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Sommaire I - Introduction Et Généralités Chapitre 01 Chapitre 02 Chapitre 03 Chapitre 04 Chapitre 05 Chapitre 06 Chapitre 07 Chapitre 08 Chapitre 09 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13
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Principales Théories Dans La Psychiatrie Contemporaine Introduction A L'Epidémiologie Génétique Des Maladies Psychiatriques Démographie Et Psychiatrie Psychologie En Médecine Insight Et Conscience De La Maladie En Psychopathologie Tests D’Intelligence Chez L’Enfant, L’Adolescent Et L’Adulte Méthodes Et Modèles En Neurosciences Psycho-Immunologie Ethique Du Rapport A L'Animal Dans La Recherche En Psychiatrie Classifications Psychiatriques Internationales Classifications Du Handicap Théories Psychanalytiques Approche Phénoménologique En Psychiatrie
II - Etudes Cognitives Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22
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Composants, Mécanismes, Développement Et Fonctions De L'Empathie Troubles Schizophréniques Et Théorie De L'Esprit Programmes De Traitement De La Schizophrénie Intégrant Intérêt Et Limites De L'Etude De L'Expression Faciale Des Emotions En Psychiatrie Déficits Du Monitoring De La Source Et Hallucinations Schizophréniques Fonctions Exécutives Dans La Schizophrénie Bases Théoriques De La Cognition Incarnée Intérêts Des Mesures Neuropsychologiques En Psychiatrie Psychologie Cognitive
III - Sémiologie Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Chapitre 28 Chapitre 29 Chapitre 30 Chapitre 31 Chapitre 32 Chapitre 33 Chapitre 34 Chapitre 35 Chapitre 36
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Définition Du Trouble Mental Entretiens Diagnostiques Structurés En Psychiatrie Troubles Du Comportement Alimentaire Chez L'Adulte Troubles Des Conduites Sexuelles Clinique Des Etats Dépressifs Sémiologie Des Troubles Anxieux Et Phobiques Catastrophes. Aspects Psychiatriques Et Psychopathologiques Actuels Sémiologie Des Conduites Agressives Sémiologie Des Troubles De La Mémoire Sémiologie Des Troubles Psychomoteurs Conduites De Risque Hallucinations Dépersonnalisation Dysmorphophobie. Peur De Dysmorphie, Dysmorphesthésie
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IV - Méthodes D'Investigation Chapitre 37 • Le Rorschach Et Les Techniques Projectives Chapitre 38 • Imagerie Cérébrale En Psychiatrie Chapitre 39 • Electroencéphalographie Conventionnelle Et Psychiatrie De L'Adulte
V - Approche Familiale Chapitre 40 Chapitre 41 Chapitre 42 Chapitre 43 Chapitre 44
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Naissance Et Développement De La Vie Psychique Unités Mère-Enfant En Psychiatrie Périnatale Clinique Des Dépressions Maternelles Postnatales Troubles Des Conduites Alimentaires Maternels En Période Périnatale Nouvelles Structures Familiales
VI - Déficiences Et Handicaps Mentaux Chapitre 45 • Recherche De La Cause, Exploration Génétique
VII - Schizophrenie Chapitre 46 Chapitre 47 Chapitre 48 Chapitre 49 Chapitre 50 Chapitre 51 Chapitre 52 Chapitre 53 Chapitre 54 Chapitre 55 Chapitre 56 Chapitre 57 Chapitre 58 Chapitre 59 Chapitre 60
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Psychoses Délirantes Aiguës Historique Des Délires Chroniques Et De La Schizophrénie Clinique De La Schizophrénie Trouble Schizoaffectif Dépistage Précoce Des Schizophrénies Schizophrénie, Pathologie De La Conscience Données Génétiques De La Schizophrénie Neuropathologie De La Schizophrénie Imagerie Cérébrale Et Schizophrénie Rétablissement Et Schizophrénie Self Minimal Et Schizophrénie Psychanalyse Et Schizophrénie Psychoéducation Dans La Schizophrénie Thérapies Comportementales Et Cognitives Dans La Schizophrénie Traitement Individualisé Des Déficits Cognitifs De La Schizophrénie
VIII - Autres Psychoses Chapitre 61 • Paranoïa Chapitre 62 • Psychose Hallucinatoire Chronique Chapitre 63 • Symptômes Psychotiques Dans Les Affections Médicales Générales De L’Adulte
IX - Troubles Anxieux Et Impulsivite Chapitre 64 • Interprétation Psychanalytique Des Névroses Typiques Et Des Névroses Graves Chapitre 65 • Conduites Psychopathiques
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Chapitre 66 Chapitre 67 Chapitre 68 Chapitre 69 Chapitre 70
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Psychopathie Et Son Evaluation Psychotraumatismes Majeurs Trouble Obsessionnel Compulsif Anxiété Sociale Et Phobie Sociale Etats Limites Et Personnalité Borderline
X - Addictions Chapitre 71 Chapitre 72 Chapitre 73 Chapitre 74 Chapitre 75 Chapitre 76 Chapitre 77
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Addictions A L’Héroïne Et A La Cocaïne Toxicomanies Aux Médicaments Opiacés Autres Toxicomanies (Haschich, Solvant, LSD) Addictions Aux Benzodiazépines Addictions Sans Produit Addiction Sexuelle Jeu Pathologique
XI - Troubles Somatoformes Chapitre 78 Chapitre 79 Chapitre 80 Chapitre 81 Chapitre 82
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Stress Et Mécanismes D'Ajustements Biopsychosociaux Hypocondrie Alexithymie Et Troubles Psychosomatiques Approche Psychiatrique De La Fibromyalgie Prise En Charge Psychologique En Transplantation D’Organes
XII - Dépression Et Troubles D'Humeur Chapitre 83 Chapitre 84 Chapitre 85 Chapitre 86
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Aspects Biochimiques Des Troubles De L'Humeur Anomalies Cérébrales Structurales Et Fonctionnelles Dans Le Trouble Bipolaire Photothérapie Génétique De La Dépression
XIII - Personnalites Pathologiques Chapitre 87 Chapitre 88 Chapitre 89 Chapitre 90 Chapitre 91
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Personnalité Dépendante Personnalités Paranoïaques Personnalité Antisociale Personnalité Narcissique Aspects Juridiques Et Médicolégaux Des Troubles De La Personnalité
XIV - Suicide Chapitre 92 Chapitre 93 Chapitre 94 Chapitre 95
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Epidémiologie Du Phénomène Suicidaire Examen Clinique D'Un Patient Suicidaire Suicide Chez Les Sujets Agés Responsabilités Du Médecin Et De L'Intervenant En Matière De Suicide
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XV - Violence Chapitre 096 Chapitre 097 Chapitre 098 Chapitre 099 Chapitre 100
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Clinique Et Prédiction De La Violence En Psychiatrie Psychopathologie Psychanalytique Du Passage A L’Acte Evaluation Clinique Des Auteurs De Violences Sexuelles Introduction Générale A La Victimologie Et A La Réparation Des Victimes Clinique Et Prise En Charge Des Adultes Victimes D’Agressions Sexuelles
XVI - Gerontopsychiatrie Chapitre 101 Chapitre 102 Chapitre 103 Chapitre 104 Chapitre 105 Chapitre 106 Chapitre 107 Chapitre 108 Chapitre 109 Chapitre 110 Chapitre 111 Chapitre 112
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Vieillissement Psychique Exploration Clinique Des Troubles Cognitifs Chez Les Sujets Agés Conduites Addictives Du Sujet Agé Troubles Psychiques Des Personnes Agées Neuropathologie De La Maladie D’Alzheimer Maladie D’Alzheimer Troubles Cognitifs Et Principales « Démences » Psychotropes Et Sujet Agé Adaptation Du Sujet Agé Dans Les Diverses Institutions Stratégies Thérapeutiques Des Troubles Psychocomportementaux Dans La Démence Traitements Non Pharmaceutiques Des Troubles Cognitifs Psychothérapies Du Patient Agé
XVII - Psychiatrie Et Neurologie Chapitre 113 Chapitre 114 Chapitre 115 Chapitre 116 Chapitre 117
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Manifestations Psychiatriques Des Tumeurs Cérébrales Troubles Psychiques Des Traumatisés Crâniens Sévères Aspects Psychiatriques De L’Infection Par Le Virus De L’Immunodéficience Humaine Encéphalopathies Alcooliques Et Carentielles Troubles Psychiatriques De L'Epilepsie Chez L'Adulte
XVIII - Psychiatrie Et Affections Somatiques Chapitre 118 Chapitre 119 Chapitre 120 Chapitre 121 Chapitre 122
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Endocrinologie Et Psychiatrie Affections Métaboliques Et Psychiatrie Manifestations Psychiatriques Des Maladies Héréditaires Du Métabolisme Santé Somatique Et Soins Somatiques Des Personnes Atteintes De Schizophrénie Soin Psychique Des Adultes Sourds Et Devenus Sourds
XIX - Urgences Chapitre 123 • Urgence Psychiatrique
XX - Sommeil Chapitre 124 • Troubles Du Sommeil De L'Adulte Et De L'Adolescent Chapitre 125 • Troubles Du Sommeil De L’Adulte Chapitre 126 • Somnolence Excessive Dans Les Troubles Psychiatriques
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XXI - Psychiatrie Et Cultures Chapitre 127 • Evaluation Clinique En Situation Transculturelle Chapitre 128 • Approches Transculturelles Et Interculturelles Dans La Psychiatrie Françaises
XXII - Méthode Et Techniques Thérapeutiques En Psychiatrie Chapitre 129 Chapitre 130 Chapitre 131 Chapitre 132 Chapitre 133 Chapitre 134 Chapitre 135 Chapitre 136 Chapitre 137 Chapitre 138 Chapitre 139 Chapitre 140 Chapitre 141 Chapitre 142 Chapitre 143 Chapitre 144 Chapitre 145 Chapitre 146 Chapitre 147 Chapitre 148 Chapitre 149 Chapitre 150 Chapitre 151 Chapitre 152 Chapitre 153 Chapitre 154 Chapitre 155 Chapitre 156 Chapitre 157 Chapitre 158 Chapitre 159 Chapitre 160 Chapitre 161 Chapitre 162 Chapitre 163 Chapitre 164 Chapitre 165 Chapitre 166 Chapitre 167
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Introduction A La Thérapeutique En Psychiatrie Démarche Qualité En Psychiatrie Introduction A L'Oeuvre De Jacques Lacan Evaluation Des Effets Des Psychothérapies Psychanalyse Et Psychothérapie Psychothérapies Brèves Psychanalytiques Psychanalyse Jungienne Psychiatrie Phénoménologique Et Existentielle Psychodrame Psychanalytique Individuel Abord Psychothérapique Des Psychoses Thérapies En Couple Et En Famille Techniques De Thérapies Comportementales Thérapies Cognitives Remédiation Cognitive Dans La Schizophrénie Cognitive Remediation Therapy (CRT) Place De La Remédiation Cognitive Dans Le Processus De Réhabilitation Schizophrénie Hypnose Et Hypnothérapie Art-Thérapies Thérapies A Médiation Neurofeedback Par Electroencéphalographie En Psychiatrie Evaluation Médicoéconomique En Psychiatrie Adhésion Aux Traitements Biologiques En Psychiatrie Méthodologie Des Essais Thérapeutiques Pharmacologie Et Mode D'Action Des Antipsychotiques Efficacité Des Antipsychotiques Et Recommandations Thérapeutiques Surveillance D'Un Traitement Par Antipsychotique Stratégie Thérapeutique Des Troubles De L'Humeur Traitement Du Trouble Bipolaire Hypnotiques Antidépresseurs. Classifications Modalités D'Utilisation Des Antidépresseurs Antidépresseurs. Propriétés Pharmacologiques Antidépresseurs. Données Sur Les Propriétés Pharmacocinétiques Antidépresseurs. Prédiction De La Réponse Effets Thérapeutiques Et Indications Des Antidépresseurs Traitements Antidépresseurs Au Long Cours Effets Secondaires Des Antidépresseurs Usage De L'Electroconvulsivothérapie En Psychiatrie Effets Secondaires Psychiatriques Des Médicaments Non Psychotropes
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XXIII - Psychiatrie Et Envirenement Chapitre 168 Chapitre 169 Chapitre 170 Chapitre 171 Chapitre 172 Chapitre 173
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Mener Un Projet Architectural En Psychiatrie Psychiatrie Et Armée Psychiatrie Et Psychologie En Médecine Du Travail Psychopathologie Du Sport Psychiatrie Et Religion Réflexions Sur Spiritualité, Religion Et Psychiatrie
XXIV - Psychiatrie Médicolégale Chapitre 174 Chapitre 175 Chapitre 176 Chapitre 177 Chapitre 178 Chapitre 179 Chapitre 180 Chapitre 181 Chapitre 182 Chapitre 183 Chapitre 184
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Droit Des Patients En Psychiatrie Responsabilité En Psychiatrie Adulte Soins Sans Consentement Prévus Par La Loi Du 5 Juillet 2011 Soins Pénalement Ordonnés Loi Du 11 Février 2005 Pour L’Egalité Des Droits Et Des Chances Alcool Et Soins Sous Contrainte Toxicomanie, Obligation De Soins Et Injonction Thérapeutique Protection Juridique Des Majeurs Sémiologie Du Consentement Expertise En Psychiatrie Expertise Psychologique Et Médicopsychologique
XXV - Dispositif D'Assistance, De Traitement Et De Prévention Chapitre 185 Chapitre 186 Chapitre 187 Chapitre 188 Chapitre 189 Chapitre 190 Chapitre 191 Chapitre 192
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Criminologie Et Psychiatrie Handicap Psychique Complémentarités Entre Le Sanitaire Et Le Médicosocial En Psychiatrie Générale Psychiatrie En Milieu Pénitentiaire Coordination, Partenariat, Coopération Entre Professionnels De Santé Associations D’Usagers En Santé Mentale Et En Psychiatrie Organismes Internationaux Et Politique De Santé Mentale Organismes De Recherche Et Psychiatrie
XXVI - Annexe Thérapeutiques Chapitre 193 • Guide De Thérapeutique 2015 Chapitre 194 • Guide Interactions Prescrire 2016 Chapitre 195 • Vidal Recos 2016
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I - Introduction Et Généralités
Encyclopédie Médico-Chirurgicale 37-006-A-10 (2004)
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Principales théories dans la psychiatrie contemporaine G. Lantéri-Laura
Résumé. – L’auteur expose les principales théories de la psychiatrie contemporaine. Il indique l’étendue et la constitution du champ de la psychiatrie, puis il précise les fonctions de la théorie par rapport à la clinique, au diagnostic et au traitement. Il distingue théorie et théorie de la pratique et il propose de classer les théories en intrinsèques et extrinsèques selon qu’elles proviennent de l’intérieur de la psychiatrie ou qu’elles lui sont importées du dehors. Il expose alors les diverses théories selon cette taxinomie. Théories intrinsèques, référence au système nerveux central : rôle du modèle aphasique dans les hallucinations verbales, notion de processus, neuropsychologie, biotypologie ; référence à la psychogenèse : conceptions réactionnelles, psychanalyse avec ses divers moments pendant la vie de S. Freud et chez les post-freudiens, l’organodynamisme de H. Ey, l’antipsychiatrie anglaise. Théories extrinsèques : réflexologie, behaviorisme, comportementalisme, cognitivisme, conceptions sociogénétiques, École de Palo Alto, antipsychiatrie italienne. À part : la phénoménologie, l’ethnopsychiatrie. Il précise enfin les usages des théories en psychiatrie. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Antipsychiatrie ; Neuropsychologie ; Psychanalyse ; Processus ; Réflexologie ; Système nerveux central ; Théorie ; Théorie de la pratique
Introduction Nous allons, dans ce chapitre, exposer les principales théories qui, dans la psychiatrie contemporaine, jouent un rôle par elles-mêmes et par leurs conséquences, directes ou médiates, dans la clinique [53] et la thérapeutique, mais aussi dans l’organisation et le développement de la recherche, de la formation et des institutions. Or, à titre liminaire, nous devons remarquer que la lecture de la plupart des traités de médecine, français ou étrangers, nous montre qu’ils éliminent d’avance toute discussion éventuelle des théories qui concerneraient leurs objets respectifs, sans doute pour deux raisons. D’une part, la médecine est supposée devenue scientifique et dès qu’il s’agit de science, les théories doivent disparaître au profit d’un savoir positif et de ce que l’on tient pour une vérité intangible. D’autre part, la médecine relève d’une culture où la présence de plusieurs théories, en tout ou en partie antagonistes, témoigne d’un défaut de scientificité, car la médecine se trouve identifiée à un certain triomphalisme thérapeutique supposé garanti par un savoir unitaire. La sémiologie, comme la clinique et l’art du diagnostic ne bénéficient d’aucun statut rigoureusement défini, et le recours au passé de la médecine, quand il a lieu, lui, cherche, non pas une histoire critique, mais l’an I de son entrée dans la science – A. Fleming, C. Bernard, L. Pasteur ou quelque autre garant éponyme de cette scientificité. Or, la médecine contemporaine se trouve, effectivement, habitée par des théories, mais elle n’en veut rien savoir, alors que la psychiatrie s’en soucie davantage et ne les dénigre pas a priori, même si elle oscille entre deux appréciations : ou bien un monothéisme intransigeant, champion de la vraie et unique théorie, ou bien un
G. Lantéri-Laura (Chef de service honoraire à l’hôpital Esquirol, ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales) Adresse e-mail: [email protected] 16, rue Charles Silvestri, 94300 Vincennes, France.
polythéisme tolérant, où à l’autel des neurotransmetteurs, il juxtapose un autel de l’inconscient, un autre de la neuropsychologie, et un autre dédié au dieu cognitiviste. Nous allons envisager d’abord comment les problèmes en cause s’organisent, puis nous verrons quelles sources inspirent les principales théories, et enfin nous nous donnerons l’espace nécessaire pour exposer ces théories elles-mêmes avec toute l’ampleur nécessaire.
Théories en psychiatrie
[29, 103, 104, 119, 132, 155]
L’étude des diverses théories de la psychiatrie contemporaine suppose une certaine connaissance de l’histoire de notre discipline. Dans ce but, nous conseillons, de façon liminaire et parmi d’autres, les ouvrages suivants indiqués par ordre alphabétique d’auteurs : Arieti S. American Handbook of psychiatry. New York : Basic Book ; 1974. 2 vol. [3] Aschaffenburg G. Handbuch der Psychiatrie. Wien: F: Deuticke; 1913. 12 vol. [4] Castel R. L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme. Paris: Les éditions de Minuit; 1976. [32] Chaslin P. Éléments de sémiologie et clinique mentales. Paris: Asselin et Houzeau; 1912. [33] Chiarugi V. Della pazzia in genere e in specie. Trattato medico-analitico, con una centuria di osservazioni. Roma: Vecchiarelli; n. ed., 1991. [34] Dagonet H. Nouveau traité élémentaire et pratique des maladies mentales. Paris: J.B. Baillière; 1876. [38] Fodere Ch. Traité du délire. Paris: Crapelet; 1816. 2 vol. [51] Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris: Plon; 1961. [52] Gauchet M. L’inconscient cérébral. Paris: Les éditions du Seuil; 1992. [57] Grmek MD. Histoire de la pensée médicale en Occident III, du romantisme à la science moderne. Paris: Les éditions du Seuil; 1999. [66] Gruhle HW, Mayzer-Gross W, Muller M. Psychiatrie der Gegenwart, Forschung und Praxis. Berlin: J Springer; 1960-1967. 8 vol. [67] Guiraud P. Psychiatrie générale. Paris; Maloine; 1950. [68] Guiraud P. Psychiatrie clinique. Paris: Le François; 1956. [69] Guislain J. Traité sur l’aliénation mentale et les hospices d’aliénés. Amsterdam: Van der Hey; 1826. 2 vol. [70] Guislain J. Traité sur les phrénopathies. Bruxelles: Institut encyclographique; 1833. [71]
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Principales théories dans la psychiatrie contemporaine
Guyotat J. Études cliniques d’anthropologie psychiatrique. Paris: Masson; 1991. [72] Koffka K. Principles of gestalt psychology. London: Routledge and Kegan Paul 4th ed., 1955. [91] Krafft-Ebing R von. Traité clinique de psychiatrie. Paris: Maloine; 1897. [93] Lantéri-Laura G. Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne. Paris: Les éditions du Temps; 1998. [107] Lantéri-Laura G, Gros M. Essai sur la discordance dans la psychiatrie contemporaine. Paris: EPEL; 1992. [108] Lévy-Valensi J. Précis de psychiatrie. Paris: J.B. Baillière; 1926. [114] Marie A. Traité international de psychologie pathologique. Paris: PUF; 1910-1911. 3 vol. [117] Mayer-Gross W, Slater E, Roth M. Clinical psychiatry. London: Cassel and Co; 1960. [118] Pichot P. Un siècle de psychiatrie. Paris: Les Empêcheurs de penser en rond; 1996. [130] Postel J, Quétel CL. Nouvelle Histoire de la psychiatrie. Paris: Dunod; 1994. [133] Régis E. Manuel pratique de médecine mentale. Paris: Doin; 1892. [135] Rogues de Fursac J. Manuel de psychiatrie. Paris: F Alcan; 1903. [136] Sergent E, Ribadeau-Dumas L, Barbonnex L. Traité de pathologie médicale et pathologie appliquée VII. Psychiatrie. Paris: Maloine; 1921. 2 vol. [144] Shrypck RB. Histoire de la médecine moderne. Facteur scientifique, facteur social. Paris: Armand Colin; 1956. [146] Swain G. Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie. Paris: Calmann-Lévy; 1997. [147] Tanzi E, Lugaro E. Trattato sulle malattie mentali. Milano: Società Editrice Libraria; 1923. 2 vol. [148] Tevissen R. La douleur morale. Paris: Les éditions du Temps; 1996. [151] Sans être complètes, ces références peuvent servir pour s’orienter de manière diachronique dans l’étude des principales théories de la psychiatrie.
Mise en place de la problématique Nous devrons donc nous interroger successivement sur la délimitation du champ de la psychiatrie, sur les fonctions effectives des théories, sur la distinction entre théorie et théorie de la pratique et sur leur taxinomie. CHAMP DE LA PSYCHIATRIE
Le champ propre à la psychiatrie nous pose au moins trois problèmes que nous devrons essayer de résoudre avant d’aller plus loin. Le premier concerne la spécificité même de la psychiatrie. Si l’on estime que notre discipline doit se réduire à la neurologie et à une certaine part de microsociologie, et qu’elle constitue par elle-même un leurre, nous n’avons plus à nous poser de questions à l’endroit de ses théorisations éventuelles et notre chapitre se trouve ainsi vite achevé. Si nous pensons, grâce à un empirisme historisant, qu’au moins depuis la fin du siècle des Lumières, il s’est constitué, de facto, quelque chose comme une pathologie mentale, irréductible aux autres branches de la médecine, nous pouvons essayer de préciser quelles théories vont l’étayer. Le second se rapporte à l’unité ou au polymorphisme de ce champ. À la période où régnait l’aliénation mentale (1793-1854), le champ de la psychiatrie paraissait à tous comme un domaine uniforme, où tout ce qui relevait de la médicalisation de la folie correspondait à une unique maladie, même si l’on y distinguait la manie, la mélancolie, l’idiotisme et la démence. Quand on passa de l’aliénation mentale aux maladies mentales (1854-1926), on conçut ce domaine en tant que domaine hétérogène, constitué d’un certain nombre d’espèces morbides naturelles, irréductibles les unes aux autres, comme ces maladies, dont la méthode anatomoclinique et la sémiologie active de l’école de Paris permettaient de garantir l’autonomie des unes à l’égard des autres. Plus tard, inspiré par le concept opératoire de structure (1926-1977), l’on tendit à réorganiser ce registre en y opposant les structures névrotiques aux structures psychotiques, et en laissant une place un peu bâtarde aux états démentiels et aux oligophrénies, et l’organodynamisme de Henri Ey [44, 45, 46, 47, 48, 49] représenta l’ultime effort pour constituer la psychiatrie comme une discipline autonome, unitaire, homogène et hégémonique, dont l’essentiel se qualifie comme pathologie de la liberté. Depuis sa mort, nous sommes passés à ce que, faute de mieux, nous pouvons dénommer la psychiatrie post-moderne, qui se prétend 2
Psychiatrie
dépourvue de toute théorisation, ignorant délibérément que l’empirisme est une philosophie parmi d’autres, d’ailleurs fort estimable, et réduisant notre discipline à la juxtaposition de syndromes sans aucune unification possible, conception inspirée du travail de K. Schneider de 1939 sur les symptômes de premier rang, K. Schneider [142, 143] élève de K. Jaspers, [84] ce qui nous rappelle que le diagnostic and statistical manuel of mental disorders (DSM)-III, le DSM III-R et le DSM IV possèdent des antécédents. Le troisième problème concerne les rapports entre l’homogénéité ou l’hétérogénéité du champ de la psychiatrie et le nombre de théories en cause. Tant que l’on tient ce champ pour homogène, il reste vraisemblable qu’il doive être régi par une seule théorie, la vraie excluant les fausses. Si on le conçoit comme hétérogène, il devient probable que plusieurs théories puissent, chacune à chacune, s’appliquer à telle ou telle partie de ce champ. Mais rien ne nous permet d’exclure d’avance qu’à une partie ne corresponde aucune théorie, qu’à une autre en corresponde une seule et enfin qu’à une autre encore corresponde plus d’une. Seul l’examen factuel pourra nous fournir à ce propos quelques indications, toutes envisagées a posteriori. FONCTIONS DE LA THÉORIE
Chacune des théories que nous allons envisager prétend d’avance à au moins une part de vérité et garde pour fonction d’expliquer le tout ou seulement une partie du champ en cause, en se situant dans une position autre que la pratique sémiologique, clinique et thérapeutique, dans le registre, présumé supérieur, de la physiopathologie et de la psychopathologie. [109] Mais ce n’est pas la seule fonction de la théorie, et dans notre relation avec chaque patient singulier, nous avons à nous demander en quoi et de quelle manière la référence théorique vient nous éclairer, car sans report théorique, nous aurions à chaque instant à réinventer la psychiatrie, et c’est pourquoi nous devons préciser ici trois autres rôles importants de ce recours au niveau théorique. Premier rôle : la théorie nous permet de guider notre investigation clinique, sans d’ailleurs la paralyser, et chaque entretien doit réussir à trouver un équilibre entre l’aptitude à laisser apparaître les signes que suggère le savoir clinique et à demeurer libre d’en saisir d’autres qui ne le confirment pas et ouvrent un problème à résoudre. La confidence d’obsessions plus ou moins typiques, par exemple, doit nous conduire à rechercher, sans les suggérer, la présence de rituels conjuratoires et de traits de caractère spécifiques, mais notre connaissance des conceptions théoriques de la névrose obsessionnelle, en particulier psychanalytiques, ne doit pas nous empêcher d’entendre la présence d’expériences d’angoisse, et ainsi de suite dans d’autres occurrences cliniques. Second rôle : pour un patient suivi le long de son évolution, les références théoriques peuvent nous permettre à diverses reprises de faire le point de son évolution et de savoir où nous en sommes de notre relation clinique et thérapeutique. Troisième rôle : le report à la théorie ou aux théories, nous aide pour les échanges que nous pouvons avoir avec nos collègues sur un ou plusieurs cas, non pas que nous professions explicitement la même doctrine, mais parce que nous avons besoin de repères partagés pour réussir à communiquer effectivement. THÉORIE ET THÉORIE DE LA PRATIQUE
Nous devons à P. Bourdieu, [26] sociologue et philosophe de la sociologie, une remarque dont nous pouvons tirer le plus grand profit dans notre propre domaine. C’est la nécessité épistémologique de distinguer la théorie et la théorie de la pratique. Nous pensons qu’il nous faut en retenir deux aspects complémentaires. D’une part, il convient de bien séparer le savoir et le savoir-faire, car aucune pratique, sémiologique, clinique ou thérapeutique, ne saurait se déduire more geometrico de la théorie, non pas qu’il y faille un peu d’irrationnel, mais parce que la pratique constitue toujours une articulation, en quelque sorte perpendiculaire, entre les connaissances générales et les singularités du patient dont nous nous occupons et dont la théorie ne peut jamais fournir une représentation exhaustive.
Psychiatrie
Principales théories dans la psychiatrie contemporaine
D’autre part, la pratique réelle ne résulte jamais de la théorie, comme le calcul de l’hypoténuse dérive du théorème de Pythagore, car si elle n’est pas pure invention spontanée, elle se règle sur une théorie de la pratique qui ne se réduit pas à la théorie elle-même, mais doit être précisée, ce qui ne va d’ailleurs pas sans bien des difficultés. Dans les pages qui suivent, nous nous occuperons surtout de théories, mais nous essaierons de dire quelque chose de la théorie de la pratique ou plutôt des théories des pratiques. Chaque praticien, de façon simple ou compliquée, rudimentaire ou sophistiquée, se reporte à une théorie dont la référence lui sert indubitablement ; mais elle ne constitue pas la théorie qui guide effectivement sa pratique, et nous devrons tenter de rendre compte de cet écart et de sa signification. Nous allons donc, comme dans tous les traités de psychiatrie du monde, exposer surtout les théories auxquelles renvoient explicitement, de nos jours, les praticiens, car elles se trouvent clairement repérables et elles jouent un rôle sûrement positif dans l’apprentissage du métier : mais il nous semble que si, à la fin des temps, les théories de la pratique pourront coïncider avec les théories que prônent les praticiens, pour le moment et sans doute pour assez longtemps encore, les théories gardent une fonction effective qui reste sans doute autre chose que de réguler effectivement ces pratiques. ÉLECTION, SOURCES ET TAXINOMIE
Nous devons donc choisir, parmi toutes celles qui ont cours, les théories que nous exposerons, puis en élucider les sources, et enfin, faute d’oser les ranger par ordre alphabétique, en proposer une classification recevable. Le premier point peut se régler assez facilement, à la condition de tenir le moins possible compte des préférences subjectives du signataire de ces lignes. Il nous suffira de retenir celles que nous pouvons retrouver dans la plupart des traités français et étrangers depuis le dernier quart du XXe siècle, ce qui nous garantira une certaine objectivité. Il nous a paru utile de consacrer quelques pages aux sources des théories que nous retiendrons, car nous ne saurions envisager une théorie vivante aux débuts du XXIe siècle, sans aller un peu voir d’où elle provient, car parfois elle remonte à cent ans en arrière. Nous ne pourrions, croyons-nous, rien comprendre à l’actuel comportementalisme, en oubliant qu’il dérive, par des chemins d’ailleurs obliques, certes de la notion de comportement opératoire de B.F. Skinner, [141] mais aussi, et plus en amont, des travaux d’I.P. Pavlov, [127, 128, 129] méconnus et caricaturés de nos jours, travaux qui remontent à la fin du XIXe et aux débuts du XXe siècles. Et cet exemple n’est pas le seul. Nous devons enfin dire un mot de la classification que nous avons choisie pour la mise en ordre de ces théories, faute de pouvoir les exposer toutes en même temps. Il nous paraissait présomptueux et oligophrène de tenir une théorie pour vraie et de récuser les autres, en les dénigrant, puis en les renvoyant à un passé où elles auraient été vaincues, pour enfin les rejeter dans les ténèbres de l’oubli. Nous avons refusé aussi d’employer la taxinomie courante qui croit habile de structurer ce champ par l’opposition, présumée pertinente, des conceptions organogénétiques et des conceptions psychogénétiques, Gehirn versus Geist, brain versus mind, voire la cervelle par rapport à l’âme et le contenu de la boîte crânienne par rapport à l’auréole. Nous rejetons pareil principe classificatoire pour plusieurs raisons. Personne d’un peu de bon sens ne pourrait prétendre que le comportement humain et l’expérience vécue puissent rester en tout indépendants du corps et, particulièrement, du système nerveux central et de l’encéphale. Les associations libres de la pratique psychanalytique supposent l’intégrité des zones de P. Broca [27] et de C. Wernicke, [156] mais ce que lésait l’encéphalite épidémique ne se réduisait pas tout à fait à une chose. Les acquis effectifs de la neurologie clinique et de la neuropsychologie expérimentale éclairent bien des aspects de la psychiatrie, mais ne sauraient proprement rendre compte de la psychiatrie elle-même. Et
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ainsi de suite. De plus, pareille dichotomie risque de réduire la question des théories à celle des étiologies, et à celle des étiologies considérées comme réactionnelles car, lorsqu’on met d’un côté la carence paternelle et de l’autre le traumatisme crânien, l’on se représente une causalité linéaire : soit la réaction à l’absence effective du père, soit la réaction à l’impact sur les cortex des coups assénés. Or, si les étiologies ont bien leur importance, elles ne s’imposent pas comme l’unique procédé taxinomique, et l’on doit, à côté d’elles, tenir le plus grand compte de la sémiologie, des processus et des thérapeutiques. Nous ne mettrons pas dans le même sac l’inconscient et le cortex, mais nous ne prendrons pas comme guide classificatoire leur opposition simpliste. Il nous a paru plus intéressant et plus utile de nous régler sur une autre différence, celle qui distingue les théories nées à l’intérieur de la psychiatrie et celles qui y ont été importées à partir d’une autre origine, ce qui nous conduit à séparer des théories intrinsèques et des théories extrinsèques. La psychanalyse, par exemple, est apparue, à la fin du XIXe siècle, avec les travaux initiaux de S. Freud [54, 55] et de J. Breuer, à propos d’une nouvelle conception et d’une nouvelle thérapeutique de l’hystérie de conversion, qui minimisait presque totalement le rôle de la dégénérescence et qui excluait la pratique de l’hypnose, au profit des associations libres ; par la suite, la psychanalyse est devenue bien autre chose, proposant une théorisation presque exhaustive de la psychiatrie et élaborant une anthropologie. Mais elle était apparue d’abord à l’intérieur de la pathologie mentale et c’est pourquoi nous la tenons pour une théorie intrinsèque. Tout à l’opposé, certaines conceptions cognitivistes de la psychiatrie proviennent de l’école de Palo Alto, qui a développé une microsociologie de la communication, avec les concepts opératoires d’information analogique, opposée à l’information digitale, et de double lien. Il en est résulté une théorisation originale de la schizophrénie, mais elle s’est trouvée, pour ainsi dire, importée dans la psychiatrie, à partir d’un champ extérieur à cette dernière, et c’est pourquoi nous la tenons pour une théorie extrinsèque. Ces deux exemples nous paraissent pertinents pour répartir les diverses théories selon leur origine, et nous aurons ainsi un principe classificatoire simple et efficace.
Sources des principales théories Avant d’étudier les principales théories de la psychiatrie contemporaine, nous allons brièvement les repérer le long de leur évolution chronologique, puis nous verrons comment leur diversité peut se ramener à la combinatoire d’un nombre assez restreint d’éléments significatifs. DÉVELOPPEMENT DIACHRONIQUE
Depuis la fin du siècle des Lumières, la pathologie mentale prend la forme, qu’elle a déjà connue à plusieurs reprises auparavant, d’une médicalisation, au moins partielle, de ce que la culture entendait par folie, et grâce à des travaux comme ceux de P. Pinel à Bicêtre, puis à la Salpêtrière, de V. Chiarugi à Florence, et de quelques autres, elle va s’exprimer par une suite de théorisations dont chacune cèdera la place à la suivante, mais en conservant ses partisans et en continuant à se manifester, fût-ce sur un mode mineur. Avec P. Pinel, [131] puis E. Esquirol, [43] mais aussi W. Griesinger [65] en Allemagne ou J. Guislain [71] en Belgique, il s’agira d’abord de la notion cardinale d’aliénation mentale, qui va régenter la psychiatrie pendant plus de cinquante ans : il s’agit d’une maladie, et non pas d’une déviance sociale, maladie rigoureusement unique, constituant à elle seule toute une spécialité, distincte de toutes les autres maladies dont s’occupe la médecine, ne devant être soignée que dans des institutions qui ne reçoivent pas d’autres types de malades, et exclusivement par le traitement moral de la folie, conjoignant l’isolement dans une structure complètement rationnelle, sous l’autorité d’un seul, et la prise en compte de ce qu’il reste de 3
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raisonnable dans le plus aliéné des aliénés. Ce paradigme, qui oppose absolument l’aliéné au non-aliéné, s’accorde alors avec l’opinion éclairée, pour qui l’on est fou ou non fou, sans position tierce, et avec la pratique pénale, pour qui un prévenu, selon l’article 64 du Code de 1810, est ou non en état de démence au temps de l’action. Cette remarquable harmonie entre l’opinion des hommes de l’art, des citoyens raisonnables et des magistrats va disparaître quand, avec le passage aux maladies mentales au pluriel, la dichotomie simple, admise à la fois par le monde judiciaire et le monde éclairé, n’aura plus d’équivalent dans le monde médical. Mais, jusqu’à la fin du XIXe siècle, certains, comme J. Moreau de Tours [124] ou B.A. Morel, [125] continueront, toute leur longue carrière, à se fier à cette dichotomie et à se référer à l’unité insécable de l’aliénation mentale. Quand, avec J.P. Falret, [50] puis V. Magnan, [116] et quelques autres, l’on passera, vers les années 1850-1860, au paradigme des maladies mentales (au pluriel), l’on va rapprocher la psychiatrie du reste de la médecine, tel que l’avait renouvelé la prestigieuse école de Paris, avec J.N. Corvisart, [37] J. Bouillaud [25] ou R. Laennec. [98] L’essentiel tiendra à une conception du champ de la psychiatrie comme composé d’un ensemble dénombrable et fini d’entités morbides naturelles, irréductibles les unes aux autres, distinguées les unes des autres par l’emploi systématique du diagnostic différentiel, mettant en œuvre une clinique fondée sur la sémiologie et l’évolution – en particulier sur une sémiologie active, employant de manière assez systématique une combinatoire de signes. Toute une partie de la sémiotique psychiatrique encore en usage de nos jours a été créée à cette époque, et, par certains côtés, ce paradigme s’est maintenu. Cependant, vers les années 1920-1930, influencée par la théorie de la forme, par la neurologie globaliste, avec K. Goldstein [60] et H. Head, [74] par la linguistique structurale de F. de Saussure, [138] mais aussi par la phénoménologie et par la psychanalyse, la psychiatrie tend à s’orienter grâce à la notion de structure et à l’opposition des structures névrotiques aux structures psychotiques. Par ce mouvement, sans retourner à l’unité de l’aliénation mentale, elle a su se réorganiser et mettre un terme à l’éparpillement indéfini du nombre croissant des maladies mentales. La dernière, et la plus prestigieuse, de ses formulations se trouve dans la théorie organodynamiste de Henri Ey, que nous avons perdu en 1977. Depuis cette date, il convient peut-être de parler de psychiatrie post-moderne, bien que cette désignation ne nous satisfasse qu’à moitié. PERSPECTIVE SYNCHRONIQUE
Les principales théories constituent le plus souvent des réponses partielles, mais qui se voudraient complètes et définitives, à un petit nombre de questions difficiles et inéluctables, que nous ne saurions récuser, sous prétexte que les réponses scientifiques ne semblent pas encore pour demain. Il ne s’agit pas d’interrogations intemporelles, mais de problèmes qui occupent la pathologie mentale depuis la fin de l’Aufklärung avec une obstination que l’histoire n’a pas réussi à dissiper, de telle manière que les uns comme les autres restent actuels. Apparaît d’abord la question de savoir si la psychiatrie constitue une médicalisation partielle, légitime ou non, des déviances du comportement humain ou si son rapport à la singularité des conduites reste essentiel : les deux positions extrêmes reviennent à soutenir ou bien que tout relève des normes et des anomies sociales, elles-mêmes fondées ou abusives, ou bien que les conduites ne fournissent jamais que des signes secondaires (et encore !) et que la psychiatrie présuppose la souffrance psychique du sujet, ou encore des altérations de son expérience vécue, et non la bizarrerie ou la banalité de ses manières de faire. Vient ensuite une autre interrogation : la possibilité de souffrir de telle ou telle pathologie mentale (ou encore d’être fou), s’avère-t-elle essentielle à l’existence humaine ou, au contraire, contingente, et, corrélativement, peut-on envisager une discipline comme la psychiatrie à propos des animaux, au moins des mammifères supérieurs ? Pour nous exprimer d’une autre façon, est-ce que, dans 4
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le champ de la pathologie mentale, il peut y avoir des occurrences tout à fait contingentes et le fortuit peut-il y trouver une place légitime ? Cette incertitude peut d’ailleurs se formuler au moins de deux manières distinctes. Pour K. Jaspers, c’est l’opposition entre la réaction contingente à l’événement vécu et le développement pathologique de la personnalité, tandis que E. Kretschmer [94] envisageait un passage continu entre un type de caractère et la psychose correspondante (syntonie, cycloïdie, maniacodépressive, et schizothymie, schizoïdie, schizophrénie), alors que K. Schneider soutenait la coupure radicale entre le type de caractère et le type de psychose. Par ailleurs, c’est l’interrogation qui porte, en psychiatrie, sur la part qu’il convient de faire à l’histoire du sujet et sa pathologie ultérieure, quand il y en a une. Et nous pouvons la retrouver dans une locution ancienne comme celle de structure psychotique et dans une formulation moderne comme celle de vulnérabilité. Mais cette place reconnue à l’histoire du sujet peut prendre au moins deux acceptions assez différentes. Pour J.H. Jackson [83] et pour ceux qui s’en réclament, de C. Sherrington [145] à H. Ey, c’est l’ontogenèse, comme mise en place successive d’organisations harmonisant libération et inhibition, de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles, ontogenèse du sujet, qui reproduit d’une certaine façon la phylogenèse de l’espèce humaine et la phylogenèse des mammifères. Pour S. Freud, au moins jusqu’à la seconde topique et au second système des pulsions, la pathologie mentale de l’adulte peut s’expliquer par la façon dont cet adulte a pu régler, favorablement ou non, les conflits essentiels de la vie infantile, avec la triangulation œdipienne, les étapes prégénitales, la constitution de l’inconscient et du surmoi, c’est-à-dire l’histoire du sujet, mais une histoire thématisée par des conflits fondamentaux, qui la scandent nécessairement. Nous devons noter enfin que toutes ces positions générales se retrouvent mises en cause par l’option qui réglera une ultime dichotomie : le pathologique, et ici le pathologique mental, a-t-il une radicale spécificité par rapport au non-pathologique, au point qu’on pourrait parler sans abus d’une essence du pathologique, ou cette distinction doit-elle se trouver sérieusement relativisée ?
Principales théories Pour les raisons que nous avons précisées plus haut, nous allons exposer les principales théories qui animent la psychiatrie contemporaine en y séparant les théories intrinsèques et les théories extrinsèques. THÉORIES INTRINSÈQUES
Nous allons y étudier successivement les rôles dévolus à la connaissance du système nerveux central, les rapports de la psychanalyse à la psychiatrie, l’organodynamisme de H. Ey et l’antipsychiatrie anglaise. [105]
¶ Références au système nerveux central Corrélations anatomocliniques La place nous fait défaut pour exposer en détail la connaissance du système nerveux central et les rôles qu’on a cherché à lui faire jouer en psychiatrie. Trois remarques doivent nous retenir un instant avant d’envisager les principales théorisations en cause. Nous devons noter d’abord que la connaissance morphologique et fonctionnelle de ce système nerveux s’avère bien tardive, car l’anatomie humaine et l’anatomie comparée du cortex ne prend sa forme rigoureuse, mais macroscopique, qu’après les années 1860, avec les travaux de F. Leuret, [113] de P.L. Gratiolet [113] et surtout de P. Broca. Nous devons reconnaître ensuite que l’on attribue un rôle d’autant plus important au cerveau qu’on le connaît moins bien, les uns, comme P. Pinel et E. Esquirol demeurant très réservés, et d’autres, comme G. Cabanis, [30] puis E. Georget, [59] s’installant, dès
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les débuts du XIXe siècle, dans un savoir supposé qu’ils tenaient pour presque achevé. Il nous faut aussi garder présent à l’esprit que la neurologie clinique ne date réellement que de la fin du XIXe siècle, avec les travaux de J. Babinski, [6] de G. Holmes, puis de J. Déjerine. [39] Et nous ne devons pas oublier que la neuro-histologie, avec C. Golgi, [61] puis S. Ramon y Cajàl, [134] remonte seulement aux dernières années du XIXe siècle, tandis que la cytoarchitectonie, avec K. Brodmann, [28] suivi de C. von Economo [42] et G.N. Koskinas, [42] est encore plus récente. Nous devons dire ici un mot de l’œuvre de Bayle [16, 17] et de la paralysie générale, ordinairement comprise à l’envers de ce qu’elle a pu historiquement représenter. En 1822, il décrit un aspect particulier d’aliénation mentale, qui reste dans l’orthodoxie de P. Pinel ; la maladie commence par une monomanie ambitieuse avec des troubles élocutoires, suivie d’une manie avec des troubles locomoteurs, et s’achève rapidement par une démence avec des troubles sphinctériens ; l’autopsie révèle soit une goutte, soit une gastrite ou une gastro-entérite chroniques, soit une arachnoïtis chronique. Les anomalies pupillaires ne seront reconnues que vers 1860, l’étiologie syphilitique se trouvera soupçonnée vers 1870, et la sérologie ne remonte guère qu’à 1905. Sa description de l’arachnoïtis chronique concerne surtout les méninges de la convexité, sans aucune précision localisatrice. Ses ennemis, en particulier L. Delasiauve et J. Baillarger, [7, 8] s’acharnèrent à montrer que les signes proprement psychiatriques ne possédaient aucune spécificité, de sorte que l’idée courante selon laquelle la maladie de Bayle réalisait le modèle même de la maladie mentale d’origine cérébrale comporte une bonne part de légende et de constructions rétrospectives. Durant la première décennie du XXe siècle, C. von Economo isola et décrivit précisément l’encéphalite épidémique qui porte toujours son nom. Elle touchait surtout les parois du troisième ventricule, elle entraînait soit une symptomatologie aiguë, avec des altérations de la veille et du sommeil, soit une symptomatologie chronique, [106] avec des troubles graves du caractère et des comportements pervers. L’on pouvait en tirer deux illustrations contradictoires. Ou bien l’on retenait surtout les lésions, et elle servait alors d’argument à une théorie qui tendît à réduire la psychiatrie à des atteintes du système nerveux central, ou bien l’on remarquait que des lésions de siège uniforme produisaient des syndromes tout à fait disparates, ce qui mettait à mal le principe des localisations cérébrales. Comme cette encéphalite n’a connu qu’une seule épidémie et ne s’est jamais reproduite, elle nous laisse dans un cruel embarras. Plus près de nous, il convient de rappeler certaines théorisations de la psychiatrie classique, puis de réfléchir sur les apports de la neuropsychologie, à deux époques successives de son développement. En 1892, dans un volume dédié à l’ensemble des troubles du langage chez les malades mentaux, J. Séglas [ 5 , 1 4 0 ] isole des autres phénomènes xénopathiques les hallucinations verbales, qui concernent le langage [112] en tant que tel, et non l’audition, qui, elle, se rapporte aux sons et aux bruits. Il estime que les hallucinations verbales sensitives peuvent être conçues comme l’inverse de l’aphasie de C. Wernicke – altération de la réception du langage dans ce mode d’aphasie et altération de cette réception dans ces hallucinations, où du langage est reçu alors que personne ne parle – tandis que, symétriquement, les hallucinations motrices verbales peuvent être conçues comme l’inverse de l’aphasie de P. Broca – altération de l’émission du langage dans ce type d’aphasie et altération de cette émission dans ces hallucinations, alors que ça parle quand le sujet ne veut pas parler. Pendant quelques années, J. Séglas va expliquer les hallucinations verbales par l’excitation fonctionnelle du pied de la troisième circonvolution frontale, à gauche chez le droitier ou par un processus semblable dans la partie postérieure des première et seconde circonvolutions temporales, toujours à gauche chez le droitier. Puis cette symétrie lui semblera moins convaincante, il se lassera de ne jamais rien trouver à l’autopsie et critiquera lui-même cette théorisation. Il reste cependant qu’elle eut le mérite d’imposer la distinction entre les hallucinations verbales et les hallucinations auditives.
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Notion de processus Nous devons d’abord reconnaître, un peu plus tard, qu’à lire E. Bleuler, [21, 22, 23] G. de Clérambault [35] ou K. Kleist, la référence au cerveau se trouve affirmée avec force, mais sans aucun argument anatomopathologique bien établi. Pour E. Bleuler, une double démarche se trouve à la base d’une théorisation que l’on retrouve, moins bien élaborée, chez beaucoup de ses contemporains. Il part de la constatation que, pour créer la notion de schizophrénie, il faut, d’une part, chercher à réformer la démence précoce de E. Kraepelin, [92] qui ne se révèle pas adéquate à la réalité clinique et évolutive, et, d’autre part, prendre en compte toute la diversité sémiologique en cause. Mais l’originalité propre à E. Bleuler, consiste à introduire dans cette diversité une hiérarchie, en y opposant les signes primaires et les signes secondaires, à partir d’une analogie avec ce qu’on peut observer dans l’ostéomalacie et dans les paralysies oculomotrices. Les signes primaires, d’ailleurs difficiles à bien repérer, sont ceux qui restent présents dans tous les aspects de la schizophrénie, qui manquent dans les autres maladies mentales et ne dépendent pas des circonstances extérieures. Il s’agit pour lui des troubles associatifs, troubles du cours de la pensée, barrages et fadings ; ils n’ont pas d’explication psychologique compréhensible, et ils correspondent à ce que K. Jaspers appelait processus. À ce titre, ils ne peuvent s’expliquer que par un processus cérébral, d’ailleurs inconnu en 1911 comme de nos jours. Mais il ne s’agit ni d’un flattus vocis, ni d’une invention gratuite, car à partir de leur postulation, on peut construire un modèle de la symptomatologie et de l’évolution de la schizophrénie. La référence au cerveau y reste cependant bien générale et sans aucune précision localisatrice. On pourrait dire, d’une certaine manière, qu’un tel report tient lieu de garantie effective pour la permanence de la maladie. Nous rencontrons un peu plus tard une position voisine dans l’œuvre de G. de Clérambault, à propos des psychoses à base d’automatisme, qu’il oppose aux psychoses passionnelles. Il s’intéresse à ce que G. Ballet, [9, 10] en 1911, avait appelé la psychose hallucinatoire chronique, mais il en propose une théorisation bien différente et beaucoup plus subtile. G. Ballet se représentait la psychose hallucinatoire chronique comme l’état inévitable où un sujet parvenait assez vite, du fait qu’il entendait des propos surtout malveillants et qu’il ressentait des impressions génitales importunes, le tout s’expliquant par le modèle qu’avait proposé J. Séglas avant d’y renoncer. G. de Clérambault distinguait deux périodes successives, la première dominée par ce qu’il nommait le petit automatisme mental, et la seconde caractérisée par un syndrome hallucinatoire polysensoriel. Le petit automatisme mental correspondait à ce que J. Baillarger avait désigné par la locution d’hallucinations psychiques et réalisait une perte de la propriété privée de la pensée, avec des phénomènes où cette pensée se trouvait perturbée, de manière non sensorielle, affectivement neutre et dépourvue de sens pour le sujet, véritable altération de la pensée, qui devient étrangère à elle-même dans le mode ordinaire de la pensée : vide de la pensée, commentaire de la pensée, devinement de la pensée, commentaire des actes, et ainsi de suite. Tous ces phénomènes rudimentaires, privés de signification consciente pour le patient, correspondent pour G. de Clérambault à des perturbations élémentaires et mécaniques du fonctionnement cérébral, séquelles présumées de maladies infectieuses passées inaperçues durant l’enfance. Le passage au grand automatisme mental s’opère, selon lui, par la transformation du commentaire de la pensée et des actes en expériences sensorielles et xénopathiques, et par la survenue d’hallucinoses verbales, d’abord absurdes et incompréhensibles. Il en résulte, de façon en grande partie inconsciente, des réactions caractérielles progressives qui aboutissent à une thématique délirante secondaire, surtout persécutoire, mais parfois mégalomaniaque. La théorisation de G. de Clérambault est claire : des lésions minimes du cerveau entraînent les phénomènes typiques du petit automatisme mental, incompréhensibles pour le sujet, et, peu à peu, de manière à la fois consciente et inconsciente, les réactions 5
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personnelles font le reste. Le cerveau, en raison de perturbations mineures, qui échappent à l’anatomie pathologique, produit à l’âge adulte des altérations d’abord minimes de la pensée, puis à cette organogenèse succède une évolution en partie psychogénétique, qui rend compte de toute la clinique ultérieure. Cette conception nous paraît assez voisine de celle d’E. Bleuler car, dans les deux cas, des troubles cérébraux élémentaires (et présumés) expliquent des troubles élémentaires et dépourvus de sens, qui en prennent secondairement, grâce à des mécanismes, quant à eux, compréhensibles, conscients ou inconscients. Le cerveau est là, moins comme une évidence anatomopathologique qui fait plutôt défaut, qu’à titre de garant de ce qu’il y a de non-sens dans la pathologie psychotique. Nous devons ici dire un mot des travaux de K. Jaspers qui, avant de devenir un philosophe illustre, a, pendant quelques années, travaillé à la clinique psychiatrique de Heidelberg et à qui nous devons quelques repérages fondamentaux dans notre discipline. Une importante partie de son apport à la pathologie mentale tient à deux des courants philosophiques qui l’ont inspiré, la phénoménologie de E. Husserl [81, 82] et l’historicisme de W. Dilthey. [40] Bien que E. Husserl l’ait dès ses débuts considéré, sans doute à juste titre, comme un dissident, à la manière de M. Scheler [139] et de N. Hartmann, [73] c’est cependant à K. Jaspers que l’on doit l’usage du terme phénoménologie, dans la psychiatrie anglaise, américaine, et, plus récemment, germanique, pour désigner l’aspect d’expérience vécue subjective de la clinique, quand elle s’intéresse à ce que ressent le patient et à ce que la clinique peut en faire. Mais le plus important ne se trouve sans doute pas là. W. Dilthey, historien et sociologue allemand de la fin du XIXe et des débuts du XX e siècles, réfléchissant sur la critique des connaissances rigoureuses héritées de l’époque positiviste, estimait que l’histoire ne se trouvait pas moins scientifique que la physique, mais qu’elle l’était d’une autre manière. La physique relevait du connaître, qui se disait dans la langue de Goethe erklären, et ne proposait rien à la saisie intuitive, tandis que l’histoire relevait du comprendre – verstehen – qui employait une autre manière de savoir, celle de la saisie intuitive. Le savoir rigoureux, celui que E. Husserl appelait die strenge Wissenschaft, correspondait, dans les sciences de la nature, à la connaissance, et dans les sciences morales, à la compréhension. K. Jaspers transposa, dans la clinique psychiatrique, cette opposition erklären versus verstehen, connaître versus comprendre. Un état pathologique, pour lui, pouvait correspondre à quatre éventualités : la réaction pathologique à l’événement vécu, le développement pathologique de la personnalité, le processus psychique et le processus physique. La première occurrence mettait en cause la pathologie réactionnelle, parfois paradoxale ; la seconde relevait du caractère, éventuellement excessif, du sujet ; l’une comme l’autre étaient compréhensibles et en continuité avec la normalité, de sorte que toute coupure n’y pouvait être que conventionnelle. La quatrième, comme le délire de jalousie d’origine alcoolique, renvoyait à un processus physique, de l’ordre de la connaissance et non de la compréhension, car il ne se trouvait rien d’homogène entre les corps mamillaires et le sentiment de jalousie. Et la troisième, qu’il appelait le processus psychique, caractéristique, pour lui, de la pathologie psychotique, ne pouvait se comprendre que très imparfaitement et jusqu’à un certain point vite atteint, de sorte que le plus spécifique de la pathologie mentale se caractérisait à la fois par la limite de la compréhension et l’ignorance, au moins provisoire, de l’étiologie. Même si la dichotomie du connaître et du comprendre a été remise en cause par la notion d’interprétation – deuten, entre erklären et verstehen – telle que l’a proposée à cet égard le grand sociologue allemand M. Weber, nous continuons à rester redevables à K. Jaspers de cette notion de processus, dont nous avons du mal à nous abstenir complètement. Neuropsychologie Mais, de manière beaucoup plus actuelle, nous devons nous intéresser à ce que nous apportent ces nouvelles disciplines qui se résument dans la locution de neuropsychologie. Nous en 6
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distinguerons deux étapes, que nous croyons pouvoir référer d’abord à H. Hécaen, [76, 77, 78] puis à M. Jeannerod, [85, 86, 87] l’un comme l’autre amis de toujours. La première, autour des années 1970-1980, concerne l’étude des mécanismes neuronaux sous-tendant le comportement humain, discipline fondée sur l’analyse systématique des troubles consécutifs aux altérations de l’activité cérébrale normale dues à la maladie, la lésion ou la modification expérimentale. Elle se situe à l’intersection des neurosciences (neurologie, neuroanatomie, neurophysiologie, neurochimie) et des sciences du comportement (psychologie physiologique, psychologie génétique, psycholinguistique et linguistique). Elle concerne deux registres un peu différents, celui d’une conception renouvelée des localisations cérébrales et celui des analogies plus ou moins étroites entre certaines pathologies liées à des lésions définies et certains syndromes psychiatriques, non sans se méfier des ressemblances un peu métaphoriques et des approximations plus séduisantes que rigoureuses. Les localisations cérébrales ne sont plus établies entre une fonction et un territoire, mais l’on cherche, de manière probabiliste, quel pourcentage d’atteintes d’une fonction correspond à un territoire donné, et quel pourcentage de lésion d’un territoire correspond à une fonction donnée. Il en résulte un ensemble de connaissances qui permet d’attribuer à certaines fonctions symboliques certains territoires (en général, latéralisés). La connaissance de la pathologie psychiatrique du langage, par exemple, s’en est trouvée notablement renouvelée, au moins au niveau clinique, et, par exemple, la tachyphémie de la manie ou la schizophasie, sont étudiées avec des techniques venues de l’aphasiologie. Il n’en est pas résulté la moindre confusion entre psychiatrie et neurologie, mais des rapprochements sémiologiques précieux et suggestifs. D’autre part, quelques rapprochements intéressants ont pu se faire entre neuropsychologie et psychiatrie. La prosopagnosie (impossibilité de reconnaître l’identité personnelle ou la signification expressive d’un visage, par lésion corticale circonscrite, le plus souvent pariétale droite chez le droitier) connue depuis longtemps, a été étudiée à de nouveaux frais, grâce à la neuropsychologie, qui en a distingué plusieurs variétés et qui les a fait correspondre à des territoires bien définis du cortex pariétal, à droite chez le droitier. La prosopagnosie peut, par ailleurs, être rapprochée du syndrome de J. Capgras, [31] sans oublier le syndrome de Frégoli et d’autres aspects des méconnaissances systématiques. L’étude du schéma corporel et de l’image du corps comporterait des investigations d’une portée assez voisine. Il ne s’agit, dans de pareilles recherches, pas un instant de réduire la psychiatrie à une neurologie réformée par la neuropsychologie, mais bien de penser d’une manière plus critique et mieux informée les liens de la pathologie mentale avec la connaissance de la structure et du fonctionnement du système nerveux central. Sans rien enlever à l’intérêt de pareils travaux, la neuropsychologie du XXIe siècle nous conduit à une problématique un peu différente, d’autant plus qu’elle renouvelle la psychologie expérimentale et qu’elle sait tirer partie de cette neuroradiologie contemporaine, à la fois structurale et fonctionnelle ; chacun sait qu’elle confirme les acquis de l’aphasiologie classique de P. Broca, C. Wernicke et J. Déjerine, mais qu’elle met en cause, pour chaque fonction, davantage de territoires et surtout des connexions multiples des champs corticaux les uns avec les autres. Deux domaines nous intéressent ici : d’une part, une manière nouvelle de concevoir le développement du système nerveux central, qui ne se limite plus à son embryologie ; d’autre part, une révision de ce que ce style de recherche et ses acquis peuvent suggérer à la pathologie mentale. L’embryologie d’abord, puis le développement durant la vie fœtale et l’importance majeure des rapports entre l’environnement, en particulier la présence des autres reconnus comme tels, et la fabrication même du cerveau. Les travaux de M. Jeannerod et de son équipe précisent ainsi la portée de ces innovations. Il faut envisager maintenant ces questions à la lumière d’une dimension nouvelle du
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fonctionnement cérébral, le fonctionnement en réseau. Les localisations décrites par les anatomistes et les neurologues classiques doivent être révisées et conçues comme incluses dans des réseaux qui se font et se défont selon la tâche cognitive dans laquelle le sujet est impliqué. Les mêmes zones du cerveau servent plusieurs fonctions et peuvent faire partie successivement de plusieurs réseaux fonctionnels différents. En d’autres termes, une zone cérébrale donnée n’a pas une fonction unique : ses ressources sont mises à profit dans des stratégies cognitives différentes ». Il en résulte que même le cerveau adulte se trouve modifiable au cours du temps, car si la structure générale des connexions reste immuable, leur capacité à transmettre de l’information varie en fonction de l’activité du réseau auquel elles appartiennent et l’apprentissage devient un phénomène permanent. Il découle de cette nouvelle manière de concevoir les rapports des neurones et des synapses que cette plasticité synaptique, qui se déroule durant les apprentissages, mais aussi pendant le développement et au cours de toute la vie adulte, nous conduit à comprendre comment le cerveau de chaque membre de l’espèce humaine constitue une œuvre unique, malgré des traits structuraux uniformes et permanents. Par ailleurs, l’homme vit en groupe dès le début de son existence et échange par divers procédés, avec ses congénères, des informations qui vont dans un sens centripète et dans un sens centrifuge, de telle sorte que, très tôt, il s’agit d’une communication intersubjective où le phénomène essentiel est la possibilité de construire à l’intérieur de nous-mêmes des représentations mentales de l’autre, et réciproquement, ce qui, soit-dit en passant, dément tout à fait la métaphore de la table rase, chère aux empiristes. Ce qu’on appelle alors le mouvement biologique, c’est-à-dire le mouvement exercé par un congénère, a des caractéristiques perceptives et comportementales bien distinctes du mouvement physique, car ce mouvement biologique suppose une gestion, non seulement des déplacements, mais des buts et des programmes d’action. La reconnaissance réciproque de l’autre et les moyens neuronaux et synaptiques qui la sous-tendent deviennent alors les aspects les plus importants des recherches neuropsychologiques contemporaines. Il n’en résulte, pour le moment, aucune théorisation d’ensemble de la pathologie mentale, mais seulement une modification radicale de concevoir la manière d’étudier les relations entre la structure et le fonctionnement du système nerveux central, d’une part et de l’autre, les données du comportement et de l’expérience vécue, et donc, à l’avenir, d’envisager dans une perspective radicalement neuve les liens de la pathologie mentale et de l’encéphale, à condition de ne pas chercher d’avance à instaurer une nouvelle formulation du réductionnisme. Biotypologie Pour ne pas rester trop incomplet, nous devons dire un mot maintenant de deux autres aspects des rapports entre la pathologie mentale et l’organisme, d’un côté, la théorie des constitutions, et, de l’autre, le rôle présumé des neurotransmetteurs. La notion de constitution n’est plus guère à la mode, surtout dans la forme anecdotique que lui avaient conféré F. Achille-Delmas [2] et E. Dupré [41], mais nous croyons que nous ne pouvons négliger les recherches biotypologiques de E. Kretschmer et celles de F. Minkowska, qui mériteraient une place dont nous ne disposons guère ici, d’autant qu’il nous faudrait alors parler aussi de L. Corman, de N. Naccarati et de W.H. Sheldon. L’œuvre de E. Kretschmer comporte au moins deux aspects dont seul le second nous intéresse directement ici. D’une part, il concerne des corrélations qu’il estimait avoir établies par des travaux statistiques qui peuvent nous paraître actuellement un peu rudimentaires, corrélations entre la morphologie pycnique et la psychose périodique maniacodépressive, la morphologie leptosome et la schizophrénie, ainsi qu’entre la morphologie athlétique et l’épilepsie, trois grands types de pathologie mentale tenus souvent pour endogènes. D’autre part, il a su mettre en valeur la thèse selon laquelle, abstraction faite de toute biotypologie, il existerait une
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continuité entre un type de caractère, simple variété dans l’espèce humaine, une pathologie de ce caractère et une maladie mentale proprement dite. Il propose ainsi trois occurrences qui illustrent cette continuité présumée : cyclothymie (syntonie), cycloïdie, psychose périodique maniaco-dépressive ; schizothymie, schizoïdie, schizophrénie ; glyschroïdie, épilepsie. Cette théorie de la continuité entre type de caractère, pathologie du caractère et pathologie mentale, s’oppose clairement à la conception de K. Schneider, pour qui, entre les aspects divers du caractère et les psychoses, il existe une discontinuité absolue, qui constitue une coupure radicale. Il s’agit à cet égard de deux manières complètement opposées de concevoir la pathologie mentale, selon qu’on se la représente comme une distorsion de ce qui pouvait s’observer dans la normalité, ou qu’on la pense comme hétérogène à cette normalité. Nous estimons que nous ne rencontrons pas là deux opinions entre lesquelles une observation rigoureuse permettrait de trancher, mais plutôt deux options a priori inconciliables et peu accessibles aux enseignements éventuels de l’expérience. Relais chimiques Dans un tout autre registre, nous n’estimons pas qu’on puisse parler véritablement de quelque chose comme une théorie neurochimique de la psychiatrie, et nous ne voyons pas de quel patronyme nous pourrions honnêtement l’orner. Et pourtant, les développements de la chimie cérébrale, depuis plus de quarante ans, nous paraissent si importants et se recoupent de manière si enchevêtrée, et parfois si redondante, avec les résultats des thérapeutiques neuroleptiques, antipsychotiques, thymoanaleptiques et anxiolytiques, que nous devons nous demander en quoi et de quelle manière l’état présent de cette neurochimie pourrait nous fournir des modèles propres à éclairer au moins certaines parties de la psychiatrie. Le lecteur peut d’ailleurs se reporter aux chapitres de l’Encyclopédie médicochirurgicale qui en traite spécifiquement, comme les 37040-A-10, 37860-A-10, 37860-B-10, 37860-B-50 et 37860-B-70. Quelques remarques s’imposent ici. Notons d’abord qu’il ne peut s’agir que de modèles expérimentaux, probables et provisoires connus surtout chez l’animal et dont la transposition complète chez l’homme appelle bien des réserves. Remarquons aussi que le nombre de neurotransmetteurs est allé en croissant, qu’on y distingue plusieurs catégories (monoamines, acides aminés, neuropeptides, etc.) et que certains d’entre eux présentent des analogies de structure avec la mescaline, la psilocybine et l’acide lysergique. Ils résultent du métabolisme propre au neurone (stockage, libération, recaptage) et à la fente synaptique (fixation sur un récepteur, inactivation), ils dépendent de multiples systèmes enzymatiques et l’on commence à isoler et à situer, à partir d’eux, des voies dopaminergiques, noradrénergiques et sérotoninergiques, qui tendent à dessiner une sorte d’hodologie neurochimique. Le schéma d’ensemble du fonctionnement du système nerveux central s’en trouve renouvelé en grande partie, mais pour constituer une théorie neurochimique de la psychiatrie, il faudrait pouvoir faire jouer de multiples analogies entre l’observation animale, les effets thérapeutiques et les effets secondaires de ces médicaments chez l’homme, sans compter les mesures directes de tel ou tel neurotransmetteur. La plupart des spécialistes de ce domaine admettent qu’on ne peut rien proposer de consistant dans le registre des névroses, et que l’essentiel concerne la psychose maniacodépressive, surtout sous la forme endogène bipolaire, et la schizophrénie. À partir de là, les conceptions dopaminergiques et les conceptions sérotoninergiques se sont affrontées et se sont succédées ; l’accroissement du nombre de neurotransmetteurs, de neuroleptiques et d’antipsychotiques a permis de renouveler les hypothèses et d’argumenter les débats, sans qu’on puisse, au moins pour le moment, retenir quelques mécanismes à la fois simples et exhaustifs.
¶ Psychanalyse et psychiatrie Nous n’allons pas esquisser ici un résumé de la pensée de S. Freud, mais nous rappellerons par quelles étapes ont évolué les rapports 7
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de la psychanalyse avec la pathologie mentale où cette psychanalyse a effectivement pris naissance à la fin du XIXe siècle. Sans chercher à dater avec précision ses débuts, nous ne pouvons oublier ni ses travaux avec J. Breuer, qui conduisirent S. Freud à abandonner l’hypnose, au profit des associations libres, dans le traitement de l’hystérie de conversion, ni sa participation à la taxinomie psychiatrique, quand il opposa les névroses actuelles aux névroses de transfert, et qu’il sépara dans ces dernières l’hystérie, la névrose phobique et la névrose obsessionnelle. En quelques années, au début du XXe siècle, il montra ce que pouvait être l’interprétation du rêve, puis celle des lapsus, des actes manqués et d’autres phénomènes de la psychopathologie de la vie quotidienne, il introduisit la notion de sexualité infantile, il distingua les perversions de but et les perversions d’objet, il proposa la première topique – conscient, préconscient, inconscient – et le premier système des pulsions – pulsions sexuelles et pulsions du moi – et sépara le principe de plaisir du principe de réalité. Les épreuves de la Première Guerre mondiale, l’intérêt pour la pathologie psychotique, marqué par le commentaire sur les Mémoires du président Schreber, et pour un renouvellement de la notion de narcissisme, le conduisirent, entre 1920 et 1923, à formuler une seconde topique – moi, sur-moi, ça – dans laquelle une partie du moi était inconsciente, et un nouveau système des pulsions – pulsions de vie et pulsions de mort. La psychanalyse, qui avait commencé par mettre au point une thérapeutique des névroses de transfert, devint progressivement une véritable anthropologie. Cette conception générale de l’homme mettait l’accent sur l’importance décisive de la libido et du moi et elle rendait compte de la pathologie mentale à partir du schéma typique d’une évolution banale, mais susceptible d’avatars ; c’est ainsi que, partie d’un canton de la psychiatrie, la psychanalyse s’en éloigna pour édifier une théorie générale de l’existence humaine, puis retourna vers la psychiatrie, pour l’envisager dans son ensemble. Les travaux de K. Abraham, [1] l’un des rares disciples toujours fidèles de S. Freud, montrent que l’emploi judicieux des notions de fixation et de régression, ainsi que la distinction des stades oral, anal et génital, permettent d’établir une relation bijective entre ce qui est œdipien et les névroses de transfert et ce qui relève du prégénital et les psychoses dans leur ensemble. Dès lors, sauf pour la partie de la psychiatrie liée sûrement à des lésions cérébrales indiscutables, son champ cesse d’apparaître comme habité par la somme fortuite de syndromes disparates, car la réflexion psychanalytique parvient alors à rendre compte à la fois de son unité et de sa diversité. Elle explique son unité, car elle permet de soutenir que tous ses aspects résultent de ce que le développement libidinal du sujet s’opère à travers des conflits essentiels, qui peuvent ou non être résolus, d’ailleurs de diverses manières, et, à cet égard, elle tend à estimer que la possibilité même de quelque chose comme la folie se trouve incluse dans l’humanité de l’homme, et par là même n’a rien de fortuit. Mais elle peut aussi justifier la diversité des éléments de ce champ, car si les névroses de transfert correspondent à la situation œdipienne, à la fragilité de ses conflits et à l’angoisse de castration, et si les psychoses renvoient à l’ordre prégénital et à l’angoisse d’anéantissement, il en résulte une systématisation d’ordre métapsychologique : l’opposition du registre névrotique au registre psychotique cesse alors d’être seulement un principe classificatoire empirique et fortuit, pour devenir une organisation presque a priori. Et à l’intérieur de chacun de ces registres, on pourrait reprendre une démarche analogue, qui rendrait compte des subdivisions ultérieures, comme celle de la psychose maniacodépressive et de la schizophrénie. Nous pouvons comprendre alors pour quelles raisons, à un moment de son œuvre, S. Freud a pu comparer les rapports de la psychiatrie et de la psychanalyse à ceux de l’anatomie et de l’histologie. Nous n’ignorons pas ce que la psychanalyse est devenue après sa mort, en 1939, et comment elle s’est trouvée dans des situations où, à la fois, elle a cherché à prolonger les résultats de ses travaux et elle a inévitablement remis en question certains de leurs aspects et modifié certains autres. Nous pouvons rappeler à nos lecteurs les recherches de M. Klein, [90] S. Isaacs, J. Riviere, N. Searl, W.R. Bion, 8
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D. Winnicott, H. Rosenfeld, mais aussi E. Pichon, J. Lacan, [97] S. Leclaire, [110] S. Nacht, [126] M. Bouvet, A. Green, P. Aulagnier, S. Lebovici, P.C. Racamier et quelques autres, sans oublier les locutions nouvelles que certains d’entre eux ont introduites dans ce vocabulaire, comme position paranoïde [58] et position dépressive, forclusion-du-nom-du-père, pictogramme ou narcissisme de mort. Nous comprenons ainsi que la psychanalyse concerne la psychiatrie de plusieurs manières, car elle représente à la fois des modalités thérapeutiques qui ne se limitent plus aux névroses de transfert, mais, avec des aménagements divers, concernent aussi certaines psychoses et, depuis quelques temps, certains états-limites, des conceptions étiopathogéniques de certains troubles psychiatriques particuliers, et surtout une manière globale de considérer la psychiatrie dans son ensemble, démarche qui constitue bien autre chose qu’une psychogenèse hâtivement généralisée. Par ailleurs, et c’est sans doute A. Green [62, 63, 64] qui l’a le plus justement repéré dans son livre de 1994, [62] il convient, quand on cherche à préciser ces rapports entre psychiatrie et psychanalyse, de bien distinguer le travail de psychanalyse, le travail de psychanalyste et le travail de psychanalysé : le premier concerne ce qui se passe dans le cabinet du psychanalyste, avec éventuellement des psychothérapies, si l’analyse proprement dite n’est pas indiquée ; le second concerne ce que fait l’analyste hors de son cabinet, en institution, par exemple, mais aussi en littérature, et il s’agit alors d’un travail de psychanalyste, mais hors cadre ; le troisième, c’est celui de quelqu’un dont la formation psychanalytique a pu être complète, mais qui ne pratique pas le travail de psychanalyse, même s’il travaille en psychiatrie. Ces distinctions peuvent sembler trop rigides, et leur auteur est le premier à le reconnaître, mais leur esprit permet de ne pas tout mélanger. Nous devons aussi rappeler, sans posséder ici assez d’espace pour en traiter sérieusement, que les modalités mêmes de ces entreprises thérapeutiques, malgré le maintien de la cure-type, peuvent être diverses, selon qu’elles s’adressent aux enfants ou aux adolescents, ou aux psychotiques adultes, ou bien qu’elles prennent les formes du psychodrame ou des thérapies de groupe.
¶ Organodynamisme de Henri Ey Nous allons y consacrer ici quelques lignes, car nous croyons que c’est la dernière et la plus prestigieuse conception de la psychiatrie qui ait cherché à en théoriser la globalité dans toute son étendue, en estimant qu’une telle entreprise demeurait rationnellement praticable et en rendant compte de tous les aspects les plus divers de la pathologie mentale. Sa première formulation date de 1934, [44] dans un livre préfacé alors par J. Séglas, et sa dernière paraît en 1975, [47] mais l’une comme l’autre exposent les mêmes thèses, à la fois rigoureusement établies à l’orée d’une incomparable carrière et réaffirmées deux ans avant son achèvement avec une maîtrise qui ne s’était jamais démentie durant ces nombreuses années. Il s’inspirait d’une prodigieuse expérience clinique, toujours critique d’elle-même, et d’une attentive lecture des travaux de J.H. Jackson. La première source lui fournissait le domaine à explorer et à mettre en forme, et la seconde lui apportait deux fils conducteurs. Le grand neurologue anglais du XIXe siècle avait été sauvé de l’oubli par H. Head et par K. Goldstein, à qui l’on devait le retour à une neurologie globaliste, retour qui inspira tout un renouveau de la connaissance du système nerveux central durant l’entre-deux guerres. Il estimait que les atteintes de ce système étaient toujours des déstructurations, détruisant les fonctions sous-tendues par le niveau lésé et libérant les fonctions sous-jacentes, et s’exprimant, au niveau clinique, par des signes négatifs, dus aux fonctions détruites, et par des signes positifs, dus aux fonctions libérées. H. Ey allait s’inspirer de ce modèle qui, d’ailleurs, remontait à A. Comte par J.S. Mill et H. Spencer, pour donner à l’ensemble de la psychiatrie une physionomie homogène, intelligible et rationnelle. Il se devait d’abord de situer la psychiatrie, qu’il définissait comme une pathologie de la liberté. Sous sa plume, cette locution n’avait rien de romantique ni d’approximatif. En bon thomiste, et disciple d’Aristote par l’intermédiaire de Saint Thomas d’Aquin, il concevait
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l’univers comme réparti en trois registres hiérarchisés : la matière, la vie et l’esprit. La matière est faite d’atomes, diversement rassemblés dans les molécules assez simples de la chimie minérale. La vie, dont les propriétés relèvent d’un autre ordre, se trouve composée à son tour des mêmes atomes, mais rassemblés dans les molécules infiniment plus complexes de la chimie organique et surtout de la chimie biologique : mêmes éléments de base, mais unis entre eux de façon incomparablement plus compliquée, car si c’est bien le même atome du même carbone qu’on trouve dans le gaz carbonique et dans les protéines les plus élaborées, cela signifie que la base de la matière et de la vie est la même, mais que la forme est tout à fait différente, selon un principe d’hylémorphisme parfaitement aristotélicien. Comme la vie se fonde sur la matière, l’esprit se fonde sur la vie, mais il est caractérisé par cette liberté qui manque à la vie et à la matière. La médecine correspond à la vie, mais la psychiatrie, à la fois dans la vie et hors de la vie, fait référence à l’esprit, dans l’acception hiérarchique de ce terme. La psychiatrie se distingue de la neurologie, non pas qu’elle correspondrait à l’atteinte d’on ne sait quel être de raison autre que le cerveau, mais parce que toute sa pathologie est faite de déstructurations globales, tandis que la pathologie neurologique est faite de déstructurations partielles, de sorte que la première concerne la liberté, et non la seconde. Dans la pensée de J.H. Jackson, il s’agissait d’ailleurs de structures acquises durant la vie embryonnaire et fœtale, puis l’enfance, l’ontogenèse reproduisant la phylogenèse, bien plus que de champs fonctionnels sous-tendus par des localisations. Ces déstructurations globales peuvent porter sur la structure de la conscience ou sur la structure de la personnalité (et dans cette seconde occurrence, certains aspects de la conscience peuvent être aussi déstructurés). C’est ainsi que H. Ey, partisan de l’unité foncière du champ de la psychiatrie, mais clinicien méticuleux, peut à la fois conserver le caractère homogène et unitaire de la pathologie de la liberté et y distinguer des espèces morbides diverses, non pas dans une collection fortuite, mais dans une diversité systématisée. Il sépare ainsi les déstructurations de la conscience des déstructurations de la personnalité. Dans les premières, il retient le domaine des psychoses aiguës, avec la manie et la mélancolie, les bouffées délirantes et les états oniroïdes, et les états confusooniriques ; mais il remarque aussi leur unité, car la conscience se trouve peu déstructurée dans la manie et la mélancolie, davantage dans les bouffées délirantes et bien plus dans les états confusooniriques. Il réussit ainsi à donner un statut différentiel à la manie, la mélancolie, les bouffées délirantes et les états confuso-oniriques, tout en maintenant l’unité des psychoses aiguës. Le registre des déstructurations de la personnalité s’avère plus complexe, car il s’agit pour lui, tout en préservant son unité, d’y observer des déstructurations diachroniques de la conscience de soi, c’est-à-dire des divers degrés de désorganisation du système de la personnalité : [46] le moi devenu démentiel, analogue d’ailleurs au moi non advenu du grand arriéré ; le moi psychotique du délirant, dans les psychoses schizophréniques, fantastiques ou systématiques, avec des aspects divers de l’aliénation de la personnalité et l’effondrement du monde ; le moi névrotique, avec la neutralisation de l’angoisse et l’identification [115] de son personnage dans le monde réel ; et enfin le moi caractéropathique, fixation originaire de la personne entravant la liberté de ses changements éventuels. H. Ey propose ainsi de reconnaître l’unité du champ de la psychiatrie, sans négliger pourtant sa diversité, grâce à une théorisation précise de cette diversité même. Nous devons proposer une remarque complémentaire, pour éviter toute ambiguïté : dans organodynamisme, la première partie du mot ne signifie pas un instant « organicisme », ni même « organique », mais « organisation », et le mot en entier renvoie à l’organisation dynamique du sujet le long de son existence, envisagée comme une autoconstruction continue, avec des moments privilégiés.
¶ Antipsychiatrie anglaise Un peu oubliée de nos jours, à cause, peut-être, de la mort prématurée de ses protagonistes, R.D. Laing [99, 100] et D. Cooper, [36]
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elle a joué un rôle important dans les années 1960-1970, et elle pose encore à la psychiatrie des questions majeures. C’est pourquoi nous lui consacrerons quelques lignes, en sachant qu’elle signifie tout autre chose qu’une dénégation véhémente de la légitimité de la psychiatrie, et qu’elle a représenté un retour à l’unité de la pathologie mentale. Elle s’inspire à la fois de l’œuvre de M. Jones [88, 89] et de l’école de Palo Alto. Elle prend comme paradigme de la pathologie mentale la schizophrénie paranoïde, dont elle propose une conception à la fois dénonciatrice et étiopathogénique. Un tel patient existe bien en tant que patient, mais il faut savoir comment il en est arrivé à cette position de malade d’asile, asile luxueux ou asile misérable. Il s’est d’abord agi d’un sujet fragile, le plus fragile de son groupe, en particulier de son groupe familial. Inquiet de cette fragilité, son groupe a eu recours aux moyens alors proposés par la société, c’està-dire la psychiatrie, soit la consultation coûteuse du psychanalyste renommé, soit l’établissement rural, sale et à peine spécialisé, mais chaque variété revenait à l’autre. Pris dans ces occurrences thérapeutiques qui constituaient un piège, il n’a pu survivre, partiellement, comme sujet, qu’en devenant ce qu’on attendait de lui, à savoir un schizophrène chronique, transformé aussi bien par la violence des neuroleptiques à hautes doses que par la violence des interprétations, et, éventuellement, la violence tout court. Mais un tel destin n’est pas inéluctable, à la condition que des gens attentifs viennent accompagner le voyage. Il y faut une institution où le sujet ne se voie opposer aucune contrainte – sauf quo ad vitam –, qu’il ait, librement, des entretiens qui ne soient jamais des interprétations, qu’il ne reçoive pas de médication, sauf, parfois, des anxiolytiques à faible dose et pendant peu de temps. Toute cette pratique s’exprime par l’opposition entre entreprendre un traitement, chimique ou psychothérapique, mais autoritaire de façon franche ou de manière dissimulée, ou accompagner le voyage. Nous n’avons à discuter ni cette conception de la schizophrénie, ni les modalités de cet accompagnement, mais à nous rendre compte de ses effets indirects sur la pratique thérapeutique actuelle. Malgré quelques outrances de langage, beaucoup en ont appris à se méfier du triomphalisme thérapeutique, à ne pas se précipiter sur les prescriptions médicamenteuses, à ne pas viser sans mesure la disparition des symptômes, à ne pas croire qu’ils possédaient forcément la vérité et le souverain bien du patient et à ne pas confondre l’écoute et l’interprétation. C’est pourquoi nous devions dire un mot de l’antipsychiatrie anglaise, ne serait-ce que pour éviter l’ingratitude. THÉORIES EXTRINSÈQUES
Nous allons examiner maintenant des théories qui, tout en concernant la psychiatrie, ont leur origine en dehors d’elle et y viennent secondairement. Sans nous illusionner sur cette taxinomie, nous y distinguerons des théories surtout issues de la psychologie et des théories qui se réfèrent davantage aux sciences sociales.
¶ Références prévalentes à la psychologie Nous allons porter notre attention sur la réflexologie et le behaviorisme, [152] puis nous dirons un mot des théories cognitivistes. Comme chacun sait, I.P. Pavlov naquit sept ans avant S. Freud et reçut le prix Nobel de médecine en 1904 pour ses travaux sur les réflexes conditionnés, mais poursuivit sa carrière longtemps après la Révolution d’octobre, et, jusqu’à sa mort en 1936, s’efforça de proposer pour certaines maladies mentales des modèles inspirés des notions de conditionnement et de second système de signalisation. Les réflexes conditionnés ont d’abord paru se limiter au contrôle cérébral des sécrétions exocrines chez le chien, en particulier du suc gastrique. Mais I.P. Pavlov rendit ses conceptions beaucoup plus compliquées en y introduisant les notions d’excitation, d’inhibition, de renforcement, de déconditionnement et de second système de signalisation. Il apparut alors que le champ de la réflexologie pouvait s’étendre au comportement de la quasi-totalité des mammifères supérieurs, et en particulier de l’homme, et bien audelà du contrôle des sécrétions gastriques. 9
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Il rendait compte ainsi de l’ensemble des apprentissages chez l’homme par une substitution progressive et hiérarchisée des stimuli et des réponses conditionnées aux stimuli absolus. Mais il pouvait aussi prendre en compte le langage humain, par un habile emploi du modèle que F. de Saussure avait proposé avec le principe de l’arbitraire du signe, principe dont on retrouvait l’essentiel dans l’œuvre du linguiste américain L. Bloomfield. [24] Il était arbitraire d’associer un son déterminé à la présentation d’un plat de viande, mais à condition d’associer un certain nombre de fois le stimulus absolu au stimulus conditionné, le stimulus conditionné finissait par suffire à provoquer la sécrétion gastrique : il était tout aussi arbitraire d’associer le signifiant cheval à un « cheval », puisqu’au-delà de la Manche, il s’agissait du signifiant horse et, à l’est du Rhin, du signifiant Pferd. Dès lors, le rapport du stimulus conditionné au stimulus absolu pouvait être considéré comme analogue au rapport du signifiant au signifié, de telle sorte que le langage humain pouvait être envisagé par la réflexologie comme un domaine d’application légitime, et grâce à ce raisonnement, I.P. Pavlov pouvait espérer ébaucher une étude scientifique de l’expérience intime de l’homme, grâce à ce second système de signalisation, et les travaux de L. Bloomfield le garantissait autant que ceux de F. de Saussure. Le langage ainsi conçu permettait aux investigations sur la conscience d’entrer dans la psychologie expérimentale, alors que le behaviorisme de J. Watson [153] l’en avait durement exclu au début du XXe siècle. En d’autres termes, si la réflexologie peut tenir le langage humain comme identique au comportement linguistique, qu’elle explique avec ses propres catégories et si l’expression de la vie intérieure se réduit au langage, alors la réflexologie peut se prétendre apte à décrire et à connaître la totalité des conduites humaines, en y incluant le cogito, les mathématiques et les passions. I.P. Pavlov s’est intéressé directement à la psychiatrie par deux biais. D’une part, il montra que si un chien est conditionné à la récompense par la présentation d’un cercle et au châtiment par celle d’une ellipse, quand on le stimule par un objet ambigu, cercle un peu elliptique ou ellipse un peu circulaire, il y répond par un état de désarroi qu’on a rapproché de la pathologie humaine en le qualifiant de névrose expérimentale, et en y trouvant quelque chose de voisin de la névrose d’angoisse. En s’inspirant à la fois d’Hippocrate et de E. Kretschmer, il a ébauché une typologie des chiens, selon que, placés dans de telles conditions expérimentales, ils se révélaient plutôt rétifs ou plutôt enclins à cet état de désarroi : forts-impétueux (colériques), forts-équilibrés (sanguins), fortséquilibrés-lents (flegmatiques), faibles (mélancoliques), ces derniers se révélant très portés sur cet état de désarroi et d’inhibition. Pareilles observations suscitaient à l’évidence des rapprochements anthropomorphiques, dont la qualité scientifique demeurait discutable. D’autre part, il envisagea des modèles réflexologiques de certains syndromes psychiatriques. La schizophrénie, par exemple, lui semblait pouvoir se déchiffrer par la combinaison de ce qu’il appelait un état hypnotique chronique (inhibition corticale étendue et durable, qui expliquait l’apathie, le négativisme, les stéréotypies, l’écholalie, l’échopraxie, la catalepsie) avec une libération concomitante de ce qu’il entendait par formations sous-corticales (puérilisme, bouffonneries, excitation). Et, tout comme la psychasthénie, l’hystérie lui semblait justifiable d’une interprétation du même ordre : réduction d’un syndrome à la co-occurrence de quelques signes, puis explication de chacun d’entre eux par ressemblance avec ce que pouvait montrer l’expérimentation sur les réflexes conditionnés. J. Watson reconnaissait beaucoup devoir à I.P. Pavlov, mais aussi à S. Freud, et, avec le behaviorisme molaire, E.C. Tolman faisait de même. Ils prétendaient pouvoir se passer, dans la psychologie expérimentale, de la notion de conscience, un peu comme Laplace se dispensait, en astronomie, d’avoir besoin de l’hypothèse de Dieu. Le modèle stimulus-réponse paraissait suffisant, et la métaphore de la boîte noire les autorisait à ne pas s’intéresser un instant à l’encéphale. J. Watson tenait la pathologie mentale, sauf pour sa partie évidemment lésionnelle et pour les intoxications exogènes, 10
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comme constituée par un certain nombre de syndromes et chaque syndrome de quelques conditionnements, d’ailleurs malencontreux, mais que l’on pouvait faire disparaître par les techniques de déconditionnement. Il raconte ainsi – toute déontologie mise à part – avoir réussi à produire l’équivalent d’une névrose phobique (phobie du contact des fourrures) chez un enfant jusque-là normal, en lui associant un bruit très violent, qu’il détestait, avec le contact d’une fourrure, d’abord indifférente, puis l’en avoir guéri par déconditionnement. Il rejetait comme métaphysique tout questionnement sur les étiologies et estimait pragmatique de tenir les névroses et les psychoses pour des regroupements de symptômes, dont chacun pourrait être reproduit expérimentalement par un conditionnement approprié et disparaître grâce à un déconditionnement symétrique du conditionnement. C’est là une théorisation qui, d’une part, tient compte de l’histoire du sujet, conçue d’ailleurs comme la chronologie de ses conditionnements, et, de l’autre, propose une praxis thérapeutique, qui d’ailleurs en résulte directement. C’est d’ailleurs le renouveau des thérapies comportementales, depuis J. Wolpe, [157] mais après la révision que B.F. Skinner avait apportée au conditionnement, avec la notion de conditionnement opératoire, qui a redonné, en psychiatrie, une place au behaviorisme, que l’on tendait un peu à oublier depuis les développements de la neuropsychologie. [75] Son domaine, s’il ne couvre pas la totalité de la pathologie mentale, demeure étendu : anxiété, impuissance sexuelle, frigidité, homosexualité, asthme, troubles dits obsessionnels-compulsifs, mais aussi certaines inadaptations sociales et certaines bizarreries qu’on peut observer chez des schizophrènes. L’indication de choix demeure le registre des monophobies. Nous devrions dire ici quelques mots des thérapies cognitives en psychiatrie. Nous avons déjà parlé plus haut de leurs fondements théoriques, mais seul un développement spécifique pourra fournir une information complète sur ces divers modes de traitements. Il est développé dans les chapitres thérapeutiques de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale, et nous y renvoyons le lecteur.
