
aux
acteurs qui disposent d'informations et de compé-
tences; aux
mécanismes organisationnels qui doivent fonctionner
de façon regulière, et dont le seul but n'est pas la gestion de l'innovation. Le dirigeant doit donc rester réaliste dans son désir d'innover sans contraintes, et les autres acteurs aussi bien entendu.
Nous en arrivons a remettre a leur juste place dans l'innovation des acteurs estimables, souvent remarquables, maisjamais seuls: l'entrepreneur innovant, le chef de projet, le dirigeant et
l'intrapreneur. Et nous remettons a leur juste place les instruments formels de gestion comme le business plan ou les logiciels de gestion de projet. Si Ia production d'idées d'innovation résulte bien de Ia spon-
tanéité créatrice (qui existe au niveau des individus, et qui est peut-être nécessairement portée par une collectivité innovante interactive) et si Ia confrontation de variétés joue bien un role de premier plan dans la génération des idées, alors encourager I'innovation doit passer par des structures dans lesquelles, pour un nombre important d'acteurs, les relations internes et les relations externes sont nombreuses et variées. Une telle evolution va dans le sens de I'accroissement de Ia participation de tous les acteurs au processus d'innovation, et notamment des acteurs qui n'ont pas un niveau hierarchique important.
96
LE SENS DE L'INNOVATION
En somme, le pilotage de l'innovation se fait par l'organisation et les processus, par les compétences et par les relations. Pour les dirigeants, ii est pensable que les voies a explorer tournent autour de ces quelques idées : gérer les competences,
gérer Ia structure et les processus de facon a augmenter le brassage des personnes et des idées, puis leur combinaison, abandonner l'idée de piloter directement toute innovation spécifique
de facon ëtroite, et piloter aussi sur Ia durée et en moyenne en créant des poles de compétences, en organisant le développement
et I'entretien de representations cognitives collectives (Ce que d'aucuns appellent Ia culture). Par ces moyens l'innovation dans l'entreprise reste en partie pilotable: Ia direction peut laisser se développer Ia participation et l'initiative si dIe a quelque contrôle sur les directions dans lesquelles les subordonnés exerceront leur influence dans I'innovation. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ALLEN T., KATZ R., GRADY J. J.,
N. (1988), , Sloan Management Review, p. 5-16. Ci-IILDJ., LOVERIDGE R. (1990), , in CHILD J., LOVERIDGE R. (eds) (1990), Information Technology in European Services, Basil Blackwell, p. 252-305. COHEN M. D., MARCH J. G., OLSEN J. P. (1972), , Administrative Science Quarterly,
l7,p. 1-25. M.D., MARCH J.G., OLSEN J.P.(1991), >, Editions d'organisation, Paris,
COHEN
p. 163-204 (chapitre 7). COOPER R. G., KLEINSCHMIDT E. J. (1986), , Journal of Management, 1986: 3, p. 7 1-85. Product CROZIER M., FRIEDBERG E. (1977), L'Acteur et le système, Le Seuil, Paris. CYERT R. M., MARCH J. 0. (1992 [19631), A Behavioral Theory of the Firm, Prentice Hall, Englewood-Cliffs (trad. fr. sous le litre Processus de decision dans l'entreprise, Dunod, Paris, 1970). N. (1997), >, mCmoire de DEA, IAE de Lyon. MARCH J. G., ROMELAER P. J. (1976), , in MARCH J. G., OLSEN J. P. (eds), Ambiguity
and Choice in Organizations, Un iversitatsforlaget, Oslo. de projet aux nouvelles rationalisations de Ia conception, WP CR0, n° 96/13. MIDLER C. (1998), L 'Auto qui n 'existait pas, Dunod, Paris (premiere MIDLER C. (ed) (1996), Du
edition, 1993, Interéditions). MINTZBERG H. (1979), The Structuring of Organizations, Prentice Hall,
Englewood Cliffs ; trad. fr (1982), Structure et dynamique des organisations, Editions d'organisation, Paris. MINTZBERG H. (1994), Grandeur et decadence de Ia planification stra-
tégique, Dunod, Paris. MJNTZBERG H., RAISINGHANI, D., THEORET, A. (1976), , Administrative Science Quar-
terly, vol. 21, p. 246-275. M0ISDON J.-C. (ed) (1997), Du mode d 'existence des outils de gestion, Seli Arsian, Paris.
100
LE SENS DE L'INNOVATION
MONTMORILLON B. DE, ROMELAER P., BOuRN0I5
F.
(1997), La
For,nation continue a Ia gestion, rapport d'étude, FNEGE (enquête effectuée auprès de 62 cadres dirigeants d'entreprise). NODA T., BOWER J. (1996), making as iterated processes of resource allocation >>, Strategic Management Journal, vol. 17, P. 159192.
I. (printemps 1990), overlapping organization: a japanese approach to managing the innovation process >>, California Management Review, p. 27-37. NONAKA I., TAKEUCHI Fl. (1995), The Knowledge-Creating Company: how Japanese Create the Dynamics of innovation, Oxford University Press, Oxford. ORR J. (1990), Talking about Machines : an Ethnographv of a Modern Job, Ph. D Thesis, Cornell. PENROSE E.
T. (1995 [19591), The Theo,y of the Growth of the Finn,
Oxford University Press. PETERS T. J. (autonine 1978), >, Revue française de gestion, n° 111 (num&o special),
p. 65-75.
lot
INNOVATiON El CONTRAINTES DE GESTION
ROMELAER P. (1 997a), >, p. 175192, in TI-IEP0T J. (ed) (1998), Gestion et théorie desjeu.x l'interaction stratégique dans Ia decision, Vuibert, Paris. ROMELAER P. (1 998b), , p. 57-87, in THEPOT J. (ed) (1998), Gestion et théorie des jeu.x, Vuibert, Paris. ROMELAER P. (1 997b), < Outils
.
ROMELAER P.
(I 998c), , conference
donnée le 19 mars 1998 dans Ic cadre du sCminaire IMRI sur > sur 1' innovation. Ce mode d'existence est traité par Moisdon [1997].
On trouvera dans Romelaer [1 997b] de nombreux résultats de recherches en gestion qu'il convient d'y ajouter. Les contraintes de gestion qu'on peut identifier dans les contributions de I'ouvrage de Foray et Mairesse [1999] sur I'innovation.
Les contraintes de gestion qui pesent sur le transfert de technologies et de compétences dans I'entreprise [voir par exemple Galbraith, 1990].
Les contraintes de gestion venant des cartes mentales des membres de I'organisation (voir par exemple Lorton [1991] sur les dirigeants de PME). Les contraintes de gestion qui viennent de Ia culture et des valeurs de l'organisation (ou des cultures et des valeurs qui y coexistent). Les spécificites qu'ont les contraintes de gestion dans le cas des innovations radicales, des innovations marginales, et de l'adoption par I'entreprise d' innovations élaborées par des acteurs extérieurs. Les contraintes de gestion qui pèsent sur les actions des cadres dirigeants, et qui viennent du recours aux subordonnés.
Les contraintes de gestion qui pèsent sur I'action de tous les membres de l'organisation qUi ne sont pas des cadres dirigeants. recherches comme celles de Dougherty et Hardy [1996] montrent que ceux qui souhaitent innover dans des grandes entre-
prises de secteurs stables ont d'énormes difficultés. Et Alter [1999] montre comment Ia structure formelle permet néanmoins le développernent d' innovations semi-clandestines, que néanmoms elle canalise et récupère. Les contraintes de gestion qui existent dans les autres types de structures que celles dont nous avons traité 19
104
LE SENS DE L'INNOVATION
Les contraintes de gestion venant des de
l'organisation autres que les systèmes formels de gestion dont nous avons traité: le système hiérarchique, les relations non hiérarchiques20, les groupes de projets et groupes de domaines21,
les systemes d'action concrets au sens de Crozier et Friedberg [1977], les systèmes d'action au sens de Romelaer [1998b], les relations informelles entre personnes, les groupes informels, le système de pouvoir et les processus de decision ad hoc. Les contraintes de gestion qui viennent de l'organisation réelle des processus d'innovation: innovation séquentielle ou bouillonnante, contraintes de coordination, de contexte, de cadrage, de (re)definition du projet, de competence. Les contraintes de gestion qui influencent l'appantion des idées d'innovation. Les idées ne viennent pas totalement au hasard: leur nature et leur nombre sont aussi influences par le cadre organisa-
tionnel22.
Et sans doute bien d'autres...
19. Nous avons traité de Ia structure fondée sur les connaissances. Mintzberg [1979] identifie quatre autres types de structures les structures sirnples. les adhocraties de projets et adhocraties opérationnelles, les structures mécanistes et les structures divisionnalis&s de par une batterie de ratios souvent ci a court grande taille dont le pilotage est rerme. Nous avons par ailleurs identifié cinq autres types de structures divisionnalisées de grande taille [Romelaer, 19961 el des structures fond&s sur les qui peuvent étre de petite taille (les départements Verites par exemple). Nous ne traiterons pas non plus de I'entre-
prise apprenante ou de l'entreprise innovante de Leonard-Barton [1995] et de Nonaka et Takeushi [1995].
20. Les relations non hiérarchiques soft entre autres celles qui existent enire les fonctionnels et les opérationnels. entre certains chefs de projet et les détenteurs des ressources qu'ils souhaitent mobiliser, enire les m&anismes de liaison de Galbraith et les entités qu'ils contiibuent a coordonner. 21. Les groupes de projet sont des groupes temporaires dont les meinbres sont a plein temps ou a temps partiel : leur objet peut étre le développernent dune innovation produit, l'implantation d'un logiciel, une Construction iminobiliere, Ia conduite d'une OPA ou I' intégration organisationnelle apres une fusion. Les groupes de domaines oft une existence oflicielle et permanente (jusqu'au prochain changement d'organisation). une composition et une mission semi-stables, et un fonctionnement a temps pailiel, souvent sous foiine de reunions périodiques. Parmi eux on trouve les comitCs permanents charges de l'infojmati-
sation, de l'actualisation des definitions de postes ou de Ia gestion des carrières, Ia commission d'investissement, Ic comitC directeur, Ia commission de planification conjointe de Ia production ci des ventes, les commissions qualite, les groupes de travail sur Ia gestion des produits dans les organisations regroupés sur une base geographique. 22. L'infIuence sur I'innovation des six dernières contraintes de gestion mentionnees est en partie analysee dans Ronielaer [I 998d].
4
Sur l'innovation Danièle Linhart
La question de l'innovation dans le travail est une question piège par bien des aspects. En tout cas, on peut dire qu'elle piège Ia communauté des spécialistes du travail depuis le debut des
années quatre-vingt, dressant deux camps l'un contre l'autre. D'un côté, en effet, on trouve ceux qui affirment que des transformations radicales affectent le travail et qu'on sort d'un type de
logique pour aborder une ère nouvelle avec I'émergence forte d'autonomie, d'implication des salaries dans leur travail; de l'autre côté, ceux qui dénient l'existence de ruptures véritables et ne voient qu'une radicalisation des logiques a l'ceuvre dans le passé.
Dans une perspective, les innovations introduites seraient suffisamment importantes, feraient suffisamment corps ensemble pour créer de nouvelles cohérences et dessineralent un nouveau modèle d'organisation du travail et de l'entreprise. Dans l'autre, les innovations ne seraient que des renforcements ou des
modes d'adaptation du modèle antérieur, structure par les logiques taytoriennes. Elles ne seraient pas vraiment des innova-
tions mais des changements lies a Ia nécessité d'adapter le modèle pour qu'iI perdure dans ses principes et sa logique. La difficulté vient de ce qu'une même innovation peut servir plusleurs objectifs, se parer de différentes legitimités; les effets qu'elle produit peuvent, de plus, être de différentes natures selon les logiques avec lesquelles elle voisine. Une innovation qui se diffuse et se généralise a une période donnée devrait s'analyser au regard des objectifs qui président a
LE SENS DE L'INNOVATION
106
invention et son apparition, lesquelles peuvent appartenir a une période différente, dans un contexte lui aussi fort different. Avant sa diffusion, une innovation se concoit, notamment en son
reaction a un probleme, pour dépasser des contraintes, des obstacles dans Ia rCalisation d'une action, d'un projet, d'une activité. Repérer les fondements d'une innovation qui, a une période
donnée, envahit Ia scene implique donc de reconstituer son histoire et d'analyser les conditions dans lesquelles elle est apparue. Des pratiques innovantes présentées et percues comme des réponses a un type de contraintes et d'objectifs pourraient
bien avoir été engagées a leur debut pour répondre a d'autres contraintes et objectifs. Ce qui powTait expliquer entre autres leurs effets multiples difficiles a interpreter, et les positions contrastées des chercheurs a leur égard. II arrive en effet souvent que des innovations s'imposent au cours d'une période donnée, suffisamment éloignee de celle oü elle apparaIt a ses debuts pour que l'on oublie les raisons qui ont prevalu a son emergence et que I'on Soit réceptif a des argumentations destinées a Ia légitimer qui puisent a d'autres rationalités. D'ailleurs ces autres rationalités peuvent entrer alors en action et se substituer aux anciennes (si les objectifs ont éte atteints) ou intervenir en complement. Cela nous incite a penser que les innovations ne poursuivent
pas des objectifs unilatéraux mais peuvent servir plusieurs objectifs. Les innovations sont alors multivalentes. Les innovations qui balaient le monde du travail dans la période actuelle me
semblent particulièrement illustrer cet aspect. Introduites a certaines fins dans un contexte donné, elks trouvent leur apothéose plus tard avec des arguments et des objectifs d'une autre nature.
La question est alors de savoir si ces différents objectifs presents ensemble, et que l'innovation sert, sont compatibles et s'ils peuvent coexister sans entraIner trop de contradictions.
SUR L'INNOVATION
107
LA FORCE TRANQUILLE DE L'INDIVIDUALISATION
Dans cette contribution je m'efforcerai d'apporter des éléments de réponse en prenant l'exemple de ce qui me semble marquer notre époque d'une façon decisive et déterminante, a savoir l'individualisation des situations de travail et du traitement des salaries. Cette individualisation s'inscrit dans un cadre general d'effi-
lochement des grandes categories collectives structurant le monde du travail éclatement et diversification des formes d'emploi, des temps de travail, des horaires, des rémunérations, evolution de Ia ndgociation collective qui se deporte du plan national et interprofessionnel vers l'entreprise. Mais elle en est un aspect bien particulier qui transforme le rapport de chacun a
son entreprise, a sa hiérarchie, a ses collegues, a son travail comme Ic vécu de cc travail. Nous sommes avec Ia montée de l'individualisation face a une innovation majeure dont l'impact puissant ne cesse de s'imposer sous de multiples formes.
