Le Savoir Grec Dictionnaire Critique (Pellegrin, PierreBrunschwig, JacquesLloyd Etc.) [PDF]

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Zitiervorschau

Jacques Brunschwig, Geoffrey Lloyd, Pierre Pellegrin

Le savoir grec Flammarion

© Flammarion 1996 ; 2011 pour cette édition revue et augmentée. ISBN numérique : 978-2-0814-6742-2 ISBN du pdf web : 978-2-0814-6744-6 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 978-2-0812-6508-0 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Présentation de l’éditeur : L’immense aventure du savoir grec est encore aujourd’hui la source essentielle à laquelle puise et revient sans cesse notre civilisation. L’ambition de ce livre, élaboré par les plus éminents spécialistes de l’Antiquité et traduit en plusieurs langues depuis sa parution initiale, est de mesurer ce que les Grecs savaient, ce qu’ils croyaient savoir, ce qu’ils ont inventé ; d’analyser le regard qu’ils ont porté sur leur civilisation et sur leurs propres entreprises intellectuelles. Il y est ainsi moins question de leur histoire que de leurs historiens, de leur poésie que de leur poétique, de leur musique que de leur harmonique, car l’originalité des Grecs n’est pas tant d’avoir su beaucoup de choses que d’avoir exigé d’eux-mêmes de savoir ce qu’ils savaient, ce qu’ils disaient, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils voulaient… Revue et augmentée, cette nouvelle édition comprend : ◆ plusieurs dizaines de contributions, réalisées par une équipe internationale de chercheurs ; ◆ des articles inédits sur les mathématiques hellénistiques, les commentateurs grecs de Platon et d’Aristote, la lecture des textes grecs par les Arabes ou encore la relation privilégiée entre la Grèce et Rome… ◆ des bibliographies mises à jour ; ◆ deux index.

SOMMAIRE Avant-propos à la nouvelle édition Introduction I - ÉMERGENCE DE LA PHILOSOPHIE Figures du philosophe Images et modèles du monde Mythe et savoir La nature et l’être La Connaissance Éthique II - LA POLITIQUE L’homme est un animal politique Figures du politique Le sage et la politique à l’époque hellénistique III - LA RECHERCHE ET LES SAVOIRS Lieux et écoles du savoir Observation et recherche La démonstration et l’idée de science

Astronomie Cosmologie Géographie Harmonique Histoire Logique Mathématiques Médecine Poétique Rhétorique Technologie Théologie et divination Théories de la religion Théories du langage IV - FIGURES ET COURANTS DE PENSÉE Anaxagore Archimède Aristote Démocrite Diogène Empédocle Épicure Euclide d’Alexandrie Galien Héraclite Hérodote Hippocrate

Parménide Platon Plotin Plutarque Polybe Protagoras Ptolémée Pyrrhon Socrate Les Socratiques Thucydide Zénon d’Élée Académie Aristotélisme Commentateurs antiques d’Aristote Hellénisme et judaïsme Hellénisme et christianisme L’hellénisme romanisé  : Cicéron Milésiens Pensée grecque, pensée arabe Platonismes Pythagorisme Scepticisme Sophistique Stoïcisme Chronologie Cartes

Index des noms Index des notions Table des auteurs

Le savoir grec

AVANT-PROPOS À LA NOUVELLE ÉDITION

La première et, à ce jour, la seule édition française du Savoir grec date de 1996. Le livre a connu un grand succès puisqu’il fut traduit en anglais, en allemand, en espagnol et en italien. L’édition française, quant à elle, n’a été disponible que sous sa forme initiale de livre relié d’un prix relativement élevé et elle est épuisée depuis longtemps. L’idée de cet ouvrage avait été lancée à la fin des années 1980 par Louis Audibert, alors directeur éditorial chez Flammarion, qui avait, quelque temps auparavant, initié le mouvement, depuis ininterrompu, de traduction de textes anciens dans des éditions à la fois savantes et à prix raisonnable. Le succès, un peu inespéré il faut le reconnaître, de ces traductions conforta Louis Audibert dans un projet qui lui tenait à cœur : celui de faire un grand livre de synthèse sur la pensée grecque, également adressé à un public plus large que celui des cercles universitaires. Le point de départ de la réflexion de Louis Audibert était que l’idée d’une filiation en ligne directe entre la Grèce antique et l’Europe occidentale avait perdu l’évidence qui l’avait caractérisée jusqu’à une date récente. Je lui avais objecté que le plus étonnant n’était finalement pas que cette évidence eût commencé de s’estomper, mais qu’elle ait duré si longtemps. La

présence des auteurs grecs, mais aussi latins, dans la littérature européenne a, certes, abandonné de sa massivité au cours du e XX   siècle, mais, aujourd’hui encore, il n’est à peu près aucune discipline scientifique, au sens le plus large de ce terme, qui ne se revendique un fondement grec. Nos sciences, d’ailleurs, à travers leurs langages techniques, parlent largement grec. Ce qu’il faut bien appeler le naufrage des études classiques, qu’il soit une cause ou un simple signe de cette modification, n’est pas seul en question. Peutêtre, tout simplement, en arrivons-nous à une approche moins affective – moins œdipienne ? – du fait grec. Louis Audibert en parla avec beaucoup de gens d’horizons divers, et il confia la direction du livre qu’il voulait faire à Jacques Brunschwig et Geoffrey Lloyd. Bien des choses ont changé en un quart de siècle. Il faut d’abord prendre en compte les progrès qui ont été accomplis dans nos domaines respectifs. L’exemple le plus intéressant est sans doute celui des mathématiques. Il est tout simplement impossible de traiter des mathématiques grecques aujourd’hui comme on le faisait il y a encore une quinzaine d’années, c’est-à-dire en centrant le propos sur Euclide. La prise en compte des grands mathématiciens postérieurs, dont beaucoup de traités sont connus en arabe –  que le texte grec original soit perdu ou que les manuscrits qui nous ont conservé l’ouvrage en arabe aient plus d’autorité que des manuscrits grecs fautifs –, devait témoigner de ce changement majeur. Hélas, Wilbur Knorr n’étant plus là pour modifier son article en tenant compte de ces données, nous avons demandé à Roshdi Rashed d’écrire le papier que l’on trouvera dans cette édition. Il fallait aussi rendre compte de l’ouverture de nouveaux champs et de nouvelles perspectives. Parmi les exemples que l’on pourrait donner de ce phénomène, il y en a deux qui sont importants et qui ont été intégrés dans cette nouvelle édition. Le premier concerne les commentateurs

grecs de Platon et d’Aristote, en majorité – mais pas en totalité – des «  universitaires  » néoplatoniciens des IVe-Ve  siècles. Cet énorme corpus, édité à la fin du XIXe et au début du XXe siècle par l’Académie de Berlin en vingt-trois gros volumes pour ce qui concerne les commentateurs d’Aristote, n’intéressait que de rares spécialistes avant que l’on saisisse son intérêt historique et philosophique. La traduction, en cours mais bien avancée, de l’édition de Berlin en anglais a été pour beaucoup dans cette redécouverte. Le second s’appuie sur ce fait incontournable que l’on ne peut plus étudier le savoir grec sans considérer la lecture des textes grecs par les Arabes du VIIIe au XIVe siècle. Parmi les raisons qui militent en faveur de ce détour, la moins profonde suffirait à le justifier : il y a beaucoup de textes grecs dont nous n’avons conservé que la traduction arabe, comme il y a beaucoup de textes arabes que nous n’avons qu’en traduction latine. De même, il est important qu’un tel ouvrage fasse au moins allusion aux relations entre pensée grecque et réalité culturelle romaine. Les relations historiques « réelles » entre le Grèce ancienne et l’Europe occidentale n’ont jamais été directes, comme l’ont été celles qui ont existé entre l’Empire romain d’Occident et l’Europe médiévale. C’est d’ailleurs de Rome que l’Europe a hérité de cette place intellectuellement prépondérante accordée à la Grèce, de cette Rome dans laquelle les élites ont parlé et écrit en grec jusque très tard dans l’histoire de l’Empire romain. Cette relation privilégiée entre la Grèce et Rome a été scrutée à travers la figure d’un intellectuel romain dont l’importance culturelle est exceptionnelle  : Cicéron. Pour des raisons diverses, et principalement budgétaires, la nouvelle édition ne pouvait pas être un livre totalement nouveau, mais une mise à jour de la première édition. Nous avons donc gardé

la plupart des articles de la première édition en demandant aux auteurs de les revoir sans en changer la longueur et de compléter la bibliographie. Quelques articles ont été remplacés par d’autres sur des sujets identiques ou voisins dans l’intention de rajeunir un peu l’équipe des collaborateurs. Mais l’introduction des entrées nouvelles dont il a été question plus haut exigeait que de la place fût dégagée pour elles. Comment choisir entre des articles qui étaient tous excellents ? Pas en fonction de leur valeur en tout cas : ont été supprimés les papiers de Claude Mossé («  Invention de la politique  ») et de Paul Cartledge («  Utopie et critique de la politique  »), qui sont très bons, mais qui s’éloignent un peu du but réflexif de l’ouvrage tel qu’il est défini par Jacques Brunschwig et Geoffrey Lloyd dans leur introduction. Ces deux articles sont, en effet, plus « factuels » que les autres et pourraient plutôt trouver leur place dans un ouvrage traitant du fait historico-culturel grec. C’est avec beaucoup de regret que l’article de John Dillon sur « L’être et les régions de l’être » a été sacrifié : je l’ai en quelque sorte fondu avec l’article « Physique » que j’avais rédigé pour la première édition, tant il est vrai que la question de l’être et celle de la nature sont liées dans le paysage intellectuel grec. Il a paru intéressant d’introduire un article sur ce mouvement de pensée très important que constituent les «  Socratiques  ». Ce fut au prix de la suppression de l’entrée «  Xénophon  » due à Donald Morrison. Le résultat de ces sacrifices est obvie : la nouvelle édition du Savoir grec peut être proposée dans une version brochée à un prix relativement bas, s’adressant ainsi à un public plus large que la première. Pierre PELLEGRIN, mai 2011

INTRODUCTION Sur notre sol en un pays lointain

Alpha, bêta, et les autres jusqu’à l’oméga : qui d’entre nous, pour peu qu’il ait fait connaissance avec l’alphabet grec, ne s’est amusé à écrire son nom avec ses caractères, à la fois si proches et si distants des nôtres ? Leur attrait pour nous ne se compare à aucun autre. Les inscriptions romaines sont belles et hautaines  ; leurs lettres ornent nos frontons républicains, et même les enseignes de nos boutiques. À l’extrémité du spectre graphique, les hiéroglyphes égyptiens nous contemplent du haut de leurs quarante siècles  ; les idéogrammes chinois nous fascinent par leur symbolisme et par l’énigme compliquée de leur dessin. L’alphabet grec, à mi-chemin de l’étrange et du familier, est à la bonne distance du nôtre, dont il est l’ancêtre lointain. Il nous dépayse, assez pour que nous n’ayons pas le sentiment d’être restés chez nous quand nous lui rendons visite. Il nous accueille et nous fait signe, assez pour ne pas nous faire tomber dans un abîme illisible. Mieux qu’une dissertation nouvelle sur l’éternelle actualité de la Grèce antique, mieux qu’une mise en garde de plus contre les mythes qui nourrissent ces dissertations, la parenté paradoxale des alphabets est une métaphore brève, mais

éclairante, de la relation complexe qui lie notre présent à un passé qui est aussi le nôtre, et qui ne cesse de l’habiter, visiblement ou invisiblement. Ce que l’on vient de dire de l’alphabet grec, on pourrait le redire, et avec plus de raison encore, de tout ce qui a été écrit avec ses lettres. Il nous a transmis, malgré des pertes sévères, d’innombrables textes, poèmes, mythes, histoires, tragédies, comédies, discours politiques ou judiciaires, discours d’apparat, dialogues, traités philosophiques, cosmologiques, médicaux, mathématiques, zoologiques, botaniques  ; ces textes inaugurent et nourrissent, par action directe, influence diffuse, réaction polémique, relecture et réinterprétation, toute la tradition de la pensée occidentale. Ici encore, l’impression de familiarité et le sentiment de la distance nouent leur jeu complexe  ; nous sommes sur notre sol en un pays lointain ; c’est dans notre chambre, ou dans notre antichambre, que nous voyageons, et pourtant c’est un véritable voyage que nous y effectuons. Toute notre réflexion passe, d’une certaine manière, par une réflexion sur les Grecs, et les implique à quelque degré. L’originalité imprenable des Grecs eux-mêmes est peut-être là : ils sont, par définition et par situation, les seuls qui n’aient pas les Grecs derrière eux. Sans doute leur culture n’est-elle pas née de rien, de même qu’ils ont emprunté aux Phéniciens le principe de leur alphabet. C’est pourquoi il ne faut pas regretter qu’au fameux «  miracle grec  », les historiens et les savants d’aujourd’hui substituent, avec une force de conviction croissante, des « Grecs sans miracle ». Mais ce que les Grecs peuvent devoir aux civilisations qui les précèdent, ils l’ont très tôt transformé, marqué de leur propre sceau, et retourné contre leurs créanciers, qui leur semblent représenter soit une civilisation à l’envers (l’Égypte prestigieuse et surprenante), soit même l’envers de la civilisation (la Mésopotamie

despotique et barbare). Comme tous ceux qui les suivront, ils réfléchissent sur les Grecs  ; mais ils le font comme personne, tout simplement parce que les Grecs, c’est eux. Leur pensée, comme celle du Dieu d’Aristote, est une pensée de la pensée. Ils n’ont pas attendu le « Connais-toi toi-même » socratique pour édifier une culture de la conscience de soi. Très tôt, leur mythologie, à peine codifiée par Homère et par Hésiode, fait naître ses propres critiques (un Xénophane, un Héraclite) et ses propres interprètes, allégoristes ou autres. Les cosmologies milésiennes se répondent, chacune visant à résoudre une difficulté laissée par la précédente. L’intimidant défi parménidien, qui risquait de tordre le cou à la physique, suscite presque aussitôt les répliques d’Empédocle, d’Anaxagore, des Atomistes. Socrate, déçu dans les espoirs qu’il avait mis dans la physique de ses devanciers, prend ses distances par rapport aux choses, et se tourne vers les discours. Platon transpose les mythes anciens  ; il interprète Socrate, il construit les conditions qui rendent Socrate possible et qui auraient rendu sa condamnation impossible. Aristote critique Platon, comme il critique la plupart de ses prédécesseurs, tout en cherchant à sauver ce qui, selon lui, le mérite. Épicuriens et Stoïciens disposent, en leur site historique, d’assez de recul pour aller chercher leurs maîtres, en deçà de Platon et d’Aristote, du côté de Démocrite et d’Héraclite. L’héritage de Platon se diffuse et se disperse en de multiples tendances, sur un clavier qui s’étend du scepticisme aux métaphysiques néoplatoniciennes. Le commentarisme, la critique des textes et l’accumulation des gloses, dont le début est étonnamment précoce, s’épanouissent largement au tournant de notre ère. Mais ce n’est pas tout. Plus frappant encore que ce retour critique que la culture grecque effectue sur ses étapes successives est le travail que chacun de ses artisans opère individuellement sur lui-

même. Pour les savants, les historiens, les philosophes, on ne saurait faire œuvre de savant, d’historien ou de philosophe, sans savoir, ou au moins sans se demander, à quelles conditions (intellectuelles, mais aussi morales et politiques) l’on peut faire de la science, de l’histoire, de la philosophie. Il est assez clair, à en juger par leurs œuvres, qu’il en va de même des sculpteurs, des architectes, des musiciens, des poètes dramatiques  : leur style n’est manifestement pas le fruit d’une pratique aveugle ou d’une tradition empirique du coup de main. Il n’est pas jusqu’à la cordonnerie qui ne s’enseigne ; les cuisiniers eux-mêmes revendiquent un statut d’auxiliaires conscients de la philosophie. Toute activité, toute perception, tout rapport direct à l’objet suscite des questions apparemment simples, mais aussi déconcertantes que celles adressées par Socrate à ses interlocuteurs, car elles provoquent une prise de distance, elles exigent que l’œil intellectuel modifie son accommodement par rapport à tout ce qu’il peut voir  : «  De quoi s’agit-il  ?  » «  Que cherches-tu au fond ? » « Que veux-tu dire au juste ? » « Comment sais-tu ce que tu viens de dire ? » Le Savoir grec  : si l’ouvrage que nous présentons sous ce titre a une ambition centrale, elle est sans doute de faire apercevoir cette dimension fondamentale de réflexivité qui nous paraît caractéristique de la pensée grecque, et qui lui donne encore maintenant sa valeur formatrice et sa puissance d’interrogation. Nous n’avons pas dit «  la science grecque  ». Nous n’avons pas dit non plus « la philosophie grecque », ni « la civilisation grecque ». Il existe sur tous ces sujets d’excellents ouvrages, parfois d’initiation, parfois de synthèse, que nous ne prétendons pas concurrencer. Nous n’avons pas voulu exposer, ni résumer, la totalité de ce que les Grecs ont su, ou cru savoir  ; nous ne ferons pas le décompte de leurs ignorances et de leurs lacunes. De même, nous n’avons souhaité ni

redoubler ni résumer les histoires de la philosophie grecque ; et l’on ne trouvera rien ici qui concerne directement l’art grec, la littérature grecque, la religion grecque. En choisissant notre titre, nous avons souhaité déplacer l’accent, remonter des produits aux processus qui les ont engendrés, des œuvres aux activités, des objets aux méthodes. Ce qui nous intéresse au premier chef, c’est cette aptitude typiquement hellénique à poser des questions qui sont à la fois « secondes », parce qu’elles se situent à un degré second par rapport à celles qui portent immédiatement sur le monde, les êtres qui le peuplent, les événements qui s’y déroulent, les activités qui le transforment, et «  premières  » ou «  primordiales  », parce qu’elles doivent logiquement être posées d’abord, et résolues d’une manière ou d’une autre une fois qu’elles ont été effectivement posées. On a parfois désigné comme «  le sophisme socratique  » l’idée qu’on ne pouvait dire si tel ou tel homme individuel était courageux ou non, tant qu’on n’était pas capable de dire universellement ce que c’est que le courage. Sophisme ou non, la pensée grecque trouve dans cette quête de lucidité ce qu’elle tient pour son exercice le plus radical. Le savoir, au sens où nous le prenons, n’est pas celui avec lequel commencent des expressions comme «  savoir que Socrate a été condamné à mort  » ou «  savoir que la diagonale du carré est incommensurable avec le côté ». Il représente plutôt celui qui est en facteur commun dans des expressions comme «  savoir ce que l’on dit », « savoir ce que l’on fait », « savoir ce que l’on veut ». Cette dimension du savoir grec, qui prend pour objets non seulement les savoirs du premier degré, mais aussi la vie, le langage, la production, l’action, nous paraît essentielle et caractéristique, et c’est sur elle que nous voudrions attirer l’attention et la réflexion du lecteur. Nous regarderons les Grecs se regarder eux-mêmes. Nous évoquerons non pas l’histoire telle qu’ils l’ont faite et subie, mais les

récits qu’ils s’en sont donné  ; non leur poésie, mais leur poétique  ; non leur musique, mais leur harmonique ; non leurs discours, mais leur rhétorique. Nous dirons quelles ont été leurs théories sur l’origine, le sens, les fonctions de la religion. Nous ne dirons rien de leur langue, mais l’on trouvera ici quelques-unes de leurs réflexions sur l’origine, les éléments, les formes du langage. Leurs institutions politiques seront évidemment mentionnées, mais dans le cadre d’une confrontation avec les idées et les théories à l’aide desquelles ils les ont pensées et justifiées. Lorsque nous aborderons des philosophes ou des savants individuels, des écoles philosophiques ou scientifiques, le rappel de quelques-unes de leurs principales doctrines nous aidera surtout à faire saisir aussi ce que signifient, pour les uns et pour les autres, l’acte de philosopher, l’élaboration d’une théorie, la présentation publique d’une doctrine. Ce livre s’organise en quatre grands chapitres. Le premier, «  Émergence de la philosophie  », pourrait paraître accorder, sur le seuil du «  savoir grec  », une place imméritée à la philosophie, au détriment de la science : tout le monde aujourd’hui s’accorde avec le vocabulaire courant pour dire que ceux que nous appelons les savants savent, alors qu’il faut sans doute être philosophe, et même d’une certaine espèce de philosophe peut-être en voie de disparition, pour penser que la philosophie est une forme du savoir. Mais cette coupure entre science et philosophie ne correspond nullement aux cadres conceptuels de l’Antiquité ; tout au plus s’indique-t-elle, avec bien des nuances, à l’époque hellénistique, où les savoirs spécialisés commencent à prendre quelque autonomie, non sans que la philosophie revendique encore le droit de leur fournir des principes et d’arbitrer leurs méthodes. Platon subordonne nettement les mathématiques à la dialectique  ; mais le vocabulaire dans lequel il exprime cette subordination, loin de laisser aux premières leur

qualification courante de « sciences », consiste au contraire à le leur disputer. Quant à Aristote, le mieux disposé pourtant à voir dans les sciences particulières un modèle sur lequel élaborer les critères de la pensée scientifique, il ne reconnaît à la physique que le statut d’une «  philosophie seconde  ». L’émergence de la philosophie, telle que nous l’avons décrite, est aussi l’émergence du savoir, et de la réflexion en général. Plusieurs articles dans ce premier ensemble (« Images et modèles du monde », « Mythe et savoir ») décrivent le fond, populaire et mythique, à partir duquel se détache la «  Figure du philosophe », si différente à tant d’égards de sa figure moderne et contemporaine. D’autres articles («  La nature et l’être  », «  La connaissance », « L’éthique ») offrent un premier et large balisage des principaux domaines dans lesquels cette émergence s’est accomplie. Dès ce premier chapitre se dessine ainsi, toutefois, la dimension critique de l’ouvrage entier : essayant d’éviter à la fois les pièges de l’historicisme et ceux de la philosophia perennis, nous voulons présenter ici une mise en perspective de notre objet, inévitablement rapportée à un point d’observation moderne, et soucieuse de mesurer l’héritage que le savoir grec a légué à sa postérité, l’usage que celle-ci en a fait, les continuités et les discontinuités qu’a engendrées ce rapport complexe entre héritage et héritiers –  le moindre paradoxe de la situation n’étant pas le fait que, dans l’héritage même, les héritiers ont trouvé entre autres la possibilité et la manière de devenir à leur tour de libres producteurs de savoir et de pensée. Le deuxième chapitre fait un sort particulier, que l’on comprendra aisément, à la politique : 1’« invention » de la politique n’est-elle pas, avec celle de la philosophie et des mathématiques, l’une de celles que l’on dispute le moins à la Grèce ancienne  ? Ici encore, sans doute, l’invention n’est pas une parthénogenèse  : de

même qu’il y a eu des mathématiques égyptiennes et babyloniennes, mais que les mathématiques grecques se caractérisent par une manière spécifique de procéder par définitions et démonstrations articulées, de même il y a eu, ailleurs qu’en Grèce, des institutions et des pratiques de pouvoir, des analyses politiques, des réflexions sur l’État, sur les relations entre gouvernants et gouvernés, sur la nature de l’ordre politique. Mais ce qui distingue la Grèce reste la formation et l’organisation de la cité, la pratique du débat public, les procédures de la décision en commun, l’écriture et la publicité des lois, et, sur le plan de l’analyse politique, un style de justification et d’argumentation qui ressemble, quelle que soit l’orientation causale que l’on veut privilégier, à celui qui s’est dégagé dans les champs de la philosophie et de la science. De cette invention de la politique, nous avons moins retenu ici la naissance historique des cités et le développement de leurs institutions que tout ce qui concerne la réflexion sur ces événements et la justification théorique et pratique de ces institutions, la définition des divers « rôles » entre lesquels se partagent l’action et la pensée politiques (« Figures du politique »), la confrontation parfois très ouvertement conflictuelle (les Grecs, Simone Weil l’a dit, n’ont pas l’hypocrisie satisfaite des Romains), parfois harmonieuse, entre les pratiques de la vie civique et l’idéologie dont elles se parent (« L’homme est un animal politique », «  Utopie et critique de la politique  »), les débats qui naissent à la frontière de la pensée et de la participation aux affaires publiques, et qui mettent en jeu la question toujours renouvelée de l’« engagement » ou du « désengagement » du sage par rapport à la cité qui est la sienne («  Le sage et la politique à l’époque hellénistique »). Le troisième chapitre, «  La recherche et les savoirs  », propose d’abord quelques vues d’ensemble sur les cadres institutionnels et

conceptuels dans lesquels s’inscrit l’extraordinaire explosion d’un désir de savoir qu’Aristote considérera comme naturellement implanté dans le cœur de tous les hommes. En seconde partie de ce chapitre, on trouvera une série d’articles sur les différentes branches du savoir (y compris ce qui nous apparaît, à nous, comme des pseudo-savoirs). Nous les avons rangés dans l’ordre alphabétique, depuis l’«  Astronomie  » jusqu’aux «  Théories du langage  », plutôt que d’adopter un ordre plus conforme à la classification ou aux diverses classifications qui ont eu cours chez les penseurs grecs euxmêmes : assurément l’agenda des théoriciens, c’est-à-dire l’ensemble ordonné des questions auxquelles une doctrine présentable se devait d’offrir des réponses, depuis la formation du monde jusqu’à l’origine de l’homme, de sa culture et de ses institutions, s’était dans ses grandes lignes fixé très tôt, et il a manifesté pendant plusieurs siècles une sorte de constance assez étonnante. Cependant, cet agenda s’est enrichi, diversifié et modifié de multiples manières, et les classifications proposées ont rarement manqué d’être discutées  ; certaines disciplines, comme la « Logique », n’ont fait leur véritable apparition que bien après les premiers temps de la pensée grecque ; d’autres, comme la «  Médecine  », ou encore 1’« Harmonique  », ont été rapidement traversées de débats qui portaient justement sur l’intérêt qu’elles avaient à se rattacher au tronc commun des théories philosophiques et scientifiques générales, ou au contraire à rompre les attaches avec lui. Tout compte fait, il nous a paru préférable de nous en tenir à la sécurité naïve de l’ordre alphabétique. Le chapitre final est, avec le troisième, celui qui rapproche le plus notre ouvrage d’un dictionnaire. On y trouvera une série d’articles consacrés aux principaux philosophes et savants, ainsi qu’aux principales écoles et courants durables de pensée. Le choix a été nécessairement difficile, parmi tant d’individualités glorieuses et

singulières. Le nôtre est assurément plus restreint que celui de Diogène Laërce dans ses Vies et opinions des philosophes illustres ; mais il descend plus loin le cours du temps, et il fait place à des savants et à des historiens aussi bien qu’à des philosophes. L’on pourra trouver, en allant au-devant de nos propres remords, que nous avons été injustes envers quelques-uns, comme Xénophane, les Sophistes autres que Protagoras, Eudoxe de Cnide, Théophraste ; mais il fallait bien faire un choix, et toute sélection reflète des jugements auxquels il est toujours possible de faire des objections. Du reste, la plupart des penseurs ou des savants auxquels il n’a pas été possible de consacrer une section à part sont évoqués, eux et leurs œuvres, par tel ou tel autre article, où l’Index général permettra de les retrouver. Les bibliographies aideront aussi à remédier aux inconvénients inévitables de la sélection et de la dispersion. Un mot, enfin, sur le choix des auteurs auxquels nous avons demandé leur contribution. Responsables de l’ensemble et de sa mise en œuvre, les signataires de cette présentation sont heureux et fiers que leur association puisse modestement symboliser l’alliance entre deux des hauts lieux de la recherche moderne en histoire de la pensée ancienne, Cambridge et Paris  ; davantage encore, ils sont heureux et fiers d’avoir travaillé toute leur vie, chacun à sa manière, avec la conviction que la différence des traditions, des méthodes, des instruments d’analyse et de recherche entre le monde anglo-saxon et le monde latin n’empêchait nullement le contact, l’échange, la discussion profitable, et finalement la production d’une œuvre commune. Cet ouvrage devrait témoigner en ce sens. Les auteurs auxquels nous avons fait appel, britanniques ou américains, italiens ou français, ont tous contribué aux progrès considérables qu’ont accomplis, depuis quelques décennies, la connaissance et la compréhension du monde intellectuel de la Grèce ancienne. Ils ont

chacun leur personnalité, que nous ne leur avons pas demandé de gommer  ; leur liberté d’appréciation et de jugement a été volontairement respectée. C’est aussi en ce sens, en quelque sorte démultiplié, que cet ouvrage porte le sous-titre de «  Dictionnaire critique ». Nous l’avons dit, le regard des Modernes sur les Grecs se regardant eux-mêmes reste évidemment, et délibérément, un regard nôtre, qui met ses objets en perspective à partir d’un point de vue contemporain, et qui mesure sous cet angle les distances, les proximités, les écarts et les dettes. Mais ce regard nôtre ne peut être, et ne sera certainement jamais, un regard entièrement unifié  : les chercheurs contemporains, en raison parfois de la différence des champs particuliers où ils exercent leur activité, parfois aussi de la diversité de leurs options générales, n’interprètent pas et n’apprécient pas nécessairement tous de la même manière notre rapport au « savoir grec ». Nul n’est en position de leur prescrire de suivre le dernier cri, ou de se conformer à l’avant-dernière mode  ; aurions-nous eu ce pouvoir, par extraordinaire, nous nous serions bien gardés d’en faire usage. Nous remercions nos collaborateurs d’avoir accepté d’écrire leurs articles dans un style qui n’est pas toujours celui auquel ils sont habitués. Nous savons quel déchirement c’est, pour un savant et pour un universitaire conscient de ses responsabilités scientifiques, de renoncer aux notes de bas de page et aux références érudites. Mais nous avons délibérément préféré nous adresser à des auteurs pour lesquels ces renoncements seraient douloureux, plutôt qu’à d’autres qui n’en auraient pas été autrement bousculés dans leurs habitudes. Jacques BRUNSCHWIG, Geoffrey E.R. LLOYD, 1996

I ÉMERGENCE DE LA PHILOSOPHIE

Figures du philosophe

La philosophie est un phénomène historique. Elle émerge dans un certain contexte, à partir d’un besoin ressenti pour la première fois dans ce contexte : celui d’être en possession d’un certain type de réponses à certaines questions, par exemple des questions relatives à l’origine du monde tel que nous le connaissons. Il serait évidemment très effrayant de vivre dans un monde où le comportement des choses, notamment s’il affecte notre vie, nous serait complètement inintelligible. La tradition fournissait des réponses à de telles questions, et les diverses traditions en fournissaient même plus d’une ; mais ces réponses ne s’accordaient pas entre elles. Lorsqu’on se rendit compte de la diversité des traditions et de leurs conflits, les réponses qu’elles offraient commencèrent à ne plus satisfaire le besoin de sentir que l’on comprenait convenablement le monde, la nature, l’organisation sociale et politique dans lesquels on vivait, et les raisons pour lesquelles les communautés et les individus agissent comme ils le font. Il fallait désormais des réponses d’un autre type, des réponses que l’on pouvait défendre, dont on pouvait montrer qu’elles étaient supérieures à leurs concurrentes, dont on pouvait persuader les autres, de manière à rétablir une sorte de consensus.

Beaucoup de temps et d’efforts furent nécessaires avant de parvenir à une pratique établie et à une discipline destinées à procurer de telles réponses. Mais une fois constituée la discipline philosophique, un mouvement naturel l’amena à répondre à deux ensembles différents de besoins ou d’exigences  : les exigences externes qui dès l’origine lui avaient donné naissance, mais aussi des exigences internes concernant ce qui peut être compté comme acceptable ou correct dans les termes de cette discipline. Ces deux types d’exigences ou de besoins allaient assurer à la discipline son développement dans le temps. Avec l’évolution de la culture, les besoins externes allaient changer, de même que la discipline ellemême, dans la mesure où elle continuait à leur répondre. Mais les exigences internes allaient aussi la contraindre à évoluer  : les réponses nouvelles allaient susciter de nouvelles questions, et les réponses qui leur étaient faites pouvaient obliger à réviser les réponses apportées aux questions antérieures. Ainsi, la pratique de la philosophie connaîtra une évolution complexe, d’autant que les deux ensembles d’exigences ou de besoins pouvaient s’écarter ou même entrer en conflit. Une fois acquises une force ou une vie propres, et une certaine dose d’autonomie, la philosophie et ceux qui la pratiquent peuvent même plus ou moins oublier les besoins externes qui lui avaient donné naissance. Pour toutes ces raisons, la philosophie s’est considérablement transformée avec le temps. Non seulement questions et réponses changent, mais aussi les exigences auxquelles doivent satisfaire les réponses acceptables. En fait, la conception tout entière de l’entreprise se transforme subtilement, au fur et à mesure que les philosophes tentent de répondre à des besoins externes et à des exigences internes qui évoluent les uns et les autres. Ce changement de conception affecte naturellement leur pratique de la philosophie.

Aujourd’hui, quand nous étudions la philosophie ancienne, nous sommes guidés par notre conception actuelle de l’entreprise philosophique. Nous pouvons ainsi perdre facilement de vue que les philosophes anciens que nous étudions avaient de leur activité une conception très différente. Aussi avons-nous (même dans les histoires de la philosophie ancienne) une image très déformée de ce qu’ils faisaient et disaient. Si nous consultons par exemple des exposés modernes pour nous informer sur Euphratès, Apollonios de Tyane ou Dion de Pruse, l’existence de ces personnages est à peine mentionnée, et peut-être uniquement pour avoir l’occasion de se demander s’ils étaient véritablement des philosophes. Rien ne permet de se rendre compte qu’ils étaient selon toute apparence les philosophes les plus renommés et les plus respectés de leur époque, au tournant du Ier et du IIe  siècle. Les remarques qui suivent auront pour but d’esquisser, au moins très sommairement, l’image que les Anciens eux-mêmes avaient de la philosophie et de ceux qui la pratiquaient. Le sujet est vaste  : pour le traiter à fond, il faudrait étudier comment la conception que l’on avait du philosophe trouvait son expression dans les statues et les bustes, érigés à partir du ~IVe siècle dans des lieux publics ou privés par des philosophes ou des nonphilosophes, ou dans les reflets que l’on trouve de cette conception dans la littérature à partir de la fin du ~Ve  siècle, ou encore dans la législation impériale de l’Antiquité tardive. Une grande partie de cette documentation indique également comment les besoins que les penseurs cherchaient à satisfaire étaient ressentis comme des besoins sociaux. Mais je me bornerai ici à esquisser, en termes relativement abstraits, la conception que les philosophes eux-mêmes avaient de leur entreprise, et son évolution.

Le mieux est sans doute de commencer par le terme même de philosophos, et les termes apparentés. Ce terme appartient à une grande famille d’adjectifs, également utilisés comme noms, formés du préfixe «  philo-  » précédant un nom  ; ces formations sont particulièrement fréquentes au tournant du ~Ve et du ~IVe  siècle. Elles servent à caractériser un homme dans la vie duquel la chose désignée par le nom joue un rôle particulièrement grand et suscite un fort intérêt. Ainsi, un philotimos est quelqu’un qui est motivé, à un degré remarquable et tout à fait inhabituel, par le souci des honneurs. De même, un philosophe est quelqu’un qui, dans ses actions et dans sa vie, est influencé à un degré inhabituel par le souci de la sagesse. Bien sûr, on peut montrer un tel souci sans être un philosophe, sans appartenir à un groupe distinct et identifiable de gens appelés «  philosophes  », engagés dans une entreprise spéciale portant le nom de « philosophie ». De fait, dans ses emplois les plus anciens, le mot philosophos et les termes apparentés ne semblent pas se référer à un groupe distinct de personnes, ni à une entreprise distincte. Si l’on peut se fier à une citation de Clément d’Alexandrie, Héraclite aurait dit que ceux qui aspirent à la sagesse (philosophoi andres) doivent être des chercheurs (histores) dans un grand nombre de domaines. D’après les fragments B  40 et 129, il est clair qu’Héraclite ne pense pas qu’il suffit de savoir beaucoup de choses (polumathiè) pour être un sage ; mais il pense qu’on ne devient pas un sage si l’on ne se donne pas la peine, contrairement à ce que font généralement les gens, d’essayer de s’informer sur un grand nombre de choses. Hérodote n’a pas la philosophie en tête quand il fait dire par Crésus à Solon qu’il a dû voyager en pays lointain philosopheôn, «  par amour de la sagesse  ». Solon ne se déplace pas en homme d’affaires, ni en ambassadeur politique ; il pratique l’historia au sens où Héraclite la recommande à ceux qui aspirent à la sagesse, en

essayant de s’informer sur les autres parties du monde, les autres nations, leurs coutumes et leurs institutions, leur manière de comprendre les choses. Thucydide ne veut pas non plus faire dire à Périclès, dans son « Oraison funèbre » (II, 40), que les Athéniens sont des philosophes, quand il lui fait déclarer qu’ils se distinguent parmi les Grecs par leur souci de la sagesse (philosophoumen). C’est dans les dialogues de Platon que nous rencontrons pour la première fois le mot « philosophe » dans l’emploi qui deviendra plus tard familier, pour se référer aux philosophes. Il y apparaît si souvent, ainsi que les termes apparentés, que nous sommes tentés de penser que le terme doit être entré dans l’usage à la fin du ~Ve siècle ; peut-être Socrate l’employait-il déjà. Il revêt en tout cas, à partir de Socrate, un sens très précis, qui va bien au-delà de l’idée vague d’un homme remarquablement soucieux de sagesse. À partir de ce moment au moins, les philosophes ont une conception très déterminée de la philosophie, qui comporte les principes suivants : –  la sagesse est un certain type de savoir, qui est au moins la condition nécessaire décisive, sinon suffisante, pour la vie bonne. Être un philosophe, ce n’est donc pas seulement montrer un souci inhabituel de la sagesse ; pour un philosophe, la sagesse devient un souci qui l’emporte et doit l’emporter sur tout autre. Socrate, à cet égard comme à d’autres, devient le paradigme du philosophe. Chez lui, comme on le sait, le souci de la sagesse l’emporte sur celui de son métier, de sa famille, et finalement de sa vie. Étant donné la difficulté qu’il y a à être sage, le souci dominant de la sagesse laisse peu de place à des soucis concurrents. Idéalement, il transforme la vie entière. La philosophie n’est pas quelque chose à quoi l’on pourrait, en tant que philosophe, s’attacher comme à une carrière, ou comme à un intérêt parmi plusieurs autres ;

– non seulement la sagesse, pour un philosophe, est un souci qui l’emporte sur tout autre, mais encore, jusqu’à l’Antiquité tardive, quand les chrétiens et d’autres contesteront une telle prétention, un philosophe estimera que la seule manière de s’en soucier qui permette de devenir un sage est celle du philosophe. Ces deux principes pris ensemble reviennent à prétendre implicitement que pour atteindre la vie bonne, pour devenir un homme de bien, pour être sauvé, il faut être philosophe. Sur ce point, à partir de Socrate, les philosophes sont d’accord. Leurs différences tiennent à leur manière d’identifier la sagesse, à leur position sur la question de savoir si la sagesse est une condition nécessaire, ou également suffisante, pour la vie bonne, et à leur façon de concevoir comment un philosophe doit travailler à atteindre la sagesse. En ce sens, leurs conceptions de l’entreprise philosophique étaient diverses. Plus précisément, nous pouvons retracer en grand détail, à partir de Socrate, l’évolution du concept de philosophie, les philosophes en étant venus à développer des vues différentes sur la nature de la sagesse et sur la façon de l’atteindre. Mais avant d’aborder ce point, il nous faut remonter, au moins brièvement, jusqu’aux Présocratiques. Avec quelque hésitation, nous avons tendance à faire commencer la philosophie avec Thalès et les Milésiens. Ainsi faisait déjà Aristote, de même que la doxographie ancienne qui dépend de lui. Mais cette façon de voir les choses est très largement le produit d’une histoire rétrospective  : c’est a posteriori que nous pouvons voir en Thalès le créateur d’une tradition qui contribua ensuite à la formation de la discipline désignée plus tard sous le nom de philosophie. En fait, c’est le point de vue d’Aristote, plutôt tendancieux, unilatéral et peu représentatif, tel qu’il s’exprime par exemple dans la Métaphysique, qui fait de Thalès un candidat plausible au titre de premier

philosophe. Selon ce point de vue, la sagesse (sophia) est avant tout sagesse théorique, qui se soucie principalement de saisir les principes ultimes de la réalité ; Thalès et ses successeurs, contraints pour ainsi dire par la vérité elle-même, s’avançaient lentement dans la direction de la position d’Aristote lui-même. Mais il serait évidemment naïf de croire que Thalès s’était fixé comme but de découvrir une discipline nouvelle, ou d’identifier les principes ultimes de la réalité, inaugurant ainsi une discipline inédite. Outre bien d’autres choses, il avait essayé de donner une nouvelle explication, et dans une certaine mesure un nouveau type d’explication, de l’origine du monde tel que nous le connaissons. En fait, nous devons nous demander, d’une façon générale, jusqu’à quel point ceux que nous désignons, par habitude, comme les philosophes présocratiques se considéraient eux-mêmes, et se laissaient considérer par leurs contemporains, comme formant un groupe distinct, lancés dans cette entreprise distincte qui prendra plus tard le nom de « philosophie ». Ce qui doit nous faire hésiter est qu’avant la fin du ~Ve siècle, il n’y avait même pas de mot pour dire « philosophe ». Le terme de « philosophe » n’est entré dans l’usage pour désigner les philosophes que peu avant Platon. Il est vrai que les Anciens, quand ils évoquaient l’origine des termes « philosophe » et « philosophie », les attribuaient à Pythagore (Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, I, 12  ; Cicéron, Tusculanes, V, 8-9). Mais, pour ce faire, ils s’appuyaient certainement sur un passage d’une œuvre perdue d’Héraclide Pontique ; ce disciple d’Aristote ne pouvait s’autoriser que de quelque récit sur Pythagore, qui se rattachait manifestement à la légende pythagoricienne déjà florissante. Il n’y avait pas non plus d’autre terme qui aurait pu être utilisé pour désigner les philosophes. Diogène Laërce manifeste quelque conscience du problème qui se pose même si nous

supposons, à tort, que Pythagore avait introduit le terme de «  philosophe  ». Il dit que les philosophes étaient appelés «  sages  » (sophoi) ou «  sophistes  ». Il est exact que certains Présocratiques, comme Thalès, étaient appelés «  sages  », ou même rangés dans la liste canonique des Sept Sages. Mais tous n’étaient pas nommés ainsi, et ceux qui l’étaient partageaient cette épithète honorifique avec d’autres, poètes, rhapsodes, législateurs ou hommes d’État. Les philosophes auraient hésité à se considérer eux-mêmes comme des sages. Quant au terme de « sophiste », il était employé pour désigner quelqu’un qui, grâce à ses propres efforts, avait acquis un titre à se voir reconnaître quelque espèce de sagesse. On avait tendance à considérer la sagesse comme le fruit d’une expérience longue et souvent pénible, quelque chose qui naissait en soi si l’on était capable d’apprendre et d’observer  : aussi le terme même de «  sophiste  » pouvait-il comporter des connotations négatives en s’appliquant à quelqu’un qui prétendait qu’il existait un raccourci vers la sagesse, et même qu’une instruction appropriée pouvait y conduire. Mais à l’origine, ce terme avait une connotation positive, qu’il garda jusque chez Platon et plus tard encore. Hérodote appelle «  sophiste  » Pythagore  ; Diogène d’Apollonie nomme ainsi ses prédécesseurs  ; et l’auteur de L’Ancienne Médecine paraît se référer deux fois aux philosophes de la nature sous le nom de « sophistes ». Mais il est également vrai, comme le remarque déjà Diogène Laërce, que le terme de «  sophistes  » n’était pas réservé à ceux que nous appelons des philosophes ; il pouvait désigner des poètes (Pindare, Isthmiques, V, 28) ou des hommes d’État comme Solon (Isocrate, Antidosis, XV, 313). Le fait qu’avant la fin du ~Ve siècle il n’y ait pas eu de mot spécial pour désigner les philosophes suggère fortement que, jusqu’à cette époque, ceux-ci ne se considéraient pas (et n’étaient pas considérés) comme formant un groupe distinct. Cette

impression se renforce si nous lisons les fragments des Présocratiques pour voir à quel groupe de personnes ils veulent être comparés, et avec lequel ils rivalisent. Xénophane et Héraclite, en particulier, se réfèrent souvent nommément à d’autres  ; le premier mentionne Homère, Hésiode, Simonide, Épiménide, Thalès et Pythagore  ; le second Homère et Hésiode, mais aussi Archiloque, Hécatée de Milet, Bias de Priène, Thalès, Pythagore et Xénophane. Tous ces hommes ont la réputation d’être sages, ou au moins ont ou prétendent avoir le droit d’être écoutés et entendus  ; ce sont indistinctement des poètes, des hommes d’État, et des gens que nous appelons des philosophes. Ces références suggèrent que ceux que nous appelons ainsi se considéraient, et étaient considérés par les autres, comme des hommes soucieux de sagesse en un sens aussi vague que large, qui leur permettait de se comparer, et même de rivaliser, avec des poètes, des politiciens, des législateurs. Nous pouvons nous faire une idée de la sagesse à laquelle ils aspiraient et qui leur valait leur réputation en considérant le cas de Thalès, qui fut, selon Démétrios de Phalère, le premier qu’on appela un « sage » (Diogène Laërce, I, 22). Hérodote nous raconte trois histoires qui nous donnent quelque idée de l’image que l’on se faisait de sa sagesse : – Thalès réussit, dit-on, à prédire l’éclipse de soleil de mai ~585, qui se produisit précisément au moment où Mèdes et Lydiens en venaient aux mains, et que l’on aurait donc été tenté de considérer comme un mauvais présage ; –  il conseilla aux Ioniens de former une communauté politique unique, ayant son assemblée à Téos, vu sa situation centrale  ; ce conseil, s’il avait été suivi, aurait pu éviter le retour de la domination perse ;

–  quand Crésus éprouva des difficultés pour franchir le fleuve Halys avec ses troupes, Thalès résolut ingénieusement le problème en détournant le cours du fleuve. La sagesse paraît être conçue ici comme quelque chose qui se manifeste de façon pratique. Les intuitions politiques de Thalès sont soulignées  ; la performance théorique que suppose la prédiction d’une éclipse ne l’est pas ou presque pas. Si Thalès n’avait pas été réputé capable de prédire l’éclipse et si celle-ci n’avait pas coïncidé, comme un mauvais présage, avec la bataille, Hérodote n’aurait guère vu de raison de se référer, fût-ce indirectement, aux efforts faits par Thalès pour acquérir une compréhension théorique du monde. Il n’y a pas de raison non plus de supposer que Thalès lui-même aurait voulu nier que la sagesse se manifeste de façon pratique, et qu’il aurait conçu celle à laquelle il aspirait comme étant entièrement une affaire d’intelligence théorique. Bien que les successeurs de Thalès aient pu avoir une conception plus complexe de cette sagesse et du souci qu’ils en avaient (ce qui est sûrement le cas d’Héraclite, par exemple), il semble bien qu’ils aient tous continué à penser à la sagesse qu’ils poursuivaient comme à quelque chose qui avait une importance pratique considérable, comme on le voit dans le cas d’Empédocle ou dans celui de Démocrite. Un personnage aussi tardif que Démocrite croyait encore que le rôle qu’il avait choisi de jouer n’impliquait pas seulement l’élaboration d’une théorie atomistique, mais aussi la formulation d’un très grand nombre d’énoncés gnomiques de caractère « éthique ». Mais il est également frappant de voir que Démocrite n’a pas encore une idée bien précise des rapports entre les aspects théoriques et les aspects pratiques de la sagesse, ni une conception de l’entreprise philosophique qui impliquerait un effort pour développer à la fois une théorie de la

réalité et une théorie éthique. En fait, Démocrite ne présente pas une théorie : il offre uniquement des réflexions de sagesse morale. En revanche, nous devons reconnaître aussi que les Présocratiques, de Thalès à Démocrite, ont considéré comme une partie de leur souci général de sagesse d’essayer de fournir un compte rendu de la réalité, une théorie de la nature, ce qui finit par prendre corps sous la forme d’une entreprise généralement reconnue à laquelle ils pensaient eux-mêmes se rattacher. Ils en vinrent ainsi, progressivement, à être considérés comme formant un groupe à part. Le premier usage conservé du terme philosophia semble se trouver dans L’Ancienne Médecine (chap.  XX)  ; il s’y réfère au type d’activité dans lequel étaient engagés Empédocle et d’autres investigateurs de la nature. Mais, auparavant, il n’aurait pas été aussi clair que telle était la raison pour laquelle les philosophes formaient un groupe à part. Après tout, Hésiode et Phérécyde de Syros proposaient eux aussi une explication du monde et de son origine  ; et des philosophes comme Parménide ou Empédocle se présentaient euxmêmes comme animés d’une inspiration poétique. Rappelons-nous aussi que la clarté avec laquelle cette tradition théorique en est venue à se détacher distinctement est largement due à une histoire rétrospective et à la transmission sélective de la documentation. Si nettement qu’émerge cette tradition au ~Ve  siècle, il semble également clair que c’est une tradition orientée non vers la sagesse théorique, mais vers une sagesse conçue de façon beaucoup plus large, au sein de laquelle l’effort pour parvenir à une compréhension théorique du monde n’est qu’une partie, aussi cruciale soit-elle. Si nous mettions l’accent sur la tradition orientée vers une compréhension théorique du monde au point de ne pas voir que ceux qui s’engageaient sur cette voie se sentaient attirés par une sagesse entendue de façon beaucoup plus large, nous trouverions

malaisé de comprendre comment Socrate a pu se voir lui-même (et être considéré) comme appartenant à une tradition qui remontait aux Milésiens. En fait, nous risquerions de considérer comme un accident historique que la philosophie ait émergé comme une discipline unique, comportant une partie théorique et une partie pratique, plutôt que comme deux disciplines indépendantes, l’une dans la tradition de Thalès, orientée vers une compréhension théorique du monde, et l’autre inaugurée par Socrate, tournée vers une compréhension pratique de la manière de vivre bien. Il est difficile de déterminer la vérité historique à propos de Socrate. D’après les témoignages de Platon et de Xénophon, Socrate identifiait la sagesse avec la connaissance de ce qu’il faut savoir pour vivre bien : le bien, le mal, et les sujets connexes. Plus précisément, Socrate paraît avoir pensé que ces sujets connexes constituent, précisément à cause de leur connexion, l’objet d’un ensemble systématique de vérités, donc d’une discipline ou d’un «  art  », qui sera appelé plus tard l’«  éthique  » ou «  art de vivre  ». Ce qui est nouveau ici, c’est qu’à la place de réflexions morales isolées, comme celles que nous trouvons plus tôt chez les Présocratiques ou chez les poètes, à la place aussi du type d’«  art  » que Platon attribue par exemple à Protagoras dans le dialogue qui porte son nom, Socrate suggère l’idée d’une discipline systématique fondée sur l’intelligence du bien, du beau, du pieux, du courageux, et de leurs relations réciproques. C’est la connaissance et la compréhension de ces sujets qui constituent la sagesse, précisément parce que de cette compréhension dépend le type de vie que nous menons. Par contraste, si nous nous fions à ce que Platon écrit par exemple dans le Phédon et dans l’Apologie, Socrate tourne le dos à la tradition de recherche d’une explication théorique de la réalité, qui ne contribue pas à la sagesse, soit parce que son élaboration est au-dessus de nos

forces, soit en tout cas parce qu’elle ne contribue pas à la sagesse telle que Socrate l’entend, à notre compréhension du bien et de ce qui l’accompagne. En ce point crucial de l’histoire de la philosophie, au moment où les philosophes ont fini par se considérer clairement comme un groupe distinct, engagé dans une activité singulière, au moment où Socrate propose une certaine conception de cette activité qui constituera le point de départ historique dont dérivent les conceptions ultérieures de la philosophie, celle-ci est conçue comme une entreprise pratique, et cela en un double sens. Tout d’abord, l’intérêt de Socrate pour la connaissance constitutive de la sagesse n’est pas un intérêt théorique, mais un intérêt né de l’idée que s’il y a quelque chose dont on doive se préoccuper, c’est de sa propre vie, et qu’il existe tout un corps de vérités à connaître à propos de la manière dont on devrait vivre si l’on veut vivre bien. C’est dans la mesure où Socrate peut estimer que l’intérêt des Présocratiques pour la sagesse avait toujours été également d’ordre pratique qu’il peut se considérer comme le continuateur d’une longue tradition, fût-ce sous une forme profondément révisée. Ensuite, malgré son intellectualisme extrême (c’est-à-dire son idée que notre conduite est entièrement déterminée par nos croyances, en particulier par nos croyances relatives au bien et aux sujets connexes), la vie de Socrate semble avoir été marquée par un ascétisme exceptionnel  ; cela suggère fortement que, selon lui, les croyances que nous adoptons ou que nous rejetons ne dépendent pas d’une argumentation purement rationnelle, mais que, précisément parce que certaines de nos croyances sont profondément encastrées dans notre manière de sentir et de nous conduire, notre disponibilité à les accepter ou à les rejeter rationnellement, notre ouverture à l’argumentation rationnelle, dépendent aussi de notre mode de comportement et de la façon dont nous le contrôlons.

À partir de Socrate, donc, tous les philosophes antiques ont conçu la philosophie comme ayant une portée pratique, en ce sens qu’elle a pour motivation le souci d’une vie bonne et qu’elle implique un intérêt pour la manière effective dont on vit et dont on ressent les choses. Mais leur manière de comprendre ce point différait grandement. L’important est ici de signaler qu’un petit nombre seulement de philosophes, comme le Stoïcien Ariston et la plupart des Cyniques, ont accepté la conception étroite que Socrate se faisait de la sagesse, l’identifiant avec un certain type de savoir éthique. Platon, déjà, rejeta cette conception étroite, et donc l’identification de la philosophie avec la philosophie morale. On peut voir aisément pourquoi : –  Socrate, semble-t-il, prenait appui sur une notion bien spécifique de l’âme, comme ce qui guide notre conduite, ce dont la santé et le bien-être doivent par conséquent être l’objet de notre premier souci. Son intellectualisme extrême paraît s’appuyer sur une identification de l’âme avec l’esprit ou la raison, de sorte que nos désirs se révèlent être des croyances d’un certain type ; –  il posait en principe qu’il existe objectivement quelque chose comme le juste et le pieux ; –  il posait également en principe qu’il existe objectivement quelque chose comme le bien, que nous pouvons identifier en réfléchissant sur la façon dont les gens agissent et sur ce qui les fait aller bien ou mal. Mais les deux premiers principes, pour pouvoir être soutenus, présupposent une explication de la réalité, qui nous permette de comprendre les êtres humains, leur constitution, le rôle que l’âme joue dans l’élucidation de leur conduite, et aussi d’expliquer quel type d’entités le juste et le pieux sont censés être. Quant au troisième

principe, on peut se demander si le bien n’est pas une caractéristique globale ou universelle, en ce sens que d’une manière très générale, les choses doivent être comprises par référence au bien, de sorte que l’usage du mot « bien » dans le domaine des affaires humaines est à comprendre comme un cas spécial par rapport à un usage beaucoup plus large du terme. C’est pour des raisons de ce genre que Platon en est venu à penser qu’il fallait insérer l’éthique dans une explication théorique de la réalité, capable de lui servir de support. Nous obtenons ainsi une conception plus large, mais encore précise, de la sagesse, qui implique à la fois une compréhension théorique de la réalité et un savoir pratique de ce qui importe dans la vie. Cette démarche fait apparaître la philosophie, telle que Platon la conçoit, comme une clarification et une détermination plus précise de l’entreprise des Présocratiques  ; elle nous permet de distinguer clairement le philosophe du poète et de l’homme d’État. D’après ce qui précède, on pourrait penser que le besoin d’une compréhension théorique du monde est entièrement dû au fait que notre savoir pratique concernant la manière dont il faut vivre doit se fonder sur une telle théorie. C’est ainsi que les Épicuriens et les Stoïciens verront les choses. Mais l’ordre de priorité relative entre la partie théorique et la partie pratique de la sagesse est inverse chez Platon et ses successeurs, en vertu de leur conception particulière de l’âme. Selon eux, l’âme préexiste au corps ; elle n’est jointe à lui que de façon temporaire. Elle a ainsi deux vies, et deux ensembles de préoccupations. Sa préoccupation propre est de vivre dans la contemplation de la vérité. Mais dans son union au corps, elle a aussi à se soucier des besoins de celui-ci. Ce faisant, elle s’oublie facilement, elle et ses besoins propres ; elle s’embrouille aisément, au point de faire siens les besoins du corps. Savoir comment vivre bien, c’est savoir comment vivre de manière que l’âme soit à nouveau

libre de voir clairement et de se préoccuper de ce qui la concerne : la contemplation de la vérité. Nous assistons ainsi à une inversion extrêmement complexe du poids relatif de la compréhension théorique de la réalité et du savoir pratique concernant la manière dont il faut vivre. C’est la compréhension de la réalité, et du rôle que l’âme y joue, qui sauve notre âme en lui rendant, autant que faire se peut en cette vie, son état naturel, à savoir la contemplation de la vérité. Aussi la vie bonne implique-t-elle crucialement, comme une partie de la manière dont on vit, la contemplation de la vérité. Mais en pratiquant la manière correcte de vivre, on aura aussi le moyen de permettre à l’âme de se libérer du corps, de voir la vérité, et de s’absorber dans sa contemplation. Aristote ne partage pas avec Platon la conception dualiste de l’âme. Cependant, il conçoit les êtres humains de telle façon que pour lui une vie vraiment humaine est une vie rationnelle ; une vie parfaitement humaine implique donc la perfection de la raison. Cette perfection enveloppe non seulement l’acquisition de la sagesse pratique qui gouverne la conduite de la vie, mais aussi celle de la compréhension théorique du monde, non seulement parce que la sagesse pratique requiert une telle compréhension, mais aussi parce que la pure contemplation de la vérité est une fin en elle-même et constitue donc une partie essentielle de la vie bonne. Aristote s’exprime même parfois comme si la contemplation était la partie de la vie bonne qui explique qu’elle soit bonne. Cependant, même chez lui, le souci de sagesse théorique du philosophe reste pratique : c’est le souci d’une certaine manière de vivre, d’une vie qui est accomplie et parfaite parce qu’elle est dominée par une compréhension théorique du monde. En outre, Aristote reconnaît lui-même qu’il n’existe pas de sagesse sans sagesse pratique  ; et l’acquisition de cette dernière exige du philosophe un effort tout à fait pratique pour

apprendre à agir et à ressentir les choses d’une certaine façon. En parlant de la « théorie éthique » d’Aristote, nous dissimulons le fait que, selon lui, l’essentiel du savoir moral n’est pas une connaissance, une compréhension des faits, mais une conduite d’un certain type, et que ce savoir moral ne peut être acquis si l’on ne cherche pas personnellement à apprendre à réagir de façon fiable aux diverses situations, d’une manière appropriée, sur le plan émotionnel comme sur celui de l’action. À l’époque hellénistique, la priorité entre théorie et pratique s’inverse à nouveau de façon décisive, au bénéfice de la pratique. Les Sceptiques mettent en question la possibilité même d’une théorie, et se demandent si elle aiderait à vivre sagement. Épicuriens et Stoïciens, eux, ne doutent pas que l’on puisse accéder à la fois au savoir éthique et à la compréhension du monde. Mais ils disent très clairement que si le philosophe se préoccupe du savoir éthique, c’est par souci de vivre bien, et ils soulignent les uns et les autres qu’une explication exacte du monde n’est qu’un instrument pour fonder et pour assurer notre savoir éthique. L’intérêt des Épicuriens pour la théorie de la nature est purement négatif. Ils posent en principe que des êtres humains qui vivent dans un monde qu’ils ne comprennent pas sont enclins à se laisser envahir par des craintes irrationnelles qu’ils ne peuvent contrôler et qui, loin de mettre seulement hors d’atteinte une vie vraiment bonne, ruineront la leur. En particulier, ils sont portés à se laisser submerger par la crainte que les dieux ne punissent leurs méfaits, sinon dans cette vie, du moins après leur mort ; ils sont tentés de comprendre les phénomènes naturels comme des signes de la colère divine, comme des menaces ou comme des punitions. Une vie morale est impossible pour des gens en proie à de telles peurs. La physique épicurienne a pour but de nous libérer de

ces terreurs, afin d’ouvrir l’espace psychologique nécessaire à l’éthique épicurienne et à une vie qui lui soit conforme. Les Stoïciens ont une attitude beaucoup plus positive envers la physique, notamment envers son chapitre «  théologique  », même s’ils considèrent cette connaissance comme un moyen auxiliaire de parvenir à la sagesse pratique. La physique stoïcienne nous enseigne que le monde est gouverné par un principe immanent, rationnel et divin, qui l’ordonne jusqu’au moindre détail, de manière à le rendre parfait. Cette physique nous apprend aussi que nous sommes bâtis de manière à être guidés naturellement par la raison vers le bien, et que, par suite, nous avons à acquérir, au cours de notre développement, les croyances appropriées sur ce qui est bon, mauvais ou indifférent. C’est donc à la lumière de cette compréhension du monde que l’éthique stoïcienne nous dira ce qui est bon, mauvais ou indifférent, ce qu’il est pour nous approprié de faire, si nous sommes guidés par le souci du bien, et comment l’action bonne consiste précisément à faire ce qui est approprié par seul souci du bien. Ce qui est caractéristique de l’épicurisme et du stoïcisme, ce n’est pas seulement l’insistance sur l’éthique : c’est aussi, dans le cadre de l’éthique, le souci de fournir des guides pratiques et l’insistance sur la nécessité de s’engager soi-même sur le plan de la pratique. Essayons d’indiquer, au moins brièvement, la nature de ce souci et de cette insistance dans le cas des Stoïciens. Ceux-ci reviennent à l’intellectualisme extrême de Socrate ; ils nient qu’il existe une partie irrationnelle dans l’âme, qui est pour eux un esprit ou une raison. Son contenu est fait d’impressions ou de pensées, auxquelles l’esprit donne son assentiment ou se réfère pour le donner. En donnant notre assentiment à une impression, nous adoptons une croyance. Les désirs ne sont que des croyances d’un certain type, produits par

l’assentiment que nous donnons à ce qui est désigné comme une « impression impulsive ». Puisque tout ce que nous faisons dépend de nos croyances, et plus spécialement de nos désirs, toutes nos actions dépendent en dernier ressort des impressions auxquelles nous donnons notre assentiment. Il est justifié pour certaines, et pour d’autres non. C’est pourquoi nous ne pouvons commettre d’erreur ou de faute que d’une seule façon  : en donnant notre assentiment sans être justifiés à le faire. En ce sens, toutes les fautes sont égales. Ce qui les rend désastreuses est toujours la même chose  : elles impliquent un assentiment donné à une impression qui pourrait être fausse, ou même qui l’est. Mais, vu le lien logique qui unit toutes les croyances, n’importe quelle croyance fausse, si insignifiante qu’elle puisse paraître, menace de détruire les croyances vraies qui sont incompatibles avec celles que nous avons déjà, et donc de ruiner nos chances de devenir sages. Or, parmi les impressions impulsives auxquelles les gens sont enclins à donner un assentiment injustifié figurent celles qui suscitent ce qu’on appelle les passions ou affections de l’âme, comme la colère, la peur ou le désir sensuel. Elles enveloppent toutes la croyance fausse que quelque chose est un bien ou un mal, alors qu’en fait ce n’est ni l’un ni l’autre, puisque, d’après les Stoïciens, le seul bien est la sagesse ou la vertu. Toute passion implique ainsi une croyance fausse, incompatible avec une vérité éthique fondamentale dont la possession constitue une partie essentielle de la sagesse. Le souci philosophique de la sagesse suppose donc l’éradication de toute passion, ce qui n’est évidemment pas une simple affaire d’argumentation rationnelle. La sagesse philosophique implique une indifférence complète à tout ce qui n’est pas la sagesse et la vertu. Mais, corollaire de cette idée et de la thèse de l’égalité des fautes, tout ce que nous faisons requiert la même attention extrême à l’égard de ce qui est approprié, qu’il

s’agisse de manger ou de boire, de marcher et de dormir, de nos façons de nous habiller ou de parler : tout ce que nous faisons doit être fait sagement. Un vaste domaine strictement pratique s’ouvre ainsi devant un philosophe qui se soucie d’acquérir une connaissance ferme et solide de ce qui importe. Cette insistance sur l’aspect pratique de l’activité philosophique se renforcera encore dans le stoïcisme tardif. Nous avons tendance à interpréter ce souci comme le reflet d’une attitude peu philosophique, parce que peu théorique ou même antithéorique. Mais il est indispensable de comprendre que ce souci, compte tenu de la conception stoïcienne de la philosophie, est éminemment philosophique  ; après tout, il est entre autres choses une manière de se soucier de l’état cognitif du philosophe. Épicuriens et Stoïciens posent en principe que notre vie dépend essentiellement du fait que nos croyances philosophiques (dogmata) sont correctes, sur des sujets comme l’existence de Dieu, la providence divine, la nature de l’âme, le bien, les affections de l’âme. En ce sens, l’orthodoxie en vient à être, bien davantage qu’auparavant, une préoccupation et une source d’anxiété. Par contraste, il faut le noter brièvement, le scepticisme de l’Académie d’Arcésilas, de Carnéade ou de Clitomaque recommande une vie dont la sagesse consiste précisément à n’être pas dogmatique, à se passer de dogmata. Comme Socrate, Arcésilas et Carnéade n’ont rien écrit, ni développé aucune théorie ; ils ne se sont attachés à aucune thèse philosophique qu’ils auraient entrepris de défendre par des arguments. Eux non plus ne correspondent donc pas à notre notion habituelle du philosophe ; mais leurs contemporains ne les jugeaient nullement comme des philosophes inférieurs, et ils avaient, semblet-il, toutes raisons de le faire, même selon nos critères, étant donné

leur degré de raffinement et d’imagination philosophiques, pour ne rien dire de leur prodigieuse habileté argumentative. Le scepticisme ébranla sérieusement l’optimisme avec lequel beaucoup de philosophes avaient nourri l’espoir d’atteindre un jour la sagesse nécessaire à la vie bonne. Mais, même sans parler des doutes élevés par les Sceptiques quant à l’accessibilité de la sagesse, il existait, au tournant du ~IIe et du ~Ier  siècle, assez de raisons d’avoir perdu ses illusions quand on considérait le cours que la philosophie avait pris et les résultats qu’elle avait obtenus. Elle n’avait produit aucun consensus sur les questions qui semblaient cruciales. Malgré tous leurs efforts, les philosophes ne donnaient pas l’impression d’être plus proches de la vie bonne que les nonphilosophes. Au contraire, on les considérait volontiers comme des coupeurs de cheveux en quatre, perdant leur temps à de vaines subtilités, tout en étant vaniteux et ambitieux. Horace écrit à Lollius (Lettres, I 2, 1-4) qu’il est en train de relire Homère, qui est tellement meilleur et plus clair que Chrysippe ou Crantor quand il s’agit de nous dire ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible. Héron d’Alexandrie déverse son mépris sur les efforts des philosophes pour nous dire comment atteindre la sérénité. Cette crise suscita divers diagnostics, auxquels correspondent différents remèdes suggérés pour la résoudre. Selon les uns, la crise est due à l’insuffisance personnelle des philosophes ; par suite, c’est une réforme personnelle qui est requise. Selon d’autres, c’est la philosophie hellénistique qui est inadéquate, par exemple parce qu’elle refuse de reconnaître l’existence d’un royaume intelligible, transcendant au monde physique, et il faut revenir aux anciens philosophes. Selon d’autres encore, la philosophie de cette époque n’est que le reflet de la corruption de la culture et de la société du temps, et nous avons à nous adresser à un âge antérieur et moins

corrompu, peut-être aussi reculé que celui d’Homère et d’Hésiode, pour y trouver une orientation pour notre conception du monde et de meilleures instructions pour notre conduite. Ces diagnostics ont donné naissance à diverses tendances. Un développement très spectaculaire, qui affecte profondément la conception et la pratique de la philosophie, est le retour aux philosophes anciens, Pythagore, Empédocle, Démocrite, mais surtout Platon et Aristote, et dans ce cas, plus précisément, à leurs textes. Ceux-ci font l’objet de nouvelles éditions, et on commence à les commenter. L’étude de la philosophie devient dans une large mesure, et de plus en plus, l’étude des textes philosophiques canoniques. Les idées philosophiques nouvelles se développent et s’exposent dans le contexte de ces commentaires sur les textes canoniques et sur les problèmes qu’ils soulèvent. Comme on peut le voir chez Alexandre d’Aphrodise, Porphyre ou Simplicius, ce travail implique souvent une forte dose d’érudition, et cette érudition se substitue facilement à la pensée authentiquement philosophique. Sénèque regrette déjà que ce qui était jadis philosophie est devenu « philologie » (Lettres à Lucilius, 108, 23). Autre courant important, celui de la réforme personnelle, courant très complexe, motivé par des considérations assez différentes, que nous ne pouvons ici que distinguer très grossièrement. Épictète se plaint des philosophes, qui pour la plupart ne le sont qu’au point d’énoncer ce que l’on s’attend à entendre de la bouche d’un philosophe, sans le prendre au sérieux dans leur pratique (AuluGelle, XVII, 19, 1). Sans doute voulait-il dire ainsi que la vie d’un homme doit montrer s’il croit et s’il comprend vraiment ce qu’il dit en tant que philosophe : il doit y avoir conformité entre la doctrine (et les conseils) et la vie, point sur lequel on insiste fréquemment à l’époque. Il y avait deux manières d’interpréter cette insistance dans

la pratique. Les Cyniques, semble-t-il, avaient tendance à poser en principe que la philosophie tenait, sur le plan théorique, en un petit nombre de maximes simples, par exemple, que tout est complètement indifférent, à l’exception de la vertu. Faciles à comprendre, ces maximes sont extrêmement difficiles à suivre dans la vie réelle, et c’est une tâche herculéenne de vivre véritablement en accord avec elles. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les Stoïciens tardifs ne pensaient pas du tout que l’on pouvait réduire la théorie à un petit nombre de théorèmes  ; ils ne voulaient pas non plus la disqualifier, mais seulement empêcher que l’on se perde dans des subtilités, au lieu d’essayer de mener sa vie réelle à la hauteur d’une théorie très complexe. Épictète insistait sur ce point, en faisant l’éloge d’Euphratès (Entretiens, IV 8, 17-20). L’éthique stoïcienne était elle-même divisée en une partie théorique et une partie pratique, nous le voyons grâce à Sénèque (Lettres à Lucilius, 89, 14) et à Eudore (Stobée, Éclogues, 42, 13 W) si l’on admet que ce dernier témoignage reflète la doctrine stoïcienne. L’enjeu ici n’est pas seulement d’établir une cohérence entre ce qu’on fait et ce qu’on pense, tâche déjà gigantesque, mais aussi d’ordonner sa vie et son esprit de manière à être disponible pour la vérité, à pouvoir accéder à la vue correcte des choses. Nous trouvons des tendances ascétiques jusque chez les Stoïciens du Ier siècle, comme Attale et Chairémon. Cependant, c’est aux diverses formes du platonisme que l’ascétisme s’adaptait le plus naturellement. Comme l’âme ne peut voir la vérité que si elle n’est pas entravée, que si elle peut se délivrer du corps et de ses soucis, et qu’elle ne se libérera de ses perturbations que si, au lieu de se concentrer sur le corps et sur ses besoins au point d’en faire les siens propres, elle regarde vers le haut et se concentre sur le royaume intelligible, l’ascétisme semble être

exactement la meilleure façon de mettre son âme en mesure de voir la vérité. Les philosophes de l’Antiquité tardive considéraient comme des autorités les philosophes anciens, comme Pythagore, Platon ou Aristote, et ils vénéraient leurs écrits. C’est tout particulièrement vrai de Platon  : à partir de la fin du IIIe  siècle, tous les philosophes, presque sans exception, prétendent suivre Platon. Mais suivre Platon comme une autorité, quel sens cela avait-il, et quelle était la source de cette autorité ? Cela voulait dire qu’on se croyait en quelque sorte interdit d’accès direct à la vérité et à la sagesse, par exemple parce que l’on vivait à une époque où la sagesse ancienne et les vérités anciennes s’étaient perdues dans le dédain et la corruption  ; cela voulait dire que l’on croyait que Platon avait encore connu la vérité, et que l’on pouvait ainsi avoir accès à la vérité, au moins indirectement, en reconstruisant sa pensée. Quant à la source de son autorité, on ne pensait pas tout à fait que Platon avait été assez bon philosophe pour avoir connu la vérité ; on pensait plutôt (comme le montre l’exemple de Numénius) qu’il existait une sagesse ancienne à laquelle Platon, en excellent philosophe qu’il était, avait encore accès, une sagesse ancienne qui était également attribuée, par exemple, à Pythagore, et dont le reflet existait déjà chez Homère. Dans cette perspective, les œuvres de Platon en vinrent à avoir un statut comparable à celui des Écritures (Origène, Contre Celse, VI, 17), d’autant plus qu’elles étaient manifestement rédigées de manière à faire seulement allusion à la vérité, et à réclamer une exégèse complexe. Reconstruire la pensée de Platon, c’était donc se livrer, non à la tâche historiographique de reconstruire ce que le Platon historique avait pensé, mais plutôt à celle de reconstruire la vraie philosophie, connue de Platon parmi d’autres, au moyen de ses écrits.

Si l’on prenait appui sur l’autorité de Platon pour reconstruire la vraie philosophie, l’on croyait encore que ses écrits n’étaient qu’un moyen d’accéder à la vérité  ; celle-ci, une fois trouvée, rendrait superflue la référence à Platon. L’on pouvait même conserver cette croyance si, pour reconstruire la vraie philosophie, on prenait appui aussi, par exemple, sur les Oracles chaldéens, que l’on considérait comme divinement inspirés. L’entreprise philosophique continue ainsi à être considérée comme impliquant essentiellement le développement d’une compréhension appropriée, rationnelle et théorique, de la réalité, et d’une attitude pratique fondée sur cette compréhension, bien que les moyens que l’on envisage pour y parvenir ne correspondent pas à notre conception de la méthode philosophique. Mais la conception même que les Platoniciens se font de la réalité, à partir des remarques de Platon sur le Bien, « au-delà de l’être et de l’intellect  » (La République, 509b), met en question l’entreprise d’une compréhension rationnelle et théorique de la réalité. En effet, le premier principe permettant de comprendre et d’expliquer tout le reste paraît maintenant se situer au-delà de l’intelligibilité. La conception même de la philosophie en est affectée  ; mais surtout la question se pose de savoir dans quelle mesure la sagesse que les philosophes tentent d’atteindre peut être réalisée sans une grâce, une coopération ou une intervention divines, s’il est vrai que la saisie du premier principe surpasse les forces de notre intellect. Cette question fut soulevée peut-être pour la première fois vers la fin du Ier siècle, par Apollonios de Tyane, un Pythagoricien qui avait pour aspiration d’être un homme divin, une sorte de saint. Dans sa Vie d’Apollonios (V, 37), Philostrate présente une discussion entre Euphratès et Apollonios sur la nature même de la philosophie. Euphratès défend une conception de la philosophie « en accord avec

la nature  », c’est-à-dire une philosophie qui prend appui sur les moyens que la nature nous a fournis pour atteindre la sagesse à laquelle elle nous destine idéalement ; et il met en garde contre une conception de la philosophie qui implique l’invocation de Dieu (theoklutein), conception fondée sur une notion erronée du divin, et qui entraîne de grandes folies chez les philosophes de cet acabit. Apollonios, comme son disciple Alexandre (la cible de Lucien dans son Alexandre), semble effectivement avoir encouragé les gens à croire en ses pouvoirs miraculeux et à observer envers lui un culte religieux (Origène, Contre Celse, VI, 41). Il semble en tout cas avoir été le premier philosophe connu à avoir introduit la théurgie dans la philosophie, c’est-à-dire l’idée que certaines invocations, jointes peut-être à certaines pratiques rituelles, pouvaient amener Dieu, ou des êtres divins subordonnés, ou même des démons, à se révéler eux-mêmes, ainsi que le savoir qui était le leur. La théurgie, au moins sous l’une de ses formes, joue un rôle essentiel dans la conception que se faisaient de la philosophie Jamblique et ses successeurs. Toutefois – et le point est crucial – même si, en tant que philosophe, on refusait le recours à la théurgie, on pouvait encore croire qu’elle constituait une manière non philosophique d’accéder à la même sagesse et au même savoir, qui libèrent et qui sauvent l’âme, et qui nous assurent une vie bonne. Cela est important, parce que cela contribue encore à miner la prétention des philosophes selon qui le seul moyen de devenir sage et bon, d’avoir une vie bonne, était la voie philosophique. Mais à cette époque, cette prétention avait déjà été ébranlée depuis longtemps par l’idée d’une sagesse originelle, peut-être inspirée, que les philosophes ne faisaient qu’essayer de retrouver. Ce contexte permet de comprendre pourquoi bien des premiers chrétiens ont pu considérer la doctrine chrétienne en général comme

étant enfin la vraie philosophie, et la théologie chrétienne, en particulier, comme la vraie théologie, remplaçant celles des Stoïciens, des Péripatéticiens et des Platoniciens. Justin (voir son Dialogue avec Tryphon, II, 1) n’est qu’un exemple particulièrement frappant, parmi bien d’autres qui considèrent le christianisme comme une philosophie. Philosophe et Platonicien, il se convertit au christianisme, mais il persiste à se considérer comme pratiquant la philosophie lorsqu’il expose et explique la doctrine chrétienne et lorsqu’il convertit les autres au christianisme. Cette prétention doit être prise tout à fait au sérieux. Bien sûr, les chrétiens fondaient leurs croyances sur l’autorité, et même sur l’autorité d’une vérité révélée ou inspirée ; mais cela ne les distinguait pas des philosophes païens. Il faut aussi se souvenir que, tout en s’appuyant sur l’autorité, les théologiens chrétiens, au début au moins, paraissent avoir estimé que la compréhension à laquelle l’autorité les conduisait était une compréhension philosophique, qui rendrait finalement superflu l’appel à une vérité révélée. La dépendance d’Origène à l’égard de l’Écriture est frappante, mais dans son cas comme dans celui de saint Augustin, au moins dans sa jeunesse, la conception théologique à laquelle on parvient et la façon dont elle est fondée ressemblent beaucoup à une position philosophique, appuyée sur des fondements philosophiques, et je ne vois aucune raison de ne pas considérer Origène comme un philosophe, au sens où on l’entendait dans l’Antiquité. Les chrétiens en vinrent aussi à utiliser le mot «  philosophe  » pour désigner les moines, et à considérer la vie monastique comme la véritable vie philosophique (Basile de Césarée, De la constance, 5  ; Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, p.  411, 12). Il serait également tout à fait erroné de ne pas prendre cette idée au sérieux. Si nous considérons, par exemple, la description des Ésséniens chez

Philon, ou celle des prêtres égyptiens chez Chairémon, toutes deux fondées sur une certaine idée du sage, et toutes deux rapportées par erreur à des précurseurs historiques du monachisme, nous comprenons tout ce que le premier monachisme devait au cynisme, au souci de la vie intérieure et à l’attachement au bien chez les Stoïciens, et souvent à une vision platonicienne du monde dans laquelle le salut impliquait le retrait du monde, le retour de l’âme sur elle-même, et l’ascension de l’âme, comme sur une échelle, jusqu’à sa propre source. Dans l’Antiquité, les païens eux-mêmes auraient compris facilement que la vie d’un moine est une vie philosophique : elle ressemblait à une manière de prendre la philosophie au sérieux. Certains auteurs chrétiens des premiers âges, comme Clément d’Alexandrie, ont été tentés de penser, semble-t-il, qu’il existait une compréhension philosophique du monde, à la lumière de la révélation, qui pouvait assurer à l’âme son salut et son accès à la vie bienheureuse. Mais Origène, par exemple, en dépit de ses immenses efforts théologiques, rejetait très clairement cette idée élitiste. Ce qui sauve, c’est la capacité, ouverte à tous, d’entretenir en soi la croyance dans le Christ, tel qu’il se révèle en son Incarnation, et à travers lui en Dieu. L’invocation du Christ n’est pas considérée, en fait, comme une alternative à la philosophie, mais comme la seule voie vers la vie bonne. Une fois cette conception devenue dominante, l’entreprise philosophique a perdu la motivation qui avait été son principal ressort : l’idée qu’une vie bonne était une vie sage, et que la sagesse ici en jeu devait être atteinte par la théorie et la pratique de la philosophie. Ce qui servait de guide dans la vie n’était plus la croyance philosophique, mais la croyance religieuse  ; ce qui était maintenant requis n’était plus la pratique philosophique, mais une pratique morale religieuse, fondée sur des motivations religieuses.

Les philosophes pouvaient continuer à produire des théories sur le monde, ou même sur la façon dont nous devrions agir  ; mais ces théories n’étaient plus considérées comme ayant une importance décisive pour notre vie  : leur place dans la vie avait été prise par quelque chose d’autre. Ce n’est pas ici le lieu de mesurer l’immense portée du tournant ainsi pris. Mais on peut en voir un reflet dans le fait que, jusqu’à nos jours, dans notre réflexion morale ordinaire et dans notre éthique philosophique, il semble y avoir peu de place, ou même aucune, pour l’exercice de la sagesse théorique dans la vie bonne, et que la vertu semble s’identifier, avec une facilité surprenante, à la vertu morale, comme si la sagesse théorique était dépourvue de toute pertinence morale. C’est ainsi que la philosophie se trouva réduite à un exercice théorique, dont on peut fort bien se passer sans avoir à craindre pour sa vie ou pour son âme, et qui ne possède au mieux qu’une pertinence marginale pour notre vie. Mais ce serait une erreur de penser que le simple fait que notre histoire a pris ce cours justifie l’idée que la bonne philosophie doit être quelque chose qui, en dernier ressort, est sans pertinence pour notre vie, pour celle des gens avec qui nous vivons, pour notre vie avec eux, pour la vie de nos communautés et de nos sociétés. Et ce serait certainement une erreur de projeter rétrospectivement sur les Anciens notre conception de la philosophie, qui est celle d’une entreprise relativement académique, visant seulement à développer des théories philosophiques. Michael FREDE

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Images et modèles du monde

Quelles étaient les croyances des hommes et des femmes de la Grèce antique  ? Comment voyaient-ils le monde dans lequel ils vivaient et la place qu’ils y occupaient ? Avant d’essayer de répondre à ces questions, nous devons considérer deux problèmes : la nature des témoignages dont nous disposons, et la finalité de notre enquête. Bien entendu, nous n’avons pas directement accès aux opinions ordinaires de l’Antiquité, quelle qu’en soit l’époque. Nous ne pouvons pas utiliser les méthodes de la sociologie moderne – entretiens, questionnaires, sondages – pour découvrir ce que les anciens Grecs croyaient. Outre l’apport de certaines sources archéologiques et épigraphiques, nous nous appuyons exclusivement sur des textes littéraires. Certains d’entre eux nous rapportent les croyances générales, mais cela nous informe seulement sur l’opinion de leurs auteurs  : les témoignages demeurent indirects et ont été transmis par les auteurs anciens euxmêmes. En outre, les textes qui nous sont parvenus ne représentent nullement un échantillon objectif et représentatif de ce qui a été écrit. Les mécanismes qui ont fait que certains textes ont subsisté, d’autres non, que certains auteurs sont bien représentés par leurs propres ouvrages, d’autres pas du tout, impliquent à chaque fois une

sélection et des jugements de valeur. Ils peuvent être le fait des Anciens eux-mêmes, ou des personnages qui nous séparent d’eux –   en particulier les copistes anonymes de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Le second problème découle du premier. Bien que nous parlions librement de la «  vision du monde  » des grandes figures littéraires de l’Antiquité, Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle et d’autres, nous ne devons jamais oublier que la plupart d’entre eux ne proposaient pas de cosmologies. Dégager dans les grandes œuvres littéraires quelque chose que l’on puisse appeler une vision du monde pose des problèmes qu’il est facile de sous-estimer, et l’ambition de mener à bien une telle entreprise est discutable. Nous devons nous garder absolument d’une tentation permanente  : rendre les auteurs que nous étudions plus cohérents que ne l’autorisent les témoignages –   en leur attribuant des positions soigneusement élaborées sur la nature de la Terre, les cieux, la place de l’homme dans l’ordre de la nature et ainsi de suite, comme si leur objectif était d’apporter des réponses à ces questions. Ainsi, nous n’avons pas directement accès aux croyances des gens ordinaires, et les textes dont nous disposons sont surtout des artefacts littéraires complexes dont les auteurs n’envisagent nullement de théoriser sur l’ordre du monde. Il ne s’agit cependant pas de nier que des cosmologues se soient précisément fixé pour tâche d’exposer une vision du monde dans sa totalité. Les différentes doctrines cosmologiques proposées par les philosophes grecs, depuis Thalès et les autres penseurs présocratiques jusqu’à la fin de l’Antiquité, font l’objet d’une analyse détaillée dans un autre chapitre. Il n’est pas rare que ces doctrines s’inspirent, parfois fortement, des hypothèses et des croyances populaires. Néanmoins, il convient de souligner qu’il existe une

distinction fondamentale entre les notions préthéoriques et les théories conçues comme telles. Ainsi, avant l’apparition des premières théories cosmologiques au VIe siècle avant J.-C., il n’est pas sûr que l’on puisse parler à juste titre d’une conception unitaire du monde en tant que telle. Ce sont les philosophes qui ont formulé pour la première fois l’idée que le cosmos, ou l’ordre du monde, soit cette unité. Ils utilisent différents modèles, images et analogies pour exprimer des notions opposées sur la nature et le type de l’unité en question. Pour certains, le cosmos était une créature vivante, pour d’autres un artefact –  l’œuvre d’un Démiurge divin et bienveillant –, pour d’autres encore un État, conçu de différentes manières. Certains considéraient que le cosmos était gouverné par une autorité unique, une sorte de roi, tandis que d’autres faisaient de l’ordre cosmique un rapport d’équilibre entre des forces égales. Héraclite va jusqu’à dire que la guerre est ce qui gouverne tout et que le conflit est justice. Certains philosophes combinent plusieurs conceptions du cosmos en tant que tout unitaire, et il y a souvent interpénétration de leurs conceptions cosmologiques et de leurs idées dans d’autres domaines. Si l’on considère le monde comme un organisme vivant, ou un État, alors le corps humain et l’État peuvent être inversement considérés comme des microcosmes. En outre, nous l’avons dit, on peut affirmer que ces modèles philosophiques s’inspirent d’idées préphilosophiques. Bien avant que les théories cosmologiques n’avancent la notion d’un monde régi par un principe cosmologique unique, Zeus était devenu le souverain suprême. Mais une différence fondamentale subsiste. Zeus règne peut-être parmi les dieux et les hommes, il n’est sûrement pas un principe cosmologique abstrait. Nous nous proposons d’étudier quelques-unes des croyances et des hypothèses populaires préphilosophiques qui constituent la toile

de fond des enquêtes systématiques que les Grecs entreprendront dans les différents domaines de la connaissance. D’autres chapitres étudieront l’astronomie, la cosmologie, la physique, la biologie, la médecine, etc. Sur un plan général, quelles étaient, aux époques classique et hellénistique, les croyances et les hypothèses des Grecs concernant le monde qui les entourait et la place qu’ils y occupaient ? Nous devons commencer par évaluer l’héritage culturel des deux grands maîtres de la poésie archaïque, Homère et Hésiode. Pour autant qu’Homère ait été le maître des Grecs, c’est seulement dans un sens très vague que l’on peut parler d’une «  vision du monde  » propre aux poèmes homériques. On ne peut raisonnablement pas s’attendre à y trouver un ensemble d’idées exhaustif, cohérent et homogène. Ce que nous devons examiner, ce sont des idées introduites incidemment dans l’Iliade et l’Odyssée, à des moments particuliers du récit. Nous ne pouvons certainement pas supposer que les idées exprimées dans différents passages et par différents personnages correspondent aux croyances du poète (ou des poètes), ou du public d’alors. L’introduction de certaines idées générales répond à une fonction dramatique qui l’emporte sur toute préoccupation théorique ou spéculative. Forts de ces avertissements, nous pouvons noter qu’Homère, à propos des cieux ou du ciel, ouranos, parle souvent de «  ciel d’airain » ou de « ciel de fer » – comme si l’on pouvait concevoir le ciel sous la forme d’un objet solide et brillant. Ensuite, autour de la Terre coule le « fleuve » Océan « d’où sortent tous les fleuves, toute la mer, toutes les sources et tous les puits profonds  » (Iliade, XXI, 195). Sous la terre se trouve l’Hadès, le séjour des morts, et encore au-dessous le Tartare, « aussi loin au-dessous de l’Hadès que le ciel l’est au-dessus de la Terre  » (Iliade, VIII, 16). Les saisons sont identifiées, le jour et la nuit sont chacun divisés en trois parties. On

observe les mouvements des astres dans le ciel nocturne, et plusieurs constellations reçoivent un nom  : les Pléiades, les Hyades, Orion, l’Ourse, également appelée Chariot, dont il est dit qu’elle est la seule constellation qui ne se couche jamais, qui « ne se baigne jamais dans les eaux d’Océan » (Iliade, XVIII, 489). Il y a des descriptions vivantes des tempêtes, des vents, des vagues, du feu, des animaux et du comportement animal. On trouve dans l’Iliade et l’Odyssée des images célèbres qui font allusion aux migrations des oiseaux (les grues, par exemple, Iliade, III, 3 sqq.), à l’aigle qui chasse le serpent (Iliade, XII, 200 sqq.), à la pieuvre qui se cache dans son repaire (Odyssée, V, 432 sqq.). Tout cela pourrait être le signe d’une observation attentive de ce que nous appellerions la «  nature  »  ; mais la prudence s’impose. On rencontre bien dans un passage de l’Odyssée le terme qui sera utilisé plus tard pour désigner la nature, physis  ; il est employé à propos de la forme d’une plante précise ou, plus vraisemblablement, de sa croissance (Odyssée, X, 302 sqq.). Mais il n’y a pas chez Homère de concept ou de catégorie d’ensemble qui distingue le domaine de la nature en tant que tel – par opposition soit à la « culture », soit au « surnaturel ». La plante dont il est question dans ce passage de l’Odyssée est le moly, une herbe magique qui permettra à Ulysse de résister aux sortilèges de Circé. Par ailleurs, un grand nombre des descriptions précises des oiseaux appartiennent à des passages où leur comportement est censé fournir des présages de l’avenir, comme dans le cas mentionné plus haut (Iliade, XII, 200 sqq.). Dans l’Iliade et l’Odyssée, les descriptions vivantes de plusieurs phénomènes servent de toile de fond à l’évolution du récit. Mais ce que l’on trouve au centre du drame, dans les deux poèmes, ce ne sont pas les rapports entre les hommes et la nature, mais les rapports entre les hommes et les dieux. L’Odyssée ne rapporte pas seulement

les efforts d’Ulysse pour rentrer chez lui sain et sauf, mais aussi les efforts des dieux et des déesses, Athéna, Poséidon et les autres divinités, qui lui apportent leur aide ou contrecarrent ses projets. Le récit du siège de Troie n’évoque pas seulement les combats entre les Troyens et les Achéens, mais aussi les interventions des dieux dans un camp ou dans l’autre. Si nous essayons donc de reconstituer l’image du « monde » que communiquent l’Iliade comme l’Odyssée, la préoccupation centrale des deux poèmes concerne les rapports entre les hommes et les dieux. Cette caractéristique reflète-t-elle les exigences narratives, nous ne sommes pas en mesure de le dire de façon définitive. Nous ne pouvons pas dire dans quelle mesure Homère et son public croyaient aux représentations des dieux que l’on rencontre dans ces poèmes épiques. Mais une chose est sûre  : ces représentations sont au centre des deux poèmes. Les personnages vivent dans un monde où la succession des levers et des couchers des constellations est ordonnée, tout comme le comportement habituel des animaux est conforme au modèle  : le lion est toujours courageux, la biche craintive. Toutefois, les conventions dramatiques de l’épopée n’excluent jamais la possibilité que les dieux puissent être à l’œuvre et se servent des phénomènes « naturels » comme présages. De plus, ils apparaissent eux-mêmes sous la forme d’oiseaux (Athéna, par exemple, s’envole sous la forme d’un gypaète, phènè, Odyssée, III, 372, ou bien d’une hirondelle, Odyssée, XXII, 239 sq.), et ils peuvent même prendre une apparence humaine (comme dans le célèbre et dernier combat d’Hector devant Troie, où Athéna revêt l’apparence de Déiphobe qui vient persuader son frère Hector de rester devant les remparts et de se battre contre Achille, Iliade, XXII, 226 sqq.). À l’évidence, les apparences sont trompeuses. Le monde environnant est loin d’être chaotique, incohérent : en fait, il présente

de nombreux signes d’ordre et de régularité. Pourtant, les dieux agissent de manière mystérieuse, leurs caprices sont dangereux, leur pouvoir indéniable. Même Zeus, qui règne sur les dieux et les hommes (Iliade, II, 669), a du mal à tenir la bride aux autres dieux, qui lui désobéissent et le trompent. Il doit déployer tous ses efforts pour maintenir sa propre autorité, mais ses intentions sont obscures, ses interventions imprévisibles. On ne peut pas prévoir comment s’accomplira sa volonté, même s’il est certain qu’elle s’accomplira. Lorsque nous abordons Hésiode, certaines des difficultés que soulève l’interprétation de l’Iliade et de l’Odyssée s’atténuent. Contrairement à Homère qui ne parle jamais à la première personne, Hésiode se met lui-même en scène dans ses poèmes. La Théogonie ainsi que Les Travaux et les Jours sont essentiellement des œuvres didactiques, où il s’efforce de convaincre son public d’un point de vue, le sien. Dans Les Travaux et les Jours, il s’agit principalement du règlement des affaires humaines, tandis que la Théogonie expose les généalogies des dieux. Dans ces deux poèmes, Zeus, le dieu suprême, étaye l’ordre et la justice. Dans les deux cas, il est légitime de parler non seulement d’une règle divine qui ordonne les choses, mais aussi d’un ordre moral. Les Travaux et les Jours contiennent un grand nombre d’injonctions spécifiques, notamment dans la dernière partie du poème qui expose en détail les activités à accomplir ou à éviter certains jours du mois. « Ce sont là les jours qui ont un véritable prix pour les habitants de la Terre. Les autres sont changeants ou neutres, n’apportant rien aux hommes. Tel fait l’éloge d’un jour et tel d’un autre et peu de gens savent le vrai. […] Heureux et fortuné celui qui, sachant tout ce qui concerne les jours, fait sa besogne sans offenser les Immortels, consultant les avis célestes et évitant toute faute.  » (824 sqq.) Les méfaits des « rois dévoreurs de présents » constituent

un thème récurrent. Mais ces rois ne sont pas seulement coupables parce qu’ils sèment la discorde parmi les hommes : la cité gouvernée dans l’injustice ne sera jamais florissante. « Ceux qui, pour l’étranger et le citoyen, rendent des sentences droites et jamais ne s’écartent de la justice voient s’épanouir leur cité, et, dans ses murs, sa population devenir florissante. » (225 sqq.) Ils ne connaissent jamais la famine, la terre donne une nourriture abondante, dans les montagnes les chênes portent des glands et abritent les abeilles, les moutons ploient sous leur toison, les femmes enfantent des fils pareils à leurs pères. À l’inverse, là où règnent l’injustice et la démesure, la cité tout entière souffre (238 sqq.). Zeus lui envoie la famine et la peste, les habitants périssent, les femmes n’enfantent plus… Le juste comportement des humains, en particulier celui de leurs rois, est donc récompensé par la prospérité, et l’injustice par des calamités. Zeus veille sur l’ordre des choses. D’ailleurs, Hésiode fait de la race actuelle des mortels – l’âge de fer – le terme d’une série où une race est supplantée par une autre, la race d’or par la race d’argent, celle-ci par la race de bronze, puis par la race des héros jusqu’à l’actuel âge de fer. Mais il annonce aussi la chute et la destruction finales de cette race, qu’il attribue, encore une fois, au mépris de la justice et de la pudeur (180 sqq., 192 sqq.). Alors que Les Travaux et les Jours ont pour principal sujet le comportement humain, la Théogonie décrit les origines des dieux. On a souvent parlé à cet égard d’une cosmologie préphilosophique. Cette description est trompeuse pour trois raisons principales. D’abord, ce n’est pas un exposé sur la nature des choses dans le monde actuel, mais plutôt sur les origines. Ensuite, l’histoire des origines concerne principalement les dieux et le divin, et non les caractéristiques physiques de notre monde. Enfin, il s’agit à l’évidence d’un récit mythique, et non d’un récit qui veut procéder

par le biais d’une analyse des principes cosmiques qui continuent de régir les phénomènes physiques. Un des premiers soucis du poème, nous l’avons dit, est sans aucun doute de décrire la fondation de l’ordre moral instauré par le dieu suprême, Zeus. La Théogonie énumère les étapes qui lui ont permis de devenir souverain suprême, les victoires successives qu’il a remportées sur ses rivaux et ses ennemis, d’abord les Titans, puis Typhée. Même s’il serait évidemment erroné de n’y voir qu’une simple allégorie, Hésiode ne nous laisse aucun doute : le pouvoir suprême que Zeus a obtenu est l’instauration du règne de la justice. Ainsi, la Théogonie est précisément ce que son titre indique, l’histoire de la naissance des dieux ; par conséquent, ce n’est pas une cosmogonie, encore moins une cosmologie. Elle n’est pas homogène comme le seront les cosmologies philosophiques qui invoquent une série de principes déterminée. En même temps, il s’agit d’un récit remarquablement exhaustif, qui utilise le thème des généalogies pour relier entre elles les origines de personnages fort divers. La plupart des dieux sont conçus de façon anthropomorphique. Dans bien des cas, leur union est décrite en termes impliquant des rapports sexuels. Il y a cependant des exceptions. Au tout début de l’histoire (Théogonie, 126 sqq.), Terre produit un certain nombre d’enfants, dont Ciel, Ouranos, lui-même, « sans amour délicieux » (132), et plus loin (211  sqq.) Nuit produit Mort, Sommeil et d’autres enfants «  sans avoir dormi avec personne  ». Mais il s’agit quand même de naissances. On précise que la progéniture est née, même si elle n’est pas le résultat de rapports sexuels, mais plutôt d’une parthénogenèse. En outre, tous les personnages divins ne sont pas conçus en termes personnels, encore moins humains, anthropomorphiques. Lorsque les montagnes naissent (129), elles sont appelées « le séjour plaisant des dieux ».

Le vocabulaire et les images biologiques, le langage de la conception, de la gestation, de l’union sexuelle, constituent le principal lien unificateur du récit, sans qu’on puisse évidemment dire qu’Hésiode ait entrepris d’élaborer une théorie du cosmos en tant que créature vivante. Il ne faut pas négliger la différence entre la Théogonie et certaines cosmologies philosophiques qui invoqueront cette théorie. Ainsi, pour Platon, le cosmos visible est lui-même un organisme vivant  ; les Stoïciens considéraient à leur tour que le cosmos dans son ensemble était imprégné de vie. Mais le terme même de cosmos, kosmos, l’ordre du monde, implique une conception unitaire du monde en tant que tel, qui n’a pas d’équivalent chez Hésiode. Ce serait aussi une grossière erreur de dire que les préoccupations d’Hésiode se réduisent à ce que nous appellerions les caractéristiques physiques du monde. Certes, il mentionne les montagnes et les astres  ; mais son poème s’attache principalement aux dieux et aux déesses, conçus pour la plupart comme des individus volontaires, pour ne pas dire capricieux, qui souvent résistent à la volonté de Zeus, même si en définitive ils restent sous sa coupe. En outre, on trouve parmi ces créatures divines non seulement les Olympiens anthropomorphes bien connus, mais aussi des êtres zoomorphes, des hybrides, des monstres. Le récit des naissances et des combats mentionne les Cyclopes qui n’ont qu’un œil ; Cottos, Briarée et Gyès aux cinquante têtes et aux cent bras ; les Érinyes, issues des organes sexuels d’Ouranos ; les Harpies ; Cerbère le chien aux cinquante têtes  ; la Chimère tricéphale, lion, bouc et serpent ; Pégase, le Sphinx et bien d’autres encore. Le point capital est celui que nous avons déjà souligné à propos d’Homère. On ne trouve pas chez Hésiode de concept correspondant à celui de nature en tant que telle, soit par opposition à la culture, soit

par opposition au surnaturel. La Théogonie ne parle pas seulement de ce que l’on pourrait appeler des phénomènes réguliers (et, en ce sens, naturels), mais aussi de l’étrange, de l’unique, du monstrueux. Tous trouvent leur place dans l’histoire générale des dieux, de leur progéniture et de leurs rapports avec Zeus, le souverain suprême. Si nous pouvons analyser dans la Théogonie et Les Travaux et les Jours les connaissances d’Hésiode sur ce que nous appelons le monde naturel – les constellations, les saisons, le comportement des animaux, etc. –, nous ne pouvons pas dire que le centre d’intérêt principal de ses deux poèmes soit la nature en tant que telle. Évidemment, il serait judicieux que le paysan ou le pêcheur, pour être prospères, apprennent tout ce qu’ils peuvent sur les signes annonciateurs d’un changement du temps, par exemple. Mais, selon Hésiode, il est tout aussi important qu’ils règlent leur conduite comme il faut vis-à-vis des dieux. Les mortels sont les bénéficiaires du cadeau de Prométhée, le feu, origine de tous les arts et de toutes les techniques. Ce cadeau fut pourtant le produit d’un vol, dont Zeus fut la victime –  et dont il se vengea, comme il se doit. Cette vengeance, ce fut la femme elle-même, issue de Pandore, la première femme. À cause de Pandore, les mortels sont condamnés à une vie de dur labeur, de douleur et de maladie. La justice sera récompensée, mais en définitive les perspectives de l’humanité ne sont pas radieuses. Nous vivons dans un âge de fer dont les jours sont comptés. En attendant, Hésiode nous prévient qu’il est essentiel d’honorer les dieux et de se conduire avec justice à l’égard des hommes. La moralité et la religion sont au centre de son message, et ce qu’il dit à propos des connaissances de nature physique et biologique est subordonné à ces fins. Homère et Hésiode sont des génies de la littérature et leur influence sur la pensée grecque est immense. C’est pour cette raison

que toute étude des croyances sur le monde, à l’époque classique et même hellénistique, doit commencer par eux. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que leurs idées aient été reprises telles quelles dans les croyances populaires, ni que toutes leurs conceptions complexes du monde et de la place des hommes dans le monde aient été acceptées ou adoptées sans être mises en question. En outre, on voit apparaître de nouvelles idées, de nouvelles connaissances, de nouvelles croyances et hypothèses qui n’ont de précédents ni chez Homère ni chez Hésiode. Nous pouvons maintenant élargir le champ de notre étude en nous intéressant à trois aspects de cette question en particulier. D’abord, nous pouvons examiner comment les attaques contre Homère, Hésiode ou bien contre les croyances dites traditionnelles ou qui leur sont associées ont été formulées par différents auteurs, qu’ils soient poètes, philosophes, historiens, « sophistes », lorsqu’ils ont cherché à se faire une réputation et à acquérir quelque prestige. Ensuite, les croyances populaires grecques, dès l’époque classique, voire archaïque, divergent parfois fondamentalement des idées rencontrées chez Homère ou Hésiode. Enfin, une question plus générale se pose : dans quelle mesure l’accroissement du savoir lié à l’évolution de la philosophie et de la science en particulier a-t-il exercé une influence sur les croyances populaires ? Les attaques directes contre les conceptions d’Homère et d’Hésiode de la divinité occupent une place de choix dans les poèmes de Xénophane (né au début du VIe siècle après J.-C.). Il cite nommément Homère et Hésiode et leur reproche d’avoir représenté les dieux comme des êtres immoraux, des individus qui «  volent, commettent l’adultère et se trompent les uns les autres  » (fragt  11, cf.  fragt  12). Plus fondamentalement, c’est la notion globale de divinités anthropomorphes qu’il tourne en ridicule  : «  Mais les

mortels pensent que les dieux naissent, qu’ils ont des vêtements, une voix et une forme semblables aux leurs. » (Fragt 14.) « Les Éthiopiens disent que leurs dieux ont le nez épaté et la peau noire, les Thraces disent que les leurs ont les yeux bleus et les cheveux roux.  » (Fragt  16.) La subjectivité des notions du divin est ensuite étendue aux animaux  : «  Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient dessiner avec leurs mains et produire des œuvres d’art comme les hommes, les chevaux dessineraient les formes des dieux pareilles aux chevaux, les bœufs pareilles aux bœufs, et ils feraient leur corps tel que celui de chacun d’eux.  » (Fragt  15.) On remarque cependant que Xénophane remplace cet anthropomorphisme grossier par une conception du dieu suprême en tant qu’Esprit –  une idée qui, elle aussi, s’inspire en partie d’un modèle humain. Xénophane fut ainsi le premier à critiquer un aspect fondamental de la religion traditionnelle olympienne, et d’autres critiques des fondements de la croyance religieuse seront émises au Ve siècle avant J.-C., notamment par deux Sophistes, Prodicos de Céos et Critias. Selon Prodicos, la véritable origine des idées sur le divin réside dans les besoins et les expériences des hommes. «  Le Soleil, la Lune, les fleuves, les sources et en général tout ce qui est utile à notre vie, les Anciens les considéraient comme des dieux à cause des avantages que l’on en tire, de même que les Égyptiens firent du Nil un dieu. […] Pour cette raison, le pain fut adoré comme Déméter, le vin comme Dionysos, l’eau comme Poséidon, le feu comme Héphaïstos, et ainsi de suite avec toutes les choses qui sont bonnes à utiliser.  » Une idée plus cynique, attribuant l’invention des dieux à des hommes dans un but de contrôle moral et social, figure dans un passage du Sisyphe de Critias, encore que nous n’ayons pas le contexte de cette citation et que nous ne sachions pas avec certitude

si elle reflète les propres opinions de l’auteur  : «  Un homme intelligent et rusé inventa le premier pour les hommes la crainte des dieux, de telle sorte qu’il y eût quelque chose qui effrayât les méchants, même si c’est en secret qu’ils agissent, parlent ou pensent. » Même si toute conception de ce genre passerait pour de l’«  athéisme  » aux yeux de Platon, ce dernier s’élevait aussi vigoureusement que Xénophane contre une conception anthropomorphique des dieux. Plus important encore, deux idées attribuées à Homère sont franchement condamnées  : les dieux apportent des malheurs à l’humanité, et ils peuvent être achetés par des sacrifices (La République, II, 364c sqq., 379a sqq.). Platon revient sur ce thème, entre autres, dans son dernier ouvrage, les Lois. Au livre  X, il met en cause trois types d’impiété  : nier l’existence des dieux, dire qu’ils existent mais qu’ils ne s’occupent pas des affaires humaines, et dire qu’on peut facilement les acheter par des prières et des sacrifices. En ce qui concerne la divinité, comme dans d’autres domaines de la pensée, les philosophes ont souvent avancé leurs propres théories spéculatives et abstraites pour s’opposer, explicitement ou non, aux croyances populaires. Ce fut le cas pour d’autres types de croyances sur le monde, et nous y reviendrons en temps voulu. Mais pour l’instant, nous devons noter que les croyances grecques communes sur les dieux ne se réduisent pas à ce qu’en disent Homère et Hésiode, et que les critiques et les attaques philosophiques n’eurent qu’un impact limité. Commençons par le second point  : les représentations anthropomorphiques des dieux de l’Olympe furent toujours une caractéristique essentielle des cultes officiels de la cité. L’idée que les sacrifices étaient agréables aux dieux et les apaisaient était encore

bien enracinée dans les croyances populaires du IVe siècle avant J.-C. – malgré les attaques de Platon. Alors même que Socrate fut accusé d’impiété (entre autres choses), on notera un fait remarquable  : on aurait pu penser que les attaques de Platon dans les Lois menaçaient les cultes religieux de la cité-État ; pourtant, rien n’indique qu’il ait été inquiété à cause de ses idées. C’est bien là une illustration du pluralisme de la religion grecque – un point largement confirmé par les riches et complexes débats théologiques qui continuèrent de caractériser les spéculations philosophiques jusqu’à la fin de l’Antiquité. Mais –  autre aspect de la question  – les débats des philosophes, même sur la nature des dieux, ne changèrent pas grand-chose aux croyances et aux pratiques des gens ordinaires. Par bien des aspects importants, ces croyances et ces pratiques sont loin de se limiter à ce qu’en disent Homère et Hésiode. Leurs poèmes ne nous auraient pas appris grand-chose sur le culte de Dionysos, par exemple. Pourtant, les Bacchantes d’Euripide le montrent très bien, ce culte finit par représenter pour ses adeptes le cœur d’un type d’expérience religieuse bien différent, l’enthousiasme ou la possession par le dieu. Et le fait que ces adeptes soient (surtout) des femmes nous rappelle que leurs cultes existaient parallèlement aux cultes officiels qui célébraient les dieux patrons de la cité. Les religions à mystères, associées à des sanctuaires comme Éleusis, constituent un deuxième élément important de la religion grecque classique. Nous connaissons mal les croyances et les rites pratiqués, mais il est au moins clair que les mystères portaient essentiellement sur la notion d’une vie après la mort qui différait considérablement de la conception homérique. Au chant  XI de l’Odyssée, Ulysse descend aux Enfers pour y rencontrer des fantômes, des spectres immatériels, avec qui il n’est possible de communiquer qu’après qu’ils ont bu du sang d’un sacrifice. Le

passage contient la phrase célèbre où Achille proclame qu’il préférerait mener n’importe quelle existence terrestre plutôt que de régner sur les morts. Par opposition, les mystères offraient évidemment aux initiés l’espoir du salut. On assiste à un renversement dans l’importance accordée respectivement à ce monde-ci et à l’autre monde. Bien qu’associée à l’origine aux notions de purification et, justement, d’initiation, l’idée que le destin de notre âme immortelle dépend essentiellement de nos actions dans ce monde devait bien entendu recevoir chez Platon un contenu moral fondamental. Troisièmement, sur un plan restreint, le culte des héros et le culte des manifestations locales des Olympiens et des autres dieux constituaient clairement une composante importante de l’expérience religieuse vécue par beaucoup de Grecs. Hésiode avait déjà dit que les membres de la race d’or deviennent des «  gardiens  », il avait mentionné la race d’argent, ces « chthoniens » bienheureux qu’il faut honorer, et les héros qui vivent libres de tout souci dans les Iles des Bienheureux (Les Travaux et les Jours, 122 sqq., 141 sq., 170 sqq.). Mais encore une fois, cela ne nous donne pas la moindre idée de l’importance des nombreux cultes des héros locaux dans les campagnes grecques, souvent adorés comme protecteurs et garants de la santé, de la fertilité et de la prospérité. L’opposition entre l’humain et le divin prend bien des formes différentes, et nombreuses sont les idées et les croyances grecques concernant le monde et la place que l’homme y occupe qui s’articulent autour de l’une ou l’autre de ces différentes oppositions, les humains et les Olympiens, les humains et les Chthoniens, les humains et les héros. Pourtant, bien entendu, ces idées et ces croyances n’étaient pas toutes en rapport direct ou indirect avec ces oppositions. Nous pouvons maintenant examiner les connaissances

ou les croyances sur le monde physique, bien qu’il ne faille certainement pas supposer que les Grecs, même au Ve siècle avant J.C., aient nécessairement disposé d’une catégorie explicite qui corresponde précisément à ce que nous entendons par l’expression « monde physique ». Encore une fois, Homère et les réactions qu’il a suscitées nous serviront de point de départ. On se souvient que les poèmes homériques exprimaient certaines idées relatives à des sujets tels que les astres, les saisons et le temps qui passe. Océan est censé couler autour du monde. Les voyages d’Ulysse emmènent le héros dans de multiples régions, bien que ce que nous pourrions appeler leur topographie demeure parfois indéterminée. Lorsque l’Odyssée s’intéresse à des contrées lointaines, elle s’attache parfois à décrire le comportement de leurs habitants –  à révéler la manière dont les peuples comme les Lestrygons, les Lotophages, les Cyclopes suggèrent autant de contrastes avec les sociétés d’Ithaque, de Sparte, de Mycènes. Mais tout comme les idées d’Homère et d’Hésiode sur les dieux furent critiquées par des auteurs ultérieurs, leurs idées dans d’autres domaines firent aussi l’objet de critiques explicites, que ces dernières aient invoqué ou non un concept explicite de nature, physis. Hérodote propose un cas particulièrement complexe et intéressant. Les Grecs en général, dit-il (IV, 8), affirment qu’Océan commence là où le soleil se lève et qu’il coule tout autour de la Terre ; mais, dans la pratique, ils ne le montrent pas. Dans ses Histoires, Hérodote écrit en II, 23 : « Je ne connais pas en effet, quant à moi, l’existence d’un fleuve Océan  ; Homère, je pense, ou quelqu’un des poètes précédents, a inventé ce nom et l’a introduit dans la poésie.  » Mais nous pouvons noter que lui-même ne sait souvent pas comment aborder les histoires peut-être fabuleuses qu’il rapporte néanmoins

sur les régions reculées de la Terre. Il est aussi érudit en géographie qu’on pouvait l’être à son époque. Il y a pourtant des limites évidentes à ses connaissances, certaines qu’il dissimule, d’autres qu’il reconnaît ; il ne pouvait pas vérifier directement certains points et il n’était pas sûr que les récits qu’on lui avait rapportés fussent dignes de foi. En outre, nous le verrons, sa conception du monde naturel n’exclut pas toujours l’intervention des dieux. Évoquer l’évolution de la philosophie, de la science et de la médecine grecques à leurs débuts, c’est en grande partie parler du recours croissant à la notion de nature. Nos sources concernant les premiers philosophes grecs leur attribuent des théories et des explications très variées pour les différents types de phénomènes. Ces témoignages sont difficiles à évaluer puisque souvent nous ne connaissons pas leur contexte ni, d’ailleurs, leur justification. On remarque cependant qu’un grand nombre des phénomènes soumis à des théories sont ceux qui avaient souvent (même si ce n’est pas exclusivement) été associés aux interventions divines, comme les tremblements de terre, le tonnerre et la foudre, l’arc-en-ciel, et ainsi de suite. Non que Zeus ou un autre dieu soient impliqués chaque fois qu’il est question du tonnerre dans l’Iliade  ; chez Homère, les comparaisons décrivent souvent ce que nous appellerions les phénomènes naturels sans faire appel aux dieux. Toutefois, l’association avec les dieux est fréquente. L’arc-en-ciel est considéré comme un présage, ou bien il est personnifié lorsque Iris est représentée en messagère des dieux ; les tremblements de terre sont l’œuvre de Poséidon ou de Zeus, et ainsi de suite. Les théories attribuées aux premiers philosophes ont un trait commun  : elles excluent les divinités personnelles. Xénophane affirme même catégoriquement que l’arc-en-ciel n’est rien d’autre qu’un nuage. Il s’agit effectivement d’explications naturalistes, même

si les causes invoquées ne sont souvent que spéculations. En outre, ces théories ne sont pas le privilège de ceux que nous rangerions normalement parmi les philosophes. Hérodote étudie lui aussi les différentes causes possibles de la crue du Nil en été (II, 20 sqq.). Cependant, il n’exclut pas l’intervention des dieux. C’est particulièrement vrai lorsqu’il essaye de savoir si une affection, une maladie ou la folie, par exemple, peut être le résultat du mécontentement divin. S’il en doute parfois, il lui arrive aussi d’accepter cette idée. Après avoir parlé de Phérétimé, morte d’une maladie, et dont le corps grouillait de vers (IV, 205), il conclut : « Tant il est vrai que les vengeances poussées à l’excès attirent sur les hommes la haine des dieux.  » Lorsqu’il rapporte l’explication des Thessaliens sur la vallée de Tempé, causée selon eux par Poséidon, il en propose une confirmation rationalisante  : l’explication est raisonnable puisque Poséidon est celui qui ébranle la Terre, et c’est un séisme qui a provoqué la fissure dans les montagnes. Les auteurs médicaux des Ve et IVe  siècles avant J.-C., dont les ouvrages sont réunis dans la collection hippocratique, représentent nos sources les plus complètes concernant les tentatives pour apporter des explications naturalistes aux phénomènes étranges ou effrayants. Le traité De la maladie sacrée, notamment, s’attache en grande partie à montrer que la maladie en question (que l’on peut identifier à l’épilepsie grâce aux descriptions vivantes et détaillées) est tout aussi naturelle qu’une autre. L’auteur nous dit qu’elle a une cause naturelle ; la maladie se déclare lorsque les veines se bouchent, en particulier à cause d’un écoulement de pituite. Ce n’est pas qu’aucune maladie ne soit « divine », mais plutôt que toutes le sont. Car toutes sont naturelles et la nature elle-même est divine. Le point essentiel, c’est que l’on peut fournir des explications naturalistes

pour chaque type de maladie et exclure les interventions surnaturelles. Les arguments avancés par cet auteur médical révèlent l’arrièreplan polémique de sa thèse. Les personnages qu’il attaque principalement sont ceux qu’il appelle « purificateurs », les vendeurs de charmes et d’incantations  : ceux-ci proposent des explications fantaisistes pour les différents types d’épilepsie causés par différentes divinités (la Mère des dieux, Poséidon, Énodie, Apollon Nomios, Arès, Hécate), et ils prétendent en outre être capables de guérir la maladie grâce à leurs objets magiques et leurs incantations. Notre auteur insiste sur deux points  : la maladie a une cause naturelle, et, comme toutes les autres maladies, on peut la guérir par des moyens naturels – en particulier par le contrôle de l’alimentation et du régime. Évidemment, l’auteur hippocratique avance ses propres théories pour remplacer les explications et les thérapeutiques de ses rivaux. La pratique de la médecine en Grèce ancienne a toujours été marquée par une compétition intense. Le recours aux catégories du naturel, de la cause, de l’explication, constitue un élément essentiel de l’argumentation mise en œuvre par les auteurs hippocratiques afin de réfuter les opinions des représentants d’une tradition médicale concurrente. Toute cette évolution manifeste donc une naturalisation du monde. Mais gardons-nous de parler d’un remplacement total du « mythe » par la « science », et cela pour trois raisons. Premièrement et surtout, on ne peut dire que les savants euxmêmes aient eu nécessairement une notion très claire des causes véritables des phénomènes en question. S’agissant des maladies, ils n’étaient en général pas vraiment capables d’accomplir des guérisons. En outre, ceux qui partageaient la même ambition –

apporter des explications naturalistes – s’opposaient souvent sur les causes comme sur les remèdes. Certains pensaient que les tremblements de terre étaient dus à la Terre quand elle se déplace sur l’eau qui la soutient, pour d’autres savants c’était l’air souterrain qui provoquait les secousses. Pour certains, les étoiles étaient des nuages ou des charbons incandescents, mais pour Anaximandre, elles apparaissaient dans les ouvertures de roues de flammes invisibles. Certaines descriptions nosologiques invoquaient les constituants élémentaires du corps (mais il y avait désaccord sur leur identité), d’autres les opposés primaires tels que le chaud, le froid, l’humide, le sec, le doux et l’amer, d’autres encore évoquaient des humeurs. Là aussi on ne s’entendait pas pour dire lesquelles étaient importantes et quel était leur nombre. Sont-elles pathogènes, c’est-à-dire causentelles des maladies ou s’agit-il de leurs effets ? Ou sont-elles plutôt les constituants naturels du corps, voire ses constituants élémentaires ? D’autres conceptions parlaient de déséquilibres non entre éléments opposés, mais entre conditions opposées comme celles de « réplétion » et « déplétion ». Deuxièmement, tous ces nouveaux sages n’avançaient certainement pas leurs idées dans un esprit de recherche complètement objectif et exempt d’intérêt. Il faut bien comprendre que les théories concurrentes étaient avancées par leurs auteurs à des fins de promotion personnelle, pour gagner en prestige. Certes, les premiers philosophes et les premiers auteurs médicaux se livrèrent à des enquêtes empiriques. Mais les particularités et le caractère outré de certaines de leurs théories reflètent en partie le besoin d’impressionner le public. L’égocentrisme avec lequel beaucoup de ces auteurs proclament la nouveauté et la supériorité de leurs propres théories trahit les luttes de prestige qui les opposaient. Nous en avons un exemple frappant avec l’auteur du traité Du régime (écrit

vraisemblablement au début du IVe siècle avant J.-C.). La santé, dit-il, dépend de l’équilibre entre la nourriture et l’exercice, qu’il faut analyser en fonction de l’interaction de deux éléments primaires du corps, le Feu et l’Eau. Mais pour vanter sa théorie, il parle d’une toute nouvelle découverte, exeurêma. «  Cette découverte est belle pour moi qui l’ai faite et utile à ceux qui en ont pris connaissance ; aucun de mes prédécesseurs n’avait même entrepris d’y réfléchir, et pourtant j’estime qu’à lui seul ce sujet, par rapport à tout le reste, a une grande importance. » Considérons enfin l’influence des idées scientifiques sur les croyances populaires. Nous pouvons nous demander maintenant jusqu’à quel point les travaux des savants ont modifié les croyances et les attitudes des autres Grecs. Le concept de nature qu’invoquent souvent les philosophes et les auteurs médicaux implique qu’il existe, en principe, des explications pour chaque sorte de phénomène. Il peut y avoir des événements « contre la nature », dans le sens où il y a des exceptions à la règle générale : il faudra donc les expliquer en fonction d’autres facteurs, naturels. Mais rien n’est «  contre la nature  » au sens d’échapper à la nature, car c’est un domaine qui, par définition, englobe chaque sorte de phénomène. Pour certains membres de l’élite instruite, c’est une façon d’exprimer leur conviction que la nature est explicable, mais dans quelle mesure ceux qui n’étaient pas spécialistes de ce domaine partageaient-ils leurs croyances ? La question ne peut guère recevoir de réponse définitive, mais certains signes révèlent que l’influence de la naturalisation du monde était très limitée sur les Grecs en général, que ce soit à l’époque classique ou hellénistique. Trois exemples nous permettront d’illustrer ce point : les éclipses, les rêves et les maladies.