¶ Références prévalentes à la sociologie Personne ne saurait ignorer l’importance des facteurs d’environnement dans la pathologie mentale, d’un côté pour des raisons d’épidémiologie, car l’on connaît des corrélations entre le statut socio-économique et la morbidité, de l’autre, pour des motifs de thérapeutique, car on ne saurait organiser de prise en charge, en particulier pour les patients psychotiques, en ignorant les conditions de leur vie quotidienne. Mais les conceptions sociogénétiques avancent tout autre chose, en faisant de la maladie mentale une adaptation seconde, toujours dommageable et souvent ratée, à l’action pathogène du milieu, de l’entourage proche ou lointain, et de la condition sociale elle-même. Il est donc douteux que la notion de maladie y conserve un sens authentique, sauf maladie professionnelle ou accident du travail, car elle y apparaît plutôt comme une mystification supplémentaire imposée par la société. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la sociogenèse des maladies mentales prit un tour un peu nouveau, en alliant le matérialisme mécaniste d’I.P. Pavlov au matérialisme dialectique du vainqueur de L. Trotsky, avec quelques emprunts : à H. Selye, avec le modèle du stress ; à une conception alors vieillie de la psychanalyse, le schéma réaliste de la malfaisance des frustrations effectivement subies durant l’enfance, surtout dans le cas de l’enfance démunie ; et la nocivité intrinsèque au capitalisme se retrouvait comme facteur étiopathogénique avec les conséquences de la taylorisation, de la parcellarisation des tâches (Le travail en miettes de G. Friedmann), [56] et l’automatisation à ses débuts. Il en résulta une synthèse un peu hétérogène, mais aussi des travaux cliniques qui ont fait date, comme ceux de L. Le Guillant [111] sur la condition de bonne à tout faire, sur les névroses des téléphonistes et des mécanographes, et sur l’adolescence inadaptée. Un peu plus tard le freudo-marxisme tendit à rejeter I.P. Pavlov et a préférer L. Trotsky à J.V. Staline, non sans une durable admiration pour le Grand Timonier et pour Che Guevara, grâce à un retour au
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jeune Marx, parallèle au retour à la lettre de l’œuvre de S. Freud, métabolisé par L. Althusser et par une certaine lecture de J. Lacan. Il en est résulté un brain storming brillant et très parisien, mais peu de travaux cliniques pertinents. De nos jours, ces considérations ont beaucoup vieilli, et la ville fondée par Pierre le Grand a repris son ancien nom, mais elles ont en partie laissé une certaine place à l’étude de la grande précarité, dont les uns estiment qu’elle conduit à la pathologie psychotique chronique, tandis que d’autres pensent que cette pathologie psychotique chronique mène à la grande précarité. Il nous reste donc à examiner maintenant celles des théories qui tentent de rendre compte de la psychiatrie en utilisant surtout des considérations qui accordent une place privilégiée aux données sociales. Ces conceptions nous semblent pouvoir se répartir en deux groupes, selon qu’elles se reportent plutôt à la microsociologie et à la psychologie sociale ou plutôt à la macrosociologie et aux conditions historiques. Parmi les références prévalentes à la microsociologie, nous rencontrons l’Ecole de Palo Alto, avec les travaux de G. Bateson, [15] de P. Watzlawick, [154] de J.H. Beavin, de D.D. Jackson et d’autres ; elle utilise la théorie de l’information et la théorie de la communication, et fait certains emprunts à la cybernétique et à la théorie générale des systèmes de L. von Bertalanfy. [18] L’apport le plus intéressant à la pathologie mentale, dont nous avons déjà dit un mot à propos de l’antipsychiatrie anglaise, concerne une étiologie de la schizophrénie, prise lato sensu, dans l’acception d’une affection grave et durable de l’expérience et du comportement, et à la lumière d’une théorie de la communication, qui sert à la fois de science fondamentale et de métapsychologie. Le point de départ revient à noter que dans les groupes humains la communication s’opère selon deux modes bien distincts : l’un, qu’on appelle digital, c’est-à-dire numérique et donc dénombrable, est le langage doublement articulé, au sens du linguiste danois L. Hjelmslev, [80] et conventionnel, dont l’écriture réalise la reproduction fidèle ; l’autre, dénommé analogique, utilise tous les autres moyens de communication, tels que l’intonation, les variations d’accent, les mimiques du visage, les gestes des mains, les comportements significatifs, et ainsi de suite. D’ordinaire, message digital et message analogique se révèlent équivalents et renvoient au même contenu sémantique, exprimant la même chose. Parfois, il peut y avoir des différences entre les deux. L’école de Palo Alto estime que lorsque, dès l’enfance, de manière répétée et durable, l’un des membres du groupe, le plus souvent du groupe familial, reçoit surtout des messages digitaux dont le sens se trouve contredit, soit par certains de ces messages eux-mêmes, soit par des messages analogiques, lorsque donc l’information qui lui vient lui dit quelque chose et son contraire, le sujet n’a pas d’autre issue pour survivre, fût-ce a minima, que de devenir ce que la clinique traditionnelle appelle un schizophrène chronique. Il ne sait plus ce qu’on lui communique, ni de qui viennent les messages. Par ce double bind, il perd la possibilité de distinguer entre les types logiques, l’autre ne lui apparaît plus comme la vraie source du message, les mots deviennent des actions et non plus des messages, le message ne s’adresse plus à lui, d’où un inévitable clivage. Toute une partie de la symptomatologie de la schizophrénie peut alors se concevoir comme le résultat de la répétition durable de ce double bind. L’école de Palo Alto suggère ainsi un modèle de la production des signes de la schizophrénie, tenue pour le paradigme de l’aliénation mentale, modèle exposé dans le langage de la théorie de la communication, fondé sur un certain nombre de monographies précieuses et finalement assez proche, malgré les apparences, des névroses expérimentales de I.P. Pavlov. Cette théorisation n’en reste d’ailleurs pas à un niveau purement doctrinal, car il lui correspond une technologie thérapeutique appelée soit thérapie familiale, soit thérapie systémique, qui se présente comme l’application cliniquement modulée de cette conception générale de la communication et de ses avatars éventuels.
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La référence à la macrosociologie se retrouve, avec une actualité qui commence à dater un peu, dans l’antipsychiatrie italienne, avec les travaux de F. Basaglia [11, 12, 13, 14] et de ses disciples. Même s’il a pu estimer éventuellement que la fonction effective d’une théorie en psychiatrie revenait à masquer la psychiatrie elle-même et à dissimuler son imposture essentielle derrière des débats factices, c’est cependant comme théorie que nous devons en parler ici. Quand on relit ses écrits et qu’on évoque ses propos, l’on ne peut éviter quelque hésitation : il a pu admettre l’existence effective de maladies mentales relevant légitimement de la pathologie, comme le suggèrent ses travaux phénoménologiques sur la névrose phobique, mais il a pu aussi bien estimer qu’il s’agissait de sujets victimes de l’oppression de l’État et de la classe dominante, enfermés dans les asiles, plutôt que dans les prisons ou dans les camps. Peut-être serions-nous plus fidèles à sa pensée en apportant cette précision : pour lui, un certain nombre de troubles, pathologiques par eux-mêmes et à coup sûr, et ressentis comme tels par le sujet, prenaient le devant de la scène et laissaient dans l’ombre le problème essentiel, de telle sorte qu’une pathologie authentique devenait le masque et le paravent qui cachaient, avec des références médicales, la réalité. La répétition d’une absurde situation de contrainte, sans aucune issue, et liée aux exigences d’une société hiérarchisée, bureaucratique et mécanisée, propre au capitalisme occidental, mais qu’on retrouvait aussi dans l’héritage stalinien, dans le leg maoïste et au pays des aigles, transformait alors cette pathologie éventuelle en psychose irrémédiable. Et l’asile ne faisait qu’étendre ce processus à tous ceux qui se trouvaient contraints de s’y incliner dans un faux refuge mortifère. Pareille théorisation entraînait une pratique effective, la destruction définitive de cet asile qu’on appelait en Italie il manicomio. Mais, titulaire de chaire à Parme, puis inspecteur général dans le Latium, F. Basaglia n’avait rien d’un utopiste, et la loi 180, de décembre 1978, prévoyait la disparition graduelle d’institutions impossibles à réformer et l’organisation progressive de soins sur le territoire, sachant que c’est par l’accès à la parole des internés et des soignants que quelque chose pouvait effectivement changer. Cette position mérite sûrement d’être étudiée avec toutes ses subtilités, et sans se hâter de n’y rencontrer que des sophismes qui en cacheraient les contradictions éventuelles. La folie y apparaît une, son origine y semble dépendre surtout de cette oppression sociale, économique et culturelle, qui tend à imposer des modèles de comportement que le sujet ne saurait assimiler qu’à titre de devoirs obligatoires et impossibles ; l’asile ne peut qu’en aggraver les effets, et c’est pourquoi il faut l’abolir, sans qu’on sache avec certitude si la disparition de tous ces conditionnements pathogènes supprimerait la folie, ni si le savoir clinique se réduirait à une mystification académique de défense corporatiste, ni enfin si le militantisme représenterait la vraie version de ce dont la thérapeutique constituerait l’imposture. DEUX COMPLÉMENTS
Nous ne saurions clore cet exposé des principales théories qui ont cours dans la psychiatrie des débuts du XXIe siècle, en oubliant, d’un côté, la pensée phénoménologique, et, de l’autre, ce qu’on appelle l’ethnopsychiatrie ou encore la psychiatrie transculturelle. Cependant, il nous semble qu’il ne s’agit pas là de deux théories de plus, que nous devrions rajouter aux autres, pour ne pas rester trop lacunaires, mais plutôt de deux points de vue ou de deux attitudes, qui ne s’enchaînent pas de manière métonymique à tout ce qui précède.
¶ Attitude phénoménologique Les travaux de L. Binswanger, [19] E. Minkowski, [120, 121, 122, 123] E. Strauss, V. von Gebsattel, W. Blankenburg, [20] H. Tellenbach, mais aussi A. Tatossian, [149, 150] J.M. Azorin, J. Naudet, G. Charbonneau et de quelques autres, dont le signataire de ces pages, ne constituent pas, nous semble-t-il, une doctrine psychiatrique de plus, mais plutôt une attitude à l’égard de la psychiatrie. C’est pourquoi nous 11
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lui avons réservé ici une place un peu asymétrique par rapport aux autres paragraphes. Cette attitude se développe d’ailleurs dans deux registres assez différents. D’une part, elle essaie de décrire l’être-au-monde (in-der-Welt-sein) caractéristique de quelques situations pathologiques fondamentales, comme c’était l’ambition des grande monographies de L. Binswanger sur la fuite des idées, d’E. Minkowski sur la mélancolie et sur la schizophrénie, d’A. Tatossian sur les psychoses, de W. Blankenburg [101, 102] sur la perte de l’évidence naturelle dans les schizophrénies paucisymptomatiques, ou de nous-mêmes sur la disparition du fortuit dans la paranoïa ou le ne-pas-laisser-de-trace dans la névrose obsessionnelle. L’ensemble du savoir psychiatrique s’y trouve présupposé, la description noématique éclaire la structure de l’apparaître du monde propre à telle ou telle organisation pathologique, repérée grâce à des critères qui tiennent à la tradition de la psychiatrie clinique, mais, par eux-mêmes, ne doivent rien à la phénoménologie, car si la phénoménologie s’intéresse, par exemple, à la paranoïa, c’est la psychiatrie qui lui permet de la repérer, et la psychiatrie comme discipline est un être-du-monde transcendant. D’autre part, l’attitude phénoménologique vise, non pas à saisir intuitivement, par quelque Einfühlung réussi, la vie intérieure du patient, mais à décrire le fonctionnement effectif de la psychiatrie, en dévoilant ses conditions de possibilité. L’attitude phénoménologique à l’égard d’un maniaque, par exemple, ne consiste pas à essayer de saisir quelque chose de ce qu’on imagine être son expérience vécue, mais à décrire comment apparaissent, avec la question de leurs conditions préalables de possibilité, les divers éléments qui, dans une occurrence singulière, mais appréhendée avec des références inévitables au savoir psychiatrique, renvoient à la manie. Il s’agit ainsi de la mise à jour des conditions a priori de possibilité de quelque chose comme la psychiatrie : faire report à l’inconscient ou au troisième ventricule c’est, ou bien nourrir des illusions fort naïves, ou bien s’apercevoir qu’il s’agit, avec de semblables références, de ce que E. Husserl appelait des êtres de la culture et dont il montrait que seule une description de leurs modes d’apparaître et de la sédimentation de leur propre passé permet de ne pas en rester dupe. L’attitude phénoménologique revient ainsi, non à proposer une théorisation de plus, mais à s’interroger aussi complètement que possible sur l’organisation des présupposés qu’on doit recevoir pour que l’exercice de la psychiatrie – savoir-faire, savoir et faire-savoir – s’avère effectivement possible.
¶ Attitude ethnopsychiatrique Là encore, nous n’allons ni résumer le culturalisme, ni prendre parti dans le débat homérique qui opposa jadis B. Malinowski à G. Roheim [137] sur la question de l’ubiquité de la situation œdipienne et sur le rôle de l’oncle maternel dans les îles Trobriand. Nous tenons seulement à rappeler quelques points. D’une part, comme le faisait remarquer J.P. Falret depuis bien longtemps, la sémiologie ne saurait s’en tenir aux aspects anecdotiques des confidences délirantes, et, pour utiliser une locution d’E. Bleuler, la plupart des signes secondaires font des emprunts à la culture où vit le patient : il s’agit donc de privilégier les signes primaires et de ne pas borner la clinique à des apparences inévitablement serves des représentations sociales du sujet. D’autre part, il semble assez vain de se demander si certains signes ou certains syndromes apparaissent comme normaux dans une autre culture que celle où exerce le psychiatre, et si notre conception de l’hystérie rend compte d’elle-même et de la transe. Il nous paraît bien plus significatif de remarquer que la psychiatrie est apparue à
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l’intérieur d’une certaine culture, et que toutes ses prétentions éventuelles à l’universalité ne doivent nous faire oublier ni que la culture où elle s’est formulée n’est pas la seule, ni que c’est en elle que tout savoir scientifique s’est élaboré depuis près de trois millénaires.
Épilogue : usage des théories en psychiatrie [79]
Sauf à adopter une position dogmatique, nous ne saurions nous contenter de dire que seule la théorie certaine expose la vérité et que les autres doivent disparaître dans les ténèbres extérieures, car nous ne savons pas exactement où se trouve cette théorie certaine, et il nous semble que les théories contribuent à la diffusion du savoir et qu’elles accomplissent cette tâche au moins de deux manières un peu différentes. D’une part, à certains moments, une théorie plus ou moins dominante résume assez bien l’ensemble des connaissances, de telle sorte qu’elle rend de grands services, à condition qu’on ne perde pas de vue qu’aucun paradigme n’est éternel, comme l’a bien montré T.S. Kuhn, [95, 96] en 1983, et que la plus brillante des théories procède inévitablement de l’éphémère. Et cependant, nous trouvons là une utilité indéniable. D’autre part, une théorie peut considérablement aider le débutant dans l’apprentissage de la sémiologie et de la clinique. À cet égard, l’organodynamisme de H. Ey, en particulier par l’accent qu’il mettait sur la distinction entre les déstructurations de la conscience et les déstructurations de la personnalité, a pu, durant des décennies, permettre à beaucoup, dont le signataire de ces lignes, de se repérer dans une diversité clinique foisonnante, quitte, une fois le métier acquis, à prendre à l’égard de l’organodynamisme toutes les libertés qu’on voulait – et H. Ey l’admettait parfaitement. Le scepticisme relativiste est probablement plus proche d’une certaine vérité qu’une théorisation qui prétendrait rendre compte de tout le champ de la psychiatrie, mais il n’aide en rien celui qui commence et qui a besoin de points d’ancrage. À cet égard, le pur empirisme s’avère peu efficace, même s’il peut sembler plus satisfaisant lorsqu’on a réellement acquis le bon usage de la clinique. Nulle théorie importante ne se réduit à son efficacité pragmatique, mais cet aspect joue un rôle indéniable et méritait d’être souligné. Dans un tout autre registre, les théories contribuent à ce que, dans un autre travail, nous avons appelé le savoir de prestige. Comme les autres branches de la médecine, la psychiatrie se limiterait à un savoir-faire de tâcheron et ne progresserait jamais si, à chacune de ses époques, elle se limitait bêtement aux connaissances directement applicables, et, à cet égard, certaines théories inutiles aujourd’hui s’avéreront nécessaires au progrès de la pratique de demain ; de plus, un tel savoir de prestige permet d’articuler la psychiatrie avec d’autres domaines de la connaissance. C’est là un rôle décisif des théories et des affrontements entre théories. Un dernier point nous paraît nécessaire à préciser. L’un des plus notables psychanalystes français, disparu en 1981, disait parfois qu’il ne faut pas avoir besoin de guérir ses malades. Il signifiait ainsi que tant que le psychiatre faisait une affaire personnelle de l’amélioration d’un patient, il s’en occupait mal ; or, pour éviter de devenir l’enjeu du triomphalisme thérapeutique, le patient concerné pouvait se présenter comme illustration de telle ou telle théorie, et, par là même, évitait le péril précédent, qui le menaçait autant que le praticien.
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Principales théories dans la psychiatrie contemporaine
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Introduction à l’épidémiologie génétique des maladies psychiatriques B. Etain, F. Mathieu, M. Leboyer Les pathologies psychiatriques sont des maladies à hérédité complexe, résultant de l’action conjointe de plusieurs facteurs de risque, génétiques et environnementaux. Dans ces maladies, la corrélation entre le génotype et la maladie n’est pas directe et n’obéit pas aux lois de Mendel. Afin de pouvoir mettre en évidence les facteurs de risque génétiques dans les maladies complexes, il faut d’abord montrer l’existence d’une concentration familiale (agrégation familiale) de la maladie, puis montrer que cette agrégation est due à une composante génétique et la caractériser (nombre de facteurs impliqués, mode d’action...). Il faut ensuite localiser, identifier et préciser les effets de cette composante (gènes impliqués, polymorphismes fonctionnels, interactions entre les gènes et avec les facteurs d’environnement). Les études épidémiologiques permettent de mettre en évidence l’agrégation familiale d’une maladie. Les études de jumeaux et d’adoption et les analyses de ségrégation permettent de montrer l’implication de facteurs génétiques dans ces pathologies. Les études de liaison génétique, et plus récemment les études d’association, réalisées en utilisant les polymorphismes de l’acide désoxyribonucléique (ADN) (microsatellites ou des single nucleotid polymorphisms) permettent de définir les régions du génome pouvant contenir des gènes de susceptibilité (études de criblage systématique du génome). Les études fines des régions de susceptibilité permettent ensuite de définir les variants génétiques responsables de la susceptibilité génétique à la maladie, et la façon dont l’environnement module l’effet de ces gènes. Actuellement, les progrès de la génétique moléculaire rendent simple et peu coûteuse l’étude d’un grand nombre de polymorphismes génétiques pour un même individu. Cependant, la multiplication des tests conduit à conclure à l’implication de gènes de façon erronée (faux positifs dus à des tests multiples). De ce fait, la mise en évidence de sous-entités mendéliennes et la définition des phénotypes pertinents pour l’identification de la composante génétique des maladies psychiatriques, en faisant appel aux études de « symptômes-candidats » et d’endophénotypes, sont devenues nécessaires. De plus, l’étude des facteurs environnementaux nécessite d’être développée dans les maladies psychiatriques, car si les facteurs de susceptibilité génétique sont majoritairement impliqués dans ces pathologies, des facteurs environnementaux peuvent également intervenir dans l’expression phénotypique de la maladie. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Épidémiologie génétique ; Étude de liaison ; Étude d’association
■ Introduction
Plan ¶ Introduction
1
¶ Mise en évidence d’une agrégation familiale des maladies psychiatriques
2
¶ Recherche d’une composante génétique Méthode des jumeaux Études des enfants adoptés Analyses de ségrégation
2 2 3 3
¶ Localisation et identification des facteurs génétiques Progrès des technologies de génotypage Analyses de liaison génétique Analyses d’association maladie-marqueurs
3 3 3 4
¶ Nouvelles approches phénotypiques Approche symptôme candidat Approche endophénotypique Vers des approches transnosographiques
5 5 5 5
¶ Interactions gène/environnement
5
¶ Conclusion
6
Psychiatrie
Les maladies psychiatriques, comme d’autres maladies communes telles que les diabètes, certaines maladies cardiovasculaires, la plupart des malformations congénitales et certains cancers [1], sont des maladies à hérédité complexe qui résultent de l’action conjointe de plusieurs facteurs de risque, génétiques et environnementaux. Dans ces maladies, la corrélation entre le génotype et la maladie n’est pas directe et n’obéit pas aux lois de Mendel, et la fréquence de la maladie chez les apparentés d’un patient est en général assez faible [1]. Depuis environ 25 ans, les généticiens essaient d’expliquer cette répartition familiale en recherchant une composante génétique participant à l’étiologie de ces maladies. Les gènes dits de susceptibilité ne sont ni nécessaires, ni suffisants pour causer une maladie. Le sujet devient malade lorsqu’un seuil de susceptibilité est franchi, résultant de l’action conjointe de plusieurs facteurs de risque, génétiques et/ou environnementaux, ayant chacun un effet modeste. L’action conjointe de ces facteurs de risque (génétiques et environnementaux) se retrouve en fait dans toutes les maladies.
1
37-020-A-10 ¶ Introduction à l’épidémiologie génétique des maladies psychiatriques
Maladie de Huntington
Autisme Schizophrénie
Diabète
Lèpre
G G
E E
Phénylcétonurie Trouble bipolaire
Asthme
Varicelle
Figure 1. Spectre des maladies génétiques. « G » indique la composante génétique et « E » la composante environnementale d’une maladie. Plus une maladie se situe vers « E », plus les facteurs environnementaux jouent un rôle important dans son déterminisme. Plus une maladie se situe vers « G », plus la part des facteurs de vulnérabilité génétique est importante.
Ce qui diffère d’une maladie à l’autre, c’est la part respective de chacun d’eux. Toute maladie peut trouver sa place sur un gradient tel qu’à gauche se situe le pôle génétique « G » et à droite le pôle environnemental « E » (Fig. 1). Une maladie donnée est d’autant plus près du pôle « G » que sa composante héréditaire y est importante. Tout près du pôle « G » se placent les maladies dont la transmission suit les lois de Mendel. Le milieu peut y jouer un rôle : en effet, chaque fois qu’une maladie de ce type peut être traitée, c’est toujours, à l’heure actuelle, par une intervention portant sur le milieu. À l’extrémité droite du gradient, se trouvent les maladies infectieuses : le rôle de la composante héréditaire y est classiquement faible, mais ceci est actuellement remis en question pour certaines de ces maladies comme la tuberculose, la lèpre ou la bilharziose [2]. En situation intermédiaire, on trouve les maladies communes que nous avons déjà citées. Pour étudier ces maladies du point de vue génétique, la recherche comporte trois étapes. Il faut en effet montrer qu’il existe un excès de cas familiaux (agrégation familiale), que cet excès de cas familiaux est dû à des facteurs génétiques (composante génétique) et enfin analyser cette composante génétique en recherchant les variants génétiques associés à ces maladies.
■ Mise en évidence d’une agrégation familiale des maladies psychiatriques Les études épidémiologiques, que ce soit les études familiales, les études de jumeaux et les études d’adoption, permettent de mettre en évidence l’agrégation familiale de la maladie. Pour démontrer qu’il existe une agrégation familiale d’une maladie, on peut montrer par exemple que la maladie est plus fréquente chez les apparentés du premier degré des malades (parents, fratrie, enfants) que dans la population générale ou que chez les apparentés de premier degré de témoins sains. Dans le Tableau 1, pour certaines pathologies psychiatriques, quelques exemples
Tableau 1. Prévalence des principales pathologies psychiatriques chez les apparentés et dans la population générale. Le risque relatif kR concerne les apparentés de premier degré. Maladie du proposant
Autisme Trouble bipolaire
[3]
Fréquence kR chez les apparentés des témoins ou dans la population générale (%)
3
0,04 à 0,1
≈ 100
8
1
8
2à9
1
2à9
[4]
Schizophrénie
2
Fréquence chez les apparentés du premier degré (%)
sont donnés concernant l’augmentation de la fréquence observée parmi les apparentés de premier degré comparativement à la population générale [3-5]. Pour faire ces comparaisons, il faut souvent tenir compte de l’âge, du sexe des apparentés de sujets malades ou des témoins. Chez les apparentés du deuxième degré et du troisième degré, la fréquence de la maladie est plus faible que celle observée chez les apparentés de premier degré, mais toujours supérieure à celle observée dans la population générale. Une mesure de la concentration familiale est le risque relatif (kR). Le kR est défini comme la prévalence de la maladie chez les sujets apparentés d’un sujet malade rapportée à celle de la population générale. L’indice R représente le type d’apparentés (parents, germains, oncles, tantes...). Dans le Tableau 1, les chiffres donnés concernent les apparentés de premier degré [3-5]. Le kR est un risque global qui peut correspondre à l’action d’un ou plusieurs gènes ainsi que de l’environnement partagé (par exemple pour les frères et sœurs). En effet, le fait de démontrer un excès de cas familiaux dans une maladie ne fait que suggérer qu’il faut rechercher une composante génétique.
■ Recherche d’une composante génétique Différentes études permettent de mettre en évidence l’existence d’une composante génétique. Leur but est de dissocier l’effet des facteurs génétiques de celui des facteurs environnementaux familiaux.
Méthode des jumeaux C’est la plus ancienne des méthodes utilisées pour démontrer qu’une composante génétique est à l’origine de certaines maladies. Le principe de cette méthode consiste à comparer les taux de concordance d’une maladie chez des jumeaux monozygotes (MZ) et chez des jumeaux dizygotes (DZ). L’hypothèse de ce test est que les jumeaux MZ (issus d’un même œuf) partagent à la fois un patrimoine génétique et un environnement identiques, alors que les jumeaux DZ (issus de deux œufs différents) partagent en moyenne la moitié de leur patrimoine génétique (comme des germains) alors qu’ils partagent un environnement identique. La méthode consiste principalement à comparer les taux de concordance pour la maladie chez les MZ et les DZ. Les études de jumeaux permettent d’estimer la part des facteurs génétiques, de l’environnement partagé et de l’environnement non partagé. L’héritabilité génétique (h2) est définie comme la part de la variance phénotypique expliquée par les facteurs génétiques et exprimée en pourcentage de la variance totale. L’héritabilité correspond ainsi au pourcentage d’explication de la maladie due aux différences interindividuelles du génome. Elle comprend les facteurs génétiques additifs, c’est-à-dire le poids des différents gènes comprenant leur interaction mutuelle. Ainsi, de hauts scores d’héritabilité n’impliquent pas qu’un gène puisse à lui seul conférer une vulnérabilité importante. Quelques exemples d’héritabilité [3-8] sont donnés dans le Tableau 2. La méthode des jumeaux a plusieurs limites : d’une part, le recrutement des jumeaux est assez difficile et d’autre part, les jumeaux MZ et DZ sont considérés comme partageant le même environnement, ce qui n’est pas toujours le reflet de la réalité. Tableau 2. Héritabilité génétique des principaux troubles psychiatriques. Troubles psychiatriques Autisme
[3]
90% [4]
Trouble bipolaire
80%
[5]
80%
Trouble hyperactivité avec déficit de l’attention [6]
76%
Schizophrénie
Anorexie mentale [5]
Héritabilité génétique
Trouble panique
[7]
[8]
70% 30-40 %
Psychiatrie
Introduction à l’épidémiologie génétique des maladies psychiatriques ¶ 37-020-A-10
En effet, les jumeaux MZ partagent souvent plus leur environnement que les jumeaux DZ. On peut enfin noter que la concordance chez les jumeaux MZ n’est jamais de 100 % pour les maladies psychiatriques, ce qui témoigne d’un effet du milieu. L’étude de paires de jumeaux discordants pour la maladie étudiée peut également apporter des arguments en faveur d’un terrain de susceptibilité génétique. Par exemple, Gottesman et al. (1989) ont démontré que le risque d’avoir un enfant atteint de schizophrénie était comparable chez les enfants d’un jumeau schizophrène et chez ceux de son jumeau non schizophrène [9]. Ceci témoigne du fait que le jumeau discordant (c’est-à-dire sain) porte des gènes de susceptibilité à la maladie, les transmet à sa descendance qui les exprime ensuite sur le plan clinique.
■ Localisation et identification des facteurs génétiques
Études des enfants adoptés
Progrès des technologies de génotypage
Les études familiales d’adoption permettent de différencier les facteurs étiologiques environnementaux des facteurs génétiques. Un risque relatif élevé pour un trouble parmi, à la fois, les sujets adoptés et les parents adoptifs, suggère un facteur environnemental partagé. Au contraire, un risque similaire parmi les sujets adoptés et les parents biologiques suggère une influence génétique. Ce type d’études dissocie donc la composante génétique de la composante environnementale familiale postnatale. Une des enquêtes possibles consiste à comparer la fréquence de la maladie chez les parents biologiques selon que l’enfant adopté est malade ou non. Par exemple, pour le trouble bipolaire, une des études d’adoption a montré que 28 % des parents biologiques d’un sujet atteint étaient également atteints contre 2 % des parents biologiques de sujets adoptés sains [4]. Certaines études scandinaves réalisées dans la schizophrénie ont permis de montrer que 4,9 % des enfants adoptés de mère schizophrène souffrent de schizophrénie et 9,1 % souffrent de pathologies du spectre de la schizophrénie alors que seulement 1,1 % des enfants adoptés de mère saine présente une schizophrénie [10, 11]. Notons que l’étude de tels échantillons est extrêmement délicate compte tenu des difficultés de recrutement.
L’essor actuel de la biologie moléculaire et le perfectionnement des techniques de génotypage permettent désormais de réaliser des études dites « à haut débit ». Ainsi, les études actuelles peuvent porter sur l’étude de 5 200 marqueurs microsatellites (polymorphisme multiallélique, très polymorphe, carte Généthon) par individu. Plus récemment, grâce à la technologie des puces à ADN, il est possible d’étudier plusieurs centaines de milliers (entre 300 000 et 500 000) de polymorphismes simples de l’ADN, les single nucleotide polymorphism (SNP, ou polymorphisme biallélique) chez un même individu. Ce progrès technologique devrait permettre une couverture plus large du génome, favorisant ainsi la localisation et l’identification de gènes de susceptibilité aux maladies psychiatriques. Cependant, l’utilisation de ces génotypages devient complexe et fait appel à des connaissances statistiques approfondies. Les premiers résultats de ces études viennent d’être publiés dans le domaine du trouble bipolaire [13, 14] et seront suivis par ceux concernant la schizophrénie et l’autisme.
Analyses de ségrégation Les analyses de ségrégation étudient la distribution familiale d’une maladie dans des familles et cherchent à déterminer le modèle de transmission qui explique le mieux les données observées, notamment à mettre en évidence l’effet d’un gène majeur parmi l’ensemble des facteurs intervenant dans le déterminisme d’une maladie. Ces études sont réalisées, soit dans des familles avec plusieurs cas familiaux (familles « à risque »), soit dans des familles recensées par l’intermédiaire d’un malade (appelé proposant), non sélectionné pour ses antécédents familiaux. Le but de l’analyse de ségrégation est de rechercher le rôle d’un ou deux gènes parmi l’ensemble des facteurs génétiques et de milieu à l’origine de la concentration familiale de la maladie étudiée. L’analyse de ségrégation permet d’expliquer la manière dont la maladie se transmet dans les familles, d’estimer le rôle des facteurs génétiques et de milieu sousjacents à la maladie et de caractériser l’effet de ce(s) gène(s) (fréquence[s], risque de maladie en fonction du génotype [pénétrance]). Bien que certaines généalogies soient très évocatrices d’une hérédité mendélienne, celle-ci n’a jamais pu être démontrée dans la schizophrénie, le trouble bipolaire ou l’autisme, suggérant l’implication de plusieurs facteurs génétiques et environnementaux. L’analyse de ségrégation peut également permettre d’identifier une sous-entité mendélienne dans une maladie multifactorielle. Par exemple, dans le trouble bipolaire à début précoce (débutant avant 25 ans), le mode de transmission le plus probable est un mode associant la transmission d’un gène majeur associée à une composante polygénique. En revanche, le mode de transmission du trouble bipolaire à début tardif est compatible avec un modèle multifactoriel impliquant de nombreux gènes et de nombreux facteurs environnementaux [12]. Psychiatrie
Les avancées technologiques sur le plan moléculaire et informatique de ces dix dernières années permettent de décrypter l’information génétique contenue dans l’acide désoxyribonucléique (ADN) et donc de disposer du profil génétique de chaque individu, différent d’un sujet à l’autre. En effet, chaque individu possède des variations de l’ADN qui lui sont propres (nombre de répétitions d’une séquence, changement d’une base par une autre, etc.). Ces variations, dont certaines sont communes à des groupes d’individus (polymorphismes), ne servent qu’à localiser les gènes impliqués dans les maladies à l’aide de méthodes de cartographie génétique.
Analyses de liaison génétique L’analyse de liaison génétique est une approche qui permet de localiser au sein du génome un (ou plusieurs) gène(s) de susceptibilité impliqué(s) dans une pathologie donnée en étudiant la cotransmission du phénotype étudié et des marqueurs génétiques. Il existe deux types de méthodes d’analyse de liaison génétique : les méthodes modèle-dépendantes et les méthodes modèle-indépendantes. Les méthodes modèledépendantes nécessitent la spécification du modèle génétique de transmission du gène de susceptibilité à la maladie alors que les méthodes modèle-indépendantes ne nécessitent pas de connaître ce mode de transmission.
Méthodes d’analyse de liaison génétique modèle-dépendantes Lod-score Le test du Lod-score, proposé par Morton en 1955, est le test de liaison génétique le plus souvent utilisé pour tester la liaison génétique impliquée dans les maladies monogéniques [15]. Les méthodes d’analyse de liaison génétique basées sur la méthode des Lod-scores recherchent si un gène causant une maladie (dont la localisation est recherchée) et un marqueur génétique (dont la localisation est connue) coségrègent de manière indépendante ou non avec la maladie. Si le locus de la maladie n’est pas à proximité du locus du marqueur génétique, les deux loci (marqueur/maladie) ségrègent de façon indépendante. Cependant, cette méthode nécessite de connaître le mode héréditaire de la maladie (dominant, récessif, fréquence du gène, pénétrance, etc.) et suppose un modèle monogénique de la maladie. Cette méthode, qui a permis de localiser des gènes impliqués dans les maladies héréditaires classiques, s’est révélée décevante dans les maladies multifactorielles, et en particulier dans les maladies psychiatriques. Le modèle héréditaire n’étant pas connu pour les maladies psychiatriques (cf. analyse de ségrégation), les modèles utilisés pour le calcul des Lod-scores se sont multipliés : maladies dominantes, à hérédité intermédiaire,
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récessives, avec des taux de pénétrance et des fréquences géniques variables. La multiplication des tests rend alors ces résultats difficilement interprétables. Analyses de ségrégation-liaison L’utilisation de la méthode combinée ségrégation-liaison [16], basée sur les modèles régressifs, permet de spécifier la fonction de pénétrance de manière plus générale, en incluant l’effet du gène à localiser, des dépendances familiales résiduelles et des facteurs de risque de la maladie. La prise en compte des dépendances familiales peut permettre d’augmenter la puissance de détection du gène dans un trait complexe [17]. Cette méthode d’analyse est puissante pour localiser les gènes impliqués dans une pathologie donnée lorsque l’effet du gène sur la variabilité du trait est assez important. L’utilisation de ces méthodes est cependant délicate lorsque le modèle génétique n’est pas connu puisqu’une mauvaise spécification de ce modèle peut conduire à exclure faussement une région du génome [18]. Néanmoins, ces méthodes sont utiles pour confirmer une région de liaison dans l’étude de traits complexes. De plus, ces méthodes permettent de prendre en compte l’effet des facteurs de risque dans l’analyse. Cependant, dans le cas de l’étude des maladies psychiatriques, l’utilisation de méthodes « modèle-indépendantes », ne nécessitant pas d’inférer le mode de transmission de la maladie, semble plus adaptée.
Méthodes d’analyse de liaison génétique modèle-indépendantes Méthode des paires de germains atteints (« affected sib-pairs ») Les méthodes modèle-indépendantes recherchent si des sujets apparentés qui se ressemblent pour le statut de la maladie (atteints) se ressemblent aussi pour un marqueur génétique donné. Le plus souvent, ces méthodes utilisent des paires de germains (frères/sœurs ou sib-pair dans la notation anglosaxonne) et permettent de rechercher si les germains qui se ressemblent pour la maladie ont hérité de leurs parents, plus souvent que ne le voudrait le hasard, des copies identiques du marqueur étudié. Les allèles identiques par descendance mendélienne sont dits « ibd » pour identical by descent dans la notation anglo-saxonne. Historiquement, la première étude de paires de germains a été proposée par Penrose [19] et consistait à comparer le nombre de paires de germains atteints partageant zéro, un ou deux allèles « ibd » au nombre de paires de germains attendu sous l’hypothèse d’absence de liaison génétique (n/4 pour zéro allèles « ibd », n/2 pour un allèle « ibd » et n/4 pour deux allèles « ibd » et où n est le nombre de paires de germains) par un test de v2 à deux degrés de liberté. Si la comparaison est statistiquement significative, on peut conclure que le gène de susceptibilité à la maladie est proche du marqueur génétique, voire confondu avec lui. En effet, si le locus marqueur est lié au locus maladie, il y aura un fort taux de paires de germains qui partageront deux allèles « ibd ». La méthode utilisée classiquement dans la plupart des analyses de liaison a été proposée par Haseman et Elston en 1972 [20] . L’observation des génotypes chez les parents et les enfants des familles permet d’estimer la proportion d’allèles « ibd » chez les germains de la paire. Si le locus marqueur est lié au locus maladie, cette proportion sera supérieure à 50 %. Cependant, la puissance de la méthode des paires de germains pour détecter la liaison entre une maladie et un locus de susceptibilité dépend de la contribution propre de ce locus à l’augmentation du risque chez les germains. Cette méthode est peu puissante pour des k Germains < 1,5, ce qui correspond le plus souvent aux valeurs attendues pour les polymorphismes impliqués dans les maladies psychiatriques. Cela implique de travailler sur de grands échantillons pour détecter une liaison. Méthodes basées sur la maximisation de la vraisemblance D’autres méthodes modèle-indépendantes, basées sur la maximisation de la vraisemblance, ont également été proposées, dont la méthode Maximum Likelihood Score (MLS) [21] ou la méthode Maximum Likelihood Binomial approach (MLB) [22].
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Dans la méthode MLS, la vraisemblance des génotypes pour la paire de germains atteints est maximisée comme une fonction des probabilités (zi) d’avoir i allèles identiques par descendance mendélienne (i = 0, 1 ou 2). Pour chaque famille, la proportion d’allèles identiques par descendance pour les deux germains de la paire est estimée à partir des données observées pour le marqueur analysé. La méthode MLB est basée sur la distribution du nombre de germains atteints recevant un des deux allèles d’un parent hétérozygote. Cette méthode considère la fratrie d’atteints dans son ensemble, et non des paires de germains. Ces méthodes sont complexes et font appel à des concepts statistiques poussés. L’utilisation de ces méthodes d’analyse de liaison génétique se heurte à un certain nombre de problèmes lorsque l’on étudie des maladies complexes dues à l’action conjointe de plusieurs facteurs génétiques et environnementaux.
Analyses d’association maladie-marqueurs Classiquement, les études d’association comparent les distributions alléliques ou génotypiques entre une population de malades et une population de témoins. Ces études sont basées sur la notion de déséquilibre de liaison, correspondant à l’association non aléatoire d’allèles. En absence de déséquilibre, les allèles des deux loci se répartissent de façon indépendante dans les gamètes. En présence de déséquilibre, les allèles des deux loci ne sont pas répartis indépendamment, les sujets malades portant plus fréquemment l’allèle à risque que les sujets sains.
Analyses d’association cas/témoins Une association maladie-marqueur génétique est mise en évidence par la comparaison chez les malades et les témoins des fréquences génotypiques, alléliques ou haplotypiques (combinaison de plusieurs marqueurs). Classiquement, les études cas/ témoins comparent la fréquence du marqueur génétique chez les malades et chez les témoins. Cette approche a permis de mettre en évidence une association entre la schizophrénie et le gène DISC1 [23], entre le trouble bipolaire et le polymorphisme long/court du promoteur du gène codant pour le transporteur de la sérotonine [24] ou encore entre l’hyperactivité avec déficit de l’attention et certains gènes du système dopaminergique [25]. La puissance des études cas/témoins dépend de la taille de l’échantillon, du modèle génétique sous-jacent, des fréquences alléliques du locus marqueur et du déséquilibre de liaison entre le locus maladie et le locus marqueur (plus le déséquilibre est fort, plus le test est puissant). Le principal biais de ce type d’étude est le biais de stratification, où la différence observée entre les cas et les témoins n’est pas due à la maladie mais à une autre cause comme une répartition ethnique différente entre les sujets malades et les témoins. Pour que l’analyse soit valide, il faut que les malades et les témoins soient issus de la même population.
Analyses d’associations familiales Il est possible de s’affranchir de ce problème de stratification en choisissant des témoins au sein même des familles des malades. Pour cela, des familles composées d’un enfant malade et de ses deux parents (malades ou non) sont étudiées. Le principe du Transmission Disequilibrium Test (TDT) [26] consiste à comparer le nombre d’allèles transmis par un parent hétérozygote à un enfant atteint, au nombre d’allèles non transmis (servant de témoins). Cette méthode est puissante si le gène du marqueur est le gène de maladie [27]) et permet de détecter un gène à petit effet [28]. Cependant, pour ce type de méthodes, la multiplication des tests conduit à conclure à l’implication de gènes de façon erronée (faux positifs dus à des tests multiples). Il faut noter que ces méthodes sont complexes à mettre en œuvre et font appel à des modèles statistiques compliqués. Malgré leurs contraintes propres, elles permettent de progresser dans la compréhension de la composante génétique de certaines pathologies psychiatriques. Ainsi, c’est en appliquant certaines de ces méthodes d’analyse et en les couplant aux études de Psychiatrie
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caryotypes que, pour la première fois, des mutations génétiques ont été identifiées dans l’autisme au niveau des gènes codant pour les neuroligines 3 et 4 [29].
■ Nouvelles approches phénotypiques L’absence de validité génétique des classifications diagnostiques standardisées en psychiatrie (notamment les classifications Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders [DSM]-IV et Classification internationale des maladies [CIM]-10 [30, 31]) a conduit à préconiser de nouvelles approches phénotypiques visant à améliorer la correspondance génotype/phénotype. Le démembrement phénotypique des maladies psychiatriques vise à identifier des sous-groupes de patients génétiquement homogènes en faisant appel à deux stratégies complémentaires : l’approche dite « symptôme candidat » et l’utilisation d’endophénotypes. Ce démembrement phénotypique devrait faciliter l’identification des facteurs de vulnérabilité génétique en travaillant sur des formes cliniques plus homogènes, plus familiales et répondant à un mode de transmission génétique donné [32].
Approche symptôme candidat Un symptôme candidat est une variable clinique (catégorielle ou dimensionnelle) observée chez les sujets atteints et présente les caractéristiques suivantes : une concordance entre jumeaux MZ et entre paires de germains atteints, une association avec une augmentation du risque d’être atteint parmi les apparentés de premier degré, la définition d’une forme clinique homogène (profil clinique, évolutif et/ou thérapeutique). Le symptôme candidat répond à un mode de transmission génétique simple et est associé à un (ou des) gène(s) candidat(s) spécifique(s). Par exemple, les caractéristiques psychotiques (principalement hallucinations et idées délirantes) présentes lors des épisodes thymiques dans le trouble bipolaire sont considérées par certains auteurs comme un symptôme candidat [33, 34]. Une stratégie proche de celle utilisant les symptômes candidats consiste à isoler une sous-entité mendélienne dans la maladie. Par exemple, l’âge de début du trouble bipolaire a été utilisé avec de premiers résultats encourageants dans le trouble bipolaire. En effet, l’âge de début du trouble bipolaire permet d’identifier une forme clinique plus homogène, caractérisée par une fréquence augmentée d’épisodes maniaques et mixtes, de comportements suicidaires, de conduites addictives et de comorbidités anxieuses et par une moins bonne réponse thérapeutique au lithium, ainsi que par une augmentation du risque familial chez les apparentés de premier degré [35]. En se focalisant sur cette forme clinique à début précoce, plusieurs régions chromosomiques de liaison ont pu être identifiées, permettant ainsi de faciliter l’identification de gènes candidats [36]. C’est ce même type d’approche phénotypique qui a permis, par exemple, d’identifier le gène BRCA1 dans le cancer du sein [37].
Approche endophénotypique Les endophénotypes, qui sont des traits neurophysiologiques simples, correspondent à des dysfonctionnements neuronaux stables dans le temps, fortement associés à la maladie. Ces traits se retrouvent chez les apparentés sains de sujets malades, et sont susceptibles de jouer un rôle dans la prédisposition à la maladie. Ces traits sont en général quantitatifs. La comparaison de témoins, d’apparentés sains et de patients pour ces traits, peut permettre la mise en évidence d’une transmission mendélienne de ce trait. De ce fait, il est ensuite possible d’employer la puissance de la génétique mendélienne pour tenter d’identifier un à un les gènes impliqués dans ces endophénotypes. Un endophénotype peut être une mesure biologique, physiologique, anatomique, cognitive ou une caractéristique dimensionnelle. Il permet l’identification d’une vulnérabilité génétique chez les apparentés non atteints, mais à risque de développer la maladie. Psychiatrie
L’endophénotype est héritable et est associé à un gène candidat. Par exemple, dans le trouble bipolaire, les anomalies du transporteur plaquettaire de la sérotonine peuvent être considérées comme un endophénotype biochimique [38]. Les anomalies électrophysiologiques des ondes P50 ou P300 observées chez les apparentés de premier degré de sujets souffrant de schizophrénie constituent un autre exemple [39, 40].
Vers des approches transnosographiques Les classifications nosographiques actuelles telles que le DSM-IV ou l’ICD-10 [30, 31] paraissent trop arbitraires pour être utilisées dans le domaine de la psychiatrie génétique. De nouvelles approches permettent, non plus d’étudier des maladies en tant que telles, mais également de se focaliser sur des comportements pathologiques comme les comportements suicidaires par exemple. Ainsi, il a été suggéré que les comportements suicidaires étaient héritables au sein des familles (héritabilité estimée à 55 % pour les tentatives de suicides graves) et que cette transmission génétique était indépendante de celle de la maladie psychiatrique principale [41] . Cette conception a permis de conduire des études sur de larges échantillons de patients, présentant des diagnostics psychiatriques variés, et mettant en évidence des associations entre les comportements suicidaires et des gènes codant pour le transporteur de la sérotonine [42] et pour la tryptophane hydroxylase [43]. Ces approches transnosographiques permettent également de revisiter le continuum clinique existant entre la schizophrénie et le trouble bipolaire. Ainsi, les dimensions de propension à délirer ou de schizotypie pourraient représenter des dimensions héritables, communes à la schizophrénie et au trouble bipolaire [44, 45] ; certains gènes de susceptibilité pourraient être communs à la schizophrénie et au trouble bipolaire. Ces nouvelles approches phénotypiques sont de plus en plus couramment utilisées dans le domaine de la psychiatrie génétique afin d’identifier les phénotypes pertinents et valides à étudier et de faciliter l’identification de gènes de susceptibilité.
■ Interactions gène/environnement Si le poids des facteurs génétiques semble majeur dans la plupart des pathologies psychiatriques, l’intervention de facteurs environnementaux est également démontrée. Les différents facteurs environnementaux pouvant jouer un rôle dans l’étiologie des troubles psychiatriques sont, par exemple, les infections virales durant la grossesse (c’est le cas du virus de la grippe dans la schizophrénie), les complications néonatales, les traumatismes crâniens, la consommation de substances toxiques, les traumatismes affectifs durant l’enfance et les facteurs de stress environnementaux à l’âge adulte. L’effet de ces facteurs environnementaux restent pour certains encore mal connu, d’une part car ils sont souvent difficilement mesurables (en termes de survenue, d’intensité ou de chronicité) et d’autre part leurs effets propres demeurent souvent difficilement quantifiables [46]. Cependant, plusieurs publications ont tenté d’étudier l’effet des interactions gène/environnement sur l’expression clinique de certaines pathologies psychiatriques. Un premier exemple concerne les facteurs de stress, le génotype du transporteur de la sérotonine et le risque de dépression à l’âge adulte. Il a été démontré, même si ces résultats n’ont pas été constamment répliqués, que les facteurs de stress n’augmentaient le risque de dépression et de tentative de suicide que chez les sujets porteurs d’au moins un allèle « s » du promoteur du gène codant pour le transporteur de la sérotonine [47]. De même, la consommation de cannabis à l’adolescence n’augmenterait le risque de souffrir d’un trouble schizophréniforme à l’âge adulte que chez les sujets porteurs de l’allèle valine du gène codant pour la catéchol-O-méthyltransférase (COMT) [48] (Fig. 2, 3).
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Probabilité d'épisode dépressif majeur
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■ Conclusion
.50 .40
s/s
.30
s/l
.20
l/l
.10 .00 0
1
2
3
4+
Nombre d'événements de vie stressants Figure 2. Modulation des effets des événements de vie stressants sur la probabilité de survenue d’un épisode dépressif majeur par le gène du transporteur de la sérotonine [47]. Pour chaque génotype du variant l/s du promoteur du gène codant pour le transporteur de la sérotonine, la probabilité d’épisode dépressif majeur à l’âge adulte (26 ans) est une fonction du nombre d’événements de vie stressants vécus par un individu entre 21 et 26 ans. Le nombre d’événements de vie stressants vécus prédit le diagnostic épisode dépressif majeur chez les homozygotes s/s et les hétérozygotes s/l (p ≤ 0,001) mais pas chez les homozygotes l/l (p = 0,24).
Trouble schizophréniforme à l'âge adulte (%)
20
L’analyse de la composante génétique sous-tendant les maladies psychiatriques est en réalité très complexe du fait de leur hétérogénéité clinique et génétique. En effet, une même maladie peut être due à des facteurs génétiques et environnementaux différents ; de plus, de mêmes facteurs génétiques et environnementaux peuvent avoir une expression clinique variable. Les méthodes de ségrégation et d’analyse de liaison classiques ont démontré leurs limites dans le domaine de la psychiatrie génétique. C’est pour cela que de nouvelles approches génétiques sont désormais préconisées, en particulier les méthodes d’analyse modèle-indépendantes. Parallèlement, la définition des phénotypes pertinents pour l’analyse de la composante génétique a bénéficié des approches « symptôme candidat » et « endophénotype » qui permettent de mieux caractériser des formes cliniques familiales homogènes et des traits présents chez les apparentés et témoins de leur susceptibilité génétique. Enfin, la prise en compte des facteurs environnementaux dans l’analyse de la composante génétique des troubles psychiatriques devrait permettre de proposer des modèles de compréhension étiologique pour ces pathologies.
■ Références [1] [2] [3]
15
[4] [5] 10
[6] 5
[7] [8]
0
[9] MET/MET
VAL/MET
VAL/VAL
Génotype de la COMT
[10]
Absence de cannabis à l'adolescence Consommation de cannabis à l'adolescence
[11] Figure 3. Modulation des effets de la consommation de cannabis à l’adolescence sur le trouble schizophréniforme à l’âge adulte par le gène de la catéchol-O-méthyltransférase (COMT) [48]. La consommation de cannabis à l’adolescence est associée à une augmentation du risque de trouble schizophréniforme à l’âge adulte parmi les sujets homozygotes Val/Val (odd ratio [OR] = 10,9, intervalle de confiance [IC] 95 % : 2,254,1), dans une moindre mesure chez les individus hétérozygotes Val/Met (OR = 2,5, IC 95 % : 0,78-8,2) mais pas chez les individus homozygotes Met/Met (OR = 1,1, IC 95 % : 0,21-5,4).
[12]
[13]
[14] Ainsi, la réponse à un facteur environnemental serait conditionnée par le génotype d’un individu au sens où l’effet de ce facteur d’environnement n’est observable que chez les sujets porteurs d’allèles de susceptibilité. Cette perspective ouvre de nouvelles voies de réflexion en psychiatrie, par l’étude des interactions gène/environnement, et propose des modèles de compréhension des mécanismes étiologiques sous-tendant certaines maladies psychiatriques.
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B. Etain ([email protected]). Inserm U841, 94000 Créteil, France. Université Paris XII, 94000 Créteil, France. Pôle de psychiatrie, Groupe hospitalier Chenevier-Mondor, 40, rue de Mesly, 94000 Créteil, France. F. Mathieu. Inserm U841, 94000 Créteil, France. M. Leboyer. Inserm U841, 94000 Créteil, France. Université Paris XII, 94000 Créteil, France. Pôle de psychiatrie, Groupe hospitalier Chenevier-Mondor, 40, rue de Mesly, 94000 Créteil, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Etain B., Mathieu F., Leboyer M. Introduction à l’épidémiologie génétique des maladies psychiatriques. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-020-A-10, 2008.
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Démographie et psychiatrie F. Chapireau L’apport original de la démographie pour l’étude des populations soignées en psychiatrie porte sur leur dynamique. Le présent article l’illustre en détail et discute les questions méthodologiques corrélatives. Après une revue de la littérature internationale, les données franc¸aises du XXe siècle mettent en lumière les évolutions de régime démographique, défini par les relations entre trois variables : le nombre de personnes entrant dans la population, l’effectif des présents un jour donné et les durées pendant lesquelles les personnes sont inscrites dans la population. Au delà du régime démographique d’ensemble, la complexité des évolutions sous-jacentes est analysée par sexe, âge et grande catégorie diagnostique. En conclusion est proposée une synthèse des principales règles méthodologiques. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Démographie ; Psychiatrie ; Maladies mentales ; Régime démographique ; Populations ; Hospitalisation ; Désinstitutionalisation
Plan ■
Introduction
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Revue de la littérature Jalons historiques Travaux contemporains
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Population hospitalisée en psychiatrie en France au xxe siècle Sources Régime démographique d’ensemble Régime démographique détaillé Passages entre populations voisines
3 3 3 4 5
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Questions de méthode Erreurs à éviter Choix des méthodes appropriées
6 6 6
Introduction Les personnes ayant recours aux soins forment des populations. L’application des méthodes démographiques à ces populations apporte des informations importantes. Même si elle lui est apparentée, cette approche se différencie de l’épidémiologie, qui est « l’étude de la fréquence des pathologies et, plus généralement, de la distribution des états de santé dans les populations humaines et de leurs déterminants » [1] . Selon l’introduction au traité de Caselli, Vallin et Wunsch : « quelle que soit la population étudiée c’est bien sa dynamique qui est le centre d’intérêt du démographe » [2] . Le présent article est entièrement consacré à la dynamique des populations soignées en psychiatrie. Une erreur fréquente est la représentation statique (plutôt que dynamique) des populations. Selon certains auteurs, la baisse du nombre de lits témoignerait d’un moindre usage de l’hospitalisation psychiatrique. Or, en 1925, il y a en France 75 580 personnes présentes un jour donné en service de psychiatrie, cependant que 25 233 autres sont admises dans l’année. Au EMC - Psychiatrie Volume 11 > n◦ 3 > juillet 2014 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(14)65716-3
total, 252 personnes pour 100 000 habitants sont hospitalisées en psychiatrie en 1925. Trois quarts de siècle plus tard, en 2000, l’effectif global des personnes présentes au premier janvier ou admises dans l’année en service sectorisé à temps plein est de 305 863, soit 523 personnes pour 100 000 habitants. Au total, sans compter les personnes hospitalisées en dehors du service public sectorisé, dont les effectifs se sont beaucoup accrus, le nombre de personnes ayant accès à l’hospitalisation psychiatrique triple en trois quarts de siècle et le taux rapporté à la population générale fait plus que doubler. Autrefois, les malades mentaux étaient rarement hospitalisés, mais désormais l’accès à l’hospitalisation en psychiatrie s’est considérablement développé. De plus, la structure par sexe, âge et diagnostic de la population hospitalisée évolue au point de se transformer profondément. Force est de constater qu’à la fin du siècle, la signification pratique de « malade mental » n’a plus grand chose à voir avec ce qu’elle était au début. L’approche démographique contribue à analyser cette variation, ce que l’épidémiologie ne peut pas faire.
Revue de la littérature Il n’est pas possible d’effectuer ici l’inventaire des travaux psychiatriques utilisant les méthodes démographiques. Le choix se limite aux exemples illustrant des questions méthodologiques importantes.
Jalons historiques Les recherches nord-américaines permettent une mise en perspective méthodologique. Après les travaux fondateurs de Jarvis, la bifurcation des questionnements en deux branches est nette : d’une part le domaine de la démographie sociale et de la sociologie, d’autre part celui de la hausse des effectifs présents un jour donné en hôpital psychiatrique.
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Edward Jarvis Le plus ancien usage des méthodes démographiques en psychiatrie revient à Jarvis dans l’État du Massachusetts en 1850 [3] . Les géographes appellent « loi de Jarvis » le constat selon lequel le recours à l’hospitalisation est inversement proportionnel à la distance de la résidence de la personne au lieu de l’établissement [4] . Jarvis (1803–1884) est médecin ; il prend part aux débats sur le recensement fédéral de 1840, prélude à sa participation aux éditions de 1850, 1860 et 1870. Son rapport de 1855 [5] , commandé par la législature du Massachusetts, analyse le recensement réalisé par lui en 1854 selon les méthodes alors en vigueur, des malades mentaux de l’État. Il décrit les populations de malades à l’hôpital psychiatrique, à l’hôpital général, à l’hospice, en prison et à domicile, puis étudie leurs relations, ce qui le conduit à s’insurger contre le fait que, par souci d’économie, les malades mentaux sont conduits à l’hospice ou même en prison plutôt qu’à l’hôpital psychiatrique. Il recommande la création de plusieurs hôpitaux ne dépassant pas 250 lits et proches des populations desservies. Enfin, il ne se contente pas de fournir des résultats susceptibles d’éclairer les décisions des élus : il se penche sur des questions qui vont occuper les épidémiologistes et les sociologues jusqu’à nos jours, comme les relations entre folie et pauvreté, ou entre folie et immigration.
Premières études de démographie sociale Une des premières études comparant des taux de personnes hospitalisées en psychiatrie a été conduite en 1939 pour chacun des 120 quartiers de Chicago [6] . Faris et Dunham y étudient les 7 069 premières admissions des deux années 1930 et 1931, mais aussi la totalité des 28 763 cas admis dans les hôpitaux d’État entre 1922 et 1934 et sur la même période, les 6 101 cas admis dans les hôpitaux privés. Leur plus célèbre constat est que les personnes ayant rec¸u un diagnostic de schizophrénie sont beaucoup plus nombreuses dans les quartiers pauvres, cependant que les personnes ayant rec¸u un diagnostic de psychose maniacodépressive sont uniformément réparties dans la ville. En 1958, Hollingshead et Redlich publient en volume leur célèbre étude annoncée dans un article de 1953, réalisée à New Haven (Connecticut) [7] . Ils recherchent les relations entre d’une part l’existence d’une maladie mentale puis son traitement, et d’autre part la classe sociale de la personne concernée. Ils concluent que « la mise en œuvre de la décision qu’une personne devrait être soignée par un psychiatre en raison de son comportement perturbé est liée au statut de classe [de la personne concernée] ». Pour les classes élevées, il y a une tendance nette à conseiller des soins réflexifs (insightful), alors que pour les classes plus défavorisées les méthodes obligatoires sont plus souvent utilisées. Enfin, « plus basse est la classe, plus forte est la proportion de patients dans la population ». Ce travail a été critiqué [8] car il étudie les personnes soignées un jour donné, de sorte que celles dont le traitement est plus court sont moins représentées dans l’enquête que les autres, et inversement.
Hausse des effectifs présents en hôpital psychiatrique Plusieurs ouvrages des années 1940 tentent d’établir si la hausse des effectifs présents un jour donné en hospitalisation psychiatrique correspond ou non à une augmentation de la fréquence des maladies mentales. Ceci conduit les auteurs à deux débats méthodologiques, sur la définition du trouble mental par l’hospitalisation spécialisée et sur les modalités d’analyse des populations soignées. En 1940, Malzberg [9] analyse dans l’État de New York, de 1909 à 1935, les populations des personnes présentes un jour donné, et admises pour la première fois, en nombre et en taux pour 100 000 habitants, par diagnostic puis par âge, avant de présenter une analyse détaillée de la situation en 1929–1931. Il conclut : « qu’il y a eu une tendance ascendante pour les premières admissions dans l’État de New York depuis 1909, et de cela nous inférons
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maintenant qu’il y a eu une hausse correspondante des maladies mentales. À cette conclusion nous faisons une exception importante, celle d’une baisse de la paralysie générale ». La même année, en 1940, Dayton analyse les 89 190 admissions en hôpital psychiatrique de l’État du Massachusetts de 1917 à 1933, dont 56 579 admissions pour la première fois [10] . Sa réponse est plus nuancée que celle de Malzberg : la plus grande fréquence des nouveaux cas n’explique qu’en partie la hausse des présents un jour donné, car toutes les hospitalisations sont très longues (9 ans en moyenne), ce qui provoque mécaniquement une augmentation des effectifs présents, d’autant plus que ces durées s’allongent sur la période étudiée. D’autre part, il explique longuement qu’il s’est heurté à de grandes variations des pratiques diagnostiques d’un établissement à l’autre, et d’une année sur l’autre dans le même établissement, au point qu’il a d’abord envisagé de ne pas utiliser du tout cette variable. Dans le même État, en 1949, Goldhamer et Marshall [11] analysent les taux de première admission de 1840 à 1885, et les comparent à ceux de 1940. Ils affirment que « il n’y a eu aucune hausse de la fréquence des psychoses pendant ces cent dernières années ». Ils soulignent que les taux d’admission à l’hôpital ne correspondent pas aux taux d’incidence en population générale : « Les taux d’admission sont une fonction de (a) l’incidence réelle de la maladie mentale et de (b) les facteurs qui influencent la proportion et le type de personnes malades mentales qui sont hospitalisées ». Les discussions se poursuivent notamment sous l’impulsion de Kramer (1914–1998). Il dirige la division de biométrique au National Institute of Mental Health (NIMH) des États-Unis de 1949 (création de cet institut) jusqu’à son départ à la retraite en 1984. Ses travaux démographiques cessent au début des années 1970, lorsque les priorités du NIMH se déplacent vers la standardisation des diagnostics et la préparation de grandes enquêtes en population générale. Dès 1949, presque tous les auteurs admettent que les taux d’hospitalisation ne sont en aucun cas le reflet de la morbidité en population générale. Reste la question de la hausse des effectifs un jour donné. Kramer souligne que la prévalence doit toujours être étudiée en relation avec d’autres variables : « de même que les variations de la prévalence d’une maladie d’un lieu à l’autre et d’un moment à l’autre sont difficiles à expliquer sans connaître les variations d’incidence et de durée de la maladie, de même, [...] les explications des différences d’effectifs résidants ne sont pas possibles sans connaître ces deux variables de base » [12] . Après avoir étudié l’évolution d’un grand établissement [12] , il compare la situation de 11, puis de 16 États [13, 14] .
Travaux contemporains Les publications scandinaves illustrent plusieurs questions de méthode, notamment celle de la définition du périmètre des études, et celle du choix entre l’analyse de la dynamique des populations soignées et celle des facteurs de risque. L’étude des populations soignées est grandement facilitée dans les pays nordiques par l’existence de registres et par la possibilité offerte aux chercheurs d’obtenir l’autorisation de réunir les informations présentes dans différentes sources [15] . Ainsi, au Danemark, l’évolution de l’hospitalisation psychiatrique est étudiée de 1957 à 1987 [16–18] . Évaluant les effets de la modernisation des hôpitaux, de la sectorisation et de la réduction des lits, les auteurs montrent la complexité des mécanismes à l’œuvre. Ils délimitent précisément le champ étudié et ses variations dans le temps : « les statistiques hospitalières doivent être interprétées très soigneusement, car des changements drastiques dans les effectifs signifient souvent que de nombreux patients ont simplement été transférés à d’autres domaines administratifs et de ce fait ne sont plus inclus dans les statistiques ». Dans le domaine proprement psychiatrique, ils analysent l’effet combiné de l’évolution des effectifs admis et du raccourcissement des durées de séjour, et ils remarquent que la sectorisation et le développement des soins ambulatoires évitent des hospitalisations mais facilitent aussi l’accès à l’hôpital. En 1999, un article remarqué s’intitule « La désinstitutionalisation a-t-elle été trop loin ? » [19] . En analysant les données EMC - Psychiatrie
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de plusieurs registres danois, le grand épidémiologiste MunkJørgensen établit les conclusions suivantes : de 1970 à 1987, la baisse massive du nombre de lits s’accompagne d’une diminution importante des effectifs admis ; le taux standardisé de mortalité par suicide chez les malades mentaux souffrant de psychose non organique double au moment où ce même taux baisse en population générale ; il y a une hausse exponentielle de 6,7 % par an des criminels atteints de troubles mentaux ; les mesures coercitives dans les services de psychiatrie sont massivement plus nombreuses ; le taux d’occupation moyen des lits passe de 80 % à 100 %. En Finlande, une étude sur la période de 1987 à 1995 aborde elle aussi la question du champ de l’analyse [20] . Elle montre que, contrairement à ce qu’affirment les études cantonnées aux dispositifs psychiatriques finnois, il n’y a pas eu de réduction du nombre total de journées d’hospitalisation pour les patients ayant rec¸u un diagnostic de schizophrénie ou de psychose fonctionnelle, mais un déplacement des établissements spécialisés vers les hôpitaux généraux, avec un total sans changement. Les auteurs concluent à une perte de chance pour les patients concernés. L’étude comparative nordique sur la psychiatrie sectorisée donne lieu à plus de dix articles. Elle implique d’abord cinq, puis sept sites au Danemark, en Finlande, en Norvège et en Suède. Chacun des thèmes abordés dans cette étude a été traité de nombreuses fois par d’autres auteurs, mais il n’y a pas eu d’autre tentative pour les affronter dans une telle série. Chaque article est consacré à un facteur principal, étudié selon la méthode d’analyse des facteurs de risques, en calculant les corrélations avec d’autres variables. La méthode empêche toute analyse globale, ce qui explique sans doute pourquoi cette étude sans précédent est aussi sans lendemain. Les facteurs étudiés sont : la prévalence un jour donné [21] , l’incidence traitée à l’hôpital sur une année [22] , l’accessibilité des services hospitaliers et le degré d’urbanisation des secteurs desservis [23] , les relations entre les caractéristiques sociales des patients et l’incidence traitée [24] , la relation entre les taux de premier recours et les ressources disponibles [25] , les taux de premier recours, le type de contact ayant précédé le recours et le type de recours ambulatoire ou hospitalier [26] , les relations entre la continuité des soins et les caractéristiques des patients et des services [27] , les patients ayant recours uniquement à l’hospitalisation [28] , les patients de long séjour [29] , etc.
Population hospitalisée en psychiatrie en France au XXe siècle L’étude des données franc¸aises se limite ici à celles qui éclairent la dynamique démographique. Il s’agit à chaque fois des relations entre trois variables : le nombre de personnes entrant dans la population, l’effectif des présents un jour donné et les durées pendant lesquelles les personnes sont inscrites dans la population considérée. La manière dont ces trois variables interagissent constitue le régime démographique [30] . Pour éviter la répétition de longues phrases, nous parlons d’hôpitaux psychiatriques en incluant les services spécialisés des hôpitaux généraux. En revanche, les établissements à but lucratif ne sont pas inclus, du fait de la rareté des données sur les patients qui les fréquentent.
Sources Le détail des sources est publié [31, 32] . Les statistiques hospitalières sont collectées et publiées de 1833 à 1964 par la Statistique générale de France, à laquelle succède le Service national des statistiques puis l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE). Vient ensuite, de 1953 à 1978, une organisation plus médicale dans le cadre de l’Institut national d’hygiène, bientôt remplacé par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). La direction de l’INSERM y met fin, considérant qu’il ne s’agit pas d’une véritable recherche [33] . À partir de 1985, une troisième période correspond à un recueil EMC - Psychiatrie
succinct, géré par le ministère de la Santé, qui publie environ tous les deux ans la somme des effectifs des présents au 1er janvier et des admis dans l’année. Cette donnée est difficile à interpréter car la première composante baisse alors que la seconde augmente. Enfin, en 1993 et en 1998 sont réalisées par l’INSERM et la Direction générale de la santé (DGS) deux enquêtes nationales incluant un secteur de psychiatrie générale sur deux, et décrivant notamment les malades hospitalisés un jour donné [34, 35] . Une première analyse de ces données est publiée en 1981 par les grands démographes franc¸ais Meslé et Vallin [31] . Après avoir présenté le nombre et le taux des personnes présentes un jour donné de 1835 à 1976, ils se penchent de manière plus détaillée sur la période de 1968 à 1976, où ils décrivent la répartition des taux de présents un jour donné par sexe et par âge, puis par durée de présence, et enfin par sexe, âge et catégorie diagnostique.
Régime démographique d’ensemble La dynamique démographique des personnes hospitalisées en psychiatrie en France présente au cours du siècle trois périodes nettement distinctes : de 1900 à 1938, la seconde guerre mondiale et la seconde partie du siècle.
Première partie du siècle De 1900 à 1938, à l’exception de la période de la première guerre mondiale, pour laquelle les données nationales ne sont pas disponibles, le régime démographique est caractérisé par un nombre faible mais croissant de personnes admises dans l’année (qui passe de 19 272 à 30 655, soit de 50 à 75 pour 100 000 habitants), cependant que l’effectif des présents un jour donné est considérablement supérieur à celui des admis, et augmente lui aussi (de 64 977 à 104 129, soit de 169 à 253 pour 100 000). L’important écart entre le faible nombre d’admis et l’effectif beaucoup plus élevé des présents implique des longs séjours, souvent supérieurs à un an. Au cours de cette période, l’augmentation est du même ordre (60 %) chez les admis et chez les présents : il semble donc que la durée des séjours évolue peu.
Seconde guerre mondiale La seconde guerre mondiale est dominée par la mortalité des malades mentaux [36] . Débutant dès 1939, la hausse de la mortalité est massive en 1940 et 1941, malgré l’augmentation des sorties en 1939 et la baisse des admissions pendant la guerre. En 1941, près d’un homme sur trois et près d’une femme sur cinq décèdent. À la suite de la circulaire ministérielle du 4 décembre 1942, la mortalité baisse notablement en 1943 et reste stable en 1944. Le niveau constaté avant-guerre n’est atteint à nouveau qu’en 1946, après une nouvelle baisse en 1945. Au total, le nombre de personnes frappées par la surmortalité dans les établissements psychiatriques peut être estimé à 45 500 [37] . Ce drame résulte de la sous-alimentation, soit par cachexie, soit indirectement sous l’effet des infections (principalement la tuberculose), mais l’isolement social des malades durablement hospitalisés joue un rôle important.
Seconde partie du siècle Lors de la seconde partie du siècle, la dynamique démographique évolue très différemment de celle qui est observée avant-guerre. C’est aussi la période où les données sont de plus en plus nombreuses jusqu’en 1978, permettant l’analyse fine de certains phénomènes. Le nouveau régime démographique est perceptible dès l’immédiat après-guerre. L’effectif et le taux des admissions augmentent fortement dès 1945 ; ceux des sorties, dès 1946. De 1949 à 1952, l’effectif des personnes admises passe de 33 327 (80 pour 100 000) à 42 606 (106 pour 100 000), cependant que les personnes sorties augmentent de 24 287 à 33 115, effectifs et taux très supérieurs à tous ceux constatés antérieurement. La progression parallèle des entrants et des sortants ne va pas de soi : autant les sorties dépendent de décisions prises dans les établissements, autant les admissions sont pour la plupart décidées en dehors des professionnels des hôpitaux, surtout à cette époque, où l’activité
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ambulatoire de service public est peu ou pas développée. En effet, presque toutes les admissions ont alors lieu sous contrainte et, en application de la loi du 30 juin 1838, les médecins hospitaliers n’ont pas le droit de signer les certificats nécessaires. Certes, les médecins des hôpitaux sont poussés à raccourcir les séjours pour faire face à l’afflux des entrants, mais cela implique au moins l’acquiescement des familles, des médecins traitants, et des autorités communales ou préfectorales. Dès 1945, les attitudes changent simultanément chez les médecins qui décident les admissions et chez ceux qui organisent les sorties. Le mouvement se poursuit ensuite : en 1978 (fin du recueil), il y a 195 486 patients admis (365 pour 100 000). Une estimation ultérieure est possible à partir de deux enquêtes qui n’ont pas été conc¸ues pour cela : le total des personnes présentes au début de l’année ou admises ensuite en psychiatrie de secteur en 1998 est de 297 116, cependant que l’effectif des présents un jour donné calculé par l’enquête INSERM-DGS la même année est de 46 128 [34] . L’effectif des personnes admises se situe ainsi autour de 250 000 (426 pour 100 000). L’évolution des présents un jour donné peut être décrite en trois phases. Dans la plus courte, de 1949 à 1955, leur nombre et leur taux augmentent à un rythme inconnu jusqu’alors (de 74 129 à 87 769 personnes et de 179 à 210 pour 100 000). La seconde période est plus longue, de 1956 à 1967 : l’augmentation des effectifs de malades présents un jour donné est moins rapide, et les taux augmentent encore plus lentement (de 101 278 à 119 036 personnes et de 218 à 238 pour 100 000), c’est-à-dire que la progression est un peu plus forte que celle de la population générale. Enfin, de 1967 à la fin du siècle, leur effectif diminue massivement, pour atteindre 46 128 en 1998. À plus forte raison le taux baisse, puisque la population générale augmente (74 pour 100 000). Cette évolution ne peut s’expliquer que par la baisse des durées de séjour, qui s’installe dès la fin de la guerre. Il est fréquent de lire que la baisse du nombre de malades présents un jour donné en hospitalisation psychiatrique s’explique par l’arrivée des neuroleptiques, inventés en 1952, et dont l’usage s’est généralisé vers 1955. L’hypothèse de leur rôle principal a été réfutée en Grande Bretagne [38] et aux États-Unis [39] . La même conclusion s’impose en France, où le changement de régime démographique a lieu dès après la guerre et non au milieu des années 1950. De plus, la baisse des effectifs présents un jour donné ne commence qu’en 1967. D’ailleurs, les personnes susceptibles de tirer un profit notable des nouveaux médicaments sont une minorité : les patients ayant rec¸u un diagnostic d’état délirant aigu, d’état délirant chronique, de démence précoce ou de schizophrénie ne représentent en 1950 que 37 % des présents un jour donné et 23 % des admis dans l’année. La situation des personnes ayant rec¸u un diagnostic de retard mental, de démence du sujet âgé ou d’alcoolisme n’est pas significativement modifiée par ces médicaments. Enfin, chez les patients ayant rec¸u un diagnostic de schizophrénie ou de délire, la hausse considérable du nombre de patients admis fait que le nombre de présents un jour donné continue à augmenter, malgré le plus grand nombre des personnes sorties après 1957 et le fort raccourcissement des durées de séjour. Au total, si les neuroleptiques ont effectivement transformé le sort des personnes susceptibles d’en tirer profit, ils n’ont que modérément modifié le régime démographique dans ce groupe diagnostique : la hausse des effectifs présents y est moins rapide qu’auparavant. Soutenir que les médicaments sont la cause principale de la baisse du nombre de présents en hospitalisation psychiatrique, ce n’est pas seulement énoncer une erreur, c’est surtout écarter implicitement les causes humaines : plus grand nombre de médecins hospitaliers, meilleure formation et effectifs supérieurs des infirmiers, moindre ostracisme envers la sortie d’hôpital des malades, etc. La durée des séjours révolus est connue pour les malades sortis entre 1968 et 1978. En 1968, une personne sur deux (49 %) est sortie après une hospitalisation de 44 jours au plus ; en 1978, cette proportion atteint les deux tiers (64 %). Toutefois, cette hausse s’explique en totalité par le fort accroissement du groupe des personnes sorties après huit jours au plus, qui passe en 11 ans de 7 % à 22 %. Cette évolution est présente pour tous les grands groupes diagnostiques. Des travaux historiques
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ou sociologiques permettraient de tester des hypothèses : la fréquence élevée des séjours très courts s’explique-t-elle par des désaccords à propos de la pertinence des admissions ? Ainsi, les psychiatres hospitaliers ont pu estimer que certains patients seraient mieux soignés en consultation de centre médicopsychologique (qui se développent beaucoup après 1972), ou bien que certains patients relevaient d’un autre établissement (par exemple, une maison de retraite). Le désaccord a pu également venir des patients ou de leur famille, face aux conditions hôtelières beaucoup moins accueillantes que dans les autres spécialités médicales. La distinction parmi les malades admis de ceux qui sont hospitalisés pour la première fois, effectuée de 1961 à 1978, montre que l’effectif de ces derniers augmente jusqu’au début des années 1970, puis se stabilise autour de 77 000 jusqu’en 1978 (fin du recueil). Cette stabilisation est contemporaine du développement organisé des secteurs de service public. Pour sa part, l’effectif des personnes hospitalisées à nouveau croît logiquement de manière continue, puisque chaque année les nouveaux patients viennent se joindre à l’ensemble très nombreux des personnes déjà hospitalisées et donc par définition susceptibles d’être admises à nouveau.
Régime démographique détaillé Au delà du régime d’ensemble, l’analyse détaillée montre la complexité des mouvements sous-jacents. Des données sont recueillies à propos du sexe, de l’âge et du diagnostic. Ce recueil est incomplet (il n’est pas disponible pour toutes les variables démographiques) et discontinu (il n’est réalisé que sur des périodes limitées). L’étude des diagnostics nécessite des regroupements, car les nomenclatures changent au cours du siècle, tout comme la pratique de codage des médecins. Les données ainsi calculées manquent de précision, mais l’ampleur des tendances est telle que les résultats sont significatifs. À la différence de la situation notée par Dayton aux États-Unis, il existe en France un bon accord entre psychiatres sur les catégories diagnostiques [40] .
Le pourcentage d’hommes admis augmente. Les femmes sont hospitalisées plus longtemps Les hommes sont majoritaires parmi les admis au début du siècle : 53 % en 1900 et 51 % en 1913. Cette situation change après la première guerre : ils ne sont plus que 45 % des admis en 1920, sans changement jusqu’à la guerre (46 % en 1938). En 1949, ils sont 49 % des admis, proportion qui augmente lentement jusqu’à 53 % en 1959. La progression se poursuit jusqu’à 56 % en 1978. En revanche, chez les présents un jour donné, la proportion d’hommes est toujours moindre que parmi les malades admis ou sortis. Ce fait ne peut s’expliquer que par des hospitalisations plus longues chez les femmes.
Les hommes jeunes sont nombreux à être admis et restent moins longtemps que les patients plus âgés L’âge des malades admis est recueilli de 1961 à 1978. Ceux qui sont âgés de 25 à 34 ans représentent presque le quart de l’effectif total (21 % en 1961 et 23 % en 1978). Viennent ensuite les personnes de 35 à 44 ans qui en forment le cinquième (21 % en 1961 et 19 % en 1978). Cette hiérarchie ne se retrouve pas chez les présents un jour donné chez qui les tranches d’âge les plus représentées sont de 45 à 54 ans (16 % en 1961 et 15 % en 1978) et de 55 à 64 ans (16 % en 1961 et 11 % en 1978), ce qui suggère que les plus jeunes restent moins longtemps. Les jeunes adultes admis sont aux deux tiers des hommes, proportion également constatée parmi les présents un jour donné. Les malades admis âgés de 75 ans et plus ne sont pas les plus nombreux, mais c’est la classe d’âge dans laquelle se produit la plus forte hausse (de 4756 en 1961 à 17 660 en 1978). Dans ce groupe, la hausse du nombre de présents n’a pas la même ampleur (8131 en 1961 et 13 562 en 1978). En 1961, l’effectif des présents est proche du double des admis ce qui suggère des séjours prolongés, mais en 1978 l’effectif des admis est nettement supérieur à celui EMC - Psychiatrie
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des présents, indiquant un fort raccourcissement des séjours. Les femmes forment environ les trois quarts de ce groupe (parmi les admis : 68 % en 1961 et 71 % en 1978 ; parmi les présents : 80 % en 1961 et 76 % en 1978).
Après la guerre, la hausse des effectifs admis est la plus forte chez les personnes ayant rec¸u un diagnostic d’alcoolisme Chez les personnes ayant rec¸u un diagnostic d’alcoolisme, la hausse du nombre des admis est modérée mais continue dans la première moitié du siècle : 2612 en 1900 (sept pour 100 000 habitants) et 3327 en 1938 (huit pour 100 000). Les effectifs présents un jour donné suivent une progression analogue : 4671 en 1900 (12 pour 100 000) et 6288 en 1938 (16 pour 100 000). L’évolution est beaucoup plus marquée après la guerre : l’effectif admis est de 2667 en 1949 (six pour 100 000 habitants) et augmente de manière continue jusqu’à 27 582 en 1967 (56 pour 100 000) et 42 348 en 1978 (79 pour 100 000). L’augmentation des effectifs est plus rapide dans ce groupe que dans la moyenne des admis lors des dix premières années du demi-siècle, passant de 8 % à 20 % du total, avant de se stabiliser autour d’un patient admis sur cinq (22 % en 1978). Après la guerre, ces patients sont peu nombreux présents un jour donné : ils sont 2911 en 1949 (sept pour 100 000 habitants). L’évolution ultérieure est nettement moins ample que parmi les admis : l’effectif atteint 10 637 en 1967 (22 pour 100 000), se stabilise de 1967 à 1978, année où il est de 10 218 (19 pour 100 000), puis baisse à 3734 en 1998 (six pour 100 000). Dès le début du demi-siècle, le fort décalage entre l’accroissement considérable du nombre des admis et celui plus limité de l’effectif présent indique des durées de séjour qui diminuent beaucoup. Cette évolution permet une baisse massive de l’effectif présent malgré la hausse continue des admis. La forte hausse des personnes admises et recevant un diagnostic d’alcoolisme ne reflète pas une aggravation nationale du problème, car « un plafond a été atteint dès les années 1950 avec un déclin persistant à la fin des années 1960 » [41] . D’autre part, les taux standardisés de mortalité liés aux causes explicitement en rapport avec l’alcool décroissent sur l’ensemble du demi-siècle [42] . La place considérable prise en psychiatrie jusqu’à la fin des années 1970 par les patients ayant rec¸u ce diagnostic exprime donc une évolution du traitement social de l’alcoolisme.
Les patients ayant rec¸u un diagnostic de retard mental restent durablement hospitalisés Chez les personnes ayant rec¸u un diagnostic de retard mental, de longues durées de séjour entraînent un nombre élevé de présents un jour donné malgré l’effectif relativement faible des admis. Les effectifs de personnes admises évoluent peu au début du siècle : 1347 en 1900 (3 pour 100 000 habitants) et 1512 en 1938 (4 pour 100 000). Les effectifs présents leur sont très supérieurs : 8903 en 1900 (23 pour 100 000) et 11 109 en 1938 (27 pour 100 000). Après la guerre, les effectifs admis augmentent dans ce groupe comme ailleurs. De 1949 à 1959, la hausse est parallèle à celle de la population générale : si l’effectif augmente de 3948 à 4511, le taux reste stable à dix pour 100 000. La hausse est ensuite plus forte et atteint 6 368 en 1967 (13 pour 100 00) et 9384 en 1978 (18 pour 100 000). L’effectif des présents un jour donné reste très supérieur à celui des admis jusqu’en 1967, car les séjours restent longs : 14 702 en 1949 (36 pour 100 000), 22 028 en 1967 (45 pour 100 000) ; il baisse cependant à 17 886 en 1978 (34 pour 100 000) puis à 4928 en 1998 (huit pour 100 000).
La dynamique démographique des personnes ayant rec¸u un diagnostic de démence se modifie profondément dans les dernières années du siècle Chez les personnes ayant rec¸u un diagnostic de démence du sujet âgé, l’effectif des admis est faible au début du siècle : 1971 en 1900 (cinq pour 100 000) et augmente lentement jusqu’à la guerre ; en 1938, l’effectif admis est de 3399 (huit pour 100 000). Les malades présents un jour donné sont plus nombreux : 4317 en EMC - Psychiatrie
1900 (11 pour 100 000) et augmentent parallèlement à l’effectif des admis : 7512 en 1938 (18 pour 100 000). L’effectif des présents plus élevé que celui des admis indique de longues durées de séjour. Après la guerre, l’effectif des malades admis est analogue à celui de 1938 : il s’agit en 1949 de 3360 personnes (huit pour 100 000), mais l’augmentation ultérieure est nettement plus rapide qu’auparavant : 10 612 patients en 1967 (21 pour 100 000) et 19 858 en 1978 (37 pour 100 000). En 1949, l’effectif des présents un jour donné n’est plus que de 3280 (huit pour 100 000), témoignant d’une forte mortalité pendant la guerre. À la différence des personnes inscrites dans les autres groupes diagnostiques, aucune baisse n’est constatée autour de l’année 1967 ni jusqu’à l’interruption du recueil annuel des données en 1978, où ils sont 12 970 (24 pour 100 000). Une baisse de grande ampleur se produit ensuite à un moment indéterminé, car l’effectif présent en 1998 n’est plus que de 2202 (4 pour 100 000). Les femmes sont largement majoritaires dans ce groupe. Elles représentent environ les deux tiers des admis (63 % en 1920 et en 1938, 62 % en 1949 et 70 % en 1978), comme des présents un jour donné (67 % en 1920, 65 % en 1938, et 71 % en 1949 et 1978).