Une nouvelle nécessité Depuis les années quatre-vingt-dix on presente ce phénomène comme concomitant d'une série de transformations qui l'explique et le justifie. Une concurrence exacerbée, désormais appréhendée a travers les notions de mondialisation, et de globalisation
créant un état de quasi-guerre économique, s'impose aux entreprises; les armes en sont Ia qualité, Ia variété, Ia réactivitd, Ia rapidité, la capacité d'adaptation. La déclinaison de ces exigences qui frappent les entreprises se fait > le
long des lignes hierarchiquesjusque vers les postes de travail les plus subalternes. On demandera aux salaries, quels que soient leur statut, leur poste et leurs responsabilités, d'être les relais efficaces des nouvelles politiques déployées dans Ic cadre de cette concurrence sans merci. Le recours a des technologies informatiques de plus en plus
sophistiquees influe, lui aussi, a sa manière, sur Ia nature du travail. La fameuse revolution informationnelle tisse une toile qui prend tous les salaries dans sa logique, leur assignant des
108
LE SENS DE L'INNOVATION
nouvelles qui modifient souvent Ia nature de leur intervention et des relations qu'ils entretiennent entre eux. Les transformations qui travaillent l'économie en profondeur promeuvent de plus en plus des activités de services qui se caractérisent, elles aussi, par un travail different de celui du secteur industriel identifié aux formes traditionnelles de l'organisation du travail et de gestion de Ia main-d'ceuvre. Par ailleurs, l'évolution des valeurs, qui s'est manifestée clairement sur le plan social et politique par une remise en cause des tâches
ideologies collectives et un repli individuel, fait echo a ces tendances lourdes qui affectent le monde du travail. Un faisceau d'évdnements s'offre ainsi a l'analyse pour accréditerl'idée d'une evidence, celle de l'individualisation opportune
des situations de travail. C'est là une innovation adaptée au contexte nouveau inauguré par la crise dconomique, l'évolution des technologies et des valeurs. Et qui se concrétise par Ia figure
ddsormais omniprésente et omnipotente du client, veritable statue du Commandeur, qui surplombe le monde du travail dans
sa totalité. Le client est explicitement prdsenté comme un individu, une personne dont il faut respecter les spécificités, les exigences particulières, et implique en retour une personnalisation de Ia production des biens et des services qui le concerne, par le biais d'une personnalisation des situations de travail et du traitement des salaries. Cette representation de I'évolution qui
accompagne Ia modernisation agit sur un double registre qui organise sur le mode du reflet ou du double les relations entre le salarié et le consommateur. Ce sont des individus, des personnes qui interagissent a partir de logiques distinctes répondant a des
contraintes d'un autre ordre, mais qui ont en commun d'être percus, d'être considdrés essentiellement sous l'angle de leur spécificité personnelle particulière; avec des exigences d'adéquation a leur besoin, leur désir de consommateur, de client, d'un côté, des exigences d'autonomie, de marge d'initiative, de definition de fonction et poste de travail adaptés a leurs possibilités et objectifs de travail, de l'autre.
L'individualisation des situations de travail serait ainsi une evolution, une innovation advenant logiquement dans un
SUR L'INNOVATION
contexte
109
en rupture avec les contraintes, les objectifs et les
valeurs du passd. Elle évoque une période nouvelle qui s'ouvre dans une fantastique ambivalence øü, des terribles défis imposes par la concurrence, sortiraient triomphant le client, mais dans une certaine mesure aussi le salarié, car l'entreprise, pour satisfaire dans les meilleures conditions ce client, est acculée a l'excellence, impératif rdpercuté a tous les niveaux de Ia hiérarchie. Ce qui impliquerait une nouvelle organisation du travail, menageant
les conditions pour chacun de déployer ses compétences au service de Ia variété, de Ia qualité et de Ia rapidité. Une nouvelle organisation du travail oü les tâches changent de nature puisque selon certains ii s'agit désormais de gérer des dvénements, des aléas, d'effectuer des analyses et des diagnostics, avant tout de savoir communiquer. Ces nouvelles tâches, engageant La sub jec-
tivité, impliquent le salarlé et nécessiteraient un certain degre d'autonomie et une certaine liberté de decision [Chatzis, Mounier, Veltz, Zarifian, 1999].
Ambivalence donc ou páradoxe puisqu'une pression intensifiée sur l'entreprise et son avenir Ia conduit dans sa recherche d'une stratdgie de survie a opter pour des politiques d'organisation du travail qui mettent en valeur les salaries dans une logique post-taylorienne. Une pression élevée, des contraintes particulièrement fortes, une incertitude constante face a l'avenir, un horizon menacant en permanence pour l'entreprise se traduiraient (en regle génerale) pour les salaries certes en incertitude quant a l'emploi, en exigence accrue en matière de compétences, de capacité d'adaptation et d'efforts a fournir, mais aussi en plus grande autonomie, en marge de liberté elargie, et en un travail dont Ia nature, sub jectivement plus impliquante, l'éloignerait du carcan prescriptif taylorien. Le cceur, le noyau de cette aichimie si curieuse des contraintes n'eSt autre que le processus d'individualisation qui concerne les situations de travail. C'est a ce niveau qu'on la saisit La mieux, qu'on en prend Ia mesure Ia plus réelle. Elle emprunte de multiples voies individualisation des rému-
nérations, des carrières et formations, qui repose sur le très répandu entretien individuel avec le N + I, au cours duquel se
110
LE SENS DE L'INNOVATION
fixent les objectifs individuels que le salarié s'engage a atteindre,
et s'dvaluent ensuite les performances; bilan individuel de competences, evaluation des potentiels personnels, responsabilisation de chacun face a Ia qualite, aux délais, reclassification des postes après pesée, canaux de plus en plus individualisés de Ia communication et de I'information (certaines entreprises allant même jusqu'à produire des bilans sociaux individualisés). Ces innovations dans Ia gestion des ressources humaines se superposent a des transformations du travail qui vont dans le même sens: isolement physique (les postes de travail sont souvent de plus en plus éloignés les uns des autres avec les nouveaux équipements), activité en interaction avec le public. L'individualisation s'affirme ainsi et s'affiche comme portée par une série d'évolutions, objectives (technologies, evolution de
la nature du travail) et stratégiques (adaptation aux nouvelles contraintes qui poussent a coupler, sur un mode individuel, le salarié a son travail et au client personnalisé).
Une nouvelle morale Une partie de ces representations nous rappellent fortement les arguments développés en son temps par F.W. Taylor pour justifier son >, on assiste a une
> A partir de 1888, I'Institut Pasteur continue cette hybridation entre laboratoire et maison de commerce [Moulin, 1993 ; Lowy, 1994]. B assure la production des vaccins puis des serums en série, soit une gamme de nouveaux produits thérapeu-
tiques qui se developpe a côté de Ia production des médicaments8. Pasteur et les pastoriens sont en France les créateurs de cette nouvelle industrie et de cc nouveau marché [Moulin, 1993]. La pratique de recherche de Pasteur est donc typique du mode 2
de production des savoirs de Gibbons et a!. On peut du reste caractériser différentes formes d'engagement industriel de Pasteur, depuis Ia simple observation des procédés d'usine pour é(aborer un cours de chimie industrielle a Ia faculté des sciences de Lilie, les recherches appliquées Iancées ala demande de I'Etat ou a son initiative, Ia diffusion de nouveaux procédCs de fabrication, le conseil et l'assistance aux agriculteurs et aux industriels, Ic développement de nouveaux produits et Ia creation de nouvelles sociétés (Ia société de vulgarisation du vaccin charbonneux fondée en 1886, Ia société d'application des méthodes pastoriennes créée en 1896). Ces multiples circulations et hybridations entre laboratoire et industrie ne manquent pas de poser des problèmes de propriété des connaissances. Si Pasteur public ses résultats dans des revues académiques ou techniques, ii est
engage dans des disputes sur Ia priorité de découverte ou d'invention (par exemple sur les procédés de vinification) et II
utilise Ic secret de laboratoire ou le droit des brevets pour protéger ses connaissances.
Les pratiques d'appropriation de Pasteur different scion le secteur d' application, 1' industrie agroalimentai re ou Ic secteur
7. Cite par Salomont-Bayet (19861. 8. La mission de production de l'institut Pasteur est clairement exprimee par Pasteur Si le reméde de Koch a propos du remede propose par Koch, finalement abandonné: avait pu guérir Ia tuberculose qui fait (ant de victimes dans tous les pays du monde, nul doute que les pouvoirs publics eussent demandé a 1' Institut Pasteur de preparer cc remède en grande quantité. Nos Jaboratoires actuels auraient dQ s'agraiidir... conseil d'administration de I' Institut Pasteur du 18 fCvrier 1891.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS...
biomedical (Ce qui reflète
161
Ia loi sur les brevets de 1844 qui
excluait les médicaments du champ de Ia brevetabilité). Dans le secteur agroalimentaire, Pasteur a déposé six brevets,
qui ont été complétés par plusieurs certificats d'addition qui développaient les procédés et en précisaient les conditions d'application9. Ces brevets se réf'erent aux savoir-faire industriels
en vigueur, proposent de nouveaux procédés expérimentés en laboratoire ou a plus grande échelle et font valoir les avantages technico-économiques des nouvelles méthodes. Dans le brevet sur Ia fabrication du vinaigre, Pasteur critique les méthodes industrielles en vigueur (>), et ii met en avant les economies resultant de l'application de La nouvelle invention Le brevet sur Ia conservation des vms fait état des conditions du commerce de detail des vi, qui occasionne de nombreux transvasements qui sont a l'origine des alté-
rations. L'adoption du nouveau procéde est justifiée par sa facilité et sa rapidité d'application, par la suppression de plusieurs operations et par Ia preservation de Ia qualite du yin sans altérer Ia qualite du yin >>). Ces nouveaux procédés industriels s'accompagnent de Ia production de savoirs scientifiques: (> [SalomontIa
Bayet, 19861.
Dans le domaine de Ia médecine animate, Pasteur utilisa non pas le brevet mais le secret pour faire valoir l'originalité de ses
résultats vis-à-vis de ses compétiteurs et pour construire un monopole industnel et commercial pour Ia fourniture des vaccins. L'exemple le plus remarquable concerne le vacciri anti-
charbonneux. Si l'essai du vaccin fut public, Ia méthode de preparation du vaccin n'a jamais ete divulguée par Pasteur [Geison, 1995]. Ce secret s'explique tout d'abord par Ia volonté de se démarquer de Ia methode d'un• competiteur, Toussaint, qui
a inspire les préparateurs de Pasteur. Ensuite, le laboratoire pastorien s'est efforcé d'etablir un monopole de production.et de diffusion des vaccins anti-charbonneux, et veilla soigneusement a preserver le secret de fabrication. Des 1 881, immédiatement après I'essai de Pouilly le Fort, Pasteur est assailli de demandes
de vaccins, en France et a I'etranger. Un grand proprietaire hongrois demande a Pasteur l'autorisation d'effectuer un essai domaine. Un ministre lui demande d'assister aux experiences de vaccination et a Ia preparation du vaccin >>. Pasteur répond que la preparation du prepavaccin ne peut être faite sur place, en Hongrie: public
dans
son
ration est assez simple en principe: je I'ai publiée dans les comptes rendus de I'Academie des sciences de Paris. Mais, pour en assurer toute Ia valeur, 11 faut beaucoup de temps et même de depenses... Le temps manquera absolument a M. Thuillier — l'envoyéde Pasteur sur place — pour se livrer a cette etude''.>> La preparation doit être faite dans le laboratoire de Pasteur qui dispose du savoir-faire necessaire. L'exclusivite de Ia fabrication est justifiee par Ia difficulte de la méthode de preparation, qui procède par essais successifs pour tester l'attenuation progressive du microbe, et par le souci de La qualite des vaccins qui conditionne le succès de leur adoption
I. Lettre au baron Kerneny, 4 octobre 1881. musëe pasteur.
CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR
164
> Les difficultds de conservation du
vaccin et Ia croissance du rnarché conduiront Pasteur a accepter Ia creation de laboratoires a l'etranger. Le monopole commercial du laboratoire pastorien fut assure par des contrats de concession
qui prevoyaient Ia division du travail suivante: le laboratoire parisien prdparait les cultures du vaccin qui étaient expédiées au laboratoire installé sur place, ce dernier ayant Ia charge de les et de distribuer les doses vaccinales. Le laboratoire local rendait compte de ses rdsultats et de ses difficultés, et sollicitait l'autorisation de Paris pour toute modification.
La propriété de Pasteur sur le vaccin charbonneux fut également protégée par le ddpôt d'une marque de fabrique, qui est un moyen legal couramment utilisd par les pharmaciens a Ia fin du XIXe siècle pour protéger les mCdicaments, alors non brevetables. Pour résumer, le monopole de Pasteur sur Je vaccin anti-charbonneux reposait sur Ia spécificité de son savoir-faire de laboratoire, sur le secret maintenu sur Ia méthode de preparation
effectivement utilisée, sur des contrats de concession de ce monopole a des laboratoires affihiés et sur Ia division du travail entre le laboratoire parisien et Jes laboratoires locaux, et enfin sur
le recours au droit de Ia proprieté industrielle (marque de fabrique). Les pratiques d'appropriation des connaissances de Pasteur se révèlent diversifiées et sophistiquées, qu'iI s'agisse de constituer une bio-industrie et d'asseoir le monopole de son laboratoire et
L'ENGAGEMENT DES CI-IERCHEURS...
son nom sur Ia commercialisation des vaccins anti-charbonneux ou de favoriser la diffusion de ses inventions dans le de
tissu industriel (brevets pris puis verses dans le domaine public).
Pasteur est partagé entre l'académie et l'industrie, particulièrement dans le domaine de Ia médecine. En témoigne Ia controverse qui l'opposa a son collaborateur Duclaux sur Ia vocation de
l'Institut Pasteur. A deux reprises, Duclaux propose de développer les activités industrielles de l'Institut Pasteur (en créant un laboratoire destine a Ia fabrication et a Ia vente de Ia levure de bière aux brasseurs, en regroupant les laboratoires producteurs des vaccins, en fondant une école de brasserie). Pasteur s'oppose a la production a grande échelle de levures pour les brasseurs: >
Pasteur n'est pas le seul représentant des Pasteur like activities. Au tournant du siècle, le biologiste Paul Ehrlich, prix Nobel, coopéra intensément avec l'industrie pharmaceutique allemande [Liebenau, 1990]. L'engagement industriel d'Ehrlich differe en plusieurs points de celui de Pasteur. Premièrement,
I'Institut qu'il dirigeait était a la fois une unite de recherche médicale et un bureau national de contrôle et de standardisation auquel l'industrie envoyait ses serums pour qu'ils soient testes et certifies. Deuxièniement, Ia division du travail entre laboratoire
et industrie était beaucoup plus achevée en Allemagne qu'en France øü I'Institut Pasteur cumulait recherche et production, sur un mode relativement artisanal. Troisièmement, les firmes de Ia chimie et de Ia pharmacie en Allemagne se sont dotées très tot de laboratoires d'essai ou de R & D qul entretenaient des liens régu-
12. Comptes rendus du conseil d'adininistration de I' Institut Pasteur, 19 févner 1891.
13. Conseil d'administration du 23 mars 1892.
166
CREATEUR, iNVENTEUR ET INNOVATEUR
hers avec hes chercheurs académiques. Les coopérations y étaient
davantage formalisées qu'en France. Des 1894 Ehrhich conclut un contrat avec Hoechst quite met au service exciusif de Ia firme pharmaceutique pour une durée de quinze années. Ehrlich est quasiment intégré a Ia recherche industrietle: it echange avec
Hoechst des échantillons, des informations, des services.
It
signale les opportunités de nouveaux produits, qui sont aussitôt brevetés par l'entreprise. L'appropriation des travaux des chercheurs par t'industrie estjustifiée par l'intérêt mutuel qui lie les deux parties : Ehrhich avait besoin du soutien du laboratoire pharmaceutique pour développer un vaste programme de recherche; les brevets devaient être détenus et défendus par une organisation puissante'4. LES CHERCHEURS INVENTEURS l)E REGLES ET D'ORGANISATIONS POUR INTERAGIR AVEC L' INDUSTRIE : LA CREATiON DE CENTRES DE BIOTECHNOLOGIE A LA FIN DES ANNEES SOIXANTE EN FRANCE
Les figures de Pasteur et d'Ehrlich nous ont montré des chercheurs au de réseaux science-industrie, qui utilisent différents outils de Ia propriété intellectuelte. L'idée d'une communauté scientifique séparée de I'industrie et unifiée par une norme générale de divulgation des connaissances telle que nous Ia présente Merton parait donc tout a fait insuffisante pour décrire Ia variété des pratiques de recherche. Les exemples qui suivent vont nous montrer ha manière dont les chercheurs inventent de nouveaux dispositifs pour coopérer avec I'industrie et formulent des règtes d'appropriation de ha recherche qui ne se déduisent ni de Ia seule norme de divulgation, ni du seul droit du brevet. En même temps, us mettent en des disciplines au croisement des sciences de l'ingenieur et de Ia biotogie.