Deux mentions d’éclipses dans la poésie lyrique archaïque témoignent de la surprise et de l’étonnement qu’elles suscitaient. Au e VII  siècle avant J.-C., Archiloque dit ceci (fragt 74 Diehls) : « Il n’y a rien dans le monde qui soit inattendu, rien que l’on jure impossible, rien de merveilleux, maintenant que Zeus, père des Olympiens, a fait la nuit à partir du midi et caché la lumière du soleil brillant afin que la pâle peur s’abatte sur les hommes.  » Qu’Archiloque fasse sienne ou non l’idée que Zeus était lui-même directement responsable, il n’y a aucune raison de ne pas le croire lorsqu’il parle de la terreur éprouvée par les gens ordinaires. Dans le même ordre d’idées, au e V   siècle avant J.-C., Pindare s’adresse au Soleil dans le Péan  X  : «  Astre suprême, caché pendant le jour, pourquoi as-tu rendu impuissantes la force des hommes et la voie de la sagesse, en t’élançant sur un chemin obscur  ? Apportes-tu quelque étrange et nouvelle calamité ? » À l’époque où Pindare écrivait, en tout cas, il est vraisemblable que la philosophie de la nature avait déjà fourni les grandes lignes d’une explication des éclipses solaires. Il est vrai que l’histoire de la prédiction d’une éclipse de soleil par Thalès dès 585 avant J.-C. fut largement enjolivée dans des sources tardives. Nos renseignements les plus anciens remontent à Hérodote (Histoires, I, 74), qui se contente de dire que Thalès avait prédit que l’éclipse aurait lieu dans l’année, sans donner d’indication sur la méthode employée. Certes, on constate chez différents philosophes de la nature présocratiques, Anaximandre, Anaximène, Xénophane, Alcméon, Héraclite, l’ambition évidente de fournir une explication causale. On attribue à Héraclite, par exemple, l’idée que les éclipses de soleil et de lune ont lieu lorsque « leurs cavités sont tournées vers l’intérieur » (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX, 10).

Mais une base essentielle d’une explication correcte des éclipses de lune était fournie lorsqu’on reconnaissait que la Lune reçoit sa lumière du Soleil, constatation que l’on trouve peut-être chez Parménide et que Platon attribue explicitement à Anaxagore. D’autres sources préciseront plus tard qu’Anaxagore avait compris que l’éclipse de lune est due à l’intervention de l’ombre de la Terre, et l’éclipse de soleil à l’intervention de la Lune. Quant à Aristote, il était à ce point persuadé que la Terre est la cause des éclipses de la Lune qu’il invoque la forme de l’ombre qu’elle projette comme argument pour dire que la Terre est elle-même une sphère. Quant à savoir si ses explications furent acceptées, c’est une autre affaire. Thucydide (II, 28) note qu’une éclipse de soleil ne peut avoir lieu qu’à la nouvelle lune et à cet égard il utilise un terme, dokei, qui peut impliquer soit qu’il s’agit seulement d’une opinion, soit (ce qui est plus vraisemblable dans ce contexte) que c’est communément admis. Toujours est-il que l’histoire célèbre de la terreur provoquée par une éclipse de lune pendant la retraite de l’armée athénienne à Syracuse montre une chose : en dépit de l’opinion des savants, tout le monde ne convenait pas que cet événement avait purement et simplement des causes naturelles. Nicias ordonna à son armée de ne pas bouger (VII, 50), ce qui fera dire à Plutarque (Vie de Nicias, XXIII)  : «  Les gens ordinaires avaient déjà compris que l’obscurcissement du Soleil vers la fin du mois était causé d’une certaine manière par la Lune. Mais qu’est-ce que la Lune rencontrait et comment, à son plein, elle perdait subitement sa clarté […] voilà qui n’était pas facile à comprendre. » Plutarque dit qu’Anaxagore en avait déjà fourni l’explication, puis il ajoute qu’il ne faisait pas autorité et que son explication ne fut pas bien accueillie. Que croyait Nicias  ? Méritait-il l’épithète de «  superstitieux  » qu’on lui accola  ? Toujours est-il qu’il jugea nécessaire de réagir à cet événement. Bien

entendu, nous ne pouvons pas dire si tous ses soldats auraient vu dans l’éclipse un événement inexplicable et non naturel. Toutefois, il est évident que Nicias jugea que leur confiance pouvait diminuer, un risque suffisamment grand pour lui dicter des mesures totalement injustifiées sur le seul plan militaire. Nous avons un exemple plus clair avec les rêves. On supposait généralement qu’ils pouvaient annoncer l’avenir. Homère avait déjà distingué entre les rêves qui viennent par la Porte de Corne et ceux qui viennent par la Porte d’Ivoire – les premiers donnent des signes véridiques, mais non les seconds (Odyssée, XIX, 560 sqq.). Après lui, les auteurs qui s’intéressaient à l’interprétation des rêves reconnaissaient généralement que tous les rêves ne donnent pas d’indications utiles sur l’avenir. En ce qui concerne l’interprétation des rêves, les tentatives pour apporter des explications naturalistes aux phénomènes étaient bien moins réussies que dans le cas des éclipses, par exemple. Certains médecins voyaient dans les rêves des signes de troubles corporels, et beaucoup pensaient qu’il était possible de les utiliser dans le diagnostic de certaines maladies. Ainsi, pour l’auteur du Régime, IV, quand on rêve d’une étoile qui se comporte de façon anormale, la cause peut être des excrétions excessives d’humidité et de pituite dans le corps. Mais si l’étoile apparaît pure et brillante et se déplace vers l’est, c’est bon signe. Pour Aristote, les rêves sont daimonia (divins), mais seulement parce que la nature elle-même est divine  ; cependant, lui aussi veut bien admettre que les rêves fournissent des indications de mouvements dans le corps qui se communiquent à l’âme. Certaines explications naturalistes sur l’étiologie des rêves conservaient donc toujours l’idée de leur caractère prophétique. Mais il ne fait aucun doute que pour beaucoup cette hypothèse se fondait plus simplement sur une croyance ; les rêves étaient envoyés

par les dieux, même s’il fallait souvent décoder soigneusement leur message. Cela devient évident lorsque nous abordons notre troisième sujet, les maladies. Certains médecins, nous l’avons dit, soutenaient que toutes les maladies sont naturelles, qu’elles ont toutes des causes naturelles et même que toutes peuvent en principe être guéries par des remèdes naturels. Pourtant, depuis l’époque classique jusqu’à la fin de l’Antiquité, il y eut beaucoup de Grecs pour croire qu’il y avait dans la santé, la maladie et la guérison bien autre chose que des effets et des causes purement physiques. Les cultes des dieux et des héros guérisseurs, notamment celui d’Asclépios, prirent de l’ampleur à partir du milieu du Ve siècle avant J.-C. environ. On peut juger de leur succès grâce aux imposants sanctuaires qui leur étaient consacrés, comme Épidaure, Pergame, Cos et bien d’autres. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que ces cultes gagnèrent en popularité alors même que la médecine hippocratique rationaliste se développait, c’est-à-dire pendant un siècle et demi environ à partir du milieu du Ve  siècle. Quel qu’ait pu être le sentiment d’autres médecins et philosophes à propos de l’idée énoncée dans des ouvrages comme De la maladie sacrée – selon lequel toutes les maladies sont naturelles –, à notre connaissance cette idée n’a pas sérieusement entamé la popularité dont jouissait la notion d’une intervention divine capable d’apporter la guérison. Loin d’être impressionnés par le naturalisme hippocratique, les praticiens de la médecine des temples n’y firent point attention et ils prirent même de plus en plus d’importance. En outre, ce n’était pas seulement les gens modestes ou sans instruction qui espéraient l’aide d’Asclépios, mais même certains membres des élites instruites. Au IIe siècle après J.-C., le grand orateur Aelius Aristide évoque avec force détails ses propres maladies et les remèdes qu’il attribue à Asclépios.

Les procédés précis employés par la médecine des temples sont mal connus pour la plupart. Nous avons cependant le témoignage des inscriptions trouvées à Épidaure : on sollicitait l’aide d’Asclépios pour des cas très divers, depuis les blessures et les plaies jusqu’aux maladies aiguës, et même pour des malheurs qui ne relèvent pas de la médecine, comme la disparition d’un enfant ou d’un trésor. Il est frappant que les inscriptions des sanctuaires d’Asclépios annoncent des succès complets  : elles s’opposent en cela aux comptes rendus cliniques des Épidémies hippocratiques, qui reconnaissent souvent leurs échecs. On enjoignait généralement au patient de passer la nuit dans le sanctuaire –  pratique appelée incubation. Il y était censé rêver du dieu, qui lui apparaissait et qui soit lui recommandait un remède, soit le guérissait pendant son sommeil. Dans le premier cas, le rêve était interprété par le personnel du temple et si le conseil était suivi, et le dieu dûment récompensé par quelque somme d’argent, la guérison s’ensuivait. On voit souvent le dieu employer des méthodes très similaires à celles d’autres guérisseurs grecs  : il applique des onguents, prescrit des médicaments, il pratique même des interventions chirurgicales. Mais la grande différence – pour les fidèles  – était naturellement que le dieu, contrairement aux praticiens humains, était infaillible. La parodie de la médecine des temples dans le Ploutos d’Aristophane montre clairement que certains Grecs savaient très bien que quelques praticiens des sanctuaires d’Asclépios étaient des charlatans qui exploitaient la crédulité des fidèles. Pourtant, le fait que ces sanctuaires aient continué de prospérer jusqu’au IIe  siècle après J.-C. et même après témoigne suffisamment de leur popularité maintenue. Ce que nous pouvons appeler la naturalisation du monde ne fut donc en aucune manière une victoire totale sur les croyances et les

hypothèses traditionnelles. D’un côté, beaucoup d’auteurs cultivés, de philosophes, de « sophistes » et de médecins soutenaient, sur un plan général, que le domaine de la nature englobait tous les phénomènes physiques. Pourtant, leur principal point faible était les difficultés évidentes qu’ils rencontraient, en de multiples occasions, à propos de phénomènes tant communs que rares, lorsqu’il s’agissait de fournir quelque chose qui ressemblât à une explication causale convaincante. Ils avaient beau soutenir qu’en principe c’était possible, il était facile de n’y voir qu’un vœu pieux, tant qu’ils n’étaient pas en mesure d’apporter une explication probante. Ils y parvenaient parfois. Les éclipses en sont la preuve. Aristote put démontrer la sphéricité de la Terre grâce à une batterie d’arguments, dont certains étaient fondés sur de bons témoignages d’observations (la forme de l’ombre de la Terre pendant une éclipse de lune, les configurations différentes des constellations selon la latitude). En même temps, la science grecque fut toujours incapable de fournir des théories convaincantes sur beaucoup de phénomènes problématiques ; et ce n’est pas seulement qu’elles ne nous semblent pas convaincantes, mais aussi qu’elles n’entraînaient pas l’approbation générale parmi les savants eux-mêmes. D’un autre côté, chez beaucoup de gens ordinaires, la notion de «  nature  » était bien plus vague que le concept invoqué par les philosophes. Certes, on finit par mieux connaître le domaine du naturel en tant que domaine de ce qui est régulier, familier, prévisible. Il y avait pourtant beaucoup d’incertitudes sur ce que cela englobait précisément, et on était généralement prêt à accepter l’existence d’exceptions –  pas seulement des exceptions à la règle générale qui étaient néanmoins explicables en fonction d’autres rapports naturels de cause à effet, mais aussi des exceptions qui échappaient totalement au domaine de la nature en tant que tel.

Dans cette conception plus vague de la nature, l’ordinaire s’opposait à l’extraordinaire ; mais les dieux pouvaient faire ce qu’ils voulaient, et le destin des hommes était entre les mains de forces divines qui dépassaient la compréhension des mortels. Le décalage entre ce que certains érudits prétendaient et ce que la majorité des Grecs acceptait est une caractéristique constante de l’époque hellénistique comme de l’époque classique. Naturellement, on acquit sur le monde naturel et certaines de ses particularités de meilleures connaissances, dont les unes étaient facilement accessibles au plus grand nombre, les autres réservées aux spécialistes. Ainsi, les connaissances géographiques s’élargirent certainement à l’époque hellénistique, en partie grâce aux conquêtes d’Alexandre. Ces conquêtes donnèrent aussi un plus grand sentiment de l’unité du monde habité, même si les différences entre les Grecs et les barbares restaient fortement perçues. Avec le développement de la cartographie vint l’idée de produire non pas une carte floue du monde, mais une carte déterminée par des coordonnées précises. Bien que les progrès techniques aient été lents, la maîtrise augmenta au moins dans certains domaines, comme l’agriculture, la construction navale et la navigation, ou les techniques militaires. Des développements en astronomie, notamment, conduisirent à une meilleure appréciation des dimensions minuscules de la Terre par rapport à la sphère des étoiles fixes – un point sur lequel Aristote avait déjà attiré l’attention. Quoique aucun modèle destiné à expliquer les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes n’ait été entièrement satisfaisant pour les astronomes, on reconnut que ces théories constituaient un cadre général adéquat pour comprendre ces mouvements, par exemple leurs principales périodicités, et elles donnaient souvent des résultats acceptables pour la trajectoire des corps célestes, en latitude comme en longitude. Par ailleurs, au

e

II

 siècle avant J.-C., Hipparque en vint à découvrir la précession des

équinoxes, le lent mouvement rétrograde des points équinoxiaux par rapport aux étoiles fixes. Pourtant, comme on l’a dit (cf. « Observation et recherche »), cette idée fut rejetée par la plupart des savants, sans parler des gens ordinaires. Il ne faut pas oublier non plus ce qui pouvait motiver les chercheurs, notamment les astronomes  : ils ne voulaient pas seulement fournir de bonnes explications scientifiques, ils entendaient aussi démontrer la beauté, l’ordre du cosmos, la preuve qu’il apporte d’un dessein divin bienveillant. En outre, l’étude des astres n’était pas seulement celle de leurs mouvements, mais aussi l’analyse de leur influence possible sur les événements terrestres, une discipline qui pouvait être aussi savante et élaborée que la construction de modèles astronomiques. La science grecque finit par élaborer une vision du monde qui contrastait fortement avec ce qui était communément admis à l’époque archaïque et au début de l’époque classique. La Terre est sphérique, et non plate, elle est minuscule par rapport à l’univers. Même si beaucoup continuaient de croire qu’elle en occupait le centre, certains le niaient ; Aristarque disait que c’était le Soleil. On pouvait dresser la carte du monde habité en utilisant les méthodes cartographiques créées par les mathématiciens. Les explications causales d’un grand nombre de phénomènes étranges étaient possibles, en principe, même pour les tremblements de terre, le tonnerre et la foudre. On pouvait classer et analyser les espèces botaniques et animales ; on finit par bien comprendre l’anatomie du corps humain ainsi que de nombreux processus physiologiques. On étudia l’évolution d’un grand nombre de maladies, même s’il n’existait pas de remèdes efficaces pour la plupart des conditions aiguës.

Les réussites de la science grecque, comme nous avons coutume de les appeler avec l’avantage du recul, furent considérables, et leur impact sur les attitudes des personnages engagés dans l’enquête sur la nature fut profond. Bien que l’on ait souvent souligné les difficultés de la tâche, la possibilité de comprendre fut érigée en objectif magnifique, et l’enquête sur la nature fut même considérée comme une des activités suprêmes auxquelles l’homme peut se livrer. Ceux qui voyaient dans le cosmos un dessein et l’œuvre de la providence considéraient parfois son étude comme un acte pieux, le moyen de véritablement apprécier le divin, même si cette notion du divin différait fortement d’idées plus traditionnelles. Pourtant, le nombre de ceux qui, dans chaque génération, étaient au courant de ces développements intellectuels, si peu que ce soit, fut toujours infime. Il n’y avait pas de cadre institutionnel ou éducatif pour diffuser les découvertes faites par les savants, pas même pour garantir leur transmission. Les possibilités d’étude qu’offraient l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Musée et la Bibliothèque dans l’Alexandrie des Ptolémées furent toujours réservées à un petit nombre de privilégiés. Pour la majorité des Grecs, ce qui caractérise essentiellement leur attitude envers le monde dans lequel ils vivaient, ce n’est pas le sentiment d’être des créatures humaines faisant partie d’une nature qui pouvait être soumise à une enquête  ; ils gardaient d’eux-mêmes l’image plus traditionnelle d’êtres se définissant par opposition à des dieux personnels et souvent capricieux. Geoffrey E.R. LLOYD

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE CORNFORD, Francis M., Principium Sapientiae, Cambridge University Press, 1952. FURLEY, David J., The Greek Cosmologists, vol. I, Cambridge University Press, 1987. —, Cosmic Problems, Cambridge University Press, 1989. GUTHRIE, W.K.C., A History of Greek Philosophy, 6  vol., Cambridge University Press, 1962-1981. JAEGER, Werner, The Theology of the Early Greek Philosophers, Oxford, Clarendon Press, 1947. KIRK, Geoffrey Stephen, RAVEN, John Earle, et SCHOFIELD, Malcolm, The Presocratic Philosophers, Cambridge University Press, 2e éd., 1983. KOYRÉ, Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962. LLOYD, Geoffrey E.R., Methods and Problems in Greek Science, Cambridge University Press, 1991. SAMBURSKY, Samuel, The Physical World of the Greeks, Londres, Routledge, Kegan Paul, 1956. —, The Physical World of Late Antiquity, Londres, Routledge, Kegan Paul, 1962. SEDLEY, David, Creationism and its Critics in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2007. VERNANT, Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, nouvelle édition 1985. VIDAL-NAQUET, Pierre, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspero, 1981. VLASTOS, Gregory, Plato’s Universe, Oxford, Clarendon Press, 1975.

Mythe et savoir

Aussi loin que l’on remonte en Grèce ancienne, les savoirs humains, pratiques ou théoriques, trouvent leur origine ultime chez les dieux. Les efforts qui furent consentis au cours des siècles pour enraciner ce savoir dans l’observation et pour le confirmer par l’expérimentation n’arrivèrent jamais à rompre ce lien qui eut même tendance, à la fin de l’Antiquité, à devenir de plus en plus puissant.

Le règne du mythe En Grèce ancienne, jusqu’à Platon, le terme sophia peut recevoir n’importe quel contenu dans la mesure où la sophia n’est, dans le monde sensible, liée à aucun contenu particulier. Être sophos, c’est dominer son activité, se dominer soi-même et dominer les autres  ; voilà pourquoi peuvent être déclarés sophoi le charpentier, le pilote de navire, le médecin, le dirigeant politique, le devin et surtout le poète. Or ce savoir, ceux qui en sont dotés le rapportent à une divinité qui en aurait révélé le secret ou qui même les inspirerait. Tout savoir vient donc d’une façon ou d’une autre de la divinité, qu’il s’agisse du savoir commun partagé par tous les membres d’une

même communauté, ou d’un savoir particulier ressortissant à une habileté technique donnée. Estimant que le poète s’adonne essentiellement à l’imitation qui lui permet de représenter dans le discours qu’il compose toutes sortes d’activités comme s’il en était lui-même le promoteur, Platon fait d’Homère l’« instituteur » de la Grèce, l’autorité suprême dans le domaine de la vertu, des lois et même des techniques (La République, X  606e-607a). Si Platon donne à Homère une telle importance, c’est pour mieux dénoncer son influence néfaste sur le plan de l’éducation. Il n’en reste pas moins que, pour la majorité des Grecs de l’époque classique, Homère et tous les autres poètes étaient considérés comme les agents de transmission d’un savoir partagé par l’ensemble des Grecs sur ce qu’ils considéraient comme leur passé ou sur ce qu’ils admettaient généralement comme leurs valeurs. Les Muses donnent aux poètes l’inspiration, en plus de leur accorder une compétence poétique constante, elles leur apportent une aide temporaire à l’occasion de telle ou telle représentation. La description de Démodocos dans l’Odyssée montre que les Muses aident sans relâche le poète : « […] et qu’on aille cherche notre aède divin, ordonne Alcinoos, notre Démodocos que la déesse [la Muse] a fait le chanteur sans rival, quel que soit le sujet où l’engage le cœur. » Mais la Muse inspire aussi Démodocos à des moments précis  : «  Quant on eut satisfait la soif et l’appétit, l’aède que la Muse inspirait se leva.  » Cette aide, constante ou exceptionnelle, que les poètes appellent de leurs vœux et qu’on pourrait se représenter comme une dépendance à l’égard d’une source autre que celle de la conscience, s’exerce en ces deux domaines : cognitif et pragmatique. La Muse accorde à l’aède une connaissance relative à ce dont il va parler, et une autorité sur l’auditoire auquel il s’adresse.

Dans ses invocations aux Muses, qui sont les filles de Zeus et de Mnémosyne (Mémoire), Homère sollicite la révélation d’informations. Ainsi, dans l’invocation qui ouvre le catalogue des vaisseaux (Iliade, chant  II)  : «  Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l’Olympe, car vous êtes, vous, des déesses, qui, partout présentes, savez tout, tandis que nous n’entendons qu’un bruit, nous, et ne savons rien. Dites-moi donc quels étaient les guides, les chefs des Danaens. » L’urgence de l’invocation s’impose. Suivent en effet deux cent soixante-six vers qui évoquent vingt-neuf flottes, que décrit le poète en donnant l’origine géographique de chacune et le nom de leur commandant. Alors qu’Homère demande aux Muses de lui accorder une connaissance relative au passé, connaissance qui s’oppose à l’ignorance, Hésiode, dans la Théogonie, les considère comme garantes de la vérité et de l’erreur, car elles permettent d’accéder à une connaissance vraie et d’échapper à une connaissance fausse. Pindare, lui aussi, proclame qu’il tient des Muses un savoir particulier, tout comme Ibycos et Bacchylide. Et, davantage qu’Hésiode encore, il insiste sur la véracité de ce savoir, profondément conscient que la poésie peut elle aussi transmettre la fausseté (Olympiques, Néméennes). Quels que soient les rapports qu’elle entretient avec la vérité, la connaissance dispensée aux poètes par les Muses ressortit donc à la Mémoire (Théogonie). Voilà pourquoi Mnémosyne est si souvent considérée comme la mère des Muses. Déjà dans l’Iliade, les Muses sont mises en rapport avec la mémoire, ce qui prouve l’antiquité de la croyance. Mais de quelle nature est la mémoire qui intervient en poésie  ? On a voulu l’interpréter comme un don de voyance. La chose est vraie chez Platon, mais non chez Hésiode ou chez Homère, où ce n’est pas l’aède qui voit les événements du passé évoqué, mais

les Muses, qui lui transmettent leur connaissance, et qui ne lui accordent donc pas le don de voir directement ce qu’il raconte. Mais que voient les Muses  ? Dans une civilisation de l’oralité, celle que dépeignent l’Iliade et l’Odyssée et dont restent proches les poètes anciens, la mémoire sert surtout à immortaliser la gloire des membres les plus éminents d’un groupe humain. Le poète a pour tâche de transmettre ce qu’un groupe humain a décidé de conserver en mémoire de son passé  ; en d’autres termes, dans la composition poétique, c’est la société qui se donne à voir à elle-même. D’un point de vue technique, la mémoire est aussi l’instrument dont se sert le poète pour composer le poème qu’il récite  : dans le cadre de l’épopée, le poète doit avoir en tête un vaste système de formules et de groupes de mots, qu’il utilise pour mettre en forme de grands blocs d’une œuvre. Ainsi conçue, l’inspiration n’est plus, comme chez Platon, inconciliable avec les techniques mises en œuvre par les poètes  ; elle fournit même le matériau sur lequel s’applique le savoir-faire du poète. Considéré du point de vue restreint de la technique de communication dont il exige la maîtrise parfaite, le savoir du poète apparaît comme un savoir spécialisé à l’instar de celui dont sont investis le devin, le législateur, l’homme politique et les démiourgoi (les gens de métier) en général. Considérons chacune de ces catégories d’expert. Pour l’ensemble des Grecs, les trois Moires (personnifications de la moira, la part de vie accordée à chaque être humain) filles de Zeus et de Thémis [= la Justice cosmique], règlent la vie de chaque mortel depuis sa naissance jusqu’à la mort, et les trois sœurs, Atropos, Clotho et Lachésis se répartissent ce soin en filant, enroulant et coupant le fil ténu d’une existence individuelle. Le dieu suprême Zeus possède certes une prescience universelle, mais il ne peut

changer le cours du destin. Le fait que le passé, le présent et le futur se trouvent inexorablement fixés par le destin, rend possible l’exercice de l’art du devin, qui doit compter sur la bienveillance des dieux. Devins, prophètes, sibylles et oracles n’ont cessé d’intervenir dans la vie religieuse grecque, ce qui explique que l’oracle delphique d’Apollon ait connu une célébrité sans égale dans le monde antique. Par ailleurs, les termes qui désignent le présage d’observation sont nombreux et instructifs, puisqu’ils ont par la suite servi à former le vocabulaire de divers domaines de la connaissance. Le signe divinatoire, quel qu’il fût, pouvait être appelé semeion, c’est-à-dire littéralement le « signe », dont l’interprétation exigeait de la part du devin ou de ses aides, les exégètes ou les prophètes, connaissances et techniques. Qu’il s’agisse d’oracles apolliniens ou non, la consultation des dieux obéissait à un certain nombre de règles qui s’élaborèrent sans doute à une date ancienne et qui donnèrent un peu partout à la pratique divinatoire régularité et efficacité. À l’origine, Apollon ne rendait ses oracles à Delphes qu’une fois par an, mais, avec le temps, ses consultations devinrent mensuelles, même si certains pensent qu’elles s’interrompaient pendant les trois mois d’hiver, quand le dieu quittait son peuple. Les questions pouvaient être posées par une communauté, par une cité ou bien par un individu. Des règles strictes de purification étaient exigées au préalable : nul ne pouvait se présenter devant la divinité sans être lavé de ses taches. Et souvent les réponses de la Pythie devaient être expliquées par des interprètes. À ce savoir divinatoire qui porte non seulement sur le futur, mais aussi sur le présent et le passé soit d’un groupe humain soit d’un

individu, se trouvent tout naturellement reliés le savoir du législateur et celui de l’homme politique. L’organisation future de la vie d’une société par l’établissement d’un code de lois, sa gestion actuelle par des prises de décision qui engagent l’avenir sur tel ou tel point, et la connaissance du passé qui permet d’expliquer telle ou telle catastrophe sont choses tellement importantes et tellement délicates qu’elles ont toujours été perçues, en Grèce ancienne, comme devant être garanties par une intervention divine. Pour toute une tradition mythique, l’exercice de la justice est solidaire de la pratique de certaines formes de pratiques divinatoires, et en particulier de la consultation incubatoire. Minos, qui va consulter Zeus tous les neuf ans dans une caverne de l’Ida où le dieu l’avait élevé, est le type même de ce roi ; il passe pour avoir, le premier, civilisé les Crétois, régné sur eux avec justice et douceur et leur avoir donné d’excellentes lois. Les affinités du pouvoir politique avec des formes ou des procédés divinatoires sont d’ailleurs très fréquentes : à Thèbes (Pausanias, IX, 26, 3) et à Sparte (Hérodote, VI, 57), les maisons royales gardent soigneusement des oracles qui ont une grande importance pour la conduite des affaires. Même quand le personnage royal a définitivement cédé sa place et ses pouvoirs à des fonctionnaires officiels, l’usage se maintient de recourir parfois à des procédés divinatoires. Pour toute une tradition, diverses formes de pouvoir politique et certaines pratiques judiciaires se fondent essentiellement sur un savoir de nature mantique. La vie des individus et celle d’un groupe humain sont scandées par des crises qui remettent en cause l’ordre habituel des choses. Il faut alors faire appel à des «  spécialistes  » qui permettent sinon de

sortir de ces crises, du moins de mieux les cerner, de mieux les comprendre. Dans le domaine religieux, le rôle de l’initiative privée est manifestement lié à l’état de la société, qui s’était développée aux environs du VIe-Ve  siècle avant J.-C. Les mystères furent des rites d’initiation d’un caractère volontaire, personnel et secret qui visaient à un changement d’esprit, par une expérience du sacré. Les mystères sont une forme de religion personnelle, qui dépend d’une décision individuelle et qui vise un salut obtenu par l’intimité avec le divin. Cette recherche plus profonde de l’au-delà ne doit pas occulter ce qui est le plus proche et le plus évident. Une autre forme de religion personnelle, élémentaire, largement répandue et terre à terre, a dû constituer l’arrière-plan de la pratique des mystères  : la pratique des vœux. Ceux qui sont malades, en danger ou dans le besoin et à l’inverse ceux qui atteignent à quelque opulence, font des promesses aux dieux et les honorent, en offrant des dons d’une valeur plus ou moins grande. Ce phénomène est si commun qu’on en débat rarement en profondeur. Mais la pratique des vœux peut être considérée comme une stratégie majeure des hommes pour affronter un avenir incertain ou hostile. Il semble qu’il y ait eu au moins trois formes majeures d’organisation dans la pratique des mystères : un clergé attaché à des sanctuaires (Éleusis, Samothrace), une association d’initiés appartenant à une sorte de communauté, et des individus itinérants, praticiens ou personnages charismatiques. Surtout étudiée dans le cadre de l’Antiquité tardive, sous les traits d’Apollonios de Tyane ou d’Alexandre d’Abonouteichos, faisant son chemin dans le mythe grec avec Mélampous, Calchas et Mopsos, cette figure apparaît dans l’Antiquité classique sous les traits d’Empédocle.

On rappellera enfin que, en Grèce ancienne, même les savoirs artisanaux sont considérés comme des dons divins et sont toujours, de cette façon à tout le moins, reliés à la divinité. Ce rapport, qui n’est pas de nature didactique, joue sur plusieurs registres. Il s’agit d’abord de faire remonter à une divinité qui devient ainsi un «  prototype  » l’origine de telle ou telle technique, considérée de façon générale  : métallurgie, poterie, etc. Il s’agit encore de faire de cette divinité le gardien des secrets d’un groupe de spécialistes qui veulent conserver l’exclusivité des procédés qu’ils mettent en œuvre, comme ces métallurgistes qui à Rhodes vouent un culte aux Telchines et à Lemnos, aux Cabires. Il s’agit enfin de s’assurer que les techniques seront efficaces. Au moment de la cuisson, le potier adresse une prière à Athéna. Il lui demande d’« étendre sa main sur le four  ». La déesse lui indiquera le moment opportun, celui où les récipients seront cuits à point, où le vernis sera bien brillant. Elle intervient en écartant du four une troupe de démons aux noms évocateurs : le Briseur, le Fêleur, l’Inextinguible, l’Éclateur. Héphaïstos et Athéna restent les deux divinités les plus typiques en ce domaine. Dans l’Iliade, Héphaïstos apparaît d’abord comme un échanson des dieux, comme un maître des métaux et des talismans, et surtout comme un maître du feu, éléments auquel il s’identifie presque. Certes, Héphaïstos est maître du feu, mais pas de n’importe quel feu. Le feu technique essentiellement, qui sert à accomplir les tâches artisanales, et non point le feu du foyer qui relève d’Hestia, ni le feu du ciel, c’est-à-dire la foudre de Zeus. Héphaïstos est le maître d’une seule espèce de feu technique, celui qui sert au travail des métaux. En effet, le feu qui cuit la terre est, avant tout, réservé à Prométhée, en raison très probablement du fait que ce dernier est un «  Titan », nom qui dérive de titanos, la « chaux vive », formée de terre et de feu

(Aristote, Météorologiques, 4, 11, 389a28). Par ailleurs, Héphaïstos ne travaille que les métaux nobles  : or, argent, bronze, airain, etc. Le travail du fer qui sert à fabriquer les instruments de la vie quotidienne est le propre des Dactyles (les Doigts), qui ont aussi pour noms propres Akmon (l’Enclume), Damnameneus (le Dompteur, c’est-à-dire le Marteau) et Celmis (peut-être la Fonte). On attribue même aux Dactyles de l’Ida en Phrygie, où le travail du fer remonte à des temps très anciens, l’invention de la métallurgie. Or, chez les Dactyles, comme chez Héphaïstos d’ailleurs, la métallurgie s’avère indissociable de la magie. Héphaïstos est aussi associé à d’autres figures qui conjuguent en elles métallurgie et magie  : les Telchines, démons de Rhodes associés aux phoques, et les Cabires, originaires de Lemnos, associés aux crabes. De ce fait, Héphaïstos apparaît comme le dieu lieur par excellence. En tant que métallurgiste, il peut à la fois faire et défaire des liens matériels. Mais son action est surtout magique, et c’est dans des liens immatériels qu’il enchaîne habituellement ses victimes  : notamment Héra, qu’il immobilise sur un trône (Platon, La République, II, 378d) et surtout Arès et Aphrodite que, après avoir surpris en flagrant délit d’adultère, il prend au piège d’un filet aux mailles invisibles (Odyssée, VIII). S’il a le pouvoir de lier, Héphaïstos a aussi le pouvoir de délier. Il délivre lui-même sa mère, geste qui lui permet de revenir dans l’Olympe. Mais Héphaïstos est surtout célèbre pour mettre en mouvement et donc, d’une certaine façon, pour déchaîner des êtres en principe immobiles. Il a en effet à sa disposition deux servantes en or, qui s’affairent dans son atelier comme des êtres vivants : les soufflets de sa forge se meuvent sans qu’il ait besoin de les manier ; et ce sont des trépieds-automates qu’il fabrique (Iliade, XVIII).

Associée à Héphaïstos ou seule, Athéna occupe comme lui une place fondamentale parmi les divinités techniciennes. À travers la multiplicité de ses aspects – déesse guerrière armée de la lance et de l’égide, protectrice des charpentiers, maîtresse des attelages et pilote du navire, patronne des tisserands et des potiers, inventeur de l’araire  – Athéna met en œuvre, quel que soit le domaine où elle intervient, les mêmes qualités d’habileté manuelle et d’intelligence pratique, cette intelligence qu’elle tient directement de sa mère Mètis, l’épouse engloutie par Zeus qui voulait s’en assimiler la substance. L’Athéna qui protège et instruit les artisans apparaît généralement sous les traits d’une divinité sereine et familière, même si elle ne tolère pas d’être surpassée par une rivale. Ainsi l’imprudente Arachné voit son ouvrage trop parfait déchiré par la déesse, et elle-même est transformée en araignée (Ovide, Métamorphoses, VI). À côté des deux grandes divinités techniciennes de son panthéon, la mythologie grecque connaît une série de héros remarquables par leur dextérité, comme Ulysse, et parfois munis du titre de «  premier inventeur  », tels Épeios, Palamède, Dédale. Tous ces mortels s’illustrent au moins autant par leurs qualités intellectuelles que par leur habileté pratique. C’est le cas de Dédale, prototype de l’artiste et de l’artisan.

Le détour par la raison Le VIe siècle avant J.-C. voit un certain nombre d’attaques menées contre les croyances religieuses et les pratiques magiques au nom d’une pensée spéculative qui se fonde notamment sur les concepts

de « nature » et de « cause » et qui se veut dans une certaine mesure attentive à l’observation. Pour les médecins et pour plusieurs autres spécialistes, la «  nature  » (physis) implique une régularité immanente du rapport cause-effet. Il est donc exclu d’invoquer une intervention divine « surnaturelle », plus ou moins transcendante, qui viendrait rompre la régularité de ce rapport. Dans cette perspective, l’invocation aux divinités se trouve remplacée par l’observation qui permet de découvrir le rapport de cause à effet et par une vérification expérimentale qui permet de s’assurer de sa régularité, même de façon très rudimentaire. Au VIe  siècle, en Ionie, on s’interrogea donc sur la «  nature  » en cherchant à rendre compte du présent état des choses, à décrire le processus total de constitution du monde, de l’homme et de la société, sans faire référence aux divinités traditionnelles. À l’exception de Gorgias qui écrivit un Sur la nature (Peri phuseos) où il s’attaquait ironiquement à Zénon et donc à Parménide, les Sophistes n’ont pas écrit d’ouvrage spécifique sur le sujet et leur pensée semble s’être concentrée sur le langage et les institutions humaines. Mais, utilisant cette technique discursive nouvelle à laquelle on donne le nom de «  rhétorique  », ils vont disputer aux poètes l’honneur de transmettre un savoir universel : Sophiste dérive de sophos. Allant de ville en ville, et faisant payer souvent fort cher leur enseignement très étroitement lié à la technique oratoire, ces nouveaux maîtres du discours rencontrent parfois un succès considérable, qu’explique l’ambition politique animant certains de leurs élèves. Parmi eux, Protagoras, Gorgias, Prodicos de Céos et surtout Hippias. C’est lui que Platon décrit avec tant de vivacité dans le petit Hippias, et qui représente le mieux l’idéal du savoir encyclopédique, un savoir qui équivaut à un art qui n’a plus rien à

voir avec les dieux. Le terme tekhnè (art) désigne en Grèce ancienne une pratique qui se distingue de celle du non-spécialiste par une stabilité qui dépend de la codification de règles établies au terme d’un raisonnement causal, et dont la production peut faire l’objet d’une évaluation rationnelle. Parallèlement à ces tentatives d’explication universelle vont se développer et revendiquer leur autonomie un certain nombre de savoirs particuliers, qui utilisent une argumentation élaborée, qui sont tournés vers l’observation et qui dans certains cas cherchent à faire intervenir la vérification  : médecine, histoire et géographie, mathématiques pures et appliquées à la musique et à l’astronomie. La position de l’auteur de la Maladie sacrée (fin du ~Ve  siècle) illustre bien le changement d’attitude qui s’opère alors en Grèce ancienne. D’une part, en effet, il fait usage d’une argumentation qui ne sera codifiée que plus tard d’abord par Aristote, puis par les Stoïciens. Par ailleurs, il est convaincu que la « nature » implique une certaine régularité de la cause et de l’effet, décelable par l’observation et «  contrôlable  » par la vérification, et il rejette toute intervention divine susceptible de bouleverser cette relation. Comme tout ce qui est naturel, les maladies ont des causes, que le médecin doit arriver à déterminer s’il veut les guérir. Cette attitude sera partagée par la plupart des autres auteurs de la collection hippocratique. Dès le Ve  siècle et peut-être avec Alcméon, la dissection semble avoir été pratiquée. Certains auteurs du corpus hippocratique, puis Aristote surtout, portent témoignage de cette pratique. Mais, pour qu’elle se généralise et donne des résultats intéressants, il faudra attendre Hérophile et Érasistrate (IIIe  siècle avant J.-C.), qui entreprirent d’établir des distinctions fondamentales entre les nerfs et les autres tissus et entre les différentes sortes de nerfs. L’histoire de

la dissection montre comment on arriva à appliquer avec bonheur une technique empirique à des problèmes anatomiques et physiologiques. Mais deux obstacles retardèrent cette évolution  : le dégoût et la répugnance (Aristote, Parties des Animaux, 645a28 sq.), et le fait qu’une dissection réussie exige non seulement de la patience, de la minutie et de l’habileté manuelle, mais aussi et surtout une notion claire de ce qu’il faut chercher. Il ne faut surtout jamais oublier que la science et la philosophie grecque se sont développées dans un monde où les réflexes de la pensée traditionnelle n’avaient pas tous disparu. Par exemple, longtemps après le Ve  siècle, la médecine des temples et l’influence des guérisseurs et des purificateurs prospérèrent et connurent même une certaine expansion. En outre, deux traits permettaient de rapprocher la médecine « rationnelle » de la médecine des temples. Les prêtres avaient recours à des médicaments, à des prescriptions diététiques, et à la phlébotomie. De leur côté, certains médecins «  rationalistes  » employaient parfois des termes, par exemple «  purification  », qui avaient une utilisation analogue dans un contexte religieux. Le rassemblement et l’enregistrement d’informations sur les parties connues du monde habité constituent un champ où la recherche se pratiqua dès une époque ancienne. On attribuait à Anaximandre la réalisation de la première carte en Grèce ancienne. Mais c’est Hécatée de Milet qui inaugura vraiment cette tradition  : elle devait se poursuivre avec Hérodote et Thucydide, pour aboutir à Hipparque, Posidonios, Strabon et Ptolémée, qui décrivent la génération de tout et d’abord des dieux à partir du chaos. Hérodote va jusqu’à formuler les raisons qui lui permettent d’opposer son discours aux récits des poètes. Il fonde la validité du discours qui est le sien sur ces deux critères  : ce qu’il a observé

personnellement, et, dans ce cas, il parle d’opsis et de gnome (II, 99 1) ; et ce qu’il connaît par des informateurs qu’il a choisis et alors il parle d’historia, mot qui implique l’idée d’une question posée à un témoin oculaire, et cela même s’il arrive que ses informateurs dépendent de traditions exclusivement orales. Pour sa part, Thucydide se montre plus exigeant dans le choix de ses sources, sans cependant séparer radicalement l’opsis et l’akoe (Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 2022). Il ne tient pour assurés que les événements auxquels il a assisté et ceux dont ses contemporains ont été les témoins quand le rapport qu’ils en font résiste à l’examen  ; en revanche, il considère comme incertains les faits qui lui sont parvenus par ouï-dire, dans la mesure où, n’ayant pu les recueillir par la bouche d’un informateur qualifié, il n’a pas pu poser directement des questions à cet informateur : ce qui ne l’empêche pas de considérer Minos comme un personnage historique (I, 4). Avant Platon, les mathématiques grecques restent très hétérogènes, si on se fie aux informations éparses qu’on trouve dans les Éléments d’Euclide qui ne seront compilés que deux siècles plus tard. Les préoccupations en ce domaine se subdivisent en quatre grandes branches : 1) la théorie de nombres – division des nombres en pairs et impairs, études de certaines propositions élémentaires relatives à cette division, classification des nombres «  figurés  », génération de ces nombres à l’aide du gnomon  ; 2)  la géométrie métrique, qui se préoccupe notamment de résoudre des problèmes de mesure comme de calculer l’aire de diverses surfaces planes ; 3) la géométrie non métrique, représentée notamment par plusieurs travaux sur trois grands problèmes  : la quadrature du cercle, la trisection de l’angle et la duplication du cube  ; 4)  l’application des mathématiques à la théorie musicale.

Mais il semble que la pratique des mathématiques ait eu une influence décisive au niveau de la méthode argumentative, d’une part en permettant l’élaboration des notions de démonstration et d’hypothèse, et de l’autre en stimulant l’intérêt porté au problème des principes fondateurs. On peut aller plus loin encore, et considérer que l’usage des mathématiques dans le domaine de la musique et dans celui de l’astronomie avait suscité cette question  : comment se fait-il que le monde sensible puisse être compris et surtout transformé à l’aide d’un outil comme les mathématiques, qui ne présentent rien de sensible ? Par ailleurs, l’astronomie présentait cette particularité surprenante  : la possibilité de transformer des irrégularités apparentes, mais moins importantes que dans le monde sublunaire, en des régularités parfaites à l’aide des mathématiques qui sont le sommet de la science  ; ce qui pouvait être considéré comme la manifestation de la divinité dans le sensible. L’astronomie présente un intérêt tout particulier, car s’y croisent la théorie, qui implique l’usage des mathématiques et plus précisément de la géométrie, et l’observation. C’est au Ve  siècle qu’aurait commencé à être mené ce type de recherche avec Méton et Euctémon. Mais il fallut attendre Eudoxe, qui aurait fréquenté l’Académie de Platon, pour avoir une première solution d’ensemble des problèmes du mouvement des planètes, solution impliquant la théorie des sphères concentriques, théorie reprise et modifiée plus tard par Callippe et par Aristote. Le modèle épicyclique utilisé pour rendre compte du mouvement du Soleil et de la Lune par Hipparque, puis adapté par Ptolémée, représente le meilleur exemple d’une théorie combinant la rigueur mathématique avec des observations empiriques sérieuses. Ptolémée en tout cas montre plus de confiance dans l’aspect mathématique de sa théorie que dans son fondement empirique. La

difficulté d’effectuer des observations exactes, le peu de fiabilité des instruments, le manque d’unités de mesure universelles et l’absence d’un système numérique facile à utiliser ne suffisent pas à expliquer une telle attitude. En astronomie comme en dissection, les observations servaient le plus souvent à illustrer, à étayer les théories, plutôt qu’à les mettre à l’épreuve. Par ailleurs, comme en témoigne l’auteur de l’Épinomis, qui rapporte les origines de l’astronomie à l’observation du ciel par les Égyptiens, les Babyloniens et les Syriens, les motivations des savants étaient complexes où se mêlaient l’astrologie et l’astronomie. Chez la plupart des chercheurs, l’étude des astres permettait non seulement des prévisions sur les mouvements des corps célestes, mais également des prédictions sur les événements terrestres.

Le retour au mythe La force de la science grecque réside essentiellement dans ses techniques formelles dialectiques et démonstratives  ; en effet, les Grecs ont consenti un effort considérable pour développer un système axiomatique et pour utiliser les mathématiques comme instrument privilégié afin de comprendre les phénomènes naturels. Ils firent aussi faire des progrès importants à la méthode empirique, aussi bien dans le domaine de la recherche que dans celui de la pratique  ; l’histoire et la géographie sont les premiers domaines où fut pratiquée une collecte soigneuse et exhaustive de renseignements, mais rapidement cette pratique s’étendit au domaine médical. Pourtant, tout cela n’allait pas sans faiblesses. La recherche de la certitude à l’intérieur d’un système axiomatique utilisant un langage

mathématique entraîna parfois comme contrepartie une absence de contenu empirique. De plus, on invoquait des « témoignages » et des « expériences » plus souvent pour corroborer une théorie que pour la mettre à l’épreuve. Bref, il semble bien que ce soit le débat compétitif, l’agon, qui finalement a fourni un cadre dans lequel se développèrent les sciences de la nature en Grèce ancienne. Ce débat compétitif sur le plan intellectuel rendit possible, en Grèce ancienne, l’apparition et l’évolution de nouveaux types de savoirs qui, par choc en retour, favorisèrent une remise en cause radicale du discours poétique. Jusque-là en effet, seul le côté positif de l’activité poétique était pris en compte. Mais, à partir du moment où le poète ne répondait plus à l’attente du public épris de certitude auquel il s’adressait, c’est le côté négatif de son activité sur lequel on voulut insister, pour le mettre en accusation. Le poète était l’homme non plus d’un apparaître nécessaire, mais d’un paraître trompeur et immoral. La plupart des savoirs particuliers se développèrent sans que les savants ressentissent le besoin d’un recours au mythe, à la différence des «  historiens  » et surtout des «  philosophes  », dont l’attitude à l’égard des mythes fut marquée par une très grande ambivalence : ils fabriquèrent de nouveaux mythes ou interprétèrent les anciens, pour mieux se les approprier. Aucun philosophe ne fut aussi radical que Platon, qui condamna les mythes traditionnels sans appel, en refusant tout recours à l’interprétation allégorique. Paradoxalement toutefois, la pensée philosophique de Platon pousse ses racines dans les mythes, même si ceux-ci ne sont pas les mythes traditionnels. La doctrine des Formes trouve son fondement dans la réminiscence qui, dans le Ménon, est explicitement rattachée à une croyance religieuse. Tout le domaine de l’âme ressortit au mythe, et amène Platon à fabriquer de

nouveaux mythes eschatologiques, à la fin du Gorgias et de La République, dans le Phèdre et les Lois. Enfin, lorsqu’il veut évoquer l’origine de l’univers, de l’homme et de la société, Platon a recours au mythe, par exemple dans le Timée et dans le Critias. À la différence de Platon, la plupart des philosophes et des historiens tentèrent plutôt de « sauver les mythes » traditionnels en voulant retrouver sous leur sens littéral, qui pouvait choquer sur un plan moral ou qui pouvait paraître ridicule sur un plan scientifique, un sens profond conforme aux doctrines les plus récentes dans le domaine de la morale, de la psychologie et même de la physique. Très généralement, il s’agissait de traduire en termes philosophiques les éléments mythiques les plus importants ou les plus insolites. Ce type d’exégèse reçut plusieurs dénominations au cours des siècles, dont celle d’«  allégorie  », que des considérations d’ordre exclusivement pratique amènent à retenir, lorsqu’une trop grande précision n’est pas obligatoire. Ayant pris son essor au VIe siècle avant J.-C., l’interprétation des mythes, largement pratiquée à l’époque de Platon et d’Aristote, connut son plein épanouissement avec les Stoïciens qui pratiquaient non seulement une interprétation morale, associant les divinités à des vertus, une interprétation morale, associant les divinités à des facultés, et une interprétation psychologique, associant les divinités à des facultés, et une interprétation physique, associant les divinités aux éléments ou à des phénomènes naturels, mais aussi une interprétation historique, inspirée d’Évhémère, pour qui les divinités et les héros correspondaient à des êtres humains divinisés en raison d’importants services rendus au genre humain. L’attitude des Stoïciens à l’égard des mythes fut contestée par les Épicuriens et par ceux qui se réclamaient de la Nouvelle Académie, lesquels raillèrent la pratique consistant à réduire les dieux à des

réalités matérielles communes et triviales ou à de simples êtres humains, et qui dénoncèrent la tendance à faire des poètes anciens soit des historiens soit des philosophes qui s’ignorent. Mais, à partir du Ier  siècle avant J.-C., un courant exégétique nouveau se développa qui allait répondre à cette objection en assimilant mythes et mystères, selon une argumentation de ce type. Les mythes et les mystères sont deux moyens complémentaires utilisés par la divinité pour révéler la vérité aux âmes religieuses. Les mythes apportent cette révélation enveloppée dans des écrits légendaires, alors que les mystères la présentent sous forme de tableaux vivants. Dans ce contexte, où se trouvent associées religion, philosophie et poésie, le poète se voit désormais considéré comme un initié auquel a été révélée une vérité qu’il transmet de façon à en réserver l’accès au petit nombre de ceux qui en sont dignes. D’où l’emploi d’un discours codé, d’un discours à double entente, qui s’inscrit dans la mouvance du secret, où tout est exprimé par énigmes, par symboles, comme dans les mystères. Dans ce contexte, le poète n’est plus un philosophe qui s’ignore, mais un théologien qui s’ingénie à transmettre avec prudence une vérité à laquelle la philosophie lui permet un accès direct. Cette conviction sera partagée par les Néoplatoniciens du Ve et du VIe siècle après J.-C., qui consentirent un effort gigantesque pour établir un accord entre la doctrine platonicienne qu’ils considéraient comme une «  théologie  » et toutes les autres théologies grecques et barbares. Avec eux, la boucle se refermait. Le mythe, tout comme la philosophie en général et celle de Platon en particulier, était porteur d’une seule et même vérité qu’il fallait débusquer chez Platon, Homère, Orphée, dans les Oracles chaldaïques indissociables de la théurgie, c’est-à-dire de la pratique de certaines formes de magie.

Le mouvement de balancier qui vient d’être décrit constitue en fait une illustration de la puissance et des limites de la raison. La raison est un merveilleux instrument qui permet de déduire un grand nombre de propositions d’un nombre restreint d’axiomes. Mais comme ces axiomes sont arbitraires et ne peuvent être fondés en raison, la raison reste toujours dépendante de prémisses et de valeurs qui lui sont étrangères. D’où cette tendance constante, dans le monde grec, à rapporter aux dieux l’origine de tous les savoirs humains, aussi bien théoriques que pratiques. Luc BRISSON

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE BRISSON, Luc et MEYERSTEIN, Walter, Puissance et limites de la raison, Paris, Les Belles Lettres, 1995. BRISSON, Luc, « Mythes, écriture, philosophie », in La Naissance de la raison en Grèce, Actes du congrès de Nice, mai 1987, Paris, PUF, 1990, p. 49-58. —, Introduction à la philosophie du mythe, vol.  I  : Sauver les mythes, Paris, Vrin, 1996. —, Platon, les mots et les mythes, 1981, Paris, La Découverte, seconde édition 1994. —, How Philosophers Saved Myths. Allegorical Interpretation and Classical Mythology, traduit en anglais (américain) par Catherine Tihanyi, Chicago, Chicago University Press, 2004. DARBO-PECHANSKI, Catherine, L’Historia  : les commencements grecs, Paris, Gallimard, 2007. DETIENNE, Marcel, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque [1967], Paris, Maspero, troisième édition 1979. LLOYD, Geoffrey E.R., Magie, raison et expérience. Origines et développement de la science grecque [1979], trad. par Jeannine Carlier et Franz Regnot, Paris, Flammarion, 1990. MATTÉI, Jean-François, Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996. PÉPIN, Jean, Mythe et Allégorie [1958], Paris, Études augustiniennes, seconde édition 1976.

La nature et l’être

La tradition qui fait de la « question de l’être » le socle même du questionnement philosophique, et dont le dernier représentant éminent a été Martin Heidegger, est peut-être mal fondée historiquement. Au moins n’a-t-elle nulle difficulté à relier les philosophes modernes à leurs devanciers grecs, en les attelant tous à cette question. Il est loin d’en être de même pour la notion de nature, alors même qu’en ce qui concerne les Grecs anciens, la question de l’être ne peut s’envisager qu’en liaison avec celle de la nature, comme nous allons le voir. À vrai dire, ce sont plutôt les conceptions judéo-chrétienne et grecque de ce qui n’appartient pas à la nature, et notamment de la «  sur-nature  », qui s’opposent. Heidegger a certainement raison de faire remarquer que la «  sur-nature  » ne se conçoit que par opposition à la nature, laquelle reste, de ce fait, le terme premier ; il n’en demeure pas moins que la relation à la nature se trouve profondément bouleversée avec l’avènement du christianisme comme pensée dominante. À tel point que c’est par un abus de langage – Aristote dirait « par homonymie » – que l’on met dans une même catégorie religion juive et religion grecque. Ce n’est pas tant le fait que le Dieu juif soit un dieu créateur ex nihilo qui est

inassimilable par les Grecs –  le mythe biblique de la Genèse n’est d’ailleurs pas très clair sur ce point –, encore moins qu’il soit un Dieu unique, puisque la plupart des philosophes grecs sont monothéistes, que le fait qu’il s’agisse d’un Dieu personnel, engagé dans des rapports affectifs avec ses créatures humaines, distinct de la nature et absolument supérieur à elle. Ainsi, sous une identité formelle apparente, l’histoire d’Œdipe qui déchaîne la colère des dieux sur sa cité en raison de son parricide et de son inceste, et celle des Hébreux qui, régulièrement, provoquent les représailles de Dieu pour s’être détournés de lui, diffèrent fondamentalement. Dans le premier cas, il y a eu transgression involontaire d’un ordre naturel, dans le second, viol délibéré d’un pacte conclu avec Dieu. Les dieux des mythes, mais aussi des systèmes philosophiques grecs, sont les garants d’un ordre naturel que non seulement ils n’ont pas créé, mais auquel ils sont soumis. Le divin peut dès lors se repérer à deux endroits très différents l’un de l’autre. Soit les dieux, ou les « démons », sont des êtres plus puissants que les humains, voire immortels, mais il n’y a alors aucune raison pour qu’ils constituent une exception aux « lois » naturelles qui organisent et régissent l’univers ; soit c’est la matière primordiale elle-même et/ou un autre des principes premiers qui sont qualifiés de « divins ». Ainsi Anaximandre semble avoir déclaré « divin » l’« illimité » dont il fait le principe de toutes choses. Quand, donc, la philosophie naît comme science de la nature, elle endosse déjà ses habits de discipline ayant «  un droit de regard sur toutes choses », parce que rien n’est en dehors de la nature. Le discours sur les dieux fait partie de cette science de la nature, de sorte que, comme le dit John Burnet à propos de Thalès, la question de savoir s’il était athée ou non « n’a pas de sens ».

La philosophie comme « enquête sur la nature » À la fin du

e

VII

  siècle avant J.-C. surgit, avec ce qu’on a appelé

l’ « école milésienne », une manière nouvelle de considérer l’univers, qui est la philosophie elle-même. Certes, des philosophes aussi concernés par l’histoire de la philosophie qu’Aristote et ses successeurs immédiats – nous leur devons non seulement l’essentiel des fragments qui nous restent des philosophes présocratiques, mais aussi le cadre interprétatif dans lequel nous sommes contraints de les lire – reconnaissent à la philosophie des antécédents hors de l’aire culturelle grecque. Mais avec Thalès de Milet vient au jour ce que Socrate, dans l’autobiographie intellectuelle que Platon lui attribue dans le Phédon, appelle l’«  enquête sur la nature  » (historia péri physéôs). L’expression n’est pas une innovation socratique ou platonicienne, puisque le traité hippocratique De l’Ancienne Médecine l’emploie pour désigner l’œuvre d’  «  Empédocle et des autres qui ont écrit sur la nature  ». Bien plus, les historiens et doxographes anciens créditent la plupart des philosophes présocratiques d’ouvrages portant le titre de « sur la nature » (péri physéôs). Il n’est pas du tout sûr que les ouvrages en question aient effectivement porté ce titre, ne serait-ce que parce que la notion de «  titre  » est postérieure et qu’on désignait primitivement un ouvrage par ses premiers mots  ; mais, sous sa forme originaire, la philosophie présocratique est une enquête sur la nature, ou, au sens étymologique du terme, une physique. C’est pour cette raison qu’Aristote appellera «  physiciens  » ou «  physiologues  » les philosophes de cette première période de la philosophie. C’est donc à travers la notion de nature que la philosophie inaugure son interrogation sur l’être.

Qu’est-ce que cette « nature » (physis), objet de la spéculation des premiers philosophes  ? Le terme vient d’une racine, phy-, dont la signification originaire semble avoir été « croître, pousser, naître » et, en un sens transitif, «  faire croître, faire naître  ». Ce mot existait en grec avant que Thalès, ou plus sûrement son successeur Anaximandre, ne l’introduisît comme vocable philosophique, ou, devrait-on dire, y assît la philosophie. L’Odyssée emploie le mot physis pour désigner la « nature », au sens des vertus propres, d’une plante, celle qui doit prémunir Ulysse contre les sortilèges de Circé. Mais c’est sans doute son utilisation par les philosophes qui en fit un mot courant de la langue grecque. Le terme physis prend, chez les premiers Présocratiques, trois sens principaux que l’on retrouve, séparément ou ensemble, dans ce qui nous reste de leurs œuvres. Physis désigne d’abord la substance primordiale d’où toutes choses sont issues. La physis est alors «  principe  » (archè), mot qui est le second terme clef de la philosophie des «  physiologues  ». Mais la physis, c’est aussi le processus de croissance et de différenciation des choses à partir d’une substance primordiale. Ce sens est celui qui est le plus proche de la signification originaire des mots de racine phy-. La physis c’est, enfin, le résultat de ce processus de croissance ou de venue à l’être. C’est ce sens que rend le mieux la traduction consacrée de physis par nature –  le latin natura, qui vient de nasci, «  naître  », présente d’ailleurs la même richesse sémantique que physis. En cette dernière acception, en effet, physis désigne les propriétés caractéristiques d’une chose, d’un ensemble de choses, mais il indique aussi l’ensemble des choses existantes qui ne sont pas le fait de l’art humain. Les physiciens s’efforceront donc de construire des modèles explicatifs de la production des phénomènes naturels à partir de la nature primordiale en recourant à des qualités –  le chaud, le froid, l’humide, le sec  –, des entités –  l’Eau, l’Air, le

Feu, la Terre  – et des processus  – la condensation, la raréfaction, etc. –, modèles laïcs et rationnels tirant leur force persuasive à la fois du raisonnement et d’une utilisation analogique de l’expérience quotidienne, comme l’évaporation, la dessiccation ou le pourrissement. Pour saisir l’originalité de cette philosophie physique, les historiens ont la (bonne) habitude de la comparer à ce qui l’a précédée. L’abondante littérature consacrée à cette question est comme surplombée par les travaux magistraux que Jean-Pierre Vernant et ses collègues ont commencé à publier dans les années 1960. Ils ont définitivement montré que la naissance de la philosophie comme physique devait être resituée dans la mutation profonde, encore largement énigmatique et d’immenses conséquences, qu’a été l’avènement de cette forme originale de société qu’est la cité grecque. L’explication philosophique, c’est-àdire physique, de l’univers est consonante avec le pouvoir politique, c’est-à-dire le pouvoir qui s’exerce, dans le cadre de lois publiques et généralement élaborées par les citoyens ou leurs représentants, en recourant à la force persuasive de discours tenus devant tous. L’explication mythique de l’ordre du monde, au contraire, s’appuie sur une autorité qu’elle entend du même coup légitimer et renforcer. Le mythe, en effet, geste divine et/ou héroïque pleine de violence, de sexe, d’interdit et de transgression, donne à la société humaine présente un fondement que les hommes ne sauraient, sans folle démesure, envisager de changer. Ainsi l’explication mythique de l’univers est-elle particulièrement bien adaptée aux royautés dans lesquelles le ou les souverains prétendent fonder leur pouvoir sur une communication avec le divin. (Cf. ce que Michel Foucault, cité dans l’article « L’homme est un animal politique » de ce volume, dit de la mutation même de la notion de vérité.) Le mythe se distingue

enfin de l’approche philosophique par le genre de ruptures qui les scandent l’un et l’autre. Dans le récit mythique, on passe d’un ordre à un autre par une catastrophe –  terme qui, au sens étymologique, désigne un renversement  – généralement due à une décision humaine ou divine dont procède un affrontement. Ainsi en est-il du passage, par exemple, de la vie dans l’Éden avant la Chute à l’existence pénible des humains après le péché dans le mythe biblique. Dans les systèmes des physiologues, en revanche, même s’il y a des configurations différentes du monde – ainsi l’univers de Thalès dont le composant unique est l’Eau, est différent avant et après sa formation, ou le monde vivant d’Anaximandre, d’abord peuplé d’animaux aquatiques qui s’adaptent ensuite à la vie terrestre, passe d’un état à un autre  –, tous ces états dépendent des mêmes lois et des mêmes processus. Concernant le mythe lui-même, les ouvrages d’Hésiode, qui écrivait à la fin du VIIIe siècle avant J.-C., auxquels se réfère Vernant, ne sont peut-être pas ceux qui illustrent le mieux la différence que celui-ci entend mettre en évidence. Les comparant au mythe babylonien raconté dans le poème Enouma Elish, antérieur à Hésiode d’environ trois siècles, Gérard Naddaf, dans son livre consacré à L’Origine et l’évolution du concept de Physis, marque plusieurs différences intéressantes entre les deux textes. Tout d’abord, au mythe hésiodique manque la caractéristique essentielle de correspondre à un rituel qui, rejouant symboliquement l’histoire héroïque, permet à la fois de renouveler périodiquement l’ordre du monde et d’inscrire le pouvoir royal dans un temps cyclique, c’est-àdire immuable. De ce point de vue, le récit hésiodique, écrit alors que les grandes royautés comme celle de Mycènes ont disparu, a une fonction plus littéraire que sociale, et, surtout, il se présente comme un récit qui met l’un à la suite de l’autre des «  règnes  », celui

d’Ouranos, celui de Cronos, celui de Zeus. Certes, il y a bien parfois, dans le mythe hésiodique, « retour du refoulé ». Ainsi Zeus, une fois qu’il a vaincu la coalition menée par Cronos et en a précipité les membres dans le Tartare, doit-il faire face à Typhon, monstre qui tente de restaurer le chaos primordial. Mais cette tentative désespérée de Typhon rappelle, en fait, que la réalité primordiale a été vaincue mais non éliminée. Ensuite, la partie proprement «  créatrice  » de la cosmogonie d’Hésiode est remarquablement peu personnalisée : la mise en place de l’univers se fait par l’interaction d’entités relativement abstraites (Chaos, Terre, Éros). Il n’en est pas de même, dans la suite du récit d’Hésiode, quand le devant de la scène est occupé par la geste des dieux. Ce qui, en revanche, réunit les approches mythique et philosophique, et contre quoi, comme nous le verrons, Aristote sera le premier à réagir de manière radicale, c’est la forme même des deux discours. Les spécialistes débattent, à propos de plusieurs des philosophes présocratiques, sur la question de savoir s’ils concevaient ou non l’univers comme infini dans l’espace et le temps. Sur ce dernier point, on se demande si Anaximandre, Héraclite, Anaxagore ont eu l’idée que la cosmogenèse que racontent leurs ouvrages était indéfiniment répétée dans le temps après que le cosmos fut retourné à son stade primordial. Quoi qu’il en soit, toute la physique préaristotélicienne demeure prisonnière d’une structure narrative qu’elle partage avec le récit hésiodique : même si elle évite les ruptures dramatiques du mythe, la mise en ordre du monde se déroule dans un temps linéaire et selon un ordre nécessaire, les événements de cette histoire advenant du fait de l’interaction automatique et nécessaire des propriétés des entités élémentaires qui sont à l’œuvre dans la cosmogenèse.  

Trois traits fondamentaux caractérisent cette première figure de la philosophie. D’abord l’étude de la nature enveloppe la prise en compte de toutes choses, aussi bien les processus physiques au sens étroit, que la formation de l’univers, le développement des vivants, y compris les humains, l’apparition de l’intelligence et des sociétés humaines. Nous verrons qu’il faudra attendre Platon et Aristote pour que soient arrachées à la nature à la fois certaines régions de l’être et certaines modalités d’existence. Ensuite les physiologues construisent des systèmes que l’on peut appeler «  mécanistes  ». L’absence de recours à des causes finales est d’ailleurs le reproche principal que leur adressent à la fois Platon, notamment dans la critique qu’en fait Socrate dans le Phédon, et Aristote. Le cosmos des premiers physiciens est vide d’intentions, de passions et de choix. Les dieux eux-mêmes sont des entités naturelles et sont de ce fait soumis aux « lois » de la nature. La théologie est donc une partie de la physique, et Anaximandre, par exemple, transfère à la physis les attributs traditionnels de la divinité : ingénérabilité, incorruptibilité, immortalité, éternité. Enfin, ces premiers systèmes présocratiques posent la question de l’être d’une façon à la fois nouvelle et hardie. Tous, d’ailleurs, ne le font pas de manière identique, même si l’on s’en tient à l’école milésienne dont nous ne connaissons que trois membres, Thalès, Anaximandre et Anaximène. Quand Thalès soutient que tout est fait d’Eau, il est difficile, au vu des textes que nous avons, de décider ce qu’il veut dire vraiment, mais on peut en conclure qu’il institue une différence ontologique entre ce que les choses paraissent être et ce qu’elles sont vraiment. L’objection d’Aristote à cette approche, c’est que ce qui fait qu’un être est vraiment ce qu’il est, ce n’est pas ce qui le constitue, mais autre chose qu’Aristote appellera l’eidos, terme souvent traduit par «  forme  ». Anaximandre, l’un des plus remarquables philosophes

grecs, a peut-être entrevu cette objection quand, au lieu d’attribuer à un élément comme l’Eau le rôle de « fond » de tous les êtres, il donne cette fonction à ce qu’il appelle l’apeiron, qu’il vaut mieux traduire par «  illimité  » que par «  infini  ». Du sein de cette substance primordiale, des couples de contraires – chaud/froid, sec/humide – sont éjectés, un rôle prépondérant semblant être dévolu à l’humide. Les interprètes disputent pour savoir si cette éjection est le résultat d’une interaction « mécanique » de particules matérielles, ou si elle manifeste la puissance génésique de l’illimité, parfois décrit comme un vivant. De la dessiccation d’une matière humide, peut-être terreuse, naissent des vivants, l’homme étant le produit final d’une évolution à partir d’animaux aquatiques. Cet apeiron n’est donc pas lui-même un être à côté des autres, mais est la physis elle-même considérée à la fois comme origine des êtres et cause de leur génération. Anaximandre critique donc la base théorique elle-même de la position de l’école milésienne dont il fait partie, introduisant du même coup dans l’histoire de la philosophie la pratique de l’examen critique, qui en sera le moteur  : il faut qu’il y ait une différence de statut entre le principe et ce qui découle du principe, par exemple, cas particulièrement intéressant, entre l’Eau élémentaire qui, chez Thalès, est le fond commun de toutes choses, et l’eau que l’on trouve dans notre monde.

De la critique éléate à la restauration de la physique La mise en cause radicale de cette antique physique a été le fait, au début du Ve  siècle avant J.-C., de Parménide d’Élée et de son «  école  », appelée «  éléate  », du nom de sa ville d’origine. Durant

toute l’Antiquité, et sans doute au-delà, les philosophes n’en finiront pas de répondre à cette critique. Les fragments que nous avons du poème de Parménide, lui aussi intitulé Sur la nature, sont suffisamment nombreux pour nous donner une idée assez précise de certaines de ses doctrines. C’est, semble-t-il, l’insouciance philosophique des premiers physiciens, qui ne voyaient guère de difficultés à faire procéder tous les êtres d’un même principe, que critique d’abord Parménide. Même s’il sort d’une bouche féminine, c’est bien un discours paternel, c’est-à-dire un discours qui prescrit et interdit, que Parménide adresse aux tenants de l’ancienne physique  : «  Je ne permettrai pas que tu dises que l’être vient du non-être, ni que tu le penses », affirme la déesse qui instruit le poète, avant de lui montrer l’absurdité du discours «  des mortels  ». Pourquoi l’être serait-il né à tel instant plutôt qu’à tel autre, à cet endroit plutôt qu’à un autre…  ? Cette interdiction de la procession de l’être à partir du non-être doit être entendue en un sens large : un non-X ne saurait devenir un X, un «  non-blanc  » un «  blanc  », un «  non-grand  » un «  grand  ». D’une manière plus générale, aux physiologues qui ne voyaient pas de difficulté à faire sortir un monde ordonné –  un cosmos  – d’un état initial chaotique, les Parménidiens opposent ce que les modernes appellent le « principe d’entropie », selon lequel un état plus complexe ne peut venir, sans agent extérieur, d’un état plus simple. Par ailleurs, il est également difficile de penser que le non-être puisse procéder de l’être. D’où ce que l’on a appelé le « monisme » de Parménide, qui trouve, dans son poème, une expression forte. L’être y est décrit comme éternellement identique à lui-même, sans manque, car « s’il était sujet au manque, il manquerait de tout » et « semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre » (Fragment 8, trad. J. Frère et D. O’Brien). L’un des points de la

doctrine éléate, enfin, qui a le plus frappé les Anciens et qui fut le fait de Zénon d’Élée plutôt que de son maître Parménide, c’est de soutenir l’impossibilité de tout changement et notamment du mouvement local. La critique éléate modifie profondément le statut de la connaissance de la nature (physique). Alors qu’elle était la science englobante, la physique devient, pour Parménide, une science impossible. Les interprètes discuteront sans doute encore longtemps sur la manière dont il faut entendre la seconde partie du poème de Parménide, qui propose paradoxalement une cosmologie du même type que celles de ses prédécesseurs, fondée sur l’opposition de deux principes, le chaud et le froid, alors qu’il vient d’en faire la critique radicale. Faut-il y voir une «  leçon de physique  », comme Alceste donne aux précieux une «  leçon de sonnet  », Parménide montrant que dans le domaine du « faux » il est capable de faire aussi bien, et même mieux que les autres  ? S’agit-il d’un exemple de ce qu’il ne faut pas faire ? Ou d’une physique dans la sphère de l’opinion et de l’apparence, et non dans celle de la vérité ? En tout état de cause, la physique perd son statut de science rigoureuse, et cela du fait même que Parménide pose de manière à la fois explicite et totalement nouvelle la question de l’être, comme on le verra plus bas. Il y eut bien avant Parménide –  mais des incertitudes chronologiques s’attachent à la datation des philosophes présocratiques  – des tentatives fort remarquables pour dépasser l’approche élémentariste des physiologues. Ainsi chez Héraclite ou les anciens Pythagoriciens, comme le montrent fort bien les articles qui leur sont consacrés dans ce volume, la raison ultime de l’être des choses réside plus dans une structure – « logique » chez le premier et mathématique chez les seconds  – que dans la matière constituant l’univers. Il faut également noter que ces philosophes établissent

aussi une correspondance entre l’ordre des choses et l’ordre des raisons qui les connaît. Mais après Parménide, plus personne ne tenta de revenir à l’ancienne « enquête sur la nature », et c’est à des philosophes postparménidiens qu’est échue la tâche de dégager à nouveau un espace théorique pour une physique. Aristote a bien vu que l’hypothèse atomiste de Leucippe et Démocrite entendait rétablir la possibilité de la pluralité et du mouvement tout en tenant pour acquises les thèses centrales de l’éléatisme, à savoir que ce qui est, au sens éminent du terme, est plein, homogène, ingénérable et incorruptible, et que l’être et le non-être ne sauraient se mélanger ou provenir l’un de l’autre. Mais au lieu de poser un être unique, les Atomistes supposent une infinité de corps pleins, insécables – c’est le sens du mot «  atome  »  –, éternels, en mouvement dans un vide infini, qui est «  non-être  ». Ce sont les agrégations de ces atomes, effectuées au hasard, qui donnent les différents êtres. La même remarque pourrait être faite à propos des systèmes d’Empédocle et d’Anaxagore  : l’interdiction éléatique d’une procession de l’être à partir du non-être y est fondamentale. «  Il n’y a point de naissance d’aucun être mortel, point de mort non plus  ; il y a seulement mélange », écrit Empédocle (fragment B8). Mélange, c’est-à-dire que tout est fait de nouvelles combinaisons sans cesse défaites d’un ensemble donné et fixe des quatre éléments, Air, Feu, Eau, Terre. Chose remarquable, ce qu’on est bien obligé de rendre ici par «  naissance  », c’est le mot physis, le terme central de l’ancienne physique, renversée par l’éléatisme. Sans doute contemporain d’Empédocle, Anaxagore avait lui aussi affirmé que «  rien n’est ni engendré ni détruit, mais des choses déjà existantes se combinent et se séparent » (fragment B17). Tous ces systèmes physiques «  restaurés  », c’est-à-dire postparménidiens, ont gardé en commun avec la physique

milésienne un « mécanisme » que leur reprochent vivement Platon et Aristote. C’est du fait de leurs propriétés, que nous dirions physicochimiques, que les particules élémentaires s’agrègent pour former les composés que nous voyons dans le monde qui nous entoure. Ainsi les seules conditions qui doivent être remplies pour que deux atomes s’apparient, c’est qu’ils aient des formes qui les y rendent aptes et qu’ils se rencontrent, ce qui relève du seul hasard. Mais, selon ce que les logiciens appellent le « principe de plénitude », dans un temps et un espace infinis, toutes les combinaisons devront nécessairement se produire. Au demeurant, l’intervention de Parménide n’est pas seulement critique et donc négative. C’est bien Parménide qui a le premier posé tout à fait explicitement la question de l’être. À la question philosophique fondamentale de savoir pourquoi et comment les choses sont – que Leibniz a reformulée sous la forme fameuse «  pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien  ?  »  – et à ces questions qui, en un sens, dépendent de la première et, en un autre sens, lui sont identiques, « qu’est-ce qui est être ? » et « qu’est-ce que c’est qu’être  ?  », ceux que l’on a appelé les physiologues, nous l’avons vu, répondent d’une manière qui est, en tous les sens du terme, élémentaire. En distinguant la voie de la science de celle de l’opinion et en attribuant à la première la vérité et l’être et à la seconde l’opinion (doxa) et l’apparence, Parménide trace en fait les contours de l’ontologie et de la théorie de la connaissance grecque qui prévaudront jusqu’à la fin de l’Antiquité et au-delà. Et, de fait, la plus grande victoire de Parménide se lit dans la philosophie grecque ultérieure : personne ne contestera plus guère que l’être appartienne, uniquement ou principalement, à ce qui est éternel et immuable et qu’il en aille de même pour l’intelligibilité, alors que ce qui est périssable ou en mouvement est ontologiquement imparfait et est au

mieux objet d’opinion. Aristote, par exemple, se donnera beaucoup de peine pour réintégrer les choses en mouvement dans le giron des êtres connaissables au sens plein du terme, sans avoir à violer les principes ontologiques de Parménide. Après Parménide, cette « question de l’être » s’installe clairement au centre de la philosophie. Ainsi, si l’on considère ce système philosophique post-parménidien particulièrement original qu’est l’atomisme, on voit que non seulement Démocrite rend de nouveau une physique possible, mais qu’il propose bel et bien une ontologie cohérente et «  performante  ». Le domaine du réel est constitué des atomes et du vide, les premiers étant assimilés à l’être et le second au non-être, comme on l’a vu, alors que tout le reste n’est que phénomène dû à la combinaison des atomes, qui se fait par la nécessité de leurs formes, mais au hasard de leurs rencontres. La couleur d’un corps, par exemple, est, selon Démocrite, l’effet sur nos sens d’une certaine disposition atomique. Plus tard, dans l’atomisme épicurien, il semble que la hardiesse ontologique des Atomistes originaires se soit quelque peu affadie et que l’on en soit arrivé à dire qu’une chose était jaune quand ses atomes étaient jaunes…

« Du temps de Socrate », puis de Platon Dans le premier livre du traité des Parties des animaux, après avoir affirmé que les Présocratiques n’étaient pas parvenus à une explication correcte des phénomènes naturels parce qu’ils n’avaient pas une conception de la substance qui permît une approche finaliste, Aristote ajoute : « Du temps de Socrate, il y eut un progrès sur ce point, mais ceux qui philosophaient négligèrent les recherches physiques et se tournèrent vers la vertu utile, c’est-à-dire politique. »

Quand les Athéniens l’accusèrent, entre autres choses, de s’occuper de ce qui se passe dans les cieux et sous terre – c’est-à-dire, en clair, de se consacrer à l’ « enquête sur la nature » – Socrate répondit qu’il n’était nullement intéressé par ces matières auxquelles «  il n’entendait rien  ». Peut-être l’accusation des Athéniens était-elle simplement anachronique, puisque, dans son autobiographie du Phédon, on voit Socrate se pencher sur la spéculation des anciens physiciens avant de se déclarer déçu et de s’en détourner. À partir de ce moment – selon une chronologie réelle ou reconstruite après coup, peu nous importe ici –, Socrate ne se préoccupera que de rendre ses concitoyens meilleurs, au sens éthique du terme. Ce qu’il reprochait aux physiciens antérieurs, c’était de ne proposer que des explications selon ce que la tradition aristotélicienne appellera les causalités matérielle et motrice. Ainsi, d’après l’exemple fameux du Phédon (98c), la cause pour laquelle Socrate est assis à ce moment dans sa prison serait, pour les anciens physiciens, que son corps est composé d’os et de tendons articulés d’une certaine manière. Pour Socrate, la véritable cause de sa présence ici, c’est que, en vertu d’une certaine idée du devoir et de la justice, il a préféré accepter la sentence des juges athéniens plutôt que de s’y soustraire. À cette première critique adressée par Socrate aux auteurs d’ouvrages physiques, s’en ajoute une seconde, qui transparaît dans l’Apologie de Socrate de Platon –   notamment dans le passage ironique où Socrate déclare qu’il n’entend point décrier celui, plus savant et habile que lui, qui posséderait un savoir certain sur la nature  –, mais qui nous est surtout rapportée par Xénophon. Socrate y déclare plusieurs fois que la science de la nature excède les forces de l’esprit humain, ou que c’est à dessein que la divinité nous a laissés dans l’obscurité sur ce sujet.

Ce dernier point mérite d’être mentionné, parce que cette position de Socrate est à l’origine d’un courant important et de longue durée dans la pensée antique, et aussi moderne. La thèse en question, selon laquelle la nature est totalement ou largement inconnaissable, avait sans doute été énoncée avant Socrate. On cite une sentence d’Héraclite, « la nature aime à se cacher », dont Pierre Hadot examine, dans son livre sur l’histoire de l’idée de Nature, tous les sens et tous les prolongements historiques, et qui est l’une des sources du mouvement sceptique. Les deux grands courants du scepticisme antique, celui de la Nouvelle Académie et la tradition issue de Pyrrhon, sont souvent considérés comme fort voisins par les commentateurs modernes, le second étant plus radical que le premier. Mais du point de vue des questions de la nature et de l’être, leur différence est significative. Car il ne revient pas au même de soutenir, un peu à la manière de Kant quand il oppose le phénomène au noumène, que le réel est hors d’atteinte, comme le font les Néoacadémiciens, et de dire que nous ne pouvons décider si quelque référent réel existe «  derrière  » nos impressions, comme le font les Sceptiques néopyrrhoniens. Il est difficile de savoir qui Aristote vise exactement en parlant des penseurs « du temps de Socrate ». Sans doute veut-il désigner à la fois des philosophes qui se sont reconnus, d’une manière ou d’une autre, disciples de Socrate, c’est-à-dire les « Socratiques », et des gens comme les Sophistes, qui avaient avec Socrate des liens plus lâches mais finalement plus complexes. La place des Sophistes à la fois dans l’histoire de la physique grecque et dans celle de la formulation de la question de l’être méritait assurément d’être réévaluée. Car s’il est incontestable que ce sont les conditions de l’exercice du pouvoir dans les cités, et notamment dans les régimes démocratiques comme celui d’Athènes, qui ont principalement favorisé, sinon directement

suscité, l’apparition du mouvement sophistique, il semble bien que les schèmes fondamentaux, mais aussi les apories, de la spéculation des physiciens pré et postparménidiens ont influencé de manière décisive tant le contenu que la méthode de l’enseignement des Sophistes. On peut dire que les Sophistes complètent l’entreprise de déconstruction de la notion de nature entreprise par les Éléates. Mais Gorgias, dans son Traité du non-être, étend cette déconstruction à l’ontologie parménidienne elle-même en montrant qu’elle conduit immanquablement à affirmer l’être du non-être, puisque dire que «  le non-être est non-être  », c’est dire qu’il possède une certaine manière d’être, problème que tentera de résoudre le Sophiste de Platon. Même quand le rapport entre les thèses parménidiennes et sophistiques n’est pas obvie, les Sophistes, en insistant sur le caractère aléatoire et mal fondé des connaissances humaines contribuent à creuser la différence entre la physique et ce qui s’appellera plus tard la philosophie pratique. Ainsi le compte-rendu relativiste des thèses de Protagoras que nous font Platon et Aristote –   le monde serait tel que je le saisis ici et maintenant, mais différent pour quelqu’un d’autre, à un autre moment, en d’autres circonstances – semble montrer que les Sophistes ont été considérés comme étant sensibles aux divergences des philosophes antérieurs. Dans la fameuse distinction sophistique entre ce qui est par nature et ce qui est par convention, c’est dans le domaine du conventionnel que l’on voit à l’œuvre cette causalité intelligente qu’est la libre volonté humaine. Ici les Sophistes et Socrate pourraient facilement trouver un terrain d’entente. De ce point de vue, Aristote a raison : les Socratiques – Cyniques, Cyrénaïques et, dans une moindre mesure, Mégariques – se sont plutôt détournés de la physique pour s’intéresser à la philosophie pratique et, faut-il ajouter, à la logique.

Cette seconde critique du projet de l’ancienne physique est peut-être aussi dévastatrice que celle des Éléates. L’ancienne physis est, en effet, démembrée  : les hommes, s’ils en sont membres par certains côtés – ils sont des êtres vivants soumis aux contraintes de tous les organismes vivants –, prétendent d’une part s’affranchir des schèmes explicatifs qui s’appliquaient à toutes choses, d’autre part dicter leurs propres lois à leur environnement. Alors peut naître une conception de la nature proche de la nôtre, dont les hommes entendent se proclamer « maîtres et possesseurs ». Qu’en est-il de Platon ? La position du plus célèbre des disciples de Socrate face à cette mise à l’écart de la philosophie naturelle, devenue de peu d’intérêt dans le monde des hommes et inaccessible à la pensée humaine, n’est pas facile à cerner. Sur ce point aussi, Gérard Naddaf propose une thèse qui n’est pas sans séduction. Platon reprendrait à son compte un projet du même type que celui des auteurs d’une «  enquête sur la nature  », mais dans un but principalement éthique et sur des bases nouvelles. Dès le Phédon, la critique par Platon des spéculations des anciens physiciens présente une connotation éthique. Dire, en effet, que Socrate est assis ici parce qu’il a des muscles et des tendons, c’est négliger les raisons éthiques qui lui ont fait préférer la mort à la fuite. Dans les Lois, les choses sont beaucoup plus nettes, puisque les écrits d’  «  enquête sur la nature  », parce qu’ils donnent des explications mécanistes de la formation de l’univers, sont accusés de corrompre les jeunes gens en les détournant de la croyance aux dieux. Pour Platon, une moralité solide, et de ce fait efficace, doit être fondée sur le Vrai, d’où le détour, dans La République, par le monde immuable des Formes dominé par la Forme du Bien. Ce que viserait Platon, au moins à partir du Timée, qui est postérieur à La République, serait de montrer que la véritable moralité est en accord avec l’ordre de l’univers. De

sorte que la connaissance de cet univers devient indispensable au philosophe qui veut installer dans la cité cette moralité nouvelle. Platon aurait, pour ce faire, projeté d’écrire lui-même une « enquête sur la nature », dans une trilogie de dialogues : le Timée décrivant la formation de l’univers et des vivants, dont l’homme, le Critias retraçant l’histoire de la civilisation jusqu’à l’engloutissement de l’Atlantide et de l’armée athénienne –  il ne nous reste plus que le début de ce dialogue, sans que l’on sache si Platon a écrit le reste, qui serait alors perdu  –, l’Hermocrate, qui ne fut jamais écrit, entreprenant de raconter le recommencement de la civilisation qui est la nôtre après ce cataclysme. Cette dernière entreprise aurait finalement été menée à bien dans le livre  III des Lois. Ce faisant, Platon respecterait les règles du genre de l’ « enquête sur la nature », qui tendait à traiter d’abord de la cosmogonie, ensuite de la zoogonie et de l’anthropogonie, de la politogonie enfin. Mais cette entreprise est conçue de manière totalement nouvelle. Toujours selon G. Naddaf, Platon est le premier philosophe à proposer une «  enquête sur la nature  » créationniste et non plus évolutionniste. L’une des meilleures preuves de la nouveauté radicale de cette démarche, c’est que certains des successeurs immédiats de Platon ont essayé de la réduire à l’aune commune. Ainsi Xénocrate aurait déclaré que l’exposé créationniste du Timée n’était qu’une fiction pédagogique. Ici aussi ce créationnisme, que déjà le finalisme du Phédon laissait entrevoir en soutenant que la véritable explication des choses réside dans l’intention de celui qui les a faites, a une forte connotation éthique, puisque la moralité sera plus solide si elle est fondée sur un ordre de l’univers qui a été expressément garanti par le dieu. Il semble d’ailleurs que cette idée selon laquelle l’ordre du monde a été agencé de la meilleure manière possible par une intelligence divine ait été soutenue avant Platon, notamment par

Diogène d’Apollonie, qui fut un disciple d’Anaxagore. On peut s’étonner que le Socrate du Phédon n’y fasse aucune allusion ; peutêtre aurait-il été contraint de réviser sa condamnation globale de l’  «  enquête sur la nature  », et peut-être est-ce précisément ce qu’il voulait éviter… Mais entre soutenir que l’ordre du monde relève d’un principe intelligent et dire que cet ordre a été établi par un être divin également occupé du destin moral des humains, il y a un pas que, semble-t-il, Platon a été le premier à franchir. C’est pourquoi la preuve physico-téléologique que Platon apportera de l’existence de la divinité dans le livre  X des Lois peut être considérée comme le point culminant à la fois de son «  enquête sur la nature  » et de sa refondation de l’éthique. On peut, certes, se demander pourquoi Platon finit par éprouver le besoin de trouver à son éthique un fondement à la fois cosmologique et théologique, alors que La République se contentait de la Forme du Bien pour asseoir la morale et construire la Constitution idéale. On se souvient qu’au début du Timée, l’entretien qui l’introduit est explicitement donné comme la suite d’un «  entretien de la veille » dont le résumé montre qu’il s’agit de l’organisation de la cité parfaite dans La République. Cette succession a paru si bizarre, tant les perspectives de La République et du Timée sont différentes, que certains commentateurs modernes ont supposé, sans grande vraisemblance, l’existence d’une seconde version de La République aujourd’hui perdue. Pour justifier la trilogie qui commence, Socrate, au début du Timée, prétend que le propos antérieur ressemble un peu à une peinture, dont il aimerait voir s’animer les sujets qui y sont représentés ; il voudrait notamment voir comment la cité idéale se comporte dans la guerre. « Si le Timée commence par un résumé de la Constitution idéale décrite dans La République, […] et si par la suite s’y trouve évoquée l’histoire de la guerre victorieuse que

soutint l’Athènes ancienne contre l’Atlantide, c’est que Platon cherche à y fonder “en nature” la Constitution idéale décrite dans La République  », explique Luc Brisson dans l’introduction à sa traduction du Timée. Sans doute faut-il voir dans cette fondation l’une des péripéties de la «  conversion réaliste  » que les interprètes s’accordent à repérer dans les dernières années de Platon. Platon parachève donc l’entreprise socratique, mais en la figeant dans une doctrine formidable. À la recherche d’un fondement sûr et immuable pour les notions de «  bien  », de «  juste  », etc., ce qui constituait l’enjeu de l’enquête menée par Socrate, Platon en vint à construire la première ontologie développée, explicite et cohérente qui nous soit parvenue et qui a continué jusqu’à aujourd’hui à jouer le rôle d’une sorte de paradigme philosophique. Il ne saurait être question d’en donner ici un exposé, même succinct, d’autant plus qu’un article est consacré à Platon dans ce volume. Mais on peut en énumérer les réquisits fondamentaux. Radicalement parménidien, mais voulant sauver la possibilité de la science, y compris de la physique, Platon distingue des degrés d’être. On peut immédiatement en nommer trois  : l’être véritable est celui des Formes (Idées) qui sont à la fois absolument réelles, absolument intelligibles et causes de l’être et de l’intelligibilité des choses qui participent d’elles. Ces choses, qui sont les objets de notre expérience sensible, ne sont plus renvoyées dans le néant et/ou l’inconnaissable, mais du fait de cette participation à l’être et à l’intelligibilité de leurs Formes, elles sont objets d’opinion (doxa) et non de science (epistèmè). Enfin le non-être acquiert chez Platon, sous la forme de l’altérité, une place dans l’ontologie, faisant ainsi droit à la critique de Parménide par Gorgias. Mais Platon dépasse son ontologie au moment même où il l’établit. Dans un passage fameux de La République, Platon place la Forme du Bien « au-delà de l’être »

et lui accorde une causalité universelle sur toutes choses. Le domaine des Formes se trouve donc lui-même divisé et hiérarchisé en ce que la Forme du Bien est supérieure aux autres Formes. Platon accomplit un pas supplémentaire dans ses dialogues postérieurs à La République. Ce qu’il pose quand il tente de penser le fondement de toute réalité et de l’être lui-même, c’est qu’un tel principe est intelligent, ou plutôt est intelligence. Ainsi, dans le Sophiste, l’Étranger s’indigne que l’on puisse penser que « ce qui est complètement être  » soit privé de «  mouvement, vie, âme et intelligence  ». De même, dans le Philèbe, dialogue sans doute postérieur au Sophiste, la génération de toute réalité se fait par une combinaison de deux principes, la limite et l’illimité. Cette conception prend une forme plus précise dans ce que l’on appelle les «  doctrines non écrites  » de Platon, une construction théorique qui lui est attribuée par des sources antiques, et notamment par Aristote, dont on ne trouve pas de trace explicite dans les dialogues platoniciens, mais dont on peut repérer la résurgence chez les successeurs de Platon et notamment chez celui qui lui a succédé à la tête de l’Académie, son neveu Speusippe. Selon cette doctrine, toute la hiérarchie des êtres devrait être ramenée à l’interaction de deux principes ultimes qui sont l’Un et la Dyade indéfinie, laquelle joue le rôle de réceptacle et de matière. Mais le Philèbe ajoute que le mélange de la limite et de l’illimité ne peut être que le fait d’une intelligence. Aristote reprendra cette exigence selon laquelle le principe premier de tout être est un vivant intelligent dans sa notion de Premier Moteur immobile. Cette conception par Platon d’un principe unique qui à la fois est au-dessus de l’être, lequel devient alors quelque chose qui dépend du principe, et qui est intelligence, va dominer toute l’histoire du platonisme. Sous la forme en quelque sorte définitive qu’elle prend dans le néoplatonisme de Plotin, l’Un est le

principe suprême dont l’Être procède, mais dont l’Intellect procède aussi. Cette absorption de l’ontologie dans une Hénologie (de hen, « un ») est ainsi le dernier mot de la métaphysique antique. L’article «  Plotin  » de ce volume expose bien les difficultés que rencontre l’interprète, mais aussi celles qui sont inhérentes au système plotinien lui-même. Cette réhabilitation de l’ « enquête sur la nature » par Platon sous la forme d’une cosmogonie et d’une anthropogonie créationnistes n’est pourtant pas dépourvue d’ambiguïtés. La principale transparaît dans les dix passages, maintes fois commentés, du Timée où Timée déprécie son propre discours, en disant qu’il ne saurait prétendre à la vérité du discours portant sur ce qui est «  stable et translucide pour l’intellect » (29b), mais qu’il n’est qu’un « discours vraisemblable  » ou un «  mythe vraisemblable  ». Le discours physique, parce qu’il porte sur la réalité sensible qui est mouvante et obscure, ne saurait acquérir la rigueur du discours scientifique. Ces propos ont dû encourager Xénocrate dans sa lecture, signalée plus haut, du Timée. Cela, en tout cas, conforte l’hypothèse selon laquelle l’«  enquête sur la nature  » de Platon n’a pas sa fin en elle-même, mais vise un but en dernière instance éthique. L’étude effective de la nature ne suffit pas, chez Platon, à lever la condamnation parménidienne d’une science de la nature. À strictement parler, donc, Aristote a raison  : Platon peut être mis au nombre des philosophes qui, «  du temps de Socrate  », se détournèrent des recherches physiques, Aristote dit de la theoria physikè. Cela deviendra encore plus vrai des Néoplatoniciens. C’est à Aristote que devait revenir la tentative la plus complète de restauration de la physique.

Physique et métaphysique aristotéliciennes La philosophie naturelle d’Aristote marque sans doute l’apogée de la pensée physique des Anciens, à tel point que c’est la physique aristotélicienne que les penseurs médiévaux se sont efforcés de comprendre et de développer, et que c’est aussi une physique aristotélicienne que les physiciens du XVIIe  siècle ont attaquée. On peut aussi dire qu’avec Aristote, la question de l’être arrive à une pleine maturité, ce qui fait que la métaphysique aristotélicienne est restée jusqu’à nos jours le parangon de ce genre de spéculation philosophique. Dans le domaine de la physique, comme ailleurs mais peut-être plus qu’ailleurs, Aristote, quand il récapitule les doctrines antérieures, entend montrer que, à de rares exceptions près, chacune, pour peu qu’on sache la mettre dans une perspective correcte, recèle sa part de vérité. Aristote n’est pourtant pas un éclectique  ; il procède à une réappropriation théorique des doctrines antérieures qui est même le contraire de l’éclectisme. Un traité spécial, fascinant et trop longtemps méconnu, a été largement consacré par Aristote à la «  mise en perspective  » des grands problèmes de la philosophie naturelle présocratique, le traité De la génération et de la corruption. Ni science totale, ni science impossible, la physique est pour Aristote la science d’une région de l’être. Sont dits « naturels » (physiques) les êtres qui possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement, ce dernier terme étant entendu dans son sens aristotélicien total de changement selon toutes les catégories affectées par un mouvement. Une plante vivante a en elle-même le principe de sa croissance, l’élément Feu a en lui-même une tendance à aller vers la périphérie de l’univers. Une table, en revanche, n’a pas en elle-même le

principe de son devenir-table, mais en autre chose qu’elle-même, à savoir dans l’artisan maniant ses outils. D’un certain point de vue, tous les êtres de ce monde sont naturels, y compris la table, puisqu’elle est faite de bois qui est, ou a été, une réalité naturelle. Mais ce point de vue n’est pas essentiel : être de bois n’est pas le caractère essentiel de la table. Ce qui définit une table, c’est qu’on puisse s’y attabler, et cela est dû davantage au menuisier qu’à l’arbre dont elle est faite. L’étude de la physique se limite donc à certaines réalités qu’Aristote énumère dans les premières lignes de son traité appelé Les Météorologiques  : les êtres en mouvement et leurs éléments, c’est-àdire les corps célestes, les composantes ultimes de l’univers matériel que sont la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu, les êtres vivants – animaux et plantes –, les phénomènes « météorologiques » qui désignent d’une part des réalités que nous-mêmes appelons de ce nom – pluie, grêle, arc-en-ciel…  – mais aussi les marées, la mer et les cours d’eau, les tremblements de terre, ainsi que des phénomènes comme les comètes, les étoiles filantes, la Voie lactée qu’Aristote situait dans l’atmosphère. Cette science théorique des êtres ayant un principe interne de mouvement tient compte de la critique parménidienne. Tout d’abord le système des êtres physiques –  c’est-à-dire le cosmos  – est un ensemble fini, clos et éternel, qui n’est jamais venu à l’être et qui ne disparaîtra jamais. Aristote refuse, certes, de faire de toutes les transformations qui y adviennent, de simples altérations d’une substance, ou de substances, toujours les mêmes, comme, selon lui, l’avaient fait les philosophes qui posaient que l’univers était constitué d’une seule réalité fondamentale. Aristote pense ici aux Milésiens, non sans les faire passer sous les fourches caudines de l’aristotélisme. Ainsi, contrairement à ce que prétend le Stagirite, l’infini d’Anaximandre ne peut pas être réduit à une matière au sens

aristotélicien du terme puisque, loin d’être une réalité passive, l’infini est générateur de toutes choses. Il y a bien, dans la physique aristotélicienne elle aussi, génération et disparition des êtres naturels, mais cela dans une chaîne ininterrompue de transformations qui repose sur la transmutation continue des éléments les uns dans les autres. Le cosmos aristotélicien est donc fondamentalement cyclique, puisque les corps célestes, quant à eux, parcourent, pour l’éternité, les mêmes orbites. Il y a là une mutation fondamentale dans la physique antique. Avec Aristote, pour la première fois, le discours physique, et notamment l’étude du cosmos, perd la structure narrative qui le rendait si proche du récit hésiodique. Il n’y a pas eu de mise en ordre initiale des choses qui pourrait être décrite (racontée), le problème de l’origine absolue de toutes choses disparaît et la cosmologie ne s’appuie plus sur aucune cosmogonie. Le monde humain est, en revanche, plongé dans l’histoire. Ainsi Aristote répète-t-il dans Les Politiques que le temps des monarchies est dépassé. Mais cette linéarité, dont la physique ne s’occupe pas –  car l’histoire de la civilisation ne relève pas de l’enquête physique –, s’inscrit dans une circularité plus fondamentale, puisque, périodiquement, des cataclysmes viennent décimer la race humaine, obligeant les survivants à réinventer la civilisation. Les premiers physiciens, au contraire, en s’intéressant à la genèse de toutes choses, avaient inclus l’étude du développement de la civilisation humaine dans leur « enquête sur la nature ». On peut ici repérer une opposition forte et globale entre deux façons de penser à la fois la nature et l’être, qui traverse toute l’Antiquité et dont les représentants les plus remarquables sont Aristote et Démocrite. Il est d’ailleurs vraisemblable que c’est bien Démocrite qu’Aristote considérait comme son adversaire philosophique principal. Nous avons vu que l’atomisme

démocritéen proposait une ontologie cohérente et une philosophie naturelle dont la force théorique avait frappé les Anciens, et notamment Aristote, bien que ses performances en matière d’explication des phénomènes vitaux fussent assez faibles, comme c’est le cas pour presque tous les systèmes mécanistes. S’opposent deux systèmes de pensée qui rassemblent plusieurs caractéristiques qui vont ensemble, sans être pourtant nécessairement liées, de sorte que l’une ou l’autre peut manquer dans une doctrine moins « pure » que celles de Démocrite et d’Aristote. Opposition d’un monde infini, composé d’un nombre infini de mondes dérivant dans un espace infini, et d’un cosmos à l’extérieur duquel, dit Aristote, il n’y a « ni lieu, ni espace, ni vide  »  ; mais aussi opposition d’un monde discontinu et corpusculaire et d’un cosmos plein et continu. Il s’agit là d’une des thèses les plus hardies et les plus novatrices d’Aristote, qu’il a notamment développée dans le livre VI de sa Physique. Selon l’hypothèse discontinuiste, combattue par Aristote, toute grandeur spatiale, tout temps et tout mouvement est composé d’unités indivisibles. Position difficile, car soit l’indivisible est une véritable grandeur du même type que ce dont il est une partie, et on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas être divisé à son tour, soit ce n’est pas une vraie grandeur, et on ne voit pas comment une addition de nongrandeurs pourrait constituer une grandeur. Mais la position continuiste d’Aristote se heurte aux objections de Zénon d’Élée, pour qui l’infinie divisibilité du continu empêche le mouvement, ou Achille de rattraper la tortue. Quand, en effet, un mouvement pourra-t-il commencer si, entre son origine et n’importe quel moment de son déroulement, il y a une infinité de moments  ? La réponse d’Aristote, c’est que l’on ne peut pas déterminer le moment où un mouvement commence, puisqu’il y a toujours un moment antérieur à tout moment choisi comme commencement, mais que, en

revanche, on peut dire à quel moment un mouvement s’arrête, à savoir le moment auquel on l’interrompt. Or dans le monde d’Aristote le mouvement n’a pas de commencement absolu, mais tout mouvement est la suite d’un mouvement antérieur, ce qu’Aristote exprime par la thèse selon laquelle tout moteur est mû. L’infini existe donc bel et bien dans le cosmos d’Aristote, mais sous la forme de l’infinité de la divisibilité du continu, c’est-à-dire que l’infini existe en puissance mais pas en acte. Mais ce cosmos clos d’Aristote ne se suffit pas à lui-même : il y a là ce que nous pouvons considérer comme la seconde prise en compte de la critique parménidienne. Tout ce qui est mû l’est par un moteur, à son tour mû par un autre moteur. Le dernier des moteurs mus, au mouvement duquel sont suspendus, directement ou médiatement, tous les autres mouvements, c’est le «  premier ciel  », l’ensemble des étoiles fixes, qu’Aristote pensait fixées sur une sphère, la dernière de son univers géocentrique et fini. Mais le premier ciel lui-même reçoit son mouvement d’un moteur immobile, qui pour Aristote est le dieu. Ce concept limite qu’est le moteur immobile, ou Premier Moteur, montre bien le statut qu’Aristote accorde à la physique. Étant immatériel et n’ayant d’autre activité possible, c’est-à-dire compatible avec son éminente dignité d’acte pur, que celle consistant à se penser lui-même, le Premier Moteur ne peut rien mouvoir de manière physique. Le premier ciel est donc mû par le désir qu’il porte au Premier Moteur, parce que la perfection de celui-ci le rend aussi suprêmement désirable. Le monde physique tient donc son impulsion, et même sa possibilité, d’un au-delà de luimême, d’une réalité «  méta-physique  », au sens étymologique du terme. Ainsi la région éminente de l’être échappe-t-elle à la physique. Finalement, il n’y a donc, chez Aristote, ni réalité physique complètement automotrice –  puisque même la sphère des fixes a

besoin de quelque chose d’autre pour se mouvoir –, ni action causale de l’immatériel sur le physique. Enfin, autre position parménidienne, Aristote considère que les objets de la connaissance par excellence, celle qu’il appelle la science (epistèmè), doivent être nécessaires, éternels et donc toujours vrais. Cela se traduit notamment dans cette thèse de l’épistémologie aristotélicienne selon laquelle les propositions scientifiques sont par soi et universelles. Comment appliquer un tel schéma à des réalités individuelles mouvantes comme le sont les êtres physiques, c’est l’un des problèmes principaux de la théorie aristotélicienne de la connaissance, qui n’a pas à être traité ici. Mentionnons simplement la coexistence chez Aristote de deux positions qui ne sont contradictoires qu’en apparence  : d’un côté, les objets concrets ne peuvent devenir objets de sciences qu’en tant qu’ils sont subsumés sous des relations universelles, mais, d’un autre côté, la connaissance sensible du concret est une véritable connaissance, à la fois fiable et riche, ce qui éloigne radicalement Aristote de Platon. L’unité englobante de la physis antique n’est donc pas restaurée. Dans le cosmos lui-même, certaines régions de l’être échappent à la physique. Ainsi en est-il, d’abord, de tout ce qui relève de la technique humaine, et peut-être de certaines techniques animales. Il en va de même du domaine de ce qu’Aristote a le premier appelé les «  sciences pratiques  », c’est-à-dire celles qui considèrent les actions produites par la liberté humaine, objets de l’éthique et de la politique. Peut-être est-il juste de parler, ici aussi, de nostalgie, puisque contre certains Sophistes, Aristote maintient le fondement naturel de la politique et de certains liens sociaux  : c’est par nature que les humains s’assemblent en sociétés qui aboutissent à la cité (polis)  ; les rapports familiaux, mais aussi l’esclavage sont naturels, certains hommes étant naturellement destinés à servir. Mais cette

naturalité ne suffit pas à faire des rapports sociaux et politiques des objets de la physique, ni à faire de la cité une substance naturelle comme l’est, par exemple, un être vivant ; étant fondés sur la liberté humaine, ils sont justiciables d’un discours scientifique d’un autre type. Les phénomènes, enfin, qui adviennent fortuitement et non pas toujours ou la plupart du temps, bien qu’ils ne puissent pas être dans tous les cas déclarés non naturels, n’en sont pas moins étrangers à la science physique. Quant au caractère téléologique qu’Aristote prête aux phénomènes naturels – « la nature ne fait rien en vain », « elle réalise toujours le meilleur  », répète-t-il sans cesse dans ses traités de philosophie naturelle  –, c’est sans doute le point essentiel de sa divergence avec les Présocratiques et notamment avec les Atomistes, en même temps que l’aspect de sa physique qui lui a valu le plus de critiques. Pour comprendre cette position aristotélicienne, peut-être faut-il la relier à ce que nous venons de dire du cosmos d’Aristote. Si le cosmos est globalement éternel et inchangeable, il lui manque la possibilité de construire, dans le temps, la perfection –  globale mais non totale – que nous lui voyons. Étant incréé, le cosmos ne peut pas non plus tenir cette perfection de l’intention intelligente d’un démiurge. Il reste donc qu’il est en lui-même et par lui-même bon, cette bonté étant l’imitation imparfaite de l’excellence absolue du Premier Moteur. Ce rejet par Aristote de la nature totale qui était celle des Milésiens aussi bien que la prise en compte de la critique parménidienne, tout cela dans des termes différents de ceux du platonisme, confèrent un statut original aux êtres naturels et posent la question de l’être d’une manière nouvelle. L’architecture de la théorie aristotélicienne de la connaissance semble, à première vue, disqualifier les questions comme celles qui demandent ce que c’est

que d’être, ou ce qui fait que les êtres sont. Le savoir selon Aristote, en effet, est irrémédiablement morcelé en ce que chaque science (epistèmè) correspond à un genre (genos) d’êtres. Il y a donc des êtres naturels, des êtres mathématiques, etc., et il ne faut pas appliquer les concepts et les méthodes concernant un genre d’êtres à un autre. Une interrogation sur le sens de l’être en général risque donc fort, dans cette perspective, d’apparaître comme un discours « verbal et vide » comme le dit Aristote des spéculations platoniciennes sur les Formes. C’est pourtant à Aristote que nous devons la formulation la plus complète et la plus cohérente de la question de l’être. Avec Aristote, l’ontologie –  terme qui n’existe pas en grec ancien  – parvient à une sorte de conscience de soi, qui fait que toutes les spéculations ultérieures sur l’être, jusqu’à aujourd’hui, se réfèrent à l’aristotélisme comme à leur fondement. Platon avait bien posé la question de savoir ce que signifie « être » pour un étant. Ainsi, par exemple, dans le Sophiste 243e, où l’Étranger demande, à propos de couples comme celui du chaud et du froid : « Qu’énoncez-vous sur les deux, lorsque vous dites que les deux et chacun sont ? Que devons-nous présumer au sujet de l’être ? Est-il une troisième chose, à côté des deux autres  ?  » Mais Aristote est le premier à poser explicitement la question de « l’être (étant) en tant qu’être (étant)  ». En effet, «  il y a une science de l’être en tant qu’être et de ce qui lui appartient par soi  », écrit Aristote au début du livre G de la Métaphysique. Mais cette science n’est guère conforme au modèle aristotélicien des sciences, puisque l’être n’est pas un genre. De sorte qu’à peine nommé, l’objet de cette « science », l’« être en tant qu’être », est démembré selon plusieurs articulations. «  L’être proprement dit se dit de plusieurs façons, dont l’être par accident, et, autre sens, l’être comme vrai et le non-être comme faux, il y a aussi les formes de la prédication, par exemple le quelque

chose, le quel, le combien, le où, le quand et tout autre terme qui signifie de cette manière, et encore, outre ces sens, il y a l’être en puissance et l’être en acte » (Métaphysique E, 2, 1026a33). Examinons brièvement cette nouvelle carte de l’être proposée par Aristote. « Être X par accident », cela veut dire que l’attribution de X à un sujet S n’a lieu de manière ni essentielle ni régulière. Un sujet S se voit attribuer «  en puissance  » un prédicat X quand ce prédicat, sans lui appartenir effectivement (actuellement) à l’instant t, pourra lui appartenir à la suite d’un processus de changement. Ce n’est pas tout X qui peut être dit en puissance de S, car une surface blanche peut, dans certaines conditions, être dite « noire » en puissance, mais elle ne sera jamais « savante » en puissance. Il est à remarquer que, malgré les restrictions qui s’attachent à ces deux modalités d’être – l’être par accident est expulsé de la science, puisque celle-ci ne produit que des propositions nécessaires, l’être en puissance paraît tout de même affecté d’une sorte de déficience ontologique –, l’être accidentel et l’être en puissance sont des manières réelles d’être. Si nous laissons de côté la fonction copulative du verbe « être » qui ne nous intéresse pas ici, nous voyons que la distinction principale est celle qui a lieu selon les « formes de la prédication », qui sont ce que l’on appelle traditionnellement les catégories. L’une des positions les plus antiplatoniciennes prises par Aristote stipule d’une part que l’être n’est pas un genre universel dont les différents êtres seraient des espèces, d’autre part que l’être n’est pas univoque. Parmi les différents sens en lesquels un être peut se dire, l’un est fondamental, c’est la substance (ousia), parce que les autres catégories – qualité, quantité, lieu, temps, etc. – se disent de la substance : noir se dit du chien et non chien du noir. Aristote utilise toutes ces distinctions pour résoudre les problèmes hérités de la tradition philosophique. Les doctrines de l’accident et de la puissance, par exemple, servent à

répondre à l’affirmation éléatique de l’impossibilité du mouvement : un sujet peut bien passer d’un état X à un état non-X, si la permanence de son substrat est assurée et qu’il est en puissance ce qu’il va devenir. De même, pour que Socrate de pâle devienne bronzé, il n’est nul besoin de supprimer Socrate pour faire advenir un nouvel être, comme le prétendait un paradoxe sophistique. À ces distinctions à l’intérieur même de l’être, s’ajoutent deux opérations qui parachèvent l’ontologie aristotélicienne. La première, comme nous l’avons déjà vu, c’est de faire dépendre l’ensemble des êtres naturels du Premier Moteur immobile. Nous avons également vu que cette démarche s’inscrivait dans la perspective platonicienne qui faisait du principe cause de l’être des divers êtres une intelligence. Le Premier Moteur aristotélicien est un vivant – car, dit Aristote, vivre est mieux que de ne pas vivre – et une intelligence qui se pense elle-même, mais il est aussi acte pur – et c’est pourquoi il est immatériel, puisque la matière est puissance de contraires  –, consacrant au niveau global la doctrine de l’antériorité de l’acte sur la puissance. Cette thèse fondamentale d’Aristote, qui se retrouve à tous les niveaux de l’univers –  dans la génération des vivants, par exemple, le rejeton est bien en puissance dans la semence de son père, mais il faut l’existence en acte d’un générateur antérieurement à la réalisation de cette puissance  –, est, elle aussi, une réponse à Parménide, car le passage de la puissance à l’acte sans présence d’une actualité antérieure violerait le principe d’entropie. En ce sens, il n’est donc pas faux de caractériser la métaphysique aristotélicienne comme une ontologie de l’acte ou, comme le diraient les Heideggeriens, de la présence. La seconde opération, menée notamment dans les livres centraux de la Métaphysique, dépend étroitement de la doctrine aristotélicienne de la pluralité des significations de l’être. Il s’agit de

la réduction de la question « qu’est-ce que l’être ? » – ou « qu’est-ce qui est être ? », le grec pouvant se comprendre de ces deux manières, qui sont plus complémentaires que différentes  – à la question « qu’est-ce que la substance ? » ou « qu’est-ce qui est substance ? ». La substance se trouve ainsi au centre de la recherche ontologique d’Aristote dans deux directions, dont la complémentarité fait justement le propre de l’aristotélisme. En un sens, l’ousia c’est la structure intelligible de l’être, et l’on peut parfois traduire ousia par «  essence  ». En ce sens «  substance  », «  forme  », «  logos  », «  âme  » sont synonymes, ces termes ne différant que par les situations qu’ils décrivent. Mais en un autre sens seule existe la substance individuelle composée de matière et de forme, alors qu’il faut refuser l’existence à des entités générales et abstraites comme les Formes platoniciennes ou les genres et les espèces. L’ontologie aristotélicienne conjugue ainsi une adhésion, qu’elle partage avec le platonisme, aux exigences fondamentales de l’éléatisme – en rejetant toute procession de l’être et du non-être l’un à partir de l’autre, en n’accordant l’intelligibilité qu’à ce qui est éternel et immuable  – et une métaphysique du concret qui la situe aux antipodes du platonisme. C’est peut-être le mode d’articulation qu’Aristote établit entre la science de la nature et la science de l’être en tant qu’être qui le distingue le plus fortement des autres philosophes antiques. Aristote n’emploie pas le terme «  métaphysique  ». Il n’apparaîtra que plus tard, soit sous la forme meta ta physica, «  après les livres de physique », ou metaphysica, « livres de métaphysique », par exemple dans les catalogues d’œuvres d’Aristote et chez ses commentateurs anciens. Il y a une querelle récurrente pour savoir si « métaphysique » désigne simplement les cours qui viennent après la physique dans l’ordre pédagogique, ou si le mot contient une

référence à l’objet de la métaphysique qui est supra-physique. Or, chez Aristote, la métaphysique est une sorte de physique continuée par d’autres moyens. Matériellement d’abord, ce que les éditeurs ont appelé « Métaphysique » est massivement constitué de textes qui se rapportent entièrement ou principalement à la physique. Réciproquement, des ouvrages catalogués comme «  physiques  » s’intéressent à des objets «  métaphysiques  », comme le Premier Moteur dont l’existence est prouvée dans le dernier livre de la Physique. Mais c’est surtout théoriquement que l’interpénétration entre physique et métaphysique est évidente. Aristote, en effet, est assurément le philosophe qui a définitivement dégagé l’espace théorique de la métaphysique, mais en la construisant en relation avec la physique. Il faut d’abord noter que la séparation entre physique et métaphysique ne réduit pas celle-là à un fantôme ontologique. L’ensemble des êtres naturels garde non seulement sa réalité propre, mais aussi sa cohérence comme système d’objets de connaissance. Mais il faut surtout remarquer que la métaphysique est pensée comme limite de la physique. On peut le montrer dans plusieurs directions. La spéculation sur le sens de l’être, en organisant l’ontologie autour de la substance, part d’une analyse de l’étant physique concret, le composé de matière et de forme, qui reste le modèle de la substantialité. L’existence du Premier Moteur est établie pour donner une cohérence à l’univers physique : c’est parce que la régression à l’infini est impossible dans un univers fini comme celui d’Aristote, qu’il est nécessaire de poser un moteur immobile, qui est acte pur, à l’origine de tous les mouvements, sans lien avec le monde physique, alors que celui-ci établit une relation avec lui.

Après Aristote Le destin de la physique d’Aristote, notamment de sa cosmologie et de sa dynamique, est paradoxal. En rupture avec ce qui l’avait précédé, et repris par aucun de ses épigones, puisque même le fidèle Théophraste, successeur d’Aristote à la tête du Lycée, critique la téléologie de son maître, ce système est sans doute la construction physique qui a eu la postérité la plus longue. Cette longévité a été largement due à la «  christianisation  » d’Aristote par certains penseurs médiévaux. Les physiciens ultérieurs abandonnèrent le cosmos éternel et globalement immuable d’Aristote pour revenir à une conception plus cosmogonique de la science de la nature. Même si leurs images de l’univers s’opposent radicalement sur plusieurs points importants, les Stoïciens et les Épicuriens ont en commun de penser que le monde, ou les mondes, se constituent, se développent et finissent par disparaître. La téléologie stoïcienne peut alors prendre une forme providentialiste qui n’était pas de mise dans le cosmos aristotélicien, alors que l’épicurisme reprend, non sans modifications, l’atomisme démocritéen fondé sur le hasard. Mais, évidemment, l’aristotélisme a laissé des traces. Sur le point fondamental, par exemple, de la structure du discours physique, Friedrich Solmsen remarque que Lucrèce, reprenant peut-être ainsi l’ordre d’exposition du traité Sur la nature d’Épicure, au lieu de commencer son poème par la genèse de l’univers, pour passer ensuite à celle des différents êtres qui le composent et le peuplent, expose d’abord la pertinence de l’explication atomiste, en déduit les différentes propriétés des êtres, puis passe à une « application » des résultats acquis en examinant chaque catégorie d’êtres. La physique est désormais une partie de la philosophie. Les premiers Stoïciens ont maintenu, avec un acharnement qui montrait

qu’elle avait cessé d’être partagée par tous, l’idée que l’étude de la physique était nécessaire à qui prétendait devenir philosophe. Mais, dès la fin de l’époque hellénistique, la philosophie en vint à privilégier sa partie éthique. Dans ses Questions naturelles, long traité de science naturelle examinant des sujets qui, quelques siècles auparavant, auraient relevé de l’ « enquête sur la nature », Sénèque, s’adressant à Lucilius à qui le livre est dédié, justifie son entreprise par un but apologétique : « Tu me dis : quel profit tireras-tu de ces études  ? Celui-ci à défaut d’un autre  : je saurai que tout est petit quand j’aurai pris la mesure de Dieu.  » Il s’agit surtout, dans une polémique avec les Épicuriens, dont le fond porte clairement sur l’  «  art de vivre  », de faire triompher le providentialisme stoïcien contre l’atomisme épicurien qui recourt au hasard. Mais c’est le nouveau type de relation entre physique et métaphysique qui est peut-être le plus caractéristique de la manière que la philosophie postaristotélicienne a de poser la question de l’être. On peut le voir dans les deux grands courants philosophiques qui ont dominé les périodes hellénistique et romaine, le mouvement stoïcien et les différentes écoles platoniciennes. Nous sommes encore victimes d’une approche sommaire de la philosophie postaristotélicienne, dans laquelle nous ne voyons bien souvent qu’une décadence théorique. Ainsi pour le stoïcisme, que l’on a longtemps considéré comme une version à la fois scolaire et naïve de l’aristotélisme, la rigueur morale en plus. Les Stoïciens n’en sont-ils pas revenus au matérialisme des « Fils de la Terre » moqués par Platon dans le Sophiste, en soutenant que n’existe que ce qui est corps et que non seulement l’âme, mais aussi la vertu, la honte, la vérité et les autres choses de ce genre, si genre il y a, sont des corps ? Dans un article éblouissant, publié en 1964, Éric Weil réintègre l’ontologie stoïcienne dans le mouvement qui va de l’aristotélisme

au néoplatonisme. C’est que pour les Stoïciens le corps n’est pas ce que nous entendons par ce terme – ce qui est rigide et solide –, mais ils le définissent par l’action. Est corps ce qui agit. De ce point de vue, la pudeur ou la vérité agissent et nous voyons les effets de leur action, pour la première, par exemple, dans le fait qu’elle fait rougir. Et Éric Weil compare la doctrine stoïcienne du corps à la théorie moderne des champs  : «  L’analogie est frappante  : ce qui n’existe pas, au sens courant, c’est là la vraie “réalité”, réalité qui n’est qu’action.  » Nous ne sommes donc finalement pas très loin de la métaphysique aristotélicienne de l’actualité. Mais cette théorie, que l’on peut dire « corporaliste », n’épuise pas l’approche stoïcienne de l’être. Dans l’article « stoïcisme » de ce volume, Jacques Brunschwig montre bien la liaison que les Stoïciens établissent entre leur ontologie et leur physique, et notamment leur cosmologie et leur théologie qui sont toutes deux des parties de la physique. Dans un univers qui est décrit par les Stoïciens comme un vivant dont les parties sont toutes solidaires entre elles –  cette solidarité étant incarnée par le Feu divin qui compénètre l’ensemble du monde  –, qui est fini mais se situe dans un vide infini et qui naît, se développe et meurt dans une conflagration un nombre infini de fois, être ce n’est pas tomber sous la vue ou le toucher, mais les étants sont en vertu d’un véritable «  acte d’être  ». Il n’en reste pas moins que, comme on le voit en lisant J. Brunschwig, les Stoïciens ne savent en quelque sorte pas trop où mettre leur ontologie. Ayant abandonné l’articulation aristotélicienne entre physique et métaphysique, la direction première de leur approche de l’être est de faire que « l’objet de la science de l’être [soit] l’objet de la physique », mais ils doivent reconnaître que ce qu’ils appellent les «  incorporels  » ne sont pas rien.

C’est à l’inverse de ce mouvement de «  physicalisation  » de l’ontologie que se situent les écoles platoniciennes de la fin de l’Antiquité. Tant le médioplatonisme que le néoplatonisme établissent entre le physique et le méta-physique une relation de type émanationniste ou créationniste, qui fait que celui-là tient largement son existence et son intelligibilité «  d’en haut  ». De ce point de vue, les Néoplatoniciens sont vraiment des Platoniciens en ce qu’ils entendent ramener tous les étages de la réalité ontologique sous la dépendance d’un principe unique, ce qu’Aristote ne faisait, si l’on peut dire, qu’  «  à la marge  » avec ses approches de la métaphysique comme théologie ou science de l’être en tant qu’être. Même l’intellect divin ne peut pas être cet Un absolument pur que les Néoplatoniciens recherchent comme principe, puisque, quand bien même il se contenterait de se penser lui-même comme le fait le Premier Moteur aristotélicien, cela introduit une sorte de scission entre sujet pensant et objet pensé. Dès lors, comme on l’a vu, l’Intellect, fût-il divin, ne peut pas être le principe suprême. Cette construction néoplatonicienne, qui fut développée et parfois rigidifiée par les grands noms de l’école qui furent aussi souvent des commentateurs d’Aristote et de Platon, peut être considérée comme la dernière réponse grecque aux questions « qu’est-ce que l’être ? » et «  qu’est-ce qui est  ?  ». Le Dieu chrétien se glissera assez aisément dans les habits de ce principe néoplatonicien de toutes choses, ce Dieu qui, non content de maintenir par son activité continue l’univers dans l’être, aura aussi à cœur de s’occuper de chaque cheveu de chacune de ses créatures humaines. Pierre PELLEGRIN

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE AUBENQUE, Pierre (dir.), Études sur Parménide, 2 vol., Paris, Vrin, 1987. BRISSON, Luc, Introduction au Timée de Platon, Paris, GFFlammarion, 1992. BURNET, John, L’Aurore de la philosophie grecque, Paris, Payot, 1919. HADOT, Pierre, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, NRF, 2004. NADDAF, Gérard, L’Origine et l’évolution du concept de Physis, Lewinston, Queenston, Lampeter, 1992. SEDLEY, David, Creationism and its Critics in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2007. SOLMSEN, Friedrich, Aristotle’s System of the Physical World. A Comparison with his Predecessors, Ithaca, Cornell University Press, 1960. VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962. WEIL, Éric, «  Remarques sur le “matérialisme” des Stoïciens  », in L’Aventure de l’esprit. Mélanges Alexandre Koyré, Paris, Hermann, 1964, t. II, p. 556-572.