Chez les patients ayant rec¸u un diagnostic de schizophrénie ou de trouble délirant, les séjours sont longs mais diminuent notablement au cours de la seconde moitié du siècle L’analyse de ce groupe n’est possible que pendant la seconde moitié du siècle car la nomenclature diagnostique utilisée avant la guerre est trop différente des usages ultérieurs. Dès 1949, ce diagnostic représente le quart des admis : 7778 personnes (19 pour 100 000). L’augmentation est notable par la suite : ils sont 24 649 en 1967 (50 pour 100 000) et 45 430 en 1978 (85 pour 100 000). L’effectif des présents est d’abord très supérieur à celui des admis, ce qui correspond à de longues durées de séjour : de 27 113 en 1949, jusqu’au maximum, atteint en 1970, de 45 320 (90 pour 100 000), avant une baisse à 33 890 en 1978 (63 pour 100 000) et 18 686 en 1998 (32 pour 100 000). Comme pour tous les patients, les durées de séjours deviennent plus courtes.
Les patients ayant rec¸u un diagnostic de névrose, absents jusqu’au milieu du siècle, deviennent nombreux par la suite L’évolution du groupe ayant rec¸u un diagnostic de névrose est difficile à étudier en raison des changements de classifications. Ces patients sont rarement admis en psychiatrie jusqu’au début du second demi-siècle : en 1950 seulement 1 % des présents un jour donné et 2 % des admis ont rec¸u un diagnostic de « psychonévrose ». En 1967, les personnes ayant rec¸u un diagnostic de « névrose » représentent 3 % des présents et 10 % des admis. En 1978, presque un patient admis sur cinq (18 %) rec¸oit le diagnostic de « névrose » ou d’« état dépressif non psychotique ». Toutefois, ces patients ne forment alors que 5 % des présents un jour donné, ce qui indique de courtes durées de séjour. À la fin du siècle, les patients ayant rec¸u selon la Classification internationale des maladies 10 un diagnostic de « Trouble de l’humeur (affectif) » (F3) à l’exception des troubles bipolaires ou de « Trouble névrotique, trouble lié à des facteurs de stress, trouble somatoforme » (F4) sont en rapide expansion parmi les présents un jour donné (13 % en 1993 et 17 % en 1998). De plus, ces patients sont souvent admis dans les établissements à but lucratif, qui se développent beaucoup dans la seconde moitié du siècle [35] .
Passages entre populations voisines Plusieurs populations s’accroissent à partir des années 1970 à côté des soins psychiatriques La baisse des effectifs présents traduit la diminution des durées de séjour, et d’abord des plus longs. Elle est aussi l’effet de
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l’important développement d’autres populations au cours des années 1970 et 1980, effet qui ne se prolongera pas beaucoup à l’avenir. Le nombre de malades présents un jour donné atteint un maximum de 119 000 en 1967, avant de baisser de manière importante pour atteindre 46 000 en 1998. Cette baisse concerne pour près de la moitié (45 %) les patients ayant rec¸u un diagnostic de démence du sujet âgé, de retard mental ou d’intoxication alcoolique. Les établissements avec hébergement pour personnes âgées et pour personnes souffrant d’un handicap mental deviennent plus nombreux et plus accessibles, principalement à la suite de la loi du 30 juin 1975 sur les institutions sociales et médicosociales. D’autre part, des politiques se mettent en place pour le maintien à domicile et pour les soins ambulatoires. Dès lors, des personnes quittent l’hospitalisation psychiatrique pour se rendre dans ces établissements, d’autres y sont admises directement, d’autres enfin évitent toute admission, grâce aux mesures favorisant le maintien à domicile. Autrement dit, les hôpitaux psychiatriques font longtemps partie des dispositifs d’hébergement au long cours des personnes souffrant de retard mental ou de démence du sujet âgé, mais cette situation cesse presque complètement à la fin du siècle. En ce qui concerne les patients souffrant d’addiction à l’alcool, l’organisation de filières spécialisées limite corrélativement le recours à l’hospitalisation psychiatrique. L’enquête Handicap Incapacités Dépendance conduite par l’INSEE en 1998 et 2000 [43] n’avait pas pour but d’étudier les populations soignées. Néanmoins, elle permet de savoir où se trouvaient les personnes avant leur admission en établissement avec hébergement, qu’il s’agisse de l’hospitalisation en centre hospitalier spécialisé (CHS) ou en établissement participant au service public (HPP), des établissements pour personnes âgées ou pour personnes handicapées. Les services de psychiatrie des hôpitaux généraux ont été omis de l’enquête. Le deuxième passage auprès des mêmes personnes deux ans plus tard permet de connaître leur devenir. En 1998, au moment où 46 000 personnes sont présentes un jour donné en hospitalisation psychiatrique de service public, il y a 26 000 personnes dans des établissements avec hébergement pour personnes âgées ou pour personnes handicapées qui se trouvaient hospitalisées en psychiatrie (y compris en centre hospitalier général) avant d’être admises dans ces autres établissements. D’autre part, deux ans plus tard, en 2000, la grande majorité (83 %) des patients hospitalisés en CHS ou en HPP et venant des établissements avec hébergement pour personnes âgées ne sont plus présentes à l’hôpital, ce qui n’est pas le cas de la majorité des patients venant des établissements avec hébergement pour personnes handicapées, qui sont toujours là (73 % des enfants et 53 % des adultes). Les écarts de mortalité n’expliquent qu’une faible part de cette situation. L’image habituelle selon laquelle les personnes sont d’abord rec¸ues dans le secteur sanitaire (hospitalisation psychiatrique), puis sont éventuellement admises dans le secteur social ou médicosocial (établissements avec hébergement pour personnes âgées ou pour personnes handicapées) est confirmée pour les personnes âgées, mais est contredite en partie pour les personnes handicapées. Peut-être dans ce dernier cas existet-il une forme de redistribution de clientèle, liée par exemple à un encadrement en personnel moins important dans les établissements médicosociaux qu’à l’hôpital. Il n’est pas impossible que les établissements pour personnes handicapées ne soient pas en mesure de prendre soin des cas les plus graves, dirigés en psychiatrie d’où ils ne peuvent ensuite sortir. L’hospitalisation psychiatrique reste alors le « lieu d’accueil en dernier ressort » [44] .
L’immense développement des soins ambulatoires en psychiatrie limite et favorise à la fois le recours à l’hospitalisation La population des personnes recevant des soins psychiatriques ambulatoires dans le service public devient nombreuse au début des années 1970, à l’occasion de la mise en place de la politique de secteur, annoncée en 1960, mais organisée effectivement par l’arrêté et les circulaires de 1972 [45–49] . Le nombre et letaux des
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personnes suivies en soins ambulatoires sectorisés triplent presque de 1970 (276 751 personnes, soit 545 pour 100 000 habitants) à 2000 (981 763, soit 1662 pour 100 000). Les conséquences sont considérables : certaines hospitalisations sont évitées, d’autres sont raccourcies grâce à la poursuite du traitement après la sortie. Réciproquement, cette situation facilite l’acceptation de l’hospitalisation par des personnes familiarisées avec la psychiatrie lors de soins ambulatoires et assurées de rencontrer à l’hôpital sinon les mêmes soignants du moins leurs proches collaborateurs. De même, leur entourage s’accoutume aux soins spécialisés. D’autres facteurs contribuent à développer le recours à l’hospitalisation psychiatrique à la fin du siècle, comme la présence de psychiatres dans les services d’urgence et autres, ainsi que la plus grande formulation de la souffrance en termes psychologiques [50] . La stigmatisation associée à la maladie mentale ne disparaît pas pour autant et la situation reste contrastée.
Questions de méthode La dynamique des populations soignées peut être étudiée sur des périodes courtes à condition de respecter quelques règles.
Erreurs à éviter Déséquilibre entre thèmes de recherche Lorsque nous parlons de « désinstitutionalisation », « déshospitalisation » et même d’« alternatives à de l’hospitalisation », nous centrons notre attention sur les ressources, et particulièrement sur la plus coûteuse. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de désinstitutionalisations au pluriel : les publications internationales suggèrent fortement que les différences d’un pays à l’autre sont au moins aussi importantes que les points communs. L’intérêt pour le sort effectif des personnes se développe depuis quelques dizaines d’années. Lorsque Roy Porter milite pour que l’histoire de la médecine s’attache au point de vue des patients [51] , il intitule son article : « faire l’histoire médicale par en bas », ce qui dénote la hiérarchisation usuelle des thèmes de recherche. Les recherches à propos des politiques de santé mentale sont fréquemment incomplètes, car les conséquences pour les populations sont à peine abordées, qu’il s’agisse d’un seul pays [44, 52–55] ou de comparaisons entre pays [56–61] . Pour leur part, les épidémiologistes disposent de bases de données qui permettent des analyses démographiques, sans que cela soit évoqué dans les publications de synthèse [62–64] , malgré quelques mentions occasionnelles [65] , et à l’exception des auteurs scandinaves (cf. supra). De même, la meilleure répartition de l’offre de soins n’assure pas à elle seule l’égalité d’accès et encore moins l’égalité des itinéraires une fois cet accès effectué [66] . La structuration de parcours coordonnés favorise ces deux types d’égalité, mais reste à évaluer du point de vue des populations concernées [67] .
Oubli de la dynamique démographique Les effectifs présents un jour donné varient sous l’effet conjugué des effectifs admis et de la durée de séjour dans la population considérée. C’est une erreur logique de constater l’évolution des effectifs présents un jour donné et d’en conclure qu’elle va se poursuivre [68] . Par exemple, plusieurs études ont été conduites à propos des patients de long séjour en faisant l’hypothèse qu’une fois ces patients sortis du système sanitaire il serait possible de fermer une partie des lits qu’ils occupaient. Or d’une année sur l’autre certains patients cessent d’être de long séjour et d’autres le deviennent [69] .
Choix des méthodes appropriées Pour entreprendre une étude, il convient d’en définir clairement le thème et le périmètre, avant de choisir en conséquence les méthodes les plus appropriées. EMC - Psychiatrie
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Définition précise du thème de l’étude Il est important de définir précisément si l’étude porte sur les politiques, les ressources ou les populations soignées. À défaut, les chercheurs courent le risque d’utiliser pour un thème de recherche les méthodes convenant à un autre.
Définition précise du périmètre de la population Il convient d’identifier les personnes incluses et de caractériser les populations voisines dont la dynamique est susceptible d’influencer celle de la population étudiée. Certaines activités de soins sont notoirement susceptibles d’introduire des distorsions dans les comparaisons, telle la présence d’une équipe psychiatrique dans un service d’accueil des urgences.
Identification des limites de l’interprétation des résultats Il est rarement possible de décrire en détail le régime démographique d’une population tout en tenant compte de l’influence des populations voisines. Cela ne fait pas obstacle à la réalisation d’études circonscrites. Par exemple, les études de cohorte apportent de précieuses informations, comme le montrent plusieurs travaux franc¸ais [70–73] .
Complément des études quantitatives par des travaux qualitatifs L’analyse démographique ne permet pas toujours d’expliquer les phénomènes constatés, de sorte qu’ils restent enveloppés de leur part de mystère. La parole revient alors aux historiens (par exemple pour étudier la modification majeure du régime démographique dès la fin de la seconde guerre, ou bien, à la même période, le considérable accroissement des effectifs admis ayant rec¸u le diagnostic d’alcoolisme, etc.) et aux sociologues (par exemple pour analyser les facteurs en jeu dans le fréquent déséquilibre entre thèmes de recherche, ou bien dans l’oubli du caractère dynamique des populations, etc.). Comme la psychiatrie, la démographie est au carrefour des sciences exactes et des sciences humaines ; leur dialogue a beaucoup à nous apprendre.
Déclaration d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
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F. Chapireau, Responsable du département d’information médicale ([email protected]). Association santé mentale ASM13, 11, rue Albert-Bayet, 75013 Paris, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Chapireau F. Démographie et psychiatrie. EMC - Psychiatrie 2014;11(3):1-8 [Article 37-020-A-40].
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Psychologie en médecine P.-H. Keller, J.-L. Senon Sous une forme ou sous une autre, médecine et psychologie ont toujours été associées dans l’accomplissement de leurs missions respectives. La psychiatrie est elle-même issue de cette longue histoire commune. Pour ces différentes disciplines, les mutations scientifiques du XXe siècle se sont accompagnées d’importantes remises en question. Les avancées fulgurantes liées à ce contexte les ont amenées, parfois à se rapprocher entre elles, parfois à s’éloigner et à chercher d’autres alliances. Sur le plan technique comme sur le plan éthique, elles ont eu à faire face, les unes et les autres, à des remaniements considérables, impliquant en personne leurs praticiens comme leurs chercheurs. Ces mouvements ont également eu des répercussions sur les personnes dont la souffrance, organique et/ou psychique, les amène à solliciter la compétence médicale, psychiatrique et/ou psychologique. Quant aux futurs professionnels concernés par ces différents domaines de connaissance, ils sont à la fois témoins et acteurs de ces bouleversements. Il s’agit donc ici, tout en dressant un tableau le plus complet possible de la situation que traverse actuellement le secteur du soin somatique et/ou psychique, d’en rendre les enjeux aussi intelligibles que possible. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Psychologie ; Relation médecin/malade ; Psychosomatique ; Psychiatrie de liaison
Plan ¶ Introduction
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¶ Médecine et psychologie Importance de la philosophie en médecine Origines médicales de la psychologie Différenciation des deux disciplines, suivie de leur rapprochement en liaison
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¶ Psychologie en médecine Dispositions législatives Nouvelles disciplines Spécialisation médicale en psychologie
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¶ Psychisme et médical Représentations du malade Représentations du médecin Théorisations en psychosomatique
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¶ Conclusion
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■ Introduction De très importants changements sont récemment intervenus dans l’enseignement comme dans la pratique de la médecine, concernant ses rapports avec la psychologie comme discipline voisine. À l’origine de ces changements figure un ensemble d’éléments hétérogènes qu’il convient d’identifier avec précision. L’obligation de dispenser aux futurs médecins un enseignement universitaire de base en psychologie, centré sur la relation médecin-malade, représente le point de départ essentiel de cette série de changements. En effet, ce dispositif novateur a eu d’emblée une double conséquence : • du côté de la médecine, il a marqué l’impératif d’une formation qui intègre les données de la vie psychique à la formation centrée sur l’organe ; Psychiatrie
• du côté de la psychologie, il impose une présentation rigoureuse mais accessible de ses travaux et des compétences qu’elle produit en les ouvrant aux situations pratiques de la clinique. Dans ce contexte, il est devenu nécessaire, non seulement d’envisager attentivement l’indépendance des deux disciplines l’une vis-à-vis de l’autre, mais également de reconsidérer les termes dans lesquels s’engage désormais leur nécessaire collaboration. C’est à ce titre que la notion de « psychologie médicale » pourrait commencer à s’effacer, faisant place à celle d’une psychologie intervenant « aux côtés de la médecine », sans que l’on oublie pour autant le renforcement de l’enseignement dispensé aux médecins sur la relation médecin-malade, rendu indispensable du fait d’une pratique médicale devenue de plus en plus technique et en danger de déshumanisation. Afin de saisir en quoi ce qui s’apparente à un changement de paradigme implique pleinement les deux champs disciplinaires, et constitue un véritable tournant dans leurs histoires respectives, encore faut-il prendre soin de définir avec précision leurs contours propres, tout en rappelant les zones communes de leur recouvrement [1-6].
■ Médecine et psychologie Classiquement située au carrefour d’un nombre considérable de disciplines scientifiques dites « dures » (physique, chimie, etc.), la médecine s’en distingue en tant que pratique, du fait même de sa dimension clinique. En d’autres termes, l’engagement du médecin « au lit du malade » contribue aux changements qui infléchissent ses conduites, aussi sûrement que les progrès des sciences et techniques qui enrichissent sans cesse ses connaissances [5]. Connue depuis l’origine de la médecine, cette interaction psychique entre acteurs du soin médical s’est initialement traduite par un enseignement conjoint de la philosophie et de la médecine. L’intervention de l’esprit – celui du patient comme celui du praticien – au moment d’agir en vue
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du soulagement de la souffrance corporelle, est considérée dans l’Antiquité et quelles que soient les cultures, comme allant de soi [7]. Inscrit dans l’histoire de la médecine, cet accompagnement médical du « corporel » par le « psychique » va se modifier peu à peu, en particulier grâce aux efforts accomplis par les médecins pour édifier une véritable science du psychisme [8-10].
Importance de la philosophie en médecine Qu’il s’agisse des premiers médecins égyptiens soucieux des qualités morales de leurs patients, ou des médecins chinois préoccupés d’apaiser les sentiments d’un malade avant de commencer son traitement [11], les praticiens de la médecine tiennent depuis toujours à la dimension spirituelle de leur art ; jusqu’en Grèce, où l’enseignement d’Hippocrate, repris par Aristote, suppose au corps une âme dont elle est le principe vital. Et en ce qui concerne les malades qui se rendaient alors à Epidaure pour guérir, il est établi que leurs soins ne pouvaient être mis en œuvre qu’après déchiffrage de leurs rêves. C’est l’époque médiévale qui impose et généralise, pour les médecins, une formation intégrant l’enseignement de la philosophie. De Salerne à Cordoue, d’Amsterdam à Montpellier, l’art de la médecine est devenu inséparable de la réflexion philosophique [12]. Quant à la Renaissance, elle ne fera qu’amplifier ce mouvement, façonnant l’attitude des plus grandes figures de la médecine dans le même sens : aborder le malade en sachant associer des préoccupations morales aux savoirs scientifiques émergeants [13]. C’est au XIXe siècle que cette alliance commence à évoluer, dans le sens d’une autonomie croissante des deux disciplines. Historiquement, on notera par exemple qu’en Autriche, l’enseignement conjoint de la philosophie et de la médecine est officiellement interrompu en 1876, tandis qu’il se poursuit en France jusqu’au début du XXe siècle.
Origines médicales de la psychologie En Europe généralement et en France tout particulièrement, les premiers psychologues sont des médecins ayant reçu cette double formation. On connaît l’exigence formulée par Ribot, fondateur de la psychologie française, à l’égard de ses élèves : les psychologues doivent d’abord entreprendre des études médicales [9] ; car leur mission est double : • dégager définitivement de la philosophie les études se rapportant à la vie psychique ; • construire une véritable science du psychisme digne de figurer aux côtés des sciences de la nature. Obtenir une chaire de psychologie répond au premier objectif. C’est ainsi que l’assemblée du Collège de France du 4 décembre 1887 vote la transformation de la chaire de philosophie en chaire de psychologie, décidant de l’intituler « Chaire de psychologie expérimentale et comparée » [14]. Le second objectif sera atteint de deux manières différentes : • grâce aux objets choisis par cette nouvelle science : la perception, l’attention, la mémoire, l’apprentissage qui sont désormais autant de fonctions considérées comme « psychiques » ; • par le recours à une méthode dûment éprouvée dans le domaine de la recherche médicale : la méthode expérimentale. Pour leurs premiers travaux, les psychologues témoignent de cet apport spécifique à l’essor de leur discipline, à commencer par Ribot qui publie successivement : « Les maladies de la mémoire », « Les maladies de la volonté » et enfin « Les maladies de la personnalité » [15]. Dans le même ordre d’idées, la première revue scientifique de la discipline, fondée en 1903 par Pierre Janet – l’un des premiers médecins/psychologues français s’intitule « Journal de psychologie normale et pathologique » [16]. Cet enracinement médical, théorique et pratique, des pionniers de la psychologie française marquera l’ensemble des cliniciens chercheurs qui leur succéderont [17]. C’est à la fin de la Seconde Guerre mondiale que la jeune discipline s’ouvrira officiellement à la psychanalyse, en grande partie sous l’influence de Daniel Lagache, qui a une quadruple formation de philosophe, médecin, psychologue et psychanalyste. Tout en préconisant l’unification de la psychologie, Lagache n’en
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souligne pas moins sa dualité intrinsèque : expérimentale et médicale d’une part, clinique et philosophique d’autre part [18].
Différenciation des deux disciplines, suivie de leur rapprochement en liaison La position de la psychologie face à la médecine a été surdéterminée par l’évolution de la psychiatrie depuis la création de la clinique psychiatrique dans le sillage de Pinel et d’Esquirol [9]. La psychiatrie sans moyen des aliénistes du XIXe siècle, confinant les malades mentaux dans l’asile, est devenue une psychiatrie dotée de moyens thérapeutiques efficaces, des psychothérapies aux chimiothérapies développées à partir des années 1950. Parallèlement, la neurologie a connu un renouveau à travers l’essor des explorations radiologiques et du développement de la neurochirurgie. À partir des années 19601970, l’éclatement et la séparation de la neuropsychiatrie en neurologie et psychiatrie – qui se sont développées en toute indépendance et parfois sans communication – a une double conséquence : l’ancrage de la neurologie à l’hôpital général d’un côté, et de l’autre le développement des hôpitaux psychiatriques, isolés des autres spécialités médicales. De fait, l’enseignement et la recherche en psychologie médicale ont été les grands oubliés de cette séparation [19]. À partir des années 1960, la psychiatrie comme spécialité médicale a été mise en cause par certains, tant la distance était grande entre la prise en charge du malade mental et celle du malade somatique. Contrairement à nombre de pays industrialisés, la France met alors en place, avec le secteur de psychiatrie, un réseau original permettant aux équipes de psychiatrie de distribuer leurs soins au plus près du domicile des patients. Veillant particulièrement sur les maladies mentales les plus sévères et notamment les psychoses chroniques, les « centres médicopsychologiques » (CMP) deviennent alors un carrefour de soins pour la psychiatrie publique, avec un objectif central : la désinstitutionnalisation. Les équipes pluridisciplinaires qui travaillent dans ces CMP permettent à l’infirmier psychiatrique, au psychologue et au psychiatre de redéfinir leurs places et la complémentarité de leurs fonctions. La distance entre les soins psychiatriques aux malades mentaux drainés par le secteur et la prise en charge médicopsychologique à donner aux patients somatiques graves a été récemment réduite. C’est la collaboration entre équipes, psychiatrie de liaison d’un côté et psychologie médicale de l’autre, qui a permis cette évolution, les unes et les autres œuvrant désormais en hôpital général, que ce soit dans les différents services ou aux urgences. En effet, le courant de la psychiatrie de liaison a rapproché la psychiatrie des autres spécialités médicales ; dans ce rapprochement, la clinique du soin psychique s’est renouvelée ainsi que les différentes formes d’intervention et d’assistance, en psychiatrie comme en psychologie. C’est dans le sillage des travaux anglo-saxons de Henri, de Billings, et surtout de Lipowski que le courant dit « de liaison » ancre la psychologie médicale à l’hôpital général, se situant au cœur de la formation des futurs médecins généralistes [20, 21]. Entre psychiatrie et psychologie, la consultationliaison associe les professionnels de santé de ces deux domaines, apportant un autre regard sur la souffrance psychique des malades somatiques graves [22] ; simultanément cette consultation informe sur les mouvements affectifs et les conduites, du malade comme des soignants face à la maladie, et en intégrant la famille en tant que soutien indispensable [23, 24]. Basé sur ce type d’intervention, un nouvel enseignement au lit du malade a désormais comme objectif de sensibiliser et d’informer les soignants sur les fonctionnements psychologiques normaux et pathologiques, face à la maladie somatique. La formation des jeunes médecins est l’un des principaux objectifs de ces équipes qui se traduit, dans les facultés de médecine, par la mise en place d’un enseignement de psychologie médicale, centré sur la relation médecin-malade, dans l’institution hospitalière mais aussi dans le cabinet du médecin généraliste. Si, dans ces enseignements, l’enjeu est de préparer les somaticiens à aborder les pathologies lourdes et à la répétition des actes techniques, il s’agit aussi d’envisager avec eux la confrontation aux fins de vie et à la mort. Enfin, un tel enseignement vise une double souffrance : celle du patient frappé d’une maladie somatique grave, qui doit penser ce qui lui arrive et Psychiatrie
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faire le deuil de son intégrité antérieure, mais également la souffrance en miroir des soignants à penser leur prise en charge, qu’ils soient isolés ou en équipe. En consultation de liaison, les interventions proposent des accompagnements pour soignants, soit individuels, soit en groupe de type Balint [25]. Plusieurs spécialités médicales sont davantage concernées par les unités de consultation-liaison : les services d’oncologie (psychooncologie) [26, 27], les unités de cardiologie – interventionnelles en particulier – et de soins intensifs, la chirurgie lourde et mutilante, les secteurs de greffes d’organes, l’infectiologie lourde (notamment autour du virus de l’immunodéficience humaine [VIH]), les soins palliatifs. Au-delà de l’accompagnement et de la formation des soignants, des travaux de recherche se développent, visant notamment à déterminer les caractéristiques médicopsychologiques des patients les plus vulnérables face aux maladies somatiques. L’objectif de ces recherches est de prévenir, soit les complications médicopsychologiques consécutives aux interventions, soit la survenue de maladies somatiques socialement évitables. Sur ces différents plans, la psychiatrie de liaison et la psychologie médicale ont tenu à innover, en particulier à propos des complémentarités professionnelles entre psychiatres, psychologues et infirmiers psychiatriques [28, 29].
■ Psychologie en médecine Dispositions législatives Précédée par la loi protégeant le titre de psychologue (loi du 27 juillet 1985, décret d’application n° 90-255 du 22 mars 1990), l’une des étapes décisives dans l’évolution des relations entre psychologie et médecine correspond à la loi du 31 juillet 1991 n° 91-748, portant réforme hospitalière. En obligeant les établissements de santé publics et privés qui « assurent les examens de diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes (à tenir compte) des aspects psychologiques du patient », le législateur établit désormais une distinction claire entre les aspects strictement organiques du soin et ses dimensions psychiques. L’impact de cette étape est d’autant plus important qu’une série de dispositions nouvelles interviendra dans les années suivantes, modifiant dans ce sens l’enseignement au cours des études médicales. Ainsi, l’arrêté du 18 mars 1992 relatif à l’organisation du premier cycle et de la première année du deuxième cycle des études médicales, rend obligatoire l’enseignement de la psychologie dès la première année des études médicales (Journal officiel du 27 mars 1992). Le législateur précise même que « l’exercice de la médecine implique plus que jamais une connaissance de soi-même, une appréhension de l’autre et une appréhension des autres. Il s’appuie sur des notions essentielles de psychologie, de sociologie, d’anthropologie, d’économie, de droit, d’éthique et de philosophie » (annexe à l’arrêté du 19 octobre 1993 ; Bulletin officiel du 2 décembre 1993). Par la suite, un nouvel arrêté du 21 avril 1994 impose la forme rédactionnelle – opposée à la forme « question à choix multiple » (QCM) – des épreuves du module obligatoire de sciences humaines où est incluse la psychologie. Enfin, un arrêté du 2 mai 1995 précise que ces enseignements relevant de diverses disciplines « sont assurés avec le concours d’universitaires des disciplines concernées ». Bien que d’autres disciplines appartenant aux sciences humaines y soient également associées, ces années 1990 marquent donc un véritable tournant dans l’histoire conjointe de la psychologie et de la médecine [30]. En résumé : • d’une part les médecins ne peuvent plus accueillir leurs patients sans se soucier de leur vie psychique ; • d’autre part, les patients eux-mêmes sont en droit d’exiger que leur état moral soit pris en considération par l’institution médicale à laquelle ils se confient ; • enfin, la formation des praticiens de la médecine comprend désormais un enseignement théorique en psychologie, qui se rapporte explicitement, non seulement à l’appréhension d’autrui et de son psychisme, l’élaboration de la relation médecin-malade, mais également à la connaissance de soi-même. Psychiatrie
Du fait même de l’existence d’une filière universitaire spécifique (Conseil national des Universités [CNU] : 16e section), l’indépendance de la psychologie vis-à-vis de la médecine s’appuie par ailleurs sur une double réalité : • du point de vue de l’enseignement et de la recherche universitaires (carrières des enseignants chercheurs, habilitation des équipes de recherche, etc.) ; • sur le plan des pratiques et de l’engagement professionnel (stages institutionnels, innovations techniques, filières professionnelles, etc.). Si importants soient-ils, l’ensemble de ces aménagements réglementaires et législatifs n’établissent aucune hiérarchie entre les différentes spécialités de la psychologie, validant davantage telle ou telle de ses sous-disciplines. À l’inverse, on peut constater que ces nouvelles dispositions ont eu un effet plutôt mobilisateur, incitant les chercheurs psychologues comme la plupart des autres professionnels du soin à diversifier leur approche de la vie psychique [31].
Nouvelles disciplines En effet, malgré l’annonce d’une nécessaire unification de la psychologie au milieu du XXe siècle [18], c’est l’inverse qui s’est produit : durant la seconde moitié de ce siècle, on assiste en effet à une véritable explosion de théories, de formations et de pratiques qui envahissent le domaine – lui-même de plus en plus vaste – des sciences du psychisme. C’est au cours de cette période et depuis la loi de 1985 protégeant le titre par l’obtention d’un diplôme professionnel que les psychologues sont parvenus à s’imposer. Cette étape leur a permis : • d’affranchir leur discipline de sa tutelle initiale en l’imposant bien au-delà des frontières médicales ; • d’entreprendre la conquête de nombreux champs institutionnels-principalement dans les secteurs éducatifs et judiciaires [32]. Mais par ailleurs et grâce à ses contacts privilégiés avec les différentes composantes du secteur sanitaire, la psychologie a su entreprendre de nouvelles formations. Émergeant les unes après les autres au fil des années, ces formations – issues de paradigmes inédits – sont ainsi parvenues à forger un certain nombre de métiers actuels : l’ergonomie, la psychologie sociale, la psychosociologie des organisations, la psychologie du travail, la psychologie de la santé, ou encore la neuropsychologie [33, 34]. Inscrit dans une filière professionnelle spécifique, chacun de ces métiers débouche de plus en plus souvent sur un master professionnel (anciennement DESS). Cette évolution vers une professionnalisation massive de la psychologie pose à ses principaux organismes représentatifs d’importantes questions : existe-t-il toujours un métier de psychologue décliné de différentes façons, ou bien n’existe-t-il plus désormais que des métiers différents, issus d’une tradition psychologique unificatrice, mais obsolète ? (cf. le site « sfpsy » [35]). L’essaimage des pratiques psychologiques en terre médicale permet de répondre en partie à cette question, notamment par la création de véritables « spécialités » qui emboîtent le pas à la spécialisation en médecine.
Spécialisation médicale en psychologie Depuis un certain nombre d’années en effet, on voit apparaître de véritables disciplines spécialisées, qui empruntent leurs outils conceptuels ainsi que leurs pratiques professionnelles aussi bien au champ de la psychologie qu’à celui de la médecine. Ces spécialités hybrides se sont peu à peu dotées de leurs propres revues scientifiques, et présentant désormais leurs travaux, leurs recherches et leurs résultats dans des congrès de portée internationale. Qu’il s’agisse de psycho-oncologie [26, 27], psychonéphrologie [36] , psycho-neuro-immunologie [37-39] , psychodermatologie [40, 41], gynécologie-obstétrique psychosomatique [42], etc., toutes ces disciplines originales conçoivent des notions inédites et mettent au point des prises en charge adaptées à leur nouvel objet. Par ailleurs, elles forment des praticiens qui se spécialisent ainsi à la fois sur le plan médical et psychologique, mais qui conservent comme spécificité l’abord relationnel et psychique des personnes médicalement concernées. L’exemple le plus actuel concerne la formation de psychologues destinés aux cellules d’aide médicopsychologique
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d’urgence ayant à intervenir lors des catastrophes, que celles-ci soient d’origine naturelle (inondation, tremblements de terre, tsunami, etc.) ou sociale et politique (accidents de transports collectifs, attentats, prise d’otage, etc.) (circulaire DH/E04 – DGS/SOZ n° 97-383 du 28 mai 1997) [43]. Longtemps affectés à la prise en charge des malades – ou de leur famille – traités par la médecine [1], les psychologues ont vu leur domaine de compétence s’étendre, proportionnellement à la confiance que leur ont accordé leurs partenaires médicaux. Ce qui frappe en effet dans la situation actuelle, c’est l’autonomie progressive dont bénéficient les praticiens du psychisme, eu égard à celle dont jouissent eux-mêmes les praticiens de l’organisme. Si la spécialisation de la psychologie au contact de la médecine semble suivre un « découpage » propre à cette dernière, il n’en reste pas moins qu’il existe davantage de points communs entre ceux qui s’occupent d’approcher la vie psychique des patients qu’entre ceux qui ont en charge de traiter en particulier l’un ou l’autre de leurs organes. Quant aux répercussions de cette collaboration entre des disciplines aussi hétérogènes, elles sont patentes dans les deux champs. • En psychologie, la spécialisation médicale a fait évoluer les outils à partir desquels sont recueillis les éléments du psychisme, individuel ou collectif. D’un côté, de nouveaux outils sont mis au point avec l’ambition de rendre compte de ces éléments psychiques avec la même objectivité que celle recherchée pour les éléments organiques [44, 45], de l’autre, ce sont les dispositifs mêmes de l’exploration du psychisme en cas d’atteinte somatique qui ont été repensés [46-48]. • En médecine également, la part importante accordée à la vie mentale des patients dans l’ensemble des spécialités a progressivement transformé la conception de la plupart des médecins, référée le plus souvent jusque-là à une « psychologie psychiatrique » [1, 49]. Autrement dit, les praticiens de la médecine commencent à s’intéresser davantage à ce qu’élabore la vie psychique de leurs patients qu’à ce qui en exprimerait une morbidité analogue à celle de leur vie organique [50-52]. En définitive, si la place et la fonction des psychologues ont évolué en médecine, l’intérêt suscité par le psychisme dans cette discipline s’est également modifié en profondeur.
■ Psychisme et médical Représentations du malade Cet intérêt porté par la médecine à la vie psychique a été précipité par l’intérêt que les malades ont eux-mêmes commencé à porter à ce qu’ils vivaient dans leur rencontre avec l’institution médicale. Ainsi, de plus en plus sollicité par les patients dont il assure la prise en charge, l’univers du soin a été rendu curieux par leurs différences interindividuelles. Dans l’ensemble, on peut dire qu’il s’agit d’un double mouvement : • des personnes malades qui tentent de toujours mieux comprendre à la fois ce qui les fait souffrir et ce que la médecine leur propose [53, 54] ; • des soignants qui, intrigués par ce changement de conduite chez leurs consultants, en étudient l’origine ainsi que son impact sur leurs pratiques de soin [55]. En France, la multiplication des associations de malades depuis près de 20 ans a abouti, en 2001, à la création d’une association nationale préconisant la coopération entre professionnels de la santé et associations de malades [56]. Le but de cette association est de développer la coopération entre professionnels du secteur sanitaire et associations de malades, afin de promouvoir l’amélioration de la qualité des soins et de la prévention dans le domaine de la santé. Quant à la prolifération des sites internet de vulgarisation médicale et des forums de discussion entre usagers, elle contribue à modifier en profondeur les relations qu’ils engagent lorsqu’une affection – aiguë ou chronique – les oblige à pénétrer dans le monde des soignants. Parallèlement et malgré l’exemple de la judiciarisation galopante qui sévit dans ce domaine aux États-Unis, on observe en Europe un mouvement collectif qui pousse les partenaires en présence davantage au dialogue qu’à l’affrontement. Dans ces conditions et pour le patient, son activité psychique devient pour lui, moins un facteur d’aggravation potentielle de
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son état que l’un des atouts dont il dispose dans l’échange avec les soignants qui le prennent en charge, médecin compris. Soucieux de disposer des informations les plus récentes concernant le mal dont il souffre et les moyens d’y faire face, il se mobilise mentalement afin de « gérer » au mieux sa maladie [57].
Représentations du médecin Les représentations du médecin sur la relation médecinmalade ont beaucoup évolué ces dernières années. Ces évolutions ont été parallèles à celles du statut du malade dans le système de soins. Le statut du malade s’inscrit dans l’histoire, dans la sociologie comme dans l’éthique et repose sur la culture de nos pays et sur la représentation qu’ont ceux-ci de la maladie. Très longtemps notre système de soins à reposé sur ce que l’on peut déterminer comme un déséquilibre bienveillant, entre un médecin et des soignants qui savent, et un malade très longtemps peu informé sur sa maladie et de ce fait subordonné aux soignants qui avaient vis-à-vis de lui un devoir de protection. Ce déséquilibre bienveillant trouve ses sources dans les conceptions judéo-chrétiennes de la médecine européenne [7]. Ce sont effectivement d’abord les ordres religieux qui ont structuré les soins médicaux dans les hôpitaux généraux où les religieuses occupaient une place centrale dans une médecine de charité. Dans cette conception, la maladie était assimilée à une épreuve voulue par Dieu pour éprouver l’âme, et l’acceptation de la souffrance avait donc une légitimité et constituait une offrande. Cette attitude, loin de n’être qu’historique, peut encore être retrouvée dans le retard qu’a la France dans la prise en charge et le traitement de la douleur. Dans le sillage de cette conception judéo-chrétienne, le paternalisme médical a très longtemps imprégné les rapports entre le médecin et son patient. Il a comme base le fait que le médecin soigne dans l’intérêt de son patient, et qu’il lui propose des soins au mieux de ses connaissances. Dans ce contexte, le patient n’a que la liberté de choisir son praticien et se doit de se conformer à ses prescriptions. Le paternalisme médical suppose – inconsciemment – une incapacité du patient, du fait de sa souffrance et de son manque de connaissance, et/ou une altération de sa capacité à penser, du fait de sa maladie. En contrepartie, le médecin a l’obligation de se conformer au bien, de proposer aux malades les soins les plus appropriés, tels qu’il les proposerait à ses proches. Le paternalisme médical a très longtemps été le modèle prévalant en France, alors que de nombreux pays européens dans le sillage des pays anglo-saxons travaillaient sur l’hypothèse de l’autonomie du patient. Le paternalisme du soignant n’a pas à être condamné ou rejeté d’emblée ; il s’appuie sur un modèle altruiste où les soignants sont prêts à donner au-delà même des limites légales pour la guérison de leurs patients. Le paternalisme repose sur le principe philosophique de la bienfaisance et de la compassion, dans un modèle que l’on peut qualifier de téléologique, supposant comme finalité à l’action soignante du praticien de santé le bien du patient [58]. De longue date, dans les pays anglo-saxons, le système paternaliste s’est effacé pour laisser la place au principe d’autonomie. Le modèle autonomiste est à l’opposé du paternalisme. Il s’appuie sur une information la plus précoce et la plus large du patient sur sa maladie et veut assurer une relation symétrique entre le patient et le soignant avec comme objectif de responsabiliser le patient dans le combat qu’il mène contre sa maladie en lui donnant l’information la plus appropriée pour lui permettre de prendre les meilleures décisions concernant sa santé. La relation médecin-malade est alors fondée sur le consentement du patient, étape préalable à tout soin. Le principe autonomiste est central dans l’évolution de la protection du corps humain. Il se retrouve dans les modifications du Code civil suivant la loi du 29 juillet 1994 : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial (...) Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne. Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement, hors du cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir. » Psychiatrie
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La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a notablement modifié les relations entre soignants et soignés [59]. Ce texte énumère un ensemble de droits de la personne malade : droit fondamental à la protection de la santé, droit à la solidarité pour toute personne handicapée, droit au respect de la dignité, droit à la dignité des détenus malades, droit à l’information, droit au respect de la vie privée et au secret, droit au traitement de la douleur et aux soins palliatifs, droit à recevoir des soins appropriés. Dans cette loi, le principe du consentement est un des principes fondamentaux : pour être responsable de ses soins et consentir à ceux-ci la personne malade doit être informée de façon accessible et compréhensible. La loi du 4 mars 2002 va dans le sens de la loi Huriet du 20 décembre 1988 qui stipule un droit de consentir aux actes courants comme à l’expérimentation thérapeutique. Elle dégage un droit au refus de soins et rappelle que « toute personne prend avec le professionnel de santé et comptetenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé ». Cependant elle rappelle que le professionnel de santé doit être capable d’accompagner la personne dans une décision difficile parfois douloureuse en particulier quand elle est source d’angoisse. Cet accompagnement n’est en aucune façon un droit à se substituer au patient : « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » Ce rééquilibrage de la relation médecin-malade après la loi de mars 2002 a suscité beaucoup d’inquiétude chez les professionnels de santé redoutant d’être responsabilisés face à tous les aléas de la maladie de leur patient. Dans la pratique quotidienne, il a surtout incité au maintien d’une relation s’appuyant sur la disponibilité et la pédagogie du patient autour de l’information attentive, loyale et adaptée à l’état du malade et à l’évolution de sa maladie. La loi a donné des raisons supplémentaires de développer, dans les études médicales, l’enseignement de psychologie médicale autour des aléas de la relation médecin-malade en prenant en compte les spécificités des spécialités médicales et des interventions thérapeutiques [60]. Cet enseignement, réalisé en faculté de médecine associant les universitaires de psychiatrie, de médecine générale mais aussi les enseignants de psychologie autour d’un travail sur des cas cliniques mais aussi dans la mise en place de groupes Balint durant les études de médecine, démontre bien la nécessité de passerelles entre les Unités de formation et de recherche (UFR) de médecine et celles de psychologie.
Théorisations en psychosomatique Classiquement considéré comme issu du XIXe siècle [12], le modèle explicatif de la participation du psychisme aux désordres somatiques n’a guère évolué depuis : des difficultés psychiques seraient la cause d’un certain nombre d’affections corporelles [61]. Depuis l’invention du mot « psychosomatique » par Heinroth en 1818 suivie de l’auto-observation de Trousseau vers 1850 [62], plusieurs praticiens de la médecine ont essayé de mettre au point des théories susceptibles d’éclairer les enjeux de cette conception de la maladie, dans laquelle le patient, en pensée, contribue involontairement au mal qui le frappe. Au cours du siècle suivant, marqué dans le domaine des sciences psychologiques par l’essor de la psychanalyse, les tentatives vont se multiplier pour donner enfin toute sa consistance, à la fois théorique et clinique, à ce « principe » psychosomatique. Le premier à avoir laissé son nom dans l’aventure est un médecin/ psychanalyste, Georg Groddeck, qui affirme et tente de prouver les fondements psychiques de toutes les maladies somatiques [63]. Le second, Franz Alexander, est également médecin et psychanalyste ; il tentera à son tour, en fondant l’école de Chicago, de créer une authentique « médecine psychosomatique » [64] dont le savoir pourrait compléter, sur le plan psychologique, ce que la médecine somatique maîtrise sur le plan corporel. En France, ce sont des praticiens de la psychanalyse – médecins eux aussi pour la plupart – qui, sous la direction de Pierre Marty, vont également créer une école de médecine psychosomatique, baptisée École de Paris [65, 66] . Afin de désigner leur fonction diagnostique et thérapeutique, simultanément psychanalytique et médicale, ces praticiens/chercheurs Psychiatrie
ont façonné un nouveau mot : « psychosomaticien ». Tour à tour, ils entreprennent par ailleurs d’élaborer un certain nombre de propositions théoricocliniques, dont l’enjeu commun est de parvenir à expliquer la survenue des pathologies dites « psychosomatiques ». Dans le public, le terme « psychosomatique » est parvenu à s’imposer, parfois réduit à celui de « somatisation ». Il n’est d’ailleurs pas rare que les patients formulent euxmêmes cette hypothèse d’une origine psychologique de leur maladie somatique. Quant à la notion connexe d’un impact psychologique – inconscient ou non – intervenant dans le processus de guérison, il commence à être sérieusement envisagé [67, 68]. Sur le plan thérapeutique en revanche, les ambitions originaires de ce courant ont été démenties pour l’essentiel : tout au long du XXe siècle, c’est en effet à d’autres spécialités que l’on doit les véritables progrès de la médecine. L’étude approfondie des concepts issus de ces recherches a d’ailleurs permis d’en montrer les limites [69], et du point de vue épistémologique, leur démarche causaliste apparaît aujourd’hui comme fondée sur un modèle dominant, le modèle défectologique [63] . Toutefois, il est indéniable que ces travaux sont parvenus, au cœur même d’une médecine de plus en plus technoscientifique, à maintenir intact l’intérêt des soignants visà-vis de la parole des personnes malades [70, 71]. En marge de ce courant « psychosomatique » et parallèlement à cette volonté – sans doute excessive – de confondre indistinctement le somatique et le psychologique, la psychanalyse a produit un autre mouvement, nettement plus discret mais autrement plus durable : les groupes Balint [25]. Les différentes spécialités de la médecine qui se dotent tour à tour de ce dispositif montrent à quel point l’aspect relationnel du soin conserve toute son importance dans le renouvellement du paysage médical européen [72]. Enfin, un nombre croissant de travaux commence à éclairer des questions jouxtant les préoccupations « psychosomatiques », qu’il s’agisse du domaine de l’hypnose [73] ou du phénomène placebo [74, 75].
■ Conclusion Associés à l’universalisation des moyens d’information, les bouleversements technoscientifiques de la médecine ont imposé à l’ensemble des acteurs du soin, praticiens et usagers, de reconsidérer leur mode d’intervention dans ce secteur de l’activité économique. La rapidité avec laquelle ces changements se sont produits n’a pas toujours laissé à chacun le temps de redéfinir sa fonction avec toute la réflexion souhaitable ; la nécessité d’une mise à jour permanente et accélérée des savoirs, associée à une conception de plus en plus consumériste de la santé, comporte le risque d’une évolution vers la judiciarisation des rapports soignants/patients. En mettant l’accent sur les enjeux subjectifs que comportent les soins corporels apportés au malade, la psychologie permet, dans ce secteur, de déployer un discours autre. Attribuer à la parole une authentique valeur dans le but de mieux éclairer la portée des décisions des uns et des autres, voilà sans doute la principale responsabilité qui échoit actuellement à la psychologie en médecine, contribuant l’évolution de cette dernière vers une « médecine partagée » [76].
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P.-H. Keller, Professeur de psychologie clinique et psychopathologie. Université de Poitiers, 8, rue René-Descartes, 86022 Poitiers cedex, France. J.-L. Senon, Professeur de psychiatrie et psychologie médicale ([email protected]). Université de Poitiers, Hôpital La Milétrie, BP 587, 86021 Poitiers, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Keller P.-H., Senon J.-L. Psychologie en médecine. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-031-B-10, 2007.
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Insight et conscience de la maladie en psychopathologie M.-L. Bourgeois L’insight, centré essentiellement sur la conscience d’avoir un trouble psychique ou une maladie mentale, et de la nécessité d’un traitement, est désormais défini et mesuré par des échelles d’évaluation quantitative. Dimension transnosographique, elle est surtout en cause pour l’abord clinique des états dits psychotiques (hallucinations, idées délirantes, désorganisation du discours et du comportement), au premier rang desquels les pathologies schizophréniques et autres troubles délirants, les troubles affectifs (spécialement bipolaires), mais aussi dans toute la psychopathologie. Une claire conscience des troubles est la condition d’une bonne alliance thérapeutique et d’une observance durable. Elle a donc un intérêt diagnostique et pronostique. Elle fait l’objet d’une approche ciblée dans la psychoéducation, la remédiation cognitive et divers types de psychothérapie. Souvent comparée au déni et à l’anosognosie des affections neurologiques, l’absence d’insight est toutefois différente : il ne s’agit pas d’une défense psychologiquement protectrice mais d’un déficit lié à un dysfonctionnement cérébral et corrélé aux troubles des fonctions exécutives et aux atteintes frontales. On demande aux experts judicaires de préciser le degré de discernement pour les patients accusés de crimes ou délits. L’insight est ainsi synonyme de lucidité, compréhension et conception de soi, claire conscience et contrôle de ses actes. Il convient donc de préciser avec quels instruments on évalue ce discernement et cet insight supposés liés au degré de responsabilité du sujet dans son comportement. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Insight ; Conscience du trouble ; Schizophrénie ; Psychose ; Échelles d’insight
Plan ¶ Introduction
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¶ Approche sémantique et conceptuelle
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¶ Travaux des auteurs classiques
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¶ Auteurs modernes : études empiriques actuelles Mesure de l’insight
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¶ Structure de l’insight
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¶ Psychopathologie quantitative : les instruments d’évaluation de l’insight
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¶ Insight clinique et insight cognitif
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¶ Programme EEAP ou LEAP de Amador 2007, « comment faire accepter son traitement au malade »
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¶ Insight dans les troubles schizophréniques
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¶ Construction de l’échelle SUMD
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¶ Insight dans les troubles de l’humeur bipolaires et unipolaires
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¶ Insight dans les autres troubles mentaux
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¶ Insight dans les démences et autres maladies neurologiques
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¶ Insight (conscience du trouble) et observance thérapeutique Rôle de malade (sick role)
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¶ Conclusion
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Psychiatrie
« La folie est une infortune qui s’ignore elle-même. » Jules Baillarger « La folie que le psychiatre se propose de guérir est le contresens de la conscience de l’homme. » Henri Ey, La Conscience, 1963
■ Introduction Insight est un mot populaire d’usage courant en langue anglaise. C’est aussi un concept dont les psychanalystes anglosaxons, puis de langue française, se sont emparés pour rendre compte de l’effet de la cure et des interprétations dans ce qui est appelé « psychothérapies d’insight ». Depuis une vingtaine d’années, l’insight fait une percée envahissante dans les publications internationales et aussi dans les articles de langue française. Il fait partie de tous ces mots techniques, empruntés à l’anglais, et utilisés par la psychologie et la psychiatrie, en anglais dans le texte, ayant l’avantage de l’exotisme et de la technicité réservée aux spécialistes (comme le sont : stress, coping, helplessness, appraisal, burn out, etc.), comme dans les autres branches de la médecine, de la science et des techniques. Cet intérêt croissant est lié à de nombreuses études empiriques. Les auteurs anglo-saxons tiennent généralement pour synonymes insight et awareness of disease (conscience de la maladie). Trois ouvrages majeurs ont été récemment publiés : Amador et David [1, 2] ; Beitman et Nair [3] ; Markova [4]. Important, un livre récent d’Amador, Comment faire accepter son traitement au malade ; schizophrénie et trouble bipolaire [5] est très utile aux professionnels de santé et aux familles de patients. Plusieurs réunions sur ce thème ont eu lieu en France ces dernières
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années. On insiste sur celle qui a regroupé à l’université de Poitiers la plupart des experts internationaux les 24 et 25 avril 2008. Après la systématisation des diagnostics catégoriels par les critères diagnostiques opérationalisés pour l’ensemble des grandes catégories nosographiques, à partir du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder III (DSM III) [6-8] et de la Classification internationale des maladies mentales 10 (CIM 10) [9] , qui reprennent pour l’essentiel la plupart des modèles européens issus de la psychiatrie franco-allemande du e e XIX siècle et du début du XX siècle, l’approche dimensionnelle est venue compléter cette systématisation de la clinique. L’insight s’est avéré être une dimension fondamentale pour l’appréciation de la gravité des troubles mentaux, particulièrement pour ce qui est qualifié de psychotique. Insight a une signification beaucoup plus large que « conscience de la maladie » (awareness of disease) et mérite une réflexion permettant de bien préciser le concept utilisé. Markova et Berrios [10] ont longuement critiqué le flou sémantique entourant le terme. Il faut en effet préciser les différents éléments constituant l’insight, qui pourrait désormais être défini par l’ensemble des items constituant les échelles d’insight. La médecine mentale du XIXe siècle, définissant l’aliénation comme une perte de raison, a recherché la part de conscience préservée ou non dans les maladies mentales. Les auteurs français ont occupé la première place dans ces réflexions comme le rappellent Berrios [11], Markova [12] et Hamanaka [13]. Les auteurs modernes ont une approche beaucoup plus pragmatique, avec une ambition quantificatrice utilisant les instruments de la psychopathologie quantitative, la finalité résidant dans les cibles et les techniques thérapeutiques. On peut désormais faire l’inventaire de ces échelles d’évaluation d’insight. C’est essentiellement sur les « schizophrénies et autres troubles psychotiques » (F.20. F22. F23 de la CIM 10) que les études ont porté, beaucoup moins dans les troubles de l’humeur bipolaires et unipolaires. La neurologie offre le modèle de l’anosognosie correspondant à des atteintes cérébrales localisables, et la psychologie celui de déni. Un chapitre important à la frontière de la neurologie et de la psychiatrie est représenté par l’ensemble des démences, spécialement pour la maladie d’Alzheimer. L’évaluation de l’insight apprécie le degré et les formes de discernement chez le patient et permet d’orienter la prise en charge et le type de traitement. L’insight est nettement corrélé avec la qualité de l’engagement du patient dans l’alliance et l’observance thérapeutiques. Cet insight est devenu un enjeu thérapeutique, divers types de psychothérapie prenant l’insight pour cible majeure. La psychoéducation et la remédiation cognitive, qui ont actuellement la faveur des équipes soignantes, reposent en grande partie sur les possibilités d’accès à l’insight. Dans les ouvrages de langue anglaise, tout le XIXe siècle reste ignoré. Par exemple, Fulford aussi bien que David (chapitres 3 et 9) de l’ouvrage d’Amador et David [2] font remonter l’histoire de l’insight à Aubrey Lewis (1934) à propos de la perte d’insight dans les états psychotiques.
■ Approche sémantique et conceptuelle Insight est un mot anglais recourant à une métaphore visuelle pour ce qu’on pourrait traduire en français par : perspicacité, clairvoyance, lucidité, pour rester dans les métaphores visuelles (Berrios proposait par ailleurs inwit). En français, il est considéré avec un genre masculin. La langue allemande dispose du mot Einsicht pour équivalent à insight. L’article 122-1 du Nouveau Code pénal demande à l’expert psychiatre de préciser l’état du discernement d’un sujet inculpé pour crime ou délit, sans bien entendu donner de définition de ce concept. D’autres mots ont recours à d’autres modalités sensorielles : l’entendement, le sentir, le sentiment, etc. ; plus généralement, il s’agit d’intelligence, de compréhension, de conscience. La meilleure traduction d’insight en français serait sans doute « intuition » (littéralement « voir en soi-même »). En anglais
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(Oxford English Dictionary) mais surtout aux États-Unis (dictionnaire Webster) le verbe transitif to intuit traduit cette connaissance intuitive, immédiate. Un verbe français quoique non reconnu est parfois utilisé familièrement : intuiter. La psychiatrie moderne occidentale dès ses débuts insiste sur la part de conscience préservée et de lucidité chez l’insensé (Bourgeois) [14]. Au XXe siècle, la notion de conscience a été reléguée, probablement en raison de l’importance croissante des mouvements psychanalytiques, et du succès envahissant de l’inconscient (Die Unbewusste, Ubw pour Ics) pièce maîtresse du modèle topique freudien et concept à tout faire de la psychopathologie dite psychodynamique. Outre les travaux majeurs de Henri Ey, on constate un retour d’intérêt pour le conscient et l’insight, manifesté par exemple par la thèse et le mémoire de Michel [15, 16]. Insight permet d’esquiver le problème de « la » conscience, alors que personne ne s’accorde sur sa définition, son évaluation, sa pertinence. Il y a la conscience des philosophes, celle des neurosciences et en France, toute la philosophie de la psychiatrie fondée sur les modèles d’Henri Ey quant à la « conscience constituante » et la « conscience constituée ». À la question de Chaslin [17] : « la psychiatrie est-elle une langue bien faite ? », la réponse semble plutôt négative, les mots les plus techniques ne peuvent correspondre qu’à des concepts opératoires. Les hésitations entre insight, awareness, « conscience de », « discernement », etc., traduisent bien cette incertitude. Le mieux est donc de préciser que l’on parle d’insight ou de conscience du trouble tels qu’ils sont définis par tel ou tel instrument d’évaluation, Scale of Unawareness of Mental Disorder (SUMD), Insight and Treatment Attitudes Questionnaire (ITAQ), Schedule for the Assessment of Insight (SAI), Birchwood, Beck, Q8, etc.
■ Travaux des auteurs classiques L’intérêt pour la conscience du trouble semble avoir été une spécificité française au XIXe siècle. Selon Hamanaka : « Confrontée avec la notion de “conscience” (consciousness), la psychiatrie française, pendant cette période s’en tient à une position singulièrement isolée. Il est question de “conscience” (consciousness) en se référant presque exclusivement à l’insight du patient pour sa propre maladie, spécialement en ce qui concerne les aspects médico-légaux : “folie, délire ou monomanie avec conscience” (madness, delusions or monomania with consciousness), perte de conscience de ce désordre (loss of consciousness of the disorder). Cette attitude a persisté à travers chaque génération de psychiatres français au XIXe siècle en commençant par Pinel (1801) et finissant avec certains de ses descendants au début de notre siècle (par exemple Vinchon, 1924). En contraste avec la position restreinte (confined status) du concept de conscience (consciousness), l’utilisation fréquente de la notion d’“entendement” (understanding) et d’“intelligence” est frappante, illustrée par les définitions des maladies mentales données par une série d’auteurs français (Pinel, 1801 ; Esquirol, 1816-1838 ; Georget, 1820 ; Baillarger, 1853-1890, etc.). » Pinel [18], dès l’an IX, avouait avoir pensé comme Locke que la « manie » (dans sa signification première) est inséparable du délire, donc antinomique de la conscience et de la lucidité (on ne peut pas être délirant et conscient à la fois, l’aliénation excluant le discernement et la conscience du trouble), mais il ajoutait : « Je ne fus pas peu surpris de voir plusieurs aliénés qui n’offraient à aucune époque aucune lésion de l’entendement... » Dans la première édition de son célèbre Traité (1800), la manie au sens large du terme était définie comme « un délire général », mais il décrit aussi un genre nouveau d’aliénation mentale partielle qu’il désigne du nom de « manie sans délire ». Il opère ainsi une séparation entre les différentes facultés mentales, intellect et idéation d’une part, humeur et affectivité d’autre part : « Nulle altération sensible dans les fonctions de l’entendement, la perception, le jugement, l’imagination, la mémoire, etc. ; mais perversion dans les fonctions affectives, impulsion aveugle à des actes de violence... » Le malade atteint de ce genre d’aliénation a, dit l’auteur, pleine conscience de ses troubles : « Il jouit du libre exercice de sa raison, même durant ses accès Psychiatrie
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[...] Il sent même profondément toute l’horreur de sa situation ; il est pénétré de remords » (pp. 152-5). C’était là déjà, comme le déclarera Hegel, « supposer le malade raisonnable et trouver un point d’appui solide pour le prendre de ce côté », bref inaugurer le traitement moral fondé sur les « parties saines » du psychisme. On peut donc, avec Hegel, vouer à Pinel « la reconnaissance la plus grande pour tout ce qu’il a fait à cet égard... ». On a là d’emblée l’approche humaniste et optimiste qu’on retrouvera beaucoup plus tard dans le concept « d’alliance thérapeutique ». Son élève, Esquirol [19], constatait lui aussi que « l’aliéné conserve souvent le sentiment de son état » (le fou est autre chose que le négatif de l’homme raisonnable). Il va systématiser ce nouveau type morbide et cette subdivision des facultés dans sa classe des « monomanies affectives ou raisonnantes » (1838), pénétrées, elles aussi, de la conscience de leur état. « Les malades atteints de cette variété de folie ont vraiment un délire partiel ; ils font des actions, ils tiennent des propos bizarres, singuliers, absurdes, qu’ils reconnaissent pour tels et qu’ils blâment. Parmi ces malades, les uns sont turbulents, insociables... Les autres connaissent parfaitement bien leur état, en discutent pertinemment, désirent s’en délivrer » (t. II, p.70). Plusieurs générations d’aliénistes et de psychiatres français ont abordé ces problèmes de la conscience dans la folie : Baillarger, Jean-Pierre et Jules Falret, Delasiauve, Trelat, Despine, Morel, Legrand du Saulle, Ritti, Marendon de Montiel, Parant, Seglas, etc., des débats passionnés ont animé sur ce thème la Société médicopsychologique dans les années 1860 et 1870. On trouvera ailleurs le détail de ces aspects historiques dans les textes de Berrios [20, 21] , Hammanaka [13] , Bourgeois et al. [22] , Markova [4].
■ Auteurs modernes : études empiriques actuelles Mesure de l’insight Sans se perdre dans des ruminations sémantiques ou des abstractions philosophiques, les auteurs modernes sont allés directement rechercher la conscience du trouble dans les populations de patients, essentiellement les psychotiques. Il s’agit d’études empiriques. Elles ont nécessité la construction d’échelles pour la mesure de l’insight. Elles ont fait l’objet d’une analyse critique par Markova et Berrios [23] . On trouve ailleurs chez Bourgeois [14] la reproduction de leurs tableaux ainsi que dans le dernier ouvrage de Markova [4]. Dans la plupart de ces travaux, sont utilisés les termes d’insight et d’awareness, tenus pour équivalents, et beaucoup moins controversés que consciousness. Markova et Berrios [23] avaient reproché à ces travaux l’absence de définitions « consistantes ». Ils opposent l’approche fondée sur des catégories et l’approche dimensionnelle reposant sur un continuum (dimensionnel), enfin celle qui confond les deux. Selon ces auteurs britanniques, les résultats des études sont contradictoires en ce qui concerne les corrélations entre l’insight et le pronostic, l’observance thérapeutique, le quotient intellectuel (QI), l’âge de début, les troubles neuropsychologiques, les images par imagerie par résonance magnétique (IRM). Ainsi Markova et Berrios restent donc très critiques, soulignant les aspects tautologiques des définitions et des études. Ils appellent à une conceptualisation plus élaborée de la notion d’insight et de prise de conscience (awareness) avant de s’engager dans des études empiriques. Ils insistent sur le fait que l’insight n’est pas le même si on a affaire à des troubles psychotiques ou à des troubles obsessifs-compulsifs, à l’hystérie, à la démence ou à la dépression. Ils proposent un nouveau modèle hiérarchique étroitement lié à leur conception de la formation de symptômes. L’insight renvoie aux notions de jugement, d’aptitude, de conscience verbalisée, de reconnaissance (acknowledgment et self-knowledge). Il conviendrait d’insister sur l’importance de l’expérience initiale de la conscience d’un changement de la part du patient (expérience inchoative, informe, appelée « soupe primordiale », qui est conceptualisée pour devenir un « symptôme », tout cela dépendant des expériences passées, du niveau de connaissance, de l’intelligence, du Psychiatrie
contexte culturel, du milieu, des particularités personnelles). Enfin, il faudrait distinguer insight en relation avec les symptômes et insight en relation avec la maladie. Ces critiques sont pertinentes au plan théorique mais ne devraient pas empêcher dans la pratique l’évaluation, aussi approximative soit-elle, de la conscience du patient.
■ Structure de l’insight L’insight est un concept qui n’est pas unitaire mais pluridimensionnel. Ainsi Michel [15, 16] proposait de distinguer : anosognosie ; non-reconnaissance de la maladie ; perplexité ; sentiment d’être malade ; conscience partielle de la maladie ; conscience pleine et entière en accord avec l’observateur. Pour Birchwood et al. [24], il y a au moins quatre modèles d’explication pour rendre compte du déficit d’insight : le modèle psychodynamique (déni de la maladie, mécanisme de défense) ; le modèle neuropsychologique (déficit de la conscience du trouble, comparable à l’anosognosie) ; l’hypothèse « clinique » (Cuesta et Peralta [25] faisant du trouble de l’insight un symptôme primaire lié directement à la maladie mentale) ; le modèle cognitif (l’insight résume un ensemble d’attributions et de croyances concernant les symptômes mentaux). Sackeim [26] décrit six niveaux d’exigence décroissante : • inaptitude à reconnaître comme tels les symptômes ou la maladie (absence de conscience du trouble) ; • mauvaise attribution de l’origine et de la cause des symptômes de la maladie ; • implausibilité des expériences perceptuelles et des croyances ; • incapacité d’avoir des représentations cognitives appropriées en dépit de la reconnaissance des symptômes pathologiques et de la maladie ; • réactions affectives inappropriées en dépit de la reconnaissance des symptômes pathologiques et de la maladie ; • comportement inapproprié en dépit de la reconnaissance des symptômes pathologiques et de la maladie. Pour Amador et al. [27] : • les signes et symptômes étant variables d’une culture à l’autre, conscience du trouble et attribution doivent prendre en compte l’adhésion du patient aux représentations culturelles ; • les dimensions de l’insight entrent plutôt dans un continuum que dans une partition dichotomique (on peut avoir un insight partiel) ; • le niveau d’insight peut varier selon les nombreuses manifestations de la maladie (par exemple asociabilité, émoussement des affects, etc.) ; • on doit tenir compte de l’information que le patient a pu recevoir sur la nature de sa maladie. Pour David [28] , il y a trois dimensions superposables et intriquées, explorées par son échelle SAI : conscience de souffrir d’une maladie mentale ; aptitude à désigner des événements mentaux tels que les hallucinations et les idées délirantes comme étant pathologiques ; la reconnaissance de la nécessité d’un traitement. On a proposé de distinguer « insight explicite » (verbalisé par le sujet) et « insight implicite » (suggéré par la conformité du comportement), distinction qu’Amador semble récuser. Pourtant dans son ouvrage de 1998, les auteurs semblent admettre la possibilité d’un insight non verbalisé et révélé par le comportement (explicable par le splitting propre aux psychotiques ?). Sackeim oppose aussi « insight égosyntonique » et « insight égodystonique », une certaine méconnaissance pouvant avoir une valeur protectrice de l’estime de soi. Kinsbourne cité par Amador et David [2] propose, quant à lui, de différencier « insight actuel » et « insight prospectif » (foresight), ainsi que « insight rétrospectif ». Enfin on distingue insight state dependant et insight « trait » en particulier dans les troubles psychotiques intermittents. Jaspers [29] avait mis en garde les psychiatres sur le pur formalisme des propos de certains psychotiques. Ils n’ont pas de connaissance entière de leur maladie : « les patients apprennent par cœur et répètent les mots des psychiatres et des autres personnes sans connaître exactement leur signification ».
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■ Psychopathologie quantitative : les instruments d’évaluation de l’insight Différentes échelles ont été construites récemment. Nous rappelons ici les principaux instruments d’évaluation de l’insight et de la conscience du trouble mental : • ITAQ [30], 11 items : conscience d’avoir une maladie mentale (cette maladie est nommée) et nécessité d’un traitement. Chaque item est coté 0 (absence d’insight) ; 1 (niveau moyen) ; 2 (bon insight). La validation est bonne ainsi que la prédictivité pour l’observance et le pronostic ; • Insight Assessment Schedule (IAS) [31] : conscience d’avoir une maladie mentale, observance thérapeutique, reconnaissance des idées délirantes et des hallucinations (dénomination des phénomènes pathologiques) ; • SUMD [32]: cette échelle a été la plus utilisée dans les recherches sur la schizophrénie et autres troubles psychopathologiques (cf. infra) ; • Insight Scale [10] : autoévaluation avec 32 items. Réponses : oui/non, ne sait pas ; conscience d’avoir un trouble mental, intensité des symptômes psychotiques, connaissance de soi ; • Positive and Negative Syndrome Scale (PANSS) [33] : un seul item, le G12, évalue l’insight avec un score situé entre 1 et 7, un très faible niveau d’insight étant côté 7 ; • Scale of Functioning (SOF) [34]: l’item 12, évalue l’insight en tant que conscience de soi ; • Scale for Assessment for Negative Symptoms (SANS) [35] ; • Present State Exam (PSE) de Wing : l’item 104 concerne l’insight, coté de 0 à 3, de bon niveau d’insight à absence totale ; • Subjective Experience of Negative Symptoms (SENS) [36]. Toutes ces échelles se superposent largement, comme l’ont montré Sanz et al. [37], qui ont évalué 33 patients psychotiques (DSM IV) à l’aide des échelles suivantes : ITAQ, SAI et SAIexpanded version (SAI-E) ou IAS, Insight Scale (Markova et Berrios), PANSS item G12. Il y a une forte corrélation entre toutes ces échelles dont la validité est établie. Il y a une corrélation inverse entre insight et sévérité des troubles ; et une corrélation positive entre insight et observance du traitement, compliance aux soins ultérieurs. Diverses études ont retrouvé ces données : Lin et Spiga [38], Marder et al. [39], Bartko et al. [40]. McEvoy et al. [41], employant l’ITAQ chez 52 schizophrènes. En revanche, Buchanan et al. [42] ne trouvent pas de relation, et Cuffel et al. [43] ne trouvent pas non plus de relation au sixième mois. Échelle Q8 [44] : échelle de conscience du trouble à huit items : nous avons proposé en 2002 une brève échelle dite Insight Q8, utilisée pendant une quinzaine d’années chez environ 500 patients hospitalisés dans les unités de psychiatrie du centre hospitalier universitaire. Le résultat a été publié en 2002 concernant 221 patients. Ce questionnaire à huit items, qui n’était pas destiné à la recherche mais à une certaine codification de l’appréciation de l’insight et de son évolution, s’est avéré un instrument valide de passation facile et rapide, de consistance interne satisfaisante avec un coefficient alpha de Cronbach égal à 0,81. Nous avons publié deux études empiriques utilisant cet instrument. Deux cent vingt et un patients ont été évalués à l’aide de l’échelle de l’Insight Q8. Les caractéristiques des 221 patients étaient les suivantes : 113 hommes et 107 femmes ; âge moyen : 41,02 ans (Standard Deviation [SD] : 16,27) ; 182 placements libres et 38 internements (placements volontaires et placements d’office) ; conscience du trouble (Q8, score 0 à 8) moyenne égale à 4,88 (SD : 2,81). Il n’y a pas de différence statistique significative entre hommes et femmes et pour ce qui concerne le niveau d’études et le nombre d’hospitalisations antérieures. En revanche, la différence statistique est significativement forte en ce qui concerne la situation maritale (insight plus élevé chez les personnes mariées), les fonctions cognitives (Mini Mental State [MMSE] élevé = insight élevé), la durée d’hospitalisation (corrélation négative), le mode d’hospitalisation (insight très significativement plus élevé pour les
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hospitalisations libres), et surtout selon le diagnostic psychiatrique avec une corrélation négative forte pour la schizophrénie versus tous les autres diagnostics sauf le trouble bipolaire.
■ Insight clinique et insight cognitif Beck et Worman [2] distinguent « insight clinique » (présence ou absence de conscience de souffrir d’un trouble mental nécessitant un traitement) et « insight cognitif » qui serait une évaluation plus globale des croyances erronées et des erreurs d’interprétation. L’altération de l’insight est centrale dans le développement du phénomène psychotique : hallucinations et idées délirantes. Le maintien de ces phénomènes tient à leur intensité qui déborde le processus normal du reality testing (épreuve de réalité, notion et fonction du réel). Les modèles cognitifs centrés sur les croyances erronées offrent des solutions thérapeutiques. Beck distingue aussi « insight intellectuel » (acceptation formelle d’une explication rationnelle des symptômes) et « insight cognitif » qui semble préconscient, avec un système sous-jacent de croyance, non forcément congruent avec l’insight intellectuel. C’est sur cet insight cognitif que reposerait la conviction d’être mentalement malade ou non. C’est l’exploration en profondeur des caractéristiques et du contenu des expériences psychotiques qui révèle les croyances fortement enracinées. Certains patients non psychotiques, au cours de la dépression ou des épisodes de panique, peuvent aussi faire de fausses interprétations, mais ils peuvent reconnaître que leurs conclusions sont incorrectes. Dans les états psychotiques, il y a atteinte de l’objectivité et de la critique. Les pensées automatiques distordent la pensée. La thérapie cognitive des idées délirantes vise ces processus dévoyés de traitement de l’information. Il convient de questionner les bases de ces cognitions et de faire évaluer les preuves. Lorsqu’il reste un peu d’insight, les patients sont accessibles aux thérapies cognitivocomportementales (TCC). Les styles cognitifs sont à prendre en considération, les délirants ayant souvent tendance à sauter instantanément sur les conclusions. Il s’agit donc d’évaluer le style de rationalité caractérisant un patient. La Beck Cognitive Insight Scale (BCIS) [45] a été traduite et validée en français par l’équipe de Favrod et al. [46] et Tastet et al. [47]. Elle comporte deux facteurs : self-reflectiveness (neuf items) et self certainty (six items). Il y a une relation entre la BCIS et la SUMD-A avec une validité concurrente démontrée. Il a été démontré que, dans les troubles psychotiques (schizophrénie et dépression), il y a significativement plus de « réflectivité ». Les patients délirants sautent plus facilement sur des conclusions hâtives et sont trop confiants dans leur décision. Dans la schizophrénie, l’augmentation de l’insight cognitif grâce à la TCC est associée à une diminution des symptômes positifs. Ainsi l’insight cognitif serait le médiateur majeur pour le changement. Les applications cliniques concernent l’adhésion (adhérence) aux traitements, le patient devenant plus enclin à se soigner.
■ Programme EEAP ou LEAP de Amador 2007 , « comment faire accepter son traitement au malade » [5]
Fondé sur la thérapie d’amplification motivationnelle (TAM), Xavier Amador et Aaron Beck, le père de la psychologie cognitive, ont développé une forme de TAM, appelée par eux « thérapie de l’adhésion au traitement et de l’insight » (TATI). Ensuite Amador a fait une version adaptée aux non-professionnels : la méthode écoute-empathie-accord-partenariat (EEAP) (LEAP en anglais), enseignée à différentes personnes dans différents pays et pouvant s’appliquer à une gamme plus étendue de problèmes. Son ouvrage grand public est traduit en français par les docteurs Hodé et Klotz (2007) écrit avec une grande simplicité, mais reposant sur un fondement académique et empirique Psychiatrie
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solide. Cet ouvrage [5] attribue clairement le manque d’insight et les refus thérapeutiques des patients schizophrènes et bipolaires à des dysfonctionnements cérébraux comparables à l’anosognosie accompagnant certaines lésions cérébrales. L’absence d’insight, de conscience de la maladie, ne correspond ni à un mécanisme de défense, ni à un déni ou une attitude oppositionnelle. Il s’agit bien d’un déficit neurocognitif. Cette perte d’insight est régulièrement corrélée avec une altération des fonctions exécutives dépendant du lobe frontal. L’approche empathique permet d’éviter une confrontation avec le patient, compromettant l’alliance thérapeutique et l’adhérence au traitement. On peut ainsi éviter l’inobservance et le phénomène des réhospitalisations répétitives (le revolving door syndrom).
■ Insight dans les troubles schizophréniques La célèbre étude internationale de l’Organisation mondiale de la santé sur la schizophrénie (Carpenter [48], The International Pilot Study on Schizophrenia) montrait que l’altération de l’insight était celle des 12 dimensions psychopathologiques étudiées la plus fréquemment altérée. Elle portait sur 685 schizophrènes évalués dans différents pays à l’aide du PSE de Wing [49]. Le mauvais insight représentait la caractéristique dominante et discriminante pour quatre sous-types de schizophrénie : • schizophrénie typique (mauvais insight, délire de persécution et de passivité, hallucinations auditives, restriction de l’affect) ; • schizophrénie flagrante (mauvais insight : comportement aberrant, agité ou bizarre, incompréhensibilité, apparence négligée, affect émoussé ou incongruent, absence d’anxiété ou de dépression) ; • schizophrénie avec bon insight (insightfull) : traits identiques à la schizophrénie typique, mais avec un bon insight et sans comportement aberrant, en dehors du retrait social ; • schizophrénie hypocondriaque (avec préoccupations somatiques et hallucinations visuelles, caractérisée par un « insight intermédiaire »). Diverses études retrouvent cette prévalence d’une conscience de soi altérée. Celle de Wilson [50], portait sur 768 schizophrènes chroniquement hospitalisés, évalués au moyen des critères du système flexible de Carpenter et al. Sur 12 signes et symptômes de schizophrénie, le mauvais insight représentait la dimension la plus fréquente, la moins variable, stable et identifiable à travers les cultures. C’est un symptôme discriminant (étude du College of Community Health Sciences, 1978). Schwartz et al. [51] montrent que sur 223 schizophrènes, pour trois questions globales fondées sur le SUMD d’Amador et al., un bon insight est corrélé à l’observance, aux résultats thérapeutiques, à la brièveté des hospitalisations, à une meilleure adaptation, un meilleur fonctionnement global, une meilleure conscience de soi (self awareness) et moins de symptômes psychiatriques. La prise de conscience peut représenter un but recherché par les soignants mais la méconnaissance du handicap peut avoir un effet protecteur. On a montré que la suicidalité chez les schizophrènes augmentait avec l’insight. Elle est liée aussi à la dépression, s’atténue avec l’allègement de cette dernière [52, 53]. Les traitements dits antipsychotiques ont un effet antihallucinatoire, antidélirant et restaurateur d’une certaine lucidité. Ils ne suffisent pas dans la plupart des cas. Les techniques psychothérapiques et psychoéducationelles, désormais bien formalisées, sont indispensables et devraient être disponibles dans tous les secteurs de soins.
■ Construction de l’échelle SUMD [5, 32, 54]
Amador et al. [54] ont développé la SUMD, la première version comportant six items généraux et quatre sous-échelles, soit dix scores de 1 à 5. En 1994, ces mêmes auteurs ont inclus Psychiatrie
512 patients psychotiques dans une étude multisite. Sur les 221 schizophrènes, 50,4 % avait une non-conscience du trouble modérée ou sévère, avec inconscience des conséquences sociales (31,5 %), et non-conscience de l’efficacité des médicaments (21,7 %). Les schizoaffectifs (n = 49), comparés aux schizophrènes, étaient significativement plus conscients de leurs hallucinations, de leur délire, de leur anhédonie et de leur asocialité. Sur les 40 patients bipolaires, 37 (93 %) étaient sévèrement maniaques et avaient des scores comparables à ceux des schizophrènes dans la plupart des items, avec une exception : ils étaient plus conscients d’avoir actuellement des idées délirantes. Les déprimés avec symptômes psychotiques (n = 24), comparés aux schizophrènes, étaient plus conscients d’avoir un trouble mental, de ses conséquences sociales et de leurs idées délirantes. En général, les symptômes négatifs n’étaient pas corrélés avec les scores à la SUMD. En revanche, la dimension dépressive était corrélée avec une plus grande conscience du trouble. Le niveau de fonctionnement (Global Assessment Scale) était corrélé négativement avec les scores à la SUMD. Dans les schizophrénies, il s’agirait d’un trait permanent, comme le suggèrent les études longitudinales d’insightý [55], alors que chez les bipolaires il s’agit plutôt d’un trouble dépendant de l’état. On a étudié aussi les corrélations positives entre conscience du trouble et risque suicidaire, qui paraît le plus souvent lié au syndrome dépressif. Dans une série de 218 schizophrènes, 22,5 % étaient suicidaires, suicidalité fortement corrélée avec la dépressivité et avec la conscience d’avoir des idées délirantes, d’être asociaux, anhédoniques avec des affects émoussés. Pour Amador et Gorman [56], l’absence de conscience du trouble a une valeur nosologique et clinique forte pour la schizophrénie.
■ Insight dans les troubles de l’humeur bipolaires et unipolaires L’insight a été beaucoup moins étudié dans les troubles bipolaires, en particulier dans les états maniaques. Ghaemi et Rosenquist [2] ont fait une méta-analyse de la littérature, en rassemblant les articles Medline de 1966 à 2003. Onze études originales ont été identifiées, dont neuf incluant des patients bipolaires. Sept études évaluaient l’insight dans la manie, révélant une atteinte importante de l’insight. Quatre études comparaient l’insight avant et après la manie, ce qui permettait d’éviter le « trouble dépendant de l’état actuel ». La métaanalyse de ces quatre études confirme que l’altération de l’insight est state dependant, avec une amélioration de 20 % après la manie. L’insight serait autant altéré dans les manies non psychotiques que dans les formes psychotiques, ce qui impliquerait que la « psychose » ne serait pas le facteur majeur responsable du trouble de l’insight dans la manie. En ce qui concerne les états dépressifs, quatre études longitudinales suggèrent que l’insight n’est que peu altéré pendant les épisodes dépressifs non psychotiques et qu’il pourrait augmenter lorsque la dépression s’aggrave. L’altération est modérée dans la dépression psychotique, beaucoup moins que dans la manie. Deux études ont évalué l’insight de façon longitudinale. Dans l’une d’elle [57] , 101 patients ambulatoires étaient inclus (37 bipolaires type I, huit type II, 34 dépressions unipolaires non psychotiques et le reste incluant des troubles anxieux ou psychotiques). Un suivi moyen de trois-quatre mois avec l’échelle SUMD de Amador montrait une atteinte mineure de l’insight même pour le groupe des bipolaires, sans différence avec le groupe unipolaire. Il n’y avait pas de corrélation entre l’insight initial et le devenir clinique. Cependant l’amélioration de l’insight est associée avec l’amélioration clinique dans le groupe bipolaire type I et non chez les unipolaires. L’autre étude, par Peralta et Cuest [58], concernait 27 patients hospitalisés pour troubles psychotiques de l’humeur (instruments utilisés : ITAQ et SUMD). Les résultats sont pratiquement identiques à l’étude précédente. Il y a corrélation avec la noncompliance, la personnalité, la suicidalité, etc. Banayan [59] a fait une étude (transversale) chez 60 patients bipolaires euthymiques (échelle de dépression d’Hamilton
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17 items : score inférieur à 7 ; échelle de manie de Young : score inférieur à 6). L’insight est chiffré par l’échelle Mood Disorder Insight Scale (MDIS) de Sturman [60] , dérivée de l’échelle d’insight de Birchwood et al. [24] à huit items. Malheureusement, on a mélangé les bipolaires type I et II comme il est habituel mais trompeur. Plus des deux tiers des patients avaient un bon score d’insight et 8,33 % un score faible. Un bon insight « a tendance » à être lié à l’absence d’élément psychotique, de dettes et de suicidalité. En revanche, le fait de participer à une association de patients est significativement associé à un bon score d’insight (ce qui est circulaire ?) (p = 0,007) et avoir consulté plus de trois psychiatres pour leur maladie (p = 0,004). Globalement, les sujets ont un bon score moyen d’insight (supérieur à 9). L’insight est meilleur plusieurs mois après un épisode thymique que lors d’une rémission récente. Il semble meilleur après un épisode dépressif qu’un épisode maniaque. Enfin, tous les auteurs soulignent l’importance de la psychoéducation et de la lecture d’ouvrages accessibles au grand public (bibliothérapie).
■ Insight dans les autres troubles mentaux Dans de nombreuses autres affections psychiatriques, l’évaluation de l’insight s’avère primordiale. Pour une revue générale exhaustive, il faut se référer à Beitman et Nair [3]. Les divers troubles anxieux peuvent altérer la conscience, en particulier dans les épisodes intenses d’attaque de panique. Désormais une partie des troubles obsessionnels compulsifs est caractérisée par une relative adhérence à des croyances irréalistes et un trouble profond de l’insight. Dans l’autisme et le syndrome d’Asperger, la conscience de soi comme la conscience de l’autre, la métacognition et la théorie de l’esprit sont altérées. Ils représentent une cible essentielle pour l’évaluation psychopathologique et pour l’approche thérapeutique. Ici s’intriquent les altérations du développement cérébral et les aléas du développement cognitif. Ce qui fut appelé la « mauvaise foi de l’alcoolique » et de façon plus pertinente le déni ou la méconnaissance du trouble chez l’alcoolique est connue depuis longtemps, comme un obstacle majeur pour la suppression du comportement addictif. C’est souvent le cas pour les autres types d’addiction. On a pu aussi attribuer le trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention (THADA) à une perturbation de la conscience de soi [3]. L’hystérie dans sa forme de trouble de conversion est aussi conçue comme une perturbation de la conscience de soi corporelle. La « belle indifférence » a laissé place récemment à l’interprétation de la méconnaissance et de l’altération sensorimotrice par un dysfonctionnement objectivable par l’imagerie cérébrale fonctionnelle [3] : anomalies de l’hémisphère non dominant. Vuiller et al. [3] avaient conclu que le thalamus et le noyau caudé étaient impliqués dans ces troubles de la motricité et de l’insight. Les troubles de la personnalité, particulièrement du cluster A et du cluster B, s’accompagnent souvent d’un mauvais insight, spécialement pour les états limites borderline de même pour les troubles factices.
■ Insight dans les démences et autres maladies neurologiques Les affections neurologiques ont servi de modèle pour rendre compte des troubles de l’insight en psychiatrie, particulièrement l’anosognosie dans l’hémiplégie gauche (Anton, 1899 ; Babinski 1914). D’autres syndromes comportent une perturbation de la conscience de la maladie : cécité corticale, aphasie, hémiballisme, syndromes amnésiques, démences et dyskinésies tardives des neuroleptiques. Elle est souvent interprétée comme une impossibilité de percevoir la perte fonctionnelle, comme dans la cécité corticale ou l’hémiplégie. D’autres phénomènes accompagnent le déficit fonctionnel : l’anosodiaphorie (indifférence), la misoplégie, la personnification, la somatoparaphrénie. On peut aussi observer
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une interprétation délirante. Il y a parfois une dissociation entre le déni verbalisé et la réalité des comportements du patient en contradiction avec ses propos. Markova [4] oppose les théories fondées sur la neuroanatomie et la neuropsychologie, d’une part, et, d’autre part, les théories motivationnelles (psychodynamiques). Les atteintes peuvent être focalisées en divers points du cerveau : thalamus, striatum, mais plus particulièrement au niveau de l’hémisphère droit et de la région pariétale. Les mécanismes explicatifs invoquent le trouble du schéma corporel et la déconnexion des aires corticales du langage, ainsi que la personnalité antérieure. On retrouve régulièrement une anosognosie accompagnant un dysfonctionnement du lobe frontal, siège des structures du self monitoring et des fonctions exécutives. Selon le modèle dissociable interaction and conscious experience (DICE), il existerait un conscious awareness system (CAS) associé mais différent, qui serait lié à différents modules de connaissance du lexique, des concepts, de l’espace, etc. Le CAS impliquerait les parties inférieures des lobes pariétaux en connexion avec les lobes frontaux. L’atteinte frontale concernerait plutôt la conscience de soi, alors que la conscience des déficits serait plutôt liée à un trouble des systèmes fonctionnels du langage (postérobasale). En matière de théorie motivationnelle, le déni auquel on attribue une fonction adaptative d’évitement de la détresse ou la signification d’une réaction de catastrophe s’est vu dissocié en déni verbal explicite opposé au déni implicite. D’autre part, on a voulu relier le déni à un trait de personnalité antérieure, en le mesurant par une échelle (Denial Personality Ratings). La « connaissance inconsciente », observée chez les sujets normaux, connue des anciens, et étudiée systématiquement à la fin du XIXe siècle, a été retrouvée au cours de certaines amnésies telles que le Korsakoff, dans les cécités corticales, la prosopagnosie, etc. Penfield [4] par stimulation du cortex temporal induisait un sentiment de réalité de l’expérience hallucinatoire, mais en même temps le sujet d’expérience savait qu’il s’agissait d’un phénomène artificiel auquel il n’adhérait pas totalement. Il s’agit alors d’une double conscience (awareness), l’une reposant sur la stimulation localisée du cerveau et l’autre d’une activité de conscience plus large et plus diffuse (rôle des structures limbiques). Anderson et Tranel (1989) [4] ont défini huit objets d’insight : raison de l’hospitalisation, atteintes motrices, pensée générale et intellect, orientation, mémoire, parole et langage, perception visuelle et activités futures. Diverses études ont été consacrées dans les maladies d’Alzheimer et de Huntington et autres syndromes amnésiques. Il convient de toujours mesurer les syndromes dépressifs associés. Dans les démences frontales et maladie de Pick, l’atteinte de l’insight est généralement plus grande que dans les démences sous-corticales comme le Huntington ou le Parkinson. La perte d’insight est aussi plus précoce. Les démences vasculaires doivent être distinguées de l’Alzheimer, l’atteinte de l’insight dans ce dernier cas est plus grande que pour les atteintes multiinfarct. Markova [4] a établi la longue liste des études de l’insight dans les démences, récapitulant les méthodes d’évaluation et les résultats. Elle insiste sur l’aspect relatif de la notion d’insight qui est toujours partielle, selon l’objet de l’insight, conscience de quelque chose.