14. En France, les entre i'institui Pasteur, mi-acadérnique, mi-industriel, et des firmes pharmaceutiques moms équipées en R & D sont beaucoup plus problé-
matiques. Voir Liebenau et Robson 1991].
L'ENGAGEMENT DES C}IERCHEURS...
167
Que ce soit a Compiègne ou a Toulouse, les chercheurs fondades années technologie et soixante (1966-1968) associent d'emblée science,
teurs des laboratoires de biotechnologie a Ia fin
industrie. Its inventent de nouveaux objets artificiels et biologiques qui intéressent les industriels, its déposent des brevets et
its créent des associations de recherche sous contrat et de transfert de technologie. Tout cela de manière simultanée.
Its mettent au point de nouveaux matériaux, tels que des enzymes greffees sur des membranes de cellulose, sur du verre, des briques ou des rafles de maIs, qui intéressent les entreprises de fermentation. us brevettent teurs inventions, encourages par
1'Agence nationale pour Ia valorisation de l'innovation. Un
premier brevet est déposé en mars 1968 par l'équipe de D. Thomas, qui sera complete par ptusieurs brevets d'application et étendu en Allemagne et aux Etats-Unis. Au cours des années soixante-dix, us concèdent plusieurs licences de brevet et passent des contrats de recherche pour développer des capteurs enzynia-
tiques. Le laboratoire se lance dans te développement d'un capteur biologique en cooperation étroite avec une société d'instrumentation. Plusieurs prototypes sont construits et testes chez les utilisateurs. En 1978, un contrat passé avec un industriel prCvoit Ia fourniture de plusieurs centaines de membranes biologiques par mois. En même temps, Ia fabrication de ces objets biotechnologiques débouche sur le renouvellernent des connaissances en enzymologie (on découvre que t'enzyme introduite dans une structure acquiert une >). Ces résuttats sont pubtiés dans Nature et dans un ouvrage édité par le prix Nobel de chimie I. Prigogine. Ces nouveltes entités ont une double valeur d' usage, academique et industrietle: , également en
L'ENGAGEMENT
1970,
CHERCHEURS...
169
et conclut de nombreux accords de recherche avec des
industriels dans le cadre des contrats DGRST'5. Comparées aux collaborations industrielles de Pasteur, celles des biochimistes de Compiegne et de Toulouse se singularisent par Ia forte croissance des relations contractuelles'6, le developpement des institutions de transfert de technologie a Ia périphérie des institutions scientifTiques, 1' importance des politiques
publiques, nationales et européennes, qui incitent au rapprochement de l'université et de t'industrie. Depuis Ia fin des années soixante, les chercheurs ont élaboré des outils de cooperation qui visent a la fois a transférer leurs résultats et a réguler les tensions entre bien public et bien privd. us ont progressivement mis au point des formules de contrats, en
s'inspirant des contrats de Ia DGRST et en s'instruisant des conflits rencontrés pour introduire des clauses de protection. Par exemple, l'association de recherche sous contrat de Compiègne,
instruite par les difficultés de certains laboratoires face a des entreprises qui revendiquaient une propriété manifestement trop large, a inscrit des clauses d'antériorité des droits du laboratoire sur les sujets qu'il a ddveloppds. Les chercheurs mettent au point une série de pratiques de protection de leur patrimoine scientifique.
Si les contrats passes avec l'industrie attribuent dans près de neuf cas sur dix Ia propriété unique des résultats de Ia recherche, les chercheurs s'arrangent pour limiter I'étendue de cette appro-
priation. En premier lieu, en faisant valoir l'antériorité de leur acquis. Le transfert de propriété ne porte que sur les rdsultats de Ia prestation tandis que le laboratoire reste propriétaire des données antérieures. Si l'industriel souhaite accéder a ses
15. II faut id souligner le role de l'Etat dans les rapprochernents entre universitd et soixante ci soixante-dix via les contrats DGRST et Ia creation industrie dans les de I'ANVAR [Benghozi. 1982]. Rappelons-nous que, pour Pasteur, I'Etat a souventjoué un role de dernandeur de recherche appliquee. 16. Entre 1968 et 1991, le laboratoire de technologie enzyrnatique de Compiegne a conclu 62 contrats de recherche avec I'industrie tandis quc Ic centre de biotechnologie de Toulouse en a conclu 84. Chaque laboratoire a collaboré avec 47 entreprises dans des secteurs très diversifies — IAA, pharmadie, instrumentation, energie. Sur cc point, voir Cassier [19961.
170
CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR
connaissances antérieures, ii devra négocier un nouveau contrat.
Cette protection est renforcée par les brevets pris sur les techniques de base des laboratoires de Compiègne et de Toulouse, ceci des I'origine de ces unites. us peuvent faire egalement valoir leur anteriorité sur un sujet en déposant l'dtat de leurs connaissances chez un notaire ou en niontrant des carnets de laboratoire. Outre ces mesures de protection, les chercheurs peuvent différer
Ia signature de contrats industriels sur un sujet trop neuf. us attendront d'avoir engrangé suffisamrnent de résultats et de publications pour négocier un accord. En second lieu, les chercheurs s'efforcent de découper l'objet du contrat de manière a limiter l'étendue des droits de l'industriel a un domaine d'application bien défini. Ce faisant, us préservent leur autonomie sur le
sujet qu'ils peuvent développer librernent, dans le contexte acadCmique ou en passant d'autres contrats de recherche avec des
entreprises. Enfin, les contrats peuvent définir un droit de propriéte conditionnel pour l'industriel, qui sera suspendu en cas de non-usage des résultats dans un délai donné. Une telle clause de propriété a permis au laboratoire de technologie enzymatique de I'UTC de réutiliser avec un nouveau partenaire industriel des travaux réalisés tors d'un premier contrat, des lors que le premier contractant s'était désengagd du sujet. Les chercheurs utilisent dgalement une série de solutions pour défendre leur droit de publication face aux revendications de confidentialité des industriels. II s'agit en premier lieu de séparer les données immédiatement publiables des données confidentielles qui seront consignées dans un dossier technique secret. Seules les connaissances les plus proches du milieu industriel seront maintenues confidentielles tandis que les données transposées dans un milieu modèle de laboratoire seront publiées. Ce partage ne va pas sans conflits Ia separation entre modèle de laboratoire et application n'est pas toujours facile a établir. Ainsi les données sur Ia structure des protélnes ont une valeur commerciale immediate des lors qu'elles décrivent une protéine qui intéresse I'industrie pharniaceutique. Les industriels sont susceptibles de revendiquer une protection par secret bien au-delà de leur doniaine d'application,
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS...
171
serait-ce que pour empêcher leurs concurrents d' accdder aux connaissances disponibles. ne
En deuxième lieu, industriels et universitaires s'entendent pour travailler en parallèle sur des matériels publics et des maté-
nets privés. Les chercheurs travaillent sur un materiel de recherche sur lequel its ont la liberté de publier tandis que l'industriel récupère des données transposables a son materiel secret. En troisième lieu, les chercheurs négocient des délais de
publication les plus courts possible, afin de ne pas se faire distancer dans Ia competition scientifique et afin de ne pas pdna-
user l'insertion professionnelle des étudiants. Des difficultés peuvent survenir des lors que l'industriel entreprend de déposer un brevet, ce qui signifie un allongement sensible des délais de publication (ii demãnde alors un délai de dix-huit mois au lieu de trois a six mois en regle genérale). En quatrième lieu, les chercheurs marchandent leur droit de publication en s'appuyant sun le fait que Ia plupart des contrats de recherche réalisés ne couvrent pas l'ensemble des coats. L'entreprise ne s'acquittant que d'une
partie des cotits, elle ne peut prétendre a une appropriation complete des résultats. Les chercheurs de Compiègne et de Toulouse ont progressivement ordonné leurs transactions avec l'industrie ils ont sépard les contrats de recherche exploratoire, qui donnent gdnéralement lieu a des theses, des prestations de recherche répétitives et des
projets d'innovations conduits jusqu'à l'industrialisation. A Compiègne, Ia separation entre Ia recherche cooperative, d'une part, et les projets d'innovations industrielles, d'autre part, a été précipitée par les pertes financières enregistrées par I'association de recherche sous contrat: La sequence étant une connaissance qui
est encore très en amont, sur laquelle on salt peu de chose, ii importe de Ia placer dans le domaine public pour que tous les chercheurs qui ont des idées puissent y accéder immédiatement. La prise de droits exclusifs sur une telle connaissance ne pourrait qu'entraver Ia recherche et les innovations. Son argumentation se révèle assez proche de celle de Dasgupta et David [1994], sur
17. Conference de presse donnée avec Neal Lane, directeur du Bureau dU président pour Ia science et Ia technologie, 14 mars 2000.
176
CREATEUR,
ET INNOVATEUR
l'open science. Collins envisage une complémentarité entre le secteur public, fournisseur de données brutes, et le secteur privé,
qui pourrait ajouter de Ia valeur a la sequence en décelant sa fonction biologique.
Le second registre d'action est très different puisqu'il s'incarne dans Ia trajectoire d'un chercheur-entrepreneur, Mark Skolnick. Skolnick est a l'origine un géndticien des populations et un informaticien (ii menait ses travaux dans le département d'informatique médicale de l'université de l'Utah). Après des travaux de genétique des populations dans une vallée des Alpes italiennes, il gagne l'Utah en 1974 pour exploiter les données familiales enregistrees ala Société généalogique de l'Utah sur les descendants des pionniers. II participe aux premiers développements de Ia génomique (il est l'un des inventeurs d'une technique de marquage du génome) et il oriente ses travaux vers Ia cartographie gdnétique d'un certain nombre de maladies. L'utilisation des genealogies des mormons, qui sont de très grande taille, est un atout pour identifier ces genes. Ii decide en 1991 de mobiliser des fonds privés et de créer une société de génomique pour changer I'échelle de ses recherches. La vocation de Myriad Genetics sera d'identifier des genes de predisposition a des maladies, de développer et de commercialiser les tests gCnétiques afférents et de vendre aux laboratoires pharmaceutiques les droits des applications thdrapeutiques dérivées de ces genes.
Myriad Genetics passe des accords de recherche avec plusieurs firmes pharmaceutiques sur des pathologies variées (cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité, asthme, depression, etc.). En 1995, elle investit pour construire une usine a tests a proximité immediate de ses Iaboratoires de recherche. Cette plate-forme de séquençage devrait permettre d'offrir une
large panoplie de tests, celle de Ia dont Myriad fait Ia promotion. Les tests des genes
BRCA sont commercialisés en 1996. En 1999, les premiers tests génétiques pour les maladies cardiovasculaires sont proposes. En 1999, la société realise un cinquième de son chiffre d'affaires avec Ia vente des tests génétiques, le reste étant fourni par Ies
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS...
177
contrats de recherche conclus avec les laboratoires pharmaceu-
tiques. Myriad Genetics compte actuellement 285 salaries. Mark Skolnick reprdsente le profit type du chercheur-entrepreneur. II s'est attaché a valoriser ses connaissances en génétique des populations sur le marchd financier, a crder un marchd
privé de Ia recherche sur les genes de predisposition aux maladies, a construire un marché de Ia médecme predictive. Pour
Skolnick, Ia privatisation de Ia recherche et I'extension de Ia sphere marchande dans le domaine de Ia géndtique medicate vont de pair avec l'amélioration du bien-être social. La possibilité de
breveter les genes attire les investissements privés qui accéléreront Ies innovations médicales. Ii souligne Ia complémentarité de l'université et des sociétés privdes de biotechnologie qui réalisent près de Ia moitié de Ia recherche génétique aux EtatsUnis. La start-up coopère régulièrement avec I'université locale: les équipes universitaires qui disposent de Ia base de donndes sur les families des mormons se chargent de Ia selection des families
a étudier et de la coilecte des échantillons d'ADN tandis que Myriad s'attache a localiser et a sequencer les genes. Skolnick et
Myriad Genetics s'inscrivent dans le système de recherche propose par Gibbons et al. dans lequel La science est de plus en plus intégrée au marché. Toutefois, cette symbiose entre université et industrie ne doit pas masquer ies possibilitds de conflits touchant aux restrictions de publication ou aux exclusivitds demandées par Myriad, problèmes qui sont dvoqués par des universitaires qui ont coliabord avec eiIe'8. Le troisième registre d'action que nous analyserons est celui des cliniciens-chercheurs, principalement en France et secondairement aux Etats-Unis. us ont une activité hybride qui associe Ia recherche en génétique humaine (Ia recherche de genes de prddisposition ou les etudes épidémioiogiques sur les families a haut risque de cancer), le développement de techniques de tests (us
produisent des tests en routine pour les patients), le conseil
18. Cf. I'article du Guardian du IS décembre 1999 relatant le conflit entre Myriad du Genetics Ct Barbara Weber, généticienne a I'universitë de Pennsylvanie, conseil scientifique de Myriad.
178
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
pour les patients et leurs families. Leur activité se déroule dans un contexte académique et medical, a i'écart du génétique
marché. Leur pratique de recherche s' inscrit généralement dans un cadre collaboratif (groupe Genetique et Cancer de Ia Ligue contre le cancer, consortium international sur le cancer du sein, programmes européens). Les connaissances et les techniques
qu'iis developpent ne sont pas des objets de valorisation marchande, mais des valeurs d'usage médicales, a appliquer aux patients. Leur activité se déroule dans un cadre non marchand: its sont aides par Ia Ligue contre le cancer et les programmes de recherche publique, les tests qu'ils fournissent sont finances par
des fonds de recherche. us n'ont pas de culture de propriété industrielle et les seules relations qu'ils aient avec i'industrie sont des echanges de techniques et de services (us proposent de tester les nouvelles techniques mises au point par les firmes, en contrepartie de quoi ils récupèrent les résultats obtenus sur leurs échantillons). us sont attaches a Ia fourniture des tests dans un cadre clinique : c'est Ia consultation de génétique qui dolt jouer un role primordial pour Ia selection des patientes et des families a risque a qui on proposera un test génétique, et non le marché libre des tests. us ont une importante activité de regulation pour
encadrer l'usage des tests. Ces cliniciens sont hostiles au brevetage des genes et sont favorables a une regulation publique de l'appropriation et des usages de Ia génétique'9. CoNcLusioN
Premier enseignement, l'engagement industriel ou commercial des chercheurs est au moms aussi ancien que Pasteur ou
Ehrlich. Cela ne signifie pas que les relations entre science, industrie et marché n'évoluent pas. En attestent Ia croissance des
La question de Ia brevetabilité, non pas du génome mais des applications de faites sur les liens entre genes et maladies, est un enjeu majeur. Tant au niveau des assurances qu'au niveau de Ia brevetabilité, les choix qui seront faits dépendront de I'arrière-plan ideologique: Iibéralisme ou [Stoppa-Lyonnet, Blandy, Eisinger, 1997]. 19.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS...