La Connaissance

Préliminaires L’aventure intellectuelle du savoir grec, considérée non du seul point de vue de l’étendue du savoir acquis, mais aussi de celui de la réflexion sur la nature de la connaissance –  son origine, ses objets, ses méthodes, ses limites  – donne l’impression d’un grand foisonnement d’idées, mais aussi d’un grand désordre et de multiples rivalités théoriques. Les Grecs ont su, pour les avoir parfois recueillies et souvent découvertes, beaucoup de choses. Ils ont ouvert à certaines disciplines scientifiques fondamentales, singulièrement aux mathématiques, ce que Kant a nommé « la voie sûre de la science  ». Ils ont aimé passionnément la recherche et l’acquisition de la vérité, avec assez d’ivresse pour croire parfois, comme Aristote, que par nature, tous les hommes désiraient le savoir pour lui-même, et sans autre fruit que sa propre jouissance. Ils ont aussi cru savoir beaucoup de choses –  davantage, à vrai dire, qu’ils n’en savaient vraiment. Ils se sont parfois cruellement trompés, sans avoir toujours d’excuses valables. Ils ont souvent eu, ou affiché, trop de confiance en leurs forces  : malgré des intuitions fulgurantes, leurs théories du changement physique et de la matière,

leurs cosmogonies, leurs doctrines concernant la nature et l’origine de la vie animale et de la vie humaine n’appartiennent que très indirectement à l’histoire de la vérité scientifique. Certains d’entre eux ont pris pour des sciences, et même pour le modèle de certains types de sciences, des disciplines que nous n’hésiterions pas à ranger dans la catégorie des pseudo-savoirs. L’on pourrait croire qu’ils ont su créer des sciences authentiques, mais non s’accorder pour déterminer (c’est un problème encore aujourd’hui) à quels critères on reconnaît un savoir authentique. Ont-ils insuffisamment réfléchi sur les conditions à remplir pour que l’on puisse dire que quelqu’un sait quelque chose  ? Bien au contraire. L’originalité suprême des philosophes et des savants grecs est sans doute de s’être posé des problèmes du type de ceux que l’on rangerait aujourd’hui dans la théorie de la connaissance. Ils ont su soulever des questions que l’on pourrait qualifier de réflexives («  Qu’est-ce au juste que savoir  ?  »), de critiques («  Pouvons-nous vraiment savoir quelque chose ? Et si oui, quel genre de choses ? »), de méthodologiques (« De quels moyens est-ce que nous disposons pour résoudre une question  ?  »), de transcendantales («  Comment doivent être constitués le monde et nous, pour que nous puissions savoir quelque chose de lui ? »). Mais ici encore, le tableau des réponses, et même celui des questions, offre de forts contrastes. L’essor conquérant du savoir grec s’enlève sur le fond initial d’une sorte de tristesse épistémologique : au regard du savoir divin, les facultés humaines sont sévèrement limitées, pour ne pas dire nulles. En voulant transgresser ces limites, pour découvrir l’invisible enveloppé dans les replis de l’espace et du temps, on risque de susciter la colère des dieux, jaloux de réserver leurs privilèges et prompts à châtier l’hubris, l’orgueilleuse démesure. Le philosophe le plus célèbre de la Grèce, Socrate, ne doit-

il pas l’essentiel de sa célébrité à l’histoire de cet oracle qui le désigna comme le plus savant des hommes, supériorité qu’il interpréta luimême comme signifiant que seul il ne croyait pas savoir ce qu’il ne savait pas  ? Mais à côté de ce pessimisme, qui ne disparaîtra d’ailleurs jamais, on relève bien des expressions d’un véritable enthousiasme épistémologique, qui naît et se renforce de la conscience que la raison prend de ses pouvoirs et de la confiance qu’elle retire de ses succès, et peut-être aussi, plus fondamentalement, de l’idée tacitement et presque universellement admise que l’homme n’est pas dans le monde (pour citer Spinoza) comme un empire dans un empire, comme un îlot enfermé dans des représentations qui font écran entre lui et le réel ; bien au contraire, il est dans le monde comme chez lui, il en fait partie intégrante, il est de la même étoffe que lui, au point que le problème immédiat n’est pas de savoir comment il peut atteindre la vérité dans ses paroles et dans sa pensée, mais bien plutôt comment il peut la manquer. La question de la possibilité de l’erreur occupera les grands esprits au moins jusqu’à Platon, qui lui consacrera bien des analyses laborieuses avant de la résoudre finalement dans Le Sophiste. Ce contraste entre pessimisme et optimisme épistémologique peut être vu comme la matrice initiale d’un grand débat, celui du scepticisme et du dogmatisme, qui traverse la philosophie grecque, comme peut-être, et à sa suite, toute philosophie, s’il est vrai qu’en un sens le scepticisme, qui est originairement esprit de recherche et d’examen critique, se confond avec la philosophie même, et que le dogmatisme, dans son acception ancienne, ne se confond pas avec l’emploi de l’argument d’autorité, mais signifie au contraire qu’après avoir réfléchi, travaillé et cherché, on a réussi à élaborer une doctrine bien argumentée et rationnellement enseignable.

Pour dominer la masse des textes et des documents grecs qui concernent la réflexion sur la connaissance, il serait tentant de distinguer les penseurs, et même les époques, selon un clivage qui reproduirait celui du dogmatisme et du scepticisme. Certains philosophes ont été surtout sensibles aux succès de la connaissance, sous ses formes diverses  ; peu vulnérables aux attaques et aux soupçons du scepticisme, ils s’intéressent principalement à la nature du savoir. Leurs questions sont  : Qu’est-ce que connaître  ? Y a-t-il divers types de savoir, et si oui, quels sont-ils et quelles sont leurs différences  ? De quels autres états intellectuels le savoir est-il distinct, et comment s’en distingue-t-il ? Quels sont les mécanismes en jeu dans l’acquisition et la possession du savoir ? Quelles sont les structures de la pensée scientifique  ? D’autres philosophes, attirés par le scepticisme ou fortement provoqués par le défi qu’il lance, se sont plutôt demandé si l’homme est capable d’acquérir un savoir ; en cas de réponse négative, quels arguments permettent ou contraignent d’en douter ou de le nier, quelle est la nature des obstacles qui s’y opposent ; si la réponse est oui, de quels moyens il dispose pour y accéder, et pour se garantir à lui-même qu’il y a accédé. Mais ces deux types de problèmes ne sont pas entièrement indépendants. S’il est vrai que l’on ne peut définir le savoir de façon totalement arbitraire (un énoncé comme «  il sait que Socrate est un cheval, mais Socrate n’est pas un cheval  », par exemple, serait en tout état de cause irrecevable), on peut cependant s’en faire une notion plus ou moins restrictive ou généreuse – cette souplesse étant d’ailleurs favorisée par la richesse et la flexibilité du vocabulaire grec de la connaissance. Ce que l’on dit de la nature du savoir est évidemment lié à ce que l’on dit de sa possibilité et de ses limites. Plus on place haut la barre du savoir, plus elle est difficile à franchir ; on peut même la placer assez haut pour qu’elle devienne impossible

à franchir, ou pour qu’elle paraisse le devenir ; et il s’en faut souvent d’un cheveu pour qu’une ambition très élevée bascule dans un pessimisme total. On peut éviter cependant ce renversement du pour au contre, soit en montrant que dans certains cas au moins la barre du savoir peut être franchie, soit en récusant la description du savoir qui crée de tels obstacles à son franchissement, et en la remplaçant par une autre. Si les grandes interrogations de la théorie de la connaissance sont ainsi liées entre elles, cette théorie elle-même n’est pas autonome dans la pensée grecque. Peu à peu seulement ont été produits des ouvrages uniquement consacrés à la justification épistémologique des doctrines positives de leur auteur (peut-être les Confirmations perdues de Démocrite étaient-elles le premier ouvrage de ce type), à l’analyse de la nature du savoir (le Théétète de Platon, qui n’aboutit d’ailleurs pas à une « solution » explicite du problème) ou à celle des structures de la connaissance scientifique (les Seconds Analytiques d’Aristote)  ; à l’époque hellénistique, on verra enfin s’installer à la première place, dans l’ordonnance générale d’un système, des ouvrages et des théories expressément consacrés au «  critère de la vérité  », comme le Canon d’Épicure et la doctrine stoïcienne de l’impression (phantasia). L’un des facteurs qui ont joué contre l’autonomie de la théorie de la connaissance est assurément l’idée qu’il doit exister une correspondance entre les caractères d’une connaissance digne de ce nom et les propriétés exigibles de l’objet réel ou possible de cette connaissance  : une description déterminée de la connaissance détermine un partage entre les types d’entités susceptibles ou non d’être connues. Comme il est admis par principe que l’on ne peut savoir que ce qui est vrai, et que celui qui connaît la vérité, comme le dit Platon, «  touche à l’être  », des échanges constants s’instituent entre la théorie de la connaissance et ce qu’on

peut appeler, d’un mot qui n’apparaît pas avant le

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XVII

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l’ontologie. Les zones de l’être sont découpées en fonction de clivages épistémologiques (sensible-intelligible)  ; inversement, certaines coupures ontologiques comportent d’importantes implications épistémologiques (être-devenir, nécessaire-contingent, supralunaire-sublunaire). La théorie de la connaissance est ainsi en rapports constants d’action et de réaction avec la théorie de l’être, comme objet connu ou connaissable  ; elle l’est aussi avec la théorie de l’âme, comme sujet connaissant ou susceptible de connaître. Si la connaissance institue un rapport entre l’âme et l’être, elle témoigne d’abord, en général, de l’affinité ou de la parenté qui les unit et qui rend possible l’institution de ce rapport, et aussi, plus particulièrement, de la ressemblance qui doit exister entre les éléments et les structures de l’une et de l’autre. Très tôt se fait jour une idée qui, en dépit de quelques exceptions intéressantes, sera très communément admise, sous diverses formes  : « le semblable connaît le semblable  », ce qui veut dire, non seulement que la ressemblance entre les éléments de l’être et les éléments de l’âme est la cause objective de la possibilité de la connaissance, mais aussi, inversement, que cette possibilité même est pour nous le signe de cette ressemblance. Autrement dit, la théorie de la connaissance est un instrument privilégié de la connaissance de soi, tâche dont la pensée grecque a souligné sans relâche l’importance, mais aussi la difficulté, car l’on n’envisageait pas que cette connaissance de soi par soi pût avoir l’immédiateté transparente d’un cogito  : pour se connaître, il faut se connaître connaissant quelque chose, et réfléchir sur les conditions de cette expérience cognitive. L’ensemble des rapports qui viennent d’être esquissés entre les plans de l’être, de la connaissance et de l’âme pourrait être illustré par la méthode que s’assigne Aristote dans son

traité De l’Âme  : l’étude doit porter d’abord sur les objets des activités et des opérations cognitives de l’âme (par exemple, le senti, le pensé)  ; de ces objets, elle se portera vers ces activités et ces opérations elles-mêmes (l’acte de sentir, l’acte de penser)  ; enfin, remontant de l’acte à la puissance, elle sera en mesure de définir l’essence de la faculté de sentir, de la faculté de penser. On ne cherchera pas ici à présenter un tableau historique et systématique des diverses conceptions de la connaissance qui ont été présentées et soutenues par les philosophes et les écoles philosophiques de la Grèce  : la matière est trop riche et trop complexe pour pouvoir être dominée en un bref panorama. On proposera plutôt une série d’esquisses gnoséologiques, sous forme de variations comparatives destinées à mettre en rapport un certain nombre de notions appartenant au domaine du savoir et aux domaines connexes. Sans s’attacher à dégager les différences, évidemment réelles, qui séparent les théories, on souhaiterait souligner quelques constantes fondamentales qui manifestent, d’un bout à l’autre de l’immense arc historique que nous appelons l’Antiquité grecque, une continuité souvent étonnante.

Savoir et voir Il nous faut partir de l’idée reçue selon laquelle, à l’origine, les Grecs ont identifié, ou presque, le savoir avec la perception sensible, et particulièrement avec la perception visuelle. Leur vocabulaire cognitif en porte incontestablement la trace : l’un des verbes les plus communs pour dire « je sais », par exemple, est oida, qui se rattache à la même racine indo-européenne que le latin videre, « voir ». Notonsle cependant, oida est grammaticalement un parfait, qui signifie, non

pas «  je vois  », mais précisément «  je suis actuellement dans la situation de quelqu’un qui a vu  ». Ce que je sais n’est donc pas ce que je vois maintenant, mais ce que j’ai vu, ce à quoi j’ai été perceptivement présent, ce dont je me souviens après avoir cessé de le voir, ce que je peux imaginer quand je ne le vois plus, ce que je peux reconnaître s’il m’arrive de le revoir, ce que je peux raconter ou décrire parce que j’en ai été le « témoin oculaire ». Par contraste avec ce savoir fondé sur une expérience perceptive personnelle et directe, mais qui l’excède dans le temps et qui greffe sur sa passivité la possibilité de diverses performances actives, quel est le statut de l’information que possède celui qui n’a pas vu, mais à qui je fais le récit ou la description de ce que j’ai vu ? Si le savoir par expérience directe s’identifie au savoir tout court, ce que nous appellerions une «  connaissance par ouï-dire  » doit passer franchement pour un non-savoir. Il en est ainsi dans un célèbre passage d’Homère, où le poète sollicite l’aide des Muses pour pouvoir énumérer les chefs de l’armée grecque : « Car vous êtes des déesses, vous êtes présentes et vous savez toutes choses  ; nous ne faisons qu’entendre la rumeur de gloire (phèmè), et nous ne savons rien » (Iliade, II, 484-487). En même temps qu’il oppose l’ampleur du savoir divin et la nullité du savoir humain, ce texte manifeste ce qui fonde l’une comme l’autre : le savoir accordé aux déesses, et refusé aux hommes, repose sur la présence des unes et sur l’absence des autres à ce qu’il s’agit de savoir, et sur l’expérience directe que cette présence et cette absence rendent possible pour les unes, impossible pour les autres. Une telle conception implique une double et sévère limitation du savoir accessible. Ce que les sujets connaissants sont aptes à connaître est déterminé par leurs possibilités de vision  : la vision humaine ne s’exerce que dans d’étroites limites de lieu et de temps ;

elle est inévitablement liée à un point de vue, qui en exclut d’autres. En outre, le domaine des objets connaissables se borne à celui des objets visibles. C’est pourquoi la postérité philosophique de cette conception est surtout à chercher dans les doctrines sensualistes ou empiristes. Platon lui-même, cependant, dans un passage paradoxal et discuté du Théétète, déclare que lorsqu’il s’agit d’un fait passé, par exemple d’un crime, seul un témoin oculaire peut savoir ce qui s’est passé, et que si le juge, persuadé par le discours des orateurs, parvient malgré tout à une sentence correcte, ce sera «  sans la science ». L’influence de ce modèle visuel sur les théories antiques de la connaissance a parfois été surestimée ; mais ce n’est pas une raison pour la sous-estimer. Le modèle portait d’ailleurs en lui-même diverses possibilités d’élargissement. Si l’on part de l’idée que je connais ce avec quoi je suis dans le même rapport qu’avec les personnes que je connais pour les avoir rencontrées, et que je suis capable d’identifier et de reconnaître (ce que l’on a appelé la «  connaissance par accointance  »), il n’est pas impossible de concevoir sur ce modèle la connaissance de certains objets qui ne sont pas actuellement visibles pour moi, dans l’espace et le temps que j’occupe et du point de vue qui est le mien. Certains hommes d’exception peuvent avoir le privilège de «  voir  » ce qui, tout en étant en droit visible, échappe à la vue ordinaire, ce qui se dissimule dans les régions souterraines ou célestes, dans les ténèbres du passé ou dans l’obscurité du futur  : le devin est un «  voyant  », la pythonisse une «  voyante  ». Le modèle visuel peut même se transposer à des objets qui, par leur nature, ne sont pas visibles, par exemple des entités abstraites et purement intelligibles : il est tentant de se représenter la faculté intellectuelle qui les saisit comme une sorte d’« œil de l’âme », qui exerce sur eux sa « vision » spécifique.

Cette métaphore visuelle est notamment présente dans des termes grecs illustres, comme theôria, theôrein, qui se réfèrent d’abord à la vue et au spectacle, puis, métaphoriquement, à la spéculation et à la contemplation intellectuelle. Dans une image célèbre, attribuée à Pythagore, celui qui se rend aux Jeux olympiques non pour y faire du commerce, ni pour y concourir, mais seulement à titre de spectateur, est comparé au philosophe, spectateur du monde ; et c’est celui-là qui jouit du meilleur genre de vie. Dans les livres centraux de La République, illustres et influents entre tous, Platon fait reposer sa théorie de la connaissance, dans sa forme la plus classique, sur une analogie détaillée entre la vision et la connaissance, leurs conditions et leurs objets respectifs. L’analogie doit sans doute n’être comprise que comme une identité de rapports : ce que la vision est aux choses visibles, par exemple, l’intellection l’est aux choses intelligibles, et la vérité qui illumine l’intelligible l’est à la lumière qui éclaire le visible  ; mais l’on passe aisément de cette idée à celle d’une ressemblance (d’une analogie au sens large) entre les termes de ces rapports, par exemple entre la connaissance intellectuelle et la vision. Cette extension n’est pourtant pas nécessaire : Aristote, dans son traité De l’Âme, ne se cache pas d’élaborer sa théorie de la pensée sur la base d’une identité de rapports entre pensée et sensation d’une part, objet pensé et objet senti de l’autre  ; mais il n’entend pas du tout assimiler pensée et sensation, thèse qu’il attribue à la plupart de ses devanciers, et que pour sa part il rejette.

Savoir et toucher Le modèle visuel de la connaissance est parfois concurrencé, sur son propre terrain, par un modèle tactile. La vue s’exerce à distance,

ce qui fait sa force (sa portée ne se limite pas à l’environnement immédiat), mais aussi sa faiblesse (à trop longue distance, elle perd de sa précision, et dans l’intervalle peuvent survenir des facteurs de brouillage). Le toucher a un rayon d’action moindre  ; mais il compense cette infériorité par l’infaillible immédiateté du contact qu’il suppose entre le corps sentant et le corps senti : dans le toucher, le monde cogne directement à notre porte. Le modèle tactile sera donc par excellence celui des matérialistes, que Platon décrit comme « ne reconnaissant d’être qu’à ce qui offre résistance et contact » (Le Sophiste). La théorie démocritéenne des simulacres assimile la vue, qui paraît être un sens à distance, à une sorte particulière de contact, puisqu’elle résulte de l’action d’enveloppes ténues, émises par le corps senti et voyageant dans l’intervalle jusqu’à toucher le corps sentant. Le toucher, en lequel Lucrèce chante « le sens du corps », a même pu fournir à des philosophies non matérialistes un modèle cognitif qui fait abstraction de la corporéité des entités en contact, au profit de l’immédiateté du contact lui-même. Ce sont des images tactiles qui viennent sous la plume d’Aristote lorsqu’il définit le type de connaissance qui convient aux entités «  simples  ». Puisque par définition elles sont «  incomposées  », il ne peut être question d’en saisir une partie et d’en manquer une autre  : selon une logique binaire, l’intellection des simples se fait parfaitement, ou elle ne se fait pas du tout. Le toucher fournit ainsi le modèle d’une connaissance qui doit son prix singulier à ce qu’elle n’a pour alternative que l’ignorance, et non l’erreur.

Savoir et connaître

Ouvrons ici un débat, que le modèle visuel, aussi bien que le modèle tactile, permet d’introduire. La langue française, enviée par d’autres sur ce point, distingue syntaxiquement «  savoir  » et « connaître ». On dit « connaître quelqu’un », ou « quelque chose » ; on ne dit pas « connaître que » quelque chose est ceci ou cela. On ne dit pas «  savoir quelqu’un  », ni, sauf exception, «  savoir quelque chose  »  ; on dit «  savoir que  » quelque chose est ceci ou cela. Les expressions courantes distinguent ainsi une connaissance de type objectal et un savoir de type propositionnel. Les verbes cognitifs, en grec, ne sont pas spécialisés ainsi  : la plupart admettent une construction objectale et une construction propositionnelle. Certaines possibilités syntaxiques communes en grec brouillent encore davantage la distinction  : le participe peut se substituer à la construction propositionnelle (au lieu de dire : « Je sais que tu dis la vérité », on dira par exemple, littéralement : « Je connais toi disant la vérité ») ; et le sujet de la proposition complétive peut apparaître par anticipation comme objet du verbe principal (au lieu de dire  : «  Je sais que Socrate est mort », on dira par exemple, littéralement : « Je connais Socrate qu’il est mort »). Cette absence d’étanchéité entre la connaissance d’une chose et celle d’un état de choses a sans doute favorisé l’idée que savoir qu’une chose est ceci ou cela, c’est connaître cette chose elle-même, assez et de la manière qu’il faut pour savoir qu’elle est ceci ou cela ; autrement dit, c’est trouver dans la nature même de la chose, objet ultime de la connaissance objectale, les raisons pour lesquelles elle est ceci ou cela. De là des restrictions importantes sur la légitimité de l’emploi du verbe «  savoir  » en contexte propositionnel  : si telle chose est ceci ou cela, mais sans que ce soit en vertu de sa nature (par exemple si elle ne l’est qu’accidentellement, par rencontre temporaire, ou encore relativement, sous un certain rapport, alors

que sous quelque autre rapport elle ne l’est pas), on refusera de dire que l’on sait (ou que l’on sait vraiment) qu’elle l’est. À parler strictement, on ne peut pas savoir que Socrate est assis, puisqu’il se lèvera sans cesser d’être Socrate, ni qu’il est petit, puisqu’il l’est en comparaison d’un homme plus grand, mais non en comparaison d’un autre plus petit.

Savoir et ouï-dire Le modèle visuel conduit à refuser le statut de savoir à une information que l’on aurait reçue d’un témoin oculaire, sans avoir été soi-même le témoin du fait. Un tel rigorisme n’est pas sans exemple  ; mais il serait faux de croire qu’il est un héritage de la «  conception homérique  » du savoir. L’on a remarqué avec juste raison que les héros d’Homère sont parfaitement prêts à dire qu’ils savent des choses dont ils ne sont pas directement témoins, mais dont ils sont informés par une chaîne ininterrompue de témoignages oraux et publics, dont on peut contrôler la validité en remarquant qu’aucun contre-témoignage, qu’il soit sollicité ou non, ne vient s’inscrire en faux. C’est le cas, par exemple, en matière de généalogie (Iliade, XX, 203 sq.). Cet exemple permet de nuancer l’infériorité de principe de la connaissance par ouï-dire : tout dépend de la qualité de ceux dont on entend les dires, et de la méthode dont on dispose pour évaluer leur véracité. Au plus bas se situe la rumeur, vague et incontrôlable ; au plus haut, la transmission d’un renseignement par un ou plusieurs témoins dont on a de bonnes raisons de penser qu’ils ont vu euxmêmes la chose, qu’ils n’ont aucun motif de la raconter autrement qu’elle ne s’est passée, et qu’ils sont en général assez observateurs

pour être dignes d’être crus. Le modèle de la connaissance par ouïdire engage ainsi, chez les historiens tout particulièrement, mais aussi chez les orateurs, une réflexion sur les outils disponibles pour une critique du témoignage. Cette réflexion se prolonge chez les philosophes, qui utilisent souvent l’image du messager pour illustrer diverses situations épistémologiques  : nous parlons encore couramment, à leur suite, du «  témoignage des sens  ». Mais ce modèle peut être tiré tantôt en une direction dogmatique, tantôt en une direction sceptique. Comment s’assurer, si l’on conçoit les sens comme des témoins, que le messager délivre exactement son message, puisqu’il s’avère, dans l’expérience des «  illusions des sens  », que ce n’est pas toujours le cas  ? Les philosophes grecs ont parfois poursuivi, ambitieusement, l’idéal ou le rêve d’un message sensoriel qui contiendrait en lui-même la garantie de sa propre authenticité, sous la forme d’une sorte de marque de fabrique inconfondable et infalsifiable  ; parfois aussi, ils se sont contentés d’une méthode de vérification, par évaluation du degré de plausibilité de l’impression sensible, par recoupements avec d’autres témoignages sensoriels, par optimisation des conditions de l’expérience.

Savoir et inférer La transmission orale du savoir perceptif n’est pas la seule voie qui permette d’en étendre la portée. La sensation, chez l’homme, se sédimente dans la mémoire, qui elle-même donne naissance à l’expérience (au sens où l’on parle d’un « homme d’expérience », qui a beaucoup vu et beaucoup retenu) ; lorsque l’expérience se réfléchit, se formule de façon universelle, appréhende les causes de ses succès,

elle sert de base au savoir pratique (technè) et à la science théorique (epistèmè). Ce processus naturel, repéré dès avant Platon, et plusieurs fois décrit par Aristote comme par les philosophes de l’époque hellénistique, se trouve méthodiquement repris dans la démarche inférentielle de l’induction (epagôgè), dont Aristote attribue la découverte à Socrate, et qui consiste à passer d’une multiplicité de cas particuliers présentant quelque similitude à une loi générale qui les résume et les englobe (non sans risque d’erreur, au cas où le passage en revue des cas particuliers n’est pas complet). Une autre possibilité d’extension du savoir perceptif consiste à réfléchir sur ce que l’on voit, et à l’utiliser comme un signe ou un indice à partir duquel on pourra obtenir un savoir, indirect mais réel, de ce qui ne se donne pas immédiatement à voir. Ici encore, l’épopée homérique fournit des prototypes  : les habitants d’Ithaque voient Ulysse, revenant dans sa patrie sous l’aspect d’un vieux mendiant, mais (sauf son vieux chien) ils ne l’identifient pas ; savoir n’est pas voir, puisque l’on peut voir sans savoir qui est celui que l’on voit. Pour en venir à savoir que le mendiant n’est autre qu’Ulysse, ses proches l’infèrent en prenant appui sur des signes (sèmata)  : la cicatrice dont la nourrice Euryclée connaît l’existence, la possession de secrets qu’Ulysse est seul à partager avec Pénélope qui l’interroge. Il n’est pas logiquement exclu qu’un mendiant porte la même cicatrice qu’Ulysse, qu’un voyageur ait appris de lui des choses qu’on le croyait seul à savoir ; mais en affinant la méthode du relevé des signes et de leur interprétation, on peut réduire pratiquement à rien la probabilité d’une coïncidence ou d’une supercherie. Le mendiant est Ulysse  : telle est, en somme, la meilleure explication que l’on puisse inférer à partir des faits recueillis.

La réflexion philosophique sur les conditions et les pouvoirs de l’inférence sémiotique est un chapitre important de l’épistémologie ancienne, qu’il serait fâcheux d’oublier en mettant exclusivement l’accent sur les réflexions tirées du modèle déductif des mathématiques  ; elle occupe, en particulier, une partie considérable des débats des écoles hellénistiques. Cet intérêt se comprend aisément si l’on songe au nombre, à la qualité, au prestige intellectuel et social des disciplines dans lesquelles l’acquisition réelle ou supposée des connaissances repose sur l’observation de faits considérés comme des signes et sur l’inférence, à partir d’eux, des faits inobservables dont ils sont les signes. La science de la nature, dans toutes ses dimensions, en est un exemple majeur  : tôt dressée, la liste des questions qui allait constituer pour des siècles, sans grands changements, l’agenda de toute doctrine philosophique qui se respectait, comprenait essentiellement des questions auxquelles on ne pouvait espérer répondre que grâce à la méthode résumée par le slogan d’Anaxagore, hautement approuvé par Démocrite  : «  Les apparences sont une vue de ce qui est imperceptible  » (opsis tôn adèlôn ta phainomena). La réflexion rationnelle sur les apparences agrandit la portée de la vision (bien autrement que par les pouvoirs exceptionnels du « voyant »), jusqu’à constituer une quasi-vision de ce qui se dérobe à la vue. Outre les philosophes de la nature, l’usage des signes occupe naturellement beaucoup les historiens, qui reconstituent un passé enfoui à partir d’indices présents  ; les orateurs, qui font de même dans les tribunaux, à la recherche d’un passé plus proche, mais qui s’en servent aussi dans les assemblées politiques pour prédire ce qui va se passer sur la base de la situation présente, ou ce qui se passerait si l’on adoptait telle ou telle mesure ; les devins, dont c’est le prétendu métier, pris fort au sérieux, entre autres, par les Stoïciens  ; les

médecins enfin, qui collectionnent et définissent les symptômes des diverses maladies en liaison avec les conditions externes de leur apparition, et qui peuvent en établir le pronostic, avec une sûreté qui les fait prendre parfois pour des devins. Cependant, de même qu’il y a témoins et témoins, il y a signes et signes : on n’attribue pas la même valeur à tous les types d’inférence sémiotique, et le vocabulaire distingue à l’occasion le simple indice (sèmeion) du signe probant (tekmèrion). La qualification d’un fait comme signe d’un autre fait, l’unicité et la détermination de cet autre fait, la nécessité du lien qui permet de conclure de l’un à l’autre, tout cela peut donner matière à discussion. C’est pourquoi la théorie de la connaissance par signes prend une tournure très différente chez les rationalistes et chez les empiristes  ; maints débats hellénistiques en portent la trace. Une distinction, d’origine mal déterminée, met à part les signes dits « commémoratifs », qui permettent, à partir d’un fait observable, de conclure à la présence d’un autre fait, observable en principe lui aussi, mais temporairement caché, qui a été souvent observé en concomitance avec le premier (ainsi la fumée est signe commémoratif du feu), et les signes dits « indicatifs » qui sont censés permettre, à partir d’un fait observable, de conclure à la présence d’un autre fait, cette fois inobservable par nature, mais qui est censé être tel que le premier ne saurait se produire sans le second : ainsi la transpiration est signe indicatif de l’existence de pores invisibles dans la peau. Il est clair qu’un rationaliste doit penser qu’il existe des signes indicatifs pour pouvoir dogmatiser sur la nature intime des choses et sur les causes cachées des phénomènes  ; être rationaliste, en un sens, c’est cela même, puisque seul le raisonnement peut assurer, à la différence de l’expérience et de la mémoire, que sans la cause cachée l’effet visible ne saurait avoir lieu. L’empiriste, au contraire, rejettera cette possibilité, et se contentera de remarquer, en

un réflexe quasi pavlovien, que si feu et fumée se sont souvent manifestés ensemble, le spectacle d’une fumée isolée incite à penser qu’il y a quelque part du feu, et que l’on pourrait le constater en changeant les conditions de l’observation. Les principales sources de connaissance que nous avons évoquées jusqu’ici, la vision et ses deux extensions, la transmission orale du témoignage et l’inférence sémiotique, correspondent aux trois maîtres mots de la méthode des médecins empiristes : l’autopsia ou vision directe et personnelle, l’historia ou récollection des témoignages des experts passés ou présents, la metabasis ou transfert inférentiel, passant d’une connaissance acquise par l’un des moyens précédents à une autre, provisoirement hors de portée.

Savoir et comprendre Nous avons exploré quelques-unes des extensions du modèle visuel de la connaissance  ; revenons à ce modèle lui-même, pour dégager les limites qu’il ne pouvait guère franchir. On peut voir, entendre, toucher bien des choses, accumuler des impressions et des informations, explorer le monde de tous côtés, devenir très « savant », en un sens faible du mot : on n’en sera pas plus « savant » au sens propre, si l’on ne comprend pas ce qu’on a vu et entendu. Non seulement l’expérience sensible en général ne procure pas, ou ne suffit pas à procurer, un savoir authentique  ; mais encore les expériences sensibles particulières ne peuvent guère prétendre au titre de savoir si elles ne sont, d’une manière ou d’une autre, reprises en main par une intervention intellectuelle. Il en faut déjà une, à titre minimal, pour les mettre en discours, pour dire aux autres ce que l’on voit et pour se le dire à soi-même, en le rangeant sous un

concept dans une structure propositionnelle (« ceci est blanc ») ; il en faut encore pour des élaborations plus complexes, nécessaires à l’interprétation d’une expérience particulière (« ceci est de la neige ») ou d’une expérience générale («  la neige est blanche  »). Il n’est pas surprenant, dès lors, que l’un des premiers chez qui l’on puisse repérer l’idée que voir n’est pas encore savoir, et qu’empiler des informations (la polumathiè) n’est pas encore en avoir l’intelligence (le noos), soit Héraclite, le philosophe de l’intraduisible logos, à la fois discours et raison. Les yeux et les oreilles, dit-il par exemple, sont de mauvais témoins pour ceux qui ont des âmes barbares  ; le barbare étant celui qui ne connaît pas le grec, entendons que l’expérience sensible n’apporte aucune connaissance à celui qui n’est pas capable d’interpréter le message qu’elle véhicule, faute de savoir la langue dans laquelle ce message est libellé. La métaphore sous-jacente aura la vie dure : le monde est un livre qui n’est lisible que pour ceux qui en connaissent les règles de lecture. Connaître, c’est comprendre, c’est-à-dire rassembler (le grec pour «  comprendre  », sunienai, possède un préfixe de même sens que celui du latin comprehendere), organiser l’expérience selon les structures qui sont celles de la réalité, porter à la parole la raison qui gouverne les choses. Connaître une seule chose, c’est ne pas la connaître  : à la limite, il n’y a de connaissance que totale, et de connaissance que du tout. L’incroyable audace des plus anciens penseurs grecs, qui se sont lancés, sans autres armes que leur raison nue, à l’assaut de la connaissance du tout, des principes qui le fondent et de toutes les conséquences qui en découlent, vient peut-être de ce que leur conception du savoir ne leur laissait pas d’autre choix  : c’était cela, ou ne rien connaître. Il faudra attendre Aristote pour voir s’ébrécher le privilège d’une science totale, et s’avancer l’idée qu’une science est un ensemble structuré d’énoncés portant sur des entités appartenant

à un genre défini, et à ce genre seulement (les nombres, les figures, les êtres naturels)  ; encore ne renoncera-t-il pas à sauver l’idée de science universelle, par des biais d’ailleurs divers, proposant tantôt l’idée d’une « science de l’être en tant qu’être », étude des propriétés qui appartiennent à tout être du seul fait qu’il est un être (et non pas ce type d’être particulier qu’il est), tantôt l’idée, sans doute différente, d’une science « première », ayant pour objets les principes de toutes choses, et qui serait ainsi «  universelle parce que première ».

Savoir et croire Ces programmes extraordinairement ambitieux ont sans doute pour fondement dernier une idée qui, de très bonne heure, avant même Héraclite, se fraye un passage dans la pensée grecque, et qui est peut-être l’idée capitale de toute l’épistémologie ancienne. Cette idée, c’est que l’opinion (ou la croyance, les deux mots pouvant traduire doxa) n’est pas la science : croire n’est pas savoir, même si ce que l’on croit est vrai. Dans un fragment fameux, Xénophane esquisse un redoutable argument : dans certains domaines au moins, notamment celui de la théologie, «  aucun homme n’a vu l’exacte vérité, et aucun n’en aura la connaissance  : car même s’il parvenait par chance à dire au mieux comment les choses s’accomplissent, il ne [le] saurait cependant pas lui-même ; mais c’est une opinion (dokos) qui partout s’élabore ». L’argument a été souvent interprété en un sens radicalement sceptique : on peut tomber par hasard sur une opinion vraie, mais on n’a aucun moyen de la reconnaître comme telle, de même que l’on n’aurait aucun moyen, dans une chambre noire où seraient rangés

des vases dont un seul serait en or, d’être sûr d’avoir mis la main sur le vase en or. Xénophane aurait alors préfiguré un paradoxe célèbre, exposé par Platon dans le Ménon, qui a longtemps joué un rôle stimulant dans la réflexion épistémologique : comment chercher une chose dont on ne sait absolument pas ce qu’elle est  ? Comment identifier celle qu’on se propose de chercher, parmi toutes celles que l’on ne connaît pas  ? Et, à supposer que l’on tombe sur elle par chance, comment savoir que c’est celle-là que l’on cherchait, puisqu’on ne la connaissait pas ? Si l’on ne veut pas se contenter de le croire, sans aucune bonne raison de le croire, le plus sage est, semble-t-il, de renoncer à toute recherche. Ce paradoxe est le revers de l’idée que l’on ne connaît rien si l’on ne connaît pas tout  : il interdit l’acquisition d’une connaissance nouvelle, il bloque le mouvement qui, pour le sens commun, semble pouvoir mener, sur un point particulier, de l’ignorance au savoir (à ce titre, il représente l’application, dans le champ épistémologique, du problème ardu qu’a toujours posé à la pensée grecque l’intelligence du mouvement, du devenir, de l’apparition de quelque chose de nouveau). Platon, pour répondre à ce paradoxe, tente justement de sauver l’idée d’une connaissance totale, en avançant sa théorie de la réminiscence  : l’âme, immortelle et plusieurs fois renaissante, a vu toutes choses, elle a déjà appris toutes choses  ; ses ignorances ne sont que des oublis  ; elle recouvrera sa science latente, pour peu qu’un « accoucheur » dialectique l’aide à s’en ressouvenir en lui posant les questions appropriées. Connaître, c’est reconnaître  : reconnaître ce que l’on savait déjà, et que l’on avait oublié. Il n’y a de savoir a posteriori qu’en apparence, et de savoir en réalité qu’a priori. Revenons à l’argument de Xénophane. Il ne milite pas nécessairement en faveur d’un scepticisme radical : sans doute est-il possible d’acquérir une opinion objectivement vraie en piochant au

hasard dans la corbeille aux opinions  ; mais il n’est pas impossible que l’on puisse aider cette «  chance  », en réfléchissant sur son expérience, « en cherchant longtemps », comme dit Xénophane, et en usant de sa raison pour parvenir à des opinions non point arbitraires, ni nécessairement illusoires, mais au moins vraisemblables  ; Xénophane paraît en être convaincu lorsqu’il présente, en son propre nom, une théologie fort nouvelle et une cosmologie prudente. Cependant, il reste un hiatus infranchissable entre l’opinion, même vraie, et la science  : on peut dire ce qui se trouve être objectivement la vérité sans être certain que ce que l’on dit est vrai. Que manque-t-il donc à l’opinion vraie pour être un savoir  ? À cette question, Xénophane ne donne pas de réponse précise  ; peut-être dit-il, de façon purement négative, que l’homme qui a une opinion vraie n’a pas la science de ce sur quoi il a une opinion vraie ; dans ce cas, il marquerait une différence, sans essayer de dire en quoi cette différence consiste. Les efforts faits depuis Xénophane pour répondre à cette question ont peut-être contribué à baptiser la difficulté plutôt qu’à la résoudre  : ainsi lorsqu’on dit, classiquement, que la connaissance est une opinion vraie justifiée, il faudrait pouvoir dire à quelles conditions une opinion vraie est justifiée. Dans le Théétète, grandiose tentative pour répondre à la question  : «  Qu’est-ce que la science (epistèmè)  ?  », Platon repousse successivement l’assimilation de la science à la sensation, puis à l’opinion vraie  ; il suggère alors de l’identifier à «  l’opinion vraie accompagnée de raison (logos)  »  ; mais avec une remarquable honnêteté, il mène le dialogue à l’échec, au moins en première apparence. Malgré plusieurs essais, les interlocuteurs n’arrivent pas à donner un contenu satisfaisant à la notion de logos.

Savoir et démontrer On peut croire que l’on justifie une opinion comme on vérifie une hypothèse  : en la testant, en la soumettant à l’épreuve de ses conséquences. Mais on risque alors de commettre une faute classique, repérée comme telle par les Grecs, et cependant toujours menaçante, celle dite de « l’assertion du conséquent » (si p, alors q, or q ; donc p). Par exemple : s’il y a des pores invisibles dans la peau, alors la sueur peut apparaître à sa surface  ; or la sueur apparaît  ; donc il y a des pores. Mais rien ne dit qu’une autre explication ne serait pas la bonne ; la buée sur la carafe n’atteste pas que le verre est poreux. L’on renforcera peut-être la plausibilité de l’hypothèse des pores en multipliant les conséquences à examiner, en constatant que toutes confirment l’hypothèse, et qu’aucune ne l’infirme ; mais il ne suffit pas de réfuter les hypothèses concurrentes pour établir celle dont on croit, peut-être faute d’imagination, que c’est la seule qui reste envisageable. La multiplication des tests ne procurera jamais le seul type de prémisse qui conviendrait, à savoir que la sueur peut apparaître non pas simplement si, mais encore seulement si il y a des pores. Pour contourner l’obstacle, il faut renverser la perspective. Pour justifier une opinion, il faut orienter l’enquête non pas vers ses conséquences, mais vers les principes dont elle est elle-même la conséquence. On cherchera à mettre en œuvre le modus ponens (ou mode posant), parfaitement valide : si p, alors q ; or p ; donc q. Savoir que q (que quelque chose est ceci ou cela), c’est savoir pourquoi il en est ainsi (parce que p). Dans un passage du Ménon, Platon présente cursivement l’idée que les opinions vraies sont «  instables  » et s’échappent facilement de notre âme (probablement parce qu’elles risquent d’être

abandonnées, pour peu que l’expérience paraisse les démentir, ou qu’un discours habile semble les réfuter)  ; ce qui les transforme en savoir, c’est un «  raisonnement de causalité  », ou «  raisonnement explicatif  » (le mot aitia, qui figure dans cette formule, désigne en quelque sorte ce qui est « responsable » de l’état de choses sur lequel porte l’opinion vraie ; ainsi, l’aitia est la cause objective de cet état de choses, et elle nous permet de nous expliquer qu’il soit ainsi plutôt qu’autrement  ; elle est sa «  raison d’être  »). Ce raisonnement «  enchaîne  » les opinions vraies, et les transforme en savoir en les rendant « stables » (les théories grecques de la connaissance doivent beaucoup au fait que le mot epistèmè, par sa racine, évoque les idées d’arrêt, de repos, de stabilité). Aristote ne fera que développer l’indication du Ménon, lorsqu’il dira que «  nous pensons que nous avons la science de quelque chose […] lorsque nous pensons savoir, de l’aitia en vertu de laquelle la chose est telle qu’elle est, qu’elle en est l’aitia, et que la chose ne peut être autrement qu’elle n’est ». Pour savoir quelque chose dans le sens ainsi défini, il est nécessaire et suffisant de le démontrer, c’est-à-dire de le déduire de ses principes –   ce dont le savoir mathématique offre l’exemple le plus clair et le modèle le plus impressionnant. Savoir que la chose ne peut être autrement qu’elle n’est, c’est savoir qu’elle est nécessaire  : nous touchons ainsi à un ingrédient essentiel de la notion grecque du savoir. Essentiel, mais aussi ambigu  : car si je sais qu’une chose est nécessaire, qu’est-ce que je sais au juste  ? Une distinction, qui deviendra classique, oppose la « nécessité de la conséquence » à la « nécessité du conséquent ». On peut concevoir par exemple que, si un certain nombre de conditions sont réunies (un baril de poudre, une flamme nue qui la touche), nécessairement un certain effet s’ensuivra (il s’agit là de la nécessité de la conséquence, nécessité hypothétique ou relative). Mais cela

n’implique pas que l’explosion elle-même soit nécessaire (il s’agirait cette fois de la nécessité du conséquent, nécessité intrinsèque ou absolue)  ; il faudrait pour cela que chacune des conditions, et leur réunion même, ait été (intrinsèquement) nécessaire, ce qui n’est pas forcément le cas. Un des handicaps de la pensée grecque paraît avoir été l’absence d’une appréhension claire de cette distinction (malgré certaines tentatives ou approximations)  : de l’idée raisonnable que l’on ne peut savoir que ce qui est hypothétiquement nécessaire, elle a eu tendance à passer à l’idée moins raisonnable que l’on ne peut savoir que ce qui est absolument nécessaire. Peut-on dire que l’on sait qu’une explosion a eu lieu tel jour à telle heure  ? Non, contre l’usage habituel du verbe «  savoir  », si l’on admet avec le sens commun que la réunion des facteurs nécessaires et conjointement suffisants pour la déclencher n’était elle-même pas nécessaire. Oui, conformément à l’usage courant du verbe «  savoir  », si l’on admet, cette fois contre le sens commun, que la réunion de ces facteurs était elle-même nécessaire, et qu’elle tenait par exemple à un réseau universel de causes enchaînées qui peut s’appeler le destin. Dans les deux cas, on perd d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. Le modèle mathématique, ici, est séduisant et dangereux à la fois, car il semble permettre d’échapper au dilemme. Si les prémisses d’une démonstration sont soit tenues pour axiomatiquement nécessaires, parce qu’elles sont «  évidentes  », soit démontrées elles-mêmes à partir des axiomes, la vérité démontrée jouit des deux sortes de nécessité à la fois  : ce qui rend difficile qu’on les y distingue. À l’opinion vraie seront dès lors réservées les vérités de fait ; au savoir, les vérités de raison. Par une extension naturelle, encore, au savoir seront réservées les vérités éternelles. Il n’est pas nécessaire, mais il est tentant, de penser que ce qui est toujours vrai l’est si et seulement s’il est nécessaire  ;

que ce qui est parfois vrai l’est si et si seulement il est possible  ; et que ce qui n’est jamais vrai l’est si et si seulement il est impossible. Ces passages réciproques entre temps et modalités sont favorisés, comme l’a montré J.  Hintikka, par une particularité du langage ordinaire, qui vaut pour le grec comme pour le français. Les énoncés courants sont «  temporellement indéfinis  »  ; ils ne sont datés que d’après le moment de leur énonciation. « Il fait jour » est vrai s’il fait jour au moment où l’on dit « il fait jour ». Mais on peut prononcer la même phrase, «  il fait jour  », à midi comme à minuit  ; d’où la tentation de dire que cette même phrase, de vraie qu’elle était à midi, est devenue fausse douze heures plus tard. Du même coup, on refusera d’appeler «  savoir  » la situation cognitive où l’on est par rapport à la vérité de « il fait jour » (au moment où elle est vraie) ; car elle n’a pas la «  stabilité  » requise. Si l’identité de la phrase est considérée comme le marqueur de l’identité de l’opinion qu’elle exprime, rien dans le concept d’opinion ne s’oppose à ce qu’une opinion devienne alternativement vraie et fausse au gré des changements de la situation ; mais le savoir, lui, comme dit Aristote, « ne peut être parfois savoir et parfois ignorance ». On ne peut donc, en toute rigueur, dire qu’on sait qu’il fait jour  : on en a tantôt une opinion vraie, tantôt une opinion fausse. Pour échapper aux conséquences incalculables de cet ensemble de conceptions, il faudrait réintégrer dans la signification de l’énoncé, sous une forme absolue, la datation qu’elle reçoit du moment de son énonciation. On dira, par exemple, que la phrase  : « Il fait jour », énoncée le 16 août 1995 à midi, exprime une certaine proposition : « Il fait jour le 16 août 1995 à midi », et que c’est cette proposition, non la phrase, qui est vraie. Une phrase différente, prononcée après cette date, exprimera la même proposition sous la forme : « Il faisait jour le 16 août 1995 à midi » ; et la valeur de vérité

de la proposition unique exprimée par ces phrases différentes restera la même. Inversement, la phrase : « Il fait jour », énoncée le 16 août 1995 à minuit, exprime une proposition différente  : «  Il fait jour le 16  août 1995 à minuit  », qui est fausse, et qui restera la même proposition fausse sous les diverses expressions qui pourront lui être données par des phrases différentes, comme  : «  Il faisait jour le 16  août 1995 à minuit  ». Cette réintégration de la date de l’énonciation dans la signification de l’énoncé a été manquée par les philosophes grecs, même par les Stoïciens, qui ont pourtant distingué les phrases et les propositions que les phrases signifient. Pour eux, en effet, une phrase temporellement indéfinie, comme : « Il fait jour  », est l’expression d’un «  signifié complet  », auquel ne manque aucune des déterminations qui permettent de lui assigner une valeur de vérité  ; de sorte que cette valeur de vérité est ellemême variable dans le temps. La distinction entre opinion et science, combinée avec l’antique principe de la connaissance du semblable par le semblable, conduisait à penser non seulement qu’il manquait quelque chose à l’opinion vraie pour être un savoir, mais encore que ce manque lui était essentiel et irrémédiable. Platon avait admis dans le Ménon, il est vrai, que le «  raisonnement de causalité  » permettait de métamorphoser l’opinion vraie en un savoir  ; mais dans La République, il semble au contraire (du moins en première lecture) penser que cette métamorphose est impossible, parce que l’opinion et le savoir concernent deux domaines d’objets entièrement séparés : l’opinion, mitoyenne entre le savoir et l’ignorance, porte sur le devenir, lui-même mitoyen entre l’être et le non-être ; la science porte sur l’être immuable. Des choses sensibles particulières, et par contamination, des principes qui les gouvernent, s’il y en a, il ne peut donc y avoir qu’opinion (comme c’était déjà la leçon de la

coupure en deux parties du Poème de Parménide), au mieux, opinion vraisemblable (et ce sera la leçon du Timée). Aristote aura fort à faire pour sauver la possibilité d’un statut scientifique pour la physique ; tout en continuant à admettre, par principe, qu’il n’est de science que du nécessaire, il affaiblira le lien entre savoir et nécessité en faisant place, entre l’immuable et l’imprévisible, à un objet possible pour une science de la nature  : ce qui se produit normalement et régulièrement, la plupart du temps et dans la plupart des cas (hôs epi to polu).

Savoir et intuition Le mouvement de la démonstration, qui remonte des propositions à démontrer aux prémisses à partir desquelles on peut les démontrer, pose un problème qu’Aristote a clairement dégagé. S’il n’y avait pas d’autre forme de connaissance que la connaissance démonstrative, on se trouverait engagé dans une régression à l’infini  : pour savoir quelque chose, il faut le démontrer à partir de quelque chose d’autre, qu’il faut aussi savoir, donc démontrer à son tour à partir d’une autre, et ainsi de suite  ; pour savoir quelque chose, il faudrait savoir un nombre indéfini de choses. Cette régression à l’infini est ruineuse, car l’esprit fini ne peut parcourir une suite indéfinie  ; si donc l’on ne peut rien connaître qu’en le démontrant, on ne peut rien connaître du tout. Il existe bien une issue, que certains mathématiciens connus d’Aristote avaient admise  : c’est celle qui consiste à boucler sur elle-même la série démonstrative, circulairement, au lieu de la laisser s’étendre linéairement sans limites. Mais Aristote rejette cette solution, parce qu’elle se réduit finalement à démontrer une chose par elle-même. Sa

solution est d’admettre qu’« il faut s’arrêter », et qu’il est possible de le faire, dans la remontée des théorèmes aux prémisses  : le savoir démonstratif n’est possible que s’il s’ancre, au bout d’un nombre fini d’étapes, sur des principes qu’il n’est ni possible, ni nécessaire de démontrer. Il n’y a de démonstration que s’il y a de l’indémontrable ; il n’y a de connaissance démonstrative que s’il y a un mode non démonstratif de la connaissance. Toute la question, dès lors, est de savoir si l’on peut poser des principes d’une manière autre qu’arbitraire, c’est-à-dire avec quelque raison de poser ceux-ci plutôt que d’autres, sans pourtant les démontrer. L’idée moderne selon laquelle on peut construire des systèmes axiomatico-déductifs en désignant à volonté telles propositions comme axiomes, et telles autres comme théorèmes, quitte à construire aussi d’autres systèmes dans lesquels les statuts de ces propositions seraient inversés, est tout à fait étrangère, semble-t-il, à la pensée antique  : entre les principes, dotés d’un pouvoir explicatif, et les conséquences, expliquées par ces principes, l’asymétrie est tenue pour essentielle et irréversible. S’il leur fallait admettre que la position des principes est arbitraire, les dogmatiques devraient se convertir au scepticisme. Le Sceptique Agrippa, pour retourner contre le dogmatisme l’analyse d’Aristote, condamnera comme lui la régression à l’infini et le raisonnement circulaire, et se contentera de bloquer la dernière issue qu’Aristote s’était réservée, en arguant que s’il n’y a pas de raison d’adopter tel principe plutôt que tel autre, les prétendus principes ne sont que des hypothèses infondées. C’est pourquoi le remède contre le péril sceptique a toujours été cherché dans une quête éperdue de ce que Platon, le premier, a appelé un « principe anhypothétique ». Mais comment déterminer le mode de savoir, par définition non démonstratif, approprié à la connaissance d’un tel principe ? Sur ce

point, la leçon fournie par le modèle mathématique, exemple accompli du savoir démonstratif, est ambiguë, comme le montrera une rapide comparaison entre Platon et Aristote. Pour mesurer les limites de l’influence exercée par les mathématiques sur la théorie platonicienne de la connaissance, il suffit de relire les pages célèbres de La République (livres VI et VII) où Platon décrit la place qu’il assigne aux mathématiques dans l’éducation des philosophes. Elles ont à ses yeux l’immense mérite pédagogique d’«  exciter à penser  », de «  faciliter à l’âme le retournement qui l’éloigne du monde du devenir, et la conduit vers l’être véritable ». Mais elles ne peuvent avoir qu’un rôle instrumental et propédeutique, car elles souffrent de deux limitations essentielles : d’une part, elles font usage (et elles le font nécessairement, selon Platon) d’objets sensibles, figures et diagrammes, qu’elles traitent comme les images des réalités purement intelligibles sur lesquelles elles raisonnent  ; d’autre part, elles reposent sur des hypothèses qu’elles tiennent pour connues, et dont elles n’estiment pas avoir à rendre raison. Ces deux limitations sont d’ailleurs liées l’une à l’autre  : la vérité des propositions que les mathématiciens tiennent pour primitives leur semble pouvoir être dite « évidente pour tous », parce que cette vérité se voit, si l’on peut dire, sur la figure même qu’ils tracent. Dès lors, les mathématiques ne peuvent porter sans impropriété le titre de sciences, qui leur est donné par l’usage commun  ; le caractère hypothétique de leurs principes leur permet de prétendre à la cohérence, mais non à la vérité. Seule la dialectique est véritablement un savoir, parce qu’elle met en question tout ce qui peut l’être, qu’elle ne se contente d’aucune évidence procurée par quelque figure sensible de l’intelligible, et qu’elle remonte jusqu’à ce « principe anhypothétique » qui lui permettra de fonder les pseudofondements des mathématiques eux-mêmes.

Ce n’est sans doute pas ici le lieu de commenter l’identification platonicienne de ce principe anhypothétique avec la Forme du Bien, énigmatique «  objet suprême de la connaissance  ». Mais on peut remarquer que Platon reste assez évasif sur le mode de connaissance qui convient à un tel objet  : il semble qu’il s’agisse tantôt de le « voir », de le « contempler », comme une sorte de chose intelligible, tantôt d’en «  rendre compte à soi-même et aux autres  », de «  le définir discursivement » en « saisissant la formule de son essence » et en « la distinguant de tout le reste ». Platon précise cependant que «  celui qui ne peut saisir la formule de l’essence de chaque chose, dans la mesure où il ne peut en rendre raison à lui-même et aux autres, ne peut être dit en avoir l’intellection (noûs) », et qu’il en va ainsi pour le Bien comme pour toute autre Forme. On résistera donc à l’idée que le noûs représente ici un mode de connaissance de caractère intuitif, seul capable d’appréhender, dans une vision muette et quasi mystique, un objet ineffable et absolument transcendant. Le noûs avait d’ailleurs été introduit, à la fin du livre  VI, comme le nom de cette attitude cognitive de l’âme qui a pour objets, non la seule Forme du Bien, mais toutes les Formes intelligibles et leurs diverses relations dialectiques  ; et le terme de dianoia, qui en est expressément distingué, et qui convient à la pensée mathématique, ne signifie pas «  connaissance discursive  », comme il le fait dans d’autres contextes, mais quelque chose comme «  intellection intermédiaire  » ou «  transitionnelle  » (dia-noia) entre opinion et intellection proprement dite. En un sens, Aristote est l’héritier de Platon lorsqu’il évoque le principe « le plus ferme de tous », le principe de non-contradiction. Reprenant le terme platonicien d’«  anhypothétique  », il précise qu’«  il est nécessaire de connaître ce principe pour connaître quoi que ce soit ». Pour le connaître, il n’est évidemment pas question de

le démontrer  : «  S’il y a des choses dont il ne faut pas chercher de démonstration, nul ne pourrait dire pour quel principe il le faut moins que pour celui-là.  » Contre ceux qui, plus ou moins sérieusement, ont parlé de telle sorte qu’ils semblaient le rejeter, la seule manière de le justifier est de procéder « réfutativement », c’està-dire de montrer par voie dialectique qu’à partir du moment où l’interlocuteur accepte d’entrer dans la sphère du dialogue sensé, il ne peut pas le respecter. Cependant, le principe de non-contradiction (sauf exceptions que l’on peut toujours fabriquer pour les besoins de la cause) n’entre pas normalement comme prémisse dans une démonstration  ; il fonctionne plutôt comme une règle fondamentale du discours sensé. Contrairement à Platon –  et c’est une différence importante  –, Aristote accorde un statut pleinement scientifique aux disciplines particulières qui, comme l’arithmétique ou la géométrie, portent sur un domaine spécifique d’entités appartenant à un même genre, comme les nombres et les figures. Chacune de ces sciences, qui sont démonstratives, possède ses principes propres  ; quelques principes leur sont communs, en ce sens seulement qu’ils peuvent s’appliquer analogiquement à plus d’une d’entre elles. La dialectique, qui a justement pour caractère de ne porter sur aucun genre en particulier, paraît donc moins apte à justifier les principes propres que les principes communs ; et la question de savoir comment l’on en vient à connaître les principes indémontrables des sciences particulières, et quel est le type de savoir impliqué dans leur connaissance, se pose à nouveau de façon aiguë. Aristote tente de répondre à cette question dans le dernier chapitre des Seconds Analytiques, chapitre aussi célèbre que difficile. Nous n’en retiendrons ici que le fait qu’Aristote désigne le noûs comme étant l’état cognitif (hexis) qui appréhende les principes, et

qui est, à ce titre, plus exact et plus vrai que le savoir démonstratif lui-même. On a souvent pensé (et ce, dès l’Antiquité) que le mot de noûs désignait ici une véritable intuition intellectuelle, sorte de vision de l’esprit saisissant ses objets avec la même évidence et la même immédiateté que la vision oculaire saisit les siens ; il s’agirait d’une faculté spécifiquement adaptée à l’acquisition de la connaissance des principes indémontrables. Contre cette interprétation, on a fait justement valoir (J. Barnes) que le chapitre en cause pose deux questions distinctes  : Comment les principes nous deviennent-ils connus ? Quel est l’état cognitif qui les appréhende ? À la première question, Aristote donne une réponse incontestablement empiriste : les principes nous deviennent connus au terme d’une démarche inductive, qui parcourt les étapes classiques de la perception, de la mémoire, de l’expérience et de la science  ; de l’intellection, il n’est pas question. Le noûs n’intervient que dans la réponse à la seconde question : dans le vocabulaire disponible, c’est un nom qui convient à la connaissance dont l’objet est un principe, une fois que cette connaissance a été acquise par la voie inductive précédemment décrite, de même que le nom de science (démonstrative) est celui qui convient à la connaissance dont l’objet est un théorème démontré, une fois que cette connaissance a été acquise par la voie déductive. Si l’intuition intellectuelle est conçue comme un moyen d’acquérir un savoir, il faut donc dire que le noûs n’est pas une intuition intellectuelle. Ainsi, deux fois de suite, chez Platon puis chez Aristote, nous aurons frôlé l’idée que l’instrument suprême de la connaissance, celui qui, apte à nous faire connaître les principes, commande toute autre connaissance, peut être assimilé à une sorte de vision de l’esprit ; mais aussi, deux fois de suite, nous aurons vu (semble-t-il) Platon, puis Aristote, passer finalement au large de cette idée. Il

faudra attendre cette sorte de synthèse du platonisme et de l’aristotélisme qu’est le néoplatonisme, synthèse créatrice qui ne s’embarrasse pas trop de soucis d’exégèse des textes, pour voir revenir en force, dans le vocabulaire de la connaissance intellectuelle et de l’union béatifique, les antiques métaphores de la vision et du contact. D’une certaine manière, la boucle que nous avons tenté de suivre se trouve ainsi bouclée. Jacques BRUNSCHWIG

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Éthique

L’héritage philosophique de la Grèce est la philosophie ellemême. La formule est particulièrement vraie de la philosophie morale et de la réflexion éthique. Sans exagérer la rupture que les premiers philosophes grecs – les Présocratiques à partir du VIe siècle, et surtout, Socrate, Platon et Aristote, au Ve et IVe  siècle –, ont accomplie à l’égard des formes poétiques, mythiques, édifiantes, du discours moral, leur principal apport a été de définir une attitude réflexive et rationnelle pour juger de l’action humaine. En faisant de la réflexion sur la conduite une recherche des principes rapportée à la compréhension de la nature de l’homme et de son bien, les philosophes grecs ont créé le style de la démarche philosophique en morale. Mais il y a autre chose. Depuis vingt-cinq siècles, les écrivains, moralistes et penseurs, ont constamment repris des idées éthiques venues de l’Antiquité grecque. Aujourd’hui encore, les catégories dont nous nous servons pour comprendre notre expérience morale (par exemple, celles de vertu ou de faiblesse de la volonté) sont directement issues de la philosophie grecque, comme ne peuvent plus l’être les concepts de notre physique ou de notre biologie. La condition actuelle de la philosophie morale est encore plus

révélatrice. Les nombreux auteurs qui déplorent l’incapacité des traditions les plus fortes de la pensée morale contemporaine (surtout le kantisme et l’utilitarisme) à répondre à la complexité et à l’indécision des problèmes moraux se tournent vers la philosophie antique pour y trouver une compréhension plus riche de l’inscription de la moralité dans la vie. Comment cela est-il possible  ? Comment expliquer qu’une part de notre expérience morale nous maintienne en une proximité si étroite avec un monde révolu depuis presque deux millénaires, dont les conditions matérielles, économiques, sociales et politiques n’ont rien de commun avec les nôtres ? Les penseurs grecs vivaient en effet dans un monde où l’esclavage, l’inégalité, l’infériorité de certains individus étaient des réalités unanimement acceptées. De plus, la philosophie morale de l’Antiquité est souvent associée à une compréhension physique et cosmologique du monde réel que nous ne pouvons en aucun cas reconnaître comme nôtre. Enfin, le monde des penseurs grecs est antérieur, et étranger, au christianisme, auquel nous devons pourtant ces conceptions si essentielles à notre relation éthique au monde que sont l’idée d’une valeur morale inhérente à tous les êtres humains et l’existence d’obligations universelles. La question serait plus claire si la captation de la Grèce par la pensée occidentale n’avait été si forte : il est particulièrement difficile de savoir ce qu’est la pensée grecque en elle-même, indépendamment de ce qu’elle est pour nous. Cette appropriation a certainement contribué à faire de la Grèce un idéal, mais de façon quelque peu perverse. Car revendiquer une continuité sans faille avec la pensée grecque aboutit souvent à faire de celle-ci une «  aurore  » qui n’est devenue plein jour qu’au terme d’un progrès dont la philosophie moderne a été le moteur. Un tel « progressivisme », souvent étroitement associé à la certitude que la

pensée morale grecque est, d’une certaine façon, commensurable à la nôtre, nous rend quelque peu enclins à nous sentir beaucoup plus moraux que les Grecs  ; nous avons approfondi leurs découvertes, mais surtout nous nous sommes débarrassés de la fixité, de l’inégalité, de l’absence d’universalité de leur monde. Les pays occidentaux ont certes mis un terme à l’esclavage, mais le spectacle qu’offre le monde contemporain pourrait difficilement convaincre un Grec de notre supériorité morale. De plus, cette familiarité, nourrie de la certitude implicite que l’éthique grecque en est restée à un stade inférieur, entraîne un dommage plus sérieux. Elle induit à penser que les Grecs avaient une notion imparfaite de ce qui fait pour nous l’essence même de la moralité, qu’ils ne possédaient ni théorie de la volonté ni conception de l’autonomie morale ou de la responsabilité de l’action. Même si ce reproche était fondé, ce dont l’étude précise des textes permet de douter, il n’empêche que la théorie de l’action et de la responsabilité dont disposaient les Grecs est largement aussi complexe et différenciée que la nôtre et elle figure à titre d’ingrédient nécessaire dans leur conception de la moralité. Aussi, à moins de résoudre la question par une pétition de principe, en déclarant que la moralité ne peut être que notre moralité, il n’y a aucune raison de considérer que le seul fait que la conceptualisation morale grecque soit différente de la nôtre puisse témoigner de son incomplétude. L’objet de cet essai n’est pas tellement l’expérience éthique immédiate que la réflexion, les modes de compréhension et de systématisation dont elle a fait l’objet. Une telle distinction entre l’immédiat et le réflexif, entre la moralité populaire et l’éthique philosophique, lève en partie la difficulté relative au fait que le monde grec nous soit à la fois si étranger et si familier. Les pratiques sociales, les institutions, la moralité populaire de la Grèce ancienne

sont éloignées des nôtres. Mais dès que nous lisons les philosophes, Platon, Aristote, les Stoïciens, nous nous retrouvons en terrain familier  ; leurs réflexions sont en partie celles que nous menons encore. Une telle dissociation entre les pratiques éthiques et la réflexion morale reste un peu énigmatique. Comment savoir en effet où commence la réflexion rationnelle et théorique en éthique  ? De plus, la philosophie morale peut-elle être réellement détachée des pratiques humaines et de la littérature et n’est-il pas illusoire de dissocier la définition commune de la moralité de son élaboration philosophique  ? Dans le cas de la Grèce ancienne, la portée du socratisme permet de répondre en partie à cette question. Car la pensée morale de Socrate se présente explicitement comme une rupture avec la moralité conventionnelle et populaire. La réalité de cette rupture est complexe et nuancée, mais elle nous encourage, dans un ouvrage consacré au savoir grec, à ne traiter que brièvement de la moralité qui émane des grandes œuvres littéraires grecques, les épopées d’Homère et les œuvres tragiques, et à étudier de façon plus détaillée les œuvres où se manifeste une volonté d’explication et de systématisation. Ce partage entre les corpus correspond à une succession chronologique. Les grandes œuvres littéraires grecques qui ont assuré l’éducation morale de la Grèce sont antérieures ou strictement contemporaines de l’époque socratique. En revanche, l’essentiel de la philosophie morale grecque lui est postérieur. À partir de la fin du Ve siècle et jusqu’aux débuts de l’ère chrétienne, la littérature semble du reste avoir elle-même intégré les pratiques d’analyse et de systématisation que les Sophistes puis l’influence du socratisme ont contribué à diffuser. La séquence qui réunit Socrate, Platon, Aristote, Pyrrhon et les philosophes hellénistiques (Épicuriens, Stoïciens et Sceptiques) sera le principal objet de cet essai. L’examen de trois problèmes permettra

d’articuler l’exposé. Le premier a trait au sens de la question socratique  : «  Comment dois-je vivre  ?  » Le deuxième porte sur les rapports de la nature et de la vertu. Le troisième concerne la philosophie de l’action. Quelques pages d’introduction nous serviront d’abord à mieux apprécier la portée de la rupture socratique.

La réflexion morale avant Socrate À la fin du

er

I

  siècle avant J.-C., Cicéron rappelait, dans une

formule fameuse des Tusculanes, que Socrate avait été l’initiateur de la réflexion philosophique en éthique. Trois cents ans plus tôt, Aristote avait déjà salué en Socrate le premier philosophe à avoir recherché, dans le domaine des choses morales, l’universel et les définitions. Cette opinion dominante chez les Anciens est également partagée aujourd’hui. Il est en effet très probable que Socrate, surtout d’après le témoignage platonicien, a fait de l’éthique un sujet de réflexion autonome, requérant une attitude réflexive et critique et des concepts et arguments spécifiques. Mais la réflexion morale n’a évidemment pas été inventée par Socrate, même si elle était avant lui exprimée et transmise dans des formes littéraires traditionnelles. Les tragédies de Sophocle ou d’Euripide et l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide attestent l’importance des débats consacrés aux questions normatives  ; dans le même temps, une abondante discussion sur les fondements des normes morales et des lois politiques se développait autour des Sophistes. Pour apprécier la portée de la rupture socratique, il est nécessaire de rappeler brièvement les principaux développements de l’éthique qui la précède.

Les discussions morales de l’époque socratique se développent sur l’arrière-fond d’un héritage culturel colossal, constitué essentiellement par la culture homérique, que le développement de l’éthique philosophique après Socrate devait reléguer au second plan. L’œuvre d’Homère, composée au VIIIe  siècle, a exercé une influence considérable sur la culture grecque. Le modèle éthique majeur qui se dégage des épopées homériques, dont Socrate critiquera les reprises chez les Sophistes ou dans certains aspects de la culture de son temps, est l’idéal héroïque d’affirmation de soi  : «  Être toujours le meilleur et supérieur aux autres  », comme le recommande le vieux Pélée à son fils Achille au chant XI de l’Iliade. Cet idéal peut se manifester aussi bien par la valeur combative d’Achille, par l’intensité avec laquelle il affirme ses désirs ou par l’astuce et l’endurance d’Ulysse. Dans la moralité homérique, la possession de la vertu dépend autant des exploits accomplis par le héros que des événements qui l’affectent ; elle doit être reconnue par un petit nombre de pairs entre lesquels les actions vertueuses font l’objet d’une forme de rivalité. Mais la vertu comme la faveur des dieux sont empreintes de précarité. Lorsque Ajax, trompé par Athéna, livre bataille à un troupeau de bœufs, il y perd sa réputation et sa valeur morale. L’éthique homérique associe ainsi une morale de la honte ou de l’honneur, qui se rapporte aux événements ou actes honteux capables de déposséder l’agent de sa vertu, et un idéal d’excellence compétitive et assertive. Quelques décennies plus tard, au VIe siècle, Les Travaux et les Jours d’Hésiode font voir une conception déjà assez différente, qui oppose à une moralité de l’affirmation de soi une morale de la contrainte et de l’autolimitation. La justice de Zeus favorise davantage ceux qui persévèrent dans la route difficile de la justice (dikè) que ceux qui s’adonnent à l’excès et à l’arrogance (hubris). La sagesse populaire

formulée dans les aphorismes des Sept Sages et le précepte delphique du «  rien de trop  » (mèden agan) illustreraient aussi cette seconde tendance. L’influence de cette sagesse traditionnelle fut durable et survécut en partie à la critique socratique. Les Sophistes, mais aussi, deux siècles plus tard, certains penseurs hellénistiques, s’en inspireront pour proposer des conseils, des modèles de bonne vie et des exemplaires de vertus comme de bons comportements. Un autre élément important est l’apparition progressive, au cours du VIe  siècle, de l’idée d’un principe spirituel, la psykhè ou âme, conçue non plus comme simple souffle s’échappant au moment de la mort du corps, mais comme réalité de vie indépendante, dotée d’une existence substantielle qui persiste après la mort  ; jusque-là, l’immortalité avait été considérée comme un privilège des dieux, et non comme la propriété d’un principe non corporel de l’homme. Le développement de cette croyance est lié à l’existence de cercles religieux (sans doute orphiques et pythagoriciens, mais leur identification reste incertaine) et associé aux thèmes de la métempsycose et du souvenir des vies antérieures vécues à l’occasion des différentes incarnations de l’âme. Si la conception platonicienne de la réminiscence et de l’immortalité de l’âme donne, deux siècles plus tard, une formulation passablement modifiée de cette idée d’une existence antérieure de l’âme, elle en tire toutefois des conséquences éthiques comparables : la possibilité de penser en l’homme un foyer d’actions intentionnelles qui lui sont imputables et de concevoir l’éventualité d’une punition ou d’une rétribution après la mort, cette réparation pouvant être étendue sur un cycle de vies réincarnées. La réflexion éthique présente chez les philosophes présocratiques est centrée sur les notions de tort et de réparation. La justice (dikè) désigne le caractère implacable d’une correction ou d’une punition

infligée à ce qui dépasse la mesure et perturbe le rapport entre les éléments du monde. L’ordre naturel que désigne le terme kosmos est une structure bien ordonnée, dotée d’une signification politique, esthétique et morale, en fonction de laquelle excès et injustice se mesurent  : «  Le soleil, dit Héraclite, n’outrepassera pas ses limites, sinon les Érinyes, servantes de Dikè, le dénicheront.  » Un fragment d’Anaximandre indique que «  [les choses qui sont] se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps  », donnant ainsi à la dikè la valeur d’une loi constitutive du kosmos ou de la nature (physis). Toutefois, Anaximandre ne semble pas avoir conçu le monde humain comme susceptible d’être ordonné de la même façon que le kosmos, alors qu’Héraclite fait de la loi cosmique non seulement le modèle, mais aussi la sanction et la source de la loi humaine. « Toutes les lois humaines, dit un fragment, se nourrissent d’une seule loi, la loi divine, car elle commande autant qu’elle veut.  » En concevant le monde humain comme un monde de lois, Héraclite cherchait peut-être à s’opposer aux premières formes de relativisme qui faisaient des conventions le fondement des lois humaines. La contribution de Démocrite au développement du rationalisme en éthique fut remarquable. L’œuvre morale de ce penseur, contemporain de Socrate et fondateur de l’atomisme, se trouve dans deux collections abondantes de maximes et de courts textes (plus de deux cents, citations ou extraits d’anthologies publiées bien après sa mort). Il semble que Démocrite ait conçu les lois comme indispensables à l’harmonie et à la survie humaine et comme incarnant des exigences morales nécessaires à la protection mutuelle des intérêts. Une telle conception de la loi (nomos) opposée à la nature (physis) est sans doute en partie la reprise d’une opposition, de nature épistémologique, entre la réalité, le véritable être des

choses fait de vide et d’atomes, et les conceptions des mortels qui sont fausseté ou simple apparence. Mais l’aspect le plus intéressant de la pensée éthique de Démocrite est d’avoir voulu rendre compte de la vie bonne à partir d’un bien fondamental, et surtout d’un bien intérieur au sujet puisqu’il consiste en un état d’esprit. Démocrite désignait cet état comme euthumia (« bonne humeur », parfois traduit par « tranquillité »). On discutait déjà dans l’Antiquité pour savoir si l’euthumia était semblable à la condition où serait éprouvé le plaisir le plus grand et le plus pur ou si un tel état pouvait être également atteint par la limitation des désirs et l’absence de toute frustration. Mais l’essentiel est que ce bien intérieur ait son siège dans l’âme, que la raison soit la faculté apte à le préserver et que sa possession soit le principe d’actions bonnes : ceux qui possèdent l’euthumia agissent de façon juste et loyale. Les thèses les plus caractéristiques du socratisme qui font de la justice le bien propre de l’âme, tout entier dépendant de l’exercice de la raison, semblent anticipées. On trouve ainsi associées chez Démocrite une tendance proche du conventionnalisme des Sophistes et une conception intériorisée du bien moral qui marquera toute l’éthique postsocratique. L’importance acquise par les courants sophistiques à la fin du e V  siècle ne peut se comprendre si l’on ne rappelle pas les principaux faits, culturels et historiques, qui ont marqué les décennies précédentes. D’abord, l’expérience d’une certaine diversité culturelle. À partir du VIIe  siècle, les Grecs eurent de nombreux rapports avec d’autres civilisations. Hécatée de Milet, historien et géographe du VIe  siècle, et surtout l’historien Hérodote, contemporain des premiers Sophistes et auteur de récits de voyages recueillis sous le nom d’Histoire, ont contribué à créer cette familiarité. Hérodote lui-même semble avoir proposé une interprétation conservative et positive de ce qu’on appellerait

aujourd’hui la « relativité des cultures » : « Si l’on donnait à tous les hommes la possibilité de choisir les plus belles lois qui soient, chaque groupe choisirait ses propres lois.  » Pareille conception «  positiviste  » de la loi semble avoir été également défendue par le Sophiste Protagoras qui, selon le témoignage de Platon dans le Théétète, soutient « qu’en politique aussi, beau et laid, juste et injuste, pie et impie, tout ce que chaque cité croit tel et décrète légalement tel pour soi, tout cela est tel en vérité pour chacune ». Les événements politiques du Ve  siècle jouèrent aussi un rôle considérable. Trente ans de guerre ininterrompue, qui s’achèvent par la défaite athénienne de 404, de violents conflits de classes, des luttes politiques incessantes et la radicalisation de la démocratie ont contribué à rendre fort précaires les soutiens de la moralité traditionnelle et à entretenir l’idée d’une décadence irréversible d’Athènes. Les témoignages de cette crise sont abondants, chez les auteurs tragiques et surtout chez l’historien Thucydide qui décrit, par exemple, les effets moraux de la peste à Athènes, la cruauté des Athéniens lors de la révolte de Corcyre, et le cynisme du dialogue mélien au cours duquel les Athéniens justifient la violence de leurs représailles en déclarant qu’«  une loi de nature fait que toujours, si l’on est le plus fort, on commande  ». La crainte d’une immoralité croissante où seules les apparences de la moralité seraient maintenues se dégage de la remarque de Thucydide : « On changea jusqu’au sens usuel des mots dans les justifications qu’on donnait […] Si jamais des serments avaient marqué un accord […] ils ne valaient que sur le moment. » Les Sophistes étaient en général considérés comme responsables de cette corruption des valeurs traditionnelles. Il est vrai que les plus fameux d’entre eux, Protagoras, Prodicos, Hippias, prétendaient enseigner la vertu et se faisaient rétribuer pour cela, ce qui a dû

beaucoup choquer dans une culture où la formation à la vertu était encore largement considérée comme l’effet de l’imprégnation des modèles héroïques ou d’une relation fortement individualisée avec un aîné. Mais la manière dont Protagoras définissait l’objet de son enseignement, «  le bon conseil (euboulia) pour chacun dans l’administration de sa maison, et, quant aux choses de la cité, le talent de les conduire en perfection par les actes et la parole  », montre, au contraire, que l’ambition morale des Sophistes était empreinte de conformisme, sans doute associé à une certaine attitude critique, plutôt que d’immoralisme ou d’esprit de dissension. Faire des Sophistes les avocats de l’immoralité, c’est donner une image faussée de leur activité, destinée à étayer le reproche de «  corrompre la jeunesse  » qui leur était fait. Le même reproche était du reste adressé à Socrate  : c’est en effet le principal grief mentionné dans l’acte d’accusation porté contre lui. Or il n’y a aucune raison de penser que ce reproche était plus justifié dans le cas des Sophistes que dans celui de Socrate. Au milieu du XIXe  siècle, l’historien anglais, George Grote, a montré, de façon convaincante, que l’accusation d’immoralité portée contre les Sophistes (dont les dialogues de Platon ne se font du reste jamais l’écho) était sans fondement et exprimait surtout les préjugés des Athéniens à l’égard de cette nouvelle attitude intellectuelle. Toutefois, l’aptitude des Sophistes à jouer avec les arguments forts et faibles, à employer toutes les ressources de la logique pour faire triompher les causes paradoxales ou inadmissibles, leur capacité à tourner en dérision, par la persuasion, les normes objectives de justice ont entretenu l’idée qu’ils n’avaient d’autre ambition que de dissoudre les formes du consensus moral de l’époque. La pensée morale des Sophistes consiste essentiellement en une forme de conventionnalisme selon lequel les normes morales et

légales relèvent du domaine du nomos et de l’institution humaine. Conditions de la vie en communauté, ces normes tirent leur légitimité de l’accord ou convention dont elles résultent. De plus, elles varient d’une communauté à l’autre. Lorsque Protagoras expose, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, un mythe racontant les débuts de l’histoire humaine, il souligne que Zeus a voulu faire part à tous les citoyens sans exception de deux dispositions morales qui permettent la vie commune  : «  La pudeur (aidôs) et la justice (dikè) afin qu’il y eût dans les cités de l’harmonie et des liens créateurs d’amitié. » La présence de ces deux sentiments explique que les citoyens veuillent se soumettre aux normes instituées. Une telle façon de concevoir la moralité va de pair avec l’idée que l’intérêt rationnel bien compris donne une raison d’obéir aux lois  ; les hommes se soumettent aux lois non parce que la moralité le requiert ou que ces lois résultent d’un type de contrat incluant l’idée d’une obligation inhérente, mais parce qu’elles servent les intérêts des individus et de la communauté, ces intérêts incluant l’amour des amis, les honneurs et l’admiration de la communauté. Selon cette forme de conventionnalisme, les principales vertus nécessaires à la vie commune sont acquises par l’application, l’exercice et l’enseignement, mais aussi par l’effort «  public et privé des citoyens en faveur de la vertu  », étayé sur la menace de punition. Protagoras semble avoir perçu la difficulté, propre à toute conception conventionnaliste, de rendre compte de la stabilité et du caractère impératif des normes morales. Aussi s’est-il attaché à montrer que renoncer à l’objectivité des normes morales ne rend pas impossible le projet d’en apprécier le bien-fondé et de tenter de les justifier en fonction des intérêts matériels, sociaux et moraux qu’elles permettent de satisfaire.

Vers la fin du

e

V

  siècle, la signification épistémologique de

l’opposition entre nomos et physis présente au cœur du conventionnalisme sophistique semble s’atténuer. La référence à la physis vise désormais à exalter aussi en la nature la force de l’intérêt et le caractère impérieux des passions, tandis que le nomos représente un ensemble de contraintes issues de la limitation réciproque des ambitions et destinées à préserver les intérêts des plus faibles. Antiphon le Sophiste (il s’agit peut-être de l’oligarque qui fut exécuté en 411) dit ainsi que «  les demandes de la nature sont affaires de nécessité, celles du nomos sont objets d’accord ou de convention  »  ; ou encore : « La plupart de ce qui est juste conformément au nomos est hostile à la nature », car les lois sont autant de chaînes qui brident les exigences de la nature. Ce témoignage, associé à d’autres, semble attester l’existence d’un courant «  naturaliste  », bien distinct du courant « conventionnaliste », en ce qu’il rejette toute conception de la moralité comme conformité aux lois. Rares sont les sources nous renseignant directement sur la pensée des principaux représentants de ce courant « naturaliste » radical. Les reconstructions que nous en trouvons chez Platon –  exposées par des personnages comme le Calliclès du Gorgias ou le Thrasymaque de La République  – demeurent notre source principale. Ce « naturalisme » est surtout le fait d’hommes ambitieux, prêts à profiter du désarroi moral de l’époque et à se débarrasser des contraintes qu’impose la loi. Dans cette conception, la loi est stigmatisée comme le pur produit des conventions, mais aussi comme un artifice qui assure le pouvoir des plus faibles, alors que la prescription morale véritable directement issue de la nature recommande que les hommes les plus forts aient plus de pouvoir et de richesse. Cet idéal d’affirmation de sa propre nature rappelle la conception héroïque de la vertu. Mais plusieurs choses l’en distinguent, qui sont étrangères à la culture homérique.

D’abord, l’absence de toute notion d’honneur, pourtant essentielle à la morale héroïque ; ensuite, le fait que la force légitime de la nature se trouve illustrée par les comportements animaux les plus sauvages plutôt que par les exploits guerriers ; enfin, le ressentiment éprouvé devant la force que les faibles, grâce à leur nombre, ont acquise. Ces courants «  naturalistes  » partagent avec les courants conventionnalistes l’idée que les normes de la morale sont instituées et valent pour une communauté donnée. Mais ils considèrent que la justice de la loi est seulement la justice des faibles. Existent en fait deux systèmes axiologiques différents, deux façons de définir le juste et l’injuste selon qu’ils se rapportent à la loi ou à la nature. Lorsque les intérêts ne sont pas en conflit, les normes de la loi valent, mais lorsque apparaît un intérêt plus fort qui refuse de se soumettre à la loi, les avocats d’un naturalisme moral radical soulignent qu’aucun motif moral ne peut forcer un tel intérêt à se soumettre et que les normes de la nature doivent l’emporter. Les courants conventionnaliste et naturaliste feront l’objet de critiques répétées tout au long de l’Antiquité. La plus exemplaire vient de Platon. Elle veut montrer que le conventionnalisme aboutit tout droit au naturalisme. Face à un intérêt qui refuse la coopération, le conventionnalisme est impuissant dans la mesure où il n’a rien à opposer que la protection des intérêts des plus faibles. Mais en quoi l’intérêt des plus faibles aurait-il une valeur morale intrinsèque supérieure à celle de l’intérêt du plus fort ? Le choix est moralement indifférent. Le seul moyen de sortir de l’impasse, selon Platon, est de renoncer à établir la moralité sur les intérêts pour la fonder sur des normes objectives. La critique de la moralité populaire et consensualiste est une des inspirations majeures de la philosophie morale socratico-platonicienne.

Socrate rompt avec la rhétorique éthique fondée sur les modèles de bons comportements et les exemplaires de vie, et lui substitue l’analyse rationnelle des actions et des caractères. La rationalité est, selon Socrate, le meilleur moyen d’accéder à la vertu. La certitude que l’examen rationnel de sa propre vie et de celle d’autrui, que la critique des croyances fausses et la recherche obstinée d’une cohérence plus grande entre ses pensées et ses comportements ouvrent la voie à l’amélioration de soi-même définit la condition même de la philosophie morale ultérieure. L’influence du socratisme se retrouve en effet dans les écoles philosophiques qui se développent après la mort de Socrate (écoles cynique, cyrénaïque, mégarique) et dans les philosophies morales de l’époque hellénistique. Elle s’exerce aussi sur Platon qui, âgé d’une trentaine d’années au moment de la mort de Socrate, consacre les quinze années suivantes à la rédaction des dialogues dits « socratiques » en lesquels on reconnaît surtout la pensée de Socrate. Mais la portée de ce socratisme reste en fait inégale. Le cynisme et le stoïcisme en sont fortement marqués, mais elle demeure très limitée dans l’épicurisme. Par ailleurs, les dialogues que Platon écrit au moment de sa maturité et de sa vieillesse (La République ou le Philèbe) développent plusieurs idées qui n’ont rien à voir avec le socratisme (comme la certitude qu’il existe des conflits psychiques irréductibles et la conception de la vie bonne comme vie mixte). Enfin, la philosophie morale d’Aristote est assez éloignée du socratisme dans sa méthode (partir de la définition commune des vertus) et dans son refus de réduire la vertu à la connaissance. Un essai consacré à la pensée éthique grecque ne peut toutefois manquer de rencontrer sans cesse la question de savoir comment l’éthique postsocratique (dans la pensée de Platon, d’Aristote et des philosophes hellénistiques) a repris et intégré les thèmes légués par le socratisme et surtout les effets de la

rupture consommée par Socrate entre la réflexion philosophique et la moralité populaire et conventionnelle.

« Comment dois-je vivre ? » La question socratique  : «  Comment dois-je vivre  ?  » ouvre le champ propre de la philosophie morale. Chaque terme de cette question a son importance. L’accent principal est sur le je. Ce je n’est pas une subjectivité donnée, mais un caractère moral à former. La question est donc de savoir quelle vie mener, quelles activités et dispositions cultiver pour constituer une réalité psychique qui présente un ordre intrinsèque. De plus, le je est principe d’actions intentionnelles et source des raisons d’agir, qui expriment le bon état du principe agent et le renforcent. À son tour, le dois ne se réfère ni à une obligation morale abstraite, à une règle ou même à un ensemble de contraintes empiriques ou naturelles. Il évoque plutôt une exigence raisonnable fondée sur la nature de l’homme. Une des caractéristiques les plus marquantes de l’éthique grecque est de comprendre le développement moral de l’homme à partir de sa nature. Mais ce serait une erreur de reconnaître dans cet appel à la nature de l’homme une ambition de « naturalisation » comparable à celle qui anime aujourd’hui une partie des sciences morales ou sociales. Chez les auteurs anciens, le recours à la nature ne vise aucunement à comprendre toute réalité comme composée exclusivement d’états physiques ou physiologiques. Au contraire, l’étude de la nature de l’homme a une portée morale parce qu’elle permet d’élucider la normativité présente en l’homme même. Or, savoir ce que doit être l’homme, c’est savoir quelle fin il poursuit.

L’omniprésence de la question de la fin est un autre trait caractéristique de l’éthique grecque. Reprenant la définition socratique de la nature de l’homme comme rationalité, Platon l’associe à une conception de l’âme qui intègre aussi les désirs et l’affectivité  ; la fin poursuivie par l’âme dont la disposition est la meilleure étant à la fois une vie empreinte de mesure et d’ordre et une forme d’assimilation au divin. Chez Aristote, la fin la plus excellente à laquelle les êtres humains puissent parvenir est définie comme contemplation du divin, mais cette définition est élaborée à partir d’une compréhension très différente de la nature humaine comme substance naturelle, la partie la plus excellente de la substance «  homme  », la rationalité, s’actualisant dans la contemplation. Les morales hellénistiques ont toutes accordé une importance extrême à la définition de la fin unique et souveraine, en vue de laquelle s’orientent, de façon ultime, toutes les actions. Cicéron, au er I   siècle avant J.-C., écrit un traité, le De finibus, Des fins, dont l’intention première est de discuter et de recenser les différentes définitions de la fin ou souverain bien. L’examen de leur visée (telos) est le meilleur moyen d’apprécier la diversité des morales hellénistiques. Chez les Stoïciens, la fin est définie comme la perfection de la raison humaine en conformité avec l’ordre rationnel qui se manifeste dans la nature. Le telos, c’est « vivre en accord » ou encore « vivre en accord avec la nature ». Cléanthe aurait compris la formule comme recommandant un accord non seulement avec la nature rationnelle de l’homme, mais aussi avec la nature commune de l’univers. Quant aux Épicuriens, ils font du plaisir la fin, le seul bien désiré pour lui-même alors que les autres biens sont désirés comme moyens de parvenir à cette fin.

Toutefois, aussi diverses que soient les façons de définir la nature de l’homme et la fin que celui-ci poursuit, ce qui est commun aux penseurs antiques est la compréhension de la vie humaine comme le lieu même de la moralité. C’est dans la dimension de la vie humaine que les dispositions et les normes inscrites dans la nature de l’homme peuvent s’actualiser et se développer. La fin moralement excellente n’est jamais extérieure à l’agent, puisqu’elle consiste, non dans le fait d’avoir accompli telle ou telle chose, mais plutôt dans le fait d’être devenu telle ou telle personne, d’avoir instauré en son âme l’ordre qui lui est propre. Par ailleurs, la vie humaine est pensée comme une pratique, un agir dont l’homme est l’auteur. Sa fin est donc une bonne pratique (eupragia), une réussite, une forme de succès. Elle peut être conçue comme l’exercice d’un art, à partir d’un savoir-faire ou d’une connaissance qui permettent de tirer avantage des circonstances de la vie. Certes, la vie humaine n’est pas exempte de défaillances et elle reste soumise à de nombreuses vicissitudes, mais la concevoir comme une pratique délibérée attire l’attention sur le principe agent, à savoir l’être humain qui délibère, désire, agit et justifie ses actions. On a vu que l’accomplissement moral de l’individu est atteint quand celui-ci s’est constitué en principe de ses choix. C’est bien un des caractères de la vie réussie que d’être la vie d’un agent qui a voulu cette vie-là et la reconnaît comme telle. Par ailleurs, la vie humaine empreinte de moralité est aussi la vie qu’il est le plus rationnel de vivre. Platon rappelle dans l’Apologie de Socrate que Socrate s’était vu confier par le dieu la mission de « vivre en philosophant, en examinant soi-même et les autres  », afin de convaincre tout homme de ne s’occuper ni de son corps ni de sa fortune, mais seulement de son âme. Une telle mission a une portée morale immédiate. Elle indique d’abord un ordre des biens. Le bonheur du corps, la fortune, les intérêts privés, les succès politiques

n’ont qu’une faible valeur si on les compare au seul bien véritable auquel l’être humain puisse accéder en cette vie ; un bien qui lui est propre et intérieur, « le bien qu’il est à lui-même » dit Socrate dans l’Alcibiade. L’exercice de la rationalité critique est le meilleur moyen de réaliser ce bon état de l’âme, car elle permet de se débarrasser des fausses croyances sur les biens et sur les maux. L’examen et l’entretien avec autrui permettent de mettre au jour les croyances morales implicites de l’interlocuteur, de révéler les contradictions qui existent entre elles et, au terme d’une réfutation, de le convaincre d’abandonner une croyance fausse. Il s’agit de « déshabiller l’âme » comme dit Platon dans le Charmide en faisant voir ses croyances, ses raisons, ses résolutions. Cette étonnante certitude que la bonté morale est le fruit de l’enquête rationnelle correspond à l’insistance avec laquelle Socrate souligne que lui-même ne possède aucun savoir substantiel de la moralité, qu’il ignore, par exemple, ce que sont les comportements socialement acceptables ou les qualités propres de l’homme et du citoyen, mais qu’il dispose en revanche, outre le fait de savoir qu’il ignore de telles choses, d’une forme de connaissance proprement humaine capable de distinguer entre ce qui est un vrai bien pour l’âme et ce qui n’est ni un bien ni un mal. Un autre trait caractéristique de la moralité postsocratique est d’avoir fait de la raison et de la connaissance les constituants fondamentaux de l’ego. L’ambition d’une compréhension rationnelle du moi, formulée pour la première fois par Socrate, prend toute son ampleur dans l’œuvre de Platon. Mais, alors que la réflexion socratique se rapporte à la pratique, au savoir-faire et à une connaissance morale contextualisée (puisque la recherche éthique est menée avec d’autres êtres humains et du point de vue d’une existence humaine en train d’être vécue), Platon a voulu mettre au jour le fondement philosophique de cette démarche rationaliste en la

rapportant à la connaissance de la réalité intelligible qu’est la Forme du Bien. La connaissance du Bien et son intériorisation sont la réponse platonicienne à la question : « Comment dois-je vivre ? » En revanche, rien n’est plus étranger à la pensée d’Aristote que l’ambition platonicienne de faire de l’éthique une entreprise de connaissance. La fin de la morale, selon Aristote, n’est pas la connaissance de l’essence du bien qu’est la vertu, mais le fait de devenir vertueux. La réflexion éthique n’est pas une recherche théorique, mais une forme de pratique, destinée à améliorer l’âme en expliquant pourquoi la condition vertueuse doit être recherchée. Aristote refuse, à la différence de Platon, de poursuivre en morale une exactitude et une rigueur qui ne valent que pour les sciences. Enfin, alors que Platon écarte les arguments vraisemblables et les opinions du plus grand nombre, Aristote recommande de partir des croyances communes, de procéder de manière dialectique en dégageant difficultés et problèmes, de montrer les choses en gros et de ne se servir que d’une rigueur appropriée. En rejetant l’idée platonicienne selon laquelle l’appréhension du bien humain doit être appuyée sur une connaissance abstraite et universelle du bien en général, aucun autre philosophe qu’Aristote n’a plus étroitement rapporté la compréhension de la question  : «  Comment dois-je vivre ? » à celle de la nature du je. Pour l’homme, comme pour toute espèce vivante, le bien consiste dans le développement et l’exercice, en des conditions favorables, des capacités de sa nature. Le cynisme a voulu assimiler la philosophie morale à une forme d’exercice, de pratique, d’ascèse, plutôt qu’à un ensemble de raisonnements et de connaissances. Une telle tension entre une destination pratique et une destination théorique de la philosophie se retrouve constamment dans l’histoire de la pensée hellénistique. Une première voie, soucieuse surtout de pratique et de manière de

vivre, est illustrée par le scepticisme et par certains aspects de l’épicurisme  : c’est «  la voie courte vers la vertu  », comme on l’appelait au sein de l’école stoïcienne. Une autre voie, tout en reconnaissant le problème de la pratique éthique, cherche à fonder celle-ci sur la connaissance du monde naturel et sur la logique, renouant avec l’ambition théorique qui avait été celle de Platon. Le stoïcisme illustre au mieux cette seconde tendance  : l’éthique est toujours au cœur de la philosophie mais se nourrit de ses autres parties, la logique (ou l’analyse des notions) et la physique (ou l’étude des réalités physiques et du cosmos). Mais qu’on choisisse l’une ou l’autre voie, la philosophie morale de l’époque hellénistique a pour principale visée de donner aux individus des raisons de croire qu’ils peuvent accéder à un contrôle total de leur propre bonheur dans le monde, ici et maintenant. Alors que pour Platon, la forme la plus haute du bonheur humain restait toujours soumise à l’indétermination qui affecte le monde physique, alors qu’Aristote ne concevait pas le bonheur comme indépendant de la fortune, l’idéal de vie et de bonheur propre aux philosophies hellénistiques se veut en droit accessible à tout individu et en tout lieu. Un tel modèle d’autonomie fondé sur la compréhension rationnelle de ce dont un être humain a besoin pour être heureux et agir moralement, à savoir l’activité libre de la rationalité, fut d’abord repris par les Cyniques et les Cyrénaïques. Le Cynique méprise tout, sauf la raison. Guidé par la raison, il peut s’exercer à vivre libre de toute contrainte ou tradition, indifférent aux biens extérieurs, à la fortune, à l’opinion publique. Même chez le sage cyrénaïque, qui n’accorde de valeur morale qu’au plaisir du moment, on retrouve ce même idéal de vie consistant à maintenir un contrôle de soi complet en toutes circonstances, fait essentiellement de maîtrise acquise sur les plaisirs.

L’exemplaire moral qu’est la vie du sage deviendra l’image de marque de la philosophie hellénistique. La conception du sage sera différente selon l’école philosophique, mais elle réunit toujours la rationalité, le contrôle de soi, le culte de la vertu et de l’autonomie. Cet ensemble de qualités et l’intériorisation du bien moral fournissent la formule de l’excellence éthique. Le sage ne répond de personne que de lui-même. Il est muni, équipé, au sens militaire du mot, de sa sagesse qui le prépare à faire face à toutes les privations, parce qu’il a réduit ses besoins au minimum que la nature peut lui fournir de façon ordinaire. Il peut vivre soit l’idéal épicurien de l’existence exempte de toutes formes de trouble, soit l’idéal stoïcien d’une vie qui s’écoule doucement, sans heurts, dans une totale indépendance à l’égard du hasard et des circonstances.

La vertu et la nature Socrate définit la vertu comme un idéal d’autonomie morale et de rationalité, qui protège de toute atteinte de la part d’autrui et des vicissitudes du hasard. Une telle conception se retrouve dans toute la pensée éthique postsocratique et elle a marqué la culture européenne au moins jusqu’au XVIIe siècle. Elle rompt avec l’idée homérique de la moralité comme affirmation de soi  ; elle s’oppose également à la forme d’accomplissement humain, ou talent de conduire ses affaires dans le domaine privé et dans le domaine public, qu’enseignaient les Sophistes. Cela dit, il y a tout lieu de penser que la définition socratique de la vertu ne s’est jamais complètement substituée dans la moralité populaire à la compréhension aristocratique ou à la définition conventionnelle et instrumentale de la vertu. L’obstination de certains interlocuteurs de Platon, et parmi eux le jeune Ménon qui

définit spontanément la vertu comme «  l’intensité des désirs et la capacité à les satisfaire », l’atteste assez. On ne peut manquer de souligner l’usage très général du terme aretè (vertu ou excellence) à l’époque socratique et dans les dialogues de Platon. Il existe ainsi une aretè qui sert à décrire une fonction (voir pour les yeux, courir pour les chevaux), mais aussi à désigner la réalisation optimale et l’excellence de cette fonction. De la même façon, l’aretè de l’homme, dans l’usage courant du terme, désigne l’action la plus spécifique de l’homme et sa réalisation optimale. Socrate et Platon reprennent ce sens déjà riche, en y ajoutant plusieurs déterminations nouvelles. L’homme étant capable d’actions volontaires, l’aretè est la qualité propre, l’excellence du principe agent, à savoir l’âme humaine. Par ailleurs, Platon, comme Socrate avant lui, exige que l’aretè n’appartienne qu’à l’âme humaine et soit principalement définie à partir de la réflexion et de la connaissance, comme faculté permettant de saisir clairement la fin de l’action et d’en déterminer les moyens. L’aretè socraticoplatonicienne est définie à la fois par ce rapport au bien conçu comme ordre de l’âme et par la présence de la connaissance. Une telle conception suppose une critique radicale de la compréhension commune de la vertu. Celle-ci est menée au livre I de La République et porte sur la vertu de justice. À la question de savoir ce qu’est la justice, une première réponse d’inspiration traditionaliste (la justice, c’est rendre ce qu’on doit), Socrate a tôt fait de le montrer, conduit à maintes incohérences. Une autre définition, proposée par Thrasymaque, identifie la justice à la promotion des intérêts du sujet. Cette conception égoïste de la rationalité pratique a pour conséquence, en matière politique, que chaque gouvernement, détenteur de la force, établisse les lois qui lui sont avantageuses et qu’il déclare justes. Pour la réfuter, Socrate s’attache à souligner

l’incohérence qu’il y a à faire de la justice «  l’intérêt du plus fort  ». L’intérêt de l’agent, qui est la seule visée morale de l’égoïsme rationnel, doit être fondé sur la connaissance de ce qui est un bien pour cet agent. Or le bien de l’agent, ou bon ordre de son âme, ne peut jamais se réaliser par l’injustice. Socrate souligne par ailleurs qu’il est douteux qu’une conception égoïste de la moralité soit compatible avec quelque organisation sociale que ce soit. L’immoraliste a besoin, pour arriver à ses fins, d’être entouré de personnes qui respectent la moralité commune. Enfin, une troisième conception, selon laquelle les seules raisons qui recommandent la vie de justice tiennent au fait que le pouvoir d’agir est limité, est proposée par Glaucon. La justice tiendrait «  le milieu entre le plus grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice ». Placée entre ces deux extrêmes, la justice n’est donc pas aimée comme un bien, mais honorée à cause de l’impuissance où l’on est de commettre l’injustice. Il y a là trois façons de définir la vertu (selon la tradition, l’intérêt personnel, la conciliation des intérêts) que Socrate critique en dégageant l’élément qui leur est commun : toutes trois considèrent la justice comme un bien «  étranger  », utile, non à celui qui l’exerce, mais à celui au profit duquel elle s’exerce. Or, loin de n’être un bien que pour celui qui en profite, la justice, selon Socrate, est au seul avantage de celui qui l’exerce ; elle est le plus précieux des biens que l’homme puisse jamais acquérir pour lui-même. Une action vertueuse est censée se justifier elle-même et il n’est jamais avantageux d’agir sans justice, car c’est là faire un tort objectif à son âme, même si l’action injuste peut rester impunie et n’entraîner aucune réprobation sociale. À l’inverse, une personne juste ne peut être lésée par un traitement injuste dans la mesure où aucune injustice ne peut porter atteinte au bien qui lui est propre, l’ordre de

son âme. Ce raisonnement, développé par Socrate avec Polos, dans le Gorgias, s’achève sur la conclusion qu’il est préférable d’être traité injustement que de commettre l’injustice et, si l’on a commis l’injustice, de subir le châtiment propre à restaurer le bon état de l’âme. Il faut opter pour la vertu, non parce qu’il est rationnel de ne pas agir contre la justice, en raison des avantages et du bonheur que celle-ci peut apporter, mais parce qu’il est rationnel d’agir conformément à la justice. La vertu est également définie en rapport étroit avec le savoir. Socrate disait que la méchanceté de l’homme n’a d’autre racine que son ignorance, ignorance des principes d’action ou des traits caractéristiques de la situation en laquelle il agit. On peut critiquer le lien ainsi établi entre vertu et connaissance. La connaissance du bien ne fournit pas à elle seule une raison d’être vertueux et il est toujours possible d’agir irrationnellement. Mais la stricte dépendance entre la connaissance du bien et l’action vertueuse permet de comprendre la portée de l’analogie établie par Socrate entre la vertu et un art tel que la cordonnerie, la navigation ou la médecine. Il est vrai que si un expert est libre de ne pas se servir de son art ou de s’en servir mal, l’homme vertueux n’a aucun motif de ne pas se servir du genre de connaissance qu’est la vertu, dans la mesure où elle est connaissance de ce qui promeut le bonheur de l’agent. La définition de la vertu comme savoir permet de concevoir celle-ci comme une certaine activité cognitive consistant à maintenir l’ordre de l’âme. Les vertus morales sont des états de l’esprit qui se rapportent à l’appréhension de ce qui est bien et mal. Mais l’objet de cette connaissance qu’est la vertu est difficile à déterminer et plusieurs dialogues socratiques s’achèvent sur l’impossibilité de dire ce qu’elle est. Les difficultés attachées à l’intellectualisme de la conception socratique ont amené Platon à concevoir la vertu de façon plus

complexe. À la simplicité de la théorie socratique qui conçoit l’âme comme composée d’une partie rationnelle et d’une partie irrationnelle, Platon substitue une psychologie morale d’une grande subtilité. L’âme, selon Platon, comprend trois parties  : la partie rationnelle, le thumos (cœur ou affectivité) et la partie appétitive. À chacune de ces parties est attachée une source de motivation. La vertu morale n’est plus simplement conçue comme un état cognitif se rapportant à la vérité de la proposition décrivant ce qui doit être fait  ; elle est définie par rapport à l’ensemble de l’âme dont elle désigne l’ordre. Causes psychologiques de notre comportement, les vertus appréhendent les raisons relatives au bien et au mal, mais, dans la mesure où la vertu correspond à la mise en place d’un ordre à chaque fois spécifique entre rationnel et irrationnel, elle inclut des émotions et des appétits, car ceux-ci sont également sources de mouvements corporels volontaires et doivent rester soumis au jugement raisonné sur le bien. Tout en enrichissant la définition de la vertu de motivations propres aux émotions et aux désirs, Platon écarte résolument toute justification instrumentale de la moralité. Le choix en faveur de la vertu ne doit pas résulter du calcul des plaisirs et des peines que le Socrate du Protagoras semblait recommander. Car ce serait là confondre la vraie vertu avec la vertu servile dont parle le Phédon. L’exercice de la vertu est la condition en laquelle l’âme peut ressaisir sa véritable nature et progresser vers l’assimilation au divin dont le Théétète dit «  qu’elle permet de devenir juste et saint dans la clarté de la pensée ». La vertu consiste à imiter en son âme les mouvements harmonieux de l’Âme du monde, mais elle se rapporte également à une forme de connaissance qui n’est accessible qu’au terme d’un processus de remémoration. Seuls les gouvernants de la cité de La République ont accès à la connaissance de la vertu, les autres citoyens ne disposant que d’une

opinion vraie. On doit toutefois souligner qu’il existe une source de tension dans la conception platonicienne de la vertu définie tantôt comme exercice pur de la pensée (d’après le Phédon et le Théétète) et comme une réalité mixte associant délibération, désir et émotions (dans La République). Cette tension explique peut-être que la définition de la vertu soit un des points où Aristote se sépare le plus de Platon. Aristote définit la vertu comme l’état optimal des potentialités rationnelles de la nature humaine. Mais il distingue soigneusement entre deux formes de vertus ou excellences : les vertus intellectuelles (c’est-à-dire les vertus de l’intellect théorique, savoir et intelligence, ou pratique : la sagesse pratique), et les vertus morales qui sont « des dispositions à agir de façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée comme la déterminerait l’homme prudent ». Les vertus morales, ou vertus du caractère, sont faites à la fois de désir actuel et de disposition rationnelle. En effet, la sagesse pratique, phronèsis, joue un rôle essentiel dans la délibération, dans l’appréhension de la fin et dans le jugement pratique en situation, mais la connaissance du bien ne suffit jamais à elle seule à rendre vertueux. Car si la vertu est l’élément essentiel d’une vie complète et autarcique, elle requiert aussi une pluralité de biens comme la condition même de son exercice. Les vertus morales, auxquelles se rapportent de plein droit peines, plaisirs et émotions, sont définies à la fois comme des médiétés et comme des excellences. Le critère de la médiété, ou juste milieu (par quoi il faut entendre non un principe de modération, mais un facteur d’appropriation et de convenance) est un critère formel permettant d’apprécier la justesse des sentiments, des émotions, des plaisirs attachés à l’acte vertueux. Ainsi, le courage est

médiété entre deux vices correspondants, d’excès et de défaut, la couardise et la témérité. La modération est une médiété entre une forme de complaisance sans retenue et l’insensibilité aux plaisirs. Par ailleurs, le critère formel de la médiété permet de penser une certaine variabilité des formes de vertu. Un texte de la Politique revendique explicitement, contre Platon qui l’avait critiquée, la définition que le rhéteur Gorgias donnait d’une pluralité de vertus : la vertu d’un homme diffère de celle d’une femme et de celle d’un esclave ; une énumération raisonnée des vertus est donc plus proche de la réalité et guide mieux l’action qu’une prétendue définition universelle. Les Épicuriens et les Stoïciens ont conçu la vertu comme la condition essentielle de l’obtention de la fin, elle-même définie comme la perfection morale humaine. Un autre trait marquant de l’éthique hellénistique tient au rapport établi entre morale et nature et à la parité suggérée entre raisons morales et raisons naturelles. La notion de «  tendance naturelle  » (hormè) est à cet égard fondamentale. Les Épicuriens en sont les plus évidents défenseurs. Épicure recommandait de revenir aux premières certitudes dont l’éducation a détourné l’homme, car il est alors aisé de constater que les tendances naturelles concourent au plaisir. Les affects de plaisir et de douleur sont comme des critères, immédiats et irréfutables, qui indiquent que ce qui est plaisant est bon. C’est ce que révèle la nature de l’homme, laquelle se montre non au moment de son plein accomplissement, comme le pensait Aristote, mais chez le jeune enfant dont la nature n’est pas adultérée. Les Stoïciens accepteront le même point de départ, mais les tendances naturelles, selon eux, ne s’orientent pas vers le plaisir, mais vers le souci de soi, l’instinct de conservation et d’autodéveloppement. Par cette capacité d’appropriation à lui-même ou familiarité (oikeiosis), l’être humain

recherche des avantages naturels qui sont autant de fins prescrites par la nature. L’activité de sélection de ce qui est avantageux prend peu à peu une forme de conscience pratique d’elle-même et se développe en conformité à la volonté de la nature, les actions se destinant progressivement à des fins plus élevées, objets de choix et principes d’actions justes. Le schéma de motivation qui conduit d’abord à rechercher ce qui est avantageux pour l’individu, puis à accomplir l’action moralement juste reste à peu près le même, mais les raisons et les objets ont changé. La vertu fondée sur la rationalité est la perfection de la raison (et non un exercice de la rationalité comme la concevait Aristote). Même chez Pyrrhon, le premier et le plus atypique des philosophes postsocratiques, qui cherchait à annihiler le désir humain et semble ainsi s’être placé par avance à contre-courant des morales hellénistiques, on croit voir inscrite en creux cette prise en compte de la pulsion vitale (hormè), ou tendance propre à tout être vivant, qui le conduit à choisir ce qu’il croit être bon pour lui-même. Arcésilas, représentant d’un probabilisme plus tardif, aurait indiqué que la « tendance » conduit naturellement les hommes vers ce qui est approprié. Même pour les Néopyrrhoniens du Ier siècle avant J.-C., la conduite morale requiert l’obéissance passive à l’apparence et une impulsion minimale. Toutefois, en faisant de la suspension du jugement la condition d’accès à la sérénité et au bonheur, l’école néopyrrhonienne représente sans doute la tentative la plus poussée qu’on trouve dans la philosophie hellénistique de ne pas faire fond sur le lien de continuité entre la tendance première et la moralité. Mais c’est là une exception. La tendance naturelle est en général le meilleur indicateur du bien humain, la recherche du bien humain conduisant naturellement à la poursuite du bien moral ou perfection due à la vertu. Au début du livre  II du traité Des Devoirs, Cicéron

souligne qu’on ne peut dissocier l’utile (utile, ou agathon en grec, qui signifie tout autant le bon pour l’individu que le bon en soi) du beau moral (honestum, qui traduit le kalon grec). Une telle continuité a été si fortement revendiquée par les Stoïciens que leurs critiques sceptiques leur ont reproché de se servir de deux notions distinctes du bien. L’association entre naturalisme et rationalisme, assez caractéristique de l’éthique hellénistique, est le point où s’appliqueront les critiques des Sceptiques.

Le bonheur et la philosophie de l’action Le lien intrinsèque de la moralité à la vie humaine n’est pas étranger à notre expérience morale, mais ce qui est peut-être plus problématique à nos yeux est que cette vie morale ait pour visée la vie heureuse. L’éthique grecque est une éthique du bonheur, une éthique eudémoniste, qui associe étroitement la poursuite de la moralité et celle de la félicité. Comment définir cette réalité (faite de bonheur, félicité et prospérité) que les Grecs ont désignée sous le nom d’eudaimonia  ? Il ne s’agit aucunement du sentiment subjectif du bonheur (comme les utilitaristes du XIXe  siècle anglais le définiront)  ; même l’épicurisme qui assimile le plaisir au bien s’est gardé de cette définition subjective et seuls peut-être les Cyrénaïques (une des écoles socratiques) ont défini le bonheur comme la maximisation d’états subjectifs excellents. L’eudaimonia représente plutôt une manière d’être déterminée à la fois par le bon ordre de l’âme et le bien agir. La définition la plus commune du bonheur est celle qui l’identifie au plaisir. Un des premiers et plus ardents défenseurs en est le Calliclès du Gorgias qui affirme que la vie heureuse est « la vie facile,

l’intempérance, la licence  ». Socrate réfute cette thèse en soulignant le caractère insatiable des désirs physiques les plus grands (et la frustration qui se trouve ainsi toujours attachée à leur satisfaction). Mais la véritable réfutation conceptuelle de l’hédonisme se trouve dans le Philèbe. Le plaisir dans son ensemble appartient au genre de l’illimité, il n’est qu’une genèse et ne possède pas de nature propre ; il ne peut donc être confondu avec le bien humain au fondement de la vie heureuse. De plus, toute perception du plaisir suppose que la pensée s’ajoute au plaisir. La pure vie de plaisir serait donc marquée d’incomplétude et condamnée à rechercher toujours, sans en avoir la moindre représentation mentale, les objets qui devraient satisfaire les désirs dont elle est habitée. Mais l’hédonisme ne se réduit pas à la défense d’une conception «  licencieuse  », où le plaisir se caractérise par le caractère présent, l’intensité immédiate, sans que la distinction entre bons et mauvais plaisirs joue le moindre rôle. Il existe également une conception rationaliste de l’hédonisme (exposée, par exemple, dans le Protagoras) qui identifie le bonheur à la maximisation des plaisirs à l’échelle de la vie entière. Dans cette conception, le sujet a la capacité de se détacher du vécu immédiat du plaisir pour comparer celui-ci aux peines futures qu’il pourrait entraîner ou à d’éventuels plaisirs plus grands à venir. Dans une perspective eudémoniste, une telle conception ne peut être réfutée qu’à condition de montrer que le concept de plaisir est ontologiquement inconsistant ou que le plaisir ne peut valoir comme critère indépendant et neutre de ce qui est la meilleure condition humaine. Cette conception holiste du plaisir a été portée à son plus haut degré d’accomplissement philosophique par Épicure. La vie de plaisir, comme ensemble des satisfactions éprouvées, est, selon Épicure, la seule vie heureuse, parce que c’est la seule vie qui puisse

être réglée et conduise à un état de tranquillité et d’indépendance par rapport aux réalités extérieures. L’individu accède à une forme d’autosuffisance en changeant et adaptant ses désirs, car ceux-ci sont les produits de croyances que les hommes peuvent contrôler par la raison. L’état de bonheur est caractérisé par l’absence de peine dans le corps et par l’absence de trouble dans l’âme. Bien que le plaisir soit le seul bien intrinsèque, le bonheur exige aussi la prudence et d’autres vertus éthiques car « les vertus sont naturellement liées avec le fait de vivre avec plaisir, et le fait de vivre avec plaisir est inséparable des vertus ». La source ultime du plaisir est la réflexion sur les conditions minimales de la satisfaction du corps  ; le sage pourra donc être heureux sous la torture. Les philosophes cyrénaïques semblent avoir, un siècle avant Épicure, critiqué une telle conception du bonheur-plaisir. Eux-mêmes soulignaient que le plaisir est la fin de toute action, mais refusaient pour cette raison d’assimiler bonheur et plaisir, parce que les satisfactions du plaisir ont un caractère rhapsodique et détaché que ne peut avoir le bonheur. Le bonheur ne peut donc être défini comme plaisir ou sommation de plaisirs. À côté de la définition du bonheur comme plaisir, reprise surtout par les Épicuriens, on trouve dans la pensée socratique l’origine de deux autres conceptions qui auront beaucoup d’influence sur la pensée ultérieure. Dans le Gorgias, Socrate évoque la vie de l’homme sage qui limite ses désirs à ceux qu’il est possible de satisfaire et connaît ainsi une forme de tranquillité qui lui garantirait le bonheur, en l’immunisant contre l’insatisfaction et la perte. Cette conception se retrouve dans la pensée cynique. Le bonheur semble y être défini comme le fait de vivre, après une forme d’ascèse physique ou mentale de ses désirs, en agrément avec la nature ou en conformité avec la raison. L’essence du bonheur est une maîtrise de soi qui se

manifeste par la capacité à vivre bien en toute circonstance imaginable. Une dernière conception du bonheur qui semble être aussi d’origine socratique définit la vie humaine comme la vie qui réalise au mieux les capacités naturelles de l’individu. La conception platonicienne du bonheur comme satisfaction des désires rationnels exprimant et confirmant l’ordre de l’âme en est très proche, mais ce sont les définitions aristotélicienne et stoïcienne qui, dans deux perspectives différentes, y correspondent le plus étroitement. Pour les Stoïciens, le bonheur ou possession du bien moral est l’accomplissement des tendances naturelles d’abord orientées vers la recherche du bien humain. Pour Aristote, le bonheur correspond à l’état d’actualisation le plus parfait de la plus excellente des capacités humaines. Mais une telle définition du bonheur s’oppose résolument à l’hédonisme. Aristote montre ainsi que la caractéristique la plus proprement humaine que la vie heureuse doit refléter n’est pas la capacité à éprouver le plaisir, mais l’exercice de la faculté rationnelle. Il souligne aussi que le plaisir associé à l’intelligence étant meilleur que le plaisir, celui-ci ne peut être le bien. Un siècle plus tard, les Stoïciens voudront montrer, toujours contre les Épicuriens, que la tendance la plus naturelle de l’être humain n’est pas la recherche du plaisir, mais une sorte de familiarité avec soi-même et ce qui est sien. La définition la plus générale de l’eudaimonia est donc le fait d’accomplir certains actes, d’être une certaine personne, de mener une certaine vie. Le bon état de l’âme conduit au bonheur et la vertu est la seule récompense. C’est le sens profond de l’eudémonisme grec. À l’existence d’un lien conceptuel entre la vertu et le bonheur s’ajoute la certitude que l’une et l’autre sont toujours compatibles pratiquement. On peut être heureux tout en étant vertueux au sens

où aucune souffrance ne peut déposséder l’individu de sa vertu, source objective de son bonheur. Une telle interdépendance de la vertu et du bonheur peut prendre des sens différents. La vertu peut suffire au bonheur, sans qu’on ait besoin d’y ajouter quoi que ce soit (c’est la position strictement socratique que les Stoïciens ont reprise). Plus généralement, le bonheur dont la vertu est une condition nécessaire requiert aussi d’autres biens. L’eudaimonia est ainsi définie à partir de la poursuite de biens réels, dotés d’une valeur objective. Pour Platon, ces biens sont, outre la connaissance, l’ordre, la mesure et la limite qui, présents en toute réalité humaine, contribuent à en faire un bien. Aristote ajoutera aux biens intellectuels certains biens extérieurs comme la santé et la réputation, qui sont nécessaires à l’exercice de la spontanéité morale. Mais l’eudaimonia renvoie aussi à l’état le plus excellent de l’âme humaine. Dans la mesure où l’accomplissement moral de l’agent dépend de la valeur intrinsèque ou de la perfection des activités et des états responsables du bonheur, l’eudémonisme de l’éthique grecque est aussi une forme de perfectionnisme. Mais le bonheur ne saurait résulter de la simple possession de ces biens, voire d’un seul instant de bonheur. À l’exception des Stoïciens, les philosophes grecs ont fait du bonheur une qualité de l’ensemble de la vie humaine. Le bonheur est donc une fin ultime qui permet d’expliquer nos actions et nos désirs. Car il n’y a que le bonheur pour lequel il n’est pas légitime de demander : « En vue de quoi avez-vous fait cela ? » Socrate faisait de la rationalité la seule source de l’action morale. En conséquence, l’« incontinence » (akrasia), ou le fait d’agir contre son meilleur jugement, poussé par le plaisir, la peine ou la peur, n’existe pas. De plus, personne ne peut agir volontairement contre la vertu, car c’est là ne pas respecter ce qui importe le plus à son âme.