■ Insight (conscience du trouble) et observance thérapeutique L’alliance thérapeutique et l’observance du traitement représentent la pierre de touche de la prise en charge des patients. Plusieurs études montrent que le degré d’insight est positivement corrélé avec la compliance. Misdrahi et al. [61] citent trois études montrant que l’absence d’insight est un facteur de mauvais observance (celles d’Olfson et al. [62] ; Healey et al. [63] ; Droulout et al. [64]). Chez 60 patients schizophrènes, Cabeza et al. [65] cités par Misdrahi et al. [61] trouvent une corrélation entre l’insight et le score de mauvaise observance Psychiatrie
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mesurée par le Drug Attitude Inventory-30 (DAI-30). On trouve ailleurs [44] divers travaux sur les études d’Amador et al. [54, 66-68] et divers autres travaux anglo-saxons. Il y a une corrélation significative entre l’insight et le score DAI-30 [69]. Masson et al. [70] ont évalué à l’aide de l’échelle d’Amador (SUMD) 90 patients (37 schizophrènes ; 14 schizoaffectifs ; 18 bipolaires et sept unipolaires, tous avec symptômes psychotiques ; et 14 unipolaires sans symptômes psychotiques). C’est dans le spectre schizophrénique que la non-conscience du trouble est significativement moindre, ainsi que pour l’attribution causale des symptômes et des conséquences sociales. Il est rappelé que, pour Bebbington et al. (cité par White) et White [71], la conscience du trouble varie en fonction de la classe sociale, de l’ethnie d’origine, de la croyance religieuse, etc. Le suivi de larges cohortes de malades confirme le pourcentage important d’abandons thérapeutiques précoces : • l’étude européenne clinical antipsychotic trial of intervention effectiveness (CATIE) multicentrique (57 sites) portant sur 4 093 patients inclus entre 2001 et 2004 : 64 % à 80 % des patients ont arrêté les médicaments avant le 18e mois ; • l’étude européenne schizophrenia outpatient health outcomes (SOHO) incluant 7 728 patients, suivis sur trois ans : 30 % d’interruption thérapeutique. Les patients psychotiques abandonnent souvent leur traitement médicamenteux et rechutent, imposant des hospitalisations à répétition (revolving door syndrom). Cette inobservance peut-être liée à l’inefficacité des médicaments psychotropes, à leurs effets secondaires gênants ; elle est souvent liée à la nonconscience du trouble et à la conviction de ne pas être malade, et donc de ne pas nécessiter de traitement. C’est actuellement l’objet d’études empiriques [61]. Divers moyens permettent de vérifier la régularité de la prise de médicaments : directement par dosage urinaire et plasmatique des médicaments, indirectement par comptage électronique dans les piluliers. Les questionnaires représentent une façon simple d’évaluer l’observance. Il en existe plusieurs, dont le DAI à 30 items [69], le Medication Adherence Rating Scale (MARS) [72], le MAK construit pour l’hypertension [73], le Tinnitus Reaction Questionnaire (TRQ). Dans un large groupe de patients paranoïdes hospitalisés à l’ère préthérapeutique entre 1913 et 1940 à Baltimore, Stephens et al. [74] ont trouvé qu’un mauvais insight prédisait une évolution défavorable dans les cinq ans suivant la sortie. Les méthodes traditionnelles de psychoéducation ne permettraient pas à elles seules l’amélioration de l’insight concernant le traitement. En revanche, une approche plus ciblée du type compliance therapy issue des entretiens motivationnels et des TCC, avec quatre à six séances pendant l’hospitalisation, améliorent significativement l’observance à 18 mois et plus [75, 76] ). Ces résultats rejoignent l’essai de Turkington et al. [77] portant sur 400 patients schizophrènes de la communauté, constatant une amélioration des scores de l’insight et des symptômes. Avec les neuroleptiques classiques, 10 % à 20 % des patients chroniques souffraient de dyskinésies tardives, s’accompagnant souvent de non-reconnaissance de ces complications neurologiques [78]. Les nouveaux thymorégulateurs et antipsychotiques atypiques, supposés comporter moins de complications et d’effets secondaires, laissent espérer une meilleure adhérence. Dans un petit échantillon de 42 patients (26 hommes et 16 femmes, d’âge moyen de 24 ans, 64 % de célibataires, 21 hospitalisations libres et 21 internements), hospitalisés pour « troubles psychotiques » (hallucination, délire) dont 60 % de schizophrénies et 40 % de troubles affectifs, T. Droulout [64] trouve que l’insight (mesuré par l’échelle SUMD de Amador) est la seule variable corrélée significativement avec l’observance et le score DAI-30 [69]. Il n’était pas trouvé de corrélation entre observance et diagnostic psychiatrique, toxicomanie, nombre d’hospitalisations antérieures, mode d’hospitalisation, âge à la première observation, intensité symptomatique (Scale for the Assessment of Positive Symptoms [SAPS], SANS, Calgary) ; et pas de corrélation entre DAI (perception subjective du traitement) et sexe, niveau d’études, statut professionnel, statut conjugal, diagnostic, toxicomanie et alcoolisme, traitement antérieur, Psychiatrie
nombre d’hospitalisations antérieures, mode d’hospitalisation, caractéristiques cliniques... La probabilité d’une mauvaise observance est multipliée par deux à chaque point supplémentaire à la SUMD, tout comme l’évaluation négative du traitement (DAI) est multipliée par 1,8 à chaque point supplémentaire à la SUMD. L’association insight-observance est indépendante des caractéristiques sociodémographiques et cliniques du patient.
Rôle de malade (sick role) La maladie est aussi une « construction sociale ». La psychologie sociale avec Parson a défini le « rôle et statut » de malade tels qu’ils sont socialement établis (construits). À ce rôle correspondent deux tâches essentielles : s’efforcer de guérir de la maladie ; coopérer (pour cette tâche) avec les professionnels de la santé (mentale en l’occurrence). C’est donc ce qui est socialement attendu des personnes considérées comme malades : reconnaître le besoin d’un traitement et accepter le traitement. Quand ce rôle est parfaitement assuré, on a un type idéal de patient dont l’attitude est conforme. Les Japonais Hayashi et al. [79], cités par Bourgeois [53], ont construit une échelle intitulée Awareness of Being a Patient Scale (ABPS) comportant 25 items et centrée sur ce concept du sick role. L’étude de 204 schizophrènes montre aux auteurs que le score APBS est corrélé avec : la conscience de la maladie (insight into illness) ; la compliance thérapeutique ; le score est plus élevé chez les patients ambulatoires, stables, évoluant depuis longtemps que chez les patients hospitalisés.
■ Conclusion La reprise récente des travaux sur l’insight (qualifiée de mode nouvelle par Markova et Berrios [12]) représente une avancée majeure, laissant de côté les ruminations sémantiques, philosophiques et les incertitudes conceptuelles. On a construit des instruments d’évaluation systématisée, avec des échelles fiables et validées permettant une approche quantitative des différents éléments de l’insight. Ces recherches ne sont pas spéculatives, elles débouchent sur des évaluations et des solutions thérapeutiques. Cela permet en effet aux cliniciens de confirmer et d’affiner leurs impressions concernant les patients ; de quantifier les phénomènes, éventuellement de comparer leur propre insight aussi bien que l’insight des patients, de les confronter avec l’évaluation d’autres collègues et collaborateurs, ainsi que d’assurer un suivi longitudinal du type test-retest sous traitement ; de sortir du subjectivisme et de l’intuition de la première rencontre (Praecox Gefühl) et de l’hypothétique empathie (Einfühlungsvermögen : capacité de se mettre à la place des autres). L’idéal étant l’évaluation par des personnes entraînées (psychologues et infirmiers psychiatriques par exemple, chercheurs et médecins cliniciens). L’impressionnisme fécond de la clinique de la rencontre peut ainsi être rationalisé par la rigueur de la psychopathologie quantitative. On dépasse ainsi la définition vague de l’insight ou de la conscience en général, et l’on devrait désormais en toute rigueur parler de l’insight type SUMD, ITAQ, SAI, modèle Birchwood [24], Beck ou Q8, etc. Cela en dépit de la bonne validité convergente [35] de la plupart de ces échelles ; mais il existe aussi des propriétés divergentes. Il s’agit donc d’une définition opératoire restreinte et précise de l’insight. La prise de conscience, qui est toujours conscience de, reste le but ultime dans l’entreprise thérapeutique avec une alliance soignant-soigné pour l’améliorer. Le titre même du livre de référence, Insight and Psychosis d’Amador et David [2] , souligne le problème central de la psychiatrie : ce qui est du registre psychotique est essentiellement une altération de l’insight, de la conscience et donc de la raison. Pour la plupart, les échelles de psychopathologie quantitative mesurant les diverses dimensions et troubles mentaux dépendent de la participation (lucide) du patient et surtout de son insight, de la compréhension des questions posées et de l’intention des investigateurs. L’évaluation de l’insight devrait
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être le premier pas de l’évaluation psychopathologique permettant de préciser la corrélation avec l’intensité des différents symptômes. Qu’il s’agisse de l’émotionnalité, de l’anxiété, des obsessions et compulsions, de la dépressivité, des phénomènes psychosensoriels, des idées délirantes, etc., ils sont corrélés avec les divers éléments du discernement tel qu’il a été déconstruit dans les modèles de structure de l’insight. On peut ainsi élaborer un protocole thérapeutique personnalisé. Le pragmatisme thérapeutique actuel, débarrassé des parasitages et errements idéologiques et dogmatiques, des « théories non démontrées », repose sur des pratiques simples et bien formatées : psychoéducation, remédiations cognitives, psychothérapies réglées et validées, avec correction pharmacologique des symptômes ou autres techniques non pharmacologiques. On voit d’ailleurs se multiplier actuellement des programmes éducatifs centrés sur l’insight (ils ont souvent ce titre même), appuyés par l’industrie pharmaceutique ayant trouvé là un nouveau gisement de prescription médicamenteuse et l’incitation à l’observance. Pour finir, on peut citer l’incontournable Freud [80] : « En créant la conscience, Dieu n’a fait qu’un travail bien inégal et négligé, car la plupart des hommes ne possèdent qu’une faible dose de conscience, si faible qu’on peut à peine en parler. » (Nouvelles Conférences, 1932.) Ainsi la conscience, la raison qui faisait la dignité de l’homme des Lumières et de la Révolution, se voyait donc reléguée par la psychanalyse au rang d’épiphénomène. Cela représentait, selon le père de la psychanalyse, la troisième blessure narcissique et désillusion infligée à 1’homme après la révolution copernicienne et l’évolutionnisme darwinien. Il n’en demeure pas moins que l’ambition thérapeutique de la psychanalyse et des psychothérapies dites psychodynamiques était le déverrouillage des blocages inconscients et la libération de la conscience permettant au sujet d’advenir dans la lucidité et la pleine conscience. On désigne par psychothérapie d’insight ce type de psychothérapie. Les neurosciences cliniques et les pharmacothérapies devraient faciliter désormais ce modèle idéal : « Là où était Ça, Je doit devenir », « Wo es war, soll Ich werden » (Freud). .
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M.-L. Bourgeois ([email protected]). Institut psychiatrique du Sud-Ouest, Université Victor Segalen, Bordeaux 2 (IPSO), Hôpital Charles Perrens, 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Bourgeois M.-L. Insight et conscience de la maladie en psychopathologie. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-032-A-20, 2010.
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Tests d’intelligence chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte M. Huteau Les premiers tests d’intelligence apparus à la fin du XIXe siècle étaient peu convaincants car ils évaluaient des processus psychologiques élémentaires. Alfred Binet, en 1905, présente le premier test valide pour le diagnostic de l’arriération mentale. C’est un test constitué d’épreuves variées sollicitant toutes des processus mentaux complexes. Au même moment, en Angleterre, Charles Spearman jette les bases d’une méthode d’analyse des corrélations (l’analyse factorielle) qui permet de définir les dimensions de l’intelligence. Les travaux sur la structure des aptitudes intellectuelles et sur le fonctionnement cognitif vont conduire à un renouvellement des tests d’intelligence. Plusieurs catégories de tests sont présentées : les échelles d’intelligence générale, et plus particulièrement les échelles de David Wechsler, les tests d’inspiration neuropsychologique, les tests issus de la théorie du développement de Jean Piaget, les tests factoriels, et des tests spécialement élaborés pour l’analyse des déficiences et des troubles du développement. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Développement logique ; Dimensions de l’intelligence ; Intelligence fluide ; Intelligence cristallisée ; Psychologie cognitive ; Quotient intellectuel
Plan ¶ Introduction
1
¶ Naissance et évolution des tests d’intelligence Mesure des processus élémentaires Alfred Binet et les processus supérieurs Courant factorialiste Révolution cognitive Conception unidimensionnelle et pluridimensionnelle de l’intelligence Intelligence et développement
1 1 2 2 3
¶ Échelles d’intelligence générale Échelle d’intelligence de Wechsler pour adultes (WAIS) Échelle d’intelligence de Wechsler pour enfants et adolescents (WISC) Échelle d’intelligence de Wechsler pour la période préscolaire et primaire (WPPSI) Autres échelles d’intelligence générale Épreuves de cubes
3 4 4 4 4 5 5 6
¶ Tests d’inspiration neuropsychologique Théorie de Luria Batterie pour l’examen psychologique de l’enfant de Kaufman (KABC)
6 6
¶ Tests d’inspiration piagétienne Premières tentatives Batterie Utilisation du nombre de Meljac et Lemmel (UDN)
7 7 7
¶ Tests factoriels Test de facteur général : les matrices progressives de Raven Test multifactoriel : la batterie Aptitudes mentales primaires (Primary Mental Abilities – PMA) de Thurstone
8 8
Psychiatrie
6
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¶ Tests destinés à l’analyse des déficiences et des troubles du développement Des épreuves diverses Batterie d’évaluation cognitive et socioémotionnelle (BECS) d’Adrien ¶ Conclusion
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■ Introduction Nous traitons d’abord de la naissance des tests d’intelligence et nous retraçons les grandes lignes de leur évolution. Cela nous conduit à nous interroger sur plusieurs manières de conceptualiser l’intelligence : conception unidimensionnelle ou pluridimensionnelle, niveau de développement ou aptitude. Nous présenterons ensuite quelques exemples des grandes catégories de tests : les échelles d’intelligence générale, les tests d’inspiration neuropsychologique, les tests piagétiens, les tests factoriels, les tests spécialement destinés à l’analyse des déficiences et des troubles du développement. Sauf indication contraire, les épreuves présentées sont commercialisées par les Éditions du centre de psychologie appliquée (www.ecpa.fr).
■ Naissance et évolution des tests d’intelligence Mesure des processus élémentaires Dans les dernières années du XIXe siècle, la construction d’un test d’intelligence est à l’ordre du jour. Dans tous les pays où la psychologie a atteint un développement significatif, on présente des épreuves destinées à être utilisées à des fins de diagnostic clinique, d’orientation scolaire et professionnelle, de sélection professionnelle. Le paradigme dominant est alors l’associationnisme. Toute la vie mentale est conçue comme une série
1
37-032-A-30 ¶ Tests d’intelligence chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte
d’associations d’images, traces des sensations. Dans ce contexte, la mesure des sensations, et plus généralement celle des processus élémentaires, semble être le moyen d’accès privilégié à l’intelligence. On tient compte également de la mémoire car il faut bien que les images se conservent. Les psychologues ont aussi une autre raison de se focaliser sur les processus élémentaires. Ceux-ci pouvant être mesurés avec précision, leur étude est un gage de scientificité. C’est ainsi que James McKeen Cattell (1860-1944), à qui l’on doit l’expression mental tests, publie en 1890 dix tests parmi lesquels on trouve des mesures de temps de réaction et des mesures de seuils sensoriels [1]. Les tests construits sur ces bases s’avèrent peu utiles. Il sera rapidement démontré que les tests de Cattell n’ont pas de rapports entre eux et sont sans lien avec la réussite académique des étudiants de l’Université Colombia. Le mouvement des tests était alors dans une impasse dont allait le sortir Alfred Binet.
Alfred Binet et les processus supérieurs Alfred Binet (1857-1911), dont l’objectif était l’élaboration d’une « psychologie individuelle », a rompu avec le paradigme associationniste après avoir découvert l’existence d’une pensée sans image. En outre, il a constaté que la variabilité interindividuelle était bien plus grande avec les processus supérieurs qu’avec les processus élémentaires et que, de ce fait, il n’était pas très grave de les mesurer avec une précision moindre. Le test qu’il présente en 1905 – l’Échelle métrique de l’intelligence [2], avec un jeune aliéniste, Théodore Simon, destiné à repérer les enfants débiles mentaux en vue de leur admission dans des classes de perfectionnement, et surtout la version de 1908 [3], beaucoup plus élaborée, évaluent uniquement des processus supérieurs : étendue du vocabulaire, connaissances pratiques, abstraction, imagination, sens esthétique, sens moral... C’est la combinaison de ces divers processus qui, pour Binet, constitue l’intelligence. Nouveau par son contenu et sa conception, le Binet-Simon l’est aussi dans la forme : il ne nécessite aucun matériel sophistiqué. En matière de mesure, l’introduction de la notion d’âge mental est aussi une nouveauté. Enfin, le test permet des pronostics de réussite scolaire (les items ont été sélectionnés pour qu’il en soit ainsi). Ces facteurs expliquent le succès de l’épreuve dans tous les pays développés. Bizarrement, c’est en France que le BinetSimon fut le plus mal reçu [4]. Les médecins et plus particulièrement les spécialistes de médecine mentale voyaient d’un mauvais œil la mise en cause de leur sens clinique pour le diagnostic de la débilité mentale et n’appréciaient pas du tout le rôle limité que Binet leur attribuait dans le recrutement des classes de perfectionnement. Les psychologues expérimentalistes, et notamment Edouard Toulouse [5], encore attachés au paradigme associationniste, considéraient que Binet avait trahi la cause de la psychologie expérimentale. Aux États-Unis, le succès du Binet-Simon fut considérable. Lewis Terman (1877-1956), dans le même esprit que Binet, adapta l’échelle métrique et introduisit la mesure du quotient intellectuel (QI) (rapport entre l’âge mental et l’âge chronologique). Jusque dans les années 1950 ce test, le Terman-Stanford, servit de critère pour la validation des tests d’intelligence. Il fut même traduit en français... Il fut ensuite supplanté par les échelles de David Wechsler (1896-1981) qui, aujourd’hui encore, sont les tests d’intelligence les plus utilisés (cf. « Échelles d’intelligence générale »). Parallèlement à ces développements, les tests de groupe (ou Papier-crayon) connaissaient un développement considérable fortement stimulé par leur utilisation dans l’examen des conscrits de l’armée américaine en 1917.
Courant factorialiste En 1904, le psychologue anglais Charles Spearman (18631945) jette les bases de l’analyse factorielle, une technique statistique d’analyse des corrélations qui essaimera dans toutes les disciplines scientifiques [6]. Un facteur est une variable non observable inférée et calculée à partir des corrélations entre variables observables. Pour Spearman, la performance dans un test particulier s’explique par deux facteurs (théorie bifactorielle) : un facteur général (relativement à un échantillon de
2
Strate III
Strate II
Intelligence générale
Intelligence fluide
Raisonnement général Induction Raisonnement quantitatif Raisonnement piagétien
Intelligence cristallisée
Développement du langage Compréhension verbale Connaissance lexicale Compréhension de lecture Codage phonétique
Strate I
Mémoire et apprentissage
Empan mnémonique Mémoire associative Mémoire visuelle
Représentation visuospatiale
Visualisation Relations spatiales Vitesse de clôture Flexibilité de structuration
Représentation auditive
Discrimination auditive Jugement musical Mémoire des sons
Récupération en MLT
Rapidité cognitive
Vitesse de traitement
Originalité/créativité Fluidité idéationnelle Fluidité d'association Fluidité verbale Facilité numérique Vitesse perceptive
Temps de réaction Vitesse de comparaison mentale
Figure 1. Les trois strates du modèle Cattel-Horn-Carroll (CHC) (d’après Carroll, 1993). Dans la strate 1, les caractères normaux désignent les facteurs de puissance (la difficulté provient de la complexité de la tâche) et les caractères italiques les facteurs de vitesse (la difficulté provient de la contrainte temporelle). MLT : mémoire à long terme.
situations) prépondérant qui caractérise le sujet quelle que soit la situation, et un facteur spécifique qui le caractérise uniquement pour cette situation. Certains tests sollicitent peu le facteur général, d’autres le sollicitent fortement (ou sont fortement saturés dans ce facteur). On a cherché à construire de tels tests (cf. « Matrices progressives de Raven »). Louis L. Thurstone (1887-1955), aux États-Unis, a montré, dans les années 1930, en proposant de nouvelles méthodes d’analyse factorielle, qu’il existait de larges facteurs de groupe (qui caractérisent le sujet pour une classe de situations) correspondant à de grandes aptitudes (verbale, numérique, spatiale, etc.) [7]. Les tests construits par Thurstone sont toujours en usage (cf. « La batterie Aptitudes mentales primaires » de Thurstone). Cependant, ces facteurs de groupe ne sont pas indépendants et l’on peut rendre compte de leurs corrélations par un facteur général. À partir des très nombreux travaux réalisés au moyen des méthodes d’analyse factorielle (presque tous sur des tests Papier-crayon), plusieurs modèles de l’organisation des aptitudes intellectuelles ont été proposés. Celui établi par Cattell (Raymond B.) et Horn et complété par John B. Carrol [8] (modèle Cattel-Horn-Carroll [CHC]) s’est imposé. C’est un modèle hiérarchique en trois strates (Fig. 1). La première strate est composée de facteurs dits primaires qui correspondent aux facteurs de Thurstone, il y en a une quarantaine (seuls les plus importants sont représentés sur la Figure 1). À chacun de ces facteurs correspondent plusieurs tests. La seconde strate est Psychiatrie
Tests d’intelligence chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte ¶ 37-032-A-30
composée de facteurs de groupe (plus larges que ceux de Thurstone). La troisième strate, enfin, est le facteur général. Sur la Figure 1, les facteurs de groupe ont été ordonnés selon leur saturation dans le facteur général. C’est donc le facteur Intelligence fluide qui est le plus proche du facteur général. En fait, les tests de facteur général sont des tests d’intelligence fluide. À l’heure actuelle, la plupart des tests se réfèrent à ce modèle, notamment les échelles d’intelligence qui ont évolué afin d’évaluer non plus seulement une intelligence générale, mais aussi quelques-unes de ces grandes dimensions que sont les facteurs de groupe. Précisons que le facteur dit général n’est pas nécessairement un facteur universel que l’on rencontrerait dans toutes les tâches intellectuelles. Il exprime la parenté entre les tâches intellectuelles évaluées par des tests. Rien ne nous dit que ces tâches intellectuelles constituent un échantillon représentatif de toutes les tâches intellectuelles susceptibles d’être effectuées. Les facteurs sont définis à partir des covariations entre les performances à différentes épreuves. Pour les comprendre, on doit leur donner une interprétation en termes de processus psychologiques. En d’autres termes, le point de vue structural doit être complété par un point de vue fonctionnel. L’interprétation des facteurs a longtemps été fondée uniquement sur l’examen des épreuves qui les représentent le mieux. C’est ainsi, par exemple, que pour Spearman, le facteur g correspond à la capacité à établir et à appliquer des relations (raisonnement inductif et déductif), capacité déterminée, pensait-il, par la quantité d’énergie nerveuse dont dispose l’individu. Nous verrons prochainement que les travaux de psychologie cognitive conduisent à des interprétations plus précises de ces facteurs.
Révolution cognitive Les tests d’intelligence se proposent de mesurer l’efficience du fonctionnement intellectuel ou de certaines de ses composantes. Or, la psychologie cognitive, qui, à partir des années 1960 a révolutionné la psychologie, a précisément pour objet l’analyse de ce fonctionnement. On pouvait donc s’attendre à ce que de nouveaux tests issus de cette psychologie supplantent les tests plus anciens. Cela n’a pas été vraiment le cas [9]. On a construit des tests directement inspirés des paradigmes expérimentaux de la psychologie cognitive évaluant l’efficience (le plus souvent la rapidité d’exécution) dans la mise en œuvre d’opérations élémentaires (par exemple la vitesse d’encodage de lettres ou la comparaison de patterns). Ces tests, qui, par leur caractère très analytique, rappellent ceux de la fin du XIXe siècle, n’ont pas été couronnés de succès. Il en a été autrement pour les tests inspirés de la neuropsychologie (cf. infra), vraisemblablement parce qu’avant le développement des méthodes d’imagerie cérébrale celle-ci s’intéressait à des aspects assez globaux de la conduite. Il en a aussi été autrement, et sans doute pour les mêmes raisons, des tests inspirés de la théorie du développement de Piaget. La psychologie cognitive ne se limite pas à la décomposition des tâches complexes en opérations élémentaires, elle étudie également l’orientation et le contrôle de la conduite, c’est-à-dire les stratégies, généralement métacognitives, utilisées par les sujets. Ces stratégies sont très diverses et l’on ne dispose pas de schémas clairs de leur organisation, elles sont variables selon les grands domaines de l’activité mentale (mémorisation, résolution de problèmes, compréhension du langage, etc.) et selon les propriétés des situations. Aussi, si l’on dispose d’épreuves où les stratégies sont évaluées dans des contextes particuliers (la compréhension du langage, la lecture, l’analyse perceptive – cf. les épreuves de cubes, par exemple), il n’existe pas de tests d’intelligence vraiment nouveaux fondés sur l’observation des stratégies. Est-ce à dire que la psychologie cognitive n’a rien apporté aux tests d’intelligence et que les tests classiques, fruits le plus souvent d’une démarche empirique, sont indépassables ? Certainement pas, mais la psychologie cognitive a conduit à modifier les tests classiques bien plus qu’à créer de nouveaux tests. On a mis en relation les résultats aux tests avec l’efficience dans les principales opérations mentales élémentaires, on a analysé la conduite de résolution dans chaque item des tests afin de faire apparaître les ingrédients responsables de la Psychiatrie
performance, enfin, à partir d’observations systématiques, on a modélisé la conduite du sujet lors de la résolution des problèmes constitués par les items des tests. Ces travaux ont permis non seulement une meilleure compréhension de ce que mesurent les tests classiques, mais ils ont conduit à des modifications sensibles de ces épreuves. Cette évolution est particulièrement nette avec les échelles de Wechsler, de la première édition de la Wechsler Intelligence Scale for Children (WISC) à la quatrième (WISC-IV) (cf. infra), et avec les tests de Cubes, des Cubes de Kohs à Samuel (cf. infra). Les grandes dimensions du modèle CHC peuvent être interprétées dans le cadre des concepts de la psychologie cognitive. Prenons l’intelligence fluide et l’intelligence cristallisée. La plupart des auteurs considèrent que le facteur intelligence fluide, qui, rappelons-le, est proche du facteur g, correspond à l’efficience de la mémoire de travail et plus généralement des processus exécutifs. L’empan de la mémoire de travail impose une contrainte forte sur le niveau de complexité du raisonnement que peut maîtriser un sujet, c’est-à-dire sur le nombre d’éléments qu’il peut stocker et traiter simultanément. Le facteur intelligence cristallisée caractérise la richesse et la qualité de l’organisation des connaissances stockées dans la mémoire à long terme.
Conception unidimensionnelle et pluridimensionnelle de l’intelligence Les conceptions de l’intelligence de Binet et Spearman sont différentes mais toutes deux relèvent d’une conception unidimensionnelle de l’intelligence. Certes, pour Binet, l’intelligence est une constellation de fonctions. Sa théorie de l’intelligence en distingue quatre (compréhension, invention, direction et censure) et les items de son test font appel à des processus divers (qui ne correspondent que très imparfaitement à ceux de la théorie...). Mais, au final, on somme les réussites aux items quel que soit le domaine auquel ils se réfèrent, pour caractériser le sujet par un score unique, l’âge mental. Pour Spearman, dont la théorie du facteur g justifie la sommation de Binet, les différences d’efficience observées dans les tâches intellectuelles s’expliquent par un facteur unique. Or, l’évolution des recherches conduites au moyen des techniques d’analyse factorielle a conduit, nous l’avons vu, à une conception multidimensionnelle de l’intelligence. Certes, il y a toujours un facteur général, mais on rend beaucoup mieux compte de la variabilité interindividuelle en prenant en compte les facteurs de groupe. Nous verrons comment les échelles d’intelligence générale, celles de Wechsler notamment, ont évolué pour devenir multidimensionnelles. Si le calcul d’un indice global comme le QI peut se justifier d’un point de vue technique, on peut néanmoins s’interroger sur son intérêt. Dans le cadre d’une pratique clinique visant à la formulation de diagnostics utiles, de tels indices apportent peu d’informations. Les indices globaux, précisément parce qu’ils prennent en compte simultanément de nombreux processus, permettent d’assez bons pronostics d’adaptation (la réussite scolaire par exemple), mais, pour la même raison, ils ne permettent pas d’analyser les causes de l’inadaptation (une mauvaise réussite scolaire). En outre, le QI véhicule dans le grand public beaucoup d’illusions, sur sa précision et sur sa stabilité, et il conduit à une réification de l’intelligence. Aussi, des psychologues de plus en plus nombreux pensent qu’il n’y aurait que des avantages à abandonner cette notion [10]. Les travaux factoriels ne sont pas les seuls qui ont conduit à l’abandon des conceptions unidimensionnelles de l’intelligence. Se fondant sur divers critères (des critères psychométriques, mais aussi, par exemple, l’isolement d’une fonction à partir des lésions cérébrales, l’existence d’individus exceptionnels dans un domaine particulier, les antécédents évolutionnistes partagés avec d’autres espèces, etc.), Howard Gardner [11] a distingué sept formes d’intelligence (pour lesquelles il n’a pas proposé de tests) : linguistique, musicale, logicomathématique, spatiale, kinesthésique, intrapersonnelle et interpersonnelle. Ces deux
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dernières formes d’intelligence correspondent en partie à l’intelligence émotionnelle, notion aujourd’hui à la mode, mais qui demeure conceptuellement ambiguë et pour laquelle il n’existe pas de procédures d’évaluation vraiment satisfaisantes.
Intelligence et développement Dans le test de Binet (à partir de la version de 1908), les items sont choisis pour être représentatifs d’un âge (c’est-à-dire réussis par environ la moitié des enfants de cet âge, une minorité des enfants plus jeunes et une majorité des enfants plus âgés). L’âge mental est un indice de développement qui indique l’avance et le retard du sujet. Le QI calculé au moyen de cet âge mental est un quotient de développement. Ici, il s’agit d’un quotient global, mais on peut calculer de tels quotients pour des aspects particuliers du développement. La définition de l’intelligence à partir du développement peut prendre d’autres formes tout autant explicites : comparaison de la performance d’un sujet à la performance moyenne de divers groupes d’âge, positionnement du sujet sur une échelle de stades. Lorsque le sujet est situé dans son propre groupe d’âge (cas des QI-Wechsler), l’intelligence n’est plus définie par le développement, mais il n’en demeure pas moins, même si cela n’est pas explicité, que les performances faibles correspondent à celles d’enfants plus jeunes et les performances élevées à celles d’enfants plus âgés. La mesure de l’intelligence chez l’enfant est donc une mesure de son développement. Les premières mesures de l’intelligence chez l’adulte ont utilisé la notion d’âge mental. Mais on s’est très vite aperçu que cette manière de procéder n’était pertinente que pour la période rapide du développement qui se termine à l’adolescence. Aussi, après quelques tentatives d’adaptation, a-t-elle été abandonnée. Chez l’adulte, la performance du sujet est toujours située dans un groupe de référence. L’intelligence n’est plus définie par rapport à un âge, mais par la position dans un groupe.
■ Échelles d’intelligence générale Échelle d’intelligence de Wechsler pour adultes (WAIS) David Wechsler, chef du service de psychologie de l’Hôpital psychiatrique Bellevue de New York de 1932 à 1967, jugeait peu adapté le Terman-Stanford pour l’examen psychologique des patients adultes [12] . Il entreprit donc la construction d’un nouveau test – le Wechsler Bellevue – qui fut édité en 1939 et qui devint en 1955 la Wechsler Adults Intelligence Scale [13] (WAIS). Comme Binet, Wechsler considère que l’intelligence est une constellation de processus supérieurs, ou d’aptitudes. Son test est donc constitué d’épreuves variées. En revanche, Wechsler s’éloigne de Binet sur deux points. Il abandonne la notion d’âge mental. Il conserve la notion de QI, mais il lui donne un sens tout différent : le QI-Wechsler est un rang, il indique la position du sujet dans une distribution normalisée de moyenne 100 et d’écart-type 15. À la différence de Binet, Wechsler distingue deux formes d’intelligence : une intelligence verbale et une intelligence non verbale (ou de performance), ce qui lui permet de calculer, outre le QI global, deux QI (verbal et de performance). La WAIS a été révisée à plusieurs reprises. La dernière version, la WAIS-III [14] , a été adaptée en français en 2000. Elle est applicable aux adolescents à partir de 16 ans et aux adultes. On dispose d’étalonnages pour 12 groupes d’âge. Elle est constituée de 14 tests, sept pour la partie verbale et sept pour la partie performance.
Échelle verbale L’échelle comprend les items suivants : • vocabulaire : 33 mots de difficulté croissante sont présentés oralement et par écrit, le sujet doit les définir ; • similitudes : 19 questions demandant en quoi deux choses se ressemblent (exemple : pomme-prune) ;
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• arithmétique : 20 petits problèmes d’arithmétique sont posés oralement et doivent être résolus de tête (exemple : si vous avez 16 euros et que vous dépensez 4,50 euros, combien vous restera-t-il ?) ; • mémoire immédiate des chiffres : répéter des séries de chiffres énoncées par l’examinateur : séries de trois à neuf chiffres à répéter dans le même ordre et séries de trois à huit chiffres à répéter dans l’ordre inverse. Cette épreuve était déjà dans le Binet-Simon ; • information : 28 questions d’information générale que les adultes ont l’opportunité d’acquérir dans notre culture (exemple : où se trouve le Mexique ?) ; • compréhension : 18 questions où l’on demande d’expliquer des observations de la vie quotidienne ou des proverbes (exemple : que signifie le proverbe « il n’y a pas de fumée sans feu » ?) ; • séquence lettres-chiffres : une séquence de chiffres et de lettres étant énoncée dans le désordre, le sujet doit restituer les chiffres par ordre croissant et les lettres par ordre alphabétique. Il y a sept items et les éléments à réordonner vont de 2 à 8.
Échelle non verbale Les items sont les suivants : • complètement d’images : 25 images dont une partie est manquante, le sujet doit la trouver ; • code : le sujet est mis en présence d’une série de chiffres et on lui donne la clé d’un code associant à chaque chiffre un signe (par exemple 1 et +). Il dispose de 2 minutes pour mettre sous chaque chiffre le plus grand nombre possible de signes appropriés ; • cubes : neuf figures géométriques faites de parties rouges et blanches sont présentées, le sujet doit les reconstituer à l’aide de cubes ayant deux faces blanches, deux faces rouges et deux faces bicolores, blanches d’un côté de la diagonale et rouge de l’autre (cf. Les épreuves de cubes) ; • matrices : 26 matrices de complexité croissante dans lesquelles il manque une partie (cf. Les matrices progressives de Raven), le sujet doit choisir la bonne réponse parmi les cinq qui lui sont proposées ; • arrangement d’images : 11 items, des images présentées en désordre doivent être réordonnées afin qu’elles racontent une histoire (Fig. 2) ; • symboles : le sujet observe un groupe de deux symboles et un groupe de cinq symboles, il doit indiquer s’il reconnaît les symboles du premier groupe dans le second. Il doit répondre au maximum d’items en 2 minutes ; • assemblage d’objets : cinq items, assembler des morceaux de carton présentés en désordre afin de reconstituer des objets familiers. À l’exception du sous-test Matrices, les scores des sous-tests de l’échelle Performance tiennent compte à la fois de la rapidité de la résolution et de l’exactitude de la réponse. Outre les deux QI et le QI total, quatre indices sont calculés qui correspondent approximativement à quatre dimensions du modèle CHC (Fig. 1, strate 2) : • indice de compréhension verbale ; • indice d’organisation perceptive ; • indice de mémoire de travail ; • indice vitesse de traitement. Le succès de la WAIS a conduit Wechsler à construire, selon les mêmes principes, deux tests pour enfants : la WISC et la WPPSI.
Échelle d’intelligence de Wechsler pour enfants et adolescents (WISC) La première version américaine de la WISC (Wechsler Intelligence Scale for Children) a été proposée en 1955 et la quatrième version en 2003. Cette dernière, la WISC-IV [15, 16] a été adaptée en français en 2005. Elle est destinée aux enfants de 6 ans et demi à 16 ans (11 tranches d’âge ont été retenues pour l’étalonnage). Psychiatrie
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Figure 2. Item de démonstration de l’épreuve Arrangement d’images de la Wechsler Adults Intelligence Scale (WAIS) (reproduit avec l’autorisation des Éditions du Centre de psychologie appliquée).
Dans la WAIS, les quatre indices résultent de l’analyse factorielle des covariations entre les 14 tests de l’échelle et c’est a posteriori qu’on les a rapprochés des dimensions du modèle CHC. La WISC-IV a été conçue afin d’évaluer plus précisément quatre dimensions de ce modèle. On n’a plus une échelle verbale et une échelle de performance, mais quatre échelles bien mieux fondées théoriquement, constituées de deux ou trois sous-tests (adaptés à la gamme d’âges considérée, la plupart d’entre eux sont construits selon le même principe que ceux de la WAIS), permettant le calcul de quatre indices.
Indice de compréhension verbale L’indice de compréhension verbale (ICV) correspond au facteur Intelligence cristallisée du modèle CHC. Il est évalué au moyen de trois subtests : • similitudes (23 items) qui portent sur le raisonnement verbal et la formation de concepts ; • vocabulaire (36 items) qui permet d’apprécier l’étendue du lexique, la structuration de la mémoire à long terme et le développement du langage ; • compréhension (21 items) qui porte sur la connaissance des normes comportementales et sociales.
Indice de raisonnement perceptif L’indice de raisonnement perceptif (IRP) est évalué par les subtests suivants : • cubes qui permettent d’appréhender les capacités d’analyse et de synthèse sur des supports perceptifs sans signification (cf. infra) ; • identification de concepts (28 items, le sujet est mis en présence de deux rangées d’images, il doit en choisir une dans chaque rangée pour constituer une catégorie définie par un concept commun aux deux images) cible le processus d’abstraction ; • matrices (35 items) qui portent sur les capacités d’induction et le raisonnement analogique. Cet indice est proche de l’intelligence fluide.
Indice Vitesse de traitement L’indice Vitesse de traitement (IVT) est calculé à partir de deux subtests : • code ; • symboles. Outre la vitesse de traitement, ces deux épreuves sollicitent l’attention, la mémoire à court terme et les capacités d’apprentissage et d’automatisation. Cet indice correspond au facteur Rapidité cognitive du modèle CHC.
Indice Mémoire de travail L’indice Mémoire de travail (IMT) est aussi calculé à partir de deux subtests : • mémoire de chiffres (huit items) ; Psychiatrie
• séquences lettres-chiffres (dix items). Cet indice correspond en partie au facteur Mémoire et apprentissage, il évalue la capacité de la mémoire de travail. Ces indices, comme les QI verbaux et non verbaux, correspondent à la position du sujet sur une distribution normalisée de moyenne 100 et d’écart-type 15. En les combinant, on obtient un QI total [17].
Échelle d’intelligence de Wechsler pour la période préscolaire et primaire (WPPSI) Construit selon les mêmes principes que la WISC, la WPPSI (Wechsler Preschool and Primary Intelligence Scale) est destinée aux enfants de 2 ans 6 mois à 7 ans 3 mois. La première édition date de 1967. L’adaptation en langue française de la troisième version du test, la WPPSI-III [18, 19] est de 2002. L’échelle comporte 14 subtests. Pour les enfants n’ayant pas encore 3 ans 11 mois, les tests Compréhension de mots et Information permettent le calcul d’un QI verbal, les tests Cubes et Assemblage d’objets permettent le calcul d’un QI de performance. En les combinant, on obtient le QI total. Un cinquième subtest, Dénomination d’images, permet l’établissement d’une note composite de langage. Pour les enfants de plus de 3 ans 11 mois, trois subtests (Information, Vocabulaire, Raisonnement verbal) permettent le calcul du QI verbal et trois autres (Cubes, Matrices, Identification de concepts) celui du QI de performance. Comme précédemment, leur combinaison donne le QI total. Un quotient de vitesse de traitement est établi à partir du subtest Code (et éventuellement du subtest Symboles). La note Composite de langage est obtenue à partir des subtests Compréhension de mots et Dénomination d’images. Quatre subtests supplémentaires peuvent également être utilisés : Compréhension de situations, Complètement d’images, Similitudes et Assemblage d’objets.
Autres échelles d’intelligence générale En France, l’échelle métrique de Binet et Simon a été révisée sous la direction de René Zazzo en 1966. Cette révision, la Nouvelle Échelle métrique de l’intelligence (ou NEMI), est très fidèle à l’esprit de Binet. Une nouvelle révision, la NEMI-2 [20] a été proposée par Georges Cognet. Elle s’adresse aux enfants de 4 ans et demi à 12 ans et demi. Elle est composée de quatre épreuves obligatoires (Connaissances, Comparaisons, Matrices, Vocabulaire) qui permettent le calcul d’un indice d’efficience cognitive et de trois épreuves facultatives (Adaptation sociale, Répétitions de chiffres, Représentations visuospatiales). À la différence des épreuves de Binet et Zazzo, les items ne sont plus représentatifs d’un âge, mais on peut néanmoins calculer pour chaque épreuve un âge de développement. Signalons également les Échelles différentielles d’efficience intellectuelles de Perron et Borelli (sept épreuves) destinées aux enfants de 3 ans à 9 ans et
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les Échelles d’aptitudes pour enfants de McCarthy (18 épreuves se combinant pour donner six échelles) pour les enfants de 2 ans et demi à 8 ans et demi.
Épreuves de cubes Nous venons de voir que parmi les subtests des échelles de Wechsler il y a des épreuves de cubes. Nous verrons qu’il y en également dans l’échelle de Kaufman (cf. « Batterie pour l’examen psychologique de l’enfant de Kaufman »). La première épreuve de cubes a été présentée en 1920 par Samuel Kohs qui voulait mettre à la disposition des psychologues une épreuve d’intelligence verbale ne faisant pas appel au langage. Il existe de nombreuses versions de cette épreuve qui a remarquablement résisté à l’épreuve du temps. Il s’agit toujours de reconstituer une figure géométrique à l’aide de cubes ayant des faces unicolores et des faces bicolores. La résolution des items de ce test suppose la mise en œuvre de processus d’analyse (décomposition de la figure) et de synthèse (reconstitution de la figure). Les épreuves de cubes sont saturées dans les facteurs Intelligence fluide et Représentation visuospatiale du modèle CHC. Paulette Rozencwajg et ses collègues ont présenté une version informatisée de cette épreuve, Samuel [21], en 1999 (dernière version : 2002). Cette version des Cubes de Kohs présente l’originalité de permettre, outre l’évaluation des performances, l’appréciation des stratégies mises en œuvre. Alors que, dans les versions classiques, cette appréciation est laissée à l’initiative du psychologue sans qu’aucune aide ne lui soit fournie, dans Samuel, une série d’indices comportementaux sont relevés en temps réel et permettent la définition de trois grandes stratégies : globale, analytique et synthétique. Ces indices concernent le nombre de fois où le sujet regarde le modèle, la durée d’examen du modèle, la capacité à corriger ses erreurs, le nombre d’erreurs dans le classement d’un cube, l’ordre de placement linéaire des cubes, l’ordre de placement selon les bonnes formes. Le recueil des informations permettant l’élaboration de ces indices supposait une informatisation du test. Alors que, le plus souvent, l’informatisation d’un test ne change pas profondément sa nature et se limite pour l’essentiel à libérer le psychologue des tâches fastidieuses de correction, ici elle est mise au service de l’analyse des processus de résolution.
■ Tests d’inspiration neuropsychologique Ces tests pourraient très bien être considérés comme des tests d’intelligence générale dans la mesure où ils évaluent des processus mentaux généraux. Ils ont cependant la singularité de se référer à des théories neuropsychologiques et postulent des structures cérébrales à la base des processus mentaux envisagés.
La distinction entre des traitements simultanés et des traitements successifs est proche de plusieurs distinctions établies en psychologie cognitive : traitements séquentiels ou sériels et traitements parallèles ou multiples, codage verbal et codage imagé. Elle est aussi proche de la distinction entre des stratégies propositionnelles et des stratégies analogiques, des stratégies analytiques et des stratégies globales.
Batterie pour l’examen psychologique de l’enfant de Kaufman (KABC) Première version La Kaufman Assessment Battery for Children (KABC) d’Alan et Nadeen Kaufman est le plus connu des tests construits afin d’opérationnaliser les dimensions de la théorie de Luria. Après avoir travaillé à la révision de la WISC, les Kaufman ont proposé leur propre test en 1982, la KABC [23] qui peut être appliquée à des enfants de 2 ans et demi à 12 ans et demi. Ce test a été adapté en France en 1993. Souhaitant un test mieux fondé théoriquement que la WISC, ils ont repris la distinction entre des traitements simultanés et des traitements séquentiels (en la fondant alors sur la spécialisation hémisphérique). Leur batterie comportait alors trois échelles : traitements simultanés (sept subtests), traitements séquentiels (trois tests) et intelligence cristallisée (six tests).
Seconde version La seconde version de la KABC, la KABC-II [24], est toute différente : la moitié des subtests sont nouveaux et le cadre théorique s’est enrichi. Elle a été adaptée en France en 2004. Elle se réfère à deux théories : la théorie neuropsychologique de Luria et la théorie factorialiste de Cattell-Horn-Carroll (CHC). L’épreuve est constituée de cinq échelles (qui ne sont pas toutes appliquées à tous les âges) qui ont, pour quatre d’entre elles, leur correspondance à la fois dans la théorie de Luria et dans le modèle CHC (Tableau 1). On notera l’absence de l’attention dans les échelles inspirées de Luria. En fait, elle est prise en compte dans l’échelle Aptitude d’apprentissage qui sollicite la mise en œuvre intégrée de toutes les fonctions cognitives repérées par Luria. Les six échelles inspirées du modèle CHC correspondent aux facteurs de la strate 2 (Fig. 1) : • mémoire et apprentissage ; • représentation visuospatiale ; • récupération en mémoire à long terme ; • intelligence fluide ; • intelligence cristallisée.
Exemples de tests Voici quelques exemples de tests pour chacune des échelles.
Théorie de Luria
Séquentiel
C’est celle qui a le plus inspiré les constructeurs de tests. Pour le neuropsychologue russe Alexander Luria (1902-1977), l’activité mentale peut être décrite au moyen de trois systèmes [22]. Le premier concerne l’attention et est localisé dans le diencéphale et dans les régions médianes des hémisphères. Le second a en charge le traitement et le stockage de l’information et notamment son codage. Dans ce système, l’intégration de l’information prend deux formes : une intégration simultanée, qui permet notamment la production de configurations perceptives ou représentationnelles, dont sont responsables les zones pariéto-occipitales des hémisphères, et une intégration successive qui permet la production de séries temporelles ordonnées, dont sont responsables les zones frontotemporales des hémisphères. Le troisième système, localisé dans les régions frontales des hémisphères, remplit des fonctions de planification, de régulation et de mise en œuvre des procédures d’exécution et de contrôle de l’impulsivité. Ces trois systèmes sont en interaction. Ils sont également en interaction avec la base de connaissances qui les accompagne.
Mémoire immédiate des chiffres. Répéter une série de chiffres (séries de deux à neuf chiffres) dans le même ordre.
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Tableau 1. Correspondance entre la seconde version de la Kaufman Assessment Battery for Children (KABC) la théorie de Luria et le modèle Cattel-HornCarroll (CHC). Echelles de la KABC-II
Théorie de Luria
Modèle CHC
Séquentielle (trois tests)
Processus séquentiels
Mémoire à court terme
Processus simultanés
Traitement visuel
Simultanée (huit tests) Aptitude d’apprentissage Apprentissage (quatre tests) Aptitude Planification (deux tests)
Mémoire à long terme Raisonnement fluide Intelligence cristallisée
de planification
Connaissances (trois tests)
Psychiatrie
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M
P
C
M
C
Figure 3. Exemple d’un item analogue à ceux de l’épreuve Mouvements de la main de la Kaufman Assessment Battery for Children (KABC) (reproduit avec l’autorisation des Éditions du Centre de psychologie appliquée). Les trois mouvements de base à reproduire dans les différentes séquences sont la main à plat (M), de côté (C) et le poing fermé (P). Dans cet exemple le sujet doit reproduire cinq mouvements.
Mouvements de mains. L’enfant reproduit une séquence de gestes de la main faite sur la table par le psychologue (Fig. 3). Des items plus difficiles comprennent une tâche interférente : avant de répondre, l’enfant doit dénommer des couleurs.
■ Tests d’inspiration piagétienne
Simultanée
Dès les années 1940, des tentatives furent effectuées à Genève, par Bärbel Inhelder notamment, pour diagnostiquer le degré de retard mental à partir de l’échelle des stades du développement logique de Jean Piaget. Plus tard, en France, dans les années 1960, des tests furent construits par François Longeot. Ces tests reprennent les situations expérimentales de Piaget et, utilisant la méthode de questionnement critique de ce dernier, ils sont d’application plus délicate que les tests classiques et supposent une bonne connaissance de la théorie sousjacente. On s’est aperçu que cette caractérisation en termes de stades était ambiguë car, le plus souvent, les individus ne se trouvent pas au même stade selon le secteur de la conduite considéré (ces travaux ont contribué à relativiser fortement la notion de stade et donc à faire évoluer la théorie). En outre, centrés uniquement sur quelques aspects du développement logique tel que le décrivait Piaget, ces tests se sont révélés cliniquement moins riches que les tests classiques (avec lesquels en outre ils corrélaient fortement). Aussi ont-ils été abandonnés.
Dénombrement de cubes. L’enfant compte le nombre de cubes sur des images représentant des empilements de cubes, un ou plusieurs cubes étant partiellement ou totalement cachés. Reconnaissance des visages. L’enfant observe attentivement des photographies d’un ou deux visages qui lui sont présentés pendant 15 secondes. Il doit reconnaître ces visages sur une photographie de groupe. Planification Histoire à compléter. Quelques images sont manquantes dans une série racontant une histoire. L’enfant doit les découvrir parmi un ensemble et les placer correctement. Séquences logiques. Une série de stimuli abstraits et figuratifs formant une séquence logique et linéaire sont présentés à l’enfant. Il manque un élément de la série que l’enfant doit découvrir parmi quatre ou six.
Premières tentatives
Apprentissage Mémoire associative. Des mots sans signification sont mis en correspondance avec des images (quatre plantes, quatre poissons, quatre coquillages imaginaires). L’enfant montre ce qu’il a appris en pointant une image parmi un ensemble lorsque le nom de celle-ci est prononcé par le psychologue (rappel immédiat). Les associations apprises sont également restituées après un délai de 15-20 minutes (rappel différé). Apprentissage de code. On apprend à l’enfant à associer des mots et des symboles. Il doit ensuite lire des phrases uniquement constituées de symboles. La restitution se fait en rappel immédiat et en rappel différé. Connaissances Dénomination. Donner des noms d’objets représentés sur des images. Connaissances culturelles. Parmi un ensemble de six images, l’enfant choisit celle qui correspond à un mot du vocabulaire ou à une question de culture générale.
Cotation Le psychologue peut opter pour une interprétation dans le cadre de la théorie de Luria ou du modèle CHC. Dans le premier cas, la note globale est un indice des processus mentaux, ne prenant pas en compte l’échelle Connaissances, dans le second cas, un indice Fluide cristallisée la prenant en compte. Le choix du premier indice est justifié lorsqu’on a de bonnes raisons de penser que l’intelligence cristallisée n’est pas le reflet des aptitudes cognitives du sujet (problème de langage, suspicion d’autisme, surdité, etc.). On peut aussi calculer un indice non verbal (à partir d’épreuves dont les consignes sont données par gestes et qui n’exigent pas l’usage de la parole pour les réponses) et un indice de rappel différé (à partir des écarts entre la condition différée et la condition immédiate pour Mémoire associative et Apprentissage de code). Psychiatrie
Batterie Utilisation du nombre de Meljac et Lemmel (UDN) Domaines couverts Cette batterie de tests, élaborée dès le début des années 1980 et dont la seconde version, UDN-II [25], est de 1999, est utilisable avec des enfants de 3 ans et demi à 11 ans. Elle vise à explorer la construction et l’utilisation des premiers nombres et plus généralement le développement logicomathématique. Elle ne vise plus à classer les enfants dans une hiérarchie de stades généraux, mais à les situer dans les nombreux domaines considérés et à repérer les procédures qu’ils utilisent préférentiellement. L’UDN-II est constitué de 21 épreuves regroupées en cinq catégories : • conservations (cinq épreuves) ; • logique élémentaire (quatre épreuves) ; • utilisation du nombre (six épreuves) ; • origine spatiale (trois épreuves) ; • connaissances scolaires en mathématiques (trois épreuves). La plupart de ces épreuves sont directement inspirées des expériences conduites par Piaget et ses collaborateurs à Genève.
Exemples de subtests Dans la série Conservations Conservations des quantités discontinues. L’enfant dispose sept bouchons en face de sept bouteilles. Il doit juger de l’identité quantitative des deux collections lorsque le psychologue modifie la disposition de l’une d’entre elles. Conservation de la substance. L’enfant doit constituer deux boules comportant la même quantité de pâte à modeler et juger de l’identité des quantités des deux boules après modification par le psychologue de la forme de l’une d’elles.
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Figure 4. Exemple d’un item des Matrices progressives de 1938 (reproduit avec l’autorisation des Éditions du Centre de psychologie appliquée).
Dans la série Logique élémentaire Sériation des baguettes. Cinq baguettes (puis 10) de longueurs différentes doivent être ordonnées de la plus longue à la plus courte. Classification. L’enfant doit trier par catégories distinctes 27 cartes selon trois critères : nature, couleur, taille. Dans la série Utilisation du nombre Dénombrement spontané. On présente à l’enfant des cartes où figurent des jetons plus ou moins nombreux et avec des configurations variées. L’enfant doit les décrire. On repère ainsi l’apparition de dimensions quantitatives dans la description d’une collection. Poupées. L’enfant doit prendre en une seule fois dans un tas de robes et de bottes la quantité d’objets nécessaires pour habiller neuf poupées tenues hors de sa vue. Pour chaque épreuve, on a établi un « âge clé », moment où l’épreuve est réussie par 75 % des enfants du groupe de référence, il est alors possible de situer chaque enfant par rapport au développement standard.
■ Tests factoriels À la différence des tests précédents qui supposent une passation individuelle, les tests factoriels sont généralement des tests Papier-crayon. Ils sont construits de telle sorte que leur saturation dans un facteur bien identifié soit la plus élevée possible.
Test de facteur général : les matrices progressives de Raven Les Standard Progressive Matrices [26] (ou SPM, ou PM 38) de John Raven, encore largement utilisées aujourd’hui, sont un test Papier-crayon construit en 1938 et destiné aux enfants et aux adultes (étalonnages pour les âges de 6 à 65 ans). Il est constitué de cinq séries de 12 problèmes de complètement de matrices du type de celui de la Figure 4. Le test a été jugé trop facile pour les adultes ayant été longuement scolarisés et trop difficile pour les jeunes enfants. Aussi Raven a-t-il construit, sur les mêmes principes, un test applicable aux adultes de niveau scolaire élevé, les Advanced Progressive Matrices [27] (APM), en 1943, et un test applicable aux
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Figure 5. Exemple d’un item du test spatial de la batterie PMA (primary mental abilities) (reproduit avec l’autorisation des Éditions du Centre de psychologie appliquée).
enfants de 4 à 11 ans les Children Progressive Matrices [28] (ou Coloured Progressive Matrices, ou encore PM 47) en 1947. L’épreuve vise à objectiver le facteur général de la théorie de Spearman (cf. supra). Pour Spearman, le facteur général exprimait les capacités de raisonnement inductif et déductif. Dans les matrices, l’induction se manifeste par la découverte d’une loi de transformation permettant de passer d’un élément de la matrice à l’autre (en ligne et en colonne) et la déduction par l’application de cette loi. Raven a choisi un matériel sans signification afin que la base de connaissances sur laquelle opèrent les opérations d’induction et de déduction soit minimale et ne soit pas un déterminant de la performance. Il existe d’autres tests de facteur général construits sur le même principe. Les tests D48 et D70, par exemple, utilisent des séries de dominos et il faut découvrir une loi de progression numérique. On rencontre des subtests Matrices dans les échelles de Wechsler et dans la NEMI-2.
Test multifactoriel : la batterie Aptitudes mentales primaires (Primary Mental Abilities – PMA) de Thurstone Cette épreuve Papier-crayon [29], destinée aux enfants de 11 à 17 ans (pour la version française), est directement issue des travaux de Thurstone (cf. supra). Celui-ci, en procédant à l’analyse factorielle d’une soixantaine de tests, a mis en évidence cinq facteurs de groupe et il a construit cinq tests fortement saturés dans chacun de ces facteurs : • verbal : trouver des synonymes ; • spatial : distinguer des figures géométriques selon qu’elles ont subi une rotation ou qu’elles ont été retournées (Fig. 5) ; • raisonnement : découvrir la loi de progression dans une série de lettres ; • numérique : exécuter rapidement des opérations arithmétiques simples ; • fluidité verbale : trouver le maximum de mots commençant par une lettre. Il existe d’assez nombreux tests multifactoriels, prenant en compte un nombre de dimensions plus grand que celui de Thurstone et applicables à des adultes, mais ils ne sont pas utilisés en psychologie clinique et en psychiatrie (mais ils sont largement utilisés en psychologie du travail).
■ Tests destinés à l’analyse des déficiences et des troubles du développement Des épreuves diverses Les épreuves qui viennent d’être présentées sont utilisées au cours de l’examen clinique d’enfants ou d’adultes. Il existe d’autres épreuves spécialement conçues pour aider au diagnostic des troubles dont souffrent les sujets et repérer leurs potentialités. Prenons le cas des enfants avec déficiences et troubles du Psychiatrie
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■ Conclusion
développement [30]. Certaines épreuves visent des domaines particuliers. Pour l’examen de la motricité, on dispose notamment de L’Échelle du développement psychomoteur de la première enfance [31] (révisée en 1997) d’Odette Brunet et Irène Lézine. Cette échelle est applicable aux enfants de 2 à 30 mois. Parmi les épreuves utilisables pour évaluer la structuration spatiotemporelle, on peut citer les épreuves de rythme de Mira Stambak [32] et le test de la figure complexe d’André Rey [33]. Les épreuves de rythme, applicables à partir de 5 ans, sont au nombre de trois : Cadence spontanée de frappe, Reproduction de structures rythmiques, Compréhension du symbolisme des structures rythmiques (présentées par des groupements de points). Conçu à l’origine pour l’exploration des troubles neurologiques, le test de Rey se déroule en deux temps : le sujet doit d’abord copier une figure géométrique complexe, puis, 3 minutes plus tard, il doit la reproduire de mémoire. La figure complexe de Rey est une bonne épreuve de développement des capacités perceptivographiques et des capacités de planification. D’autres épreuves ne visent pas de domaines particuliers, mais sont destinées à explorer une catégorie particulière de troubles, les troubles de l’apprentissage et les troubles autistiques notamment. Les troubles de l’apprentissage (dysphasie, dyslexie, dyscalculie, dysorthographie, etc.) sont plus profonds que les difficultés passagères que rencontrent de nombreux enfants. Leur examen suppose une analyse détaillée des capacités perceptives, mnésiques, attentionnelles et langagières. Les épreuves utilisées sont d’inspiration neuropsychologique. Le bilan psychologique des enfants autistes peut être fait avec les épreuves d’intelligence générale classiques, mais des épreuves spécifiques permettent une plus grande finesse. La batterie d’évaluation cognitive et socioémotionnelle (BECS) [34] de JeanLouis Adrien est l’une de ces épreuves spécifiques.
Les tests qui viennent d’être présentés permettent d’observer certaines conduites et de calculer divers scores et indices. Leurs résultats doivent être interprétés. Tous les manuels qui accompagnent les tests accordent une large place à l’interprétation. Pour plusieurs tests, il existe à la fois un manuel pour la passation et la cotation et un manuel pour l’interprétation. L’interprétation prend des formes différentes selon les tests et selon les contextes d’utilisation. Il est cependant possible d’énoncer quelques remarques générales. Avant toute démarche interprétative, il est nécessaire de s’assurer de la validité des protocoles recueillis (en général à partir de l’homogénéité des réponses). L’objectif étant de repérer les forces et les faiblesses du sujet, on se réfère à des profils de scores, relativement à des populations de référence (approche normative) ou relativement au score moyen du sujet (approche ipsative). Il est alors important de décider – et pour cela la connaissance des caractéristiques psychométriques des épreuves, et plus particulièrement celle de l’ampleur des erreurs de mesure, est nécessaire – si des différences de positions sur le profil sont notables ou relèvent de variations aléatoires. La signification des performances est tirée du rationnel théorique de l’épreuve, des observations faites au cours de la passation, et de données relatives aux performances de groupes divers. Finalement, c’est en fonction de l’ensemble des données recueillies au cours de l’examen psychologique que les résultats à un test prennent leur sens [35, 36]. On comprend que l’interprétation d’un test n’a rien d’automatique, aussi, est-ce pour cela que l’usage des tests est réservé à des psychologues qualifiés qui ont été formés à leur utilisation [37]. Les tests présentés dans ce chapitre sont construits selon une méthodologie rigoureuse [38]. Leur standardisation est soignée. Ils permettent de bien différencier les sujets (sensibilité). Le degré d’homogénéité des échelles et la stabilité des scores sont évalués (fidélité). Les tests actuels ont un air de famille manifeste avec ceux du début du XXe siècle (l’épreuve de mémorisation immédiate de chiffres était déjà dans le Binet-Simon, les épreuves de cubes datent des années 1920, celle de matrices des années 1930) mais ils en sont bien différents. Leur passation est devenue plus conviviale et l’on s’est préoccupé de son ergonomie. Ils sont aussi beaucoup mieux fondés théoriquement et se réfèrent souvent à un modèle de l’organisation des aptitudes cognitives (modèle CHC) et à des modèles du fonctionnement mental. Est-ce à dire qu’ils sont plus valides, plus efficients pour la connaissance des sujets et l’aide au diagnostic ? Cela n’est pas toujours évident et l’on a pu soutenir que la WISC-III était cliniquement plus intéressante que la WISC-IV dont les bases théoriques sont pourtant bien plus solides [39] . En d’autres termes, la validité théorique n’est pas un gage de validité empirique. En réalité, l’intérêt du test ne dépend pas seulement de ses fondements théoriques, mais aussi de la variété des observations qu’il permet et un gain théorique peut s’avérer négatif s’il est payé d’une trop grande réduction du champ d’observation. L’évolution la plus nette qui s’est manifestée tout au long du e XX siècle a porté sur la manière de conceptualiser l’intelligence. À une conception unidimensionnelle s’est substituée une conception pluridimensionnelle. On est ainsi passé de l’âge mental de Binet et du QI de Terman aux deux QI de Wechsler puis aux quatre indices de la WISC-IV. Les sujets sont bien mieux décrits et plus utilement décrits par un profil que par un score unique.
Batterie d’évaluation cognitive et socioémotionnelle (BECS) d’Adrien La Batterie d’évaluation cognitive et socioémotionnelle (BECS) a été conçue pour l’examen de plusieurs fonctions cognitives et sociales chez les enfants présentant des troubles autistiques dont le niveau de développement se situe environ entre 4 et 30 mois. Elle vise à préciser le niveau maximum de développement dans les domaines considérés, à repérer les capacités émergentes de l’enfant et à identifier les acquisitions au développement atypique. L’objectif de cette évaluation, qui permet de recouper des observations faites par les parents, est de faciliter l’élaboration d’un programme individualisé de remédiation. La batterie est constituée de sept échelles pour le développement cognitif (Image de soi, Jeu symbolique, Schèmes de relations avec les objets, Causalité opérationnelle, Relations moyens-buts, Relations spatiales, Permanence de l’objet) et de neuf échelles pour le développement socioémotionnel (Régulation du comportement, Interactions sociales, Attention conjointe, Langage expressif, Langage compréhensif, Imitation vocale, Imitation gestuelle, Relation affective, Expression émotionnelle). Chaque échelle est constituée d’items hiérarchisés correspondant à quatre périodes d’âge (et aux étapes du développement sensorimoteur décrit par Piaget). Voici, à titre d’exemple, des items de l’échelle Expressions émotionnelles : • niveau 1 (4 à 8 mois) : sourit à l’apparition d’un objet convoité ; • niveau 2 (8 à 12 mois) : est surpris, voire un peu effrayé, quand une personne lui donne un objet inhabituel ; • niveau 3 (12 à 18 mois) : éprouve de l’anxiété, de la culpabilité ou de la honte lorsqu’il échoue ; • niveau 4 (18-24 mois) : se montre embarrassé après une réprimande. Les résultats sont présentés sous la forme d’un profil en étoile et trois indices principaux sont calculés. Ils concernent la mesure de l’hétérogénéité (cognitive, socioémotionnelle et totale). Psychiatrie
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M. Huteau, Professeur honoraire ([email protected]). Conservatoire national des arts et métiers, Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Huteau M. Tests d’intelligence chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-032-A-30, 2009.
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Encyclopédie Médico-Chirurgicale 37-037-A-10
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Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement A Nieoullon
Résumé. – Que ce soit dans le domaine de la neurologie, des troubles de l’humeur ou encore des atteintes des processus cognitifs, l’approche biologique des mécanismes neuronaux qui sous-tendent ces pathologies utilise de très nombreux modèles animaux, analogues expérimentaux de ces maladies. Ces modèles sont très imparfaits et ne présentent le plus souvent qu’une lointaine analogie avec seulement quelques aspects de ces maladies humaines. Néanmoins, ils s’avèrent très utilisés pour tenter de comprendre les mécanismes des maladies et la mise au point de nouveaux traitements. Les approches mises en œuvre recouvrent divers domaines des neurosciences, de la neurologie expérimentale à la pharmacologie comportementale. Elles utilisent maintenant de plus en plus souvent des animaux génétiquement modifiés. Tous les domaines des comportements sont ainsi soumis à l’expérimentation animale. Dans ce contexte, modéliser les déficits neurologiques à composante principalement motrice résultant de lésions cérébrales s’avère incomparablement plus facile que pour les troubles des comportements résultant d’atteintes fonctionnelles et qui impliquent de fortes composantes limbiques et surtout cognitives. Mais cette modélisation présente des limites évidentes, s’agissant de reproduire à partir d’un animal sain des troubles du comportement humain très complexes. Ainsi la question se pose de la légitimité de ces approches expérimentales, s’agissant de reproduire non seulement les symptômes des maladies mais aussi d’en respecter le plus possible une étiologie souvent mal connue, d’en reproduire éventuellement les changements structuraux et fonctionnels associés et jusqu’à leur réponse à des traitements appropriés. Clairement, ces démarches doivent être poursuivies, en rapport notamment avec l’avancée des connaissances chez les patients, en particulier dans le domaine de l’imagerie fonctionnelle, et en promouvant surtout une meilleure synergie entre chercheurs fondamentalistes et cliniciens. © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : modèles animaux, troubles du comportement, neuropsychologie.
Introduction Au plan fonctionnel, la démarche expérimentale en neurosciences utilise des modèles animaux - plus exactement des analogues expérimentaux - de pathologies humaines, bien qu’elle soit souvent mise en œuvre aussi à des fins de recherche plus fondamentale, pour comprendre l’organisation anatomique et fonctionnelle du système nerveux. Cette approche s’exerce dans tous les domaines, relativement avec plus de succès dans le domaine moteur que dans celui, plus complexe, des troubles mentaux ou des comportements. La modélisation a deux objectifs principaux, visant d’une part à l’analyse des mécanismes de ces maladies et/ou, d’autre part, à proposer des solutions thérapeutiques innovantes. C’est notamment le cas pour les approches neuropsychopharmacologiques, liées à la recherche de nouvelles cibles thérapeutiques ou à la mise au point de médicaments nouveaux. Néanmoins, cette modélisation est loin d’être parfaite et présente des limites considérables. De fait, dans le meilleur des cas, elle ne constitue qu’une approche de certains aspects de la maladie ou des comportements. Ainsi, si cette expérimentation revêt un caractère incontournable faute de solutions alternatives pour aborder le fonctionnement de l’organisme sain ou pathologique, elle nécessite une approche critique des données
André Nieoullon : Professeur, Université de la Méditerranée, laboratoire de neurobiologie cellulaire et fonctionnelle du CNRS, 31, chemin Joseph-Aiguier, 13402 Marseille cedex 20, France.
acquises et une prudence de leur interprétation, conduisant à une mise en œuvre qui nécessite une très grande circonspection [56]. De façon quelque peu idéale, en fait, les modèles des pathologies neurologiques et psychiatriques devraient reproduire non seulement les symptômes de la maladie mais également en respecter le plus possible l’étiologie lorsqu’elle est connue, reproduire les changements structuraux et fonctionnels qui lui sont associés et répondre, dans la mesure du possible, aux traitements proposés. Compte tenu de l’infinie complexité du cerveau humain, qui dépasse de très loin celle des autres espèces en termes de contrôle de comportements très élaborés, la question centrale est bien de savoir dans quelles limites peut-on accepter que des changements imposés au cerveau animal sain puissent servir à aborder les fondements de la pathologie humaine ? Dans ce cas, le seul élément de réponse positive à ce questionnement repose sur la proposition de l’étude de certains aspects du comportement, suffisamment rudimentaires pour être relativement similaires chez l’homme et l’animal : par exemple, la réaction de sursaut, de caractère réflexe, susceptible de représenter un élément affecté dans certains désordres neuropsychiatriques, comme dans certains aspects de la schizophrénie [3]. En dépit du fait que les aspects du comportement à même d’être étudiés par là sont, de fait, très limités, la question qui vient alors est bien de savoir quels sont les enseignements que l’on peut réellement tirer des altérations de ces réflexes simples sur des pathologies extraordinairement complexes ? Si on admet que le degré de corticalisation est en rapport avec l’émergence de capacités
Toute référence à cet article doit porter la mention : Nieoullon A. Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement. Encycl Méd Chir (Elsevier SAS, Paris, tous droits réservés), Psychiatrie, 37-037-A-10, 2003, 14 p.
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Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement
nouvelles, alors on peut effectivement se poser la question de la légitimité de la modélisation des aspects les plus élaborés des comportements humains, impliquant par exemple des fonctions cognitives, telle la formation des concepts. Ce texte vise en priorité à sensibiliser les praticiens aux difficultés et aux limites de la modélisation des pathologies psychiatriques, en particulier dans les trois premières parties de cet article. Il n’a pas de prétention à l’exhaustivité et ne s’adresse pas aux chercheurs spécialistes du comportement. L’objectif est simplement de témoigner d’une démarche, principalement du domaine de la pharmacologie comportementale mais aussi aujourd’hui fréquemment du domaine de la génétique, qui a pour objectif de mieux comprendre le fonctionnement cérébral afin de tenter d’améliorer la thérapeutique, en rapport avec l’avancée des connaissances fondamentales et les mécanismes des pathologies psychiatriques. Le cadre conceptuel de cette démarche, basée essentiellement sur l’analyse des comportements, est en général accessible et le lecteur trouvera dans les références bibliographiques citées un prolongement utile à l’approfondissement de tel ou tel aspect de ces modélisations.
Modéliser le comportement : les grands domaines En dépit des difficultés mentionnées ci-dessus et du caractère le plus souvent réducteur des approches expérimentales, sans doute, à quelques rares exceptions près, tous les aspects des comportements ont été abordés. De ce fait, en rapport avec la complexité du questionnement, les leçons tirées de la mise en œuvre de ces modèles sont nécessairement extrêmement variables en ce qui concerne leur fiabilité, notamment lorsque ces modèles sont supposés permettre l’abord de la pathologie humaine. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’ils impliquent des composantes limbiques et cognitives des comportements, au-delà des aspects purement sensorimoteurs. LIMITES DES MODÈLES DE LA NEUROLOGIE EXPÉRIMENTALE
L’abord des comportements sensorimoteurs paraît a priori le plus facilement modélisable, bien que les pathologies considérées comme d’ordre neurologique soient de moins en moins réduites à leurs aspects sensorimoteurs, telle la maladie de Parkinson humaine, à titre d’illustration. Cette assertion est en fait certainement acceptable seulement dans le cas des comportements de type réflexe, telle la réaction de sursaut évoquée ci-dessus. Elle l’est déjà beaucoup moins dans le cas de tâches motrices conditionnées impliquant un apprentissage, notamment lorsque l’animal est libre de déclencher la séquence comportementale ; sans compter que les conditionnements sont le plus souvent basés sur des restrictions alimentaires plus ou moins sévères et l’obtention de récompenses, qui renforcent les performances. Ainsi donc, en dehors des tests de caractère « réflexe », ces tâches à vocation d’analyse des processus sensorimoteurs impliquent-elles en général aussi, à un degré ou à un autre, la mobilisation de ressources attentionnelles, voire intentionnelles, et de processus limbiques en rapport avec la motivation, sinon avec la gestion de processus émotionnels. MODÉLISER LA PATHOLOGIE DE L’HUMEUR
Dans le domaine limbique, de nombreux modèles comportementaux visent à étudier les processus émotionnels et motivationnels. L’émotivité est abordée ici le plus souvent avec l’idée d’étudier les réactions au stress et les processus sous-tendant des traits de pathologies humaines, relatives en particulier à l’anxiété. Ces modèles, basés en général sur une réactivité différentielle des animaux à des stimulus environnementaux plus ou moins complexes, sont très courants et s’avèrent parfaitement utiles, à la fois pour aborder, jusqu’au niveau moléculaire, les mécanismes de 2
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ces traits comportementaux ou pour le développement de nouveaux médicaments à visée anxiolytique. Néanmoins, l’interaction de facteurs génétiques et développementaux rend parfois l’analyse des données obtenues plus complexe qu’il n’était attendu. Les mesures d’activité motrice spontanée sont, par exemple, des indicateurs possibles de certains aspects de ces comportements mais, s’ils représentent des tests faciles à mettre en œuvre, l’interprétation des données n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Comme on le verra plus loin, la modélisation de la dépression et des états maniaques ou dépressifs, entre autres, est encore moins chose aisée. Seuls certains aspects de ces troubles de l’humeur seraient en fait à même de souffrir une modélisation, mais avec des limites considérables et une prudence relative au caractère souvent anthropomorphique des interprétations des données de ces modèles ou de leur signification. En ce qui concerne les aspects motivationnels des comportements, les modèles actuels sont fréquemment axés vers l’abord de la dépendance et de la toxicomanie. En rapport avec la multitude des substances psychotropes susceptibles d’induire la dépendance, ce domaine de recherche utilise ainsi de nombreux modèles basés sur une intoxication forcée, suivie de la possibilité offerte à l’animal d’une autoadministration de la substance en question. Ces travaux contribuent certainement à l’élaboration de modèles pharmacologiques d’action des drogues mais, là encore, ils souffrent de limites s’agissant de mimer la toxicomanie : chez l’animal le rapport à la drogue reste perceptuel alors même que, chez le toxicomane, l’imaginaire, la représentation de la drogue et la conscience de la situation sont autant d’éléments jouant vraisemblablement un rôle-clé dans le processus. Dans ce domaine, certaines approches visent à reproduire aussi des modèles basés sur des comportements alimentaires, susceptibles de permettre de comprendre la boulimie ou l’anorexie, par exemple, ou sont centrés sur la mesure de comportements sexuels à même de renseigner encore sur les mécanismes du plaisir ou de l’anhédonie. ABORD DES PROCESSUS COGNITIFS ET DE LEURS PATHOLOGIES
À la limite entre aspects limbiques et cognitifs des comportements, on trouve de nombreux modèles animaux visant à aborder la question centrale de l’apprentissage et de la mémorisation. Ce domaine est très documenté et teste la mémoire, de ses aspects les plus rudimentaires, tels que l’amorçage ou le conditionnement classique, en passant par la mémoire procédurale, jusqu’aux aspects les plus élaborés de la mémoire explicite [9]. Dans ce domaine, une place toute particulière est faite à la mémoire spatiale, qui fait l’objet de nombreux tests comportementaux, en rapport avec les désorientations spatiotemporelles qui s’expriment dans différentes formes de démences, par exemple. Dans le domaine le plus cognitif, enfin, les tests comportementaux sont principalement axés sur l’évaluation de processus attentionnels impliquant notamment le lobe frontal, en rapport avec des pathologies démentielles, telles la maladie d’Alzheimer et les démences associées ou encore la chorée de Huntington, ou des troubles plus spécifiques de l’attention ou des fonctions exécutives, comme on peut notamment en mesurer dans des pathologies neurologiques, comme dans la maladie de Parkinson, par exemple [43]. Dans les meilleurs des cas, ces tests sont en général plutôt réalisés chez le singe. Ils sont de fait le plus souvent très élaborés et l’interprétation des résultats est critique, notamment parce que leur réalisation implique le plus souvent aussi des aspects sensorimoteurs et limbiques des comportements. Ils mettent également souvent en jeu des processus de mémorisation liés notamment à l’utilisation de la mémoire de travail, en particulier en jouant sur des délais d’exécution des tâches, à partir de consignes ayant une valence précise. L’un des intérêts de ces tests est qu’ils s’approchent souvent de paradigmes du même type utilisés en pathologie humaine par les neuropsychologues, permettant une approche comparative intéressante au-delà de considérations parfois anthropomorphiques dont il est indispensable de s’affranchir.
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Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement
Choix du modèle : l’espèce animale Le choix du modèle animal est une question centrale pour aborder la problématique de l’étude du comportement. Les premiers travaux effectués, notamment ceux de l’École russe du début du XXe siècle magistralement illustrés par ceux de Pavlov, ont beaucoup utilisé le chien, qui se prête admirablement aux méthodes de conditionnement instrumental. Principalement, mais pas seulement parce qu’il existe un corpus de connaissances biologiques considérable, l’essentiel de l’expérimentation animale a par la suite utilisé le rat. Mais la souris a également ses adeptes, en particulier pour l’abord de certains aspects du comportement, comme ceux liés à la mémorisation, à l’apprentissage [27] ou encore aux interactions sociales. Toutefois, dans le domaine des neurosciences, l’expérimentation utilise bien d’autres espèces animales, de la Drosophile et du nématode c-elegans au primate, parfois parce qu’elles présentent des particularités permettant une approche plus ciblée de certains aspects des comportements ; par exemple pour étudier des processus liés à des phénomènes rythmiques propres à l’espèce considérée ou encore d’autres traits comportementaux spécifiques. Les rongeurs constituent ainsi un groupe de référence très étudié mais, dans certains cas, les travaux utilisent aussi des espèces plus évoluées comme les primates, en particulier lorsqu’il s’agit plutôt d’approcher des processus limbiques ou cognitifs. De nombreux travaux ont été réalisés sur différentes espèces de singes qui se prêtent à l’expérimentation (macaques, babouins, etc), souvent d’ailleurs pour valider des résultats obtenus chez les rongeurs ou, au contraire, pour approcher des situations expérimentales mises en œuvre aussi chez le sujet humain témoin ou pathologique. Néanmoins, l’utilisation des primates subhumains pose clairement des questions spécifiques. Cette expérimentation est considérée comme n’étant pas compatible avec l’usage de ces animaux à grande échelle, ne serait-ce que parce qu’ils constituent des modèles plus onéreux, nécessitant par ailleurs une mise en œuvre confrontée à des questions d’éthique évidentes, qui limitent leur utilisation. Finalement, quel que soit le modèle choisi, il importera de pouvoir contrôler des variables liées à l’espèce, en privilégiant par exemple le choix d’animaux d’un sexe par rapport à l’autre. Les conditions d’élevage sont également susceptibles d’influencer les résultats de l’expérimentation, notamment lorsque l’on utilise des espèces sociales qui souffrent de ne pas être élevées avec des congénères. Enfin, une dimension fondamentale de l’analyse repose sur la comparaison d’animaux dont l’âge est contrôlé, les suivis longitudinaux ayant montré que certaines performances subissent ainsi des variations considérables selon qu’il s’agit d’animaux jeunes ou âgés, quel que soit le domaine, sensorimoteur, limbique ou cognitif.
Choix du modèle : la stratégie expérimentale NEUROLOGIE EXPÉRIMENTALE
Le développement de modèles expérimentaux susceptibles de pouvoir répondre à des questions posées par la problématique de la stratégie thérapeutique ne constitue cependant pas, en soi, une démarche novatrice. La neurologie expérimentale offre nombre de ces modèles, popularisés en particulier par les épreuves de Lashley, basées sur des séries de lésions corticales plus ou moins extensives chez le rat, dans les années 1920, pour ce qui concerne l’approche des mécanismes de la mémorisation et de l’apprentissage ; depuis cette époque, un nombre considérable d’épreuves a été mis au point, visant à approcher les aspects moteurs, limbiques ou cognitifs des comportements. Ces approches présentent des limites évidentes, liées notamment à la mise en jeu de processus réactionnels du système nerveux traduisant une certaine plasticité, susceptibles de compenser ou d’aggraver les déficits résultant des lésions ainsi
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réalisées, ce qui rend l’interprétation des données et les interventions pharmacologiques parfois très délicates. Dans les meilleurs des cas, les lésions ne s’adressent plus à des structures nerveuses, de façon globale ou pour partie, mais sont ciblées sur des populations neuronales spécifiques à l’aide de neurotoxines sélectives, telle la 6-hydroxydopamine (6-OHDA) pour les neurones catécholaminergiques ou la 5,7-dihydroxytryptamine (5,7-DHT) pour les neurones à sérotonine, permettant de répondre ainsi à des questions spécifiques sur le rôle de telle ou telle de ces populations neuronales sur différents aspects des comportements. Néanmoins, ces approches, comme les précédentes plus globales, présentent également leurs limites, ne serait-ce que parce que la sélectivité des toxines est relative et le nombre de systèmes neuronaux susceptibles d’être ainsi « ciblés », très réduit. PHARMACOLOGIE COMPORTEMENTALE
Au-delà de cette neurologie expérimentale basée sur des corrélations entre des lésions qui se veulent le plus spécifique possible et les déficits observés, une autre approche très banalisée utilise une pharmacologie de plus en plus résolutive afin d’agir sélectivement sur des clés moléculaires, fournissant les moyens d’une approche analytique des mécanismes qui sous-tendent les comportements. A contrario, ce type de démarche peut également être mis en œuvre pour caractériser les mécanismes d’action de nouvelles molécules susceptibles de devenir des médicaments. Cette approche est très popularisée dans le domaine de la pharmacologie comportementale et de très nombreux travaux utilisent cette stratégie pour analyser les conséquences de ces traitements sur différents aspects du comportement. Néanmoins, ces approches présentent également des limites, eu égard au caractère le plus souvent systémique des administrations d’agents pharmacologiques, indépendamment de leur sélectivité le plus souvent relative et de mesures comportementales pas toujours en rapport avec les ambitions des auteurs en ce qui concerne la modélisation des traits comportementaux. Ces approches de pharmacologie comportementale, qui se développent néanmoins dans le sens de la caractérisation d’effets locaux utilisant des administrations intracérébrales, en rapport avec les connaissances de la neurobiologie, bénéficient dans certains cas de la caractérisation de souches d’animaux présentant spontanément des performances qui permettent de les distinguer, mettant en exergue le fait que la variabilité est liée à des facteurs géniques [60]. C’est par exemple le cas dans le domaine de la dépendance, pour des souches de rats plus sensibles que d’autres en ce qui concerne les effets stimulants de la nicotine sur l’activité locomotrice [54] ; de même pour des souches de rats a priori plus sensibles que d’autres à des situations stressantes ou encore spontanément différenciées par leur sensibilité à des processus addictifs, par exemple. De façon intéressante, ces modèles sont également à même de faire la part de l’environnement sur le développement : en ce qui concerne la vulnérabilité aux drogues, certaines souris, qui n’appartiennent pas à des souches « sensibles », sont susceptibles de le devenir lorsqu’elles sont exposées à un stress dans les premières heures de leur vie. Ces modèles présentent là encore des limites, liées au fait notamment que la discrimination est parfois contestée et qu’une ségrégation en deux simples catégories est certainement réductrice. Mais cette approche a ses adeptes et les données acquises tendent à prouver que ce type de modèle présente un intérêt certain, en centrant l’analyse sur l’individu et non sur le groupe qui, du coup, est distingué par son hétérogénéité alors même que le postulat de base est que le groupe expérimental est homogène. MODÈLES DÉVELOPPEMENTAUX ET BASES GÉNÉTIQUES DES COMPORTEMENTS
Dans le domaine de la psychopathologie, les modèles développementaux présentent manifestement un intérêt majeur, même si leur caractérisation est encore le plus souvent fragmentaire, en rapport avec ce qui pourrait se passer dans certaines formes de schizophrénie ou dans l’autisme. Des exemples récents sont basés 3
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sur une brève intervention au cours d’une phase précoce du développement, susceptible d’affecter le phénotype de l’animal traité, en rapport par exemple avec des problèmes de migration cellulaire, de différenciation de lignées cellulaires ou encore de synaptogenèse au cours du développement [32]. Dans ce domaine, les difficultés principales - mais aussi peut-être l’intérêt ? - concernent en fait des modèles dans lesquels les manipulations précoces n’affectent pas immédiatement le comportement mais induisent des troubles qui apparaissent plus tardivement au cours du développement de l’animal. L’un de ces modèles, popularisé par Lipska et Weinberger [33], est par exemple illustré par le fait que des lésions de l’hippocampe effectuées dans les jours qui suivent la naissance chez le rat ont des conséquences évidemment immédiates sur l’organisation cérébrale, alors que les troubles de certains aspects du comportement considérés comme pouvant reproduire quelques traits de la schizophrénie, interviennent seulement à la puberté de l’animal, vraisemblablement en rapport avec des influences épigénétiques sur le développement. Ces approches, bien qu’extrêmement délicates, s’avèrent particulièrement prometteuses pour tenter de caractériser les troubles développementaux, sans doute très nombreux en psychopathologie, allant jusqu’à rejoindre parfois des considérations d’ordre psychanalytique. Dans ce domaine, une analyse intéressante porte sur la recherche de traits comportementaux chez le jeune, susceptibles d’être associés à des troubles s’exprimant sélectivement chez l’adulte. Cette démarche peut utiliser des manipulations pharmacologiques mais elle utilise aussi l’exposition du jeune à des situations en général stressantes, comme la modification du comportement maternel ou une manipulation par l’expérimentateur dans les phases précoces du développement [15]. Elle permet également d’effectuer des études en faveur d’une prédisposition génétique de l’individu aux pathologies psychiatriques [45]. MODÈLES D’INACTIVATION GÉNIQUE ET DE TRANSGENÈSE
Au cours de la dernière décennie, de nouvelles approches se sont développées, utilisant les modèles d’inactivation génique ou de transgenèse, principalement chez la souris. Ces modèles sont devenus très courants et constituent autant de nouvelles possibilités pour aborder les bases des comportements. L’engouement actuel pour ces méthodes ne se dénie pas et des données originales ont été objectivement fournies par ces modèles. Cependant, là encore les limites sont rapidement apparues, pour plusieurs raisons : la plasticité du génome, qui vise dans certains cas à pallier les inactivations géniques, le caractère général de la modification de l’expression génique, qui affecte l’ensemble du système nerveux, l’implication d’aspects développementaux, susceptibles de modifier sensiblement les bases des processus comportementaux, et jusqu’au caractère parfois excessivement réducteur des considérations tirées de ces expérimentations. Dans ce domaine, les avancées sont rapides et les techniques d’inactivations géniques conditionnelles qui apparaissent aujourd’hui, chez l’adulte notamment, contribuent à parfaire ces modèles. En conclusion, le choix de la stratégie expérimentale dépend fondamentalement de la question qui est posée. S’agissant d’une démarche analytique plutôt de type fondamental, les modèles lésionnels et pharmacologiques seront privilégiés, alors que la pharmacologie permettra par exemple d’aborder les mécanismes d’action et les cibles thérapeutiques potentielles d’agents nouveaux. De ce point de vue, la génétique s’accorde plutôt avec la démarche analytique mais il est indéniable que la puissance de ces modèles permet aussi de pouvoir envisager d’aborder par là les mécanismes de certaines pathologies, en dehors de toute considération réductrice. Le choix du modèle, nous allons le voir, est cependant le plus souvent guidé par le type de comportement à explorer. Il est cependant vraisemblable que l’effet « d’Écoles », d’habitudes ou encore de choix stratégiques au regard par exemple des contraintes de l’industrie pharmaceutique, contribue à perpétuer certaines démarches et en stériliser d’autres. Mais, quoi qu’il en soit, c’est 4
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souvent en multipliant les approches et les modèles expérimentaux que des concepts nouveaux émergent, plus qu’en répétant les mêmes tests avec les mêmes limites.