179
collaborations contractuelles entres firmes et laboratoires ou plus
récemment Ia place nouvelle des marches financiers et des brevets dans Ia recherche sur le génome humain. On ne peut donc
se satisfaire du schema linéaire qui fait succéder le mode 2 au mode I de production des savoirs, même s'il présente l'intérêt de résumer I'évolution récente des pratiques de recherche et des institutions scientifiques. Pas plus qu'on ne peut se satisfaire de I'image produite par Merton d'une communauté scientifique isolée qui s'efforce de se maintenir a distance de l'industrie. Le second enseignement porte sur les normes d'action des chercheurs. Si Merton souligne justement le conflit entre deux logiques d'appropriation et d'usage des connaissances, celle du bien public et celle du bien privé, ii définit une structure normative de Ia science qui elude la réalité des pratiques de recherche et Ia diversitd des engagements. Pour Merton, les chercheurs adoptent les normes culturelles de leur communautd, en
l'occurrence cel(es du bien commun, qui sont transmises sous forme de prescriptions, de préférences ou de permissions. Or
I'observation des pratiques des chercheurs qui se situent a I'interface de l'académie et du marché montre Ia variété des outils et des normes de propriete qu'ils utilisent ainsi que les processus d'interprétation, d'adaptation et d'invention de ces normes. Les normes d'appropriation étant mobilisées, ajustées, redéfinies dans des actions de recherche situées relativement a
des objets concrets. Les chercheurs qui travaillent dans le contexte des applications sont conduits a gérer différents niveaux de publicité et d'accessibilité de leurs travaux, effire bien privé et
bien public. Si Pasteur verse les brevets qu'iI ddtient sur le vinaigre et le yin dans le domaine public, il s'efforce de preserver le monopole tant scientifique que commercial qu'il possède sur le vaccin charbonneux. Les chercheurs des centres de biotechnologie de Compiegne et de Toulouse ndgocient avec les industriels différents compromis entre divulgation et protection des résultats. us distinguent les contrats de recherche les plus académiques, sur lesquels ils revendiquent un droit de publication, des prestations les plus marchandes et les plus finalisdes sur lesquelles Ia propriété des industriels sera plus étendue. Quant
180
CREATEUR, INVENTEUR ET tNNOVATEUR
chercheurs qui participent a Ia recherche génomique, us débattent du statut économique des genes et des frontières a aux
tracer entre le domaine public et le domaine privé de la science. II s'agit a chaque fois pour les chercheurs, sur chaque nouvel objet, de delimiter ce qui relève du bien public ou du bien privé. Le troisième enseignement touche a Ia variété et a Ia cohérence socio-économique des positions des chercheurs dans un espace qui relie science, technologie et rnarché. On a identiflé plusieurs degres d'engagement ou de desengagement des chercheurs, depuis ceux qui se tiennent a distance du marché, ceux qui développent leurs travaux a travers des coopérations industrielles, ceux qui passent dans le secteur privé de Ia recherche, start-up ou laboratoire de R & D d'une grande firme20. Ces diffé-
rents registres d'action renvoient chacun d'eux a une certaine conception de l'économie de Ia recherche. Les premiers défendent l'étendue de Ia sphere publique de Ia recherche, et notamment I' accessibil ité des connaissances qu' us produi sent et
une certaine autonomie d'investigation et d'expertise. Les seconds, engages dans les Pasteur like activities, mettent I 'accent
sur les processus de creation scientifique et d'apprentissage mutuel qui Iient laboratoires et firmes industrielles. Les troisièmes justifient leur action par I'efficacitd de Ia propridte privée •et de l'échange sur le marché pour développer Ia recherche et les
innovations. L'identification de ces différents modes d'engagement et de leurs justifications économiques permet de dépasser Ia sociologie mertonienne des sciences qui représente I'activité des chercheurs au sein d'une institution scientifique homogene gouvernée par des normes d'une grande originalité. Elle montre dgalement les limites d'une sociologie des réseaux science-technologie-marchd qui conclut a I'effacement des frontières entre
l'appropriation publique et I'appropriation privée [Gibbons et al., 1994, p. 164], et qui occulte les conflits et les problèmes de
20. On retrouve les trois modes de production de Ia science par Nelson et Romer [1994], qui distinguent les Bohr like activities, a distance des applications, les Pasteur like activities, soit Ia science dans Ic contexte des applications, ci les Edison like activities, soit Ia science et Ia technologie dans Ia sphere commerciale.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS
181
regulation qui se posent aux chercheurs et a la soclété pour main-
tenir un equilibre entre ces différents modes de production et d'appropriation des savoirs. REFERENCES BIBLIOGRAPI-I1QUES BENGHOZI P. J.
(1982), Les Politiques publiques d 'aides a / 'innovation, these de gestion de l'université Paris-Dauphine. CALLON M. (1992), , in The Future of Biomedical Research, BARFIELD C. et SMITH B. (eds), The AEI Press, Washington D.C., 42-66.
7
Réseaux et capacité collective
d'innovation l'exemple du brainstorming et de sa discipline sociale Emmanuel Lazega
II n'est pas rare de trouver des theories sur l'importance des réseaux sociaux pour Ia capacité individuelle d'innovation'. On peut considérer, par exemple, un fort score de central ité et un fort score d' autonomie dans les réseaux intra-organisationnels
comme un indicateur de cette capacité: un acteur central peut avoir davantage qu'un acteur marginal accès aux informations nécessaires pour proposer une solution innovante a des problèmes récurrents. Un acteur autonome peut avoir davantage d'opportunités qu'un acteur trés contraint de créer des coalitions
capables de promouvoir un tel changement. II est plus rare, en revanche, de trouver des theories sur l'importance des structures relationnelles pour Ia capacité collective d'innover.
Dans les ensembles organisés, Ia participation a I'action collective — par exemple dans le travail en équipe, dans Ia délibé-
ration sur les regles a adopter, dans Ia misc en ceuvre des accords — requiert des échanges de toutes sortes de ressources [Crozier et
Friedberg, 1977; Lazega, 1999a; Lazega et Pattison, 1999; Lindenberg, 19971. Ces ressources comprennent tous les moyens utiles a des fins individuelles et collectives, comme par exemple
I. Voir Ibarra [1989] pour une des premieres approches utilisant l'analyse de réscaux sociaux dans ce doinaine.
184
CREATEUR. INVENTEUR ET INNOVATEUR
l'information, Ia bonne volonté des collegues, le conseil, parfois le soutien émotionnel. D'un point de vue structural, ceci conduit a l'hypothèse que, pour participer a des efforts collectifs d'innovation, les membres doivent compter sur l'existence, dans leurs réseaux de relations, de sous-structures relationnelles (uniplexes
ou multiplexes2) dont le role est de les aider a cooperer et a echanger de rnanière réguliere et adaptée a leur objectif d'innovation en commun. Cette aide intervient notamment au moment d'entrer dans les de [Sutton et Flargadon, 1996] nécessaires a leur motivation, et pour garder le contrôle de ces enchères. En d'autres termes, a Ia fois pour cultiver et pour atténuer Ia concurrence de statut entre collegues participant a Ia recherche de solutions nouvelles a des problèmes nouveaux ou récurrents. Pour tester cette hypothèse sur Ia relation entre innovation et statuE social dans l'organisation, on représente ce travail collectif d'innovation comme une forme de brainstorming, et ce dernier comme un mécanisnie social soutenu par Ia presence de ces sous-
structures particulières. A son tour, le fonctionnement de ce mécanisme peur être considéré comme un atout collectif, une de gouvernance> ou du capital social composante du de l'organisation3 [Coleman, 1990; Leenders et Gabbay, 1999; Lazega et Pattison, 2001]. Notre travail s'appuie sur l'étude de réseaux d'un cabinet d'avocats d'affaires, une organisation collégiale, dite knowledge-intensive [Waters, 1989; Lazega, 1999b], dans laquelle différentes formes de brainstorming informel sont couramment pratiquées. Comme le suggère l'analyse des rela-
tions complexes entre experts [Alter, 1996, 2000; Gadrey, 1996; Gallouj, 1991, 1994; Gallouj et Weinstein, 1997;
2. La multiplexité renvoie a l'existence de plusieurs types de relations entre deux personnes ou plus, et par consequent a l'idée que différents types de jessources sont transférés ou échanges entre elles [Wasserman et Faust, (9941 pour rendre possible la
production en common. 3. Cette conception du capital social de I'organisation s'inscrit dans une tradition sociologique qui s'inléresSe aux mCcanismes sociaux sous-tendant l'activitC économique, a commencer par Durkheini et Weber, et maintenant bien établie [Smelser et Swedberg, 1994, pour one vue d'ensernble].
RESEAUX FT CAPACrTE COUECTIVE
185
Starbuck, 1992], Ia production dans ce type d'entreprise est très difficile a routiniser, l'expertise professionnelle ne peut dtre fadlement standardisde, et les coats de transactions , entre membres, peuvent être considdrds comme une bonne part
des coats de l'action collective. II s'agit donc d'un milieu de travail dans lequel on peut verifier l'existence des regularites (dans l'dchange de plusieurs types de ressources) nécessaires au brainstorming. Le role de ces sous-structures relationnelles dans le brainstorming (comrne processus d'innovation) peut être brièvement identifié en résumant le travail typique des membres de cette organisation, ainsi que les ressources dont us ont besoin pour l'accomplir. us doivent être capables de coopdrer rapidement et efficacement, de réagir a des problèmes complexes et non standardisés. Dans ce contexte, des équipes temporaires composdes d'associés et de collaborateurs (au moms un de chaque) constituent le noyau des groupes de travail multifonctionnels et parfois aussi multidisciplinaires (contentieux, conseil de gestion). L'importance de l'interdependance et de Ia cooperation dans ces équipes apparaIt dans Ic fait que Ia performance économique
individuelle est positivement et significativement associée a relationnelle l'appartenance a une équipe et a La que celle-ci exerce sur ses membres [Lazega, 1999a]. La coopération dans cette organisation collégiale est pourtant marquee par Ia concurrence de statut et par ses enchères. Ce travail est très et par consequent inextricablement lid auxjeux de statut [Lazega, 1992]. Cependant, a un moment ou a un autre, un
associd met fin a cette délibération. Cette intervention de l'autorité hierarchique n'est pas bien accueillie entre experts. Le
besoin se fait sentir d'un mdcanisme d'attdnuation des effets ndgatifs de cette intervention. Le role des sous-structures relationnelles est de faciliter le fonctionnement de ce mécanisme social pour entretenir Ia capacitd d'innovation collective de cette organ isation.
Les rdsultats de nos analyses montrent que l'on peut considérer que deux dtapes (analytiquement parlant) caractdrisent ce processus social. Dans une premiere etape, les pairs (ou
186
CREATEIJR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
comme les appelait BoulTicaud [1961]) en désaccord se tournent vers des associés plus anciens pour obtenir un conseil ou recourir a un arbitrage. Cette démarche explique l'interdependance observée plus bas entre relations de travail et relations de conseil dans cette organisation4. Une seconde étape consiste a éviter que Ia rival ité ne soit simplement transférée plus haut — par une sorte d'effet domino — lorsque les membres d'une
même équipe se tournent vers plusieurs tierces parties, ellesmêmes potentiellement rivales, a des fins d'arbitrage. La solution est alors soit de ne s'adresser qu'à un seul conseiller, soit de se tourner vers des conseillers eux-mêmes fortement relies,
capables de parvenir a un consensus plus facilement que les membres de l'equipe de travail engagée dans le brainstorming. L'existence de cette seconde etape dans Ic processus d'atténuation est attestée plus bas par Ia fréquence, dans les réseaux sociaux du cabinet, de configurations relationnelles dans lesquelles une relation de conseil et une relation d'> (humaines, non humaines). Notre approche, on le volt, est différente.
RESEAUX CF CAPACITE COLLECFIVE D'INNOVATION...
187
relations entre types de relations observées et sur un nombre limité d'interdépendances entre elles. On utilise pour cela des [Frank et Strauss, 1986; Pattison et modèles appelés Wasserman, sous presse; Wasserman et Pattison, 1996} qui permettent de déconstruire le mécanisme et d' analyser le jeu des interdépendances entre types de relations différentes. Après avoir décrit le cabinet de manière un peu plus détaillée, on identifie les sous-structures locales et multiplexes qui contribuent — plus que toutes les autres sous-structures possibles — a l'organisation de cette forme de cooperation. BRAINSTORMING ET ENCHERES DE STATUT DANS UN CABINET
D' AVOCATS D'AFFAIRES
La forme organisationnelle des cabinets d'avocats d'affaires est décrite en detail parSmigel [1969], Nelson [19881 et Galanter et Palay [1991]. La structure formelle de ces cabinets est fondée
premierement stir Ia distinction entre administratifs et professionnels, et deuxièmement sur Ia distinction, parmi les professionnels, entre associés (copropriétaires du cabinet) et collaborateurs (avocats salaries tenus de facturer environ deux mule heures de travail par an). Les associés sont au sommet de Ia
hiérarchie. us dirigent le cabinet au moyen d'un système complexe de commissions. La relation hierarchique entre associés et collahorateurs est d'ordinaire très marquee. Les collaborateurs doivent manifester une certaine déférence a l'égard des associés, surtout en public ou devant les clients. Cette structure collegiale formelle est lourde, difficile a mobiliser, et les prises de decisions sont lentes. Face a ces difficultés, les cabinets développent des structures informelles plus centralisées, dirigées par
des associés plus centraux que d'autres (par exemple les rainmakers, qui contrôlent les plus gros clients du cabinet) ou une centrali sation plus bureaucratique.
Ces cabinets justifient des honoraires très élevés en se présentant comme I 'elite de la profession juridique, seule capable de mobiliser rapidement de grandes équipes d'avocats et de gérer des affaires complexes exigeant une connaissance sophistiquée
188
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
du droit et de ses plus récents développements, Pour recruter les
meilleurs collaborateurs possible (i.e. sortant des facultés de droit
les plus réputées et faisant preuve de créativitd au moment d'imaginer des strategies gagnantes pour les clients), ces cabinets doivent pouvoir leurdonnerl'espoirde devenir associés au terme de six a dix ans de travail conime collaborateurs. Si au terme de cette période le collaborateur n'est pas coopte comme associé, ii
ou elle dolt quitter le cabinet. C'est la règ(e du up or out. La ressource Ia plus importante d'une étude d'avocats reside dans son capital humain et social (experience, niveau de sophistication, reputation, bonnes relations avec les clients, bonnes rela-
tions entre associés). La structure traditionnelle des cabinets d'avocats a pour fonction de rendre possibles le contrôle, le partage et l'accumulation de cc capital [Gilson et Mnookin, 1985]. Les etudes d'avocats s'organisent autour de Ia promotion
au partenariat comme mécanisme de protection de ce capital humain et social, ainsi que de contrôle des collaborateurs. Le cabinet dans lequel cette étude de réseau a Cté menée est formellement structure suivant ce modèle. II s'agit d'un cabinet encore relativement (du point de vue des associés). Au moment de l'enquete, il rassemble 71 avocats, dont
36 associés dans trois bureaux différents. II est relativernent décentralisé, mais sans distinctions entre centres de profit. ii doit sa croissance rapide a une fusion. Ses deux grands domaines de spécialisation sont Ic contentieux (litigation) et Ic conseil
d'entreprise (ou corporate, c'est-à-dire tous les services juridiques, excepte Ic contentieux, dont ont besoin les entreprises et
les institutions publiques). Dans l'un et l'autre domaines, les tâches accomplies par les avocats créent entre eux une forte interdépendance.