Par opposition au socratisme, la philosophie platonicienne de l’action, et la psychologie morale qui y est associée, offre une théorie complexe et différenciée des sources de la motivation. La partie rationnelle de l’âme a la capacité d’agir «  en considération du meilleur  ». À l’opposé, les désirs irrationnels, issus de la partie appétitive de l’âme, sont dépourvus de toute considération du bien. Quant aux désirs qui proviennent de la troisième partie de l’âme, l’affectivité, ils ont tous trait à l’affirmation de la valeur propre de l’individu ; en cela, ils procèdent d’une conception tronquée du bien, mais peuvent être mis au service de la raison. Lorsque Platon cherche à rendre compte d’une action irrationnelle, ou du fait qu’on n’agisse pas selon son meilleur jugement, ou encore de l’existence de conflits psychiques, il n’oppose pas un désir ou une volonté à un raisonnement, mais un désir (rationnel) à un autre désir (irrationnel), l’opposition de la raison à l’appétit se manifestant toujours sous forme de résistance, de volonté et de désir. Par ailleurs, Platon admet, contrairement à Socrate, la réalité du phénomène psychique de l’akrasia, ou possibilité d’agir contrairement à son meilleur jugement. Mais il souligne avec insistance le caractère non intentionnel de ce type d’action, puisque l’intentionnalité de l’action est toujours liée au fait que celle-ci procède d’un jugement sur le bien. Ainsi seule l’action rationnelle est volontaire au sens plein, les actions inspirées par la colère ou une émotion violente étant volontaires selon le degré auquel elles sont empreintes de considération rationnelle. La conception platonicienne, selon laquelle une source de motivation est attachée à chaque partie de l’âme, ne se retrouve pas chez Aristote. Dans le traité De l’âme, Aristote fait du désir (orexis), qui procède de la partie désirante de l’âme, l’unique source de motivation de toutes les actions, qu’elles soient rationnelles (dans ce

cas, il s’agit du désir rationnel ou souhait) ou qu’elles procèdent de l’affectivité et de l’appétit. La philosophie de l’action y gagne en cohérence, puisqu’il n’y a plus qu’une source de motivation unique, résidant en une partie spécifique de l’âme, mais elle aboutit aussi à une difficulté. Les croyances relatives au bien, les croyances évaluatives, sont incapables à elles seules de motiver aucune action, à moins qu’un désir n’y soit associé. L’incapacité de la raison à motiver l’action correspond du reste à son incapacité à déterminer les fins de l’action humaine. En effet, plusieurs textes d’Aristote semblent attester que la raison ne peut délibérer sur les fins de l’action (définies par le désir), mais uniquement sur les moyens. Enfin, Aristote n’admet pas davantage que Platon qu’on puisse agir contrairement à son meilleur jugement, mais il reconnaît qu’on peut mal agir volontairement et avec une certaine rationalité à partir d’une croyance particulière et tronquée, et qui est contraire, même de manière accidentelle, au jugement le meilleur. L’opposition entre Platon et Aristote éclaire un débat récurrent dans toute l’histoire de la philosophie morale. Platon est le premier à avoir soutenu qu’il existe une source de motivation propre à la raison, que la croyance relative au bien est «  active  », capable de motiver et de définir les fins. Aristote, en revanche, a souvent été présenté comme inaugurant une tradition que Hobbes, Hume et tous les courants anti-intellectualistes allaient illustrer, selon laquelle la raison est inerte et seul le désir détermine les fins. En ce sens, Platon et Aristote s’opposent nettement aux Stoïciens qui sont davantage fidèles à la conception socratique, dans leur volonté d’identifier intégralement la vie morale à la vie selon la raison. Le sage stoïcien, s’il existe, sait toujours ce qu’il est approprié de faire en toutes circonstances et doit pouvoir agir conformément à ce savoir. Les Stoïciens ont montré qu’il existait un lien direct entre

les croyances relatives au bien et l’action. Seule la raison motive les actions  : il suffit donc de consentir à l’impression rationnelle qui présente la description d’une action à accomplir ou à éviter. L’action est juste si la proposition qui la motive est vraie. Il n’y a pas de faiblesse de la volonté, mais il y a en revanche des erreurs de raisonnement, lorsqu’on acquiesce à des propositions qui présentent comme bon un autre objet que la vertu ou la rationalité. Les passions peuvent offusquer la croyance rationnelle, c’est pourquoi elles ne doivent être ni contrôlées ni maîtrisées, mais éradiquées. Comparée à celle de Platon ou d’Aristote, la psychologie morale des philosophies hellénistiques paraît d’une consternante simplicité. L’idée de conflit psychique, la certitude qu’il existe des forces de perturbation qui empêchent les actions de découler des principes ou de la conviction rationnelle qui lui sont étrangères. Les éthiques hellénistiques ont également abordé la question de la liberté humaine, selon une perspective à la fois physique et morale, ce dont on trouve peu d’équivalent dans l’œuvre de Platon ou d’Aristote. Épicure était très soucieux de la possibilité de détacher sa physique atomistique du nécessitarisme auquel elle paraissait jointe chez Démocrite et qui risquait de retirer toute réalité à la responsabilité morale de l’agent. La théorie du clinamen (ou déviation minimale des atomes, terme utilisé par Lucrèce dans son poème De la Nature), qui permet de penser la constitution des corps et d’un monde physique stable, sert également à concevoir la possibilité de la formation d’un caractère moral, source autonome d’actions qui n’est pas réductible à la somme mécanique des atomes qui composent la personne. Les Stoïciens se sont enfin intéressés au problème du destin, problème physique mettant en jeu le principe universel de causalité, et problème physique moral, car lié à la possibilité de la liberté humaine. Une théorie physique complexe

permet de penser que l’action morale, bien que nécessairement suscitée par une impression venue de l’extérieur, est également déterminée dans sa qualité morale par le caractère de l’agent, au moyen d’un assentiment où s’exprime sa disposition morale.

Le Bien et la vie bonne L’idée de bien est la clé de voûte de la philosophie morale de l’Antiquité. Elle joue un rôle essentiel dans la philosophie morale de Platon. La connaissance du bien permet en effet au philosophe de juger ce qu’est le bien dans les êtres humains et dans la totalité de l’univers. C’est seulement au terme d’une éducation philosophique que le futur gouvernant de La République parvient à contempler cette « partie la plus brillante de l’être », qui présente les caractéristiques formelles de beauté, d’ordre et de symétrie. Son âme cherche alors à reproduire en elle-même les mouvements ordonnés de l’Âme du monde et à réaliser un équivalent du bien dans les affaires humaines. Mais, comme c’est souvent le cas chez Platon, cette première orientation, qui suppose l’ascèse et le détachement, doit être mise en parallèle avec une autre, qui défend une conception du bien comme suprême éligible pour les êtres humains, réalité parfaite et autosuffisante. Ce bien proprement humain, le Philèbe le définit comme une vie mixte et harmonieuse qui associe toutes les connaissances et les plaisirs les plus purs. La vie la meilleure, dont le choix est le choix moral le plus accessible à l’homme, est définie dans le mythe d’Er, qui clôt le livre X de La République, comme une « vie moyenne  », non au sens d’une vie médiocre, mais d’une vie empreinte de mesure.

C’est ici qu’Aristote s’oppose le plus à Platon. Le concept platonicien de bien est, selon Aristote, incohérent, sans consistance interne et surtout inutile. Platon a eu tort de penser que ce concept s’employait de façon univoque. En réalité, le bien se dit selon les différentes catégories de l’être (il est Dieu ou l’intellect selon la substance, vertu selon la qualité, mesure selon la quantité, etc.). Le bien ne peut pas être une notion une et universelle, et la thèse platonicienne selon laquelle le bien est mesure résulte donc d’une faute de catégorie. Ensuite, le bien étant une désignation homonyme, doté de sens multiples, il ne peut être l’objet d’une science unique. Enfin, même s’il existait un tel bien en soi, il serait un paradigme inaccessible, inconnaissable pour les humains et parfaitement inutilisable. L’agent moral n’en a aucunement besoin pour guider sa délibération ou son action. Platon conçoit le bien comme une réalité objective, intelligible, connaissable et guide de l’action humaine. Le Bien est fondamentalement un, indépendant de l’esprit humain et critère impartial de la bonté des actions et des comportements. Dans toute la tradition intuitionniste à partir du XVIIe siècle, chez le philosophe anglais du début du siècle, G.E. Moore et, plus proche de nous, chez les tenants du réalisme moral, on retrouve une définition semblable du bien. Pour Aristote, en revanche, le bien est une façon de qualifier les états de choses, les personnes et les actions. La qualité de bien appliquée à une réalité dépend de la nature de cette chose  ; or la bonté de cette chose ne peut être définie indépendamment de ce qu’elle a de spécifique  ; il existe donc une pluralité irréductible de biens. La pensée de Thomas d’Aquin, celle de Hume, et des défenseurs contemporains d’un retour à la vertu comme Alasdair MacIntyre ou Charles Taylor se rapprochent beaucoup d’une telle conception.

Les réponses apportées par les philosophes hellénistiques à la même question : « Qu’est-ce que le bien ? » sont apparemment plus simples et plus substantielles  : le bien, c’est, par exemple, le plaisir ou la vie conforme à la nature. Mais ces philosophes se sont aussi fortement préoccupés de l’accessibilité du bien. Tous les philosophes hellénistiques ont souligné combien il est difficile de réaliser en soi le bien moral. Tous disent que le sage est un modèle, un idéal de la perfection humaine, dont l’existence est possible. Les Stoïciens ont ainsi souligné que même si le seul bien est la vertu, le sage peut montrer en toutes ses actions (importantes ou triviales, qu’elles réussissent ou qu’elles échouent) la disposition rationnelle qui est le signe de la vertu. Le stoïcisme impérial a également développé des formes d’exercice spirituel permettant de réaliser ce détachement du corps et des biens extérieurs, pour accéder à une forme d’équanimité (une « citadelle intérieure », selon l’expression de Marc Aurèle). Une fois de plus, Pyrrhon et la tradition sceptique représentent, au sein de la pensée éthique grecque, un point de rupture. Si, pour Pyrrhon, le souverain bien est défini comme un état de perfection intérieure, conçu comme une aphasia (impossibilité de parler ou parler pour ne rien dire : les choses pour Pyrrhon sont sans essence et indicibles), une absence de trouble et enfin une absence d’affect, en revanche, pour le scepticisme qui s’est développé dans l’Académie à partir du IIIe  siècle, la seule perfection possible pour l’homme est de ne s’engager dans aucun assentiment erroné. En ne concevant plus le bien moral comme un ensemble d’états affectifs et mentaux (sérénité intérieure, apaisement, voire éradication de la sensibilité) mais comme une suspension de jugement (epokhè), autrement dit comme une attitude à l’égard du monde des représentations, les Sceptiques se distinguent nettement du reste de la pensée hellénistique.

La pensée éthique grecque a pour trait caractéristique d’être une moralité centrée sur l’agent, où le développement moral du sujet est acquis à partir de lui-même et aboutit à la formation de son caractère moral. Le reproche que Kant adressait à la philosophie morale de Platon, de défendre une forme égoïste de moralité, vaut pour l’ensemble de la morale grecque. Celle-ci est formellement égoïste dans le sens où si chaque homme a une bonne raison d’agir moralement, cette raison se rapporte essentiellement à son caractère moral. Le principe de moralité inscrit en l’agent moral ne consiste jamais en un ensemble de préférences à satisfaire indépendamment de tout point de vue moral. Au contraire, comme le dit Bernard Williams, le but visé n’est pas « de donner une explication du moi et de ses satisfactions qui montrent comme la moralité peut y correspondre, mais de donner une explication du moi dans laquelle la moralité est déjà inscrite ». Le lecteur d’aujourd’hui pourra s’en étonner. Alors que nous comprenons les vertus et la moralité dans un sens essentiellement altruiste, comment saisir une perspective éthique qui ne mettrait pas le souci d’autrui au premier plan ? Lorsque Socrate souligne que la préoccupation majeure de l’homme doit être la qualité de son âme, il ne fait aucune allusion au fait que le service des autres représenterait en soi-même une fin morale. Le bonheur recherché, aussi objectiviste que soit sa définition, est évidemment celui de l’agent et non celui des autres. Mais la formulation de ce souci exclusif de son âme mérite d’être nuancée, car la théorie platonicienne de l’amour, qui vise à l’amélioration morale d’autrui, la conception aristotélicienne de la justice, l’idée stoïcienne de la familiarité et celle, épicurienne, de l’amitié, témoignent d’un souci de réelle prise en compte d’autrui dans la définition de la moralité. Dans la mesure où les objectifs de la moralité et de la justice sont rationnels, il est possible d’en

convaincre tout autre agent moral. Plus généralement, les raisons morales qui valent pour chaque homme valent aussi pour autrui. Enfin, l’exercice des vertus altruistes contribue au bonheur de celui qui les pratique. L’homme qui meurt pour son pays ou ses amis est un homme qui s’aime lui-même, dit Aristote, car il s’accorde une grande part de ce qui est un bien.

Influence et postérité de la pensée éthique grecque La suite ininterrompue dans laquelle nous nous représentons les philosophes antiques  : les Présocratiques, Socrate, Platon, Aristote, les Stoïciens, Épicuriens, Sceptiques n’est familière que depuis deux siècles. Auparavant, la connaissance de la pensée grecque était sélective et partielle. Le Moyen Âge lit principalement Aristote et les Stoïciens, alors que seul le Timée de Platon était connu. Dès la fin de l’époque médiévale, l’aristotélisme a représenté la possibilité d’une compréhension stable et ordonnée du monde en relation avec Dieu, tandis que le platonisme a diversement incarné une spéculation rationnelle, humaniste, parfois poétique et magique. Le fameux tableau de Raphaël, L’École d’Athènes, réunit les deux figures centrales de Platon et d’Aristote, le premier avec les yeux levés vers le ciel, l’autre les mains tournées vers le sol. Mais la redécouverte du platonisme à l’époque de la Renaissance a fait aussi souffler un vent d’humanisme, tandis qu’Aristote est vu (par Descartes en tout cas) comme le défenseur des essences et des analogies mystérieuses. Même aujourd’hui, comment être assuré que la façon dont nous voyons la philosophie grecque correspond à ce qu’elle a été  ? Les oppositions et polémiques entre écoles qui nous semblent si

décisives n’ont pas été réellement aperçues dans l’immédiate postérité. Cicéron ne semble pas faire de grande différence entre la pensée de Platon et celle d’Aristote, soulignant ainsi leur commune opposition à la pensée d’Épicure, et à un moindre degré à celle des Stoïciens. La philosophie morale de l’Antiquité n’en a pas moins exercé une influence considérable sur l’histoire de la philosophie, et, encore aujourd’hui, la théorie des vertus d’Aristote, la conception de la motivation humaine chez Platon et Aristote, la définition des plaisirs par les Cyrénaïques et les Stoïciens sont au cœur de nombreux débats. Cette constance de la référence grecque peut nous faire douter d’une conception historiciste de la philosophie (selon laquelle nos problèmes moraux sont définis par des conditions historiques). En effet, certains de nos problèmes moraux sont les mêmes que ceux que se posaient les Grecs, et les réponses que nous tentons d’y apporter empruntent en partie à la pensée grecque. Qu’une telle chose soit possible doit aussi nous rendre sceptiques quant à l’existence d’un progrès moral, de l’Antiquité jusqu’à nous, dont l’effet premier serait de reléguer les réflexions grecques dans le monde révolu des Anciens. On peut enfin essayer de répondre à la question initiale sur le sens qu’a la moralité chez les Grecs. C’est une morale sans loi abstraite ni impératif catégorique. La question morale essentielle est celle de savoir quelle vie mener et comment former son caractère. En ce sens, la pensée éthique grecque représente la forme la plus complète d’une conception de la moralité fondée sur l’attrait exercé par le bien, où l’accomplissement moral de l’agent est strictement commensurable à la visée du bonheur (par opposition à une conception impérative où la source de la moralité se trouve dans des obligations indépendantes de l’épanouissement de l’agent). Dans la

même veine, l’altruisme est fondé sur une conception du bien pour les personnes, même si on peut trouver dans la pensée antique, chez les Stoïciens, la suggestion d’une théorie morale fondée sur les devoirs et les obligations. La pensée éthique grecque n’opère pas de stricte distinction ou de rupture nette entre le moral et le non-moral, entre les obligations générales et les idéaux moraux privés. C’est une morale sans dieu, sans règles abstraites, car les normes ne sont jamais détachées de la question de savoir quel genre de vie mener. Par ailleurs, on ne trouve pas non plus l’idée d’une universalité des obligations, la conception d’une humanité et la prise en compte de la dimension propre à l’histoire. Les Grecs n’ont pas imaginé pouvoir expliquer la réalité en termes de processus historique, ni cru que les catégories de pensée des hommes sont conditionnées par les circonstances matérielles, sociales ou historiques en lesquelles ils vivent. La pensée éthique grecque est enfin remarquablement intégrée dans la vie humaine. La conception grecque de la moralité peut accueillir la chance ou le hasard et les vicissitudes qui caractérisent la vie humaine. C’est par rapport à cela qu’elle défend une conception de l’homme moral, rationnellement autosuffisant, libre, à l’abri de la contingence. Dans cette certitude de la précarité de l’accomplissement moral, à laquelle la recherche de l’autonomie morale, si fortement présente dans la philosophie hellénistique, est une réaction, la pensée éthique grecque retrouve un lien essentiel avec les œuvres des auteurs tragiques. Monique CANTO-SPERBER

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Textes et traductions (jusqu’à Aristote) ARNIM, Hans von, Stoicorum Veterum Fragmenta, Stuttgart, Teubner, e

1964, 2  éd. ARISTOTE : voir article dans ce volume. BRÉHIER, Émile et SCHUHL, Pierre-Maxime, Les Stoïciens, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962. CICÉRON, Les Devoirs, Paris, Les Belles Lettres, 1974. Démocrite et l’atomisme ancien. Fragments et témoignages. Présentation et traduction de Maurice Solovine, revue et complétée par PierreMarie Morel, Paris, Pocket, 1993. DUMONT, Jean-Paul, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988. —, Les Écoles présocratiques, Paris, Gallimard, coll. «  Folio/Essais  », 1991. ÉPICURE, Lettres, Maximes, Sentences, trad. par Jean-François Balaudé, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche », 1994. GIANNANTONI, Gianni, Socratis et Socraticorum reliquiae, Naples, e

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II LA POLITIQUE

L’homme est un animal politique

Les anciens Grecs partageaient largement le sentiment que le fait de vivre en cité était l’une des preuves, ainsi que l’une des causes, de leur spécificité, et de leur supériorité, par rapport à ceux qu’ils appelaient les barbares. C’est aussi la position de beaucoup d’historiens modernes qui font du politique l’aspect le plus caractéristique de l’espace culturel grec. C’est en tout cas ce à quoi nous incite le retournement décisif qui a eu lieu en France dans les années 1960-1970 à propos de l’interprétation du fait grec ancien et qui a été l’œuvre de Jean-Pierre Vernant et de ses collègues et disciples. Avec un marxisme bien tempéré, parce qu’il récuse la vulgate marxisante qui consiste à déduire finalement toute réalité sociale des rapports de production, Vernant a montré que la raison ultime des productions intellectuelles et culturelles des Grecs devait être recherchée dans leur organisation sociale, et, donc, la raison des caractères propres de ces productions dans les caractères propres de cette organisation sociale. Or nous savons que ce qui distingue la société, il vaut d’ailleurs mieux dire les sociétés grecques, de celles qui leur étaient contemporaines, c’est cette organisation sans équivalent qu’est la polis, la cité.

Rappels historiques Physiquement, la cité se présente généralement comme un ensemble composé d’une ville, parfois fortifiée, entourée d’un territoire, de superficie assez limitée, dont elle tire sa subsistance. Mais c’est évidemment la structure sociale nouvelle que la cité incarne qui en fait le caractère unique, et non son organisation spatiale  : de petites unités sociopolitiques organisées autour d’une ville avaient existé depuis longtemps en Mésopotamie et en Égypte, puis dans la Grèce et la Crète de la civilisation dite «  minoéenne  », mais on ne peut pas appeler de telles structures des cités, au sens propre du terme. Il n’appartient sans doute pas aux historiens de trancher la question démesurément difficile de savoir pourquoi c’est en Grèce, et en Grèce seulement, que ce type de société est apparu, mais ils sont dans leur rôle en en décrivant l’origine. Il est établi que les civilisations dites « palatiales » installées d’abord en Crète, puis sur le continent grec, avec notamment les forteresses de Mycènes et de Tyrinthe, disparurent vers le XIIe siècle avant J.-C. Les hypothèses sur les causes de cette disparition qui ont été avancées par les historiens et les archéologues sont de plusieurs ordres  : troubles sociaux, invasions, cataclysmes. Les sociétés qui se sont alors effondrées étaient de type royal –  ce dont témoignent les palais forteresses encore visibles –, sans doute même impérial dans le cas de la Crète, puisqu’au XVIe  siècle avant J.-C. l’existence d’une «  thalassocratie crétoise » sous la houlette de Cnossos est attestée. Elles connaissaient l’écriture, les fameux linéaires A et B, cette dernière écriture ayant été déchiffrée en 1952 par Michael Ventris. La période comprise entre le e e XII   siècle et le VIII   siècle avant J.-C. est décrite par les historiens comme les «  âges sombres  » de l’histoire grecque, en ce que

l’organisation sociale y « régresse » à des formes plus « primitives », conception évolutionniste à laquelle il ne faut sans doute pas adhérer complètement. Il n’en reste pas moins que, fait d’une importance fondamentale, durant cette période, l’écriture fut perdue. Les Grecs ne la récupérèrent que vers le VIIIe  siècle en élaborant l’écriture que nous leur connaissons, largement empruntée aux Phéniciens. Deux choses sont ici remarquables : d’abord la langue que les linéaires A et B écrivaient était du grec, assez proche de celui qui va être écrit à partir du VIIIe siècle, ce qui prouve que cette langue avait continué à être parlée ; ensuite, alors que le linéaire était une écriture syllabique, le grec est une écriture alphabétique. Cette perte inouïe a-t-elle hanté l’esprit des Grecs à l’époque classique ou même plus longtemps encore  ? En trouve-t-on des traces dans certains récits et même dans certaines spéculations philosophiques, comme cette affirmation d’Aristote selon laquelle les civilisations humaines sont périodiquement détruites avant de se reconstituer  ? Toujours est-il que la situation historique de «  table rase  » qui prévalait alors était favorable à l’établissement d’une configuration sociale inédite plutôt qu’à une forme de restauration d’un ordre ancien. Surgissant dans un environnement historique composé de grands empires ou de royaumes plus petits, tous théocratiques et, aux marges du monde « civilisé », de sociétés sans État que l’on connaît mal, la cité grecque constitue donc un cadre radicalement nouveau de la vie d’un peuple. Certes, les choses n’ont pas marché du même pas partout en Grèce, tant continentale qu’insulaire et asiatique, et il y eut sans doute des hésitations et des retours en arrière, mais, sans être brusque, le phénomène d’installation des cités fut finalement assez rapide. Cette structure nouvelle se repère assez tôt après que les Grecs se furent remis à écrire, au moins sous la forme d’une sorte de proto-cité, comme, par

exemple, dans les poèmes homériques. Ainsi dans la fameuse description du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade, on voit que déjà, et en dépit du caractère monarchique et gérontocratique du pouvoir, les décisions importantes sont prises sur l’agora à travers les argumentations contradictoires que les partis opposés proposent au peuple. On peut sans doute considérer qu’au VIe  siècle avant J.-C. les Grecs, du moins cette minorité des habitants du monde grec que sont les hommes non étrangers, adultes et libres, sont généralement des citoyens et se pensent comme tels. Avec la naissance du citoyen, la conception et l’exercice du pouvoir subissent un changement radical. Le tableau le plus frappant de la mutation politique des sociétés grecques de cette époque reste peut-être celui que JeanPierre Vernant offre dans le petit livre qu’il a publié en 1962, Les Origines de la pensée grecque. À l’issue de cette transformation radicale, l’aire culturelle grecque, qui comprend la Grèce continentale, les îles de la mer Égée et la Crète, la frange ouest de l’Asie Mineure et les colonies grecques de Sicile et d’Italie du Sud, se couvre de petits États autonomes, c’est-à-dire qui s’administrent euxmêmes, dont les caractéristiques ont été maintes fois énumérées. Le pouvoir n’y est plus exercé par un roi plus ou moins sanctifié par une mission ou même une parenté divine, mais par un corps d’hommes –  les femmes semblent avoir été partout exclues de la citoyenneté  – partageant une forme d’égalité au-delà de leurs différences de statut social. Cela suppose que les discussions à l’origine des décisions aient lieu publiquement. Quand la polis a pris sa forme développée, les rapports entre citoyens y sont réglés à travers l’un des concepts-clefs de la pensée politique des Grecs, celui d’isonomia, qui indique l’égalité des citoyens devant la loi. Ce terme a d’ailleurs désigné le régime démocratique lui-même avant que le

mot dèmokratia ne fût forgé. Nous emploierons donc désormais le mot « politique » et tous les termes qui en sont dérivés en leur sens étymologique qui les met en rapport avec la cité. Le corps civique peut être très réduit, par exemple dans les cités dites «  oligarchiques  » dans lesquelles n’appartiennent au collège des citoyens que les hommes pouvant justifier d’une certaine richesse. Il peut même se réduire à un seul individu, dans le cas d’une royauté. Mais le cas de la royauté «  politique  » est très différent de celui de la royauté archaïque, en ce que le pouvoir y est exercé par un monarque qui doit se conformer à des lois. Cette souveraineté des lois est un trait essentiel de la cité, le système de ces lois formant la « constitution » (politeia) dont Aristote dit qu’elle est comme «  l’âme de la cité  ». Quand la souveraineté des lois est suspendue, quand, notamment, un tyran prend le pouvoir, Aristote considère que la cité n’en est plus une parce qu’elle n’a plus une constitution – elle a, en quelque sorte, glissé hors du champ politique  –, mais qu’elle est devenue un «  régime arbitraire  » (dynasteia, terme qui indique la domination et a donné le français «  dynastie  »). D’autres caractéristiques, liées entre elles, suivent de cette nouvelle distribution du pouvoir. Et cela jusque dans l’organisation spatiale de la cité  : le lieu du pouvoir n’est plus la citadelle royale, souvent construite sur une éminence, mais une place publique (agora) où le peuple s’assemble. Comme Vernant l’a bien montré, la parole, et la parole argumentée prise en public, devient l’instrument principal du pouvoir. Il faut tout de suite, sous peine de tomber dans un schématisme excessif, pointer ce qui, dans la réalité, diffère du tableau souvent offert de la cité grecque, y compris par de bons historiens. Une première limitation concerne l’extension du phénomène de la cité. On considère certes, et avec raison, qu’il s’agit d’une réalité

typiquement grecque, mais il semble avéré qu’assez longtemps et au-delà même de la période classique des groupes de gens appartenant à l’ensemble grec, et notamment parlant grec, ont vécu dans des sociétés qui n’étaient pas des cités. Bien plus, ce genre de société, qu’Aristote appelle les «  villages  » (komai) ou des «  peuplades  » (ethnè), coexistent avec des cités sur un même territoire  ; et l’on rencontre les deux situations inverses, l’une dans laquelle les cités sont minoritaires et l’autre dans laquelle il ne subsiste que quelques peuplades dans une région par ailleurs largement occupée par des cités. Il y a, de plus, deux illusions qu’il faut dénoncer. La première, dans laquelle nous sommes tous peu ou prou tombés, c’est de faire de la cité grecque un système politique démocratique au sens moderne. Nous avons, par ailleurs, trop souvent eu une lecture «  athéno-centrée  » de l’histoire grecque. Ces deux illusions sont d’ailleurs liées puisque c’est Athènes qui représentait, aux yeux des Grecs, mais aussi des historiens modernes, l’exemple le plus achevé de démocratie. Or les nombreux documents que nous avons ne nous donnent pas une image de la cité grecque qui soit vraiment compatible avec ce que sont pour nous les valeurs démocratiques. La plupart des cités ont des régimes autoritaires, qu’ils soient royaux, tyranniques ou oligarchiques, et même si nous considérons Athènes en la prenant pour le parangon de la grécité et de la démocratie, nous voyons une cité où à peine dix pour cent de la population a le droit de prendre part à la vie politique, puisque les esclaves, les étrangers et les femmes sont exclus des droits civiques. L’Athènes classique, celle de Périclès, de Socrate et de Sophocle, outre le fait qu’elle fut l’une des sociétés les plus phallocratiques de l’histoire, était aussi obsédée par la pureté du « sang », puisque la citoyenneté y était strictement réservée aux autochtones, un terme qui est ici à

prendre en son sens premier de gens «  nés de cette terre  ». Y sont citoyens ceux qui ont quatre grands-parents citoyens, ce qui, comme le remarque ironiquement Aristote –  qui ne possédait pas la citoyenneté athénienne –, engage la cité dans une régression à l’infini s’il faut que ces grands-parents eux-mêmes aient quatre grandsparents citoyens, etc. La seconde illusion nous offre l’image d’une Grèce structurellement égalitaire parce que composée de cités égales entre elles, quelles que soient leur taille et leur puissance, à l’image d’un corps des citoyens égaux entre eux quelle que soit leur richesse. En réalité, à l’époque classique, le monde grec est dominé par quelques cités hégémoniques –  Athènes, Sparte, Thèbes  – qui seules peuvent prétendre mener une politique indépendante. Les petites cités n’ont guère le choix qu’entre deux solutions  : soit elles deviennent les clientes, c’est-à-dire bien souvent les proies, de cités plus puissantes, soit elles s’unissent entre elles, cette union prenant deux formes, soit une association, surtout militaire, provisoire face à un danger précis (elles forment alors une « symmachie »), soit une tentative de fusion institutionnelle plus poussée, on a alors une « sympolitie », comme dans l’île de Kéos qui ne comptait pas moins de quatre cités… Mais de telles unions n’ont guère réussi à protéger les petites cités de la domination des grandes. Il y a, enfin, comme une sorte de pendant à la remarque qui a été faite sur l’extension spatiale du phénomène politique, la question de son extension temporelle. La démocratie athénienne, dont nous avons fait le modèle de la cité grecque, n’a en fait fonctionné que pendant un laps de temps fort court. Si l’on considère Athènes, ce qu’on peut appeler une démocratie fut fondée au début du VIe siècle avant J.-C. par Solon, qui fut élu archonte en 594 avant J.-C. Parmi les réformes de caractère démocratique de Solon, la principale fut peut-

être l’établissement du tribunal de l’Héliée, qui à la fois jugeait en dernière instance les procès et contrôlait les magistrats. Mais la démocratie était loin d’être fermement établie, puisqu’en 561 et pour un demi-siècle, Pisistrate et ses fils établirent une tyrannie. La véritable réforme qui donna à la constitution d’Athènes sa forme définitivement démocratique fut le fait de Clisthène au début du e V  siècle. Il faut y ajouter les améliorations introduites par Périclès au milieu du Ve siècle. La démocratie athénienne qui servit de modèle à la vie politique des Grecs ne cessa de hanter l’imaginaire des Anciens et des Modernes, et beaucoup en firent un élément essentiel de la définition même de l’être-grec. Cependant, cette démocratie n’a duré qu’un siècle et demi, puisqu’elle fut, de fait, renversée par Philippe de Macédoine en 338 av. J.-C. Mais toutes ces importantes nuances ne suppriment pas les caractères principaux de ce nouveau type de société qu’est la cité  : elle est apparue dans un laps de temps relativement court, elle a pris la place de structures de pouvoir qui n’avaient rien de commun avec elle et elle s’est étendue à toute l’aire culturelle grecque et dans cette aire exclusivement. Or, de tous ces caractères, nous allons le voir, les Grecs ont une conscience plus ou moins claire.

Cité vécue et cité pensée Jean-Pierre Vernant, comme personne avant lui, a montré l’effet de cette politisation du pouvoir sur l’ensemble des rapports sociaux, mais aussi des productions matérielles et intellectuelles des cités. Selon lui, et pour dire les choses schématiquement, le débat contradictoire qui a lieu sur l’agora, et dont l’enjeu essentiel est, à travers la conviction d’une majorité de citoyens, le pouvoir sur

l’assemblée du peuple et donc dans la cité, induit la constitution d’une forme nouvelle de discours à l’armature logique forte et qui s’efforce de produire des propositions réellement ou apparemment nécessaires. Toutes les pratiques discursives, qu’elles soient « pures » comme dans le cas de la rhétorique, ou l’instrument d’une recherche scientifique comme dans le cas des sciences, se trouvent donc «  politisées  ». Ainsi pour la philosophie, pratique discursive proprement grecque. Selon Jean-Pierre Vernant, l’une des sources, mais non la seule, de la philosophie, ce sont bel et bien les débats de l’assemblée. Non que les autres peuples fussent pré-rationnels ou affectés de quelque « pensée sauvage », et Vernant aurait sans doute dû trouver une autre expression quand il dit que ce qui est apparu avec les premiers philosophes grecs, c’est « la pensée rationnelle ». Il n’en est pas moins vrai qu’à Milet au VIe siècle avant J.-C., si l’on suit la tradition, achève de se mettre en place une figure nouvelle de la rationalité. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault caractérise brièvement, mais magistralement, la mutation que cette nouvelle situation instaure dans la notion même de vérité  : avant la naissance de la pensée philosophique, «  le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis ; c’était le discours qui disait la justice et attribuait à chacun sa part  ; c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation ». Et Foucault de caractériser la mutation accompagnant la naissance de la philosophie en disant que «  la vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace et juste, d’énonciation, vers l’énoncé lui-même : vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à sa référence ». Si la philosophie est un exemple particulièrement insigne de cette réorganisation du discours, celle-ci

peut se repérer dans tous les domaines : les Ve et IVe siècles avant J.-C. virent la composition de nombreux traités, allant des mathématiques et de la médecine à l’art de la guerre et à la cuisine, qui tous témoignaient de la même mutation du discours rationnel. Le génie de Vernant a été de voir l’ombre de la cité derrière cette mutation. Si la pratique du discours politique est ainsi parvenue à structurer la plupart des activités intellectuelles des citoyens, il n’est pas étonnant que la cité soit omniprésente dans la conscience et l’imaginaire des Grecs. Qu’on lise les historiens comme Hérodote ou Thucydide, les orateurs, les tragiques, les philosophes ou même les comédies d’Aristophane, on y voit que les Grecs se conçoivent comme des hommes libres par opposition aux barbares, et que cette liberté se manifeste dans le statut de citoyen. Au IVe siècle avant J.-C., la liberté n’est pas encore principalement une liberté subjective et intérieure. Dans les Politiques (III,1), Aristote définit le citoyen comme celui qui participe au pouvoir judiciaire et aux magistratures, en reconnaissant que cette définition ne s’applique pleinement que dans les régimes démocratiques. Dans un régime de ce genre, en effet, les citoyens, en tant qu’ils participent à l’assemblée du peuple, dirigent la politique de la cité et font les lois, et, comme ils constituent par ailleurs les membres des tribunaux importants, ils rassemblent entre leurs mains ce que nous appelons les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais, et c’est ce qui nous importe ici, cela ne veut pas dire que les cités qui n’ont pas de constitution démocratique, c’est-à-dire, même à l’époque classique, la majorité des cités grecques, sont des formes de monarchies ou d’aristocraties prépolitiques. Il est certain, et cela transparaît nettement dans le texte d’Aristote auquel il a été fait allusion, que même dans les cités où le pouvoir est entre les mains d’une minorité de citoyens, ou même d’un seul, les autres se conçoivent non comme des sujets, mais

comme citoyens même si c’est avec un statut de «  citoyen incomplet ». Tout se passe comme si la subordination dans le cadre de la cité ne privait pas le citoyen grec de sa citoyenneté et lui laissait quelque chose à dire sur les affaires de la cité. La cité établit un type particulier et nouveau de pouvoir, comme nous allons le voir. Vivre sous une constitution, c’est-à-dire dans le système explicite, habituellement consigné par écrit, que chacun, donc, peut consulter et auquel chacun peut se référer, de l’ensemble des lois qui organisent le pouvoir dans la cité et en règlent le fonctionnement, c’est cela la garantie suprême que l’on est un citoyen. Ce statut de citoyen se manifeste par un certain nombre de droits, dont le premier est de voir sa liberté civique reconnue. C’est cela que renverse le tyran en établissant une dynasteia, et c’est pour cela que le tyrannicide, celui qui venge le peuple de la suspension de la constitution par un despote, est l’un des grands modèles de l’imaginaire politique grec. Mais si les anciens Grecs ont apparemment ressenti le politique comme l’un des fondements, et peut-être le fondement principal, de leur être-au-monde, il leur a été difficile de faire accéder la certitude qu’il avaient du caractère politique de leur nature au statut de vérité théorique. La présence invasive du politique dans la conscience grecque rend d’autant plus surprenant le « retard » des philosophes à penser ce politique que la philosophie était massivement présente dans le paysage intellectuel grec. C’est Aristote qui, le premier, a construit les concepts de polis et de pouvoir politique. Il l’accomplit à travers la thèse selon laquelle les humains sont naturellement destinés à vivre en cités d’une part, et une analyse différenciée des types de pouvoir d’autre part. Le fait que « l’homme est un animal politique par nature  », ce qui constitue l’une des formules les plus fameuses des Politiques d’Aristote, doit être bien compris : seuls des

êtres humains complets sont concernés, c’est-à-dire les hommes, et non les femmes et les enfants, les Grecs et non les barbares, ceux qui sont suffisamment développés sur les plans intellectuel et éthique et non les idiots et les vicieux incurables. Il vaut la peine de noter que, selon Aristote, ces différences ont un fondement physique. C’est le degré de chaleur de l’embryon qui fait que celui-ci devient mâle ou femelle, un sperme insuffisamment chaud, parce que émis par un homme faible, vieux ou malade, ayant tendance à former des femelles. C’est, de même, une différence de climat qui différencie les Grecs des barbares. Comme l’explique l’étonnant chapitre 7 du livre VII des Politiques, les barbares de l’Ouest, c’est-à-dire les Gaulois et autres Ibères, parce qu’ils vivent dans un climat froid, sont téméraires mais stupides, alors que la chaleur de leur climat rend les Orientaux subtils mais lâches. Seuls les Grecs ont le juste mélange de courage et d’intelligence qui leur permet de mener «  une vie libre sous les meilleures institutions politiques ». La thèse aristotélicienne n’en reste pas moins très forte  : un Grec ne réalise pleinement son humanité que quand il est citoyen d’une cité à la constitution droite, ce qui, par ailleurs, donne à la politique le pas sur l’éthique, laquelle est la science pratique qui s’occupe des actions individuelles. Même si tous les Grecs ne l’ont évidemment pas exprimé à travers une analyse aussi serrée que celle d’Aristote, ils semblent avoir largement partagé l’idée que la vie en cité transformait les individus et les rendait meilleurs. Si l’on en croit La République de Platon, les humains auraient constitué des cités pour satisfaire leurs besoins. En partant des métiers destinés à satisfaire les besoins élémentaires –  paysan, maçon, tisserand, cordonnier, menuisier, forgeron –, une dynamique s’enclenche qui aboutit à l’établissement de nouvelles fonctions  : commerçants, marins, constructeurs de vaisseaux, cuisiniers, etc. À

l’origine de tout cela, il y a le fait que les humains ne peuvent satisfaire leurs besoins en restant isolés. Dans le mythe de Protagoras, que l’on trouve dans le dialogue de Platon qui porte ce nom, Zeus sauve la race humaine de l’extermination, qui venait d’abord des bêtes sauvages quand les humains vivaient dispersés, puis des luttes entre eux lorsqu’ils s’étaient rassemblés, en lui inculquant des sentiments, la retenue et la justice, qui font des humains des animaux éthiques et politiques. La position aristotélicienne est toute différente. Si la cité est nécessaire, ce n’est pas parce qu’elle est destinée à satisfaire des besoins, si nombreux soient-ils. Après tout, certains barbares qui ne vivent pas en cité ont des modes de vie très raffinés qui prennent en compte de nombreux besoins. Si l’établissement d’une cité a quelque nécessité, c’est parce qu’une cité est indispensable à l’accomplissement de la nature politique des hommes grecs. Tout cela nous montre que la théorisation la plus achevée du sentiment que les Grecs avaient de leur supériorité sur les barbares donne à ce sentiment universel et profondément enraciné un socle politique. Ce qui nous amène à l’analyse aristotélicienne des différents types de pouvoir. Aristote a été le premier, en effet, à prendre la mesure de la spécificité du pouvoir politique. En fait, l’essentiel est dit dans le court premier chapitre des Politiques, qui, curieusement, ne l’avait jamais été  : le pouvoir du père sur son enfant, celui du mari sur sa femme, celui du maître sur son esclave et celui du magistrat sur ses concitoyens sont d’espèces différentes. La thèse qu’Aristoteformule explicitement, c’est que, alors que l’esclave est la chose de son maître comme le sujet est celle du roi despotique –  il faut se souvenir qu’en grec despotès signifie «  maître d’esclaves » –, le citoyen, même s’il ne jouit pas de tous ses droits –   que ce soit provisoirement parce que à un moment donné il n’est

pas magistrat, ou définitivement parce qu’il vit sous une constitution qui, du fait que, par exemple, son patrimoine est insuffisant, le tient statutairement éloigné des magistratures  –, est engagé dans un rapport de pouvoir qui est, fondamentalement, un pouvoir exercé sur des égaux. Comme le dit encore très bien Aristote, dans ce même chapitre, s’opposant sur ce point aux Platoniciens, la cité n’est pas un petit royaume, même quand elle a la constitution la plus restrictive en terme d’attribution des droits civiques, et elle n’est pas non plus une grande famille. Il semble inévitable qu’une analyse aussi subtile que celle d’Aristote reflète un sentiment répandu à son époque, mais il est très difficile de décider dans quelle mesure. Et s’il est probable que peu de Grecs avaient une conscience aussi nette d’une différence spécifique entre les divers types de pouvoir, que même un esprit aussi remarquable que Platon n’avait pas explicitée, on peut néanmoins saisir une position, sans doute partagée par beaucoup des Grecs des Ve et IVe  siècles avant J.-C., selon laquelle le pouvoir politique l’emporte, d’une manière ou d’une autre, sur tous les autres. L’histoire d’Antigone avait d’autant plus structuré le psychisme des Grecs qu’elle leur racontait leur propre histoire. C’est sans doute Hegel qui, au début de la section «  Esprit  » de la Phénoménologie de l’esprit, donne de l’opposition des deux mondes, familial et politique, l’image la plus saisissante. Dans une série de dichotomies, l’affectif s’oppose au rationnel, la loi de la nuit à celle du jour, le privé au public et donc la famille à la cité, la femme à l’homme, l’intérieur à l’extérieur, le second terme l’emportant sur le premier, sauf à régresser à un stade prépolitique. La condamnation à mort d’Antigone parce qu’elle a enterré, en suivant les commandements de la religion familiale, son frère qui avait combattu la cité, manifeste la victoire du pouvoir public de la cité

sur la solidarité biologique des familles. Toutes les activités des citoyens, et même des autres habitants de la cité, ont à rendre des comptes à l’instance politique. L’un des exemples les plus remarquables est celui de la religion. Toute cité a un ou des dieux tutélaires. La religion civique organisée autour de ces dieux est ouvertement perçue comme un signe d’appartenance civique, bien loin de tout engagement mystique ou même spirituel. Mais l’autre versant de l’histoire d’Antigone est trop souvent négligé. Dans la tragédie de Sophocle, non seulement la sympathie du spectateur va à Antigone, victime de la cruauté de Créon, mais, ainsi que le devin Tirésias l’exprime fortement, Créon va contre la volonté divine, en refusant d’inhumer le frère d’Antigone qui est mort en combattant la cité. Et cela même si, comme le dit Antigone elle-même, les décrets divins que Créon enfreint sont « non écrits  » (v.  454). Tirésias va même plus loin en disant que laisser un corps sans funérailles va contre les décrets des «  dieux souterrains  », et « cela tu [Créon] n’en as pas le droit ni toi ni aucun des dieux d’en haut  » (v. 1072). Créon paye cher son impiété, puisque son fils Hémon, qui devait épouser Antigone, sa femme et Antigone ellemême se suicident. La remarque de Tirésias est fort intéressante pour notre propos en ce qu’elle rappelle que l’opposition entre les mondes ancien et nouveau passe aussi à l’intérieur de la famille des dieux. Mais les dieux d’en haut, ouraniens (de ouranos, le ciel), même s’ils ont refoulé les dieux archaïques «  d’en bas  », ne les ont pas fait disparaître pour autant : après tout, les dieux sont immortels… Tout lecteur de Freud voit dans ce refoulement des dieux infernaux par les dieux célestes l’image du refoulement des pulsions de l’enfance par le moi raisonnable. Ainsi la cité a toujours conservé son assise familiale appuyée sur la religion prépolitique. À Athènes et dans la plupart des autres cités, mais parfois avec des appellations

différentes, tout citoyen se doit d’être inscrit sur les registres d’une phratrie et d’une tribu, puisque la cité est composée de dix tribus, elles-mêmes composées de phratries, elles-mêmes composées de familles.

L’impossible unité politique et mentale Aristote, dans le chapitre des Politiques qui a été cité plus haut (VII,7), déclare qu’avec les bonnes dispositions naturelles qu’il vient d’attribuer aux Grecs, ceux-ci devraient être destinés à gouverner le monde «  pour peu qu’ils arrivent à une organisation politique unique ». Et il y a toujours eu en Grèce, au moins depuis le début de la période classique, un courant «  panhellénique  », au nom duquel des cités s’alliaient parfois pour mener des entreprises communes. La manifestation la plus éclatante de cette conscience d’une communauté de destin de tous les Grecs fut évidemment représentée par les guerres médiques, même si certains Grecs, et notamment Athènes, ne manquèrent pas de mettre en avant leur rôle prépondérant dans la victoire commune sur les barbares. Il est non moins certain que l’agression de cités ou de peuples grecs par des barbares provoquaient une sorte de réaction de solidarité ethnique et c’est à un sentiment de ce genre que Démosthène tenta de faire appel quand la Macédoine menaça l’indépendance des cités, bien que la situation ne fût point la même qu’à l’époque des guerres médiques et que les Macédoniens ne fussent point mis sur le même plan que les Perses. Après tout, le père d’Aristote était un familier du roi de Macédoine… L’un des aspects les plus caractéristiques de la perception que les anciens Grecs ont eue d’eux-mêmes consiste dans la combinaison, dans des proportions sans doute variables selon les

lieux et les périodes, de cette certitude d’une unité de nature et de destin de tous les Grecs et de la conscience d’une appartenance prioritaire à sa cité. Il semble bien que, du moins avant que la cité ne fût vidée de son caractère politique, la diversité poliade ait été le pôle principal de cette contradiction. Il est d’ailleurs remarquable que, hors des périodes exceptionnelles de péril barbare, les cités ne se soient pas privées, dans leurs luttes entre elles, de faire alliance avec des royaumes orientaux. Si l’on poursuit cette réflexion sur l’unité et la diversité, on arrive à un aspect fondamental, tant de la réalité politique de la Grèce antique, que de la manière que les Grecs avaient de vivre cette réalité. Cette définition de soi par l’appartenance à une cité se fait dans plusieurs directions. Ainsi, comme c’est le cas chez certains patriotes des États modernes, des citoyens pouvaient être sensibles au fait de partager une histoire commune, voire des divinités identiques. Mais il ne fait guère de doute que le citoyen grec se définissait avant tout par la nature de sa cité, c’est-à-dire par sa constitution. Il y a là une définition applicable à tous  : un Grec est «  un homme vivant sous une constitution  ». Mais cette unité disparaît aussitôt qu’apparue, parce qu’il y a entre les constitutions de grandes différences. L’une des voies d’accès à la conscience, heureuse ou souvent malheureuse, que les Grecs avaient du caractère radical, et indépassable, du morcellement de l’aire culturelle grecque se trouve précisément dans le fait de la diversité des constitutions. Aristote pose, au début du livre III des Politiques, le problème fort intéressant de savoir dans quelle mesure les gouvernants d’une cité sont tenus par les engagements pris par leurs devanciers, problème hautement récurrent dans la vie politique jusqu’aujourd’hui, quand, par exemple, on se demande si la République française est comptable des effets de la législation du

régime de Vichy. La réponse d’Aristote est que, quand la constitution a changé, qu’on est passé par exemple d’une oligarchie à une démocratie, ces engagements n’ont pas à être tenus parce que la cité n’est plus la même. La diversité constitutionnelle était prise en compte dans le sentiment d’attachement à la cité, puisque nous savons, au moins dans le cas d’Athènes et de Sparte, que leurs citoyens étaient fiers de la constitution qui constituait la base de leur identité politique et éthique. Cette diversité des constitutions a été très tôt objet de réflexion chez les historiens et philosophes, mais c’est encore Aristote – le penseur du politique par excellence – qui le premier, et peut-être le seul, en a tenté une véritable approche théorique. Plusieurs points, parmi les principaux, doivent être envisagés. Le législateur (nomothetès), qui, comme son nom ne l’indique pas –  puisque le terme désigne, étymologiquement, quelqu’un qui fait des lois  –, est celui qui donne une constitution à une cité, constitue l’une des grandes figures peuplant l’imaginaire collectif des Grecs, peut-être plus prégnante encore que celle du tyrannicide. À tel point que les plus importants d’entre eux ont été érigés au rang de «  sages  », parfois divinisés, incorporés en tout cas à un panthéon commun à tous les Hellènes. Ainsi Solon à Athènes, Lycurgue à Sparte, Charondas en Sicile. On voit ici pointer une contradiction des plus intéressantes. Toutes les cités grecques, ou presque, se sont efforcées d’associer des dieux à leur fondation, c’est-à-dire à l’établissement de leur constitution, ce qui a fourni le fondement de la religion civique de chacune, à laquelle tous les citoyens étaient tenus de participer par des cérémonies dûment codifiées. Il faut aussi ajouter que le culte des héros fondateurs, qu’ils soient divins ou non, a permis à chaque cité de se donner une histoire mythique qui contribuait à son identité. Ce n’est pas tant l’apparent

anachronisme d’une telle référence – elle semble renouer avec la pratique prépolitique de justification du pouvoir par une caution divine – qui étonne, que sa profonde contradiction avec la pratique historique effective des cités grecques. Malgré cet appel au divin, en effet, et en dépit des différents moyens destinés à présenter les lois, et donc les constitutions, comme immuables – à Athènes les lois étaient, au sens propre, « gravées dans le marbre » –, l’histoire nous montre des cités sans cesse en train de changer de constitution. Le parti des riches prend-il l’avantage ? la démocratie est remplacée par une oligarchie ; une expédition extérieure tourne-t-elle au désastre ? une aristocratie militaire s’impose, etc. Non seulement cette variabilité des constitutions n’est ni marginale ni accidentelle, mais il faut sans doute y voir un aspect absolument fondamental de la réalité politique et donc mentale des Grecs. La cité est une entité autonome et toute atteinte à cette autonomie –  l’autonomiac’est, comme l’indique son étymologie, la faculté de se donner à soi-même ses propres lois – est ressentie comme une atteinte à la liberté, c’està-dire à l’essence même de la cité. Or la double liberté qu’elle possède de se donner sa propre constitution et de la réformer comme elle l’entend est sans doute l’affirmation la plus radicale de la liberté de la cité ainsi que le fondement de son autonomie. Cette diversité des constitutions a donc été objet de réflexion pour des historiens, des ethnologues, des philosophes. L’un des exemples les plus développés et les plus anciens de cet intérêt est le fameux «  débat perse  », dans lequel Hérodote (Histoires III, 80-82) rapporte, dans un récit qui n’a aucune vraisemblance historique, la discussion de trois Perses défendant chacun un régime politique, démocratie, aristocratie puis monarchie, ce dernier l’emportant, ce qui n’est guère étonnant puisqu’il était défendu par Darius. Il était, dès lors, difficile d’éviter que la notion de valeur relative des régimes

ne s’introduisît dans le débat. La plupart des cités, en effet, étaient persuadées d’avoir la meilleure constitution possible, ou du moins une constitution meilleure que celle des autres, d’où ce patriotisme constitutionnel dont on a parlé. Que l’on se souvienne du discours de Périclès prononcé à l’occasion des funérailles de soldats athéniens tombés au combat tel que le rapporte, et peut-être l’invente au moins en partie, Thucydide (II, 34 sqq.), dans lequel, sans modestie excessive, Périclès déclare qu’Athènes «  est pour la Grèce une vivante leçon  », et notamment du fait de sa constitution démocratique. Le sommet de ce genre d’analyse axiologique est atteint avec la classification des constitutions proposée dans La République de Platon  : il y a six sortes de constitutions, la royauté, l’aristocratie, la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie, cette liste suivant un ordre de valeur décroissante. Sur ce point aussi, les Grecs semblent devoir s’accommoder d’une contradiction, puisque la liberté de choisir sa propre constitution s’oppose à l’idée, universellement répandue, que certaines constitutions sont meilleures que d’autres. Qui, en effet, choisira en connaissance de cause ce qui est défectueux  ? Débat récurrent chez les philosophes au moins depuis Socrate. C’est encore Aristote qui dépasse cette contradiction en la théorisant. Pour lui, l’excellence d’une constitution dépend de l’état matériel, historique et psychologique du corps de ses citoyens. La même loi peut donc être juste pour un peuple dans un état donné, et injuste dans un autre contexte, parce que, par exemple, le vol n’a pas la même signification dans une société fondée sur le profit et dans une société fondée sur l’honneur. Cela illustre le grand principe de la politique aristotélicienne, selon lequel ce sont les lois qui dépendent de la constitution et non la constitution des lois. Il n’y a donc pas une forme constitutionnelle qui doive être imposée à toutes les cités. Il y

a un passage de l’Éthique à Nicomaque qui a longtemps été mal compris par les interprètes. Aristote y dit qu’il y a «  partout une seule constitution qui est excellente » et l’on s’est demandé quel était ce régime qui pouvait partout prétendre à être la bonne constitution. En fait, le « partout » a un sens distributif et signifie qu’à un endroit donné, et il faut ajouter à un moment donné, une forme constitutionnelle et une seule peut être considérée comme excellente pour une cité donnée. Si, encore une fois, Aristote élabore théoriquement un sentiment général parmi ses contemporains, cela accentue encore la conscience que les Grecs avaient de leur diversité. Malgré l’intensité et l’efficacité de la propagande athénienne –  dont nous subissons encore les effets aujourd’hui –, les Grecs ne se mirent jamais d’accord sur la supériorité de la démocratie. Un indice que la diversité constitutionnelle, fait historique, fut aussi un fait mental se lit aussi dans la réticence avérée des cités à se laisser imposer une constitution autre que la leur, chose qui suivait normalement la soumission d’une cité par une autre. Ainsi Athènes, dans ses entreprises impérialistes, impose une constitution démocratique aux cités qu’elle domine, tout comme Sparte impose une constitution oligarchique à ses cités clientes. Ce qui n’empêche évidemment pas Aristote de faire une nette distinction entre des constitutions qui sont bonnes – celles qui ont en vue l’ « avantage commun » et permettent à leurs citoyens de devenir éthiquement et affectivement meilleurs – et des constitutions qui sont «  déviées  » en ce qu’elles servent des intérêts particuliers. Mais la contradiction la plus importante que les Grecs ont eu à affronter, du moins jusqu’à l’orée de l’époque hellénistique, entre leurs catégories mentales et la réalité historique est sans doute celle qui n’a cessé d’exister entre la certitude qu’ils avaient que la vie en

cité leur était non seulement naturelle, mais avait même pour fonction de parfaire leur nature, et le caractère massivement défectueux des cités existantes. À l’époque classique et jusqu’à la période de la prépondérance macédonienne, il n’existait que deux sortes de cités dans le monde grec, les oligarchies et les démocraties, ce qui était des noms « nobles » pour désigner ce qui était en fait des ploutocraties et des démagogies. Comment peut-on penser qu’on réalise sa nature dans des instanciations historiques viciées, c’est-àdire contre nature, et cela quand on accepte le postulat fondamental de la pensée grecque selon lequel la nature est fondamentalement bonne  ? Suffit-il, pour expliquer cette difficulté –  et c’est un euphémisme  – des cités à réaliser leur vraie nature, de faire appel, comme Aristote, à la « méchanceté » humaine ? Les Grecs ont, certes, conscience de « mener une vie libre sous les meilleures institutions politiques  » quand ils se comparent aux barbares, mais, à travers les analyses des philosophes, les discours des orateurs ou les pièces de théâtre, on repère, surtout à partir de la seconde moitié du IVe  siècle avant J.-C., la présence, assez large semble-t-il, d’une attitude critique à l’égard de la vie politique ellemême, qui va bien au-delà de la désaffection des élites envers la démocratie que les historiens ont notée. Cette désaffection est sans doute le symptôme d’un certain désenchantement face à ce que beaucoup considèrent comme une déviation de l’idéal civique. Il est remarquable, de ce point de vue, que la démocratie qu’Athènes offrait en modèle à la Grèce entière fut considérée comme un régime menacé, notamment en ce qu’elle eut toujours à faire face au soupçon d’ouvrir la voie à un état d’anarchie populiste. Aristote ne compte pas la dèmokratia parmi les constitutions droites, mais la tient pour ce que nous appellerions une démagogie dans laquelle les gouvernants, pour rester au pouvoir, flattent les désirs changeants

de la masse des citoyens pauvres. Mais il y a chez lui l’idée, au moins sous-jacente, que les régimes populaires sont l’aboutissement normal du fonctionnement des cités. La royauté, en effet, convient à la cité à l’époque de sa formation, quand les hommes capables de gouverner sont peu nombreux  ; c’est, dit Aristote, la forme constitutionnelle la plus proche de la famille patriarcale. Ensuite, par une sorte de nécessité interne, le nombre des hommes aptes à participer au gouvernement de la cité s’accroît, et l’on aboutit à des régimes de type aristocratique ou oligarchique. Mais les régimes minoritaires, qu’ils soient censitaires ou non, ont de la peine à résister à la pression de la masse des citoyens qui veulent participer au pouvoir quelles que soient leur fortune et leur qualification. Or, aux yeux de la plupart des Grecs, la défaite d’Athènes dans la guerre qui l’opposa à Sparte pendant plus de vingt-cinq ans – la guerre du Péloponnèse – fut la défaite de la démocratie elle-même. Face à cette démocratie devenue la mère de tous les maux, certaines élites se tournèrent donc vers le régime autoritaire de Sparte, un peu, toutes proportions gardées, à la manière dont certains intellectuels français du temps de la Seconde Guerre mondiale attribuèrent la défaite aux prétendus excès du Front populaire et se mirent à admirer les régimes fascistes. Socrate et Platon n’ont, en tout cas, pas vivement combattu les Trente Tyrans installés au pouvoir par Sparte à Athènes. Après deux siècles d’un fonctionnement, parfois chaotique certes, mais qui a garanti une liberté sans équivalent dans l’histoire du monde, tout se passe comme si beaucoup de Grecs, en se posant comme des déçus de la politique, s’étaient préparés aux tyrannies à venir.

La Grèce postpolitique

Comme nous l’avons vu, l’existence effective du système politique en Grèce fut de courte durée. D’où la seconde dissonance entre l’histoire politique réelle et le politique imaginaire des Grecs. C’est encore avec Aristote qu’il faut faire un pas de plus. Sa position historique est, en effet, remarquable. Il est le témoin et même, en tant qu’il fut précepteur d’Alexandre, une sorte d’acteur de la fin des cités, alors même qu’il prétend que la cité est l’horizon indépassable de l’existence humaine, puisque, pour lui, ce n’est que dans une cité à la constitution droite qu’un individu peut atteindre le bonheur. Il n’y a donc pas de correspondance chronologique entre la conscience partagée des Grecs et leur réel historique, et cela dans les deux sens. Sans trop de surprise, les poèmes homériques, qui ont dû être écrits vers le VIIIe avant J.-C. et réécrits un peu plus tard, parlent parfois de l’organisation sociopolitique de ce qui est censé être des royaumes de l’époque héroïque en termes au moins protopolitiques, comme nous l’avons vu à propos du passage sur le bouclier d’Achille. Mais c’est vers l’aval que les choses se révèlent les plus intéressantes. Nous voyons, en effet, les Grecs tenter, durant plusieurs siècles, de lire, et d’écrire, en termes politiques, une histoire dans laquelle la cité n’existe plus pleinement depuis longtemps. Le monde grec ancien a disparu de la scène de l’histoire universelle en perdant peu à peu ses caractères propres. Cela s’est passé par vagues successives et sur une longue période de temps, mais toujours, formellement, de la même façon : un agent extérieur a obligé les Hellènes à renoncer à l’essence rhapsodique de leur mode d’être. La véritable fin du monde grec, et antique, viendra quand le christianisme parviendra à imposer une pensée unique en lieu et place de la concurrence, vive mais libre, des différentes écoles de pensée. Mais la première de ces pertes est politique, quand un pouvoir centralisé et passablement despotique s’est imposé à toutes

les cités. Ce furent successivement Philippe  II de Macédoine, Alexandre, les rois hellénistiques, puis Rome. En perdant leur identité politique, les cités ont aussi perdu leur indépendance économique, leurs forces militaires, etc. Cette perte, contrairement à celle infligée par le triomphe du christianisme, n’a pas été mortelle, et la pensée politique grecque s’est adaptée à ces conditions nouvelles. Il ne s’agit pas ici de brosser le tableau des transformations politiques et sociales qu’a subies la Grèce à partir des époques hellénistique et romaine, mais de saisir de quelle manière et sous quelles formes un mode d’être et une pensée essentiellement politiques ont survécu à la fin du politique et à la transformation radicale du pouvoir. Nous avons vu, suivant en cela Jean-Pierre Vernant, que la mise en forme de la plupart des productions intellectuelles grecques avait été marquée par un type de rationalité directement issu de la pratique du discours politique. Ainsi en fut-il des deux disciplines les plus remarquables du paysage théorique grec que furent les mathématiques et la philosophie. Rien n’a pu empêcher ces disciplines, même quand elles ont été séparées du contexte politique qui a marqué leurs origines, de continuer de prospérer. Jusqu’à une période assez récente, les historiens de la philosophie et de la pensée, et sans doute les historiens tout court, ont considéré que la «  grande  » période de l’hellénisme, c’était l’époque «  classique  », c’est-à-dire le Ve et les deux premiers tiers du IVe siècle avant J.-C., et que les époques suivantes avaient été des temps de décadence. Que n’a-t-on entendu, par exemple, sur l’art hellénistique qui, par un réalisme de mauvais aloi, aurait trahi la pureté classique autant que la force de l’art archaïque… Or le fait est que la pensée et le savoir grecs ont connu, après Aristote, des développements remarquables. C’est le cas en philosophie, par exemple, bien que notre approche

soit quelque peu biaisée par la perte des textes. Par ailleurs, le mouvement d’émancipation des différentes sciences par rapport à la philosophie, qui commence à prendre de la vigueur au IIIe avant J.-C. – siècle d’or de la mathématique grecque avec Aristarque de Samos, Archimède et Apollonius de Perge – ne fera que s’accélérer. Aux IIee

III

siècles après J.-C., on assiste à un nouveau développement des

sciences –  c’est l’époque de Ptolémée, de Galien et de Diophante, entre autres savants –, mais aussi à une sorte de codification de tous les savoirs  : c’est, de nouveau, comme cela avait déjà été le cas à l’époque classique, un temps de recueils et de manuels consignant les principaux savoirs – en grammaire, par exemple, avec Apollonios Dyscole – et les doctrines des anciens philosophes. Ainsi en est-il de Diogène Laërce et du recueil des doctrines sceptiques par Sextus Empiricus. Un mot d’abord sur les transformations historiques après Alexandre. Il y eut des tentatives pour renverser la monarchie et revenir à un État proprement politique. Ainsi, à l’annonce de la mort d’Alexandre, Athènes se souleva contre sa garnison macédonienne, ce qui provoqua la fuite d’Aristote, quelques mois avant sa propre mort. Mais toutes ces révoltes firent long feu. La ligne choisie par les monarchies hellénistiques puis par Rome fut de préserver le cadre municipal et de laisser les cités s’administrer elles-mêmes pour ce qui concernait leurs affaires propres. Il est même remarquable que Rome ait entrepris, non sans succès, d’organiser sur le mode municipal les peuples barbares qu’elle avait soumis, eux qui n’avaient jamais connu la vie en cité. La hiérarchie entre citoyens, étrangers libres et esclaves persista et l’on vit les gens importants de chaque cité en briguer les magistratures. Qu’en est-il de la pensée politique et surtout, dans la mesure où nous pouvons les appréhender, des nouvelles structures mentales

que cette pensée reflète  ? Des témoignages concordants nous montrent que l’adaptation idéologique des Grecs aux nouvelles formes de pouvoir s’est faite dans la douleur. La prétention d’Alexandre à exhiber les attributs de son pouvoir dans un apparat oriental –  avec notamment l’obligation de se prosterner devant le roi –, sa décision de se faire proclamer pharaon quand il eut vaincu l’Égypte, ses mariages contractés à la mode perse et, enfin, son désir de faire l’objet d’un culte ont heurté les sentiments de ses soldats macédoniens habitués aux mœurs grecques. Il y eut des révoltes et Alexandre n’hésita pas à faire exécuter certains de ses compagnons comme Parménion, l’un de ses meilleurs généraux, et le fils de celuici, Philotas. Callisthène, le neveu d’Aristote, qui refusa de se prosterner devant le roi, fut mis à mort. Il est très symptomatique que les soldats en question aient trouvé les prétentions d’Alexandre révoltantes, mais aussi ridicules. Ainsi quand ils lui conseillèrent, pour se lancer dans de nouvelles conquêtes où ils ne voulaient point le suivre, d’y aller « avec son père Amon », raillant ainsi sa soi-disant ascendance divine… Les philosophes ne semblent pas avoir immédiatement saisi l’importance de la mutation à laquelle ils assistaient. Avec le même aveuglement que leur maître Aristote, Théophraste et ses successeurs au Lycée continuent imperturbablement de traiter de problèmes constitutionnels. Le cas de Polybe est sans doute l’un des plus intéressants en ce qu’il combine l’ancien et le nouveau. Il est d’abord général dans la Ligue achéenne, une fédération de cités grecques constituée vers 280 avant J.-C. pour tenter de renverser la domination macédonienne. D’une certaine manière, la Ligue achéenne est l’ultime réponse politique de la Grèce, ou de l’une de ses parties, à la subversion de la cité par les grandes monarchies hellénistiques. Elle est aussi la preuve de la nostalgie que les Grecs

éprouvent vis-à-vis de leur splendeur politique passée. Dans la Ligue, toutes les cités sont égales et elles s’engagent à ne pas mener de politique étrangère indépendante, mais à se concerter dans le cadre d’une sorte d’État fédéral qui semble seul pouvoir faire le poids face aux Macédoniens. Ce fut, on devrait dire évidemment, un échec, mais surtout du fait de l’intervention d’un tiers, de poids il est vrai, à savoir Rome. Le présent macédonien ne fut donc pas vaincu par le passé politique, mais par le futur romain. Après avoir tenté de maintenir la neutralité de la Ligue entre les Macédoniens et les Romains, Polybe est pris comme otage et envoyé à Rome. Il devient alors partisan inconditionnel de Rome et conseiller de Scipion Émilien. Le dernier acte est désastreux pour les Grecs  : la Ligue achéenne se révolte contre Rome, elle est vaincue et Corinthe est rasée. Polybe joue alors de ses relations romaines pour essayer d’atténuer la rigueur du sort des Grecs. Convaincu que l’avenir du monde méditerranéen sera romain, Polybe attribue à la constitution romaine une part importante dans la responsabilité de cette prééminence. Or il tente de penser cette constitution dans les termes de la philosophie politique grecque classique, en distinguant les formes habituelles de constitutions et plus précisément en reprenant la distinction aristotélicienne de trois constitutions droites et de trois constitutions déviées, même s’il y a entre Aristote et Polybe quelques petites variations de vocabulaire et de doctrine. Ce qui fait l’excellence de la constitution romaine sous sa forme achevée, c’est-à-dire, selon Polybe, la forme qu’elle a prise « à l’époque de la guerre d’Hannibal », c’est qu’elle combine royauté, aristocratie et démocratie. Mais Polybe ne considère pas cette caractéristique comme étant propre aux Romains, puisqu’il la repère dans les constitutions établies par certains législateurs anciens, comme Lycurgue à Sparte. Tout compte fait, dans les catégories

politiques grecques classiques, Rome est plus assimilable à une cité que ne l’étaient l’empire d’Alexandre et les royaumes hellénistiques postalexandrins. Ce point est, à la fois historiquement et mentalement, très important. La question de savoir dans quelle mesure les Romains avaient l’impression de réaliser dans les institutions de la République certains des idéaux politiques des Grecs est trop éloignée de notre sujet, et d’ailleurs trop difficile, pour être ici traitée. Il est, en tout cas, certain que la République romaine, avec sa constitution fondée sur un partage du pouvoir entre les classes aisées et les classes populaires offrait une apparence politique. Cela se voit, a contrario, dans le soin qu’ont pris les autocrates qui ont gouverné Rome à partir de l’époque de Jules César de camoufler leur despotisme sous des oripeaux républicains. Auguste conserva les magistratures – Sénat, consuls, édiles, préteurs, etc. –, ne s’attribuant que le titre de princeps senatus, titre de fait républicain. Si, par ailleurs, on se souvient du caractère agressivement impérialiste de l’Athènes classique, il n’est pas déraisonnable de penser que, pour des gens comme Polybe, Rome était une sorte d’Athènes qui avait réussi. Mais l’impérialisme romain n’en reste pas moins fort différent de l’impérialisme athénien de l’époque classique, et l’adaptation à la nouvelle réalité a requis des Grecs une révolution mentale dont la profondeur nous échappe sans doute largement. Alexandre déjà avait suscité l’hostilité des Grecs et même de ses compagnons macédoniens par son projet de fusion, à la fois politique et biologique, entre l’aire culturelle grecque et les royaumes et peuples orientaux. Il avait ainsi contraint dix mille de ses officiers à épouser des femmes perses le jour même où il épousa la fille de Darius. Or, comme on le voit par exemple à travers les analyses citées plus haut des Politiques d’Aristote, la séparation absolue et définitive entre

Grecs et barbares est une condition même de l’existence de l’entité grecque classique. Aux Grecs la vie en cités, aux barbares la servitude dans des peuples à jamais prépolitiques ou des monarchies despotiques, avec, entre autres, cette conséquence cruciale que les pays barbares sont un réservoir de main-d’œuvre servile, parce que l’esclavage des barbares est naturel et juste. Les impérialismes macédonien puis romain, en revanche, affichent leur projet d’intégrer tous les peuples connus dans un même système de pouvoir, qu’il soit une monarchie à la mode hellénistique, la République romaine ou l’Empire romain. Les Grecs de l’époque classique, au contraire, ne combinaient pas leur sentiment de supériorité avec la conscience d’une mission civilisatrice  : autant c’est le devoir sacré de tous les Grecs de repousser les barbares quand ils prétendaient les soumettre à leur despotisme, autant il n’était ni souhaitable ni même possible d’helléniser les barbares. De ce point de vue, les différences entre le projet, pour le moins révolutionnaire, d’Alexandre et la conception romaine sont remarquables. Alexandre entend parvenir à une fusion entre Grecs et barbares. Peut-être considérait-il que les Macédoniens, qui venaient de faire la preuve de leur supériorité, notamment militaire, à la fois sur les Grecs et sur les Perses, offraient une sorte de préfiguration de cette fusion. Rome entend, en revanche, intégrer en les romanisant les peuples vaincus, ce qui est bien signifié par l’octroi de la citoyenneté romaine. Quand, en 212, Caracalla accorda, contre espèces sonnantes et trébuchantes, la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire, il le fit sans doute pour des raisons d’abord budgétaires, mais cela ne parut guère monstrueux.

La servitude universelle

La seconde grande transformation mentale subie par le monde grec du fait des bouleversements dont il a été question a souvent été décrite, et par Hegel mieux que par beaucoup d’autres, quand il la caractérise comme le passage d’un monde de citoyens égaux dans la liberté à une situation dans laquelle tous sont égaux dans la servitude. Certes, Hegel, dans un raccourci remarquable, met sur le même plan tous les régimes qui ont suivi la période classique en les caractérisant comme le despotisme d’un seul et il assigne au stoïcisme la fonction de représenter ce moment historique, ce qui n’est d’ailleurs peut-être pas inexact. De toute façon, la liberté change de figure. La cité classique, aussi longtemps qu’elle ne passe pas sous la domination d’une autre cité, garantissait la liberté des citoyens par un ensemble de droits consignés dans un code législatif. Désormais, la seule liberté des sujets humains, tous statuts confondus, est la liberté intérieure que le pouvoir du despote peut, certes, mettre à rude épreuve par la violence, mais qu’il n’a pas la possibilité de détruire. La représentation la plus sublime de cet homme nouveau est certainement la figure du sage stoïcien, maître de lui et hors d’atteinte des aléas de l’existence. L’un des symptômes de cette fuite dans l’intériorité du sujet se repère dans la réorganisation de la philosophie elle-même. Aristote est le premier philosophe qui a explicitement distingué des domaines différents dans la philosophie, et notamment la philosophie théorétique de la philosophie pratique, laquelle s’occupe des « affaires humaines ». Or, pour lui, la politique est si fortement dominante –  il emploie le terme «  architectonique  »  – dans la philosophie pratique, que le terme même de « politique » s’applique à tout ce qui concerne l’action humaine. En ce sens, l’éthique est une partie de la politique. À partir de l’époque hellénistique, la politique disparaît comme domaine philosophique distinct ou est absorbée

par l’éthique. Parmi les Stoïciens, seul Cléanthe, le second chef de l’école qui a succédé à Zénon de Kition, a fait de la politique une partie distincte de la philosophie. De ce fait, toute la philosophie est réorganisée autour de l’éthique, et cela pour au moins deux raisons. La première, qui ne nous intéresse pas vraiment ici, c’est que le mouvement, signalé plus haut, d’autonomisation des sciences par rapport à la philosophie a tendance à délester cette dernière de ses parties théoriques, alors que celles-ci constituaient l’essentiel de la recherche d’un philosophe comme Aristote. La seconde tient directement à la réorganisation de l’univers intellectuel des Grecs à la suite de la dépolitisation du monde. Tous les grands concepts qui structuraient la réflexion de ce qu’Aristote appelait la philosophie pratique, et qui étaient des concepts soit directement, soit en dernière instance politiques, sont redéfinis en termes éthiques. Ainsi pour la liberté, notion centrale de toute réflexion éthique. Nous avons vu que la liberté, dont l’aspect fondamental était déterminé par son statut politique – être libre, c’est avant toute chose, et avant toute impression de liberté individuelle, le fait d’être le citoyen libre d’une cité libre  –, s’était muée en liberté intérieure. Remarquable transformation d’une liberté qui s’exprimait comme le fait pour les humains d’être chez eux dans le monde en une situation qui fait que l’individu se déclare libre contre le monde. La tradition hégélienne y a vu une aliénation. Il en va de même pour l’esclavage, notion qui continue d’être pensée en opposition à celle de liberté, mais, alors que l’esclavage était, chez Aristote, traité comme un concept hautement politique – à travers notamment le débat sur sa légitimité, qui a conduit Aristote à construire sa notion d’  «  esclave par nature  »  –, dans la situation postpolitique les philosophes stoïciens considèrent que le véritable esclave est celui qui est dominé par ses

passions. D’où il appert que l’esclave Épictète est plus libre que son maître… Il vaut la peine de s’arrêter un peu sur cette question de l’esclavage, tant elle est cruciale dans le monde antique. Parlant de la doctrine stoïcienne, Diogène Laërce, dans un passage d’ailleurs difficile à comprendre (VII, 121-122), écrit  : «  Le sage seul est libre, ceux qui sont moralement mauvais sont esclaves. Car la liberté est la possibilité d’une action autonome alors que l’esclavage est la privation de l’action autonome. Il y a un autre esclavage qui consiste en la subordination, et un troisième qui consiste à la fois en possession et subordination, auquel s’oppose la maîtrise qui est elle aussi mauvaise. » La première forme d’esclavage, qui met en face de la liberté du sage la servitude morale du méchant, lequel est l’esclave de ses passions, de ses habitudes, etc., est l’un des grands lieux communs de la spéculation morale antique, et notamment de la prédication des Stoïciens ultérieurs, et il sera repris par les chrétiens. Le sage seul atteint l’indépendance en suivant la nature : il est plus facile d’enfoncer une outre remplie d’air dans l’eau que de contraindre le sage à faire ce qu’il ne veut pas faire, disait Zénon. Le méchant, en revanche, agit souvent contre sa nature  ; son critère d’action n’est pas le bien moral mais des choses que les Stoïciens appellent «  indifférentes  » comme la richesse, la santé, l’amour, l’honneur, etc. Dans la troisième forme, il n’est pas difficile de reconnaître l’esclavage institutionnel tel qu’il était pratiqué du temps de Zénon. Nous n’avons aucune déclaration formelle des anciens Stoïciens disant que l’esclavage est contre nature, mais il est clair que c’était là leur position. Il ne semble pas, en effet, que les Stoïciens aient pensé que des différences psychologiques innées réduisent certains humains à un statut éthique inférieur  ; or c’est la vertu

éthique qui fait le sage. Nul n’étant naturellement destiné à être insensé, nul n’est naturellement destiné à être esclave. Andrew Erskine donne d’autres arguments, dont l’un des plus intéressants est que l’esclave est défini comme propriété, alors que la propriété est contraire à la nature en ce qu’elle fait partie des choses indifférentes (elle n’apparaît pas dans La République de Zénon). Sénèque rapporte d’ailleurs que Zénon n’avait pas d’esclaves. Cicéron, parlant au nom de Chrysippe, dit que les hommes peuvent user des animaux, ce qui suggère qu’il est injuste d’user d’un autre homme (De finibus, III,67). Or c’est cela qui fait le despotès, le maître. C’est d’ailleurs l’attitude des Stoïciens à l’égard de la maîtrise qui est la plus frappante pour notre propos. Sur ce point, le texte de Diogène Laërce est ambigu, parce qu’il est, grammaticalement, difficile de savoir si la maîtrise s’oppose seulement à la troisième forme d’esclavage ou à la deuxième et à la troisième. Ce qui est sûr, c’est que la maîtrise y est qualifiée de «  mauvaise  »  ; c’est d’autant plus remarquable que dans les lignes qui suivent le passage cité, Diogène Laërce rappelle que pour Chrysippe «  les sages sont non seulement des hommes libres, mais des rois », qu’eux seuls le sont, comme eux seuls sont « magistrats, juges, orateurs ». Par ailleurs, la tradition stoïcienne exalte la maîtrise de soi du sage, laquelle se traduit principalement dans ce que Diogène Laërce appelle –  en rapportant vraisemblablement un terme stoïcien  – «  action autonome  ». C’est donc cette domination spécifique du maître sur l’esclave qui est mauvaise, non seulement pour l’esclave à qui l’humanité est déniée, mais pour le maître qu’elle infecte aussi. Platon et Aristote avaient cru que les maîtres pouvaient se garder de cette infection. Il faut aller encore plus loin : pour les Stoïciens, c’est l’égalité qui est naturelle alors que la hiérarchie est le symptôme de l’imperfection du monde dans lequel nous vivons. On voit donc que

ce que Hegel avait décrit comme un état d’esclavage universel n’avait point privé la philosophie de sa dimension et de sa vocation critiques. Il faut pourtant reconnaître que les Stoïciens ultérieurs, et notamment les membres de l’école à l’époque impériale, se sont éloignés du message révolutionnaire de leurs grands ancêtres. D’une part, ils insistent, comme Épictète, qui était lui-même esclave, sur le fait que l’esclavage est une chose indifférente, et non plus une mauvaise chose. D’autre part, l’état d’esclavage sera présenté par des gens comme Épictète ou Sénèque comme un lot distribué par la fortune dont il faut se satisfaire au mieux. On peut donc être un bon esclave. On peut aussi, et cela est plus remarquable encore, être un bon maître : celui qui dans ses relations avec ses esclaves est juste et maître de lui-même peut prétendre à la sagesse. Le stoïcisme est devenu une philosophie de la paix sociale et de la collaboration de classes, et Sénèque put mener, jusqu’à sa disgrâce mortelle, une existence au luxe insensé, entouré de son armée d’esclaves…

Le Phénix politique S’il y a une permanence, donc, de la politique antique, c’est une permanence du discours politique, qui survécut longtemps au fait politique. Celui-ci ne dura finalement pas longtemps, trois ou quatre siècles, à comparer aux quinze siècles que dura ce que nous appelons l’Antiquité. La polis a été l’un des fondements, peut-être le fondement principal, du fait grec, tant pour les historiens modernes que pour les Grecs eux-mêmes. Si les Grecs se sont effectivement définis principalement comme les citoyens libres d’une cité libre, et cela malgré les limitations dont nous avons vu les principales, comment ont-ils pu assumer une sorte de continuité dans leur

conscience d’eux-mêmes quand la cité eut disparu ? Il semble bien, en effet, quand on lit les Vies parallèles de Plutarque par exemple, que c’est le même horizon mental qui définit le monde des héros grecs et romains, et que cet horizon, dans certaines des Vies, est fortement politique, au sens grec premier du terme. Pourtant, au vu des prises de position des philosophes hellénistiques, on comprend qu’ils ne se désintéressent pas complètement du monde. Comme le montre fort bien l’article de ce volume sur «  Le sage et la politique à l’époque hellénistique  », la prééminence affichée de l’éthique dans les préoccupations philosophiques ne signifie pas que les philosophes prêchent un retrait de la vie publique, même si les Épicuriens y semblent plus enclins que les Stoïciens. Cela se repère particulièrement bien dans le sort réservé à des concepts qui nous semblent ne pouvoir prendre qu’un sens politique, mais qui se trouvent eux aussi dépolitisés. Ainsi la cité et la citoyenneté. On le voit notamment dans le cosmopolitisme hellénistique et singulièrement stoïcien. Or cette qualité de «  citoyen du monde  » qu’auraient revendiquée les sages stoïciens les sépare irrémédiablement de la cité tout en les réintégrant aussi dans la pensée et l’action politiques. Certes, l’organisation réelle de la société humaine est une marque de l’imperfection des hommes et de leurs rapports mutuels, mais il est des situations préférables à d’autres. Pour les Stoïciens, par exemple, plus la situation se rapproche de la cité idéale imaginée par Zénon dans sa République, plus elle est acceptable, ce qui est conforme à la doctrine stoïcienne du « préférable ». Les philosophes hellénistiques n’ont d’ailleurs pas dédaigné le rôle de conseiller des princes, lesquels sollicitaient parfois leurs avis. Ainsi Antigone Gonatas, roi de Macédoine, demanda à Zénon de venir vivre à sa cour, ce que Zénon refusa en invoquant son grand âge, mais il envoya deux de

ses compagnons au roi, dont Persaios de Kition, lequel fut plus tard mis à la tête de la cité de Corinthe. N’est-ce point là retrouver une position aristotélicienne  ? À la différence de Platon qui, on le sait, pensait que les philosophes devaient exercer le pouvoir, Aristote, estimant que l’excellence du théoricien (Thalès par exemple) n’est pas la même que celle de l’homme politique (Périclès), faisait du philosophe le formateur et éventuellement le conseiller du législateur et du gouvernant. Mais sous une identité apparente, les conceptions sont très différentes. Pour Aristote, il s’agit de donner une formation théorique à celui qui va élaborer ou réformer les lois de la cité  ; le sage stoïcien, en revanche, d’après les témoignages qui nous sont parvenus, entend inciter le gouvernant à la vertu éthique et notamment à la modération sous toutes ses formes : bienveillance, clémence, etc. Être kosmopolitès, citoyen du monde, c’est évidemment ne plus être citoyen du tout. Certes, les hiérarchies qui fondaient la cité, et qui nous paraissent insupportables, entre hommes libres et esclaves, hommes et femmes, étrangers et natifs du lieu, ont été noyées sous une égalité massive, mais c’est une égalité dans la servitude, puisque la richesse, la notoriété, la vertu ne mettent personne hors d’atteinte des caprices du Prince, bien au contraire, puisque César aura plutôt tendance à dépouiller les riches que les pauvres… Il n’en reste pas moins que dans ce moment de négativité, pour parler encore une fois comme Hegel, la servitude universelle a précisément à son crédit d’être universelle. Contrairement à ce que nos lectures anachroniques ont prétendu, le politique grec n’est pas porteur de valeurs universelles, pas, en tout cas, celles des «  droits de l’homme  ». Si la servitude universelle est la négation du politique, c’est la négation de cette négation qui, en posant un droit universel qui est présent au moins en puissance dans l’universalisme chrétien,

nous permet enfin de réaliser l’essence démocratique du politique. Pour que le politique renaisse de ses cendres, il faut qu’il ait été mis au bûcher. Pierre PELLEGRIN

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE ERSKINE, Andrew, The Hellenistic Stoa. Political Thought and Action, Londres, Duckworth, 1990. FINLEY, Moses, Démocratie ancienne et démocratie moderne, Paris, Payot, 1975. —, L’Invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985. FOUCAULT, Michel, L’Ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France, Gallimard, 1971. LONIS, Raoul, La Cité dans le monde grec, Paris, Nathan, 1994. MOSSÉ, Claude, Politique et société en Grèce ancienne  : le «  modèle  » athénien, Paris, Aubier, 1995. VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962. —, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965.

Figures du politique

Des politiques en général Les petites cités grecques, auxquelles on compare nos États modernes, comptent une très faible proportion de citoyens. L’écrasante majorité de la population y est d’origine étrangère ou, plus souvent encore, esclave. Les femmes, plus de la moitié de la petite minorité libre et de souche, n’ont pas de droits politiques ; et les hommes n’obtiennent l’exercice de ces droits qu’avec l’âge, en servant dans un corps d’armée. Au sein de la cité, la très petite fraction des citoyens est, de droit, une élite. Dans ce groupe, les hommes politiques représentent encore volontiers une nouvelle élite, de fait, sinon de droit. Car les politiques sont ceux qui gouvernent. Or, même là où, dans les démocraties populaires directes, la loi confère aux citoyens l’accès à toutes les fonctions du gouvernement, tous les citoyens ne peuvent se prévaloir d’une telle disposition, soit par défaut de fortune et, donc, des loisirs nécessaires à l’exercice de fonctions non rémunérées, soit même par défaut d’éducation élémentaire. Les politiques, dans la meilleure des hypothèses, restent donc, en fait, l’élite de l’élite  ; car seul un petit nombre de la petite fraction citoyenne possède fortune et éducation. Mais la meilleure

des hypothèses, dans l’histoire des cités grecques, est exceptionnelle. La plupart du temps, les cités ont précisément réservé le droit de gouverner à la minorité de cette fraction citoyenne, que désignait pour ce rôle une certaine fortune ou une certaine éducation, quand ce n’est pas à un individu supérieur, assisté d’une famille puissante, sinon honorable. Très différentes sont donc les figures du «  politique  » selon les situations, chaque régime portant au pouvoir un type particulier de citoyen. Les historiens, puis les penseurs anciens (d’Hérodote à Aristote), entre le Ve et le IVe siècle avant notre ère, se sont ingéniés à répertorier et à classer ces formes de régimes, dont les noms sont encore en usage. Trois grandes classes étaient distinguées, selon le nombre de citoyens exerçant le pouvoir  : un seul pour les monarchies, une minorité ou une majorité dans les deux autres cas. À l’intérieur de chaque classe, un autre critère, plutôt qualitatif, permettait de distinguer deux sortes de régimes et opposait de cette façon deux principes universels de légitimité  : la force ou la puissance, et l’excellence ou la vertu. Ainsi, la monarchie que soutient la force militaire est une tyrannie et celle que soutient la vertu, une royauté. Si la force, procurée par les richesses, rend légitime le gouvernement d’un petit nombre, c’est une oligarchie, en l’occurrence, ploutocratique ; si c’est la vertu, issue de l’éducation du lignage, c’est une aristocratie. En revanche, si la majorité, du seul fait de la force du nombre, est au pouvoir, il s’agit d’une démocratie ; et si quelque excellence caractérise cette majorité, c’est alors… une république (politeia)  ; les Grecs, souvent, n’usent pas, pour qualifier ce type de régime, très théorique, d’un autre nom que celui qui sert à désigner en général le régime politique.

Une telle classification est un médiocre outil pour distinguer les formes que prend, dans la réalité, l’ordre politique. Des analyses empiriques plus fines, tentées par certains travaux d’Aristote, montrent d’ailleurs qu’on ne peut se contenter de pareilles simplifications. Mais celles-ci sont étonnamment instructives quant à l’idée qu’elles suggèrent du politique. Le classement théorique des régimes constitutionnels fait apparaître en effet que le politique n’est jamais légitimé dans sa fonction que par une forme de supériorité. De multiples figures d’hommes politiques pourraient être esquissées sur de pareilles bases, où viendraient à composer des traits empruntés aux images de la force, de la puissance, de la violence même, et d’autres traits empruntés aux différents degrés de la vertu. Les Grecs ont moins pensé à mêler ces caractères, pour reconstituer le réel en historiens, qu’à les distinguer, afin de mesurer, en philosophes, la distance entre les types d’hommes politiques. À leurs yeux, la supériorité du monarque sur ses sujets, quelle que soit sa nature, force ou vertu, doit être nécessairement plus grande que la supériorité du petit nombre sur la majorité, tandis que celle-ci, en démocratie ou en république, ne suppose pas la supériorité du gouvernant sur le gouverné, mais celle du nombre des gouvernants sur le nombre des gouvernés. La combinaison des critères quantitatif et qualitatif pour distinguer les régimes politiques fait ainsi apparaître deux extrêmes entre lesquels se rangent toutes les figures politiques. Ces extrêmes correspondent à des figures exceptionnelles, sinon mythiques, où l’on reconnaît, d’une part, un monstre de brutalité et, d’autre part, si l’on peut dire, un monstre de vertu. Le premier, le despote, place entre lui et ses sujets la distance inhumaine qui sépare le maître de ses esclaves  ; le second, le roi en quelque sorte divin, la distance

bienveillante qui sépare le père de ses fils. L’un et l’autre représentent les deux pôles entre lesquels oscillent toutes les autres figures d’hommes politiques. Au centre, en revanche, apparaît, également partagée entre les tendances despotique et paternelle, la figure familière du politique qui ne peut se prévaloir d’aucune distance évidente entre lui et ceux qu’il gouverne. Ce politique, que l’égalité entre citoyens empêche d’être roi et devrait empêcher d’être despote, est, en un sens, invité à imiter la bienveillance du premier et à fuir la brutalité du second. Mais il est surtout menacé, par le principe d’égalité, de se voir refuser la distance que trouve le premier et qu’institue le second, entre lui et ses sujets. En d’autres termes, il doit faire face au péril anarchique qu’engendre le principe égalitaire et qui, au nom de la liberté, soustrait les citoyens à quelque maître que ce soit, faisant apparaître la majorité démocratique comme ce qu’elle est, sans une certaine vertu : un véritable coup de force. C’est la république qui, selon l’esprit grec, cultive en théorie la vertu. Celle-ci permet de librement consentir à l’obéissance envers ceux qui, passé l’âge de l’éducation, ont acquis les qualités du commandement. Cette perspective théorique est moins idéaliste qu’il ne paraît. Les citoyens des petits États grecs étant, on l’a dit, une très petite fraction, l’entreprise éducative qui ferait de chacun d’eux, à l’âge adulte, un politique « républicain » éduqué, est moins utopique que dans nos États modernes. Elle souhaite l’extension, à toutes les familles de citoyens, des vertus cultivées dans certaines d’entre elles. Cependant, la vertu qu’était censée procurer l’éducation dans quelques familles honorables était elle-même, en Grèce comme ailleurs, une denrée rare, souvent troquée contre l’appétit des richesses ou de la puissance. Et la légitimité recherchée par les riches ou les puissants, sous le nom d’aristocratie, était volontiers un leurre.

C’est en fait ce modèle de politique, l’oligarque, issu d’une famille puissante, qui fut étendu aux régimes populaires, également despotiques  ; et ce, dans un double sens  : parce que le démocrate, comme l’oligarque, borne à la poursuite de richesses ou de puissance l’exercice de son pouvoir et parce qu’il asservit dans ce but ceux qu’il dirige, au lieu de viser au bien commun. Le monde grec offre ainsi deux genres d’intérêt. D’un côté, les figures politiques que dessinent ses penseurs évoquent la hauteur où devrait se tenir toujours le politique sous tous les régimes. De l’autre, les figures que laisse entrevoir la réalité découvrent la bassesse où les politiques demeurent le plus souvent, en regard de l’idéal qui leur est assigné. Cet écart, que les Grecs, les premiers, ont mesuré, les inclinait à présenter la politique en général comme un art du possible, riche d’attentes et maigre de résultats. Par ailleurs, il est pour nous significatif d’une différence importante entre deux types d’enseignements. Le premier montre que la pensée grecque tend à identifier le bon politique à des qualités qui n’ont rien à voir, au fond, avec le fait qu’il partage ou non son pouvoir, qu’il le partage avec peu ou avec beaucoup. Le second enseignement, qu’on tire aussi de l’histoire grecque, révèle au contraire que la question de ce partage du pouvoir, qui distingue monarchie, oligarchie et démocratie, fut la pierre de touche des luttes politiques et que, de ce point de vue, le bon politique est celui qui défend l’intérêt d’un parti, plus ou moins large ou étroit. L’idéologie, sur un tel terrain, se démarque mal de la philosophie. On le voit en considérant le jugement des Grecs sur les figures particulières d’hommes politiques. On sait la fascination exercée sur la culture occidentale, depuis le e XVIII   siècle, par le monde grec et ses figures emblématiques,

champions de la démocratie ou tyrans de sinistre mémoire. Cette fascination est l’effet de nombreux mirages, que l’historien s’efforce de dissiper. Patience et obstination sont de mise, car ces mirages occupent l’horizon de longue date. Ils ont été produits par l’Antiquité elle-même, dont il est vain d’attendre un jugement neutre sur ses grands hommes politiques, plutôt qu’un procès, souvent passionné, avec des témoins à charge ou à décharge. Cherchant les traces de vérité sous l’affabulation des idéologies anciennes, l’historien moderne s’intéresse de plus en plus aux affabulations elles-mêmes. On commence à mesurer aujourd’hui combien, nourrie de partis pris, la légende s’insinue jusque dans les relations en apparence les plus fidèles que les Anciens ont données de leur propre histoire et aussi combien les entorses à la vérité trahissent l’influence, non de croyances naïves, comme on l’a pensé jadis, mais d’idées sournoises, politiques ou philosophiques, dont on ne peut être dupe. La mémoire grecque n’a pas sélectionné innocemment ses «  Hommes illustres  ». Chez le platonisant Plutarque, par exemple, elle enregistre les portraits de l’Athénien Phocion et du Syracusain Dion, largement parce qu’ils passaient pour avoir été disciples de Platon. Le portrait d’Alcibiade, que faisait aussi parler si volontiers Platon et qui a donné son nom à deux de ses dialogues, est esquissé, chez Plutarque, pour des raisons semblables. D’autre part, la pratique historienne, dans l’Antiquité, et, singulièrement, la biographie visent fondamentalement aux leçons édifiantes, sinon à la propagande. Héros et contre-héros charrient des messages à peine voilés, dont celui qui prévient contre la tyrannie est sans doute l’un des plus évidents et masque pour jamais ce que furent les princes autocrates de l’histoire plus ancienne. Selon Plutarque encore, Dion et Timoléon à Syracuse, Aratos à Sicyone, luttaient contre des

tyrans ; le Lacédémonien Lysandre, quant à lui, en installait d’autres à Athènes (les Trente)  ; le Thébain Pélopidas avait en revanche secoué l’oppression lacédémonienne pesant sur sa patrie et combattu le tyran de Phères, cependant que Philopoemen, «  le dernier des Grecs », avait illustré la résistance aux mêmes Lacédémoniens, puis aux Romains… Le message est clair, mais convenu. Il en est d’autres, exactement inverses. La geste extraordinaire d’Alexandre le Grand et celle des Diadoques, contées en de multiples récits, répondent en bonne part au souci de justifier et de légitimer un type de royauté nouvelle, sans cela d’allure barbare, dans tous les sens du terme, et, autant qu’il paraisse, franchement despotique. L’encens des thuriféraires, qui nimbe la réalité, révèle clairement une idéologie à visées populaires. De son côté, Lacédémone ne donne pas la seule image de l’oppression, comme lorsqu’elle relève, par contraste, l’héroïsme de Philopoemen, de Pélopidas ou d’Épaminondas. Tout au contraire, les plus grands noms de son histoire, depuis Lycurgue, soutiennent un mythe des plus flatteurs. Au IIIe siècle avant notre ère encore, les rois Agis et Cléomène, célèbres pour leur volonté commune de restaurer chez eux une sévérité perdue, doivent leur gloire à l’idée de la vertu spartiate, honorée partout depuis le siècle précédent et en particulier, non sans intérêts partisans, dans une Athènes vaincue à l’issue des guerres du Péloponnèse. Dans le même temps ou presque, Athènes, alors rongée par les démagogues, trouve aussi, dans le parti de la réaction, des orateurs pour magnifier ses grands «  ostracisés  » du siècle antérieur : Thémistocle, Aristide, Cimon… On est toujours, même après coup, le héros de quelqu’un, qui vous charge des vertus qu’il défend. Quant aux héros politiques fabriqués, ils en avaient, en leur temps, fabriqué d’autres  : Cimon avait prétendu ramener, de Scyros à Athènes, les cendres du légendaire Thésée !

La vérité, sous les légendes noires ou les glorifications, se dérobe volontiers dans le lointain. Mais ce qui la masque instruit sur la pensée des glorificateurs ou des censeurs. Qui était Thésée, prétendu roi d’Athènes, vainqueur du Minotaure et auteur du « synœcisme » de l’Attique ? Ou Cadmos de Thèbes et les monarques fondateurs de cités ? Nous l’ignorons ; mais nous pouvons deviner, sinon connaître, les sentiments que nourrissaient, à l’époque historique, ceux qui chantaient leurs bienfaits supposés. Qui étaient vraiment Aristide, dit « Le Juste », ou, après lui, Périclès, qui prêtera son nom au grand siècle d’Athènes ? Même avec Thucydide et les historiens, les érudits en disputent  ; mais on ne dispute guère sur la nostalgie qu’ils ont engendrée et les images idéales qu’ils ont suscitées après la ruine de leur cité, au IVe siècle, lors des fureurs populaires et du relâchement général qui exposaient Athènes aux coups des puissances voisines. On voit mal qui était ce fameux roi de Sparte, Agésilas, à l’aube du e IV  siècle, et plus mal encore le tyran Hiéron qui gouverna Syracuse au Ve, mais, chez l’aristocrate athénien Xénophon, qui leur consacra un ouvrage à chacun, on entrevoit assez bien un sentiment laconisant, typique de l’oligarchie athénienne de son temps, et une trouble position à l’égard des plus illustres tyrans, tantôt despotes, tantôt princes éclairés, qui troublaient également Platon. De telles images se laissent aisément regrouper en «  séries  »  : héros mythiques, protagonistes de l’illusoire démocratie athénienne, figures du mirage spartiate, horde des redoutables tyrans, lignages prodigieux d’Alexandre et de ses successeurs… Tout cela dissimule bien des mystères, mais nous instruit sur une masse de convictions, plus ou moins explicites, qui se sont affrontées au fil de l’Antiquité et composent son héritage idéologique. Le bilan des recherches sur les figures emblématiques de la politique grecque ne peut être que grossièrement esquissé.

Les bornes spatio-temporelles entre lesquelles prennent place les plus importantes de ces figures sont significatives et bien connues. Si l’on excepte les héros mythiques, dont l’image est entretenue surtout par les cycles épiques et la tragédie, elles sont concentrées, dans le temps, entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère, c’est-à-dire entre le moment où reculent nettement, dans les cités, les monarchies de type absolu, et celui où viennent se superposer aux régimes des factions ou, comme on dit parfois, des «  Égaux  », les nouvelles monarchies hellénistiques, héritages d’Alexandre le Grand. Courte période, en somme, et parenthèse dans une histoire faite de rois ou de despotes, avec, pour toile de fond, la résistance aux « barbares » du Levant (les Perses), la victoire sur l’envahisseur (guerres médiques) et, enfin, l’élimination de sa puissance par l’invasion (conquêtes macédoniennes). Les héros, spécialement athéniens, de la résistance victorieuse contre les Perses, Miltiade à Marathon (~490) ou Thémistocle à Salamine (~480), incarnent la liberté des peuples grecs, liberté préservée d’un joug despotique extérieur, après avoir été instituée à l’intérieur par l’abolition des pouvoirs autocrates et monarchiques. Leur image associe l’idéal de l’indépendance vis-àvis de l’étranger à celui d’un certain régime républicain et elle allie, dans la même réprobation, le souvenir des monarques absolus d’un passé pas encore pleinement civilisé à la vision présente des dynastes achéménides d’un monde barbare. Plus tard, en revanche, Alexandre, héros macédonien et artisan de l’élimination de la puissance achéménide, échoue à fondre en lui l’image archaïque d’une monarchie patriarcale et à demi-barbare, celle du maître des Grecs dans la revanche contre les Perses et celle du souverain absolu qui succède lui-même aux Achéménides. C’est le héros d’un autre monde, hellénisé plutôt que véritablement grec.

Dans un espace couvert par une poussière de petites cités, colonies et métropoles, tantôt alliées, tantôt rivales, les grandes figures politiques qui émergent, avant celles d’Alexandre et des Diadoques, appartiennent le plus souvent aux deux puissances hégémoniques, Sparte et Athènes, qui, temporairement unies dans la lutte victorieuse contre les Perses, s’affrontent ensuite dans les guerres du Péloponnèse et au-delà. Elles relèvent ainsi de deux régimes constitutionnels caractéristiques de la parenthèse entre les monarchies absolues du passé et celles du futur, l’un d’allure plutôt oligarchique, l’autre d’allure plus populaire, mais antagonisés, spécialement du fait de la guerre, et dont les témoins s’ingénient à dégager les mérites respectifs. Cependant, aux grands Athéniens, que la mémoire situe surtout avant la défaite contre Sparte, et aux grands Spartiates, artisans d’une tradition de victoires, s’ajoutent encore quelques figures notoires de dynastes, les « tyrans », qui ont érigé des empires éphémères, mais puissants  : les Cypsélides de Corinthe, les Orthagorides de Sicyone, les Gélonides et les deux Denys de Syracuse, Polycrate de Samos… Ils représentent à leur façon le modèle grec de l’autocratisme princier, opposé à l’égalitarisme républicain. Modèle à plusieurs égards ambigu  : ami des arts et des lettres, le « tyran » tantôt répare les excès anarchiques de la liberté, tantôt s’expose aux plus hauts méfaits du despotisme belliqueux. Pisistrate et les Pisistratides, à Athènes même, n’échappent pas à la règle. Mais les grandes cités, Sparte et Athènes, en face de leurs alliés, contrôlés par la force brutale, prennent aussi le visage de la tyrannie. L’occupation de Thèbes par les Spartiates (dès ~383), notamment, et, avant cela, les cruelles exactions d’Athènes en Eubée (~445) ou à Samos (~439), perpétrées par Périclès qui confesse, chez Thucydide, le cynisme des tyrans, sont entrées dans l’histoire comme l’expression d’un impérialisme qui, hors frontières, récuse

l’idéal du droit et de la vertu civiques. De la même façon, des collusions spectaculaires, comme celle de l’Athénien Conon (en ~394), puis celle du Spartiate Antalcidas (en ~387), avec la Perse achéménide, contre leurs adversaires grecs, démentent l’idéal panhellénique que doit chercher à ranimer le publiciste Isocrate et pour lequel il courtise Philippe de Macédoine. Il n’y a pas, dans l’histoire grecque, de figure qui puisse passer pour un emblème vraiment universel et ne soit pas l’expression, contestable et contestée, d’un certain parti, mais il y a des séries d’images, volontiers contrastées. Vu l’état de nos sources, c’est l’histoire athénienne qui s’impose d’abord à l’attention et offre les profils les mieux connus. Depuis sa restauration sous l’archontat d’Euclide (~403), la prétendue démocratie athénienne est devenue, au fil du IVe siècle, la république des affairistes, des démagogues et des mercenaires que dépeint et tente en vain de ranimer le grand orateur Démosthène, au milieu de ses rivalités avec Eschine. Impuissante à s’opposer aux visées expansionnistes de Philippe de Macédoine, elle est mûre, après Chéronée (~338), pour prendre le rang des municipalités contrôlées, de l’extérieur, par un régent. C’est une république populaire sans héros. Elle avait été avant cela, au Ve siècle, une république de stratèges, élus et surveillés par la plus puissante faction de l’Assemblée des citoyens. Depuis Marathon (~490), l’archonte-polémarque avait cessé de présider aux destinées militaires de la cité et une lignée de brillants stratèges, issus des guerres médiques, avait occupé le devant de la scène politique elle-même. Périclès, mort de la peste en ~429, était l’un d’eux. Souvent reconduit dans sa charge contre toutes les règles et fort des ressources de la Ligue de Délos qu’il exploitait, il avait inspiré et fait financer, dans la cité, des mesures

très populaires, la rétribution salariale des juges notamment. Les derniers grands stratèges, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Nicias…, à la fin de la guerre du Péloponnèse, avaient en fait conduit Athènes au désastre. Et, sous la pression des Spartiates, cela avait valu à la cité d’expérimenter durant huit mois (404-403) le régime oligarchique des Trente, parmi lesquels Théramène et Critias, l’oncle de Platon, avaient fait régner la terreur. Mais Thrasybule avait restauré la démocratie, en renversant les Trente. Bien sûr, la défaite devant Sparte et la ruine de l’empire avaient soulevé d’autres espoirs. Beaucoup d’aristocrates, comme Xénophon, ne cachaient pas leur admiration pour le régime et l’éducation lacédémoniens. D’autres disciples de Socrate, condamné à mort par un tribunal populaire au même moment (~399), se méfiaient de la démocratie. À la même époque, le stratège Denys Ier dirigeait avec éclat Syracuse ; bientôt reconnu comme « archonte de la Sicile  », il devait porter les espérances d’un prince-philosophe nourries par Platon. Mais le tribun Lysias, adversaire des Trente, avait parlé de Denys comme d’un « tyran » et Athènes avait renoué avec les principes de l’« isonomie », léguée par Périclès et Éphialte, qui, eux-mêmes, l’avaient reçue des réformes instaurées au siècle précédent par Clisthène (~508) et, avant lui déjà, par Solon (~592). Une longue tradition « démocratique » et le souvenir des Trente empêchaient désormais d’apprécier, entre les deux réformateurs, l’intermède de Pisistrate et de ses fils (~561-510) autrement que comme une parenthèse tyrannique. Bref, pour le siècle sans héros significatifs qui s’ouvre en ~403, les grands hommes politiques d’Athènes appartiennent résolument au passé et souvent au lointain passé. Les Atthidographes, mal connus, qui reconstituent ce passé à l’aide de sources douteuses et rares avant l’époque des guerres médiques, portent évidemment la trace de jugements partagés. Ils

sont eux-mêmes, pour la politique institutionnelle (que négligent volontiers les chroniques des guerres chez Xénophon, Thucydide et Hérodote), la source principale des historiens anciens ultérieurs et des travaux savants consacrés aux institutions, comme la Constitution d’Athènes d’Aristote. Ces documents, conservés ou fragmentaires, ainsi que les discours des orateurs attiques et les réflexions disséminées des penseurs du IVe siècle, tout cela concourt à attester, dans le cadre de la démocratie athénienne, l’image de l’homme politique identifié au citoyen libre (le mâle adulte, non esclave). Mais l’homme politique ainsi identifié porte un profil bas, volontiers dénoncé  : celui des individus qui composent la masse, désœuvrée et pauvre, livrée à l’astuce des démagogues, prête à tout faire et à tout défaire au gré de ses intérêts immédiats et au mépris des lois s’il le faut. L’homme du grand nombre est, en principe, maître de la loi et, par l’élection, de la plupart des magistrats chargés de l’exécuter (archontes, juges, stratèges, etc.). Mais, dans la pratique, il s’efface devant le tout petit nombre de ceux qui, maîtres de la parole, dirigent l’Assemblée et les tribunaux populaires, manœuvrent l’opinion et, le plus souvent, se font attribuer les charges ou les offices publics, sources d’honneurs et de profits. Tels sont, en dehors des cas exceptionnels, les véritables gouvernants, dont le verbe confisque la politique. L’éloquence sophistique, qui triomphe au IVe  siècle, s’enracine dans le terrain démocratique d’Athènes dès l’époque de Périclès, dont les liens sont connus avec les premiers grands spécialistes de la rhétorique. Prompts à déjouer la vigilance de la raison la plus éclairée, ces politiques n’ont de bornes à leur autorité souveraine que le poids de la tradition, consacrée dans les dispositions constitutionnelles, et les lois, réputées inviolables.

Avant d’être ruinée, la tradition athénienne a longtemps su se montrer sévère sur ce point et c’est une tradition vigilante, faite de délateurs professionnels (les sycophantes). Elle s’est ancrée en profondeur, quand, après les guerres médiques, l’ostracisme a frappé quiconque, par un prestige hors du commun, menaçait l’égalité démocratique, n’épargnant même pas le vainqueur de Salamine. Aristide, dit « Le Juste », aidant un illettré de l’Assemblée à inscrire son nom à lui, Aristide, sur le bulletin l’ostracisant, incarne ce respect de l’ordre institutionnel. En définitive, les plus grandes figures de l’histoire athénienne, qui symbolisent à son plus haut degré l’homme politique, sont celles qui ont contribué à instituer la tradition démocratique elle-même, c’est-à dire, les législateurs anciens, tels que Clisthène et, avant lui, Solon, qu’il faut maintenant évoquer.

Des législateurs Le prestige des grands législateurs n’est pas un accident. Il est conforme à une certaine hiérarchie entre les fonctions politiques, que les Grecs ont parfaitement reconnue. À cet égard, la souveraineté populaire, consacrée dans la démocratie athénienne et toutes les cités qui lui ressemblent, brouille un peu le tableau, avec le principe de l’égalité de tous. La démocratie ancienne, en effet, qui n’est pas représentative, confère à chaque citoyen les mêmes droits politiques, exercés dans une Assemblée. Mais elle maintient rigoureusement les différences entre les pouvoirs exercés de droit par chacun sous l’autorité souveraine des lois. Quant aux résolutions que prend l’Assemblée elle-même et qui ont force de lois, elles doivent être, elles aussi, en stricte conformité avec la loi constitutionnelle, ce

qu’Athènes appelait volontiers «  les règles des ancêtres  ». Supérieures ou subalternes, toutes les fonctions politiques sont donc rigoureusement subordonnées ultimement au pouvoir du législateur et ce dernier lui-même se trouve assujetti aux dispositions fondamentales d’ancêtres vénérés. La démocratie athénienne fournit ainsi une des illustrations les plus parfaites de l’idée selon laquelle le vrai politique est celui qui a su légiférer pour son peuple. Il y a là une conviction qui, jusqu’à un certain point, dépasse l’idéologie. Car elle n’est pas vraiment liée à un type de régime politique, mais reste partagée, au-delà des crises, par tous les régimes de droit que les cités ont institués. C’est en outre une conviction qui a été éprouvée par la réflexion philosophique mettant en question la validité des régimes de droit eux-mêmes. Si quelque maturité politique peut être revendiquée par la Grèce classique, elle réside dans le fait d’avoir reconnu que l’autorité politique est absolument souveraine, qu’elle se subordonne toutes les autres puissances dans la cité, qu’une telle souveraineté doit être celle de la loi, et que la loi doit être consacrée par une tradition ancestrale. L’idée d’une ancienne sagesse, exercée par les premiers législateurs et menacée d’oubli par toute innovation intempestive, est, pour nous, d’allure conservatrice. Elle va, semble-t-il, à l’encontre de notre idée de progrès. Elle n’empêchait pas, cependant, l’esprit grec et singulièrement athénien de vouloir innover en politique, mais les nouveautés les plus hardies étaient présentées, sans faux-semblant dans la plupart des cas, comme la reconquête d’une loi politique majeure, tombée en désuétude. L’Athénien Platon va ainsi jusqu’à soutenir que ses projets révolutionnaires de cité idéale correspondent à la situation réelle qu’avait connue Athènes à l’époque immémoriale de sa lutte victorieuse contre les princes

d’Atlantide  ! Ses lecteurs, qui ne distinguaient pas aussi nettement que nous les lois ordinaires des lois fondamentales, savaient toutefois que l’introduction dans la cité de la moindre disposition légale, d’apparence insignifiante, peut mettre en péril à la longue le régime en vigueur si l’on n’y prend sérieusement garde. Les politiques athéniens étaient donc attentifs à ne légiférer que dans le sens de la tradition ou du moins à donner le change sur ce point. Parmi les plus grands législateurs à qui l’on devait les réformes démocratiques les plus significatives et qui donc avaient fourni à la tradition ses racines, certains n’avaient pu œuvrer autrement qu’en mêlant habilement rupture et restauration. Celui du prestigieux Clisthène n’est pas le moindre. Clisthène appartenait à l’ancienne et illustre famille des Alcméonides qui se flattait, au moment de l’expulsion du dernier Pisistratide, d’avoir donné l’exemple de la résistance à la tyrannie. Contre les partisans du régime inauguré par Pisistrate, il embrassa le parti populaire et triompha de l’opposition avec, semble-t-il, l’appui du Conseil de la cité. Son triomphe consacrait un retour au régime plus ancien, hérité de Solon. Mais la restauration qu’il favorisait s’accompagna (en 509-508) d’une réforme fameuse qui rompait avec l’héritage solonien. Cette réforme substituait aux quatre «  tribus  » familiales traditionnelles, où se recrutait le personnel politique, dix tribus territoriales chargées d’envoyer chacune cinquante représentants au Conseil, dont les membres passaient ainsi de quatre cents à cinq cents. La postérité reconnut à Clisthène le génie d’avoir réussi de la sorte à « fondre le peuple  », jusqu’alors divisé par le clivage des tribus familiales. La nouvelle tribu territoriale n’était pas, en effet, une véritable division du peuple  ; car Clisthène avait constitué chacune de ses tribus en associant, au contraire, des circonscriptions communales (« dèmes ») de trois régions différentes de l’Attique, chaque région fournissant

dix dèmes à la tribu. L’opération bouleversait la tradition  ; car rattaché à un dème dont il portait désormais le nom, plutôt que celui de son père, chaque citoyen relevait ainsi politiquement, non d’une région distincte, celle de son dème, mais d’une collectivité qui réunissait dix dèmes de chaque région, à l’image de la cité entière. Les calculs de Clisthène exploitaient l’espace pour vaincre les distances politiques qu’engendre celui-ci. Au profit de la démocratie, ils portaient un coup décisif à la puissance aristocratique des familles. Mais ils prenaient place dans un mouvement de restauration des traditions interrompues par la tyrannie  ! Et ce, de façon d’autant plus évidente que Clisthène laissait en place toutes les institutions léguées par Solon. La restauration dépassait en évidence la rupture. Quand celle-ci apparut avec le temps et les progrès de la démocratie qu’elle engendra, la tradition sembla si peu avoir souffert que, rétrospectivement, l’héritage de Solon lui-même prit des couleurs démocratiques ! À l’aube du VIe  siècle, Solon n’était pas en faveur du pouvoir populaire. Noble, très riche, s’appuyant sur les fortunes moyennes, il avait proposé et fait publier lors de son archontat (592-591) une série de lois, dont plusieurs, à portée constitutionnelle, soutenaient un régime politique nettement censitaire. Une célèbre remise de dettes en faveur des pauvres, qui, sur le point d’être réduits à l’esclavage, menaçaient de ruine la cité, lui conféra des siècles plus tard l’allure des démagogues anarchistes. Il en était loin. Son œuvre, dans le détail, est mal connue aujourd’hui et l’était déjà mal des Anciens qui l’évoquent avec des nuances diverses. Un certain adoucissement du vieux Code pénal, très rigoureux et associé au nom de Dracon, l’instauration d’un pouvoir d’appel devant le peuple des arrêts de justice, la décision d’afficher en public le texte des lois…, tout cela corrigeait sérieusement la tradition dans un sens démocratique. Mais

les dispositions fiscales et monétaires de Solon favorisaient une division du peuple en classes censitaires très strictes, l’éligibilité aux plus hautes magistratures était fonction du cens et les anciens magistrats supérieurs formaient l’Aréopage, chargé de surveiller la légalité de l’administration politique, comme une Cour suprême, audessus du Conseil. L’œuvre législative de Solon comportait un contrepoids de taille aux penchants démocratiques. Là, du reste, résidait peut-être sa grandeur, dans son apparente ambiguïté. Et pour cela sans doute, Solon mérita sa réputation de législateur exemplaire et de sagesse dans la mémoire grecque. Avec sagesse, en effet, il n’avait pris franchement la cause d’aucun parti, s’efforçant au contraire d’instaurer l’équilibre des forces antagonistes pour répondre adéquatement à la crise du moment. Ensuite, il avait usé, dans cet effort, de l’instrument de la loi. Le premier de ces traits plaçait Solon très au-dessus de bien d’autres dans la réputation de sagesse. Le second l’inscrivait, au-dessus des plus grands dynastes, au nombre des fondateurs de l’ordre et de la justice proprement politiques. Les jugements assez convergents de la postérité font la preuve d’une appréciation qui dépasse, sur ce point, l’idéologie partisane. Ces jugements rejoignent un ensemble de convictions assez complexe, où nos idées, comme celle de progrès par exemple, n’ont ni la même place ni la même signification. Pour les Grecs, le législateur est essentiellement un facteur de civilisation, et dans la marche des civilisations, les premiers législateurs ont marqué une étape décisive, prenant le relais de ceux à qui l’on doit l’invention des premières techniques artisanales ou artistiques. Ainsi en jugeait, au début de l’ère chrétienne, Aristoclès de Messine, après une longue tradition de penseurs. Selon lui, le génie inventif des législateurs fut salué, à son avènement, comme une nouvelle forme de sagesse  :

«  Tournant alors les yeux vers les affaires de la cité, dit-il, les hommes inventèrent les lois et tous les moyens qui constituent les cités  ; et ils appelèrent encore sagesse cette faculté de l’intelligence…  » (d’après Philopon, In Nicom. Isag., I, 1). On sait, et Aristoclès le savait aussi, que plus tard, au temps des philosophes, la sagesse devait représenter une intelligence autrement profonde et universelle, de type spéculatif. Mais cette dernière avait été décrite sur le modèle du savoir souverain qui paraît exigé du législateur par Aristote lui-même, lorsqu’il identifiait la plus haute forme de sagesse à « celle des sciences qui est la plus impérative […], celle qui connaît ce pourquoi chaque chose doit être exécutée, c’est-à-dire le bien de chaque chose et, d’une façon générale, le bien suprême dans la nature entière » (Métaphysique, A, 1, 982b4-7). Le législateur donnait anticipativement l’image de cette sagesse, parce que, en principe, il commande souverainement et sait la raison des règles qu’il prescrit à chacun de suivre. Les premiers de ces «  maîtres d’œuvre  », qui surent rendre la justice et instituer la loi, devaient avoir reçu de Zeus le sens du droit, prétendait Protagoras d’Abdère (d’après Platon, Protagoras). Le défaut d’information historique sur le ou les premiers législateurs conduisait à se représenter leur initiative d’après les usages les plus communs en vigueur à l’époque classique. Ces habitudes législatives, projetées dans le plus lointain passé, consistaient à s’informer des coutumes et des règles similaires en vigueur ici ou là et, après en avoir apprécié les mérites relatifs, à faire adopter les meilleures ou les plus appropriées d’entre elles. Des études comparatives du droit positif, au service des réformes politiques, n’ont cependant pas existé avant la seconde moitié du Ve  siècle. Du fait des guerres médiques, les cités grecques s’étaient alors singulièrement rapprochées les unes des autres. Elles avaient acquis

le sentiment de leur communauté et la certitude de devoir faire face chacune, depuis longtemps, à des problèmes identiques, notamment au besoin de remédier à l’inégalité des richesses foncières qui tracassait déjà le très vieux législateur Phédon de Corinthe et qui restera plus tard la préoccupation de Phaléas de Chalcédoine. On se mit alors à comparer entre eux les différents régimes politiques et à rêver d’une Constitution parfaite. Attirés dans la puissante Athènes qui dirigeait une ligue maritime, des savants travaillèrent à ce rêve. Chargé de tracer le plan du Pirée, Hippodamos de Milet fut l’un des premiers à exposer des idées pour un tel régime ; et, réputé pour son enseignement politique, Protagoras d’Abdère, qui réfléchissait à un même projet, prit une part décisive dans la rédaction des lois pour la colonie de Thourioi (~  443). La compilation des lois fondamentales se poursuivit après les guerres du Péloponnèse qui, déchirant les Grecs entre eux, avait fait regretter le temps de leur union contre la Perse. La victoire de Sparte et de ses alliés orientait désormais les esprits vers l’étude de la constitution des vainqueurs. Les Athéniens Xénophon et Critias s’illustrèrent dans ce genre de compilation, qu’Aristote devait systématiser plus tard. La quête d’un régime modèle qu’un prince autocrate, une révolution ou les circonstances favorables d’une colonie, pourraient mettre en place (comme à Thourioi), le disputait à la quête, plus modeste et plus réaliste, de bonnes lois que l’on pourrait faire adopter par les régimes en vigueur pour les réformer. Cette critique comparative et sélective des règles en usage était une véritable mode au IVe siècle, où les maîtres de la parole, inspirant les orateurs et gouvernant les assemblées, trouvaient judicieux de faire sanctionner par celles-ci les règlements politiques qu’ils jugeaient bons ailleurs : « Ils s’imaginaient qu’il est facile de légiférer en recueillant celles des lois qui ont bonne presse », disait Aristote, qui ne partageait pas cet avis quant à la facilité de

trouver les lois qui conviennent parfaitement à telle ou telle situation (Éthique à Nicomaque). La prétention d’exhumer l’œuvre des législateurs les plus réputés de l’histoire, tâche de pseudo-archéologues bien souvent, témoigne de convictions précises, dépassant en intérêt les informations factuelles, très suspectes, que leurs auteurs mettaient volontiers de l’avant. La principale de ces convictions, extrêmement répandue, est que les meilleures institutions légales sont sanctionnées, non seulement par la durée, mais aussi par l’universalité. Certaines institutions politiques, réputées enviables par les auteurs grecs classiques, étaient observées par eux chez certains de leurs voisins et mises sur le compte de prestigieux souverains. En Italie, on parlait d’un vieux roi des Œnotriens, nommé Italos, et, en Égypte d’un ancien pharaon du XIIIe  siècle, Sésostris (Ramsès II), qui avaient doté leurs pays respectifs d’institutions fameuses et curieusement semblables. Des institutions analogues se retrouvaient en Crète où elles étaient attribuées au célèbre roi Minos, contemporain de Thésée. Vagues souvenirs noyés dans la légende, d’un temps préhistorique où les Achéens, que chantait Homère, étaient confrontés aux civilisations antérieures du monde méditerranéen. C’est encore en Crète que, selon une autre tradition, un certain Onomacrite de Locres s’était initié aux découvertes qui, enseignées par son disciple Thalès, auraient inspiré les règles du régime spartiate attribuées à l’illustre Lycurgue. Ces règles auraient inspiré aussi la législation donnée aux Locriens du cap Zéphyrion par Zaleukos, lequel aurait à son tour instruit le législateur Charondas de Catane dans les colonies chalcidiennes de Sicile et d’Italie. Filiations fantaisistes, notait déjà Aristote (Politiques, II), mais qui montrent bien ceci : dans l’esprit de beaucoup, ce n’est pas leur originalité qui faisait le mérite des grands législateurs, mais

l’universalité de leur œuvre, sanctionnée par une permanence ou une durée significative. L’œuvre prêtée à Lycurgue (IXe-VIIIe siècle ?), qui portait encore ses fruits au lendemain des guerres du Péloponnèse, impressionnait tout le monde, et d’abord les vaincus. Parmi ces derniers, l’Athénien Platon séduit par les constitutions «  sœurs  » de Crète et de Sparte, cités doriennes, nous montre les «  Sept Sages  » de la Grèce, unis dans la même admiration du « laconisme » (Protagoras). On pourrait multiplier les exemples. Tous nous laissent entrevoir un passé construit pour répondre à un même genre de convictions. Pour sa part, l’idée de revendiquer, pour sept personnages de leur propre histoire, l’étiquette de « Sages », n’impliquait peut-être pas au départ, chez les Grecs, la volonté d’identifier spécialement les plus grands législateurs de leur passé. Mais Solon figurait dans la liste, l’éphore lacédémonien Chilon y figurait aussi, peut-être parce qu’on lui faisait gloire de célèbres réformes de type militariste, ainsi que Bias, le juge-arbitre de Priène, et le puissant Pittacos de Mytilène, qui avaient imposé chacun à leur cité des lois rigoureuses de nature à faire taire les factions. Un autre personnage, Périandre de Corinthe, connu pour son extrême sévérité lui aussi, prenait également place dans le chœur des « Sages ». Il en fut cependant exclu par Platon et remplacé par l’obscur Myson, pour un motif qui, lui, n’est pas vraiment mystérieux. Périandre appartenait en effet à la série des princes autocrates, comme Thrasybule de Milet, Polycrate de Samos, Lygdamis de Naxos, Orthagoras à Sicyone ou Pisistrate à Athènes, et il fit les frais de l’infamie désormais attachée au nom de « tyrannie ». Ainsi, au cours du temps, l’identité de ceux qu’on voulait tenir pour les plus illustres personnages du passé fut révisée et l’on s’ingénia à mieux préciser la raison de la grandeur reconnue à ceux qui ne méritaient aucune censure. Un courant de pensée, illustré par

Dicéarque, prétendit ne retenir, dans le nombre, que les hommes «  subtils et versés dans l’art de faire des lois  » (d’après Diogène Laërce, I, 40), à l’exclusion même de ceux qu’on réputait alors «  sages  » pour avoir fait la preuve d’un savoir philosophique supérieur, d’ordre spéculatif. Cette opinion était encore partagée beaucoup plus tard par Aristoclès lorsqu’il attribuait aux grands législateurs du passé une forme de sagesse qui, dans le temps, avait anticipé celle des premiers philosophes : « Tels étaient les Sept Sages qui ont découvert des vertus politiques. » (loc. cit.) Le courant qui va de Dicéarque à Aristoclès (tous deux de Messine) appartient à une tradition héritée de la pensée aristotélicienne. Et cette dernière pensée permet le mieux de comprendre, à la manière grecque, le rapport entre savoir législatif et sagesse, entre le savoir-faire du politique porté à son plus haut degré et le savoir pur et simple que vise la philosophie première. Le bon législateur, à qui l’on doit une œuvre de qualité (eunomia), n’a pas la connaissance supérieure que poursuit le philosophe à la recherche des premiers principes de l’univers, mais il possède un savoir ou, pour mieux dire, un savoir-faire analogue, en ceci qu’il sait fournir à la cité et aux hommes qu’elle contient les premiers principes qui règlent leurs actions sous forme de lois impératives et leur indiquent ainsi la source du bien et du bonheur. La législation de l’Athénien Solon, lointain ancêtre de Platon, compté unanimement parmi les « Sages » et salué aussi, le premier, comme « philosophe », doit à cette idée une partie des honneurs qui lui sont rendus dans la littérature classique. Avec une volonté d’instaurer l’équilibre entre le faible nombre des riches, astreints aux charges publiques, et le grand nombre des pauvres, libres d’obligations et protégés par les lois, Solon devait ainsi passer à l’histoire, comme le légendaire Lycurgue qu’Aristote lui compare sur

ce point (Politiques, 1296 b 18-21), pour le champion d’une classe moyenne réalisant dans la cité l’heureux «  mélange  » des forces populaires, aristocratiques et oligarchiques. Un équilibre analogue s’observait, en effet, dans les institutions de Lacédémone, entre la «  gérousie  » aristocratique et royale et l’«  éphorat  » populaire, représentant les «  Égaux  » (le petit nombre des citoyens). À Lacédémone, cet équilibre, quoique précaire et imparfait, non seulement durait encore deux siècles après Solon, au moment des réflexions de la pensée classique, mais ce fut la petite cité du Péloponnèse qui mit à genoux la très puissante cité de Solon. La leçon fut tirée, non seulement par les penseurs classiques, mais aussi par les historiens : l’équilibre des forces politiques rivales dans l’État est décrit par Polybe comme un caractère de l’État romain, expliquant la prodigieuse vitalité de celui-ci, fondée sur le droit.