Approche comportementale des processus sensorimoteurs « STARTLE REFLEX » ET « PREPULSE INHIBITION »
Dans ce domaine, l’approche comportementale est en général basée sur la mesure de réactions motrices à des informations sensorielles, à l’origine des adaptations comportementales. Néanmoins, les effets des manipulations comportementales sur les performances motrices ont des implications plus larges sur le comportement, ce qui permet d’utiliser des mesures relativement simples comme indicateur de capacités limbiques, voire cognitives. L’illustration type de cette approche concerne la réaction de sursaut (startle reflex, en anglais) évoquée ci-dessus, une réponse considérée comme primitive, présente chez de très nombreuses espèces animales et jusqu’à l’homme, suite à la survenue d’une stimulation en général sonore ou tactile, de caractère intense et inopiné. L’une des caractéristiques principales de ce réflexe de sursaut est son haut degré d’adaptation, l’amplitude de la réponse se réduisant rapidement avec la répétition du stimulus, ce que l’on nomme « habituation ». Cette réponse sensorimotrice implique de façon primordiale les structures du tronc cérébral mais le réflexe est susceptible de modulations impliquant les structures supérieures [28]. De façon intéressante, la mise en jeu appropriée de la modulation permet de dépasser, grâce à ce test, la simple réponse sensorimotrice et d’aborder des processus plus complexes. Ainsi, la présentation d’un stimulus, par exemple sonore, de faible intensité précédant le stimulus intense qui est à l’origine du sursaut, réduit cette réponse. Ce paradigme expérimental, reconnu comme prepulse inhibition, est utilisé pour tester la réactivité, y compris chez l’homme [26]. De façon intéressante, cette prepulse inhibition, comme d’ailleurs la simple habituation de la réponse, est atténuée chez certains patients schizophrènes, traduisant des déficits d’inhibition qui impliquent vraisemblablement le lobe frontal. Par voie de conséquence, l’utilisation de ce test chez les rongeurs est à même de fournir un moyen d’apprécier le niveau de cette réactivité comportementale, en rapport avec des modèles susceptibles de reproduire certains aspects de la schizophrénie [20]. Dans le domaine de l’anxiété, une procédure similaire utilise a contrario la potentialisation de la réponse de sursaut par l’occurrence préalable d’un stimulus aversif [8]. Il est notable que différentes souches de souris, par exemple, ne répondent pas de façon équivalente à la réaction de sursaut, suggérant par là des modalités de contrôle différentiel à partir du lobe frontal. La prepulse inhibition, quant à elle, se prête par ailleurs à une approche pharmacologique dont les principaux résultats montrent que cette réponse est réduite tant par des agonistes dopaminergiques que par des agonistes sérotoninergiques, la scopolamine ou encore des bloqueurs des récepteurs N-méthyl-Daspartate (NMDA) des acides aminés excitateurs [18]. MESURE DE L’ACTIVITÉ LOCOMOTRICE
Au-delà de ces réactions de sursaut, une autre façon d’aborder le comportement sensorimoteur est de mesurer l’activité locomotrice [48] . Cette mesure peut s’effectuer dans une simple cage d’activité locomotrice où, par exemple, le déplacement de l’animal induit des ruptures de faisceaux de cellules photoélectriques, traduisant les déplacements plus ou moins intenses de l’animal. De fait, de façon spontanée, les rongeurs, animaux nocturnes, présentent une activité plus élevée pendant la nuit par rapport au jour, ce qui est objectivé par le cumul des déplacements pendant la période correspondante. Cette mesure peut être complétée par des dispositifs permettant une analyse plus fine de ce type de comportement en identifiant, à l’aide d’un double rang de cellules dans le sens de la hauteur, les moments
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Tableau I. – Principales caractéristiques du comportement spontané de la souris : analyse de séquences comportementales stéréotypées communes chez trois groupes d’animaux, en présence de congénères. Groupe 1
Groupe 2
Exploration Toilettage Autoreniflement Gratte Gratte encore Mange Boit Exploration
Investigation du groupe Exploration olfactive de partenaires Reniflement Poursuite Tentative d’accouplement Monte des partenaires Renifle les parties génitales Accouplement
Groupe 3 Attitude agressive Attaque les congénères Frappe Posture agressive Attaque-riposte Riposte Attaque circulaire Repliement
Les animaux du groupe 1 traduisent un comportement qui n’est pas de type social. Ils explorent leur environnement en ignorant leurs congénères. Ceux du groupe 2 ont un comportement basé sur des interactions sociales et d’ordre sexuel. Il est d’ailleurs probable qu’un certain nombre de ces comportements n’aient pas de finalité sexuelle mais reflètent bien une qualité de rapports sociaux. Enfin, les animaux du groupe 3 sont clairement agressifs vis-à-vis de leurs congénères (d’après [36]).
où l’animal se relève, le long des parois de la cage en général, ce qui permet d’apporter une notion qualitative à l’activité globale. De façon tout à fait caractéristique, dans les conditions de cette expérimentation, l’administration de psychostimulants, comme l’amphétamine par exemple, induit une forte activation locomotrice. De même, certaines lésions, par exemple du cortex préfrontal, du noyau accumbens ou encore, plus spécifiquement, de l’innervation dopaminergique corticale, résultent en une hyperactivité locomotrice. Certains auteurs considèrent que les données d’une telle expérimentation sont de portée limitée. Néanmoins, elles renseignent utilement sur l’état d’activité général de l’animal et, pour certains, une hyperactivité traduit un état de désinhibition comportementale ou, par exemple, un état susceptible d’être rapproché de certains aspects de syndromes observés en clinique humaine, telle l’hyperactivité motrice chez l’enfant [44]. Les mesures d’activité locomotrice peuvent aussi être effectuées en rapport avec l’exploration d’un environnement nouveau, ce que l’on nomme une mesure en open field. Ces comportements exploratoires sont riches d’enseignement, les rongeurs développant une intense activité face à un environnement qu’ils découvrent, alors même que leur activité est moindre dans un champ déjà exploré. Dans certains cas, ils font montre de comportements stéréotypés caractéristiques de l’espèce, tel le comportement d’amassement de nourriture qui indique le caractère organisé de séquences comportementales complexes dont la perturbation est signe de troubles profonds. Dans d’autres cas, les animaux présentent des comportements caractéristiques d’interactions sociales organisées, que ce soit à visée sexuelle ou de défense du territoire (tableau I). Ces différents comportements révèlent des attitudes sociales propres à l’animal lui-même, définissant des « groupes sociaux » relativement stables, qui reflètent soit une nature plutôt individualiste, soit une propension à développer des interactions sociales à finalité constructive ou, à l’inverse, destructive. Des altérations de cette capacité stéréotypée à explorer, à s’organiser ou à s’habituer dans ou à un environnement sont à même de traduire des états proches de l’anxiété, éventuellement des persévérations dans l’exploration ou des troubles de la motivation, selon les cas. Le test de l’open field est utilisé dans de très nombreuses études et fournit ainsi un indicateur qui dépasse largement les capacités sensorimotrices des animaux testés mais inclut aussi des composantes limbiques et cognitives [4], y compris dans le domaine des interactions sociales et de la mémoire spatiale, par exemple. STÉRÉOTYPIES MOTRICES
Chez les rongeurs notamment, les animaux ont une propension à exprimer, dans des conditions de calme et de repos, un certain nombre de gestes et de séquences comportementales que l’on retrouve naturellement chez tous les membres de la société. Par exemple, ces animaux expriment fréquemment des activités de toilettage, de reniflement de leurs congénères ou de
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l’environnement, quelquefois en adoptant des postures particulières sur leurs deux pattes arrières, voire de léchage des barreaux de leur cage. Ces différentes composantes d’un comportement, qui apparaît ainsi très stéréotypé, peuvent être exacerbées dans des conditions d’éveil ou de stress léger, montrant que l’animal a détecté quelques changements, même subtils, dans son environnement. De nombreux travaux montrent que ces stéréotypies sont en fait exacerbées par divers agents pharmacologiques, et notamment par les psychostimulants, par exemple les agonistes des récepteurs dopaminergiques, telle l’apomorphine. Dans certaines conditions de lésion de structures centrales ou de manipulation pharmacologique, il existe une exacerbation de ces stéréotypies, représentant une « hypersensibilité comportementale », qui se traduit par une augmentation qualitative et quantitative de ces séquences comportementales organisées. En l’état, l’interprétation de ces processus reste délicate. Elle peut aller d’une simple sensibilisation pharmacologique à l’idée que certaines de ces stéréotypies pourraient imager des composantes anxieuses des comportements, et jusqu’à des persévérations en rapport avec des pathologies humaines où s’expriment rites et composantes obsessivocompulsives des comportements. Plus rationnellement, les stéréotypies sont un index de l’activité générale de l’animal et, à ce titre, leur mesure est souvent en adéquation avec les résultats des mesures d’activité locomotrice. CATALEPSIE ET COORDINATION POSTUROCINÉTIQUE
L’utilisation d’un barreau tournant (test du Rotarodt) est un autre moyen d’apprécier l’activité motrice. Dans ce cas, les animaux sont placés sur le dispositif animé d’un mouvement de rotation à des vitesses variables. Le temps pendant lequel l’animal reste sur le Rotarodt dépend notamment de ses capacités à coordonner les mouvements de ses pattes et de son équilibration. Toute altération de cette coordination, de l’équilibration ou encore d’éventuelles asymétries posturales sont préjudiciables au maintien sur le dispositif qui, par conséquent, fournit une mesure globale des capacités motrices [24]. Dans des situations de lésion des structures motrices, de traitements pharmacologiques, voire de mutations affectant le système moteur, les animaux peuvent se montrer très déficients dans ce test qui s’avère d’une très bonne sensibilité. De même, ce test révèle des différences notables de performances entre animaux jeunes et âgés, en particulier avec l’adaptation à des vitesses de rotation de plus en plus rapides. Certaines situations pharmacologiques et, à un moindre degré, lésionnelles, sont susceptibles de provoquer une catalepsie qui se traduit par un blocage plus ou moins important de l’activité motrice, pouvant d’ailleurs être en partie testée par le barreau tournant. Cette catalepsie est à même d’être évaluée quant à son degré en utilisant une échelle qui renseigne sur la mobilité de l’animal, soutenant par exemple une position anormale qui lui est ainsi imposée dans les cas extrêmes de catalepsie induite par de fortes doses d’antipsychotiques ou de substances qui déplètent le système nerveux en catécholamines, telle l’a-méthylparatyrosine. L’administration de neuroleptiques, notamment, induit une catalepsie reproduisant certains aspects de la pathologie humaine. Il est cependant notable que l’absence de réactions de l’animal placé dans une telle situation anormale et qui maintient sa position peut également refléter une altération des processus perceptifs, sans trouble sensoriel primaire. Il est alors nécessaire de s’assurer de l’absence d’un tel déficit perceptif, traduisant un état de négligence ou plutôt de « pseudonégligence sensorielle ». De telles situations sont observées à la suite de quelques rares lésions du système nerveux, notamment après des lésions des neurones dopaminergiques mésencéphaliques [34]. Dans ce cas, une perte de réactivité à des stimulations sensorielles légères est observée du côté controlatéral à la lésion et cette négligence est plurimodalitaire, affectant le domaine tactile comme le domaine visuel, par exemple. 5
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Récompense
Stimulus correct délais 500, 750, 1000,1250 ms Appui sur le levier TR
anticipé
retardé
Temps de réaction moyen (ms)
Délai maximal de réponse = 600 ms
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Mesure du temps de réaction dans une tâche motrice conditionnée. Dans ce cas, les rats sont conditionnés pendant de longs mois à relâcher un levier en réponse à un stimulus sur lequel ils appuient librement avec l’une de leurs pattes antérieures, pour l’obtention d’une récompense alimentaire. Au cours de l’apprentissage, l’expérimentateur a introduit progressivement un certain nombre de contraintes, qui vont permettre à l’animal d’optimiser sa préparation à la réalisation de la tâche motrice. Ainsi, l’animal ne connaît pas le moment de survenue du stimulus inconditionnel (l’éclairage de la lumière), susceptible d’intervenir plus ou moins vite (ici sur la base de quatre délais de 500, 750, 1 000 et 1 250 ms, générés au hasard) après l’initiation de la tâche par l’animal lui-même (l’appui volontaire sur le levier), qui ordonne le relâchement le plus rapide possible du levier dans un délai maximal de 600 ms pour être récompensé. Cette tâche motrice conditionnée permet de mesurer des performances correctes dont le seuil est fixé arbitrairement à 60 % d’essais récompensés minimum, le temps de réaction (TR) de l’animal pour chacun des essais, ainsi que les erreurs (réponses « anticipées » par rapport à la survenue du stimulus inconditionnel ; réponses « tardives » pour un délai de réponse supérieur à 600 ms) inhérentes à des troubles moteurs, mais aussi d’ordre cognitif (processus attentionnels) et limbique (processus motivationnels). La lésion des terminaisons dopaminergiques du striatum, entre autres, affecte considérablement les performances, non seulement en allongeant le TR mais aussi en perturbant les processus liés à la préparation motrice qui font que, normalement, il existe une relation directe entre les délais d’attente du stimulus inconditionnel les plus longs et les TR les plus courts, confortant l’idée d’une préparation motrice de plus en plus performante au fur et à mesure que la probabilité d’occurrence du signal inconditionnel augmente (figure aimablement fournie par le docteur M Amalric, CNRS, Marseille).
500 Lésés Témoins 400
300
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1000
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Délais INTÉRÊT DES TÂCHES MOTRICES CONDITIONNÉES
L’ensemble des tests présentés ci-dessus a la particularité d’être mis en œuvre relativement facilement, ce qui est en adéquation avec les impératifs d’un screening rapide et à relative grande échelle, par exemple pharmacologique. La contrepartie est l’obtention de résultats assez globaux, dont certains sont d’ailleurs d’interprétation parfois délicate. Les performances motrices peuvent en fait faire l’objet d’analyses plus sophistiquées, en utilisant par exemple des mesures de temps de réaction dans des tâches motrices conditionnées, telles que nous les avons développées au laboratoire [2], tant chez le rat que chez le singe, pour analyser des performances dans des tests similaires que nous avons développés, par exemple, chez les patients parkinsoniens. La mise en œuvre de ces tests est lourde et coûteuse et ne s’accorde pas avec des analyses à grande échelle. Néanmoins, ils sont particulièrement informatifs, non seulement parce qu’ils renseignent sur les processus purement moteurs liés à l’exécution du comportement moteur en réponse à un signal (temps de réaction et temps de mouvement), mais aussi sur des processus préparatoires à l’action accessibles en jouant par exemple sur des délais d’attente d’un stimulus inconditionnel qui déclenche la séquence motrice, après avoir introduit dans la séquence comportementale un stimulus conditionnel qui initialise la tâche à réaliser. Ce type de test permet de mettre en œuvre des tâches de temps de réaction dit « simple », que l’on oppose à des mesures de temps de réaction dit « de choix ». Il est alors convenu que ces dernières situations permettent relativement de fournir un accès à certains aspects des processus cognitifs qui sous-tendent la réalisation du comportement imposé à l’animal. Dans ce domaine, l’expérimentation est délicate et nécessite de longs conditionnements des animaux (plusieurs mois) auxquels on assigne un niveau minimal de performances motrices (de l’ordre de 60 à 70 %, en fonction des contraintes de la tâche à réaliser). Par ailleurs, la distinction des processus purement moteurs de processus cognitifs, impliquant par exemple des charges attentionnelles lourdes, voire limbiques liées à l’utilisation de récompenses pour renforcer les comportements, n’est pas toujours facile, selon le type de déficit observé. Cette tâche s’accorde néanmoins parfaitement avec des 6
protocoles de neurologie expérimentale et de pharmacologie comportementale, permettant en particulier un suivi, le plus souvent très informatif, de l’évolution des performances chez un même animal avant et après le traitement qui lui est imposé. Une excellente illustration du potentiel et de la sensibilité de ce test est fournie par l’ensemble des travaux visant à caractériser à la fois le rôle du système dopaminergique nigrostrié dans le contrôle du mouvement et à reproduire de façon expérimentale un modèle, analogue expérimental, de certains aspects de la maladie de Parkinson humaine. Cette lésion, induite chez le rat mais aussi chez le singe par administration le plus souvent intranigrale d’une toxine spécifique des neurones catécholaminergiques, la 6-OHDA, est connue pour provoquer un ralentissement moteur assimilable à la bradykinésie du parkinsonien, elle-même hautement corrélée au degré de dénervation dopaminergique striatal. Chez le singe, ce déficit moteur se traduit effectivement par une augmentation drastique des temps de mouvement. Nous avons affiné ce modèle chez le rat en administrant directement la 6-OHDA au niveau de la partie dorsolatérale du striatum, représentant la région « motrice » de cette structure. Dans ce cas (fig 1), la destruction localisée des fibres dopaminergiques induit une augmentation des temps de réaction dans la tâche motrice conditionnée décrite ci-dessus [2]. Chez l’animal intact, un déficit similaire est obtenu par administration d’antagonistes des récepteurs dopaminergiques du sous-type D2, alors même que les agonistes de ces récepteurs et la dopamine ellemême, administrés localement dans le striatum dorsolatéral, réduisent les temps de réaction et les « normalisent » chez les animaux préalablement traités à la 6-OHDA. Cette situation expérimentale, qui met en exergue l’influence de l’innervation dopaminergique striatale sur le contrôle du mouvement, reproduit assez fidèlement ce qui se passe chez les patients parkinsoniens où des augmentations de temps de réaction ont été notées dans des tests proches de notre situation expérimentale, notamment dans le cas de la mesure du temps de réaction de choix. Toutefois, les données de l’expérimentation suggèrent que la situation soit plus complexe qu’il apparaît au premier abord, et que l’innervation dopaminergique est probablement impliquée dans des aspects plus intégrés des
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comportements. Par exemple, lorsque les lésions des terminaisons dopaminergiques concernent une zone striatale plus large que la simple région motrice, les déficits comportementaux se traduisent par ce que nous qualifions « d’anticipations » motrices, c’est-à-dire que les animaux n’attendent plus le signal inconditionnel qui déclenche normalement la séquence motrice. Par ailleurs, ce modèle fournit aussi des indications de l’implication du système dopaminergique dans des processus cognitifs. Par exemple, cette situation expérimentale se traduit par l’altération majeure d’un processus dénommé « probabilité conditionnelle », qui se traduit chez l’animal normal effectuant une série d’essais par une réduction des temps de réaction directement proportionnelle à l’augmentation du délai (déterminée de façon aléatoire pour quatre valeurs de 0,25 à 1 s) entre stimulus conditionnel et inconditionnel, en rapport avec une préparation à l’action de plus en plus performante au fur et à mesure que sa probabilité d’occurrence augmente. Ces données montrent ainsi que l’innervation dopaminergique intervient très en amont du simple contrôle du processus moteur, au niveau de la préparation de la séquence comportementale, dans des processus de prédiction des événements et, partant, d’estimation temporelle ou encore dans des processus attentionnels. Dans ce cas, les déficits obtenus dans la situation expérimentale se rapprochent en fait plus précisément de ce qui est observé dans la maladie de Parkinson où il est clairement établi qu’au-delà des troubles moteurs, les patients présentent le plus souvent des altérations des fonctions cognitives objectivées par exemple par des difficultés de planification des événements, comme il apparaît en particulier dans la mise en œuvre de fonctions exécutives [43]. TESTER LES PROCESSUS NOCICEPTIFS
Une place particulière doit être faite pour des modèles visant à l’étude des processus nociceptifs, en considérant qu’au-delà de l’aspect purement sensoriel, ces processus mettent en jeu des composantes limbiques, voire cognitives, susceptibles d’influencer les comportements réactionnels face à ce type de stimulus. Parmi les nombreux modèles utilisés chez les rongeurs, en faisant abstraction des considérations éthiques qui peuvent amener dans certains cas de mise en œuvre à s’interroger sur leur validité, ces tests utilisent fréquemment un dispositif assez rudimentaire, basé par exemple sur l’exposition de l’animal à une plaque chauffante dont on contrôle la température et à une réaction de fuite ou de simple retrait de la queue si elle seule est placée sur ce dispositif, par exemple. Ce test est utilisé pour la caractérisation de nouveaux produits à visée antalgique, par comparaison à des produits dont l’efficacité est connue en clinique humaine. Ce modèle teste la douleur aiguë. Lorsqu’il s’agit de modéliser une douleur chronique, les chercheurs utilisent des situations différentes, en particulier un modèle d’arthrite chronique où un cocktail d’agents inflammatoires est injecté, en général dans une articulation. Ce modèle est plus approprié pour l’abord des substrats neuronaux des processus nociceptifs et il est utilisé aussi pour caractériser des antalgiques à visée anti-inflammatoire [30].
Modéliser l’apprentissage et la mémoire ASSOCIATIONS, RENFORCEMENTS ET AVERSIONS
L’habituation, que nous avons évoquée ci-dessus, représente la forme d’apprentissage la plus primitive et probablement la plus générale. Pour ce qui concerne l’approche neurobiologique de la mémorisation, cependant, les modèles développés sont plus élaborés, fréquemment basés sur des associations, à la base des conditionnements ; tels ceux réalisés dans la tâche motrice utilisée pour effectuer des mesures de temps de réaction. De façon conventionnelle, on distingue le conditionnement classique du conditionnement instrumental. Dans le premier cas, un stimulus
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sans signification particulière pour l’animal au départ va acquérir une valence, une signification, déclenchant ou au contraire contribuant à réprimer un comportement déclenché par un stimulus qualifié « d’inconditionnel ». C’est le sens du conditionnement du chien de Pavlov, qui apprend à saliver en réponse au son de la cloche. Comme l’a défini Skinner, dans le cas du conditionnement instrumental, la forme d’association est différente. Il s’agit dans ce cas de construire une association entre un comportement spontané (l’appui de la patte sur un levier, puis le relâchement, dans le cas de notre tâche) et un événement qui en découle, dans notre cas l’attribution d’une récompense alimentaire : ici l’attribution de la récompense (le renforcement) est strictement conditionnée par la réalisation correcte du comportement. Cette forme d’apprentissage, correspondant à un type de conditionnement dit « opérant » parce que relatif à un comportement spontané, est mise en œuvre dans divers protocoles expérimentaux visant à étudier les caractéristiques d’apprentissages et de mémorisations, par exemple chez des rongeurs en rapport avec des explorations de labyrinthes ou des discriminations sensorielles [9]. La nature des renforcements définit leur caractère positif ou négatif. Dans le cas des renforcements positifs, la motivation de l’animal s’accorde avec son degré d’appétence et le comportement est facilement réalisé. Dans le cas de renforcements négatifs, l’animal met en place des stratégies d’évitement « actif » pour se soustraire à un stimulus désagréable pour lui, comme l’exposition à une décharge électrique dans une boîte à deux compartiments. Dans ce cas, si un son particulier est associé avec une décharge électrique (de faible intensité) dans le plancher de l’un des deux compartiments (clair ou obscur, par exemple) l’animal va réagir en rejoignant rapidement le compartiment qui n’est pas associé avec la stimulation aversive [23]. De même, l’évitement peut concerner la consommation d’un produit, présenté par exemple dans l’eau de boisson, qui a préalablement induit des nausées chez l’animal. Il s’agit d’un comportement d’aversion conditionné, que l’on trouve chez la plupart des espèces y compris l’homme, et qui représente une forme d’apprentissage particulièrement efficace. Il suffit de faire précéder l’administration du produit aversif de celle d’un autre produit caractéristique mais non aversif pour que l’association déclenche une aversion pour le produit initialement neutre. Dans le cas où l’animal devrait effectuer un comportement pour éviter la stimulation aversive, on parle d’évitement actif ; dans le cas contraire où il doit s’abstenir de réaliser le comportement pour éviter la punition, on parle d’évitement passif. Ces tests sont utiles pour mesurer par exemple l’effet de produits amnésiants ou au contraire susceptibles d’effets promnésiants, voire pour apprécier l’effet de lésion ou de manipulations contextuelles susceptibles d’influencer les apprentissages, comme certaines formes de stress, par exemple. TESTER LA MÉMOIRE SPATIALE
Les apprentissages réalisés dans des labyrinthes représentent également des conditionnements instrumentaux permettant chez l’animal l’approche de la mémoire spatiale, qui est affectée particulièrement dans certaines formes de démences, par exemple dans les stades relativement précoces de la maladie d’Alzheimer. Ces tests utilisent des labyrinthes plus ou moins sophistiqués à deux ou plusieurs branches et les renforcements sont en général alimentaires. Dans ce cas, les règles d’apprentissages peuvent être très complexes, par exemple associées à l’acquisition « d’une règle » (l’exploration des différentes branches doit s’effectuer selon un plan précis, ou encore quand l’animal ne doit pas explorer deux fois consécutives le même compartiment, par exemple). Le conditionnement peut aussi impliquer des contraintes contextuelles qui sont à même d’affecter le comportement, tel un positionnement du labyrinthe relativement élevé susceptible de mimer une situation anxiogène [4]. Par ailleurs, ce type de paradigme peut permettre l’exploration d’une certaine forme de mémoire de travail et impliquer l’utilisation d’indices externes, environnementaux, permettant un meilleur repérage. 7
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Cette situation est exploitée dans une autre forme de test représenté par le labyrinthe aquatique ou « piscine de Morris » dans lequel le rongeur doit repérer en nageant une plate-forme cachée sous quelques millimètres d’un liquide opaque, à partir d’indices externes [42]. Là encore, différentes sortes de manipulations sont à même d’affecter les performances mesurées en termes de délai entre le lâcher de l’animal dans la piscine et l’accès à la plate-forme. Au-delà des processus liés aux apprentissages, ce type de test est à même d’apporter des informations sur les représentations mentales de l’environnement et les mécanismes qui les sous-tendent, en rapport avec ce que l’on nomme les cartes cognitives (révélées par exemple par imagerie fonctionnelle chez les chauffeurs de taxis), en permettant notamment leur manipulation relativement aisée. De façon intéressante, ces tests et leurs variantes [47] pourraient aussi renseigner sur l’état mental des animaux, certains d’entre eux ayant une propension à se laisser « couler » lorsque l’on retire par exemple la plate-forme de la piscine et qu’ils la recherchent désespérément, alors que d’autres animaux vont aller au bout de leurs forces pour tenter de la retrouver. APPRENTISSAGES DISCRIMINATIFS
Dans le domaine des apprentissages discriminatifs, il est notable que l’on peut conditionner les animaux à discriminer deux produits sur la base de leurs effets biologiques. Dans ce cas l’animal a par exemple le choix entre deux leviers dont la mobilisation est liée à l’administration automatique par injection de ces produits. Selon la nature du produit, c’est son effet sur l’organisme qui va commander l’administration de l’un plutôt que l’autre par la manipulation du levier approprié. Au-delà de ce test de discrimination simple de drogues très général, cette forme de protocole est à la base des tests très utilisés d’autoadministration de drogues psychotropes, typiquement représentés par les produits déclenchant une toxicomanie, comme cela est décrit au paragraphe suivant. Ces protocoles d’administration de drogues peuvent être associés à des conditionnements « de place » dans une boîte à deux compartiments, l’un des compartiments étant alors associé à un renforcement, positif ou négatif, en rapport avec la nature de la drogue injectée. Dans ce cas, selon l’effet du produit sur l’animal, celui-ci va choisir l’un ou l’autre compartiment en privilégiant soit l’effet de la drogue, soit celui que lui impose normalement sa préférence, les rongeurs, animaux nocturnes, préférant spontanément les compartiments sombres par rapport à ceux qui sont illuminés, par exemple. Là encore, au-delà d’approches des processus d’apprentissage et de mémorisation, ces tests permettent un accès relativement aisé à certains aspects des processus motivationnels, par exemple. De façon particulièrement intéressante, la valeur de ce test pourrait aussi s’avérer un indicateur d’un « trait de comportement », en rapport par exemple avec la réponse individuelle de rats à la nouveauté qui, dans certains cas, est indicative du degré d’autoadministration d’amphétamine [46].
Modèles de dépendance aux drogues : motivation et toxicomanie Le protocole type est celui de l’autoadministration de drogues développant une toxicomanie, comme la morphine, l’héroïne, la cocaïne ou encore divers psychostimulants, en utilisant un dispositif d’injection le plus souvent intraveineuse du produit. Dans ce cas, l’autoadministration peut présenter un caractère plus ou moins spontané mais nécessite parfois une intoxication préalable, notamment en ce qui concerne l’alcool ou la nicotine, par exemple. Ici l’objectif n’est plus d’étudier les apprentissages associatifs, comme nous l’avons considéré ci-dessus, mais bien d’aborder soit les mécanismes de la toxicodépendance, soit d’étudier certaines formes de processus motivationnels et les systèmes de récompense [29]. Dans les expériences, dont l’objectif déclaré est d’aborder les mécanismes de la dépendance à des fins thérapeutiques, la drogue 8
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injectée constitue le stimulus qui contrôle le comportement. Il s’agit dès lors d’un conditionnement opérant, la présentation du stimulus influençant directement le comportement. Dans le cas où le stimulus favoriserait le comportement, par exemple l’appui sur un levier qui provoque l’autoadministration, le stimulus agit de façon positive sur le comportement ; dans le cas contraire, il est considéré comme ayant un effet négatif. Ces travaux, réalisés tant chez les rongeurs que chez les primates [25], ont permis de progresser considérablement dans la connaissance des mécanismes de la dépendance aux drogues et ont permis de proposer des traitements utiles, y compris pour ce qui concerne les sevrages. De façon tout à fait intéressante, ces modèles sont ainsi aujourd’hui unanimement considérés comme tout à fait fiables pour aborder la toxicomanie humaine, et vont jusqu’à permettre la caractérisation de l’implication d’éventuels facteurs génétiques ou d’origine métabolique, prédisposant au développement d’une tendance à la toxicomanie. Plus généralement, ces paradigmes expérimentaux visent aussi à donner accès à certains aspects des processus motivationnels et des mécanismes de la récompense dont il est généralement admis qu’ils impliquent de façon primordiale les systèmes catécholaminergiques centraux. Dans ce contexte, dès les années 1960 ont été développés des protocoles d’autostimulation des structures nerveuses à l’aide d’électrodes implantées chroniquement reliées à des leviers par lesquels les animaux contrôlaient la stimulation cérébrale, de façon assez similaire à ce qui se passe dans les protocoles d’autoadministration de drogues [38].
Peur, anxiété et dépression PEUR « APPRISE » ET BASES DES PROCESSUS ÉMOTIONNELS
L’approche des états mentaux et de leurs mécanismes reste une démarche difficile dans le contexte d’une expérimentation animale qui se veut proche de la pathologie. L’un des modèles les plus développés dans ce domaine est celui de la « peur apprise », représentant un conditionnement très efficace, en un seul essai, qui permet d’aborder les réactions émotionnelles [51]. Comme dans le cas de la réaction de sursaut, ce comportement est partagé par de très nombreuses espèces animales, ce qui en fait un modèle de la peur conditionnée humaine et permet ainsi d’aborder les bases neurales des processus émotionnels. Le protocole de conditionnement est des plus simples : il s’agit d’associer à un flash lumineux ou à un bruit soudain un choc électrique sous les pattes d’un rongeur, en général, pour que l’animal présente immédiatement les stigmates de la peur. Ce comportement est ici caractérisé par une réaction d’immobilisation associée à des réactions végétatives qui accompagnent la frayeur. Dès la seconde présentation du stimulus conditionnel, la réaction émotionnelle est présente. Ce type de modèle a notamment permis la caractérisation de certaines des structures nerveuses impliquées dans les associations et les processus émotionnels, en particulier l’influence des noyaux amygdaliens dans l’établissement de la réponse végétative. De même, la rémanence de la mémoire émotionnelle, qui implique l’hippocampe, est vraisemblablement en rapport avec le cortex préfrontal, une lésion de cette région du cortex faisant que les réactions émotionnelles ne s’estompent plus. Ceci suggère que le cortex préfrontal contribue normalement à l’inhibition des réactions émotionnelles lorsqu’elles deviennent inutiles. Ainsi, le conditionnement de peur contribue-t-il à former des souvenirs émotionnels qui influencent l’état mental tout au long de la vie de l’individu. À cet égard, il est bien démontré que des manipulations stressantes chez le jeune, y compris pendant la période prénatale, sont à même de modifier la réactivité émotionnelle de l’adulte [7] et jusqu’aux processus cognitifs [59]. APPROCHER L’ANXIÉTÉ CHEZ L’ANIMAL
Des situations expérimentales similaires permettent également d’avoir accès à certains aspects des comportements anxieux, allant du ressentiment de simples légères angoisses vis-à-vis d’une
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Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement
situation environnementale, jusqu’à de véritables crises de panique totalement incontrôlables, dans lesquelles la fuite paraît au sujet la seule réponse possible pour se mettre en sécurité. De tels comportements réfèrent à des processus relevant également de la peur apprise mais, dans ce cas, le poids du stimulus est plus insidieux et c’est la représentation que se fait le patient de ce stimulus qui contribue à son angoisse et à ses réactions plus ou moins irrationnelles en rapport avec ses phobies. Pour approcher expérimentalement ces situations stressantes, sans prétendre approcher avec une résolution suffisante les différents sous-types d’anxiété pathologique reconnus par les cliniciens, les chercheurs utilisent de fait trois types de test chez les rongeurs : des mesures d’activité locomotrice en open field [6], des tests de labyrinthe surélevé, et des tests de conditionnement de place. Dans ce cas, les mesures en open field combinent une forte illumination du champ concerné, qui accroît l’anxiété, avec une réduction de la locomotion et une augmentation des réactions émotionnelles de type défécation, par exemple. Les deux autres tests voient les animaux se déplacer rapidement, en fonction de leur émotivité et de leur degré d’anxiété, de compartiments où ils se sentent vulnérables vers des compartiments plus sécurisants (partie exposée d’un labyrinthe surélevé versus partie close ; compartiment illuminé versus sombre). Des tests de ce type permettent de mettre en évidence l’influence de possibles facteurs génétiques dans l’expression des comportements anxieux, en révélant des souches de souris naturellement plus « anxieuses » que d’autres. Une autre façon de mesurer l’anxiété et d’en aborder les mécanismes neuronaux est d’utiliser, en général chez le rongeur, l’administration de substances anxiogènes, telles les b-carbolines, qui provoquent des réactions quelque peu en rapport avec les réactions végétatives associées à une forte angoisse. De nombreux autres modèles expérimentaux sont encore utilisés pour aborder les processus liés à l’anxiété. Même si leur utilisation n’est pas toujours dénuée d’une certaine dérive anthropomorphique, ils contribuent efficacement à la caractérisation des mécanismes de ces pathologies si fréquentes et quelquefois réellement invalidantes. Par exemple, on peut citer le conditionnement consistant à transformer progressivement un stimulus neutre en stimulus aversif ou encore d’autres tests de situations conflictuelles qui « paralysent » littéralement les animaux face à un dispositif qui doit en principe leur permettre de se nourrir, mais qui est susceptible aussi de leur administrer un stimulus aversif. Dans le domaine de l’anxiété, l’approche des bases génétiques a été particulièrement développée, de façon à tenter de faire la part de la composante génétique de ces réponses émotionnelles inadaptées et de caractériser les interactions de ces facteurs génétiques éventuels avec les facteurs environnementaux. Dans une intéressante revue critique de la littérature récente, Clément et al [5] ont étudié l’ensemble des modèles utilisés pour tester les comportements anxieux, représentant jusqu’à 60 types de souris modifiées génétiquement (expériences d’inactivation ou de mutation géniques). Ces modèles, qui utilisent aussi des souches de souris spontanément « anxieuses », permettent une approche moléculaire des mécanismes de certaines composantes des comportements anxieux et soulignent en particulier le rôle critique des monoamines cérébrales ou encore des effecteurs de l’axe hypothalamohypophysaire corticotrope. De façon intéressante, les résultats de cette expérimentation sont en général en accord avec les données des analyses génétiques humaines, suggérant l’implication de facteurs génétiques dans certaines formes d’anxiété où ils représenteraient des facteurs de vulnérabilité, ce qui contribue à une validation des modèles expérimentaux ; tels des facteurs GABAergiques ou sérotoninergiques, pour les plus étudiés. Au-delà de l’étude des processus neuronaux qui sous-tendent la pathologie, ces modèles sont tous utilisés au plan pharmacologique pour caractériser de nouveaux anxiolytiques et ont en particulier contribué à la mise au point des benzodiazépines et autres tranquillisants.
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MODÉLISER LES ÉTATS DÉPRESSIFS
La modélisation des états dépressifs présente des difficultés d’ordre supérieur aux situations précédentes. Ces modèles animaux représentent des situations très imparfaites et en tout état de cause très critiquables pour aborder les processus liés à ces pathologies et à leur prise en charge, en partie aussi à cause de l’hétérogénéité de ces syndromes en clinique humaine. Ainsi peut-on considérer la dépression comme un symptôme parmi d’autres dans un tableau clinique en général très complexe, de la simple dépression « réactionnelle » relativement commune, en passant par les dépressions unipolaires récurrentes, jusqu’aux troubles bipolaires majeurs. Dans ce contexte, la modélisation de la dépression n’apparaît alors que représenter l’un des aspects de ces troubles mentaux et ne peut prétendre évoquer la dépression humaine avec sa souffrance spécifique que de très loin. Ces réserves étant faites, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de modèles plus ou moins complexes ont été proposés et sont utilisés pour tenter d’approcher, sinon les mécanismes, au moins les aspects thérapeutiques des états dépressifs [47]. Sur le plan pharmacologique, l’un des tout premiers modèles développés pour tester des agents pharmacologiques à visée antidépressive était la réversion des effets comportementaux d’agents provoquant une déplétion des catécholamines, comme la réserpine ou la tétrabénazine. Ce modèle a été à l’origine de la caractérisation des effets antidépresseurs des tricycliques ou encore des inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO). Néanmoins, il ne s’agit là que d’une approche pharmacologique particulièrement réductrice, qui n’a vraisemblablement aucune mesure commune avec les états dépressifs ; de même en ce qui concerne la suppression des effets comportementaux répondant à une administration de 5-HTP, un précurseur de la biosynthèse de la sérotonine. De façon similaire, d’autres comportements, comme le comportement muricide chez le rat ou des modèles impliquant des lésions, comme celle du bulbe olfactif, par exemple, sont également sensibles aux antidépresseurs mais ne fournissent cependant pas pour autant des modèles de dépression [61]. En fait, parmi les modèles des états dépressifs, l’un des plus utilisés est relatif à ce que l’on nomme le « désespoir appris ». Le principe en est simple : il s’agit de mettre un sujet dans une situation à laquelle il ne peut absolument pas se soustraire et qui, par ailleurs, n’a évidemment pas d’effet renforçant pour lui. Dans ce cas, l’animal est livré à lui-même et ne peut attendre qu’un changement d’attitude de l’expérimentateur. Le fait de ne pouvoir échapper à cette situation ou de ne pouvoir obtenir de récompense conduit à une attitude susceptible d’être rapprochée de certains états de désespoir. Ainsi, un rat placé dans une piscine de Morris et qui va rechercher désespérément une plate-forme qui n’existe plus, va finir par « se laisser couler » et arrêter de nager, alors même qu’il est physiquement encore en l’état de le faire. Cette forme de « désespoir appris », qui correspond aussi à des situations au cours desquelles l’animal reçoit des chocs électriques auxquels il ne peut là encore échapper, restitue assez fidèlement certains aspects des états dépressifs humains. De même, un isolement forcé ou la séparation précoce d’un jeune d’avec sa mère résulte en un comportement de soumission (diminution des composantes agressives des comportements), en une perte de poids traduisant une certaine forme d’anorexie ou encore une diminution des comportements d’évitement actif. Le comportement lié à la séparation maternelle paraît particulièrement intéressant : il existe chez de nombreuses espèces, ce qui renforce sa validité, mais particulièrement chez les jeunes primates où les traits sont plus marqués. Ainsi, après une phase initiale d’agitation s’installe rapidement en 2 ou 3 jours chez les petits singes un rapide « repli sur soi », avec diminution des interactions sociales, de l’activité générale et une perte d’appétit, et jusqu’à l’adoption d’une attitude traduisant une certaine « tristesse ». Pour la plupart des auteurs [17], ce modèle est le seul valable pour aborder certains aspects des états dépressifs chez l’enfant. Il répond correctement aux antidépresseurs mais ne prétend toutefois pas modéliser les 9
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Méthodes et modèles en neurosciences : approches biologique et psychobiologique des troubles du comportement
dépressions de l’adulte, même si ce type de comportement chez l’enfant pourrait prédisposer à la maladie chez l’adulte. Clairement, ces modèles comportent des limites évidentes et représentent des situations quelque peu caricaturales, en ce sens qu’ils sont - peut-être plus que tous les autres - au moins empreints d’une dimension anthropomorphique non négligeable, qui va jusqu’à suggérer chez ces animaux des attitudes « suicidaires ». Leur maîtrise est de ce fait délicate et l’interprétation des données le plus souvent sujette à caution. Ils ont toutefois leur utilité pour aborder les processus pathologiques ou tout au moins pour approcher les mécanismes de ces comportements induits. Ainsi, en dépit de leur caractère réducteur face à des troubles des comportements humains d’une très grande complexité, ces modèles sont par exemple compatibles avec l’approche de facteurs génétiques susceptibles d’influencer ces comportements, en combinaison ou non avec des facteurs environnementaux manipulables expérimentalement, notamment développementaux comme suggéré ci-dessus, et ils contribuent à la mise au point de nouveaux traitements.
Approche des troubles attentionnels et cognitifs Si la maladie d’Alzheimer et les troubles apparentés se caractérisent par des atteintes cognitives sévères qui sous-tendent les états démentiels et sont associées à des troubles de l’attention, il existe un ensemble de pathologies qui impliquent de façon plus ou moins discrète des troubles attentionnels, faisant partie d’un tableau clinique plus général. Ces déficits attentionnels sont clairement établis dans des pathologies sévères comme la schizophrénie ou les démences frontostriatales comme la chorée de Huntington. Ils sont caractéristiques du syndrome d’hyperactivité motrice chez l’enfant (ADHD pour attention deficit/hyperactivity disorder). Ils sont présents de façon plus discrète dans la maladie de Parkinson où ils soustendent vraisemblablement les altérations notables des fonctions exécutives [43]. Ces altérations des processus attentionnels sont également en rapport avec des troubles de la vigilance et ils rendent compte pour partie d’altérations de fonctions cognitives, comme des déficits d’apprentissage et de mémorisation. QUELS MODÈLES DES ÉTATS DÉMENTIELS ?
Les tentatives de modélisation de la maladie d’Alzheimer restent très imparfaites à ce jour, en dépit des espoirs qui avaient été mis dans la « surexpression » de la protéine b-amyloïde chez les souris transgéniques. Certes, des plaques séniles correspondant à des dépôts de cette protéine ont été obtenues mais, dans ce modèle, les déficits cognitifs n’ont pas clairement été mis en évidence, ni d’ailleurs des processus neurodégénératifs. De ce fait, sur le plan comportemental, les auteurs se sont attachés à reproduire notamment le déficit cholinergique cortical, par exemple en créant principalement chez le rat des lésions du noyau basal de Meynert, structure du cerveau antérieur à l’origine de l’innervation cholinergique corticale. Ces lésions, réalisées par injection locale d’acide iboténique (une excitotoxine), en général, sont connues pour affecter durablement les processus attentionnels et interférer avec l’apprentissage et la mémorisation, tout comme d’ailleurs les très nombreuses lésions plus ou moins sélectives de l’hippocampe. Rejoignant par là tout un ensemble de travaux sur les processus mnésiques, ces manipulations du domaine de la neurologie expérimentale ou plus prosaïquement de la pharmacologie, par exemple par administration de scopolamine, ne peuvent pas être considérées, sauf abus, comme des modèles de la maladie d’Alzheimer. De même les modèles susceptibles de reproduire la trisomie 21 : certaines souris transgéniques peuvent vraisemblablement aider la recherche dans ce domaine mais représentent des modèles qui restent encore très imparfaits quant à la caractérisation des effets biologiques et a fortiori comportementaux [58]. 10
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MODÉLISER LES TROUBLES ATTENTIONNELS EN RAPPORT AVEC LES NOYAUX GRIS
Dans le cas de la chorée de Huntington, les résultats sont différents. Un certain nombre de modèles ont été élaborés, sur la base de la reproduction des lésions striatales de la pathologie humaine, notamment par administration intrastriatale d’acide kainique ou iboténique [10] . Plus récemment, d’autres méthodes de lésions striatales ont été introduites, par exemple par l’utilisation d’une toxine métabolique administrée par voie systémique, comme l’acide 3-nitropropionique (3-NP) qui altère plus ou moins sélectivement certaines populations neuronales du striatum, en rapport avec ce qui est observé dans la pathologie humaine. La modélisation de la chorée de Huntington paraît être encore mieux approchée dans des modèles de souris transgéniques, qui reproduisent plus ou moins les anomalies génétiques humaines, en particulier les triplets CAG associés à la protéine huntingtine. Ces modèles génétiques sont très prometteurs, en ce sens qu’ils reproduisent les dégénérescences striatales avec un caractère progressif, ce qui est une avancée considérable dans le domaine de la modélisation des maladies neurodégénératives. Malheureusement, pour le moment, ces modèles n’ont fait l’objet que de caractérisations comportementales qui restent très imparfaites. « MODÈLES ANIMAUX » DE LA SCHIZOPHRÉNIE
Le cas de la schizophrénie est encore plus complexe [57] : apprécier les états psychotiques chez l’animal apparaît comme une gageure [55]. Dans ce domaine, les modèles utilisent parfois l’administration de psychostimulants, censés reproduire une forme d’hyperactivité que l’on pourrait retrouver dans certains états de la maladie, appréhendée par des mesures d’activité locomotrice chez les rongeurs. Dans le même ordre d’idée, des lésions cérébrales qui reproduiraient un déficit dans le test de sursaut et de la prepulse inhibition en termes d’hyperréactivité sont considérées comme reproduisant un modèle fiable [ 3 1 ] . Dans un autre registre, l’administration de substances hallucinogènes, telles les phencyclidines, a été aussi utilisée pour mimer d’autres états de ces pathologies. Plus généralement, les « modèles animaux » de la schizophrénie visent à reproduire, directement ou indirectement, une certaine hyperactivité dopaminergique [21]. Telle l’administration d’agonistes dopaminergiques et notamment d’amphétamines, que ce soit sous forme d’injections répétées ou d’administration chronique, qui réduisent la prepulse inhibition, comme d’ailleurs des agents à visée antiglutamatergique ou agonistes sérotoninergiques [35]. Dans tous les cas, le fait que l’administration de neuroleptiques améliore les performances des animaux est généralement considéré comme un index de la validité du modèle. De façon intéressante, les mécanismes de régulation de la réaction de sursaut et de la prepulse inhibition chez le rat et la souris pourraient présenter quelques différences, mais l’intérêt de la souris réside dans le fait qu’il est possible de montrer à la fois que certaines souches présentent une réactivité particulière dans ce test, suggérant une composante génétique, et que certaines inactivations géniques, par exemple pour les récepteurs dopaminergiques D 2 ou pour les récepteurs sérotoninergiques 5HT1, interfèrent avec la prepulse inhibition [37]. Comme nous l’avons suggéré plus haut, la lésion néonatale de l’hippocampe ventral chez le rat est également à même de produire des déficits de réactivité sensorimotrice chez l’adulte. L’implication reconnue des systèmes dopaminergiques centraux dans certains aspects des troubles observés chez les schizophrènes a conduit à proposer des modèles basés sur la manipulation sélective des terminaisons dopaminergiques. Ainsi, la lésion des terminaisons dopaminergiques du cortex préfrontal chez le rat est-elle à même de réduire la prepulse inhibition de la réaction de sursaut. A contrario, une hyperactivité dopaminergique induite dans le noyau accumbens a la même influence sur ce comportement [35], suggérant que les composantes corticales et sous-corticolimbiques des terminaisons dopaminergiques aient une influence opposée sur le comportement.
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Comme la lésion des terminaisons dopaminergiques du cortex préfrontal est également à même de réduire d’autres formes d’hyperactivité, il convient de proposer que cette composante dopaminergique soit vraisemblablement un élément-clé d’un réseau impliqué dans l’inhibition comportementale, qui pourrait se trouver déficient dans différentes formes de schizophrénie. La modélisation des symptômes négatifs de la schizophrénie paraît encore moins aisée [16]. La similitude de certains aspects de ces comportements avec des états dépressifs a conduit à utiliser les modèles animaux de la dépression, par exemple le test de la nage forcée qui paraît répondre à l’administration de la clozapine ou du sulpiride, possiblement en rapport avec leur composante antidépressive. Compte tenu de la complexité de ces symptômes négatifs (anhédonie, diminution de la sociabilité, apathie, etc), il est utopique d’imaginer reproduire un comportement regroupant l’ensemble de ce tableau. Néanmoins, certains aspects peuvent être reproduits, notamment la diminution des interactions sociales, tant chez le singe que chez le rat, par exemple par une séparation précoce du nouveau-né de sa mère, susceptible aussi d’induire des altérations du fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophysaire similaires à celles que l’on trouve chez les schizophrènes. L’administration de certains psychomimétiques peut également produire des signes négatifs, notamment une forme d’isolement social ; tel est en fait le cas du modèle utilisant l’administration d’amphétamines ou des phencyclidines, dans certaines limites, qui a été utilisé pour tester les effets potentiels des antipsychotiques. De façon intéressante, sur le plan pharmacologique, il a été constaté que l’administration d’antagonistes glutamatergiques à faibles doses est à même de se traduire par des états cataleptiques, suggérant l’implication de mécanismes impliquant les acides aminés excitateurs [37]. Dans ce contexte, il est possible d’invoquer un défaut de fonctionnement des structures où ces neurotransmetteurs jouent un rôle prépondérant, comme le cortex préfrontal par exemple, pour rendre compte de certains aspects des formes négatives de la schizophrénie, ce qui a amené à proposer que la lésion du cortex préfrontal, au moins chez le singe, puisse servir à les approcher, sinon à les modéliser. Il est intéressant de constater aussi que l’incapacité des schizophrènes à « filtrer » de façon adéquate les stimuli sensoriels est retrouvée chez les rats traités par les psychomimétiques, comme le montrent les résultats des enregistrements des potentiels évoqués suite à la présentation d’une double stimulation auditive (intervalle de 0,5 ms, en général). Dans ce cas, alors que chez les témoins le second potentiel évoqué est considérablement réduit (onde P50 chez l’homme, N40 chez le rat), chez les schizophrènes et les animaux traités aux amphétamines ou aux phencyclidines, cette atténuation d’amplitude au deuxième stimulus auditif n’existe pas. Ce paradigme de prepulse inhibition de la réponse de sursaut représente dès lors un modèle possible de certains aspects de ces états psychotiques, utilisé notamment pour la mise au point d’antipsychotiques ou la caractérisation des mécanismes potentiels de cette altération du processus de filtrage des informations sensorielles [37]. Ainsi, récemment, chez une souris particulière, la souche DBA/2, qui présente spontanément ce déficit de traitement de l’information sensorielle, il a été montré que la clozapine, comme les agonistes des récepteurs nicotiniques a7, rétablit des niveaux d’inhibition proches de ceux des témoins [53]. DÉFICIT ATTENTIONNEL ET HYPERACTIVITÉ MOTRICE
L’approche plus spécifique des déficits attentionnels dans les modèles animaux n’est pas plus simple. La modélisation du syndrome ADHD fait globalement appel aux mêmes concepts que ceux qui président à l’abord des mécanismes de l’inhibition comportementale, impliquant de façon majeure les systèmes dopaminergiques méso-cortico-limbiques, avec cette double influence possiblement opposée, corticale et sous-corticale. L’altération du contrôle cortical dopaminergique pourrait en particulier jouer un rôle critique dans la difficulté que présentent ces enfants de sélectionner les stimuli environnementaux, ce qui se
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traduirait par leur grande distractibilité ou bien dans leur incapacité à sélectionner par inhibition les programmes moteurs appropriés lorsqu’ils sont en compétition avec d’autres. Il existe de nombreux modèles analogues expérimentaux de l’ADHD, utilisant notamment des animaux isolés, des animaux sélectionnés pour leur comportement spontané, ayant subi une anoxie néonatale, soumis à des intoxications, à des irradiations précoces ou encore ayant subi des lésions sélectives du système nerveux, comme mentionné ci-dessus. Au cours des dernières années, au-delà des souris manipulées génétiquement (inactivation génique), des souches de rats spontanément hyperactives ont été également proposées comme représentant de possibles modèles de l’ADHD : telle la souche de rats spontanément hypertendus présentant à la fois des troubles du maintien de l’attention, une impulsivité excessive et une hyperactivité locomotrice [50]. Ces modèles font actuellement encore l’objet de caractérisation, notamment au plan neurochimique, pour savoir par exemple quel est le statut des neurones dopaminergiques méso-cortico-limbiques. Chez le singe, la lésion spécifique des terminaisons dopaminergiques dans le cortex préfrontal, qui conduit chez le rat à une hyperactivité locomotrice, affecte particulièrement le test d’alternance différée dans une tâche spatiale, manifestement en rapport avec une réduction des capacités attentionnelles. Toutefois, même s’il est aujourd’hui acquis que le système dopaminergique cortical module les processus cognitifs [43] et notamment la mémoire de travail au travers des récepteurs du sous-type D1 [22], il faut néanmoins se garder de considérer que la dopamine corticale favorise globalement l’ensemble des fonctions cognitives. Par exemple, les mêmes lésions dopaminergiques du cortex préfrontal chez le singe, qui affectent le test d’alternance différée dans la tâche spatiale, paraissent à l’inverse favoriser les performances dans un test similaire au tri des cartes du test de Wisconsin, suggérant par là qu’un excès de dopamine corticale puisse s’avérer délétère pour le traitement des processus cognitifs. C’est d’ailleurs ce qu’il semble résulter d’études chez les patients parkinsoniens, montrant que l’administration de L-dopa détériore les performances dans certaines tâches impliquant le cortex préfrontal [43]. TROUBLES ATTENTIONNELS ET ATTEINTES FRONTOSTRIATALES
Un autre test permet chez le rat une approche des processus attentionnels. Conceptuellement, ce test dit « de la boîte à cinq trous » est dérivé des tests opérants de Skinner. Dans ce cas, le stimulus discriminatif correspond à une illumination de l’un ou l’autre des compartiments et l’animal doit rejoindre le plus rapidement possible ce compartiment pour être récompensé. Cette tâche nécessite de la part de l’animal une attention élevée. Ce type de test permet aussi de révéler des comportements de persévération susceptibles d’être rapprochés de certaines attitudes pathologiques humaines lorsque l’animal retourne sans raison explorer le compartiment qu’il vient de quitter ou encore de mesurer certains comportements de négligence des stimuli. Le test « de la boîte à cinq trous » est sensible à des atteintes corticales, mais aussi plus largement frontostriatales comme on les rencontre dans la chorée de Huntington [14]. De façon intéressante, il a été montré récemment que d’autres régions des noyaux gris centraux, comme le noyau subthalamique qui paraît jouer un rôleclé dans la maladie de Parkinson humaine, sont également impliquées dans le traitement des aspects cognitifs, voire limbiques des comportements, au-delà des aspects purement moteurs. Parmi les déficits cognitifs qui affectent la sphère frontostriatale, il est vraisemblable que ceux touchant la mémoire de travail soient les plus invalidants, au-delà des atteintes des processus purement attentionnels. Ces déficits sont notamment présents dans la maladie d’Alzheimer et dans la maladie de Parkinson. Ils peuvent être approchés par les tests impliquant un délai entre la présentation d’un stimulus et sa reconnaissance dans une situation de choix (test de « reconnaissance différée avec non-appariement à la règle » ; en anglais : delayed non-match to sample [DNMS]) (fig 2), tant chez le 11
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Délai variable
singe [11, 52], que chez le rat [1] ou, plus généralement dans des tests « d’alternance différée ». Ces tests sont particulièrement sensibles à des lésions du cortex préfrontal médian ou du striatum ventral, ou encore du lobe temporal médian spécifiquement [13, 39] et représentent des situations proches de tests utilisés pour mesurer les capacités des patients en neuropsychologie. Finalement, l’absence de flexibilité comportementale, caractéristique de certains patients plus ou moins déments, peut également être abordée chez l’animal par des tests dits de « GO-NO GO », mesurant les processus inhibiteurs, notamment corticaux. Dans ce cas, les déficits comportementaux chez les patients, en particulier frontaux, sont caractérisés par l’absence du respect de la consigne de ne pas répondre à certains types de stimulus, traduisant par exemple une persévération dans des réponses qui illustre une déficience des contrôles inhibiteurs [12]. Cette déficience, qui traduit un déficit de fonctionnement de haut degré, est ainsi susceptible d’être approchée dans les tests « d’alternance différée » chez l’animal, notamment après lésion du cortex préfrontal. De façon intéressante, il semble que des déficits du même type, illustrés par une apparente « rigidité » comportementale et une absence de flexibilité telle qu’elle est mesurable dans des tests comme le tri des cartes de Wisconsin chez les patients, puissent être reproduits, tout au moins partiellement, par l’atteinte des systèmes monoaminergiques, en particulier dopaminergiques corticaux, et peut-être chez les animaux très âgés.
Principe de la tâche de reconnaissance différée avec nonappariement. Dans une première partie de l’expérience, l’animal trouve une récompense alimentaire en déplaçant un cache de forme et de couleur caractéristiques placé dans une certaine position, devant lui. Puis, on place un écran devant l’animal pendant un délai variable, de quelques secondes à plusieurs minutes, occultant temporairement sa vision du panneau de présentation des stimulus. On retire ensuite l’écran et l’animal doit trouver une nouvelle récompense située cette fois sous un autre objet qu’il découvre pour la première fois (l’objet non apparié), en présence de l’objet présenté dans la première partie de l’expérience. Ce test nécessite de l’animal qu’il juge si l’objet a été ou non déjà présenté et fait appel à une mémoire de reconnaissance. Dans le cas où le délai n’excède pas quelques minutes, l’animal est parfaitement à même de réaliser correctement cette tâche, sauf s’il présente des déficits de jugement ou de mémoire de travail, par exemple. Ce test permet ainsi d’approcher assez fidèlement certaines capacités cognitives qui peuvent être testées de la même manière chez les patients par les neuropsychologues (d’après [39]).
MODÉLISER LES ÉTATS MANIAQUES ?
une propension à l’agressivité ou aux comportements sexuels exagérés. Cette situation n’est pas facile à appréhender, ce qui amène certains à considérer qu’il n’existe pas de modèles animaux de manie. Toutefois, les approches pharmacologiques - qui mettent en exergue un rôle possible des systèmes monoaminergiques dans ces comportements - permettent d’approcher, dans une certaine mesure, ces comportements complexes. Par exemple, l’administration d’amphétamines ou de cocaïne chez le rat est susceptible de produire, selon la dose, au-delà de l’hyperactivité motrice, une sorte « d’exaltation » associée à une certaine irritabilité des animaux, en particulier à faible dose d’amphétamines, se traduisant par un comportement agressif anormal. Des résultats du même type peuvent également être obtenus par lésion des terminaisons dopaminergiques au niveau du noyau accumbens ou par la lésion des neurones dopaminergiques du système mésolimbique, comme le soulignent Robbins et Sahakian [49]. Néanmoins, ces modèles, s’ils répondent bien à l’administration de neuroleptiques, ne sont pas affectés par le lithium, ce qui limite bien évidemment leur valeur heuristique. Des résultats intéressants sont également obtenus avec des modèles de lésion sérotoninergique, et peut-être par l’administration de LSD ou encore par l’administration de morphine [35], qui agit en stimulant le système dopaminergique mésolimbique. Ces modèles ont été étendus à la « sensibilisation », notamment dans le cas des amphétamines où de très faibles doses administrées chroniquement sont susceptibles de permettre le développement d’un comportement présentant certains des caractères de la manie.
Il existe une similarité entre les signes de la schizophrénie et ceux de la manie, notamment en ce qui concerne l’hyperactivité, le caractère excessif des réactions émotionnelles ou encore la relative stéréotypie des réponses comportementales, et jusqu’à certains épisodes dépressifs associés aux états d’exaltation ; de même en ce qui concerne la réponse aux neuroleptiques. Pourtant, le DSM III distingue clairement des signes propres au comportement maniaque, par exemple un ego exacerbé, une distractibilité accrue ou encore
Une autre façon d’aborder la manie a utilisé des modèles d’intoxication, par exemple à l’acétate de plomb, au rubidium ou au cadmium chez les rongeurs ou les primates, qui interfèrent avec le fonctionnement du système limbique. Finalement, une autre stratégie utilise des modèles d’autostimulation intracrânienne, qui sont susceptibles de reproduire l’exaltation et éventuellement jusqu’aux alternances entre états « maniaques » et « dépressifs ». De façon intéressante, la stimulation de l’amygdale de façon à produire
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un kindling (sensibilisation à la stimulation électrique) paraît représenter le meilleur modèle pour produire cette alternance d’états comportementaux. Ainsi, s’il existe de nombreuses tentatives pour reproduire certains aspects des comportements maniaques, cette modélisation reste très imparfaite et répond mal, en particulier, aux effets thérapeutiques de l’administration de lithium.
Modéliser les troubles des comportements alimentaires La régulation des comportements alimentaires implique principalement les facteurs biologiques, qui contrôlent la balance énergétique, mais elle est fortement soumise à des influences cognitives et sociales. Les dérèglements de la prise alimentaire ont depuis longtemps fait l’objet d’une approche expérimentale visant à reproduire, pour mieux les comprendre et les influencer, les états de boulimie et d’anorexie. Paradoxalement, ces modèles animaux sont à même de nous permettre de cerner les mécanismes des régulations alimentaires, y compris aujourd’hui jusqu’au niveau moléculaire, mais ils restent cependant décevants quant aux transpositions chez l’homme de ces connaissances pour trouver des solutions satisfaisantes aux troubles alimentaires. MODÈLES ANIMAUX DE L’OBÉSITÉ
La lésion de l’hypothalamus ventromédian chez le rat, développée dans les années 1940, reste le modèle de prédilection, résultant en une hyperphagie et une obésité persistante, qui serait notamment liée à une sécrétion accrue d’insuline. Aujourd’hui ces modèles contribuent à mettre en exergue l’intervention de peptides hypothalamiques orexigènes comme le neuropeptide Y ou l’agoutirelated peptide (AgRP), qui stimulent globalement le comportement alimentaire au travers du système parasympathique. La lésion des neurones noradrénergiques au niveau du faisceau noradrénergique ventral se traduit également par une hyperphagie et une obésité mais la lésion hypothalamique représente le meilleur modèle lésionnel, en ce sens que l’obésité est directement en rapport avec l’accroissement de la prise alimentaire. L’inhibition de la biosynthèse de la sérotonine ou la destruction localisée des terminaisons sérotoninergiques dans l’hypothalamus ventromédian est également à même de stimuler la prise alimentaire et d’augmenter le développement du tissu adipeux. D’autres modèles utilisent un simple accès libre à la nourriture qui, associé à une activité réduite, résulte en une prise de poids liée à une hyperphagie, notamment chez les rats âgés ; de même en ce qui concerne des situations d’isolement social, du fait de leur aspect stressant. Dans le domaine de l’obésité, de nombreux modèles sont par ailleurs axés sur la génétique, notamment le rat obèse Zucker, en rapport avec le syndrome de Prader-Willi, qui présente une réduction des taux de noradrénaline hypothalamique. Cette modélisation est aujourd’hui étendue aux souris transgéniques, en particulier aux souris ob/ob où l’obésité résulte de l’inactivation du gène de la leptine, une protéine produite par les adipocytes dont l’injection provoque une réduction très forte de la prise alimentaire [19]. Au-delà de ces modèles lésionnels et génétiques [41], il existe une approche pharmacologique de l’obésité, utilisant notamment l’administration de neuroleptiques, susceptibles d’exercer leurs effets sur la prise alimentaire par une action au niveau de l’hypothalamus. De même, en rapport avec l’utilisation de la fenfluramine qui réduit la prise alimentaire en stimulant la transmission sérotoninergique, la démarche pharmacologique associée à la réduction de la transmission sérotoninergique est à même de provoquer une certaine stimulation de la prise alimentaire, en accord avec les effets des lésions. Les benzodiazépines sont également à même de fournir des modèles de stimulation de la prise alimentaire, comme l’élévation des taux de peptides opiacés dans l’hypothalamus d’ailleurs constatée chez les rats génétiquement obèses. Au total, ces modèles permettent globalement une approche analytique des
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mécanismes de l’obésité mais n’approchent que d’assez loin les troubles du comportement alimentaire se traduisant par une obésité. MODÈLES ANIMAUX DE L’ANOREXIE
Dans le cas de l’anorexie, c’est la lésion de l’hypothalamus latéral qui rend les rats aphagiques et adipsiques. Cette forme d’anorexie serait cependant indirecte et résulterait de troubles attentionnels et, plus généralement, d’une réduction de réactivité comportementale, même si les taux d’insuline circulants restent en deçà de la normale. À cet égard, ce modèle est assez éloigné de la pathologie humaine qui se traduit au contraire par une forme d’hyperactivité associée à l’anorexie. D’autres modèles vont dans le même sens, par exemple la lésion bilatérale des systèmes dopaminergiques centraux ou des noyaux hypothalamiques dorsomédians. La vagotomie est par ailleurs connue pour réduire la prise alimentaire. Dans ce cas, le mécanisme n’est pas compris mais il est possible qu’il implique une aversion pour certains types de nourritures, préférentiellement. À cet égard, ceci rejoint d’autres modèles, basés sur la mise en place d’une aversion conditionnée pour la nourriture. Enfin, des comportements de sous-nutrition sont induits par des administrations d’amphétamines. De façon intéressante, l’administration de sérotonine directement au niveau de l’hypothalamus bloque également la prise de nourriture, en rapport avec les propriétés de la fenfluramine exposées plus haut. Tel est également le cas des antagonistes des peptides opiacés, comme la naloxone, qui agirait sélectivement sur la consommation des sucres, ou de l’administration tant périphérique que par voie intracérébrale de certains peptides anorexigènes, comme la cholécystokinine. Mais, là encore, si ces modèles ont une certaine valeur informative sur les mécanismes de l’anorexie, ils n’approchent que très partiellement la pathologie, ce qui relativise leur portée.
Conclusion Ce qui frappe le plus le clinicien confronté naïvement à l’expérimentation animale est l’absence évidente de corrélation directe entre cette expérimentation, aussi sophistiquée soit-elle, et les observations chez les patients. Dans le domaine du médicament, ceci a d’ailleurs pour effet immédiat d’expliquer les échecs de nouvelles thérapeutiques chez les patients, alors que les études précliniques s’étaient pourtant avérées tout à fait prometteuses, notamment dans la sphère cognitive. Il va de soi qu’un certain nombre de raisons peuvent être invoquées pour rendre compte de ces échecs, par exemple le fait que les modèles animaux utilisent le plus souvent des paradigmes expérimentaux qui sont quand même très éloignés de la pathologie, sans compter avec les effets de métabolisme ou de doses différents entre l’homme et l’animal. Les comparaisons des effets des drogues sont ainsi difficiles, peut-être aussi parce que les études chez l’animal utilisent souvent des administrations aiguës alors que, dans le domaine des troubles du comportement, les effets thérapeutiques n’apparaissent qu’avec des administrations chroniques, ce qui pose par ailleurs le plus souvent le problème des mécanismes d’action, comme pour les antidépresseurs, par exemple. Mais l’essentiel est vraisemblablement ailleurs. Comme on a pu le constater ici, dans le meilleur des cas l’approche expérimentale ne permet de reproduire que des aspects très limités de la pathologie, notamment dans le domaine des troubles mentaux. Ceci est sans doute imputable aux méthodes d’investigations elles-mêmes mais il est certain que la complexité des mécanismes qui sous-tendent les processus cognitifs, par exemple, fait que ceux-ci n’ont qu’une relation lointaine entre l’homme et l’animal, même s’il existe effectivement des composantes communes sur lesquelles l’expérimentateur a d’ailleurs tendance à focaliser son attention. Tout ceci nous ramène alors aux questions de départ, de savoir s’il est opportun (et légitime) de prétendre modéliser, à partir d’un animal en bonne santé, des pathologies humaines extraordinairement complexes, notamment dans le domaine cognitif et psychiatrique, en sachant pertinemment cette fois qu’il n’est pas question de pouvoir répondre 13
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aux entières exigences du clinicien, en termes de reproduction non seulement des symptômes de la maladie mais aussi de son étiologie, des lésions associées et de réponse aux traitements ? Dans ce cas, cliniciens et chercheurs, en fonction de leur culture et de leur ouverture, peuvent adopter deux types d’attitudes radicalement opposés : soit chacun se drape dans sa dignité et considère, pour le clinicien, que ces modèles animaux n’ont aucune valeur pour rendre compte de la maladie humaine et, pour le biologiste, que l’objectif de ces travaux n’est pas la thérapeutique mais un réductionnisme explicatif, en général exagérément triomphant… ; soit il faut admettre bien au contraire que
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les tentatives des uns et des autres, aussi imparfaites soient-elles et avec toutes leurs limites, peuvent faire avancer la connaissance, d’abord dans l’intérêt des patients et de leur prise en charge médicale et sociétale. Ainsi, ce type d’approche de la pathologie neurologique et psychiatrique doit être sans nul doute possible poursuivi, en ayant d’une part conscience des limites des modèles et, d’autre part, en prenant en compte les progrès des connaissances tout à fait considérables dans le domaine des troubles du comportement, en particulier au regard des données toujours plus résolutives de l’imagerie fonctionnelle.
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Encyclopédie Médico-Chirurgicale 37-040-A-20
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Psycho-immunologie A Galinowski E Tanneau P Levy-Soussan
Résumé. – Le système immunitaire, longtemps considéré comme autonome et chargé de la défense de l’organisme contre les agents pathogènes, s’intègre en réalité dans un vaste ensemble constitué essentiellement par le système nerveux et le système endocrinien. En raison d’une interaction constante dans le processus de neuro-immunomodulation, toute modification de l’un des systèmes, physiologique ou non, retentit sur les deux autres. © 2002 Editions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : système immunitaire, cytokines, anticorps, stress, dépression, schizophrénie.
Introduction Le système immunitaire, longtemps considéré comme autonome et chargé de la défense de l’organisme contre les agents pathogènes, s’intègre en réalité dans un vaste ensemble constitué essentiellement par le système nerveux et le système endocrinien. En raison d’une interaction constante dans le processus de neuroimmunomodulation, toute modification de l’un des systèmes, physiologique ou non, retentit sur les deux autres. Le premier laboratoire de « neuropsycho-immunologie » a été créé en 1965 à l’université Stanford. Un ouvrage est entièrement consacré à cette discipline dès 1981 [1]. La clinique témoigne de ces liens : effets bien connus des corticoïdes sur l’humeur, traitements par interféron s’accompagnant de tableaux dépressifs, chimiothérapie par l’interleukine 2, qui peut se compliquer de troubles évoquant les symptômes positifs et négatifs de la schizophrénie. À l’inverse, le psychisme influence le fonctionnement immunitaire. On peut conditionner les réponses immunes. La clinique fournit là aussi des exemples éloquents : déclenchement des poussées herpétiques ou de la maladie de Basedow par des facteurs de stress, rôle des émotions dans la genèse des crises d’asthme ou dans l’aggravation de l’eczéma atopique, bien connu des allergologues et des patients.
Système immunitaire et pathologie psychiatrique ACTEURS DU SYSTÈME IMMUNITAIRE
Les cellules souches de la moelle osseuse se différencient en divers composants cellulaires du système immunitaire. On distingue trois
André Galinowski : Praticien hospitalier. Éric Tanneau : Attaché des Hôpitaux. Pierre Levy-Soussan : Attaché des Hôpitaux. Service hospitalo-universitaire de santé mentale et de thérapeutique, hôpital Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75674 Paris cedex 14, France.
catégories de lymphocytes : les lymphocytes T, B et les non T non B (cellules nulles). Il existe trois sous-classes de cellules T : les T helpers (marqueur de surface T4 ou CD 4), les T suppresseurs et les T cytotoxiques (marqueur de surface T8 ou CD 8). Les lymphocytes B produisent les anticorps. Les lymphocytes nuls ont une activité cytotoxique de type natural killer (NK). Ils reconnaissent des déterminants antigéniques sur certaines tumeurs et sur des cellules infectées par des virus, et peuvent les détruire sans que des anticorps soient nécessaires à leur fixation. Les cytokines forment la seconde catégorie de facteurs impliqués dans les réponses immunitaires. Ces cytokines constituent un langage universel des cellules immunitaires, assurant une communication à courte distance, et parfois à plus longue distance avec d’autres cellules de l’organisme. La production et l’activité des cytokines sont régulées par les glucocorticoïdes, ce qui souligne le lien entre système immunitaire et axe hypothalamo-hypophysosurrénalien. Il existe de nombreuses cytokines. Le rôle de certaines cytokines est mieux connu en psycho-immunologie : interleukine 1 (IL 1), interleukine 2 (IL 2), interleukine 4 (IL 4), interleukine 6 (IL 6), interférons alpha, bêta, gamma (IFN-a, -b, -c …). Une des mieux étudiée est l’IL 1 [17]. Son rôle ne se limite pas au système immunitaire. Elle exerce aussi une activité cérébrale en agissant sur la température centrale, le sommeil et l’appétit. Elle interagit avec le système noradrénergique et le système sérotoninergique. ORGANISATION DU SYSTÈME IMMUNITAIRE
La réponse immunitaire (fig 1) résulte de l’interaction entre lymphocytes T, B, monocytes et macrophages. La communication est assurée par les cytokines, messagers solubles intercellulaires. Rappelons brièvement l’organisation du système immunitaire et de la régulation de la réponse immune. On distingue deux types d’immunité : l’immunité induite et l’immunité naturelle. Dans l’immunité induite, un antigène active des macrophages. Ceux-ci stimulent alors des lymphocytes T helper par l’intermédiaire de l’IL 1. D’autres cytokines sont sécrétées par les lymphocytes T helper activés : IL 2, IFN c … Ces composants agissent en synergie pour activer les lymphocytes B, qui sécrètent alors des anticorps. Notons que seuls les lymphocytes activés possèdent des récepteurs d’IL 2, dont on retrouve une forme soluble dans le sérum (IL2rs). La
Toute référence à cet article doit porter la mention : Galinowski A, Tanneau E et Levy-Soussan P. Psycho-immunologie. Encycl Méd Chir (Editions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS, Paris, tous droits réservés), Psychiatrie, 37-040-A-20, 2002, 9 p.
Psycho-immunologie
37-040-A-20
Contrôle rétroactif négatif
Antigène
Th
CP AG Stimulation
INF-γ, IL2
Suppression
« help »
IL1
Ts
Récepteur de l'IL2 soluble Anticorps
B
Récepteur de l'IL2
Interactions du réseau idiotypique
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Schéma de la réponse immunitaire (d’après A Berneman, Institut Pasteur). CPAG : cellule présentatrice de l’antigène ; IL 1 : interleukine 1 ; IL 2 : interleukine 2 ; INF-c : interféron gamma ; Th : lymphocyte T helper ; Ts : lymphocyte T suppresseur ; B : lymphocyte B.
réaction immunitaire s’atténue grâce à des lymphocytes suppresseurs, et à des interactions anticorps-anticorps au sein d’un réseau idiotypique. On a aussi montré, dans les expériences de conditionnement, que les macrophages modulaient la réponse immunitaire par la libération d’oxyde d’azote (NO) [61]. Au niveau humoral, on décrit une immunité naturelle, innée, physiologique, indépendante de toute stimulation antigénique extérieure. Elle repose sur des anticorps dirigés contre des antigènes du soi, en particulier contre les antigènes de groupes sanguins. On les appelle autoanticorps naturels. Ils participent largement au réseau idiotypique et à l’homéostasie du système immunitaire. MESURE DE LA RÉPONSE DU SYSTÈME IMMUNITAIRE
Deux types de mesures de la réponse du système immunitaire sont possibles : les mesures quantitatives et les mesures fonctionnelles. Les mesures quantitatives comprennent essentiellement : la numération des sous-populations lymphocytaires CD 4 ou T4, CD 8 ou T8, cellules NK ou autres ; le ratio CD 4/CD 8 ou T4/T8 ; la concentration d’interleukines. Les principales mesures fonctionnelles sont : – l’étude de la mitogenèse ou transformation des lymphocytes en réponse à une stimulation non spécifique par des agents mitogènes tels que la concanavaline A (Con A) et la phytohémagglutinine A (PHA) ; – la mitogenèse des lymphocytes T ; – l’étude de la transformation lymphocytaire en réponse à une stimulation spécifique (par un virus par exemple) ; – l’étude de l’activité cytotoxique des cellules NK ; – l’étude fonctionnelle de la sécrétion d’interleukine.
Stress, anxiété et système immunitaire MÉCANISMES RELIANT STRESS ET IMMUNITÉ
La réponse à un facteur de stress se déroule en trois phases : réaction d’alarme, état de résistance, épuisement. La réaction d’alarme correspond à la mobilisation de la médullosurrénale et de l’axe corticotrope. Le système immunitaire n’est pas indifférent à cette réaction. Trois mécanismes relient stress et immunité : la médiation neuroendocrinienne, le rôle direct du système nerveux et l’émergence de comportements immunomodulateurs.
¶ Médiation neuroendocrinienne La réaction de stress comprend la libération périphérique de catécholamines et de glucocorticoïdes. La corticotropine ou CRH, 2
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sécrétée lors du stress, exerce en effet deux types d’action : nerveuse et hormonale. Son action au niveau central permet l’induction d’un état d’éveil et l’activation de la branche orthosympathique du système nerveux autonome, entraînant la décharge catécholaminergique médullosurrénalienne. Son action hormonale hypothalamique consiste en l’activation de l’axe hypophyso-corticosurrénalien, entraînant le libération de glucocorticoïdes. Les catécholamines et les glucocorticoïdes vont pouvoir interagir avec le système immunitaire, les immunocytes possédant des adrénorécepteurs et des récepteurs aux glucocorticoïdes. L’axe corticotrope sera ainsi stimulé par l’IL 1, cytokine pro-inflammatoire. L’action des catécholamines sur le système immunitaire est plutôt stimulante (par exemple sécrétion d’IL 6), mais peut aussi être immunosuppressive [32, 55]. Par ailleurs, les glucocorticoïdes vont exercer leur action, plutôt inhibitrice, sur la réponse immunitaire. Les doses physiologiques des catécholamines et des glucocorticoïdes n’ont pas toujours les mêmes effets que les doses supraphysiologiques utilisées en clinique.
¶ Rôle direct du système nerveux Plusieurs éléments plaident en faveur du rôle direct du système nerveux central sur le système immunitaire. Les connexions anatomiques sont présentes (existence au niveau des organes lymphoïdes de fibres nerveuses contenant des neurotransmetteurs, libération de ces neurotransmetteurs, existence de récepteurs sur les lymphocytes), tandis que l’aspect fonctionnel de cette innervation peut être vérifié par des méthodes physiologiques ou pharmacologiques [32].
¶ Émergence de comportements immunomodulateurs En fait, la réponse au stress est infiniment plus complexe, et fait intervenir d’autres composés tels que les endomorphines ou des hormones autres que les glucocorticoïdes (prolactine, hormone de croissance…). En plus de l’axe corticotrope, le système immunitaire interagit avec le système nerveux, car ils partagent souvent les mêmes récepteurs et les mêmes voies de signalisation, grâce notamment aux interleukines, et particulièrement à l’interleukine 1 [16] , même si ces interleukines ne traversent pas aisément la barrière hématoencéphalique dans les conditons normales, en raison de leur poids moléculaire [18, 73]. Par ailleurs, si la réponse au stress a été considérée initialement comme non spécifique, les stratégies d’ajustement ou de « coping » (en anglais to cope : faire face) sont apparues fondamentales. Dans ce modèle transactionnel, l’interprétation d’une situation et les mécanismes de coping utilisés conditionnent les réactions au stress. Ceci expliquerait les résultats apparemment contradictoires en réponse à un même facteur stress (immunosuppression, absence de réponse, ou immunostimulation). Des facteurs non spécifiques, dont certains sont eux-mêmes consécutifs au stress, peuvent aussi influencer l’état immunitaire : âge diminuant l’immunocompétence, alimentation, sommeil, exercice physique, prise de toxiques, tabagisme, consommation d’alcool [48]. De plus, si l’on en croit les études animales, le moment où survient le facteur de stress est déterminant : chez le rat, il n’affecte significativement un paramètre comme la synthèse d’anticorps que lorsqu’il survient au moment du contact avec l’antigène [30]. Toutefois, l’extrapolation des données doit rester prudente : l’adaptabilité au stress semblant inférieure chez l’homme comparativement à l’animal [55]. STRESS ET ANXIÉTÉ EN PSYCHO-IMMUNOLOGIE
Des stresseurs psychosociaux entraîneraient des effets immunosuppresseurs, lesquels pourraient à leur tour favoriser le développement de certaines pathologies. Quatre type d’études ont été effectués : des études de corrélation, des études quasi expérimentales, des études expérimentales et des études cliniques.
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¶ Études de corrélation
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En situation d’observation, l’interprétation causale n’est pas possible : on peut seulement apprécier l’intensité de la liaison entre deux variables. Zautra et al ont étudié la relation entre des stresseurs rapportés par des patients présentant une arthrite rhumatoïde, et les lymphocytes CD 4 ou CD 8 [101]. Les stresseurs aigus sont corrélés négativement au ratio CD 4/CD 8, tandis que les stresseurs chroniques y sont reliés positivement. Un autre auteur confirme une relation négative entre la survenue de stresseurs et ce même ratio CD 4/CD 8 [65]. Il n’est pas possible de conclure dans le sens d’un effet immunosuppresseur constant, car d’autres études rapportent des relations positives [80] ou l’absence de relations entre stresseurs et paramètres immunologiques [96, 97]. Notons que pour ces derniers auteurs, il existe une relation positive entre l’évaluation cognitive de l’impact des stresseurs et la transformation mitogénique.
L’absence de différence concernant la réponse mitogénique à la PHA à l’annonce d’une séropositivité VIH confirme les résultats précédents. Toutefois, Ironson et al [43] ont retrouvé une diminution de la réponse mitogénique avant l’annonce du diagnostic qui n’était alors que supposé. On retrouve là encore un lien entre l’évaluation cognitive du diagnostic, en particulier le déni, et la réponse à la PHA. Des stresseurs chroniques ont aussi été étudiés. La situation de chômage s’accompagne d’une altération de la réponse mitogénique à la PHA à partir du douzième mois de recherche d’emploi [5]. Avoir à s’occuper d’un proche parent atteint d’une maladie d’Alzheimer, facteur de stress chronique, s’accompagne d’une baisse des lymphocytes CD 4 et du ratio CD 4/CD 8, ainsi que d’une augmentation du taux d’anticorps anti-EBV [49]. Aussi intéressantes que soient ces études, elles présentent le désavantage d’un manque de contrôle méthodologique.
¶ Études quasi expérimentales
¶ Études expérimentales
Des protocoles quasi expérimentaux ont pu être construits grâce à la survenue d’événements de vie particuliers au cours desquels on a étudié des paramètres immunitaires. Ces événements sont des stresseurs aigus (deuil, examens universitaires, annonce d’un diagnostic…) ou des stresseurs chroniques. Plusieurs auteurs ont observé une immunodépression après un deuil, parfois considéré comme un modèle de dépression, que cette immunodépression concerne les lymphocytes, la transformation mitogénique ou l’activité cytotoxique des cellules NK [9, 44, 79]. Ces anomalies ne surviennent pas immédiatement mais après un délai de plusieurs semaines, et se normalisent dans l’année [79]. La fonction immunitaire peut même être stimulée chez le mari anticipant le décès de sa femme [84]. Ces phénomènes ont pu être interprétés comme l’expression du deuil, vécu ou encore à venir, avec une période critique de durée limitée où des anomalies immunitaires peuvent être observées. De nombreuses variables ne sont pas prises en compte par ces études : un sujet qui vit seul, outre une éventuelle réaction dépressive après la séparation, ne se comporte plus de la même manière (par exemple prise de risques, consommation de tabac et d’alcool). Lors d’une rupture conjugale, Kiecolt-Glaser et al ont montré que les femmes récemment séparées différaient des femmes mariées pour des paramètres tant quantitatifs (nombre de lymphocytes CD 4 ou de cellules NK) que fonctionnels (transformation mitogénique à la ConA ou à la PHA) [47]. La passation d’un examen universitaire semble être précédée d’une diminution de l’activité cytotoxique des cellules NK et du taux d’IL 2, et suivie d’une diminution de la stimulation mitogénique à la ConA ou à la PHA retardée de 2 semaines [23, 36, 97]. Glaser a confirmé l’immunodépression touchant l’activité cytotoxique des cellules NK et l’activité mitogénique, en l’étendant à une baisse du nombre de cellules NK [34] ou de lymphocytes CD 4 et CD 8, des taux d’interféron ou de récepteurs à l’IL 2 [35] ainsi que de la réponse proliférative spécifique au virus Epstein-Barr (EBV). Seuls des événements de vie sortant de l’ordinaire aggravent l’évolution d’une infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), parallèlement à une baisse de l’immunocompétence (NK, CD 8+) [25]. Un facteur de stress majeur peut accélérer l’évolution d’une maladie somatique : ainsi la progression d’une séropositivité vers la maladie peut-elle devenir quatre fois plus fréquente [57]. L’annonce d’un diagnostic est le troisième type de stresseur utilisé, qui fait apparaître le rôle primordial de l’évaluation cognitive. Plusieurs études ont rapporté l’absence de différence concernant la réponse mitogénique à la PHA entre un groupe « cancer du sein » et un groupe « tumeur bénigne » après l’annonce du diagnostic [29]. Cependant, les femmes dont les scores sont les plus élevés aux sousscores « dépression » et « déni » du Minnesota multiphasic personality inventory (MMPI) montrent les réponses mitogéniques les plus faibles. Un travail de Fillion a mis en évidence, dans les deux groupes, tumeur bénigne et tumeur maligne, l’influence de l’évaluation cognitive du sentiment de maîtrise face au diagnostic [29].
Il s’agit d’études effectuées dans des conditions de contrôle plus rigoureuses. Utilisant le bruit comme stresseur chez des sujets conservant ou pas une possibilité de contrôle, Weisse a étudié la réponse mitogénique à la ConA [92]. L’évaluation cognitive de l’impact du stresseur et les stratégies d’ajustement adoptées importent davantage que la situation objective. Ils confirment les travaux effectués chez l’animal : « Les animaux qui peuvent éviter les chocs par un comportement adéquat ont des réponses d’immunité cellulaire comparables à celles des animaux témoins non exposés aux chocs électriques » écrit Dantzer. « Un tel contrôle n’a pas besoin d’être direct ou même réel, précise-t-il. Il suffit que le sujet ait l’impression que ce qu’il fait modifie la situation. » [16]
¶ Études cliniques L’hyperventilation provoquée, dont on connaît le lien avec le trouble panique, entraîne une redistribution lymphocytaire particulière chez des sujets anxieux, comparativement à des sujets non anxieux [68]. Les résultats concernant la réponse mitogénique des lymphocytes de patients présentant un trouble panique sont contradictoires [74, 77, 86] . Par ailleurs, l’observation d’Andreoli et al suggère un rôle protecteur du trouble panique, sur le plan immunologique, en cas de dépression majeure associée [3]. Des perturbations au niveau des cytokines ont également été décrites : augmentation des taux sériques d’IL 1 sériques [11] et d’IL 2, tendance à la hausse du récepteur soluble de l’IL 2 [75] . Enfin, des anticorps circulants antirécepteurs à la sérotonine ont été retrouvés à des taux supérieurs chez des sujets paniqueurs comparés aux sujets sains, et leur responsabilité dans l’étiopathogénie de la maladie évoquée selon un mécanisme auto-immun affectant la transmission sérotoninergique [15]. Dans les phobies simples, une étude a montré un lien entre l’acquisition d’une évaluation cognitive d’efficacité personnelle (qui est proche du concept de contrôle perçu) et des paramètres immunologiques [94]. Dans le cas de phobie des serpents, les patients dont l’acquisition était « rapide » montraient une augmentation de l’immunocompétence, tandis que le groupe « lent » présentait une diminution. Dans l’état de stress post-traumatique, les anomalies biologiques neuroendocrines mises en évidence semblent spécifiques, différentes de celles observées lorsque le traumatisme n’est pas suivi d’état de stress ou de dépression. L’axe corticotrope devient hypersensible, contrairement à ce qui est observé dans le stress chronique. Cette anomalie est précoce, puisque les sujets qui présenteront un état de stress post-traumatique se différencient dès le traumatisme par un taux de cortisol très abaissé [99]. L’événement et la mémoire qu’en garde l’organisme affectent également le système immunitaire. Un trouble obsessionnel compulsif (TOC), souvent rattaché aux troubles anxieux, a pu être observé dans les suites d’une infection par le streptocoque bêta-hémolytique du groupe A. Associé à d’autres troubles neuropsychiatriques (dont la chorée de Sydenham), 3
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le TOC postinfectieux s’expliquerait par l’action d’anticorps antineuronaux [56] dans le cadre du PANDAS (pediatric autoimmune neuropsychiatric disorder associated with streptococcal infection). L’influence des facteurs cognitifs a conduit à évaluer, au niveau immunitaire, le bénéfice des techniques de gestion du stress. Antoni et al ont proposé un programme de gestion du stress à des sujets attendant le résultat d’un test VIH [4] . Ce programme comprend un apprentissage de la relaxation et de la restructuration cognitive. Le nombre de lymphocytes CD 4 augmente chez tous les sujets, avec une corrélation positive avec l’assiduité à la relaxation. Il en était de même pour le nombre de cellules NK et leur activité cytotoxique. Des groupes de soutien psychothérapique incluant la relaxation ont été organisés pour des patients atteints de mélanome malin de faible grade [28]. Chez les patients opérés de leur tumeur et revus après 6 ans de suivi, on observe, conjointement à la diminution de leur état de stress, l’augmentation du nombre de cellules NK et de leur activité cytotoxique, ainsi qu’une plus longue survie. Au-delà des interventions cliniques standardisées, le rôle du soutien social sur l’immunité a été étudié. Son importance est bien connue chez l’homme [12]. La mitogenèse est positivement corrélée au soutien social perçu chez des personnes âgées [88]. Baron a tiré les mêmes conclusions chez des femmes de cancéreux : mitogenèse et activité cytotoxique des cellules NK sont plus élevées chez les femmes présentant un soutien social efficace [7].