Le travail des avocats conseils d'entreprise (corporate lawyers) comporte un éventail de tâches aussi vaste, par exemple, que mettre sur pied des transactions complexes, comme l'achat
d'un centre commercial, arranger des accords de gros prêts bancaires, créer des sociétés, contrôler I'achat ou Ia vente de produits financiers, diriger pour un client des négociations a l'échelle intemationale, et bien d'autres encore. II est impOrtant
REsrAux ET CAPACITE COELECTEVE D'INNOVATION...
189
voir que Ia mémoire collective du cabinet est une ressource indispensable que les associés et les collaborateurs souhaitent de
pouvoir mobiliser facilement au cours de leur travail, notamment
au moyen de consultations et de brainstormings plus formels. Les litigators sont des spécialistes du contentieux plus combatifs qui interviennent après-coup pour représenter le client dans un conflit ouvert avec l'autre partie. L'activité des litigators est moms feutrée et continue que celle de Ia plupart des avocats
conseils. Elle est plus irrégulière, très intense pendant une période fixée par les délais de procedure, puis parfois très ralentie pendant de longues périodes. Elle consiste a représenter le client auprès du tribunal pendant le procès, y compris assigner l'autre
partie en justice, gérer les pièces introduites dans les procès, écrire et presenter des requCtes. Leur travail peut comprendredes tâches comme reformuler en termes juridiques des affirmations
de leurs clients, les argumenter de manière serrée. Mais le moment le plus libre de lens activité est avant l'introduction du proces. C'est Ia période øü Ia definition en commun de Ia stratégie a suivre, les jeux de pouvoir et Ia gestion de I'information
préorganisent le procès en négociant Ia definition du conflit [Mann, 1985]. Dans les cabinets qui gèrent des contentieux a grande échelle, l'organisation du travail des avocats suppose Ia creation d'equipes plus ou moms temporaires d'associés et de
collaborateurs, ainsi qu'une infrastructure qui peut devenir complexe, comme par exemple la creation d'équipes satellites qui travaillent a plein temps dans les locaux du client6. Dans ce contexte, les équipes d'associés et de collaborateurs constituent le noyau de groupes de travail multifonctionnels et parfois multidisciplinaires. Dans ces équipes, les associés conservent leur autonomie en matière de definition des fins et des moyens. Les collaborateurs pour leur part se retrouvent souvent
en position de brainstorming avec des associés au statut plus élevd. Ceci crée ce que Sutton et Hargadon [1996] appellent des status auctions, des enchères de statut, et un pseudo-marché pour
6. Pour une presentation plus complete du cabinet, voir Lazega [2001].
190
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
Ia cooperation entre membres de statuts semblable et/ou different. Ceci signifie que, lorsqu'ils délibèrent au sujet d'un de
cas, les collaborateurs et les associésjouent souvent Un jeu égalitaire et collegial dans lequel tous les arguments ont un poids égal. Cependant, a un moment ou a un autre, Ia plus grande experience des associés ou leur responsabilité vis-a-vis du client devient une
raison pour justifier l'arrêt des délibérations et Ia prise de decision souvent unilatérale concernant Ia manière dont les cas seront traités et les efforts distribués. Ceci est souvent percu par des collaborateurs frustrés comme un comportement autocratique de la part d'associés imposant des critères idiosyncratiques de bonne pratique. Mais us l'expriment rarement. us espèrent avancer en ancienneté vers le sommet de Ia pyraniide des collaborateurs, pour devenir un jour associCs. Entre assoclés, avoir le dernier mot a l'issue de ce type de délibération apparalt comme
un devoir evident de prestataire de services ou d'éducateur professionnel. Des differences entre associés, cependant,
peuvent soit être traitées comme des differences de style, soit déclencher Ia recherche de conseils hors de I'équipe temporaire. Les associés que l'on sollicite ainsi sont souvent plus senior [Lazega, 1995 ; Lazega, Van Duijn, 1997]. CULTIVER ET A'ITENIJER LA CONCURRENCE DE STATUT
Cette forme de concurrence de statut (entre associés, entre associés et collaborateurs, entre collaborateurs) est un méca-
nisme efficace de motivation de professionnels au travail. Recevoir l'approbation sociale de ses pairs par les honneurs et Ia reconnaissance — avec les privileges du rang et de Ia hierarchic informelle — est en effet un puissant instrument de motivation. Cependant, Ia concurrence de statut peut échapper au contrôle des pairs. Le statut peut être indéfiniment remis en question, en particulier au nom de conceptions différentes du professionna-
lisme. Dans ce cabinet, les jeux de statut peuvent devenir des conflits personnalisés entre associés. its peuvent avoir des effets destructeurs sur l'apprenhissage, Ia circulation de Ia connaissance et le partage de l'expérience. Bien ii y a toujours des exhor-
RESEAUX Er
COLLECFIVE D'INNOVATION...
191
tations morales a preserver le consensus entre pairs, rnais celles-
ci peuvent rester artificielles et rhétoriques. Quoique stimulante, Ia concurrence peut interferer avec Ia cooperation et les professionnels savent qu'ils peuvent perdre le contrôle de ce processus.
La concurrence de statut est donc a double tranchant. Elle est encouragée, niais aussi contenue.
Ceci crée des problèmes de gestion pour les organisations collégiales, toujours en danger de désintegration. Mais cela soulève aussi Ia question de Ia man ière dont cette concurrence de
statut est gérée. Les approches économiques hétérodoxes du marché du travail ont aussi cherchd a comprendre cette gestion de
Ia concurrence de statut, que ce soit par I'usage de conventions [Favereau, 1994j ou par celui de mécanismes de comparaison sociale. Frank [19851 affirme, par exemple, que les incitations salariales peuvent atténuer les effets negatifs des differences de statut: les acteurs de bas statut — dont Ia performance est faible — auraient tendance a être surpayds relativement a Ia valeur qu'ils
produisent; alors que les membres de statut élevé
dont Ia
performance est forte — auralent tendance a être sous-payés par
rapport a Ia valeur qu'ils produisent: its paient un prix pour être reconnus comme des mernbres de statut plus élevé. Le système
de compensation du cabinet étudié (partage des béndfices a égalité entre associds) peut donc être considéré comme un instrument d'atténuation de Ia concurrence entre associds. Une
grande majorité d'associés soutient ce système parce qu'elIe suppose qu'il leur permet d'éviter des conflits internes chaque année au moment du partage du gateau.
Dans Ia mesure oii ce partage dans ce cabinet est lie a I'ancienneté, et dans Ia mesure oü le rang de chaque membre dans l'échelle d'ancienneté est défini une fois pour toutes, Ia concurrence de statut perd I'un de ses enjeux les plus dangereux:
I'argent. Mais elle se recentre sur d'autres enjeux, comme Ia reputation professionnelle ou I'autorité dans les groupes de travail. Par exemple, les associés peuvent nuire aux collaborateurs dans les evaluations semestrielles, qui peuvent être considérées comme des rituels d'humiliation (ou d'apprentissage de l'>) signalant
aux collaborateurs qu'iI existe des
192
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
lirnites aux défis acceptables au statut d'associe dans le processus de travail [Bosk, 1979 ; Nelson, 1988 ; Lazega, 1993]. Les effets
de ces rituels sont atténués par les comparaisons avec d'autres associés, mais us affirment de manière détournée les differences de statut entre membres [Bosk, 19791.
Les organisations collégiales doivent gérer les enchères de
statut et leur double tranchant, destructeur aussi bien que constructif. Elles cultivent donc Ia concurrence de statut, mais elles doivent aussi l'atténuer. On constate parfois que ces jeux de statut sont atténués par les relations aiiuitié>> entre membres
[Lazega et Van Duijn, 1997]. Ceci suggère que l'on doit s'attendre a ce que le mécanisme social qui nous intéresse id structure le processus délibératif et aide dans Ia gestion des relations de concurrence. Dans Ia section suivante, une analyse des interdépendances entre relations entre membres montre que l'organisation apporte une solution structurale a ce problème. TR0P DE CHEFS EN CUISINE ? HYPOTHESES SUR UN MECANISME D'ATI'ENUATION EN DEUX TEMPS
Cette presentation du fonctionnernent de ces equipes de travail flexibles suggère qu'une approche structurale de Ia
participation a l'action collective doit examiner les transferts et échanges de ressources indispensables a leur fonctionnement, y compris les ressources nécessaires a l'atténuation de Ia concurrence de statut. Nous considCrons ici trois sortes de ressources Ia bonne volonté des collegues, le conseil et l'>. Comme
dans toute organisation, ces ressources sont inégalement distribuées entre membres. On affirme aussi, cependant, que cette inégal ité s' accompagne d' une forme particulière d' interdépendances entre types de ressources. On en déduit ainsi l'hypothese que cette interdépendance est structurée de manière a créer un mécanisme d'atténuation de la concurrence de statut.
193
RESEAUX El' CAPACrrE COLLECTIVE D'
Collaboration, consell et
Le premier type de ressource est la bonne volonté des collegues en matière de cooperation. Etant donné Ia flexibilité nécessaire pour satisfaire les demandes des clients, étant donné Ia taille et Ia complexité des dossiers, un bon collaborateur
acceptant de donner un coup de main en cas d'urgence est une ressource importante pour les avocats dans ce genre de cabinet. On l'a mentionné plus haut, Ia structure formelle impose des contraintes en matière de processus de travail. En général, deux personnes au moms s'occupent d'un dossier, un associé et un collaborateur.
L' interdépendance entre
avocats
travail lant
ensemble sur un dossier peut être forte pendant des semaines, puis faible pendant des mois. L'accès aux dossiers depend de
politiques de selection des clients et d'allocation du travail (intake Ct assignment) sur lesquelles les associés comptent pour
essayer d'éviter les conflits d'intérêts, mais aussi de relations clientélistes entre associés et collaborateurs [Lazega, 2000]. Suivant la philosophie de l'apprentissage propre a Ia profession juridique, les associés analysent et décomposent les problèmes complexes en plusieurs sous-problèmes, et attribuent
collaborateur travaillant avec eux et observant cet exercice une partie des tâches a accomplir [Nelson, 1988]. La a chaque
cooperation forcée est quotidienne pour Ia plupart des associés et des collaborateurs ; mais les membres se donnent des marges de manceuvre dans leur choix stratégique de collegues pour former une équipe. Dans cette structure, associés et collaborateurs ont besoin les uns des autres pour plusieurs raisons. us peuvent avoir
les mêmes clients, ils peuvent reprdsenter des dossiers volumineux et complexes. La forme de Ia cooperation est done dictée par les exigences du marché. De plus, une manière bien connue de conserver des clients est de lui proposer des services (crosssell) que d'autres associés peuvent fournir dans leurs spécialités respectives. Partage du travail et cross-selling entre associés se font le plus souvent de manière informelle, bien que les routines l'on fait entrer en scene se formalisent davantage au moment des collaborateurs.
194
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
Dans ce contexte, les membres du cabinet ont deux preoccupations : trouver du travail intéressant et obtenir Ia coopération de collègues de bonne volonté pour l'accomplir, en parti-
culier de collegues intéressés par une relation de cooperation a long ternie, et donc prêts a ne pas ceder aux tentations opportunistes. La plupart des membres veulent partager le travail avec des collegues raisonnables qui font leur part du travail et ne s'arrogent pas tout le credit en cas de succès. Leur premiere preoccupation
est donc de construire des relations de travail fortes, sQres et durables. Les associés veulent d'autres associés bien places sur le marché et en qui ils peuvent avoir confiance. Les collaborateurs veulent travailler avec des associés gratifiants a Ia fois intellectuellement et en termes de carrière. Des relations de travail fortes constituent donc une fornie de police d'assurance ; elles créent un horizon de sécurité au-delà du court terme.
Le second type de ressource est le conseil. Ce cabinet organise le travail entre experts qui font souvent référence a des connaissances juridiques abstraites. La nature du travail
knowledge intensive exige l'accumulation, le transfert et les échanges de connaissances et d'expériences. Dans ce contexte, transferts et echanges de conseils entre membres sont vitaux : its
justifient l'existence méme de ce genre d'organisation. Les membres s'appuient constamment sur Ic conseil de leurs collegues. Le conseil peut être compris comme le produit de Ia bonne volonté des collegues, mais il a une dimension essentiellement différente au sens oC il peut être fourni par un collègue avec lequel il n'y a pas de relation de cooperation forte et suivie. Dans les cabinets de ce type, le conseil n'est pas facturé a celui ou celle quite demande. II n'apparaIt pas dans les comptes. Les conseillers ne peuvent pas s'arroger du credit dans les affaires
rCussies. Des avocats qui ne sont pas assignés a un dossier peuvent conseiller, mais s'ils veulent que l'on reconnaisse leur contribution au succès de l'affaire, us doivent demander a faire officieliement partie de J'equipe assignee au dossier. CeJa n'est accepté qu'au-delà d'une certaine contribution et reste négo-
ciable avec I'associé déjà en place. II est difficite de predire unilatéralement quand le conseil devient du travail en commun,
RESEAUX Er CAPACITE COLLECTIVE D'INNOVAllON...
puisque
195
cette decision est précisément stratégique. En effet,
demander conseil dans ce genre de milieu, oü règne une concurrence affairiste, carriériste et symbolique, représente une
operation souvent delicate. Dans les cabinets d'avocats qui se structurent, on l'a vu, de man ière a protéger et a développer leur capital social et humain, une telle ressource est particulièrement vitale pour les membres individuels. Sans cette expertise, us ne peu vent résoudre les problèmes complexes qui leur sont soumis. En consequence, us souvent sollicités peuvent être considérés comme des membres de fort statut [BIau, 1964]. Le troisième type de ressource est 1'>, comprise au sens de Ia distance de role, une forme de soutien ouvert qul n'est pas lie aux tAches elles-mêmes. II s'agit d'une ressource de , pour utiliser l'idée de Goffman [1961] : un lieu les acteurs
peuvent se retirer pour créer une forme de distance entre euxmêmes et leur role7. J'appelle ce soutien et le définis comme le font les membres du cabinet, c'est-à-dire dans un sens non romantique : une volonté de soutien en situation difficile par Ia
foumiture de différentes sortes de ressources comme Ia socialisation, le soutien émotionnel, une definition de Ia situation. L'importance de cette definition de l'amitié est qu'elIe ne presuppose pas de réciprocité et n'est pas directement Iiée au travail Iui-même. Les avocats affirment que, dans ce cabinet, de telles rela-
tions se forment entre collaborateurs d'une même cohorte ou entre associés qui ont fait leurs etudes au même endroit, et qu'elles durent pour toute Ia carrière. II peut paraItre surprenant que des relations d'amitié constituent des ressources très valorisées dans ce contexte affairiste, calculateur et concurrentiel. Mais, dans leur propos sur
leur organisation, les membres reconnaissent qu'il ne s'agit pas d'une entité exciusivement économique8. Sans idéaliser un passé suppose plus >,
les
associés considèrent que les relations
7. Goftiiian pensait que Ia construction d'une distance de role est une activité individuelle, souvent assimilée au sens de l'humour. On considère id que cette activité est plus relationnelle; les acteurs ont besoin de certains autres bien sélectionnés pour construire
cette distance. 8. Des citations confirmant cette attitude et extraites du travail ethnographique sont présentées dans Lazega [2001].
196
CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
d'amitié interfèrent avec Ia bonne conduite des affaires, excepté des relations privilégiées avec quelques associés bien sélectionnés9.