Des penseurs politiques La Grèce continentale est devenue province romaine en ~146. Le reste des cités grecques, à pareille date, avaient presque toutes perdu leur indépendance. La plupart vivaient déjà depuis près de deux siècles sous le contrôle de l’une ou l’autre des quelques grandes monarchies nouvelles fondées par les lieutenants d’Alexandre le Grand. Ces monarchies, comme plus tard le pouvoir de Rome, avaient quelque chose d’inédit, non seulement par leur ampleur, mais par leur origine. Les ligues (amphictyonies) et autres confédérations qui avaient autrefois uni certaines cités grecques sous un pouvoir fort reposaient le plus souvent sur des règles contractuelles. Les nouveaux pouvoirs monarchiques avaient été

plutôt instaurés par des conquérants, au fil de l’épée. Leurs titulaires n’avaient d’autre légitimité que le glaive. Pour une certaine philosophie contemporaine, d’inspiration cynique, la force pouvait être consacrée dans le droit. Il s’est trouvé aussi, parmi les philosophes d’une époque hellénistique très pauvre en penseurs politiques, des esprits moins radicaux, rattachés au stoïcisme, pour sanctionner ces royautés prestigieuses par la raison de leurs princes, analogue à celle de Zeus tout-puissant qui régente la nature. Ils favorisèrent les mythes qui donnaient une ascendance divine à ces princes, pasteurs exceptionnels, comme Alexandre luimême. Pareille attitude face aux nouveaux rois n’est pas sans rappeler l’opinion de penseurs plus anciens qui, imaginant le fondement des premières monarchies dans les cités, ou celui de dynasties au-dessus de la loi, suggéraient qu’elles ne pouvaient se concevoir sans la nette supériorité de princes éclairés, sortes de dieux parmi les hommes. La position cynique n’est pas sans évoquer une autre opinion, elle aussi antérieure, en faveur des droits du plus fort et contre la tyrannie des faibles, instaurée par la loi. Tous ces débats, qu’avivèrent les nouvelles situations de l’époque hellénistique, nous reconduisent donc, par leur origine, au cœur de l’époque classique, où la philosophie chercha pour la première fois à préciser les traits du véritable politique. La complexité et l’importance des affaires de la cité eurent tôt fait de mettre d’accord tous les penseurs sur un point capital  : on ne s’improvise pas politique sans grave dommage pour soi-même et pour ses concitoyens. Mais Platon est sans doute celui qui plaça le plus haut les exigences de l’apprentissage indispensable au politique. Pour le dire brièvement, il réclama de celui-ci une forme de connaissance universelle, qui puise à la source de toute intelligibilité, c’est-à-dire au Bien absolu, situé au-delà de l’être. La

République de Platon décrit les longues et nombreuses étapes de l’apprentissage politique, qui passe par l’acquisition de qualités corporelles et morales nécessaires au bon déploiement de l’intelligence, et par l’acquisition graduelle des qualités de l’intelligence et des sciences nécessaires à l’appréhension du Bien absolu, en dehors de toutes les contingences du temps et du lieu. L’auteur assimile clairement à l’itinéraire du philosophe celui qui conduit à la science politique. C’est sa thèse la plus significative. Platon suspend le bonheur de la cité à la condition que le philosophe devienne roi ou le roi philosophe. Ce n’est pas pour autant plaider en faveur d’un régime monarchique, ni l’exclure. Pour le ou les philosophes qui gouverneraient les yeux fixés sur ce qui est toujours bien, Platon exige seulement un pouvoir régalien. Ce que Platon souhaite indifféremment, c’est l’alliance de la royauté absolue à la philosophie ou de la philosophie à un pouvoir régalien, ce qui, dans les deux cas, permettrait à la connaissance inspirée par le Bien immuable de refléter ce Bien dans la cité, sans la contrainte de lois existantes. C’est pourquoi, définissant le véritable «  politique  » dans un dialogue qui porte ce nom, Platon argumente d’abord en faveur de l’illégalité idéale. En d’autres termes, il se prononce en faveur d’un gouvernement qui ferait fi des lois positives et écrites, rigides et aveugles, fruits de la simple tradition ou des conventions, et où l’autorité serait exercée souverainement par celui qu’inspire la connaissance du Bien transcendant, sorte de «  dieu parmi les hommes  » (303 B). Ce politique ne serait soumis à aucune loi, mais serait lui-même la loi. Dans un deuxième temps, toutefois, Platon enjoint à ce philosophe-roi, qu’il place au-dessus des lois, d’être législateur et de codifier les règles fondamentales à l’image du Bien afin de soustraire

aux caprices des gouvernements futurs les dispositions parfaites qui doivent prendre la place de toutes les dispositions légales et constitutionnelles existantes, partisanes et imparfaites. Platon va plus loin encore. Son dernier grand ouvrage, Des lois, tente une telle codification, rendue nécessaire par l’impossibilité de trouver, dans le monde politique, l’homme qui, avec une grâce divine, pourrait assurer un gouvernement idéal ou un code à son image. Le philosophe fournit donc lui-même l’esquisse des lois de première nécessité, dictées par le Bien absolu, d’après lesquelles les politiques seront invités à gouverner  : «  Il faut donner le pouvoir à notre intelligence et aux lois qu’elle inspire  », prononce un interlocuteur du dialogue (713 C). Le politique, dans cette dernière perspective, n’a plus à légiférer. Il devient le serviteur d’une législation intangible, établie par le philosophe. Le projet platonicien a pour origine la conviction selon laquelle la politique ne peut être livrée totalement à l’arbitraire du commun sans engendrer le chaos, mais aussi celle, née un siècle plus tôt dans les milieux socratiques et dans tous les milieux éclairés, que la politique doit en fait reposer sur un certain savoir. L’idée de fonder et de légitimer le pouvoir souverain à l’aide du savoir est une idée révolutionnaire, lancée par le mouvement, aujourd’hui réhabilité, de ceux qu’on appelle par tradition les «  Sophistes  ». Ce mouvement rejoint les préoccupations de Socrate. Il avait notamment établi, pour jamais, la nécessité de fonder la loi en raison et donc l’impossibilité de recevoir désormais une loi qui ne fût point soutenue par des arguments convaincants. Deux implications soulignent l’importance du phénomène. Celui-ci entraîna d’abord une critique en règle non seulement de plusieurs lois fondamentales en usage, mais des lois en général et du principe même des lois. Certaines thèses que Platon fait encore

défendre aux personnages de ses dialogues devaient être exploitées en ce sens : celle de Thrasimaque par exemple (dans La République, I), pour qui toute loi ne promeut que les intérêts du plus fort ; ou celle, apparemment contraire, de Calliclès (dans Gorgias), pour qui la législation défend toujours injustement les intérêts du faible, qu’elle protège contre la force des puissants. Ce genre de critiques, qui ne manquent pas d’une certaine rationalité, ont une portée extraordinaire. Elles tendent, en effet, à poser la raison elle-même en instance supérieure aux lois établies, pour juger du droit. Par ailleurs, chez Protagoras d’Abdère, le besoin ou l’avantage de justifier toute action politique induisait à penser que la politique pouvait dès lors s’enseigner, comme n’importe quelle science, et qu’elle s’enseignait avec le langage et l’art rhétorique de convaincre. Ce genre de prétention, qui s’est affirmée dans les générations suivantes, est, elle aussi, d’une portée exceptionnelle. Elle tend à poser l’éloquence, techniquement cultivée, comme l’instrument fondateur du droit. La critique faisait table rase des préjugés, tandis que la rhétorique servait à reconstruire à nouveaux frais. Mais Platon entrevit clairement que, d’une certaine façon, cette double opération ne pouvait être tentée sans s’autodétruire et ruiner la justice elle-même  : on ne pouvait sans contradiction, d’un côté, mettre universellement en cause la loi et, de l’autre, proposer avec la rhétorique un instrument universel permettant d’établir le droit  ; bref, un scepticisme absolu professé quant à la légitimité des lois positives existantes ne pouvait s’accommoder d’un relativisme absolu, quand il s’agit de faire admettre les règles qui en tiennent lieu. Pour Platon, au contraire, dénoncer tout fondement certain d’un côté devait impliquer, de l’autre, la recherche d’une certitude inébranlable, que ne donne pas le consensus éphémère et partiel obtenu par l’argumentation rhétorique. Il fallait donc compter sur un

savoir qui atteignît au fondement anhypothétique de la justice  ; ce qu’est la science parvenue à la connaissance du Bien absolu. Quant à la rhétorique, elle se trouvait ravalée par Platon au rang des puissances subordonnées que le législateur (le «  royal tisserand  ») doit harmoniser dans la cité et dont la tâche consiste à défendre les seules règles qu’inspire à ce législateur la science du Bien. La science à laquelle Platon suspend toute action politique, à commencer par l’action du législateur, est donc une sagesse authentiquement philosophique. Elle porte sur la source première et universelle de tout ce qui est bien. Ce principe, par rapport auquel se mesurent tous les biens humains, n’est donc pas lui-même humain, ni subjectif, comme l’est celui dont on peut convenir entre citoyens, moyennant discussion. Immuable, éternel, toujours égal à lui-même, il est objectivement ce que l’ordre humain et toutes les réalités de ce monde changeant et divers reflètent plus ou moins. Le critère de l’excellence politique échappe au politique qui prend pour modèle de son action une autre institution politique réputée bonne, mais il apparaît au philosophe qui, au contraire, détache son regard de celleci, pour ne voir en pensée que le Bien en Soi, indiscutable, dont elle participe. L’idéalisme platonicien soustrait le principe juste de la loi à la considération de tout ce qui est déjà humainement tenu pour juste, et il subordonne ainsi la politique à une sagesse étrangère à l’ordre politique lui-même. Cette quête idéaliste de l’objectivité absolue est vivement critiquée par Aristote, pour deux raisons philosophiques principales. D’abord, le bien n’est pas réductible à un principe unique, source universelle de tout ce qui est bien  ; et seul le bien strictement humain, à la portée de l’homme, intéresse l’ordre politique. De plus, ce bien-là ne peut être considéré sous la forme d’un absolu, indépendant des institutions humaines et que l’on pourrait connaître

en se détournant de celles-ci  ; sa connaissance objective passe au contraire par la considération de ce qui est en général tenu pour bon par les meilleurs. Mais ce genre de savoir, qui permet au philosophe de juger des systèmes politiques particuliers par rapport à un système parfait, n’est pas la science qu’il songe à réclamer des politiques ou des législateurs eux-mêmes. Ici apparaît la principale originalité d’Aristote. Le meilleur régime qui se puisse définir, non dans l’absolu, mais dans l’ordre humain, n’est même pas pour lui un régime tel qu’il faille absolument l’instituer. Et le philosophe, manifestement, entend ainsi rendre justice à une certaine relativité du bien humain. Les lois fondamentales qui mettraient en place le meilleur régime politique possible sont fonction des meilleures circonstances possibles, circonstances contingentes, que le législateur peut seulement souhaiter, sans pouvoir les créer. De sorte que le bien véritable que vise la loi n’est pas et ne doit pas être ce qui est bien absolument, mais toujours ce qui est le mieux pour les hommes en fonction desquels est instituée la loi. L’absolu, même humain, dans la plupart des circonstances, devient ainsi un bien apparent, plutôt que réel (cf. Politiques, VII). Une telle position comporte une conséquence immédiate. Elle interdit au philosophe de dicter lui-même, comme le faisait Platon, les lois que le politique devrait recevoir et d’après lesquelles il devrait toujours gouverner. Autrement dit, le politique se trouve soustrait, par Aristote, à la souveraineté d’une sagesse philosophique, qui s’imposerait à lui, et il recouvre de droit son entière autonomie, à charge, pour lui, de décider quelles sont réellement les lois les plus appropriées dans la situation qui est la sienne.

Aristote ne reconduit pas toutefois, malgré les apparences, à la subjectivité des Sophistes. Car les décisions du politique doivent être l’effet d’une vertu, d’un véritable savoir-faire, analogue, dans son ordre, d’une sagesse philosophique. Cette vertu n’est pas une simple habileté, comme le savoir-faire des maîtres de rhétorique, indifférents à la qualité, objectivement bonne ou mauvaise, des mesures qu’ils proposent et pour lesquelles ils cherchent un consensus. C’est une véritable sagacité (phronèsis) qui ne prend en compte que le bien réel de la cité, indépendamment des opinions contradictoires qu’on en peut avoir. Et cette sagacité qui fait voir au politique, infailliblement et sans discussion possible, le bien réel de sa propre cité plutôt que l’un ou l’autre bien apparent, procède directement, d’après Aristote, de l’éducation reçue, plus précisément des habitudes morales contractées dès l’enfance, pour autant que ces habitudes soient conformes à celles que suivent les meilleurs citoyens et orientent ainsi vers la meilleure norme du bien qui se puisse concevoir dans les circonstances. Une fois assurée l’orientation adéquate du politique vers ce qui doit être réellement la meilleure fin de son action, le reste est affaire d’habileté et de technique. La sagacité du politique, dans ces limites, consiste à trouver les moyens qui permettent d’atteindre ces objectifs que lui fixe le sens du bien de sa cité. Mais ce savoir général n’est pas, pour Aristote, la science du politique comme tel. Celle-ci peut profiter de connaissances théoriques, tirées par exemple de l’histoire, et même de vues philosophiques très spéculatives  ; mais la sagacité qui définit le politique est proprement le savoir-faire du commandement. Et celuici ne se borne pas à connaître ce qu’il est généralement bon de décider, ni même ce qu’il est bon de décider dans les circonstances

particulières qui réclament sa délibération  ; il s’étend jusqu’à la capacité de décider réellement ce qui convient quand il convient. Attentif à cette exigence fondamentale du savoir-faire politique, Aristote s’en souvient lorsqu’il s’agit d’argumenter, dans le sens de Platon, en faveur du régime des lois. L’inconvénient des lois écrites avait conduit Platon à affirmer l’avantage d’un art royal qui s’exerce sans la loi, mais il avait fini par admettre la nécessité de celle-ci en raison des caprices auxquels les politiques sont exposés. Bien que plus réaliste et conscient que la plupart des royautés elles-mêmes sont soumises à la loi, Aristote n’exclut pas lui non plus des circonstances exceptionnelles où quelque monarque absolu soit légitimé à exercer une autorité qui se passe de la loi, étant lui-même la loi et «  une sorte de dieu parmi les hommes  » (Pol., III). Mais, comme Platon, il incline à recommander que partout les meilleurs politiques légifèrent et instituent ainsi un État de droit. Légiférer n’est pas commander spécialement telle ou telle chose à ses concitoyens, c’est fournir la règle générale qui leur commande tel genre de choses  ; et la loi, qui s’adresse indistinctement à eux, est une intelligence qui gouverne sans passion. Sa force contraignante, pour le politique qui doit l’exécuter, est précisément ce qui plie les passions de celui-ci à la règle intelligente qu’elle exprime. Dans les États de droit que préconise Aristote et hors desquels il n’y a pas, selon lui, d’ordre politique à proprement parler, mais de simples collectivités soumises à une puissance dynastique, les hommes politiques eux-mêmes sont, comme pour Platon, les simples exécutants de la loi, ouvriers au service du maître d’œuvre qu’est le législateur. Ce dernier toutefois, architecte sur qui repose l’ordre politique, n’est plus, comme chez Platon, le sage inspiré par le principe transcendant de toute ordonnance, mais l’homme

souverainement sagace, guidé par le bien de ses propres citoyens, vers lequel l’oriente une bonne éducation. Dans les cercles de penseurs, on inclinait volontiers, à l’époque de Platon et sans doute déjà auparavant, à placer au plus haut la vie du philosophe, consacrée à l’étude de questions sublimes bien que réputées inutiles aux yeux du grand nombre. Lui-même plaçait audessus de tout la simple culture de l’intelligence, répondant à une curiosité naturelle, et dénigrait l’affairisme des hommes politiques suscité le plus souvent par l’appétit des richesses ou des honneurs. Avec l’idéal du philosophe-roi ou du roi-philosophe, il offrait de quoi réconcilier la politique avec les plus hautes valeurs de l’esprit. Mais il savait que la sagesse philosophique, orientée vers le monde de l’intelligible, détourne du sensible et des affaires humaines à mesure qu’elle gagne en profondeur et se laisse séduire par son objet. Le sage courrait donc le risque inévitable, non seulement d’être rejeté, incompris, par la cité, mais de ne consentir à y descendre lui-même que contre son gré, en forçant sa nature. Plutôt que de rêver à le contraindre et persuadé au fond qu’il ne serait pas reçu des siens, Platon, en définitive, préféra donner lui-même l’exemple du philosophe qui souffle ses lois à la cité. Du coup, la vie politique était condamnée, pour lui, à rester l’existence dévaluée et presque servile de ceux qui se plient à une loi qu’ils comprennent mal et dont ils s’efforcent de faire suivre les préceptes. Aristote corrige le tableau. La vie spéculative du philosophe, apparentée à celle des dieux, demeure encore, à ses yeux, sans égale. Mais la vie politique active recouvre tout son prix. Celui qui s’y consacre est affranchi de la tutelle d’une autre sagesse. Il n’attend de personne la raison de ses actes, du moins en dehors des autres politiques. Autonome et libre, il doit trouver, dans l’action politique elle-même, les principes de sa sagacité. À son rang, la vie politique

est donc celle d’un homme majeur. Elle illustre d’ailleurs, au plus haut degré, la maturité humaine qui consiste à savoir commander, plutôt qu’à obéir. Davantage  : elle emprunte à la vie paisible du philosophe le modèle de l’action qu’elle incarne et que le politique vise à promouvoir chez ceux qu’il gouverne. Pas question, pour celui-ci, d’imiter la vie des hommes d’affaires et de favoriser, par ses lois, le culte imbécile des richesses  ; pas question non plus d’imiter les puissants, ni d’entretenir une âme belliqueuse dans une cité impérialiste. Le politique, au contraire, se doit de vouloir pour la cité la même préoccupation de soi qu’affiche le philosophe et, pour chacun de ses concitoyens lorsqu’il agit, le même souci de perfection que le philosophe s’applique à cultiver lorsqu’il pense. Le politique commande à chacun, comme chacun se commande à lui-même, avec 1’ambition qu’a le sage de se perfectionner. Son action, spécialement législative, veille à l’orientation de celle de chacun, mais, comme celle de chacun, elle trouve en soi son bénéfice et ajoute seulement à ce bénéfice celui d’en faire profiter autrui. Le vrai politique se montre courageux et commande à chacun le courage, non pour les avantages douteux que laissent espérer la victoire et ses conséquences, mais pour le gain de vertu certain que procurent des actes de courage, même en cas de défaite. Aristote donne ainsi de la vie politique l’image par excellence d’une vie activement consacrée au perfectionnement d’autrui et de soi-même, où l’intelligence, affranchie de toute sagesse philosophique, est au service de l’homme en ce qu’il a d’humain. Beaucoup plus préoccupés de morale que de spéculation, contrairement aux philosophes classiques, les Stoïciens développeront plus tard l’idéal d’une sagesse qui représente la perfection humaine à tous points de vue et pour laquelle la vie

politique n’importe pas. Citoyen du monde, le sage stoïcien s’accommode parfaitement de toutes les conditions, même serviles. Mais, cultivant cette perfection d’eux-mêmes, certains Stoïciens furent à l’époque romaine conseillers des princes, comme Sénèque auprès de Néron, ou princes eux-mêmes, comme l’illustre empereur Marc Aurèle qui nous a laissé ses Pensées, consignées en grec. Avec l’accession de ce dernier à l’empire, « l’idéal de Platon était réalisé », écrivit Renan. Il avait tort, bien entendu  ; car la sagesse de Marc Aurèle, pour autant qu’on lui accorde cette vertu, n’avait rien de commun avec celle qu’avait préconisée Platon. La philosophie ne lui servait d’ailleurs qu’à trouver la vie un peu moins insupportable. Le rigorisme fataliste de la morale où se résume cette philosophie n’avait rien non plus des principes de l’éthique aristotélicienne. Et l’exercice du pouvoir était, pour lui, un fardeau porté par devoir, plutôt que l’expression la plus élevée à laquelle aspire la perfection humaine chez Aristote. La figure de Marc Aurèle est là, justement, pour nous rappeler que l’image des politiques, même philosophes, n’est jamais celle, exactement, que les philosophes veulent donner aux politiques. Richard BODÉÜS

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE BODÉÜS, Richard, Le Philosophe et la Cité. Recherches sur les rapports entre morale et politique dans la pensée d’Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. —, Politique et philosophie chez Aristote. Recueil d’études, Namur, Société des études classiques, 1991. BORDES, Jacqueline, La Notion de «  politeia  » dans la pensée grecque avant Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. CARLIER, Pierre, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984. CITAI, Pietro, Alexandre le Grand, Paris, Gallimard, 1990. FINLEY, Moses I., Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot, 1976. HANSEN, Morgens H., The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, 1991  ; version originale en danois (Copenhague, 1978). LEVÊQUE, Pierre et VIDAL-NAQUET, Pierre, Clisthène l’Athénien  : essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique e grecque de la fin du VI  siècle à la mort de Platon, Paris, [1964] 1983. MOSSÉ, Claude, Histoire des doctrines politiques en Grèce, Paris, 1969. e

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STRAUSS, Leo, Argument et action des Lois de Platon, Paris, Vrin, 1990. —, La Cité et l’Homme, Paris, Presses Pocket, 1987. VIDAL-NAQUET, Pierre, La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990, reéd. coll. « Champs », 1996.

Le sage et la politique à l’époque hellénistique

Faut-il que le sage, c’est-à-dire l’homme sensé ou encore la personne parfaitement rationnelle, se mêle de politique  ? Non, répondaient les Épicuriens, à moins qu’il n’y soit contraint par l’urgence des événements. Oui, disaient les Stoïciens, à moins qu’il n’en soit empêché d’une façon ou d’une autre. Épicuriens et Stoïciens ne se sont pas limités, loin de là, à l’examen de cette seule question en matière de politique. Les premiers entreprirent d’expliquer l’origine de la société et l’émergence de la loi par l’optimisation d’un intérêt réciproque en matière de sécurité, et insistèrent sur la nécessité d’une forme de gouvernement. Ces idées ont survécu dans les Maximes capitales d’Épicure (341-271 avant J.-C.)  : la justice y est conçue comme un contrat de non-agression mutuelle et les lois tiennent leur légitimité de leur efficacité, selon les avantages communs qu’elles procurent. Les quelques bribes de texte qui nous restent, si frustrantes, nous donnent un aperçu de ce que pouvait être la conception épicurienne d’une communauté d’amis idéale. En ce qui concerne les Stoïciens, Plutarque nous rapporte que « Zénon avait beaucoup écrit, eu égard à sa concision, Cléanthe aussi et Chrysippe encore plus sur les

questions de l’ordre politique, de l’exercice du pouvoir et de la soumission au pouvoir, de l’art oratoire et des décisions judiciaires » (Contradictions des Stoïciens, 1033B). Bien qu’il ne nous soit parvenu que très peu d’autres témoignages, quelques extraits et de petits fragments, sur la plupart de ces textes, nous pouvons trouver plus d’informations sur la communauté idéale des sages que décrit Zénon (334-262 avant J.-C.), le fondateur du stoïcisme, dans son œuvre intitulée Politeia, habituellement connue sous le nom de La République, mais qui serait plus justement traduite par L’Ordre politique. Tout comme Diogène le Cynique (milieu du IVe siècle avant J.-C.) dans son ouvrage également intitulé Politeia, Zénon décrit une communauté d’hommes libres et vertueux, qui aurait fait table rase de toutes les institutions politiques et religieuses de la cité-État, et où aurait été institué le partage communautaire des femmes et des enfants. Les attaches amicales et amoureuses auraient permis de trouver un but commun établissant la cohésion de la cité. Quoi qu’il en soit, il faut considérer la réponse de ces philosophes à la question de l’engagement du sage, réponse cruciale pour évaluer leurs positions théoriques effectives en matière de politique et de vie de la polis. Les deux principales argumentations développées sur cette question, celle d’Épicure et celle du troisième directeur de la Stoa, Chrysippe (vers 280-206 avant J.-C.), sont rassemblées dans des ouvrages qui ont tous deux pour titre Des modes de vie, où les auteurs traitent à l’évidence des différents points de vue sur le type de vie qui convient au sage. Ces traités se situent dans la lignée d’une longue tradition. Platon dans le Gorgias conclut la discussion entre Socrate et ses interlocuteurs Gorgias, Polos et Calliclès, sur la nécessité de choisir entre plusieurs existences : celle de l’orateur qui exerce ses talents sur la scène publique et doit se plier aux caprices des masses, ou celle du philosophe qui a pour vocation d’améliorer

les hommes. La République de Platon s’appuie sur l’idée qu’il existe essentiellement trois modes de vie, reflétant chacun la domination de l’une ou l’autre des parties de l’âme  : celle qui est consacrée à l’acquisition de la richesse, celle qui est régie par l’honneur et l’ambition, et la vie du philosophe. Cette même tripartition est reprise par Aristote au début de l’Éthique à Nicomaque, même s’il fait du plaisir le but ultime du mode de vie le plus bas. Ses élèves Théophraste et Dicéarque, qui écrivirent au début de la période hellénistique, semblent avoir eu des opinions divergentes quant au poids relatif des prétentions de la vie politique et de la vie philosophique. L’ouvrage d’Épicure, Des modes de vie, comprenait jusqu’à quatre livres et fut à l’évidence l’une de ses œuvres éthiques les plus importantes. Si le texte lui-même a entièrement été perdu, nous connaissons néanmoins quelques-unes de ses thèses principales. Le premier livre condamnait la participation à la vie politique, le deuxième en faisait autant pour le mode de vie des Cyniques. Bien que les sources n’attribuent à ce traité aucune instruction positive, on ne peut douter qu’il ait recommandé une vie paisible de «  retraite loin des multitudes  » (Maximes capitales, 14) en compagnie d’amis. L’une des plus célèbres devises des Épicuriens : « Vivre caché » (lathe biosas) indique avec concision la voie à suivre lors de ce choix décisif. Pour des conseils pratiques plus précis, nous ne pouvons compter que sur un fatras de textes divers, et notamment sur la compilation désordonnée, sans aucun principe établi, que Diogène Laërce a reprise dans ses Vies des philosophes(10, 117-21). Elle comprend des résumés extrêmement succincts de leurs positions dont on peut citer entre autres un point de vue négatif sur le mariage et les relations sexuelles, un autre sur les esclaves qui doivent être traités avec humanité, ou bien encore sur le comportement adéquat, c’est-à-dire

sans excès, qu’il convient d’adopter lors d’une assemblée, leur opinion sur la musique et la poésie dont l’homme avisé pourra discuter mais qu’il n’écrira pas, et sur l’acquisition de richesses, qu’il ne devra rechercher que lorsque la situation l’exigera et n’obtenir qu’en instruisant les autres de sa sagesse. Quelle raison se cache donc derrière l’injonction faite au sage de se garder à distance de la politique  ? Il semble possible de la retrouver à partir des différentes remarques des Épicuriens sur la question de la sécurité (asphaleia). Leurs idées s’inscrivent dans le cadre général d’une théorie de la loi et la société, sur laquelle nous possédons plutôt plus d’informations que sur certaines de leurs autres positions déjà mentionnées. En effet, nous disposons d’une discussion assez longue de ce sujet que Porphyre (IIIe siècle après J.C.) a extraite d’une œuvre d’Hermarque, le successeur d’Épicure à la tête de l’école. Dans ses grandes lignes, cette théorie soutient que la fonction d’une communauté régie par la loi est de protéger ses membres contre un certain nombre de dangers fondamentaux qui menaceraient leur vie et leur bonheur, que ceux-ci proviennent de l’extérieur comme dans le cas de bêtes féroces ou de voisins hostiles, ou bien de l’intérieur de la cité, tout particulièrement lorsque certains individus préfèrent leur propre avantage à celui de la communauté. La loi n’est toutefois pas la seule assurance de l’individu contre le comportement hostile de ses concitoyens. Épicure suggère d’autres stratégies sociales, conçues au sein d’une communauté juridique de manière à renforcer le sentiment de confiance éprouvé par ses membres. Et tout d’abord il nous faut des amis, à cause des avantages qu’ils nous procurent mais surtout afin d’être «  assurés de leur secours  » (Sentences vaticanes, 34). La formation des amitiés « renforce l’esprit » alors que, sans eux, notre vie serait «  pleine de dangers et de peurs  » et «  qu’il nous serait

impossible en cette vie de conserver une seule joie véritablement durable  » (Cicéron, De finibus, 1.66-67). En somme, l’amitié – et la certitude qu’elle nous donne de trouver un soutien en cas de besoin – renforce la sécurité. Épicure nous dit ensuite que « la sécurité la plus pure naît d’une vie paisible à l’écart des multitudes » (Maximes capitales, 14). Puisque le sage attend en priorité de la société qu’elle assure sa sécurité, le refus de toute activité politique sera la meilleure stratégie possible pour un membre de la communauté. La raison en est sans doute que la vie politique abonde en factions, trahisons et autres méfaits ; celui qui soutiendrait le contraire se tromperait grossièrement ainsi que le souligne sarcastiquement le chapitre VII des Maximes capitales  : « Certains ont voulu devenir célèbres et respectés, dans l’espoir de se trouver alors en sécurité vis-à-vis des hommes. Si donc la vie de ces personnes est sûre, alors c’est qu’ils ont atteint le bien naturel. Mais si elle ne l’est pas, ils ne possèdent même pas ce que, en accord avec la nature, ils avaient désiré en premier lieu. » Le rejet de l’activité politique par les Épicuriens se situe ainsi dans la droite ligne des principes fondamentaux de leur théorie générale de la société et de la relation que l’individu entretient avec la communauté. La valeur prééminente qu’ils accordent à la sécurité permet d’expliquer pourquoi, selon les termes de Plutarque qui le déplore, « ils écrivent sur l’ordre politique afin de nous détourner de toute forme d’engagement au sein de la vie politique, sur la rhétorique afin que nous cessions de pratiquer l’art oratoire et sur la royauté afin que nous évitions la cour des rois  » (Contre Colotès, 1127A). Les Épicuriens autorisaient néanmoins quelques exceptions à la règle générale, lorsque « les temps et la nécessité » contraignent le citoyen à la participation politique. Le caractère lacunaire des sources disponibles sur ce point ne nous permet pas d’imaginer le

degré d’urgence de la situation alors requis. Comme, selon la théorie épicurienne, nous ne pouvons connaître aucune sécurité en dehors de la société, nous pouvons supposer que lorsque l’existence même de cette communauté est mise en danger, soit par l’effondrement de l’ordre public soit par une menace extérieure, le sage devra participer aux activités politiques ou militaires nécessaires à sa défense. Cassius, un certain nombre d’opposants à Jules César, et même certains de ses fidèles, étaient épicuriens. Cassius aurait certainement pu justifier son engagement en politique ainsi que sa participation à la conspiration des ides de mars par la menace que César faisait peser sur les libertés mêmes que l’appareil légal de Rome était censé protéger. Par ailleurs, quand Diogène Laërce nous dit que l’homme sage pourra faire sa cour au roi «  si l’occasion le requiert », la tactique qui nous est proposée ressemble beaucoup à la prudence de l’homme qui ne veut pas mettre en danger sa sécurité personnelle en offensant de hauts personnages. La principale objection à ces thèses épicuriennes fut brièvement formulée par Plutarque : le sage épicurien profite des avantages de la vie dans une cité-État mais n’offre aucune contribution en retour (Contre Colotès, 1127A). Si les Épicuriens proclament leur attachement à cette sécurité que la loi, l’ordre politique, les magistratures et la royauté ont pour charge d’assurer, ils déstabilisent ces institutions « en se retirant avec leurs compagnons de l’ordre politique, lorsqu’ils disent que l’obtention des charges les plus hautes ne soutient pas la comparaison avec le joyau d’un esprit en paix, et quand ils déclarent qu’être roi n’est qu’une erreur  » (ibid., 1125C). Devant cette accusation de parasitisme, leur meilleure défense sans doute consisterait à souligner le réalisme politique que présuppose cette apologie de la vie paisible. Il s’en trouvera toujours assez pour désirer la gloire et le pouvoir à n’importe quel prix, comme semble

l’avoir concédé Épicure. Et donc, à moins que l’ordre public ne s’effondre dans son ensemble ou qu’un danger ne menace la société politique, l’homme rationnel, qui veut ménager sa propre sécurité, n’a effectivement aucunement besoin d’entrer dans l’arène politique. Il est plus difficile d’insérer les points de vue hétérogènes des Stoïciens sur la vie politique au sein d’une structure théorique globale. L’ouvrage de Chrysippe, Des modes de vie, qui comprend quatre livres comme celui d’Épicure, repérait trois (comme il se doit) types de vie qui conviendraient au sage  : la royauté et sinon du moins la vie à la cour, la vie politique au sens large, et l’enseignement de la philosophie. Si nous ne manquons pas d’informations sur la façon dont les Stoïciens ont élaboré les deux premiers types de vie recommandés, rien ne nous indique qu’une hiérarchie ait été établie entre eux ni de quelle façon on ait pu justifier l’affirmation selon laquelle seuls ces deux types de vie satisfaisaient les critères plus généraux d’une bonne vie pour les Stoïciens. Seuls les sages sont rois, dit un célèbre paradoxe stoïcien que nous devons probablement à Zénon de Kition. Selon Chrysippe, par royauté il faut ici entendre le pouvoir suprême d’un homme qui n’est pas tenu par la loi de rendre compte de son comportement de souverain. L’argument de ce paradoxe est le suivant  : le souverain doit savoir reconnaître ce qui est bien et ce qui est mauvais. Or, selon les prémisses des Stoïciens, seul le sage dispose de ce savoir. Il est donc le seul qui puisse légitimement prétendre exercer une forme de pouvoir, et le pouvoir du roi en particulier. À défaut d’être roi, la meilleure position est celle de conseiller royal, que ce soit à la cour ou en campagne. Ce type de vie était tout particulièrement recommandé lorsque le roi faisait preuve d’un caractère vertueux et qu’il se montrait disposé à apprendre. On dit cependant que

Chrysippe autorisait ce type de vie même lorsque rien n’indiquait un progrès dans l’éducation morale du roi. En accord avec cette doctrine, quelques-uns des membres les plus éminents de l’école acceptèrent des positions à la cour. Persée, l’élève favori de Zénon, devint ainsi le conseiller d’Antigonos Gonatas de Macédoine, puis l’un de ses généraux. La rumeur veut que Sphaerus (milieu et fin du e III   siècle avant J.-C.) ait résidé à Alexandrie au sein de la cour de Ptolémée Philadelphe, ainsi qu’aux côtés de Cléomène III de Sparte, qu’il aida, dit-on, à réintroduire et réformer le système éducatif spartiate traditionnel. On a parfois émis l’hypothèse d’un engagement théorique des Stoïciens en faveur de la démocratie, qu’en pratique Zénon à Athènes et Sphaerus à Sparte auraient tenté de promouvoir, mais aucune source ne la confirme. Certes, l’éminent Stoïcien Panaitios devint, vers la seconde moitié du IIe siècle avant J.C., l’ami du grand sénateur romain Scipion l’Africain, mais nous ne savons rien de l’influence qu’il put exercer sur ce dernier. Les Stoïciens soutenaient que l’homme est un animal politique de par sa nature, conçu pour mener une vie active, pratique, et non une existence solitaire. Plusieurs caractéristiques de la conduite de l’homme parfaitement rationnel en découlaient. Tout d’abord et comme il est naturel pour une créature douée de sentiments, il lui faudra se marier et engendrer des enfants, pour son propre bien et celui de son pays, ce qui va à l’encontre des principes généraux d’Épicure. Il lui faudra ensuite, dans la mesure où son pays sera doté d’un gouvernement modéré, se montrer disposé à souffrir et à mourir pour lui. Enfin, il devra s’engager dans la vie politique, tout particulièrement lorsque l’ordre politique se rapprochera manifestement des formes idéales de Constitution, c’est-à-dire sans doute du gouvernement aristocratique ou de cette Constitution mixte que prônait Dicéarque, ou encore de cette république des

sages que suggère Zénon dans La République. Certes, dans certaines circonstances, « il sera empêché » de prendre une part active à la vie politique, le plus souvent sans doute en raison de la corruption au sein de la cité, laquelle rend difficile voire impossible d’agir pour le bien du pays, ou bien, selon les termes mêmes employés dans nos sources, de favoriser la vertu et de contraindre les vices, ce qui, diton, est pourtant l’objet de la politique. Il faut ajouter en dernier lieu que l’éducation, la préparation des lois et la rédaction de livres susceptibles de profiter à ceux qui les lisent, sont des activités qui conviennent tout particulièrement à l’homme de bien, soit selon eux l’homme sensé conformément aux principes socratiques. Faut-il voir dans l’exercice de la charge royale et la vie à la cour des variantes exceptionnelles de la vie politique ? En tout état de cause, on ne peut ici établir d’opposition radicale, dans la mesure où le mode de vie politique dans la théorie stoïcienne exprime les manifestations spontanées de vie sociale auxquelles nous sommes tous naturellement amenés, et parce que les Stoïciens rassemblent au sein du domaine politique une grande variété d’activités à caractère public. Rien dans les sources dont nous disposons n’indique toutefois la moindre tentative d’expliquer la relation entre les deux premiers types de vie proposés au sage. La troisième forme de vie proposée par Chrysippe est celle du philosophe. Il ne voulait pas qu’on la confonde avec cette vie tranquille de retraite oisive qu’il a par ailleurs –  faisant allusion respectivement aux Péripatétitiens et aux Épicuriens en termes à peine voilés  – critiquée pour son hédonisme, tantôt à peine dissimulé tantôt explicite. Il semble avoir préféré la décrire en d’autres termes  : «  être un sophiste  », ce qui consistait à s’établir comme professeur puis pratiquer de manière professionnelle l’enseignement de la philosophie. Une nomenclature aussi

provocante et apparemment incongrue n’a pas été choisie sans raison. Dans La République, Platon avait insisté sur la différence radicale, à proprement parler l’incompatibilité, de deux pratiques, le fait de gouverner et la recherche de la richesse. Parmi les principaux reproches qu’il adresse en grand nombre aux sophistes dans ses dialogues, on trouve encore la dénonciation du caractère essentiellement mercenaire de leur motivation, et ceci en dépit de l’attachement qu’ils professaient à la vertu comme au savoir. Ceci suppose que le véritable philosophe ne devra pas chercher à gagner de l’argent ni en accepter d’un élève. Chrysippe jugeait apparemment que de telles positions étaient peu réalistes, voire contradictoires avec une juste estimation de la valeur de l’argent, décrit comme «  ce qui se préfère  », même s’il n’est en définitive aucunement lié à l’obtention du bonheur. Contrairement à Épicure, il lui semble que le type de vie choisi se doit de procurer les moyens de vivre, et donc de l’argent. Ainsi, dans les pages qu’il consacre au troisième mode de vie, il ne se contente pas de dire que le sage doit tirer profit de son enseignement de philosophie, mais il va jusqu’à discuter en détail le protocole qui régit le mode de paiement. Il insiste également sur le profit que l’homme sage devra tirer d’une vie à la cour, s’il choisit cette option, ou bien encore de la vie politique grâce aux relations haut placées que l’on s’y procure. Chrysippe lui recommande même de «  pratiquer l’art oratoire et s’engager en politique comme si la richesse pouvait être un bien véritable, et la réputation et la santé de même  » (Plutarque, Les Contradictions des Stoïciens, 1034B). Le stoïcisme et l’épicurisme furent longtemps considérés comme ces philosophies de vie déracinées, auxquelles on pouvait s’attendre en cette période instable où les cités-États perdaient leur pouvoir au profit des royaumes hellénistiques. Une telle perspective permettait

de dire que la recherche du meilleur régime politique pour la cité était alors devenue obsolète et que la philosophie morale s’était donc attachée à l’étude exclusive d’un nouveau sujet  : l’individu et son bonheur. Or ce qui précède entend remettre en question de telles assertions. Sans aucun doute, l’épicurisme propose une forme de quiétisme, que l’on peut rattacher au souci constant des intérêts de l’individu. Cette problématique s’insère toutefois dans un cadre conceptuel plus large qui faisait alors déjà partie de la tradition grecque de réflexion politique  : Épicure se réfère à une communauté restreinte et largement autonome, qu’il conçoit, de concert avec Hermarque, à partir des thèses surtout développées par les sophistes de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., où la notion de contrat rend compte à la fois de l’origine de la société et de son fonctionnement. L’analyse épicurienne fait de part en part montre d’une grande abstraction. Rien ne nous permet de penser qu’Épicure et ses compagnons n’aient entamé une réflexion sérieuse sur les nouvelles formes hellénistiques d’organisation politique, ni à propos de leurs conséquences sur le pouvoir détenu par les cités-États et leurs citoyens. Si toutes les philosophies hellénistiques avaient promu une abstention de la vie politique, on aurait pu supposer l’avènement d’une nouvelle sensibilité collective (Zeitgeist), que l’on ne retrouverait pas encore explicitement dans les formules des philosophes mais qui les aurait quand même dictées. En fait, la critique la plus radicale de la cité-État, celle de Diogène le Cynique, est antérieure à l’époque hellénistique. D’autres la reprirent au début de cette période, sous une forme ou une autre, pressant les hommes de suivre enfin leur pente naturelle et de se considérer uniquement comme citoyens du monde  : des Cyniques plus tardifs, le Stoïcien dissident Ariston et quelques philosophes cyrénaïques. Mais il ne se

trouva, les années passant, plus de voix pour reprendre ce thème. Le poète Cercidas, un Cynique de la fin du IIIe  siècle avant J.-C., prit même une part importante aux affaires politiques de sa propre cité, Mégalopolis. Épicure quant à lui tenait à se distinguer des Cyniques. La première mention dans des textes épicuriens d’une influence de la pensée cosmopolite des Cyniques apparaît dans un fragment de Diogène d’Œnoanda (IIe siècle de notre ère). Dans l’ensemble, la plupart des grandes écoles philosophiques semblent avoir été à l’époque hellénistique tout aussi prêtes à appuyer une forme traditionnelle d’activité politique qu’auparavant. L’exemple le plus manifeste et le plus célèbre d’une telle prise de responsabilités politiques reste l’ambassade athénienne envoyée à Rome en 155 avant J.-C. et composée des dirigeants de l’Académie, de la Stoa, et du Peripatos, respectivement Carnéade, Diogène de Babylone, et Critolaos de Phasélis (Carnéade fit sensation en donnant deux conférences successives, le premier jour en faveur de la justice, le second en sa défaveur). Bien loin de se montrer déraciné, Chrysippe ne ménage pas sa peine pour mettre en valeur la profondeur de l’immersion du sage dans le monde : qu’il choisisse la cour, la politique ou la sophistique, il s’enrichira. Cela ressemble fort à un reproche envers la conception platonicienne trop idéaliste de l’activité politique et même philosophique. De plus, la philosophie politique stoïcienne ne se départ pas d’une prédilection manifeste pour la notion de cité-État et l’idée de cité, qu’elle définit comme « l’organisation des personnes habitant un même lieu qui sont régies par la loi  ». Chrysippe semble s’être montré bien plus prolixe au sujet de la politique qu’à propos de la vie de cour ; et l’ensemble des devoirs et des charges qu’il y associe est au moins aussi étendu, par exemple, que ce qu’Aristote impose à l’homme doué de sagesse pratique qui règne sur le type de cité-État examiné dans la Politique.

L’aspect le plus étonnant peut-être des réflexions politiques des Stoïciens est leur caractère profondément traditionnel. Le stoïcisme introduisit cependant une conception radicalement nouvelle, et en définitive révolutionnaire, de la communauté idéale d’individus parfaitement rationnels. Ils sont tous régis par la même loi : non les lois positives que l’on trouve dans chaque société mais la loi naturelle de la raison, intériorisée et dictant à chacun ce qu’il doit ou ne doit pas faire. La loi morale naturelle est la seule qui puisse prétendre à notre ultime obédience, et c’est par rapport à elle que l’on doit comprendre ces autres concepts clefs de la politique définis par la notion de loi, la cité et la civilisation. En conséquence, la seule véritable cité est la communauté que forment à l’échelle du cosmos les sages et les dieux vivant selon la loi morale. Que Chrysippe ait adhéré à cette théorie ne l’empêchait pas de proposer ce qui a été décrit plus haut concernant l’engagement politique du sage dans ce monde imparfait qui l’entoure  : qu’il pratique la politique, le cas échéant, comme si la richesse et l’honneur étaient de véritables biens. Certes, les écrits des principaux Stoïciens des débuts de l’Empire romain, Sénèque, Épictète, Marc Aurèle, attestent de la montée en puissance de cette notion de citoyenneté universelle aux dépens des exigences propres aux sociétés effectives dans lesquelles nous nous trouvons placés. L’intérêt pour le cosmos y a progressivement remplacé le point de vue de la vie ordinaire. Mais il est essentiel, si l’on veut comprendre la pensée politique de la période hellénistique, de se rappeler qu’une telle évolution fut plus tardive  : le sage de Chrysippe est un homme engagé. Malcolm SCHOFIELD

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE AALDERS, Gerhard J.D., Political Thought in Hellenistic Times, Amsterdam, Hakkert, 1975. ERSKINE, Andrew, The Hellenistic Stoa, Londres, Duckworth, 1990. GOLDSCHMIDT, Victor, La Doctrine d’Épicure et le Droit, Vrin, Paris, 1977. GOULET-CAZÉ, Marie-Odile et GOULET, Richard (éds), Le Cynisme ancien et ses prolongements, Paris, PUF, 1993. GRILLI, Alberto, Il problema della vita contemplativa nel mondo grecoromano, Milan, Università di Milano, 1953. JOLY, Robert, Le Thème philosophique des genres de vie dans l’Antiquité classique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1956. LONG, Anthony A. et SEDLEY, David N., The Hellenistic Philosophers, 2 vol., Cambridge University Press, 1987 ; trad. fr. par J. Brunschwig et P.  Pellegrin, Les Philosophes hellénistiques, Paris, GF-Flammarion, 2001. SCHOFIELD, Malcolm, The Stoic Idea of the City, Cambridge University Press, 1991.

III LA RECHERCHE ET LES SAVOIRS

Lieux et écoles du savoir

Considérations générales « La philosophie a deux origines, écrit Diogène Laërce au début des Vies et opinions des philosophes illustres  : la première est dite ionienne, puisque Thalès (qui, était de Milet, en Ionie) fut le maître d’Anaximandre ; la seconde est dite italique, d’après Pythagore, qui enseigna la philosophie, le plus souvent, en Italie. » Diogène Laërce divise encore les philosophes en dix sectes (haireseis), entendant par ce mot une doctrine positive cohérente, ou, pour le moins, un jugement sur le monde phénoménal (I, 13 et 20). Diogène Laërce classe donc les philosophes selon les critères mêmes que nous étudions ici : les lieux et les écoles du savoir. En ce qui concerne les lieux, Diogène et ses sources nous disent que la philosophie est originairement scindée en diverses tendances, qui parcourent le monde grec d’un extrême à l’autre, de l’Asie Mineure à la Grande Grèce. En fait, elle prend naissance sur les bords les plus lointains de l’univers hellénique, et n’arrive qu’assez tardivement à Athènes. Selon Diogène encore, l’appartenance d’un philosophe à une école dépend du contenu de sa pensée, et n’implique pas nécessairement d’être membre d’une institution quelconque.

Les philologues du siècle passé et du début de ce siècle ont vu dans les écoles philosophiques de l’Antiquité l’origine de l’idée d’«  Université  ». Ils nous ont donné ainsi une image modernisante de ces écoles, surtout l’Académie et le Lycée  : des institutions scientifiques, avec des professeurs titulaires, associés et de jeunes assistants, des étudiants débutants ou en doctorat, des salles d’enseignement et des cours. Cette image n’est souvent qu’une métaphore innocente, mais elle a parfois contribué à déformer notre représentation de l’activité des philosophes de l’Antiquité. Le phénomène se limite à l’atmosphère des études classiques  ; médiévistes et historiens de l’enseignement ont souligné les différences entre les écoles philosophiques antiques et les universités modernes : celles-ci ont un statut officiel reconnu par l’État, chaque fonction est garantie par une sanction publique, et le cours des études a pour résultat l’attestation certifiée du grade obtenu. Mais un grand professeur comme Socrate ne distribuait pas de diplômes. Par ailleurs, dans les universités modernes, être membre de l’institution n’engage pas à adhérer à un courant de pensée  ; au contraire, dans le monde antique, l’étonnement eût été général, si un fidèle de l’Académie avait soutenu, l’épée à la main, la supériorité de l’éthique d’Épicure. Les écoles philosophiques antiques, même les plus organisées, sont en principe des institutions libres, et y adhérer implique, comme le dit Diogène, l’adoption d’une ferme position théorique. On conclura, avec le dictionnaire Robert, que les écoles philosophiques de l’Antiquité sont «  des groupes ou suites de personnes […] qui se réclament d’un même maître ou professent les mêmes doctrines  », et très rarement celles qui se rattachent à une institution. Il est difficile de généraliser en ce qui concerne les formes d’organisations des différentes écoles  : les sources font souvent

défaut et les auteurs antiques se sont rarement attardés à décrire ces aspects de leur activité. En outre, l’organisation dépendait directement de la doctrine professée. Aujourd’hui tous les départements de philosophie se ressemblent  ; dans l’Antiquité les philosophes avaient une très grande liberté pour choisir les formes d’organisation et de transmission du savoir. Nous indiquerons seulement des modèles, dont les différentes écoles se sont plus ou moins approchées. On pourrait faire, simplement, la distinction suivante  : 1.  une structure élémentaire, atomique, formée d’un maître et d’un ou plusieurs disciples, qui se dissout à la mort du maître  ; 2.  des formes d’organisation plus complexes et hiérarchiques, avec différents grades d’enseignants et de disciples, et une existence prolongée dans le temps. Dans l’histoire plus que millénaire de la pensée antique, on retrouve constamment ces deux structures, avec des nuances intermédiaires.

Les Présocratiques La spéculation grecque, dans sa première période, se caractérise par une immense diversité d’horizons  ; les philosophes vécurent dans des milieux différents, de l’Asie Mineure à la Sicile, et engagèrent des controverses au-delà des terres et des mers. Par la suite, avec l’importance croissante d’Athènes comme métropole de la Grèce, le débat philosophique se restreignit à la seule cité athénienne. En Grèce, la philosophie est presque toujours un phénomène citadin, et souvent lié à de riches et importantes cités. Les premiers «  philosophes  », Thalès, Anaximandre et Anaximène fleurirent à Milet, riche cité et centre commercial très actif aux VIIe et VIe siècles, et

jusqu’à sa destruction en 494  av.  J.-C. On raconte qu’Anaximandre était parent et disciple de Thalès  : cela n’est pas certain, mais si on l’admet, on rencontre là, pour la première fois, la présence de liens familiaux entre maître et disciple, que nous retrouverons fréquemment à toutes les époques. En ce temps-là toutefois, l’organisation philosophique se limite au rapport entre maître et disciple. Il semble assuré qu’il en est de même pour Parménide et Zénon d’Élée, liés, selon Platon, par un rapport amoureux. Diogène Laërce, pour sa part, prétend que Zénon fut adopté par Parménide, et si cela est vrai, de nouveau apparaissent liens familiaux et rapports de maître à disciple. Le cercle des Éléates devait être assez élargi, si, comme le raconte Platon, l’Étranger d’Élée appartenait au groupe de Parménide et de Zénon. Notons que Platon n’utilise pas encore une terminologie précise pour indiquer les liens d’école. La pensée d’un philosophe pouvait également se communiquer sous forme écrite  ; Héraclite, semble-t-il, n’eut pas de disciples directs, mais « son livre connut une telle renommée qu’il suscita les adhésions à sa secte » (Diels-Kranz 22A1). Aristote lui aussi évoque «  ceux qui affirment suivre Héraclite  » sans désigner ainsi de véritables disciples. Parmi ceux auxquels il fait allusion, devait figurer Cratyle, dont le jeune Platon fut l’ami intime. Il ne semble pas que ce Cratyle ait vécu à Éphèse ou en Ionie, et pourtant il suivit les théories d’Héraclite, et le critiqua en partie (Métaphysique, 987a32, 1010a11). Pythagore est le seul philosophe à propos duquel on puisse parler d’école. Mais il s’agit d’une figure à demi-mythique, à michemin entre la religiosité archaïque et la véritable philosophie. Sa secte offre un ensemble de traits très complexes, mais il est assez sûr que les Pythagoriciens formèrent une hetairia politique en même temps qu’une association religieuse et philosophique.

Toute une série de prescriptions rituelles, touchant la vie quotidienne des disciples, sont liées au nom de Pythagore. Il était interdit de manger la chair (ou certains morceaux) de certains animaux, certains comportements étaient prescrits, comme se mettre en mouvement du pied droit, porter tels vêtements, avoir telles attitudes envers ses concitoyens, etc. Cela rappelle les cultes à mystères, et révèle une forte inclination vers l’au-delà et la divinité. Cet ensemble de règles formait un mode de vie spécifique qui fondait en grande partie l’identité du groupe pythagoricien. La communauté se caractérisait par une série de doctrines sur le nombre, sur l’harmonie réglée du cosmos, et sur les sciences mathématiques comme l’astronomie et la musique. On ne sait guère si cet aspect plus « scientifique » faisait partie de l’identité culturelle de la secte dès le début, mais le pythagorisme ne connut pas de forme écrite avant l’époque de Philolaos. Il faisait preuve d’une forte cohésion. L’amitié pythagoricienne engageait ses membres à s’aider mutuellement, même s’ils ne se connaissaient pas personnellement. Les Pythagoriciens considéraient comme défunts les disciples expulsés, car frappés d’indignité ou apostats. Certaines sources toutefois font état d’une distinction entre disciples acousmaticiens et mathématiciens ; il s’agissait soit de deux degrés successifs d’approfondissement de la doctrine de Pythagore, soit d’une opposition entre deux groupes divergents sur l’interprétation de son message  : les acousmaticiens tenaient pour fondamentales les prescriptions vitales et les interdictions de la secte  ; sans refuser pour autant celles-ci, les mathématiciens plaçaient la doctrine du nombre au centre du pythagorisme. Il semble encore que les mathématiciens se considéraient, eux-mêmes et les acousmaticiens, comme d’authentiques Pythagoriciens, tandis que les seconds excluaient les premiers.

L’organisation de la secte est peu connue  : l’enseignement prévoyait, à ce qu’il semble, une longue période de silence avant que l’on ne soit admis à discuter en présence de Pythagore et avec lui, mais rien n’est sûr. L’école pythagoricienne ne peut être définie comme une véritable école philosophique, même si son modèle a pu influencer la naissance des écoles athéniennes du ~IVe siècle.

Sophistes, rhéteurs, médecins Depuis les origines, le monde grec était parcouru de spécialistes qui allaient de cité en cité vendre leurs services : Homère cite déjà les principaux, devins, guérisseurs, charpentiers, chanteurs (Odyssée, XVII, 383-384). Beaucoup d’entre eux s’organisaient en groupes héréditaires, où le père transmettait son art à son fils. Les Sophistes étaient des professeurs itinérants  ; nous connaissons leurs fréquents séjours dans toutes les cités de la Grèce, où ils enseignaient aux jeunes gens contre salaire. Gorgias se rendit à Argos et en Thessalie, Protagoras en Sicile, Hippias à Sparte et en Sicile, chacun obtenant plus ou moins de succès. Puis Athènes attira un grand nombre de savants  : beaucoup de philosophes, comme Parménide, Zénon (si Platon dit vrai), Anaxagore de Clazomènes et beaucoup de Sophistes. Ces derniers se faisaient également rétribuer pour leurs leçons : de 3 ou 4 à 100 mines pour un cours complet (1 mine valait 100 drachmes, et 1 drachme représentait le salaire journalier moyen d’un artisan). L’enseignement sophistique comprenait une très large gamme de matières  : astronomie, géométrie, linguistique et grammaire, théologie, littérature. Les Sophistes procuraient une éducation de haut niveau, soit pour accroître la culture de leur disciple, soit pour

le rendre davantage capable de convaincre ses concitoyens. Isocrate, par exemple, nous rapporte un débat public de Sophistes sur la littérature tenu au Lycée devant un public enthousiaste (Panath. 1819)  ; nous savons que plusieurs d’entre eux se préoccupèrent de la quadrature du cercle  ; de nombreux thèmes présocratiques, spécialement éléates, sont repris par Protagoras et Gorgias. L’enseignement variait en fonction du public  : à Sparte, Hippias raconta la généalogie des dieux et des hommes, et décrivit les occupations dignes d’un jeune spartiate, s’adaptant ainsi à ses auditeurs  ; à Athènes au contraire, cité démocratique et au régime d’assemblée, il se consacra à la rhétorique et à la dialectique (ou éristique). Le cours ne devait pas être long, car il était destiné à la préparation de la vie publique. L’activité des Sophistes à Athènes côtoyait dangereusement le monde de la politique  : leurs liens avec les grandes familles, d’où étaient issus la plupart de leurs disciples, suscitaient l’hostilité du public, surtout dans les milieux démocrates. Vers ~433, Diopeithès proposa un décret stipulant que celui qui ne croyait pas aux dieux ou enseignait des raisonnements (logoi) sur les espaces célestes devait être traduit en justice. Plutarque, qui raconte cet épisode, y voit une tentative pour discréditer Périclès en intentant un procès à son maître Anaxagore (Vie de Périclès). Dans les années qui suivirent, tel fut le sort (ou ils en furent menacés) de Protagoras, de Diagoras, de Théodore dit l’Athée, de Socrate et d’autres. La méfiance du dèmos athénien s’atténua lentement, et elle resurgit périodiquement, en liaison avec des événements politiques importants, comme la mort d’Alexandre. En arrivant dans une cité, les Sophistes cherchaient à se faire une clientèle en montrant en public leur savoir-faire. Dans un monde où les diplômes officiels étaient inconnus, une telle exhibition était

nécessaire  ; elle se produisait dans les lieux les plus fréquentés, comme l’enceinte sacrée d’Olympie, ou le théâtre d’Athènes  : les Sophistes lisaient un discours déjà préparé ou improvisaient à la demande du public. Parfois cependant, un Sophiste déjà célèbre n’avait nul besoin d’établir ses talents (Platon, Protagoras, 310b). Assuré de l’intérêt du public, il se retirait dans un lieu privé, généralement la demeure d’un riche citadin où il trouvait l’espace nécessaire pour réunir ses propres disciples, et donnait ses cours payants à son hôte, ou à d’autres. Les plus grandes maisons d’Athènes, comme celles de Callias, d’Euripide ou de Mégaclide, accueillirent des Sophistes. Mais ils pouvaient tenir aussi leurs réunions dans des gymnases ou des lieux publics, et les comédies antiques évoquent la présence de Sophistes au Lycée, à l’Académie ou devant les portes de l’Odéon. Platon, dans le Protagoras (314e-316a), décrit l’attitude des Sophistes en pleine action : l’un se promène, entouré de ses disciples les plus importants, suivis de leurs cadets  ; un autre, assis sur une chaise, s’adresse à ses auditeurs placés sur des tabourets disposés en demi-cercle  ; un troisième reçoit couché, et dialogue avec ses disciples pareillement installés. Toutes ces scènes se retrouvent à l’identique, dans la plupart des groupes postérieurs. L’enseignement ne suppose pas l’usage d’instruments particuliers, seuls prévalent la leçon orale et le débat, et les Sophistes se vantaient de prononcer d’amples discours ou de répondre à des questions précises et de dialoguer avec leur interlocuteur. La partie rhétorique de leur enseignement devait consister en morceaux entiers à apprendre par cœur, ou en schémas à retenir de manière appropriée. Isocrate nous fait entrevoir la vie d’une école de rhétorique  : le maître écrit un raisonnement (logos), puis le corrige en le relisant avec trois ou quatre disciples  ; il demande ensuite que fasse de

même un de ses anciens élèves, qu’il envoie chercher à domicile, où ce dernier menait sa vie normale de citoyen (Panath. 200). Dans son école, Théophraste agissait de même, et il soutenait que les lectures publiques permettaient utilement de corriger ses propres œuvres. Ainsi commence de se cristalliser à cette époque l’activité institutionnelle caractéristique des philosophes. Des lieux surgissent, consacrés à l’enseignement  : riches maisons, places, gymnases publics (palestres)  ; ces derniers, selon Vitruve, possédaient des portiques, où les philosophes pouvaient se promener avec leurs disciples, et des espaces garnis de bancs, permettant la discussion assise (De archit. VII 11,2). Le choix du lieu d’enseignement était souvent lié au type de philosophie professé : ainsi la rue et les places publiques sont l’occasion pour Socrate de montrer sa disponibilité envers tous ses concitoyens et son désintérêt pour une rémunération, que seul un lieu clos permet de recueillir en toute sécurité de la part des assistants. Les Cyniques agissent de même, à toutes les époques, et leur troupe sera toujours davantage portée à l’exhibition publique de comportements «  naturels  », qu’à la transmission d’un contenu doctrinal complexe. Au contraire, les Académiciens, les Péripatéticiens, les Stoïciens, et d’autres, se sentiront à leur aise dans des lieux clos et bien équipés d’instruments scientifiques et de bibliothèques, ou même dans les demeures des puissants. Il est intéressant de comparer avec l’enseignement médical. En Grèce, il était concentré dans quelques cités, comme Cos et Chios ; il n’avait pas de caractère officiel, et l’on ne délivrait pas de diplôme. À l’origine, le métier se transmettait de père en fils  ; les noms des divers membres de la famille d’Hippocrate nous sont bien connus, tous médecins à la cour de Macédoine, et cette tradition familiale se maintint jusqu’à l’époque hellénistique. Mais un moment vint où des disciples étrangers à la famille furent admis, et le fameux Serment

d’Hippocrate renferme les termes d’une sorte de contrat, par lequel le disciple s’engage à considérer comme siens les parents et familiers du maître, et à leur fournir aide et assistance. L’organisation de l’école était plutôt simple : maître et disciples. L’enseignement consistait en leçons et exercices, les disciples observaient le maître au travail, l’aidaient, et s’habituaient au maniement des instruments. Toutes les sources prennent bien soin de révéler la liste complète des principaux disciples d’un maître, qu’il s’agisse de médecins, de philosophes ou de rhéteurs. On atteste ainsi la valeur des personnages choisis. Les leçons étaient ensuite mises par écrit, et formaient le patrimoine doctrinal de l’école, et il en sera de même chez les philosophes. L’école de Cnide réunit ainsi son enseignement dans des Sentences cnidiennes, aujourd’hui perdues, celle de Cos constitua le Corpus hippocratique. L’analyse de ce dernier révèle l’absence d’une parfaite orthodoxie de positions  : plusieurs thèses différentes pouvaient être soutenues. Ces écrits contiennent également des manuels de rhétorique et de dialectique médicale, à utiliser en vue des rencontres entre collègues afin de s’assurer un emploi  : ils proposent aussi bien des schémas rhétoriques et éristiques que les notions de base propres à servir lors des débats.

L’école de Platon Les disciples de Socrate ne créèrent pas de véritables écoles. Même les Mégariques, les mieux organisés, n’eurent que des maîtres indépendants, qui réunissaient, parfois pour de longues périodes, leurs disciples.

Platon, lui, fonda une école. Selon Diogène Laërce (III 5-7), Platon aurait, au retour de son premier voyage en Sicile, enseigné à l’Académie, puis donné des conférences «  dans le jardin proche de Colone », près de celle-là. L’école n’ayant aucun caractère officiel, et se limitant à un groupe d’amis, son siège pouvait varier pour des raisons pratiques. L’enseignement qui s’y dispensait et les recherches entreprises ne demandaient pas beaucoup d’instruments. L’école de Platon marqua l’histoire de la pensée philosophique pour les siècles à venir, théoriquement et institutionnellement. Mais sa constitution se rattache aux traditions antérieures. Un passage de Philodème décrit bien le rôle de Platon  : «  il faisait fonction d’architecte et proposait des problèmes  » (Histoire des philosophes, «  Platon et l’Académie  », Y, 4-5), mais il n’imposait aucune orthodoxie doctrinale, contrairement à Pythagore. L’idée d’instituer une communauté se consacrant à la philosophie lui est peut-être venue lors de son séjour en Sicile et de ses contacts avec les Pythagoriciens, mais l’organisation de l’Académie fut nettement différente, grâce en particulier à l’absence de tout dogmatisme. Olympiodore écrit, dans sa Vie de Platon (61), qu’il sut se libérer aussi bien de l’ironie socratique que de l’usage du secret touchant les doctrines pythagoriciennes et de l’acceptation sans discussion de la parole du maître, il entretint au contraire des rapports plus courtois avec ses propres élèves. Ses plus grands disciples critiquèrent ainsi des points fondamentaux de la métaphysique platonicienne. L’unité de l’école se fondait sur la discussion de problèmes communs, l’Être, le Bien, l’Un et la Science, très différents de ce que l’on traitait ailleurs, chez Isocrate par exemple. La fondation d’une école philosophique par un Athénien fut l’occasion d’infinies plaisanteries de la part des auteurs de

comédies ; Platon fut tourné en ridicule, représenté le front soucieux (Amphis) ou parlant tout seul en se promenant (Alexis). Dans le Naufragé, Ephippe parodie les « petits jeunes disciples », et Épicrate raconte comment le maître et ses élèves divisaient la nature en genres, lorsque se fit entendre la bruyante critique d’un médecin sicilien ; loin d’arrêter la discussion, Platon demanda gentiment à ses disciples de poursuivre la division… L’école platonicienne n’eut pas, au début, de littérature interne à l’école elle-même, car Platon soutient que le fond de sa pensée ne peut être mis par écrit (Lettre  VII 345e), et l’absence de corpus doctrinal créa des problèmes pour la vie de l’école. En revanche, il conçut une littérature « externe », afin de diffuser la connaissance de sa philosophie au-delà du cercle de disciples. Philodème affirme que «  ses écrits amenèrent à la philosophie d’innombrables personnes  » (Histoire des philosophes, « Platon et l’Académie  », 12-14). Aristoxène raconte de son côté que Platon donna un jour une conférence sur le Bien devant un public profane, sans grand succès. À quoi fait écho la plaisante réplique d’une comédie : « Cela se comprend moins que le Bien de Platon » (Amphis)… La formation complète d’un philosophe platonicien requérait un long séjour  ; ainsi Aristote demeura vingt ans à l’Académie. La vie dans l’école devenait progressivement une fin en soi. La valeur de l’enseignement donné par un Sophiste, un rhéteur ou un philosophe se mesurait surtout au nombre et à la qualité de ses élèves. Isocrate se flatte d’avoir eu des Athéniens célèbres, des hommes politiques insignes, des stratèges, et même des étrangers. Philodème de Gadara et Diogène Laërce (III 46) nous ont conservé la liste des disciples de Platon, comme ceux de Xénocrate, Crantor, Arcésilas, Télèclès, Lacidès, Carnéade, Antiochos d’Ascalon, Zénon le Stoïcien, Chrysippe, Diogène de Babylone, Antipater, Panetios.

Le testament de Platon ne fait aucune allusion ni au jardin, ni à l’école. Selon Diogène Laërce, il se fit enterrer près de l’Académie (III 41). Pausanias décrit sa tombe, et précise qu’elle se trouve au-delà de l’Académie proprement dite. L’usage d’ensevelir les maîtres dans l’enceinte de l’école est caractéristique des principales écoles philosophiques d’Athènes. Nous ignorons si Platon songeait à une survie possible de sa communauté après sa mort ; ce fut pourtant ce qui arriva, et cela la caractérise particulièrement par rapport aux groupes précédents, dont la mort ou le départ du maître entraînait la dissolution.

De la mort de Platon au Ier siècle av. J.-C. À la fin du IVe siècle, Athènes voit se constituer les quatre grandes écoles qui ont lié pour toujours le nom de la cité à celui de la philosophie. Mais Athènes ne fut pas la seule cité à posséder des philosophes : beaucoup de Socratiques mineurs fondèrent des écoles ailleurs, à Mégare, Élis, Olympie, Érétrie, et les Platoniciens voyagèrent beaucoup, à Atarnée, dans le Pont, à la cour de Macédoine  ; Épicure fit de même. Mais il est tout à fait révélateur qu’Aristote aussi bien qu’Épicure, après avoir entamé leur activité ailleurs, décidèrent de retourner à Athènes pour fonder leur propre école dans une cité dont l’importance garantissait un vaste public à leur doctrine. Les mêmes raisons amenèrent Zénon de Kition luimême à ouvrir son école dans la même cité. Ainsi les quatre principales écoles philosophiques hellénistiques furent créées à Athènes, deux par des citoyens athéniens, les deux autres par des étrangers.

Les écoles prirent alors une forme achevée. Un vocabulaire particulier s’institua dans la communauté philosophique  : outre le terme diatribè, d’usage ancien, on employa celui de scholè pour désigner le « cursus des études, leçons, et séminaires », signification inconnue du temps de Platon et d’Aristote, où il indiquait le « temps libre  ». Selon Philodème, l’école était nommée hairesis, «  choix  », d’après le choix d’une doctrine philosophique, ou l’analogue agogè. On employait aussi kepos (jardin), peripatos (promenade), exedra (amphithéâtre). On pouvait donc désigner une école en faisant allusion à son activité doctrinale, ou encore à sa structure physique. Dicéarque (fr. 49 Wehrli) s’éleva contre la tendance de la philosophie de son époque à s’institutionnaliser ; il soutint que l’on pouvait faire de la philosophie n’importe où, sur la place publique, dans les champs, ou pendant la bataille : nul besoin de la chaire, de commentaires livresques, d’horaire fixe ou de peripatos avec ses disciples ! Ménédème d’Érétrie, lui aussi, dit-on, était indifférent aux conditions de son enseignement  : chez lui, il n’y avait ni ordre, ni sièges disposés en cercle, mais les disciples suivaient les leçons assis ou en se promenant, et le maître faisait de même (Diogène Laërce, II 130). À la mort de Platon, son neveu Speusippe lui succéda à la direction de l’école (Histoire des philosophes, « Platon et l’Académie », 6.28-9). Il est possible que cette succession soit aussi due au fait que, parent de Platon, il pouvait hériter du jardin où se déroulait la majeure partie de l’activité commune ; lui-même y tint la plupart de ses réunions. Il y fit ériger les statues des Muses avec une dédicace. Chef d’école, Speusippe devenait le personnage le plus éminent de la communauté, mais on ne sait si cela l’autorisait à influencer la pensée d’autres membres plus anciens. Toujours est-il qu’à son avènement, Aristote et peut-être aussi Xénocrate allèrent fonder une

école hors d’Athènes. Speusippe passa outre l’interdiction de son oncle, d’écrire ses doctrines fondamentales. Les titres des dialogues et des notes prises lors de ses leçons nous ont été transmis. Lorsque Speusippe mourut, les disciples plus jeunes mirent aux voix le choix de son successeur. Xénocrate l’emporta, semble-t-il, de peu sur les autres candidats, malgré ses soixante suffrages, ce qui fait penser à une communauté assez vaste. Il demeura la plupart du temps dans l’école (Diogène Laërce, IV, 6). Polémon passa lui aussi la majeure partie de son temps au jardin de l’Académie, au point que les disciples construisirent des cabanes pour vivre près de lui, près du lieu des Muses et de l’amphithéâtre où il donnait ses cours. Polémon, Cratès, et Crantor vécurent, dit-on, dans la même résidence, les deux premiers liés par un rapport amoureux  ; tous trois furent enterrés dans le jardin à propos duquel, après la mort de Polémon, troisième chef d’école de l’Académie, nous n’avons plus aucune information. Avec la fondation d’autres écoles philosophiques, surgirent des problèmes d’appartenance et d’orthodoxie. Qui pouvait se prétendre à bon droit «  Platonicien  » ou «  Épicurien  »  ? Pour l’Académie, l’appartenance ne dépendait pas d’une stricte obédience doctrinale. Les dialogues de Platon sont conçus pour permettre différents modes d’interprétation ; quant à Speusippe et aux autres directeurs, leurs œuvres n’eurent jamais un rôle canonique. Être Académicien, en cette phase de l’histoire de l’école, consistait plutôt à faire partie d’un groupe, fort d’une continuité historique, dont l’identité se maintenait à travers diverses évolutions théoriques. Comparée à celle des Pythagoriciens ou des Épicuriens, elle apparaissait assez souple. Le fait même que les auteurs de l’Antiquité aient pu distinguer plusieurs phases de son histoire, montre bien qu’elle

n’avait pas une unité de granit, mais qu’elle n’était pas non plus diversifiée au point d’éclater en fractions opposées. Aristote ne fonda pas une école : métèque, il ne pouvait posséder de terrain en Attique  ; mais il enseigna, peut-être dans une maison privée, qu’il prit en location. Les textes aristotéliciens qui nous sont parvenus montrent à l’évidence que ses cours ne pouvaient avoir lieu dans un gymnase ; un local expressément dédié à cela lui était nécessaire pour ses instruments et ses livres. L’école péripatéticienne s’adonna à la récolte des données empiriques, comme le prouvent l’Histoire des animaux d’Aristote et l’Histoire des plantes de Théophraste. Elle recueillit également cent cinquante-huit constitutions de cités, classées selon leur régime politique, ainsi que les noms des vainqueurs aux Jeux Pythiques, et une inscription de Delphes rappelle qu’Aristote et Callisthène rédigèrent une liste des gagnants. L’école utilisait des tableaux, des tables anatomiques, des cartes géographiques, des modèles de globe céleste, des cartes d’étoiles. Son but n’était pas de préparer à la vie politique : elle était un choix de vie et une manière d’être heureux. Le corpus des leçons d’Aristote forma le patrimoine conceptuel de l’école, au même titre que le Corpus hippocratique pour Cos. Aristote écrivit également une série d’œuvres pour le public, afin de l’inciter à se préoccuper de philosophie, mais elles sont perdues. Il n’allait pas à la chasse aux disciples  ; ni Platon ni lui ne témoignèrent de la fastidieuse tendance à l’autocélébration propre aux Sophistes et aux médecins. La subsistance du philosophe et de son école, dans les deux cas, ne dépendait pas des salaires payés par les disciples au maître, mais uniquement du patrimoine personnel des membres du groupe, ou de l’école. En fait, le testament d’Aristote révèle qu’il était un homme riche, et la fortune des Péripatéticiens était proverbiale dans l’Antiquité. Dans le texte, il ne

parle pas de son école. À la mort d’Alexandre, en butte aux attaques du parti populaire, il dut émigrer, et il est probable qu’il ne songea pas à la survie de celle-ci après sa disparition. La naissance du Lycée (Péripatos) comme institution date de l’époque de Théophraste, son principal disciple  ; Démétrios de Phalère, péripatéticien et homme politique athénien, qui gouverna Athènes en ce temps-là, concéda à Théophraste, dont il avait été l’élève, le droit de posséder des biens immobiliers. Ce dernier acheta un jardin, où il organisa l’école aristotélicienne, sur le modèle de celle de Platon, en voulant ainsi poursuivre la communauté fondée par Aristote. Le testament de Théophraste nous renseigne abondamment sur cette communauté. Le but de la fondation était l’actualisation de la vie théorétique (bios theoretikos) : « le jardin, le peripatos et toutes les demeures autour du jardin, je les donne à ces trois amis choisis, qui souhaitent jouir ensemble de leur temps libre et s’adonner à la philosophie en ces lieux  » (Diogène Laërce, V 52). Il fut interdit d’aliéner la propriété et d’en faire un usage privé ; le groupe devait utiliser le jardin, comme s’il s’agissait d’un temple, dans un esprit de concorde et de familiarité. Les possessions comprenaient un sanctuaire des Muses avec plusieurs statues, un petit portique, un autre plus grand avec des cartes géographiques en pierre, un jardin, un péripatos et quelques maisons. Théophraste lui aussi se fit ensevelir dans un coin de l’école et élever un monument funéraire. Les dix disciples qui jouissaient de la propriété étaient assurés des moyens d’une modeste subsistance  ; là aussi il existait des liens familiaux étroits : héritiers directs, exécuteurs testamentaires, neveux d’Aristote, et amis de longue date. La chute de Démétrios amena la dernière persécution des philosophes par le parti populaire. Un certain Sophocle de Sounion proposa une loi interdisant à tout philosophe de diriger une école

sans la permission de l’Assemblée sous peine de mort. Tous les philosophes durent fuir Athènes, mais ils revinrent l’année suivante, lorsqu’un Péripatéticien, Philon, accusa d’illégalité la loi de Sophocle, et gagna l’affaire. Dès lors, Théophraste vécut tranquillement, entouré de très nombreux disciples. Nous avons conservé les testaments des autres scholarques péripatéticiens (Diogène Laërce, V 61-74). Straton succéda à Théophraste, et laissa l’école à Lycon, en même temps que sa bibliothèque et des meubles. Lycon à son tour agit de même et, comme ses prédécesseurs, se préoccupa de son monument funéraire et de sa statue… Puis l’école connut une rapide décadence. L’idéal d’une vie théorétique ne suffisait pas à fonder une orthodoxie  ; la méthode aristotélicienne favorisait la fragmentation de la philosophie en recherches détaillées sur des thèmes particuliers et en études érudites. L’année même du procès contre la loi de Sophocle, Épicure revint à Athènes pour y fonder son école, dans un autre jardin. Il était situé hors des murailles de la ville, non loin de l’Académie. Citoyen athénien, Épicure avait plus de droits que Théophraste. Son école se donna pour but de procurer à tous les philosophes les moyens de leur activité, mais selon les dogmes d’Épicure (Diogène Laërce, X 17), et en garantissant l’existence de ses membres les plus vieux (Frag. 74, 76, 97, 99, 120-3 Arrighetti). Épicure nomma un chef d’école et définit une orthodoxie. Hermarque fut chargé de prendre soin de sa bibliothèque, qui renfermait les leçons d’Épicure lui-même, rassemblées dans les livres « Sur la nature » ; là encore, liens familiaux et philosophiques étaient étroitement imbriqués : les enfants des membres éminents trouvaient un poste dans l’école, les meilleurs disciples épousaient leurs filles. Il y avait des réunions mensuelles, et on institua également un culte

funéraire d’Épicure et de sa famille. À la différence des autres écoles, celle d’Épicure semble avoir été ouverte à tous les groupes sociaux, y compris aux courtisanes et aux esclaves. Épicure inspira à sa communauté un idéal pratique, à la différence des Aristotéliciens : à la place de la recherche scientifique et de l’érudition, il proposa un mode particulier de vivre et de philosopher, un mode seul capable d’amener l’homme à se libérer de la douleur et à connaître la félicité. Il insista beaucoup sur la nécessité de retenir et de méditer les principales doctrines. Dans la Lettre à Hérodote (35-7), il déclara avoir écrit ce bref résumé de sa pensée afin qu’on puisse l’apprendre par cœur et s’en servir à tout moment de la vie. Les rapports internes à l’école se déroulaient dans un climat de collaboration et d’émulation. Certains membres étaient évidemment plus avancés que d’autres, mais il n’y avait aucune hiérarchie, et un esprit d’amitié imprégnait toutes les relations. Sénèque (Lettre  52) nous informe qu’Épicure distinguait plusieurs façons de conduire ses disciples à la vérité, selon leurs différents caractères  : l’un progressait de lui-même, un autre avait besoin d’aide, un troisième devait être contraint. Philodème souligne le caractère intense des rapports du groupe  : certes le chef était le meilleur de tous, mais chacun se sentait responsable du progrès des autres. D’où la pratique de l’autocritique en public, ou de la dénonciation publique des erreurs d’autrui. Un jour, raconte Plutarque, Colotès fut si enthousiasmé par le discours d’Épicure qu’il s’agenouilla devant lui ; celui-ci, jugeant l’acte contraire à sa doctrine, s’agenouilla à son tour, pour restaurer l’égalité et l’amitié (philia) entre eux. Enfin, les Épicuriens avaient l’habitude de porter au doigt un anneau avec l’image du maître, et d’avoir dans leurs maisons celle des fondateurs de l’école.

Sur le plan institutionnel, l’école stoïcienne n’a pas une importance comparable à l’énorme influence qu’elle exerça sur la vie philosophique grecque. Zénon et ses successeurs, Cléanthe et Chrysippe ne possédèrent pas de jardin privé pour créer une communauté  ; mais Zénon tenait ses conférences dans un lieu public, la Stoa (ou portique peint) sur l’agora, un des endroits les plus fréquentés d’Athènes, ce qui contraste avec l’emplacement plus retiré des autres écoles. Son enseignement eut du succès, et les Athéniens lui décernèrent de grands honneurs. Diogène Laërce (VII 10-12) rapporte un décret des Prytanes en l’honneur de Zénon  : on lui offrit une couronne d’or et une sépulture au Céramique aux frais de l’État, pour avoir exercé la philosophie, exhorté les jeunes gens à la vertu, et avoir vécu en conformité avec sa doctrine. L’hostilité à l’égard des philosophes paraissait désormais éteinte. Le groupe de Zénon survécut à la mort de son fondateur, et Cléanthe prit la direction de l’école. Les fonctions de scholarque stoïcien ne sont pas très claires, peut-être une prééminence culturelle parmi les condisciples de Zénon. L’organisation un peu molle de l’école provoqua plusieurs scissions : Ariston fonda sa propre école dans le gymnase de Cynosarges, et on connaît deux de ses disciples. Chrysippe, successeur de Cléanthe, réorganisa complètement la doctrine stoïcienne, et écrivit plus de sept cents œuvres. Zénon et Cléanthe étaient des métèques à Athènes, Chrysippe fut naturalisé, mais il continua d’enseigner à la Stoa, avec ponctualité, et peut-être aussi à l’Odéon, près du théâtre de Dionysos (Plut. De stoicis repugnantiis, 1034A). Les Stoïciens n’étaient pas riches, et ils vécurent de leur enseignement, chacun à sa manière, ce qui ne semble pas avoir choqué les Athéniens mais provoqua des débats parmi les Stoïciens eux-mêmes (Stobée II 7, 11).

Le problème de l’unité de l’école stoïcienne se présente de manière particulière, et les anciens avaient noté que le stoïcisme admettait une certaine autonomie de pensée. Mais un vocabulaire commun garantissait l’appartenance à une même école, et la nécessité de répondre aux objections des adversaires amena à réformer continuellement les définitions fondamentales. Le stoïcisme connut une unité dynamique suffisante pour permettre l’identification d’une philosophie stoïcienne. Il est impossible de suivre les vicissitudes de toutes les écoles et groupes de philosophes de cette période  : communautés peu organisées, souvent occasionnelles, liées à la présence d’un maître pendant un certain temps. On peut cependant voir l’évolution des écoles majeures depuis leur fondation. La production philosophique originale ne formait pas, comme nous serions aujourd’hui portés à le penser, la part unique de l’activité d’un philosophe hellénistique. Comme chez les Néothomistes ou les Marxistes du XXe  siècle, celle-ci s’exerçait dans trois directions : développer l’inspiration théorique du fondateur de l’école dans des domaines qu’il avait négligés, prendre soin de l’édition critique et de l’interprétation de ses écrits, et entretenir des polémiques avec les autres écoles. Davantage encore qu’à l’élaboration théorique, on veillait à la formation des disciples et à la vie philosophique comme organisation générale de sa propre vie. Une fois acceptée comme partie intégrante de la vie culturelle, la philosophie commença à se diviser en sectes, sous l’œil un peu sceptique du public. Diodore de Sicile, au Ier siècle de notre ère, écrit, dans un passage très polémique, que les Grecs exercent la philosophie pour gagner de l’argent, ce qui explique les innovations perpétuelles, les nouvelles écoles, les polémiques qui engendrent confusion et incertitude chez les disciples (II 29,5-6)  ; de fait, les

écoles les plus célèbres semblent attacher un point d’honneur à se contredire mutuellement. Pour y remédier, les jeunes gens riches, à l’époque impériale, prirent l’habitude de fréquenter l’une après l’autre les grandes écoles philosophiques, rejetant implicitement la prétention de chacune d’elles d’être la seule bonne. Le Lycée ne connut donc jamais une orthodoxie philosophique, et semble avoir vécu une rapide décadence après Lycon. Plusieurs sources (Cicéron, De finibus V 13-4  ; Plut. De Exil. 14  ; Clem Alex. Stromata I 14, 63) nous permettent de retracer la liste de ses successeurs (Ariston, Critolaos, Diodore de Tyr…), sinon le contenu de leur pensée. Athènes s’étant alliée avec Mithridate, par décision du tyran de l’époque, l’Épicurien Aristion, la ville fut assiégée par Sylla, et durant l’assaut l’Académie et le Lycée furent détruits. Un certain Apellicon semble avoir été alors en possession des écrits d’Aristote, mais le destin des œuvres de celui-ci n’est pas clair. Il est attesté cependant que, dans la première ou la seconde moitié du er I   siècle avant J.-C., Andronicos de Rhodes établit, à Rome ou à Athènes, une édition de l’ensemble des cours d’Aristote en les divisant en traités (Porphyre, Vie de Plotin, 24). À partir du moment où ces textes furent disponibles, la philosophie d’Aristote commença à jouer un rôle capital dans l’histoire de la pensée européenne. L’évolution de l’Académie après Polémon fut extrêmement complexe. La référence aux dialogues platoniciens, nous l’avons dit, permettait des positions philosophiques diverses. Arcésilas inaugura la période «  sceptique  » de l’Académie, marquée par un tournant théorique radical. Mais l’école ne changea pas de nom. Les sources disent que Arcésilas admirait Platon et possédait ses livres (D.L. IV 32) : cela signifie, peut-être, qu’il désirait être fidèle à Platon autant que possible. Les indications qui nous sont parvenues sur son fonctionnement sont à la fois multiples et un peu confuses : listes des

disciples, lieux d’enseignement des différents maîtres, successions au scholarcat compliquées, agrémentées de scissions et de regroupements… Les maîtres confiaient à leurs disciples favoris le soin de réunir leurs notes, et d’assurer, comme dans le Lycée, la publication de leurs cours. Ce fut à l’origine d’anecdotes malveillantes, qu’on retrouve d’ailleurs dans les écoles de médecine. Arcésilas fut ainsi accusé d’avoir modifié, inventé, ou brûlé les cours de Crantor  ; Pythodore transcrivit les leçons d’Arcésilas, Zénon d’Alexandrie et Hagnon de Tarse celles de Carnéade  : les notes étaient relues en public (comme chez Isocrate et Théophraste), et l’on sait que Carnéade reprocha vivement à Zénon son travail éditorial, tandis qu’il louait Hagnon d’avoir accompli le sien d’excellente manière… Philon était scholarque lorsque Athènes fut conquise par Sylla : il partit alors pour Rome, où il enseigna avec succès. Son disciple Antiochos d’Ascalon gagna Alexandrie, puis revint à Athènes s’installer sur le Ptolemaion  : succéda-t-il à Philon, ou inaugura-t-il une nouvelle école qu’il appela «  Antique Académie  » pour réagir contre l’Académie sceptique  ? Les sources ne nous renseignent pas avec assez de précision (Philod. Histoire des philosophes, «  Platon et l’Académie », 34.35 ; Cic. Brutus 307 ; Plut. Lucullus42). Quoi qu’il en soit, il y eut une école d’Antiochos, à qui succéda son frère et disciple Ariston, lequel fut le maître de Cicéron et l’ami de Brutus. Depuis longtemps en fait, l’école était en voie de désintégration : son installation initiale abandonnée, sa doctrine modifiée maintes et maintes fois, les discordes successorales et la fondation d’écoles autonomes, tout cela fait que l’Académie s’efface lentement de notre vue. Cratippe de Pergame et Ariston d’Alexandrie, disciples d’Ariston, se firent péripatéticiens. Le premier fut le maître d’Horace, de Brutus et du fils homonyme de Cicéron lui-même, qui

lui obtint la citoyenneté romaine, tandis qu’un décret de l’Aréopage le suppliait de rester à Athènes pour enseigner (Plut., Cicéron 24). À l’époque de Philon, un certain Énésidème, peut-être ancien Académicien, critiqua la philosophie de l’Académie, l’accusant de n’être qu’un stoïcisme déguisé, et relança la philosophie sceptique. Épicurisme et stoïcisme connurent une plus grande longévité. Lorsque saint Paul arriva à l’Aréopage d’Athènes, vers 52 après J.-C., il ne trouva que des philosophes stoïciens et épicuriens (Act. Apost. 18.18). Hermarque et Polystrate furent les premiers successeurs d’Épicure, et du temps de Cicéron, Zénon de Tyr et Phèdre étaient scholarques. Diogène Laërce souligne en effet qu’à la différence des autres écoles disparues, l’école épicurienne connut une succession ininterrompue de scholarques jusqu’à son époque (X, 11). Deux épigraphes de l’empereur Hadrien attestent en effet que l’école avait toujours son siège dans le jardin d’Épicure, sur la route qui mène à l’Académie. Hadrien accorda de l’argent pour la construction d’un gymnase ainsi que pour les besoins de la vie des philosophes, mais devant leurs exigences pressantes de subsides, il rappela plus d’une fois les Épicuriens à l’idéal d’une vie modeste prônée par leur maître. Le décret fut, comme on l’ordonna, conservé dans l’école, en même temps que les écrits et les œuvres des fondateurs (Supplementum epigraphicum graecum III 226  ; Inscriptiones graecae, 2e éd., 1097). Comparé à la vive atmosphère des autres écoles, le jardin d’Épicure semble quelque peu monotone. Numénius d’Apamée (IIe  siècle après J.-C.) fait, pour sa part, l’éloge de son indestructible fidélité à la pensée de son fondateur (frag.  24). Non que les débats internes lui fissent défaut, mais, à juger des textes de Philodème de Gadara, ils portaient essentiellement sur l’interprétation des écrits d’Épicure et de ses amis intimes, dont les idées furent l’objet de

nombreux développements ; bien entendu, oppositions à la tradition de l’école, retours à l’esprit inaugural, tout cela ne manqua pas, c’est le propre de toutes les écoles de tous les temps. L’importance des écrits d’Épicure pour l’identité de l’école amena ses disciples à pratiquer l’étude philologique des œuvres du maître, comme firent les médecins à l’égard d’Hippocrate. Après Chrysippe, l’école stoïcienne semble avoir perdu de son importance. Nous possédons quelques fragments de l’œuvre de ses successeurs, Zénon de Tarse, Diogène de Babylone, Antipater de Tarse. Ce dernier, dans sa vieillesse, n’enseigna pas sous un Portique, mais, contre la tradition, chez lui. Puis la direction de l’école échut à Panaitios qui, auparavant, sous Antipater, avait la fonction de proexagein (faire des cours préparatoires), fonction qu’un certain Paranomos exerça sous Panaitios. Là encore, les nouveautés théoriques se présentaient comme des interprétations de la pensée de Zénon, et sans doute, les polémiques ne manquèrent pas non plus contre le fondateur même de l’école, dont la succession se déroule de manière continue jusqu’à la fin du IIe  siècle après J.-C. (Inscriptiones graecae, 2e éd., 11551). Alexandrie fut un des plus grands centres scientifiques de l’époque hellénistique. Les souverains Ptolémées encouragèrent études et recherches, sous l’influence des Aristotéliciens Théophraste, Straton de Lampsaque et Démétrios de Phalère (Diogène Laërce, V 37, 58, 77). La philosophie péripatéticienne était très présente, mais il est difficile de mettre en évidence des liens conceptuels précis entre elle et la science alexandrine. Le terme «  péripatéticien  » était alors appliqué à tout lettré ou à tout biographe, de tendance aristotélicienne, qui venait d’Alexandrie (Hermippe, Satyros, Sotion et d’autres). En revanche, la philosophie stoïcienne eut une faible influence sur la vie culturelle d’Alexandrie.

La grande Bibliothèque, fondée par les Ptolémées, était riche de plus de quatre cent mille volumes, où figuraient, entre autres, les œuvres de Platon et d’Aristote. Galien raconte que les rois avaient ordonné de saisir tous les livres transportés par les navires qui abordaient à Alexandrie, et de ne les rendre qu’après les avoir copiés (In III Hippocr. Epid. comm. 17a). Le Musée se trouvait à côté du Palais royal. Il comprenait, comme les écoles athéniennes un péripatos, un amphithéâtre, et une grande salle pour les banquets réunissant ses membres. C’était une propriété commune, et quelqu’un, nommé par le roi, était chargé de rendre un culte aux Muses (Strabon, XVII 1, 18). Les pensionnaires étaient exemptés du paiement de l’impôt, et vivaient grâce aux revenus des biens propres du Musée ; leur activité était plus philologique et scientifique que philosophique  ; on y encouragea même, d’après Philon de Byzance, des recherches technologiques. Cette communauté de savants se tint rigoureusement éloignée de la culture locale, même si Hérodote, Platon et Aristote avaient fait de grands éloges de l’antique sagesse des Égyptiens. Alexandrie demeura toujours une cité grecque située hors des confins de l’Égypte véritable. Les Ptolémées accueillirent à leur cour différents philosophes, comme le Stoïcien Sphéros, les Cyrénaïques Théodore et Hégésias, ainsi que l’Épicurien Colotès, qui dédia à Philadelphe son traité On ne peut pas vivre en suivant une autre philosophie que celle d’ Épicure. Mais il n’y eut de véritables écoles philosophiques qu’au Ier  siècle avant J.-C., au moment de la ruine des écoles athéniennes Antiochos d’Ascalon, nous l’avons dit, vécut quelque Alexandrie, mais les Platoniciens Eudore, Ariston, Énésidème y enseignèrent également, ainsi qu’un certain

par Sylla. temps à Cratippe, Potamon,

fondateur de l’éclectisme, qui choisissait dans les autres groupes les maximes qui lui plaisaient le plus. Son école fut de courte durée (Diogène Laërce, I 21). À cette époque, Alexandrie fut également un centre d’enseignement de la médecine de très grande importance. Pendant des siècles l’école d’Hérophile, disciple de Praxagoras de Cos, s’y établit et prospéra. Cette école était une institution privée. Elle bénéficia du soutien des rois pour la pratique de la dissection des cadavres et de la vivisection, contraires à la tradition grecque. Hérophile utilisait en fait des criminels issus des prisons royales. Il formait contre paiement des disciples chez lui, comme dans l’école hippocratique : l’enseignement comprenait des exercices pratiques et la lecture des textes du maître. Hérophile rédigea ses propres manuels, qui constituèrent le fonds conceptuel et pratique de son école durant son existence longue et complexe. Après Hérophile, l’école développa un grand intérêt philologique pour les œuvres d’Hippocrate, dont on établit glossaires, commentaires, et éditions critiques. L’école empirique, fondée au IIIe siècle par Philinos de Cos, était rivale de la tendance d’Hérophile, dont elle contestait les préceptes.

La Grèce et Rome du Ier siècle avant J.C. au IIIe siècle après J.-C. L’attitude de Rome envers la philosophie rappelle, au début, celle d’Athènes mais avec plus de rigueur  : au IIe  siècle avant J.-C., plusieurs décrets entraînèrent l’expulsion des philosophes grecs, et ce n’est que lentement que le monde romain s’ouvrit à la philosophie. L’épisode le plus célèbre est lié à l’ambassade des trois

philosophes qu’Athènes envoya au Sénat romain en 155  : l’Académicien Carnéade, le Stoïcien Diogène et le Péripatéticien Critolaos effrayèrent à tel point Caton, qu’il les fit chasser au plus vite (Plut. Vie de Caton 22). Mais les classes dirigeantes commencèrent à protéger les philosophes  ; Panaitios séjourna chez Scipion Émilien et l’accompagna en Méditerranée orientale  ; généralement, les nobles romains allèrent écouter chez eux les philosophes grecs, ou les invitèrent comme conseillers spirituels ou éducateurs de leurs enfants. Les exemples abondent  : Tiberius Gracchus prit comme conseiller Blossios de Cumes, Philodème de Gadara vint s’établir à Herculanum dans la villa de Calpurnius Pison. Philon de Larissa vint à Rome, et Lucullus fit de sa demeure un « foyer d’hellénisme », tout en marquant sa préférence pour Antiochos d’Ascalon. La vie d’un philosophe établi chez un noble romain dépendait de ses largesses, et pouvait facilement se transformer en existence de parasite, comme le montrent quelques caricatures de Pétrone, Lucien et Aulu-Gelle : les philosophes attendaient en masse pour être reçus, dès le matin, devant la porte des jeunes riches qui avaient passé la nuit dans des orgies. Il n’y eut guère d’authentiques écoles philosophiques à Rome  : les plus grands auteurs des premiers siècles avant J.-C., Cicéron, Sénèque, M. Rufus furent des hommes engagés dans la politique, qui consacrèrent leurs loisirs seulement à rédiger des œuvres de philosophie. Lucrèce lui-même, dont nous savons peu de chose, appartenait à la plus haute classe. Certains continuèrent d’écrire en grec, comme Brutus, le meurtrier de César, et l’empereur Marc Aurèle. L’usage d’avoir pour amis et clients des philosophes persista sous l’Empire, les Cyniques et les Stoïciens étant les plus prompts à

remplir une telle fonction. Auguste protégea le doxographe Arius Didyme, qui lui fut un conseiller précieux  ; Thrasylle, l’éditeur des dialogues de Platon, vécut auprès de Tibère dans une tranquillité relative… (Tacite, Annales, VI 20-1). Il y eut encore des philosophes expulsés, comme Épictète sous Domitien, à la fin du Ier siècle ap. J.-C. : il se réfugia à Naples, où il ouvrit une école de plein droit. Ses leçons furent transcrites et publiées par son disciple Flavius Arrien. Durant cette période, les écoles de philosophie essaimèrent dans tout le monde grec, particulièrement à Athènes, Alexandrie, Tarse, Égée, Pergame ; en Occident, il n’y en eut que dans les cités d’origine hellène comme Naples ou Marseille. L’enseignement scholastique de la philosophie demeura une affaire essentiellement grecque, même si des cercles se créèrent dans la noblesse romaine, comme celui de Quintus Sextius, souvent évoqué par Sénèque, qui abandonna la carrière politique pour instituer une confrérie, mélange de stoïcisme et de néopythagorisme (Epist. 98.13 ; Nat. Quaest. VII 32, 13). La fin de l’Académie ou du Lycée ne signifia pas la fin de ces écoles de pensée. Des maîtres indépendants entourés de disciples, qui devenaient maîtres à leur tour, continuèrent l’esprit de ces communautés. M.  Annius Ammonius en est un exemple  : né en Égypte, puis citadin et magistrat athénien, il vécut jusqu’à l’époque de Domitien, enseignant la philosophie de Platon ; il fut le maître de Plutarque. La renaissance de la pensée platonicienne, liée au moyenplatonisme, a sans doute pris son origine dans des groupes de ce genre. Tous ces maîtres et professeurs ont laissé une riche littérature de problèmes, questions de physique et de dialectique, où dominait toutefois l’exégèse des grands auteurs du passé. Même ceux, comme Épictète, qui s’élevaient contre cette tendance, devaient

constamment interpréter les textes majeurs  : clarification, commentaire, systématisation des doctrines, histoire même des interprétations précédentes, manuels d’introduction formaient une tâche incessante (Diatrib. III 21, 6 ; 23, 27). Athènes, siège des principales écoles philosophiques de l’époque hellénistique, gardait un prestige tel qu’en 176 Marc Aurèle décida d’y établir des chaires d’enseignement pour toutes les branches du savoir, aux frais de l’Empire et à titre de don à l’humanité. On créa des chaires de philosophie stoïcienne, platonicienne, épicurienne et péripatéticienne  : le poste était à vie, les candidats choisis par un vote des meilleurs citoyens, et le salaire très élevé (Lucian. Eunuch. V 3 ; Philostr. Vitae soph. 2). Nous savons peu de chose de ces écoles  ; la nomination la plus importante est celle d’Alexandre d’Aphrodise, qui évoque le décret impérial le chargeant d’enseigner la philosophie aristotélicienne en vertu de sa carrière  ; son premier travail fut de rédiger un écrit polémique contre les Stoïciens. Les quelques œuvres mineures d’Alexandre que nous possédons sont des textes d’enseignement. Quant au platonisme, nous savons seulement que le maître Eubule eut des contacts avec Plotin. D’autres cités possédèrent des chaires de philosophie : Galien fit ainsi ses études dans les quatre écoles de Pergame, comme Apollonios de Tyane à Égée.

L’époque du néoplatonisme Au milieu du

e

III

 siècle, Plotin continua et renouvela la tradition

des écoles philosophiques. D’après Porphyre (Vie de Plotin), il vécut dans une demeure patricienne, où il fonda une véritable école  : il

dirigeait un groupe plutôt complexe d’élèves et de disciples plus ou moins engagés. L’un d’entre eux, Amelios, de concert avec son maître, rédigea un commentaire du Timée, et fut chargé de polémiquer avec les écoles rivales et de convaincre les jeunes disciples (Procl. Comm in Tim. II 300, 25). Les textes de Platon et d’Aristote, soumis à exégèse, étaient lus et commentés lors des réunions de l’école. Plotin traitait avec cordialité ses élèves  ; en quatre occasions, il vécut en union mystique avec la divinité. Ses livres furent écrits d’un trait sans être même recopiés, comme s’ils avaient été déjà présents dans son esprit. L’école de Plotin est la seule véritable école philosophique que Rome ait jamais connue ; il y en eut d’autres très semblables ailleurs, comme celle d’Aidésius à Pergame (Eunape, Vitae soph. VII 1-2). Le reste de la philosophie néoplatonicienne se concentre à Athènes et à Alexandrie. L’école platonicienne, dont le prestige avait traversé les siècles, retrouva donc une forme institutionnelle au IVe siècle. Athènes demeurait alors un très grand centre d’études littéraires et philosophiques, et toute la vie culturelle était encore aux mains des païens, les étudiants chrétiens ne constituant qu’une minorité restreinte et active (Iul. Orat. II 12  ; Greg. Naz. Orat. XLIII 14-24). C’est dans ce climat que Plutarque d’Athènes, descendant d’une famille aristocratique liée à la tradition des mystères, entreprit de refonder l’école de Platon dans sa propre demeure, située au sud de l’Acropole, dans un quartier résidentiel  ; comme à Alexandrie, la philosophie néoplatonicienne fut l’apanage des classes aisées. L’école se donna pour but la lecture des dialogues de Platon, leur commentaire, et la diffusion du platonisme au moyen de disciples. Le maître exerçait une fonction de guide de lecture et d’étude, entouré de ses meilleurs disciples, qu’il considérait comme ses fils, selon l’antique usage. Les cours gardaient toutefois un caractère très

professionnel, et Plutarque d’Athènes n’admettait guère qu’un élève interrompît ses explications. Cela n’empêchait pas l’existence des discussions, voire de dissensions au sein de l’école, comme celle qui opposa fortement Domninos et Proclos. En outre, un courant mystique, lié aux cultes à mystères, se superposa parfois à l’enseignement philosophique. Grâce à ses biens fonciers, l’école put subsister jusqu’au début du VIe siècle, tandis que les écoles de Plotin à Rome, de Jamblique en Syrie (début IVe  siècle) et d’Aidésius à Pergame ne purent survivre à leurs fondateurs. La renaissance de l’école d’Athènes advint dans un climat hostile, alors que le christianisme montrait son visage le plus sectaire (Marinus, Vita Procli 11 et 29). Les philosophes devaient se cacher pour sacrifier à leurs dieux. Proclos pouvait encore s’illusionner et croire que la domination chrétienne cesserait, mais Damascius apparaît plus pessimiste, malgré tous ses efforts pour renforcer l’école  ; ses positions antichrétiennes intransigeantes provoquèrent l’interdiction de son enseignement. En 529, une ordonnance de l’empereur Justinien interdit, entre autres choses, l’enseignement de la philosophie (Malalas, Cron. 18). La fermeture de l’école fut définitive : Platon n’était plus enseigné à Athènes. Quelques années plus tard, raconte-t-on, plusieurs philosophes, dont Damascius et Simplicius, décidèrent d’émigrer en Perse, à la cour du roi Chosroès ou dans la cité de Carres. Un traité entre les deux empires leur permit de revenir dans leur patrie, signe que les philosophes devaient être considérés comme des personnages importants (Agatias Hist. II 28-32). Mais il semble que Damascius soit mort en Syrie  ; quant à Simplicius, auteur d’importants commentaires sur la physique d’Aristote, il se consacra à la rédaction de ses écrits soit à Athènes, soit à Carres. Avec eux, s’éteignit la dernière génération de philosophes païens à Athènes.

Alexandrie connut une longue série de professeurs de philosophie platonicienne, comme Ammonios Saccas, Maître de Plotin, Origène et bien d’autres. On raconte aussi qu’un certain Anatole, sénateur et philosophe fut choisi par ses concitoyens pour refonder l’école d’Aristote  ; peut-être fut-il le maître de Jamblique. Au IIIe  siècle, les rapports entre les communautés païenne et chrétienne étaient assez distendus, l’enseignement philosophique demeurant l’apanage de la première et des classes aisées, tandis que la foule christianisée regardait avec suspicion la pratique de la philosophie. Ils se dégradèrent au siècle suivant  ; la mathématicienne et philosophe Hypatie, disciple de Plotin à un siècle de distance, fut victime de l’hostilité d’une foule de chrétiens violents, envoyés par le patriarche Cyrille, qui la massacrèrent devant la porte de sa demeure. Soutenus par le pouvoir impérial, les chrétiens rendaient sans cesse plus difficiles les conditions de vie des païens  : les affrontements étaient fréquents, mais les chrétiens avaient facilement la victoire (Damasc. Vita Isidori 77, 1-1-7 ; 254, 1-3 ; 255, 2-3 ; Zach. Schol. Vita Severi 23e-26). Le dernier philosophe païen de l’école d’Alexandrie fut Olympiodore, qui défendit ses théories avec un certain courage. Puis vinrent des maîtres chrétiens, au premier rang desquels se situe Philopon, qui est défini dans les manuscrits comme un grammairien (grammatikos) et non comme un philosophe. Outre la publication, non sans adaptations personnelles, des traités d’Ammonios (435526), un des derniers commentateurs d’Aristote, il rédigea un traité polémique contre les païens  : De l’éternité du monde contre Proclos, l’année même de la fermeture de l’école d’Athènes. Élias, disciple d’Olympiodore, et David furent également chrétiens. Tout comme Stéphane, qui après l’accession au trône d’Héraclius, fut nommé

professeur de philosophie à l’école impériale de Byzance. Il fut le dernier des philosophes néoplatoniciens alexandrins. Carlo NATALI

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Textes et traductions DIOGÈNE LAËRCE, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, GF-Flammarion. PHILODÈME, Agli amici di scuola (Pherc.  1005), édition traduite et commentée par A. Angeli, Naples, 1988. —, Storia dei filosofi. Platone e l’Accademia, édition traduite et commentée par T.  Dorandi, Naples, 1991. (Voir aussi l’édition partielle commentée de K. Gaiser, Stuttgart-Bad Canstatt, 1988.) —, Storia dei filosofi. La Stoa da Zenone a Panezio, T.  Dorandi ed., Leiden, 1994. PORPHYRE, La Vie de Plotin, édition traduite et commentée par L. Brisson et al., Paris, 1982-1992. FOLLET, S., « Lettre d’Hadrien aux Épicuriens d’Athènes », REG, 107 (1994), p. 158-171. Études BURKERT, Walter, Weisheit und Wissenschaft. Studien zu Pythagoras, Philolaos und Platon, Nuremberg, H. Carl, 1962. CLAY, Diskin, « Individual and community in the first generation of the epicurean school », dans Syzetesis, Studi […] Gigante, Macchiaroli, Naples, 1983, p. 255-279. CAMBIANO, Giuseppe, La Filosofia in Grecia e a Roma, Roma/Bari, Laterza, 1983. DE WITT, N.W., Organisation and Procedure in Epicurean Groups, coll. « Philol. » 31 (1936), p. 205-211.

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Observation et recherche

Dans quelle mesure les philosophes et les savants grecs se sont-ils consacrés à des recherches empiriques et systématiques  ? Dans quelle mesure, en particulier, ont-ils tenté des expérimentations contrôlées ? Quelles circonstances, et quelles raisons, les ont amenés à entreprendre des programmes d’observation détaillée  ? À quel moment, et encore pour quelles raisons, des méthodologies conscientes ont-elles reconnu la valeur et l’importance de ces programmes ? Pour répondre à ces questions, nous devons d’abord procéder à certaines distinctions d’ordre conceptuel. En premier lieu, il faut distinguer entre observation et recherche délibérée, même s’il est évident qu’elles se recoupent toutes les deux. Nous n’avons pas ici à analyser tout ce que les philosophes et les savants grecs auraient observé. Ce qui nous intéresse en fait, c’est la pratique délibérée de l’observation  ; seul l’aspect conscient et systématique des observations nous autorise à parler de « recherche ». Le comportement animal, l’habitat des plantes et la configuration des constellations ont toujours été des centres d’intérêt possibles et, dans les deux premiers cas en particulier, la littérature ethnographique démontre que bien des sociétés modernes, dont un

grand nombre sont privées de techniques avancées, possèdent des connaissances détaillées et souvent très obscures, acquises grâce à une observation minutieuse. Sur ce point, nous devons nous garder de deux hypothèses  : la première veut que ces observations aient toujours un but essentiellement pratique, la seconde que les connaissances ainsi acquises ne soient jamais révisées. Chaque société s’intéresse à l’usage alimentaire ou médicinal des plantes, bien entendu. Mais il arrive souvent aussi que l’on s’attache à leurs associations, à leurs valeurs et leurs significations symboliques. On peut étudier les étoiles afin de déterminer les saisons ou le temps, mais leurs configurations peuvent aussi avoir de fortes significations symboliques. Ensuite, il ne faut pas croire que les connaissances demeurent immuables. Les savoirs concernant les plantes ou les animaux peuvent se modifier durant le processus de transmission d’une génération à l’autre, et on aura plus ou moins conscience de la modification. Mais de même que la compréhension de l’usage médicinal des plantes s’élabore lentement à partir d’observations et d’expérimentations sommaires, ou de procédures qui combinent essais et erreurs, l’expérience suivie peut également être la source d’une réflexion critique susceptible de porter même sur des croyances bien enracinées. Des facteurs identiques entrent en jeu dans les premières recherches scientifiques, mais d’autres viennent s’y ajouter, puisque le savant s’occupe d’acquérir des connaissances systématiques et de résoudre des problèmes théoriques. Il peut s’agir de problèmes spécifiques, essayer de savoir, par exemple, si la Terre est plate ou ronde, s’il y a une différenciation sexuelle chez les plantes, si le siège de l’activité cognitive se situe dans le cerveau, le cœur ou quelque autre organe. Cependant, certains programmes de recherche scientifique détaillés ne visent pas à résoudre des problèmes précis,

mais se veulent purement descriptifs. Ils peuvent être destinés à établir une classification, par exemple. Même si la recherche est censée s’effectuer simplement pour établir des données, des considérations théoriques entrent pourtant en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui compte comme données significatives. Toute classification présuppose un cadre conceptuel quel qu’il soit. Il est clair que des considérations symboliques ou des intérêts humains concrets peuvent jouer un rôle prédominant dans certaines classifications modernes. Aristote insiste à juste titre sur la distinction entre les observations effectuées par les pêcheurs dans le cadre de leurs activités habituelles et celles qui sont expressément entreprises afin d’établir les données sur les poissons. Il s’agit là d’une distinction valide entre les motifs possibles de l’observation. Bien entendu, lorsque Aristote dit que ce qui l’intéresse, c’est l’enquête sur les animaux pour elle-même, il a lui aussi des motivations théoriques, déterminer les genres et les espèces de poissons, par exemple. En outre, la qualité des observations effectuées ne dépend pas uniquement des intentions de l’observateur. Les pêcheurs qu’Aristote consultait parfois connaissaient, semble-t-il, mieux que lui la réalité – le comportement réel des poissons –, bien qu’ils n’aient pas conduit leurs observations dans un but scientifique. La distinction entre observation et théorie est relative, et n’a rien d’absolu. Aucune observation, aucune recherche n’est entreprise sans quelque arrière-pensée théorique, sans cadre théorique, et c’est l’interaction entre la théorie et l’observation qui nous intéressera particulièrement ici. Le cadre théorique est souvent la clé des phénomènes étudiés et de la manière dont ils étaient étudiés, et cela pour deux raisons. D’abord interviennent les motivations de la recherche  : dans quelle mesure l’étude est-elle conduite à des fins

clairement scientifiques  ? Ensuite, les cadres théoriques auront une influence déterminante sur la manière dont on formule les problèmes envisagés. Nous verrons que dans la science grecque, il n’est pas rare qu’un programme de recherche vise à résoudre des problèmes extrêmement spécifiques. Notre tâche constituera donc en partie à identifier ces problèmes et à voir comment les méthodes d’observation ont été influencées par les problèmes théoriques particuliers qui ont été soulevés. Ces allusions au cadre théorique de l’observation m’amènent à ma dernière remarque d’ordre conceptuel, la distinction entre la pratique de l’observation et de la recherche, et la prise de conscience de leur importance. Pour un philosophe ou un savant, se livrer à des recherches détaillées sur les animaux, les plantes, les minéraux, les astres, les consonances en musique ou bien les maladies est une chose  ; mais c’en est une autre d’avoir une méthodologie explicite qui attribue un rôle précis aux données empiriques dans l’étude scientifique. Nous devrons donc aussi essayer de savoir à quel moment, et pour quelles raisons, les savants et les philosophes grecs ont élaboré un type de méthodologie. En d’autres termes, quand a-ton explicitement reconnu l’importance de l’observation et de la recherche ? J’ai parlé jusqu’ici des philosophes et des savants grecs en termes généraux. Nous n’évoquerons pas seulement ceux qui s’intéressaient principalement à la métaphysique, sans parler de la philosophie morale, nous considérerons aussi ceux qui ont exploré un ou plusieurs des différents domaines relevant de ce que les Grecs appelaient phusikê, l’étude de la nature. On peut y ranger d’un côté ce que nous appellerions les sciences exactes, notamment l’astronomie, l’acoustique ou l’harmonique, et l’optique. Dans la Physique (II, 194a7 sqq.), Aristote les appelle « les plus physiques des

études mathématiques  ». De l’autre côté, nous devons inclure non seulement ce que nous appelons les sciences de la vie (biologie, botanique et ainsi de suite), mais aussi la médecine. Naturellement, nous ne devons pas oublier que les préoccupations premières des médecins, des astronomes, des musiciens, des philosophes, etc., sont très différentes les unes des autres. Néanmoins, elles entrent toutes en ligne de compte dans les réponses que nous apportons aux questions que nous avons posées. Le caractère inégal de nos sources pose des problèmes particuliers. Nous avons des sources assez riches en ce qui concerne la médecine des Ve et IVe  siècles avant J.-C. Aristote, Galien et Ptolémée sont bien représentés car nous avons conservé un grand nombre de leurs œuvres. En revanche, nos connaissances des premiers Pythagoriciens, des Atomistes du IVe  siècle et de certains grands biologistes hellénistiques sont bien maigres, et nous sommes forcés de nous en remettre aux allusions et aux interprétations souvent tendancieuses d’autres auteurs. Nous devons tirer le meilleur parti des témoignages dont nous disposons, mais, compte tenu de la partialité et des lacunes de nos sources, nous devons reconnaître le caractère provisoire de nos conclusions. Dans une étude qui ne peut être que très sélective, nous distinguerons trois grandes parties fondées sur des critères chronologiques : premièrement, les témoignages sur l’observation et la recherche avant Aristote ; deuxièmement, la théorie et la pratique de la recherche et de l’observation chez Aristote lui-même  ; troisièmement, leur rôle dans la philosophie et la science postaristotéliciennes. Au premier abord, il semble que la théorie ou la pratique de l’observation et de la recherche chez les philosophes de la nature présocratiques présentent peu de points positifs, mais beaucoup de

points négatifs. Les Présocratiques ne semblent tâcher de réunir et d’évaluer les données empiriques ni dans leurs théories cosmologiques, ni dans les explications spécifiques de phénomènes naturels précis qui leur sont attribuées. En outre, certaines grandes doctrines épistémologiques privilégient la raison au détriment de la perception, tant et si bien qu’on pourrait parler non pas d’une simple indifférence, mais d’une véritable hostilité à l’égard de la recherche empirique. Pour valides qu’elles soient, dans une certaine mesure, ces affirmations méritent d’être nuancées. En ce qui concerne la théorie de la connaissance, il est vrai que la tradition représentée par les Éléates, Parménide, Zénon et Mélissos, condamne le témoignage des sens, considéré comme trompeur. Le fragment  7 de Parménide contient une mise en garde contre la nature trompeuse des sens et des croyances ordinaires  : «  Ne laisse pas l’habitude, née de l’expérience, t’obliger à promener, le long de ce chemin [c’est-à-dire la Voie de l’Apparence], ton œil inattentif, ton oreille bruissante ou ta langue.  » Pour sa part, Mélissos développe dans le fragment  8 un raisonnement par reductio qui part d’une supposition commune qu’il rejettera ensuite, à savoir que l’on peut se fier au témoignage de la vue et de l’ouïe. Celles-ci nous disent que les choses changent, alors qu’il est clair, selon Mélissos, que le changement est impossible. Mélissos se fonde sur les raisons habituellement avancées par les Éléates, à savoir que rien ne peut venir à l’être à partir de ce qui n’est pas. Ces conceptions antiempiriques trouvent un écho, sous une forme différente, chez plusieurs philosophes postérieurs, et la dévalorisation de la perception deviendra un thème largement développé, avec bien des variations, chez Platon. Toutefois, le problème présente un autre aspect. Plusieurs philosophes

présocratiques sont les auteurs de maximes montrant qu’ils accordaient explicitement quelque importance au moins à ce que nous pouvons appeler la recherche. Xénophane, par exemple, souligne que «  les dieux n’ont pas révélé aux mortels toute chose depuis le commencement  : mais en cherchant, avec le temps, les hommes trouvent mieux  » (fragt  18). Empédocle et Anaxagore critiquent tous deux ce que communiquent les sens, tout en leur accordant une place. Anaxagore aurait affirmé que «  nous sommes incapables de discerner la vérité à cause de la faiblesse [de nos sens] » (fragt 21). Mais dans une autre phrase célèbre (fragt 21 a), il préconisait d’utiliser les «  choses apparentes  » comme «  vision des choses obscures  ». Ce principe aurait reçu l’approbation de Démocrite, qui, tout en soutenant que l’esprit tire ses informations des sens, déclarait que ceux-ci ne donnent qu’une connaissance «  bâtarde  » par opposition à la connaissance «  légitime  » que nous avons de choses telles que les atomes et le vide (fragt 11). Que pouvons-nous dire de la pratique effective des premiers philosophes de la nature sur le plan de l’observation et de la recherche  ? Leurs doctrines cosmologiques générales sont habituellement fondées sur certains modèles ou analogies récurrents, qui assimilent le cosmos dans son ensemble à un État, à un être vivant ou à un artefact. Ni ces doctrines, ni les théories générales sur les éléments fondamentaux des objets physiques qui les accompagnent ne font directement appel à l’observation empirique. Les mêmes exemples bien connus sont inlassablement répétés –  et diversement interprétés selon les théories. Les mêmes «  données  » furent en fait considérées comme preuves de ces théories, bien que leurs auteurs aient sans doute très bien su que leur interprétation était contestée.