Dépression et immunité DÉPRESSION DE L’HUMEUR, DÉPRESSION IMMUNITAIRE ?
L’hypothèse a souvent été évoquée d’un lien entre état dépressif et dépression immunitaire, conduisant à une pathologie organique, en particulier cancéreuse. Cependant, une étude prospective chez des femmes opérées pour un cancer du sein ne trouve aucun lien entre l’existence d’une dépression majeure ou le deuil d’un proche, pendant le déroulement de l’étude et la survenue d’une rechute cancéreuse [8]. Plusieurs questions se posent. Les situations de stress prolongé qui conduisent à un état dépressif s’accompagnent-elles d’anomalies immunitaires ? La fonction immunitaire est-elle altérée dans les états dépressifs majeurs caractérisés ? Les modifications observées sont-elles liées à certains symptômes dépressifs ?
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au bout de 2 mois). Ces résultats indiqueraient que la dépression proprement dite, à la différence d’une simple réaction de deuil, entraîne des modifications immunitaires. On ne sait si les anomalies constatées sont responsables de cette vulnérabilité à la maladie. AXE CORTICOTROPE, AXE THYRÉOTROPE ET IMMUNITÉ
Des anomalies de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien ont été décrites dans les états dépressifs sévères. Or, les lymphocytes portent à la surface de leur membrane des récepteurs à l’ACTH (adrenocorticotrophic hormone sécrétée par le lobe antérieur de l’hypophyse) et au CRF (corticotropin releasing factor sécrété par l’hypothalamus). Les cellules lymphocytaires synthétisent la pro-opiomélanocortine (POMC), précurseur de l’ACTH. Leur sensibilité aux corticoïdes n’est pas la même chez les patients déprimés [52]. La résistance à la freination de la sécrétion de cortisol plasmatique par l’administration de dexaméthasone (DST), longtemps considérée comme paradigmatique de la dépression, se retrouve au niveau cellulaire. De même, la sensibilité de la thyrostimulin releasing hormone (TRH) à l’administration de thyroid stimulating hormone (TSH) est diminuée chez le sujet déprimé, aussi bien au niveau plasmatique qu’au niveau lymphocytaire in vitro [37]. On sait que le CRF joue un rôle immunosuppresseur tout en stimulant les interleukines pro-inflammatoires. Les déprimés caractérisés par une anomalie du fonctionnement corticotrope présentent-ils davantage de modifications immunitaires ? Kronfol et al [53] ne trouvent aucune différence dans les mesures de prolifération lymphocytaire, entre les patients dont la sécrétion de cortisol urinaire est élevée, ceux dont la sécrétion est normale et les témoins sains. Pour tenir compte des pics sécrétoires de cortisol, Miller et al [66] ont calculé la corrélation entre la quantité de cortisol mesurée dans le plasma pendant 3 heures et l’activité NK, souvent diminuée dans la dépression : aucune corrélation n’apparaît. EXISTE-T-IL DES ANOMALIES IMMUNITAIRES DANS LES DÉPRESSIONS MAJEURES CARACTÉRISÉES ?
¶ Résultats négatifs Miller et Stein [67] ont analysé dans la littérature 24 études contrôlées des fonctions immunitaires de patients déprimés majeurs, comparés à des témoins sains. Ces travaux étudient le nombre et la fonction des immunocytes. Les résultats sont négatifs. Numération cellulaire
SITUATIONS DE STRESS PROLONGÉ CHEZ L’HOMME
Chez l’animal, la répétition de chocs électriques aléatoires et inévitables conduit à une situation de désespoir appris (learned helplessness) comportant des anomalies immunitaires (développement accéléré de greffes de tumeur, échec de vaccinations). Cet état est sensible à l’effet des médicaments antidépresseurs. Chez l’homme, cependant, les situations de stress prolongé ne mènent pas toujour à un état dépressif. Kiecolt-Glaser et al [46] ont étudié pendant plus de 1 an un groupe de sujets prenant en charge un parent alzheimérien. Malgré l’augmentation de la morbidité (notamment des affections oto-rhino-laryngologiques [ORL]) et de la baisse de plusieurs paramètres de l’immunité cellulaire, le nombre de sujets remplissant les critères de dépression majeure augmente peu au cours du temps, et les anomalies immunitaires ne sont pas corrélées avec les scores à l’échelle de dépression de Hamilton. Zisook et al [102] chez des femmes veuves depuis 2 mois n’ayant aucun antécédent dépressif, déprimées ou non au moment de l’enquête, ne constatent aucune anomalie immunitaire significative dans la totalité du groupe pendant la période de suivi (13 mois après le décès). En revanche, une baisse de deux paramètres immunitaires, l’activité des cellules NK et la prolifération lymphocytaire in vitro en présence de ConA, est observée dans la sous-population répondant aux critères d’épisode dépressif majeur (30 % des veuves 4
La rareté de la lymphopénie est surprenante, étant donné l’hypercortisolisme caractéristique de la dépression. Fonction cellulaire La fonction cellulaire n’apparaît pas non plus comme nettement altérée. Une minorité d’auteurs constate une baisse des capacités de prolifération lymphocytaire en présence de mitogènes, la plupart rapportant une réponse normale. Selon Schleifer et al [78], bien que restant dans les limites de la normale, la prolifération lymphocytaire diminue avec l’âge et l’intensité croissante de la dépression. L’activité NK apparaît diminuée dans six études sur 10, et cette fois ni l’âge ni l’intensité de la dépression n’interviennent [67]. Cette baisse semble la moins inconstante des modifications immunitaires retrouvées dans la dépression.
¶ Résultats positifs Herbert et Cohen [41] proposent une méta-analyse moins négative de la littérature, à partir de 14 études concernant des patients déprimés diagnostiqués à partir de critères diagnostiques (research diagnostic criteria [RDC] et diagnostic and statistical manual of mental disorder [DSM]), appariés à des témoins de même âge et de même sexe, et non traités au moment des examens immunologiques. Leur métaanalyse, bien étayée sur le plan statistique, montre plusieurs
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anomalies de la fonction cellulaire : baisse de la lymphoprolifération en présence de mitogènes, baisse de l’activité NK et modification du nombre de cellules (augmentation des leucocytes, baisse des lymphocytes totaux, des lymphocytes B, T, T helper, T suppresseurs ainsi que du pourcentage des cellules NK et du rapport T4/T8). Ces altérations sont plus marquées chez les patients plus âgés et hospitalisés. Une corrélation avec l’intensité de la dépression est notée pour la baisse de plusieurs paramètres de l’immunité cellulaire (prolifération des lymphocytes ; activité NK, cette dernière corrélation apparaissant peu robuste). Bien que cette méta-analyse rigoureuse mette en évidence des anomalies significatives, contrairement à Miller et al [67], il n’est pas établi que ces anomalies prédisposent à la maladie. L’analyse de Miller et al ne prenait pas en compte l’existence d’une fenêtre thérapeutique. Or le traitement antidépresseur modifie certains paramètres immunitaires. Weizman et al [93] ont ainsi montré que la baisse de l’ IL 1 bêta et de l’activité IL 2 et IL 3-like observée dans la dépression majeure avant traitement était corrigée par un traitement de 3 semaines par la clomipramine. Une méta-analyse plus récente [103] incluant des patients non traités souffrant de dépression majeure non bipolaire confirme la plupart des résultats présentés dans la revue de Herbert et Cohen [67] en dehors de la baisse du nombre absolu de lymphocytes B et T, ainsi que de lymphocytes T helper et T suppresseurs, et de la baisse du rapport T4/T8 (qui apparaît au contraire significativement augmenté). Les sujets déprimés de sexe féminin montrent un nombre plus élevé de lymphocytes B et T, ainsi qu’un moindre déficit de la cytotoxicité NK. Curieusement, le vieillissement ne joue pas de rôle significatif pour les anomalies observées. Cette métaanalyse inclut deux à six fois plus de patients (selon les mesures) que la revue précédente. Néanmoins, il faut souligner que ces anomalies décelées in vitro peuvent ne pas refléter le fonctionnement immunitaire in vivo. ANOMALIES IMMUNITAIRES ET DIMENSIONS DU SYNDROME DÉPRESSIF
Les symptômes qui composent le tableau dépressif sont-ils individuellement associés à des modifications de la fonction immunitaire ? Herbert et Cohen [41] ont recherché une relation entre tests fonctionnels et humeur dépressive dans neuf études réalisées chez des sujets ne présentant pas de dépression caractérisée mais seulement, dans divers tableaux psychiatriques, une dimension dépressive évaluée par des échelles de dépression. L’intensité de l’humeur dépressive apparaît significativement corrélée à une baisse de la prolifération mitogénique (avec la PHA) et à une baisse de l’activité NK. Outre l’humeur dépressive, les troubles neurovégétatifs ont été associés à des anomalies immunitaires. La privation de sommeil, utilisée comme une thérapeutique antidépressive par certains cliniciens, est associée à une immunostimulation [22]. AUTO-IMMUNITÉ, INFECTION VIRALE ET DÉPRESSION
Maes et al [62] ont noté chez des patients déprimés, particulièrement dans un sous-groupe de mélancoliques, des taux d’autoanticorps antiphospholipides plus élevés que dans un groupe de témoins sains. À côté de cet indice d’une hypothétique activation auto-immmune, les concentrations d’anticorps antiviraux (cytomégalovirus [CMV] et EBV) restaient normales, n’apportant aucun argument en faveur d’une participation virale dans le développement des états dépressifs. Des traces de virus équin Borna ont été trouvées dans le sang de patients déprimés. Un traitement par amantadine (qui possède une activité antivirale) a guéri une malade déprimée porteuse du virus et recevant ce traitement pour une maladie de Parkinson associée [10]. Cependant, il existe moins d’arguments en faveur d’une théorie virale dans la dépression que dans la schizophrénie.
37-040-A-20 MODÈLE DE MAES
Maes a proposé un modèle immunitaire élaboré dans la dépression. S’appuyant sur de nombreuses études personnelles, il défend l’existence d’une activation auto-immune dans les états dépressifs. Cette activation explique en particulier l’augmentation du taux des autoanticorps antinucléaires, la modification du pourcentage de lymphocytes T 4 helper (augmentés) et de lymphocytes T 8 suppresseurs (diminués), l’augmentation de la concentration plasmatique de néoptérine, et l’activité accrue des cellules phagocytaires (polynucléaires neutrophiles, monocytes). Au centre de ce dispositif biologique, l’augmentation de la sécrétion d’interleukine 1 bêta et d’interleukine 6 est en tout premier lieu responsable de la stimulation de l’immunité humorale (autoanticorps) et cellulaire. Une autre cytokine pro-inflammatoire, l’interféron gamma, joue également un rôle, en équilibre avec l’interleukine 10, cytokine anti-inflammatoire. Plusieurs antidépresseurs et les composés sérotoninergiques modifient l’équilibre entre les cytokines de l’inflammation [63]. Quatre autres effets biologiques seraient la conséquence de cette hypothèse des interleukines : – les interleukines provoqueraient une activation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, avec des taux de cortisol plasmatique élevés, qui en retour inhibent la sécrétion d’interleukines ; – les interleukines au niveau du cerveau participeraient au déclenchement des symptômes non spécifiques du « comportement de maladie » décrit dans le stress (anorexie et amaigrissement, troubles du sommeil, inhibition psychomotrice…) ; – l’activation immunitaire réduirait le passage du tryptophane libre plasmatique, précurseur de la sérotonine, dans le cerveau ; on sait aussi que l’IL 1 active le transporteur de la sérotonine et augmente la capture de la sérotonine intrasynaptique [55] ; – enfin, comme dans les processus inflammatoires, ces interleukines régleraient au niveau hépatique la sécrétion des protéines de phase aiguë, les protéines positives comme l’haptoglobine montrant des taux augmentés, et les protéines négatives (transferrine, albumine…) des taux diminués. Selon ce modèle, le système immunitaire ne jouerait pas ici son rôle traditionnel de défense contre la maladie. Au contraire, l’activation de l’axe corticotrope, observée dans les états dépressifs, qui protégerait l’organisme contre une activité immunitaire excessive serait caractéristique de la dépression [62]. DU STRESS À LA DÉPRESSION
Les données restent encore controversées. Quelques résultats semblent plus robustes, comme la baisse de l’activité NK au cours des états dépressifs. Cependant, la réponse immunitaire est sensible à de nombreux facteurs biologiques. Ainsi la mélatonine, qui retient actuellement l’attention par son rôle dans la chronobiologie de la dépression, module l’activité NK et d’autres paramètres immunitaires [64]. Les situations de stress partagent avec les états dépressifs certaines particularités immunologiques : hyperleucocytose, baisse des lymphocytes T4, augmentation des taux d’anticorps antiherpétiques, et baisse de la prolifération des lymphocytes en présence de mitogènes [103]. D’autres variables diffèrent, comme le nombre de lymphocytes (augmenté dans les situations de stress et diminué dans la dépression caractérisée) et peut-être le nombre de récepteurs cellulaires à l’IL 2 (normal dans le stress et augmenté dans la dépression). D’une manière générale, les anomalies immunitaires observées sont plus marquées dans la dépression que dans le stress, si l’on s’en tient aux méta-analyses publiées [41, 42, 103]. À l’avenir, des études longitudinales permettront peut-être de préciser le passage d’une situation de stress qui n’est pas encore pathologique à un état dépressif cliniquement repérable, la neuro-immunomodulation traduisant l’adaptation de l’organisme entier dans sa lutte contre la maladie. 5
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Schizophrénie et immunité HYPOTHÈSES MULTIPLES
Historiquement, des anomalies de la formule blanche ont été les premières à attirer l’attention sur une possible implication du système immunitaire dans la psychose. Ces observations évoquent plus la confusion mentale organique que la schizophrénie [21]. Des anomalies cytologiques, avec un pourcentage élevé de lymphocytes atypiques, ont également été rapportées chez les patients non neuroleptisés. Plus récemment, l’immunologie a permis de tester l’hypothèse d’une origine virale ou de chercher d’autres voies de compréhension comme l’hypothèse auto-immune [33], ou même d’évoquer une interaction entre ces deux hypothèses [98]. L’auto-immunité ne se résume d’ailleurs pas aux pathologies auto-immunes, comme le montre l’étude des autoanticorps naturels (AAN). Un déficit immunitaire pouvant être associé à une pathologie infectieuse, des anticorps antiviraux (en particulier antiherpétiques et anti-CMV) ont été recherchés chez les patients, avec des résultats contradictoires. L’augmentation du nombre de schizophrénies en période d’épidémie d’encéphalite virale, et en cas de naissance pendant l’hiver et au début du printemps, a été soulignée par l’école anglaise [98]. D’autres auteurs encore, comme dans la dépression, ont recherché des anomalies du nombre de lymphocytes et de leur réactivité aux mitogènes, ainsi que du taux de cytokines. Enfin, l’existence dans la schizophrénie d’anomalies de l’architecture neuronale et d’atrophie cérébrale, sans gliose ni dégénérescence visible, évoque une anomalie du développement cérébral, influencée en particulier par les cytokines. HYPOTHÈSE DE L’AUTO-IMMUNITÉ DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
L’augmentation des lymphocytes B, en particulier celle des CD 5+, et de la production des autoanticorps sériques retrouvés chez les schizophrènes, pourrait être le reflet d’une réaction lymphocytaire non spécifique, en réponse à des modifications tissulaires ou à un processus dégénératif rencontré dans certaines pathologies autoimmunes (lupus érythémateux disséminé, polyarthrite rhumatoïde) ou dans les inflammations du système nerveux central [2]. Selon le modèle de la maladie de Basedow, on a pu envisager une stimulation, par les autoanticorps, des récepteurs dopaminergiques pré- ou postsynaptiques, à l’origine de l’hyperdopaminergie de la schizophrénie.
¶ Anticorps non spécifiques d’organe Les anticorps antinucléaires furent les premiers recherchés. Zarrabi et al retrouvent la présence de ces anticorps chez 20 % des schizophrènes hospitalisés [100], De Lisi et son équipe confirment l’augmentation de ces autoanticorps chez des sujets non traités par neuroleptiques [19]. Des anticorps antihistones sont retrouvés chez 18 % des schizophrènes, y compris chez les patients n’ayant jamais reçu de traitement neuroleptique [90], un résultat confirmé par Chengappa et al [14]. En revanche, aucune étude n’a retrouvé des anticorps antiacide désoxyribonucléique (ADN) caractéristiques de pathologies autoimmunes comme le lupus érythémateux disséminé [83] Kilidireas met en évidence, chez 44 % des schizophrènes et 8 % des témoins, par la technique du western blot, des anticorps sériques dirigés contre une protéine de 60 kDa qui, après purification, se révèle être une heat-shock protein [50], protéine mitochondriale qui existerait à un taux élevé dans certains modèles animaux de diabète insulinodépendant et de polyarthrite rhumatoïde. À partir d’un modèle plaquettaire du neurone, Kessler et al [45] observent que les anticorps antiplaquettes des schizophrènes atteignent des taux plus élevés que chez les témoins. De plus, ces 6
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anticorps inhibent spécifiquement la recapture de la dopamine par les plaquettes, et non celle de la sérotonine. Ces autoanticorps, formés à partir des épitopes plaquettaires, se lieraient aux récepteurs dopaminergiques cérébraux, pour peu qu’ils passent la barrière hématoméningée. Plusieurs autres types d’autoanticorps ont été retrouvés : en particulier contre les agglutinines froides et un phospholipide tissulaire (cardiolipine) [60]. Une diminution importante des taux d’autoanticorps naturels dirigés contre un panel d’antigènes du soi chez des schizophrènes traités a été observée, en particulier pour trois autoanticorps de la classe immunoglobuline (Ig)G : thyroglobuline, myosine et tubuline [31]. Cette baisse, jamais observée dans une autre pathologie, serait plus fréquente dans la forme désorganisée de la maladie. Elle n’a pas été confirmée chez des sujets non traités par neuroleptiques [58, 59]. En réalité, les taux des AAN ne sont pas identiques chez tous les patients et semblent liés au type de l’atteinte clinique, un taux plus bas d’autoanticorps anti-ADN et antidopamine permettant de prédire une résistance de la dimension déficitaire au traitement neuroleptique. De plus, l’existence de deux types d’autoanticorps dirigés contre des neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine) impliqués dans la pathogénie de la schizophrénie : – confirme l’ubiquité des autoanticorps naturels et leur réaction visà-vis de tous les constituants du soi [6] ; – suggère le rôle que pourraient avoir ces autoanticorps (cause, conséquence ou adaptation du système immunitaire) dans l’étiopathogénie de la schizophrénie [71]. Étayant cette hypothèse, des anticorps anti-idiotype ont été obtenus par immunisation avec un anticorps monoclonal antihalopéridol [24]. Image interne du neuroleptique, ils interagiraient avec les récepteurs dopaminergiques D2.
¶ Anticorps spécifiques d’organe : anticorps « anticerveau » Premiers travaux Les sujets atteints d’une pathologie auto-immune spécifique d’organe ont souvent des autoanticorps circulants contre l’organe impliqué. La présence d’anticorps anticerveau chez les patients schizophrènes, préfigurée par les travaux de Lehman-Facius dans les années 1930 chez les sujets schizophrènes, est très controversée [54]. En 1967, Heath et al isolent chez les malades une protéine du sérum qu’ils appellent la taraxéine [38]. Injectée au singe, elle induit une catatonie et des perturbations électroencéphalographiques. Chez les volontaires sains, elle provoque des effets transitoires électroencéphalographiques et comportementaux. Une technique d’immunofluorescence indirecte montre que la taraxéine est un anticorps dirigé contre une protéine cérébrale. Ces travaux, partiellement reproduits et très controversés, furent abandonnés. Une augmentation des taux d’anticorps anticerveau dans le plasma et le liquide céphalorachien (LCR) de patients schizophrènes a été mise en évidence par hémagglutination [71], résultat peu spécifique retrouvé par une autre équipe dans la schizophrénie et la chorée de Huntington [20]. L’équipe de Heath a montré par immunoélectrophorèse chez 96 % de sujets schizophrènes non traités, la présence d’IgG dirigées contre la région septale du singe (comparé à 0 % chez les témoins et 6 % chez les sujets traités par neuroleptiques) [39]. Le groupe de Knight n’a pu retrouver ces résultats avec les mêmes techniques [51]. Chez les patients schizophrènes, des anticorps circulants pourraient réagir contre des structures qui ont une affinité pour les neuroleptiques : 50 % des schizophrènes, selon Sundin et Thelanders [85] présentent des anticorps dirigés contre des antigènes du striatum, de l’hippocampe et du cortex de rat ; ces régions antigéniques auraient une affinité pour l’halopéridol et le sulpiride.
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Plus récemment, une étude contrôlée montre par immunofluorescence indirecte la présence d’anticorps anticerveau dirigés contre plusieurs régions cérébrales (amygdales, cortex frontal) de 50 patients schizophrènes présentant un épisode aigu délirant [40]. Importance des techniques La variabilité des résultats peut s’expliquer par la technique employée. Il faut souligner la grande variabilité des tests de stimulation aux mitogènes : 50 % pour une même méthode utilisée dans les mêmes conditions [78]. De plus, un résultat significativement différent de celui des témoins reste souvent dans les limites de la normale : dans ce cas, les anomalies ne sont pas cliniquement pertinentes. La technique de dosage peut êre en cause. Teplitski et al retrouvent, par la méthode immunoenzymatique enzyme-linked immunosorbent assay (Elisa) chez des patients schizophrènes délirants, des anticorps dirigés contre des antigènes du cerveau de bœuf et contre un trisialoganglioside GT1b [87]. D’autres équipes ont des résultats négatifs avec des anticorps antitissu cérébral humain, antimembranes ou antilipides cérébraux [72]. La méthode est en grande partie responsable de ces résultats contradictoires. L’homogénat d’une structure cérébrale est un mélange d’antigènes, peu spécifique dans une analyse qualitative, retrouvant des autoanticorps naturels polyréactifs chez les patients et les sujets normaux. La recherche d’une réactivité avec un seul antigène cérébral est possible toutefois, après purification, et à condition que cet antigène soit utilisable sur un plan chimique. Méthode de l’immunoempreinte (western blot) La méthode de l’immunoempreinte permet de mieux apprécier les différents composés d’un homogénat, fractionnés sur un gel selon leur taille ou leur masse moléculaire. Les anticorps sériques reconnaissent les antigènes de l’homogénat, chaque bande correspondant à un antigène de poids moléculaire connu, 86 kDa et 68 kDa par exemple pour les antigènes cérébraux révélés dans l’étude de Sundin et Thelanders [85]. Avec cette méthode, la réactivité des autoanticorps sériques des patients et des témoins a pu être testée vis-à-vis des autoantigènes cérébraux du cerveau de rat. Il n’existe pas d’autoantigènes cérébraux qui ne réagissent avec aucun des autoanticorps des sérums. En revanche, il existe bien des différences de réactivité entre nos deux populations pour un antigène cérébral donné (en particulier pour les bandes à 142 kDa et 40 kDa). L’identification de ces autoantigènes, grâce aux banques de données des composants biochimiques cérébraux, apporte un éclairage tout à fait intéressant sur le concept d’anticorps « anticerveau ». Parmi les composants cérébraux qui correspondraient aux poids moléculaires (PM) mis en évidence, on retrouve les molécules d’adhésion NCAM (neural cell adhesion molecules) pour la bande de 142 kDa, les récepteurs n-méthyl-D-aspartate (NMDA) pour les bandes de 132 KDa, et les récepteurs de la sérotonine (5HT1D, 5HT1F) et de la dopamine (D4) pour la bande de 40 kDa. Deux hypothèses au moins peuvent être formulées à partir de cet exemple [60] : NCAM, NMDA, dopamine et sérotonine et leurs récepteurs pourraient correspondre aux cibles des anticorps anticerveau. L’implication des autoanticorps (cause ou conséquence de la pathogénie de la schizophrénie) se situe au niveau de la régulation : – centrale : augmentation ou diminution des récepteurs libres, par masquage ou démasquage des sites par les autoanticorps ; – ou périphérique : régulation idiotypique des autoanticorps entre eux, interaction IgG-IgM. IMMMUNOCYTES ET CYTOKINES
¶ Immunocytes Nombre absolu et pourcentage des immunocytes La majorité des études ne met pas en évidence de modification du nombre absolu et du pourcentage des lymphocytes dans la schizophrénie. Une étude des sous-populations lymphocytaires
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montre, en présence d’une stimulation antigénique, une augmentation des CD 4+ (helpers) et des CD 3+ (T et B), corrélée à la sévérité des troubles [69]. On a également rapporté une élévation du nombre de polynucléaires neutrophiles et de monocytes [95]. Tests de stimulation aux mitogènes La majorité des études contrôlées montre une diminution de la réactivité lymphocytaire [13]. CYTOKINES
Comme dans les pathologies auto-immunes, une diminution de la production d’IL 2 dans le sang et le LCR a été souvent observée depuis l’étude de Villemain et al [89] qui l’attribue à une anomalie intrinsèque des lymphocytes T, et non à un défaut de régulation. Cette diminution pourrait être plus fréquente en cas d’augmentation des taux de divers autoanticorps tissulaires, traduisant une vulnérabilité auto-immune [13] . L’augmentation rapportée par Rapaport et al des concentrations de récepteurs solubles à l’IL 2 lui serait liée [60]. En revanche, une mesure directe des concentrations d’interleukines (dont l’IL 2) ne retrouve pas toujours de baisse significative, ce qui pose la question de la spécificité des techniques immunologiques, et incite à la prudence avant toute généralisation. D’autres équipes ont mis en évidence une augmentation de l’IL 2 dans le LCR, et ont montré son rôle modulateur de la libération de dopamine dans le striatum [73]. Les variations des taux d’autres interleukines, dont les interférons, dans le sang ou le LCR sont moins constantes. On a ainsi rapporté une élévation des taux d’interleukine 1 bêta, d’antagoniste des récepteurs IL 1, d’interleukine 6 et de ses récepteurs solubles, ainsi que de tumor necrosis factor (TNF) alpha. Une baisse des taux d’interféron gamma a aussi été observée [82]. L’administration aiguë et chronique de neuroleptiques, qu’ils soient typiques ou atypiques, semble entraîner une augmentation des taux d’antagoniste des récepteurs de l’IL 1, un composé endogène qui freine l’activité pro-inflammatoire de l’IL 1 et la stimulation de l’ACTH lors du stress. Les antidépresseurs, qui partagent avec les neuroleptiques des propriétés immunosuppressives, n’agissent pas par le biais de l’antagoniste de l’IL 1. Leur action passerait par le système interféron gammainterleukine 10 [82]. Waltrip [91] pense que la production excessive d’IFN alpha in situ dans le système nerveux central chez des sujets vulnérables conduirait aux manifestations de la schizophrénie. Les activités neurophysiologiques et agoniste-opiacé ou ACTH-like de l’interféron infuencent le système dopaminergique. Cette théorie de l’IFN alpha intègre également le rôle supposé des virus et les modèles neurodéveloppementaux de la schizophrénie. Pour Smith [81], le passage à la phase active de la schizophrénie correspondrait à l’échec du contrôle des macrophages sur les lymphocytes, résultant en une sécrétion explosive d’IL 2 et d’IL 2r. La source principale d’IL 2 et d’IL 2r se situe dans le tractus gastrointestinal, dont les lymphocytes ont une production d’IL 2 90 fois supérieure à celle des lymphocytes sanguins, et dont les lymphocytes T ont des récepteurs d’IL 2 en dehors de toute activation. L’alimentation et les micro-organismes joueraient un rôle majeur en déclenchant cette production de cytokines chez des sujets sensibles, que cette sensibilité soit génétique ou développementale. CYTOKINES ET MODÈLE NEURODÉVELOPPEMENTAL DE LA SCHIZOPHRÉNIE
Les cytokines et les facteurs de croissance, comme les neurotrophines, régulent l’expression de protéines de la synapse (comme la synaptophysine) et du cytosquelette (comme les protéines NCAM) dont les concentrations sont altérées chez les sujets schizophrènes. Les infections virales in utero ont été incriminées dans les troubles du développement cérébral qui seraient à l’origine de certaines formes de schizophrénie. In utero chez la souris, le virus de la grippe modifie l’expression de la reelin, une protéine associée à la mise en place des différentes couches corticales [27]. De plus, 7
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cytokines et neurotrophines modifient la plasticité synaptique dans des modèles d’apprentissage et de mémoire cellulaire. Enfin, les cytokines interagissent avec les facteurs de différenciation neuronale : ainsi, les cytokines pro-inflammatoires IL 1 bêta et transforming growth factor (TGF) alpha peuvent supprimer l’expression du brain-derived neurotrophic factor (BDNF), l’un des principaux facteurs de développement neuronal [70]. Les cytokines pourraient donc jouer un rôle dans la mise en place des structures cérébrales in utero. CONCLUSION
Même si la présence d’autoanticorps dans le système immunologique périphérique peut n’être que fortuite, à mettre sur le compte de la polyréactivité des autoanticorps naturels, les modifications immunologiques observées semblent refléter une homéostasie du système, spécifique de la schizophrénie, que l’on peut observer au niveau de ses différents composants : lymphocytes, cytokines, autoanticorps naturels. L’influence des neuroleptiques ne suffit pas à expliquer ces modifications. Le système nerveux central, que Fabry qualifie de « compartiment immunitaire » [26] ne peut être dissocié du système immunologique, et la production d’interleukines par les cellules gliales ne représente qu’un aspect de cette interactivité. Ainsi, s’il est difficile de parler de la schizophrénie comme d’une pathologie auto-immune, l’hypothèse d’une dysrégulation de
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l’homéostasie du système immunitaire, en particulier du réseau des autoanticorps naturels, mérite d’être retenue.
Conclusion générale Système nerveux central et système immunitaire interagissent. Les cellules gliales, cellules de l’immunité au contact des structures cérébrales, témoignent d’une probable origine phylogénétique commune. L’influence du système nerveux central sur l’immunité est aujourd’hui reconnue, et pourrait expliquer les anomalies immunitaires décrites en particulier dans les expériences de conditionnement des réponses immunes, les situations de stress, les états dépressifs et la schizophrénie. Mais quelle influence le système immunitaire exerce-t-il sur les fonctions cérébrales ? Les travaux du groupe de Dantzer ont montré le rôle du système immunitaire dans le « comportement de maladie ». On sait aussi que l’administration d’endotoxines aux volontaires sains altère spécifiquement les performances mnésiques, en corrélation avec l’augmentation des taux de cytokines proinflammatoires, et indépendamment des réactions anxiodépresssives observées [76]. Face à la maladie, les cytokines organisent l’adaptation de l’organisme, ce qui se traduit par des symptômes somatiques non spécifiques, comme on le voit dans les situations de stress, mais aussi par une modification des comportements et des fonctions cognitives.
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Éthique du rapport à l’animal dans la recherche en psychiatrie G. Chapouthier La recherche psychiatrique fait en général appel à des mammifères, qui sont des animaux élevés dans leur niveau de complexité cérébrale et comportementale, relativement proches de l’homme, et ces animaux doivent être conscients pour pouvoir manifester des troubles comportementaux observables et permettre la mise au point d’éventuelles pratiques thérapeutiques. Pour toutes ces raisons, la recherche sur les animaux vivants en psychiatrie rencontre les mêmes dilemmes moraux que la recherche biomédicale en général, mais de manière particulièrement exacerbée. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Psychiatrie ; Éthique ; Animal ; Recherche ; Douleur ; Conscience
Plan ■
Introduction
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■
Une contradiction philosophique fondamentale
1
■
Sensations douloureuses et limites de l’anesthésie
1
■
Question de la conscience
2
■
Pathologies provoquées
2
■
Recherche de demain et accès au langage
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■
Conclusion
3
Introduction La question des relations éthiques de l’homme et de l’animal, ainsi que du respect nécessaire dû aux animaux en tant qu’« êtres sensibles », a fait l’objet de nombreux travaux [1] . Et la question de savoir si, dans le cadre de ce respect, il faut attribuer ou non des droits philosophiques puis juridiques aux animaux pour leur assurer une protection suffisante est également un sujet très discuté actuellement [2] . Au sein de ces nombreuses controverses éthiques, la recherche expérimentale sur les animaux vivants occupe une place particulière, puisqu’elle oppose fondamentalement la douleur infligée par l’espèce humaine aux animaux à une éventuelle réduction thérapeutique de la douleur humaine, liée à une meilleure connaissance des processus biologiques communs aux animaux et à l’homme. À ce titre, la recherche en psychiatrie expérimentale, effectuée sur des modèles animaux doués de sensibilité, rencontre les problèmes généraux de la recherche expérimentale sur l’animal vivant, mais qui, comme on va le voir, prennent un relief particulier, du fait même de la démarche psychiatrique. Les principales contraintes morales qui ont trait aux animaux d’expérience visent les vertébrés et, plus récemment, les mollusques céphalopodes, comme les pieuvres. Une des règles proposée est celle dite des 3R [3] : réduire le nombre d’animaux EMC - Psychiatrie Volume 9 > n◦ 4 > octobre 2012 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(12)60742-1
utilisés, remplacer les expériences sur des animaux vivants par des expériences in vitro lorsque cela s’avère possible, raffiner notamment pour rendre les protocoles expérimentaux moins contraignants ou moins douloureux. Pour ce dernier critère, le recours à l’anesthésie peut être un moyen utile.
Une contradiction philosophique fondamentale La recherche en psychiatrie s’appuie surtout sur des animaux du groupe des vertébrés, essentiellement les rongeurs, mais aussi parfois des carnivores ou des primates, c’est-à-dire des animaux suffisamment proches de l’être humain pour permettre de modéliser les pathologies psychiques qui affectent l’homme, mais, en même temps, suffisamment éloignés pour que la recherche expérimentale effectuée sur eux paraisse moralement légitime, dans le cadre des règles morales actuellement en vigueur. Sur le plan philosophique, on se heurte là à l’un des grands paradoxes moraux de l’utilisation des animaux à titre expérimental : le fait qu’ils soient conc¸us comme suffisamment proches de l’homme pour des évaluations scientifiques fiables, mais suffisamment éloignés pour satisfaire les impératifs moraux. À la fois proches et lointains, selon ce qui arrange le mieux. Plus on se rapproche phylogénétiquement de l’être humain, plus la contradiction, qui existe bien déjà en filigrane chez le ver ou chez la drosophile, devient flagrante. Le fait que la recherche en psychiatrie utilise presque exclusivement des mammifères rend cette contradiction particulièrement claire.
Sensations douloureuses et limites de l’anesthésie Comme tous les phénomènes biologiques, les phénomènes liés à la douleur émergent dans le vivant par paliers [4] . On distingue notamment les paliers que sont la nociception, la douleur
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37-040-C-20 Éthique du rapport à l’animal dans la recherche en psychiatrie
et la souffrance. La nociception, qui affecte la plupart des animaux, constitue une alerte vis-à-vis des agents ou des évènements qui pourraient menacer l’intégrité de l’organisme. La douleur est définie comme une nociception liée à des manifestations émotionnelles et gérée, chez les vertébrés, par le système limbique. La souffrance est liée à des manifestations cognitives, et gérée, chez les vertébrés, par le cortex cérébral. Chez les invertébrés particulièrement évolués que sont les céphalopodes comme les pieuvres existent sans doute aussi des mécanismes de douleur et de souffrance gérés par des équivalents du système limbique ou du cortex cérébral. En ce qui concerne la souffrance, on ne parle ici que des mécanismes cognitifs de base. Nous n’entrons pas dans le domaine de la « souffrance spirituelle » que certains philosophes ont limitée à l’espèce humaine et qui, dans l’état actuel des connaissances, ne permet pas de modélisation animale. En ce qui concerne les animaux vertébrés et, depuis une date récente, les céphalopodes, la loi impose que toute recherche douloureuse soit obligatoirement effectuée sous anesthésie, sauf si la nature même de l’expérience l’interdit. Or, justement, dans la plupart des cas, les expériences visant à agir sur des pathologies mentales comme l’anxiété ou la dépression doivent être faites sur des animaux non anesthésiés et qui donc sont soumis de plein fouet à l’administration plus ou moins douloureuse de molécules psychotropes, à des privations sensorielles ou affectives ou aux suites d’interventions chirurgicales sur l’encéphale. Car, même si l’intervention chirurgicale elle-même est faite sous anesthésie, ses conséquences comportementales et psychiques ne peuvent être estimées que sur un animal non anesthésié. Par essence, la recherche psychiatrique se heurte donc aux limites de l’utilisation de l’anesthésie.
Question de la conscience Très liée à la question de la douleur, il faut aussi discuter de celle de la « conscience » [5] , que l’on peut rapprocher de la cognition que nous venons d’évoquer. Cette autre fonction essentielle qu’est la conscience se développe aussi par paliers, et, comme on vient de le voir à propos de l’anesthésie, la suppression de l’activité consciente aboutit au masquage de la sensation douloureuse. On sait, par exemple, que chez les sujets humains des interventions chirurgicales ne posent aucun problème du fait de l’anesthésie. Comme paliers principaux, les philosophes distinguent notamment la « conscience d’accès » et la conscience « autoréflexive ». La conscience d’accès fait qu’un animal a conscience de son environnement et peut, de manière volontaire, choisir ou, au contraire, éviter certains endroits ou certaines situations. La conscience « autoréflexive », c’est la « conscience d’être conscient ». Certains animaux très intelligents y ont accès comme le montre le test dit du miroir : le fait que ces animaux puissent se reconnaître dans un miroir et ne pas croire qu’ils voient là un congénère suggère qu’ils ont une certaine conscience d’eux-mêmes. Un certain nombre d’animaux invertébrés peuvent être considérés comme faiblement conscients, et on peut concevoir qu’ils présentent, en ce qui concerne le vécu de la nociception, une situation proche du patient anesthésié de notre exemple. Comme les sujets humains sous anesthésie, ils se comportent comme des individus dépourvus de cortex cérébral. Ce n’est, en aucun cas, ce que l’on peut attendre des animaux utilisés par la recherche psychiatrique. Mammifères, ils sont tous pourvus d’une conscience d’accès et les plus douées d’entre eux peuvent même accéder à une conscience autoréflexive. Dans l’état actuel des connaissances, la conscience autoréflexive a été démontrée chez les chimpanzés, les dauphins, un éléphant et une pie, donc des animaux dont l’utilisation en recherche psychiatrique est faible mais non nulle, comme en témoignent des recherches psychopharmacologiques sur des chimpanzés [6] .On sait que des démarches éthiques radicales (le projet « grands singes » [7] ) ont souhaité résoudre une partie de cette contradiction en supprimant, purement et simplement, les recherches sur les grands singes anthropoïdes et en donnant à ceux-ci les bénéfices des « droits de l’homme ». Cette proposition est encore loin de recevoir un assentiment général. En outre, en dehors des grands singes, nul ne sait encore
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quelles espèces pourront, à l’avenir, s’avérer capables de conscience autoréflexive. Sur le fond, la question éthique reste donc posée. La recherche psychiatrique sur des modèles animaux, par le fait que les troubles psychiques sont d’autant plus marqués que le psychisme est plus complexe, fait surtout appel à des animaux nécessairement conscients, voire parfois d’un haut niveau de conscience. Par là même, elle conforte sa situation particulière vis-à-vis du vécu des sensations douloureuses ou désagréables.
Pathologies provoquées Dans un certain nombre de cas (lignées de souris spontanément anxieuses ou dépressives, rongeurs qui spontanément produisent des excès ou des déficiences de certains médiateurs cérébraux, privations sensorielles précoces observées en situation naturelle, etc.), les pathologies animales visant à mimer les pathologies humaines ne sont pas provoquées, mais, dans la plupart des cas, la recherche vise par des moyens comportementaux, physiologiques ou pharmacologiques à provoquer un trouble, à provoquer une pathologie. On peut évidemment s’interroger sur la légitimité morale de rendre un animal « malade ». L’argument donné est ici l’intérêt de l’espèce humaine. Il apparaît comme légitime de dérégler l’animal pour le bénéfice de la santé humaine. Ce qui serait « mal » (dérégler l’animal) pour des raisons gratuites devient « bien », en raison d’un impératif moral compris comme d’ordre supérieur (le bénéfice de l’être humain). Divers mouvements philosophiques de défense des animaux [8] contestent cette position et affirment que le mal causé à l’animal et le bénéfice de l’homme doivent être pesés, au coup par coup, et ne pas cautionner une affirmation globale de la légitimité, permanente et sans contrôle, de l’expérimentation animale. La loi en France, et dans d’autres pays européens, a d’ailleurs un peu évolué dans ce sens, puisque maintenant les types d’expériences effectuées et les formations des chercheurs subissent différentes formes de contrôle [3] . Mais la question reste encore largement débattue entre des partisans du maintien tel quel de l’expérimentation animale, des partisans de son abolition totale et des partisans de sa limitation à certains cas et/ou d’un accroissement des contrôles [8] . Cette grande controverse éthique affecte le principe général de toute expérimentation animale en pathologie, mais elle trouve en psychopathologie, sur des animaux conscients, une illustration exemplaire.
Recherche de demain et accès au langage Un certain nombre de psychopathologies humaines, intimement liées au langage, ne peuvent actuellement trouver chez l’animal de modèle vraiment satisfaisant. Elles donnent d’ailleurs l’occasion d’une confrontation philosophique entre deux grandes conceptions de la psychiatrie : biologique ou plus spécifiquement liée au discours humain. En tant que telle, la question de l’accès au langage ne s’est pas vraiment posée dans la recherche psychiatrique sur les animaux jusqu’à aujourd’hui. Mais ce pourrait n’être pas le cas dans le futur. Au sens de l’éthologie, un langage est une forme de communication particulière, où le locuteur peut faire référence à des éléments qui ne sont plus présents dans son environnement quand il émet son message. En ce sens, le langage se distingue de la communication simple, qui ne fait référence qu’à des éléments dûment présents. Le chant des oiseaux, malgré sa complexité occasionnelle, reste du domaine de la communication simple et non du langage. Il a cependant pu être proposé comme modèle partiel de langage. Des rudiments de langage ont aussi pu être enseignés à des chimpanzés ou à des gorilles [9] . Comme ces grands singes ne disposent pas des aptitudes vocales suffisantes, ils ont été entraînés à « parler », soit avec le langage gestuel des sourds-muets, soit par l’affichage de « mots » constitués de figures géométriques arbitraires sur un écran d’ordinateur. Enfin, nul ne peut exclure l’existence de langages sommaires, non encore découverts, chez des animaux sociaux très mal connus, comme les dauphins. Certes, dans tous ces cas, il ne s’agit pas de langages comparables aux langues humaines, dans leur grande complexité EMC - Psychiatrie
Éthique du rapport à l’animal dans la recherche en psychiatrie 37-040-C-20
et leur double articulation, phonétique et sémantique, raffinée. Mais, si la recherche psychiatrique va dans ce sens, on retrouvera ici la question de l’expérimentation psychopathologique sur des animaux dont le niveau de conscience est étonnement proche du nôtre.
conscience, par la production volontaire de pathologies, voire par l’étude futuriste de pathologies du langage. Dans tous ces cas, la recherche en psychiatrie se singularise par un appel nécessaire à des sujets conscients, élevés dans leur niveau de complexité cérébrale et comportementale, et relativement proches de l’homme.
Conclusion
Références
La recherche sur les animaux vivants en psychiatrie rencontre les mêmes dilemmes moraux que la recherche biomédicale en général. Mais, parce qu’elle fait appel à des animaux relativement élevés dans l’échelle phylétique (en général des mammifères) et parce que ces animaux doivent être conscients pour pouvoir manifester des troubles comportementaux observables et permettre la mise au point d’éventuelles pratiques thérapeutiques, la recherche expérimentale sur les modèles animaux de la psychiatrie rencontre, de manière exacerbée, les problèmes éthiques qui existent déjà dans toute recherche sur des animaux vivants. Nous avons abordé la contradiction de fond qu’il y a à se dire proches des animaux pour valider des résultats expérimentaux, mais, en même temps, suffisamment distants d’eux pour que la question morale de leur utilisation ne se pose pas. Nous avons évoqué les problèmes posés par les sensations douloureuses et les limites de l’anesthésie, par le niveau de
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G. Chapouthier ([email protected]). Centre Émotion (USR 3246 CNRS) et IHPST (UMR 8590 CNRS Paris-I, École normale supérieure), Pavillon Clérambault, Hôpital Salpêtrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Chapouthier G. Éthique du rapport à l’animal dans la recherche en psychiatrie. EMC - Psychiatrie 2012;9(4):1-3 [Article 37-040-C-20].
Disponibles sur www.em-consulte.com Arbres décisionnels
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Classifications psychiatriques internationales du point de vue de la philosophie des sciences S. Demazeux Les classifications psychiatriques ont acquis, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, une importance inédite dans l’histoire de la discipline. Elles jouent aujourd’hui, en tant que manuels de référence, un rôle plus que stratégique dans la recherche, la pratique clinique et l’organisation administrative de l’institution psychiatrique. Deux grands systèmes classificatoires, relativement proches, dominent aujourd’hui le champ psychiatrique : le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), élaboré par l’Association psychiatrique américaine (APA), et la Classification internationale des maladies (CIM), élaborée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans ce chapitre, on cherche à caractériser les enjeux épistémologiques que soulèvent les classifications de référence suivant trois problèmes fondamentaux : d’abord, la forme de la classification et la méthode générale qui est mobilisée pour sa construction ; ensuite, les enjeux particuliers qui se posent en termes de validité et de fiabilité des entités diagnostiques retenues, ainsi que les critères qui justifient aux yeux des experts leur inclusion ou leur exclusion au sein de la classification ; enfin, les enjeux normatifs et socioéconomiques que soulèvent les classifications d’usage dans le discours psychiatrique contemporain. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Classifications psychiatriques ; Nosologie ; DSM ; CIM ; Philosophie des sciences
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Introduction
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Un système scientifique des maladies mentales est-il envisageable ?
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Validité à l’épreuve du consensus Fiabilité et validité des systèmes diagnostiques Trois dimensions épistémologiques du problème de la validité
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Enjeux normatifs et socioéconomiques des classifications d’usage
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Conclusion
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Introduction Les classifications psychiatriques ont acquis, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, une importance inédite dans l’histoire de la discipline. Longtemps confinées dans les traités de psychiatrie à résumer la pensée des maîtres-cliniciens sous la forme d’un système qui organise théoriquement tout le champ de la psychopathologie (il suffit de penser aux systèmes classificatoires proposés par Boissier-Sauvage, Linné, Pinel, Esquirol, Griesinger, Magnan, Kraepelin, Ey...), elles jouent aujourd’hui, en tant que manuels de référence, un rôle plus que stratégique EMC - Psychiatrie Volume 12 > n◦ 4 > octobre 2015 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(15)65108-2
dans la pratique clinique comme dans l’organisation administrative de l’institution psychiatrique. Deux grands systèmes classificatoires, relativement proches, dominent aujourd’hui le champ psychiatrique : le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), élaboré par l’Association psychiatrique américaine (APA), représente le système le plus influent, le plus innovant jusqu’ici, celui aussi qui a soulevé le plus de réticences auprès des cliniciens ; et la Classification internationale des maladies (CIM), élaborée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fournit une classification alternative un peu plus consensuelle dont la partie consacrée aux troubles mentaux s’est considérablement étoffée depuis 1992 (CIM-10). En dehors de ces deux grandes classifications, il faudrait citer les classifications nationales et certains systèmes concurrents, comme la Classification franc¸aise des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA), initiée à la fin des années 1980 sous la direction de Misès, imprégnée de psychanalyse, et qui reste très influente en France [1] ; le système OPD (Operationalized Psychodynamic Diagnostics) [2] , qui représente une tentative originale d’opérationnaliser les grandes entités psychanalytiques ; ou encore la classification chinoise des troubles mentaux, la Chinese Classification of Mental Disorders (CCMD) qui présentait certaines originalités avant de tendre aujourd’hui à se conformer aux descriptions du DSM et de la CIM. Dans ce chapitre, on s’intéresse aux deux systèmes classificatoires les plus influents aujourd’hui sur le plan international, à savoir le DSM (dont la cinquième édition, le DSM 5 a paru en
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2013) [3] et la CIM. Il s’agit de souligner combien ces deux classifications ont contribué à modifier non seulement les contours de la santé mentale depuis une trentaine d’années, mais plus fondamentalement aussi la manière dont les problèmes en psychopathologie sont pensés et discutés. Du point de vue de la philosophie des sciences, on peut considérer que les classifications psychiatriques contemporaines soulèvent trois problèmes fondamentaux. Le premier problème concerne la forme générale des classifications. Depuis 1980 et l’avènement du DSM III, un consensus s’est formé autour de l’idée que les classifications ne devaient pas être organisées théoriquement, mais seulement cliniquement, suivant les descriptions les plus claires qu’on puisse obtenir. Le vieux rêve de parvenir à une classification systématique du territoire de la pathologie mentale a laissé place à une clinique éparpillée, qui tend à la multiplication des entités cliniques. D’un point de vue épistémologique, il sera vu en quel sens l’absence de principe architectonique dans les classifications d’usage montre les limites de l’approche qu’on qualifie communément d’a-théorique depuis la troisième édition du DSM. Le deuxième problème concerne la méthodologie particulière qui sert à justifier l’inclusion de nouvelles entités dont la reconnaissance institutionnelle paraît impérieuse, ou (moins souvent) l’exclusion d’entités cliniques qui n’ont pas fait la preuve de leur utilité ou de leur validité cliniques. Quelles sont les règles qui gouvernent l’inclusion ou l’exclusion du normal et du pathologique aujourd’hui ? Le DSM comme la CIM sont des classifications de consensus entre experts, aimantées par un idéal d’objectivité scientifique (qui s’illustre dans la double quête de validité et de fiabilité), mais compromises aussi par les très nombreuses contraintes pragmatiques et économiques qui pèsent sur leur fabrication ainsi que les conflits d’intérêts qui sont potentiellement nombreux dans ce qui est devenu une industrie du soin (en particulier ce qu’on appelle le disease mongering, qui consiste à promouvoir de nouvelles entités cliniques contre espèces sonnantes et trébuchantes). Le dernier problème, enfin, concerne les enjeux normatifs et socioéconomiques des classifications d’usage. Ce dernier problème semble déborder, au sens strict, l’appréciation du statut scientifique des classifications psychiatriques. Il faut néanmoins rappeler combien le crédit scientifique qui est accordé aux classifications de référence compte dans le partage du normal et du pathologique tel qu’il est négocié, discuté ou imposé dans le discours commun sur la pathologie mentale, la manière dont les maladies mentales sont acceptées ou rejetées par la société, la manière enfin dont le discours psychiatrique justifie certains régimes de coercition (la définition des déviances sexuelles, l’hospitalisation sans consentement, la rétention de sûreté, etc.).
Un système scientifique des maladies mentales est-il envisageable ? Les deux grands systèmes classificatoires les plus influents que sont le DSM et la CIM ne reposent sur aucun grand principe organisateur. Contrairement à la table des éléments de Mendeleïev – qui constitue un modèle de perfection classificatoire, dans la mesure où chaque élément chimique trouve une place définie –, aucune classification médicale n’est jamais parvenue à organiser de manière parfaitement cohérente l’ensemble du domaine qu’elle prétend couvrir. Pendant longtemps, le modèle qui a servi de référence en médecine était la botanique, avec ses divisions en genres, espèces et sous-espèces. En 1798, Pinel, dans l’introduction à la Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine, fixait comme horizon d’une connaissance scientifique de la folie la détermination d’une classification objective et systématique des maladies de l’esprit : « Une maladie étant donnée, déterminer son vrai caractère et le rang qu’elle doit occuper dans un tableau nosologique. (...) Il faut distribuer toutes les maladies connues en classes, en ordres, en genres, en espèces, à l’exemple des botanistes » [4] .
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Cette stratégie classificatoire, inspirée des naturalistes et présentée par Pinel comme une « nécessité absolue », va prendre une inflexion originale dans le courant du XIXe siècle avec le développement de l’anatomopathologie. On cherche à rattacher les tableaux cliniques décrits à la surface du psychisme à des mécanismes étiopathogéniques sous-jacents, préférentiellement de nature organique, stratégie à l’œuvre dans l’ensemble de la médecine et que Foucault, dans Naissance de la clinique, résume en parlant des « signes de la mort » [5] . L’heure est à la systématisation et au regroupement : les nombreuses formes descriptives qu’encourageait le modèle botaniste sont rassemblées en de grandes unités nosologiques qu’on cherche à justifier par la ressemblance des tableaux cliniques et l’existence de processus physiopathologiques communs. En mettant l’accent sur le caractère évolutif des maladies, Kraepelin, dans la sixième édition de son Traité paru en 1899, regroupe ainsi l’ensemble des psychoses dites endogènes en deux grandes familles qui vont structurer toute la nosologie du XXe siècle : la démence précoce et la folie maniacodépressive. Les classifications standardisées que sont le DSM et la CIM, dans leur forme et dans leur principe d’organisation, n’ont que peu en commun avec les systèmes nosographiques légués par la tradition clinique, qui cherchaient à organiser le domaine du pathologique de manière systématique. Ils s’inscrivent dans une tradition plus pratique et plus utilitaire, celle des nomenclatures statistiques, qui commencent à être développées en Angleterre au XVIIe siècle avec Graunt (1620–1674), auteur des « tables de mortalité » à Londres, par Farr (1807–1883) ensuite, considéré comme l’un des pères de l’épidémiologie, puis par le médecin et statisticien franc¸ais Jacques Bertillon (1851–1922), auteur d’une nomenclature statistique des causes de décès bientôt connue dans le monde entier comme la « Classification Bertillon » [6] . C’est du reste cette dernière classification qui, au gré de ses révisions et améliorations successives, fournira la trame de la Classification statistique et internationale des maladies, traumatismes et causes de décès (bientôt dénommée la « Classification internationale des Maladies » [CIM en franc¸ais, ICD en anglais (International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems)]), dont l’OMS, créée en 1946, aura désormais la charge. La CIM-6, qui paraît en 1948, consacre pour la première fois une section spécifique aux troubles mentaux. De manière relativement indépendante, les psychiatres américains élaborent la première version du DSM en 1952, qui fait la synthèse de différentes classifications en usage et présente une nomenclature développée (c’est-à-dire un catalogue des principaux termes employés). La troisième édition du DSM, qui paraît en 1980, marque un tournant décisif : pour la première fois dans l’histoire de la psychiatrie, on trouve à l’intérieur d’une classification une définition précise et opérationnelle de chaque trouble mental recensé. Le DSM n’est plus ce léger fascicule réservé aux médecins hospitaliers et aux universitaires qu’était encore le DSM II : c’est un lourd manuel qui va bientôt servir de référence dans la pratique clinique la plus quotidienne, et même dans l’enseignement et la formation des médecins. En 1992, la CIM-10 emboîte le pas au DSM en adoptant ses grandes lignes méthodologiques (tout en présentant certaines particularités, comme de distinguer une classification destinée à la pratique et une autre à la recherche). Aujourd’hui, tandis que le DSM 5 vient d’être publié en 2013 (la traduction franc¸aise doit paraître en 2015) et que la CIM-11 est prévue pour 2017, l’autorité disciplinaire de ces deux classifications n’a jamais été aussi grande, bien que leurs fondations scientifiques demeurent très fragiles. Sur le plan méthodologique, la particularité de ces deux systèmes classificatoires est d’adopter une stratégie a-théorique. Cette stratégie originale a été élaborée et mise en œuvre dans le DSM III. Mais contrairement à une légende urbaine, les auteurs du DSM III n’ont jamais été naïfs au point de croire qu’il n’y avait aucun engagement théorique dans les descriptions cliniques qu’ils fournissaient. Ils partaient simplement du constat que, si un consensus pouvait être établi parmi les cliniciens, on avait plus de chance de le trouver au niveau des descriptions de surface des tableaux cliniques qu’au niveau des modèles théoriques sous-jacents, qui sont nombreux et contradictoires. La stratégie « a-théorique » reposait sur la volonté d’adopter, autant que EMC - Psychiatrie
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faire se peut, une position de « neutralité théorique » [7] eu égard aux hypothèses étiologiques, à une époque où il existait plus d’une trentaine de systèmes nosologiques concurrents [8] . Cette recherche de neutralité théorique s’est imposée comme une évidence dans le processus d’élaboration de la section de la CIM-10 consacrée aux troubles mentaux. Les auteurs de la CIM, conscients de devoir concilier les avis et les habitudes de cliniciens provenant de près de 200 pays, se sont indirectement réclamés de la même stratégie, en soulignant le caractère purement descriptif des tableaux proposés qui ne comportent « aucune référence théorique » [8, 9] . Si la stratégie a-théorique présente quelques atouts, elle montre de nombreuses limites, la principale étant qu’elle n’a permis à ce jour de faire aucune découverte décisive en psychiatrie. Les auteurs du DSM eux-mêmes reconnaissent désormais sa faiblesse heuristique [10] , et d’aucuns prônent même le retour aux classifications explicitement théoriques. C’est le cas du projet Research Domain Criteria (RDoC), lancé aux États-Unis en 2009 par le National Institute of Mental Health (NIMH), et qui a pour ambition de refonder l’ensemble de la clinique psychiatrique à partir des neurosciences comportementales. Le projet RDoC, destiné exclusivement à la recherche – et dont les éventuelles applications en clinique ne verront certainement pas le jour avant plusieurs décennies –, prend le contre-pied du DSM sur plusieurs points méthodologiques fondamentaux : il épouse une stratégie bottom-up qui part des sciences fondamentales (au lieu d’une approche top-down partant de la clinique) ; il se revendique d’une approche dimensionnelle (au lieu de l’approche catégorielle du DSM) autour de « construits théoriques » (au lieu de l’approche classique syndromique) ; il vise enfin à l’intégration des sciences du comportement et des neurosciences à la fois sur le plan du normal et du pathologique (contrairement au DSM qui se focalise sur le domaine du pathologique).
Validité à l’épreuve du consensus Fiabilité et validité des systèmes diagnostiques Le DSM et la CIM sont des classifications de consensus élaborées par des groupes d’experts, avec des différences considérables dans les modalités de révision ainsi que dans les budgets qui y sont consacrés. Le budget alloué par l’OMS à la révision de la CIM est très faible comparé aux 25 millions de dollars qui ont été dépensés par l’APA pour fabriquer le DSM 5. Au rebours des anciens systèmes nosologiques, qui tenaient principalement leur autorité de la réputation de leur(s) auteur(s), la fabrication des classifications standardisées tient à la fois du compromis clinique et du consensus scientifique. Dans le sillage de l’evidence-based medicine (EBM) – et même, dans le cas du DSM III, en ayant d’une certaine manière précédé son développement –, les preuves tirées des revues de littérature scientifique, mais aussi la recherche de l’utilité clinique et le respect des habitudes cliniques, sont au centre du modus operandi des révisions organisées à intervalles réguliers, tous les dix ou 15 ans. La nécessité de justifier, par la littérature scientifique, toute proposition de modification dans la classification est une force (comment concilier sinon les divergences de vue entre écoles théoriques rivales ?) mais elle constitue dans le même temps une grande faiblesse, la littérature scientifique en psychiatrie étant éparse et contradictoire et ses résultats régulièrement biaisés par ce que les auteurs anglo-saxons appellent le funding bias (le biais du financement des études, qui repose sur l’observation que les résultats des études publiées sont le plus souvent conformes aux intérêts de leurs sources de financement, tout spécialement lorsqu’elles impliquent l’industrie pharmaceutique). Depuis une trentaine d’années, on peut constater que cet appui sur la littérature scientifique tend, assez paradoxalement, à ce que les classifications, au fil de leurs révisions successives, deviennent plus conservatrices qu’innovantes : les preuves scientifiques manquent et la prudence commande. De manière générale, une bonne classification se doit d’être fiable, au sens où elle doit permettre à des cliniciens différents, EMC - Psychiatrie
quels que soient le lieu et le mode d’exercice (quelle que soit aussi la langue dans laquelle elle est traduite) de poser un même diagnostic pour un même patient. Mais la meilleure justification proprement scientifique d’une classification, c’est bien entendu sa validité, c’est-à-dire sa capacité à proposer un découpage qui ne soit pas arbitraire, mais qui reflète une certaine réalité nosologique. Or quels sont les meilleurs gages de « validité » d’une classification psychiatrique ? Idéalement, faisait remarquer le psychiatre anglais Kendell, « les diagnostics les plus valides sont ceux dont l’étiologie est connue », ce qui implique évidemment que « la méthode la plus efficace pour établir la validité d’un syndrome clinique est d’élucider son étiologie » [11] . Toute la difficulté, néanmoins, est qu’aucune étiologie en psychiatrie n’a été clairement résolue, et que nous n’avons au mieux que des hypothèses ou des pistes étiologiques. C’est précisément ce constat qui avait motivé l’adoption d’une stratégie de neutralité théorique dans le DSM, en se prévalant du « modèle médical » de validation des entités cliniques tel qu’il fut défendu par Robins et Guze en 1970 [12] . Ce modèle, d’abord proposé pour éprouver la validité du diagnostic de schizophrénie, fut ensuite étendu, avec les critères de Feighner en 1972 [13] , à l’étude des autres grandes catégories de troubles mentaux. Il repose sur cinq « phases » de consolidation de la validité des entités cliniques : • la description clinique ; • les études de laboratoires ; • le diagnostic différentiel ; • les études de suivi ; • les études d’agrégation familiale. C’est ce modèle de validation que les auteurs du DSM III reprendront à leur compte. Concernant la fiabilité des diagnostics, de nombreuses études dans les années 1950 et 1960 avaient mis en évidence que les taux d’accords entre cliniciens sur un même diagnostic étaient souvent très faibles pour n’importe quelle catégorie diagnostique : d’un hôpital à l’autre, il n’était pas rare d’observer que la prévalence d’une maladie grave comme la schizophrénie pouvait varier du simple au double. L’indice statistique kappa, mis au point par le psychologue Cohen en 1960, offrit un moyen efficace de mesurer et de comparer ces taux d’accords. Le raisonnement des concepteurs du DSM III était dès lors le suivant : la fiabilité diagnostique est indéniablement une condition nécessaire (mais non suffisante) pour qu’une classification puisse être dite valide. C’est en effet une exigence minimale attendue d’une classification qu’elle fournisse les moyens d’identifier correctement ce qu’elle recense, si l’on veut pouvoir dire d’elle qu’elle est valide. « Validus » en latin, c’est ce qui est solide, ce qui est sain, bien portant. Or l’une des premiers critères de solidité de n’importe quel système classificatoire, c’est de refuser les ambiguïtés et les imprécisions. D’où l’idée que la fidélité interjuges ou fiabilité est une qualité première et primordiale (« reliability » en anglais désigne de manière large la qualité d’un instrument sur lequel on peut compter, auquel on peut se fier ; sa traduction par « fiabilité » plutôt que par « fidélité interjuges » offre l’avantage de pointer le fait que cette qualité est pensée comme une propriété intrinsèque de l’instrument). Toute la difficulté, néanmoins, est qu’un gain de fiabilité grâce aux mesures kappa n’est pas forcément gage d’un gain de validité : on peut s’accorder précisément sur la définition d’une licorne, cela ne la rendra pas plus « vraie ». Concernant le DSM, la difficulté fut historiquement double. Non seulement les progrès espérés dans la fidélité interjuges ne furent pas spectaculaires [14] , mais il a vite été reproché au DSM III que sa recherche obstinée de fiabilité ait conduit à une diminution plutôt qu’à une augmentation de la validité de nombreuses catégories diagnostiques. C’est l’objection la plus souvent adressée au DSM : à trop vouloir simplifier la clinique pour rendre sa pratique plus homogène, le DSM aurait fini par la caricaturer. La finesse et le tact clinique auraient été sacrifiés sur l’autel de la standardisation clinique. L’objection est forte et ne manque pas de pertinence, à condition néanmoins de bien en mesurer la contrepartie. Car qui donc peut se prétendre le garant d’une clinique fine, sophistiquée et pleine de tact ? L’autorité épistémique de quelques grandsmaîtres cliniciens est-elle préférable à celle de la communauté des experts scientifiques ? Et que conclure du fait que, dans la
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pratique quotidienne, les premières impressions cliniques sont souvent déterminantes dans le jugement diagnostique [15] ?
“ Point important Une étude célèbre, menée par Gauron et Dickinson en 1969, avait établi que les cliniciens se font généralement une idée très rapide de leur diagnostic, dès la première minute du premier entretien. Les auteurs montraient par ailleurs que le diagnostic était d’autant plus assuré et fiable (reliable) qu’on se focalisait sur cette période très précoce de l’entretien. Ce type de résultats, qui semble confirmer le vieux principe suivant lequel la « première impression » est décisive lors d’un entretien clinique, soulève beaucoup d’interrogations sur les modalités cognitives du jugement diagnostique : repose-t-il sur une forme de raisonnement ou de calcul, ou repose-t-il plutôt sur une forme d’intuition ?
Le problème de la validité n’est pas un problème auquel on échappe facilement, sauf à accepter que la décision du psychiatre soit laissée à l’arbitraire du jugement singulier ou à celui des écoles cliniques rivales. D’une certaine manière, cela a longtemps été le cas : le clinicien, fort de son expérience ou de son autorité académique, était considéré comme seul juge et responsable du regard clinique qu’il portait sur la condition du patient. Pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire. Les querelles acharnées, entre psychanalystes et comportementalistes, qui touchent au diagnostic de l’autisme (et les pratiques qui y sont associées) ne sont qu’un exemple parmi beaucoup d’autres des enjeux très lourds liés à la question de la validité diagnostique.
Trois dimensions épistémologiques du problème de la validité Le problème de la validité diagnostique est un problème majeur qui présente trois dimensions principales : technique, axiologique et ontologique. D’un point de vue technique, on se contentera ici de rappeler la diversité des définitions et des indicateurs de validité qu’on rencontre dans la littérature scientifique : validité de surface ; validité descriptive ; validité de contenu ; validité critérielle ; validité prédictive ; validité procédurale ; etc. [16] . Chaque type de validité apparaît comme une garantie d’objectivité et de bien-fondé des catégories diagnostiques. À noter que les deux meilleurs indicateurs scientifiques de validité d’une catégorie nosologique sont assurément : • la mise en évidence du processus étiopathogénique sous-jacent (validité critérielle, qui permet de corréler le diagnostic posé à des causes clairement identifiables) ; • et sa capacité à formuler un pronostic (validité prédictive). Malheureusement, en psychiatrie tout spécialement, ces deux types d’indicateurs sont quasiment absents. Aucun biomarqueur ni aucun mécanisme psychopathogénique n’a encore été découvert de manière irréfutable, malgré les efforts considérables fournis depuis plusieurs décennies ; quant à la valeur prédictive des diagnostics psychiatriques, elle reste relativement faible et n’est pas isolable des « effets de boucle » qui sont caractéristiques de toute classification humaine (le fait, bien décrit par le philosophe Hacking [17] , que les individus ne sont pas indifférents à la manière dont ils sont classés, et qu’ils sont toujours en ce sens, au regard des classifications, des « cibles mouvantes »). D’un point de vue axiologique, un problème se pose en psychiatrie qui ne se pose peut-être pas avec la même acuité dans les autres branches de la médecine (et certainement pas dans les classifications des naturalistes) : peut-on évacuer en clinique tout jugement de valeur ? Il s’agit là d’un problème philosophique subtil mais
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important. L’idéal d’objectivité scientifique consiste, traditionnellement, à adopter un point de vue entièrement coupé des intérêts humains : reconnaître que « cet arbre est un chêne » est le résultat d’un jugement cognitif qui ne fait entrer en ligne de compte, à aucun moment, un jugement de valeur. Et on peut considérer qu’il en va de même quand un médecin diagnostique, par exemple, une varicelle ou une tuberculose. Mais cet idéal d’objectivité est-il atteignable quand il s’agit de porter un jugement sur la souffrance d’autrui, sur son degré d’anxiété, sur ses rapports familiaux, sur la détérioration de son fonctionnement social, sur ses mécanismes de déni, sur sa capacité de résilience, etc. ? N’importe quel clinicien sait (ou devrait savoir) que ses jugements cliniques ne sont jamais « purs », qu’ils sont toujours investis, non seulement de présupposés cliniques et d’orientations théoriques, mais aussi de préjugés sociaux, genrés ou culturels. Autrement dit, peut-on définir en psychiatrie un modèle d’objectivité clinique qui mette en évidence (au lieu de les masquer, comme c’est trop souvent le cas) les jugements de valeur – sans parler des jugements moraux – impliqués dans la relation médecin–patient ? Quelle place fautil par ailleurs accorder aux rapports affectifs complexes qui se jouent au cours d’une relation thérapeutique (ce que les psychanalystes appellent le transfert) ? Comment enfin tenir compte des variations culturelles importantes qui existent dans l’expression des troubles mentaux, et comment intégrer ces particularités de manière pertinente et cohérente dans une classification standardisée ? [10] . Un troisième problème philosophique, concernant la question de la validité, est d’ordre ontologique. Le « modèle médical » de la pathologie mentale (par opposition au modèle psychologique, au modèle psychodynamique, au modèle systémique, au modèle socioculturel, etc.) est-il vraiment le meilleur modèle théorique ? Et à l’intérieur même du paradigme médical, doit-on privilégier l’approche classique dite « catégorielle », ou devrait-on encourager les approches « dimensionnelles » ? Chaque camp a pour lui certaines évidences attachées à l’exercice clinique : les partisans de l’approche catégorielle, sans nier le caractère souvent artificiel et arbitraire des frontières diagnostiques, insistent sur le fait que les cliniciens ont besoin de catégories claires pour agir ; les partisans des approches dimensionnelles insistent quant à eux sur la continuité fondamentale qui existe entre le normal et le pathologique. Les premiers insistent sur l’utilité clinique des catégories diagnostiques, au risque de leur réification ; les seconds insistent sur la flexibilité des dimensions, au risque de perdre tout repère d’intervention légitime en psychiatrie. Les questions du risque suicidaire, ou encore celui du deuil compliqué, fournissent des exemples de ces difficultés inhérentes à chaque position ontologique. Les enjeux épistémologiques sous-jacents au problème de la validité se résument finalement à une question très simple : qu’est-ce qu’un bon diagnostic ? S’agit d’un jugement qui décrit un processus réel (approche réaliste) ? S’agit-il de poser une étiquette abstraite et artificielle sur des maux toujours singuliers (approche nominaliste, qui soulève le problème de la légitimité scientifique du discours psychiatrique) ? S’agit-il de poser un diagnostic qui ne cherche qu’à produire de bons effets thérapeutiques (approche qu’on pourrait qualifier de conséquentialiste ou d’instrumentaliste, qui relativise l’importance du problème de la validité en psychiatrie) ? Ces trois grandes attitudes ou approches ontologiques sont très partagées parmi les cliniciens, mais rarement de manière explicite et réfléchie.
Enjeux normatifs et socioéconomiques des classifications d’usage La très grande autorité que le DSM puis la CIM ont acquise à partir des années 1980 et 1990 soulève des questionnements et des défis nouveaux. Ces classifications sont souvent accusées d’avoir introduit une novlangue qui simplifie abusivement le travail clinique et bloque la bonne compréhension des phénomènes psychopathologiques. Rédigées initialement en anglais, et destinées à être traduites dans de nombreuses langues, le EMC - Psychiatrie
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DSM et la CIM ont été amenées à se fixer certaines contraintes, comme le fait de privilégier les phrases courtes, d’éviter les termes imprécis, les expressions familières ou jargonneuses, les métaphores, les expressions conditionnelles, les formes possessives, etc. [18] . Dans le même temps, et précisément grâce à ces contraintes, il est indéniable que les classifications de référence ont apporté des effets bénéfiques : elles ont permis à l’épidémiologie psychiatrique de combler le retard considérable qu’elle accusait par rapport aux autres branches de l’épidémiologie ; elles favorisent aujourd’hui les comparaisons des résultats et des pratiques cliniques sur le plan international ; elles permettent de tester des modèles généraux des maladies mentales tout en appréciant le poids de certaines singularités culturelles. De manière générale, on peut dire qu’elles permettent la mise en « réseau » de la pluralité des intérêts épistémiques qui motivent la recherche en psychiatrie [19] . L’hégémonie des classifications internationales a par ailleurs produit un nouveau régime de négociation du normal et du pathologique qui rompt radicalement avec le régime discursif traditionnel en psychiatrie, où la norme était imposée d’en haut. Désormais, de nombreux acteurs interviennent dans le processus même de fabrication des classifications : les experts d’abord, mais aussi les cliniciens provenant de différents horizons, les décideurs politiques, les gestionnaires, et même – c’est un phénomène nouveau et important – les patients et les associations de patients (qui sont de plus en plus intégrés à l’intérieur des groupes de révision). Ce nouveau régime normatif produit des effets positifs et négatifs dans tous les domaines du champ social de la santé mentale, que ce soit sur le plan de la formation clinique, dans les choix des thérapeutiques proposées, dans la prise en charge financière par les assurances privées ou publiques, dans la gestion politique des systèmes de santé, dans la définition des programmes de prévention, dans les décisions de justice, dans la reconnaissance professionnelle des médecins, dans les revendications des patients, et même dans la culture populaire. Les classifications de référence contribuent à l’internationalisation et la globalisation du discours psychiatrique, dont les effets socionormatifs sont très complexes et peuvent présenter des aspects très différents d’un pays à l’autre. Car si, d’une manière générale, on peut dire que la CIM et le DSM contribuent à renforcer l’homogénéisation au niveau mondial des idiomes de souffrance en psychopathologie (c’est-à-dire la manière dont les expressions de souffrance psychique sont reconnues comme légitimes aux yeux de la société et appellent un traitement spécifique par un professionnel de la santé), il est important de souligner que ces classifications peuvent produire des effets très différents suivant les contextes culturels ou institutionnels où ils sont implantés. Pour ne prendre que deux exemples, la reconnaissance dans les années 1980 du PTSD (post traumatic stress disorder ou état de stress post-traumatique [ESPT] en franc¸ais) aux États-Unis, qui a conduit à son inclusion dans le DSM III, ne peut pas être bien comprise si l’on perd de vue les enjeux spécifiques liés à la prise en charge sociale et médicale des anciens combattants dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis [20] . Autre exemple, la reconnaissance tardive de la dépression au Japon comme véritable maladie mentale (et non comme simple expression d’une faiblesse morale), à partir des années 1980, doit autant à l’influence diffuse du DSM III et des laboratoires pharmaceutiques qu’à une prise de conscience collective des souffrances psychiques engendrées par des conditions de travail harassantes [21] .
décisions en santé publique. Les classifications standardisées piègent assurément le discours psychiatrique en lui fournissant une unité de fac¸ade. Mais la nature et la viabilité des parades proposées par certains cliniciens restent souvent très allusives. Il conviendrait ensuite, de manière plus fondamentale, de développer les recherches empiriques sur les usages du diagnostic en psychiatrie. Les études en méthodologie diagnostique, qui étaient fréquentes dans les années 1950 et 1960, représentent malheureusement un domaine négligé de la recherche contemporaine : quelle est la fiabilité des diagnostics (avec ou sans l’usage d’une classification de référence) en France ? Comment le clinicien procède-t-il pour établir concrètement son diagnostic ? Suit-il un raisonnement inférentiel, ou s’appuie-t-il sur une forme d’intuition diagnostique ? Quelle est la part des présupposés essentialistes dans ses raisonnements ? À partir de quel moment, au cours de l’entretien, se sent-il capable de fixer un diagnostic avec une confiance raisonnable ? Une pratique clinique « sans diagnostic » est-elle souhaitable et envisageable ? Voilà autant de questions qui permettraient, par-delà les débats stériles, de mieux comprendre la subtilité et la fragilité du jugement diagnostique en psychiatrie, et la nécessité ou non des classifications standardisées en psychiatrie.
“ Points essentiels • Les classifications standardisées que sont le DSM et la CIM s’inscrivent dans la tradition pratique et utilitaire des nomenclatures statistiques. • La stratégie « a-théorique » du DSM consiste dans la recherche de « neutralité théorique » des tableaux cliniques proposés. Elle n’a pas permis de faire jusqu’à aujourd’hui de grandes découvertes scientifiques et a favorisé la multiplication des entités cliniques. • La fiabilité diagnostique (ou fidélité interjuges) est une condition nécessaire mais non suffisante de la validité d’un système classificatoire. • Le DSM et la CIM ont produit un nouveau régime très complexe de négociation du normal et du pathologique en psychiatrie.
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
Références [1] [2] [3] [4]
Conclusion
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Loin de la résignation passive qu’elles suscitent ou de la diabolisation dont elles font trop souvent l’objet, particulièrement en France, il convient de replacer les classifications internationales au centre des questionnements complexes qu’elles soulèvent dans le champ contemporain de la santé mentale. Il conviendrait d’abord de mieux apprécier, de manière empirique, le poids et la variété de leur usage en France, que ce soit en pratique clinique, dans la recherche, dans la formation des cliniciens ou dans les
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Misès R, Quemada N. La classification franc¸aise des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent : présentation générale. Ann Med Psychol 2002;160:210–2. OPD Task Force. Operationalized Psychodynamic Diagnostics OPD2. Manual of Diagnostics and treatment planning, Hogrefe & Huber Pub; 2008. American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. 5th ed Arlington, VA: APA; 2013. Pinel P. Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la médecine. Paris: J. A. Brosson; 1798. Foucault M. Naissance de la clinique. Paris: Quadrige, PUF; 2003. Fagot-Largeault A. Les causes de la mort, histoire naturelle et facteurs de risque. Paris: Vrin; 1989. Wakefield JC. Philosophy of science and the progressiveness of the DSM’s theory-neutral nosology: response to Follette and Houts, part 1. Behav Res Ther 1999;37:963–99. Stengel E. Classification of mental disorders. Bull WHO 1959;21:601–3. OMS. Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement. descriptions cliniques et directives pour le diagnostic (CIM-10). Paris: Elsevier Masson; 1993.
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S. Demazeux, Maître de conférences en philosophie ([email protected]). Laboratoire SPH, Université Bordeaux Montaigne, Domaine universitaire, Esplanade des Antilles, 33607 Pessac, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Demazeux S. Classifications psychiatriques internationales du point de vue de la philosophie des sciences. EMC - Psychiatrie 2015;12(4):1-6 [Article 37-065-A-30].
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EMC - Psychiatrie
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Classifications du handicap F. Chapireau Après avoir introduit les définitions et les objectifs des classifications, l’article présente trois classifications du handicap : la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH ou CIH) publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1980, remplacée en 2001 par la Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF), et la classification québécoise intitulée Processus de production du handicap (PPH). Pour chacune sont analysés le contenu, les objectifs et le cadre conceptuel. La réception en France des deux classifications de l’OMS est décrite, notamment pour l’application et la pertinence de ces classifications en psychiatrie dans les pays francophones. La CIF est présentée de manière plus approfondie, car c’est la référence internationale en vigueur, mais aussi parce qu’elle fait l’objet de malentendus. Une brève discussion évoque les priorités des concepteurs de la CIF et les risques liés à ces priorités. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Classification ; Handicap ; CIH ; CIF ; PPH
Plan ■
Introduction : qu’est-ce qu’une classification ?
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Classification internationale du handicap (CIH) Contenu de la CIH Réception de la CIH en France
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Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) Contenu de la CIF Synthèse du modèle médical et du modèle social Universalisme Limites classificatoires de la CIF Réception de la CIF en France
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Processus de production du handicap
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Discussion
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Introduction : qu’est-ce qu’une classification ? Selon la norme ISO 17115, une classification est « un ensemble complet de catégories mutuellement exclusives en vue d’agréger des données à un niveau de spécialisation défini à l’avance et dans un but précis ». Pour les sociologues Bowker et Star, il existe un écart irréductible entre la représentation idéale des classifications et leur réalité enracinée dans la vie sociale [1] : « dans la vraie vie aucun des systèmes classificatoires que nous avons étudiés ne remplit ces conditions “simples” et nous doutons qu’aucun le pourra jamais ». Lors de la construction de la classification, puis de sa mise en œuvre, les acteurs concernés agissent pour qu’elle produise les effets de leur choix. Dès 1990, Sartorius dit combien son activité de coordinateur pour la rédaction du chapitre des troubles mentaux et des troubles du comportement de la dixième révision de la Classification interEMC - Psychiatrie Volume 13 > n◦ 3 > juillet 2016 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(16)65109-X
nationale des maladies (CIM-10) à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été dominée par la recherche de compromis [2] . Il explique le grand nombre de classifications diagnostiques dans le monde par plusieurs facteurs, dont la quête de légitimité. Une nouvelle classification n’apporte pas seulement un gain financier, mais surtout le prestige et l’influence : « le gain financier qui peut être obtenu en produisant [une classification] puis en touchant les droits d’auteur n’explique que partiellement ce développement. La rivalité sans précédent entre professions dont chacune estime qu’elle sera légitimée lorsqu’elle aura sa propre classification peut aussi être évoquée pour en expliquer la cause ». Pour l’épidémiologiste britannique Copeland [3] , une classification est « faite par l’homme et n’est pas dans la nature », de sorte que chacune se définit par le type d’opération intellectuelle d’abstraction sur laquelle elle repose. La pertinence d’une opération d’abstraction dépend de l’usage auquel est destinée la classification, c’est-à-dire de son objectif. Il peut et il doit donc y avoir « plusieurs définitions dans le même domaine d’intérêt », et « il y aura autant de classifications qu’il y aura d’objectifs ». Bowker et Star, Sartorius et Copeland parlent des personnes pour qui les outils catégorisant des faits pertinents les uns par rapport aux autres ont une place primordiale dans leur pratique professionnelle, même si ces acteurs peuvent nourrir le désir d’en tirer secondairement prestige et influence. Pour certains acteurs du domaine du handicap, l’ordre des priorités est inverse. Leur but premier n’est pas pragmatique mais social : les classifications sont d’abord une arme pour faire progresser certaines idées et les usages sociaux qui leur sont liés. Il s’agit de faire évoluer la société.
Classification internationale du handicap (CIH) Contenu de la CIH La Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (ou désavantages sociaux), désignée sous le sigle CIH en France et CIDIH au Québec, a été élaborée par l’OMS sous la
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direction de l’épidémiologiste et rhumatologue britannique Wood [4, 5] . L’OMS l’a adoptée en 1976. La publication a eu lieu en anglais en 1980, en franc¸ais en 1988. Un glossaire a paru en 1980 [6] . Elle porte en sous-titre « un manuel des conséquences des maladies ». L’optique d’ensemble est celle de la santé publique. La première phrase du manuel l’annonce : il s’agit de réunir des informations en vue de réduire le « décalage entre ce que les services de santé devraient permettre et ce qu’ils permettent réellement ». Le besoin de cette classification vient du constat que le diagnostic ne suffit pas pour décrire l’état de santé d’une personne. Ainsi, deux personnes pour qui a été porté le diagnostic de schizophrénie peuvent avoir des conditions de vie totalement différentes : l’une pourra travailler et rencontrer son psychiatre chaque mois, tandis que l’autre ne pourra pas quitter l’hôpital en raison de son incapacité à assurer ses soins élémentaires. De plus, ces conditions évolueront dans le temps. La CIH se propose donc de décrire les « dimensions des expériences liées à la santé, complémentaires à celles du concept de maladie ». L’état de santé est abordé simultanément sur quatre plans d’expérience en relation les uns avec les autres. Les phénomènes morbides ou psychopathologiques se situent sur le plan de la maladie. C’est là qu’est posé le diagnostic. Viennent ensuite les atteintes d’organes ou de fonctions, que les traducteurs franc¸ais ont appelées « déficiences ». Les limitations des gestes et activités de la vie ordinaire concernent la personne engagée dans une tâche. On les appelle « incapacités ». Le mot est à prendre dans son sens littéral de ne pas être capable de telle ou telle action. Enfin, les limitations au libre exercice des rôles sociaux sont appelées le « handicap », ou « désavantage social », dans ses diverses dimensions (le besoin d’aide humaine, la mobilité, l’occupation, le réseau social, les ressources financières). Les traducteurs franc¸ais ont modifié le texte en appelant handicap l’ensemble des trois plans : déficiences, incapacités et désavantages sociaux. Souvent, le modèle de la CIH est présenté sous la forme du schéma tiré du manuel de l’OMS dont Wood dit qu’il ne représente qu’une partie de la réalité : maladie → déficience → incapacité → désavantage social L’ensemble de la démarche implique une causalité multifactorielle et un partenariat pour les aides et les soins : « Ainsi, les déficiences sont principalement le souci des services médicaux, les incapacités des structures de réhabilitation, et le handicap des dispositifs de protection sociale et des domaines plus larges de politique sociale, comme ceux qui touchent à l’éducation, l’emploi, le transport et le logement. C’est sur ce plan que la CIH apporte presque certainement sa contribution la plus profonde. » [7]
Réception de la CIH en France Dès le début des années 1980, les épidémiologistes spécialistes des personnes âgées ont recours à la CIH pour effectuer des enquêtes en population générale, en Haute-Normandie [8] , puis en Aquitaine [9] , afin d’en déduire des préconisations de santé publique. Ils écrivent : « Pour diminuer le handicap, le système de soins peut offrir deux types de réponses : d’une part, les actions médico-techniques qui agissent sur les déficiences anatomiques ou physiologiques [...], d’autre part les interventions sur l’environnement ; celles-ci visent [...] à agir en aval pour rendre l’environnement du sujet plus tolérant de fac¸on à lui permettre malgré tout de “fonctionner” encore de fac¸on acceptable dans son cadre de vie. » Ces travaux ont joué un rôle important d’aide à la décision [10, 11] . Toujours dans le domaine de l’épidémiologie de santé publique, l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » (HID) est organisée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en 1998, sur un vaste échantillon national représentatif, à la fois en ménages et en établissements avec hébergement. En 2000 a lieu un deuxième passage auprès des mêmes personnes. C’est la première grande enquête franc¸aise de ce type. Grâce à Mormiche, son coordinateur, les chercheurs ont participé à l’enquête dès sa préparation, de sorte que les travaux ont été nombreux, pour la recherche et pour l’aide à la décision. Plusieurs publications ont concerné la psychiatrie [12–15] .