Les deux temps du processus Souvenons-nous que, dans ce cabinet, les membres travaillent dans des équipes flexibles et temporaires. Un assoclé et un cottaborateur au moms forment une dquipe. L'équipe doit résoudre
des problèmes juridiques complexes et non standardisés pour leur client, souvent de grandes entreprises. Le travail est intensif et l'interdépendance est souvent forte tant que le dossier n'est pas cbs. Puis l'équipe est dissoute et ses membres forment d'autres équipes avec d'autres collegues pour travailler sur des dossiers diffdrents. Les assoclés conservent le pouvoir, mais II est important de constater que ce travail d'équipe requiert de Ia part des collaborateurs qu'ils participent au brainstorming avec des collegues de statut plus dlevé afin de trouver des solutions inno-
vantes a des problèmes complexes. L'aspect intéressant de ce travail est que les associés et les collaborateurs jouent un jeu égalitaire dans lequel tous les arguments ont un poids dgal. Une forme de concurrence de statut professionnel est délibérément utilisée pour stimuler Ia créativité parce qu'elle est reconnue
comme un instrument de motivation efficace entre professionnels. Les membres cherchent une forme de consensus sur Ia stratégie a adopter pour résoudre le problème du client, mais ii n'y a pas toujours de consensus et, a un moment ou a wi autre, les associés mettent fin a cette délibération et prennent one decision sur Ia manière dont le dossier sera géré (Ia >), et sur Ia
manière dont les efforts seront répartis. Cependant, rnettre un terme aux délibérations sans consensus est difficile. La concurrence de statut est stimulante, mais elle peut avoir des effets négatifs. Les collaborateurs frustrés peuvent être conduits a une position de retrait. D'autres associés, formel-
lement égaux, peuvent simplement ronchonner et ceder a
9. Les densités des rëseaux de collaboration, de conseil et d'aiuitié dans le cabinet sont respectivement de 0.22,0.17, et 0.11
RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE [)'INNOVATION...
197
l'associé responsable du dossier ou decider de prendre conseil
auprès d'autres associés, souvent plus seniors et plus experimentés, hors de l'équipe de travail. On définit le fait que les membres ont recours a une tierce partie comme la premiere étape
du mécanisme d'atténuation de Ia concurrence de statut. Cette utilisation de tierces parties est semblable a celle des mddecins de Coleman, Katz et Menzel [19661 qui se trouvaient en situation d'incertitude et se tournaient vers un collegue de plus fort statut pour guider leur choix. Cette premiere étape est déjà multiplexe
des membres ayant des relations de travail se tournent vers d'autres membres auprès desquels its ont une relation de conseil. Pour que ce mécanisme soit confirmé dans ce cabinet, les relations de travail et de conseil devraient être fortement les differences de statut ne s'étend pas au-delà de certaines limites: les conseillers de;rnes conseillers ne sont pas susceptibles de devenir mes coUegues de travail (comme I' indique le paramètre negatif De plus, on note que les relations de conseil signalant Ia reconnaissance du statut jouent un rOle dans l'accès aux occasions d'obtenir du travail, et que ceci peut aider a atténuer Ia concurrence de statut. Au total, cornrne on s'y attendait, l'imbri-
cation des relations de travail et de conseil est forte dans ce système d'echanges. Le conseil et l'amitié sont aussi fortement imbriqués avec une
certaine duplexité (i envoie un lien duplexe a j) et du troc (i choisitj comme conseiller etj choisit i comme ami). De plus, le parametre positif pour I_CA, CA indique un effet de réciprocité renforcée pour l'un des deux liens en presence d'une relation réciproque pour l'autre lien ; ce renforcement n'est pas observe, cependant, en presence d'une relation non réciproque pour l'autre type de lien (comme l'indiquent les estimations negatives pour I_A, CA et CA). Au niveau triadique, le seul parametre
positif représente une structure triadique dans laquelle l'amitié relie les conseillersj et k d'un avocat i. Ainsi, de même que les relations de conseil servent a articuler des relations de collaboration, les relations d'amitié remplissent aussi un role articulateur (relativement plus faible que le précédent) entre les relations de conseil (puisque des configurations oü l'ami d'un conseiller est
204
1NVENTE1JR ET INNOVATEUR
un conseiller ont un paramètre positif). Des parametres negatifs sont associés a des 3-cycles comprenant deux relations de conseil et une relation d'amitié (suggerant que même Si le aussi
conseiller d'un conseiller est aussi une source possible de conseil, une telle personne n'est pas susceptible de renvoyer en échange un lien d'amitié). Ainsi, on peut affirmer que I'imbrication du conseil et de l'amitié peut être décrite en termes de propension dyadique a Ia duplexité et au troc, bien qu'un role articulateur soit aussi joué par l'amitié entre des relations de conseil. Cette régularité de l'interdépendance entre arnitié et conseil peut aussi s'interpréter comme indication du fait que l'amjtié adoucit les differences de statut inhérentes aux relations de conseil, aussi bien directement (au travers des effets duplexes et de troc) et indirectement (par Ia tendance a relier les conseillers
d'un individu). Ainsi, ces observations confirment l'hypothèse du role de l'amitié dans l'atténuation de Ia concurrence de statut. Comme on s'y attendait, les paramètres pour les configurations comprenant des relations de travail et d'amitié sont beaucoup plus faibles. Les paramètres de duplexité et de troc sont faibles mais positifs, mais aussi disjoints (puisque le paramètre pour Ia configuration dans laquelle un lien de travail mutuel apparaIt en presence d'une relation d'amitié asymétrique est fort et negatif). Au niveau
triadique, les cycles comprenant deux relations d'aniitié et une relation de travail ne sont pas vraisemblables. On observe aussi une faible tendance pour les relations d'amitié a relier les deux avocats qu'un troisièrne cite comme relations de travail. Ce dernier effet est semblable a, mais beaucoup plus faible que la configuration dans
laquelle le conseil apparaissait soutenir deux relations de travail asymétriques. Ainsi, les membres tendent a trier leurs relations de manière a ne pas mélanger travail et amitié de manière trop directe. Un très petit nombre de configurations dyadiques imbriquant les trois relations de travail, de conseil et d'amitié sont associées a
des parametres forts. En particulier, le lien triplexe de i àj a un
paramètre négatif, alors qu'un lien triplexe comprenant une relation de travail mutuelle a un parametre positif, Ceci indique que même si des couples d'avocats sont lies par des relations duplexes plus souvent que ne le suggère Ia fréquence globale des
RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE D'INNOVATION...
205
relations au niveau univarié, l'observation des trois types de rela-
tions ensemble entre deux individus n'est pas une forme commune (a moms d'accompagner une relation de travail mutuelle). Finalement, de simples comptages illustratifs sont aussi utiles a ce stade de notre argumentation. Observons le nombre des
configurations comprenant des collaborateurs et des associés dans chacune des positions possibles dans les sous-structures élémentaires du processus des enchères de statut13. Ces nombres confirment que le brainstorming dirige massivenient les
demandes de conseils vers des associés (75 % des triades correspondantes); et que l'amitié dans ce contexte relie surtout des associés conseillers (62 % des triades correspondantes). Le processus de concurrence de statut et son attenuation au moyen d'un mélange particulier de relations (personnalisées et sonnelles) entre membres apparaissent ainsi comme ancrés de manière réaliste dans Ia structure formelle de l'organisation. CONCLUSION
La cooperation entre membres d'une organisation peut donc
être comprise comme un ensemble de routines de transferts et/ou d'echanges de différentes ressources. L'analyse structurale de Ia
13. Voici a titre d'illustration une simple distribution de configurations particulièrenient évocatrices de ce processus pour Ic temps I (celles comprenant un lien de travail mutuel entre i etjet une relation de conseil deja k) et pour le temps 2 (celles comprenant entrej et k): un lien de conseil entre jet) et entre set k, ainsi qu'une relation
Statut
de ij k
Nombre
de configurations
au temps
CCC CAC CCA
CAA ACC AAC ACA AAA A
: Associés
(ou partners) ; C
1
Nombre de configurations au temps 2
508 1179 646 1470 456
503 209 251 693
535
105
57
2852
122
2921
1415
: Collaborateurs
206
CREATEuR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
cooperation et de Ia gestion de ces différentes ressources sociales
renforce notre comprehension de Ia participation des membres aux activités collectives d'innovation comme le brainstorming. L'analyse statistique de l'imbrication de trois types de ressources
sociales donnant forme a Ia cooperation entre ces experts a permis de confirmer Ia presence d'un mécanisme social d'encouragement et d'auénuation de Ia concurrence de statut dans une organisation collegiale. L'importance des configurations relationnelles reflétant l'existence de ce mécanisme social confirme
le role de cette forme collective de capital social pour l'inno-
vation. Elle met au jour des régularités dans les choix de ressources a l'intérieur d'une organisation specifique. Notons enfin que cette approche structurale ne presuppose en rien une interdépendance directe et naïve entre relations de travail et relations amitié Ces dernières ne s'articulent qu'aux relations
de conseil ; elles aident les conseillers arbitres a trouver un consensus là les membres du groupe de travail, directement
impliqués dans Ia concurrence de statut professionnel, n'y parviennent pas. Ce mécanisme typiquement collégial soutenant le processus d'innovation collective petit donc être mesuré par l'imbrication de relations proposant des ressources différentes. Plus généra-
lement, Ia multiplexité aide les associCs a ne pas perdre le contrôle de Ia concurrence de statut parce qu'elle maintient Ia circulation de ces ressources dans I'organisation. De même que le pouvoir est dépersonnalisé puis repersonnalisé dans les organisations collegiales [Bourricaud, 1961], ces échanges reguliers de ressources jouent un role important dans cette attenuation par une personnalisation très selective. Its soulignent donc l'interdépendance du processus d'innovation collective et de Ia structure relationnelle de l'organisation.
CAPACrFE cOLLECrIVE D'INNOVATION...
207
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
deux Iégitimités en concurrence >>, Revuefrancaise de sociologie, 34: 175-197 ALTER N. (1996), Sociologie de l'entreprise et de l'i,znovation, PUF, ALTER N. (1993), >, in NAN LIN, COOK K. et RONALD B. (eds), Social Capital: Theory and Research, Aid inc de Gruyter, New York. LEENDERS R., GABBAY S. (eds) (1999), Corporate Social Capital and Liability, Kiuwer Academic Publishers, Boston. LINDENBERG S. (1997), , Journal of Mathematical and Statistical Psychology. ROBINS G., PAULSON P. et WASSERMAN S. (sous presse), , Psychometrika.
SMELSER N., SwEDBERG R. (1994), Handbook of Econonzic Sociology,
Russell Sage, New York. SMIGEL E. (1969), The Wall Street Lawyer: Professional Organizational Man ? Indiana University Press, Bloomington (deuxième edition). STARBUCK W.H. (1992), , Journal of Management Studies, 29: 7 13-40. STRAUSS D., IKEDA M. (1990), , Journal of the American Statistical Association, 85: 204-212.
SUTTON RI., HARGADON A. (1996), , Administrative Science Quarterly, 41: 685-718 WASSERMAN S., FAUST K. (1994), Social Network Analysis: Methods
and Applications, Cambridge University Press, Cambridge. WASSERMAN S., PAULSON P. (1996), , Psychometrika, 60 : 401 25. graphs and WATERS M. (1989), > marque le paradigme dans lequel se situent les innovations éducatives. Les syndicats dits de [Alter, 1994, p. 23]. Les pratiques nouvelles, l'innovation pédagogique font désormais partie intégrante de Ia competence du forniateur qui dolt continuellement inventer ses propres normes stratégiques convenant au contexte, aux formés et a Ia diversité des situations rencontrées.
L'innovation constitue une réponse intelligente (efficace et efficiente) de l'action a une réalité de plus en plus mouvante. Le
formateur devient donc avant tout un innovateur en ce qu'il mobilise des capacites d'inventivité face a des situations de plus en plus nouvelles. Une telle remarque n'exclut pas Ia routine : c'est sur elle que s'appuie l'expert qui l'exploite comme des repères, un soutien a des experiences multiples mobilisatrices d'anticipation. L'innovation en formation devient une obligation profession-
nelle, faite d'un qui interroge
cette double capacité de coller au terrain tout en gérant les enjeux, le sens, pour y répondre de manière adaptée. Cette troisième période souligne que le formateur contemporain est avant tout un innovateur intelligent jouant tour a tour sur les registres de Ia théorie et de Ia pratique, de Ia réflexion et
de l'action, de Ia recherche professionnelle et du terrain. L'instauration du mémoire professionnel dans plusieurs formations confirme cette tendance. Ces savoirs de et dans l'action conduisent a la professionnalité même du formateur qui construit une métacompétence, en ce sens que Ia competence professionnelle est doublée d'une competence d'explicitation du travail conduisant a l'élucidation8 [Castoriadis, 1975, p. 8]. Cette faculté Iiée a des capacités d'autonomie, de prise de responsabilité suscitent pas tant le faire que l'expérience empirique stricto sensu. L'innovation rejoint là Ia démarche de projet.
8. . Nous voyons mais sans savoirpourquoi. On retrouve Ic même modèle dans I'étude des rumeurs. II a été abandonnC parce qu'il
est trop macroscopique, sans qu'on sache cc qui se passe au niveau individuel, ii est déterministe et laisse peu de place a Ia libertd de decision de I'individu. Cependant, ii vient d'être repris par les theories naturalistes de l'anthropologie culturelle amencaine. Ce sont les idées qui seraient contagieuses et pas les pratiques [Sperber, 1996] et ii suffit d'expliquer comment les representations sociales sont contagieuses par Ic fait d'innombrables micro-mécanismes (I nterindi viduels).
La communication est, avec l'imitation, un des deux méca-
nismes principaux de Ia transmission. Les épidémiologues entendent par transmission un processus qui peut être intentionnel ou non, coopératif ou non, et qui entralne une similarité de contenu entre une representation mentale chez un individu et
un descendant causal de cette representation chez un autre individu. Le descendant causal n'dtant pas un simple recouvrement de contenu, ii est cependant inscrit dans Ic processus de
L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION...
231
construction de cette representation : que cela fasse resonance
dans la representation (dans la grammaire mentale de I' individu) sur le plan affectif etlou cognitif. Ce qui confirme que Ia plupat
des representations ne sont jamais transmises mais qu'elles mutent sous Ia pression de multiples facteurs.
Le modèle de l'interactionnisme social ou Ic jeu des influences Dans ce modèle, ce sont les decisions individuelles qui sont regardees et leurs effets d'agrégation au niveau social. Ce sont
tous les mécanismes de persuasion, plus ou moms lents et compliquds [Moscovici, 1979]. Deux éléments interviennent: — L'information donnée, apportée, recue. Selon Ia forme et le degre de réceptivité, cette information sera détournée (cas de Ia dissonance cognitive) ou ingérée positivement. Les
réseaux de communication, les échanges interper-
sonnels sont plus efficaces que les apports impersonnels d'information. II faut d'abord stimuler l'intérêt de Ia personne, lui montrer que cela a étd fait sans danger et legitimer cette innovation par les détenteurs du pouvoir social et symbolique que sont les innovateurs. Par exemple, dans la mesure oh les
collègues, les voisins, les amis la confirment et Ia légitirnent.
La participation sociale fournit a l'individu un soutien collectif qui le rassure et facilite Ic developpement de l'innovation. Les leaders doivent être en avance mais sans être des supérieurs hiérarchiques. Mais le ddsir d'influence ne va pas sans contlits, sans cnse, qui engendrent le changement, que Ia crise soit interne ou externe. L'influence depend de I'identification a celui qui influence (voir ace sujet tous les travaux de psychologie sociale sur les phénomènes d'influence et de conversion).