On supposait généralement, par exemple, que l’air se change en nuage, puis en eau, puis en terre et même en pierre. On rencontre cette série de transformations dans les théories d’Anaximène et d’Anaxagore, et elle réapparaît même chez Mélissos dans sa négation du changement. Anaximène interprétait cette série en fonction de ses propres principes de la raréfaction et de la condensation  : chaque changement est un cas de condensation, tandis que l’air se raréfie aussi pour devenir du feu. Quant à Anaxagore, il citait les mêmes données à l’appui de sa théorie selon laquelle il y a une portion de tout dans tout. Selon sa conception, l’air contient déjà les nuages, l’eau, la terre, les pierres et même toutes les autres sortes de choses, et les changements ne sont que des modifications dans les proportions des différents éléments qui composent les objets que nous percevons. Même Mélissos, lorsqu’il raisonne à partir de la position de ses adversaires pour réfuter leurs opinions sur le changement, dit que « la terre et les pierres semblent venir à l’être à partir de l’eau ». On voit donc que les critères qui servaient à juger les théories physiques présocratiques sont la simplicité, ou l’économie, ou bien la force des raisonnements mis en œuvre pour les justifier, et non la richesse des données qu’elles contiennent. Dans l’ensemble, les philosophes présocratiques ne cherchèrent guère à accroître les données que leur fournissait la recherche empirique  ; et en règle générale, ils n’essayèrent pas de recourir à l’expérience pour trancher entre les interprétations concurrentes de ces mêmes données, connues ou supposées. Il y a cependant des exceptions à cette règle générale  ; je pense notamment à Xénophane (un des philosophes mentionnés plus haut et dont les conceptions épistémologiques recommandent de se livrer à la recherche). Selon une source certes tardive, Hippolyte,

Xénophane tira argument de ce que nous appellerions des fossiles pour étayer sa théorie suivant laquelle les rapports entre la terre et la mer sont sujets à des variations : ce qui est aujourd’hui la terre ferme était autrefois recouvert par la mer. Non seulement on trouve des coquillages à l’intérieur des terres et dans les montagnes, mais on retrouve aussi des empreintes laissées par des organismes vivants dans les carrières de Syracuse, de Malte et de Paros. Que Xénophane lui-même ait entrepris ou non des recherches sur ce sujet, il est évident qu’il s’efforça de réunir autre chose que des observations ordinaires pour appuyer sa théorie. Toutefois, ce sont certaines recherches harmoniques attribuables à des Pythagoriciens qui constituent le meilleur exemple de recherche empirique plus consistante chez les philosophes présocratiques. Certes, les anecdotes censées rapporter les expériences qui permirent à Pythagore de découvrir les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte, sont des inventions tardives. En fait, un grand nombre d’entre elles rapportent des expériences qui n’auraient pas donné en réalité les résultats cités. Cependant, l’enquête empirique sur les harmonies musicales est certainement antérieure à Platon, puisque ce dernier critique dans La République cette manière d’aborder les problèmes. Dans La République (VII, 530d), Socrate commence par se dire d’accord avec l’opinion qu’il attribue aux Pythagoriciens : l’harmonique et l’astronomie sont bien des «  sciences sœurs  ». Mais il met en question ensuite le «  labeur inutile » qui consiste à mesurer entre eux les sons et les accords que l’on perçoit. Il est évident que les Pythagoriciens ne sont pas les seuls à être visés. Cependant, Socrate les critique parce qu’ils « cherchent des nombres dans les accords qui frappent l’oreille mais ne s’élèvent pas jusqu’aux problèmes ». Pour Platon, le but principal assigné à la véritable étude de l’harmonique, c’est de former les futurs rois-

philosophes à la pensée abstraite  ; à cet égard, la recherche empirique est oiseuse, et constitue même un obstacle. Selon La République, il semble donc que les Pythagoriciens aient entrepris des recherches détaillées de caractère empirique en examinant les rapports sous-jacents des harmonies et des gammes. Nous avons là les signes d’un programme plus délibéré d’observation et de recherche. Mais il faut comprendre que ce programme fut entrepris pour des raisons bien particulières. Différentes sources, Aristote notamment, nous apprennent que pour les Pythagoriciens «  toutes les choses sont des nombres  », bien que l’interprétation de cette phrase soit loin d’être claire et qu’elle soit même controversée. Selon Aristote, certains Pythagoriciens croient que les nombres constituent les choses ; les nombres sont la matière dont les choses sont formées. Mais il est plus vraisemblable que les Pythagoriciens, ou la majorité d’entre eux, adhéraient simplement à une doctrine moins extrême, à savoir que les rapports sous-jacents des choses peuvent s’exprimer numériquement  ; ainsi, on peut exprimer l’intervalle correspondant à une octave par le rapport de 2 à 1, mais ce rapport n’en constitue pas la matière. Toutefois, quelle que soit l’interprétation que l’on donne à la maxime pythagoricienne, il est clair que la doctrine déclarant que « toutes les choses sont des nombres  » constitua le principal stimulus des recherches sur les harmonies et les gammes. Ces enquêtes visaient sans aucun doute à illustrer et à étayer cette doctrine générale. Nous pouvons donc être certains que la première recherche empirique soutenue de la philosophie grecque avait des objectifs théoriques précis. Pour désigner la philosophie naturelle, les premiers textes grecs utilisent l’expression peri phuseôs historia, l’enquête sur la nature, mais, souvent, cette historia s’appuyait en grande partie sur le

raisonnement. Cela dit, le mot historia lui-même fut souvent utilisé dans d’autres contextes où la recherche formait l’élément principal de l’enquête. Avant Platon, cela se vérifie en particulier dans deux domaines, ce que nous appelons l’histoire, et la médecine. Les ouvrages d’Hérodote et de Thucydide sont à l’évidence le fruit d’un effort de recherche considérable. Qu’ils aient pour objet les événements passés (Hérodote), ou des faits contemporains (Thucydide), il fallait recueillir et évaluer différents récits. Hérodote intervient souvent dans sa narration à la première personne du singulier, soit qu’il consigne les résultats de ses propres observations, soit qu’il fasse part de son opinion sur la véracité ou la vraisemblance des récits qu’il rapporte (encore qu’il ne précise pas toujours ce qui fonde ses jugements). Thucydide, lui, fait toujours preuve d’esprit critique dans l’évaluation des témoignages fournis par des témoins humains ou des vestiges matériels, et il invoque de temps à autre ce que nous appellerions les données archéologiques pour reconstituer les événements qui ont précédé la guerre du Péloponnèse. Mais alors que la pratique de la recherche en histoire constitue une partie importante de l’arrière-plan intellectuel de la philosophie et de la science, c’est le second domaine cité, la médecine, qui est plus directement pertinent en ce qui concerne le développement d’attitudes positives à l’égard de la recherche empirique dans la science. Sans aucun doute, un important courant de la médecine clinique, qu’illustrent par exemple certains traités hippocratiques des e e V et VI   siècles avant J.-C., posait avec insistance le principe de l’observation minutieuse, et il appliquait réellement ce principe. Cela est particulièrement vrai dans l’évaluation des cas cliniques individuels, même si la préoccupation principale des médecins grecs était moins le diagnostic que le pronostic, afin de prévoir l’issue

d’une maladie. On doit cependant étudier le contexte et les motifs qui sous-tendent les tentatives d’observation et de recherche que nous pouvons repérer, et évaluer leurs points forts et leurs points faibles. Un indice montre d’emblée que l’on reconnaissait expressément la nécessité de l’observation minutieuse dans l’examen clinique. Un des chapitres du premier livre des Épidémies dresse une liste impressionnante des points à examiner (chap.  X, Littré)  : «  Il faut ensuite considérer le malade, la constitution générale de l’atmosphère et des particularités du ciel et de chaque pays  ; des habitudes  ; du régime alimentaire  ; du genre de vie  ; de l’âge  ; des discours et des différences qu’ils offrent ; du silence ; des pensées qui occupent le malade ; du sommeil ; de l’insomnie ; des songes suivant le caractère qu’ils présentent et le moment où ils surviennent  ; des mouvements des mains  ; des démangeaisons  ; des larmes  ; de la nature des redoublements  ; des selles  ; de l’urine  ; de l’expectoration  ; des vomissements […]  ; des sueurs  ; des refroidissements  ; des frissons  ; de la toux  ; des éternuements  ; des hoquets ; de la respiration ; des éructations ; des vents bruyants ou non  ; des hémorragies  ; des hémorroïdes. Il faut savoir étudier ces signes et reconnaître tout ce qu’ils comportent. » Un autre exemple, plus célèbre, le premier chapitre du Pronostic, décrit ce qu’il faut chercher en examinant le visage du patient (le faciès hippocratique). Le médecin doit observer la couleur et la texture de la peau, et surtout les yeux  ; il doit voir «  s’ils fuient la lumière, s’ils se remplissent involontairement de larmes  », si «  le blanc devient livide », si les yeux sont « ou agités ou saillants hors de l’orbite, ou profondément enfoncés », et ainsi de suite. En outre, non seulement ce traité indique ce que le médecin doit chercher, mais il expose certaines des inférences à tirer de signes particuliers. On lit

ainsi à propos de l’urine (chap.  XII) : « L’urine est la meilleure quand elle donne un dépôt blanc, uni et homogène, pendant tout le temps de la maladie, jusqu’à la crise […]. Les dépôts semblables à de la farine d’orge grossièrement moulue sont de mauvaise nature […]. Les dépôts blancs et minces sont fâcheux, mais les dépôts semblables à du son encore pires […]. Tant que l’urine reste ténue et rouge, c’est l’indice que la maladie n’est pas encore venue à coction […]. Quand des urines ténues et crues sont rendues pendant longtemps, conjointement avec d’autres signes qui semblent annoncer le rétablissement, il faut pronostiquer qu’il se formera un dépôt dans les régions sous-diaphragmatiques. Les parties graisseuses, semblables à des toiles d’araignée et surnageant sur les urines, sont suspectes, car elles indiquent une colliquation. » Ces exposés sur la manière d’effectuer un examen clinique montrent que leurs auteurs sont remarquablement avertis des différents facteurs à prendre en compte et qu’ils ont pleinement conscience de la nécessité d’être minutieux et de prêter attention aux détails. En outre, les principes énoncés ne sont pas seulement des recommandations idéales, mais –  parfois, du moins  – ils sont scrupuleusement suivis dans la pratique. Plusieurs livres des Épidémies, surtout le premier et le troisième, contiennent des rapports détaillés sur des cas individuels et enregistrent l’évolution de la maladie chez tel patient, généralement jour après jour et sur de longues périodes. Ainsi, dans les Épidémies III, nous lisons à propos du cas 3 de la première série  : «  Quatrième jour  : vomissement peu abondant de matières bilieuses, jaunes, et, après un court intervalle, de matières érugineuses  ; léger écoulement d’un sang pur, de la narine gauche ; mêmes selles ; mêmes urines ; petite sueur autour de la tête et des clavicules  ; tuméfaction de la rate  ; douleur dans la cuisse correspondante  ; tension de l’hypocondre droit sans grand

gonflement  ; la nuit, point de sommeil  ; légères hallucinations.  » Pour ce cas, les observations continuent jusqu’au vingt et unième jour, et l’auteur ajoute à l’occasion quelques remarques jusqu’au quarantième jour, où le malade – fait exceptionnel – a eu une crise et s’est rétabli. Je parle de fait exceptionnel, car un des aspects remarquables des rapports cliniques des Épidémies, c’est que leurs auteurs ne craignent pas d’exposer en détail les maladies des patients qu’ils n’avaient pas réussi à sauver. En fait, la majorité des cas rapportés dans les livres I et II se termine par la mort du patient. Il est clair que les auteurs de ces dossiers cliniques appliquent avec succès les principes que recommandent les textes théoriques que nous avons évoqués. Les observations sur l’évolution des différents cas sont certainement effectuées avec beaucoup de soin et de minutie. Elles renferment peu d’interprétations et aucune théorie générale explicite des maladies. Bien entendu, les termes utilisés dans les descriptions ont une «  teneur théorique  » plus ou moins grande  ; bien que ces traités ne proposent pas, ni même ne présupposent, une théorie schématique des humeurs, ils font parfois allusion à la présence de matières «  bilieuses  » ou «  flegmatiques  » dans les substances évacuées par les malades. Ces dossiers visent principalement à fournir un enregistrement aussi exact que possible des cas étudiés. Mais il est possible et même nécessaire de préciser les motivations de leurs auteurs. Notons en particulier qu’ils avaient –  outre le désir louable de bien faire leur travail  – une raison précise d’effectuer et de consigner leurs observations quotidiennes, puisqu’ils acceptaient la théorie médicale, commune en Grèce, qui veut que l’évolution des maladies aiguës soit déterminée par ce que l’on appelait les « jours critiques », où des changements notables affectaient l’état du patient –   changements encourageants ou non. Il était capital d’établir la

périodicité de la maladie pour en faire le diagnostic, comme le montrent les mots de « quarte », « tierce », « hémitritée » et ainsi de suite. En outre, on se préoccupe parfois de savoir si la douleur ou l’aggravation ont lieu les jours pairs ou impairs après que la maladie s’est déclarée. D’autres passages des Épidémies (par exemple  I, chap.  XVII, Littré), fournissent des tables détaillées des périodes critiques supposées des maladies où les crises surviennent les jours pairs, et de celles où elles surviennent les jours impairs. Dans la table pythagoricienne des oppositions citée par Aristote (Métaphysique), l’impair est mis en rapport avec le côté droit, le masculin et le bien, tandis que le pair est mis en rapport avec le côté gauche, le féminin et le mal. Ainsi, on peut dire que le fait de s’attendre à une aggravation de la maladie les jours pairs correspond à des hypothèses pythagoriciennes. Mais les médecins des Épidémies ne sont pas tous nécessairement des Pythagoriciens, et ils ne souscrivent pas comme allant de soi à une corrélation entre les jours pairs et le mal. Il ne faut pas l’oublier, la distinction fondamentale entre le pair et l’impair est commune à toute l’arithmétique grecque. En outre, nous l’avons vu, les jours pairs sont parfois associés à la crise et au rétablissement, et non à la rechute et à la mort. Il serait plus exact de dire que dans les dossiers médicaux, la distinction entre nombres pairs et nombres impairs fait partie de l’arrière-plan général de l’enquête sur les périodicités  ; les médecins pensaient qu’elles avaient peut-être de l’importance, et ils en tenaient compte lorsqu’ils consignaient les changements survenus dans l’état du malade. La doctrine des jours critiques et le souci de déterminer la périodicité des maladies constituent le cadre théorique général qui guide ces observations détaillées. Certaines des conclusions

énoncées dans ces traités se présentent sous la forme de généralisations hâtives, comme les théories générales sur les jours critiques. Mais beaucoup sont assorties de réserves explicites. Les auteurs parlent de ce qui se produit «  la plupart du temps  » ou « dans la majorité des cas », et ils consignent souvent les exceptions. On ne saurait dire qu’ils ont effectué leurs observations uniquement pour confirmer des règles générales qu’ils avaient déjà formulées en détail. Dans l’ensemble, ces règles détaillées sont plutôt des généralisations obtenues à partir d’observations particulières, auxquelles venaient certainement s’ajouter d’autres observations qui n’ont pas été consignées dans les dossiers tels que nous les avons conservés. La pratique et l’enregistrement d’observations minutieuses dans le domaine de la médecine clinique constituent le plus ancien et le meilleur exemple d’une observation et d’une recherche soutenues. Mais nous avons vu qu’il y avait des explications particulières à cela, car les observations étaient en partie motivées par la théorie des jours critiques. Dans d’autres domaines, ce qu’ont accompli les auteurs représentés dans les traités hippocratiques conservés se présente sous un jour différent. À l’évidence, les auteurs de traités médicaux se livraient souvent aux spéculations, tout autant que les philosophes de la nature. Il en est de bien des textes hippocratiques comme de la philosophie présocratique  : on avance, sans grand soutien empirique direct, des théories sur les constituants fondamentaux du corps humain ou les objets matériels en général. On infère les processus physiologiques internes du corps en se fondant sur des processus externes jugés analogues. De la même façon, il y eut peu d’investigations directes sur la structure anatomique du corps. Même si certains traités médicaux des Ve et e

IV

  siècles font parfois (rarement) allusion à la dissection des

animaux, cette technique ne fut pas employée systématiquement avant Aristote. On déduisait les structures anatomiques en se fondant sur l’observation externe du corps, sur ce qui devenait visible grâce aux plaies ou aux lésions, sur ce que l’on connaissait du corps des animaux grâce aux victimes sacrificielles et à la boucherie, ou sur des analogies avec des objets inanimés. Cela n’enlève rien aux capacités d’observation que l’on peut attribuer à beaucoup de médecins grecs  ; mais nous devons reconnaître que le déploiement de ces capacités pouvait être très variable selon les contextes. Avant Aristote, les témoignages concernant la pratique de l’observation et de la recherche empiriques ne touchent que certains domaines particuliers et certaines préoccupations théoriques. C’est à Aristote que l’on doit la première méthodologie générale attribuant un rôle important et distinct à la collecte et à l’évaluation de ce qu’il appelle les phainomena – même si l’acception qu’il donne à ce terme ne correspond pas à ce que nous entendons par phénomènes empiriques. Aristote a élaboré ses principes méthodologiques en partie contre les opinions de Platon, et il nous sera utile d’examiner d’abord ce qui rapproche et sépare ces deux grands philosophes. Aristote convient avec Platon que le particulier, en tant que particulier, n’est pas un véritable objet de science ou de compréhension. La connaissance véritable porte sur les vérités universelles. Toutefois, alors que Platon dit souvent que les choses particulières ne font qu’imiter les Formes, ou y participer, Aristote rend compte de manière différente des rapports entre ce que lui aussi appelle des formes et les choses particulières. À la différence de Platon qui croit en des Formes transcendantes intelligibles (par exemple la Forme du Beau à laquelle chaque chose belle participe), pour Aristote les formes sont des aspects immanents des choses. Suivant la doctrine qu’il expose dans les Catégories, ce qui existe

fondamentalement ce sont les substances premières, c’est-à-dire tel ou tel homme individuel. Pour que les qualités, les quantités et autres déterminations existent, il faut qu’il y ait des substances qui présentent les qualités et les quantités en question. Mais les substances premières mentionnées dans les Catégories sont analysées dans la Physique et ailleurs en fonction d’une combinaison de forme et de matière. Un individu humain est un sunholon, un composé concret, fait de matière et de forme. Mais la forme et la matière ne sont pas des composants au sens d’éléments constitutifs du composé. Il serait plus exact de dire qu’elles sont des aspects de la substance individuelle. Pour toute substance individuelle, nous pouvons nous demander de quoi elle est faite – sa cause matérielle –, et ce qui en fait la substance propre – sa cause formelle –, puis nous nous demanderons ce qui l’a causée (la cause efficiente) et quel bien elle sert, quel est son but ou sa fin (la cause finale). Alors que Platon considère souvent que les choses particulières sont inférieures aux Formes, Aristote pense qu’elles exemplifient les formes, car les formes aristotéliciennes répondent à la question de savoir ce qui fait d’une substance individuelle ce qu’elle est – ce qui fait de l’individu humain, disons, l’être humain tel qu’il est. Dans la doctrine de la réminiscence exposée dans le Phédon, Platon accordait que ce processus pouvait être initialement déclenché par la perception, par exemple en remarquant comment les choses particulières ressemblent ou non aux qualités qu’elles représentent. Ainsi, un couple d’objets égaux peut déclencher le processus de la réminiscence qui mène à l’appréhension de la Forme elle-même, l’Égalité. Mais pour Aristote, les substances particulières sont ce qui existent en premier, et bien que le savant recherche les formes et les autres types de causes, on ne peut pas dire qu’il puisse y atteindre par le moyen de la réminiscence.

Une conclusion immédiate et importante en découle : l’attention portée aux données empiriques ne concerne pas les choses individuelles en tant que choses individuelles. Pour Aristote, le savant s’intéresse à l’universel, non aux choses particulières en tant que telles. Aristote dit souvent que les phainomena sont le point de départ de l’enquête. Mais cette expression ne désigne pas seulement ce qui apparaît directement aux sens, mais aussi ce que l’on croit ou pense communément – ce qui « apparaît » au sens de ce qui semble être vrai. Lorsque Aristote veut parler plus spécifiquement des phénomènes sensibles, il ajoute au mot phainomena l’expression « selon la perception ». En outre, la collecte et l’évaluation des phainomena, de «  ce qui apparaît », sont importantes non seulement pour établir les données et exposer les croyances communes, mais aussi plus particulièrement pour identifier les problèmes qui exigent une solution. Lorsqu’il examine un sujet, Aristote commence souvent par passer en revue les opinions de ses devanciers. Mais pour lui, il s’agit moins d’avoir une perspective historique sur la question, a fortiori d’en faire l’histoire elle-même, que d’exposer les principales difficultés, aporiai, qui demandent à être résolues et élucidées. L’ontologie aristotélicienne accorde donc une place fondamentale aux choses particulières, mais son épistémologie soutient que les véritables objets de la connaissance scientifique sont les formes que ces choses particulières possèdent. On rencontre également chez Aristote une méthodologie générale qui recommande d’étudier les opinions communes sur le sujet ainsi que les données empiriques, avant d’aborder les grands problèmes théoriques. Il applique cette méthodologie avec une constance remarquable dans ses travaux, et pas seulement dans ses traités de physique  ; il l’utilise aussi, par exemple, dans le domaine de la politique. Bien entendu, les

phainomena en question correspondent plus ou moins bien à ce que nous appellerions les données de l’observation. Ainsi, dans la Physique, Aristote s’intéresse principalement à des questions qui relèvent à nos yeux de la philosophie des sciences, comme la nature du temps, du lieu, de l’infini, et des types de causes qu’il faut accepter. Il recourt alors plus souvent au raisonnement qu’aux résultats de l’observation. Certes, il examine de près les mêmes données de l’expérience, bien connues, vraies ou supposées telles, qui figuraient dans les débats des Présocratiques, et il soumet ces premières discussions et les opinions communes à une critique complète, pénétrante et même souvent cinglante. Mais en règle générale, les données de l’expérience rassemblées dans la Physique se réduisent à des faits bien connus ou supposés tels. Dans les traités de zoologie, la situation est très différente  : les phainomena étudiés sont souvent des données de l’observation, et Aristote s’efforce maintes fois de les compléter par les résultats de ses propres recherches originales. Par une démarche qui n’est pas sans rappeler celle des historiens, lui et ses collaborateurs ont réuni et examiné les opinions de personnages très différents, susceptibles de détenir un savoir particulier sur différents aspects de la vie ou du comportement des animaux. Il mentionne à maintes reprises ce que lui ont dit des chasseurs, des pêcheurs, des éleveurs de chevaux, de porcs, d’anguilles, des médecins, des vétérinaires, des sages-femmes, entre autres. Il s’inspire aussi –  ce qui est plus surprenant de notre point de vue mais s’accorde bien avec le sien – de sources littéraires, parmi lesquelles Hérodote, par exemple, même s’il lui arrive parfois d’évoquer avec dédain ce « mythologue ». À ces témoignages de seconde main viennent s’ajouter le résultat de ses propres recherches et de celles de ses collaborateurs, même s’il souligne souvent combien les faits sont difficiles à vérifier,

l’observation difficile, et que de plus amples investigations sont nécessaires. On peut s’en rendre compte dans son étude célèbre de la reproduction des abeilles. Il commence par exposer un ensemble de théories qui reflètent en grande partie ses propres opinions a priori. Ainsi, un des éléments qui l’amènent à conclure que chez les abeilles les ouvrières sont mâles, c’est la croyance qu’il est bien plus vraisemblable que les mâles soient mieux pourvus que les femelles en armes offensives et défensives. Il écrit pourtant à la fin de son étude (De la génération des animaux, 760b2 sqq.)  : «  Telle est donc la façon dont semble se faire la génération des abeilles si l’on part de la théorie [logos] et des faits qui semblent établis à propos des insectes. Mais les faits ne sont pas connus d’une manière satisfaisante et, s’ils le deviennent un jour, il faudra se fier à la perception plus qu’aux théories, et à celles-ci dans la mesure où ce qu’elles montreront s’accordera avec ce qui paraît être [phainomena]. » Il est un domaine particulier où Aristote a fait figure de pionnier. J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’on pratiquait très rarement la dissection avant lui, et Aristote laisse entendre que ses compatriotes éprouvaient une certaine répugnance à cet égard. Un passage des Parties des animaux déclare que « ce n’est pas sans un grand dégoût que l’on peut voir de quoi est composé le genre homme, par exemple le sang, la chair, les os, les vaisseaux et autres parties semblables ». En fait, la dissection post mortem sur l’homme n’était pas encore à l’ordre du jour ; pourtant, en ce qui concerne les animaux, Aristote a réussi à dominer sa répugnance avouée  ; on trouve d’évidentes preuves qu’il a pratiqué, avec ses collègues, une dissection poussée et minutieuse d’un très grand nombre d’espèces animales. Ses motivations n’étaient pas la recherche pour elle-même. Bien au contraire, Aristote prend soin d’expliquer et de souligner que les recherches sur les parties des animaux ne s’inscrivent pas

directement dans une investigation sur les constituants matériels, mais dans une enquête sur leurs formes et leurs causes finales. Comme toujours, des questions théoriques sont évidemment en jeu, la compréhension des structures et des fonctions des parties des animaux. L’enquête est constamment guidée par la notion des différentes causes à rechercher, et parmi les quatre causes, l’essence (ou cause formelle) et le bien (ou cause finale) ont la plus grande importance. La dissection servait donc principalement à révéler le fonctionnement de ces deux causes, même si l’utilisation de cette technique révélait beaucoup de choses qu’Aristote n’était pas en mesure de prévoir avant sa recherche. Bien que les animaux soient des objets d’étude inférieurs, comparés aux corps célestes divins, ces derniers sont éloignés et difficiles à observer. Les animaux présentent donc un avantage  : «  Nous nous trouvons mieux placés pour les connaître  », et «  on peut recueillir beaucoup de faits sur chacun de ces genres [c’est-à-dire les animaux et les plantes] pour peu qu’on veuille s’en donner la peine  » (Parties des animaux, I, 644b28 sqq.) Dès qu’il se rendit compte comment il pouvait entreprendre cette enquête, et il avait défini les raisons de le faire –   révéler les essences et le bien  –, il lui fut possible d’envisager un programme de recherche bien plus systématique, qu’il exécuta en menant ses recherches assez loin, même si, bien entendu, il laissait encore beaucoup de travail à ses successeurs. Les remarquables observations d’Aristote, surtout en zoologie, s’insèrent dans le cadre conceptuel de sa doctrine des quatre causes. Mais nous devons ajouter que des présupposés théoriques particuliers déterminent à la fois son programme de recherche et un grand nombre des résultats qu’il rapporte, ses observations présentant certains défauts qui peuvent être importants. C’est dans l’analyse des parties internes des animaux que nous constatons le

rôle joué par ses présupposés. Dans ce domaine, ses travaux sont guidés par sa doctrine des différentes facultés vitales, ou facultés de l’âme, comme la reproduction, la digestion, la perception, la locomotion et autres. Ainsi, lorsqu’il étudie les parties internes des grands groupes d’animaux non sanguins, il semble particulièrement préoccupé de répondre à certaines questions  : il cherche à savoir comment et où la nourriture est ingérée, comment les résidus sont évacués, où se trouve le principe directeur de l’animal, quels sont ses modes de perception (jouit-il du sens de l’odorat, de l’ouïe  ?) et comment il se déplace. Ses travaux sur le tube digestif chez de nombreuses espèces sont minutieux. Mais comme il n’a aucune notion du rôle de ce que nous appelons le système nerveux, qu’il s’agisse des nerfs sensoriels ou des nerfs moteurs, il se contente de remarques superficielles sur les mécanismes de la perception et de la locomotion. Sur ce dernier point, en étudiant de près la disposition des organes locomoteurs, il prête peu d’attention aux muscles internes des animaux qu’il examine. Comme il n’a pas disséqué de sujets humains, il se trompe sur certains éléments caractéristiques de notre anatomie. S’il déclare par exemple que le cœur comprend trois cavités, c’est parce qu’il pense qu’il ne devrait y avoir, dans l’idéal, qu’un seul centre directeur (la cavité médiane). Et lorsqu’il dit que le cerveau est en grande partie vide, c’est qu’il est persuadé de l’importance primordiale du cœur, et n’accorde ainsi au cerveau qu’un rôle subalterne. Toutefois, en ce qui concerne sa conception du cœur, il s’appuie sur des observations empiriques sur le développement des œufs de poule pour étayer la conclusion selon laquelle le cœur est le premier organe à apparaître dans l’embryon. En outre, les mâles sont pour Aristote essentiellement plus forts que les femelles, et ils vivent plus longtemps  ; la découverte

d’espèces animales qui constituent des exceptions ne l’amène pas à réviser sa théorie générale mais à considérer ces animaux comme inférieurs. Dans bien des cas, ce qui est naturel correspond non pas à ce qui est vrai dans la majorité des cas, mais à la norme ou à l’idéal fixés par les animaux supérieurs, et notamment par l’espèce jugée suprême, c’est-à-dire l’homme. Ainsi, selon Aristote, le côté droit est intrinsèquement plus fort que le côté gauche, et il lui est supérieur. Il reconnaît que la distinction droite/gauche n’est pas toujours bien marquée chez les animaux, mais cela ne l’empêche pas de dire que chez l’homme «  la partie droite est la plus adroite  ». Par ailleurs, il déclare que c’est par le haut que la nourriture est absorbée, et il en tire la conséquence : les plantes, qui se nourrissent par la racine, sont inversées du point de vue fonctionnel. En fait, il n’y a que chez l’homme que les parties supérieures sont dirigées vers la partie supérieure de l’univers. Et Aristote n’hésite pas à dire que chez l’homme, seul, les parties naturelles sont conformes à la nature (Parties des animaux). L’œuvre d’Aristote illustre ainsi de manière remarquable l’interdépendance de la théorie et de l’observation. Les observations ne sont pas effectuées pour elles-mêmes, mais pour l’aide qu’elles peuvent apporter dans la solution de problèmes théoriques. Aristote ne fut pas le seul chercheur, dans l’Antiquité ou à l’époque moderne, à recueillir des observations directement pour étayer des théories préétablies. S’il reproche à d’autres de ne pas faire preuve de patience dans leur recherche, et de poser les conclusions qu’ils veulent atteindre avant d’avoir vérifié qu’elles sont confirmées par les données, on peut parfois lui retourner la critique. En même temps, nous ne pouvons manquer d’être impressionnés par la diversité de ses recherches empiriques. S’il arrive souvent que ses théories préétablies ne tiennent pas compte des exceptions de

l’observation, Aristote permet parfois à celles-ci de contredire et donc de modifier celles-là. Et surtout, nous l’avons dit, il rappelle souvent que tous les témoignages pertinents n’ont pas été recueillis, et il accepte de suspendre son jugement sur des problèmes précis jusqu’à ce que de nouvelles recherches soient entreprises. C’est chez Aristote que l’on trouve le premier programme généralisé de recherche empirique dans la science de la nature, recherche entreprise pour les explications causales qu’elle peut apporter. On assiste après Aristote à une séparation plus marquée entre beaucoup de domaines scientifiques et la philosophie générale. Les grandes écoles philosophiques de l’époque hellénistique, l’épicurisme et le stoïcisme, installées principalement à Athènes, ont insisté sur l’importance de l’étude de la nature – mais dans certaines limites seulement. La « physique » comprenait surtout la théorie des éléments, mais aussi l’explication détaillée des phénomènes naturels, en particulier ceux que l’on continuait de considérer comme étranges ou effrayants, comme les éclipses, les tremblements de terre, le tonnerre et la foudre. Mais Épicuriens et Stoïciens considéraient la « physique » comme un moyen en vue d’une fin, et non comme une fin en soi. Une certaine connaissance de la physique était nécessaire pour accéder à la tranquillité de l’âme, l’ataraxia, sans laquelle le bonheur est impossible. Cependant, la fin de la philosophie, son but, était essentiellement une fin morale, atteindre un tel bonheur  ; dès lors que l’on disposait d’explications satisfaisantes sur les problèmes physiques fondamentaux, il était inutile, voire oiseux, de pousser l’enquête plus avant. Les Épicuriens, notamment, rejetaient un grand nombre des travaux des philosophes de la nature, prétendant qu’ils étaient inutiles et qu’ils ne valaient guère mieux que la mythologie. Lorsque plusieurs explications d’un même phénomène semblent possibles

(comme pour les éclipses), proclame Épicure, alors elles doivent toutes être acceptées et entrer en ligne de compte. En tant que principe, l’idée a un caractère non dogmatique, et est en fait étonnamment antidogmatique. Cependant, les explications proposées par les Épicuriens sont souvent fantaisistes  ; non seulement elles révèlent une insuffisance réelle d’esprit critique, mais en plus un manque d’information. Épicure énumère quatre ou cinq théories différentes des éclipses, toutes jugées plausibles ; mais la véritable explication, sans nul doute connue des astronomes depuis le milieu du Ve siècle avant J.-C., ne figure pas dans sa liste. À de rares exceptions près, comme Posidonios, un penseur original du er I  siècle avant J.-C. et qui appartient au stoïcisme moyen, les grands philosophes hellénistiques n’entreprirent eux-mêmes aucune recherche empirique d’envergure. Dans les sciences spécialisées, la situation était très différente. Leur évolution à l’époque hellénistique est en partie une histoire du développement de la démonstration. En même temps, on assiste aussi à une évolution importante dans la nature des recherches empiriques. Notre étude, qui ne peut être que très sélective, pourra se concentrer sur quatre domaines particuliers, l’astronomie et l’optique pour les sciences exactes, l’anatomie et la physiologie pour ce qui est des sciences de la vie. Un travail plus exhaustif devrait cependant prendre en compte bien d’autres éléments, notamment les observations empiriques des recherches harmoniques d’Aristoxène, de Ptolémée et de Porphyre, les travaux de géographie d’Ératosthène, d’Hipparque, de Posidonios, de Strabon et de Ptolémée, la botanique de Théophraste, la pharmacologie de Dioscoride, ainsi qu’un grand nombre de développements en médecine clinique chez de nombreux auteurs de premier plan.

Une des retombées des conquêtes d’Alexandre fut que les Grecs connurent mieux l’astronomie babylonienne. Une certaine connaissance des observations babyloniennes est attestée au IVe, peut-être même au

e

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  siècle, mais il s’agit surtout de données

élémentaires, concernant la périodicité des planètes, du Soleil et de la Lune. Mais les deux grands théoriciens de l’astronomie grecque, Hipparque (IIe siècle avant J.-C.) et Ptolémée (IIe siècle après J.-C.), ont largement puisé dans les archives babyloniennes. Ptolémée, par exemple, fait de la première année du règne de Nabonassar (845 avant J.-C.) le point de départ de son système de datation, et il mentionne plusieurs éclipses de lune observées aux VIIIe, VIIe et e

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 siècles avant J.-C. par les astronomes de Babylone.

Si l’astronomie hellénistique a utilisé avec bonheur les résultats des travaux babyloniens, les Grecs se sont eux-mêmes livrés à des observations célestes originales et minutieuses. Le contexte de ces observations n’a pas toujours grand-chose à voir avec le problème majeur de l’astronomie, la construction de modèles destinés à rendre compte du mouvement des planètes, du Soleil et de la Lune. Ainsi, Hipparque, puis Ptolémée, ont chacun dressé un catalogue détaillé des étoiles. Nous n’avons pas conservé celui d’Hipparque et nous ne pouvons faire que des conjectures sur son contenu, grâce aux témoignages fournis par Ptolémée en particulier. Il semble cependant qu’Hipparque ait répertorié huit cent cinquante étoiles environ, qu’il a repérées par un système de coordonnées mixte. Certains de nos documents renvoient à des coordonnées équatoriales (l’ascension droite ou la déclinaison de l’étoile) ou à une combinaison de coordonnées équatoriales et écliptiques (la longitude dite polaire). Apparemment, il n’existait alors pas de système défini de coordonnées sphériques pour les positions stellaires.

Mais dans le catalogue de Ptolémée lui-même, chaque étoile est repérée par des coordonnées écliptiques (la longitude céleste calculée à l’est ou à l’ouest sur l’écliptique, et la latitude céleste, au nord ou sud de l’écliptique). On discute pour savoir si Ptolémée n’a fait que copier le catalogue d’Hipparque et a ensuite procédé à des ajustements pour rendre compte des positions nouvelles des étoiles à son époque. Mais deux choses sont claires  : premièrement, il s’est fortement inspiré d’Hipparque (il aurait été stupide de ne pas le faire) et, deuxièmement, son catalogue complète celui d’Hipparque et compte désormais mille vingt étoiles environ. Quel que soit l’auteur des données de base du catalogue conservé dans la Composition mathématique (VII et VIII), ce catalogue apporte la preuve évidente d’observations constantes. On a estimé que l’erreur moyenne était de 51’ en longitude et de 26’ en latitude. Ptolémée décrit également les instruments utilisés pour ces observations et d’autres  : le dioptre, l’armille méridienne, le socle ou quadrant, la règle parallactique et l’astrolabe armillaire, tous instruments assez simples sauf le dernier. Chose plus importante, il mentionne les difficultés que posent leur construction et leur utilisation correctes. Ce sont des considérations descriptives, plus que théoriques, qui motivent l’élaboration d’un catalogue des étoiles. Bien entendu, celui-ci n’en constitue pas moins une carte claire des positions stellaires, préalable essentiel pour déterminer les positions des planètes, grand problème de la théorie astronomique, et, aussi, de la pratique astrologique. En outre, l’observation attentive des situations stellaires par rapport à l’écliptique a permis à Hipparque de faire une découverte capitale –  le phénomène de la précession des équinoxes, le lent mouvement rétrograde des points équinoxiaux par rapport aux étoiles fixes. En comparant ses résultats concernant la position de Spica dans la constellation de la Vierge avec ceux que

rapportaient ses devanciers, Hipparque fut amené à comprendre qu’il y avait un déplacement important soit seulement dans les étoiles proches de l’écliptique, soit dans toutes les étoiles. Bien entendu, il savait bien que les observations faites avant lui étaient inexactes, et, comme le fera Ptolémée, il soupçonna des erreurs systématiques propres à certains de ses instruments. Il conclut pourtant à un déplacement général et il calcula que la vitesse de révolution de l’ensemble de la sphère céleste externe était d’environ un degré par siècle (c’est le chiffre adopté par Ptolémée lui-même, encore que ce chiffre ait pu correspondre à la limite inférieure de la précession dans les calculs d’Hipparque). C’est là un des plus remarquables exemples antiques de programme d’observation entrepris sans arrière-pensée théorique et qui a débouché sur un résultat totalement inattendu – résultat qui fut d’ailleurs accepté, bien qu’il impliquât la révision radicale d’une opinion ancienne, à savoir l’immobilité absolue de la sphère des étoiles les plus lointaines. Cette conviction était en fait si bien ancrée dans les croyances communes que la découverte d’Hipparque fut souvent ignorée ou rejetée. Certes, Ptolémée accepta la précession et consacra une longue étude à sa vérification. Mais beaucoup de commentateurs tardifs, y compris des érudits pourtant bien informés comme Proclos et Philopon, font état de leur franche incrédulité à propos de la réalité de la précession – et cela en dépit du fait qu’avec le passage du temps, la comparaison entre les positions anciennes et postérieures des étoiles aurait dû suggérer de plus en plus clairement cette réalité. L’autre cadre majeur de recherches et d’observations détaillées concerne bien entendu le grand problème théorique qui a occupé les astronomes grecs à partir du Ve siècle avant J.-C., la construction de modèles géométriques destinés à rendre compte des mouvements

apparemment irréguliers de la Lune, du Soleil et des planètes. À l’époque de Ptolémée, on privilégiait les modèles qui faisaient appel à des cercles excentriques et à des épicycles, ou à une combinaison des deux, et Ptolémée lui-même introduit certaines notions théoriques, notamment l’équant, un point extérieur à la Terre et au centre de l’excentrique et par rapport auquel il faut mesurer le mouvement uniforme. Mais cette hypothèse finit par être critiquée parce qu’elle violait en fait le principe fondamental de l’uniformité des mouvements. Ptolémée n’avait pas seulement pour ambition d’apporter des solutions générales et qualitatives aux problèmes du mouvement planétaire, c’est-à-dire de résoudre les problèmes géométriques en termes généraux. Il cherchait une explication exacte, quantitative, qui déterminerait pour chaque planète le degré d’excentricité, les dimensions de l’épicycle ou des épicycles, par rapport au déférent, la ligne des apsides de la planète, ainsi que les vitesses de révolution –   les périodicités  – de l’épicycle et du déférent. Si l’on en croit Ptolémée, Hipparque aurait été lui-même incapable de rendre compte de manière satisfaisante du mouvement des planètes, bien que ses modèles pour la Lune et le Soleil aient été pleinement quantitatifs. C’est donc à Ptolémée lui-même que l’on doit, semble-til, la première théorie complète du mouvement planétaire, dont les solutions précises permettent de déterminer la position exacte d’un astre, à n’importe quel moment du passé, du présent ou de l’avenir. Dans ses exposés sur chaque planète, Ptolémée donne un certain nombre d’observations spécifiques. Il va même jusqu’à citer le nombre minimal d’observations nécessaires pour déterminer les paramètres spécifiques du mouvement de chaque planète. Cela s’expliquerait en partie par sa volonté de proposer un exposé aussi simple et aussi clair que possible. Bien évidemment, toutes les

observations sont choisies de manière à fournir les résultats qu’il propose –  et d’une manière générale la qualité de ces travaux d’observation a suscité des critiques (comme pour son catalogue des étoiles). Il se permet certainement quelques ajustements dans les positions observées, tout comme dans ses calculs mathématiques où il arrondit constamment les chiffres. En regard des critères d’exactitude qui auront cours plus tard dans les théories astronomiques, ses procédures se révèlent approximatives. Mais dans l’ensemble, il réussit très bien à trouver des résultats qui, dans la plupart des cas, s’approchent passablement des mouvements planétaires observés. Qu’il se soit senti obligé d’introduire certaines complexités dans ses modèles théoriques (notamment pour Mercure et la Lune) afin d’éliminer des contradictions entre la théorie et l’observation, voilà qui témoigne sans doute de l’importance qu’il accordait à celle-ci. Bien que dans la Composition mathématique ellemême il ne présente pas toutes les données qu’il utilise ou qu’il juge nécessaire de prendre en compte, c’est seulement à cause de cette nécessité qu’il fut amené à modifier et à élaborer les modèles qu’il propose. Le deuxième domaine que j’ai choisi d’étudier, l’optique, a été l’occasion de débats théoriques sur la nature de la lumière ainsi que sur la direction de la vision. Certains auteurs interprétaient la lumière comme le transport de particules à travers le vide, tandis que d’autres la considéraient comme la transmission d’une certaine tension dans un milieu continu. En ce qui concerne la vision, on distinguait entre ceux pour qui le rayon lumineux part de l’œil et va frapper l’objet, et ceux pour qui il va de l’objet à l’œil. Aucun de ces débats de physique n’a eu de répercussions directes sur les recherches empiriques touchant par exemple aux lois de la réflexion et de la réfraction. C’est encore chez Ptolémée que l’on trouve les

meilleurs témoignages sur ces recherches, même si nous pouvons être sûrs que la réflexion et la réfraction en tant que telles étaient connues avant lui. Le traité qu’il a consacré à l’Optique ne nous a été conservé que dans une traduction latine d’une version arabe, et nous avons sur certains points de bonnes raisons de mettre en doute la fidélité du texte qui nous est parvenu. On sait toutefois que l’original contenait des comptes rendus détaillés de vérifications expérimentales des lois de la réflexion, ainsi que des analyses de la réfraction, y compris des tentatives pour déterminer les différences de réfraction, selon divers angles d’incidence, dans différents couples de milieux, en passant de l’air à l’eau, de l’air au verre, et de l’eau au verre. Nous avons ainsi l’occasion de faire quelques remarques générales sur le rôle joué par l’expérimentation dans la science grecque. On a souvent dit que l’un des grands défauts des Grecs était de n’avoir pas compris la valeur des méthodes expérimentales. Il est clair d’emblée que l’expérimentation était impossible dans beaucoup de domaines qui intéressaient les savants grecs. C’est le cas de l’astronomie, par exemple, où il n’était pas question d’intervenir directement pour mettre à l’épreuve les hypothèses grâce à des situations spécialement inventées. Il en allait à peu près de même en météorologie et en géologie. Les Grecs n’étaient pas en mesure de conduire des recherches sur le tonnerre et la foudre, ou les tremblements de terre, en créant artificiellement ces phénomènes, même sur une échelle réduite. Leur méthode habituelle consistait plutôt à invoquer un analogue réel ou supposé tel : c’est ce qu’aurait fait Anaximène à propos de l’éclair, qu’il comparait à l’eau qui étincelle lorsqu’elle est frappée par la rame. Mais toute procédure de ce genre aurait supposé résolue la question de savoir si les

phénomènes comparés sont en fait semblables pour ce qui est des caractéristiques pertinentes. Certaines procédures expérimentales limitées sont parfois invoquées dans la recherche sur les éléments physiques. Aristote, par exemple, déclare qu’en s’évaporant l’eau de mer devient de l’eau douce. Il dit la même chose à propos du vin, par exemple, résultat qui peut amener à s’interroger moins sur les capacités d’observation d’Aristote, que sur les procédures employées et sur le cadre conceptuel qui a servi à évaluer les résultats. Le principal obstacle à l’utilisation effective d’une méthode expérimentale liée à la théorie physique réside dans le caractère vague des définitions des corps simples, la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu eux-mêmes. Ils sont identifiés à des combinaisons de qualités premières, le chaud, le froid, l’humide et le sec, mais ce que nous rencontrons comme Terre, Eau, Air ou Feu, ce n’est jamais le corps simple pur, mais toujours un certain mélange. Ainsi, cette «  eau  » qui selon Aristote provient du vin qui s’évapore pourrait bien être ce que la vapeur du vin chauffé produisait, selon lui, en se condensant ; s’il a réalisé une expérience de ce type, le condensé aurait été sans aucun doute un liquide incolore, plus ou moins sans saveur, que l’on pourrait facilement confondre avec de l’eau naturelle. Pourtant, comme le montre l’Optique de Ptolémée, il y eut dans certains cas des recherches empiriques détaillées, conduites à l’aide d’appareils conçus spécialement à cet effet. Ptolémée mesure la réfraction qu’il a constatée entre ses trois couples de milieux et il propose ses résultats pour des angles d’incidence de 10 ° à 80 °. Dans les trois cas, les premiers résultats sont précédés de l’adverbe «  presque  » et tous sont énoncés en degrés et en demi-degrés. Il semble donc tenir compte des approximations. Le plus surprenant, pourtant, c’est que tous les résultats s’accordent exactement avec une

loi générale qui s’exprime sous la forme de l’équation r = ai – bi2, où r est l’angle de réfraction, i l’angle d’incidence, a et b des constantes pour les milieux concernés. L’Optique expose à l’évidence des résultats qui ont déjà été arrondis pour s’accorder avec une théorie générale sous-jacente. Nous citerons des cas de procédures expérimentales exemptes de ce genre de manipulation, lorsque nous arriverons à l’anatomie et à la physiologie. Mais à ce stade, nous pouvons déjà souligner une caractéristique commune, bien que loin d’être universelle, des procédures expérimentales grecques  : elles ne sont pas un moyen neutre que l’on invoque pour trancher entre des solutions précédemment considérées comme à peu près aussi plausibles les unes que les autres, mais une extension de l’usage de témoignages pour corroborer une théorie ou une série de résultats particulières. À cet égard, l’expérimentation ne sert pas tant de procédure de vérification neutre – idéale – que de témoignage pour confirmer un point de vue précis. Les deux autres domaines que nous devons considérer, l’anatomie et la physiologie, sont étroitement liés et peuvent être étudiés ensemble. Nous avons déjà parlé de l’évolution et de la pratique de la dissection chez Aristote, où elle était réservée aux sujets animaux  ; elle constituait le principal facteur qui a permis à Aristote de se faire une idée bien plus précise des structures internes que ses prédécesseurs. Deux savants, travaillant principalement à Alexandrie à la fin du IVe siècle et au début du IIIe siècle avant J.-C., Hérophile et Érasistrate, sont passés à l’étape suivante, la dissection du corps humain. Nos sources laissent même entendre qu’ils ont également pratiqué la vivisection sur des êtres humains, «  des criminels emprisonnés que les rois leur procurèrent », selon les mots de Celse.

Il est clair qu’une telle recherche était lourdement tributaire du soutien des rois, notamment les deux premiers Ptolémées. Il semble cependant qu’après Hérophile et Érasistrate, on ait moins eu recours à l’investigation anatomique post mortem, même si Galien, au IIe siècle après J.-C., écrit qu’on continuait à Alexandrie d’enseigner l’ostéologie à partir de sujets humains. L’extension des techniques de dissection à l’homme fut un des facteurs qui contribuèrent à l’évolution très rapide des connaissances anatomiques juste après Aristote. Hérophile et Érasistrate ont effectué tous les deux un grand nombre de découvertes importantes, la plus remarquable étant celle du système nerveux. À l’origine, le mot grec utilisé pour nerf, neuron, désignait indifféremment une grande variété d’éléments, dont les tendons et les ligaments. On ignorait évidemment tout du rôle de ce que nous appelons les nerfs sensoriels et les nerfs moteurs dans la transmission de la sensation et le contrôle des muscles. Aristote, nous l’avons dit, croyait que le cœur était le siège du principe directeur du corps, mais sa description des rapports entre le cœur et les organes sensoriels est terriblement vague et obscure. On ignore si Hérophile et Érasistrate furent encouragés par l’insuffisance des travaux d’Aristote dans ce domaine. En tout cas, nous devons reconstituer leurs travaux à partir de citations et de commentaires dus à des sources tardives comme Galien. Mais le problème général de la localisation du principe directeur, le cœur ou le cerveau, fut l’une des questions les plus discutées par les auteurs d’ouvrages de médecine comme par les philosophes. C’est un problème qui remonte au moins à Alcméon, un philosophe du milieu du Ve siècle avant J.-C. Comme Platon après lui, Alcméon fait du cerveau le centre directeur. Il se peut même qu’il ait étudié la partie postérieure de l’œil à l’aide d’une sonde, afin justement d’en

établir le lien avec le cerveau, mais on ne saurait dire s’il a disséqué le cerveau ou une autre partie du corps, sans faire violence à nos sources. Il se peut qu’il ait décrit un canal, poros, situé à l’arrière de l’œil, mais ce canal n’était certainement pas encore identifié au nerf optique. L’étape consistant à identifier certaines structures comme nerfs sensoriels et d’autres comme nerfs moteurs marque la découverte du système nerveux en tant que tel. C’est là qu’Hérophile et Érasistrate ont accompli un progrès majeur. Galien reproche aux travaux d’Hérophile de ne pas être exhaustifs, et il dit qu’Érasistrate n’a effectué des recherches détaillées dans certains domaines qu’à la fin de sa vie  ; cela ne saurait en rien diminuer l’importance de leur découverte fondamentale, le rôle spécifique des deux grands types de nerfs. Leurs recherches anatomiques ne se limitèrent pas au seul problème de la transmission de la sensation et du mouvement. On doit à Hérophile, entre autres choses, la première description précise des quatre membranes de l’œil et l’identification du rôle des ovaires. On attribue à Érasistrate la découverte des quatre principales valvules du cœur qui contrôlent l’écoulement des substances dans les côtés droit et gauche. Selon Galien, Érasistrate a identifié les différents ventricules du cerveau, et Hérophile a décrit et nommé pour la première fois deux structures de l’encéphale, le Torcular Herophili et le Calamus scriptorius. Une grande partie de ces travaux furent sans aucun doute pratiqués sur des animaux, et les dissections de cadavres humains ne furent pas nécessairement très nombreuses. Elles permettaient pourtant de faire des comparaisons directes entre l’homme et les autres animaux, au lieu d’en être réduit à inférer les structures humaines en se fondant sur des analogies réelles ou supposées avec

d’autres espèces. Selon Galien, Hérophile a comparé le foie humain et le foie de l’animal, tandis qu’Érasistrate en faisait autant pour le cerveau. Par ailleurs, Hérophile n’aurait pas trouvé le nom du duodénum s’il n’avait pas mesuré la longueur de cet organe chez l’homme (le nom qu’il lui donna indique qu’il fait douze fois la largeur d’un doigt). Ces travaux de recherche n’étaient pas seulement de nature descriptive. Outre le problème de la localisation du centre directeur, il y avait des débats théoriques sur certains processus physiologiques, comme la respiration et la digestion. Érasistrate a peut-être eu recours à la vivisection pour étayer son exposé sur la digestion, qu’il interprète en termes purement mécaniques  : l’estomac et le tube digestif n’opèrent pas la «  coction  » de la nourriture, mais son broyage. Il était aussi convaincu que les artères contiennent normalement de l’air et que le sang qui s’en échappe lors d’une lésion provient des veines voisines par des capillaires invisibles. Mais quels que soient les problèmes théoriques en jeu, il est clair qu’il était pleinement conscient de la nécessité, de l’importance et de la difficulté de la recherche empirique. Galien le cite ainsi  : «  Ceux qui n’ont aucune habitude de l’enquête sont aveuglés et étourdis dès leurs premiers travaux et ils abandonnent immédiatement la recherche, par fatigue de l’esprit et par une impuissance qui n’est pas moindre que celle des coureurs qui participent à des courses sans y être entraînés. Mais l’homme habitué à la recherche a recours à toutes les astuces possibles lorsqu’il mène son enquête mentale  ; il se tourne dans toutes les directions et, loin d’abandonner au bout d’une journée, il continue pendant toute sa vie. Il examine les unes après les autres toutes les idées se rapportant à l’objet de l’enquête, et persévère jusqu’à ce qu’il ait atteint son but. »

Malgré les brillants succès (à nos yeux) d’Hérophile et d’Érasistrate, la dissection resta longtemps une méthode controversée, pour différentes raisons. La vivisection animale, et surtout humaine, fut presque universellement condamnée parce que cruelle et immorale. Mais la dissection fut aussi rejetée par deux grandes sectes médicales hellénistiques (les Empiriques et les Méthodiques) sous prétexte que les preuves qu’elle apporte sont pertinentes non pour la connaissance de l’être vivant, mais pour celle de l’être mort. De la même manière, la vivisection animale n’était d’aucune utilité pour déterminer les processus vitaux, puisqu’elle dépend d’une intervention violente sur l’être vivant. En outre, beaucoup de médecins soutenaient que l’objet de la médecine est de soigner les malades et que le médecin ne doit pas se préoccuper d’expliquer pourquoi et comment fonctionne un corps, mais qu’il doit seulement remédier aux troubles physiologiques. À coup sûr, le respect dû aux morts venait aussi militer contre l’utilisation de sujets humains (encore que l’on puisse dire que dans d’autres domaines les Anciens n’éprouvaient aucun remords à profaner les cadavres, lorsqu’il s’agissait d’ennemis vaincus). Cependant, quelles qu’en aient été les raisons, l’on assista à un déclin de la dissection humaine après Hérophile et Érasistrate. Pourtant, au IIe siècle après J.-C., Galien a certainement perpétué la tradition de la recherche anatomique, même s’il travaillait exclusivement sur des animaux. Nous devons également souligner qu’entre ses mains, la vivisection et la dissection n’étaient pas uniquement un instrument de recherche. Elles avaient parfois un rôle publicitaire, une manière de prouver que l’on en savait plus que ses concurrents. La médecine a toujours été une activité marquée par une forte concurrence, et un médecin pouvait se faire un nom grâce à son habileté en anatomie, entre autres choses. Galien mentionne des

exemples de dissections pratiquées en public, où des experts concurrents prétendaient pouvoir en prédire les résultats, et on prenait même des paris sur celui qui devinerait juste. Il raconte, par exemple, comment il a confondu certains de ses adversaires se réclamant d’Érasistrate, lorsqu’il les mit au défi de prouver que les artères contiennent par nature de l’air. Il y a aussi l’épisode célèbre où un éléphant fut disséqué à Rome en public et où Galien (c’est ce qu’il affirme) l’emporta sur ses rivaux en annonçant ce que l’examen allait révéler. Il est clair que dans ce type de contexte, la dissection servait moins à l’enseignement, ou à la recherche, qu’à faire montre de son savoir. Nous devons cependant reconnaître que les propres descriptions anatomiques de Galien témoignent d’observations minutieuses et de recherches bien dirigées. Partant des travaux de ses prédécesseurs, il fut en mesure de pousser bien plus avant la recherche sur le système nerveux. Il entreprit ainsi des expériences systématiques pour voir ce qui se passe quand on coupe la colonne vertébrale en différents endroits, en faisant une coupe transversale, soit à moitié, soit complète. Il expose ses résultats dans Sur les procédures anatomiques où il fut en mesure d’identifier le rôle précis des nerfs qui entrent dans la colonne vertébrale entre chaque paire de vertèbres, depuis les vertèbres sacrées jusqu’aux vertèbres cervicales. Il s’agit là de vivisections expérimentales, libres de toute théorie préconçue et destinées à déterminer certaines fonctions. L’histoire de la dissection dans l’Antiquité illustre bien l’interaction complexe de l’observation et de la théorie. Dans certains cas, l’idée d’enquêter sur le corps au moyen de la dissection fut stimulée par un débat théorique particulier, comme la question de savoir si le centre directeur est le cœur ou le cerveau. Dans d’autres, la dissection servait moins à confirmer ou à réfuter certaine théorie,

qu’à mieux connaître les causes formelles et finales des parties des animaux. Dans ce cas, et chez Aristote particulièrement, elle est devenue une méthode plus générale, et elle pouvait avoir comme résultats des découvertes qui ne correspondaient à aucune préoccupation théorique spécifique. Ces résultats étaient d’ailleurs susceptibles d’entraîner une redéfinition des problèmes eux-mêmes, comme ce fut le cas plus tard avec la mise en évidence du système nerveux. La dissection fut toujours gouvernée par des théories et des hypothèses d’un type ou d’un autre  ; mais lorsque l’une de ces hypothèses admettait que les problèmes eux-mêmes pouvaient être plus complexes qu’on ne le croyait généralement, le chercheur était mieux préparé pour l’inattendu. Ainsi, l’utilisation de la dissection pouvait effectivement engendrer de nouveaux problèmes, qui créaient à leur tour de nouveaux programmes de recherche. Nous ne pouvons pas dire avec précision ce qu’Hérophile et Érasistrate cherchaient lorsqu’ils identifièrent les ventricules du cœur en tant que tels ; mais une fois établi leur rôle régulateur dans l’écoulement des substances qui entraient dans les deux côtés du cœur et en sortaient, la question des rapports entre les systèmes veineux et artériel, et l’existence possible d’une communication entre les deux constituèrent de nouveaux problèmes majeurs pour le débat physiologique –  problèmes qui devaient d’ailleurs rester sans réponse pendant toute l’Antiquité.   Nous pouvons maintenant faire un court inventaire des résultats de notre étude. La nécessité de procéder à des observations et de pratiquer la recherche peut sembler relever à l’évidence du travail de quiconque s’est sérieusement livré à une enquête dans la science de la nature. Pourtant, l’histoire des notions, comme de la pratique, de l’observation et de la recherche dans l’Antiquité grecque montre que toutes deux ne se développèrent pas du jour au lendemain  : elles

posèrent des difficultés d’ordre pratique et conceptuel, et elles furent toujours controversées. La première difficulté réside dans les doutes exprimés sur la fiabilité de la sensation, et ensuite dans la préférence marquée des grands philosophes, à partir de Parménide, pour la raison et le raisonnement comme guides sûrs pour atteindre à la vérité. Toutefois, même chez ceux qui n’adoptèrent pas de positions ultrarationalistes, le simple fait de reconnaître que la perception a quelque valeur ne suffit pas en lui-même à stimuler la recherche délibérée. Celle-ci devait toujours être motivée soit par un problème théorique particulier qui exigeait une solution, soit par un cadre général d’explication qui dictait l’examen détaillé de divers phénomènes –  par exemple (dans le cas d’Aristote) identifier les problèmes et découvrir les causes formelles et finales qui soustendent les apparences. On constate que l’observation ne sert souvent qu’à confirmer ou à réfuter une thèse particulière ; une fois le but atteint, on ne poussait pas la recherche plus avant. Souvent aussi, les observations, y compris celles qui étaient effectuées dans un cadre expérimental, étaient citées directement pour étayer certaine thèse préétablie. L’Antiquité fournit beaucoup d’exemples d’observations hâtives ou superficielles, où le chercheur conclut un peu trop rapidement que les données confirment sa théorie, où il interprète déjà ces données à la lumière de sa théorie, lorsqu’il n’ajuste pas ses résultats pour qu’ils apportent cette confirmation. Bien entendu, ces conclusions hâtives sont loin d’être le privilège de la science antique. Toutefois, lorsque la motivation était un intérêt théorique ou conceptuel particulier, on pratiquait des observations soutenues dans des domaines tels que la médecine clinique, la zoologie, l’astronomie, et l’optique, et certaines d’entre elles non seulement ne confirmaient pas, mais s’inscrivaient même contre les opinions

préconçues des chercheurs. Les observations cliniques hippocratiques ne correspondent souvent à aucun schéma défini de données critiques. En zoologie, Aristote dut lui aussi accepter des exceptions à ses généralisations, même s’il recourt parfois à des élaborations secondaires pour se débarrasser des contre-exemples évidents. La découverte de la précession par Hipparque allait à l’encontre de ses propres hypothèses, ainsi que de celles de ses contemporains. Tandis que les observations étaient toujours effectuées à la lumière de quelque théorie, il y avait des cas où une fois les données recueillies, la nature des problèmes se transformait –  comme le montre la découverte du système nerveux et des valvules du cœur. Ainsi, alors que la théorie guide la recherche, il y avait aussi un important mouvement dans l’autre sens  : les observations elles-mêmes entraînaient la formulation de nouveaux problèmes, et engendraient ensuite d’autres programmes de recherche. La valeur et l’importance de la recherche empirique ne devinrent jamais des principes universellement acceptés de la science de la nature, ni avant ni après Aristote, que ce soit chez les philosophes, les médecins, ou chez les chercheurs dans le domaine des sciences exactes ou des sciences de la vie. Mais cela n’a pas empêché certains savants, dans des contextes spécifiques, et à des époques précises, de prôner le principe de la recherche –  souvent en face d’attitudes hostiles et de critiques émanant des rationalistes, des pragmatiques et des sceptiques  –, et de l’appliquer. Le monde antique fourmille d’exemples où un savant prône un excellent principe méthodologique, mais où il n’est guère à la hauteur sur le plan pratique. Si ceux qui louent la valeur de la recherche empirique ne font parfois rien d’autre qu’émettre un vœu pieux, ou énoncer un noble idéal qui ne se traduit pas dans les faits, il y a des exceptions. Les programmes de recherche soutenue, effectivement menés à bien

avec beaucoup de détermination par certains médecins hippocratiques, par Aristote, Hérophile, Érasistrate, Hipparque, Ptolémée et Galien, montrent que les grands principes n’étaient pas seulement des recommandations idéales, mais qu’en l’occurrence ils étaient pleinement réalisés dans la pratique. Geoffrey E.R. LLOYD

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE BOURGEY, Louis, Observation et expérience chez les médecins de la collection hippocratique, Paris, Vrin, 1953. —, Observation et expérience chez Aristote, Paris, Vrin, 1955. BURKERT, Walter, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism (traduction révisée par E.L. Minar de Weisheit und Wissenschaft, Hans Carl Verlag, Nürnberg, 1062), Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1972. KUDLIEN, Fridolf, Der Beginn des medizinischen Denkens bei den Griechen, Zurich, Artemis Verlag, 1967. LE BLOND, Jean-Marie, Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1939. LLOYD, Geoffrey E.R., Magie, raison et expérience, Paris, Flammarion, 1990. —, Methods and Problems in Greek Science, Cambridge University Press, 1991. NEUGEBAUER, Otto, The Exact Sciences in Antiquity, Providence, Rhode e

Island, Brown University Press, 2  éd., 1957. —, A History of Ancient Mathematical Astronomy, 3  vol., Berlin, Springer Verlag, 1975. VAN DER WAERDEN, Bartel L., Science Awakening, Oxford University Press, 2e éd., 1961.

La démonstration et l’idée de science

Dans l’Antiquité gréco-romaine, la notion de démonstration est intimement liée à une certaine conception de la science, la plus importante à bien des égards. Il sera donc commode de les étudier ensemble. Toutefois, nous devons souligner d’emblée un point  : l’idée que la connaissance scientifique doive se fonder dans l’idéal sur la démonstration est loin d’être la seule conception de la science proposée dans l’Antiquité. En outre, la notion de démonstration ellemême revêt plusieurs formes chez différents auteurs et dans différents domaines. Nous verrons que la définition qu’en donnent les Seconds Analytiques d’Aristote, à savoir que la démonstration procède par raisonnement déductif à partir de prémisses qui sont elles-mêmes indémontrables, fut en partie élaborée en opposition directe avec d’autres conceptions, moins formelles et moins rigoureuses. Si l’on en croit les témoignages que nous avons conservés, les tentatives de démonstrations rigoureuses précèdent de plusieurs décennies la conceptualisation de cette notion. Le premier raisonnement déductif suivi (le premier de la littérature européenne) se trouve dans la «  Voie de la vérité  », le poème philosophique de Parménide qui daterait de 480 avant J.-C. environ. Il sera instructif

d’examiner les points sur lesquels il ressemble à d’autres styles postérieurs de démonstration, et les points sur lesquels il en diffère. C’est dans le fragment  8 que Parménide expose ses principales conclusions essentielles, sur la nature de la réalité, et elles forment une série de raisonnements déductifs bien articulés. Plusieurs d’entre eux se présentent sous l’aspect d’une reductio, ou preuve indirecte, et la plupart font appel, directement ou non, à des choix exclusifs sous forme d’alternatives dont les membres épuisent toutes les possibilités ; nous examinerons certains exemples en temps utile. Cependant, la chaîne déductive tout entière dépend d’un point de départ que Parménide considère à l’évidence comme indiscutable. Le fragment 2, où il distingue entre deux voies d’enquête possibles, énonce l’affirmation suivante  : «  Il est, et il est impossible qu’il ne soit pas. » À l’appui de sa thèse, il tient que l’opposé, l’autre « voie », à savoir que « il n’est pas, et il faut nécessairement qu’il ne soit pas », doit être rejeté, car « tu ne saurais connaître ce qui n’est pas, et tu ne saurais davantage le dire  » (c’est-à-dire l’affirmer en tant que vrai). Comme le dit ensuite le fragment 3, « c’est la même chose qui peut être pensée et qui peut être ». Le sens du verbe être, le sujet qu’il faut reconnaître à ce verbe, la nature précise de l’alternative formulée, sont autant de questions controversées. Mais cela n’affecte en rien le point principal  : à l’évidence, Parménide essaye d’entrée de jeu d’établir un point de départ que tous devraient accepter. On peut comprendre cela en disant qu’une enquête, demande Parménide, doit pour aboutir être une enquête sur quelque chose. Elle doit avoir un objet. On ne peut pas mener une enquête sur le non-existant absolu. Pour exister, l’enquête doit porter sur «  ce qui est  ». Mais en ce qui concerne le rejet de « il n’est pas », nous devons noter d’emblée que l’énoncé des deux voies est très vague, et ensuite que Parménide semble imposer

un choix non entre deux propositions strictement contradictoires, mais entre deux propositions contraires. La contradictoire de « il est impossible qu’il ne soit pas » (c’est-à-dire il est nécessaire qu’il soit) n’est pas « il faut nécessairement qu’il ne soit pas » (il est nécessaire qu’il ne soit pas), mais « il n’est pas nécessaire qu’il soit ». Chose plus importante, le raisonnement déductif qui vient ensuite n’est pas fondé sur une série d’axiomes clairement identifiés. Parménide aurait certainement exigé que son énoncé « il est, et il est impossible qu’il ne soit pas  » fût accepté comme vrai, mais il est évident que son point de départ n’a rien d’une série d’axiomes ou de propositions indémontrables. Cependant, une fois le point de départ considéré comme établi, Parménide expose dans le fragment  8 un raisonnement serré en faveur de toute une série de conclusions hautement surprenantes, par exemple que cet «  il  » dont il parle est inengendré et impérissable, qu’il n’est pas sujet au changement ni au mouvement, et qu’il est immuable dans le temps et dans l’espace. Ici encore, un grand nombre de points précis, dont certains sont importants, restent obscurs ou discutés. Mais on s’accorde généralement sur la structure d’ensemble du raisonnement, et personne ne conteste qu’il ait une forme rigoureusement déductive. Parménide expose ce qu’il va établir au fragment  8, 2  sqq., puis il entreprend de démontrer successivement chacun des points par une argumentation soigneusement construite. Ainsi, il démontre sa première conclusion, à savoir qu’il ne vient pas à l’être, par une reductio (fragt 8, 20 sqq.). «  S’il est venu à l’être, il n’est pas.  » Mais –  on l’a montré  –, il faut rejeter « il n’est pas ». Nous devons donc rejeter la venue à l’être. Le mouvement et le changement sont ensuite pareillement rejetés puisqu’ils présupposent une venue à l’être, celle de la nouvelle situation créée par le mouvement ou le changement supposés. Or la

venue à l’être vient d’être exclue par l’argument précédent. Par conséquent, il faut aussi rejeter le mouvement et le changement. Nous pouvons ajouter à ces preuves indirectes d’autres formes de raisonnements. Il y a ainsi une autre preuve permettant de conclure qu’« il est inengendré ». Parménide développe à cet effet un raisonnement qui s’appuie sur ce que nous pourrions appeler le principe de raison suffisante. Au fragment 8, 9 sq., il pose la question suivante  : «  Quelle nécessité l’aurait poussé à grandir plus tard ou plus tôt, à partir de rien ? » Si aucune cause ne peut être invoquée, si aucune explication ne peut être avancée qui nous permette de savoir pourquoi l’univers est venu à l’être à un moment plutôt qu’à un autre, nous pouvons considérer alors que cet argument vient rejeter l’idée qu’il soit venu à l’être. Bien entendu, la pertinence de l’argument ne se limite pas aux premières théories cosmologiques grecques auxquelles Parménide pensait peut-être. Les objectifs de la «  Voie de la vérité  » sont clairs  : Parménide entreprend d’établir une série de conclusions inévitables grâce à des raisonnements purement déductifs dont le point de départ doit luimême être accepté. Ce sont là des traits que ces conclusions partagent avec des démonstrations ultérieures. Toutefois, le vocabulaire que Parménide emploie pour décrire ce qu’il fait est très limité. Non seulement il ne dispose pas de termes pour décrire ses différents schémas d’argumentation, tels que reductio, mais il n’a pas de mots pour déduction, ni pour prémisse, encore moins pour axiome. Certes, il propose ce qu’il appelle un « elenchos très disputé » (fragt 7, 5 sqq.), et on a pensé parfois que ce mot pouvait être traduit par «  preuve  ». Toutefois, il semble plus vraisemblable que le sens premier soit ici celui de «  réfutation  », comme l’elenchos des dialogues de Platon où Socrate dénonce les incohérences propres aux croyances de ses interlocuteurs. Quant à la série de conclusions

exposées dans la suite de la «  Voie de la vérité  », elles sont simplement introduites par cette remarque  : cette voie comporte beaucoup de repères ou marques, sêmata, qui indiquent qu’« il » est inengendré, impérissable, et ainsi de suite. L’influence immense de Parménide sur la philosophie grecque ultérieure découle autant de ses méthodes que de ses conclusions. En ce qui concerne ces dernières, il est certain que les cosmologues présocratiques qui lui succédèrent réagirent directement au défi lancé par Parménide et à sa négation du changement et de la venue à l’être. Ils acceptèrent le principe que rien ne peut venir à l’être à partir du non-existant absolu, mais ils postulèrent que ce qui est, est lui-même une pluralité. On peut donc interpréter le changement et la venue à l’être en fonction des interactions de choses déjà existantes. Mais les pluralistes utilisent eux aussi les preuves indirectes, ou la reductio, même si leurs raisonnements déductifs ne s’inspirent pas tous de ceux de Parménide. Cependant, chez les propres disciples éléates de Parménide, Zénon et Mélissos, la gamme des dilemmes utilisés s’élargit. Zénon, en particulier, essaye de construire une ontologie moniste en rejetant systématiquement toutes les positions pluralistes rivales. Sa manière de procéder consiste, semble-t-il, à examiner et à réfuter toutes les manières possibles de concevoir « les plusieurs ». Quelle que soit la notion de division invoquée pour distinguer les différents éléments qui constituent la pluralité, l’idée se révélera incohérente, ruinée par ses contradictions internes. Les «  plusieurs  » se révéleront, par exemple, à la fois « limités » et « illimités », « grands » et « petits ». Comme chez Parménide lui-même, les arguments font appel à des termes qui sont eux-mêmes très mal définis –  ce qui, d’ailleurs, est aussi le cas avec les mots « un » et « plusieurs », où Zénon pense à l’évidence que réfuter ceux-ci c’est établir celui-là.

Le raisonnement déductif utilisé à des fins constructives ou destructives est donc couramment utilisé dans la philosophie grecque dès le milieu du Ve siècle. À partir de 430 avant J.-C. environ, nous rencontrons d’autres témoignages explicites de raisonnements déductifs suivis dans les mathématiques. La première série de démonstrations mathématiques connue se trouve dans l’œuvre d’Hippocrate de Chios. Ses travaux sur la quadrature des lunules sont rapportés assez longuement par Simplicius, qui nous dit s’être inspiré d’Eudème, un historien des mathématiques du IVe  siècle avant J.-C. Comme c’est souvent le cas, certains détails sont mal connus et on ne sait pas très bien quels sont les remaniements que le processus de la transmission a fait subir aux arguments d’Hippocrate, mais il n’y a aucune raison de douter que les quatre preuves principales apportées sont, en substance, représentatives de l’œuvre d’Hippocrate lui-même. Ces démonstrations donnent les quadratures des lunules dont les arcs externes sont égaux, supérieurs, ou inférieurs à un demi-cercle, et la quadrature d’une lunule avec un cercle. Dans chaque cas, Hippocrate identifie une lunule dont on peut montrer qu’elle est égale à une figure rectiligne et il démontre cette égalité. Ces preuves sont remarquables non seulement par les connaissances mathématiques étendues dont elles témoignent, mais aussi par la rigueur générale des démonstrations. Hippocrate ne se contente pas de construire des lunules dont les arcs externes sont supérieurs, et inférieurs, à un demi-cercle, mais dans les deux cas il fournit les preuves de leur inégalité. Mais si la qualité des démonstrations est élevée, l’absence de vocabulaire technique pour décrire les procédures utilisées est aussi frappante chez Hippocrate que chez Parménide. Des mathématiciens grecs postérieurs veilleront généralement à spécifier la nature des prémisses premières

et indémontrables sur lesquelles sont fondées leurs démonstrations, telles que les définitions, les postulats, et les axiomes ou opinions communes. Mais s’agissant des preuves de la quadrature, Simplicius nous dit qu’Hippocrate a pris comme «  point de départ  » (archê) la proposition suivante  : des arcs de cercle semblables sont dans le même rapport que les carrés de leurs bases. À l’évidence, il ne s’agissait nullement d’un axiome ou d’une proposition indémontrable. C’était en fait une proposition qu’Hippocrate (nous dit-on) a montrée en montrant que les cercles sont dans le même rapport que les carrés construits sur leurs diamètres (mais on ne nous dit malheureusement pas comment il l’a montré). Il semblerait donc qu’Hippocrate ait travaillé avec le concept d’un point de départ ou d’un principe, qui est à la fois relatif et sert de fondement à une séquence particulière d’arguments mathématiques. Avait-il aussi une notion de points de départ ultimes pour toute la géométrie  ? Pour répondre à cette question, il faut évaluer les témoignages touchant ses travaux sur les éléments. Notre source principale est ici Proclos, qui esquisse dans son commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide une histoire des premières mathématiques. Nous y apprenons que le premier à avoir composé un livre d’éléments fut Hippocrate, et Proclos mentionne plusieurs autres mathématiciens, entre Hippocrate et Euclide (dont Archytas et Théétète au IVe siècle), qui « accrurent le nombre de théorèmes et les disposèrent dans un ordre plus systématique ». Quant aux Éléments d’Euclide lui-même, il ne fait aucun doute qu’ils visaient une présentation déductive systématique de l’ensemble des mathématiques, à partir de trois types de prémisses premières et indémontrables, qu’Euclide nomme définitions, postulats et opinions communes. En outre, le mot «  éléments  » luimême était sans aucun doute utilisé en mathématiques, ainsi qu’en

philosophie, avant Euclide (dont on date traditionnellement l’œuvre de 300 avant J.-C. environ). Aristote, par exemple, dit dans la Métaphysique (B, 998a25  sqq.) que «  nous appelons “éléments” ces propositions géométriques dont la démonstration est impliquée dans la démonstration des autres propositions, soit de toutes, soit de la plupart ». Deux questions se posent alors : dans quelle mesure les travaux d’Hippocrate étaient-ils systématiques et exhaustifs, et étaient-ils clairement fondés sur des points de départ ultimes identifiés à des éléments  ? Malheureusement, nous en sommes réduits à des conjectures dans les deux cas. Proclos voit en Hippocrate l’inventeur de la tradition qui culmine avec Euclide, mais son affirmation estelle justifiée ? Les preuves utilisées dans les quadratures des lunules et citées par Simplicius présupposent certainement, nous l’avons dit, une connaissance étendue de la géométrie élémentaire, correspondant à une grande partie des livres  I, II, III, IV et VI des Éléments d’Euclide. On ne doit certainement pas exclure qu’Hippocrate ait tenté la présentation déductive globale d’une série importante de théorèmes. Cependant, la prudence est de mise en ce qui concerne l’élaboration de concepts explicites correspondant à la notion d’axiomes. Nous avons de bonnes raisons d’être prudents devant les témoignages dont nous disposons sur l’évolution hésitante du vocabulaire de l’axiomatisation entre Hippocrate et Aristote. Le témoignage de Platon est particulièrement important à cet égard. Platon fait plusieurs fois allusion à l’usage que font les mathématiciens de ce qu’il appelle des «  hypothèses  ». Dans le Ménon (86e), il s’agit d’étudier un problème complexe en «  partant de l’hypothèse  » qu’il est équivalent à un autre problème et en examinant cette question. Les détails de l’interprétation de ce

passage sont controversés, mais il est clair que l’« hypothèse » n’est nullement un point de départ ou une assomption ultimes. Dans La République (VI, 510c sqq.), Platon cite encore les mathématiques pour illustrer une notion quelque peu différente de l’«  hypothèse  ». Les mathématiciens «  supposent le pair et l’impair, les figures, trois espèces d’angles, et d’autres choses analogues suivant l’objet de leur recherche. Ils ne jurent pas nécessaire d’en rendre aucun compte ni à eux-mêmes ni aux autres, comme si elles étaient évidentes à tous les esprits  ; mais partant de ces hypothèses et passant par tous les échelons, ils aboutissent par voie de conséquences à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de chercher. » On ignore si l’un ou l’autre de ces textes de Platon reflète l’usage effectif du mot «  hypothèse  » dans les premières mathématiques. Mais quelle qu’ait été la terminologie originale, Platon nous apprend que certaines suppositions de base, considérées comme évidentes, servirent de points de départ dans les déductions mathématiques. Platon lui-même reproche aux mathématiciens de ne pas rendre compte de ces points de départ. Son idéal est que les « hypothèses » soient mises en rapport avec la Forme du Bien suprême, le «  commencement anhypothétique  » dont (dit-il) on peut faire découler, en un sens, le monde intelligible dans son ensemble –  y compris les hypothèses des géomètres. Mais si sa description de leurs procédures indique le rôle que jouent certains principes dans les mathématiques, la nature précise de ces principes demeure à certains égards mal définie. Il mentionne « le pair et l’impair », « les figures  », «  les trois espèces d’angles  ». Mais on ne sait pas, par exemple, s’il faut les considérer comme des définitions – ou comme incluant des définitions – (telles les définitions du pair et de l’impair chez Euclide [Éléments, VII], définitions  6 et 7), ou bien des suppositions d’existence (correspondant aux hypothèses d’Aristote),

ou bien encore – ce qui semble possible dans le cas des figures – des suppositions relatives à la possibilité d’effectuer certaines constructions (tels les trois premiers postulats d’Euclide). Platon vient donc confirmer que les mathématiques utilisaient une sorte de points de départ, sur lesquels on pouvait fonder des déductions, mais il montre aussi que subsistait une certaine indétermination sur la conception de ces fondements. Nous devons donc être prudents, a fortiori, lorsque nous attribuons à Hippocrate de Chios, dans la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., une notion claire des axiomes, sans parler d’une notion claire des différentes sortes de points de départ indémontrables possibles. Nos conclusions sur Hippocrate peuvent se résumer de la façon suivante. Ses travaux sur la quadrature témoignent d’une maîtrise impressionnante de la géométrie élémentaire, et de son habileté dans la pratique du raisonnement déductif rigoureux. Selon certains indices, c’est avec lui que commence la systématisation de la géométrie qui trouve son apogée dans les Éléments d’Euclide. Mais on doute fort qu’il ait eu une notion claire et explicite des axiomes ou d’autres sortes de propositions indémontrables en tant que telles. Une autre question se pose ensuite  : la notion de raisonnement déductif s’est-elle développée indépendamment, dans les mathématiques et la philosophie, ou bien est-elle apparue en premier dans l’une de ces disciplines et reprise ensuite par l’autre ? Pour répondre à cette question, nous devons nous attaquer à un problème bien plus difficile  : l’attribution, justifiée ou non, de certaines preuves mathématiques à Thalès et à Pythagore, et la date de la découverte de théorèmes fameux, tel celui de l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré. Plusieurs de nos sources antiques tardives, parmi les commentateurs d’Euclide et les auteurs néopythagoriciens,

attribuent un certain nombre de théorèmes importants à Thalès et à Pythagore. D’après la terminologie qu’il utilise, Proclos laisse entendre que Thalès a non seulement découvert certains théorèmes, mais qu’il en a aussi trouvé les démonstrations. Pourtant, il est permis de douter de la fiabilité de ces témoignages. Aristote fait toujours preuve de prudence lorsqu’il parle de Thalès, qui semble n’avoir laissé aucun écrit. Il se livre à des conjectures sur les raisons qui ont poussé Thalès à faire de l’Eau son principe physique, sans doute parce que aucun témoignage sûr n’existait sur ce point à son époque. Ensuite, lorsqu’il retrace l’histoire des premiers penseurs, dans la Métaphysique et ailleurs, Aristote n’essaye pas de reconstituer l’apport de Pythagore à la philosophie ou aux mathématiques ; il se contente d’un exposé sur les croyances de «  ceux qu’on appelle Pythagoriciens », et il pense probablement à des penseurs du milieu du Ve siècle au plus tôt. Dans ces conditions, il semble peu probable que même Eudème, à la fin du IVe siècle, sans parler des auteurs plus tardifs, ait eu accès à des témoignages précis dignes de foi en ce qui concerne Thalès. Quant à Pythagore, un facteur vient compliquer les choses  : beaucoup d’auteurs tardifs ont généralement tendance à attribuer des découvertes et des inventions importantes aux héros fondateurs de la philosophie grecque. Les récits hyperboliques sur les recherches mathématiques de Pythagore que nous trouvons chez certains personnages, qui se considéraient comme ses élèves, doivent davantage à un pieux désir d’honorer le fondateur de la secte qu’aux données historiques existantes. Il se peut néanmoins que certains théorèmes, et leurs démonstrations, soient antérieurs à Hippocrate de Chios. Nous avons déjà évoqué l’étendue des connaissances géométriques qu’impliquent ses travaux sur la quadrature. Il est fort peu probable

qu’il ait lui-même découvert tous les théorèmes qu’il connaissait. Nous pouvons être certains que le théorème de l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré, par exemple, était connu des mathématiciens de la génération de Théodore (vers 410 avant J.-C.). Platon écrit en effet dans le Théétète (147d sqq.) que Théodore et ses collègues ont étudié plusieurs cas d’incommensurabilité à partir de celui qui correspond à la racine carrée de 3 – ce qui présuppose que le cas correspondant à la racine carrée de 2 était déjà connu. La question est de savoir si, à l’époque de Théodore, on connaissait depuis longtemps cette incommensurabilité  – et dans ce cas précis, connaître la proposition c’est connaître sa démonstration, car il ne s’agit pas de savoir vaguement que le côté et la diagonale n’ont pas de mesure commune, mais d’être capable de le montrer. Nous ne sommes pas en mesure de trancher de façon définitive, et nous ne pouvons pas non plus savoir avec certitude laquelle, parmi plusieurs méthodes de démonstration possibles, fut utilisée la première pour établir le théorème, mais la conjecture la plus vraisemblable est que cette découverte date du milieu du Ve siècle avant J.-C. environ. Nous pouvons ouvrir une parenthèse et noter que si certains ont considéré que cette découverte conduisait à une «  crise des fondements  » dans les mathématiques, en fait, ce serait plutôt le contraire. Le fait que cela soit un si bon exemple de proposition mathématique démontrable, et d’ailleurs démontrée, doit plutôt avoir encouragé les mathématiciens dans leur volonté de trouver de telles démonstrations. Comme nous l’apprend le Théétète, les mathématiciens contemporains de Théodore qui se fondèrent sur cette première découverte entreprirent d’examiner des cas plus complexes. Loin de paralyser la recherche mathématique, l’incommensurabilité devint la base de ce qu’on peut même appeler un programme de recherche. Que la découverte originale de

l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré ait pu poser un problème ontologique, pour ceux qui professaient que les objets physiques sont constitués de nombres, il s’agit là d’un problème à part. D’ailleurs, bien qu’Aristote attribue parfois cette opinion aux Pythagoriciens, il ne s’agit pas tant d’un énoncé direct de leur position que d’une inférence d’Aristote lui-même à partir de leurs positions. Mais dans le domaine mathématique lui-même, il se peut très bien que la découverte de l’incommensurabilité ait encouragé, et non entravé, la recherche de démonstrations. Les témoignages que nous venons de passer en revue laissent donc ouverte la possibilité que les premiers raisonnements strictement déductifs visant à la démonstration aient été en fait ceux de Parménide dans la « Voie de la vérité ». En même temps, nous ne pouvons exclure l’autre possibilité, à savoir que dans les mathématiques, à peu près à la même époque, on ait aussi commencé à utiliser des raisonnements similaires. D’une manière générale, le style du raisonnement dans les deux domaines est similaire, ce qui n’a rien pour surprendre. Ainsi, la reductio, ou preuve indirecte, semble jouer un rôle aussi important dans les premières mathématiques que dans la philosophie à partir de Parménide. En même temps, nous ne pouvons pas dire que les mathématiques dépendent entièrement de preuves semblables à celles de la philosophie. Les mathématiques finiront certes par élaborer leurs propres modes de démonstration, spécifiquement mathématiques, notamment celui fondé sur la méthode d’exhaustion, généralement attribuée à Eudoxe à la fin du IVe  siècle. Cette procédure utilisait l’hypothèse de la divisibilité à l’infini du continu géométrique. Elle permettait de déterminer les aires des figures courbes (comme le cercle) grâce à une série d’approximations rectilignes de plus en plus proches de la figure, mais son application

avait un caractère général et elle devint dès le

e

IV

  siècle la méthode

de démonstration géométrique par excellence. Si la philosophie et les mathématiques avaient une ambition commune, fournir des démonstrations, les techniques démonstratives utilisées dans les deux disciplines étaient indépendantes les unes des autres, du moins dans une certaine mesure. La démonstration constitue le fondement des prétentions à la certitude, et à ce titre elle joua un rôle fondamental en philosophie comme en mathématiques dès le milieu du Ve siècle avant J.-C. Mais l’ambition de démontrer théories et conclusions se révéla également une préoccupation dominante dans plusieurs domaines de la science de la nature. Il est temps maintenant d’examiner les différentes conceptions concurrentes de la connaissance scientifique, thématisées avant Aristote. L’une d’elles veut que la connaissance dépende de la démonstration, tandis que d’autres adoptent des exigences moins sévères. Le témoignage des traités hippocratiques de la fin du Ve  siècle et du début du IVe  siècle avant J.-C. que nous avons conservés est particulièrement intéressant : il montre tout à la fois comment certains théoriciens de la médecine cherchèrent à adopter, ou à adapter, les modèles fournis par les mathématiques et la philosophie, tandis que d’autres résistaient à ces tendances et proposaient une analyse différente du statut et des méthodes propres à la médecine. Le traité dit de L’Ancienne Médecine date de la fin du Ve siècle ou, plus vraisemblablement, du début du IVe siècle avant J.-C. Son auteur s’en prend à ceux qui pratiquent la médecine en se fondant sur ce qu’il appelle une «  hypothèse  », terme qu’il utilise au sens de «  postulat  » ou «  supposition  ». Certes, il ne pense pas à n’importe quel usage de n’importe quelle hypothèse, et il utilise lui-même différents concepts que nous pourrions considérer comme des

hypothèses. Mais la pratique contre laquelle il s’élève particulièrement consiste à prendre un petit nombre de ces suppositions comme base d’une théorie de toute la médecine. Il critique notamment ses adversaires parce qu’ils «  simplifient le principe causal des maladies  », et qu’ils considèrent toutes les maladies comme si elles étaient le résultat d’un ou deux facteurs seulement, comme « le chaud », « le froid », « l’humide » et « le sec ». Il compare le recours à de tels présupposés en médecine aux méthodes de certains philosophes de la nature – ceux qui enquêtent sur «  les choses qui sont dans le ciel ou sous la terre  ». Il ne mentionne pas les mathématiques, mais on pourrait penser que les raisonnements mathématiques déductifs fondés sur un nombre limité de points de départ ne sont pas loin de ressembler aux méthodes qu’il critique en médecine, et le témoignage de Platon que nous avons déjà cité suggère que le mot « hypothèse » fut peut-être utilisé en mathématiques au moins avant Platon lui-même. Il est difficile de reconstituer la méthode précise mise en cause dans L’Ancienne Médecine, et nous ne sommes pas non plus en mesure de donner un nom aux théoriciens que l’auteur pouvait viser. Ce qu’il condamne principalement, semble-t-il, c’est le fait de considérer la médecine comme si l’on pouvait déduire le sujet tout entier d’un petit nombre d’éléments initiaux ou de principes. Nous avons déjà vu que la notion bien définie d’une axiomatique n’est peut-être pas antérieure à Aristote. Par ailleurs, les mathématiques et la philosophie fournissent des exemples de raisonnements déductifs fondés sur un petit nombre de points de départ d’un type ou d’un autre. C’est contre une ambition semblable, systématiser toute la médecine et en faire une science déductive qui découlerait d’un nombre limité de principes, que l’auteur de L’Ancienne Médecine s’élève. Il le fait au nom d’une conception opposée, qui soutient que

la certitude et l’exactitude ne sont pas possibles en médecine, laquelle requiert plutôt expérience, pratique, et un œil exercé. L’auteur considère certainement la médecine comme un art, une technè –  où il faut évidemment distinguer entre bons et mauvais praticiens  –, mais un art dont le meilleur analogue serait la navigation, et non la philosophie spéculative. L’Ancienne Médecine n’est pas le seul traité à éclairer un débat interne qui se développe entre deux grandes conceptions concurrentes de la médecine. D’un côté, on trouve ceux qui ont l’ambition de faire autant que possible de la médecine une science exacte, qui prétendent qu’elle peut parvenir, et qu’elle est même parvenue, à la certitude. C’est le cas de l’auteur du traité De l’art qui, tout en reconnaissant que la pratique médicale n’est pas infaillible, n’en rejette pas la faute sur ses insuffisances propres, ni sur sa capacité à accomplir des guérisons, mais sur l’incapacité des patients à suivre les ordonnances du médecin. Ensuite, plusieurs auteurs prétendent pouvoir montrer, et même avoir montré, la nécessité de leurs conclusions, y compris sur des sujets aussi problématiques que les constituants fondamentaux du corps humain ou des objets physiques en général, ainsi que les causes ou les remèdes des maladies. Sur tout cela, nous trouvons des théories dogmatiques dans des ouvrages tels que De la nature de l’homme, Du régime et Des vents. Certains auteurs, il est vrai, invoquent ce que nous pouvons appeler des preuves empiriques. C’est ce que fait l’auteur de la Nature de l’homme lorsqu’il infère la présence de certaines humeurs dans le corps en se fondant sur les effets de certains médicaments. Dans ce traité, témoignages empiriques et raisonnement déductif conjugués constituent une base très solide pour réfuter les opinions monistes rivales, mais les tentatives pour montrer la nécessité de la théorie pluraliste concurrente sont, naturellement, très peu

concluantes. Il n’en demeure pas moins vrai que trouver des principes fondamentaux dont on peut faire découler toute la physiologie et la pathologie est une ambition très répandue. Outre L’Ancienne Médecine, beaucoup d’ouvrages de caractère plus nettement empirique, et marqués par des tendances non dogmatiques et antidogmatiques, nient que l’on puisse déduire la médecine d’un petit nombre de postulats. Un grand nombre d’auteurs de traités soulignent le caractère conjectural de l’art médical, non seulement pour l’application de principes généraux à des cas particuliers, mais aussi en ce qui concerne la nature de ces principes. Le traité Des lieux dans l’homme observe qu’il y a une grande part de variabilité dans la médecine, et il mentionne les difficultés qui surgissent dans la pratique lorsqu’il s’agit de déterminer le moment opportun de l’intervention. Le traité Des maladies I va plus loin. L’exactitude n’est possible ni sur la question des différences entre une constitution et une autre, ou entre une maladie et une autre, ni sur la question du moment adéquat des interventions du médecin. La médecine dans son ensemble, dit l’auteur, n’a pas de commencement ou de principe démontrés qui conviennent à l’art de guérir en général. Nous voyons donc qu’avant Aristote, les grandes lignes de bataille sont déjà définies pour la grande dispute épistémologique et méthodologique qui allait agiter de façon durable la médecine grecque antique et même la science en général. Contre ceux qui voulaient faire de la médecine une science déductive et exacte, se dressaient ceux qui soulignaient son inexactitude. Contre ceux qui cherchaient la nécessité, s’élevaient ceux qui pensaient que l’on pouvait arriver au mieux à la probabilité. Contre ceux qui croyaient que la connaissance, pour être scientifique, devait être certaine, d’autres soutenaient que la médecine, par exemple, se fonde sur

l’expérience et doit, dans une certaine mesure, recourir aux conjectures, même si elle se considère légitimement comme une enquête rationnelle, une technè, avec ses méthodes et principes propres. Nous suivrons le destin de ce débat chez Aristote et au-delà, mais Platon nous apporte d’autres témoignages capitaux susceptibles de nous éclairer sur l’exigence d’une science démonstrative. Son analyse du concept de démonstration est bien plus élaborée que chez n’importe lequel de ses devanciers. Dans plusieurs dialogues, notamment le Gorgias, le Phédon, La République et le Phèdre, il élabore la notion de démonstration, apodeixis, par opposition à la simple persuasion (où le mot grec essentiel est peithô et les termes apparentés). Cette dernière est souvent associée à la rhétorique, et c’est en partie la nécessité d’opposer la vraie philosophie, et la dialectique, à la simple rhétorique, qui pousse Platon à élaborer une notion rigoureuse de la démonstration. Certains domaines qui font appel à la persuasion attirent particulièrement l’attention de Platon  : dans les tribunaux et les assemblées, ce dont on peut persuader les juges ou le peuple dans son ensemble peut être ou ne pas être vrai, être ou ne pas être la meilleure politique. Les sophistes, et ceux qui enseignent l’art de parler en public, visent souvent la seule persuasion, et peuvent s’en contenter, qu’elle s’accompagne ou non de la vérité – c’est du moins ce que Platon affirme. À l’instar d’Aristophane et d’autres, Platon condamne ceux qui donnent l’apparence du meilleur ou du plus fort à l’argument le plus faible ou le plus mauvais, et surtout ceux qui enseignent à autrui comment manipuler les arguments de cette manière. Si la rhétorique et la sophistique sont, dans le meilleur des cas, amorales, et souvent bel et bien immorales, la dialectique est la recherche sincère de la vérité pour elle-même. Elle peut prendre la

forme de questions et réponses  – comme dans l’elenchos socratique. Mais, dans ce cas, il ne s’agit pas de réfuter une thèse pour l’amour de la réfutation, mais pour découvrir la vérité. Il ne faut pas persuader les jurés, ou un public profane, mais obtenir l’accord de la personne dont on examine les idées. En outre, c’est un procédé qui ne vise pas l’homme lui-même, mais le sujet de la discussion. S’il existe un élément de compétition dans la méthode véritable, il s’agit d’une rivalité pour parvenir à la vérité. Platon ne donne pas de définition formelle de l’apodeixis, mais il explique comment il conçoit la dialectique et les discours que l’on est en droit d’attendre des philosophes pour justifier ce qu’ils prétendent savoir. Dans La République, notamment, il oppose la « dialectique » aux procédures des mathématiciens et il la considère comme supérieure pour deux raisons en particulier. D’abord, les mathématiciens utilisent des figures visibles, tandis que la dialectique est une étude totalement abstraite. Sur un plan plus fondamental, les mathématiciens (nous l’avons dit) ne rendent pas compte de leurs hypothèses mais les considèrent comme « évidentes à tous les esprits  ». En revanche, les dialecticiens peuvent effectivement, à partir de leurs points de départ, remonter vers des hypothèses de plus en plus hautes, jusqu’à ce qu’ils arrivent à ce que Platon appelle un premier principe anhypothétique, qui s’identifie à la Forme du Bien, la Forme en vertu de laquelle toutes les autres Formes peuvent à la fois exister et être connaissables. Il reste bien des points obscurs dans cet exposé, mais il est évident qu’avec le premier principe anhypothétique nous n’avons pas affaire à un simple axiome comparable à ceux qui seront utilisés dans les mathématiques – chez Euclide, par exemple. Il ne s’agit pas d’une simple proposition acceptée comme vraie et évidente. On suppose qu’il s’agit plutôt d’un principe considéré comme essentiel à

la bonne marche d’une enquête. Vraisemblablement, l’idée de Platon serait, ou impliquerait, que l’ordre et la régularité du monde intelligible dénotent du bien. Comme le montre le Timée, l’explication que Platon exige dans la cosmologie est de nature téléologique, en fonction des interventions bienveillantes du Démiurge divin qui introduit l’ordre dans le chaos. En outre, sur un plan plus général, s’avérer ordonné c’est aussi, pour Platon, s’avérer bon. On peut dire ainsi que les Formes, en tant que principes d’ordre, dépendent (en un sens) de cette Forme suprême, la Forme du Bien, puisque sans elle elles ne seraient pas les principes d’ordre qu’elles sont. Si difficile que soit l’interprétation de cette notion, nous pouvons comprendre ce qui est affirmé au nom d’une dialectique ainsi fondée sur le principe du Bien. Le dialecticien qui a saisi la Forme du Bien sera en mesure d’exposer ses conclusions et ses explications dans chaque domaine du savoir. Une fois que l’articulation complexe des Formes est appréhendée tout entière en tant que structure propre, la certitude sera possible – mais Platon se garde bien de suggérer que Socrate, a fortiori lui-même, est parvenu à la certitude. En tout cas, l’ambition d’y parvenir est claire. La méthode fondée sur un principe qui est lui-même anhypothétique est une méthode qui peut obtenir ses résultats, non seulement en ce qui concerne le Bien lui-même, mais aussi toutes les Formes censées en dépendre. Cet exposé sur l’étude la plus haute détermine inévitablement le jugement que Platon porte sur d’autres enquêtes. Nous avons déjà dit que La République jugeait les mathématiques inférieures à la dialectique. Le Philèbe (55  sqq.) nous fournit une hiérarchie plus complexe des différentes branches du savoir. Au sommet domine naturellement la dialectique. Mais en dessous, les mathématiques se divisent en une science supérieure, pure – l’étude philosophique des nombres en eux-mêmes, par exemple  –, et une science inférieure,

appliquée – l’arithmétique qui sert pour les calculs. Viennent ensuite des arts comme l’architecture, la musique, la navigation et la médecine, mais ils se distinguent et se classent en fonction du rôle qu’y jouent l’art de nombrer, celui de mesurer et celui de peser. C’est pour cela que l’architecture, où leur rôle est important, est supérieure à l’art de la musique qui, pour Platon, n’est pas tant fondé sur la mesure que sur la conjecture. On remarque que si Platon est prêt ici à faire de la médecine une branche du savoir, c’est une des plus humbles, parce qu’elle est une discipline essentiellement conjecturale. Aristote est à la fois plus clair et plus systématique que Platon : c’est lui qui apporte explicitement la première définition et la première explication d’une méthode de raisonnement axiomaticodéductive. Dans les Seconds Analytiques, il définit la démonstration, apodeixis, comme déductive, spécifiquement syllogistique dans la forme, et il exige qu’elle procède à partir de prémisses qui doivent être vraies, premières, immédiates, et explicatives des conclusions. Elles doivent être explicatives puisque la connaissance ou la compréhension que fournit la démonstration ne portent pas, strictement, sur de simples faits, mais sur leurs explications ou leurs causes. Aristote est donc clair sur trois points fondamentaux. Premièrement, le raisonnement déductif a une plus grande extension que la démonstration, car les raisonnements déductifs peuvent être valides ou non, et des déductions valides peuvent être tirées de prémisses vraies ou fausses. En ce qui concerne les démonstrations, les déductions doivent être valides et les prémisses doivent être vraies, ainsi que premières et explicatives. Deuxièmement, les propositions vraies ne peuvent pas toutes être démontrées. Les propositions premières dont découlent les conclusions démontrées

doivent être elles-mêmes indémontrables –  pour éviter une régression à l’infini. À partir de quelles prémisses pourrait-on en effet les démontrer  ? Troisièmement, les prémisses premières et indémontrables nécessaires aux démonstrations prendront différentes formes : les définitions, les hypothèses et les axiomes. Par définitions, Aristote n’entend pas les définitions nominales des mots, mais des définitions réelles, c’est-à-dire des discours à propos des réalités du sujet étudié. Ensuite, ses hypothèses sont des suppositions portant par exemple sur l’existence d’objets définis. Il cite ainsi un exemple mathématique : la définition du point nous dit ce que « point » signifie, mais l’hypothèse correspondante, c’est qu’il y a des points. Les axiomes, enfin, sont à la fois des lois générales qui exposent les principes sur lesquels toute communication se fonde (les lois de contradiction et du tiers exclu) et les axiomes propres à des enquêtes spécifiques. Aristote choisit là encore un exemple mathématique, l’axiome d’égalité  : si des égaux sont retranchés d’égaux, les restes sont égaux. Pour Aristote, toute tentative visant à le démontrer devrait elle-même présupposer le principe en question. Si nous gardons à l’esprit le caractère indéterminé des « points de départ  » assumés dans les mathématiques ou la philosophie préaristotélicienne, et même chez Platon lui-même, nous voyons que les distinctions introduites entre les différents types de propositions indémontrables par Aristote, et son analyse de leur rôle dans la démonstration parviennent à une clarification remarquable des problèmes. À la fin des Réfutations sophistiques, Aristote affirme qu’il a fait œuvre originale en ayant fourni la première analyse formelle du raisonnement déductif, et il n’y a aucune raison sérieuse de le contredire. Nous avons donc une procédure puissante qui permet de parvenir non seulement à la vérité, mais aussi à la certitude, grâce à

des raisonnements déductifs valides qui ont pour points de départ des prémisses premières et évidentes par elles-mêmes. Aristote utilise beaucoup d’exemples tirés des mathématiques dans les Seconds Analytiques, et bien que le raisonnement mathématique grec ne se présente pas sous une forme syllogistique, c’était bien entendu le domaine où la pratique du raisonnement axiomatico-déductif pouvait effectivement trouver son principal champ d’application. Pourtant, l’œuvre scientifique d’Aristote portait plutôt sur la philosophie naturelle, en particulier la zoologie, ce qui soulève certaines questions : l’idéal de la démonstration y est-il applicable, et Aristote répondait-il affirmativement à cette question ? Certes, les Seconds Analytiques offrent des exemples empruntés non seulement aux mathématiques, mais aussi à la physique, la météorologie, l’astronomie, la zoologie et la botanique, etc., et ils indiquent clairement qu’à l’époque où le traité fut composé, du moins, Aristote espérait appliquer aussi certaines de ses idées dans ces disciplines. Rien n’empêche assurément de penser qu’Aristote cherchait à appliquer dans toute son œuvre certains des idéaux de l’explication qu’il expose dans les Analytiques, même s’il ne présente pour ainsi dire jamais ses résultats sous une forme clairement syllogistique, c’est-à-dire d’une manière qui montre de façon évidente leur structure syllogistique. Mais une difficulté fondamentale touche les principes indémontrables qui s’appliquent, et sont possibles, en physique. Les axiomes généraux du raisonnement valent bien entendu pour la physique comme pour toute communication. Mais rien n’en découle. Ils n’apparaîtront pas dans les démonstrations sauf, rarement, lorsque l’auteur souhaite montrer quelque principe logique qui leur soit directement lié. Mais Aristote ne donne jamais d’exemples clairs d’un axiome spécifique à la zoologie ou à la

botanique (comparable à l’axiome d’égalité en mathématiques), et en fait il est difficile d’en fournir un exemple plausible. Certes, les définitions constituent un objet de recherche important dans les traités de physique. Mais elles ne servent alors pas de prémisses premières et indémontrables dont on déduit des conclusions démontrées correspondant aux exigences idéales des Seconds Analytiques. En outre, beaucoup de termes clés utilisés par Aristote dans ses ouvrages de physique sont assortis d’explications où il avoue qu’on ne peut en donner de définition simple et univoque. Ils «  sont dits de plusieurs façons  ». C’est non seulement le cas des abstractions étudiées dans la Physique, comme les notions de temps, d’espace, de continu et autres, mais aussi de certains concepts fondamentaux sur lesquels les théories physiques sont construites. Cette constatation se vérifie par exemple pour la théorie des éléments. Dans le De la génération et de la corruption, Aristote tente bien une vague explication des opposés premiers, le chaud, le froid, l’humide et le sec, mais les Parties des animaux admettent qu’ils sont dits « de plusieurs manières ». Le décalage entre la pratique des traités de physique et le modèle démonstratif idéal des Seconds Analytiques pose un problème qui demeure au cœur des controverses érudites. Trois interprétations sont en présence. Selon la première, les Seconds Analytiques n’exigeraient pas que la vraie science soit formelle, mais ils montreraient simplement comment fournir une description formelle de la vraie science. Cela ne résout cependant pas un grand nombre de problèmes relatifs à la découverte d’indémontrables qui soient appropriés aux préoccupations de la vraie science. Pour la deuxième, le traité viserait à expliquer comment on peut enseigner une science, et Aristote ne se préoccupe donc pas de la manière dont le savant mène sa propre recherche. De ce point de vue, s’il fallait décrire les

procédures utilisées dans les traités de physique, il faudrait le plus souvent parler de procédures dialectiques, et non pas démonstratives. Troisième interprétation, enfin, il se peut qu’Aristote, à mesure que ses activités scientifiques se développaient, ait modifié ses conceptions, y compris sur les idéaux appropriés à ces enquêtes, et pas seulement sur leur mise en pratique. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de ces controverses. Mais on peut affirmer un point fondamental qui va au cœur du problème : les Seconds Analytiques n’exposent pas la seule théorie, ou conception de la démonstration (apodeixis) présente chez Aristote. Lorsque nous nous tournons vers ses autres ouvrages, nous constatons qu’il utilise et élabore différentes notions de la démonstration, dans différents contextes. Il expose ainsi dans la Rhétorique une seconde théorie, soigneusement élaborée, de la démonstration, où il utilise le mot «  enthymème  » pour désigner, justement, des démonstrations rhétoriques. Non seulement celles-ci diffèrent par la forme des démonstrations analysées dans les Seconds Analytiques, mais, par exemple, elles ne procèdent pas à partir de prémisses premières et indémontrables, et d’ailleurs elles ne se conforment pas aux règles des modes valides de syllogismes. Aristote explique en outre qu’elles servent non à établir des conclusions irréfutables, mais à fournir une conviction en ce qui concerne les points obscurs ou controversés. Rien ne doit nous surprendre dans cette autre analyse théorique d’un mode rhétorique de la démonstration qui figure dans ce traité. Nous devons nous rappeler que, dès le début, on trouve à maintes reprises dans l’éloquence judiciaire et délibérative grecque ce que les orateurs eux-mêmes appellent des démonstrations, qu’elles portent sur les faits d’un litige, la culpabilité ou l’innocence des parties, ou

les mérites et les inconvénients des politiques débattues. Nous l’avons vu, Platon s’efforce principalement de nier que la rhétorique, telle qu’on la pratiquait, permette d’atteindre autre chose que la simple persuasion, mais la terminologie que Platon et Aristote utilisent à propos de la plus haute forme de démonstration en philosophie est la même que celle des orateurs lorsque ceux-ci prétendent avoir prouvé quelque chose de manière concluante. Aristote reconnaissait donc dûment l’existence d’une démonstration rhétorique, même si dans l’exposé qu’il en fait, il est loin de se contenter de faire une simple description des procédés habituels des orateurs qu’il critiquerait pour bien des raisons. Les traités de physique d’Aristote n’illustrent pas pour autant la démonstration rhétorique telle qu’il la définit. Pourtant, les remarques méthodologiques éparses que nous trouvons dans la Métaphysique ainsi que dans les traités de zoologie et ailleurs reconnaissent clairement que la démonstration peut être plus ou moins rigoureuse, en fait plus ou moins nécessaire, selon le sujet étudié. Qu’Aristote ait modifié ou non ses positions sur la démonstration en physique, il faut convenir que l’on trouve des opinions variées sur les styles de démonstration possibles, pour différents problèmes, et dans différents domaines. Sa conduite réelle de l’investigation scientifique est donc bien plus souple, et bien plus libre, que les exigences des Seconds Analytiques pourraient le faire croire. Enfin, s’il avait essayé d’exposer des démonstrations, dans ses ouvrages de physique et de zoologie, à la manière des Seconds Analytiques, cela n’aurait guère amélioré l’enquête dans la plupart des cas. Dans la plupart des questions qui l’intéressaient, exiger des prémisses premières et indémontrables qui soient vraies, immédiates et nécessaires, n’aurait apporté que des éclaircissements superficiels, au prix de l’artificiel et de l’arbitraire.

C’est dans les travaux mathématiques d’Euclide, et non dans les ouvrages de physique d’Aristote, que la théorie de la démonstration rigoureuse des Seconds Analytiques fut presque mise en pratique. Nous l’avons déjà dit, les mathématiques grecques ne se plièrent jamais au moule du syllogisme –  et d’ailleurs la plupart des raisonnements mathématiques ne pourraient y entrer sans forcer. Mais ce sont surtout les Éléments d’Euclide qui montrent ce à quoi peut ressembler effectivement la présentation exhaustive d’un ensemble systématique de connaissances exposé sous une forme déductive rigoureuse. Il est difficile de savoir dans quelle mesure Euclide a pu être directement influencé par Aristote, et jusqu’à quel point il a suivi et développé les modèles fournis par les mathématiques précédentes. À l’instar d’Aristote, il adopte une classification tripartite des propositions indémontrables, mais sa triade diffère quelque peu. Ses définitions et ses opinions communes correspondent assez bien aux définitions et aux axiomes aristotéliciens, et l’une de ses opinions communes est l’axiome d’égalité cité par Aristote. Toutefois, son troisième type de proposition indémontrable, le postulat, s’écarte nettement de l’hypothèse selon Aristote. Dans le livre premier des Éléments, les trois premiers postulats portent sur la possibilité de faire certaines constructions géométriques (par exemple tracer une droite entre deux points quelconques), les deux autres supposent certaines vérités concernant les constructions géométriques qui sont à la base de ce que nous appelons la géométrie euclidienne, à savoir que tous les angles droits sont égaux, et que des droites non parallèles se rencontrent en un point. Mais la question de la dette est un problème secondaire. Ce qui est acquis, et d’une importance primordiale, c’est que les Éléments constitueront ensuite le modèle de la démonstration systématique

d’un ensemble de connaissances, modèle qui aura de l’influence, nous le verrons, bien au-delà des mathématiques. Bien entendu, selon les conceptions modernes, l’axiomatisation d’Euclide est loin d’être parfaite. Parmi les critiques mineures, on peut mentionner qu’Euclide inclut certaines définitions redondantes (celle du rhomboïde, par exemple). Parmi les critiques plus graves, on notera que plusieurs de ses termes essentiels sont mal définis, mal expliqués. Je pense par exemple à sa conception de la mesure où, comme pour la proportion, les Éléments semblent s’inspirer de traditions diverses et n’ont pas résolu tous les problèmes de cohérence qu’elles posent. En outre, l’idée même d’apporter une définition explicite de tous les termes fondamentaux du discours géométrique semble bizarre pour un esprit moderne, du moins dans la mesure où cela semble superflu dans le cas des termes premiers. Leur sens est justement ce qu’explicite la géométrie élaborée sur leur base –  d’une manière plus appropriée que ne pourrait le faire une définition formelle. Il est intéressant de le noter, ce que visent d’éventuelles critiques modernes diffère de certaines objections antiques adressées aux Éléments. Certains commentateurs anciens n’ont pas reproché à Euclide d’en avoir trop fait, mais de ne pas en avoir fait assez : il n’a pas eu tort de vouloir être trop explicite, mais plutôt d’avoir choisi comme axiomes des propositions qu’il aurait dû présenter comme des théorèmes à démontrer. Plusieurs auteurs tardifs, dont Ptolémée et Proclos, regrettaient que le postulat des parallèles n’ait pas été démontré. Ils tentèrent eux-mêmes parfois des démonstrations, bien que leurs propositions souffrent toutes de circularité. Avec le bénéfice du temps, nous voyons qu’il était raisonnable de considérer cette proposition comme un postulat dans le contexte de la géométrie qu’Euclide a élaborée sur sa base. On ne sait pas s’il s’agit

là de la contribution propre d’Euclide, mais comme Aristote note que les tentatives pour démontrer les hypothèses sur les parallèles s’exposent à l’accusation de circularité, l’adoption de ce postulat en tant que postulat ne peut guère être antérieure à Euclide de beaucoup d’années. Ni Euclide ni personne d’autre dans l’Antiquité n’a sérieusement envisagé la possibilité de mathématiques non euclidiennes. Euclide pensait certainement que ses Éléments exposaient un ensemble de vérités mathématiques qui non seulement était cohérent, mais correspondait aussi à la réalité des rapports spatiaux dans l’univers. D’ailleurs, les mathématiciens grecs, pour la plupart, adoptent en toute confiance une position réaliste sur les rapports entre les mathématiques et la physique, même si certains d’entre eux admettent que certains phénomènes physiques sont susceptibles d’exposés mathématiques différents. Mais cela n’a pas empêché Euclide de prendre comme postulat une proposition que d’autres, il le savait peut-être très bien, auraient essayé de démontrer. Toutefois, si l’adoption du postulat des parallèles fut controversée, personne ne doutait de la puissance remarquable que manifeste la structure argumentaire des Éléments dans leur ensemble. En témoignent d’abord l’économie et la clarté avec laquelle les théorèmes sont établis, à l’aide de preuves directes ou indirectes, notamment la reductio et la méthode d’exhaustion. Et ensuite, l’articulation soigneuse de l’ensemble en un seul système exhaustif. Après Euclide, la démonstration à la manière des Éléments, ce qu’on appellerait plus tard la preuve more geometrico, s’imposa comme un idéal qui fut imité dans des disciplines fort diverses. Ainsi l’optique d’Euclide lui-même, certaines branches de la théorie musicale, de l’astronomie théorique, de la statique et de l’hydrostatique, furent présentées de cette manière  : d’abord,

l’exposition des postulats, opinions communes ou axiomes, définitions requises, puis la démonstration déductive d’un ensemble de théorèmes. Une grande partie des travaux effectués sur ce modèle forme certainement une des plus remarquables réussites de la science grecque. C’est le cas de la statique et de l’hydrostatique d’Archimède, par exemple. Dans ses travaux sur la statique, ce dernier étudie les conséquences d’un ensemble de postulats sur les balances et il entreprend ensuite de démontrer la loi du levier. En hydrostatique, il démontre, en se fondant sur les bons postulats, le principe qui porte son nom  : des solides plus lourds qu’un liquide plongés dans ce liquide tomberont au fond, et se trouveront plus légers d’une quantité égale au poids de la quantité de liquide qui a le même volume que les solides. Toutefois, il faut reconnaître que certaines difficultés rencontrées par des recherches scientifiques sont dues à une fixation sur l’idéal euclidien. Dans les mathématiques elles-mêmes, le souci d’une démonstration rigoureuse des résultats a pu agir comme un frein, sinon sur l’enquête mathématique elle-même, du moins sur ce que les mathématiciens choisissaient de publier en guise de résultats. À cet égard, l’exception qui prouve la règle est la Méthode d’Archimède. De manière très exceptionnelle pour un texte mathématique grec, cet ouvrage étudie la découverte et la démonstration, et il expose une méthode qui, nous dit Archimède, est heuristique sans être démonstrative. La méthode est qualifiée de mécanique et elle dépend de deux hypothèses corrélées  : on peut considérer d’abord qu’une figure plane est composée des lignes parallèles qu’elle contient, et ensuite on peut imaginer qu’elle est en équilibre avec une autre surface ou un ensemble de lignes situées à une certaine distance (la distance étant imaginée comme le fléau d’une balance où sont suspendues les figures). On ne sait pas très bien, et l’érudition

moderne est divisée sur ce point, si Archimède refuse de considérer cette méthode comme démonstrative à cause de l’usage d’une hypothèse mécanique (qui viole la distinction catégorielle entre la physique et les mathématiques), ou des indivisibles (qui viole l’hypothèse du continu géométrique), voire des deux. Mais cela ne doit pas nous préoccuper ici. Ce qui importe, c’est qu’Archimède n’accorde aux méthodes informelles qu’un rôle heuristique et qu’il soutient que les résultats ainsi obtenus doivent ensuite tous être démontrés rigoureusement par la reductio et la méthode d’exhaustion. Les hésitations des mathématiciens grecs en général, et pas seulement d’Archimède, lorsqu’il s’agissait de présenter des résultats autrement que sous une forme démonstrative rigoureuse, ont dû agir comme un frein sur la recherche. La méthode heuristique d’Archimède resta inexploitée (et même ignorée) par les mathématiciens grecs postérieurs, et le fait que le traité qui l’exposait n’était généralement pas connu n’est qu’une raison parmi d’autres. En effet, certains de ses théorèmes dans De la quadrature de la parabole dépendent implicitement d’une méthode semblable. Il y avait un problème plus général, la réticence à s’appuyer sur des méthodes non rigoureuses. Ce n’était pas seulement dans les mathématiques et les sciences exactes que la démonstration de type euclidien était devenue un idéal. Notre prochain sujet devrait être l’imitation de ces méthodes dans les sciences de la nature, comme la physiologie, la psychologie et même la médecine. Le meilleur exemple, de loin, se trouve dans l’œuvre de Galien, médecin du IIe  siècle après J.-C., et il sera commode de centrer notre étude sur lui. Dans l’Antiquité, Galien ne devait pas uniquement sa réputation à ses qualités de médecin, puisqu’on le considérait aussi comme un

grand philosophe, et il fit certainement de fortes contributions originales à la logique en particulier. Malheureusement, son chefd’œuvre dans ce domaine, De la démonstration en quinze livres, n’a pas été conservé, mais il est clair, d’après ses propres allusions et celles d’autres auteurs, qu’il s’agissait d’une analyse exhaustive du sujet. Dans un court traité intitulé Que le meilleur médecin est aussi philosophe, Galien cite trois types de raisons pour étayer la thèse qui donne son titre à l’ouvrage. Premièrement, le médecin doit avoir une certaine excellence morale, et en particulier ne pas être motivé par l’appât du gain. Deuxièmement, le médecin doit étudier la philosophie de la nature afin de fonder ses théories médicales sur les principes physiques corrects, par exemple la théorie des éléments. Troisièmement, le médecin doit aussi être formé à la méthode scientifique, surtout la démonstration. Il ne doit pas seulement avoir une bonne connaissance de la logique élémentaire, et être capable de distinguer entre les inférences valides et non valides. Galien est plus exigeant, puisqu’il veut que le médecin soit capable de présenter dans son œuvre des démonstrations scientifiques sur des points théoriques. Il ne s’agit pas seulement d’une prétention abstraite, théorique, car on voit Galien la mettre souvent en pratique dans ses traités de biologie. Adoptant une attitude négative et destructrice devant ses adversaires, il en critique les arguments comme non valides, incohérents, fondés sur des termes ambigus, etc. Pour cela, et pour ses propres démonstrations, il s’inspire non seulement de la logique aristotélicienne mais aussi de la logique stoïcienne. Il utilise en particulier les formalisations stoïciennes, où les variables exprimées par des nombres remplacent non pas les termes mais les propositions. Ainsi, les deux propositions élémentaires stoïciennes qui seront appelées plus tard modus ponens et modus tollens sont

respectivement représentées de la façon suivante : 1) si p, alors q ; or p, donc q ; et 2) si p, alors q ; or non-q ; donc non-p. Dans bien des cas, les thèses qu’il prétend démontrer sont des conséquences assez ordinaires d’hypothèses qui énoncent des principes généralement acceptés. Mais il tente aussi la démonstration de certaines de ses doctrines physiologiques et psychologiques fondamentales. Dans son Des doctrines de Platon et d’Hippocrate, par exemple, il entreprend de prouver sa théorie psychologique tripartite qui s’inspire, en le modifiant, du modèle platonicien (théorie que soutenait aussi Hippocrate, dit-il). Selon Galien, il y a trois facultés de l’âme (ou de la force vitale), la faculté appétitive, la faculté énergétique et la faculté rationnelle. La première se situe dans le foie, l’origine des veines ; la deuxième dans le cœur, l’origine des artères ; la troisième dans le cerveau, l’origine du système nerveux. Il prétend que ces localisations peuvent être démontrées et il entreprend lui-même de le faire. Ce qui est intéressant, c’est qu’il distingue entre la facilité et la certitude des démonstrations concernant les localisations des deux plus hautes facultés de l’âme, et la complexité relative des arguments établissant que la faculté appétitive se situe dans le foie. Pour la faculté rationnelle, il pose un syllogisme des plus simples  : «  Là où commencent les nerfs, là se trouve la partie qui gouverne. Les nerfs commencent dans le cerveau. Par conséquent, c’est là que se trouve la partie qui gouverne.  » Le moment essentiel du raisonnement est évidemment celui qui établit l’origine des nerfs dans le cerveau, et il renvoie sur ce point à ses propres recherches anatomiques antérieures. Si on ligature les nerfs carotidiens qui vont au cerveau, l’animal perd immédiatement connaissance. Galien trouve ici le lien dont il a besoin, et une fois celui-ci établi, il va énoncer toute la démonstration

que nous avons citée. Il utilise une méthode similaire en ce qui concerne le rôle et la fonction du cœur, mais il reconnaît qu’aucune procédure directe, utilisant la ligature, n’est possible dans le cas du foie. Mais il pense pouvoir établir raisonnablement que les veines y ont leur origine et qu’il en est de même des fonctions appétitive et nutritive. Ainsi, Galien s’appuie souvent sur sa connaissance des schémas de l’argumentation pour élaborer ses démonstrations en physique, physiologie et psychologie. Beaucoup de ses arguments peuvent être facilement présentés en termes formels rigoureux : c’est ainsi qu’il en expose certains. Mais la question capitale qui se pose touche à un problème déjà évoqué à propos d’Aristote. Les raisonnements déductifs valides conduisent à des conclusions vraies si, et seulement si, les prémisses sont elles-mêmes vraies. Si l’adversaire accepte les prémisses, il doit accepter aussi les conclusions ; ou bien, si les prémisses sont acceptées provisoirement comme hypothèses de travail, nous pouvons dire que nous avons des raisonnements dialectiques qui étayent les conclusions. Toutefois, le problème fondamental est le suivant : une démonstration rigoureuse exige des prémisses premières et ultimes qui soient elles-mêmes indémontrables, et il s’agit de savoir ce qui peut figurer comme tel dans des domaines tels que la physiologie et la pathologie. Nous pouvons convenir que les définitions joueront ce rôle, mais à elles seules, elles ne suffiront guère. Pour les renforcer, Galien semble penser que des principes physiques et pathologiques très généraux ont le statut d’axiomes. Il cite en exemple la doctrine selon laquelle la nature ne fait rien en vain, dont il fait un principe normatif de l’explication physiologique. Si on le refuse, aucune explication adéquate ne peut être apportée aux fonctions des parties du corps. Le principe lui-même ne peut être démontré, mais il

constitue la base de l’enquête sur la nature. De la même manière, en pathologie, Galien cite fréquemment un principe qu’il attribue à Hippocrate  : les contraires sont des remèdes pour les contraires, et de fait une telle doctrine sera certainement nécessaire à ses raisonnements démonstratifs en médecine. Dans les deux cas, pourtant, ces principes présentent de sérieux défauts en tant qu’axiomes. L’idée que la nature ne fait rien en vain fut rejetée par de nombreux philosophes et savants, notamment par les Atomistes, que ce soit avant ou après Aristote. En outre, formulée par Galien, cette doctrine est particulièrement contestable, puisqu’elle n’énonce pas seulement ce qui est vrai en général, mais ce qui est vrai sans exception. Contrairement à Aristote qui admet que certaines parties du corps ne remplissent pas directement une fonction utile, mais sont des résidus ou des dérivés de processus physiologiques, Galien écrit parfois comme si ces exceptions n’existaient pas –  aussi difficile soit-il de soutenir en pratique cette doctrine devant des problèmes aussi évidents que la présence de substances pathogènes dans le corps. L’ennui encore avec la doctrine des contraires, c’est qu’elle ne dit pas clairement ce que l’on entend par contraires. Comme l’a souligné Aristote, le chaud, le froid, l’humide et le sec par exemple, « sont dits de plusieurs manières  », et leur application aux aliments, aux drogues, aux processus fut en fait très contestée. Une substance pourrait sembler chaude au toucher, mais ne pas être chaude, selon la théorie impliquée dans son analyse. Ce que l’on entendait par «  réplétion  » et «  évacuation  » était tout aussi vague. On peut dire que la plupart des théoriciens de la médecine grecque ont accepté, sous une forme ou une autre, l’idée d’agir contre les contraires pour parvenir à la guérison, mais le contenu de la doctrine variait considérablement d’un théoricien à l’autre.