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Dans le domaine administratif, l’influence de la CIH porte principalement sur le vocabulaire sans beaucoup modifier les organisations. L’arrêté du 4 mai 1988 (ministère de la Santé), repris en termes identiques par le ministère de l’Éducation nationale le 9 janvier 1989, fixe la nomenclature pour le recueil des informations administratives ; elle est très proche de la CIH, mais elle ne doit s’appliquer qu’aux « personnes déjà reconnues handicapées [par les organismes compétents] » et seul le chapitre des déficiences est utilisé, à l’exclusion de l’incapacité et du désavantage social. Le nouveau guide-barème des commissions départementales d’éducation spéciale (CDES) et des commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) (décret n◦ 93-1216 du 4 novembre 1993 modifié par le décret n◦ 20071574 du 6 novembre 2007) conserve les déficiences comme têtes de chapitres, tout en invitant pour chacune à tenir compte des incapacités et des désavantages sociaux. Le résultat de cette formule est que le barème traite le handicap comme un tout homogène, sans séparer des niveaux distincts. On note que la CIH reste utilisée, alors qu’elle est remplacée par la Classification internationale du fonctionnement (CIF) depuis 2001. La classification des handicaps en pathologie mentale de l’enfant et de l’adolescent est publiée en 1994 par un groupe de chercheurs autour de Misès et Quémada. Elle est entièrement issue de la CIH [16] . Un chapitre est ajouté pour décrire les conséquences des troubles sur la qualité de vie familiale. Cette classification a été utilisée dans des études sur l’autisme [17–19] . La loi n◦ 96-1076 du 11 décembre 1996 tendant à assurer une prise en charge adaptée de l’autisme distingue le syndrome autistique du handicap qui en résulte. Son exposé des motifs fait référence à la CIH : « Toute personne atteinte du handicap résultant du syndrome autistique et des troubles qui lui sont apparentés bénéficie, quel que soit son âge, d’une prise en charge pluridisciplinaire qui tient compte de ses besoins et difficultés spécifiques. Adaptée à l’état et à l’âge de la personne et eu égard aux moyens disponibles, cette prise en charge peut être d’ordre éducatif, pédagogique, thérapeutique et social. »
Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) Contenu de la CIF À la suite d’un long processus de révision [20] , la CIF a été adoptée par l’OMS en 2001 [21, 22] . Elle repose sur plusieurs principes : (1) elle définit des composantes de la santé ; (2) elle effectue la synthèse du modèle médical et du modèle social ; (3) elle est d’application universelle ; (4) elle est formulée en termes neutres ; et (5) l’environnement est abordé explicitement. La classification comporte deux parties, comprenant chacune deux composantes de la santé : • partie 1 « Fonctionnement et handicap » : ◦ (a) fonctions organiques et structures anatomiques, ◦ (b) activités et participation ; • partie 2 « Facteurs contextuels » : ◦ (a) facteurs environnementaux, ◦ (b) facteurs personnels. Le seul diagramme du manuel (p. 19) situe trois éléments sur une ligne : l’organisme (les fonctions organiques et les structures anatomiques), l’activité et la participation. Chacun des trois agit sur son voisin comme l’indiquent les flèches à deux directions qui les joignent. Au-dessus de cette ligne se trouve le problème de santé (trouble ou maladie), en relation bidirectionnelle avec chacun des trois éléments, et au-dessous sont placés les facteurs contextuels qui sont eux aussi reliés à chacun des trois éléments. Ce schéma semble une modification de celui de la CIH. Toutefois, une note en bas de page précise qu’« il est certainement possible d’utiliser d’autres représentations ». Cette mise en garde doit être prise au sérieux. La CIF est souvent citée, mais plus rarement analysée, de sorte que présenter la CIF, c’est d’abord dissiper les EMC - Psychiatrie
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malentendus qui l’entourent [23] . En particulier, il faut comprendre pourquoi une seule et même liste sert à coder à la fois les activités et la participation.
Synthèse du modèle médical et du modèle social La CIF repose sur l’intégration de deux modèles conceptuels du handicap et du fonctionnement. Le premier est le modèle médical, selon lequel « le handicap est perc¸u comme un problème de la personne », et le second est le modèle social dans lequel « le handicap est perc¸u comme étant principalement un problème créé par la société ». Dans un cas, « les soins médicaux sont perc¸us comme la principale question et, au niveau politique, la principale réponse est de modifier ou de réformer les politiques de santé », alors que dans l’autre, « c’est la responsabilité collective de la société dans son ensemble d’apporter les changements environnementaux nécessaires pour permettre aux personnes handicapées de participer pleinement à tous les aspects de la vie sociale ». « La CIF repose sur l’intégration de ces deux modèles antagonistes. » Les modalités de cette intégration ne sont pas expliquées avant la fin de l’ouvrage, dans le guide de codage. Elles sont tout à fait absentes de l’introduction, ce qui explique la fréquence des malentendus à propos de la CIF. La liste unique correspondant à la composante « activité et participation » n’a pas de sens en l’état : « Chaque code doit être accompagné d’au moins un code qualificatif. Sans ces derniers, les codes principaux n’ont aucune signification. » Les codes qualificatifs qui donnent sens à la classification sont la capacité et la performance. La capacité décrit ce qu’une personne pourrait faire dans un environnement neutre, et la performance ce qu’elle fait effectivement dans son environnement concret. L’écart entre ce que la personne pourrait faire et ce qu’elle réalise effectivement est produit par l’environnement et seulement ainsi : « l’écart entre capacité et performance reflète la différence d’impact entre environnement usuel et environnement standard. Elle constitue ainsi un guide utile pour déterminer ce qui peut être modifié dans le cadre de vie de la personne concernée pour améliorer son niveau de réalisation ». Si la CIF intègre les deux modèles médical et social, c’est parce que la composante « organisme » (les fonctions organiques et les structures anatomiques) correspond au modèle médical, et la composante « activité et participation » au modèle social (grâce aux codes qualificatifs indispensables que sont la capacité et la performance).
Universalisme Comme le dit l’introduction : « un malentendu largement répandu consiste à penser que la CIF ne concerne que les personnes handicapées : en fait elle concerne tout un chacun a . [...] En d’autres termes, la CIF est d’application universelle ». Cette option est détaillée par les rédacteurs de la CIF dans un article publié dès 1999, seul à être cité dans le manuel [24] . En bref, l’universalisme affirme que tout le monde a été, est ou sera handicapé, et qu’il est donc vain de chercher à identifier un ensemble de personnes ainsi qualifiées, d’autant plus que la désignation a un effet stigmatisant. Il s’agit plutôt de mettre en œuvre au profit de tous une politique d’aménagement de l’environnement. Cette politique s’appelle universal design ou conception universelle. « Plutôt que d’identifier des besoins spéciaux qui nécessitent une attention spéciale (et une législation spéciale, des agences spéciales et des experts spéciaux), nous devons voir que tout le monde a des besoins qui varient de manière grossièrement prévisible au cours de la vie. Les politiques du handicap ne sont donc pas des politiques en faveur d’un quelconque groupe minoritaire, ce sont des politiques pour tous. » L’article paraît dans une revue prestigieuse. Conformément aux habitudes éditoriales, le choix du premier signataire est significatif. Il s’agit de Bickenbach, figure d’un important mouvement
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militant nord-américain, les disability studies. « Les personnes concernées, qui sont actrices de leur devenir et de leur libération, sont considérées comme détentrices de savoirs propres que le chercheur extérieur n’a pas, même s’il peut en avoir d’autres. L’expérience des barrières sociales (physiques, mentales, psychiques) élevées sur la route des personnes handicapées donne à ces dernières une parole qui peut apporter des connaissances de même valeur que n’importe quelle donnée dite objective. Mais ce postulat épistémologique n’est possible que dans la mesure où, historiquement, l’activité militante a été féconde et où elle a montré que l’impartialité des chercheurs extérieurs n’était souvent qu’une partialité déguisée. [...] Cela tend à affirmer jusqu’à un certain point une culture handicapée, voire des cultures handicapées selon les déficiences en cause (surdité, cécité, paralysie, retard mental, etc.). » [25] Ce militantisme et en particulier la prise de position contre toute législation spéciale s’inscrivent dans le contexte nordaméricain où l’État providence n’a pas bonne presse. Bien des responsables de ce pays affirment que les lois spécifiques sont des obstacles à la pleine participation sociale de leurs bénéficiaires. Face à une opposition si puissante, l’action militante se porte vers d’autres leviers pour améliorer le sort des personnes handicapées. L’universalisme en est un. Les rédacteurs de la CIF y attachent suffisamment d’importance pour lui consacrer un ouvrage [26] .
Limites classificatoires de la CIF Pour les rédacteurs de la CIF, le projet principal est « d’éviter la dévalorisation, la stigmatisation et les connotations hors de propos » qui pourraient résulter d’un étiquetage. Il s’agit d’abord de favoriser pour tous l’amélioration de l’environnement. Par conséquent, la rigueur classificatoire n’est pas primordiale, même si, par rapport aux règles admises, plusieurs aspects pourraient être considérés comme des faiblesses [27] . Dans la CIF, l’organisme n’a ni histoire, ni physiologie ; aucun codage de l’environnement n’est prévu à son niveau, contrairement à ce que suggère le seul schéma du manuel (p. 19). La CIF définit avec précision la capacité et la performance ; la seconde notion ne pose pas de problème théorique : c’est ce que la personne réalise effectivement dans son environnement habituel. Mais que dire de la capacité ? Selon le manuel : « on devrait pouvoir disposer d’un environnement “normalisé” qui neutraliserait les influences variables d’environnements différents sur chaque personne. Cet environnement normalisé peut être l’environnement qui est généralement utilisé pour faire passer des tests d’aptitude, ou dans les cas où ce n’est pas possible, un environnement présumé, réputé avoir un impact uniforme pour tout un chacun ». Certes, il est facile de se mettre d’accord sur la hauteur d’une marche qu’une personne peut ou non franchir seule. Mais quel pourrait être l’environnement international normalisé pour « acquérir un endroit pour vivre » ou pour les « interactions générales avec autrui » ? La manière dont l’environnement est codé par la CIF pose problème, elle aussi [28] . Le manuel explique avec force détails comment inscrire la composante de santé et l’environnement dans un code unique. Tous ceux qui ont étudié l’épidémiologie savent qu’il ne faut jamais présumer des relations entre variables lors du recueil de données. Au contraire, les variables doivent être enregistrées séparément. C’est ensuite, lors de l’analyse, que les relations sont mesurées, et que les hypothèses sont testées : certaines sont confirmées, d’autres infirmées, et des résultats inattendus peuvent apparaître. De plus, la CIF demande de coder l’environnement (facilitateur ou obstacle) tel qu’il se présente au moment du recueil des données. Où coder dès lors que les facteurs sont survenus avant le recueil, telle la rupture précoce des liens familiaux, la sous-alimentation, l’exposition à des substances toxiques ? Comment la CIF peut-elle concilier un point de vue instantané et sa prétention à couvrir l’ensemble du domaine de la santé ? La représentation du handicap dans la CIF est la plus appropriée chez les personnes souffrant de troubles moteurs ou sensoriels, pour lesquels l’aménagement de l’environnement et l’apport des
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aides techniques représentent des contributions essentielles à leur qualité de vie. Le modèle est moins adapté aux personnes souffrant de troubles mentaux ou psychiques.
pour l’enquête HID, des aspects nouveaux ont été mis en lumière comme le fait d’être l’objet de comportements stigmatisants [31] . À la différence de HID, la construction de l’échantillon n’a pas permis d’étudier les personnes en établissements de soins psychiatriques.
Réception de la CIF en France La CIF a inspiré les principes et le vocabulaire de la loi n◦ 2005102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Son article 2 insère dans le Code de l’action sociale et des familles un article L. 114 qui définit le handicap : « Constitue un handicap au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » L’exposé des motifs commence ainsi : « Le principe général de non-discrimination oblige la collectivité nationale à garantir les conditions de l’égalité des droits et des chances à tous les citoyens, notamment aux personnes handicapées, quelle que soit la nature de leur handicap. » De plus, « des problèmes nouveaux surgissent : [...] l’espérance de vie augmente, [...] l’évolution des sciences et techniques, [...]. La notion de handicap s’en trouve aujourd’hui modifiée. Le handicap suppose toujours une altération anatomique ou fonctionnelle quelle qu’en soit la cause [...]. Mais le regard s’est déplacé vers les difficultés qui en résultent pour les personnes handicapées quant à leur participation à la vie sociale et le rôle que l’environnement peut jouer dans l’aggravation ou l’atténuation de ces difficultés. L’Organisation mondiale de la santé en a pris acte dans sa nouvelle classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. » La loi énonce un droit à compensation, articulé autour du projet de vie et incluant de manière coordonnée l’ensemble des actions de soins, de réadaptation, d’aide humaine, financière et sociale. Cette annonce est proche des principes prônés par la CIF, mais ne modifie pas l’organisation très cloisonnée des dispositifs d’aide et de soins, de sorte que la mise en œuvre concrète reste problématique. Toutefois, l’influence de la CIF en France a permis une nette amélioration de l’accessibilité du cadre bâti, des transports, etc., comme du développement des aides techniques, tous domaines dans lesquels le pays était et reste très en retard. Elle a eu peu d’effet dans le champ de la psychiatrie. Chez les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ou d’une schizophrénie, l’aménagement de l’environnement et les aides techniques facilitent moins la participation sociale que chez celles qui souffrent de difficultés motrices ou sensorielles. C’est sans doute la raison pour laquelle la CIF, souvent citée, n’a pas encore été appliquée dans les pays francophones à des recherches cliniques ou épidémiologiques en psychiatrie. Le Guide d’évaluation (GEVA) promulgué par l’arrêté du 6 février 2008 à l’intention des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) repose sur la CIH pour les déficiences, et sur la CIF pour les activités. En cas de limitation d’activité, les obstacles et les aides déjà mises en œuvre sont recherchés. La synthèse de l’évaluation en déduit les besoins de compensation. En 2010, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) en publie une évaluation [29] : « Des critiques sont adressées au GEVA : le GEVA est long et lourd à remplir ; il n’est pas adapté aux différentes situations particulières (enfants, personnes avec handicap d’origine psychique). » L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) décrit en 2011 plusieurs expérimentations destinées à enrichir le GEVA afin de mieux décrire le handicap psychique [30] . Ce guide est utilisé en parallèle avec le guide-barème, entièrement fondé sur la CIH. La CIF a guidé la construction de l’enquête dite « HandicapSanté », conduite par l’Insee et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en 2008 et 2009 dans l’ensemble de la population franc¸aise en ménage et en établissement. Lors de la passation du questionnaire, après la description de chaque difficulté, la personne interrogée est invitée à préciser l’aide qu’elle rec¸oit et celle dont elle aurait besoin. Même si les travaux des chercheurs ont été moins nombreux que
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Processus de production du handicap L’intérêt de la classification dite « Processus de production du handicap » (PPH) tient à sa diffusion internationale, mais aussi à l’éclairage qu’elle apporte à l’histoire des classifications du handicap. Elle a été élaborée et révisée dans le cadre du Comité québécois sur la CIDIH (CQCIDIH), de la Société canadienne sur la CIDIH (SCCIDIH) et du Réseau international sur le processus de production du handicap. Ces organismes sont animés ou présidés depuis leur création par Fougeyrollas, qui les représente le plus souvent lors des rencontres internationales, et qui a publié de nombreux articles décrivant leurs travaux. Sans établir ici une chronologie complète des publications de cet auteur, il est utile d’en marquer quelques étapes : les premières prises de positions théoriques, le compagnonnage avec Wood et la CIDIH, puis l’émergence des versions successives du schéma et de la classification du PPH. Dans un article de 1978, Fougeyrollas présente en détail une construction théorique qui apparaît aujourd’hui datée, et qu’il abandonne d’ailleurs peu après [32] . Selon lui, il existe dans toute société deux matrices normatives : l’une qui a « pour but premier d’assurer la reproduction du groupe », et l’autre, de « surplus » b , au profit des « producteurs de normes ». C’est à cette deuxième catégorie qu’il applique son analyse critique, en s’appuyant sur Foucault, puis, pour la période contemporaine, sur un raisonnement très marxisant, comme il était alors fréquent. Au-delà du débat théorique, l’article énonce des idées qui soutiennent encore maintenant la pensée de l’auteur. Ainsi, il écrit : « Pour l’essentiel, les différents font face aux mêmes problèmes que l’ensemble de la population. Ce n’est pas la nature des problèmes mais leur degré de gravité qui varie. [...] Les besoins des différents révèlent les besoins de tous ! » À propos des associations militantes, « on peut noter leur ressemblance avec les associations de consommateurs. [...] Elles participent aussi à la tendance à faire de chaque type de différence un problème particulier, négligeant de lutter avec tous ceux qui subissent l’oppression du système ». Sur son chemin de personne en situation de handicap, de professionnel, de théoricien et de militant, Fougeyrollas rencontre bientôt la CIDIH et consacre désormais ses recherches au processus de production du handicap [33] . Il attache une importance centrale au « repérage des obstacles environnementaux à l’exercice de l’autonomie des personnes fonctionnellement limitées » et présente sa première version du schéma décrivant le PPH [34] . Il écrit : « Il n’y a pas de personnes handicapées en soi. Il n’y a que des corps différents en situation de réalisation plus ou moins complète de certaines habitudes de vie en fonction d’environnements, de situations précises. » Pour lui, il s’agit là d’inflexions ou de prolongements des travaux de Wood et de la CIDIH dont, en 1990, il continue à dire le plus grand bien [35] . Il insiste sur l’intérêt de la CIDIH pour « le décloisonnement des groupes cibles » et il conclut que « le cadre conceptuel de la CIDIH est d’une grande utilité pour la planification des politiques d’ensemble visant à intervenir sur le processus de production du handicap. [...] Les États sont en mesure de définir une gamme de programmes couvrant l’ensemble de la problématique en articulant de fac¸on coordonnée la prévention, le traitement aigu, l’adaptation-réadaptation et l’exercice des droits de la personne. [...] La CIDIH a contribué à ce changement de perception majeur des situations de handicaps qui ne sont plus maintenant définies comme des conséquences obligatoires des déficiences et incapacités mais comme des désavantages
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Entre guillemets dans le texte.
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découlant de la relation entre les caractéristiques de l’individu ou de la population et le degré d’adéquation des facteurs environnementaux à ces caractéristiques ». La SCCIDIH réalise un travail intense qui se traduit en 1991 par la publication de deux versions différentes de la classification du PPH [36, 37] . Dès lors, Fougeyrollas fixe ses priorités militantes : « Ma démarche anthropologique s’inscrit dans une perspective d’action et de changement social. » [38] Il prend des positions de plus en plus critiques vis-à-vis de Wood et de la CIDIH. Trois reproches principaux sont formulés : la CIDIH ne sépare pas clairement le handicap des limitations d’activité qui semblent au contraire se chevaucher ; « la dimension du handicap est traitée comme une caractéristique de l’individu et non pas [...] comme une interrelation entre des déficiences et incapacités et un système éco-social » ; les facteurs environnementaux ne sont pas abordés explicitement. Si la classification du PPH connaît des révisions ultérieures, en revanche, la deuxième version du schéma n’évolue plus que sur des points de détail : les facteurs de risque (causes) agissent sur les organes et y inscrivent d’éventuelles déficiences, d’où peuvent résulter des incapacités. L’ensemble constitué par les organes et les capacités est en interaction avec les facteurs environnementaux. Lorsque ceux-ci comportent des obstacles, les habitudes de vie ne peuvent être pleinement réalisées, c’est le handicap. Une nomenclature existe pour chaque niveau : causes, systèmes organiques, capacités, facteurs environnementaux et habitudes de vie. Ainsi, la structure du PPH se distingue de la CIDIH sur plusieurs points. Le PPH sépare ce qui appartient en propre à la personne de ce qui tient à l’environnement, afin de définir une politique de changement social apportant l’ensemble des modifications utiles de l’environnement. Pour cette raison, le PPH reproche à la CIDIH d’intégrer dans la catégorie des incapacités « à la fois les aptitudes fonctionnelles et des performances d’activité, de vie domestique, quotidienne ou sociale », alors que les aptitudes fonctionnelles sont des caractères intrinsèques de la personne, à la différence des activités qui n’existent qu’en relation avec un environnement. Dès lors, le PPH place l’ensemble des activités parmi les habitudes de vie [39] . Dans sa version la plus récente, le schéma du PPH est légèrement modifié. En particulier, les aptitudes remplacent les capacités et sont regroupées avec les systèmes organiques dans un ensemble intitulé « facteurs personnels » [40] . La classification est beaucoup plus détaillée que dans les versions précédentes. La publication de la CIF par l’OMS en 2001 est une déception pour les auteurs du PPH. Fougeyrollas présente sa vision de l’histoire et des enjeux dans un article [41] où il critique à la fois la méthode de révision et le contenu de la CIF : « l’OMS et sa petite équipe de trois à quatre conseillers ont continuellement orienté les choix stratégiques des versions successives de la révision » au lieu de tenir compte des travaux de terrain. Après avoir cité le lobby médical et le lobby économique, il écrit : « La petite équipe coordinatrice du dossier à l’OMS a su reconnaître l’autre lobby, celui en croissance des organisations représentant les personnes “handicapées” et proposer avec brio une classification satisfaisant les trois points de vue, grâce à une rénovation “cosmétique” réussie mais qui lorsqu’on l’analyse, n’apporte aucun changement de segmentation conceptuelle, maintient le fardeau de la responsabilité de l’exclusion sur les “incapables” ».
Discussion La CIH avait un objectif d’épidémiologie et de santé publique. L’OMS n’a jamais réuni les utilisateurs pour remédier à ses faiblesses. Lorsque le moment de la révision est arrivé, la CIH a disparu sous l’abondance des critiques. Par ailleurs, des acteurs de plus en plus nombreux ont placé en priorité principale la construction d’un instrument au service du changement social. Le débat conceptuel est venu au premier plan [42, 43] . C’est sans doute la raison pour laquelle la CIH a été utilisée dans des recherches cliniques et épidémiologiques francophones en psychiatrie, alors que la CIF, souvent citée, n’a pas encore servi pour de tels travaux. Comme l’explique Winance [44] , il ne s’agit plus d’étudier la manière dont sont appliquées les normes sociales et d’en déduire des mesures favorables à ceux qui en subissent les contraintes, EMC - Psychiatrie
mais il s’agit, grâce à la nouvelle classification, d’effectuer « un travail sur la norme, travail qui transforme à la fois cette norme et l’identité des acteurs » [45] . La hiérarchie des priorités est nette chez Ravaud et Fougeyrollas [46] qui décrivent la marche en avant des modèles conceptuels, parfois freinée par les épidémiologistes et les concepteurs d’enquêtes statistiques nationales, soucieux qu’ils sont de l’utilisation pragmatique des classifications. Ces quelques constats peuvent sembler négatifs au lecteur habitué aux classifications anciennes ; pour les auteurs de la CIF et du PPH, la création d’un instrument au service d’un changement social n’est pas une évolution négative, au contraire. Le but de cet article n’est pas de prendre position dans ce débat mais d’en exposer les termes. Cette hiérarchie des priorités comporte au moins trois risques, qu’il sera utile de prendre en compte dans les recherches à venir et dans l’utilisation pratique de la CIF et du PPH. Ces classifications postulent que les difficultés sont universelles et que seule varie leur intensité. Ce point de vue dimensionnel reste hypothétique en l’absence de vérification empirique, en particulier pour certaines conséquences des troubles mentaux. Le deuxième risque est un excès de confiance dans les effets sociaux produits par les classifications. Les deux définitions de l’OMS comportent plusieurs dimensions et interdisent donc de définir le handicap par un seul caractère tel que l’âge, ou la déficience physique, sensorielle, motrice, psychique ou autre. De ce point de vue, l’organisation franc¸aise des aides et des soins continue à différer beaucoup des préconisations de l’OMS car les dispositifs restent très cloisonnés [47] , y compris au niveau du pilotage stratégique, comme l’écrit la Cour des comptes en 2015 [48] . Enfin, en séparant résolument le handicap des conséquences des maladies, la CIF laisse vacant le vaste domaine des maladies chroniques.
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
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F. Chapireau ([email protected]). Responsable du département d’information médicale, Association de santé mentale du XIIIe arrondissement de Paris (ASM13), 11, rue Albert-Bayet, 75013 Paris, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Chapireau F. Classifications du handicap. EMC - Psychiatrie 2016;13(3):1-6 [Article 37-065-A-40].
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Théories psychanalytiques. Approche psychanalytique de la psychiatrie D. Widlöcher, A. Braconnier, B. Hanin La psychanalyse constitue depuis plus de cent ans un courant théorique et pratique dont l’originalité repose essentiellement sur l’idée que la conscience ne constitue qu’une partie infime de la vie psychique dont le centre est à rechercher dans l’inconscient. La psychanalyse repose à la fois sur une théorie de la subjectivité humaine, sur une métapsychologie du fonctionnement mental proposant une compréhension des principaux troubles mentaux et aussi sur une méthode de soin qui s’en inspire. Depuis 1900, la théorie psychanalytique, grâce à Freud et à ses successeurs, a contribué, à côté d’autres approches, à mieux comprendre le psychisme et la construction de la personnalité de chacun, mais aussi les enjeux complexes des relations humaines. Elle a été appliquée à de multiples domaines de la psychologie et de la médecine, en particulier, bien évidemment, en psychiatrie. Aujourd’hui, après un débat parfois polémique, un rapprochement se profile entre les deux principaux modèles de compréhension du psychisme humain : les neurosciences biologiques et cognitives d’une part et la psychanalyse d’autre part. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Psychanalyse ; Psychiatrie ; Psychologie ; Psychothérapies
Plan ¶ Introduction
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¶ Présentation de la théorie psychanalytique Une théorie sur l’édification de la personnalité et de la subjectivité Pulsions Complexe œdipien Narcissisme Un fonctionnement mental reposant sur un appareil psychique Méthode thérapeutique Apport des successeurs de Freud
2 2 2 2 3 3 4 4
¶ Apport de la psychanalyse à la psychiatrie Une histoire courte et longue à la fois Psychiatrie et institution Entre inconscient et préconscient Limite des classifications Rôle initiateur de la psychanalyse dans la compréhension de certains troubles mentaux Pour une pratique psychiatrique ouverte Psychanalyse et neurosciences
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¶ Concepts et pratiques éclairées par la psychanalyse Alliance thérapeutique Consultation thérapeutique Dynamique transférentielle, contre-transférentielle Psychothérapie institutionnelle
7 7 8 8 8
■ Introduction La démarche du psychanalyste consiste avant tout à déceler, à interpréter et à traduire dans le cours des propos, des sentiments et des actes du patient, les liens associatifs qui révèlent l’existence de processus inconscients. L’inconscient peut en fait Psychiatrie
se laisser découvrir par de nombreuses voies d’accès : les rêves, bien sûr, mais aussi les actes manqués, les lapsus, les oublis, les mots d’esprit, les symptômes, etc. La psychanalyse constitue, depuis plus de cent ans, un courant théorique et pratique dont l’originalité repose essentiellement sur l’idée que la conscience ne constitue qu’une partie infime de la vie psychique dont le centre est à chercher dans l’inconscient. « Le premier point de la définition de la psychanalyse, celui qui subordonne et la clinique et la théorie, c’est d’être : un procédé pour l’investigation de processus animiques qui sont à peine accessibles autrement. » [1] La psychanalyse est née d’un double constat fait à la fin du e XIX siècle par Sigmund Freud : d’une part, l’être humain peut trouver un apaisement à ses souffrances au moyen de la parole, la psychanalyse est née comme étant la cure par la parole et, d’autre part, la médecine ne parvient pas à soigner l’hystérie. La découverte de la psychanalyse se situe en fait dans une double histoire qui questionne depuis l’Antiquité les philosophes et les médecins : celle de l’interrogation sur les origines cachées de certaines de nos pensées ou comportements et celle de l’effet psychologique qu’un homme ayant le statut de « guérisseur » peut exercer sur un autre. Freud s’inscrit lui-même dans ce cheminement grâce à la recherche qu’il entreprend sur les effets de l’hypnose par Charcot à la Salpêtrière en 1885, les effets de la suggestion hypnotique par Bernheim à Nancy en 1889, et les effets de la cure par la parole de Breuer en 1895. Cela l’amène à s’intéresser à l’effet thérapeutique de la remémoration de souvenirs apparemment inconscients chez ses patients et chez lui-même par son autoanalyse. Il propose alors d’utiliser une nouvelle technique de soins qu’il désigne pour la première fois en 1896 sous le nom de psychoanalyse [2]. Cette technique repose sur : • une consigne : la recherche de souvenirs oubliés ; • une méthode : les associations libres du patient ; • un levier : les relations qui s’établissent entre le patient et son thérapeute.
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Freud développe peu à peu une méthode d’investigation de l’inconscient et la méthode thérapeutique reposant sur le concept de transfert qui en découle. Par là, Freud se situe dans la rupture, mais aussi dans la continuité avec les pratiques psychothérapiques de l’époque (par exemple, le traitement humaniste et moral de Philippe Pinel, l’hypnose de Charcot et Bernheim au XIXe siècle). Influencé par Darwin, il est rapidement convaincu que le passé éclaire le psychisme présent et ses troubles. Mais surtout, il commence à élaborer ses concepts théoriques des névroses, rejetant l’organicisme, l’hérédité, l’inné et les événements extérieurs, pour défendre une théorie de la construction intrapsychique du fonctionnement mental. Il conçoit rapidement l’anxiété et les symptômes névrotiques comme des compromis psychodéfensifs vis-à-vis des traumatismes psychiques fantasmatiques qui affectent la vie psychosexuelle infantile. En cela, l’histoire des rapports entre la psychanalyse et la psychiatrie, en particulier des névroses et des troubles de la personnalité, est riche en réflexion et en pratique.
■ Présentation de la théorie psychanalytique Parler de psychanalyse au singulier est une erreur. Il convient de distinguer au moins trois corpus théoriques distincts qui ne se recouvrent que très partiellement. Le premier peut être défini comme une théorie de la subjectivité. Il concerne l’édification de l’individualité psychique et repose sur les processus conscients et inconscients de la psyché dans lesquels les différentes étapes constitutives de la sexualité infantile jouent un rôle fondamental. Ces processus s’organisent, prenant la forme de mythes ou de fantasmes fondamentaux : pulsions de vie et de mort, Œdipe, complexe de castration, scène primitive. Le deuxième concerne la description du fonctionnement mental inconscient et de ses lois d’organisation. Ce deuxième corpus théorique constitue la métapsychologie. Celle-ci doit, contrairement aux théories des mythes sur la construction de la subjectivité, proposer un modèle qui aspire à un statut de vérité, de cohérence et de réfutabilité. Le troisième est une théorie de la cure. Il concerne les processus associatifs qui opèrent chez le psychanalyste et l’analysant, les processus de changement et de résistance au changement. Ce sont essentiellement ces deux derniers corpus qui permettent à la psychanalyse d’être une source de dialogue entre les sciences humaines et la médecine. « Sa contribution majeure est de substituer à une psychologie descriptive et explicative des faits mentaux, une analyse logique des programmes d’action qui ordonnent l’agir humain. » (D. Widlöcher [3])
Une théorie sur l’édification de la personnalité et de la subjectivité Par son autoanalyse et s’appuyant sur ce qu’il observe et élabore à partir de l’analyse de ses patients, Freud va successivement découvrir, grâce en particulier à l’effort de remémoration et à l’interprétation des rêves, les stades du développement psychosexuel et les conflits pulsionnels, le conflit œdipien, la menace de castration et les fonctions du narcissisme, en un mot, tout ce qui édifie profondément la personnalité et sa subjectivité. Se référant à Goethe, Freud écrit : « et les ombres chères surgissent et, avec elles, comme une vieille légende oubliée, le premier amour, la première amitié ». À partir de cette dédicace du Faust de Goethe, Freud ajoute : « il en va de même de la première frayeur et du premier différend. Un triste secret quelconque se trouve ramené à sa source première et on s’aperçoit alors de la modeste origine de certains orgueils et de certains avantages » (lettre du 27 octobre 1897) [4]. L’autoanalyse instaure la « vérité » en retrouvant le passé personnel. Évidemment, cette autoanalyse s’articule complémentairement aux analyses des patients : « Tout ce que j’ai vécu avec mes patients en tant que tiers, je le retrouve ici : les jours où j’erre, oppressé,
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parce que je n’ai rien compris au rêve, à la fantaisie, à l’humeur du jour, puis de nouveau les jours où un éclair illumine l’ensemble et fait comprendre que ce qui s’est passé avant est la préparation de ce qui se passe aujourd’hui. » [4] Freud affirmera que tout analyste doit se livrer à une autoanalyse, et ensuite, lorsqu’il a en charge des patients, poursuivre celle-ci. Ainsi la recommandation est claire : lorsqu’on a le désir d’analyser les autres, l’analyse de soi doit se poursuivre indéfiniment. L’autoanalyse de Freud se situe dans un mouvement que l’on peut qualifier de philosophique caractérisé par la recherche de la vérité et de la connaissance de soi. L’essence de la névrose serait la vérité méconnue, celle de la psychanalyse la vérité restaurée.
Sexualité infantile et stades successifs du développement libidinal L’existence d’une sexualité infantile « ne désigne pas seulement les activités et le plaisir qui dépendent du fonctionnement de l’appareil génital, mais toute une série d’excitations et d’activités, présentes dès l’enfance, qui procurent un plaisir irréductible à l’assouvissement d’un besoin physiologique fondamental (faim, fonction d’excrétion, miction) [mais qui s’étaye sur lui] et qui se retrouve à titre de composante dans la forme dite normale de l’amour sexuel » [5]. La sexualité infantile s’appuie sur les pulsions ; la sexualité infantile va au-delà de l’enfance, dans la structuration mentale et dans la reconnaissance du rôle fondamental que jouent les expériences affectives, somatiques, sensorielles faites pendant l’enfance dans la structuration de la personnalité. L’organisation libidinale prégénitale ou génitale n’est plus considérée comme appartenant uniquement au monde de l’enfance mais comme pouvant être réactivée chez l’adulte par des mécanismes de régression et des fixations à différents stades à l’origine des différents types de caractère (oral, anal, phallique).
Pulsions Quand Freud parle de pulsion, c’est dans le sens d’une poussée énergétique et motrice qui fait tendre l’organisme vers un but (D. Lagache, 1955 [6]). Freud opère trois distinctions majeures en définissant : les pulsions d’autoconservation, ou pulsions du Moi (1910) qui correspondent aux instincts dans la mesure où elles poussent l’individu à satisfaire ses besoins vitaux (se nourrir, se protéger, se reproduire). Les pulsions sexuelles (1905) correspondent au désir et à la recherche du plaisir, se rattachant à la notion de bien-être, de bonheur, de jouissance. Elles sont appelées libido. Elles s’étayent sur la pulsion d’autoconvervation. La pulsion de mort (1920), que Freud oppose dans sa deuxième théorie des pulsions à la pulsion de vie, elle-même regroupant alors les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation, représente l’agressivité, la destructivité, et pose le problème de savoir si elle est spécifiquement humaine ou si elle s’inscrit dans l’instinct agressif du monde vivant.
Complexe œdipien Peu avant sa mort, en 1938, dans l’Abrégé de psychanalyse, Freud écrit : « Je m’autorise à penser que si la psychanalyse n’avait à son actif que la seule découverte du complexe d’Œdipe refoulé, cela suffirait à la faire ranger parmi les précieuses acquisitions nouvelles du genre humain. » [7] Ce que Freud introduit dans les sciences humaines, c’est que le mythe, ici le mythe œdipien, comme catégorie universelle, permet de comprendre spécifiquement les faits. C’est en 1910 seulement, après tout un travail d’élaboration, que Freud aura recours à l’expression « complexe d’Œdipe ». Le complexe peut se définir comme une structure fondamentale des relations interpersonnelles constituées dans l’histoire infantile. Ce terme de complexe d’Œdipe apparaît pour la première fois dans « les contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910) [8]. Le complexe d’Œdipe est l’ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. Psychiatrie
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Sous une forme positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-roi, désir de la mort de ce rival qui est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage du sexe opposé [9]. Sous la forme négative, il se présente à l’inverse : amour pour le parent de même sexe et haine jalouse du parent de sexe opposé. En fait, les deux formes se retrouvent à des degrés divers, dans la forme dite complète du complexe d’Œdipe. D’où la notion proposée par Freud en 1923 d’« Œdipe complet » regroupant les formes positives et inversées et qui s’observent dans les deux sexes, la forme positive l’emportant évidemment en intensité et jouant un rôle décisif dans l’évolution ultérieure de la sexualité [10]. Ainsi selon Freud, le complexe d’Œdipe et l’angoisse de castration qui lui est étroitement liée sont vécus dans leur période d’acmé, entre 3 et 5 ans, lors de la phase phallique. Leur déclin marque l’entrée dans la période de latence.
citées concourent à mettre en évidence la réalité des processus psychiques inconscients dont Freud fait l’axe de la recherche, avec ses espoirs et ses doutes, d’une nouvelle psychologie : la métapsychologie, indépendante de la conscience, irréductible à des ratés ou à un dysfonctionnement de celle-ci et exerçant néanmoins une influence sur elle. Cela l’amène à mieux préciser le concept d’inconscient et la conception dynamique et économique de celui-ci, en l’opposant à une conception descriptive qui dit que : est inconscient ce qui n’est pas actuellement conscient. Cela amène Freud à conceptualiser l’existence d’un appareil psychique dynamique et par là même conflictuel, constitué dans sa première topique de trois parties : l’inconscient, le préconscient et le conscient. Vingt ans après, Freud élabore une seconde topique dite structurale où il présente une division de l’appareil psychique en trois « instances » : le Ça, le Moi et le Surmoi [14].
Narcissisme
Inconscient psychanalytique
Freud faisait déjà usage du concept de narcissisme avant de l’« introduire » dans son ouvrage de 1914, Pour introduire le narcissisme [11]. Dans ce texte, c’est dans l’ensemble de la théorie psychanalytique qu’il introduit ce concept, en envisageant plus globalement les investissements libidinaux. Freud adopte, dans un premier temps, une conception selon laquelle le narcissisme est défini comme une perversion (Nacke, 1899). Ces premières conceptions du narcissisme sont abandonnées au profit d’une approche selon laquelle le narcissisme devient un phénomène libidinal de portée générale (19101911) qui occupe une place capitale dans le développement sexuel normal. « Le narcissisme (...) ne serait pas une perversion, mais le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation attribuée à tout être vivant. » La définition structurale du narcissisme met en évidence les deux formes de libido dans l’édification de la personnalité : la libido d’objet et la libido du Moi (libido narcissique). Entre ces deux modes d’investissement libidinal, il existe un équilibre : la libido d’objet diminue lorsque la libido du Moi augmente et viceversa [12]. Cette explication rend compte du besoin de l’être humain, en général dans la vie psychique, de franchir « les frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets » afin d’échapper à la tension déplaisante résultant d’un investissement libidinal du Moi trop élevé. La vie amoureuse des êtres humains fournit un accès à l’étude du narcissisme. Freud postule que, dans la vie amoureuse, les choix d’objet s’opèrent selon deux modalités : • le choix d’objet par étayage ; • le choix d’objet narcissique. Dans le choix d’objet par étayage (dont la description avait déjà été donnée dès les trois essais sur la théorie de la sexualité [13], les premières satisfactions sexuelles s’étayent d’abord sur les fonctions physiologiques indispensables à la conservation de l’individu (pulsions d’autoconservation). Cependant, si les pulsions sexuelles s’étayent, dans un premier temps, sur la satisfaction des pulsions du Moi, elles deviennent par la suite indépendantes. Mais « cet étayage continue à se révéler dans le fait que les personnages qui ont à faire avec l’alimentation deviennent les premiers objets sexuels ». Dans le choix d’objet narcissique, la découverte que certains sujets « choisissent leur objet sexuel ultérieurement, non pas sur le modèle de la mère, mais bien sûr celui de leur propre personne », mène Freud à parler d’un choix d’objet narcissique : « ils se cherchent eux-mêmes comme objet d’amour en présentant le choix d’objet qu’on peut nommer narcissique ». Freud oppose les deux types de choix d’objets, mais il indique que cette opposition n’est que schématique, étant donné que « les deux voies de choix d’objet sont ouvertes à l’être humain ».
Un fonctionnement mental reposant sur un appareil psychique Au fil des ans, au-delà d’une conception de l’édification de la personnalité et de sa subjectivité, S. Freud enrichit sa théorie d’un appareil psychique. Toutes les découvertes précédemment Psychiatrie
L’inconscient n’a pas été découvert par les psychanalystes. « Je est un autre » ont affirmé antérieurement les philosophes ou les écrivains. La notion même d’inconscient regroupe différentes définitions : • l’inconscient cérébral regroupe les automatismes de pensée ; • l’inconscient cognitif est appelé en psychanalyse préconscient. On n’a pas tous ces contenus à l’esprit, mais on y a accès facilement ; • l’inconscient psychanalytique : on ne peut accéder à certaines pensées. L’inconscient psychanalytique est un système constitué de contenus (représentant des pulsions) refusés par le système préconscient-conscient c’est-à-dire refoulés, régis par des mécanismes et par des pensées primaires (ou pensées associatives comme celles du rêve) et des mécanismes de défense (remplacer une pensée par une autre par peur et évitement face à un danger imaginaire). Par exemple, le sujet phobique déplace à l’extérieur sur un objet (l’objet phobogène) ou une situation (par exemple l’agoraphobie) ce qui l’angoisse inconsciemment et qui est censuré. L’inconscient se construit à partir des désirs et des peurs infantiles qui s’y fixent. En psychanalyse, il ne s’agit pas d’aller chercher ce qui s’est passé dans l’enfance, mais de voir ce qui s’active de l’infantile au moment où l’on voit le sujet lorsque, adolescent ou adulte, il se retrouve à établir une certaine forme de relation à l’autre, répétitive et identique, à l’image de la relation au monde qu’il a établie, enfant. On ne peut accéder à l’inconscient que par des voies détournées : rêve (la voie royale), lapsus, acte manqué, mot d’esprit, associations d’idées et par les symptômes (même si les processus inconscients ne sont pas les seules raisons de leur émergence et de leur stabilité). Concernant ces processus inconscients, si l’interprétation nous fait admettre leur existence, leur nature est difficile à saisir. C’est cependant aux mouvements inconscients de la pensée que s’appliquent électivement les notions freudiennes de principe de plaisir/déplaisir, c’est-à-dire de l’évitement du déplaisir et de la recherche du plaisir, et du processus primaire, c’est-à-dire de la prédominance d’une pensée associative, laissant la place aux déplacements, aux condensations, et aux compromis. Comparé au système conscient/préconscient, le système inconscient a des propriétés particulières [15] : • absence de contradiction entre les représentants de la pulsion ; • processus primaires (mobilité des intensités d’investissement de pensée et d’affect par le déplacement, la condensation) donc énergie libre ; • intemporalité ; • inexistence de la négation, du doute, de degré de certitude, de contradiction ; • substitution à la réalité externe de la réalité psychique. De cet ensemble, nous pouvons dire qu’il existe une ambiguïté dans la façon de percevoir l’inconscient selon la position freudienne. L’inconscient peut à la fois être considéré comme la
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création, au cours de chaque existence individuelle, d’un réceptacle grâce au processus de refoulement [16], mais aussi comme un élément premier primordial soit : • dans un point de vue biologisant : tout ce qui est conscient a d’abord été inconscient ; • d’un point de vue biologique : « le Ça est le grand réservoir des pulsions » ; • d’un point de vue phylogénétique par le biais des fantaisies originaires qui constitueraient le noyau de l’inconscient, ou sous l’effet d’une spéculation qui ramène le pulsionnel inconscient à un atavisme immémorial.
Méthode thérapeutique La psychanalyse, en tant que modèle spécifique de compréhension du fonctionnement humain, propose une approche thérapeutique particulière. Soulignons d’emblée que la théorie psychanalytique a été appliquée à de multiples champs de pratique de la psychiatrie et même de la médecine, en vue de dynamiser et de mieux comprendre ces pratiques. Parmi les « applications » qui en ont le plus bénéficié, citons : le psychodrame (en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent [17] , la psychothérapie psychanalytique de groupe (D. Anzieu, etc. [18]), la relaxation psychosomatique, la psychothérapie familiale, les groupes Balint (pour la formation psychologique des médecins), le travail d’aide, d’élaboration psychique et de réflexion théorique des soins psychiatriques institutionnels [19] , les pratiques d’art-thérapie, les articulations chimiothérapiespsychothérapies. Freud construit au fil des années une théorie du fonctionnement psychique qui éclaire sa pratique psychothérapique, qui, elle-même, vient questionner sa théorie. En 1915, il a élaboré à la fois une pratique psychothérapique et une théorie de l’appareil psychique, centrées sur l’hypothèse de l’existence de processus psychiques inconscients reliés dynamiquement aux processus conscients, les premiers dérangeant excessivement les seconds par l’échec de leur refoulement. Grâce à la spécificité du cadre psychanalytique qu’il invente, les données de sa pratique vont conforter S. Freud sur la justesse de ses vues. La technique de l’association libre, la régression psychique induite par le dispositif, l’émergence du sens personnel et historique donné à certains contenus psychiques, l’apparition du transfert, vont bouleverser la conception des rapports existant entre les patients et ceux qui les soignent. La définition de 1923 de S. Freud reste encore pour beaucoup une référence : procédé d’investigation des processus psychiques, notamment du préconscient non accessibles autrement, méthode de traitement des troubles névrotiques, conception du psychisme humain acquise par ce moyen [1]. Pour S. Freud, l’objet de la psychanalyse est centré par la sexualité infantile qui, dans la névrose clinique, est restée hyperconflictuelle et a résisté au refoulement. L’association de pensées est la consigne de base de la cure psychanalytique : « dites tout ce qui vous vient à l’esprit ». Là aussi sur le modèle du rêve, les idées passent de l’une à l’autre sans logique apparente, mais avec une autre logique, celle de l’inconscient. Le but n’est pas la guérison, mais le changement de représentations (par exemple modification des représentations du monde négatives ou sexuellement excitantes du sujet hystérique). Le fonctionnement de la pensée implique des résistances liées au souhait inconscient de ne pas changer. Le travail du psychanalyste est de repérer ce qui est installé, les changements à mettre en œuvre, ainsi que ce qui résiste à ces changements. La psychanalyse cherche avant tout à révéler au sujet les raisons que l’on peut, analyste et analysant, reconstruire ou construire pour donner du sens aux problèmes qui se posent. Il s’agit, pour l’analysant, de se comprendre en s’appuyant sur les interprétations de l’analyste qui font sens pour l’analysant. En cela, la psychanalyse ne s’oppose pas à d’autres traitements (médicaments, thérapie cognitivocomportementale ou systémique, etc.) n’ayant ni les mêmes modalités, ni les mêmes objectifs. Les traitements psychanalytiques sont variés, allant de la
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psychothérapie à orientation psychanalytique à la cure type proprement dite, en passant par le psychodrame, la relaxation ou les thérapies de groupe. En fait, la méthode thérapeutique repose essentiellement sur trois concepts clés : le transfert, la résistance au changement et la compulsion de répétition. Dans les définitions courantes, le transfert est défini par la répétition, dans l’analyse et en dehors de l’analyse, d’attitudes émotionnelles inconscientes acquises au cours de l’enfance dans l’entourage du patient et en particulier dans ses relations avec ses parents. Les sentiments inconscients, en particulier d’amour excessif, d’agressivité ou de haine, sont des sources majeures de résistances du Ça ; ils visent à éviter pour le sujet la reconnaissance de ce que recherche la cure ; ils tendent au contraire à la reproduction inconsciente dans le transfert qui doit ainsi être interprété à l’analysant ; la dynamique transférentielle – contretransférentielle est un des piliers sur lequel repose tout traitement à orientation psychanalytique. Dans ce cadre, cette dynamique doit être régulièrement considérée, analysée et, le cas échéant, à l’origine d’une interprétation donnée au patient. Les particularités du transfert ont trait à ses rapports avec la résistance et la compulsion de répétition. Quelles sont les relations du transfert et de la résistance ? Le point de vue psychanalytique prend ici toute sa valeur : chaque pensée, chaque acte mental d’un sujet est un compromis entre les forces qui poussent au changement et les forces qui s’y opposent. Dans les traitements psychanalytiques, que se passet-il lorsque le thérapeute s’efforce de poursuivre un complexe pathogène depuis ses représentants conscients jusqu’à ses racines inconscientes ? « On arrive forcément à un point où l’association d’idées suivantes est un compromis entre la résistance et l’exploration ; l’expérience montre que c’est alors que le transfert entre en scène, c’est-à-dire que le contenu complexuel se transfère sur la personne du psychanalyste ; souvent, l’arrêt des associations peut être levé en assurant au patient qu’il a une pensée concernant le psychanalyste. L’idée transférée est apte à forcer son chemin à travers la conscience, de préférence à toutes les associations possibles, justement parce qu’elle satisfait la résistance. » [20] Quelles sont les relations du transfert et de la compulsion de répétition ? La clinique nous apprend qu’au cours d’un traitement, les mouvements décrits précédemment se répètent de multiples fois, en particulier les sentiments inconscients, d’amour excessif, d’agressivité ou de haine, sources majeures de résistance du Ça. Ils cherchent à éviter la reconnaissance par le sujet, ce que recherche la cure ; ils tendent au contraire à la reproduction inconsciente dans le transfert. Dans le transfert, le patient agit bien en effet son passé, au lieu de se le remémorer. Si quelque chose émerge, c’est l’insistance sur le caractère compulsionnel de cette répétition qui ne produit aucun fait nouveau. L’analyse a en fait réveillé brusquement quelque chose qu’il aurait mieux valu laisser dormir. Soulignons que le caractère compulsionnel de la répétition dans le transfert ne fait pas de la répétition même la cause du transfert. Le déterminisme du transfert se rattache à la résistance du Moi et du Ça. C’est le développement des résistances du Ça qui détermine celui des répétitions : le patient s’abandonne à sa compulsion de répétition, qui remplace maintenant l’impulsion à se souvenir. Pour Freud, à partir de ses études sur la névrose traumatique et sur le jeu chez l’enfant, c’est-à-dire à partir de 1920, cette compulsion à répéter dans le transfert se rattache alors à l’automatisme de répétition qui transcende dorénavant le principe de plaisir/déplaisir [21]. L’expérience sexuelle infantile est devenue pour Freud une expérience douloureuse, un échec et une blessure narcissique ; son refoulement par le Moi était donc conforme au principe de plaisir ; sa répétition dans le transfert, qui engage les pulsions refoulées, est donc contraire au principe de plaisir, et relève donc d’un principe transcendant : celui de la compulsion de répétition.
Apport des successeurs de Freud La psychanalyse n’est pas restée figée à la seule réflexion du père de la psychanalyse, elle reste vivante grâce aux apports Psychiatrie
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successifs de ses disciples et de ses successeurs. Parmi eux, de façon sûrement réductrice nous en choisirons trois : • l’école hongroise soutenant l’idée d’un amour primaire, précurseur de la théorie de l’attachement [22] ; • l’école anglaise ouvrant la voie aux traitements analytiques des enfants. Mélanie Klein, contrairement à Anna Freud, soutient la thèse qu’il existe dès le début de la vie un Moi primitif, immature, en relation avec des « objets » plus ou moins différenciés de lui. Une première distinction s’établit progressivement entre dedans et dehors, intérieur et extérieur, en fonction des expériences de plaisir/déplaisir, sous le jeu des pulsions qui prennent le « bon objet » (celui qui provoque du plaisir) à l’intérieur, ou rejettent « le mauvais objet » à l’extérieur [23] ; • l’école de Jacques Lacan qui introduit dans son œuvre les apports de la linguistique saussurienne, qui s’attache à décrire la relation humaine selon l’axe sujet/altérité et qui propose une autre topique se référant à trois registres : le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. L’apport de ce courant porte surtout sur une autre compréhension psychanalytique de l’hystérie et des psychoses [24].
■ Apport de la psychanalyse à la psychiatrie Une histoire courte et longue à la fois L’histoire des rapports entre la psychanalyse et la psychiatrie est courte et longue à la fois. L’histoire est courte si l’on considère qu’une réflexion approfondie, théorique et clinique ne s’instaure véritablement qu’entre 1950 et 1980 avec la notion de « psychanalyste sans divan » [25] , l’entrée de la psychanalyse dans la formation universitaire et la référence majeure dans les services psychiatriques, en particulier de secteur, qui découvrent en même temps l’usage des psychotropes modernes. L’histoire est longue car la plupart des aliénistes du XIXe siècle s’accordent alors sur l’idée que l’hérédité joue un rôle important dans la transmission de la folie. Moreau de Tour émet l’idée que ce qui se transmet, dans les maladies mentales héréditaires, est une prédisposition organique à la faiblesse du cerveau, notion clé que reprend à son compte Augustin Bénédict Morel (18091875), l’auteur du Traité des dégénérescences physiques et morales. Cette faiblesse nerveuse ne s’exprime que sous l’action de « causes déterminantes externes » (physiques et/ou morales) pour prendre alors une forme symptomatique qui sera différente de celle du géniteur. S. Freud, rappelons-le, n’était pas psychiatre : il était avant tout neurologue, chercheur et bâtisseur de ce qu’il espérait être une nouvelle psychologie scientifique. Mais il est aussi médecin et thérapeute. Sous l’influence de S. Freud et de la psychanalyse, la psychiatrie devient moins classificatrice et descriptive. Par là même, les psychiatres deviennent de plus en plus convaincus que la relation thérapeutique a une forte influence sur l’évolution des troubles ; Henri Ey a défendu, à partir de 1936, et enrichi jusqu’à sa mort, une théorie médicophilosophique, l’organodynamisme, qui est – mais n’est pas que cela – un « néojacksonnisme ». Cette théorie garde selon nous tout son intérêt pour penser les rapports entre psychanalyse et psychiatrie, en défendant une clinique ouverte, dynamique, non dogmatique, tout comme le propose plus près de nous Guy Darcourt dans son ouvrage récent : La psychanalyse peut-elle être encore utile à la psychiatrie ? [26] C’est dans l’immédiat après-guerre, à un moment de l’histoire où la confrontation avec l’univers asilaire suscitait, toutes proportions gardées, des analogies avec l’univers concentrationnaire, que se sont engagés plusieurs pionniers de la psychanalyse dans le champ de la psychiatrie. Dans un premier temps, les controverses d’ordre étiologique ont pesé sur le débat, notamment avec des options psychogénétiques exclusives. En réaction probable aux excès du passé, la psychiatrie contemporaine, en s’appuyant en particulier sur les classifications Psychiatrie
internationales qui se sont voulues uniquement descriptives, se refusant apparemment toute référence explicative, s’est voulue « a-théorique ». En ce qui concerne le supposé a-théorisme du DSM [27] , Kapsambelis [28] rappelle judicieusement que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) dans sa première version (DSM I), publié en 1952, ainsi que le DSM II, publié en 1968, représentaient une sorte de synthèse entre la nosographie de Kraepelin et la nosographie psychanalytique, et que ce n’est qu’à partir du DSM III, en 1980, que la rupture avec la psychanalyse est consommée. Le DSM est certes un outil indispensable, pour repérer, classer, organiser et surtout effectuer des recherches cliniques et thérapeutiques sur des populations homogènes. Il ne permet pas toutefois de faire l’économie de la spécificité de l’histoire du patient, de la relation avec son thérapeute et de la complexité qui reste la règle qui accompagne toute démarche de soin. Les psychiatres ont pu être amenés à douter de leur discipline et craindre que leur spécialité ne soit sous-tendue par aucune conception théorique. Qu’ils se rassurent, la psychiatrie, discipline médicale incontestable, est aussi une activité scientifique qui, comme toute activité scientifique, repose sur une théorie implicite ou explicite qui, quand bien même elle s’efforcerait ou feindrait de s’en passer, ne pourrait le faire qu’au prix d’un risque majeur : celui de substituer à la référence théorique un point de vue idéologique. Paradoxalement, refuser un point de vue théorique à sa pratique comporte un autre risque majeur : celui de ne pas remettre en cause les points de vue théoriques que la pratique contredit. On constate aujourd’hui une forte résistance aussi bien à l’égard d’un point de vue étiologique réductionniste, que celui-ci soit psychanalytique ou non, qu’à l’égard d’un point de vue excluant toute théorie explicative à la clinique psychiatrique.
Psychiatrie et institution Un point particulier de clinique nous semble exemplaire quant aux liens entre psychanalyse et psychiatrie : y a-t-il toujours une place pour une approche psychopathologique à orientation psychanalytique en institution hospitalière ou de soin ? Il est aujourd’hui nécessaire de distinguer la clinique et les institutions pédopsychiatriques de celles se consacrant aux adultes. En pédopsychiatrie, l’approche psychanalytique reste très largement répandue (du moins en France). En psychiatrie de l’adulte, la période des années 1950 à 1980 est bien révolue : hormis certains services où la référence à la psychanalyse reste centrale, l’omniprésence des approches pharmacothérapiques et des psychothérapies issues du champ cognitivocomportemental laisse une place toujours plus congrue aux approches psychanalytiques. Il ne s’agit pas de cure-type, mais bien d’une certaine conception de la psychothérapie individuelle, groupale ou institutionnelle se référant à la psychanalyse. Il est frappant de constater que les patients à qui l’on propose cette approche sont en quelque sorte ceux qui tiennent en échec une certaine pratique de la psychiatrie : qu’ils soient hospitalisés ou en ambulatoire, ils ont en commun de ne pas répondre parfaitement aux médicaments, aux psychothérapies structurées, de rechuter fréquemment même en dehors des critères prédictifs de réponse. Loin du cadre feutré du cabinet, la souffrance est au premier plan, mêlée de doute, de résignation et de désespoir. C’est dans ce contexte que le lien va devoir se créer, à l’écart des classifications, mais proche de l’histoire individuelle, toujours spécifique, unique, particulière et parfois non représentable pour le patient lui-même. Que ces patients soient borderline, anorexiques ou boulimiques, bipolaires atypiques ou encore tout « simplement » psychotiques, la place redonnée à la parole, à la différence, à l’entre-deux, va permettre de créer une dynamique, certes conflictuelle, parfois violente, mais toujours en devenir, et à réinterroger sans cesse. Ces petits espaces de vie psychique, très doucement réinvestis, vont permettre de tisser le lien psychique avec le soignant, psychiatre, psychologue, infirmier, lien unique, non reproductible, inclassable et pourtant vivant.
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Entre inconscient et préconscient Un autre point de réflexion nous semble fécond. La distinction entre l’inconscient et le préconscient pourrait permettre de séparer les concepts freudiens utiles à la psychiatrie de ceux qui ne le sont pas. Le domaine de l’inconscient est inaccessible par un entretien clinique courant, et ne peut servir directement à la classification des maladies psychiques. Le domaine du préconscient est accessible à l’investigation clinique et peut être utilisable pour les classifications. L’inconscient est constitué par le refoulement. Ce qui va empêcher le retour à la conscience de ce qui est refoulé n’est pas un mécanisme d’oubli ou de négligence. C’est inaccessible parce qu’intolérable à la conscience. Le préconscient a certes aussi un contenu que la conscience méconnaît, mais son domaine est beaucoup moins étendu et son fonctionnement est très différent. Le préconscient peut être exploré scientifiquement. Son interprétation est certes subjective, mais beaucoup moins que celle de l’inconscient et surtout elle est contrôlable par plusieurs observateurs qui peuvent confronter leurs hypothèses. Il y a, là encore, un certain degré de subjectivité qui n’est pas plus important que dans d’autres démarches dont on ne conteste pas la rigueur scientifique. Les deux systèmes (préconscient-inconscient) fonctionnent souvent en association. Les représentations préconscientes sont liées à des représentations inconscientes comme la partie émergée de l’iceberg est liée à la partie immergée. Le débat sur la qualité scientifique de la psychanalyse passe par la distinction entre préconscient et inconscient. Il est notable que cette distinction soit si rarement faite. Les psychanalystes y accordent peu d’intérêt et certains pensent qu’elle ne fait pas vraiment partie de la théorie psychanalytique.
Limite des classifications En psychiatrie, toutes les classifications méritent d’être discutées, qu’il s’agisse de celles conçues par les aliénistes de la fin du XIXe siècle ou de nos classifications contemporaines, qu’il s’agisse de classifications renvoyant à un modèle théorique ou à un autre. Freud lui-même ne s’est pas privé de proposer sa classification des troubles mentaux, distinguant les névroses actuelles (névrose d’angoisse, psychasthénie), les psychonévroses de défense (hystérique, phobique, obsessionnelle) et les névroses narcissiques (psychoses). Néanmoins, l’apport de la psychanalyse aux classifications psychiatriques porte sur au moins deux points : • l’idée d’un continuum entre le normal et le pathologique soulevant l’idée que la discontinuité introduite par la classification ne répond qu’à un besoin de formalisation lorsqu’on s’adresse à un sujet dans sa particularité propre (R. Jouvent [29]) ; • la mise en relief d’un point de vue transnosographique, privilégiant un point de vue dimensionnel à un point de vue catégoriel. On pourra par exemple se référer à la notion de force du Moi (donc plus ou moins fort), d’intensité des affects ou de dimension narcissique de la personnalité aussi bien dans un trouble dépressif, un trouble psychotique que dans un trouble de la personnalité.
Rôle initiateur de la psychanalyse dans la compréhension de certains troubles mentaux Là où l’apport de la psychanalyse à la psychiatrie, d’un point de vue théorique, est le plus évident concerne deux domaines.
Compréhension des troubles du bébé, de l’enfant et de l’adolescent Comment, en effet, comprendre un trouble mental, quel qu’il soit, de la naissance au début de la vie adulte, sans prendre en compte qu’il ne peut se comprendre qu’en s’articulant avec les différentes lignes de développement normal du sujet humain. Pour aborder ce développement, ses avatars, ses arrêts, la
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psychanalyse a apporté sa compréhension des différents stades du développement libidinal, sa compréhension du rôle des relations successives aux images parentales et de la compréhension du besoin de fixation et de régression face aux angoisses et aux conflits infantiles. La psychanalyse a mis aussi en valeur un certain nombre de concepts pratiques comme celui d’objet transitionnel, débouchant sur le célèbre « doudou » ou de narrativité débouchant sur la reconnaissance des récits de contes pour l’enfant comme expression imagée et verbale des fantasmes refoulés de l’enfant. Enfin, la psychanalyse a permis d’accorder toute son importance au jeu et au dessin d’enfant pour aider et comprendre l’enfant en difficulté. En revanche, le point de vue mettant sommairement en cause l’entourage familial dans le déterminisme des difficultés des enfants, des moins graves aux plus graves, est aujourd’hui rejeté par l’ensemble des psychanalystes. Ces derniers acceptent l’extrême diversité des facteurs en cause, comme l’influence des dysfonctionnements du système nerveux, et aussi leurs interactions circulaires tout au long de l’épigenèse de la vie mentale. Réciproquement, des recherches récentes ont montré que lors de périodes sensibles du développement, des perturbations d’ordre affectif ou relationnel affectent l’émergence et l’organisation de la vie psychique, jusque dans ses rapports neurobiologiques. « En définitive, ces faits, dans leur diversité, s’accordent avec le modèle freudien des séries complémentaires – et aussi avec le rejet exprimé par Freud de tout réductionniste étiologicoclinique. » (Misés [30])
Description clinique, compréhension et abord thérapeutique des personnalités « borderline » L’historique du concept d’état limite le situe à la frontière des perspectives psychiatriques et psychanalytiques. Historiquement, les travaux psychanalytiques ont été fondateurs du concept d’état limite. L’évolution progressive des idées s’est faite grâce aux travaux d’auteurs comme Glover (1932), Fairbairn (1942), Eisenberg (1949), Knight (1953), Schmideberg (1959) et plus récemment Kernberg et Kohut aux États-Unis, Bergeret, Widlöcher, Green en France, pour ne citer que les plus connus. La clinique psychanalytique est partie du constat que les patients considérés comme névrosés manifestaient au cours de la cure analytique des modes de fonctionnement psychique de type psychotique. Le fait de pouvoir prévoir et trouver des aménagements techniques permettant un travail analytique possible a amené à affiner la thérapie et la clinique, en particulier grâce à l’intérêt clinique porté à des mécanismes de défense spécifiques, la force du Moi, les caractéristiques de l’activité fantasmatique, les caractéristiques du transfert de ces patients. Selon le psychiatre-psychanalyste Otto Kernberg [31], la clinique des états-limites comporte, outre l’angoisse diffuse, des formes particulières de névrose polysymptomatique et des organisations de personnalité « prépsychotiques » (paranoïde, schizoïde, hypomane) ou, par rapport à la névrose hystérique considérée comme typique de l’« échelon supérieur », des organisations de personnalité d’« échelon inférieur » : personnalités infantiles, narcissiques, as-if, structures antisociales, structures dépressives avec tendances masochistes. En France, le psychanalyste Jean Bergeret a développé dans les années 1970 une théorie générale de l’organisation limite de la personnalité. Cet auteur a considéré l’état limite comme « une troisième lignée psychopathologique » intermédiaire entre névrose et psychose, sans structure névrotique organisée ni décompensation psychotique franche. L’état limite serait à comprendre non comme une structure, mais comme une « astructuration », un mode de fonctionnement fondamental de la personnalité qu’il appelle « l’économie limite ». La progression de ses idées l’a amené à rapprocher de plus en plus l’état limite de la pathologie dépressive. Le mécanisme essentiel dans les organisations « dépressiveslimites » est le « clivage de l’objet accompagnant la régression narcissique », à la fois étape évolutive vers le clivage du Moi et organisation défensive contre celui-ci, de sorte que le Moi est déformé, mais non morcelé [32]. Psychiatrie
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Pour une pratique psychiatrique ouverte Tout psychiatre n’est pas psychothérapeute et réciproquement. Pourtant, il est acceptable d’imaginer une pratique de la psychiatrie clinique, forgée auprès de la psychothérapie, de la pharmacothérapie, des approches psychosociales. Nous aurions tendance à répondre par l’affirmative, puisqu’il semblerait que ce soit le lot de nombre de cliniciens, qui, au quotidien, écoutent, rassurent, soutiennent leurs patients. Ce n’est, certes, pas orthodoxe, mais la souffrance l’est-elle ? Loin de nous l’idée d’une psychiatrie intégrative, qui combinerait totalement la somme des approches dans une intégrale du champ de la psychopathologie. L’univers de la psychiatrie ne saurait être borné artificiellement, et ce n’est qu’aux confins des limites de la psyché et de la pathologie que ne cesse de se définir et de s’actualiser le lieu de l’intervention, de la parole, de la présence à l’autre que le psychiatre accepte d’endosser.
Psychanalyse et neurosciences Deux d’entre nous ont abordé cette question dans un article de la revue L’information psychiatrique [33] auquel nous renvoyons nos lecteurs. Freud a toujours porté un vif intérêt à la clinique psychiatrique, comme aux données scientifiques de son époque. Des travaux récents [33] ont porté un regard neuf sur cette interface avec des auteurs comme Edelman, Damasio et Erik Kandel, prix Nobel, qui propose « une nouvelle biologie de l’esprit » [34]. Il souligne la convergence entre neurosciences et psychanalyse. Le concept de plasticité a permis à des chercheurs francophones comme F. Ansermet et Pierre Magistretti [35] de souligner comment ce concept « implique une convergence entre les traces psychiques et les traces synaptiques. » Le Français L. Naccache pose des questions qui vont dans le même sens [36]. Ce rapprochement est-il à développer par une coopération réciproque entre chercheurs de ces deux domaines ou s’agit-il d’une utopie puisque chaque domaine vise un objet différent, comme le demandent Chaperot, Celacu et Pisani [37] ? On peut souhaiter que les chercheurs d’aujourd’hui conservent la même ouverture d’esprit et la même curiosité pour les disciplines biologiques que l’inventeur de la psychanalyse. Daniel Widlöcher propose une métaphore intéressante à ce propos, celle d’un parallélisme impossible [38]. Grâce à cette différence, ces lignes peuvent un jour se rapprocher l’une de l’autre ou se croiser. Il est permis d’en rêver.
■ Concepts et pratiques éclairées par la psychanalyse Au-delà des traitements psychanalytiques proprement dits, de nombreuses pratiques psychiatriques sont issues de la psychanalyse. Nous en choisirons quatre particulièrement : la recherche de l’alliance thérapeutique, la consultation thérapeutique, la dynamique transférentielle, contre-transférentielle et la psychothérapie institutionnelle.
Alliance thérapeutique La référence à l’alliance thérapeutique n’est pas réservée à l’approche psychanalytique. Néanmoins, celle-ci a particulièrement permis de mettre en valeur les enjeux de la relation thérapeutique et la dynamique du changement et des résistances à celui-ci. L’alliance concerne la collaboration entre le patient et le thérapeute. Elle se compose d’au moins deux aspects fondamentaux : la négociation (pour s’accorder ou construire une signification partagée) et la mutualité (pour agir de concert et se coordonner) (de Roten [39]). D’un point de vue général, c’est-à-dire quels que soient les âges de la vie, il est admis que les paramètres impliqués dans le développement de l’alliance sont nombreux. Parmi ceux-ci, on distingue quatre groupes de facteurs, soit les caractéristiques du patient, soit les Psychiatrie
caractéristiques du thérapeute, soit les échanges intersubjectifs entre le patient et le thérapeute, soit enfin la technique utilisée par le thérapeute. Certains relèvent quatre dimensions de l’alliance, dont on peut voir d’éventuelles distinctions selon qu’il s’agisse de l’alliance précoce ou de l’alliance plus avancée dans le traitement. Ainsi L. Gaston distingue [40] : • la relation affective du patient vis-à-vis du thérapeute ; • le niveau de compréhension empathique et l’implication du thérapeute ; • l’accord entre le patient et le thérapeute au sujet des buts et des tâches du traitement ; • l’alliance de travail ou la capacité du patient à travailler « de façon réfléchie ». D’autres ont différencié trois formes d’alliance thérapeutique (Gunderson, 2000) : • l’alliance contractuelle (cognitivocomportementale) : accord initial entre le patient et le thérapeute sur les buts des traitements et leurs rôles pour y parvenir ; • l’alliance relationnelle (affective/empathique) : centrée sur la relation patient-thérapeute, ce dernier cherchant à être perçu comme authentique, compréhensif, attentif, fonctionnant comme un modèle pour le patient ; • l’alliance de travail : c’est le prototype de la relation analytique ; le patient devant se représenter le thérapeute comme un partenaire fiable pour l’aider à se comprendre dans le cadre de la dynamique transférentielle. L’apport de la psychanalyse permet de comprendre que l’interaction entre le patient et le thérapeute joue incontestablement un rôle décisif dans le développement de l’alliance, en fonction des capacités de chacun à s’ajuster dans la relation. Du côté du patient, la motivation au changement est souvent associée à des désirs teintés d’ambivalence. Chez le patient, il s’agit de considérer en premier lieu les différents types de relations d’objet et les mécanismes de défense, puisque ceux-ci représentent un élément essentiel de la personnalité. En ce qui concerne les relations d’objet, plus le sujet fonctionne avec des niveaux de relations d’objet archaïques, plus la construction de l’alliance requiert du temps. Le principe fondamental est d’offrir du soutien dans les moments, (il s’agit souvent du début, compte tenu de la fragilité narcissique), où l’on s’aperçoit que le manque de ressources entrave la possibilité d’un mouvement psychique. En ce qui concerne les mécanismes de défense, nous avons nous-mêmes, à la suite d’autres collègues, insisté sur les trois types de défense les plus problématiques pour la mise en œuvre et le maintien des traitements : le défi, le déni et le délit, c’està-dire le jeu avec les limites. Un tel déséquilibre exige, pour qu’une véritable rencontre se produise, que le sujet puisse quitter, un moment du moins, la sécurité que lui offre ces défenses pour se montrer introspectif. Dans ce genre de situation, le niveau d’alliance est vite compromis, surtout si le patient perçoit les interprétations du thérapeute comme des intrusions. Selon le mode d’intervention du thérapeute, certains patients risquent de devenir plus méfiants et d’aggraver leur état, cela a été bien étudié chez l’adulte (Gabbard et al. [41]). Enfin, si la configuration défensive représente pour une part le potentiel adaptatif du patient, il semble utile d’imaginer que le thérapeute devrait lui aussi adapter ses interventions aux capacités introspectives du patient. Du côté du thérapeute, la difficulté tient à ce qu’il doit être attentif à découvrir les éléments de la personnalité du patient et y répondre de façon à ne pas susciter une importante montée d’angoisse. Du point de vue clinique, il est admis de considérer les défenses comme utiles avant d’offrir des interprétations, susceptibles parfois d’alarmer le patient. Les défenses représentent un point de repère qui aide le clinicien à évaluer les risques de déclencher un signal d’angoisse chez le patient. Lorsque les patients utilisent des défenses plus archaïques, la tâche du thérapeute se complique. Dévoiler trop rapidement certaines défenses risque de confronter le patient à des niveaux de conflit qu’il n’est pas en mesure d’assumer. Les premières séances peuvent être l’occasion d’offrir au patient la possibilité de se départir de ses représentations erronées, mais les impairs qui sont commis lors
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des premières rencontres sont beaucoup plus déterminants que ceux qui ont lieu plus tard, lorsque le processus est engagé. Il est fréquent d’observer par exemple, après une seule séance, l’affaiblissement ou l’affermissement de la confiance du patient. Le fait de ne pas se présenter au deuxième rendez-vous par exemple met en acte la « non-rencontre » entre le patient et le thérapeute. Les premières séances peuvent être un moment « d’apprentissage » de ce qu’est une psychothérapie et le travail qui s’y fait, dans la mesure où le patient parvient à renoncer momentanément à l’intérêt porté à ses symptômes et à ses défenses. Enfin, que ce soit en termes d’investigation ou d’apprentissage de la psychothérapie, il est reconnu qu’au-delà de leur valeur exploratoire, les premières séances possèdent un effet thérapeutique. Le but demeure d’aider le patient à s’engager dans un travail thérapeutique tout en lui permettant d’en saisir le sens (Gillieron [42]). Il est évident que par le biais de ses interventions, le thérapeute manifeste d’une part son savoir et d’autre part dévoile à certains moments des réactions de l’ordre de son contretransfert. Concernant le savoir du thérapeute, une des tâches de celui-ci est de saisir les émotions du patient, la qualité de son Moi et d’être conscient des défenses de celui-ci. Lorsque le thérapeute n’éprouve pas trop de difficultés à identifier ces éléments, il favorise certainement une meilleure qualité dans la rencontre. Il s’agit donc pour le thérapeute de se pencher sur les types d’interventions étudiés selon les deux grandes catégories reconnues classiquement, c’est-à-dire en termes d’interprétation et de confrontation ou en termes de soutien et de clarification. Doser les interventions entre le soutien et l’interprétation n’est pas toujours une tâche simple. Le travail délicat que cela représente est parfois banalisé. Quelle que soit l’approche thérapeutique, qu’elle soit chimiothérapique, cognitivocomportementale, systémique ou autre, l’apport de la psychanalyse permet de s’interroger sur la question de savoir dans quelle mesure le développement de l’alliance thérapeutique est déterminé par l’ajustement des interventions du thérapeute aux défenses du patient.
Consultation thérapeutique La pratique d’une consultation qui se veut à la fois diagnostique et thérapeutique a été proposée pour la première fois par le pédiatre et psychanalyste D. Winnicott [43]. Il définit cette consultation comme étant, à l’occasion des premières rencontres avec un patient, la possibilité d’établir un climat favorable qui permet une « rencontre et un échange relationnel » entre le psychiatre et son patient de sorte que ce dernier puisse exprimer ses difficultés. Winnicott écrit à propos de sa pratique auprès des enfants : « c’est presque comme si, par les dessins, l’enfant cheminait à mon côté et, jusqu’à un certain point, participait à la description du cas. » Winnicott constate que ce travail d’explicitation et de clarification soutenu par un échange relationnel et affectif avec un adulte dans une disposition d’empathie fondamentale a, en lui-même, une vertu thérapeutique. Cela peut évidemment être appliqué à l’échange avec un patient adulte. La consultation thérapeutique comporte d’abord un objectif d’évaluation dans les divers domaines de la clinique psychiatrique (sémiologique, nosographique, psychopathologique, psychodynamique, individuel, interindividuel familial, etc.). C’est aussi un objectif thérapeutique : du fait du dévoilement, de l’énonciation, des tentatives de clarification des diverses difficultés et symptômes, les entretiens peuvent avoir un effet thérapeutique certain. Se contenter d’un recueil d’informations, sans formuler en contrepartie diverses propositions thérapeutiques, risque de représenter pour le patient une intrusion intolérable et stérile. Souvent cependant, cette rencontre constitue pour le patient la première occasion qui lui soit donnée de parler de son monde interne, de ses affects, de ses émotions, de ses pensées, rêves ou rêveries, sans être jugé selon des critères moraux ou éthiques, être aussitôt pris dans une relation d’autorité type médecin/malade. D’une certaine façon, le premier travail du consultant consiste en une sorte d’apprentissage de la relation
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nouvelle, apprentissage de la démarche réflexive, de la nécessité de clarification, d’énonciation, de délimitation des difficultés en même temps que la reconnaissance de leur origine intrapsychique et pas seulement réactionnelle. Dans ces conditions, l’importance et l’immédiateté de cet investissement présentent aussi un avantage car il constitue un instrument thérapeutique précieux. Cette nouvelle relation peut en effet provoquer rapidement une émergence d’affects jusque-là méconnus, enfouis ou refoulés, une mobilisation rapide et intense des investissements pulsionnels et des contre-investissements défensifs. Cela explique, dans les cas les plus heureux, les améliorations ou même la disparition rapide des difficultés après quelques entretiens. C’est en ce sens que ces « entretiens d’évaluation » peuvent être thérapeutiques. Mâle [44], à propos des consultations thérapeutiques avec les adolescents, avait parlé d’« expérience émotionnelle correctrice » pour décrire ces rencontres. Toutefois, si une attitude « active » est nécessaire, celle-ci doit toujours être mise au service de la clarification, voire de l’explication (il paraît nécessaire d’expliquer pourquoi on pose certaines questions) et doit éviter deux dangers : la séduction, la croyance magique. Ainsi, ces consultations doivent s’efforcer d’établir la « bonne distance » entre le patient et le consultant à partir de laquelle ce travail de réflexion-introspection en présence d’un autre devient possible. Cette évaluation permet également de prendre la mesure d’une motivation à une éventuelle psychothérapie au long cours. Ces consultations thérapeutiques font parfois office de véritables « psychothérapies brèves ». Quand un traitement doit être proposé, ces entretiens ont donné au consultant le temps et les moyens d’évaluer les divers paramètres comme cela a déjà été dit précédemment, mais ont aussi permis au patient « d’apprendre » quel bénéfice il peut tirer de ces rencontres et quel type de travail peut être effectué pour aborder, approfondir, comprendre, circonscrire, canaliser, réparer les difficultés incriminées. D’un point de vue technique, il s’agit toujours de rencontres en face-à-face, parfois assez longues (30 à 60 minutes) afin qu’un climat de confiance s’établisse et que la période initiale de résistance ou de conformisme relationnel puisse être surmontée. On peut voir ici l’apport de la compréhension psychanalytique des malades souffrant d’un trouble mental.
Dynamique transférentielle, contretransférentielle La dynamique transférentielle-contre-transférentielle est un des piliers sur lequel repose tout traitement à orientation psychanalytique. Dans ce cadre, cette dynamique doit être régulièrement considérée, analysée et, le cas échéant, à l’origine d’une interprétation donnée au patient. Mais dans le cadre plus général de tout traitement, quel qu’il soit, tout psychiatre prenant en charge un patient, dès qu’il a un minimum d’expérience, constate que son patient attend de lui plus qu’il ne peut lui apporter ou d’autres effets ou encore un autre mode de relation que le psychiatre dans son exercice professionnel doit et peut lui donner. En retour, il constate en lui des intérêts, des déceptions, des agacements ou des gratifications qui le touchent.
Psychothérapie institutionnelle Enfin l’apport de la psychanalyse à la compréhension des institutions psychiatriques, des dynamiques de groupes et des effets de leur analyse sur les patients a incontestablement enrichi l’indication et les limites des traitements institutionnels (Paumelle [45]). La psychanalyse a permis et permet toujours de lutter contre la dérive asilaire grâce à la mise en valeur de nouvelles méthodes thérapeutiques qui ne sont plus réservées à la seule approche psychanalytique comme l’hospitalisation de jour, la succession des « consultations thérapeutiques », l’utilité des thérapies de groupe, des médiations corporelles et, pour les enfants, des techniques de rééducation dans lesquelles la relation humaine prend toute sa place. Psychiatrie
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■ Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23] [24]
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Approche phénoménologique en psychiatrie M. Cermolacce, B. Martin, J. Naudin À Pierre Bovet, In Memoriam. L’approche phénoménologique en psychiatrie permet une compréhension psychopathologique héritée de la philosophie phénoménologique, dans le but explicite de rendre compte des fondements de l’expérience clinique. Elle propose aussi une attitude épistémologique originale, et parfois critique, par rapport aux modèles psychiatriques dominants, hier psychanalytiques, aujourd’hui neuroscientifiques. Dans la première partie de cet article sont proposées quelques définitions possibles de cette approche et rappelés brièvement quelques concepts philosophiques-clés issus des travaux de Husserl et Heidegger. Dans la deuxième partie sont exposés les travaux les plus connus des grandes figures classiques de ce mouvement, comme Jaspers, Binswanger, Minkowski, Blankenburg, Tellenbach et Kimura. Dans la dernière partie, les aspects les plus contemporains du courant phénoménologique sont soulignés : centrés sur une perspective psychopathologique et clinique, inscrits dans une position plus sociale à travers la notion de rétablissement et enfin articulés dans un dialogue avec les neurosciences. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Phénoménologie ; Analyse existentielle ; Philosophie ; Psychopathologie ; Épistémologie ; Subjectivité ; Conscience
Plan ■
Introduction
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Généralités Pourquoi une approche phénoménologique en psychiatrie ? Quelques tentatives de définition Influence de la phénoménologie philosophique
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Quelques figures historiques de la psychiatrie phénoménologique
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Approches contemporaines de la psychiatrie phénoménologique Approches neuroscientifiques et expérience subjective Phénoménologie psychiatrique contemporaine Phénoménologie et compréhension du processus de rétablissement Phénoménologie et neurosciences
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Conclusion
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Introduction La phénoménologie est d’abord et avant tout un courant philosophique, dont il faut reconnaître qu’il a trouvé son approfondissement le plus accompli dans une discipline médicale : la psychiatrie. Fondée par Husserl, philosophe mais initialement mathématicien, la phénoménologie aspire à être une « science rigoureuse », une science de l’expérience. Développée par ses EMC - Psychiatrie Volume 13 > n◦ 1 > janvier 2016 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(15)60902-6
successeurs, tout particulièrement Heidegger, dans une direction plus existentielle encore, la phénoménologie entend critiquer, voire désavouer, le positivisme régnant dans les sciences, qu’elles soient naturelles ou prétendument humaines, depuis le XIXe siècle. La psychiatrie lui offre, comme la psychologie et la sociologie du reste, un formidable terrain d’application, sans doute vaudraitil mieux dire d’implication car le terreau fourni par l’expérience issue de ces disciplines n’est pas sans avoir modifié la phénoménologie elle-même. Parmi les sciences appliquées, ces disciplines sont à proprement parler des disciplines de l’existence, auxquelles il peut sembler vain d’appliquer sans les questionner les méthodes issues des sciences naturelles. Le courant phénoménologique en psychiatrie est né de ce questionnement mutuel. Avec des auteurs aussi importants que l’ont été dans son histoire Jaspers, Schneider, ou Minkowski, la psychiatrie a trouvé dans l’approche phénoménologique sa méthode et son langage, les mots qui convenaient à sa refondation, loin de Kraepelin, plus près de Bleuler. Depuis Binswanger, cette approche est souvent appelée « analyse existentielle », en référence à la philosophie de Heidegger. Les articulations entre ces divers courants sont vues sans toutefois insister sur leurs divergences. Le point important est que la phénoménologie puisse permettre de mettre des mots justes sur l’expérience clinique quotidienne, de lui donner toute l’attention qu’elle mérite et de nous tenir suspendus à elle jusqu’à ce qu’émerge ce qu’elle a peut-être de plus propre : ouvrir un accès possible et partagé à la question de l’être. L’approche phénoménologique ne désavoue pas les sciences en tant que telles mais en suspend la tyrannie lorsqu’elles se font excessivement réductrices. Elle donne aujourd’hui naissance à des approches mesurées, jetant des ponts entre les sciences naturelles et les
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sciences humaines, tant du côté des approches singulières de la personne et de son rétablissement que du côté des théories de la complexité.
Généralités Pourquoi une approche phénoménologique en psychiatrie ? L’approche phénoménologique en psychiatrie s’est construite en constatant les profondes limites du modèle médical dans cette discipline [1] . L’approche « empirique » ou « objectivante » qui prévaut en médecine somatique démembre le tableau clinique en « symptômes » et postule implicitement la neutralité de l’observateur. Le symptôme : • se donne comme un intermédiaire pour accéder au vécu propre du patient, il manque cruellement de spécificité dans une discipline où tout le « paradoxe » de l’expérience tient dans un accès non immédiat à son objet véritable [2] ; • renvoie en médecine somatique à autre chose qu’à lui-même, à savoir un organe ou une maladie cachés dans le corps, tandis que le symptôme psychiatrique s’apparente volontiers à un « trait » caractéristique d’un tableau clinique et renvoie « à une totalité dont le trait est partie intégrante » [1] . Cette description nécessite une méthode susceptible de prendre en compte le « tout » dont fait partie le symptôme, et qui ne se résume pas à la somme des parties. Enfin, le symptôme somatique appartient au corps du patient, propriété inaliénable de l’individu. Les choses sont sans doute moins tranchées en psychiatrie, où le rôle de l’observateur n’est pas neutre. Ainsi, « on hésitera à localiser le symptôme psychiatrique comme attribut inhérent à l’observé », pour le considérer plutôt comme « caractéristique d’un certain état d’interaction communicative » entre observateur et observé [1] . Ces trois limites soulignent la nécessité d’intégrer des approches descriptives complémentaires pour prendre en considération la globalité et le sens du vécu du patient. De telles approches peuvent alors enrichir la démarche médicale classique, dont il ne s’agit pas de remettre en question la pertinence, mais de la compléter. C’est ici que commence la phénoménologie psychiatrique.
Quelques tentatives de définition La phénoménologie résiste aux tentatives de définition. Nous ne dérogerons pas à la règle, en montrant tout d’abord ce que la phénoménologie n’est pas : • elle ne propose pas de modèle explicatif ou nosographique des pathologies mentales ; • elle ne se réduit pas à une psychothérapie humaniste ; • elle ne se limite pas à une simple description subjective ou introspective ; encore moins à une description sémiologique, une simple liste de symptômes. Une première définition de l’approche phénoménologique en psychiatrie fut donnée par Jaspers : il s’agit de décrire et de se représenter les vécus que présentent les patients psychiatriques, ce qui permet également de comprendre comment ils s’enchaînent, trac¸ant ainsi une ligne claire entre ce qui est compréhensible et ce qui ne l’est pas (le « processus »). Cette approche, déjà fort riche, s’en tient aux premiers travaux méthodologiques de Husserl : on suspend les théories ayant cours (psychanalyse, « mythologies cérébrales ») et l’on regarde ce qui reste (le vécu re-présenté), tout en le faisant varier mentalement (variations imaginaires) pour faire apparaître son essence (réduction eidétique). Mais on entre sans doute en phénoménologie en allant audelà de la perspective jaspersienne, poursuivant avec les œuvres plus tardives de Husserl un travail allant bien au-delà des simples variations imaginaires. Binswanger et ses successeurs reculent les limites de la compréhension en adoptant peu ou prou la posture de la réduction transcendantale. Avec celle-ci, Husserl crée une méthode qui donne à voir les structures essentielles de l’expérience humaine et de l’existence, qu’elles soient « normales » ou pathologiques. Binswanger nous montre avec elle ce qu’est la
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conscience, comment elle se donne dans une expérience en première personne [1, 3, 4] qu’il convient de recueillir pour faire voir comment le sujet donne un sens au monde qui l’entoure en se l’appropriant, en le reprenant « à son propre compte », se saisissant du même coup lui-même comme sujet. Husserl résume ainsi cette attitude par « un retour aux choses-mêmes », après mise à distance de tout présupposé. C’est ce troisième usage que nous privilégierons ici.