Le modèle de I'institutionnalisation
II s'agit du devenir de l'innovation qui est reprise par le ministère comme exemplaire ou pour figurer dans les textes offi-
ciels injonctifs, ou considérée comme banale et entrée dans Ia routine. II en est ainsi des groupes de niveaux ou de certaines
232
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
activitds interdisciplinaires courantes dans certains dtabli sse-
ments scolaires. L'innovation ne peut vivre tout le temps et son devenir est soit de s'enkyster et de continuer dans son coin, isolée du reste, soit de se marginaliser et de ne plus rien avoir affaire avec les autres activités, soit de mourir, soit de s'institutionnauser, c'est-à-dire que l'institution prend Ic relais et ce n'est plus une innovation. On peut dire que toutes les actions un jour ou
l'autre ont dtd innovantes et se sont vues récupdrées par le système qui les a plus ou moms transformdes pour qu'elles soient compatibles avec l'existant. On peut résumer Ic processus d'institutionnalisation [Alter, 1985, 1990] d'une innovation en education de Ia facon suivante. Dans un premier temps, les directeurs incitent a l'innovation les formateurs (experimentations pilotes, soutien aux initiatives locales, etc.), Dans un deuxième temps, les directions sont contraintes de laisser faire les innovateurs (côté instituant). Dans un troisième temps, les directeurs mènent une politique d'institu-
tionnalisation des innovations; us les rationalisent, leur donnent un caractère obligatoire en les >,
us
les standardisent
en s'appuyant sur Ia reaction des groupes soucieux de la marche habituelle de l'institution (les recteurs, les inspecteurs, etc.).
L'institutionnalisation correspond a une remise en ordre. Peut-on concevoir une institution a ce point suicidaire qu'elle permette a des innovations rdvolutionnaires, reposant la question des valeurs (ce qui est très fort en education et en formation), du symbolique et de l'imaginaire sur lesquels repose l'institution, de se développer et de risquer le renversement de ladite institution?
Le modèle de Ia recherche-action
Ce modèle de diffusion repose sur Ia cooperation entre plusieurs partenaires dont les logiques et les objectifs ne sont pas tout a fait identiques. D'un côté, ii y a le chercheur qui peut être vu parfois comme un formateur, un animateur, un consultant, un
militant et, de l'autre, le praticien qui peut être vu comme un acteur social, un partenaire ou un client.
La recherclie-action telle que nous l'entendons n'est pas Ia juste et pure juxtaposition de la recherche d'un côté et de Ia
L'INNOVATION EN EDUCATION CF EN FORMATION...
233
pratique de l'autre, mais un éclairage mutuel qui aide Ia pratique
a se développer et a affermir ses objectifs.
Le processus de recherche est au service du changement social. II s'agit de Ia recherche-action telle que l'ont définie les disciples de Kurt Lewin:
La recherche permet l'apprentissage par le praticien de pratiques nouvelles élucidées et formalisées. Ii passe du désapprentissage a un réapprentissage favorisant le changement fondé
sur la recherche. Cela pose le problème de l'utilisation de Ia recherche dans le changement social. 11 existe, d'après nous, trois types de recherche-action: — une recherche-action plutôt technique oh Ic role du chercheur est prépondérant. Le chercheur les praticiens comme source d'information et il stimule le changement local. Ce seront les résultats de Ia recherche qui pourront éventuellement jouer sur Ia diffusion, —
une
recherche pratique oh Ic chercheur a un rOle de
consultant. II établit des relations de cooperation soit avec le praticien, soit avec le groupe. II oriente le changement, l'infléchit et enrichit sa réflexion, —
une
recherche émancipatrice oh le groupe de praticiens
prend Ia responsabilité de I'action et de Ia recherche. La recherche devient alors une pratique de formation.
La recherche-action comme organe de diffusion de l'innovation possède deux postulats: premièrernent, le chercheur est un militant, c'est-à-dire qu'il croit a une certaine issue de l'action sociale; deuxièmement, l'innovation n'est pas externe au
praticien, elle n'est pas une adoption ou une adaptation de pratiques développées ailleurs. L'innovation se construit dans une certaine durée et se prolonge au-delà d'une intervention dont le but est de déclencher un processus qui devra se poursuivre sans Ia recherche.
234
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
Seulement, Ia recherche-action est un processus long, coilteux
et non assure des résultats compatibles avec les objectifs de l'institution. La recherche-action est ainsi rejetée a Ia fois par l'institution qui Ia trouve dangereuse et non performante et par le milieu scientifique qui Ia trouve peu rigoureuse. De manière plus contemporaine, s'est développé un modèle de diffusion de l'innovation assez proche de Ia recherche-action en ce qu'il regroupe des personnes d'horizons différents. C'est le
modèle de Ia traduction porte par le laboratoire du Centre de sociologie des innovations de I'Ecole des mines. L'innovation devient un construit social complexe qui met en jeu tous les acteurs concernés, les institutionnels, les objets considérés comme nouveaux, les clients autour d'un bien commun. Nous avons testé la pertinence de ce modèle dans l'innovation scolaire et nous nous heurtons a Ia definition de l'ob jet nouveau [Cros, 2000]. Nous avons montré qu'iI existe peu d'innovations selon ce modèle dans le monde scolaire. Nous avons ainsi pu dégager des conditions pour que le modèle de Ia traduction puisse exister (par
exemple, sortir des regles instituées, sortir de l'égalitarisme, sortir de l'impersonnalite, fabriquer des objets communs, trouver des lieux oü s'expriment les controverses, développer les actants,
introduire de I'incertitude). Et ii est vrai que l'organisation bureaucratique du système éducatif aide peu l'innovation a se développer. Cela ne veut pas dire qu'elIe n'existe pas.
Autrernent dit, l'existence des innovations dans le monde éducatif et de formation depend étroitement de I' institution dans laquelle elles se developpent. Ainsi, le ministère de l'Education
nationale francais, malgré l'assouplissement qu'il a opéré ces dernières années, est loin de correspondre a un lieu d'éclosion des innovations. Qu'en est-il des autres pays de Ia Conimunauté européenne? LES INNOVATIONS EN EDUCATION ET EN FORMATION EN EUROPE
Nous avons été responsables d'un Observatoire européen des innovations en education et en formation finance par la Commu-
nauté européenne. Cet observatoire, indépendant des respon-
L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION...
sables politiques
235
de chacun des pays et reprdsentd par un
regroupement d'universitaires des quinze pays de I'Union européenne, a pu étudier et analyser non seulement les innovations en education et en formation, mais aussi les politiques d'innovation et leur articulation avec le terrain [Cros, 1998]. Outre le fait déjà mentionné que certains pays n'utilisent pas le mot innovation, les composantes évoquées ci-dessus se retrouvent. Le mot le plus fréquemment employé est celui de réforme (dix pays sur quinze).
Le mot experimentation est cite par sept pays, cinq pays emploient le terme de développement: ce sont ceux du nord de l'Europe. Si, sur le terrain, les etudes de cas portent bien sur des innovations telles que nous les avons définies ci-dessus, les politiques des pays pour favoriser Ia transformation des systèmes éducatifs et de formation ne sont pas toutes identiques. Nous avons ainsi repérd des dimensions jouant un role considérable sur I'infléchissement des orientations des innovations en Europe [Garcia, 20001.
La centralisation du système de formation Cette dimension s'inscrit dans ce que certains appellent le bottom up ou le top-down, c'est-à-dire l'innovation venant du centre ou de la périphérie. En rdalitd, ce n'est pas aussi simple, les pays a reputation centralisatrice (France, Grèce, Italie, voire Espagne) se décentralisent et les pays ddcentralisés se centra-
lisent en ce qui concerne Ia formation (Royaume-Uni, Allemagne). C'est dans ce juste milieu que s'opère I'existence possible de l'innovation.
La place et le pouvoir des parents En Allemagne, par exemple, l'éducation re!ève de Ia compétence des parents qui jouent un role dans les innovations mises en place par les différentes écoles. 11 est evident qu'un tel fait peut se retourner contre les valeurs de 1' école en faisant des parents de simples consommateurs de l'école. L'Angleterre offre un tableau proche de celui-là.
236
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
Le poids des valeurs et des mentalités
Par exemple, Ia Finlande et le Danemark défendent des les élèves sont a valeurs fortes de holisme de I'éducation l'école pour s'épanouir sur le plan social, artistique et éthique. En France ou en Autriche, ces valeurs ne sont pas consensuelles et les innovations tournées vers une education totale auront du mal a trouver des appuis.
Le poids relatif des écoles privées et des associations privées sur I'école Certains pays ont une majorité d'écoles confessionnelles ou privées dont les engagements vis-a-vis de I'Etat sont soupies, ce qui leur laisse totale liberté de mettre en cruvre des pédagogies nouvelles et des structures éducatives variées. En Allemagne, une école privée, pour ouvrir, doit déjà montrer qu'elle est innovatrice par rapport au système public. Les fondations privées interviennent egalement de manière forte. Au Danemark, les écoles privées suivent le cadre très large donné par l'Etat. En France, c'est le contraire l'école publique est la loi et les écoles privées I'exception.
La hiérarchie des savoirs Tous les savoirs n'ont pas Ia même consideration selon les pays. Se former aux savoirs techniques en Allernagne n'a pas Ia même signification qu'en France c'est le signe de I'échec
scolaire. En Grèce, les savoirs classiques sont favorisés par rapport aux savoirs orientés vers Ia pratique, etc.
La presence de corps intermédiaires (des agents du changement) Le fait qu'existe une catégorie de médiateurs appelés inspecteurs, conseillers, formateurs ou autres favorise l'esprit d'innovation, a condition qu'ils ne soient pas les contrôleurs de l'Etat. Le mode d'élection du chef d'établissement et Ia gestion de ce dernier sont aussi des indicateurs de facilitation de l'innovation.
237
L'INNovATION EN EDUCATION El EN FORMATION...
La presence de dispositifs d'incitation aux innovations
Ce sont des structures qui facilitent les innovations, pas toujours de manière libre, mais en liaison avec les orientations politiques du pays. Ces dispositifs peuvent être des instituts clairement identifies (Portugal, France), des , n° 11. CROS F., ADAMCZEWSKI G.
(1996), L'Innovation en education et en
formation, De Boeck Université, Paris/Bruxelies. CRos F. (1997), , ILJFM/INRP, Paris. CROS F. (dir.) (1998), L'Innovation en education et en formation en Eu rope, Observatoire européen des innovations en education et en formation, European Observatory of Innovations in Education and Training, UE/Bruxeiies, INRP Paris. 250 p. CROS F. (dir.) (2000), Le des innovations scolaires: une question de traduction, INRP, Paris, rapport final de recherche. CROS F. (dir.) (2002), Politiques du changeinent, pratiques du changement. Etude de trois dispositifs ministériels d'aide aux innovations en formation, INRP, coil.
de ce qui n'est pas directement observable. La contrainte de collecte et de deposition des savoirs est essentielle. Elle est difficile car les connaissances sont tacites, dies sont produites , dans le cours même de l'action. La misc en place de mécanismes d'incitation pour encourager les employés
a exprimer et partager leurs compétences, ainsi que la construction de boucles de rétroaction entre ces apprentissages et les processus formels de production de connaissance (R-D,
CE Q(JE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE...
257
conception) sont des éldments souvent cites dans les manuels [cf
le modèle de Kline et Rosenberg, 1986]. La construction d'une mémoire organisationnelle
Les questions associées a Ia mémoire organisationnelle et au partage des savoirs sont particulièrement importantes pour les performances d'une firme en matière d'innovation. Le fait de ne pas engager de strategies délibérées de la gestion de connaissances peut entraIner des pertes importantes, Iiées notamment a Ia redondance des actions, répdtition des erreurs et faible cumulativité des connaissances. Si les procedures de resolution de problèmes ou les actions de créativitd sont effectuées exciusivement au niveau local, elles vont certes bénéficier du contact direct au problème qu'il convient de résoudre. Mais, d'un autre côté, Ia resolution de problèmes ou Ia créativitd au niveau local accroissent le risque d'élaboration de solutions spdcifiques qui ignorent les experiences passées; lesquelles seraient potentiellement de valeur face au problème considdrd. Les petites organi-
sations, caractérisées par une certaine stabilité de l'emploi, peuvent surmonter ce problème en ddveloppant des réseaux personnels performants. Mais les grandes organisations sont confrontées a des difficultés particulières dans le domaine de Ia
réutilisation de connaissances existantes pour rdsoudre des problèmes déjà rencontrés. II y a au moms trois problèmes [Steinmueller, 2000] — premièrement, il convient d'identifier les faits saillants (salient feature) d'un problème particulier, qui le rend
a des problèmes que l'organisation a rencontrés dans le passé; — deuxièmement, ii convient de localiser Ia source d'information pertinente (c'est-à-dire les acteurs qui avaient su résoudre ce même type de problème); — troisièmement, dans le cas oii il est impossible de retrouver l'individu ayant les connaissances, ii convient de retrouver I' information par d'autres biais. Ces trois difficultés — être capable d'identifier dans un problème ce qui le rapproche de problèmes déjà rencontrés; être capable de retrouver les individus ayant résolu
258
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
problèmes de même nature ; être capable de retrouver l'information sans le recours aux individus — constituent les problèmes des
de les plus courants que les grandes organisations doivent affronter.
— Strategies pour Ia gestion des savoirs Les firmes ont le choix entre deux grandes strategies [Hansen eta!., 1999]. Soit Ia connaissance est codifiée de façon systématique, de sorte qu'il soit possible de Ia stocker dans des bases de données. Celles-ci sont accessibles et exploitables facilement par
tous les employes. Soit Ia connaissance reste tacite, elle est fortement Iide a Ia personne qui I'a développée et est partagée grace aux contacts directs entre les employés. Selon le premier modèle dit de codification >>, les organisations développent des méthodes de codification, stockage et rCutilisation de La connaissance, a travers une approche de type . La connaissance est extraite de Ia personne qui I'a développée, elle est rendue indépendante de cette personne, classée et rCutilisée. Cette approche permet a de nombreux employes de rechercher et retrouver la connaissance. ernrnagasinCe, sans avoir a contacter Ia personne qui l'a initialernent développée. Ce modèle est particulièrement intéressant pour les organisations qui sont confrontées en permanence au même type de problème et d'attente de Ia part de leur clientele, et dont l'objectif est de fournir un service rapide et bon marché. La réutilisation efficace de Ia connaissance codifiée est un dispositif essentiel au service de Ia stratégie genérale de l'entreprise. Selon le second modèle dit de , les organisations privilégient le dialogue entre les individus plutôt que le stockage des connaissances dans les bases de donnCes. Pour que
ce modèle fonctionne, II convient d'investir forternent dans les
réseaux interpersonnels et de développer une culture de Ia mobilité et de Ia relation directe entre les personnes. Ce modèle sera plutôt choisi par les organisations qui sont le plus souvent
confrontées a des problèmes et des attentes uniques,. pour lesquels Ia connaissance mobilisée est par definition nouvelle. Les services fournis sont coilteux et demandent un certain délai.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE...