À l’époque de Galien, ni la science médicale, ni la physiologie n’avaient la moindre chance de trouver réellement des prémisses premières qui soient à la fois indémontrables et vraies, d’où tirer des conclusions irréfutables. On relève chez Galien un souci admirable de la validité des raisonnements, les siens et ceux de ses adversaires. Mais Galien caresse une autre ambition qui semble un peu extravagante, vu l’état de la science à son époque  : construire la médecine et la physique, autant que faire se peut, sur le modèle des mathématiques et des sciences exactes. Son obsession des démonstrations formalisées, rigoureuses, logiques est assez paradoxale. En effet, si nous considérons les moyens qui pourraient être appropriés pour établir les types de conclusions anatomiques et physiologiques qui l’intéressent, le meilleur candidat serait souvent cette procédure empirique que Galien lui-même utilisait avec tant d’habileté, à savoir la dissection. Ce que nous continuons d’appeler les démonstrations anatomiques, par exemple mettre au jour les structures et les fonctions de certains nerfs ou des processus de la digestion, abonde dans les ouvrages tels que Sur les procédures anatomiques. Pourtant, Galien juge les procédés issus de l’expérience inférieurs aux démonstrations strictement logiques qu’il appelle de ses vœux en physiologie et en pathologie. Une longue lignée de grands philosophes et de savants, qui va de Parménide à Galien et au-delà, illustre ce souci constant des Grecs pour une démonstration rigoureuse. Ce souci reflète en grande partie un désir de certitude et, dans certains cas, il s’agit clairement d’une réponse négative devant les faiblesses évidentes du raisonnement purement persuasif. Platon l’associait aux pratiques des orateurs dans les tribunaux et les assemblées où, effectivement, le raisonnement persuasif était couramment utilisé, et même parfois présenté par les orateurs eux-mêmes comme démonstratif.

Il y avait donc là un idéal pour la philosophie et pour la science. Pourtant, ce n’était pas la seule manière de concevoir leur but, même si elle prédominait chez plusieurs grands théoriciens. Nous avons déjà parlé, à propos de la littérature médicale préaristotélicienne, d’une autre conception de la bonne méthode d’enquête scientifique, une conception empirique. Il est temps maintenant d’examiner brièvement, en guise de conclusion, certains témoignages tardifs concernant les partisans d’une notion de la science qui ne mettait pas l’accent sur le type de démonstration rigoureuse à la manière euclidienne. Nous devons revenir sur certains points en ce qui concerne Aristote lui-même. Nous avons vu que les Seconds Analytiques exposent une théorie très stricte de la démonstration  ; mais en pratique, dans ses traités de physique, Aristote n’avance pour ainsi dire jamais d’arguments qui se conforment exactement à cette théorie. Nous avons aussi relevé des textes évoquant la possibilité de styles de démonstration moins rigoureux à l’occasion de certaines questions de physique ou autres. Si pour la plus haute forme de démonstration la nécessité et l’universalité sont des exigences indubitables, la physique traite, comme Aristote le dit souvent, de ce qui est vrai toujours ou la plupart du temps. La présence dans les Seconds Analytiques de propositions énonçant des vérités valides la plupart du temps montre clairement qu’Aristote voulait exposer une théorie de la démonstration rigoureuse qui les engloberait aussi, bien que, ce faisant, il rencontrât des difficultés dans la pratique. Mais l’analyse d’Aristote attribue un rôle aux conclusions fondées sur des prémisses qui énoncent des principes généralement acceptés ou bien fondés, mais non certains, dans la mesure où elles fournissent la base de son exposé de ce qu’il appelle le raisonnement dialectique. Dans la pratique, et non seulement dans la théorie, il tente souvent, dans

ses traités de physique, une évaluation critique des croyances communes  ; tantôt il rejette, tantôt il accepte, sous une forme modifiée, ce que d’autres pensaient aussi. S’il est donc clair qu’Aristote préfère la démonstration à toute procédure purement dialectique, celle-ci constitue non pas la base d’un autre modèle possible pour la science la plus élevée, mais du moins ce qui viendra renforcer les modèles qui exigent la démonstration sous ses formes rigoureuses ou non. Mais, après Aristote, certains ont rejeté avec une grande vigueur l’idée que l’enquête scientifique, pour être légitime, doive donner des résultats que l’on puisse considérer comme irréfutables. Encore une fois, les auteurs médicaux sont nos principales sources, même si nous avons perdu beaucoup de travaux des théoriciens de la médecine immédiatement postérieurs à Aristote, et s’il faut reconstituer leurs opinions à partir d’allusions tardives. Toutefois, les témoignages fournis par Celse et Galien nous permettent d’inférer dans ses grandes lignes l’existence d’une importante controverse méthodologique et épistémologique concernant le statut de la médecine, ses objectifs et ses méthodes appropriées, controverse qui fit rage depuis la fin du IVe siècle avant J.-C. jusqu’à l’époque de Galien. Les auteurs médicaux auxquels on a donné le nom de «  Dogmatiques  » ne constituaient pas un groupe bien homogène. Cette étiquette désignait plutôt tous les théoriciens qui recherchaient les explications causales des phénomènes cachés en physiologie ou en pathologie. Mais ce qui est plus important pour notre propos, ce sont les opinions de deux autres groupes, mieux définis, que l’on oppose régulièrement aux Dogmatiques. Il s’agit des Empiriques (dont le premier fut Philinos de Cos, vers le milieu du IIIe siècle avant J.-C.) et des Méthodistes (qui trouvent leur origine dans les travaux de Thessalos et de Thémison vers le

er

I

 siècle avant

J.-C. et le Ier siècle après J.-C.). Ces théoriciens rejetaient l’ambition de donner une explication causale de processus physiologiques comme la respiration et la digestion, et ils critiquaient la méthode de la dissection, la jugeant hors de propos pour l’étude de l’individu vivant et bien portant. Pour les Empiriques et les Méthodistes, le but véritable de la médecine était uniquement pragmatique. Selon les Empiriques, nous dit Celse, ce n’est pas la peine d’enquêter sur la manière dont nous respirons, mais seulement sur ce qui soulage une respiration difficile. Il n’est pas nécessaire de découvrir ce qui meut les vaisseaux sanguins, mais seulement ce que signifient les différents types de mouvements. Il est superflu de chercher à connaître les causes obscures et les actions naturelles, car la nature échappe à toute compréhension. En général, les Méthodistes acceptaient cette opinion, même s’ils invoquaient des raisons différentes. Non qu’ils jugeaient impossible d’appréhender la nature, mais ils déclaraient inutile de le faire, en disant que c’est une question sur laquelle il faut suspendre le jugement. Les traditions de la médecine rationaliste et dogmatique furent donc sérieusement battues en brèche et le raisonnement lui-même considéré avec suspicion. Lorsqu’on théorise, disaient les Empiriques, il est toujours possible d’argumenter en faveur des aspects opposés d’une question ; mais il n’est pas dit que la victoire dans la dispute revienne à celui qui saisit le mieux son sujet. Empiriques et Méthodistes tenaient que la médecine ne vise pas à la connaissance théorique, mais cherche à guérir. L’important n’était pas un savoir livresque, mais l’expérience pratique. La méthode des Empiriques consistait à essayer de déterminer comment traiter un cas particulier à partir des similitudes avec des cas antérieurs. Ils procédaient en se fondant sur

des analogies ou, selon leurs propres mots, ils utilisaient le « passage au semblable  ». Leurs adversaires ne leur ménageaient pas leurs critiques car, disaient-ils, ils se trouveraient pris au dépourvu en face d’une maladie d’un type entièrement nouveau. À cela les Empiriques auraient très bien pu répliquer qu’il ne servait à rien alors d’essayer de déduire un remède à partir d’un principe prétendument universel, puisque ce serait présumer résolue la question de savoir si on pouvait effectivement considérer la nouvelle maladie comme un exemple de ce principe universel ou bien la ramener à une loi générale déjà connue. Quant aux Méthodistes, ils partageaient les objectifs pragmatiques des Empiriques, mais ils étaient plus extrémistes qu’eux. En effet, ils rejetaient non seulement la recherche des causes cachées, mais aussi l’hypothèse fondamentale d’une bonne part de la médecine grecque, à savoir la possibilité d’identifier et de classer les types de maladies, car ils rejetaient la notion essentielle d’entités nosologiques. Ce dont souffre le patient, et ce que le médecin doit essayer de soigner, c’est ce qu’ils appellent des «  conditions communes », koinotêtes, le « relâché », le « resserré », et le « mixte ». Il ne s’agissait pas de maladies particulières mais, comme leur nom l’indique, d’états généraux. Lorsqu’il examine la condition du patient, le médecin doit prendre en compte son état général et c’est seulement sur cette base qu’il peut envisager sa thérapeutique. Si les écrits méthodistes que nous avons conservés, comme les travaux gynécologiques de Soranos au IIe  siècle après J.-C., utilisent encore les termes traditionnels des maladies, il ne faut pas se laisser abuser et croire que les Méthodistes acceptaient ce vocabulaire. Celui-ci était plutôt destiné au public profane qui aurait quelque idée de ce que les mots désignaient, même s’il fallait le rééduquer pour qu’il

accepte l’approche pathologique très différente adoptée par les Méthodistes eux-mêmes. Ce qui caractérise à la fois les pratiques et les théories de la science grecque depuis ses débuts jusqu’au IIe siècle après J.-C., voire plus tard, c’est une tension entre deux conceptions très différentes. La première exige une science exacte, qui donne des résultats certains, apporte des démonstrations procédant à partir de prémisses évidentes par elles-mêmes grâce à des déductions valides afin d’arriver à des conclusions irréfutables ; la seconde accorde un rôle au probable, à la conjecture, à l’expérience. Cette tension se manifeste dans plusieurs des sciences que nous n’avons pas encore eu l’occasion de mentionner. La musique nous en fournit un bon exemple. Dans la théorie musicale, il y avait ceux qui s’attachaient à l’expérience des exécutants  : ils visaient à décrire les phénomènes perçus de l’exécution musicale, où la grande variété des modes de la musique grecque offrait en fait de nombreuses possibilités d’analyse. À l’autre bout du spectre, d’autres faisaient de la théorie musicale une branche des mathématiques, qu’ils aient été ou non particulièrement d’accord avec ce que dit Platon dans La République : l’étude ne doit s’occuper que des nombres qui sont essentiellement consonants. Selon certains, la raison n’était pas seulement le meilleur guide pour les lois sous-jacentes de l’harmonie, elle était le seul critère. Ainsi, lorsqu’il devint évident que le rapport numérique correspondant à l’intervalle d’une octave plus une quarte, à savoir 8 : 3, n’est ni multiple (comme 2 : 1 ou 3 : 1) ni superpartiel ou épimore (comme 3  : 2 ou 4  : 3), certains théoriciens en conclurent qu’un intervalle de cette sorte, qu’il sonne ou non comme un accord, ne pouvait pas en être un, puisqu’il ne répondait pas aux conditions mathématiques requises. Théophraste répliquait que l’objet de la théorie musicale n’est pas le nombre, mais les sons, même si les

rapports entre sons consonants s’expriment numériquement, en tant que rapports entre nombres entiers. En astronomie aussi, on rencontrait des études grossièrement descriptives, en même temps que la tentative de fournir des modèles géométriques destinés à rendre compte du mouvement apparemment irrégulier du Soleil, de la Lune et des planètes. Dans certains cas, nous avons conservé des traités qui se limitent à une analyse purement géométrique, par exemple l’intersection de sphères en mouvement. C’est le cas de La Sphère en mouvement d’Autolycos de Pitanè et des Sphériques de Théodosios. Aucun ne pousse l’étude jusqu’au terme où il pourrait l’appliquer directement aux phénomènes observables. On ne fait entrer en jeu aucune donnée empirique, et la discussion reste toujours géométrique. De la même façon, l’ouvrage d’Aristarque de Samos, Des grandeurs et des distances du Soleil et de la Lune, est en grande partie une étude hypothétique sur la manière de déterminer les proportions de ces dimensions et de ces distances à partir de certaines hypothèses. Dans de nombreux cas cependant, la théorie astronomique grecque n’est pas uniquement géométrique, même si elle utilise la géométrie dans l’élaboration de modèles pour expliquer les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes. Les positions de Ptolémée sont particulièrement révélatrices et ce sera notre dernier exemple concret d’une tension récurrente de la science grecque, entre le désir de certitude et d’exactitude, et de la nécessité de s’accommoder de l’imprécision dans l’application détaillée de la théorie aux données de l’expérience. Dans les premiers chapitres de la Composition mathématique, Ptolémée oppose les mathématiques (il inclut sous cette rubrique l’étude astronomique qu’il va entreprendre) à la théologie et à la physique. Ces deux sciences sont conjecturales  ; on ne peut pas

apprendre grand-chose sur les dieux, et la physique traite de phénomènes instables. En revanche, les mathématiques –  dit Ptolémée – donnent des résultats certains, puisqu’elles sont fondées sur un raisonnement géométrique irréfutable. De la même façon, dans son traité d’astrologie, le Tetrabiblos, il oppose les prédictions relatives aux événements sur la Terre aux prédictions des mouvements des corps célestes eux-mêmes, parce que les premières sont moins certaines que les secondes. Ces remarques sous-entendent que l’astronomie mathématique elle-même peut arriver à des conclusions exactes. Dans la pratique, pourtant, lorsque Ptolémée applique ses modèles aux mouvements particuliers de chacune des planètes, du Soleil, de la Lune, les approximations d’un type ou d’un autre sont nombreuses. Certes, le raisonnement géométrique lui-même est correct. Sur le plan de la géométrie, rien ne peut empêcher de considérer qu’il s’agit de démonstrations à la manière d’Euclide. Toutefois, dès que l’on fait intervenir les données empiriques –  ce qui est nécessaire si l’on cherche à obtenir des modèles quantitatifs déterminés pour chacun des corps célestes, par opposition à des modèles qualitatifs indéterminés  –, l’approximation s’installe. Cela est dû à la fois à l’inexactitude reconnue de certaines observations (où ce sont les instruments, les observateurs ou les difficultés de l’observation qui sont en cause) et aux caractéristiques des calculs de Ptolémée, qui effectue fréquemment des ajustements dans ses opérations, lorsqu’il convertit les cordes en arcs ou vice versa, par exemple. Au bout du compte, il obtient en fait une série de modèles bien déterminés, avec des paramètres définis qui permettent de prédire les mouvements de chaque planète, de la Lune et du Soleil. Pourtant, les éléments d’approximations sont manifestes partout.

La notion de démonstration se trouve donc au cœur d’un débat méthodologique et épistémologique qui traverse la science et la philosophie grecques depuis leurs origines, débat qui s’articule souvent autour de l’opposition entre la raison et la perception ou plus généralement l’expérience. Certains savants grecs se prononcèrent résolument pour l’un des deux grands critères à l’exclusion de l’autre. La science qu’ils pratiquaient tendait soit vers la logique et les mathématiques pures, soit vers un pragmatisme dégagé de toute théorie générale. Les uns exigeaient des démonstrations rigoureuses de type géométrique, tandis que d’autres désiraient un assouplissement de cette exigence, permettant à la science proprement dite d’inclure la conjecture –  ou même de n’être que conjecture. Certains cherchaient un compromis entre ces deux positions extrêmes ; ils accordaient un rôle à la raison comme à l’expérience, bien que sous diverses combinaisons. Le dilemme fondamental qui surgit dans beaucoup de grandes œuvres de la science antique, et qui est évidemment loin d’en être l’apanage, c’est que plus la science est épurée, plus elle se rapproche d’une forme mathématique pure  ; mais alors, plus elle s’éloigne des données mêmes qu’elle se propose d’expliquer. Il y avait donc une tension entre la volonté de rendre la science exacte et démonstrative, et la nécessité de la rendre applicable. Si certains sacrifiaient l’applicabilité à l’exactitude (Archimède) et d’autres (certains auteurs médicaux) abandonnaient la démonstrativité pour l’amour de la pratique, les travaux de Galien en anatomie et en physiologie, et ceux de Ptolémée en astronomie théorique, illustrent les tensions constantes qui naissent d’un accord difficile entre le désir de certitude et une prise de conscience des éléments d’approximation dans un grand nombre des résultats obtenus. Geoffrey E.R. LLOYD

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Astronomie

Le premier usage de l’astronomie chez les Grecs apparaît dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode (VIIIe  siècle avant J.-C.). À cette époque, comme beaucoup d’autres sociétés agraires, les Grecs avaient identifié et nommé certaines étoiles et certaines constellations importantes (Arcturus, les Pléiades, etc.). Les Travaux et les Jours d’Hésiode en particulier nous permettent de voir que les levers et couchers héliaques de ces étoiles (leurs premières apparitions et disparitions juste avant l’aube) servaient à marquer des étapes importantes dans l’année agricole, comme la date du début des labours ou celle des moissons. En l’absence d’un calendrier institutionnel, semblable « calendrier astronomique » était fort nécessaire, et cette astronomie grecque traditionnelle était à l’occasion codifiée sous forme d’une sorte d’almanach (qui, comme les almanachs modernes, contenait aussi des prévisions météorologiques). Même après le développement de l’astronomie, ces parapegmata ont continué à jouir d’une grande popularité, et les astronomes grecs les plus éminents en ont conservé des échantillons. Les anciens Grecs avaient aussi reconnu l’existence de planètes, même s’ils n’avaient pas encore pris conscience que «  l’étoile du

matin » et « l’étoile du soir » ne sont qu’une seule et même planète, Vénus. Bien qu’un grand nombre de lieux communs de l’astronomie (les causes des éclipses par exemple) aient été discutés par les philosophes des VIIe et VIe  siècles avant notre ère (on suppose que Thalès fut le premier d’entre eux), leurs spéculations relèvent davantage de la cosmologie que de l’astronomie. Mais, au cours du ~Ve  siècle, quelques vérités astronomiques avaient été formulées, quoiqu’elles ne fussent pas encore admises universellement, même par les gens cultivés. Ainsi, au début du Ve siècle, Parménide d’Élée, dans son grand poème philosophique, établit que la Terre est une sphère, et que la Lune reçoit sa lumière du Soleil. À la génération suivante, Empédocle inféra de façon juste que la cause d’une éclipse de Soleil est le passage de la Lune devant le Soleil. Mais ce qui joua un rôle tout aussi important dans le développement de l’astronomie grecque durant, et peut-être même avant le Ve  siècle, c’est la transmission du savoir provenant de Mésopotamie, où l’astronomie d’observation, pratiquée de façon systématique depuis le VIIIe siècle, avait fait l’objet d’un archivage et où il existait déjà des systèmes astronomiques développés. Cela est manifeste dans l’œuvre de Méton, le premier des Grecs à mériter véritablement le nom d’« astronome ». Ce qui permet de dater l’époque de Méton, c’est son observation du solstice d’été à Athènes en 432 avant J.-C. Bien qu’elle ne soit pas des plus précises (l’erreur est d’un jour), elle marque le début d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’astronomie grecque, car Méton la réalisa en se servant d’un instrument –  simple, mais imposant, et efficace – qu’il avait construit à cette fin. Méton est célèbre aussi pour avoir introduit le cycle lunaro-solaire de dix-neuf années, qui réconciliait l’année solaire et le mois lunaire vrai grâce à

l’intercalation, selon un modèle fixe, d’un treizième mois dans sept des dix-neuf années. C’est là un exemple évident de l’influence de la Mésopotamie, car un cycle similaire avait été en usage à Babylone pendant un certain temps. Quoi qu’il en soit, Méton ne sortait pas encore du cadre de l’astronomie grecque traditionnelle, puisque ses observations aussi bien que son cycle avaient pour objectif la composition d’un almanach parapegma. Ce n’est qu’à la génération suivante qu’apparaît la contribution la plus originale, et la plus sérieuse, des Grecs à l’astronomie, quand ils eurent l’idée de recourir à un modèle géométrique pour expliquer les mouvements apparents des corps célestes. S’inspirant peut-être du succès de la géométrie qui révélait des « vérités » à l’aide de méthodes déductives, certains Grecs du début du IVe siècle cherchèrent à en faire l’application aux corps célestes, et en particulier au comportement, souvent mystérieux, des planètes. Des sources postérieures attribuent à Platon l’exigence d’une explication des mouvements apparents des planètes à l’aide de mouvements uniformes et réglés. Bien qu’on ne lise rien de tel dans ses écrits, cela s’accorde avec certaines vues qu’il exprime bel et bien. Mais, en cela, il ne fait probablement que suivre la voie ouverte par d’autres, son contemporain Eudoxe principalement, un mathématicien de premier plan, qui, outre ses contributions décisives en géométrie, imagina également le premier modèle géométrique visant à expliquer les mouvements des corps célestes. À l’époque d’Eudoxe, l’image de l’univers (celle de la plupart des Grecs cultivés) était la suivante  : ayant en son centre la Terre, sphérique et immobile, il est bordé à l’extérieur par une sphère sur laquelle sont placées les étoiles fixes, et qui met une journée à faire le tour de la Terre ; entre les deux, il y a le Soleil, la Lune et les planètes, qui tournent également autour de la Terre selon des mouvements et

dans des directions différentes. Le mystère des planètes fut particulièrement difficile à élucider. À la fin du Ve  siècle, le philosophe Démocrite n’était toujours pas certain de leur nombre, et leurs mouvements restaient problématiques, puisqu’elles changeaient parfois de direction (leur mouvement devenant «  rétrograde  »). Eudoxe proposa du phénomène une interprétation brillante, qui combinait ingéniosité et simplicité. Il suggéra que chaque corps céleste était porté par une ou plusieurs sphères tournant d’un mouvement uniforme autour de la Terre, laquelle constituait leur centre commun (d’où l’expression de système «  homocentrique  » pour le désigner), mais ayant des pôles différents ; ces sphères étaient toutes reliées entre elles de façon que le mouvement de la sphère la plus extérieure se communique à la plus intérieure. Ainsi la sphère la plus externe des étoiles fixes effectue en un jour sa rotation autour de la Terre sur l’axe des pôles de l’équateur, emportant avec elle les sphères du Soleil, de la Lune, etc. Le Soleil, par exemple, est fixé sur une sphère dont les pôles sont ceux de l’écliptique céleste, et qui effectue sa rotation sur elle-même en une année, dans le sens opposé à celui de la rotation diurne. La Lune exigeait des sphères supplémentaires pour qu’on pût rendre compte de sa déviation en latitude par rapport à l’écliptique. Pour les planètes, le gros problème était de rendre compte de leurs rétrogradations. Eudoxe découvrit que, si l’on examine le mouvement d’un point situé sur l’équateur d’une sphère animée d’une vitesse de rotation uniforme, cette sphère étant à son tour fixée sur une autre sphère ayant des pôles différents et tournant à la même vitesse, mais dans la direction opposée, le mouvement combiné du point devait avoir la forme d’un huit (appelé par les Grecs «  hippopède  », ou entraves pour chevaux, parce que ces dernières offraient une telle forme), dont la longueur et la largeur sont

déterminées uniquement par la distance séparant les pôles des deux sphères. En conséquence, il supposait que chacune des planètes présentait la superposition d’une telle combinaison de deux sphères (figurée désormais par l’hippopède) sur l’équateur de la sphère qui l’emporte autour de l’écliptique. Cela devait en principe produire la variation en vitesse, et même la rétrogradation qui s’observent dans les planètes, aussi bien qu’une déviation en latitude. La période de rotation sur l’«  hippopède  » était nécessairement la «  période synodique » de la planète (le temps mis par celle-ci pour retrouver la même position par rapport au Soleil), tandis que sa période de rotation sur la sphère qui l’emporte était la «  période sidérale  » (le temps mis par elle pour revenir à la même étoile fixe). En tant que construction théorique, le système d’Eudoxe était extraordinaire  ; mais dès qu’on le confrontait à des phénomènes astronomiques facilement observables, ses insuffisances apparaissaient clairement. D’abord, aucun système homocentrique ne pouvait rendre compte de la variation de l’éclat de Mars et d’autres planètes, phénomène dont l’explication la plus évidente est une variation de leurs distances par rapport à la Terre. Autre défaut, le système n’était capable de produire la rétrogradation de Mars qu’à la condition d’admettre une période synodique gravement erronée. Quoique ce système ait été adopté par Aristote sous une forme modifiée (c’est la raison pour laquelle nous le connaissons en détail), il fut bien vite dépassé par d’autres modèles géométriques. Néanmoins, il offre le grand intérêt d’être la première tentative faite par un Grec d’appliquer les mathématiques à l’astronomie, et à partir du principe que tout modèle explicatif doit faire appel au mouvement circulaire uniforme. Il est également important dans la mesure où il nous renseigne sur l’état des connaissances qu’avaient les Grecs en astronomie au début du IVe  siècle  : par exemple, les

planètes énumérées par Eudoxe, au nombre de cinq, portent les noms, devenus canoniques – ce sont évidemment les seules planètes connues de l’Antiquité  –, de Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure. Puisque ces dernières étaient toutes connues depuis longtemps en Mésopotamie, la question se pose de l’influence babylonienne. Elle se vérifie de façon encore plus aiguë à propos d’un autre ouvrage astronomique d’Eudoxe, une description du ciel tel qu’on peut le voir de Grèce, où il regroupait toutes les étoiles fixes sous forme de constellations  : ce sont celles que l’on connaît toujours aujourd’hui. Cette œuvre combine la nomenclature et la mythologie grecques traditionnelles avec des éléments babyloniens (cela est surtout évident pour les douze constellations du zodiaque). Il est impossible d’isoler la contribution personnelle d’Eudoxe des éléments qui lui sont antérieurs, mais la substance a pris une forme définitive après qu’Aratos l’eut coulée dans un moule poétique au début du IIIe  siècle avant J.-C.  : son poème, Les Phénomènes, fut très populaire tant dans la version grecque que dans les diverses versions en latin qui suivirent, et constitua naturellement la source principale de la connaissance du ciel parmi la plupart des profanes cultivés. Les ouvrages d’astronomie de la fin du IVe et du IIIe  siècle qui nous sont parvenus –  ce sont principalement des traités de «  sphérique  » élémentaire  – ne rendent pas justice à l’intérêt considérable pour l’astronomie, théorique et pratique, qui caractérisa la période suivant la rapide extension de la culture grecque sur de nouveaux territoires, après les conquêtes d’Alexandre. Quoi qu’il en soit, les deux aspects semblent bien avoir été séparés, l’astronomie d’observation étant tournée vers les secteurs traditionnels des parapegmata (y compris la détermination des dates des équinoxes et

des solstices, ou les observations des positions des étoiles fixes par rapport à l’horizon) tandis que l’astronomie théorique s’occupait uniquement de construire des modèles géométriques pour expliquer les mouvements des corps célestes. C’est durant cette période qu’on proposa les deux modèles qui finirent par dominer l’astronomie classique  : les hypothèses de l’excentrique et des épicycles. Dans le modèle excentrique, la planète (ou tout autre corps) est supposée tourner d’un mouvement uniforme en parcourant la circonférence d’un cercle excentré par rapport à la Terre. Dans le modèle épicyclique, le corps céleste tourne de façon uniforme autour du centre d’un petit cercle (« épicycle ») qui à son tour est emporté d’un mouvement uniforme autour d’un cercle plus vaste (le cercle « déférent ») dont le centre est la Terre. Il est évident que chacun de ces deux modèles fera varier la distance du corps par rapport à la Terre, et il est facile de montrer que chacun produira aussi, dans des conditions adéquates (parmi lesquelles la rotation du centre de l’excentrique autour de la Terre), une rétrogradation de la planète. Les géomètres grecs, fort ingénieux, ne tardèrent sans doute pas à découvrir que, dans de telles conditions, les modèles excentrique et épicyclique sont tout à fait équivalents, au sens mathématique ; et il ne fait aucun doute que c’est dans le contexte de cette espèce de transformation mathématique qu’Aristarque de Samos (vers 280 avant J.-C.) en vint à formuler sa célèbre «  hypothèse héliocentrique  », selon laquelle le Soleil est le centre de l’univers, tandis que la Terre, comme toutes les autres planètes, tourne autour de lui, tout en effectuant chaque jour une rotation sur elle-même autour de son axe propre (cette dernière rotation avait déjà été envisagée par Héraclide Pontique au cours du IVe  siècle). Quoique cette hypothèse pût s’admettre d’un point de vue purement mathématique, elle s’opposait à la physique ancienne, et impliquait

aussi nécessairement un éloignement inimaginable des étoiles fixes par rapport à la Terre (puisque leurs positions relatives restaient inchangées tout au long de sa révolution annuelle). Tout cela explique que l’hypothèse héliocentrique ne fut jamais soutenue sérieusement par des astronomes antiques. Malgré leur polyvalence, les modèles des épicycles et de l’excentrique ne furent pas encore utilisés en astronomie comme outils d’explication et de démonstration. C’est ce que montre l’élégante utilisation qu’en fit le mathématicien Apollonius de Perge, qui cherchait à expliquer comment on pourrait, en théorie, dériver les « points stationnaires » d’une planète (les points de son orbite où elle commence et achève sa rétrogradation). Ni Apollonius ni personne d’autre à cette époque ne semble s’être préoccupé d’effectuer réellement ce calcul pour une planète précise et à un moment précis. Cela aurait réclamé bien plus d’informations sur ses mouvements et positions, et d’autres méthodes de calcul que celles dont pouvait disposer un Grec de cette époque. Le grand changement de ce point de vue et l’évolution de l’astronomie grecque – d’une science explicative vers une science prédictive – se produisirent avec Hipparque, qui travailla à Nicée et à Rhodes de 150 environ à 125 avant J.-C. Bien que les nombreuses monographies d’Hipparque soient toutes perdues sauf une, on peut tirer suffisamment d’informations de l’Almageste de Ptolémée et d’autres traités qui font référence à son œuvre, pour reconstruire dans leurs grandes lignes ses innovations révolutionnaires dans le domaine de l’astronomie grecque, et pour se convaincre que, en dépit de son extraordinaire contribution personnelle pour ce qui regarde les observations et la théorie, sa dette est grande à l’égard de l’astronomie babylonienne. À l’époque d’Hipparque, les astronomes de Mésopotamie possédaient dans

leurs archives une compilation d’observations systématiques remontant à six cents ans  ; mais ils avaient en outre développé des tables mathématiques élaborées et fort ingénieuses pour calculer et prédire les positions de la Lune et des autres corps célestes, ainsi que les phénomènes qui en dépendent. Quelques éléments relatifs au matériel d’observation et de calcul, inscrits sur des tablettes d’argile, ont été retrouvés au siècle dernier sur le site de Babylone. Les tables mathématiques, qui ne reposent absolument pas sur un modèle géométrique, se fondent en revanche sur des relations périodiques très précises (du type  : «  720  rétrogradations de Vénus couvrent 1 151 années »), combinées avec des fonctions arithmétiques simples (par exemple, on supposera qu’un corps se déplace entre un minimum et un maximum de vitesse selon des paliers d’augmentations différentielles égales). Ce qui simplifiait grandement les calculs, c’était le recours au système sexagésimal (comparable à notre système décimal, mais à base 60), qui s’était développé en Mésopotamie plusieurs siècles auparavant. Certes, on rencontre çà et là des éléments d’astronomie babylonienne dans le monde grec avant Hipparque  ; mais il est le premier à révéler une très grande familiarité avec celle-ci sur le double plan de l’observation et du calcul. Nous ignorons d’où lui venaient ces connaissances, mais leur étendue et leur profondeur sont telles que nous devons faire l’hypothèse de contacts personnels avec les scribes-astronomes de Babylone  : sa source lui a procuré, par exemple, une liste complète des éclipses observées à Babylone qui remontait jusqu’au VIIIe siècle avant J.-C. S’il est possible de retrouver la trace des observations et des méthodes babyloniennes dans l’œuvre d’Hipparque, ce dernier ne s’est pas contenté de recopier ce qu’il avait trouvé. Par exemple, si tous les mouvements moyens de la Lune dont il s’est servi sont

identiques à ceux qu’on peut dériver des éphémérides lunaires babyloniens, nous savons qu’Hipparque a recouru à des observations d’éclipses, aussi bien grecques que babyloniennes, pour les confirmer. En outre, empruntant aux Babyloniens l’idée de calculer les positions astrales à l’aide de tables, il l’a combinée avec l’idée, grecque, de représenter les phénomènes au moyen de modèles géométriques. Cela impliquait de déterminer la taille de l’épicycle de la Lune, par exemple, pour, à partir de ce résultat et d’une position quelconque de la Lune, mettre ensuite au point des tables de calcul permettant de déterminer la position de la Lune à un moment donné. À cette fin, il développa pour découvrir l’excentricité de la Lune une méthode qui utilisait trois éclipses –  observées par les Babyloniens – (on peut la formuler sous la forme d’un problème mathématique abstrait : étant donné trois points de la circonférence d’un cercle, ainsi que les angles qu’ils font au centre du cercle et à quelque autre point à l’intérieur du cercle, déterminer la distance du centre et de cet autre point). Nul, Grec ou Babylonien, n’avait encore rien fait de pareil. Pour s’aider dans ses calculs, il emprunta aux Babyloniens le système sexagésimal pour les fractions, mais il lui fallut inventer de lui-même la trigonométrie (il calcula la première fonction trigonométrique de l’histoire  : une «  table de cordes » qui s’apparente à notre fonction sinus). Pionnier de la réforme qui devait transformer l’astronomie grecque en une science mathématique prédictive, Hipparque réalisa d’énormes progrès, sans toutefois porter à son achèvement tout ce qui, de son point de vue, avait besoin d’être perfectionné. Il produisit des théories opératoires, fondées sur les modèles de l’excentrique et des épicycles, pour le Soleil comme pour la Lune  : il recourait aux relations périodiques des Babyloniens ainsi qu’à leurs observations effectuées, mais aussi aux siennes propres  ; c’est ainsi que, pour la

première fois chez les Grecs, il parvint à calculer les phénomènes des éclipses. Dans le cas des éclipses de Soleil, il se trouva confronté au problème de la parallaxe de la Lune, ce qui l’obligea à déterminer la distance de la Lune à la Terre. Quoique ses prédécesseurs se fussent lancés dans cette recherche (l’unique traité d’Aristarque qui nous soit parvenu concerne la taille et la distance du Soleil et de la Lune à la Terre), leurs travaux étaient en grande partie conjecturaux, ou reposaient sur des méthodes qui ne pouvaient pas conduire à des résultats assurés. Hipparque, le premier, parvint à calculer une distance Lune-Terre fort satisfaisante, d’environ soixante rayons terrestres (son estimation de la distance entre le Soleil et la Terre, en revanche, mais il en fut toujours ainsi avant l’invention du télescope, était bien en dessous de sa valeur réelle). Il entreprit aussi de vastes recherches sur les étoiles fixes  : non content de critiquer les descriptions qu’en avaient faites Eudoxe et Aratos (l’ironie du sort veut que l’ouvrage où il se livrait à ces critiques, le seul d’Hipparque à avoir survécu, nous soit parvenu uniquement parce qu’il était annexé au poème si populaire d’Aratos !), il détermina les positions d’un grand nombre d’étoiles sous forme de coordonnées numériques, dans le dessein de reporter toutes les constellations sur un globe stellaire. Ses recherches l’amenèrent à découvrir le phénomène de la « précession des équinoxes », autrement dit le fait que les étoiles fixes ne sont pas en réalité fixes par rapport à l’équateur céleste, mais paraissent exécuter un mouvement longitudinal le long de l’écliptique, tellement lent qu’on ne pourrait le détecter que par la comparaison d’observations espacées de plusieurs centaines d’années. Hipparque confirma ce phénomène (que, depuis les temps modernes, on explique par la très lente rotation de l’axe de la Terre) à partir d’un nombre considérable d’observations de différents types, mais il ne parvint pas à en fixer

avec précision la valeur. En matière de théorie des planètes également, son œuvre est restée inachevée. Les modèles planétaires de ses prédécesseurs grecs étaient tous fondés sur une « anomalie » simple, en d’autres termes sur un facteur cause d’un mouvement non uniforme dont la période était le retour de la planète au Soleil : c’est ce qu’on connaît sous le nom d’anomalie synodique. Il est très probable qu’Hipparque, grâce à son étude des éphémérides planétaires babyloniens, a su que ceux qui les avaient compilés avaient reconnu deux sortes d’anomalies, l’anomalie synodique et l’anomalie sidérale (celle dont la période était le retour de la planète au même point de l’écliptique). Il réussit à démontrer que les théories de ses prédécesseurs grecs étaient impuissantes à rendre compte des phénomènes résultant des deux anomalies, mais sans produire lui-même de théorie alternative pour les planètes. Néanmoins, il présenta des relations périodiques pour les mouvements moyens des cinq planètes (dont nous savons aujourd’hui qu’elles provenaient de sources babyloniennes), et compila une liste de toutes les observations planétaires qu’il put tirer des sources babyloniennes et grecques, ramenée à un calendrier à l’usage de la postérité. Il fallut attendre près de trois cents ans pour voir apparaître un successeur capable d’apprécier à sa juste valeur les acquis d’Hipparque et de les développer, même si certains aspects de son œuvre firent l’objet d’une adoption enthousiaste. En particulier, l’expansion considérable dans le monde gréco-romain de l’astrologie liée à l’horoscope (qui dépend du calcul des positions des corps célestes lors de la naissance ou d’un événement crucial de la vie) au cours du siècle qui suivit la mort d’Hipparque, est intimement liée au changement de direction qu’il avait imposé à l’astronomie grecque. C’était surtout pour cela qu’avaient été établies les tables

planétaires, fondées sur les modèles des épicycles et de l’excentrique, et prenant bien évidemment en compte la double anomalie démontrée par Hipparque, mais d’une manière qui n’était ni cohérente du point de vue mathématique, ni défendable du point de vue logique (même si elles produisaient des résultats acceptables pour les astrologues). Nous connaissons ces curieux hybrides principalement à travers l’astronomie de l’Inde des siddhàntas (qui est un dérivé de l’astronomie grecque de la période postérieure à Hipparque), puisque les œuvres grecques originales ont été perdues (à l’exception de quelques rares fragments), après que l’Almageste de Ptolémée les eut rendues caduques. En fait, la période qui va d’Hipparque à Ptolémée est l’une des plus obscures de l’histoire de l’astronomie grecque. Ptolémée, dont le grand ouvrage astronomique connu sous le nom d’Almageste fut achevé vers 150 après J.-C., entreprit de réformer ce que, à l’évidence, il tenait pour le triste état de la science astronomique de son temps. Alors qu’il avait pour l’œuvre d’Hipparque le plus grand respect et reconnaissait la valeur des observations babyloniennes, il n’approuvait nullement les techniques babyloniennes de calcul qu’Hipparque avait continué à employer parallèlement aux méthodes géométriques grecques, et qui continuaient à être en usage chez les astronomes et astrologues de son temps. Il élimina impitoyablement ces méthodes arithmétiques de son traité qui visait à présenter la totalité de l’astronomie mathématique (au sens où les Grecs l’entendaient) d’une manière logique et compréhensible, à partir des principes premiers. L’Almageste est un chef-d’œuvre d’exposition claire et ordonnée  ; c’est ce qui lui assura l’autorité qu’il eut tôt fait d’exercer dans le domaine de l’astronomie scientifique. Nous nous contenterons de résumer ici les points principaux sur lesquels cette œuvre corrige ou

complète l’œuvre d’Hipparque. Pour les problèmes astronomiques impliquant la position de l’observateur sur Terre (par exemple, le calcul du temps que met un arc de l’écliptique pour se lever à une latitude terrestre donnée), problèmes qu’Hipparque avait résolus par une combinaison de méthodes approximatives et descriptives, Ptolémée eut recours à toute la rigueur de la trigonométrie sphérique (qui n’avait été développée qu’à la génération précédente par Ménélaüs). Dans le domaine de la théorie lunaire, en recourant à la méthode mise au point par Hipparque pour découvrir l’excentricité de la Lune à partir de trois éclipses, Ptolémée obtint un résultat plus précis que son prédécesseur, mettant ainsi en évidence les erreurs de calcul commises par Hipparque. Mais il démontra également que, si le modèle proposé par Hipparque fonctionne convenablement pour les positions de la Lune voisines de sa conjonction ou de son opposition par rapport au Soleil, dans les positions intermédiaires il pouvait y avoir de graves désaccords. Afin d’en rendre compte, il introduisit une modification qui, par certains côtés, était malencontreuse  : bien qu’elle satisfasse aux exigences de l’observation pour ce qui est de la longitude, elle engendrait du même coup une variation dans la distance de la Lune par rapport à la Terre bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité, et ignorait le fait que la variation visible de la taille du disque lunaire réfute cet aspect de son modèle. Dans la théorie de la parallaxe, quoique les valeurs des distances de la Lune et du Soleil estimées par Ptolémée ne soient pas très différentes de celles d’Hipparque, ses méthodes pour calculer les parallaxes qui en résultent sont apparemment beaucoup plus rigoureuses, ce qui devrait signifier que les calculs des éclipses de Soleil fondés sur les tables de Ptolémée étaient plus fiables.

Le catalogue des étoiles fixes établi par Ptolémée, bien qu’il reposât pour une large part sur les données provenant d’Hipparque, offrait une organisation nouvelle, parce qu’il mettait en œuvre les coordonnées des longitudes et latitudes célestes (alors que, auparavant, la plupart des observations des positions stellaires étaient fondées sur la déclinaison, c’est-à-dire sur la distance de l’étoile à l’équateur céleste). Cette organisation visait à prendre en compte le mouvement de précession, puisque le catalogue pouvait se réduire aux époques les plus récentes par la simple adjonction aux longitudes d’une valeur constante. Ptolémée établit la valeur de la précession à un degré par siècle (ce qu’Hipparque avait envisagé comme valeur minimale). La contribution la plus originale de Ptolémée en astronomie touchait à la théorie des planètes. À l’instar de certains de ses prédécesseurs, il représentait les deux anomalies à l’aide d’une combinaison de l’excentrique (pour tenir compte de l’anomalie sidérale) et d’un épicycle (pour l’anomalie synodique). Mais l’analyse soigneuse d’observations de différentes sortes l’amena à la conclusion que l’excentrique qui produisait des longitudes correctes pour une planète donnée engendrait aussi des variations dans la distance de la planète à la Terre près de deux fois supérieures à ce qu’elles sont dans la réalité. Il échappa à ce dilemme par l’introduction du point « équant » : tout en conservant la même excentricité, il supposa que le mouvement uniforme de l’épicycle de la planète était à calculer non pas au centre du cercle qu’elle parcourt dans sa course, mais en un autre point situé à mi-chemin entre le centre et le point excentrique figurant la Terre. Cette innovation fut maintes fois critiquée pendant le Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance, puisque Ptolémée semblait violer le principe du mouvement circulaire uniforme. Quoi qu’il en soit, on ne pouvait nier son efficacité à représenter les phénomènes : on a montré que les

longitudes obtenues à partir d’un modèle qui mettait en jeu un équant possédant son excentricité propre diffèrent d’une valeur inférieure à un arc de dix minutes, par rapport à celles qu’on obtient à partir d’une ellipse képlérienne de même excentricité. Malheureusement, l’introduction de l’équant compliquait grandement le processus de dérivation de l’excentrique à partir des observations : en effet, un problème qui, auparavant, avait trouvé sa solution grâce à une adaptation de la méthode qu’Hipparque avait élaborée pour l’excentrique de la Lune, s’était transformé en un problème insoluble selon les méthodes euclidiennes (cela revenait en effet à résoudre une équation du huitième degré). Ptolémée surmonta la difficulté en ramenant ce problème insoluble à un problème connu, par la découverte d’un premier excentrique, dont il se servait ensuite pour trouver des «  corrections  » aux données de l’observation  ; de ces dernières, après correction, il pouvait dériver une nouvelle excentricité, qui engendrait à son tour de nouvelles corrections, et ainsi de suite. C’est là l’utilisation la plus ingénieuse jamais faite dans l’Antiquité d’une procédure mathématique itérative  ; par bonheur, elle aboutit au bon résultat. La théorie planétaire de Ptolémée connut son achèvement avec la construction de modèles géométriques destinés à figurer les latitudes des planètes  ; quoiqu’ils aient été rendus très complexes par les contraintes de l’impératif géocentrique, ils se révélèrent indéniablement très supérieurs à tout ce qui avait précédé. Bien que l’Almageste soit le plus ancien des ouvrages astronomiques de Ptolémée qui nous ont été conservés, la structure élaborée dans ce livre ne connut que peu de changements dans la suite de ses travaux. Ses Tables manuelles introduisirent quelques améliorations sur le plan de l’organisation par rapport aux tables présentes dans l’Almageste, mais les constantes et les modèles astronomiques qu’elles supposent

sont les mêmes, sauf en ce qui concerne la théorie des latitudes, qui se trouve améliorée et simplifiée. Cette dernière est encore l’objet d’améliorations dans ses Hypothèses planétaires, mais ce qui fait toute l’importance de cet ouvrage, c’est l’influence qu’il exerça sur la représentation de l’univers au cours de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge. Cette œuvre, dont le but avoué est de permettre au lecteur de produire un modèle de l’univers qui fonctionne, adopte le principe aristotélicien selon lequel « la Nature ne fait rien en vain » : ainsi, il n’existe aucun espace perdu dans l’univers, ce qui implique la contiguïté des «  sphères  » des planètes (ces dernières en réalité sont des coquilles contenues dans des sphères auxquelles s’applique le mécanisme de l’excentrique et des épicycles). Cela permit à Ptolémée de calculer avec précision la distance à la Terre de tous les corps célestes, à partir de la distance de la Lune qui était connue, et ce jusqu’à la sphère des étoiles fixes. Pour faire bonne mesure, il ajouta les dimensions de tous les corps célestes (à partir de l’estimation de leur diamètre apparent). Le résultat est un univers très petit selon les normes modernes  : la distance calculée par Ptolémée de la Terre aux étoiles fixes est à peu près la même que l’évaluation moderne de la distance de la Terre au Soleil  ! Mais l’image qu’offre l’œuvre de Ptolémée fut la seule à être reçue, de façon presque universelle, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Âge, dans les pays d’Islam comme dans la chrétienté (moyennant quelques aménagements de détail qui visaient à la rendre compatible avec le récit de la Genèse). On peut la retrouver par exemple chez Dante, dans La Divine Comédie. Bien que Ptolémée, qui n’accordait pas à son Almageste un caractère définitif (sauf peut-être pour son époque), ait envisagé que les travaux de ses successeurs pourraient y apporter des améliorations, il ne se passa absolument rien de tel dans l’Antiquité,

et au Moyen Âge les progrès se limitèrent à certains secteurs. Pourtant, cet ouvrage offrait des faiblesses particulières, même au regard des critères antiques. Parce qu’il accordait une confiance excessive à la théorie hipparquienne du Soleil, ses calculs de la position et du mouvement moyen du Soleil étaient erronés, et cette erreur ne cessait de s’aggraver avec le temps. Nous avons déjà fait remarquer également que le modèle ptoléméen de la Lune produisait une variation par trop grande de la distance de la Lune à la Terre. Et, comme Ptolémée utilisait les éclipses pour établir la position et le mouvement moyen de la Lune, l’erreur touchant au mouvement moyen et à la position du Soleil se transmettait aussi à la Lune (par chance, cela n’eut que fort peu d’incidence sur le calcul des éclipses  !). La valeur que Ptolémée obtenait pour la précession des équinoxes n’est pas non plus satisfaisante : la différence en moins correspondait précisément à l’erreur touchant le mouvement moyen du Soleil. Mais, d’un autre côté, il n’était guère possible, à son époque, d’améliorer les paramètres combinés dans sa théorie des planètes, sauf pour ce qui est de Mercure, planète pour laquelle la mauvaise qualité des observations disponibles l’avait amené à proposer un modèle inutilement compliqué, et tout à fait inadéquat. En dépit de ces imperfections, l’Almageste était tellement supérieur à tout ce qui l’avait précédé qu’il devint très vite l’ouvrage de référence en astronomie, et il conserva cette position pendant plus de mille ans, en Europe comme au Moyen-Orient. Durant l’Antiquité, aucun ouvrage ne parvint à le dépasser, car les travaux de Pappus et de Théon à Alexandrie, au IVe  siècle, sont de simples commentaires de Ptolémée. L’Almageste fut traduit en langue perse et en syriaque, dès la fin de l’Antiquité, et en arabe (à plusieurs reprises) aux VIIIe et IXe siècles, ce qui contribua à l’essor des études

d’astronomie en terre d’Islam. Si, dans ces pays, des améliorations significatives furent apportées aux éléments touchant au Soleil et à la Lune, le reste fut généralement reçu sans le moindre changement. Les catalogues d’étoiles, tel celui de Al-Süfi, n’étaient, pour l’essentiel, que des copies du catalogue de l’Almageste, où les longitudes étaient augmentées d’une constante correspondant à la précession. Et, malgré des critiques portées contre l’équant et certaines propositions de modèles alternatifs, jusqu’aux débuts de l’ère moderne presque toutes les tables planétaires ont reposé sur les éléments fournis par Ptolémée. Il fallut attendre le XVIe  siècle, avec les travaux de Copernic, de Tycho Brahé et de Kepler, pour que l’astronomie grecque telle que l’avait formulée Ptolémée finisse par devenir caduque. Gerald. J. TOOMER

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Textes et traductions ARATOS, Phaenomena, introduction, texte critique, commentaire et traduction par Jean Martin, Florence, 1956. HÉSIODE, Théogonie – Les Travaux et les Jours – Le Bouclier, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1951. PTOLÉMÉE, Almagest, édité et traduit par G.J. Toomer, Londres/New York, 1984. Études BOUCHE-LECLERCQ, Auguste, L’Astrologie grecque, Paris, E. Leroux, 1899, repr. Bruxelles, 1963. DELAMBRE, Jean-Baptiste, Histoire de l’astronomie ancienne, 2 vol., Paris, 1817 ; reprint New York/Londres, Johnson reprint corporation, 1965. GRASSHOFF, Gerd, The History of Ptolemy’s Star Catalogue, New York/Berlin/Heidelberg, Springer Verlag, 1990. HEATH, Thomas Little, Aristarchus of Samos, Oxford, Clarendon Press, 1913, reprint New York/Dover. JONES, Alexander, « The Adaptation of Babylonian Methods in Greek Numerical Astronomy », Isis, no 82, 1991, p. 441-453. NEUGEBAUER, Otto, A History of Ancient Mathematical Astronomy, 3 vol., Berlin, Springer Verlag, 1975. TANNERY, Paul, Recherches sur l’histoire de l’astronomie ancienne, Paris, Gauthier-Villars & fils, 1893. TOOMER, G.J., «  Hipparchus and Babylonian Astronomy  », in Erle Leichty et al., A Scientific Humanist, Studies in Memory of Abraham

Sachs (Occasional Publications of the Samuel Noah Kramer Fund, 9), Philadelphie, 1988.

Cosmologie

À quelques rares exceptions près, les Grecs qui ont écrit sur la nature du monde tenaient la Terre pour immobile, comme notre intuition nous porte à le croire, vu que la différence entre mouvement et repos nous est donnée dès notre venue sur Terre, et que nous prenons cette dernière comme point de référence fixe. Mais si la Terre est en repos, il s’ensuit que les étoiles, les planètes, le Soleil et la Lune sont en mouvement par rapport à elle  ; et l’observation, complétée par quelques inférences simples, laisse penser que ces corps célestes se meuvent autour de la Terre, probablement sur des orbites circulaires. On remarque vite que Soleil et Lune sont emportés sur des orbites différentes, et que, en revanche, les étoiles se meuvent toutes sur des orbites distinctes de celles du Soleil et de la Lune, en conservant leur position les unes par rapport aux autres. Une observation plus poussée montre qu’il existe cinq autres corps célestes dont les trajectoires varient par rapport aux étoiles fixes  : cela leur valut très tôt le nom de planêtai, « astres errants ». Décider que la Terre était immobile entraînait une conséquence capitale : cela revenait à penser la totalité du système des étoiles, des planètes, du Soleil et de la Lune comme un tout fini. Il y eut d’abord

quelque hésitation sur les distances relatives des corps célestes par rapport à la Terre  ; mais à l’époque de Platon et d’Aristote, on s’accordait généralement à dire que les étoiles sont les plus éloignées de la Terre. Et, comme les constellations conservent leurs positions relatives selon des schémas invariables, et n’offrent jamais de variation perceptible ni en taille ni en éclat quand le ciel est dégagé, on admettait qu’elles tournaient autour de la Terre en un ensemble unitaire, toujours situé à une même distance de la Terre, et qu’elles constituaient la limite de tout le système. Alors s’introduisit un doute : y avait-il quelque chose au-delà des étoiles fixes ? Les uns soutenaient qu’il y avait au-delà soit un espace vide illimité, soit absolument rien, pas même un espace, tandis que d’autres prétendaient qu’il existait une quantité illimitée d’autres mondes qui échappent à notre regard, dans l’espace s’étendant audelà des frontières de notre monde, tout comme il existe d’autres villes au-delà des murailles de la nôtre. Les deux camps s’accordaient toutefois sur certains caractères de notre monde  : c’est un système caractérisé par la durée temporelle (sans être nécessairement éternel) et la régularité. Les mouvements réguliers des corps célestes constituaient, avec toutes leurs différences qualitatives, la référence pour mesurer les saisons, et établissaient la distinction entre la nuit et le jour. La merveilleuse régularité de tout le système justifiait qu’on lui donnât le nom de « cosmos », terme signifiant « beauté et ordre ». Pour différencier ceux qui croyaient que notre monde est la seule chose existante, de ceux qui étaient convaincus qu’il existe quelque chose en dehors de lui, les auteurs grecs établirent un distinguo entre le concept de «  monde  » (cosmos) et celui d’«  univers  » (to pan)  : nous maintiendrons cette distinction dans le présent article. «  Le Cosmos est un système qui se compose du ciel, de la Terre et des

natures qui y sont renfermées.  » Cette définition, extraite du traité pseudo-aristotélicien Du cosmos (391b9), était la plus répandue. Quant à l’« univers », il comprend notre cosmos ainsi que tout ce qui peut bien exister en dehors de lui. À la suite d’Aristote, des auteurs tardifs ont reconnu qu’une nouvelle façon de concevoir la nature du monde s’était fait jour au e VI  siècle avant J.-C. dans une cité grecque d’Ionie, Milet, située sur la côte égéenne d’Asie Mineure. Les trois Milésiens qu’ils mentionnent sont, dans l’ordre chronologique, Thalès, Anaximandre et Anaximène. Aucun écrit de ces derniers n’a survécu  : nous ne les connaissons qu’à travers les citations qu’en ont faites des auteurs bien plus tardifs. Ce qui paraît clair, c’est qu’ils rompaient avec les récits primitifs concernant la nature que nous définissons comme des mythes, et dans lesquels les rôles principaux sont tenus par des dieux et des déesses anthropomorphes. À en croire Aristote – bien qu’il n’ait dit que peu de chose de ses tout premiers prédécesseurs, il est le fondateur de l’historiographie philosophique – la rupture avec le mythe fut très brutale. Si nous en savions davantage, nous serions en mesure de reconstituer un récit un peu plus nuancé du passage d’un mode de pensée religieux à un mode naturaliste, et très probablement, en même temps, du passage d’une conception proche-orientale du monde à la conception grecque. Dans les quelques fragments conservés de Phérécyde de Syros, contemporain des premiers philosophes reconnus comme tels par Aristote, il subsiste des traces d’étapes intermédiaires. Mais, bien qu’on puisse généralement tenir la mythologie du Proche-Orient pour la source à laquelle puisa la philosophie naturelle des Grecs (celle des Grecs d’Ionie, en particulier, qui étaient en contact permanent avec leurs voisins proche-orientaux), il est fort difficile de

prouver l’existence de liens directs. La tradition grecque esquissée par Aristote, qu’elle soit ou non partiale, est plus claire. Dans sa Théogonie, Hésiode avait écrit un récit de la naissance du monde, suivant un modèle plus ou moins inspiré de la génération sexuée : « De Chaos naquirent Érèbe et Nuit noire ; et de Nuit, à leur tour vinrent au monde Éther et Jour, qu’elle conçut des œuvres d’Érèbe. Et Terre d’abord enfanta Ciel étoilé, à sa mesure, pour la recouvrir […]  » (v.  123-127). Les Milésiens, pour autant que nous puissions en juger, continuaient à parler de l’origine et de la croissance du monde, mais en des termes qui n’étaient plus anthropomorphiques. Thalès considérait que le monde avait pour origine l’Eau («  parce que le germe de toutes choses est humide  », disait Aristote)  ; Anaximandre écrivait que de l’Illimité primitif naquit quelque chose comme «  un germe du chaud et du froid  »  ; quant à Anaximène, il faisait de l’Air la substance première, et il recourait à la compression et à la raréfaction de l’Air pour expliquer la génération des différentes multitudes de mondes. À côté des métaphores liées à la croissance biologique, d’autres apparaissent  : Anaximandre attribuait une part de la régularité et de l’équilibre de l’alternance présente dans la nature (été et hiver, peut-être) à la «  justice  » –  non pas la justice de Zeus, mais une relation interne entre les puissances en lutte entre elles. Anaximène, lui, comparait l’Air qui engendrait le monde différencié à la psykhè – la force vitale des vivants. Ces physiciens fournissaient, tous trois, des descriptions de la Terre et des corps célestes, ainsi que des phénomènes météorologiques  ; mais l’interprétation de ce qui nous en reste est trop sujette à controverse pour qu’on en discute ici. L’apport le plus important des Milésiens est sans doute qu’ils furent à l’origine d’une tradition d’esprit critique  : à moins que les sources postérieures qui nous renseignent n’aient cru trouver des

schémas de développement là où il n’y en avait pas, chacun des penseurs suivants eut connaissance de l’œuvre de son prédécesseur, et y découvrit des faiblesses auxquelles il proposa d’apporter les remèdes qu’il jugeait indispensables sur des bases rationnelles  : un point de départ plus fondamental, une analogie plus convaincante, une explication plus plausible. La génération suivante poursuivit cette tradition critique. Xénophane de Colophon (cité située, elle aussi, dans la partie grecque de l’Asie Mineure, près d’Éphèse, et qu’il abandonna pour le monde de la Grèce occidentale) et Héraclite d’Éphèse sont les deux premiers penseurs dont il subsiste des restes relativement substantiels de l’œuvre. Tous deux critiquaient leurs grands prédécesseurs : « Les dieux sont accusés par Homère et Hésiode de tout ce qui chez nous est honteux et blâmable : on les voit s’adonner au vol, à l’adultère, et se livrer entre eux au mensonge trompeur. » (Xénophane, fragment B 11.) «  Instituteur de la plupart des hommes est Hésiode. Ils savent qu’il connaissait beaucoup de choses, lui qui n’était pas capable de comprendre le jour et la nuit, car ils sont un. » (Héraclite, fragment B 57.)

On pourrait multiplier les exemples. Ce qui importe, c’est la chose suivante. Si nous appliquons notre humaine intelligence aux récits traditionnels, cela ne donne pas grand-chose ; il nous faut donc nous mettre en quête de quelque chose qui s’accorde mieux avec notre conception la plus élevée de ce qui est rationnel. Les dieux puissants de la tradition devraient être meilleurs que les hommes, et non pires qu’eux. Jour et Nuit ne devraient pas être personnifiés comme des individualités indépendantes  : ils sont en effet conceptuellement liés, en tant que parties inséparables d’une seule unité de temps.

La tradition critique culmina au

e

V

  siècle avant J.-C. avec le

philosophe Parménide d’Élée (cité située sur la côte ouest du sud de l’Italie) qui changea de manière définitive le cours de la spéculation philosophique. Mais, avant d’essayer d’évaluer sa contribution, il nous faut faire un bref retour en arrière. Ce sont les communautés grecques de la mer Égée qui donnèrent naissance à ceux qu’on reconnaît comme les pionniers de la cosmologie grecque. Mais, au Ve siècle, les cités d’Italie du Sud et de Sicile donnèrent également naissance à des héros de la philosophie. Il semble qu’une migration d’est en ouest en soit la cause. À un moment donné, Xénophane quitta la côte égéenne pour l’Italie. Plus significatif fut le transfert de Pythagore de Samos (île de la mer Égée) à Crotone (en Italie du Sud), dans le courant de la seconde moitié du e VI   siècle. Quoique Pythagore n’ait rien écrit lui-même, et qu’on sache, de source sûre, réellement fort peu de chose sur sa vie et son enseignement, son influence sur la philosophie des siècles ultérieurs fut très grande. « Les soi-disant Pythagoriciens », pour reprendre la formule d’Aristote, étaient reconnus comme un groupe qui avait des idées très particulières tant sur le monde physique que sur la religion et la morale. En cosmologie, leur importance fut décisive à de nombreux égards, mais tout particulièrement par le biais du traité auquel Platon donna le nom d’un Pythagoricien, le Timée. C’est Pythagore (ou ses successeurs) qui introduisit les mathématiques dans la cosmologie. Certes, Thalès avait, à ce qu’on dit, prédit une éclipse de Soleil et les dates des solstices (qu’il tenait probablement d’archives babyloniennes), et Anaximandre avait évalué à l’aide des mathématiques les distances du Soleil, de la Lune et des étoiles à la Terre –  sans doute 27, 18 et 9 respectivement (il supposait que les étoiles étaient les corps célestes les plus rapprochés, ce qui n’était pas du tout l’opinion reçue). Mais la

théorie pythagoricienne éleva la structure mathématique au statut d’élément premier, et la substitua au matériau primitif des Milésiens, Eau, Illimité ou Air. La théorie pythagoricienne est enveloppée de mystère, et il est impossible d’y dégager une évolution chronologique. Mais on a quelque raison de supposer que l’un des fondements les plus anciens sur lesquels ils échafaudèrent leurs théories était la découverte que les consonances musicales pouvaient être exprimées sous forme de rapports numériques  : le rapport d’octave est 2  : 1, celui de quinte 3 : 2 et celui de quarte 4 : 3. La découverte marquante fut que la corde d’un instrument de musique, immobilisée à ces intervalles, produisait des sons dans lesquels on pouvait reconnaître des « accords ». Bien plus, la somme des quatre nombres 1 + 2 + 3 + 4 fait 10. Le cosmos tout entier (disent les Pythagoriciens) est arrangé selon l’unisson (harmonia), et l’unisson est un système de trois accords  : quarte, quinte et octave (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 95). À un moment donné, les composantes du cosmos : les étoiles, le Soleil, la Lune, les cinq planètes et la Terre, qui ne sont que neuf au total, se sont enrichies, dans la théorie pythagoricienne, d’un dixième élément, l’«  Anti-Terre  ». Terre et Anti-Terre tournaient autour du Feu central  : cela explique que les Pythagoriciens furent à peu près les seuls parmi les premiers philosophes à ne pas placer la Terre au centre du cosmos. Au début du Ve siècle, les critiques que Parménide formula contre toutes les théories cosmologiques de la croissance modifièrent le cours de la pensée philosophique. Il mit au défi les spécialistes de cosmologie de rendre compte rationnellement du changement  : des théories antérieures soutenaient que «  ce qui est  » provient de «  ce qui n’est pas  »  ; mais personne n’est en mesure de penser ou de parler en termes intelligibles de ce qui n’est pas. Pour dire les choses

le plus simplement possible, cela avait pour effet d’engendrer des théories dans lesquelles le changement physique est expliqué comme un réarrangement ou une restructuration d’éléments qui perdurent. Ce qu’on proposait comme éléments premiers, c’était la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu d’Empédocle, ou les atomes de Démocrite. Puis vinrent les Formes éternelles de Platon, établies comme des modèles éternels, tandis que le monde physique, soumis au changement, en «  participait  », ou les «  copiait  ». Elles furent remplacées chez Aristote par les formes immanentes : le changement était, en général, l’actualisation d’une forme présente dès le départ en potentialité. Parménide lui-même, même si l’argument de la première partie de son Poème (comme Xénophane et Empédocle, il écrivait en hexamètres épiques) révoquait en doute l’idée même de changement et de différence, ajouta une cosmogonie de son cru, fondée sur la dualité fondamentale de la nuit et de la lumière. Les citations en sont rares  ; elles renferment toutefois un vers qui apparaît comme la première affirmation que la Lune brille d’un éclat d’emprunt, ainsi qu’une théorie astronomique complexe et une présentation des origines de la race humaine. Après Parménide, mais avant Platon, se présentèrent trois théories cosmologiques différentes, qui, par des voies différentes, cherchaient toutes trois à respecter l’interdit posé par Parménide contre la «  possibilité que quelque chose provienne de ce qui n’est pas ». C’est à cette époque que la cosmologie grecque commença à évoluer dans deux directions radicalement distinctes. La première voie, qui conduisait à l’idée que notre monde est unique, et qu’il est dirigé par des forces divines, déboucha sur les travaux de Platon, d’Aristote et des Stoïciens. La seconde est la voie que suivirent les Atomistes, Leucippe, Démocrite et Épicure, dont l’univers enfermait de nombreux mondes, assemblés – sans l’aide de

divinités  – par les mouvements sans contrainte des atomes dans le vide. Durant toute la période où la domination grecque s’est exercée sur la pensée philosophique et scientifique du monde occidental, les théoriciens du «  monde unique  » reçurent l’appui de ceux qui appliquaient le raisonnement mathématique au cosmos. Platon, Aristote et les Stoïciens utilisèrent les calculs et les théories de l’astronomie géométrique. Les Atomistes, de manière générale, ne pouvaient faire qu’un faible usage des résultats des sciences exactes. En particulier, dans l’ignorance où l’on était alors des lois fondamentales du mouvement, ils n’étaient pas en mesure de mettre facilement en rapport leur théorie atomique de la matière avec les mesures astronomiques. Comme Cicéron le note en passant, «  ce tohu-bohu d’atomes turbulents ne pourra jamais produire la beauté et l’ordre de ce cosmos » (De finibus, I, 20). Empédocle d’Agrigente (en Sicile) et Anaxagore de Clazomènes furent les premiers à relever le défi de Parménide, le premier en vers épiques et dans le style italique, le second en prose et à la manière ionienne. Anaxagore commençait son livre par une description du commencement du monde  : «  Toutes les choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse » (Anaxagore, fragment B 1). À la substance unique originaire des Milésiens, il substitua un mélange de toutes choses, si subtil et si complet qu’on ne pouvait rien distinguer sous le poids accablant des nuages d’air et d’éther. À un certain moment, il a été mis fin au mélange primitif par une force cosmique, l’Intellect : ce dernier, mettant en œuvre un processus de rotation, sépara peu à peu les ingrédients les uns des autres. Les êtres terreux se rassemblèrent au centre, alors que les êtres les plus légers se regroupaient sur le bord du tourbillon, où on peut encore les voir en partie tandis qu’ils emportent les corps célestes dans une

course circulaire. Seul l’Intellect se distinguait en nature de tout le reste, puisque les corps célestes étaient faits, eux aussi, d’une substance terreuse, véritables pierres chauffées à blanc. Anaxagore passa de nombreuses années à Athènes, où ses idées se répandirent. Les biographes rapportent qu’il fut poursuivi en raison du caractère impie de sa théorie matérialiste du Soleil et de la Lune. Sa conception de l’Intellect comme agent créateur au sein du cosmos pourrait bien avoir eu, toutefois, une importance effective plus grande pour ce qui est de la philosophie de la nature. Car, même si Platon exprimait sa déception de le voir recourir aussi peu à la théorie dans sa cosmologie, l’idée que le cosmos est le produit de l’Intellect plutôt qu’un développement naturel, ou un accident, était acquise  : elle atteignit son développement le plus complet dans le Timée de Platon, avant de faire l’objet d’aménagements de la part d’Aristote et d’être poussée à l’extrême par les Stoïciens. Empédocle, comme Anaxagore, soutenait que la croissance et le changement dans le cosmos sont causés par le réarrangement d’êtres inaltérables et permanents. Mais il réduisit drastiquement l’éventail des matériaux primitifs à quatre (qui devinrent la norme)  : Terre, Eau, Air et Feu. Il fit passer à deux le nombre des causes du changement dans le cosmos : une force d’attraction des constituants dissemblables, appelée Amour, et un agent de séparation, appelé Haine. Ces deux forces sont à l’œuvre dans notre monde  ; mais, à longue échéance, leur domination connaît une alternance éternelle : à une période d’unité totale sous la loi de l’Amour, succède une période, ou un moment, de séparation totale causée par la Haine, après quoi règne de nouveau la loi de l’Amour. Les fragments subsistants contiennent des images fascinantes de la formation du cosmos, qui s’accompagnent d’une théorie de la formation primitive

de la végétation et des espèces animales, limitées aux espèces viables : seules survivent celles qui sont bien adaptées. La théorie atomique est associée aux noms de Leucippe, dont on ne sait presque rien, et de Démocrite d’Abdère. Elle constitue une nouvelle tentative pour relever le défi de Parménide, en ce qu’elle construit un monde changeant à partir d’éléments éternellement inaltérables  : les atoma, ces morceaux «  insécables  » de matière identique, trop petits pour être aperçus isolément, constituent des composés dont les propriétés perceptibles sont dues à la taille, à la forme et au mouvement des atomes, ainsi qu’à l’importance du vide qui les sépare. Dans cette théorie, il n’y a pas d’agent moteur comme l’Intellect, ou l’Amour et la Haine : les atomes entrent d’eux-mêmes en collision et rebondissent, ou s’accrochent ensemble, selon ce qu’impose le hasard ou « nécessité ». Comme on l’a déjà signalé, un cosmos pour les Atomistes, c’est simplement un composé parmi beaucoup d’autres au sein du vide infini : comme tous les composés, des mondes viennent à l’être et se décomposent à nouveau en atomes. Le tout début d’un cosmos est constitué par un « tourbillon » (dinê) d’atomes dans une région de l’espace, tourbillon qui trie les atomes par taille et par forme (de façon mécanique, pourrait-on dire), tant et si bien qu’il se forme une Terre, des mers, un Air, un Ciel, un Soleil, une Lune et des étoiles. La fin d’un cosmos survient quand les mouvements ne peuvent plus maintenir les êtres en bon ordre. La plupart des théories que nous avons mentionnées, sinon toutes, considéraient la Terre comme un disque aplati et, en conséquence, supposaient que la chute des corps est perpendiculaire à la surface de la Terre, et qu’elle se fait donc en lignes parallèles. C’était un problème pour ces théories d’expliquer pourquoi la Terre elle-même ne tombe pas, alors qu’une motte de terre tombe quand

on la soulève et qu’on la lâche. Qu’est-ce qui la soutient ? Beaucoup répondaient que les choses se passent comme si la Terre flottait sur un coussin d’air, eu égard à la largeur de sa surface. Le Phédon de Platon opère, pour la première fois, le passage décisif à une cosmologie entièrement sphérique. La Terre, dit Socrate dans ce dialogue, est « ronde », et comme elle est au milieu du ciel, elle n’a besoin pour ne pas tomber d’aucun support (ni air, ni une autre force du même genre)  : le caractère homogène du ciel et la masse bien équilibrée de la Terre sont des explications suffisantes. Le Timée en offre une représentation fouillée, où nous retrouvons une cosmologie sphérique : la Terre est au centre de la sphère du ciel, et tout le matériau terreux présent dans l’univers tend vers ce centre tandis que le matériau igné tend vers la circonférence ; entre les deux se trouvent les deux éléments intermédiaires, l’Eau et l’Air. Les quatre éléments sont présents selon une proportion géométrique continue  ; mais Platon ne spécifie pas les quantités en jeu (qu’il s’agisse de volumes, d’intensité qualitative, ou d’autre chose). Les quatre éléments, qui consistent en particules ayant la forme de quatre des cinq solides réguliers, composent le corps du monde : son âme (car c’est une créature vivante) est de la matière dont sont faits les corps célestes. Dans un long développement où il lâche la bride à son imagination, Platon décrit une sphère armillaire fabriquée à partir de deux bandes circulaires faites d’âme. L’une figure l’équateur de la sphère des étoiles fixes, et l’autre, qui offre un angle d’inclinaison (comme l’écliptique) par rapport à lui, est découpée en anneaux représentant le mouvement des sept corps «  errants  ». La totalité du système, y compris son axe, tourne du même mouvement que la sphère des fixes  ; mais les anneaux des planètes, du Soleil et de la Lune, qui tournent aussi autour de l’axe, sont animés d’un mouvement propre, en sens inverse  ; quant à la

Terre au centre, elle est animée d’un mouvement de rotation autour de l’axe tournant, de façon à annuler ce mouvement et à rester ainsi immobile. L’«  animal  » cosmique ainsi décrit n’est ni éternel ni autoengendré  : il est produit par l’Artisan divin (dèmiourgos) qui copie un modèle éternel. Comme tous les bons artisans, ce dernier recherche au plus haut point la beauté dans son ouvrage, mais il est limité par les possibilités du matériau qu’il met en œuvre. Ainsi y at-il deux éléments à prendre en compte dans l’explication détaillée du monde physique  : la perfection que vise l’Intellect et les limites imposées par la « nécessité » du matériau. Immédiatement, une controverse se développa sur ce que voulait dire Platon : fallait-il prendre le Démiurge et sa création au pied de la lettre, comme le fit Aristote  ? Ou bien n’était-ce qu’un artifice d’exposition littéraire, comme les successeurs de Platon, Xénocrate et Speusippe, l’ont soutenu ? La controverse n’est pas close. Mais, soit mythe soit exposé scientifique, le Timée a exercé une influence prépondérante pendant de nombreux siècles. Dans la présentation du ciel que Platon fait dans le Timée, les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes sont esquissés sous forme de symboles qui n’ont pas grand-chose à voir avec la précision des astronomes. Chacun se meut sur un cercle de l’Âme du monde qui est lui-même composé de «  Même  », d’«  Autre  » et d’« existence ». Il ne fait pas de doute que le « Même » symbolise la régularité de leurs mouvements, l’« Autre » leur indépendance, tant vis-à-vis des étoiles que les uns des autres, et l’«  existence  » leur éternité. Dans son dernier dialogue, les Lois, Platon reproche à la foule de prêter des mouvements errants à certains des corps célestes en les appelant planêtai, et indique que, même si les planètes se

distinguent du mouvement uniforme des étoiles, elles se meuvent néanmoins d’elles-mêmes avec une stricte régularité. Des astronomes contemporains de Platon cherchèrent à construire un modèle du ciel qui décrirait avec précision les mouvements de tous les corps célestes visibles. Eudoxe de Cnide, qui créa à Cyzique une école renommée pour son astronomie mathématique, séjourna un moment à l’Académie de Platon, à Athènes. Que Platon ait eu connaissance de son œuvre mathématique lorsqu’il écrivait le Timée est controversé, même s’il est possible qu’il y ait dans les Lois une référence à l’œuvre d’Eudoxe. En tout cas, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le plus illustre des disciples de Platon, Aristote, a étudié les théories d’Eudoxe et de son élève, Callippe, et en a fait la base de sa propre conception du ciel. Tout le système d’Aristote est construit à partir de sphères concentriques  : la Terre, elle-même sphérique, occupe le centre du tout. En voici la substance. Il tient les étoiles fixes pour étroitement attachées à la sphère la plus extérieure du ciel, laquelle accomplit une rotation autour de son axe orienté nord-sud, à vitesse constante, en un jour. Chacun des corps planétaires a son propre système de sphères. La sphère la plus intérieure de chacun porte la planète. La sphère la plus extérieure se meut sur le même axe, à la même vitesse et dans le même sens que la sphère des étoiles fixes. Cette sphère porte avec elle les pôles d’une deuxième sphère, concentrique à la première, et qui tourne sur un axe indépendant qui lui est propre, également à vitesse constante. L’axe de la deuxième sphère est incliné par rapport à celui de la première, si bien que son équateur, tandis qu’elle tourne, passe au beau milieu du cercle du zodiaque (c’est-à-dire selon le cercle écliptique).

Chacun des corps planétaires a une sphère qui partage sa position et la direction de son mouvement avec cette deuxième sphère ; car si la planète était fixée sur l’équateur de cette deuxième sphère, elle tournerait chaque jour autour de la Terre en même temps que les étoiles fixes, mais verrait sa position se décaler peu à peu jour après jour par rapport aux signes du zodiaque. Mais on observe que les planètes s’écartent tous les ans du mouvement régulier sur le cercle de l’écliptique. Pour rendre compte de cette déviation, Eudoxe attribuait à chaque planète une troisième et une quatrième sphères nichées à l’intérieur des deux premières, mais ayant des axes et des vitesses différents. Il supposait que la planète est fixée sur l’équateur de la quatrième sphère, la plus intérieure. Les troisième et quatrième sphères sont disposées de telle sorte que la planète suit (par rapport à l’écliptique) un trajet connu sous le nom de « hippopède » ou « entraves de cheval », ressemblant en gros à un « huit ». Chaque sphère tourne à une vitesse constante, mais leurs vitesses diffèrent entre elles. Pour le Soleil et la Lune, Eudoxe postulait seulement trois sphères pour chacun, la troisième servant à rendre compte de la récession des nœuds. Callippe, figure moins connue, adapta et modifia le modèle des sphères concentriques d’Eudoxe  : il ajouta deux sphères pour le Soleil comme pour la Lune, afin de rendre compte de leurs anomalies, et une autre encore pour chacune des planètes, Mars, Vénus et Mercure. La lumière des corps célestes est la seule chose qui soit visible pour l’observateur, mais ceux-ci ne se meuvent absolument pas d’eux-mêmes : ils sont emportés par le mouvement de la sphère sur laquelle ils sont fixés. Les étoiles sont toutes fixées sur la sphère la plus extérieure de l’ensemble de l’univers qui, elle, est unique.

Quant à chacun des corps planétaires, il est fixé sur l’équateur de la sphère la plus intérieure de son système de sphères. Les sept systèmes de sphères sont nichés à l’intérieur les uns des autres, dans l’ordre suivant : Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, le Soleil et la Lune. Dans le schéma d’Eudoxe, il n’y a pas (encore) de sphères excentriques ni d’épicycles, comme dans les théories astronomiques ultérieures. En conséquence, on admettait que tous les corps célestes évoluent à une distance constante de la Terre : c’est une faiblesse du système, qui est incapable d’expliquer la variabilité dans le temps de l’éclat des planètes. Tel était donc le modèle astronomique dont héritait Aristote  : il entreprit de le transformer en une théorie physique dans laquelle les sphères ne seraient plus des postulats géométriques, mais des corps matériels. Le modèle astronomique prenait le mouvement de la sphère des étoiles fixes comme base pour y appuyer les autres mouvements. Mais la construction d’une théorie physique rendait difficile le mouvement de tous les corps planétaires, à l’exception du plus extérieur, puisque les systèmes des sphères planétaires sont imbriqués les uns au sein des autres. Le système de Jupiter, pour prendre un exemple, est enfermé dans le système des sphères de Saturne. Mais le mouvement de la plus intérieure des sphères de Saturne –  celle qui porte Saturne sur son équateur  – n’est pas, à l’évidence, identique à celui de la sphère des fixes, puisque sa fonction est précisément de justifier la déviation de Saturne par rapport à ce mouvement. Pourtant, la sphère la plus extérieure de la planète suivante (Jupiter) doit être animée du mouvement des étoiles fixes. En conséquence, la théorie physique doit retourner à ce point de départ, en intercalant tout un système de sphères dont les mouvements annulent les mouvements propres à Saturne.

Soit S1, S2, S3 et S4 les sphères qui expliquent les mouvements de Saturne, et S4 celle qui porte Saturne. Nous postulons ensuite, à l’intérieur de S4, une sphère S-4, qui tourne sur le même axe et à la même vitesse que S4, mais en sens inverse. Son mouvement est donc identique à celui de S3. Nous postulons de la même manière S-3 et S2. Or, S-2 a le même mouvement que S1, c’est-à-dire le mouvement de la sphère des fixes  : la première des sphères de Jupiter, J1, a ses pôles fixés à l’intérieur de la sphère S-2. Aristote reprit les modifications que Callippe avait imposées au système d’Eudoxe et resta attaché à la thèse d’un système complet et distinct de sphères pour chacun des corps planétaires. Ce qui fait en tout cinquante-cinq sphères, car pour la Lune il n’est pas besoin de sphères tournant en sens inverse, vu qu’il n’y a pas de corps céleste au-dessous d’elle. Nous venons de décrire la structure des sphères concentriques. Mais des sphères physiques doivent avoir un corps physique. Aristote est donc confronté à la question : De quoi sont faits les corps célestes  ? Il est difficile qu’ils soient constitués de l’un des quatre éléments bien connus  : Terre, Eau, Air ou Feu, parce que chacun d’eux (c’est ce qu’il affirme) a un mouvement naturel en droite ligne qui le caractérise, pour la Terre et l’Eau vers le centre de l’univers, pour l’Air et le Feu vers sa périphérie. Le mouvement du ciel, selon la conception aristotélicienne formulée dans le Du ciel, nous oblige à postuler l’existence d’un cinquième élément dont le mouvement soit non pas rectiligne, mais circulaire, et dont la nature ne soit pas soumise au changement, comme pour les quatre éléments sublunaires. Puisqu’il le tient pour supérieur, à plus d’un titre, aux quatre autres, il lui donne le nom de «  corps premier  »  ; mais en général, il est désigné sous le nom d’« éther ».

Certaines indications laissent penser qu’Aristote, non sans hésitation, accordait aussi à l’éther un rôle dans le monde sublunaire, et pas seulement dans le ciel. Cicéron, qui avait accès à certaines œuvres d’Aristote aujourd’hui perdues, connaissait un texte qui allait dans ce sens  : «  Il [Aristote] pense qu’il existe une cinquième nature, dont l’intellect est constitué ; car penser, prévoir, apprendre, enseigner, faire des découvertes, garder tant de choses en mémoire –   tout cela et bien d’autres choses encore, comme aimer, haïr, éprouver de la peine ou de la joie  –, des choses de ce genre, à son avis, ne ressortissent pas à l’un des quatre éléments » (Tusculanes, I, 10, 22). Il est peu vraisemblable qu’Aristote identifiât l’intellect avec l’éther ; mais il est possible que, par moments, il ait parlé de l’âme, ou de certaines de ses facultés, comme si elle reposait sur un élément différent des quatre éléments courants. On en trouvera une confirmation dans les propos plutôt prudents qu’il tient lui-même dans le De la génération des animaux (II, 3, 736b29-737a1). La semence des animaux contient une «  chaleur vitale  » ou «  souffle  », qui est analogue à l’élément constitutif des étoiles. À l’évidence, dans ce passage, Aristote s’efforce de valoriser cet élément supplémentaire : il l’appelle « divin », et l’associe, à la place d’honneur dans la hiérarchie des éléments, à l’âme qui repose sur lui  ; cela fait sans doute référence à une scala naturae, qui place l’homme, animal rationnel, au sommet de l’échelle et classe les animaux inférieurs en fonction de leurs facultés. L’éther n’est pas simplement l’élément doté naturellement de la faculté de se mouvoir en cercle, ce sur quoi l’accent est mis surtout dans le Du ciel  : il est également éternel, et par conséquent divin, et n’a pas part à la corruption qui affecte les éléments terrestres.

Aristote s’était engagé dans un dualisme aussi tranché que la distinction platonicienne entre les Formes intelligibles et non soumises au changement et le monde de la matière sensible et périssable. Le ciel est le royaume d’une matière qui se meut éternellement en cercle, et qui est incorruptible, sans mélange, divine. À une seule exception (possible) près – le fondement matériel de l’âme animale  –, tout dans le cosmos, au sein de la sphère de la Lune (le monde sublunaire), est constitué de différents matériaux qui se déplacent tous en ligne droite, et sont donc limités en mouvement, périssables, condamnés au mélange et à se combiner entre eux. Ce dualisme subsista, nous le savons, jusqu’à l’époque de Galilée. Le cosmos de Platon, selon la lecture qu’Aristote faisait du Timée, avait été créé un jour ; mais Aristote pensait qu’il ne pouvait y avoir de commencement des mouvements célestes sans qu’aussitôt surgisse l’idée incohérente d’un commencement du temps. Il n’y avait pas, par conséquent, de dieux créateurs, mais des dieux chargés d’entretenir l’univers. La théologie d’Aristote, exposée de façon plutôt elliptique au livre VIII de la Physique et au livre Λ de la Métaphysique, affirme que la rotation éternelle des sphères célestes est l’œuvre de Dieu, ou de dieux  : en Métaphysique  Λ, 8, Aristote assigne un moteur à chacune des sphères, et met parfois l’accent uniquement sur le Dieu suprême, le Mouvant non mû de la sphère extérieure du ciel. En Métaphysique Λ, 7, il parle avec respect de la vie de Dieu, une vie de pensée meilleure que la meilleure des vies dont les hommes ne peuvent jouir que pour un court moment. Dieu ne fait rien directement pour causer les mouvements du ciel : il meut les sphères en tant que « objet de l’amour ». Cela implique que les sphères sont des êtres dotés d’une âme, capables d’éprouver le désir de partager l’activité éternelle de la pensée divine. Aristote évoque vraiment peu

cet aspect animiste de sa cosmologie, qui connut un développement considérable aux époques postclassiques. Il est intéressant que l’élève d’Aristote, et son successeur à la tête du Péripatos, Théophraste, soulève des objections critiques à la théologie de son maître dans l’ouvrage qui a survécu sous le titre de la Métaphysique  : si le moteur est unique, comment les sphères célestes peuvent-elles avoir des mouvements différents  ? Et, s’il en existe plusieurs, comment sont-ils harmonisés  ? Pourquoi l’amour d’un dieu immobile met-il les sphères en mouvement ? Qu’y a-t-il de spécialement enviable dans le mouvement de rotation  ? Sans doute de telles questions laissent-elles entendre que la théologie d’Aristote n’était encore que balbutiante. Théophraste prolongea l’intérêt d’Aristote pour la philosophie de la nature, et enrichit considérablement la bibliothèque, déjà fournie, de l’école péripatéticienne dans ce domaine. De cette production il subsiste une part substantielle  : de petits traités sur les vents, les pierres et le feu, et deux vastes recueils, l’Histoire des plantes et les Causes des plantes. Parmi ceux de ses ouvrages qui eurent le plus d’influence, il en est un qui ne subsiste que de façon fragmentaire : il s’agit des Opinions des physiciens (Physikôn doxai)  ; une bonne partie de ce que nous savons de la première cosmologie des Grecs provient, directement ou indirectement, de cet ouvrage. L’école péripatéticienne continua à s’intéresser à certains de ces domaines, pendant au moins une génération après Théophraste, avec son successeur, Straton de Lampsaque. Le refus par Aristote de l’existence du vide, et même sa théorie du lieu dans sa construction d’ensemble, furent mis en question tant par Théophraste que par Straton, qui y apportèrent des aménagements. Dès le IVe  siècle, et dans les siècles qui suivirent, l’image du cosmologiste grec se modifia considérablement. L’élément décisif fut

l’essor rapide de l’astronomie mathématique. Les noms les plus importants sont ceux d’Aristarque, d’Archimède, d’Apollonius de Perge et d’Hipparque. L’ouvrage d’Hipparque, écrit au IIe  siècle avant J.-C., constitua la base de l’Almageste de Ptolémée (IIe  siècle après J.-C.), qui devint le texte de référence en astronomie pour de nombreux siècles. Signalons au passage qu’Aristarque de Samos est l’unique astronome de l’Antiquité grecque à avoir soutenu sérieusement la thèse selon laquelle le ciel est en repos, tandis que la Terre est en mouvement sur une orbite qui tourne autour du Soleil. Malheureusement, nous ne savons à peu près rien de ce qu’Aristarque faisait de cette thèse, et les quelques bribes qui ont survécu de son œuvre ne nous sont sur ce point d’aucune utilité  ; cela pourrait bien n’avoir été qu’une hypothèse exploratoire. Et, comme le développement ultérieur de l’histoire de l’astronomie mathématique fait l’objet de l’article « Astronomie » du Savoir grec, nous allons achever le présent article par la présentation des thèses que les écoles philosophiques postérieures à Aristote développèrent en matière de cosmologie. Épicure, qui s’opposa le plus radicalement à Platon et Aristote, était originaire d’une famille athénienne, mais vécut la plus grande partie de sa jeunesse à Samos et dans les cités de l’Ionie continentale. Là, il se familiarisa avec la théorie atomique de Démocrite, qu’il adopta tout en la modifiant sur un certain nombre de points, et fonda une école à Athènes pour la diffuser auprès de ses adeptes. On peut difficilement imaginer une opposition plus totale à Platon et à Aristote. À la place du cosmos unique, fini et éternel, Épicure postulait un nombre infini de mondes, venant à l’être, puis disparaissant comme n’importe lequel des composés. Point de création ou de maintien du cosmos par des dieux : Épicure attribuait

la naissance des mondes aux collisions accidentelles d’atomes tourbillonnant çà et là dans le vide infini. En lieu et place du continuum de la matière unifiée, Épicure postulait les atomes et le vide. Point de Terre sphérique : Épicure revint à la Terre aplatie des premiers théoriciens du cosmos  ; et au lieu de la théorie centripète du mouvement que soutenaient Platon et Aristote, il affirmait que le mouvement naturel de tous les atomes les entraînait vers le bas, en chute parallèle. Deux sources primaires s’offrent à nous pour la cosmologie épicurienne : un bref abrégé dans sa Lettre [ouverte] à Hérodote et une présentation beaucoup plus complète dans le poème de Lucrèce, De rerum natura, en particulier au chant V. Tous deux commencent, à peu près comme le ferait un manuel de géométrie, par un ensemble de propositions fondamentales. L’univers est composé de «  corps et de vide  ». L’existence du corps est connaissable à travers l’évidence immédiate des sens  ; l’existence du vide s’appréhende de façon indirecte, en tant qu’il est nécessaire pour expliquer le fait d’observation qu’est le mouvement. Le corps existe sous la forme d’atomes qui échappent au changement pour l’éternité. L’univers est infini. Ce qui le prouve, c’est que toute chose finie a une limite, et que c’est par opposition à quelque chose d’autre qu’on peut distinguer une limite (Aristote soutenait, lui, qu’une telle exigence valait pour le contact, non pour la limite). Puisqu’il n’y a rien d’autre que l’univers, l’univers n’a pas de limite, et, par conséquent, il doit être infini. Les atomes existent en un nombre de formes extrêmement grand, mais non infini. Si celles-ci n’étaient pas aussi nombreuses, il serait impossible de rendre compte des différences qu’on observe entre les composés  ; si elles étaient infinies en nombre, les atomes devraient

varier aussi en taille à l’infini, et certains atomes seraient tellement grands qu’ils seraient visibles, ce qui est contraire à l’observation. Cette dernière proposition réclame une prémisse supplémentaire, à savoir que les atomes ne varient pas en formes à l’infini, mais diffèrent selon des quanta limités, les minimae partes, dit Lucrèce. Les Épicuriens soutenaient que tous les atomes ont une tendance naturelle à se mouvoir vers le bas. Nous pouvons observer que tout objet sensible pesant se meut vers le bas lorsqu’il tombe en chute libre, et il n’y a pas de raison de refuser cette tendance aux atomes. La théorie aristotélicienne du mouvement naturel du Feu et de l’Air vers le haut se trouve ainsi rejetée. Mais que signifie « vers le bas » ? Pour Aristote, cela voulait dire vers le centre de l’univers, mais l’univers infini des Épicuriens n’a pas de centre. La métaphysique des Épicuriens n’accordait à aucune force la possibilité d’agir sur les atomes, en dehors de la collision des atomes entre eux  : il n’y avait pas de place pour une théorie de l’attraction à distance. Si bien qu’il ne leur était pas possible d’accepter l’idée, proposée plus tard par les Stoïciens, que la matière est attirée vers son centre, de telle sorte que le mouvement vers le bas pourrait être tenu pour la manifestation de cette attraction vers le centre de la masse du cosmos. Épicure et ses successeurs n’avaient pas d’autre choix, apparemment, que de reprendre le postulat du maçon qui se sert du fil à plomb, que tous les corps qui tombent tombent en lignes parallèles, perpendiculairement à la surface de la Terre, ce qui implique que la surface de la Terre soit grosso modo plate. Que la Terre fût plate, au Ve  siècle et plus tôt, était un lieu commun ; mais après Platon et Aristote, la chose devenait difficile à admettre. Lucrèce fait de son mieux pour sauver cette théorie, en ridiculisant l’idée de créatures qui auraient la tête en bas de l’autre

côté du monde – conséquence, à ses yeux, de la théorie géocentrique du mouvement. Il est malaisé de savoir quel degré d’obstination obscurantiste pouvait faire encore soutenir cette position réactionnaire à la fin du e IV  siècle avant J.-C. L’argument d’Aristote en faveur de la sphéricité de la Terre dépendait largement de sa théorie centripète des mouvements naturels des éléments  ; or, nous l’avons vu, les Épicuriens rejetaient cette théorie. Mais Aristote avait déjà connaissance de raisons astronomiques qui lui faisaient tenir la Terre pour sphérique, en particulier l’observation que, lorsqu’on se déplace sur un axe nord-sud, des étoiles différentes se voient au zénith. Les Épicuriens ne pouvaient expliquer le phénomène qu’en prétendant que les étoiles sont plutôt proches de la Terre : l’effet est le même que lorsqu’on traverse une pièce dont le plafond est peint. Quant à d’autres arguments d’ordre astronomique, comme la forme de l’ombre de la Terre sur la Lune au cours d’une éclipse, ils valaient dans un cas comme dans l’autre, que la Terre ait la forme d’un disque ou celle d’une sphère. Étant donné, donc, que les atomes sont dotés d’une tendance naturelle à tomber vers le bas dans le vide, et que «  vers le bas  » signifie parallèlement en ligne droite, il est clair qu’un postulat supplémentaire est nécessaire pour expliquer comment il se fait que les atomes forment des composés. On pourrait supposer que les collisions se produisent du fait de différences de vitesse chez les atomes qui tombent  ; mais cela est exclu a priori. La raison qu’en donne Épicure est que les différences de vitesse s’expliquent par la différence de résistance des milieux dans lesquels le mouvement a lieu. Or, le vide n’offre pas de résistance ; il n’y a donc aucune raison pour qu’un atome tombe plus vite ou plus lentement qu’un autre.

Tous se meuvent à une vitesse définie par la formule « aussi vite que la pensée ». Cela ne veut pas dire que les composés ne peuvent pas se mouvoir à des vitesses différentes. Toutes les variations de vitesse sont possibles, entre les deux limites qu’offrent les atomes pris individuellement pour ce qui est de leur vitesse de déplacement  : « aussi vite que la pensée » d’un côté, et le repos, de l’autre. Dans un composé, il faut penser que les atomes se meuvent, chacun séparément, sans trêve, à la vitesse habituelle de l’atome, mais à l’intérieur des limites du composé. Un composé stable est celui dont les atomes se déplacent en arrière et en avant, en haut et en bas, d’un côté et de l’autre, tout en se heurtant mutuellement, au sein du même espace. Le composé lui-même se meut quand la somme algébrique, si l’on veut, des mouvements des atomes individuels présente une valeur positive dans une direction ou une autre. La vitesse maximale est atteinte lorsque tous les atomes du composé se déplacent dans une même direction –  cas de figure qui ne vaut, semble-t-il, que pour la foudre. Mais si des différences de vitesse ne le peuvent pas, qu’est-ce qui rendra compte des collisions entre atomes  ? Pour résoudre cette difficulté, les Épicuriens introduisirent leur très fameuse thèse physique de la déclinaison des atomes (parenclisis en grec, clinamen en latin). La déclinaison est décrite en détail par Lucrèce (De Rerum Natura, II, 216-293), mais on n’en trouve aucune mention dans les fragments subsistants d’Épicure. Néanmoins, des auteurs anciens n’ont pas hésité à la lui attribuer. La déclinaison répondait à une double exigence dans le système d’Épicure  : expliquer la possibilité des collisions entre atomes, et rendre compte, dans une certaine mesure, des mouvements volontaires des animaux, hommes compris.

Les auteurs modernes ne s’accordent même pas sur le mécanisme fondamental de la déclinaison. Tous les atomes déclinent-ils, ou seulement certains  ? Il est à présumer que tous ont cette faculté, sinon il y aurait une différence de nature, que rien ne justifierait, entre atomes qui déclinent et atomes qui ne déclinent pas. Mais avec quelle fréquence les atomes déclinent-ils  ? Les opinions diffèrent grandement  ; la réponse dépend pour une large part du rôle qu’on veut bien assigner à la déclinaison dans le mouvement volontaire. Lorsque l’atome décline par rapport à son axe de chute rectiligne, adopte-t-il définitivement un mouvement franchement oblique par rapport à la verticale ? Ou bien décline-t-il momentanément, comme une voiture qui changerait de file sur une autoroute  ? Chaque réponse a ses partisans. Certains points, en tout cas, sont clairs  : la déclinaison d’un atome n’est pas l’effet d’événements qui lui seraient antérieurs  ; elle est en principe imprévisible et aléatoire. De plus, dans son rôle cosmologique, il ne faut pas tenir la déclinaison pour le début du monde, ou d’un monde quelconque. Nous ne devons pas nous imaginer une pluie ininterrompue d’atomes vers le bas, qui serait, à un moment donné, pour la première fois troublée par l’apparition d’une déclinaison, mais plutôt penser que les atomes tombent, déclinent et entrent en collision de toute éternité. Épicure évite le dualisme de la théorie du mouvement d’Aristote  : le mouvement rectiligne est la règle, et le mouvement circulaire qu’on observe dans les corps célestes s’explique par une variété de mécanismes tels que les effets des vents, tout comme un écoulement d’eau continu a pour effet de faire tourner la roue du moulin. Mais l’astronomie épicurienne ne doit pas être, dans son ensemble, prise au sérieux. Son objet est de procurer la tranquillité de l’esprit  : cela signifie, avant tout, rassurer l’humanité sur le fait que les dieux n’ont strictement rien à voir avec les phénomènes

naturels qui affectent le cosmos, celui-ci ou tout autre. S’embarrasser de telles préoccupations serait en contradiction, affirme Épicure, avec le bonheur suprême et la tranquillité qui s’attachent à l’idée que nous nous faisons d’un dieu. Notre perception sensorielle ne peut pas nous dire exactement comment se meut le ciel. Mais, par analogie avec les objets animés d’un mouvement de rotation que notre expérience terrestre nous fait connaître, nous pouvons avancer des hypothèses au sujet du comportement des corps célestes. Aussi longtemps que nos hypothèses restent de l’ordre du possible et qu’elles n’entrent en conflit ni avec notre perception ni avec nos croyances a priori (prolepses) touchant aux dieux, nous nous devons de les admettre toutes. Épicure ne se soucie même pas d’être cohérent avec lui-même : il suggère, par exemple, que la lumière de la Lune peut être réfléchie par le Soleil, mais, en même temps, que le Soleil peut s’éteindre et se rallumer quotidiennement ! Tout comme Platon et Aristote, les Stoïciens soutenaient que le cosmos dans lequel nous vivons est unique dans l’univers. Il est de forme sphérique, et les étoiles, les planètes, le Soleil et la Lune opèrent chaque jour une révolution circulaire autour de la Terre qui, elle, est immobile au centre. Leur cosmos, comme celui d’Aristote, est un continuum corporel, d’où tout vide est absent, et la matière elle-même est continue, et non atomique. Cela suffit à ranger sans hésitation les Stoïciens du côté des Platoniciens et des Aristotéliciens, contre les Atomistes. Mais des différences apparaissent aussitôt, et elles sont loin d’être dépourvues de signification. Une différence majeure apparaît  : alors qu’Aristote croyait que notre cosmos doit durer toujours, les Stoïciens soutenaient qu’il a une naissance, et une mort par conflagration (ekpurôsis), suivie d’une renaissance, et ainsi de suite indéfiniment. Si Aristote, comme les Stoïciens, tenait notre cosmos pour unique, les Stoïciens ajoutaient

qu’il a une durée de vie limitée qui se répète à l’infini. Parmi les témoignages sur la doctrine stoïcienne qui nous sont parvenus, quelques-uns établissent une distinction entre kosmos et diakosmêsis, autrement dit entre le monde ordonné et son ordonnancement. C’est là un point important : quand le cosmos disparaîtra, il ne cessera pas totalement d’exister pour être remplacé par un cosmos entièrement nouveau  ; le même matériau subsiste, c’est son ordre qui change. Aussi, quoique, en un sens, Stoïciens et Épicuriens fussent d’accord pour dire que notre monde connaîtra une fin, la théorie épicurienne de la naissance et de la mort de mondes fort différents était radicalement différente de la théorie stoïcienne. Platon, dans le Timée, avait combiné les comparaisons empruntées à la biologie et aux métiers pour décrire l’origine du cosmos, laissant à la postérité le soin de décider s’il faut prendre au pied de la lettre l’un ou l’autre de ces modèles. Les Stoïciens choisirent le modèle biologique, mais en usèrent d’une façon presque mystique. Tandis que Platon décrivait un dieu démiurge travaillant sur des matériaux en vue de produire le cosmos, lequel, une fois achevé, poursuivait son existence propre, Zénon de Kition tient Dieu pour identique au cosmos dans son état initial. Dieu est principe de vie. Au début, il n’existe rien d’autre que Dieu ; puis Dieu crée une différence en son sein, si bien que, en tant que principe de vie, il est « enfermé » dans une buée. C’est le « sperme » vivant qui produit le cosmos selon la «  formule  » dont il est porteur  ; Dieu est le spermatikos logos. Dieu est à la fois Feu matériel et intelligence providentielle. Tout se passe comme si les Stoïciens avaient combiné ensemble nombre d’éléments empruntés à des théories antérieures. L’accent mis sur le Feu renvoie à Héraclite, le rôle cosmogonique d’une intelligence divine transcendante rappelle Anaxagore aussi bien que

Platon, et le modèle embryologique de la semence nous reporte encore plus haut, peut-être même à Thalès et Anaximandre, les fondateurs de la tradition cosmologique grecque. Une analyse attentive du sperme enfermé dans un réceptacle humide, et une « formule » active ou logos se rencontrent aussi, chez Aristote, dans le De la génération des animaux. La décision d’envisager le cosmos comme un être vivant peut être considérée comme l’acte fondateur de la cosmologie stoïcienne. Les raisons à l’origine de cette image séduisante ne sont guère difficiles à deviner. Comme les organismes vivants, le cosmos est un corps matériel doté d’une faculté de mouvement qui lui est immanente. Il est constitué de différentes parties qui coopèrent en vue du fonctionnement régulier du tout, chaque partie jouant le rôle qui lui incombe. La relation des parties les unes avec les autres et avec le tout présente une sorte d’accord, pas toujours évident dans le détail assurément, mais indéniable quand on considère l’ensemble globalement. Cette impression d’accord suggère une rationalité  : il n’y a qu’un pas à faire pour en arriver à l’idée que le cosmos luimême est régi par la raison ; et, puisque la raison est une propriété réservée aux êtres vivants, cela à son tour conduit à tenir l’univers pour un être vivant. La Raison (Logos) est répandue dans le cosmos : c’est l’affirmation la plus originale des Stoïciens, et elle étend ses ramifications dans tous les secteurs de leur pensée. On est bien loin de l’affirmation épistémologique qu’il serait possible de comprendre de façon rationnelle les mécanismes du cosmos. En réalité, cela revient à sousentendre une vaste théorie métaphysique. Matérialistes convaincus, ils se devaient de donner une forme corporelle au Logos. Puisqu’il fallait au moins une puissance divine pour mouvoir et contrôler quelque chose d’aussi vaste que le cosmos, ils identifièrent le cosmos

avec Dieu. Et comme nous venons de le voir, ils soutenaient que le Logos lui-même ne peut pas avoir lui-même d’origine, mais doit être l’origine de tout le reste. Cette conception stoïcienne nous a été transmise sous une forme assez exacte par le premier verset de l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Logos, et le Logos était Dieu. » Il est possible que l’idée d’une «  formule de la semence  » (logos spermatikos) ait dispensé, ou empêché, les premiers Stoïciens d’élaborer une cosmogonie détaillée, du genre de celle que propose le chant V du poème de Lucrèce. Les témoignages nous renseignent fort peu sur leurs idées en matière de cosmogonie, sauf pour ce qui est des quatre éléments. Comme ces témoignages (si inadéquats soient-ils) le font bien voir, un des points décisifs de la théorie était que, lorsque le cosmos, de manière périodique, est détruit par le Feu et devient une simple masse embrasée, la formule de la semence reste intacte. Cette dernière, tant pour le cosmos dans sa totalité que pour chaque espèce naturelle de façon spécifique, est présente depuis l’origine  ; la formule est éternelle, et la puissance de la génération immanente. De la sorte, il n’est pas besoin d’expliquer, comme dans la théorie des Atomistes, l’apparition graduelle, à partir d’éléments simples, de formes plus complexes. La fin du monde –  ou plus exactement, de la phase actuelle du monde  – survient sous la forme d’un embrasement général, ekpurôsis, pour utiliser le terme technique. Cet argument s’inscrit dans une longue tradition qui plonge ses racines dans la mythologie  ; celle-ci évoquait la destruction périodique du monde soit par le Feu (mythe de Phaéton) soit par le déluge (mythe de Deucalion). Cette tradition était mentionnée dans le Timée (22d-e) de Platon, et cela suffit pour que les premiers Stoïciens en aient eu connaissance.

Ils avaient de bonnes raisons de préférer le Feu au déluge. Un point de leur doctrine physique voulait que les corps célestes, et tout particulièrement le Soleil, tirent leur nourriture d’«  exhalaisons  » provenant du monde situé en dessous d’eux. Si des parties du cosmos sublunaire étaient ainsi assimilées par le Soleil embrasé, il était raisonnable de soutenir qu’il pourrait en être de même pour le cosmos tout entier, le moment venu. Mais, même en dehors de cela, les Stoïciens ne pouvaient guère faire autrement que de préférer l’embrasement au déluge pour mettre fin au cosmos : cette fin devait être le commencement –  la semence  – de la phase suivante  : or, la puissance agissante de la semence était le chaud, plutôt que l’humide. Dans la théorie stoïcienne, cette chaleur fut identifiée avec Dieu  ; les créatures vivantes (y compris le cosmos dans sa totalité) renferment ainsi un agent providentiel naturel qui explique la bonne adaptation de leurs structures et de leurs capacités. Mais nous devons nous demander pourquoi les Stoïciens, en fin de compte, ont adopté une théorie cyclique de la destruction et de la renaissance du cosmos. Ne pouvaient-ils pas se contenter de suivre les traces de Platon, qui considérait que Dieu ne peut détruire sa propre création, ou celles d’Aristote, qui tenait le cosmos pour éternellement le même, sans commencement ni fin ? Pour répondre à cette question, on peut avancer quelques hypothèses raisonnables. On doit d’abord observer que, dans la cosmologie grecque, Aristote était l’exception. Depuis les mythes d’Hésiode et pendant les premiers temps de l’histoire de la philosophie naturelle, la spéculation avait porté sur l’origine du monde ; mais qu’il dût avoir une fin n’était pas une chose aussi universellement admise, et Lucrèce y voit une thèse surprenante ; il n’empêche que nombre de philosophes avant lui avaient soutenu la théorie d’une fin de notre monde.

On rapporte encore une autre raison de la fin de l’ordre du monde par embrasement total. Dieu est un être vivant, composé d’âme et de corps, et son âme ne cesse de croître : aussi viendra-t-il un temps où il ne sera plus qu’une âme. Si l’on considère l’embrasement sous cet angle, il n’est pas possible d’y voir la mort du cosmos, mais la plénitude de sa vie. La théorie cyclique est liée à l’idée astronomique de la Grande Année. L’année ordinaire est déterminée par la position du Soleil par rapport à la Terre : il s’est écoulé une année quand le Soleil et la Terre reviennent à la même position relative. Les astronomes développaient des spéculations sur la durée s’écoulant entre deux moments successifs où le Soleil, la Lune et les cinq planètes connues occupent tous la même position relative (voir Platon, Timée, 39d). C’est cette période, dont il existait diverses estimations, qu’on appelle la Grande Année. Il est clair que la période séparant un embrasement du monde du suivant était tenue pour une Grande Année. Cela allait de soi, à partir du moment où les Stoïciens devaient affirmer, comme ils l’ont fait, que les événements d’un monde se répétaient exactement dans le monde suivant. Socrate se défendra contre Anytos avec les mêmes mots, et sera condamné par le même tribunal, chaque fois que la roue du cosmos aura achevé un tour complet. Il ne faut pas supposer que les étoiles exercent une influence causale sur les affaires humaines  : il suffit que la description exacte d’un événement comprenne tous ses traits caractéristiques, y compris la position du Soleil, de la Lune et des planètes au moment où il se produit ; si bien que, s’il doit se répéter exactement, ces traits devront être les mêmes. Que les événements se répètent à l’identique au cours de chaque période cosmique fut

considéré comme une idée très étonnante, en particulier par les adversaires du Portique. Nos sources sont muettes sur les raisons qui poussèrent à l’adoption de cette curieuse théorie. Elles doivent reposer sur la théorie stoïcienne de la causalité, reliée à la prémisse selon laquelle la divine Providence organise au mieux le cosmos. Car, si ce monde est le meilleur, les mondes suivants ne pourraient en différer qu’à la condition d’être moins bons, et l’on ne saurait fournir aucune raison en faveur de l’existence d’un monde moins bon. Aussi chacun des cosmos doit-il être exactement le même que celui qui l’a précédé. C’est Zénon qui créa le concept de « Feu artiste » (pur tekhnikon). L’idée d’une chaleur innée chez les animaux était familière depuis les débuts de la biologie. Zénon l’étendit aux corps célestes, probablement parce que la chaleur du Soleil est source de vie. Chrysippe semble avoir donné une forme nouvelle à la doctrine, en introduisant le concept de pneuma ou souffle. Celui-ci non plus n’était pas une nouveauté, si l’on songe en particulier aux ouvrages biologiques d’Aristote, et Zénon l’avait identifié avec la psykhè des animaux. Dans un contexte non philosophique, le mot peut signifier soit « respiration » soit « brise » – le nom vient du verbe « souffler » (par la suite, on rendra le mot en latin par spiritus, et en français par «  esprit  »). Chrysippe fit du pneuma un principe cosmique, et ce dernier finit par devenir l’un des concepts les plus caractéristiques du stoïcisme. C’est un mélange de chaud et de froid, de Feu et d’Air, et il est répandu dans tout l’univers, jusque dans ses parties les plus infimes : les Stoïciens développèrent une notion nouvelle, celle d’un « mélange en totalité », pour décrire l’union totale du pneuma avec le reste de la substance du monde. Tout corps physique est, dans la théorie stoïcienne, divisible ad infinitum  : la doctrine du mélange

total voulait que deux corps puissent se mélanger d’une manière telle que chaque particule, fût-elle infime, ait sa part de l’autre corps. En se mêlant à la totalité du monde, le pneuma exerce son contrôle sur toute chose. Il est le véhicule de la Providence de Dieu, ou peutêtre, pour être plus exact, il s’identifie à elle. Il semble découler de cette doctrine que deux corps peuvent occuper la même place, tout au moins lorsque l’un des deux est du pneuma. Sur ce sujet, la divergence des Stoïciens d’avec Platon et Aristote était complète. Platon pouvait dire qu’un corps physique «  a une part  » de ou «  participe  » d’une Forme, mais la Forme elle-même était un être immatériel. Les catégories secondes de l’être chez Aristote, telles les qualités, étaient dépendantes des substances corporelles et inhérentes à elles, mais n’étaient pas les corps eux-mêmes. Platon et Aristote considéraient, tous deux, que la psykhè n’est pas elle-même un être corporel. Les Stoïciens, quant à eux, soutenaient que seul un corps peut agir sur un autre corps, ou servir de cause efficiente pour les actions ou les passions d’un corps. Aussi des êtres comme les âmes ou les qualités devaient-ils tous être considérés comme des corps – peut-être incapables d’exister de manière indépendante, mais néanmoins corporels. De tels êtres étaient tous constitués de pneuma, sous ses différents aspects. En tant qu’ingrédient actif présent dans tous les êtres du monde, le pneuma est responsable de la « tension » qui maintient ensemble la totalité du monde et chacune des choses qu’il contient. L’idée directrice de cette doctrine est qu’il existe une différence entre un être identifiable et une masse informe de matière. C’est tout à fait évident, naturellement, dans un être vivant ; mais même un lac, ou un rocher, a un principe d’unité qui le différencie d’une simple masse d’eau, ou d’un simple dépôt minéral. Les Stoïciens disaient que les êtres inanimés étaient maintenus par leur «  pouvoir de

maintien » (hexis), les plantes par leur nature (physis) et les animaux par leur âme (psykhè)  ; nature et âme étaient identiques au pneuma répandu dans ces êtres, qui maintenait leur tension. Pour le dire de façon imagée, «  c’est le pneuma qui revient sur lui-même. Il commence par se déployer du centre vers les extrémités, et, une fois qu’il est entré en contact avec l’enveloppe extérieure, il se rétracte jusqu’à revenir à la place d’où il est d’abord parti ». Cette théorie a des implications considérables sur la théorie du mouvement naturel. Les Stoïciens, à l’instar d’Aristote, soutenaient qu’il n’y a pas de vide au sein du cosmos : la matière emplit toute la région contenue par l’enveloppe sphérique externe, sans laisser le moindre interstice. Ce choix doctrinal résultait probablement de la nécessité de préserver la tension unificatrice apportée au tout par le pneuma : des intervalles vides interrompraient son unité, et la mettraient en danger. D’un autre côté, ils s’écartaient d’Aristote en postulant un vide qui s’étendait en tous sens au-delà de l’enveloppe du cosmos, et une partie de leur argumentation est ainsi sauvée : si la substance du cosmos est périodiquement consumée par le Feu, cela exige un espace pour permettre son expansion  ; avant l’ekpyrôsis, cet espace doit être vide, et il doit s’étendre à l’infini puisqu’il n’existe rien pour le limiter. La thèse de l’existence d’un vide infini en dehors du cosmos entraîne un corollaire très important : dorénavant, la notion de centre de l’univers n’a plus de sens. Ce qui devrait désigner son centre, c’est ou bien sa position équidistante de tous les points de la limite de l’univers, ou bien une distinction qualitative qu’il offrirait. Mais si l’univers n’a pas de limite, la première hypothèse ne tient pas ; quant à la seconde, elle est exclue parce qu’il ne peut y avoir de distinction qualitative entre un point du vide et un autre point. Si bien que la théorie dynamique d’Aristote, qui fait du centre de l’univers son

foyer, doit être rejetée  : le foyer doit être le centre du cosmos luimême. Les Stoïciens appliquèrent leur théorie de la hexis, ou «  pouvoir de maintien », au cosmos comme totalité. Tout objet identifiable du continuum matériel dans le stoïcisme se caractérisait, selon eux, par un «  pouvoir de maintien  » lui conférant stabilité et identité. Ce « pouvoir de maintien » était assuré par le pneuma répandu partout, et dont les mouvements empêchaient l’objet de s’effondrer et de s’éparpiller. Cela est valable non seulement pour le cosmos comme totalité, mais aussi pour les éléments individuels qu’il renferme  : dans le continuum corporel qui composait le cosmos était répandue une force qui attirait tout son contenu en direction de son propre centre. Jamais les cosmologistes grecs ne furent plus près d’une théorie de la gravité. Mais le mouvement centripète du cosmos géométrique ne pouvait pas par lui-même expliquer le mouvement des corps célestes. Si la Terre reste immobile, comme ils le soutenaient, alors les corps célestes tournent en cercle, et ce mouvement circulaire semble avoir trouvé une explication de type purement animiste  : les corps célestes choisissent cette façon de se mouvoir. La pénétration totale du pneuma divin au sein de la totalité du monde physique soulevait de manière aiguë le problème de la liberté de choix chez les êtres rationnels. Ce point fut très discuté, et deux œuvres parmi celles qui nous sont parvenues reflètent, par exemple, ce débat : le De fato de Cicéron et l’ouvrage homonyme d’Alexandre d’Aphrodise. Ce pouvoir divin est un agent causal  ; il vise à maintenir le bon ordonnancement de toute chose dans le cosmos et il est, littéralement, partout. Le déterminisme est total. Comment alors les êtres humains peuvent-ils choisir librement d’agir comme ils le font ? Quel sens peuvent bien avoir l’éloge et le blâme en matière de

morale  ? Les arguments sont trop compliqués pour se laisser résumer de façon satisfaisante. En un mot, la solution proposée par Chrysippe est qu’il suffit qu’une action soit notre action, c’est-à-dire qu’une part essentielle de la causalité de l’action soit provoquée par nous. Qu’il soit possible de faire remonter notre intervention à d’autres causes, cela ne change rien à l’affaire  : l’action est toujours notre action, et il est raisonnable qu’on nous en considère comme l’agent. Cléanthe résumait sa position en ces termes : « Menez-moi, Zeus et Destinée, partout où vous l’avez décrété pour moi. Car je suivrai sans broncher. Mais si je deviens mauvais, et que je perds la volonté, je n’en suivrai pas moins. » David FURLEY

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Les traductions des Présocratiques sont empruntées à la traduction française donnée par J.-P.  DUMONT sous le titre Les Présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988. BARNES, Jonathan, The Presocratic Philosophers, Londres, Routledge, 1979. BRAGUE, Rémi, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988. CORNFORD, Francis M., Plato’s Cosmology, Londres, Routledge, 1937. DICKS, D.R., Early Greek Astronomy to Aristotle, Londres, Thames & Hudson, 1970. DUHEM, Pierre, Le Système du monde, première partie  : «  La cosmologie hellénique », Paris, Hermann, 1913. FURLEY, David J., The Greek Cosmologists, Cambridge University Press, vol. I et II, 1987. GUTHRIE, W.K.C., History of Greek Philosophy, 6  vol., Cambridge University Press, 1962-1981. HEATH, Thomas L., Aristarchus of Samos  : The Ancient Copernicus, Oxford, Clarendon Press, 1913. KOYRÉ, Alexandre, Du monde fini à l’Univers infini, Paris, Hermann, 1962. LONG, Anthony A., SEDLEY, David N., The Hellenistic Philosophers, Cambridge University Press, 1987  ; trad. fr. par J. Brunschwig et P. Pellegrin, Les Philosophes hellénistiques, GF-Flammarion, 2001. SOLMSEN, Friedrich, Aristotle’s System of the Physical World  : A Comparison with His Predecessors, Ithaca, Cornell University Press, 1960.