259
logique d'expertise piutôt que de réutilisation de connaissances standardisées. Bien évidernment, chaque organisation s'efforce de combiner les deux strategies mais les meilleures organisations semblent On est dans une
plutôt privilégier l'une d'entre eHes, utilisant I'autre de façon marginale. II est clair que les différents aspects de Ia gestion de Ia connaissance auront certaines particularités selon que l'organisation se situe dans le modèle de [a codification ou dans celui de [a personnalisation. Quelques differences entre les deux modèles
Le role des nouvelles TIC: elles sont partout essentielles mais, alors que dans le modèle de La codification l'ordinateur est essentiellement un moyen de stockage, ii est surtout utilisédans I'autre modèle pour favoriser Ia communication entre les gens et non pas pour stocker Ia connaissance. Les incitations: dans le modèle de Ia codificanon, ii importe d'encourager les personnes a expliciter et écrire leurs savoirs puis a ranger leurs documents dans les systèmes d'information. Dans le modèle de Ia personnalisation, ii faut récompenser les personnes qui prennent le temps de partager leur connaissance dans le cadre de relations interpersonnelles directes. Le stockage et [a capitalisation : alors que le stockage a court
terme de Ia connaissance est réalisé rapidement et facilement dans le modèle de la codification, I'archivage (stockage de long terme) de Ia connaissance codifiée peut poser de graves difficultCs. Dans le cadre du modèle de Ia personnalisation, Ia capitalisation de Ia connaissance depend crucialement des capacités de mémorisation et de transfert des personnes elles-mêmes. Les choix de valorisation de I 'innovation
La firme doit protéger Ia différenciation qu'elle a produite et
qui est a Ia source d'une rente. La protection de I'innovation repose sur le maintien du secret (mais cette stratégie rencontre de nombreuses limites, notamment dans le cas des innovations de
produit) ou sur I'obtention de droits de propriété intellectuelle (un droit d'exclusivité temporaire, qui est Iui-même transferable)
____________
260
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
ou encore sur le fait que l'exploitation de I'innovation repose sur
un ensemble de compétences complémentaires que personne ne
détient, hormis Ia firme qui a engendré cette innovation. La notion d'appropriabilité permet a l'économiste de saisir cet ensemble de mécanismes de protection de l'innovation. Une politique systématique de propriété intellectuelle est donc capitale et est en elIe-même très difficile a mener a bien. Ouverture versus contrôle
Mais Ia propriété intellectuelle ne représente qu'une partie du probleme de valorisation. Comme déjà dit (voir encadré), I'objectif final de l'entreprise ne doit pas être Ia hauteur de Ia renÉe mais le produit de Ia rente multiplié par Ia part du marché prise par l'inno-
vation. II est alors clair que pour obtenir Ia plus grande part de marché possible, ii faut quelquefois sa politique de propriété intellectuelle. Les industries des technologies de l'information et de Ia communication offrent des cas éclairants les firmes leur propriété intellectuelle, en offrant des licences gratuites a qui veut; ce qui diminue fortement Ia rente espérée mais maximise les chances de conquérir l'ensemble du marché. La firme espère au bout du compte obtenir une valeur économique plus importante que si elle avait contrôlé strictement
son innovation sans pouvoir prendre I'ensemble du marché. L'arbitrage est donc entre une rente presque nulle multipliée par une part de marché gigantesque et une rente élevée multipliée par une très faible part de marché. c1
ContrOle
Optimum
ii Ouverture
Valeur ajoutée du marché
Source : Shapiro et Varian [1 999}.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE...
261
IBM a choisi pour ses PC Ia premiere solution, tandis qu'Apple privilégia Ia seconde pour le Mac Intosh. Evidemment, Ia meilleure solution possible — celle recherchée par Apple — est de conserver un contrôle total de son produit, tout en pariant sur ses qualités intrinsèques pour conquérir I'ensemble du marché. Dans certains cas, cela fonctionne (voir le cas de Nintendo dans
les années quatre-vingt qui s'empare de l'ensemble du marché des consoles de jeu, en conservant un contrôle strict sur son innovation) ; dans le cas de Apple, on peut affirmer que Ia stratégie a échoué: La stratégie de Apple n'a pas seulement déterminé une stagnation de sa part de marché mais elle en a entraIné le déclin. Cette stratégie a fait entrer MacIntosh dans une spirale impressionnante de diminution de sa part de marché. Nous abordons là un point capital, qui transforme Ia nature de
l'arbitrage entre le contrôle privé pour maintenir Ia rente et Ie partage de sa technologie pour prendre Ie marché. Dans certaines industries, un petit avantage acquis initialement en termes de part
de marché peut s'amplifier avec une telle force qu'il engendre une situation de monopole en bout de course. Dans ces industries, il est très difficile de survivre avec une faible part de marché car Ia nature du produit (produit réseau ou produit système) fait que
les plus forts se renforcent et les plus faibles s'affaiblissent (situations souvent décrites avec l'expression winner take all). C'est le cas des ordinateurs : plus votre part de marché est forte, plus l'offre des produits complémentaires est abondante et plus le parc de produits compatibles est grand, et donc plus votre part de marchd se renforcera. Dans ce cas, ii est recommandé de
chercher a accroItre initialement sa part de marché pour déclencher ces effets d'autorenforcement. Ii faut donc ouvrir sa technologie et sacrifier sa rente ! Mais alors, Ia part de marché est celle de Ia technologie et non plus de I'entreprise. CelIe-ci devra partager Ia rente avec les entreprises qui ont adopté (imité, clone) sa technologie. Le calcul est que Ia valeur finale sera supérieure
262
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
celle resultant de l'autre stratégie (contrôle strict sur Ia technologie). Dans d'autres industries, dans lesquelles on vit très bien avec une part de marché modérée (par exemple, l'industrie de la chaussure), on préférera évidemment cette autre stratégie. Mais de nombreux cas d'innovation aujourd'hui, dans des industries qui ne sont pas strictement régies par un principe de winner take a!!, montrent que l'ouverture de l'innovation est souvent preferable au contrôle. C'est par exemple le cas des innovations dans le domaine des coniposants automobiles, qui ne s'imposent que si elles prennent l'ensernble du marché. En effet, les constructeurs automobiles n ' accepteront I 'innovation proposée par un sous-traitant que si celle-ci est credible et fiable. II importe donc qu'elle soit adoptée par d'autres fournisseurs et qu'elle devienne un standard [Nantua eta!., 1999}. Dans ce cas, l'ouverture est a nouveau prdférde au contrôle. a
Les choix de design
Un autre arbitrage important Porte sur le fatt de privilégier Ia compatibilitd ou celui de privilegier Ia performance. L'idde de
maintenir la compatibilité revient a fournir un
chemin de
migration >> a l'usager, qui, en adoptant l'innovation, ne sera pas
oblige de mettre au placard les équipements compldmentaires qu'iI possède déjà (comme dans le cas du lecteur de disques CD, qui déclasse brutalement les collections de disques noirs). En mettant au point Ia cassette compacte digitale (DCC), Philips avait choisi cette stratégie. Les lecteurs DCC peuvent lire les cassettes traditionnelles. Le problème est que le niaintien de la compatibilité crée des contraintes de conception qui peuvent réduire les performances de l'innovation. Ainsi, le système DCC ne déterminait pas un saut qualitatif extraordinaire dans l'usage des cassettes (par exemple, même ddlai de rembobinage). L'autre
stratégie revient donc a définir des caracteristiques de performance nettement supérieures a I'existant, mais au risque de priver I'usager de tout chemin de migration ; ce qui élève grandement le coCt total de I'adoption de l'innovation (ii convient de racheter tous les équipements périphériques). Ce fut le cas du mini-disque de Sony que l'on peut utiliser pour enregistrer ses propres programmes. Ses performances sont bien supérieures a
263
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE O(J IGNORE...
celles de Ia cassette analogique mais le mini-disque est incompa-
tible avec les CD existants. Là encore l'arbitrage est difficile Evolution
Cu
0 C-)
Source Shapiro et Varian
Performance
[19991.
Les nouveaux compromis
L'entreprise se trouve enfin dans l'obligation de faire des arbitrages et de réaliser des compromis entre Ia gestion de Ia connaissance et Ia valorisation économique de I'innovation. Gérer Ia connaissance augmente Ic risque d' itne perte de contrôle sur son capital intellectuel. En effet, une vertu de Ia situation dans
laquelle Ia connaissance n'est pas gérée est de laisser celle-ci dans un état inobservable, invisible pour les autres et donc très difficilement imitable et reproductible. Expliciter Ia connaissance, Ia codifier, fournir des incitations pour que les employés décrivent et diffusent leurs competences; toutes ces activités sont a haut risque du point de vue du contrôle que souhaite exercer I'entreprise sur son capital intellectuel. Gérer Ia connais-
sance, c'est donc accepter des compromis, transiger sur le contrôle (soi-disant) complet de Ia connaissance produite au sein de l'entrepnse.
La capacité d'innovation Synthèse
Le tableau ci-dessous restitue Ia synthèse de ce qui vient d'être développé, en soulignant les articulations entre les diffé-
264
NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
rentes capacités. Les articulations sont nombreuses et des choix effectués en un point retentissent nécessairernent sur les autres capacités. Créativité
Valeur économique
Management de Ia connaissance
Resolution de problémes
Ainsi, les choix portant sur Ia valorisation économique de
l'innovation retentissent sur Ia créativité (ainsi le choix entre compatibilité ou performance engendrera des objectifs très différents pour Ia créativité), sur Ia solution de problèmes (ainsi une
large diffusion et un partage de Ia technologie permettent une recherche collective de solution); sur Ia gestion de Ia connaissance (Ia préférence pour un contrôle strict de l'innoVation contraindra fortement Ia gestion de Ia connaissance). Les choix en matière de gestion de Ia connaissance (personnalisation ou codification) influencent grandernent tant les méthodes de créativité que les processus de resolution de problèmes. Les choix en termes de crCatiVité infiuencent toutes les autres capacites (par exemple, une créativité développée dans un espace non conventionnel d'innovation engendrera de nombreuses difficultés tant pour la solution de problèmes que pour Ia gestion de Ia connaissance et Ia valorisation économique de cette innovation).
La politique de )'innovation d'une entreprise doit donc être systémique, attentive aux effets de rétroaction. Elle doit rechercher rupture et discontinuité, tout en veillant a I'harmonie de l'ensemble. Les liens critiques externes
Mais Ia capacité d'innovation n'est pas seulement interne. Elle reside aussi dans J'aptitude de Ia firme a tirer parti des flux
CE QIJE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE...
265
externes de connaissance et d'information. Ces flux externes peuvent stimuler Ia créativité et faciliter la resolution de problèrnes. L'identification et I'absorption des savoirs et informations externes dependent crucialement des capacites de
gestion de Ia connaissance [Barabaschi, 1992]. Enfin l'importance de ces liens critiques peut affecter le projet de valorisation économique (ainsi, le fait de souhaiter capter des connaissances externes peut obliger a et ceder certains
savoirs [cf Hicks, 1995]). Selon que Ia firme appartient au secteur de la chimie, de l'automobile ou du jouet, les liens critiques externes seront différents [Pavitt, 1984]. Ainsi, dans les secteurs fondés sur Ia science, les liens critiques sont évidemment ceux qui lient La firme aux institutions
scientifiques; dans les secteurs d'offres d'equipements spéciauses (par exemple l'instrumentation médicale ou I'optique), les liens critiques sont noues avec les usagers. Von Hippel [1988] documente de nombreux cas oh les usagers sont les véritables innovateurs, dans le domaine de l'instrumentation médicale. Typiquement, l'usager percoit le besoin d'une amelioration de L'instrument, ii met au point cette amelioration, il construit le prototype et ii diffuse l'information sur Ia valeur de l'amélioration et sur Ia fabrication du prototype. Ainsi, le lieu de l'innovation est presque complètement transféré chez l'usager. Dans ce cas, Ic lien externe entre l'usager et le fabricant de materiel est fondamental pour que ce dernier puisse bénéficier des efforts de créativité et de solution de problèmes de l'usager.
Lorsque apparaIt un
design dominant"
L'économie generale de ces capacités d'innovation change profondément selon qu'iL existe, dans l'industrie considérée, un design dominant [Utterback, 1994]. Cette notion évoque l'existence d'un concept technologique particulier, qui synthétise Ufl certain nombre d' innovations antérieures et intègre progressivement des éléments qui étaient auparavant externes a celui-ci. Un design dominant représente le concept, le paradigme auxquels l'ensernble des firmes adhere — ce qui facilite Ia coordination industrielle, permet 1' apprentissage col lectif et accélère
266
NOV VELLES PERSI'EcTIVES THEORIQUES
donc l'innovation dans une direction bien precise, motive l'émer-
gence d'une offre spécialisée de composants et de sous-systèmes, et enfin réduit les coQts de transaction. L'industrie automobile
fonctionne sur Ia base d'un design dominant qui canalise l'évolution technologique dans une direction bien precise. Dans ce cas, Ia tension entre créativité et solution de problèmes est relativement adoucie: >, Revue fran-
çaise de gestion, mars, avril, mai. A0KI M., ROSENBERG N. (1987), The Japanese Firm as an Innovating Institution, Discussion Paper, CEPR, Stanford University, n° 106. AUSUBEL J. (1993), Les Aiwales de l'Ecole de Paris, vol. V. JEANTET A., BouJuT J.F. (2000), Les Outils de I'ingénieurdans l'orgaJACQUET D.
de Ia conception, séminaire Condor, Centre de recherche en gestion, Paris. KLINE S., ROSENBERGN. (1986), ', Paris.
STEINMUELLER E. (1991), The Economics of Alternative Integrated Circuit Manufacturing Technology: a Framework and an App raisal, CEPR publication n° 253, Stanford University. STEINMUELLER E. (2000), Learning in the Knowledge-Based Economy: the Future as Viewed from the Past, a conference in honour of Paul David, Turin. STERNBERG R., O'HARA L. et LUBART T. (automne 1997), Creativity Management Review, vol. 40, n° I. as investment
THOMKES., HIPPEL E. VON et FRANKE R. (1998), , Research Policy, 27. UTTERBACK J. (1994), Mastering the Dynamics of Innovation, Harvard Business School Press, Boston. WElL B. (1999), Conception collective, coordination et savoirs, these de doctorat de gestion, École des mines de Paris.
Presentation des auteurs NORBERT ALTER, professeur de sociologie a l'université Paris-
IX-Dauphine, directeur du CERSO (Centre d'étude et de recherche en sociologie des organisations). DANIELE BLONDEL, professeur de sciences économiques a I'uni-
versité Paris-IX-Dauphine, présidente déleguée d'AGORANOV (incubateur public).
MAURICE CASSIER, sociologue, chargé de recherches au CNRS-
CERMES (Centre de recherche médecine, sciences, sante et société).
FRANçOISE CROS, professeur des universités en sciences de l'éducation, INRP (Institut national de Ia recherche pédagogique).
DOMINIQUE DESJEUX, professeur d'anthropologie sociale et culturelle a l'université Paris-V-Sorbonne, directeur scientifique d'Argonautes, responsable de l'axe consommation au CERLISCNRS (Centre de recherche sur les liens sociaux). DOMINIQUE FORAY, directeur de recherches au CNRS-IMRI (Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation), université Paris-IX-Dauphine. EMMANUEL LAZEGA, professeur a I'Institut de sociologie de
l'université de Lute-I, membre du CLERSE-IFRESI (Institut fédératif de recherche sur les economies et sociétés industrielles).
DANIELE LINRART, sociologue, directrice de recherches au CNRS, laboratoire Travail et Mobilités, université Paris-XNanterre.
MICHEL Poix, vice-président de I'université Paris-IX-Dauphine et directeur general de l'IMRI (Institut pour le management de Ia recherche et de l'innovation). PIERRE ROMELAER, professeur de gestion a I'université ParisIX-Dauphine, directeur adjoint du DEA >.
Composition: EDLE — Montry
Achevé d'imprimer en mars 2002 sur les presses numériques de Bookpole Dépôt legal : mars 2002 N° d'impression : C(J2/01 307L
finpriiné en France