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Géographie

« Dessin  » ou « écriture de la Terre » : l’origine grecque du mot «  géographie  » suggère une familiarité peut-être trompeuse. Si la discipline moderne reconnaît sans peine certains de ses grands ancêtres dans les figures d’Hérodote, d’Ératosthène, de Strabon ou de Ptolémée, suggérant par là même la continuité d’un savoir, et la stabilité de ses objets et de ses méthodes, il faut cependant se garder de lire les géographes grecs à travers les grilles de leurs successeurs. D’autant plus que la géographie, tout au long de son histoire, est agitée par des débats sur son identité et ses frontières, ainsi que sur ses objets et ses méthodes  : doit-elle décrire la Terre, en inventorier les lieux et les peuples  ? Constitue-t-elle un principe explicatif, par exemple des mouvements de l’histoire  ? Ou vise-t-elle la construction de modèles de l’espace, cartes, diagrammes, tableaux de données ? Les préoccupations nouvelles d’une histoire des sciences davantage ouverte à l’anthropologie culturelle conduisent depuis quelques années à rechercher la spécificité de la géographie grecque et, par conséquent, à élargir notablement sa définition comme ses implications. La géographie apparaît alors moins comme une discipline constituée, dont l’identité irait de soi, que comme un

champ de savoir et d’expériences, témoignant d’approches plurielles et parallèles de l’environnement terrestre. À partir d’Ératosthène de Cyrène, qui devient le bibliothécaire d’Alexandrie vers 245 avant J.-C., la géographie –  dont le nom apparaît alors en tant que tel  – se réorganise autour du projet cartographique et construit a posteriori la généalogie de ses auteurs : Anaximandre, Hécatée, Eudoxe, Dicéarque. L’absence d’Hérodote, du traité hippocratique Sur les lieux, les airs et les eaux, ainsi que des auteurs de périples et de périégèses (descriptions prenant la forme d’un voyage, réel ou purement intellectuel), par exemple Scylax, est significative. Ératosthène apparaît lui-même le fondateur de la géographie hellénistique, et c’est de lui que se réclament, même dans la polémique, Hipparque de Nicée, Polybe et Strabon. Au IIe siècle de notre ère, Marin de Tyr et Ptolémée perpétuent cette tradition. Ces quelques noms montrent l’ambiguïté de ce que nous considérons comme la «  géographie grecque  »  : il s’agit d’un champ de savoir mouvant, où se croisent la cosmologie, l’astronomie, la géométrie, l’histoire, l’ethnographie, la médecine, où se rencontrent des récits de voyages, des descriptions livresques, des cartes, et les commentaires de ces cartes. Il est vrai que l’on peut donner à cette géographie une profondeur historique, en distinguant ses différentes phases : la plus ancienne se développe dans les cités d’Ionie, avec Anaximandre (milieu du VIe  siècle avant J.-C.), Hécatée de Milet, puis Hérodote (vers 450 avant J.-C.). Elle accompagne le développement de la colonisation en Méditerranée et dans la mer Noire, ainsi qu’un des projets fondateurs de l’historiographie grecque. La seconde étape est la géographie hellénistique : présente dans les écoles philosophiques athéniennes, l’Académie de Platon, avec Eudoxe de Cnide, et le Lycée d’Aristote, avec Dicéarque de Messine, elle se déplace à

Alexandrie, capitale du royaume des Lagides, et pôle intellectuel majeur grâce à la création de la bibliothèque et du Musée. La carte d’Ératosthène intègre une masse d’informations nouvelles consécutive à l’expédition d’Alexandre en Asie. De même, l’expansion romaine motivera les développements géographiques de l’historien Polybe, comme du reste l’œuvre de Strabon, au début de l’ère chrétienne. Un tel schéma appelle toutefois une très grande prudence. Les liens entre les facteurs objectifs d’élargissement de l’horizon spatial et les progrès de la géographie sont loin d’être mécaniques  : les modes d’intégration, d’interprétation et de diffusion des données sont des processus complexes. D’autre part, la généalogie qui conduit d’Anaximandre à Ptolémée donne l’illusion d’un progrès linéaire et cumulatif. Cette généalogie est le fruit d’une interprétation de l’histoire de la géographie grecque, remontant à Ératosthène lui-même. Mais si la succession et le progrès cumulatif des connaissances s’appliquent à la rigueur à la cartographie, il ne saurait s’agir d’un modèle global de l’évolution du savoir géographique. Paradoxalement, en effet, la cartographie mathématique s’avère n’avoir eu qu’une influence extrêmement limitée sur la conscience géographique des contemporains. Les textes plus que les cartes étaient les principaux vecteurs du savoir géographique  : aux difficultés objectives de la diffusion des images sur panneaux de bois et de métal ou sur papyrus s’ajoute le caractère ésotérique de la carte hellénistique, diagramme géométrique plus que mappemonde figurative, dont les fondements scientifiques comme le langage propre étaient incompréhensibles de l’écrasante majorité, y compris des auteurs cultivés et lettrés comme le périégète Pausanias, au IIe  siècle de notre ère, qui ne mentionne qu’une seule

fois les travaux «  de ceux qui disent connaître les mesures de la Terre ». Si l’histoire de la géographie a aussi pour tâche de reconstituer ce que pouvaient être les visions du monde concurrentes dans la société grecque, force est de reconnaître que la géographie de l’Odyssée, l’ethnographie d’Hérodote, l’horizon géo-ethnographique des poètes tragiques, la géographie littéraire des poètes alexandrins comme Callimaque et Apollonios de Rhodes, eurent beaucoup plus d’impact qu’Ératosthène ou Ptolémée. Les travaux de ces derniers n’inspirèrent qu’une petite élite de savants, dans des cercles spécialisés. Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne firent école. Ce n’est que dans le monde islamique, puis dans la Renaissance européenne, que la Géographie de Claude Ptolémée va révéler toute son efficacité. On ne saurait donc isoler la géographie «  scientifique  » de l’ensemble des représentations, même anachroniques et littéraires, qui ont organisé la vision du monde. Et à l’histoire de la géographie, il convient de substituer l’histoire des géographies parallèles, comme autant de traditions reliées entre elles par des liens subtils de transformations, de polémiques et de circulation des données.

Modéliser/représenter L’un des aspects les plus spectaculaires de la géographie grecque réside dans l’émergence précoce du dessin cartographique. La carte symbolise le coup de force intellectuel consistant, pour des acteurs humains, à s’abstraire de leur environnement terrestre pour construire, par la force de la raison et de l’imagination, un point de vue extérieur et zénithal sur la Terre.

La carte grecque est à distinguer des modèles cosmologiques attestés dans les civilisations égyptiennes et mésopotamiennes, qui proposent dans un même dispositif graphique un schéma d’intelligibilité globale du monde, intégrant le Ciel, la Terre, et les puissances divines qui les personnifient. Dès son émergence en Grèce, avec le tracé d’Anaximandre de Milet (VIe  siècle), la carte se dissocie d’une pensée de type mythico-religieux, a fortiori des modèles cosmogoniques que l’on rencontre par exemple dans la Théogonie d’Hésiode. Ouranos (le Ciel), Gê (la Terre), Okeanos sont désormais des objets intellectuels laïcisés, assujettis aux principes de la géométrie, qui constitue l’un des paradigmes dominants de la science ionienne. Et la carte porte sur l’œkoumène, c’est-à-dire «  la Terre habitée par les hommes  », distincte de la Terre comme entité cosmologique. Point de départ de nombreuses expéditions de colonisation, notamment sur les rivages de la mer Noire, Milet était sans aucun doute l’un des lieux vers lesquels convergeaient les informations géographiques, où s’accumulaient les expériences des navigateurs et des fondateurs de cités. Mais autant que nous puissions en juger, la carte d’Anaximandre n’était pas destinée aux voyageurs ni aux expéditions de colonisation. Ce n’était pas un périple des côtes de la mer Noire, mais un schéma de l’ensemble de l’œkoumène, imposant à la surface de la Terre une forme, une organisation a priori, dès lors offertes aux calculs, à l’exploitation géométrique des formes et des symétries. Cette première carte frappa l’imagination des géographes ultérieurs, qui insistèrent sur l’audace démiurgique de son créateur. Aller plus loin dans la description de son contenu serait extrapolation. Mais dès cette première carte, désignée comme telle par la tradition, nous trouvons réunis certains des caractères essentiels de la cartographie grecque : son lien avec des hypothèses

cosmologiques fortes, qui conduisent à projeter sur la surface de la Terre (plate dans le cas d’Anaximandre) des lignes, une structure en rapport avec l’organisation du Ciel, conçu comme une sphère finie, dont la Terre occupe le centre géométrique exact ; la géométrisation de ses tracés, qui en font un espace graphique de calculs et d’opérations intellectuelles ; l’étroite complémentarité entre le dessin et un traité apportant un ensemble de savoirs connexes  : si Anaximandre est l’auteur d’un traité Sur la nature (programme intellectuel caractéristique de la science ionienne, et dépassant le cadre de la géographie), Ératosthène accompagne sa carte d’un traité de Geographika, qui en explique la construction, mais qui comprend en outre un historique de la discipline, une critique des prédécesseurs, et aussi des développements descriptifs  ; avec Ptolémée, en revanche, nous trouvons une parfaite concordance entre le projet cartographique et le traité. Rien ne suggère que cette cartographie grecque mathématisée ait pu présenter l’apparence des mappemondes médiévales, avec leur riche iconographie  ; le caractère ésotérique de ces dessins, et la nécessité de maîtriser des savoirs complexes pour leur tracé comme pour leur compréhension, les destine à un cercle de spécialistes, dans le cadre d’écoles philosophiques ou d’un grand centre de recherches comme Alexandrie. Il faut donc souligner leur finalité théorique, car ces cartes de l’œkoumène, dans l’ensemble des sources dont nous disposons, ne servent pas à voyager, à administrer, à planifier ou à agir. Anaximandre n’était pas un géographe, mais un « physicien » au sens grec. Son projet n’était pas de dessiner une «  carte géographique  », mais d’élaborer un modèle visuel de la Terre s’intégrant dans une approche globale du cosmos et des phénomènes météorologiques. Lorsque, en 423 avant J.-C., le poète

comique Aristophane fait représenter les Nuées à Athènes, il se livre à une satire des écoles sophistiques et des intellectuels, et la carte de la Terre apparaît parmi des instruments d’astronomie et de géométrie : gadget abstrait, inutile à la cité, et associé à la spéculation pure, sans retombées politiques. Les écoles de Platon et d’Aristote perpétuent cette tradition d’études scientifiques  : Eudoxe de Cnide et Dicéarque sont ainsi deux jalons importants entre les Ioniens et Alexandrie. Le modèle cosmologique a changé  : la Terre est désormais conçue comme une sphère dont l’organisation géométrique reflète celle de la sphère céleste : méridiens, parallèles, équateur, tropiques, pôles. L’œkoumène occupe une portion de l’hémisphère nord de cette sphère. La zone habitable se déploie entre l’équateur et le tropique d’été. La géométrisation est toujours prédominante avec le tracé de grandes lignes de référence, tel le parallèle de Dicéarque, qui traverse tout l’œkoumène, des colonnes d’Héraklès à l’Inde, en passant par la Méditerranée, l’Attique, Rhodes, le golfe Issique, la chaîne du Taurus. L’œuvre d’Ératosthène nous est mieux connue, essentiellement grâce à Strabon, qui l’utilise souvent dans un contexte polémique. Entre Eudoxe et Dicéarque, d’une part, et Ératosthène, d’autre part, nous passons d’Athènes à Alexandrie, de la cité par excellence à une ville nouvelle, capitale d’un royaume hellénistique, d’écoles philosophiques privées, où l’activité est largement tournée vers l’enseignement, à une fondation royale où travaillent des intellectuels pensionnés par le pouvoir. L’expédition d’Alexandre et l’afflux d’informations nouvelles qu’elle apporta sur l’Asie constituent assurément une autre rupture majeure. L’effondrement de l’Empire perse ouvre les portes de l’Orient aux Grecs, et permet l’élargissement, sinon le renouvellement total, d’un savoir qui n’avait guère évolué depuis Hérodote (milieu du ~Ve  siècle) et le

médecin Ctésias, retenu en otage à la cour du roi Artaxerxès  II (début du ~IVe  siècle). Mais cette ère nouvelle donne surtout à la recherche des moyens inédits, et la bibliothèque d’Alexandrie joue ici un rôle essentiel. Ératosthène, ou le premier cartographe en bibliothèque  : son œuvre tire les conséquences intellectuelles de l’afflux des sources qui démontrent, par leur pluralité, leurs contradictions, leur nouveauté même, la nécessité de corriger les anciennes cartes. Si ses travaux géodésiques, comme la fameuse mesure de l’arc de méridien entre Alexandrie et Syène, s’inscrivent dans la continuité de l’approche spéculative des géomètres-philosophes, en particulier de l’Académie, sa carte et son œuvre géographique semblent être des créations spécifiquement alexandrines  : par l’importance de la géométrie euclidienne (les Éléments sont publiés à Alexandrie vers ~300) qui déploie toutes ses potentialités heuristiques sur la grille de lignes parallèles et perpendiculaires découlant de la projection orthogonale choisie par Ératosthène (les méridiens ne convergent pas vers les pôles), mais surtout par les nouvelles méthodes de travail intellectuel liées à l’accumulation de documents écrits de toutes provenances et de tous genres. C’est par la critique et la compilation des sources qu’Ératosthène parvient à déterminer des positions ou à extrapoler des formes régionales. Il n’est pas lui-même un voyageur. La détermination de l’arc de méridien terrestre tient du protocole expérimental, mais n’est pas représentative de son travail géographique. À défaut de pouvoir déterminer astronomiquement toutes les positions en latitude et en longitude (l’établissement de cette dernière s’avéra problématique jusqu’à la mise au point d’horloges de précision, au e XVIII   siècle), Ératosthène en est réduit à utiliser les relations de voyage et les périples, c’est-à-dire à interpréter des estimations de

distances souvent très hétérogènes en un ensemble d’écarts mesurables, que l’on pouvait reporter sous forme de points sur la carte. Grâce à cet ensemble d’opérations intellectuelles, il est possible, à partir des sources partielles accumulées dans la Bibliothèque, de construire progressivement une image de la totalité de l’œkoumène, et d’élaborer un savoir sur les régions les plus lointaines par le biais de la critique a priori des témoignages. La carte accompagne ce travail de construction, en donnant une cohérence visuelle et mathématique à chacune de ses étapes. Elle est le moyen de vérifier constamment les effets d’une décision locale sur la structure générale, et de procéder aux ajustements et aux réactions en chaîne impliquées par la modification du tracé d’un parallèle ou d’un méridien de référence. La carte est tout entière orientée vers le projet géodésique et la schématisation de l’espace en formes géométriques juxtaposées et mesurables. L’œuvre d’Ératosthène marque le point de départ d’une tradition  : la carte est l’instrument de travail du géographe, mais aussi un dispositif qui se transmet de géographe en géographe et permet de contrôler, voire de rectifier le travail de son prédécesseur. C’est ainsi qu’Hipparque de Nicée, dans son Contre Ératosthène, est conduit à critiquer l’œuvre du cartographe alexandrin, auquel il reproche un manque de rigueur mathématique et les bricolages opérés pour établir des positions à partir des données des itinéraires. Et Strabon, dans les deux premiers livres de sa Géographie, se fait l’écho de ces polémiques, pour défendre Ératosthène contre les attaques violentes d’Hipparque. À partir d’Ératosthène, le cartographe ne travaille qu’en s’appuyant sur l’œuvre de son prédécesseur  : à la fois point de départ, structure-cadre, et espace sur lequel exercer un ensemble

d’opérations critiques, qui permettent d’actualiser, de compléter et de rectifier. C’est encore ainsi que Claude Ptolémée, au IIe  siècle de notre ère, se situe par rapport à l’œuvre de son prédécesseur, Marin de Tyr. Auteur de traités d’astronomie, de mathématiques et d’optique, Ptolémée a apporté plusieurs contributions à la géographie  : géographie astrologique (le Tétrabiblos), le Canon des villes remarquables, et enfin la Géographie proprement dite. Ce dernier ouvrage, sous la forme qui nous est parvenue, se compose de huit livres. Le livre I et une partie du livre II sont consacrés à un exposé théorique sur les méthodes de construction de la carte, en particulier les projections qui restituent sur une surface plane la convergence des méridiens vers les pôles. La deuxième partie du livre  II et les livres  III à VIII se présentent sous la forme d’un catalogue de huit mille positions exprimées en degrés de longitude et latitude, permettant de reporter ces lieux sur l’espace de cartes régionales à projection orthogonale. L’importance de Ptolémée réside dans ce double processus de théorisation et d’inventaire. Seul texte conservé d’un cartographe (malgré tous les problèmes posés par la transmission des cartes et les phases de rédaction possibles du texte), son œuvre donne à la géographie une définition forte, orientée vers la finalité de la carte : elle est la «  mimésis  » (représentation) de la Terre habitée dans sa totalité, et s’oppose à la chorographie, approche descriptive de l’espace régional, davantage concernée par les clivages qualitatifs. Cette distinction fondamentale jouera un rôle essentiel dans la géographie de la Renaissance européenne. Véritable inventaire des lieux du monde, à l’apogée de l’Empire romain, la Géographie de Ptolémée offre en outre dans ses tables un corpus imposant de positions prêtes à être reportées sur les cartes  : seul moyen de

préserver les coordonnées des déformations inhérentes à la reproduction manuelle des textes et des dessins. Ces huit mille positions résultent sans doute pour une large part de la manipulation des données littéraires  : la part de la conjecture, de l’approximation, et en définitive de l’invérifiable est dissimulée par l’effet d’autorité et de persuasion propre à ces listes de coordonnées qui occultent toutes traces de leur genèse. Ces tables de positions joueront un rôle important dans la géographie de l’Islam ancien, où se perpétue la tradition ptoléméenne, et dans la Renaissance européenne, où elles permettent de reconstituer les cartes du savant alexandrin, avant d’en moderniser le contenu topographique. D’Anaximandre à Ptolémée, la cartographie grecque apparaît comme une activité hautement spécialisée et technique. D’autres témoignages attestent la circulation de cartes rondes, dérivant sans doute des prototypes ioniens, et Plutarque, à la fin du Ier siècle après J.-C., ou encore Lucien, au

e

II

  siècle, suggèrent l’existence de cartes

archaïsantes, dégagées de l’appareillage mathématique complexe des productions alexandrines.

Décrire/Inventorier/Expliquer Si la carte répond à une finalité essentiellement théorique, et porte sur l’ensemble de l’œkoumène, régi par l’ordre géodésique et les hypothèses cosmologiques sur l’homologie des sphères céleste et terrestre, elle est loin d’être le vecteur exclusif du savoir géographique. Les difficultés de reproduction et de diffusion des dessins, comme la haute spécialisation requise pour leur tracé, en limitaient la portée. La carte, toutefois, entretient avec le discours une série de liens complexes qui en prolongent l’influence au-delà

des cercles très spécialisés où elle était utilisée. Elle impose un ordre nouveau, implicite ou non, à la description géographique, une forme d’organisation spatiale qui la structure. De la carte au traité, il y a un processus complexe d’interaction  : la première apporte la visualisation et les images mnémotechniques, là où le second est l’indispensable véhicule d’un savoir sur les pays et les peuples  : itinéraires, descriptions, toponymes, digressions ethnographiques, mythographiques, naturalistes, etc. Ce sont souvent les descriptions qui apportent au cartographe les matériaux dont il a besoin, tandis que les cartes peuvent structurer implicitement la description littéraire. La carte d’Anaximandre ouvre une tradition où la description géographique –  ce que nous identifions comme telle  – peut s’appuyer sur l’évidence préalable d’une forme globale, qui lui offre un modèle d’exposition  : le parcours circulaire. Il est tentant de corréler cette première carte et la Périégèse d’Hécatée de Milet (fin du e VI  siècle avant J.-C.). Cette œuvre se présentait comme un « tour de Terre  », un parcours intellectuel autour de la Méditerranée, permettant donc de visiter les trois continents de l’œkoumène (Europe, Libye, Asie) et d’énumérer sous la forme d’un catalogue les pays, les lieux et les peuples. Chacune de ces étapes se prêtait à intégrer des informations variées (ethnographiques, etc.). Une fois le principe d’ordre global établi, il était possible d’intercaler de nouveaux lieux, d’apporter de nouveaux développements digressifs, sans perturber la structure d’ensemble. Ce mouvement circulaire, qui s’apparente à un périple du littoral méditerranéen, permettait aussi des avancées vers l’intérieur des terres et les peuples du continent. Les périégèses et autres periodoi gês («  circuits de la Terre  ») apparaissent ainsi comme un étrange compromis entre les périples des navigateurs, dont ils reprennent les règles discursives et

la logique métonymique, voire le détail des informations topographiques, et la carte, qui offre l’architecture globale d’un parcours œcuménique et intellectuel, dépassant les limites des voyages réels, même s’il peut en réemployer des segments. C’est la carte aussi qui permet implicitement de passer du voyage partiel et réel au voyage intellectuel et global, au « tour de la Terre ». L’histoire des périples et des périégèses, en Grèce, est traversée par cette tension dialectique entre le parcours réel, le récit de voyage et, d’autre part, la recomposition intellectuelle, et un modèle descriptif où la figure circulaire est gage de complétude et d’exhaustivité. Ce n’est pas un hasard si les sources antiques emploient l’expression de « circuit de la Terre » à propos de textes et de cartes. Périégèses et périples sont ainsi des genres associés à la découverte et à l’exploration (le périple attribué à Hannon, racontant une navigation le long du littoral atlantique de l’Afrique ; le périple de Néarque, amiral d’Alexandre, qui dirige la flotte grecque des bouches de l’Indus à celles de l’Euphrate), ou encore aux itinéraires commerciaux (le Périple de la mer Rouge), mais aussi aux premières formes de géographie œcuménique (le Périple du Pseudo-Scylax ; le Stadiasme de la Grande Mer ; la Périégèse de Denys). Si Hécatée de Milet semble s’être attaché à une mise en ordre des lieux et des peuples du monde, utilisant la carte d’Anaximandre pour organiser les relations des voyageurs et intégrer les segments de parcours dans un cercle idéal – entreprise au fond similaire à celle qu’il entreprit pour les traditions mythiques des Grecs, remises en ordre dans ses Généalogies  –, le projet d’Hérodote paraît tout autre. De même que les Histoires, en se donnant comme objet le passé proche, les causes et le déroulement du conflit entre Grecs et barbares, se différencient des généalogies d’Hécatée qui remontaient au passé le plus lointain, et exploraient un champ de savoir

conjectural, de même la représentation de l’espace que l’on y trouve déployée se différencie du modèle d’exposition hécatéen comme du rationalisme géométrique d’Anaximandre. L’un et l’autre pourtant ont laissé leur empreinte dans le texte, bien qu’Hérodote ironise sur les excès de symétrie de la carte ionienne. Lorsqu’il s’agit d’apporter une contribution à une grande question météorologique, la localisation des sources du Nil, Hérodote se livre à un étonnant exercice d’extrapolation cartographique, en interprétant la symétrie nord/sud de part et d’autre d’un axe de référence, qui fait du Nil, au sud, l’équivalent du Danube, au nord, et permet donc de localiser les sources du premier en référence à celles du second (qui se trouvent dans le pays des Celtes, près de la ville de Pyrénée). De même, lorsqu’il s’agit de rendre intelligible la succession des peuples d’Asie Mineure ou du pays scythe, Hérodote recourt-il à nouveau à la géométrisation et à une description en termes de formes et d’orientation qui présuppose l’existence de cartes géographiques. Mais l’innovation majeure de la «  géographie  » hérodotéenne réside dans le lien étroit qu’elle noue avec le projet historien. L’espace et les peuples qui l’habitent relèvent du même modèle intellectuel que les événements du passé  : ce sont des objets d’enquête, construits par l’entrecroisement du regard et de l’ouï-dire, et par l’exercice d’un esprit critique qui délimite, sans toujours en expliciter les critères, le champ du vraisemblable. Là où le rationalisme ionien encerclait l’œkoumène dans un tracé au compas, Hérodote ouvre des zones de confins indistinctes, où le savoir humain s’arrête avant le rivage de l’Océan. Ces zones de confins sont un espace d’altérité et de démesure, des merveilles de la nature ou de peuples bienheureux, proches des dieux : les Éthiopiens LonguesVies  ; les Indiens  ; les Arabes qui vivent au pays des aromates. Ce

paysage des confins du monde humain reste profondément ancré dans l’imaginaire antique et contribua sans doute davantage à modeler une image du monde que la géométrie des Alexandrins. Il perdure au Moyen Âge et à la Renaissance, grâce notamment à la médiation des encyclopédistes de la latinité. On pourrait dire qu’il n’est de géographie en Grèce que de l’espace habité par les hommes, c’est-à-dire de l’œkoumène, et même Ératosthène restreint sa carte à l’espace habitable. Cet espace, chez Hérodote, est le théâtre de l’affrontement des Grecs et des Perses. Les guerres médiques jouent un rôle essentiel dans la construction d’une image de l’identité grecque par rapport aux peuples barbares : opposition culturelle et politique, qui interroge les Grecs sur leur propre identité en les conduisant à en reconnaître les traits inversés dans le miroir de l’altérité. Avec Hérodote se constitue un cadre ethnographique qui est l’un des éléments d’intelligibilité du conflit, et aussi l’objet d’une fascination évidente, d’une curiosité. Mais malgré l’imbrication des développements consacrés aux Égyptiens, aux Perses, aux Éthiopiens ou aux Scythes, et leur apparence parfois digressive, le lien avec les guerres médiques n’est jamais totalement oublié. Les Histoires d’Hérodote se déploient dans un espace balisé, schématisé dans la tradition ionienne. Les enjeux du conflit pourraient être qualifiés de «  géopolitiques  », tant ils résultent du voisinage dangereux, disproportionné et excessif, de l’Empire perse et des cités grecques du littoral d’Asie Mineure, dont la révolte déclenchera les hostilités et les déplacera dans les eaux et sur le sol de la Grèce ellemême. Lorsque Hérodote raconte l’ambassade du Milésien Aristagoras à Sparte, muni d’une carte géographique avec laquelle il tente de décider le roi Cléomène de se lancer non seulement dans la libération des cités opprimées, mais dans la conquête de l’Empire

perse lui-même, jusqu’aux trésors de Suse, il signifie merveilleusement les échelles de distance et de puissance, les forces en présence, le rôle de la mer qui sépare la Grèce de la Perse, la formidable coalition ethnique qui se dresse face aux Grecs. Les jalons nous font défaut pour suivre l’évolution de la littérature géographique jusqu’au IVe  siècle. L’ethnographie et les «  coutumes barbares  » figurent en bonne place dans les titres d’ouvrages attribués au logographe Hellanikos de Lesbos, qui semble s’être fait une spécialité de l’histoire locale et régionale. De même le médecin Ctésias, dans ses ouvrages sur la Perse et l’Inde, apporte-t-il une information historique, ethnographique et politique, qui restera inégalée jusqu’à l’expédition d’Alexandre le Grand. On peut supposer que des préoccupations ethnographiques se manifestaient dans la collection de Constitutions attribuée à Aristote. Et la Periodos gès d’Eudoxe de Cnide, au-delà de son orientation scientifique et cartographique, intégrait probablement aussi des informations descriptives. Hérodote inaugure une tradition où le savoir géographique est étroitement associé à l’histoire  : il en constitue le cadre, un facteur d’intelligibilité, et une introduction à l’ethnographie, qui caractérise les peuples étrangers. La géographie dans sa dimension œcuménique est naturellement associée au genre de l’histoire universelle. Éphore accompagna son Histoire d’un schéma cartographique qui nous a été conservé par un auteur chrétien, Cosmas Indicopleustès  : un simple rectangle, où sont marqués les quatre directions cardinales et les peuples des confins, Celtes, Scythes, Indiens, Éthiopiens. Avec Polybe (IIe siècle avant J.-C.), nous retrouvons cette dimension de géographie œcuménique dans une Histoire monumentale qui se propose de comprendre la genèse de l’Empire romain, de donner un sens à des événements dramatiques

qui ont été vécus par l’auteur lui-même. La dimension géographique dans cette œuvre est évidente. Le livre  XXXIV, d’ailleurs, se présentait comme un traité de géographie relativement autonome dans la structure générale. Cette description intègre les acquis de la cartographie alexandrine et s’engage, le cas échéant, dans ses débats les plus polémiques (Polybe défend la compétence géographique d’Homère et l’ancrage méditerranéen des navigations d’Ulysse contre Ératosthène qui les reléguait dans l’Océan et le champ de la pure fiction littéraire). Le projet historique de Polybe n’est pas sans influer sur sa conception et sa pratique de la géographie. Il a une conscience très forte de l’élargissement du monde résultant des conquêtes romaines, et qui justifie une réactualisation de la géographie ératosthénienne. L’horizon s’élargit et ce processus s’identifie à l’un des événements historiques majeurs de l’époque  : l’expansion romaine. La géographie offre à Polybe l’un des instruments de sa mise en ordre de l’histoire. Il adopte une vue ample, quasi cartographique, qui le conduit à appréhender la simultanéité des événements dans différents théâtres d’action  : l’ordre temporel de la chronique coexiste ainsi avec un ordre géographique, où sont exposés les événements d’Asie Mineure, de Grèce continentale, d’Afrique du Nord, d’Espagne, etc. La description du théâtre de l’action –  cités, champs de bataille – constitue une dimension importante du récit et s’accorde bien avec la conception polybienne d’une «  histoire pragmatique  », où l’expérience prime sur l’information livresque. Polybe est lui-même un voyageur, voire un explorateur, et se met en scène comme un Ulysse historien. Strabon, à bien des égards, est proche de Polybe. Son œuvre historique (perdue) prenait la suite des Histoires. Mais à la différence de son prédécesseur, il a consacré à la géographie une œuvre

autonome. En intitulant son traité Géographie, Strabon se situe dans la tradition d’Ératosthène et se démarque, comme du reste Polybe, du genre des «  Circuits de la Terre  ». Cette œuvre est l’un de nos principaux témoignages sur la géographie alexandrine. Les deux premiers livres s’inscrivent dans la continuité du programme ératosthénien : résumé de l’histoire de la géographie grecque (même si Strabon innove en réintégrant Homère comme chef de lignée)  ; examen critique des prédécesseurs, et discussion des thèses d’Ératosthène ; cadres généraux de la carte alexandrine et enjeu des polémiques déclenchées par Hipparque ; connaissances scientifiques requises pour s’impliquer dans ces débats. Mais la Géographie de Strabon n’est pas un traité de cartographie. Elle ne s’adresse pas au même public que l’ouvrage d’Ératosthène, puisque Strabon veut être utile à l’homme d’État et à l’administrateur romains, confrontés au gouvernement de l’une des provinces de l’Empire, et devant disposer d’un ensemble d’informations sur les populations, l’économie, les ressources naturelles. Il s’agit donc d’une description de l’Empire romain, de la péninsule Ibérique (livre III) à l’Égypte et à la Libye (livre XVII). Mais malgré son introduction et le projet de servir l’Empire, cette Géographie, dans le détail de ses descriptions, apparaît comme une construction littéraire complexe et hétérogène, réemployant des sources d’informations de différentes époques. La Grèce elle-même est décrite pour une large part d’après le « Catalogue des Vaisseaux  » (Iliade, II) et les commentateurs alexandrins d’Homère. D’autres régions réemploient des segments entiers de périples (Artémidore), et énumèrent les lieux qui s’échelonnent le long du littoral. En Inde, Strabon semble oublier les sévères critiques de ses prolégomènes, et s’appuie sur les témoignages de Mégasthène, Déimaque et des autres sources hellénistiques qui ont dressé de ce pays et de ses

habitants un tableau où se mêlent traits merveilleux et observations ethnographiques. En revanche, pour l’Ibérie et la Gaule, Strabon s’appuie largement sur le Stoïcien Posidonios, qui mêle observations ethnographiques et une curiosité particulière pour les ressources naturelles et l’économie. Assemblage de descriptions régionales, relevant de genres variés, et parfois datant d’époques différentes, l’œuvre de Strabon est représentative d’un champ de curiosité qui excède ce que nous entendons d’ordinaire par «  géographie  ». La critique littéraire, la mythologie, l’histoire, les mirabilia, l’ethnographie, la cartographie, autant de composantes d’un savoir large, qui ne trouve son unité que dans son rapport à l’espace. À ce vertige de l’inventaire des lieux, des peuples et de leurs particularités, on peut opposer certaines idées fortes qui réintroduisent la cohérence d’une vision du monde. Strabon ne s’intéresse qu’à l’espace englobé par la puissance romaine, ou se trouvant sur ses marges. C’est une géographie du monde habité. Le relief, le climat peuvent déterminer le degré de civilisation des peuples. Mais l’acculturation tempère le modèle déterministe : Rome joue un rôle civilisateur évident. Strabon précurseur des géographies universelles du XIXe  siècle européen  ? Il témoigne de la vocation encyclopédiste d’une géographie qui s’est dégagée du cadre mathématique des Alexandrins pour devenir un mode d’appréhension de la réalité politique, du monde humain et civilisé, identifié à l’Empire romain. Ce rôle se retrouve dans un texte mineur du IIe siècle de notre ère, la Périégèse de la Terre habitée de Denys d’Alexandrie, qui offrait aux élèves des écoles, sous la forme brève d’un poème mnémotechnique, une carte mentale sur laquelle venaient se superposer le monde des dieux, le monde des héros et le monde des hommes.

Les savoirs géographiques Des Présocratiques à Ptolémée, la géographie grecque offre un ensemble de projets intellectuels distincts. Même s’il est indéniable que cette longue tradition voit s’accumuler des strates de connaissances sur la terre habitée, la spécificité des visées doit être prise en compte. Certains recherchaient dans la géographie un principe d’explication causale susceptible de rendre compte des phénomènes humains. Le déterminisme climatique, promis à une fortune durable dans la tradition de la géographie moderne, fait l’objet du traité hippocratique Sur les lieux, les airs et les eaux (seconde moitié du e V   siècle avant J.-C.). Il s’agit d’un manuel destiné au médecin itinérant, qui dresse un ensemble de corrélations entre l’environnement (topographie, climat, hydrographie) et ses effets sur la santé des habitants. Les observations locales s’inscrivent dans un système déterministe plus vaste, régi par les rapports d’équilibre ou de déséquilibre du chaud et du froid, du sec et de l’humide, l’une des principales causes de pathologie humaine, mais aussi un facteur expliquant les particularités culturelles et physiques de peuples vivant dans les régions périphériques. Dans ce modèle, la Grèce et l’Asie Mineure occupaient le centre tempéré, où s’équilibraient les contraires. Le Stoïcien Posidonios utilisa l’étagement des zones climatiques sur la sphère terrestre comme un principe d’explication des variations physiques des êtres vivant dans ces régions. Le déterminisme astral offrira aussi une autre grille d’explication des variables physiques et culturelles (le Tétrabiblos de Claude Ptolémée). Une autre tradition est celle de la « météorologie », ou science des phénomènes naturels qui se déploient sur la Terre et dans l’espace sublunaire  : dès les Présocratiques, on s’interroge sur les

tremblements de terre, les crues du Nil, les vents et la pluie. Cette tradition inspire les Météorologiques d’Aristote, traité consacré à la classification de ces phénomènes et à la recherche de leurs causes. Les membres de l’école aristotélicienne, comme Straton de Lampsaque, et le Stoïcien Posidonios (Sur l’Océan) ont poursuivi ce programme d’enquêtes. Ératosthène lui-même s’était intéressé aux phénomènes géophysiques (variations du niveau de la mer, séismes, volcans…). La cartographie est sans doute la tradition dont les savants grecs ont le mieux marqué la cohérence et la finalité, à partir d’Ératosthène. Discipline reposant sur un ensemble de postulats astronomiques et de théorèmes géométriques, elle se présente comme une activité théorique, pratiquée par des philosophes soucieux de modéliser le monde, de la sphère céleste à la projection graphique de la terre habitée. L’ordre mathématique, la symétrie, l’isomorphisme des sphères terrestres et célestes sont au centre de leurs intérêts. Contrairement à ce que l’on observe dans la Chine ancienne, les cartes grecques ne servent pas à gouverner, à aménager, à gérer le territoire. Elles ne sont pas des instruments répandus à tous les échelons de l’administration locale, mais l’activité d’un nombre infime de savants, travaillant dans des écoles philosophiques privées (Athènes, Rhodes) ou dans les institutions culturelles des monarchies hellénistiques (Alexandrie, Pergame). Les cartes sont avant tout les instruments de travail des cartographes, vouées à archiver des résultats, des hypothèses, des calculs et des essais de formalisation géométrique. Pour voyager sur mer ou sur terre, les périples et périégèses ont toujours supplanté les cartes. Pour structurer un horizon géographique, Homère, Hérodote, les poètes tragiques et hellénistiques ont joué un rôle sans commune mesure avec celui des

savants d’Alexandrie. Ces représentations, souvent archaïques, étaient du moins en résonance avec la culture littéraire dispensée dans les écoles. Ce que nous identifions aujourd’hui comme «  géographie  » résulte ainsi de l’interaction de différents domaines intellectuels, la philosophie, l’astronomie et les mathématiques, l’historiographie, la « physique » et l’ethnographie, indissociable de la découverte d’un monde terrestre qui se définissait avant tout par ses populations humaines et les enjeux politiques et historiques de leur coexistence. Christian JACOB

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE AUJAC, Germaine, Strabon et la science de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 1966. HARLEY, Brian  J. et WOODWARD, David (eds), The History of Cartography, vol.  I Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, University of Chicago Press, 1987. JANNI, Pietro, La mappa e il periplo. Cartografia antica e spazio odologico, Univ. di Macerata, Publ. Della Fac. Di Lett. e Filos. XIX, Roma, 1984. NICOLET, Claude, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard, 1988. PÉDECH, Paul, La Géographie des Grecs, Paris, PUF, 1976. PRONTERA, Francesco (ed.), Geografia e geografi nel mondo antico. Guida storica e critica, Bari, Universale Laterza, 1983. —, Francesco (ed.), Strabone. Contributi allo studio della personalità e dell’opera, vol. I, Pérouse, Universita degli studi, 1984. MADDOLI, G. (ed.), Strabone. Contributi allo studio della personalità e dell’opera, vol. II, Pérouse, Universita degli studi, 1986. VAN PAASSEN, Christian, The Classical Tradition of Geography, Groningue, J.B. Wolters, 1957.

Harmonique

Omniprésente dans les actes de la vie quotidienne, religieuse ou politique, la musique fut pour les Grecs non seulement le plus beau des arts mais aussi l’objet des plus hautes spéculations philosophiques. Une foule de documents écrits, figurés et archéologiques atteste leur prédilection pour la pratique musicale  : témoignages littéraires, papyrologiques et épigraphiques, représentations figurées sur la céramique ou des reliefs, vestiges d’instruments à vent, à cordes et à percussion en nombre plus que significatif, et surtout une grosse cinquantaine de partitions (papyrus et inscriptions) nous donnent des activités musicales de l’Antiquité grecque une image à la fois diversifiée et abondante. Mais autant qu’un art pratiqué avec ferveur, la musique est aussi un savoir-faire et une science, dont il faut définir la nature, l’objet et la méthode, dans des ouvrages à la fois techniques et théoriques. Par-delà, elle devient un enjeu politique : à Sparte et, à un moindre degré, à Thèbes et à Mantinée, musique et politique furent si étroitement liées que furent édictées des lois régissant l’éducation et la pratique musicale. Le citoyen athénien, lui, se devait d’être en mesure de chanter et de jouer au moins de la lyre (l’instrument réservé à l’usage des

amateurs, à la différence de la cithare, réservée aux seuls professionnels). Après les années passées à apprendre l’écriture, la lecture et le calcul, les enfants athéniens se rendaient pendant trois ans chez le cithariste, qui fait office à la fois de professeur de lyre (comme son nom ne l’indique pas) et de maître de musique. L’enseignement se fait par l’exemple et sollicite principalement la mémoire. Rien, dans ces années-là, ne permet de supposer que l’enseignement musical va au-delà des rudiments de la pratique vocale et instrumentale. Nulle part il n’est question, dans les témoignages antiques, de l’acquisition d’un savoir théorique approfondi. Aristote le dit bien au livre  VIII de ses Politiques, il ne s’agit en aucun cas de former des musiciens accomplis, encore moins virtuoses, mais seulement de compléter une éducation par un savoirfaire musical de base. Si la transmission de la musique était et resta une donnée fondamentale de la civilisation grecque, elle s’en tient, pour les amateurs, à l’inculcation de notions entièrement tournées vers la pratique, sans même passer par l’écriture : les scènes d’école figurées sur la céramique attique montrent le cithariste et ses élèves, lyre en main, se faisant face. Les rouleaux posés parfois sur leurs genoux portent des textes poétiques, mais jamais de partitions musicales : à Athènes, Thèbes, Sparte ou Mantinée, cités musiciennes par excellence, le citoyen ne sait ni déchiffrer ni écrire la musique. Pour trouver la trace d’un enseignement musical plus poussé, qui intègre aussi bien la technique des instruments à cordes qu’un enseignement théorique, il faut aller en Ionie, à Magnésie du Méandre et surtout à Téos, siège de l’une des plus puissantes corporations d’artistes professionnels (les Technites dionysiaques) qu’ait connues l’Antiquité  : une inscription datable du début du e III   siècle de notre ère précise le déroulement des études qui seront

menées dans une école fondée par un généreux donateur du nom de Polythrous. Un cithariste est chargé, contre une rétribution annuelle de six cents drachmes, d’enseigner à certains éphèbes l’art de jouer de la cithare, avec et sans plectre (spécialisation technique inconnue des cursus ordinaires), mais aussi, fait capital et nouveau, la théorie musicale, ta mousika. Le texte stipule qu’auront lieu chaque année des examens de musique. À Magnésie du Méandre apparaissent dans le palmarès de fin d’année des meilleurs élèves des prix de mélographie et de rythmographie, à côté de récompenses attribuées pour le jeu à la cithare, la citharôdie, l’arithmétique (inscription du IIe siècle de notre ère)  : «  écriture mélodique  » et «  écriture rythmique  », sans doute sous forme de dictées musicales, impliquant bel et bien le passage à un niveau supérieur de la théorie musicale, qui succède à une pratique poussée d’un instrument à cordes d’une technique difficile. L’expression ta mousika mérite quelques mots d’explication. Ce neutre pluriel n’est pas l’équivalent de «  la musique  », hè mousikè, terme qui désigne très fréquemment la culture générale, englobant non seulement la musique en tant que telle, mais aussi ce que l’on appellera plus tard le quadrivium. Ta mousika implique une pluralité encore concrète, qui n’atteint pas la pleine connaissance théorique du sujet et des différentes disciplines dont il se compose, qui seule, dirait le grand théoricien Aristoxène de Tarente, fait le mousikos, l’authentique musicien. On sait par ailleurs, grâce à des inscriptions, que des musiciens, de formation identique aux éphèbes de Téos, allaient de cité en cité prononcer des conférences sur le thème  : «  ta mousika  », devant un public qui ne comportait pas de spécialistes, mais des amateurs intéressés par le sujet. Un décret de la ville de Tanagra, datable des années 171-146 avant J.-C., honore ainsi un certain Hégésimachos

d’Athènes, mousikos hyparkhon précise le texte, «  musicien de son état  », et son fils, qui, durant plusieurs jours, ont donné des conférences lors desquelles ils ont également utilisé des instruments de musique ou ont disserté sur les instruments. Ils y ont fait la preuve, dit l’inscription, de l’excellence de leur technè, autrement dit de leurs compétences techniques de musiciens. Ce terme, bien distinct de l’epistèmè, est certes élogieux  : on le retrouve dans de nombreuses inscriptions honorifiques faisant suite à des auditions ou à des conférences données à titre gracieux non seulement par des musiciens, mais aussi par des médecins ou par des rhéteurs. Néanmoins, il cerne bien les limites du savoir qui a été mis en évidence  : théorique assurément, savant sans doute, mais pas audelà, encore ancré dans la pratique musicale (celle d’un instrument, par exemple) et ne répugnant pas, probablement, à des considérations sur l’histoire de la musique, que l’epistèmè musicale exclut de ses programmes. Cette distinction entre technè et epistèmè a des conséquences directes sur la forme des traités musicaux parvenus jusqu’à nous –  une cinquantaine environ, couvrant une période de dix siècles à peu près (fin du VIe siècle avant J.-C. jusqu’au Ve  siècle de notre ère). En effet, un clivage s’opère nettement entre deux types d’auteurs : d’un côté les musicographes, et de l’autre les théoriciens. Les premiers rédigent des opuscules, généralement assez courts, sous des intitulés qui disent assez les limites de leurs ambitions : Eisagôgè (Introduction) [comme Cléonide ou Bacchius l’Ancien], ou encore Encheiridion (Manuel) comme l’auteur pythagoricien Nicomaque de Gérasa, pour un petit ouvrage qui n’est que la préfiguration d’un traité scientifique. Les théoriciens, eux, donnent des Peri mousikès, des Peri harmonikès (Sur la musique, Sur l’harmonique) le féminin sous-entendu étant epistèmès, science.

Dans leur rédaction, ces deux catégories d’études divergent notablement. Chez les musicographes, après quelques considérations rapides et superficielles sur le sujet, on entre très tôt dans des considérations purement techniques, dans une langue dépourvue de toute recherche littéraire. Les notions sont étudiées les unes après les autres, sous forme de définitions successives, par ordre croissant de difficulté et de complexité, au fur et à mesure qu’ont été donnés les éléments qui viennent ensuite à se combiner. Il s’agit d’inculquer progressivement, par une série d’affirmations qui ne font part ni à la critique ni à la recherche, une sorte de catéchisme musical que l’élève aura éventuellement à mémoriser de bout en bout. L’Introduction de Bacchius l’Ancien procède même par séries de questions (virtuellement posées par le professeur) et de réponses, celles que l’on attend idéalement de l’élève : «  Combien y a-t-il d’espèces de consonances dans le système parfait ? — Six. — Quelles sont-elles ? —  Ce sont la quarte, la quinte, l’octave, l’octave +  la quarte, l’octave + la quinte, la double octave. » Quant aux théoriciens de la musique, tous sont à rattacher à l’une des grandes écoles philosophiques de l’Antiquité  : il n’est pas de théoricien qui ne soit philosophe, et inversement, il n’est pas d’école philosophique qui n’ait édifié sa propre doctrine de la science musicale  : le pythagorisme ancien s’illustre par les traités (dont ne subsistent malheureusement que des fragments) de Philolaos, puis d’Archytas de Tarente  ; Aristoxène, auteur du plus ancien ouvrage d’harmonique parvenu intact jusqu’à nous, fut d’abord disciple des Pythagoriciens avant de suivre l’enseignement d’Aristote ; Théon de Smyrne est Platonicien  ; Philodème de Gadara se réclame de

l’épicurisme et combat, dans son Peri mousikès, les doctrines musicales du Stoïcien Diogène de Babylone  ; même les Sceptiques, avec Sextus Empiricus, ont eu leurs propres vues sur la nature et la fonction de la musique, essentiellement d’ailleurs pour repousser l’ensemble des autres écoles philosophiques. Ces traités, d’ampleur respectable, ont ceci en commun qu’ils intègrent toujours dans le système musical les idées fondamentales de l’école dont ils relèvent –  principes et méthode inclus. Tous réfléchissent, dès leurs premiers paragraphes, à la nature de la science musicale et à sa place dans le système de connaissances ou de savoirs : quels sont ses rapports avec les mathématiques, avec la physique, ou même avec la métaphysique ? Quels sont ses critères ? Comment procède-t-elle, et sous quelle forme  ? À la différence des musicographes, les théoriciens ont toujours le souci de combattre et de réfuter les thèses adverses par des arguments solidement étayés, soit sur des points particuliers, soit encore pour saper une doctrine à partir de ses bases. On mettra à part des musicographes comme des théoriciens ceux qui sont désignés globalement, en dépit de leurs disparités, sous le terme d’harmoniciens et qui n’ont laissé aucun écrit connu  : leurs théories ne nous sont présentées que sous forme de résumés polémiques par leurs adversaires, Platon et Aristoxène principalement. Pour autant qu’on puisse en juger par ces témoignages indirects et partiaux, leur enseignement théorique n’incluait pas de réflexion d’ordre philosophique. Il avait pour visée essentielle de déboucher sur une pratique musicale, qu’il s’agisse du jeu d’un instrument comme l’aulos, ou encore de la notation musicale. L’un des plus illustres représentants de cette tendance (puisqu’on ne saurait parler ici d’école déterminée) fut le cithariste athénien Stratonicos, actif dans le courant du IVe  siècle. Il eut, nous

dit-on, des disciples en harmonique et conçut le premier un diagramme musical. Un curieux papyrus de Tebtunis a livré un exemple de la méthode de la catapycnose telle que la pratiquaient les Harmoniciens. Il est difficile d’assigner à Platon une place à part entière parmi les courants musicaux de l’Antiquité, non seulement parce qu’il n’a pas laissé de traité spécialisé sur la musique, mais aussi parce que sa réflexion sur l’harmonique ou sur la pratique musicale ne forme pas de doctrine à proprement parler. Largement tributaire des Pythagoriciens par les calculs d’intervalles auxquels il se livre, ironique opposant des « Harmoniciens » qui édifient des théories en «  triturant  » les cordes d’un instrument, Platon ouvre la voie à la pensée de ceux que l’on appellera plus tard les « Néoplatoniciens » (tels Théon de Smyrne ou Aristide Quintilien), plutôt qu’il ne construit vraiment une science de la musique à lui propre. L’histoire de la littérature philosophico-musicale de l’Antiquité grecque et romaine est aussi l’histoire d’un schisme durable, qui perdure pendant près de dix siècles. Il opposa, sans aucune conciliation possible, malgré les efforts, entre autres, du grand astronome alexandrin Claude Ptolémée, l’école pythagoricienne et néopythagoricienne à Aristoxène de Tarente et ses successeurs. La querelle éclata dans la seconde moitié du IVe  siècle, lorsque Aristoxène rédigea son œuvre majeure, un magistral traité d’harmonique connu sous l’intitulé traditionnel mais probablement erroné d’Harmonika stoikheia (Éléments harmoniques). Avant lui, la science musicale et harmonique était aux mains des Pythagoriciens et, avec les réserves émises plus haut, des Harmoniciens. Pour un Philolaos et pour un Archytas, la musique est «  sœur  » des mathématiques et de l’astronomie, en tant que science des rapports numériques qui régissent les intervalles, dont ils

sont à la fois l’essence et l’expression. L’idée centrale est que l’univers est structuré selon un ordre parfait, ordre que les nombres définissent et dont l’âme humaine doit se pénétrer afin de participer elle-même à cette perfection. La musique, et plus encore l’harmonique, en est une des manifestations  : partant de la constatation (d’abord expérimentale, avec les premières observations sur le monocorde) que les intervalles consonants correspondent à des rapports numériques simples de forme superpartielle (n + 1)/n, les Pythagoriciens en viennent en quelque sorte à renverser la proposition : les intervalles harmonieux sont consonants parce qu’ils sont exprimables (ou sont, tout court) par des rapports numériques remarquables. Dans ce système de pensée, il va de soi que la science musicale, qui se réduit alors à l’harmonique et à l’acoustique, relève de la « physique » comme science de l’ordre qui régit l’univers tout entier, et qu’elle recourt, pour s’exprimer, aux mathématiques. En conséquence, toute mélodie sensible à l’oreille ne peut être tenue pour belle qu’en tant qu’expression sensible à l’oreille d’une perfection abstraite, qui la transcende. L’effort du disciple sera alors de s’abstenir de toute pratique musicale entachée d’imperfection, susceptible d’altérer l’harmonie de son âme. D’où le précepte, qui remonterait à Pythagore lui-même, de ne jouer que de la lyre, dont l’accord est à l’image, entre autres, de l’ordre des sept planètes, afin de participer à l’ordre du monde. À partir de tels principes, les traités musicaux des premiers Pythagoriciens portent des intitulés comme Peri physeos (Sur la nature) de Philolaos, ou Peri arithmetikès (Sur l’arithmétique). Avec Aristoxène de Tarente, l’ère d’une musique inféodée aux mathématiques prend fin subitement. Proche disciple d’Aristote, qui ne formula pas de doctrine musicale à part entière, mais qui, à travers son œuvre, jette déjà quelques doutes sur les thèses

pythagoriciennes, Aristoxène fonde, pour la première fois dans l’Antiquité, une science musicale indépendante des mathématiques, autonome, c’est-à-dire régie par des principes à elle propres et dotée d’une méthode adaptée à sa nature, aux objets qu’elle étudie, à ses buts, fondée sur deux critères directements liés à sa spécificité  : l’oreille, l’aisthèsis, et la pensée rationnelle, la dianoia. C’en est fini des calculs d’intervalles : l’objet de la science harmonique est en propre le son musical et non pas la grandeur mathématique. Le divorce entre les deux doctrines est donc absolu. Il touche aux racines et aux fondements mêmes de la science harmonique. Historiquement, le schisme est consommé vers 325 avant J.-C. Tous, désormais, sont marqués par l’irrémédiable opposition entre pythagorisme (ou, à un moindre degré, platonisme) et aristoxénisme. Les penseurs se voient dans l’obligation de s’inspirer ou de l’une ou de l’autre de ces doctrines formidables, d’en défendre à nouveau les principes et les conclusions et de combattre l’école adverse, à moins de situer leurs propos sur un terrain strictement technique, comme le font les musicographes plus modestes dans leurs opuscules didactiques. La seule grande tentative de conciliation des deux doctrines se lit dans les Harmonika en trois livres, de Claude Ptolémée, au IIe  siècle de notre ère. L’importance de ce texte volumineux est capitale dans l’histoire de la pensée musicale pythagoricienne. Sans remettre jamais en cause l’acoustique et la physique pythagoriciennes, dont il se réclame ouvertement, et encore moins la nature mathématique de la science des intervalles, qu’il ne se lasse pas de calculer, Ptolémée apparaît là comme une figure à la fois remarquable par son autonomie et admirable par l’esprit critique qu’il développe en la matière. Malgré son obédience revendiquée, il s’efforce en effet de relever chez Aristoxène tout ce qui représente selon lui un apport

intelligent et authentiquement musical à l’harmonique, en particulier pour tout ce qui touche à la sensation auditive, qu’il édifie en critère aussi fiable que l’est la dianoia. Mais il n’y eut jamais de réel syncrétisme. Les derniers écrits théoriques, en latin, de saint Augustin et de Boèce (ca 480-524), qui rédige un De institutione musica et, plus tard encore, les Harmoniques en grec du Byzantin Manuel Bryenne (vers 1320), restent encore dépendants de l’une ou l’autre tradition. Boèce, très pythagorisant, et Manuel Bryenne, aristoxénien de stricte obédience, sont les derniers champions des deux causes. En marge des traités purement théoriques, nous connaissons l’existence d’ouvrages sans aucun doute dérivés de cette source première, dont il ne subsiste malheureusement presque aucun fragment, portant sur les instruments  : Peri organôn, Peri aulôn, Peri aulôn trèseôs (Sur les instruments de musique, Sur les auloi, Sur la perce des auloi), dus à des auteurs notoirement pythagoriciens comme Euphranor, ou aristoxéniens (à commencer par Aristoxène luimême). Dans ces ouvrages, qu’on pourrait tenir à première vue pour techniques puisqu’ils relèvent apparemment de la lutherie, qui est une technè, l’enjeu dépasse très largement le domaine pratique. Il s’agit de saper les doctrines adverses comme d’asseoir ses propres thèses, à partir des réalités instrumentales, qui tiennent lieu à la fois de base expérimentale et de preuve matérielle à l’appui d’une doctrine. C’est pourquoi l’ensemble des fragments parvenus jusqu’à nous de ces ouvrages se trouvent insérés dans des traités philosophico-musicaux. Malgré les divergences considérables qui dressent les théoriciens les uns contre les autres à travers dix siècles de littérature musicale, une sorte de consensus s’est fait sur la place assignée à l’harmonique au sein des différentes disciplines qui constituent la mousikè epistèmè,

et (fait plus surprenant) sur les différentes parties que comporte l’harmonikè. N’entendons pas par là l’harmonie au sens moderne du mot, qui est la science des accords et de leurs enchaînements. En effet, même si nous avons quelques attestations de l’usage antique d’une sorte de polyphonie, jamais elle ne fit l’objet de la moindre codification, pas plus chez les musicographes que chez les théoriciens. La plus ancienne classification des disciplines musicales dans laquelle apparaît l’harmonique remonterait à Lasos d’Hermione, qui professait à Athènes dans le courant du VIe  siècle. Elle ne nous est pas parvenue directement, mais par une notice de l’auteur latin Martianus Capella, dans ses Noces de Philologie et de Mercure, rédigées entre 410 et 439 après J.-C. Lasos distingue trois grandes parties du savoir musical (parties technique, pratique et exécutive), elles-mêmes subdivisées en trois branches. L’harmonikè est la première de la partie technique, où elle précède la rythmique et la métrique. La deuxième classification qui marqua durablement la théorie musicale gréco-romaine est celle du théoricien Aristoxène de Tarente. Plus question ici d’enseignement oral, puisque Aristoxène est l’auteur du plus ancien traité d’harmonique parvenu quasi complet jusqu’à nous. Pour lui, l’harmonique est la première des sciences musicales, par son importance comme dans l’ordre de l’acquisition des connaissances : « La science du mélos est complexe et se divise en plusieurs parties. Parmi elles, nous avons à considérer la science dite “harmonique”, qui, par son rang, vient la première et possède une valeur élémentaire. En effet, elle se trouve être la première des disciplines théorétiques : d’elle relève tout ce qui concerne la théorie des systèmes et des tons ; et il convient de ne rien demander de plus à qui est en possession de cette science, parce que c’est là sa fin ; tous les sujets d’un degré plus élevé qui sont étudiés une fois que la science poïétique fait usage des systèmes et des tons, ne sont plus de son ressort, mais relèvent de la science qui embrasse à la fois l’harmonique et toutes les sciences qui

étudient l’ensemble des questions musicales. Et c’est la possession de cette science-là qui fait le musicien. » (Traité d’harmonique, édition Meibom 1.11 – 2.7).

L’ouvrage de synthèse Sur la musique d’Aristoxène n’a pas survécu. Il devait y avoir longuement parlé de sa conception des différentes composantes qui constituent un savoir musical méritant le statut d’epistème. Force nous est, pour tenter de la restituer, de faire fond sur cette introduction et sur ce qui reste de ses Éléments rythmiques, ainsi que sur les indications qu’il a laissées soit dans le cours de son Traité d’harmonique, soit encore dans des fragments d’œuvres cités par d’autres auteurs. Il ne fait pas de doute que l’harmonique et la rythmique sont des sciences théorétiques, nettement distinctes de la science des instruments (organikè) et de la pratique musicale. L’auteur fait intervenir la notion de science poïétique, qui englobe à la fois l’art de la composition musicale et celle de l’écriture poétique (des lois strictes régissant l’une et l’autre). Notre documentation reste malgré tout trop lacunaire pour qu’on puisse sérieusement envisager de proposer un organigramme aristoxénien de la science musicale. Le problème de la transmission des textes ne se pose pas pour la troisième et dernière classification, celle du Peri mousikès que le théoricien Aristide Quintilien, influencé aussi bien par les Pythagoriciens et les Platoniciens que par Aristoxène, rédigea au e III  siècle. C’est de loin la plus complète que nous connaissions. Pour la première fois, tradition pythagoricienne oblige, apparaît au sein de la partie «  théorétique  » une section «  physique  » où figurent l’arithmétique et la physique proprement dites. On y étudiera donc le phénomène sonore comme tel et l’acoustique, avant de formuler les calculs arithmétiques d’intervalles. Il va de soi que

l’école aristoxénienne récuse jusqu’à l’existence de cette partie physique des sciences musicales. La deuxième section, dite «  technique  », reprend la subdivision tripartite qui remonte à Lasos, adoptée par Aristoxène, et en somme commune à toutes les écoles : harmonique, rythmique, métrique. La deuxième grande subdivision est «  pratique  » ou «  éducative  ». Elle inclut d’une part la composition (mélodique, rythmique et poétique) et l’exécution d’autre part (réminiscence de Lasos), qui regroupe l’organique (jeu instrumental), l’ôdique (chant) et l’hypocritique (action dramatique). Quel était l’objet de l’harmonique ? À considérer l’ensemble de la littérature musicale, théorique et musicographique de l’Antiquité, il apparaît que toutes les écoles, par-delà les querelles de fond qui les divisèrent, furent à peu de chose près d’accord sur les différentes parties dont s’occupe l’harmonique, même si en aucun cas il n’y eut d’entente sur sa nature et sur ses méthodes. Tous les énumèrent dans les premières lignes de leurs ouvrages. Elles sont au nombre de six ou de sept, selon qu’on y admet la mélopoiia, composition musicale. Tous admettent aussi que l’harmonique est la science du mélos, autrement dit des sons musicaux (par opposition aux mètres ou aux rythmes), considérés comme organisés de façon parfaite par un donné de la nature et dont la science harmonique a pour rôle de découvrir puis d’énoncer les lois qui président à leurs relations structurées. Voici l’ordre dans lequel se présentent les sept parties traditionnelles des ouvrages d’harmonique : 1) sons ; 2) intervalles ; 3) systèmes ; 4) genres ; 5) tons ou tropes ; 6) métaboles ; 7) mélopée. Cette terminologie, exception faite des deux premiers termes, est propre à l’Antiquité gréco-romaine. Elle mérite quelques mots d’explications critiques.

1) Les sons : il s’agit des phthongoi appartenant en propre à la musique, c’est-àdire distincts à la fois des bruits (Théon de Smyrne en donne pour exemple le bruit du tonnerre) et des sons parlés. Pour les Pythagoriciens, le son doit d’abord être défini comme phénomène physique ou acoustique  : il est produit par un choc de l’air, et sa hauteur est directement fonction de la rapidité de son mouvement. Plus la propagation dans l’air ou dans un fluide (selon Nicomaque) est rapide, plus le son qui en résulte est aigu. Aristoxène laisse ces questions aux physiciens. La science harmonique se soucie d’abord de distinguer le son musical du son de la voix qui parle  : dans le langage, la voix procède par mouvement continu, sans isoler de degrés, tandis que le son musical est « un arrêt de la voix sur un seul degré », dans un mouvement de la voix strictement discontinu. Pour Aristoxène et ses sectateurs, le son musical n’est donc pas assimilable à un mouvement quelconque. De la théorie aristoxénienne du son découle un certain nombre de conséquences touchant à la théorie du langage, et, par suite, à l’art oratoire  : au Ier  siècle de notre ère, Quintilien reprendra les thèses d’Aristoxène sur les mouvements de la voix dans son Institution oratoire, pour en tirer des enseignements d’ordre pratique. 2) Les intervalles : si musicographes et théoriciens les appellent unanimement diastèmata, leur entente s’arrête à peu près là. Ils admettent encore qu’un intervalle est constitué de deux sons émis successivement ou simultanément, qu’ils soient identiques ou de hauteur différente. Quant à leur dénomination et à leur définition, c’est une tout autre affaire. Dans la terminologie ancienne de Philolaos le Pythagoricien, rapportée par Nicomaque, la quarte

s’appelle«  syllabe  », syllaba, la quinte, dioxéia (littéralement «  en montant vers l’aigu ») et l’octave, harmonia. Ce vocabulaire fut, semble-t-il, rapidement abandonné, même par les Pythagoriciens, pour être remplacé par les termes consensuels de dia tessarôn, dia pente et dia pasôn pour désigner la quarte, la quinte et l’octave. Ils dérivent directement du jeu des instruments à cordes (la notion de «  corde  » et de «  note  » se confondant alors  : chordôn est sous-entendu pour les trois expressions)  : «  à travers quatre  », «  à travers cinq  », «  à travers toutes les [cordes] ». Dès qu’on en arrive aux intervalles inférieurs au diton (notre tierce majeure), les terminologies divergent. Le ton s’appelle épogdoon (diastèma) pour les Pythagoriciens, mais tonos pour les Aristoxéniens. C’est que la terminologie est ici le reflet immédiat de la manière dont chaque école décrit et définit les intervalles. Les Pythagoriciens, on l’a dit, les expriment par des rapports numériques, tandis qu’Aristoxène ne veut les considérer qu’en fonction de leur étendue sensible à l’oreille et définissable par la réflexion. Depuis le pythagorisme ancien, l’octave est le rapport 2/1, la quinte, le rapport 3/2, la quarte, le rapport 4/3, et le ton (« différence » entre la quinte et la quarte), le rapport 9/8. Comment en est-on venu à établir ces rapports numériques ? Par l’expérience dite du monocorde, dont fait état la littérature pythagoricienne et néopythagoricienne dans son ensemble : si l’on intercepte une corde tendue entre deux chevilles en son milieu, le son produit est à l’octave supérieure du son donné par la corde dans son entier. Interrompue aux trois quarts de sa longueur, il est à la quarte supérieure  ; aux deux tiers, à la quinte supérieure et ainsi de suite. Ces observations constatées sur un monocorde gradué (de plus en

plus complexe au fur et à mesure que l’on avance dans le temps) se vérifient ou prennent leur extension par le calcul arithmétique  : en combinant une quarte et une quinte : (4/3) ‫؂‬ (3/2) = 2/1, on obtient le rapport de l’octave. Pour connaître le rapport numérique du ton, on procède par « soustraction » (en réalité par division) des deux mêmes rapports : (3/2) : (4/3) = 9/8. Ce rapport 9/8 est épogdoon, parce qu’il fait intervenir le nombre 8 (octo) et un autre nombre qui le dépasse d’une unité ou d’un huitième. La quarte 4/3 est pour la même raison appelée épitrite. L’octave est tout naturellement «  double  », diplasion. Le point commun à tous ces rapports est d’être de forme superpartielle ou épimore (n + 1)/n : leur numérateur (dirait-on aujourd’hui) est plus grand d’une unité que leur dénominateur. Dès qu’on en arrive aux subdivisions du ton, les divergences entre écoles deviennent absolues. En effet, là où Aristoxène déclare que la voix humaine et les instruments sont capables de produire un demi-ton juste (que l’oreille perçoit exactement), les Pythagoriciens considèrent, eux, qu’il ne peut pas exister de demi-ton juste. Pourquoi ? Parce que, comme le dit le Pseudo-Euclide, « il n’y a pas de moyen au rapport double  » (dont il faudrait en fait trouver la racine carrée). Comment procède-t-on alors pour «  trouver  » un demi-ton ? Il faut « ôter » d’une quarte un diton, puisque la quarte, c’est un fait admis de tous, couvre deux tons et demi. Ce qui donne le calcul : 4/3 : (9/8)2 = 4/3 : 81/64 = 256/243. Ce demi-ton, multiplié par lui-même, n’est pas équivalent à l’intervalle épogde du ton juste. Il est plus petit que le demi-ton juste, comme on le constate par un calcul supplémentaire très

simple, qui consiste à rechercher la « différence » entre le ton 9/8 et le leimma de rapport 256 : 243 : 9/8 : 256/243 = 2187/2048. Ce nouveau demi-ton est appelé apotomè. Pour désigner d’un seul mot les deux demi-tons ainsi obtenus, on utilise le terme diésis, « division » ou « passage », selon l’interprétation qu’on en donne. Les sectateurs d’Aristoxène s’insurgent contre une méthode qui aboutit à faire exister par le calcul des intervalles qu’aucune voix, aucun instrument ne peut produire, et que l’oreille ne peut pas distinguer. C’est, dit le Tarentin, un ouvrage à la nature et aux phénomènes musicaux. Aussi, lorsqu’il parle de diésis, est-ce pour désigner le quart de ton ou le tiers de ton tels qu’ils existent dans la pratique vocale et instrumentale. 3) Les systèmes, systèmata, font intervenir deux intervalles et trois sons au moins, dans une succession répondant à des règles précises. Le système de référence sur lequel raisonne l’harmonique est le tétracorde ou quarte, qui reste la cellule de base à travers les dix siècles de littérature musicale grecque, puis latine. Les limites de ce système sont fixes, à deux tons et demi l’une de l’autre, tandis que ses deux sons intermédiaires sont susceptibles de changer de position selon le genre auquel appartient le système. Deux tétracordes peuvent être conjoints ou disjoints, selon qu’on laisse entre eux un ton disjonctif ou bien que la note supérieure du tétracorde inférieur est aussi la note inférieure du tétracorde supérieur. Dans le premier cas, le système couvre un septième  ; dans l’autre, il atteint l’octave. L’étendue maximale de systèmes de tétracordes combinés entre eux, par conjonction et par disjonction, est de deux octaves qui génèrent alors le grand «  système parfait  » (systèma teleion), complété dans le courant de l’époque hellénistique. Il est formé, du grave à l’aigu,

d’une note «  ajoutée  » appelée pour cette raison proslambanomène, puis des tétracordes qui portent chacun un nom particulier. Comme on peut le voir sur la figure 1, le tétracorde no 3 est tantôt disjoint si sa note inférieure est à un ton au-dessus de la note la plus haute des moyennes, tantôt conjoint si les deux tétracordes ont une note commune.

Figure 1 : Grand système complet

4) Les genres (genos, au singulier) : l’Antiquité en a connu trois  : l’enharmonique, le chromatique et le diatonique. Ils sont fonction de la place qu’occupent les deux degrés « mobiles » à l’intérieur des tétracordes. Leur structure revêt trois formes principales (de l’aigu au grave), comme le veulent les théoriciens antiques : Diatonique : ton – ton – 1/2 ton Chromatique : ton 1/2 – 1/2 ton – 1/2 ton Enharmonique : diton – 1/4 ton – 1/4 ton. Comme on le constate, les intervalles inférieurs des tétracordes ont tendance à se resserrer. Lorsque la somme des deux intervalles graves est égale ou inférieure au « reste de la quarte » (Aristoxène), le genre est alors pycné, serré, particulièrement apprécié dans la pratique musicale vocale et instrumentale. En bonne théorie,

aristoxénienne du moins, on n’admet pas de subdivision des quartes dans lesquelles l’intervalle intermédiaire est plus grand que l’intervalle supérieur. Mais au-delà des trois genres principaux, Grecs et Romains ont connu et pratiqué des variantes qu’ils appelaient chroai, terme imagé que l’on peut traduire par « nuances » ou par « colorations  », pour rappeler son lien avec chrôma, «  couleur  », aussi bien que «  [genre] chromatique ». À lire les textes théoriques, on comprend que les instrumentistes devaient largement user et abuser des chroai. Aristoxène vitupère leur emploi anarchique, qui le conduit à tenter d’en normaliser l’usage à partir de principes généraux tels que l’exclusion d’un intervalle médian plus grand que l’un ou l’autre des deux autres. Les traités néopythagoriciens n’ont pas eu ce souci, trop lié sans doute à la pratique. Au contraire, comme emportés par leur vertige de calculs, ils en viennent à proposer des dizaines de variantes, toujours plus nombreuses, aux intervalles toujours plus difficiles à rattacher à une quelconque réalité musicale  : c’est en particulier le cas de Claude Ptolémée dans ses Harmonika, au IIe siècle. Cependant, les musiciens paraissent s’être accordés pour admettre six «  nuances  » (le genre enharmonique n’en comportant pas), c’est-à-dire, outre les trois genres énoncés plus haut : Diatonique relâché : ton 1/2 – 3/4 de ton – 1/4 de ton Chromatique hémiole : ton 3/4 – 3/8 de ton – 3/8 de ton Chromatique relâché : ton 5/6 – 1/3 de ton – 1/3 de ton 5) Les tons ou tropes (tonoi, tropoi) : contrairement à un contresens trop répandu, dérivé, reconnaissons-le, des interprétations erronées des textes grecs par certains théoriciens latins tardifs, il ne s’agit en aucun cas de

«  modes  », qui supposeraient des distinctions entièrement inusitées en Grèce et dans le monde romain. Les tropes (appelés harmonies jusqu’à Platon et Aristote, aux temps où ils ne couvraient encore qu’une octave) sont les différentes manières d’échelonner le grand système parfait, dans quelque genre que ce soit, à partir d’une note de base thétique qui varie d’un trope à l’autre. La progression s’effectue de demi-ton en demi-ton et s’articule autour de cinq tropes principaux situés en milieu de tableau. Du grave à l’aigu, ce sont : dorien, iastien, phrygien, éolien et lydien, dont les dénominations renvoient explicitement à leurs origines géographiques présumées. À la quarte inférieure, le trope est dit hypo- et, à la quarte au-dessus du trope principal, hyper-. L’échelonnement se fait progressivement au fil des siècles, et l’on constate ici et là des divergences sur la place respective de tel ou tel ton, ou encore sur la dénomination appropriée à lui donner. La survivance du mixolydien, là où l’on attendrait l’hyperdorien, en est un témoignage. À l’époque classique ou lorsqu’un auteur « archaïse » (c’est vrai de Plutarque lorsqu’il s’inspire de sources antérieures à Aristoxène), on ne parle ni de trope ni de ton. On écrit tout simplement des adverbes en –  sti  : dôtisti, iasti, phrygisti, lydisti, etc. Cette terminologie ancienne se lit encore au livre  VIII des Politiques d’Aristote comme chez Aristophane, mais cesse d’avoir cours dans le Traité d’harmonique d’Aristoxène de Tarente, dans le dernier quart du e IV  siècle. Il y parle par exemple de lydios tonos et non plus de lydisti. Ajoutons, pour clore ce chapitre si controversé des tropes grecs, que leur classification tripartite recoupe la distinction des trois «  régions de la voix  » (topoi tès phônès), grave, médiane et aiguë (hypatroïde, mésoïde et nètoïde), en usage dans toutes les écoles d’harmonique.

6) Les métaboles (metabolai) correspondent peu ou prou à nos modernes modulations. Il y a métabole lorsque l’on passe d’un système à un autre, d’un genre à l’autre, d’un trope à l’autre, de la conjonction à la disjonction, et ce, que l’emprunt soit passager ou qu’il s’agisse au contraire d’un changement complet de structure. On entre là dans le domaine des lois qui régissent ce qu’Aristoxène appelle, dans une terminologie qui rappelle celle de son maître Aristote, l’altération (alloiôsis) musicale, mais sans empiéter réellement sur l’usage des composantes de l’harmonique. À ce stade de la science musicale, on décrit et on désigne par son nom le phénomène, sans entrer dans la codification de sa pratique, qui dépendra directement du choix et de l’usage (dit Aristide Quintilien) du compositeur ou de l’exécutant. Mais l’analyse des métaboles se situe vraiment au seuil de la septième et dernière partie de la science harmonique, qui, pour cette raison, ne figure pas dans certains traités : la mélopée. 7) La mélopée (melopoiia) relève en effet tant de la théorie musicale que de son application pratique. Dans les classifications de Lasos d’Hermione ou d’Aristide Quintilien, elle entrerait dans la partie exécutive ou pratique, puisqu’elle suppose un usage, une chrèsis. Dans les écrits d’harmonique, la mélopée ne consiste pourtant pas à définir les lois de la composition ou, si l’on préfère, de l’écriture musicale –  loin de là. Chez Aristide Quintilien, le plus disert en cette matière, le chapitre qui lui est consacré se borne à définir les « figures de la mélodie » (skhèmata tès mélôdias) en termes analytiques et descriptifs. Une ligne mélodique donnée se déploie de trois manières différentes  : dans l’agôgè, «  conduite  », elle procède par mouvement ascendant ou descendant. Lorsque la mélodie saute

des degrés, alternant mouvements vers le grave et mouvements vers l’aigu, il y a «  entrelacement  », plokè, ou mélos keklasménon, «  ligne mélodique rompue ». Enfin, la petteia désigne une ligne stationnaire, que la note soit tenue ou répétée sur des syllabes différentes. Elle est fréquemment utilisée dans toutes les partitions antiques parvenues jusqu’à nous. Voilà donc les parties constitutives de la science harmonique. L’école platonicienne et les Pythagoriciens ne s’en tiennent pas là, convaincus que la musique produit sur l’âme et sur le corps des effets à elle spécifiques (ce n’est le cas d’aucun des autres arts), qu’il convient de décrire et d’expliquer, pour mieux en codifier la pratique. C’est ce qu’ils nomment l’ethos, concept qui concerne non seulement les tropes, mais aussi les instruments et le type d’œuvre musicale. C’est parce que le trope phrygien, particulièrement adapté à l’aulos, est relâché, ce qui débilite l’âme humaine, que Platon et les Pythagoriciens en bannissent l’usage, avec l’instrument à vent qui lui correspond. Pour sa virilité, propre à dynamiser les énergies, ils recommandent en revanche le dorien. Aristoxène nie que la musique puisse avoir des effets moraux, sans pour autant renoncer, dans son austérité réputée dans l’Antiquité, à admettre que certains genres, comme l’enharmonique, sont plus nobles et plus beaux que d’autres. Mais pour lui, seules s’appliquent les catégories esthétiques du beau et du laid. Celles du bien et du mal restent en dehors de la science harmonique telle qu’il la conçoit. Notre passage en revue des parties constitutives de l’harmonique peut laisser perplexe : il y manque (selon nos habitudes) tout ce qui a trait à la notation musicale. Mais on chercherait en vain, dans les traités les plus savants comme dans les petits manuels didactiques, le moindre développement sur cette question, qui s’étudie dès les

premières classes de solfège dans le monde moderne. Il y a pire, et plus surprenant encore  : jamais aucun théoricien, jamais aucun musicographe ne cite de passage emprunté à telle ou telle œuvre de grand compositeur  ; jamais non plus ne sont fournis d’exemples musicaux, si fréquents dans nos ouvrages de solfège, d’harmonie ou d’orchestration. La coupure entre réflexion théorique et pratique musicale reste absolue à travers toute l’Antiquité. Cette exclusion de la notation tient à une raison de fond, qu’explique Aristoxène à loisir, et non sans venin, dans le préambule de la deuxième partie de son traité  : non seulement, dit-il en substance, la notation d’une mélodie n’est pas, comme le prétendent certains, la fin ultime du savoir harmonique, mais elle n’en est même pas une partie. De même, la notation des mètres n’est ni le but ni une partie intégrante de la métrique. Il invoque deux arguments principaux pour défendre son opinion. Tout d’abord, un notateur est capable d’écrire, en se guidant sur la justesse de son oreille, les signes musicaux d’une mélodie qu’il entend et qui se trouve être en phrygien, sans pourtant connaître et comprendre le phrygien  : car, pour noter la musique qu’il perçoit, il n’a besoin que d’identifier l’étendue des intervalles, sans atteindre à la vraie compréhension du melos. C’est là le deuxième argument : cette compréhension passe par la saisie intellective de la dynamis des sons, des systèmes et des genres, c’est-à-dire de leur fonction à l’intérieur de l’espace sonore. La diatribe d’Aristoxène atteste l’existence en Grèce d’écoles de musique ou plutôt d’harmonique où, après un cursus destiné à leur inculquer les notions musicales nécessaires, les élèves recevaient un enseignement de la notation, mélodique et rythmique. Nous en avons d’ailleurs la preuve par le papyrus d’Oxyrhynchus no  3705, récemment publié : il s’agit d’un exercice d’apprenti notateur, où un vers iambique, toujours le même, reçoit plusieurs mises en musique.

Le professeur a volontairement parsemé la notation d’erreurs, soit dans les signes eux-mêmes, soit encore dans le choix des notes (il y a alors contravention aux lois complexes qui régissent les rapports entre l’accentuation des mots grecs et la hauteur des sons musicaux qui leur sont attribuables). Comme art, comme savoir-faire et comme science, la musique a toujours occupé une place privilégiée, voire primordiale, dans la civilisation grecque  : l’abondance des témoignages écrits, directs et indirects, l’atteste amplement. Le monde romain n’a jamais produit de théoriciens d’aussi grande qualité que l’Antiquité grecque  : les ouvrages musicographiques des auteurs latins sont très largement redevables aux penseurs grecs, qu’ils ne comprennent d’ailleurs pas toujours. Du VIe  siècle avant notre ère au Ve siècle après J.-C., la Grèce, en revanche, a connu une pléiade de musiciens (professeurs de musique, spécialistes «  harmoniciens  », musicographes et philosophes) qui ont œuvré sans relâche pour faire progresser le savoir musical sous toutes ses formes. La tradition manuscrite n’a sauvé qu’une petite partie de leurs ouvrages : si notre connaissance de l’harmonique et de son évolution est satisfaisante, la perte des traités d’organique, et surtout des manuels de composition musicale, n’est qu’en partie compensée par la survivance de partitions et de vestiges d’instruments, grâce auxquels nous ne parvenons à saisir que l’expression particulière et matérielle des deux savoirs musicaux dont ils relevaient. On peut cependant espérer découvrir de nouveaux papyrus, analogues par exemple au papyrus Hibeh 54, qui nous transmettront des fragments de ces traités perdus. Mais, fait unique dans les civilisations antiques, la Grèce nous a laissé des traces écrites, figurées et archéologiques, de nature à nous donner une image sinon complète du moins significative de la

science musicale et de son histoire, dont la plus précieuse est constituée par la cinquantaine de partitions sauvées du naufrage des siècles. Si, après deux millénaires de silence, nous sommes aujourd’hui en mesure de les déchiffrer, de les transcrire et même de les jouer, c’est, ne l’oublions pas, moins grâce aux musiciensphilosophes qu’à un humble musicographe appelé Alypius, qui nous a laissé des tables de signes musicaux, dans les deux notations, vocale et instrumentale, en usage dans l’ensemble des partitions que nous a léguées l’Antiquité. La séméiographie musicale n’était peutêtre pas digne d’être une science. Il n’empêche  : c’est elle qui a permis à la musique grecque de renaître, après vingt siècles de silence. Annie BÉLIS

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Textes et traductions ARISTIDES QUINTILIANUS, De Musica, éd. R.P. Winnington-Ingram, Leipzig, Teubner, 1963. —, On Music in Three Books, traduction, introduction, notes et commentaires par Thomas J.  Mathiesen, in Music Theory Translation Series, Claude V.  Palisca, Editor, New Haven/Londres, Yale University Press, 1983. ARISTOXENI, Elementa Harmonica, Rosetta Da Rios recensuit, Scriptores graeci et latini Consilio Academiae Lynceorum editi, Romae, Typis publicae officinae polygraphicae, 1954. FRAGMENT de traité anonyme, par Annie Bélis, «  Un fragment de traité musical transmis par un papyrus (P. Tebt. III 694) », dans Platon et les Pythagoriciens, sous la direction de Jean-Luc Périllié, coll. « Ousia », Cahiers de philosophie ancienne, no 20 (2008), p. 225-236. MARTIANUS CAPELLA, Les Noces de Philologie et de Mercure, livre IX, édition, traduction et notes par Jean-Baptiste Guillaumin, à paraître aux Belles Lettres. Musici Scriptores Graeci, Aristoteles, Euclides, Nicomachus, Bacchius, Gaudentius, Alypius et melodiarum veterum quidquid exstat, recognovit prooemiis et indice instruxit Carolus Janus, Leipzig, Teubner, 1895 (réimpression Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1962). PTOLÉMÉE, Die Harmonielehre des Klaudios Prolemaios, ed. Ingemar Düring, Göteborgs Högskolas Arsskrift  XXXVI, 1930  : 1 (reprint Hildesheim/Zurich/New York, Georg Olms Verlag, 1982). Études

BARKER, Andrew, Greek Musical Writings, vol.  II  : Harmonic and Acoustic Theory, Cambridge University Press, 1989. BÉLIS, Annie, «  Les Hymnes à Apollon  », Corpus des Inscriptions de Delphes, t. III, Paris, De Boccard, 1992. —, Aristoxène de Tarente et Aristote  : le « Traité d’Harmonique  », Paris, Klincksieck, coll. « Études et commentaires », vol. C, 1986. CHAILLEY, Jacques, La Musique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 1979. GEVAERT, François Auguste, Histoire et théorie de la musique de l’Antiquité, 2  vol., Gand, 1875 et 1881 (reprint Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1965). LOHMANN, Johannes, Mousiké et Logos, contributions à la philosophie et à la théorie musicale grecques, Stuttgart, 1970, traduit de l’allemand par Pascal David ; Trans-Europ-Repress, 1989. MICHAELIDES, Solon, The Music of Ancient Greece, an Encyclopaedia, Londres, Faber and Faber, 1978. WEST, Martin L., Ancient Greek Music, Oxford, Clarendon Press, 1992. CD De la pierre au son : musique de l’Antiquité grecque. Ensemble Kerylos, direction Annie Bélis. Référence K617-069.

Histoire

On peut définir l’histoire comme l’étude critique et analytique du passé  : en effet, elle n’est pas seulement l’enregistrement des événements passés ou le simple fait de se soucier de la tradition. Bien que de nombreuses sociétés aient manifesté de l’intérêt pour leur passé, le développement d’une littérature historique de nature critique est un phénomène rare. Au cours de l’histoire mondiale, seules trois sociétés ont adopté cette attitude critique, indépendamment l’une de l’autre : les Juifs, les Grecs et les Chinois. Toutes les autres traditions d’écrits historiques dépendent de cellesci. Chacune de ces trois traditions possède d’ailleurs ses propres origines et ses caractéristiques particulières. La tradition juive est fondée sur le concept de l’alliance entre Dieu et Son peuple élu, et dans l’histoire qui en découle  : Dieu s’intéresse au destin de son peuple, ce peuple qui souffre quand il désobéit à Ses lois, et qui remporte des victoires sur l’adversité grâce à Sa protection. Les prêtres qui, au cours des VIe et Ve siècles av. J.-C., composèrent le récit autorisé de l’histoire juive, avaient accès à une grande diversité de sources  : sources légales, poétiques, prophétiques et narratives. Ils les ont combinées avec une habileté manifeste, et accordèrent une

attention particulière aux preuves fournies par les documents. Mais l’historiographie juive des époques suivantes, depuis l’âge des Maccabées pour être exact, est faible et largement tributaire de la tradition grecque hellénistique, alors dominante. Le véritable héritage de l’historiographie juive a été en fait recueilli par la tradition historique de l’Église qui s’est développée sous l’Empire romain, depuis Eusèbe de Césarée jusqu’à la Renaissance. En Chine, les écrits historiques prennent leur source dans la tradition des annales. Elles étaient rédigées afin de raconter et de défendre les actes d’un gouvernement censé suivre les principes confucéens. On peut trouver les premières traces d’une attitude critique envers l’histoire dans l’œuvre de Sima Qian, qui avait le titre de Grand Historien héréditaire de la dynastie des Qin à la fin du e II  siècle avant J.-C. Cette œuvre se caractérise par la vivacité de son style et par son regard critique porté sur les faiblesses morales des gouvernants chinois. Il est vrai que cette attitude prend sa source dans la situation de l’auteur, qui se sentit trahi et isolé après avoir été condamné à la castration à la suite de son implication dans une intrigue de cour. Sa manière d’organiser le matériau historique eut une grande influence, mais son point de vue critique trouva peu d’imitateurs  : la plupart des écrits historiques chinois des époques suivantes se contentent de rendre compte des événements importants ou de louer l’empereur. C’est paradoxalement la tradition grecque qui est la plus difficile à comprendre pour nous, car elle est à l’origine des efforts faits par l’Occident moderne pour ordonner le passé et tenter de l’expliquer. La fonction occupée par la littérature historique s’étend d’ailleurs sans rupture depuis les Grecs jusqu’à nous, et la plupart de nos attitudes fondamentales sont fondées sur des réinterprétations de l’attitude des Grecs à l’égard du passé. Le savoir des Grecs est aussi

notre savoir  : faire une enquête sur ce qu’ils savaient nous oblige à recourir à notre propre conception des buts et des méthodes de l’histoire.

L’histoire comme genre littéraire Le processus de sélection qui a permis aux textes grecs et latins de survivre –  leur utilisation dans les écoles de rhétorique et les copies faites dans les monastères européens au Moyen Âge  – a abouti, en ce qui concerne l’histoire, à la constitution d’une chaîne plus ou moins continue de récits historiques. Mais cette sélection naturelle a eu une conséquence fâcheuse  : d’une manière générale, un seul des différents types d’écrits historiques existant pour une période déterminée a survécu. Le processus de sélection a été déterminé bien davantage selon des critères stylistiques que d’après l’autorité des textes. Hérodote et Thucydide ont été préservés parce que leurs textes sont avant tout des modèles de prose littéraire  ; Xénophon doit sa survie à la pureté de son style attique, en lieu et place de récits plus rigoureux. L’histoire de la vie d’Alexandre le Grand par Arrien, rédigée presque cinq cents ans après les événements en question, s’est vue préférée à des récits plus anciens et plus fidèles. La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, compilation superficielle de la fin du Ier  siècle avant J.-C., qui paraphrasait dans un style agréable et impersonnel différents auteurs plus anciens, a entraîné la disparition de ces mêmes auteurs. De toutes les grandes œuvres de l’époque hellénistique, seule une partie de celle de Polybe nous a été conservée. Les historiens romains ont subi le même processus de sélection  : Denys

d’Halicarnasse, un auteur grec, est responsable de la disparition de la plupart des textes historiques romains les plus anciens. Si l’on veut comprendre la nature de la littérature historique grecque, en tenant compte aussi bien des textes qui ont survécu et qui ont influencé la tradition occidentale que de ceux qui ont disparu, il faut donc reconstituer dans la mesure du possible la totalité du corpus de l’historiographie grecque, tel qu’il a jadis existé. Le XIXe  siècle s’était avant tout soucié de l’exactitude matérielle des récits qui nous sont parvenus et des textes perdus qui leur avaient servi de sources. Cette «  critique des sources  », que B.  G. Niebuhr éleva au rang d’une science ou d’un art, a insisté sur la nécessité de reconstituer le contexte des récits historiques à partir d’une base rigoureusement matérielle. La publication en 1891 du papyrus du texte d’Aristote sur l’histoire constitutionnelle d’Athènes, donna l’exemple de trouvailles auxquelles on pouvait s’attendre pour un genre perdu comme l’histoire locale. En 1909, le jeune Félix Jacoby publia un article célèbre, « Sur le développement de l’historiographie grecque  », où il jetait les bases d’une nouvelle théorie sur les rapports entre les différents genres historiques grecs, et où il lançait en outre un programme de publication de la totalité des « Fragments des historiens grecs  » à partir de ces nouveaux critères. Cette publication, qui constitue aujourd’hui la base de toute étude sur l’historiographie grecque, débuta en 1923 et était presque terminée lorsque Jacoby mourut en 1958 (il manquait l’histoire archéologique, la biographie et la géographie). Il y eut bien sûr quelques tentatives pour contester le point de vue de Jacoby  : mais son programme de 1909 demeure toujours la présentation la plus complète et la plus réussie. Les récits historiques des Grecs prennent leur source dans l’ensemble indifférencié de leurs premiers textes en prose, où il était

question aussi bien de mythes, de la géographie du monde et des coutumes des peuples, que des événements historiques au sens strict. Parmi les premiers genres en prose, figurent donc la généalogie et la mythographie, suivies de près par la géographie. On en trouve des exemples dans les deux œuvres d’Hécatée de Milet, un auteur de la fin du Ve siècle avant J.-C., qui nous ont été conservées, et un grand nombre d’écrivains du

e

V

 siècle s’adonnent à ces divers

genres. Le premier véritable historien est Hérodote : il conjugua dans une seule entreprise à la fois l’intérêt d’Hécatée pour l’ethnographie et le récit épique d’une guerre entre l’Orient et l’Occident. Son œuvre intègre encore la plupart des thèmes de l’histoire grecque qui furent distingués par la suite, mais il introduisit également la plupart de ses conventions littéraires les plus notables, telles que l’absence de documents, la présence de discours, le jeu complexe des digressions par rapport au thème principal. Après Hérodote, les textes historiques se développèrent selon deux directions différentes. La première fut celle de l’histoire locale, consacrée à une cité ou à un peuple. On crut longtemps qu’elle constituait un genre plus ancien que l’histoire générale à la manière d’Hérodote : mais Jacoby a montré qu’elle se développa à la fin du Ve siècle, quand se produisit un morcellement des grands thèmes d’Hérodote, dans le but de créer une histoire adaptée aux intérêts locaux des cités et non aux conflits entre civilisations. L’histoire locale introduisit deux éléments nouveaux, la reprise des mythes locaux et l’utilisation des archives, ou tout au moins elle les favorisa  : «  Ces hommes firent des choix semblables quant à la sélection de leurs sujets, et leurs capacités n’étaient pas très différentes, les uns écrivant sur les Grecs et les autres sur les barbares, sans relier ces sujets les uns aux autres mais en les divisant en fonction des différents peuples et des différentes cités. Ils écrivirent séparément sur ces sujets, se fixant tous un seul et

même but  : toutes les traditions orales encore vivantes chez les peuples et les cités, et tous les documents conservés dans les lieux saints et les archives, il fallait les porter à la connaissance de chacun, tels que cela avait été reçu, sans rien y ajouter ou rien en soustraire ». (Denys d’Halicarnasse, Sur Thucydide 5.) L’histoire locale connut par la suite un certain développement  : elle s’adapta aux besoins nouveaux du monde hellénistique, soit en demeurant l’histoire de communautés ou de cités particulières, soit en s’enrichissant d’éléments religieux, ethnographiques et géographiques issus des territoires récemment conquis, comme Babylone, l’Égypte ou l’Inde. Cette histoire à dominante ethnographique resta toujours consciente de sa dette à l’égard d’Hérodote. Thucydide fut le contemporain du premier groupe de ces historiens, qu’il lui arrive d’ailleurs de critiquer ou d’utiliser. Mais sa formation et sa méthode étaient essentiellement fondées sur un dialogue critique avec Hérodote. Comme ce dernier, il a fait sien le thème de la guerre comme événement décisif, tout en rejetant radicalement la méthode de son prédécesseur. Thucydide ne croyait pas possible de fournir un récit historique détaillé du passé, mais on ne pouvait parvenir qu’à des points de vue très généraux ; il a insisté en revanche sur l’importance d’un compte-rendu des événements rédigé par un contemporain au fur et à mesure de leur déroulement. Mais même dans ce cas il a affirmé qu’il était très difficile de découvrir les faits exacts. Dans un passage célèbre et obscur, il déclare être opposé à l’invention de discours et soutient qu’il faut se tenir aussi près que possible de ce qui a été dit effectivement (prétention qu’il eut sans doute du mal à soutenir au fur et à mesure de la progression de son œuvre). Il organisa son récit en fonction d’une chronologie des campagnes militaires selon un découpage qui

lui était propre, et qui privilégiait les actions guerrières. De même, son utilisation du procédé artificiel des discours parallèles privilégiait la décision, c’est-à-dire l’action politique par excellence. La puissance de sa vision des affaires humaines consacra l’idée d’une histoire tournée vers la vie politique et la guerre, racontant un événement essentiel ou une période dont l’unité était constituée par les actions d’un individu ou d’un groupe d’individus. L’époque de Philippe de Macédoine, l’histoire d’Alexandre le Grand, le récit de la période des Diadoques ou de l’ascension de Rome fournirent aux historiens une unité thématique offrant un point de départ naturel et une conclusion. Mais le récit de Thucydide est inachevé  ; il fut continué par Xénophon et par d’autres historiens qui voulurent ainsi constituer des mémoires rapportant tous les événements significatifs de leur temps. Ainsi se fit jour l’idée d’une histoire universelle du monde grec, et même du «  monde habité  » (oikoumené) en général. Ces histoires peuvent être aussi bien des récits d’événements politiques et militaires que des retours approximatifs au modèle d’Hérodote (selon l’importance qu’elles accordent au monde non grec). Vers la fin de la période hellénistique, ces grandes encyclopédies historiques devinrent de moins en moins originales, de plus en plus superficielles et de plus en plus complètes dans leur récit, qui pouvait toucher aussi bien au mythe qu’à l’histoire proprement dite. On comprend donc que le développement d’une littérature historique riche et complexe devienne intelligible en suivant l’évolution des règles d’un genre littéraire. Chaque détail du tableau peut être situé dans un cadre plus large, qu’il s’agisse de la chronographie, de la mythographie ou de l’histoire locale d’une cité particulière comme Athènes. À partir d’une origine indifférenciée où l’on trouve des œuvres en prose consacrées à la description et à

l’analyse du monde habité par les hommes et de leurs actions, on voit s’opérer des distinctions et se détacher une grande diversité de genres répondant à des besoins et à des intérêts spécifiques. Mais cette interprétation du développement des genres historiques demeure essentiellement littéraire  : elle repose sur l’analyse des formes et des thèmes. Elle permet à peine de distinguer un récit personnel presque entièrement fictif comme les Persika de Ktésias d’une tentative sérieuse pour comprendre le monde comme celle de Polybe.

L’histoire comme science On peut bien entendu considérer la littérature historique d’un tout autre point de vue. D’après les canons positivistes du siècle passé, la caractéristique essentielle de l’histoire est sa capacité à rendre compte des faits tels qu’ils ont eu lieu. On peut donc lire l’histoire de la science historique comme un progrès vers la restitution de la vérité factuelle, but de cette science, et comme un progrès concomitant des méthodes permettant de l’atteindre. Cette façon d’interpréter les historiens anciens est par exemple le fait d’Arnaldo Momigliano, savant contemporain spécialisé dans l’étude de l’historiographie. Pour Momigliano, l’histoire est un art dont le but est d’atteindre la vérité. Le développement de la science historique apparaît donc comme la succession des générations d’écrivains animés par ce but, et qui s’en sont rapprochés avec plus ou moins de succès. Momigliano n’a accordé aucune attention à ceux qui n’ont pas franchi avec succès cet examen rigoureux, ce qui permet de définir ceux dont le travail a encore un sens pour l’étude de l’histoire aujourd’hui.

Le critère de vérité fut énoncé dès la première phrase du premier texte de la littérature historique grecque, le livre des Généalogies d’Hécatée de Milet : « Ainsi parle Hécatée de Milet : j’écris ces choses seulement si elles me semblent vraies ; car les histoires racontées par les Grecs sont sans unité et selon moi tout à fait absurdes » (FGH 1 F  1). L’intérêt d’Hécatée pour les discours vrais conduisit en fait à une tentative malheureuse pour extraire les événements historiques de leur gangue mythique, en supprimant tout élément invraisemblable ou recourant à des forces surnaturelles. Cette rationalisation des mythes produisit une histoire susceptible d’être crue, plutôt qu’une histoire véritable  ; le pouvoir des mythes héroïques cependant étaient si forts en Grèce que la conception grecque de la vérité ne rompit jamais avec l’espoir que le passé mythique recélât un noyau de vérité. Hérodote et Thucydide crurent tous deux à la vérité historique de certains récits mythiques et ne purent se rendre compte qu’ils ne faisaient là que partager les préjugés de leurs contemporains. Des historiens postérieurs crurent même possible de faire commencer leurs récits à l’époque du passé mythique, ou bien d’interpréter les mythes religieux d’autres peuples comme des parties de leur passé historique. Le résultat de cette croyance fut que la ligne de séparation entre le mythe et l’histoire, qui maintenait le principe de la vérité historique tout en introduisant une coupure fatale entre les deux termes, devint plutôt floue. Alors que se développaient l’histoire orale et l’anthropologie, on a pu trouver dans l’œuvre d’Hérodote un véritable modèle méthodologique. Si l’on compare ses efforts pour rendre compte des traditions orales d’un grand nombre de Grecs et d’autres peuples, malgré son manque de distance critique et ses choix arbitraires, avec un bon nombre de discussions de l’époque moderne portant sur les

peuples non européens, la comparaison est sans conteste en faveur d’Hérodote. Il est légitime de voir en ce dernier le fondateur d’une conception de l’histoire qui n’est pas dominée par des concepts politiques, mais qui cherche à former une vision globale des sociétés, en considérant les relations entre les facteurs religieux, sociaux et géographiques  ; on peut même comparer sa façon apparemment naïve de reproduire des histoires individuelles avec les techniques d’enregistrement des spécialistes modernes de l’histoire orale, qui ne doivent surtout pas mêler l’interprétation à l’enregistrement brut de leurs données. Dès le XVIe  siècle, Hérodote fut admiré pour sa capacité à transcender les barrières culturelles et à relever les coutumes des peuples étrangers. Ce respect ne fit que croître au moment où les auteurs européens s’astreignaient à étudier des mondes qui leur étaient jusque-là étrangers  : Amérique du Sud, Empire ottoman et Japon. Les fouilles et les explorations du e XIX   siècle qui ont révélé les bases matérielles des civilisations de l’Égypte ancienne et du Moyen-Orient n’ont fait qu’accroître le respect accordé à ce qu’Hérodote rapporte au sujet de ces peuples. Malgré leurs défauts, ses récits forment toujours la base de l’histoire de la Perse  ; et ses successeurs hellénistiques, Manéthon et Bérose, fournissent encore aujourd’hui le canevas de l’histoire de l’Égypte et de Babylone. La curiosité et la largeur d’esprit d’Hérodote l’ont donc conduit à créer une méthodologie fondée sur l’étude des formes sociales naturelles (la géographie humaine, le mythe, la religion, la narration historique, les coutumes). Et sa capacité à franchir aisément les frontières culturelles en a fait un modèle pour les anthropologues modernes et les historiens de la culture. Il est certes incapable d’envisager d’autres formes de relations causales que le cours naturel des événements et des conflits d’origine culturelle  : mais ce qui était vu autrefois comme un défaut, manifestant une

attitude préscientifique à l’égard de l’histoire, peut nous apparaître aujourd’hui comme une réponse adéquate face à l’inaptitude des modèles déterministes à rendre compte de l’histoire sociale et culturelle. Les historiens modernes ne reprochent donc plus à Hérodote son absence de rigueur scientifique dans l’étude de l’histoire, mais sa contribution à la création du concept de la culture non grecque comme « autre » de la culture grecque. Ils voient aussi en Hérodote l’inventeur de l’« orientalisme », c’est-à-dire du conflit entre l’Orient et l’Occident conçu comme la victoire de la liberté et du courage sur le despotisme et le luxe : une vision des choses qui, selon certains, corrompt une grande partie de la littérature historique portant sur le monde non européen. Hérodote le philobarbaros est donc devenu Hérodote l’orientaliste : un qualificatif injuste, mais qui est le signe de l’estime du monde moderne pour Hérodote, considéré comme le fondateur de l’historiographie occidentale. En admettant qu’Hérodote ait établi les canons occidentaux de l’«  histoire catastématique  », c’est-à-dire de l’étude statique des sociétés, il n’a pas été difficile de considérer Thucydide comme le fondateur de l’«  histoire cinétique  », c’est-à-dire de l’histoire des sociétés en mouvement et en conflit. Il a inventé le principe des différents niveaux de causalité, dont on trouve un exemple frappant dans l’exposé des origines de la guerre du Péloponnèse, où l’historien distingue les causes immédiates et sous-jacentes. Thomas Hobbes le considérait comme «  l’historien le plus politique de tous ceux qui ont jamais écrit » : Thucydide était obsédé par le mécanisme de la décision politique dans les sociétés politiquement les plus conscientes ; mais il a aussi tenté, il est vrai avec moins de succès, de comprendre les bases économiques de l’impérialisme et de la guerre. Il a décrit l’effondrement des systèmes sociaux sous l’effet de la peste et de la révolution. Son insistance sur la nécessité de témoins

contemporains des événements rapportés en fait le fondateur de la sociologie et de la science politique. Enfin, son attitude à l’égard des preuves et sa recherche d’une connaissance véritable du passé en ont fait le modèle du concept moderne de l’histoire scientifique, telle qu’elle fut comprise par les historiens du XIXe  siècle. Dans certains passages, on peut même penser qu’il a annoncé la contribution de Léopold von Ranke aux méthodes de la recherche historique du e XIX  siècle : l’importance des preuves apportées par des documents et l’utilisation des archives. C’est certainement de Thucydide que prend sa source la tradition dominante de l’historiographie occidentale, qui se caractérise par son intérêt pour l’histoire politique et militaire, l’exactitude factuelle et le mécanisme des causes. Son digne successeur pour toutes ces questions est certainement Polybe, qui a cependant introduit un nouveau concept central de la pensée historique occidentale, le thème de la grandeur et de la décadence, de l’essor et de la chute d’une grande puissance impériale. Et si nous considérons maintenant cette tradition avec un œil plus critique, c’est à cause de la crise du positivisme, et parce que nous ne considérons plus le pouvoir politique comme le facteur essentiel de la formation des sociétés humaines. Momigliano adopta une position plus sujette à caution quand il affirma que les historiens de l’Antiquité spécialisés dans l’histoire locale étaient les prédécesseurs de l’histoire archéologique, qui fut une forme dominante de la tradition historique occidentale du XVIe au XVIIIe  siècle. Mais l’histoire archéologique systématique prend sa source dans la tradition de l’archéologie romaine, et non dans l’histoire locale, dont les œuvres n’ont pas survécu et n’ont donc pas pu exercer d’influence sur les archéologues de l’Europe moderne. Même s’il est exact que la Constitution d’Athènes d’Aristote est le plus

ancien traité portant sur une constitution de l’Antiquité qui ait survécu, sa découverte fut postérieure à la publication de l’œuvre de Mommsen, le Römisches Staatsrecht, qui constitue le sommet de la fusion des études historiques et juridiques au XIXe  siècle  : le besoin que l’on a d’un modèle précède sa découverte, tant il est vrai que l’historien ne trouve que ce qu’il cherche. Le problème de l’histoire archéologique met en lumière l’une des deux faiblesses manifestées par l’analyse de la méthode de l’historiographie grecque. L’historiographie grecque est soumise à des conventions littéraires contraignantes, qui encouragent le recours aux discours (le plus souvent inventés) et à la description formelle des lieux et des événements, mais découragent et même interdisent la citation de sources documentaires. Contrairement aux écrits historiques des Juifs, les historiens grecs ne semblent pas trouver nécessaire d’étayer leurs dires par des preuves écrites. Quand Thucydide cite un document, ce qui est rarement le cas, on en déduit généralement que le texte est resté inachevé à cet endroit. C’est donc seulement dans l’histoire locale et dans la tradition aristotélicienne que la preuve documentaire occupe une place centrale  : les écrits historiques grecs sont bien plus littéraires et rhétoriques que ne le laisse penser l’interprétation scientifique. La seconde faiblesse de l’historiographie grecque est le peu d’intérêt qu’elle manifeste à l’égard de la biographie et de l’étude des caractères individuels  : il est vrai qu’elle n’y voit pas une force agissante de l’histoire. Le développement tardif qu’a connu la littérature biographique sous l’influence romaine, avec les Vies parallèles de Plutarque, n’a fait que masquer l’absence d’une véritable tradition biographique dans la littérature grecque ancienne. Et les preuves avancées par Momigliano dans son livre controversé, La Naissance de la biographie (1971), ne font que donner plus de poids à

cette thèse. Ce n’est pas, bien au contraire, que des individus agissant selon des motifs propres manquent chez les historiens grecs  : mais, chez Thucydide par exemple, le peu d’attention accordée à la biographie est un aspect de son intérêt pour les mécanismes de la décision commune, et de sa tendance à considérer l’individu au sein du contexte social plutôt que comme personnalité propre.

L’histoire comme mythe Les récents développements de la littérature historique ont permis de jeter un regard nouveau sur la nature de l’historiographie grecque. On considère désormais l’histoire comme une forme de discours lié à une idéologie, qui vise à donner du passé une vision qui correspond aux préoccupations du présent. Les historiens modernes tentent, chacun à leur tour, de modifier le présent à l’aide de nouvelles interprétations du passé. La relativité de toute observation et de toute théorie dans le champ des sciences humaines a pour conséquence la relativité de toute narration historique. La preuve la plus élémentaire n’est plus considérée comme un fait mais comme l’interprétation d’un événement, interprétation qui implique totalement l’historien. Thucydide avait déjà remarqué qu’au cours d’une bataille, chaque protagoniste vit une bataille différente : mais aujourd’hui l’historien ne se sent plus à même de dire laquelle de ces batailles est la vraie. L’historien n’est que le dernier maillon de toute une chaîne de témoins, et ne peut plus formuler des arrêts du haut d’une position divine. Cette nouvelle conception de l’histoire rejaillit bien sûr sur l’interprétation de l’historiographie grecque. Il ne s’agit pas

d’affirmer la prééminence de la rhétorique dans l’histoire, car la relativité ne signifie pas que la persuasion doit prendre le pas sur la vérité. Notre tâche doit plutôt consister à étudier les rapports entre histoire et mythe, aussi bien dans l’Antiquité que de nos jours. La littérature historique grecque peut nous servir ici de modèle, et l’on peut comprendre également son développement à la lumière du changement de fonction des anciens mythes. La littérature historique grecque prend sa source dans la fascination des Grecs pour l’âge héroïque tel qu’il est décrit dans les mythes et la poésie épique. Au cours des VIIe et VIe siècles, on se mit à utiliser le mythe comme un moyen de structurer le passé et de justifier le présent. L’une des plus anciennes formes de mythe dans la Grèce ancienne était le «  mythe fondateur  », un récit mythique d’événements passés qui fournissait l’explication d’un état de fait présent, ou qui justifiait une activité présente. Le «  Retour des Fils d’Hercule » était un mythe créé pour expliquer la présence dorienne dans le Péloponnèse. Sa popularité au sein de la tradition spartiate provient sans doute du fait que le mythe permettait de justifier de façon parallèle la conquête de la Messénie au VIIe siècle avant J.-C. Il est difficile dans de tels cas de savoir avec précision où s’arrête la tradition orale et où commence la libre création mythologique. On peut néanmoins affirmer avec certitude le caractère rationnel de ce type de récit, dont la fonction manifeste est de relier le passé au présent. Plus tard, les historiens grecs purent se contenter d’adapter ces mythes pour les mettre au service du récit historique  : il leur suffit d’éliminer les éléments relevant de contes populaires et tout ce qui concerne les interventions divines. Chez Hérodote, par exemple, Io n’est plus une vache rendue folle de douleur par un taon que lui a envoyé la vengeance d’Héra : elle devient simplement une jeune fille séduite par un marchand phénicien, dont l’enlèvement marqua le

début de la haine entre l’Orient et l’Occident. Europe, qui donna son nom au continent, n’est plus une jeune fille enlevée par Zeus ayant pris la forme d’un taureau : elle est la fille du roi de Tyr, capturée par des pirates grecs en représailles. Ces rationalisations de mythes sont un très bon exemple de ce que voulait dire Hécatée quand il affirma vouloir trouver la vérité contenue dans les histoires des Grecs. De la même façon, Thucydide peut transformer les récits de l’âge héroïque en narration historique rigoureuse. Mythe et histoire sont la même chose, et les premiers historiens étaient des créateurs de mythes, ou des conteurs de mythes. Hérodote n’a aucun mal à utiliser les préfigurations mythiques de la guerre de Troie et des guerres médiques afin de montrer « qui fut en fait le premier à faire injure aux Grecs », ou à citer le récit tout aussi mythique de la dynastie lydienne. Le mythe et la vérité sont profondément entremêlés et les techniques narratives de l’auteur de mythes entrent en combinaison avec celles de l’« enquêteur » ou de l’historien. Même le terme du récit historique d’Hérodote, les guerres médiques, est le produit de toute une génération d’éloges poétiques et de tradition orale, sur la base desquels Hérodote voulut créer une nouvelle prose épique pour célébrer l’avènement d’un nouvel âge héroïque  : l’âge des héros qui ont battu les modernes Troyens. Thucydide indique que l’auteur de mythe tient en égale valeur le plaisir et la vérité. Et même Thucydide, qui proclame que son œuvre n’est pas « un morceau d’apparat fait pour être écouté une fois, mais un acquis pour l’éternité  », ne put rompre avec les origines mythiques de l’historiographie grecque. Son propre récit commence par l’interprétation de certains mythes, et devint surtout un nouveau mythe adapté à l’époque de la polis. Il élabora des méthodes et des techniques dans le but de rendre compte des principes sous-jacents

au monde qu’il habitait. Les décisions y étaient prises au cours d’assemblées, représentées symboliquement dans le récit par discours parallèles  ; la guerre est pour lui une suite de batailles prévues se déroulant en certains jours déterminés, gagnées et perdues selon des règles préétablies  : elle n’est pas une activité continue impliquant toute une génération de Grecs et les affectant dans la totalité de leur vie quotidienne. La conception que se fait Thucydide du caractère amoral et tragique des événements qu’il décrit est une interprétation mythique du monde de la polis, et contribua à créer un modèle, non pas pour tout type d’histoire, mais pour les aspects de l’histoire qui pouvaient être mis en rapport avec les préoccupations politiques et militaires de la polis. Tous les historiens créèrent ensuite leurs propres mythes à partir des événements qu’ils décrivirent, et leurs pensées furent conditionnées par l’idéologie de leur temps et de leur monde. Les histoires de périodes conçues comme des unités, les histoires de grandes expéditions comme celles d’Alexandre, les histoires de l’essor et de la chute des empires, les histoires de peuples indigènes, incluent toutes leurs propres discours mythiques  ; ces discours se combinent, sans produire de règles strictes, et sans manifester une progression régulière vers une forme parfaite d’histoire positive. La tradition grecque ne nous offre pas un ensemble complet de modèles de discours pour toutes formes possibles d’histoire ; elle présente des formes imparfaites dans certains domaines, et incomplètes dans d’autres. Mais cette grande variété de discours nous offre un grand nombre de modèles alternatifs, qui peuvent contribuer à nous libérer de l’idée d’un mode unique de discours historique. Nous pouvons nous appuyer sur ces modèles pour élaborer nos propres conceptions de la variété des mythoi historiques. On ne peut séparer

l’histoire du mythe ; comme le mythe, l’histoire est un récit qui tente d’atteindre la vérité, plutôt qu’un récit véridique. Oswyn MURRAY

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Le texte classique de Félix Jacoby définissant les différents genres de l’historiographie grecque est Uber die Entwicklung der griechischen Historiographie und den Plan einer neuen Sammlung der griechischen Historikerfragmente (1909), réédité in F.  Jacoby, Abhandlungen der griechische Geschichtsschreibung (Leiden 1956) 16-64  ; son édition de textes, Die Fragmente der griechischen Historiker (cité FGH), fut publiée de 1923 à 1958 à Berlin et à Leyde. Les essais d’Arnaldo Momigliano sont rassemblés dans les Contributi alla storia degli studi classici e del mondo antico (Rome, depuis 1955, en 14 volumes numérotés de I à X). On peut trouver son interprétation générale dans Les Fondations du savoir historique, trad.  I. Rozenbaumas, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Voir également Philippe de Macédoine. Essai sur l’histoire grecque au IVe  siècle av.  J.-C., trad. A.  Malamoud, Paris, Éditions de l’Éclat, 1992  ; La Naissance de la biographie, trad. E.  Oudot, éditions Circé, 1991  ; et Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, trad. de l’anglais, Paris, Gallimard, 1983. N.B. Les concepts d’histoire cinétique et catastématique sont empruntés à H.  Strasburger, Die Wesensbestimmung der Geschichte durch die antike Geschichtsschreibung (1966), réédité in Studien zur Alten Geschichte II (Hildesheim, 1982) 963-1014.

Logique

Avant de traiter des origines de la logique en Grèce, il faut faire une observation de principe : l’objet de la question n’est pas l’usage de la logique, mais la théorie logique. Une chose est de suivre des règles, par exemple des règles grammaticales ; une autre de faire la théorie de l’usage correct de ces règles. La plupart des Français appliquent correctement les règles de leur langue ; ils sont rarement capables de fournir les règles générales qui en justifient l’emploi. De même pour la logique : presque tous les philosophes en font usage, et parfois bien  ; peu d’entre eux ont élaboré une théorie de la logique. Dans ce qui suit, nous entendrons par «  logique  » la «  théorie logique  »  ; quand nous nous demanderons quels sont les premiers philosophes qui se sont occupés de logique, notre question portera sur ceux qui ont élaboré une théorie logique. Il nous faut aussi adopter un point de vue qui implique une prise de position théorique, assurément moins évidente que l’observation précédente. Que faut-il entendre par «  logique  »  ? On ne peut répondre à cette question par l’histoire, en considérant le sens que les auteurs anciens ont donné à des expressions comme «  hè logikè (technè)  » ou «  hè dialektikè (technè)  », à cause de la variété de leurs significations, et surtout du fait que des auteurs comme Aristote,

pourtant reconnu unanimement comme un logicien, n’ont pas de mot qui corresponde à notre « logique ». Notre choix théorique, qui peut ne pas être accepté par tous, sera d’entendre par « logique » une théorie de l’inférence, qui soit rationnellement en mesure de distinguer les types corrects et les types incorrects d’argumentation. Conséquence importante de ce choix, toute théorie logique qui se respecte doit porter sur des types d’inférences, non sur des argumentations isolées  ; il doit donc exister des critères permettant de regrouper entre elles les inférences semblables. Autrement dit, toute théorie de l’inférence doit inclure une compréhension de la structure ou de la forme logique des inférences, base sur laquelle elles peuvent être ramenées à des schèmes d’inférence. Les notions de forme logique et de schème d’inférence exigeraient une caractérisation plus précise (et plus compliquée), mais l’idée doit être familière à quiconque a touché, si peu que ce soit, à la logique. Considérons les deux inférences suivantes (où le trait horizontal sépare les prémisses, en haut, et la conclusion, en bas) : (1) Tout homme est mortel Tout Athénien est un homme -------------------------Tout Athénien est mortel   (2) Tout quadrupède est un âne Toute baleine est un quadrupède -------------------------Toute baleine est un âne On voit clairement que la première est correcte, et il est facile de se convaincre que la seconde l’est aussi, bien que ses prémisses et sa conclusion soient fausses, à la différence de celles de (1). Cette observation simple montre que si (1) et (2) sont correctes, cela ne dépend pas de la vérité ou de la fausseté des propositions en jeu,

mais du fait qu’elles exhibent toutes deux la même forme logique  : en l’espèce, une série de rapports décrits par le lien prédicatif « est », et spécifiés par le quantificateur « tout ». « Est » et « tout » font donc partie de la forme logique de ces inférences, alors que «  homme  », « Athénien », « mortel », « quadrupède », « âne », « baleine », sont sans pertinence pour la détermination de la validité de (1) et de (2). La morale de cette histoire est que la logique commence là où se fait jour, au moins de manière élémentaire, une théorie de l’inférence fondée sur une reconnaissance de sa forme logique. Quand commence la logique ? Si l’on prend le mot dans le sens qui vient d’être indiqué, on ne saurait dire qu’elle commence avec Platon. On ne trouve dans ses écrits ni distinction consciente entre forme logique et contenu, ni théorie de l’inférence. La doctrine de la division, qui représente son effort majeur pour élaborer une analyse formelle des rapports entre concepts, n’est pas une théorie de l’inférence, comme l’avait bien vu Aristote, et elle ne vise pas à mettre en lumière des rapports structurels entre concepts. On a souvent cru qu’elle était l’antécédent direct de la théorie aristotélicienne du syllogisme. Mais entre la division platonicienne et le syllogisme aristotélicien, il n’y a pas identité ni même similitude de forme logique. L’interprétation la plus charitable de leur rapport est de dire que la division est l’antécédent psychologique du syllogisme  : en réfléchissant sur la division, Aristote a pu être conduit à la découverte du syllogisme, un peu comme Kepler aurait construit sa théorie en réfléchissant sur le système de Ptolémée. Plus prometteurs semblent être, au moins à première vue, les efforts faits pour découvrir dans la dernière partie du Phédon, où sont décrits les rapports entre individus et Formes, l’ascendance platonicienne du syllogisme aristotélicien. Platon y soutient, par exemple, que si A est le contraire de B, ce qui participe de A ne

participe pas de B. Il est possible de traduire cette thèse en une thèse logique qui, convenablement manipulée, exhiberait une structure logique semblable à celle d’un syllogisme aristotélicien. Toutefois, il ne s’agit ici que d’observations certes logiquement impeccables, mais isolées, qui peuvent avoir fourni des éléments de réflexion à Aristote, au même titre que les déductions des mathématiciens. Le déploiement d’une théorie logique mûrement formée apparaît avec Aristote. Celui-ci aperçoit clairement que la validité d’une inférence ne dépend pas du contenu, mais de la structure des propositions qu’elle enveloppe. Au début de ses Premiers Analytiques, il distingue trois types de prémisses, correspondant à trois types d’arguments  : les arguments démonstratifs ou scientifiques, les arguments dialectiques et les arguments syllogistiques. La vérité est nécessaire dans les premiers  : pour effectuer des déductions qui produisent une connaissance scientifique, il faut que l’on ait des prémisses vraies. Il n’en est pas de même pour les arguments dialectiques, où ce qui importe est que les prémisses soient des propositions admises par l’adversaire et susceptibles d’être généralement approuvées par ceux qui assistent au débat. Dans le cas du simple syllogisme, de l’inférence tout court, la seule chose qui compte est la structure logique des prémisses, indépendamment de leur vérité ou de leur fausseté. Cette conception implique une distinction entre logique et épistémologie  : la structure prédicative des propositions enveloppées dans l’inférence est la seule chose qui compte pour la logique ; la prise en considération de leur vérité ou de leur plausibilité relève du domaine des applications de la logique à des secteurs particuliers du savoir, ici la science et la dialectique. Nous venons de délimiter à grands traits le cadre chronologique de la naissance de la logique en Grèce. Mais ce serait déformer la vérité historique que de se borner à évoquer à ce propos seulement

Platon et Aristote. Assurément, la réflexion logique d’Aristote est née dans le contexte de la philosophie platonicienne, surtout si nous entendons par là non seulement les débats innombrables des personnages de ses dialogues, mais aussi les discussions que ses écrits suscitèrent au sein de l’Académie, où Aristote, ne l’oublions pas, séjourna pendant vingt ans. Cependant, d’autres facteurs ont certainement contribué à la naissance de la logique. Rappelons d’abord l’extraordinaire développement des mathématiques grecques. Nous savons peu de chose de la géométrie pré-euclidienne, assez toutefois pour dire qu’elle était organisée sur des bases strictement déductives, où les inférences jouaient un rôle décisif et produisaient des résultats bouleversants, comme la démonstration de l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré. Comment ne pas sentir le besoin de contrôler systématiquement les étapes d’une telle démonstration, pour s’assurer que ce résultat fortement contre-intuitif n’était pas la conclusion d’un raisonnement fallacieux ? Mentionnons ensuite le mouvement sophistique et son intérêt soutenu pour le langage et pour la fonction, tantôt positive tantôt trompeuse, qu’il remplit dans l’argumentation. C’est dans ce creuset de discussions linguistiques que se sont formés des auteurs comme Eubulide et Diodore Cronos. Eubulide fut un disciple d’Euclide, homonyme du mathématicien, et fondateur de l’école dite de Mégare. Nous savons peu de chose de lui, mais il mérite d’être compté parmi les logiciens  : on lui attribue l’invention de quelques paradoxes célèbres, parmi lesquels celui du Menteur et celui du Sorite. Supposons que tout ce que je dis soit faux. Quelle serait alors la valeur de la proposition  : «  Ce que je dis est faux  »  ? Un peu de réflexion montre que si on la suppose vraie, elle doit être tenue pour fausse, et que si on la prend pour fausse, elle est vraie  ; ce qui est

contradictoire. De même, un grain de blé n’est certainement pas un tas (sôros) de blé, tandis qu’un milliard de grains forment sûrement un tas. Mais il est difficile de nier que si n grains ne font pas un tas, n +  1 grains n’en font pas un non plus  : aucun grain magique ne saurait transformer en un tas ce qui ne l’était pas encore. Donc un milliard de grains ne font pas un tas, contrairement à l’affirmation initiale fondée sur l’expérience. La formulation que donnait Eubulide de ces paradoxes n’est pas connue  ; les versions qui en subsistent remontent à des auteurs postérieurs, notamment stoïciens. Nous ne savons pas non plus pourquoi Eubulide avait inventé ces paradoxes. Certains ont pensé qu’il avait voulu, selon une inspiration éléatique, montrer le caractère contradictoire de l’expérience  ; d’autres, qu’il les avait inventés p