Influence de la phénoménologie philosophique Comme le lecteur l’aura déjà compris, la phénoménologie implique une terminologie spécifique, parfois hermétique. Nous essaierons ici de nous limiter à esquisser à grands traits les travaux de Husserl et d’Heidegger, pour l’approfondissement desquels le lecteur est renvoyé vers d’autres travaux plus complets [1, 5–8] . Pour Husserl, « revenir aux choses-mêmes » implique de s’en tenir à l’expérience, ni plus, ni moins. C’est ne pas enlever à l’expérience ce qui se présente avec elle, même dans les aspects les plus évidents et tacites de notre vie quotidienne. C’est, aussi, exclure ce qui est en trop, notamment toute théorie présupposée qui nous empêche de saisir l’essence de ce qui est rencontré. Husserl désigne par le terme générique de réductions les différentes étapes de sa méthode. La première étape, ou réduction phénoménologique, consiste à mettre entre parenthèses toute théorie prédonnée, pour s’éloigner de l’attitude naturelle, et dévoiler la conscience comme intentionnalité. La notion d’intentionnalité, empruntée à Brentano, renvoie à la relation entre le sujet qui vit l’expérience et l’objet de cette expérience. Comme le dit Sartre : « toute conscience est conscience de quelque chose ». Une deuxième forme de réduction, ou réduction eidétique, tend à éloigner tout jugement de réalité sur l’objet visé en en faisant varier les traits par imagination. Ces variations permettent de repérer les régularités qui constituent l’essence (eidos) de l’objet visé. Enfin, la dernière forme de réduction, ou réduction transcendantale, est la plus radicale. À son sujet, Husserl emprunte aux sceptiques le terme d’« épochè » [5] . En dévoilant le monde tel qu’il se manifeste au sujet, cette forme de réduction estompe les frontières entre soi et le monde. Elle permet ainsi de souligner le double statut du sujet de l’expérience : comme sujet constituant (puisque le sens du monde est constitué par le sujet), dit aussi transcendantal, et comme sujet constitué (comme tout ce qui est dans le monde), dit aussi empirique (c’est le moi, le sujet de la psychologie). Husserl décrit ces processus de constitution, automatiques car survenant en dec¸à de toute réflexion, sous le nom de synthèses passives. Ces processus de synthèses permettent une immersion incarnée et fluide dans le monde quotidien, dans le monde-du-vivre (Lebenswelt) [9] , lequel semble presque toujours se dérouler pour nous tout naturellement. Heidegger voit dans la distinction husserlienne entre le sujet et l’objet une limite à saisir, ce qui constitue le caractère indéfinissable de l’être. Pour dépasser cette limite, il déplace la question de la conscience vers celle de l’existence, et développe les notions d’ontique (qui relève des étants, que visent les sciences positives) et d’ontologique (qui relève de la question de l’être, et qui concerne la philosophie). Dans « Être et temps », Heidegger élargit la notion de conscience ou d’intentionnalité de Husserl à celle de présence, ou Dasein (littéralement, être-là) [10] . La notion de Dasein implique une ouverture au monde (être-au-monde) et à autrui (être-avec) qui se déploie à travers le temps et l’espace vécus, ou dans le rapport au corps (ce que Heidegger nomme des existentiaux). Ainsi, le sens de soi et le sens de notre immersion dans le monde demeurent radicalement inséparables [7] . La pensée phénoménologique ne se limite pas aux perspectives ouvertes par Husserl et par Heidegger, et se développe à partir de nombreux autres auteurs tels que Fink, Scheler, Schütz, MerleauPonty, Levinas ou Ricœur. Nous ne citons ici que les deux auteurs, incontournables, sous l’inspiration desquels Binswanger a fondé sa méthode. Mais comme Binswanger en son temps, ceux qui l’ont suivi se sont nourris de l’influence des philosophes qui étaient leurs contemporains. EMC - Psychiatrie
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Quelques figures historiques de la psychiatrie phénoménologique Cette section est consacrée à six auteurs incontournables de la psychiatrie phénoménologique. Ils nous semblent emblématiques d’une attitude qui trouve avant tout sa source dans l’expérience clinique, porteurs d’implications théoriques, cliniques et psychothérapeutiques profondes. Si la phénoménologie psychiatrique ne peut se résumer à ces seuls auteurs, l’exposé de leurs parcours donne une idée assez précise de la fac¸on dont un psychiatre peut orienter son attitude clinique, pour rendre compte du même coup des fondements de l’expérience psychiatrique, ce que synthétisait admirablement Tatossian dans son indépassable ouvrage « Phénoménologie des psychoses » [1] . Jaspers (1883–1969), psychiatre puis philosophe, propose dans sa « Psychopathologie générale » [11] une méthode descriptive pour prendre en compte de fac¸on rigoureuse le vécu subjectif des patients psychiatriques. Il distingue les caractéristiques propres aux signes objectifs et aux signes subjectifs. Les premiers concernent les évènements concrets, les performances mesurables, les symptômes perc¸us de l’extérieur par le clinicien. Les seconds restent au contraire inaccessibles de fac¸on directe, et ne peuvent être saisis qu’en se représentant l’expérience d’autrui. Jaspers s’intéresse tout autant au strict contenu des manifestations cliniques (ou fond) qu’à leur structure (ou forme). Jaspers toutefois ne quitte guère la psychologie en proposant l’idée que comprendre une expérience pathologique, c’est se mettre par empathie à la place de l’autre (compréhension statique) ou saisir l’enchaînement logique des vécus (compréhension génétique). Cela lui permet de rapporter l’expérience schizophrénique à une incompréhensibilité irréductible, une rupture radicale, sans continuité possible avec l’expérience normale [11] . Tatossian résume la position Jaspersienne à une méthode descriptive vouée à « rendre les armes », plutôt que de tenter de saisir ce qui caractérise l’expérience schizophrénique [1] . Il n’en reste pas moins un penseur incontournable de la psychiatrie [12] , ayant permis d’affiner avec subtilité les catégories descriptives de Kraepelin [13] , et préfigurant, presque « par défaut », l’émergence du courant phénoménologique psychiatrique à venir [1, 3, 4, 14, 15] . Binswanger (1881–1966) incarne, à lui seul, les trois positions qui définissent l’attitude phénoménologique : philosophe, thérapeute et clinicien. Philosophe : son œuvre épouse très tôt les avancées de la philosophie phénoménologique. Il s’inspire d’abord des premiers textes d’Husserl pour décrire les formes qui fac¸onnent l’expérience vécue par la personne en situation pathologique. Puis, dès la parution d’ « Être et temps », il adopte la perspective d’Heidegger pour développer la notion de présence (Dasein) et ses perturbations possibles. Il souligne ainsi les liens intimes, co-constitutifs, entre notre rapport à soi (ipséité) et notre rapport à autrui (altérité) [16–18] . Les derniers textes de Binswanger [19, 20] témoignent d’un retour aux écrits d’Husserl. Il propose alors d’explorer les régularités qui structurent l’expérience pathologique, à travers l’expérience vécue du temps, de l’espace et du corps. Thérapeute : fondateur de l’analyse existentielle (ou Daseinsanalyse), Binswanger est le témoin proche et parfois critique de la psychanalyse [21] . Il ne réfute ni la notion d’inconscient, ni la place incontournable du langage et du récit biographique. Néanmoins, il considère comme réducteur l’attachement non critique de Freud aux sciences naturelles [22] . Par contraste, l’analyse existentielle implique l’expérience incarnée de l’analyste, dans sa rencontre avec la personne. Le corps de l’autre est compris comme un signe, dans « une unité entre l’exprimant et l’exprimé » [18] . Cette corporéité repose sur l’équilibre dynamique entre deux aspects complémentaires de notre corps : le corps que l’on est (Leib ou chair, c’est-à-dire le corps vécu, donné en première personne) et le corps que l’on a (Körper, ou corps objet, saisi dans une perspective en troisième personne) [3] . Clinicien : l’œuvre de Binswanger offre une approche clinique particulièrement fine des troubles de l’humeur [19] , schizophréniques et délirants [23] . À travers les notions d’espace, de corps et de EMC - Psychiatrie
temps vécus, ces troubles témoignent d’une altération des formes de la présence humaine [24] . Ainsi, dans la présomption, on voit la personne tenter d’atteindre un idéal trop élevé par rapport à sa base d’expérience. Dans le maniérisme, on observe une perte de la spontanéité, une difficulté à être « soi-même ». Le maniéré se conforme à un modèle extérieur, vit sur le mode du On, de fac¸on inauthentique. Enfin, la distorsion renvoie à des actions hors de leur contexte, le sujet réduisant l’être-homme à l’être-outil. Ces trois types de présence manquée sont à comprendre comme des disproportions anthropologiques : pathologiques lorsque les possibilités d’existence sont réduites, elles peuvent aussi se rencontrer dans l’expérience normale [24] . Minkowski (1885–1972) est considéré comme l’autre fondateur de la psychiatrie phénoménologique. Deux de ses ouvrages – « Le temps vécu » et « La schizophrénie » – ont largement contribué à la diffusion de la méthode phénoménologique [25, 26] . Cofondateur de l’« Évolution Psychiatrique », Minkowski cherche à être le plus proche possible de l’expérience vécue par les patients ; les références philosophiques explicites restent rares en dehors de Bergson, à qui il reprend la notion d’élan vital. Il souligne les limites d’une analyse critériologique stricte, nécessairement réductrice. Une approche plus intuitive (il parle de diagnostic par pénétration) permettrait au contraire d’en saisir tous les aspects dans leur « unité originelle » [14] . Avec Bergson, Minkowski défend la notion d’expression, plus apte à comprendre les relations subtiles entre ce qui est exprimé et les modes d’apparition de cette expression, qu’à travers une approche causaliste. Une description des symptômes pris isolément ne permet pas à elle seule de rendre compte de la totalité de l’expérience pathologique. Au-delà du diagnostic, il faut pénétrer plus avant l’expérience subjective des patients vers ce qu’il appelle le « trouble générateur », à savoir l’expression d’une modification profonde et caractéristique de la personnalité dans son entièreté. Dans « La schizophrénie » [26] , Minkowski décrit une attitude rigide et dévitalisée marquée par deux aspects complémentaires : la perte du contact vital avec la réalité concerne les aspects les plus basiques de la vie quotidienne, elle ne se limite pas au soi et affecte conjointement le monde vécu. Elle s’accompagne d’un surinvestissement logique ou intellectuel, d’une attitude interrogative, voire d’un rationalisme ou géométrisme morbide [27] . Blankenburg (1928–2002) approfondit la question des fondements de l’expérience. Comme Minkowski, il s’intéresse aux formes paucisymptomatiques de la schizophrénie, qu’il considère comme les plus typiques car témoignant le plus purement de la perte du sens commun qui caractérise le trouble. Dans un essai de 1969, il définit le sens commun comme notre capacité à comprendre le monde, les autres et nous-mêmes de fac¸on immédiate, tacite et montre comment cette capacité est perturbée chez les patients qui, présentant une schizophrénie simple, n’arrivent plus à s’ancrer de fac¸on stable et spontanée dans le monde [28] . Il reprend cette approche en se basant sur le récit de l’une de ses patientes, Anne, qui parle de perte de l’évidence naturelle [29] . Cette perte entraîne une grande perplexité, une difficulté à s’orienter dans la réalité la plus concrète et dans ses interactions les plus basiques. Dans l’expérience normale, la naturalité du monde quotidien n’est pas remise en question ; nous considérons comme évidentes les caractéristiques les plus tacites du monde qui nous entoure. Anne, elle, ne peut pas faire autrement que se questionner à son propos et souffre de cet effort conscient, réalisant une forme d’aliénation schizophrénique par excès de réflexivité. Alors qu’elle devrait plutôt agir sans se questionner autant, Anne éprouve un épuisement à être, ce que Blankenburg appelle asthénie transcendantale. Considérées de fac¸on isolée, ces plaintes semblent banales, peu spécifiques. Mais comprises dans leur globalité, elles reflètent un trait essentiel de l’expérience schizophrénique. Ce questionnement schizophrénique des aspects les plus fondamentaux de l’expérience quotidienne rappelle la mise entre parenthèses de tout présupposé, visée par la réduction phénoménologique. Blankenburg note que si le philosophe doit théoriquement résister contre cette attitude naturelle irréductible, la personne schizophrène doit au contraire lutter pour préserver ce qu’il subsiste de familier et d’habituel dans un monde qui ne l’est plus.
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Tellenbach (1914–1994), dans « La mélancolie », poursuit le travail de Minkowski et Von Gebsattel en rapportant la dépression à un arrêt du temps vécu [30] . Il range la mélancolie parmi les « psychoses endogènes » et fait de « l’endon » (au-dedans en grec) un « troisième champ étiologique à côté ou plutôt en dec¸à du champ somatique ou du champ psychique » [1] . Dans la mélancolie, tout ce que l’homme n’a pas choisi en venant au monde apparaît assez clairement sous la forme de l’endon, ce qui fait son être-jeté dans le monde, sa déréliction, et qui pourtant va orienter tous ses projets. L’endon dépasse l’hérédité pour y inclure des données biographiques, et se manifeste sous forme de types spécifiques. Tellenbach décrit ainsi le « typus melancholicus », type prédépressif caractérisé par son attachement à l’ordre, à la famille et au travail, et son extrême sens du devoir. Le mélancolique s’enferme dans des limites qui sont celles de l’accomplissement régulier de ses tâches, dont il doit s’acquitter à la perfection (situation d’includence), et celles des échéances qui barrent son avenir et finissent par l’accabler. Ceci l’oblige à rester en arrière de luimême (situation de rémanence) et lui donne le sentiment d’être en faute par rapport à ses propres exigences ou celles d’autrui. Le typus melancolichus ne parvient à assurer sa propre sécurité « qu’en limitant l’espace de son action et en liant constamment le présent avec le passé » [31] . Ces situations enferment le sujet dans sa trop grande normalité (personnalités dites hypernomiques). Un autre texte majeur de Tellenbach est consacré au « sens oral » (unité de sens qui réunit goût et odorat) qui forme le premier lien avec le monde, et qui à la fois rapproche le lointain et maintient la distance avec le monde. Ce sens renvoie à la notion d’atmosphère, et oriente nos rapports avec autrui [32] . L’œuvre de Tellenbach a été poursuivie à Heidelberg par son élève Alfred Kraus, nettement plus influencé par Sartre que par Heidegger. Kimura Bin (1931), chef de file de l’école japonaise, connaît parfaitement les auteurs de langue allemande. On retrouve cette influence intriquée à la pensée orientale, qui fait une large place à l’idée d’une conscience pure, en dec¸à de la distinction sujet–objet. Pour Kimura, l’hyperréflexivité schizophrénique s’accompagne d’une distorsion du sens de soi [33] . La phénoménologie distingue deux dimensions du sens de soi : soi comme sujet, donné en première personne, et soi comme objet, accessible par réflexion dans une perspective en troisième personne [27] . L’hyperréflexivité peut être réversible lorsque se crée, comme dans la mélancolie ou l’introspection non pathologique de l’adolescent, une distance entre le sujet qui agit et celui qui s’observe. Cette distance avec soimême est dite réflexivité subséquente. L’hyperréflexivité est plus spécifique de la schizophrénie lorsque cette distance engage un soi divisé en deux moments simultanés, altérant ainsi le sens du soi et fragilisant sa relation au monde [33] . Cette réflexivité simultanée entraîne un sentiment d’altérité, une forme d’aliénation propre à l’expérience schizophrénique, et peut aboutir à des phénomènes d’influence, de passivité. L’approche de Kimura rend ainsi compte des schizophrénies paucisymptomatiques aussi bien que des expériences délirantes. Dans les délires non schizophréniques, la menace réside dans l’espace extérieur, préservant le sens de soi dans ses aspects les plus fondamentaux. Dans les délires schizophréniques, la menace est plus intérieure, rendue possible par une altération plus profonde du sens de soi [33] . L’approche de Kimura repose sur la notion d’aida, terme japonais qui exprime un entre-deux, un espace ou un intervalle temporel qui associe – et distingue – deux objets, deux êtres. Littéralement aida veut dire « entre » mais aussi « pendant ». L’aida correspond à la fois à un espace interpersonnel et à un espace intrapersonnel, à l’interface entre soi et le monde. Pour Kimura, la condition schizophrénique correspond à une distorsion de l’aida, perturbant autant le sens de soi que le rapport au monde qui nous entoure [34] .
Approches contemporaines de la psychiatrie phénoménologique L’approche phénoménologique permet une articulation critique, mais féconde, avec les approches psychiatriques dominantes. D’abord, certains aspects opposant approches en troisième
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personne (paradigme neuroscientifique dominant de la psychiatrie contemporaine) et première personne (phénoménologie psychiatrique) sont soulignés. Puis quelques pistes cliniques actuelles inscrites dans une attitude phénoménologique sont détaillées. Enfin, cette section est conclue en examinant deux perspectives originales : une approche sociale, centrée sur la notion de rétablissement, et une approche multidisciplinaire, entre perspectives en première et troisième personnes.
Approches neuroscientifiques et expérience subjective La psychiatrie contemporaine tend à rechercher une meilleure fiabilité scientifique, de fac¸on objective et athéorique [35] , quoique enracinée dans le positivisme [36] . L’opérationalisme, parmi ces racines, inscrit toute activité scientifique dans une suite de règles reproductibles et modélisables, sans dépendre du point de vue de l’observateur (objectivisme), et caractérisant tout état mental selon les lois de la physique (physicalisme) [4] . L’accent est ainsi mis sur des manifestations observables « de l’extérieur », en troisième personne. Dans ce contexte, prétendre pouvoir rendre compte de fac¸on rigoureuse et scientifique de l’expérience subjective des patients est suspect. Cette méfiance repose sur quatre types de critiques : • le « caractère non scientifique » supposé de l’expérience subjective, qui ne serait pas un authentique objet scientifique, mais plutôt quelque chose d’accessoire ou de secondaire [37] . Un récit introspectif ne constituerait pas une approche scientifique fiable et rigoureuse, et ne proposerait au mieux qu’un « supplément d’âme » [1] ; • l’« absence de fiabilité » supposée des récits subjectifs des patients. La nécessité de privilégier la notion de fiabilité (robustesse méthodologique, reproductibilité), au détriment de la validité (ou pertinence clinique), apparaît peu compatible avec l’approche phénoménologique, qualitative et typologique plutôt que quantifiable et catégorielle [37–39] ; • l’« accessibilité limitée » des phénomènes éprouvés en première personne, qui se fait sur un mode privé : l’observateur n’y accède qu’indirectement, à partir de reports verbaux, au risque d’interprétations invérifiables [40, 41] . Dans la schizophrénie, les plaintes subjectives, parfois ineffables, peuvent apparaître comme non spécifiques si elles sont explorées à partir de critères cliniques indépendants les uns des autres ou comorbides [2] ; • enfin, la « dépendance théorique » – voire idéologique – de la phénoménologie, qui est en opposition avec le statut supposé « athéorique » de la démarche opérationaliste [36] . Cette volonté « athéorique » a des répercussions nosologiques non négligeables, les classifications internationales écartant par exemple toute référence aux notions de conscience ou de soi [4, 42, 43] .
Phénoménologie psychiatrique contemporaine En dépit de cette méfiance, l’approche phénoménologique connaît un net regain d’intérêt depuis deux décennies. Au plan clinique, et malgré le développement technique majeur des neurosciences, de nombreux auteurs ont souligné les limites d’une approche strictement objectivante et opérationaliste : déséquilibre entre fiabilité et validité ; perte d’information qualitative ; absence de prise en compte de la subjectivité des patients ; appauvrissement psychopathologique [4, 44–47] . Soulignons pour commencer l’influence toujours actuelle de l’analyse existentielle, qui décrit les différents modes du rapport au monde (être-au-monde), à autrui (être-avec) et à soi (être-soi) des personnes souffrantes, ainsi que leurs projets du monde [3, 8] . Coexistent en elle deux perspectives théoriques, à la suite des travaux de Binswanger d’une part [7, 16, 17] , et de ceux de Boss [48] et May [49] d’autre part. Cette distinction est nette lorsque Binswanger revient aux concepts husserliens plus tardifs pour enrichir le champ de la compréhension des expériences cliniques [19, 20] . À l’inverse, le courant développé par Boss revendique EMC - Psychiatrie
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une approche plus spécifiquement heideggerienne, moins encline au dialogue avec la philosophie husserlienne, la psychanalyse freudienne ou les sciences expérimentales. Nous en rapprocherons le courant des psychothérapies humanistes, auxquelles l’analyse existentielle est parfois rattachée. Ce courant éclectique fait un pont entre les psychothérapies inspirées par Rogers et l’attitude phénoménologique. Rappelons que l’attitude rogerienne de non-directivité correspond à une forme de réduction phénoménologique, le thérapeute s’efforc¸ant de suspendre ses propres jugements pour laisser apparaître dans la relation le monde tel qu’il se donne à la personne. L’un des chefs de file de ce courant est Irvin Yallom, auteur célèbre de romans philosophiques et soignants. Dans une perspective plus proche des travaux de Husserl, Wiggins et Schwartz approchent la vulnérabilité psychotique comme une défaillance des processus tacites, implicites, de constitution de soi et du monde [50–52] . Mishara poursuit les travaux de Blankenburg sur la perte du sens commun [53] tout en poursuivant le dialogue entre phénoménologie et neurosciences [54] , notamment sur les phénomènes perceptifs et leurs perturbations schizophréniques [55] . Dans cette même direction, et en continuité avec les travaux de Von Gebsattel [56] et Straus [57] , Fuchs a développé une psychopathologie du temps vécu et de ses perturbations en prenant en compte ses fondations implicites et tacites, mais aussi intersubjectives et incarnées [58] . Stanghellini propose une approche compréhensive particulièrement fine des situations de vulnérabilité psychotique [59] . À travers la notion d’identité, il reprend la distinction phénoménologique classique entre deux niveaux du sens de soi : un niveau basique et minimal (identité ipse, ou ipséité), altéré dans la schizophrénie, et un second niveau narratif et social (identité idem, ou identité de rôle), plus volontiers perturbé dans l’expérience mélancolique [59, 60] . Stanghellini développe ainsi une psychopathologie dynamique, féconde en pistes psychothérapeutiques. Parnas, Bovet, Sass et Zahavi explorent dans le même sens la question de la vulnérabilité schizophrénique. L’une de leurs propositions porte sur le trouble générateur de la schizophrénie [61] , en faisant l’hypothèse d’une perturbation précoce du sens de soi dans ses aspects les plus basiques, corporels et tacites. Ils reprennent les notions voisines d’ipséité, de mienneté de l’expérience (comme sentiment tacite d’appartenance à soi) [4, 62, 63] ou encore de soi minimal [64] . L’atteinte de ce niveau préréflexif de la conscience de soi peut s’accompagner d’une hyperréflexivité pathologique, comme incapacité à éprouver le monde quotidien de fac¸on spontanée, dans une tendance excessive à se saisir soi-même comme objet de réflexion [4, 65] . Un instrument d’évaluation clinique d’inspiration phénoménologique a ainsi été développé pour décrire de fac¸on systématique les altérations schizophréniques précoces de l’expérience subjective [62, 63] , avant le développement possible de phénomènes délirants [27, 66, 67] . Pour une description plus détaillée des perturbations schizophréniques de l’ipséité ou du soi minimal, se reporter à un article qui leur est consacré [68] .
Phénoménologie et compréhension du processus de rétablissement Dans une autre perspective contemporaine, l’approche phénoménologique permet d’investiguer un processus très subjectif : le processus de rétablissement. Cette notion désigne la démarche personnelle par laquelle un sujet touché par une pathologie psychiatrique sévère se « dégage de l’identité de malade psychiatrique » [69] , retrouve une inscription sociale et un sentiment durable de « bien-être » [70] . Le modèle du rétablissement implique ainsi deux repères fondamentaux. Avec le premier repère, éthique, être « rétabli » suppose un rapport évaluatif à soi et une conception propre au sujet, loin de toute approche normative. Le second repère réside dans l’invitation à disjoindre devenir de la personne et devenir de la maladie, en prenant en considération le rôle central de la personne dans son propre rétablissement : « face à un trouble psychiatrique, le rôle de la personne n’est pas périphérique, tel celui d’une victime passive d’une maladie définie par la médecine » [71] . Ainsi, EMC - Psychiatrie
l’investigation et la compréhension du rôle de la personne dans son propre rétablissement constituent la cible de démarches compréhensives phénoménologiques contemporaines. L’un des exemples les plus remarquables est représenté par les travaux de Davidson, proches des démarches anthropologiques et qualitatives tournées vers l’analyse du récit [71–75] . Les approches qualitatives considèrent le récit comme fondation fiable pour étudier le rétablissement [76] . De fac¸on très schématique, deux repères méthodologiques caractérisent ce type d’approche : le premier est le recueil et le repérage d’expériences quotidiennes concrètes et récurrentes (« la vie est dans les détails » [71] ). Le deuxième est l’analyse et la compréhension du sens de ces expériences. Cette phase herméneutique nécessite pour Davidson la mise entre parenthèses de toute notion de causalité, l’abandon de toute théorie préétablie et de toute logique motivationnelle. La primauté accordée à l’expérience intersubjective entre interviewer et interviewé, proche de la réduction transcendantale husserlienne, situe clairement ce type d’approche dans le champ de la phénoménologie. Les études phénoménologiques sur le rétablissement sont peu nombreuses. Les travaux de Davidson indiquent qu’une dynamique de rétablissement positive implique la persistance de relations amicales, l’accès à des relations d’aide et la rencontre de personnes en dehors du contexte psychiatrique. Ces expériences sont des conditions primordiales pour une redéfinition de soi de la personne au-delà de la condition de malade psychiatrique. En réalisant ces expériences au quotidien, la personne peut en effet intégrer les bouleversements identitaires liés à la maladie sans s’y confondre intégralement [71] .
Phénoménologie et neurosciences La phénoménologie offre une perspective épistémologique particulièrement pertinente dans le contexte actuel de la recherche psychiatrique. En philosophie analytique, Chalmers décrit la notion de hard problem comme la difficulté à saisir les caractéristiques expérientielles de la conscience (données en première personne) dans une approche physicaliste (données en troisième personne, comportementales ou paracliniques) [77] . Ces aspects expérientiels impliquent un aspect qualitatif, en posant la question du « qu’est-ce que c¸a fait » d’avoir telle ou telle expérience consciente. Parce qu’irréductible à toute approche strictement physicaliste, l’expérience subjective nécessite pour Chalmers une méthode d’exploration spécifique [78] . Le projet neurophénoménologique avancé par Varela est l’une des réponses possibles pour articuler les méthodologies en troisième et première personnes [79] . La neurophénoménologie a notamment permis d’interpréter certains corrélats neurophysiologiques de la vision à partir de l’expérience subjective des participants, en établissant des catégories expérientielles (phénoménales) sur la base de régularités perceptives [79–81] . Le projet neurophénoménologique, dans une tentative assumée de naturalisation de l’expérience subjective [82] , a soulevé deux types de critiques : méfiance neuroscientifique envers la notion d’expérience subjective [83] , mais aussi, « de l’intérieur », par les défenseurs d’une phénoménologie plus orthodoxe. Néanmoins, des équipes de plus en plus nombreuses revendiquent la pertinence du modèle neurophénoménologique [84–86] . D’autres propositions ont souligné la richesse d’un dialogue entre neurosciences et phénoménologie [54, 87, 88] . Gallagher désigne une méthode phénoménologique dite directe (front-loaded phenomenology), qui doit permettre la proposition de travaux expérimentaux [89] , comme par exemple dans le domaine de l’agentivité et de ses perturbations schizophréniques [90] . Le recueil de données en première personne a bénéficié de plusieurs outils méthodologiques issus de la recherche qualitative, et qui ne s’inscrivent pas tous dans une approche phénoménologique [91, 92] . Mais nous pouvons citer parmi ces approches certaines techniques d’entretiens d’explicitation qui revendiquent une perspective phénoménologique [93] . Ces techniques proposent une description fine des vécus, à partir des dimensions diachroniques et synchroniques d’une expérience [94] , dans une perspective husserlienne [95] . Le type d’expérience
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subjective visée ici est constitué des vécus les plus tacites ou implicites : il s’agit donc d’explorer les niveaux préréflexifs de la conscience, sans se limiter aux seuls aspects immédiatement réflexifs [86, 94, 96, 97] . Si cette méthode d’explicitation a déjà connu des applications médicales en neurologie, il n’existe pas à notre connaissance d’applications en clinique psychiatrique.
Conclusion L’approche phénoménologique en psychiatrie est par essence une approche clinique. C’est le retour à la clinique elle-même qui la caractérise le mieux, à ce qui constitue les fondements de l’expérience psychiatrique dans la vie quotidienne. Pour le phénoménologue, la clinique est la chose elle-même. Qu’il s’agisse du noyau psychopathologique autour duquel elle s’édifie, de l’expérience subjective dans laquelle elle voit s’enraciner l’action thérapeutique ou bien encore de la définition appropriée d’un objet scientifique spécifique et du dispositif qui convient pour l’étudier, l’approche phénoménologique se veut une clinique épistémologique de la rencontre. Loin de faire le tour d’un champ de recherche aussi vaste que la clinique elle-même, tout au plus en avons-nous souligné quelques moments fondateurs. Nous l’avons fait en rappelant quelques figures historiques, presque tous auteurs nés en Europe et conscients d’une crise des sciences appelant dans leur domaine à renouveler la discipline psychiatrique. Nous espérons avoir montré qu’en trois générations, aujourd’hui quatre, l’approche phénoménologique s’est toujours située à la naissance de la clinique, en l’inspirant souvent mais sans jamais accepter d’être purement réifiée dans une approche critériologique, catégorielle ou causaliste. De l’évolution psychiatrique à l’antipsychiatrie, de nombreux courants psychopathologiques ou sociaux ont une dette reconnue envers elle. Mais aujourd’hui, la psychiatrie phénoménologique s’inscrit aussi dans un projet de naturalisation dont on pourrait penser qu’il est contraire à l’esprit de la Daseinsanalyse. Les plus heideggeriens peuvent s’y opposer par principe ou dénoncer non sans pertinence qu’un tel projet manque de rigueur philosophique. Pourtant, la question de l’être peut être renouvelée en la confrontant une nouvelle fois à celle de la conscience. L’explicitation, la confrontation des récits en première et troisième personne, l’exploration conjointe de l’activité cérébrale et de l’expérience
subjective, ouvrent des chemins qui pour le phénoménologue interrogent les liens du corps et du langage, la place de la métaphore et de l’altruisme dans la construction du soi. C’est justement parce qu’elle est une approche ontologique que la phénoménologie a aujourd’hui son mot à dire dans le développement des neurosciences. Non pour les humaniser, ce qui serait une fois de plus un leurre, mais pour les fertiliser en maintenant ouvert le sillon qu’elles cherchent à creuser dans une terre qui n’en finit pas de se refermer. Nous ne cessons de recouvrir de théories ce que nous découvrons par l’expérience. Il s’agit aujourd’hui de s’interroger moins sur la subjectivité que sur ce qui la fonde : soi minimal, objectivité de la matière, valeurs et intersubjectivité. Transdisciplinaire par vocation et heuristique de fait, la phénoménologie psychiatrique trouve une nouvelle fois sa richesse dans le mélange des genres et le métissage des pratiques et des théories. Ainsi, de Parnas à Davidson, la question de l’être s’est trouvée reformulée en explicitant ce que peut signifier, pour le clinicien, l’ipséité. À Parnas nous emprunterons l’idée qu’elle peut être explorée, évaluée. À Davidson celle que sa reconnaissance comme valeur de rétablissement est porteuse d’espoir.
Déclaration d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
Remerciements : Jean Michel Azorin et Josef Parnas pour leurs commentaires.
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“ Points essentiels • Le courant phénoménologique psychiatrique, influencé par la philosophie phénoménologique, propose une méthode descriptive et compréhensive de l’expérience clinique. • Centrée sur l’expérience subjective des personnes plutôt que sur une approche catégorielle, objectivante, explicative, l’approche phénoménologique s’inscrit dans une double perspective, à la fois psychopathologique et épistémologique. • Plusieurs figures fondatrices ont contribué à son essor depuis les années 1920, avec notamment Jaspers, Binswanger, Minkowski, Blankenburg, Tellenbach ou Kimura. • Dans ses aspects plus contemporains se dégage un courant psychopathologique riche en pistes cliniques et thérapeutiques. • Parmi ces pistes, la notion de rétablissement est envisagée dans ses rapports à l’identité, dans la rencontre de l’autre et dans le monde quotidien. • L’approche phénoménologique connaît un nouvel essor grâce à son dialogue, parfois critique, souvent complémentaire, avec les neurosciences contemporaines.
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M. Cermolacce ([email protected]). Service de psychiatrie adulte, Pôle universitaire de psychiatrie, CHU Sainte-Marguerite, Marseille, France. Unité de neurophysiologie, psychophysiologie et neurophénoménologie, Pôle universitaire de psychiatrie, CHU Sainte-Marguerite, Marseille, France. Laboratoire de neurosciences cognitives (LNC), UMR CNRS 7291, Aix-Marseille Université (site Saint-Charles), Marseille, France. B. Martin. Centre de réhabilitation, Service universitaire de réhabilitation, Centre hospitalier Le Vinatier, Lyon, France. J. Naudin. Service de psychiatrie adulte, Pôle universitaire de psychiatrie, CHU Sainte-Marguerite, Marseille, France. Unité de neurophysiologie, psychophysiologie et neurophénoménologie, Pôle universitaire de psychiatrie, CHU Sainte-Marguerite, Marseille, France. Laboratoire de neurosciences cognitives (LNC), UMR CNRS 7291, Aix-Marseille Université (site Saint-Charles), Marseille, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Cermolacce M, Martin B, Naudin J. Approche phénoménologique en psychiatrie. EMC - Psychiatrie 2016;13(1):1-8 [Article 37-080-A-30].
Disponibles sur www.em-consulte.com Arbres décisionnels
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EMC - Psychiatrie
II - Etudes Cognitives
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Composants, mécanismes, développement et fonctions de l’empathie J. Decety L’empathie est une notion complexe qui doit être décomposée en plusieurs composants, affectif, cognitif et motivationnel. Ces composants interagissent entre eux mais sont relativement indépendants sur le plan de leurs mécanismes neurobiologiques et de leurs rôles dans les relations interpersonnelles. Dans le présent article, nous soutenons que l’empathie a des racines évolutives anciennes associées à la communication affective, l’attachement social et les soins parentaux, procurant des avantages adaptatifs pour la survie, la reproduction et la vie en groupe. Les composants affectif (partage émotionnel) et motivationnel (souci de l’autre) se développent très tôt chez l’enfant. Leur expression n’est toutefois pas automatique car ils sont fortement modulés par le contexte social. La dernière section de cet article examine l’impact de l’empathie auprès des médecins et patients. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Empathie ; Évolution ; Médecine ; Souci de l’autre ; Mécanismes neurobiologiques ; Psychopathie ; Morale
Plan ■
Introduction
1
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Empathie et ses composants
1
■
Mécanismes neurobiologiques Partage affectif Souci de l’autre Prise de perspective
2 2 3 3
■
Circuits neuronaux partagés entre la perception des émotions et leur expérience subjective
4
■
Émergence de l’empathie au cours du développement
4
■
Fonctions de l’empathie
4
■
L’empathie est modulée par le contexte social
5
■
Empathie et pratique médicale
5
■
L’empathie n’est pas une panacée
6
Introduction La notion d’empathie (Einfühlung) trouve son origine dans la philosophie esthétique allemande de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle est actuellement utilisée pour désigner des phénomènes relativement différents qui renvoient à des définitions multiples [1] . Il est parfois difficile de savoir à quel processus ou état mental renvoie le mot « empathie », ou quel est son rôle dans les relations interpersonnelles [2] . Différencier ces conceptualisations est donc vital, car elles renvoient à des processus psychologiques distincts, dont les mécanismes cognitifs et neuronaux sousjacents varient. Cet article présente les avancées en psychologie EMC - Psychiatrie Volume 13 > n◦ 1 > janvier 2016 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(15)70299-3
scientifique et en neurosciences qui permettent de mieux délimiter le concept d’empathie et de circonscrire son champ d’application, y compris dans le domaine de la médecine.
Empathie et ses composants Les construits, comme l’empathie, utilisés dans les sciences sociales fournissent un moyen de compréhension d’un phénomène complexe sans avoir à spécifier chaque action individuelle de ses composants, fournissant ainsi un moyen efficace de communication. Mais si l’on souhaite offrir une explication mécaniste en termes de traitement de l’information et de computations neurales qui sous-tendent tout concept phénoménologique, on ne peut pas se contenter de mesurer des corrélations avec le niveau physiologique sous-jacent sans d’abord décomposer ce phénomène en composants élémentaires [3, 4] . Depuis les années 2000, de nombreux travaux théoriques et empiriques en biologie de l’évolution, psychologie et neurosciences sociales chez l’homme et l’animal convergent pour considérer que l’empathie reflète une capacité innée de percevoir et d’être sensible aux états émotionnels des autres, couplée avec une motivation pour se préoccuper de leur bien-être [5–7] . La plupart des théoriciens décomposent l’empathie en un concept multidimensionnel comprenant des facettes affective, motivationnelle et cognitive, fac¸onnées par l’évolution dans le but de faciliter les relations interpersonnelles au sein des groupes sociaux complexes, dans lesquels les relations sociales affiliatives entre des individus et leurs parents, descendants et congénères sont indispensables à leur survie [8] . Ces trois composants interagissent, mais ils sont relativement dissociables en termes de mécanismes neurobiologiques (Fig. 1).
1
37-090-A-20 Composants, mécanismes, développement et fonctions de l’empathie
1 Affect
Empathie
• Partage émotionnel
Motivation
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• Souci de l’autre 8
Cognition
• Prise de perspective
2 3
Figure 1. L’empathie comprend trois composants qui interagissent mais peuvent être dissociés.
9 10
4
5
Le partage affectif reflète la capacité de partager l’état émotionnel d’autrui en termes de valence et d’intensité. Ce composant primaire de l’empathie (parfois appelé contagion émotionnelle) joue un rôle fondamental dans la communication non verbale, notamment dans les situations de détresse, souffrance ou tristesse. Ce composant affectif est indépendant de la théorie de l’esprit (encore appelée mentalisation) qui permet de comprendre ses propres états mentaux (désirs, croyances, intentions) et ceux des autres. Le partage émotionnel est souvent considéré comme une forme rudimentaire d’empathie sur le plan évolutif. Il est observé dans de nombreuses espèces comme les oiseaux ou les rongeurs [9–11] . Il est important de souligner que le partage affectif ne conduit pas nécessairement ni automatiquement au souci de l’autre. En effet, il peut déclencher une réaction de détresse alors associée à un comportement de retrait, plutôt que d’aide envers autrui. Le souci de l’autre correspond à la notion de sympathie en anglais et reflète la motivation à se préoccuper du bien-être d’autrui. Ce composant de l’empathie est aussi très ancien sur le plan évolutif. Il apparaît dans le contexte des soins parentaux dans de très nombreuses espèces animales. En particulier, les mammifères dépendent d’autres congénères pour leur survie et leur reproduction. Les soins parentaux sont donc une nécessité biologique pour la survie et le développement [8] . Certes, le niveau des soins varie selon les espèces, mais les mécanismes moléculaires et les circuits neuronaux sous-jacents pour répondre aux nourrissons (en particulier aux signaux de vulnérabilité et de détresse) sont universellement présents et hautement conservés à travers les espèces animales et chez l’homme [12, 13] . L’empathie cognitive permet de se mettre consciemment dans l’esprit de l’autre pour tenter de comprendre ce qu’il pense ou ressent. Cette capacité de prise de perspective est une compétence liée au raisonnement social [14] et repose sur les mêmes mécanismes (en particulier les fonctions exécutives) impliqués dans la théorie de l’esprit. Un ensemble considérable d’études comportementales démontrent que la prise de perspective affective peut être un moyen pour susciter le partage affectif et le souci de l’autre, au-delà de ses proches ou des membres de son groupe social [15] . Chez l’homme, ces trois composants de l’empathie interagissent mais sont relativement indépendants. On peut ainsi se soucier de l’autre sans partager son état affectif. Par exemple, un urgentiste n’éprouve évidemment pas l’état subjectif d’un accidenté dans le coma. On peut adopter le point de vue d’autrui afin de le manipuler ou le dominer, et non pour l’aider. Enfin, partager la détresse d’autrui peut conduire à des réactions de retrait, motivées par le désir de minimiser son propre sentiment d’inconfort plutôt que de réduire la souffrance de l’autre. Les composants affectif et motivationnel de l’empathie ne sont pas le propre de l’homme. L’empathie cognitive est quant à elle spécifique à l’espèce humaine car elle est en étroite relation avec la théorie de l’esprit et nécessite les fonctions exécutives du cortex préfrontal.
2
6 Figure 2. L’empathie met en œuvre un réseau complexe de régions sous-corticales et corticales distribuées et connectées de manière récursive, qui comprend le tronc cérébral, l’amygdale, l’hypothalamus, le striatum, l’insula, le cortex cingulaire antérieur et le cortex orbitofrontal. Elle implique aussi le système nerveux autonome (branches parasympathiques et sympathiques qui régulent et coordonnent des états internes) et le système neuroendocrinien (en particulier l’ocytocine), impliqués dans les comportements sociaux et les états émotionnels. Ainsi, l’expérience de l’empathie et la motivation du souci de l’autre émergent de l’interaction de plusieurs régions cérébrales en conjonction avec le système nerveux autonome et le système neuroendocrinien. 1. Cortex cingulaire antérieur ; 2. cortex préfrontal ventromédian ; 3. insula ; 4. hypothalamus ; 5. amygdale ; 6. aire tegmentale ventrale ; 7. cortex somatosensoriel ; 8. striatum ; 9. tronc cérébral ; 10. glandes surrénales. Vasopressine ; prolactine ; ocytocine ; progestérone ; opioïdes.
Mécanismes neurobiologiques Chacune des facettes (émotionnelle, motivationnelle et cognitive) de l’empathie repose sur des mécanismes neurobiologiques, présents chez les humains et leurs ancêtres pour détecter et répondre aux signaux nécessaires à la survie, à la reproduction, et au maintien du bien-être au sein de groupes sociaux (Fig. 2).
Partage affectif Il existe une continuité évolutive dans les mécanismes sousjacents à l’empathie, ou du moins pour certains de ces composants (partage affectif et souci de l’autre), à travers tous les mammifères [7] . Il s’agit notamment des circuits neuronaux reliant le tronc cérébral, l’amygdale, l’hypothalamus, les ganglions de la base et le cortex orbitofrontal qui régulent les comportements d’approche et d’évitement, ainsi que la motivation de prendre soin de sa progéniture [8, 16] . Ces circuits, les mécanismes neuroendocriniens (ocytocine, vasopressine, prolactine, etc.) et les comportements qu’ils facilitent sont hautement conservés chez les mammifères, comme cela est supporté par un nombre croissant de travaux chez les rongeurs [10, 17, 18] . Par exemple, le stress social suscité par la présence d’un étranger a un impact négatif sur l’empathie (partage affectif). Ce mécanisme est le même chez la souris et chez l’homme. La douleur est évaluée comme plus intense en présence d’un congénère familier exposé à un test stresseur ; elle n’est cependant pas augmentée en présence d’un étranger subissant la même épreuve. La contagion émotionnelle à la douleur d’autrui est augmentée pour un étranger dans les deux espèces EMC - Psychiatrie
Composants, mécanismes, développement et fonctions de l’empathie 37-090-A-20
si une dose de métyrapone, une molécule qui bloque l’activité de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, est administrée [19] (Fig. 2). Chez l’homme, un nombre croissant de travaux utilisant l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) démontrent que lorsque l’on présente des expressions faciales de souffrance, de tristesse ou de détresse émotionnelle les régions du cerveau impliquées dans l’expérience de la douleur sont activées [20] . Ces régions comprennent le cortex cingulaire antérieur, l’insula antérieure, l’aire motrice supplémentaire, l’amygdale, le cortex somatosensoriel et la substance grise périaqueducale. L’activité dans ces régions est souvent interprétée comme une preuve directe que l’on peut « partager » la douleur des autres et que l’on ressent de l’empathie (souci de l’autre) envers autrui. Sans surprise, ce chevauchement des activations cérébrales entre la douleur ressentie et la douleur perc¸ue chez autrui semble à première vue apporter une base physiologique à la théorie de la simulation. Cette théorie propose une forme implicite et directe de la compréhension du comportement et des émotions d’autrui selon des processus de simulations dites « incarnées » qui dépendent des mêmes représentations neurales. Percevoir une autre personne souffrir réactiverait la même expérience en soi. Toutefois, une analyse fine de ces données indique que les patterns d’activation au sein de ces régions entre les conditions de perception de la souffrance d’autrui et l’expérience de la douleur pour soi sont en fait distincts [21–23] . En outre, l’activation de ce réseau n’est pas spécifique à l’expérience émotionnelle de la douleur comme cela est généralement rapporté. En réalité, l’engagement de ce circuit reflète des processus plus généraux tels que l’attention aux signes de danger, qui par la suite déclenche une sélection de mouvements défensifs [24] . À l’appui de cette interprétation, une étude a démontré que percevoir le visage d’une personne détestée, comparée à celle d’une personne neutre, suscite une augmentation de l’activité cérébrale dans l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Cette activité cérébrale peut être prédite sur la base des évaluations subjectives des participants de ce qu’ils ressentent pour les gens qu’ils détestent [25] . Une autre étude a rapporté une activité significativement accrue dans ce réseau de la douleur, en particulier au sein de l’insula, du cortex cingulaire antérieur et du cortex somatosensoriel, lorsque des participants juifs voient des visages d’individus antisémites exprimer de la douleur par rapport aux visages de personnes de leur groupe [26] . Dans l’ensemble, ces études IRMf démontrent que l’activité dans le réseau de la douleur semble davantage liée à un traitement spécifique des stimuli plutôt qu’à un partage de la souffrance d‘autrui. Ainsi, l’activation des représentations neuronales partagées dans les régions affective et motivationnelle de la douleur n’est pas propre aux qualités sensorielles de la douleur, mais semble associée à des mécanismes de survie plus généraux tels que l’attention à des indices affectifs saillants, l’aversion, et le retrait face à un danger ou une menace.
Souci de l’autre Les études qui ont porté sur les réponses neurales en réaction à la souffrance et à la détresse d’autrui (cf. supra) sont souvent considérées comme une indication que les participants ressentent une motivation pour aider autrui, le deuxième composant de l’empathie (le souci de l’autre). En réalité, l’existence d’un chevauchement partiel des activations cérébrales dans les paradigmes de douleur vécue ou observée ne doit pas être prise comme signifiant la présence de la composante motivationnelle de la préoccupation empathique envers autrui. Des décennies de recherche en psychologie sociale montrent que la sensibilité à la souffrance d’autrui et le désir de son bien-être jouent un rôle primordial dans le déclenchement des comportements prosociaux [15] . Prendre soin de sa progéniture est une nécessité biologique. L’investissement parental en énergie, ressources et temps pour leur progéniture augmente leurs chances de survie, et par conséquent le transfert des gènes à la génération suivante [27] . C’est donc la raison pour laquelle le souci de l’autre EMC - Psychiatrie
a évolué. Le niveau de soin varie entre les espèces, mais les bases génétiques et les mécanismes physiologiques pour répondre aux besoins des petits sont conservés et présents dans de très nombreuses espèces [28] . Cette forme d’aide est observable dans toutes les espèces de mammifères et plonge ses racines dans le système neuronal qui a évolué pour s’occuper des nouveau-nés. Grâce aux modèles animaux, les mécanismes neurobiologiques qui régulent les soins parentaux sont maintenant largement identifiés. Ils mettent en jeu un réseau de régions souscorticales interconnectées qui incluent l’aire médiale préoptique de l’hypothalamus, la région ventrale de la strie terminale et le septum, ainsi que le circuit dopaminergique mésolimbique (aire tegmentale ventrale, noyau accumbens et cortex orbitofrontal). Une étude IRMf chez l’homme indique que l’empathie dispositionnelle (sympathy ou empathic concern) motive les comportements altruistes. Cette relation est articulée par l’activité neurale dans les régions sous-corticales et corticales critiques dans l’attachement social et les soins parentaux [29] . Ce système de soin est modulé par des neurohormones telles que l’ocytocine et la vasopressine [30] . L’ocytocine en particulier joue un rôle de facilitateur des comportements de soin ainsi que dans la sensibilité à la souffrance des autres [31, 32] . Cependant, d’autres études montrent que l’ocytocine favorise les biais de groupe en créant un favoritisme intragroupe [33] et ne peut donc pas être considérée comme l’hormone de l’amour universel. Le rôle de l’ocytocine dans la facilitation des comportements sociaux et reproductifs semble donc spécifique à chaque espèce. Une explosion de travaux sur les effets modérateurs de l’administration d’ocytocine, effectués notamment dans le champ de la psychiatrie, semblent prometteurs dans les domaines de l’autisme, de la schizophrénie et de l’anxiété [34] . La sensibilité à la souffrance ou à la détresse d’autrui, ainsi que la motivation de se soucier de son bien-être, ne sont pas pour autant l’expression de mécanismes univoquement déterminés par les gènes. De nombreux facteurs sociaux sont susceptibles d’interagir avec les mécanismes moléculaires de régulation et d’expression des gènes. De mauvais traitements ou l’absence de soins parentaux engendrent des réponses de stress susceptibles de modifier le développent cérébral [35] , et impactent ainsi l’empathie envers autrui. En outre, cette motivation à prendre soin des autres est à la fois profondément enracinée dans la biologie et très souple. On peut en effet se sentir préoccupé par un large éventail de « cibles » lorsque les signaux de vulnérabilité sont saillants. Des études indiquent par exemple que certaines personnes disent avoir plus d’empathie pour les chiens que pour d’autres humains [15] .
Prise de perspective L’aptitude, sans doute propre à l’espèce humaine, d’adopter consciemment le point de vue subjectif d’autrui repose largement sur les mêmes mécanismes cognitifs de haut niveau qui sont impliqués dans la théorie de l’esprit (traitement des états mentaux de soi et d’autrui). Les fonctions exécutives, en particulier le contrôle inhibiteur et la mémoire de travail, qui sont sous-tendues par le cortex préfrontal dorsal et médian et pariétal supérieurs, jouent un rôle pivot et de support dans la capacité de mettre de côté notre propre perspective afin de pouvoir envisager le point de vue d’autrui. Il semble cependant qu’adopter la perspective affective d’une autre personne active un réseau cérébral en partie distinct qui inclut le précuneus, le cortex préfrontal médian et le gyrus frontal inférieur [36] . De nombreuses études empiriques montrent que la prise de perspective est une compétence sociale qui peut non seulement aider à comprendre l’état subjectif d’autrui, mais aussi élargir le souci de l’autre à des personnes non familières [14, 15] . Ceci peut être promulgué par divers moyens comme la lecture de fiction, les pièces de théâtre ou les films [37] . Adopter implicitement (ou explicitement comme dans la lecture d’un roman) le point de vue d’une autre personne peut aussi faciliter le recouvrement partiel des représentations cognitives et des activations neuronales sous-tendant ses représentations entre soi et l’autre [38] .
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Circuits neuronaux partagés entre la perception des émotions et leur expérience subjective De nombreuses études en IRMf mettent en évidence le rôle du tronc cérébral, de l’amygdale, de l’insula et du cortex orbitofrontal dans la perception des états émotionnels des autres. Cependant, la mesure dans laquelle l’activité cérébrale au sein de ces régions peut prédire le type d’émotion perc¸ue reste incertaine. Les théories sur les bases anatomofonctionnelles des émotions varient entre deux extrêmes : • chaque état émotionnel est généré par des régions spécifiques ou par un pattern de réponse neurale singulier [39] . Par exemple, l’amygdale serait uniquement associée à la peur et l’insula au dégoût ; • à l’inverse, la perspective constructiviste des émotions postule que les mêmes régions du cerveau (par exemple, l’amygdale) sont impliquées dans l’expérience de plusieurs catégories d’émotions [40] . Des travaux chez l’animal et chez l’homme ont montré que l’observation et l’exécution d’actes moteurs (comme saisir un objet) engagent des processus neuronaux communs (neurones miroirs chez le singe, et activations communes dans le cortex prémoteur et pariétal chez l’homme). Certaines études utilisant l’IRMf semblent, par analogie, avoir mis en évidence que les processus neuronaux propres à l’expérience émotionnelle sont également engagés dans la perception des émotions d’autrui. En réalité, et en dépit de l’engouement pour l’idée que l’expérience des émotions et la perception des émotions d’autrui engagent les mêmes substrats neuronaux, les méta-analyses montrent une dissociation frappante entre ces deux situations, avec une plus forte activation dans le tronc cérébral, l’hypothalamus et le cortex orbitofrontal dans l’expérience émotionnelle [41] . En outre, les observations neuropsychologiques ne supportent pas le modèle de circuits partagés, et de la simulation entre l’expérience de l’émotion et la reconnaissance de l’émotion chez autrui. Par exemple, une étude rapporte le cas d’un patient souffrant d’une paralysie faciale bilatérale qui est donc incapable d’exprimer des émotions par des expressions faciales [42] . Malgré cette paralysie faciale complète, cette personne n’a aucun déficit dans la reconnaissance des expressions faciales des autres personnes. De même, les patients atteints du syndrome de Moebius, qui souffrent de paralysie faciale bilatérale congénitale, ont évidemment une impossibilité à communiquer avec l’expression du visage, mais n’ont pas de déficit dans la reconnaissance des émotions d’autrui [43, 44] . Faute d’espace, il n’est pas possible élaborer davantage sur la validité du rôle de la résonance motrice et des neurones miroirs dans la cognition sociale et l’enthousiasme sans précédent qui captive souvent naïvement tant de gens dans l’ensemble des disciplines académiques. Le lecteur est renvoyé à l’ouvrage magistral de Hickok [45] pour une démystification des déclarations grandioses qui ont été faites sur le pouvoir explicatif presque magique des neurones miroirs. La perception, la reconnaissance et l’expérience d’une émotion sont des états de conscience distincts et qualitativement différents, qui partagent une composante au niveau expérientiel et un certain chevauchement dans leurs substrats neuronaux.
Émergence de l’empathie au cours du développement On a longtemps assumé que les enfants ont dès la naissance une capacité innée de détresse empathique, qui repose sur la contagion émotionnelle, parce qu’ils confondent soi et autrui. Puis plus tard, avec une conscience de soi plus sophistiquée et l’acquisition de la théorie de l’esprit vers 3 ans, ils deviennent capables d’éprouver des sentiments de préoccupation pour le bien-être d’autrui et sont capables d’adopter le point de vue d’autrui. Cette caractérisation est aujourd’hui remise en question. En fait, les réactions de détresse affective chez les nouveau-nés en réponse aux signaux
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de détresse d’un autre (comme les pleurs) proviennent davantage d’une difficulté de régulation du niveau d’éveil plutôt que d’une confusion entre soi et l’autre [46] . Les marqueurs affectif et cognitif de l’empathie sont visibles dès l’âge de 8 à 10 mois, donc bien avant l’acquisition du langage et de la théorie de l’esprit. Non seulement ces très jeunes enfants sont capables de faire des attributions correctes sur l’origine de la détresse, sans confondre soi et autrui, mais ils répondent aussi à une variété de signaux de détresse en dirigeant leur attention d’une manière adaptée à la personne qui en est la source [47] . Les comportements prosociaux ont une trajectoire développementale différente de l’empathie. Les tentatives visant à aider ou réconforter leur mère en détresse sont très rares dans la première année de vie et augmentent considérablement pendant la deuxième année. Ces comportements semblent donc émerger plus tard que les composants affectif et motivationnel de l’empathie, parce qu’ils nécessitent une coordination entre affect et comportement afin de produire une réponse adaptée. Cela exige également des capacités physiques et motrices que les jeunes enfants ne maîtrisent pas encore sur le plan de la maturation du système nerveux. Une étude sur développement neurologique utilisant l’électroencéphalographie et les potentiels évoqués (EEG/ERP) dans lequel des enfants âgés de 3 à 9 ans étaient exposés à des stimuli représentant des blessures physiques, montre à la fois une composante automatique précoce (N200), qui reflète une attention différenciée pour les stimuli négatifs, suivie par un potentiel positif tardif (LPP, 500–700 ms) qui indexe un traitement cognitif. Ce dernier composant montre un gain lié à l’âge et à la maturation du cortex préfrontal alors que le premier reste stable [48] . Enfin, l’évaluation contextuelle joue un rôle très tôt dans l’expression de l’empathie. Des enfants âgés de 3 ans manifestent moins de souci de l’autre et de comportements de réconfort envers une personne qui exagère ses réactions de détresse après avoir été très légèrement incommodée plutôt qu’envers une personne qui a été plus sérieusement blessée [49] .
Fonctions de l’empathie L’empathie facilite les interactions sociales à bien des égards. Elle motive les soins parentaux, et l’attachement entre parents et nouveau-nés. Elle est aussi la source de nombreux comportements prosociaux comme la consolation et joue un rôle important dans l’inhibition des conduites agressives. Plusieurs études indiquent que les gens préfèrent interagir avec des personnes qui éprouvent des états émotionnels semblables aux leurs. Cette similarité est bénéfique aux interactions : elle facilite la coopération et minimise les conflits entre les membres du groupe [50] . Une étude a par exemple démontré que partager une situation menac¸ante ou stressante avec une personne qui est dans le même état émotionnel (comme deux personnes dans un aéroport qui ont peur de prendre l’avion) amoindrit le niveau de stress éprouvé par les deux individus, en réduisant la réponse des glucocorticoïdes (cortisol et cortisone), généralement mobilisés en réaction à un agent stressant [51] . L’empathie joue un rôle fondamental dans le développement du jugement moral, en particulier dans la compréhension qu’il est mal de nuire à autrui. De multiples sources de données empiriques appuient cette idée. Par exemple, une étude menée avec un large groupe de participants (n = 1339) indique une relation entre les dispositions individuelles en empathie et le jugement moral [52] . Les participants qui donnaient systématiquement des réponses utilitaristes (à l’opposé de choix déontologiques) en réponse à des dilemmes moraux ont des scores réduits sur l’échelle d’empathie qui mesure le souci de l’autre. Les personnes qui ont des scores élevés sur cette même échelle se sentent davantage motivées pour soutenir des principes de justice et équité pour tous [53] . Les études en neurosciences du développement et celles en neurologie démontrent la nécessité du couplage anatomique et fonctionnel entre le cortex préfrontal ventromédian et l’amygdale dans le jugement moral, ainsi que dans la motivation de se soucier du bien-être d’autrui [54] . Si une lésion du cortex préfrontal EMC - Psychiatrie
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ventromédian survient avant l’âge de 5 ans, à l’âge adulte ces patients sont peu sensibles aux règles morales et aux dommages infligés aux autres [55] . Ceci indique que le cortex préfrontal ventromédian est un substrat neuronal critique pour l’acquisition et la maturation de la considération du bien-être des autres. Une autre source de données qui souligne l’importance d’une relation fonctionnelle entre empathie et morale provient des recherches avec des personnes psychopathes. Les traits psychopathiques varient le long d’un continuum et sont caractérisés par un manque stupéfiant d’empathie, un mépris total pour le bien-être des autres, une absence de remords et de culpabilité. Les psychopathes entretiennent des relations utilitaires avec les autres. Les personnes ayant des traits psychopathiques élevés sont plus susceptibles de donner des réponses utilitaires à des dilemmes moraux [52, 56] . Le détachement émotionnel est aussi l’un des traits caractéristiques de la psychopathie, et s’accompagne d’une connectivité anatomique et fonctionnelle atypique entre l’amygdale et le cortex préfrontal ventromédian, ainsi que d’une activité neurale plus faible que chez des sujets contrôles dans des régions impliquées dans le traitement affectif, comme le cortex cingulaire antérieur, l’insula antérieure, les pôles temporaux et l’amygdale [57–59] . Chez ces personnes, on observe des réponses neurophysiologiques anormales en réaction aux signaux de détresse des autres, et cela dès l’enfance. Les études en IRMf et EEG indiquent que les enfants et les adolescents avec des traits psychopathiques ont une activité neurale réduite à la souffrance d’autrui au sein des structures engagées dans les réponses affectives négatives [60, 61] . Chez des criminels incarcérés qui ont des niveaux élevés de psychopathie, on observe en IRMf une réponse plus forte dans les régions du cerveau affectif lorsqu’ils s’imaginent vivre une situation douloureuse, mais plus faible dans ces mêmes régions lorsqu’ils imaginent une autre personne souffrir, ainsi qu’une absence complète d’activation du cortex préfrontal ventromédian, l’une des régions qui joue un rôle pivot dans le souci de l’autre [62, 63] . Dans l’ensemble, les recherches en neurosciences sociales appuient fortement l’idée que la réactivité émotionnelle en général et le souci de l’autre (deux composants de l’empathie) jouent un rôle central dans la motivation des conduites prosociales, ainsi que dans le sens moral. Cependant, la relation entre l’empathie et le jugement moral est relativement complexe. L’empathie peut parfois conduire à un comportement amoral ou même immoral en induisant de la partialité dans les décisions, menac¸ant ainsi les principes de justice [64–66] .
L’empathie est modulée par le contexte social L’empathie tire ses origines dans l’évolution des soins parentaux et de la vie en groupe, ce qui explique pourquoi elle est influencée par l’environnement social et l’appartenance à un groupe particulier. La vie en groupe procure de nombreux avantages adaptatifs pour la survie de ses membres, mais elle est aussi une source de préjugés, de stéréotypes et de méfiance naturelle face aux membres d’autres groupes ethniques [50] . Puisque l’évolution a sculpté le cerveau des mammifères pour les rendre sensibles et réceptifs aux états émotionnels de leur progéniture et des membres de leur groupe social, l’empathie peut avoir des caractéristiques malheureuses qui sont susceptibles d’entrer directement en conflit avec le comportement moral et le sens de la justice [67] . Les travaux en neurosciences sociales documentent que l’activité neurale dans le réseau impliqué dans l’empathie pour la douleur des autres est renforcée ou affaiblie par des variables interpersonnelles, les attitudes implicites et les préférences de groupe. Par exemple, l’activité dans le réseau de la douleur (insula et cortex cingulaire antérieur) est considérablement augmentée lorsque des participants perc¸oivent leurs proches souffrir par rapport à des étrangers, bien que le niveau objectif de souffrance sur les stimuli soit le même [68] . Cette réponse neuronale empathique est aussi modérée par les attitudes implicites a priori envers les autres. Par exemple, chez des participants à qui l’on présente des vidéos d’expressions faciales de douleur, l’activité cérébrale est plus éleEMC - Psychiatrie
vée dans l’insula, le tronc cérébral et le cortex cingulaire antérieur en réponse à la douleur des personnes qui avaient contracté le virus de l’immunodéficience humaine responsable du sida à la suite d’une transfusion sanguine par rapport à des personnes toxicomanes qui avaient contracté le sida par le partage de seringues. Cependant, l’intensité de la douleur sur les expressions faciales présentées aux sujets était strictement le même dans toutes les vidéos [69] . Une autre étude a montré une modulation des réponses empathiques en fonction de l’appartenance des observateurs à un groupe ethnique [70] . La réponse du cortex cingulaire antérieur à la perception de la douleur des autres est significativement diminuée lorsque les participants regardent des visages de membres d’un autre groupe ethnique par rapport aux membres de leur propre groupe (caucasiens versus asiatiques). Ces biais raciaux sont tellement ancrés dans notre biologie qu’il est remarquablement facile de les créer artificiellement par la simple affectation des individus à des groupes totalement arbitraires (par exemple, en séparant les sujets par la couleur de leurs T-shirts). Cette catégorisation influence quasi immédiatement les préjugés et les attitudes envers les membres intergroupes par rapport aux membres intragroupe. Une plus grande tristesse empathique et une réaction de colère sont plus facilement évoquées, conjointement à l’activation du cortex préfrontal ventromédian, lorsque des sujets perc¸oivent une victime intragroupe blessée par un membre d’un autre groupe [71] . Dans une autre étude utilisant l’EEG, les participants asiatiques montrent une augmentation des réponses rapides (128–190 ms) évoquées par la présentation d’expressions de la douleur pour des visages asiatiques, mais pas pour les visages caucasiens qui exprimaient la même intensité de douleur [72] .
Empathie et pratique médicale En médecine, l’empathie est à la fois un outil de connaissance de l’autre et une attitude qui favorise l’alliance thérapeutique. En psychiatrie et en psychologie clinique, l’école rogerienne conc¸oit l’empathie comme la capacité de s’immerger dans le monde subjectif de l’autre à partir des éléments fournis par la communication verbale et non verbale [73] . Il s’agit donc d’un outil de connaissance de la subjectivité d’autrui largement ancrée dans le composant de l’empathie cognitive. Dans la démarche psychanalytique, on doit surtout à Kohut [74] d’avoir théorisé sur le rôle central de l’empathie dans la relation thérapeutique. Pour Kohut, il s’agit d’un processus d’introspection vicariante, nécessaire du point de vue du clinicien, afin d’arriver à une compréhension la plus précise possible de ce que le patient ressent et pense. L’accent est mis sur une connaissance subjective d’autrui, et met donc en jeu les composants cognitif et affectif de l’empathie. Cette compréhension empathique au sein d’une situation thérapeutique est bien entendue au service du patient. Dans ce contexte, elle est un facteur de guérison et un élément important de l’expérience du patient [75] . Dans les autres disciplines médicales, hors champ de la psychiatrie, l’empathie est d’abord conceptualisée comme une compétence de communication, et parfois aussi comme reflétant l’expérience subjective entre le médecin et son patient, dans lequel le médecin utilise tous les signaux sensoriels possibles que lui offre la communication non verbale (langage du corps, prosodie, expressions faciales) en vue de mieux identifier l’expérience transitoire de l’état affectif du patient [76] . Certains auteurs avancent l’idée que l’harmonisation émotionnelle entre le médecin et son patient (basée sur le partage affectif) permet de mieux comprendre l’état émotionnel de celui-ci et complémente de fac¸on critique les informations recueillies au cours de l’anamnèse [77] . En outre, l’empathie est considérée du point de vue du patient comme la capacité du médecin à comprendre ce qu’il ressent et pense, ainsi que la fac¸on dont le médecin se comporte et exprime une préoccupation sincère pour son bien-être. Par exemple, un toucher chaleureux par opposition à un toucher technique de diagnostic (bien entendu nécessaire) est perc¸u comme une expression bienveillante de l’empathie du médecin (le composant motivationnel ou encore le souci de l’autre) et favorise la
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guérison [78] . Plusieurs études empiriques ont en effet démontré que l’empathie des médecins telle qu’elle est perc¸ue et vécue par les patients est positivement corrélée à des résultats favorables du traitement sur la santé. Les patients diabétiques de médecins qui ont des scores élevés en empathie clinique sont significativement plus susceptibles d’avoir un bon contrôle de leur hémoglobine A1c que ne le sont les patients de médecins qui ont des scores faibles d’empathie [79] . Une étude à grande échelle a rapporté que l’empathie du clinicien telle qu’elle est perc¸ue par les patients qui souffrent d’un rhume prédit de fac¸on significative la durée ultérieure et la gravité de la maladie, et est associée à des réponses plus robustes du système immunitaire, mesurées par les niveaux de cytokines inflammatoires dans les sécrétions nasales [80] . La communication empathique est associée à une meilleure satisfaction des patients, une augmentation de l’observance du traitement, moins de plaintes pour faute professionnelle. Elle a aussi un effet positif sur la santé des médecins, leur bien-être et leur satisfaction professionnelle [81–83] . Ainsi, dans le contexte médical, toutes les facettes de l’empathie (affective, motivationnelle et cognitive) semblent importantes et jouent un rôle dans la relation thérapeutique qui peut influencer positivement la santé des patients. Il a été proposé que l’impact bénéfique de l’empathie sur les patients dans le contexte médical peut s’expliquer par les théories neurocognitives qui démontrent l’importance des interactions sociales, le soutien, les relations et les cognitions en matière de santé, ainsi que par les théories neurocomputationelles qui conceptualisent le cerveau comme une machine d’auto-organisation inférencielle qui fait continuellement des prédictions sur le monde afin d’optimiser les traitements, attentes, en fonction de ce qu’il détecte [84] . Les attentes spécifiques entre un patient et son médecin, lorsqu’elles sont respectées et prises en compte, réduisent l’incertitude et jouent un rôle bénéfique dans les processus de guérison. C’est en quelque sorte l’équivalent de l’effet placebo dont les avantages découlent des attentes positives des patients et non de la composante pharmacologique du traitement [85] . Un praticien attentionné offre un énorme avantage pour la santé de ses patients. Il est dans l’intérêt des patients d’avoir un médecin qui passe plus de temps avec eux et les écoute attentivement. Cela expliquerait le succès des médecines alternatives, si populaires et qui ont un effet thérapeutique. En psychothérapie, les patients avec des attitudes positives qui interagissent avec un thérapeute chaleureux et authentique (un facteur connu comme l’alliance thérapeutique) ont une meilleure chance de connaître une amélioration clinique, quelles que soient les méthodes du thérapeute [86] . Les médecins et les soignants sont souvent, et pour certains chroniquement, exposés à des niveaux élevés d’émotions négatives au sein d’environnements stressants. Ils peuvent en conséquence développer une fatigue et un épuisement émotionnel grave, ce qui peut entraver la prestation de soins médicaux de qualité et augmenter le risque d’erreurs médicales [87] . Trop d’empathie, au sens de partage émotionnel sans régulation exécutive, peut donc être coûteux pour le praticien [88] . Cependant, les études suggèrent qu’un niveau de partage émotionnel minimal semble nécessaire à la qualité professionnelle des médecins [89] . Ainsi, il peut être difficile pour les professionnels de santé de trouver un équilibre délicat entre suridentification avec leurs patients et détachement émotionnel. Par conséquent, les compétences en régulation émotionnelle sont essentielles pour les médecins pour garder leurs émotions sous contrôle et maintenir une stabilité personnelle saine [69, 90] . Des études en neurosciences et en psychologie soulignent que les personnes qui peuvent réguler leurs propres réactions affectives et maintiennent un niveau optimal d’excitation émotionnelle ont plus de facilités à ressentir et exprimer de l’empathie pour les autres [91, 92] .
L’empathie n’est pas une panacée
d’être devenu un cliché [67] . Ceci en raison de l’idée généralement admise que l’empathie joue un rôle central dans les interactions sociales et dans les comportements prosociaux. Cependant, une analyse critique des travaux en neurosciences sociales et psychologie sociale appelle à une conception plus nuancée de l’empathie, et de ses fonctions cognitives et sociales, car celle-ci n’est pas automatique et peut être inhibée par de nombreuses attitudes implicites et biais de groupe. L’empathie joue un rôle important dans la motivation des soins pour les autres et le jugement moral sous diverses formes, mais ces relations sont loin d’être systématiques ou indépendantes de l’identité sociale des personnes, des relations interpersonnelles et du contexte. Son influence n’est pas forcement positive, parce que les forces sociales qui unissent et divisent les groupes affectent l’empathie, le raisonnement moral et les comportements prosociaux.
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
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L’usage de la notion d’empathie dans la presse populaire comme dans le milieu académique est aujourd’hui omniprésent au point
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J. Decety, Professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Chicago, États-Unis, Directeur du Child Neurosuite ([email protected]). 5848 South University Avenue, Chicago, IL 60637, États-Unis. Toute référence à cet article doit porter la mention : Decety J. Composants, mécanismes, développement et fonctions de l’empathie. EMC - Psychiatrie 2016;13(1):1-8 [Article 37-090-A-20].
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EMC - Psychiatrie
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Troubles schizophréniques et théorie de l’esprit P. Roux, E. Brunet-Gouet, C. Passerieux La théorie de l’esprit correspond généralement à la capacité cognitive de comprendre autrui en lui attribuant des états mentaux comme par exemple des intentions, des désirs et des croyances. Cette faculté est significativement altérée dans les troubles schizophréniques comme ont pu le démontrer de nombreuses expérimentations portant sur la compréhension de situations sociales impliquant des sous-entendus, de l’ironie, de la tromperie ou des fausses croyances. Les recherches actuelles se focalisent désormais sur l’évaluation de la théorie de l’esprit implicite, qui regroupe des processus cognitifs plus élémentaires, automatiques et spontanés comme la perception des états mentaux au travers du regard et la reconnaissance des mouvements intentionnels et mentalistes (c’est-à-dire qui sollicitent l’attribution d’états mentaux). S’il est maintenant bien établi que la théorie de l’esprit explicite, qui regroupe des processus lents, réflexifs et contrôlés, est altérée dans la schizophrénie, la littérature n’a pas encore permis de trancher en faveur d’une atteinte ou d’une préservation de la théorie de l’esprit implicite dans ce trouble. Il est maintenant bien démontré que l’évaluation de la théorie de l’esprit offre un regard spécifique sur le handicap psychique qui ne peut se confondre avec l’investigation clinique ou la mesure des performances en cognition froide : les capacités de théorie de l’esprit permettent notamment de prédire efficacement le fonctionnement du patient dans la vie quotidienne. Enfin, les soubassements cérébraux du déficit en théorie de l’esprit dans les troubles schizophréniques sont de mieux en mieux compris. Pour conclure, des techniques de soins dites « de remédiation cognitive » et ciblant cette faculté offrent des perspectives prometteuses de prise en charge. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Schizophrénie ; Théorie de l’esprit ; Cognition sociale ; Handicap psychique ; Mouvements oculaires
Plan ■
Introduction
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Modalités de mesure des anomalies de la théorie de l’esprit dans la schizophrénie Compréhension des sous-entendus, de l’ironie et de la tromperie Compréhension de vidéos de situations sociales Bandes dessinées d’attribution de fausse croyance ou d’intention Perception des états mentaux dans le regard Perception du mouvement mentaliste et intentionnel Oculométrie cognitive
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Déficits en théorie de l’esprit parmi les autres troubles cognitifs
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Conséquences des déficits en théorie de l’esprit : de la clinique à la qualité de vie
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Soubassement cérébral des troubles de la théorie de l’esprit
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Intérêt de la prise en compte des déficits en théorie de l’esprit pour la prise en charge soignante
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Conclusion
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Introduction La pathologie schizophrénique est caractérisée par l’importance de son retentissement fonctionnel, et tout particulièrement sur les EMC - Psychiatrie Volume 12 > n◦ 4 > octobre 2015 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(15)57921-2
activités sociales, les relations interpersonnelles et la communication. Cette particularité clinique a conduit de nombreux auteurs à postuler l’existence d’anomalies cognitives concernant les processus mentaux permettant à toute personne de « naviguer » dans son environnement social. L’émergence des neurosciences sociales a permis l’élaboration d’un certain nombre de nouveaux concepts pour expliquer les mécanismes de représentation et de compréhension des autres et de soi-même. Ce que l’on appelle communément la cognition sociale correspond à la mise en œuvre d’un ensemble composite de processus perceptifs, inférentiels et régulateurs dont la synergie aboutit aux phénomènes d’empathie et d’intersubjectivité. Au sein de cet ensemble, la théorie de l’esprit (l’acronyme ToM est employé pour theory of mind) correspond à l’emploi de concepts relatifs aux états mentaux (croyances, intentions ou désirs) pour comprendre et prédire le comportement d’autrui et de soi-même. Le terme de « théorie de l’esprit » a été forgé par les éthologues Premack et Woodruff [1] et s’est inscrit dans un courant philosophique portant sur la psychologie du quotidien qui postule que les capacités de compréhension des états mentaux d’autrui sont constituées d’un ensemble de savoirs et de principes sur la fac¸on dont ces savoirs interagissent [2] . Ce courant philosophique appelé théorie-théorie postule l’existence d’un apprentissage heuristique de type essai/erreur où les états mentaux d’autrui sont déterminés par le sujet en se fondant sur ses expériences passées et les lois qu’il en a tirées. Cette position philosophique a fait l’objet de nombreuses critiques notamment par les tenants de la théorie de la simulation
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qui postulent que toutes les compétences sur les états mentaux d’autrui ne peuvent être le fruit de la construction pas à pas d’une théorie causale exhaustive mais que la compréhension sociale découle aussi de notre capacité à utiliser notre propre système cognitif pour simuler la formation psychique d’autrui, en imaginant ce que l’on ferait à sa place [3] . Cette approche simulationniste de la ToM a rec¸u un fondement neuroscientifique avec la découverte des neurones miroirs dans le cortex prémoteur des singes macaques qui s’activent lorsque le singe exécute une action « transitive » (dirigée vers une cible) et lorsque l’animal observe cette même action. Par extension, il a été proposé que ces neurones miroirs pourraient également servir à représenter les intentions d’autrui [4] . C’est pour ces raisons que certains auteurs préfèrent utiliser le terme de mentalisation plutôt que ToM, car il est plus neutre quant à ses implications théoriques. Quels que soient les mécanismes à l’origine de la ToM, il fait consensus qu’ils sont efficaces pour guider l’individu dans un monde social complexe, changeant et interactif. Comme l’argumente de manière pragmatique Daniel Dennett dans La Stratégie de l’Interprète, l’individu réalisant une inférence de type ToM ne dispose d’aucune preuve de la réalité (au sens de l’existence de corrélats neuraux identifiables) des états mentaux qu’il attribue sans effort à autrui bien qu’il en recueille aisément tout le pouvoir explicatif [5] . Plus qu’un parti pris théorique, aborder ainsi la ToM lui confère une place particulière et pertinente dans l’approche cognitive de la schizophrénie. Des altérations de différents aspects de la cognition sociale les plus élémentaires ont été démontrées de manière répétée et convergente chez les personnes avec une schizophrénie (cf. infra). Les troubles de la discrimination et de la reconnaissance des émotions, les troubles de la reconnaissance de soi (distinction soi/autrui et agentivité), les troubles de l’empathie, sont des éléments régulièrement mis en évidence chez les patients et interviennent directement dans la genèse du handicap. Dans une première partie, nous présentons des paradigmes expérimentaux exemplaires ayant mis en évidence des déficits de mentalisation dans la schizophrénie. Sans aspirer à édifier une taxonomie des paradigmes, nous les déployons selon un axe qui va de la mentalisation implicite à la mentalisation explicite. En effet, ce construit semble particulièrement intéressant pour organiser les capacités à attribuer des états mentaux, tant chez le sujet sain qu’en situation psychopathologique induite par un trouble schizophrénique. Plusieurs auteurs ont suggéré l’existence de deux systèmes pour représenter les états mentaux d’autrui [6, 7] . Le premier, appelé ToM implicite, est constitué d’un ensemble de processus rapides, automatiques, relativement encapsulés par rapport au reste de la cognition et qui se mettent en place précocement dans le développement. Ces processus permettent notamment au nourrisson de se représenter de manière très précoce (au cours de la première année de vie) les buts [8] et les croyances d’autrui [9] . Le deuxième système regroupant les processus de ToM explicite se développe plus tardivement (après l’âge de 3 ans) et plus lentement. Les processus qui le composent sont flexibles, lents, contrôlés et dépendent du langage et des fonctions exécutives. La ToM implicite coopère naturellement avec la ToM explicite chez l’adulte sain [10, 11] et pourrait reposer sur des réseaux cérébraux dissociés bien qu’en interaction [12] . La polarité entre ToM explicite et implicite semble de plus particulièrement intéressante dans le domaine de la psychopathologie : Christopher Frith a suggéré l’existence d’une dissociation dans les troubles schizophréniques entre une cognition sociale implicite préservée et une cognition sociale explicite altérée [13] . D’autres construits ont également été proposés pour rendre compte des différentes dimensions de la ToM, comme la distinction entre ToM cognitive (représentation des états mentaux épistémiques d’autrui) et ToM affective (représentation des états mentaux affectifs d’autrui) ou la distinction entre ToM de premier ordre (représentation des états mentaux d’autrui en adoptant sa perspective) et ToM de second ordre (représentation des états mentaux qu’une personne présente à propos des représentations mentales d’une autre personne) [14] . Dans une deuxième partie, on démontre que, chez les personnes avec une schizophrénie, les déficits en ToM recoupent, mais uniquement partiellement, les déficits en cognition non sociale (encore appelée cognition « froide » ou neurocognition). Dans une troisième partie, nous déterminons les liens qui peuvent
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exister entre les déficits en ToM, les différents syndromes, le fonctionnement social et la qualité de vie des personnes avec un trouble schizophrénique. Dans une quatrième partie, nous montrons quelles sont les anomalies cérébrales associées au déficit en ToM dans la schizophrénie. Enfin, dans la cinquième partie, nous abordons la question de la remédiation cognitive des déficits en ToM dans la schizophrénie.
Modalités de mesure des anomalies de la théorie de l’esprit dans la schizophrénie Il existe un grand nombre de tâches visant à mesurer les difficultés en ToM et variant quant à la nature des stimuli, la nature des réponses attendues, le caractère écologique ou non de la situation et la complexité du raisonnement mis en jeu. Il est difficile d’en donner une description exhaustive faute également de classification consensuelle. Dans cet article, nous avons pris le parti de présenter plusieurs types de paradigmes expérimentaux de ToM ayant régulièrement été employés en commenc¸ant par ceux qui requièrent le plus les mécanismes explicites et en terminant par les plus chargés en traitements implicites (Fig. 1).
Compréhension des sous-entendus, de l’ironie et de la tromperie La communication verbale nécessite une bonne inférence des états mentaux de son interlocuteur. Il s’agit de la dimension pragmatique du langage, c’est-à-dire de tout ce qui contribue à l’efficacité de la communication humaine au-delà du sens immédiat du discours. Hardy-Baylé et al. [15] suggèrent que la désorganisation du discours trahit un affaiblissement de l’efficience pragmatique – au sens du concept de pertinence introduit par Sperber et Wilson [16] – par incapacité à tenir compte de besoins d’information de l’interlocuteur, et de ses intentions propres. Les personnes avec une schizophrénie ont par exemple de nettes difficultés à comprendre le langage dit « indirect » et à inférer des intentions à partir de sous-entendus dans le discours [17] . C’est ce que mesure le test des sous-entendus (hinting task). Exemple d’un item du test des sous-entendus : Paul doit aller à un entretien et il est en retard. Pendant qu’il nettoie ses chaussures, il dit à sa femme Jane : « Je veux porter cette chemise bleue, mais elle est vraiment froissée ». Question : « Que pense vraiment Paul quand il dit ce qu’il vient de dire ? » Information supplémentaire : Paul continue : « Elle est dans le panier à linge ». Question : « Qu’est-ce que Paul veut que Jane fasse ? » Dans la schizophrénie, on retrouve également des déficits dans une autre capacité pragmatique, la compréhension de l’ironie [18] . Enfin, d’autres auteurs ont montré dans la schizophrénie des difficultés de compréhension d’histoires mettant en scène un personnage ayant l’intention d’en tromper un autre [19, 20] .
Compréhension de vidéos de situations sociales Il a été fréquemment reproché aux paradigmes précédemment cités d’impliquer une lecture à voix haute et donc de surcharger les capacités de mémoire de travail verbale des personnes atteintes de schizophrénie, altérant ainsi leurs capacités de compréhension. De plus, à l’issue de la lecture, une question ouverte est posée au participant. Or, la modalité de réponse verbale est altérée en elle-même du fait des troubles du langage liés à la pathologie schizophrénique, comme par exemple l’alogie ou la désorganisation du discours. Ces considérations ont conduit certains auteurs à préférer le matériel vidéo qui permet en particulier de combiner les modalités visuelles et auditives et de proposer ainsi des stimuli se rapprochant plus des situations de vie réelle. Certains auteurs EMC - Psychiatrie
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Histoires
Vidéos
de sous-entendus, d’ironie et de tromperie
de situations sociales (V-SIR et MASC)
Bandes dessinées
Photographies Animations
Oculométrie cognitive
Explicite
Implicite d’attribution de fausses croyances et d’intentions (V-Comics)
de regard de Frith-Happé et véhiculant de poursuite un état mental (REMT)
Animations de fausse croyance, de Frith-Happé et de poursuite
Figure 1. Répartition des différents paradigmes de ToM présentés dans l’article selon le continuum explicite/implicite. V-SIR : Versailles-Situational Intention Reading ; MASC : Movie for the Assessment of Social Cognition ; REMT : Reading the Mind in the Eyes Test ; ToM : theory of mind.
ont utilisé des scènes extraites d’œuvres cinématographiques dans lesquelles des personnages interagissent entre eux, comme dans la Versailles-Situational Intention Reading (V-SIR) où les participants doivent donner des jugements probabilistes sur l’intention d’un acteur [21] : les patients atteints de schizophrénie présentent de moins bonnes performances à cette épreuve que les témoins et les patients présentant un épisode dépressif majeur. Le Movie for the Assessment of Social Cognition (MASC) est lui constitué de séquences vidéo spécifiquement réalisées pour mettre en scène des interactions mentalistes, c’est-à-dire fondées sur la compréhension réciproque des intentions, désirs et croyances de chacun des personnages. Cet outil a la particularité de pouvoir quantifier indépendamment d’une part les erreurs liées à une hypomentalisation (défaut d’attribution d’états mentaux) et celles liées à une hypermentalisation (attribution excessive d’états mentaux) et d’autre part la capacité à attribuer des états mentaux cognitifs ou des états mentaux affectifs. Il a permis de montrer que les patients atteints de schizophrénie présentaient des déficits dans le sens d’une hypomentalisation, aussi bien pour des états mentaux cognitifs qu’émotionnels qui n’étaient pas expliqués par un déficit cognitif généralisé [22] . Le déficit d’hypomentalisation était associé à la présence de symptômes négatifs de la schizophrénie. Bien que les patients ne présentaient plus d’anomalie d’hypermentalisation une fois pris en compte leur différence d’âge, de sexe, de raisonnement non social et de capacités mnésiques avec les témoins, il existait dans le groupe de patients une corrélation significative entre la sévérité des symptômes positifs et le déficit d’hypermentalisation.
Bandes dessinées d’attribution de fausse croyance ou d’intention Les paradigmes précédemment cités impliquent tous du matériel verbal pouvant donc potentiellement surcharger dans la schizophrénie les capacités de mémoire de travail verbale. Pour pallier à cela, des paradigmes de ToM se sont développés autour de l’utilisation de stimuli exclusivement visuels comme des bandes dessinées. Les bandes dessinées ont d’abord testé la capacité à attribuer des fausses croyances à autrui. Le paradigme des fausses croyances occupe une place centrale dans le domaine de recherche en ToM. La méthode la plus fréquemment utilisée est celle du déplacement d’objet [23] qui se déroule en plusieurs étapes. Tout d’abord un personnage cache un objet, quitte la scène et, enfin, revient le chercher. Pendant son absence, l’objet est déplacé. Il est alors demandé au participant de prédire l’endroit où le personnage va aller chercher l’objet. Cette prédiction requiert de privilégier la connaissance que le personnage a du monde aux dépens de la connaissance actualisée de la réalité. Ce scénario de déplacement d’objet est représenté sur différentes images dont l’ordre est mélangé : les personnes avec une schizophrénie sont moins performantes que des sujets témoins pour retrouver l’ordre correct des images quand la logique de l’histoire est sous-tendue par de fausses croyances [24–28] . D’autres travaux ont porté sur la capacité à inférer l’intention d’une personne sur la base de son comportement observable. Dans ce cas, des mécanismes de génération d’hypothèses spécifiques permettent de représenter de manière cohérente les séquences d’actions présentées dans les différentes images d’une bande dessinée (Fig. 2). EMC - Psychiatrie
Les personnes avec une schizophrénie ont plus de difficultés que les sujets témoins à sélectionner l’image qui complète logiquement les trois autres sur la base de l’attribution d’une intention au personnage qui est mis en scène [29–33] .
Perception des états mentaux dans le regard Le Reading the Mind in the Eyes Test (REMT) de Baron-Cohen consiste à montrer à des participants des photographies de visages limités à la région des yeux. Ils doivent ensuite choisir parmi plusieurs adjectifs celui qui correspond le mieux à ce que pense ou ressent la personne photographiée (Fig. 3). Seuls des états mentaux complexes sont présentés, autrement dit qui présentent un certain degré de mentalisation [34] . Plusieurs études ont rapporté des difficultés importantes à cette tâche chez les personnes avec une schizophrénie [35–37] .
Perception du mouvement mentaliste et intentionnel Les animations de Frith-Happé sont un autre type de paradigme de ToM consistant à montrer des figures géométriques abstraites dont le mouvement suggère l’attribution d’états mentaux comme la tromperie, la séduction [38] , etc. La tâche consiste à décrire spontanément par oral ces mouvements mentalistes et les descriptions font ensuite l’objet d’une cotation en termes de justesse et d’intentionnalité. Dans la schizophrénie, les descriptions des animations de Frith-Happé sont moins intentionnelles et moins justes que celles des participants contrôles [39–43] . D’autres auteurs ont développé une méthode psychophysique de mesure du mouvement mentaliste. Elle se focalise sur un type précis de mouvement intentionnel, la poursuite entre deux cercles, et utilise des variations paramétriques de la quantité de poursuite entre les deux cercles, tout en contrôlant précisément leurs caractéristiques cinétiques de bas niveau [44] . La modalité de réponse est celle d’un choix forcé à deux alternatives (poursuite présente ou absente), ce qui permet de calculer une sensibilité de détection de poursuite : chez les personnes avec une schizophrénie, cette sensibilité est diminuée par rapport à celle retrouvée dans le groupe contrôle, suggérant ainsi que le déficit de perception du mouvement mentaliste dans la schizophrénie concerne également les mouvements intentionnels élémentaires comme celui de poursuite [45] .
Oculométrie cognitive L’oculométrie, ou enregistrement du mouvement oculaire (eye tracking), a connu un développement important ces dernières années, avec pour objectif de mesurer la ToM implicite. Les travaux ont d’abord concerné les nourrissons âgés de 15 mois à 2 ans chez qui des mouvements oculaires anticipatoires ont été mis en évidence alors qu’ils étaient exposés à un scénario de fausse croyance avec translocation d’objet [9, 46, 47] . Ces mouvements oculaires montraient que les nourrissons s’attendaient à ce que le personnage cherche l’objet ayant été déplacé à son insu dans sa position initiale. Les données oculaires collectées dans la schizophrénie montrent un profil assez différent : elles révèlent que les difficultés à attribuer des fausses croyances viennent du fait que les patients parviennent insuffisamment à focaliser leur attention
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Figure 2. Tâche d’attribution d’intentions en bandes dessinées. Après avoir regardé les trois images du haut qui forment une courte histoire, le patient doit choisir la fin logique parmi les trois images du bas.
Lequel parmi ces 4 mots décrit le mieux ce que pense ou ressent la personne photographiée ?
les mouvements intentionnels et mentalistes, alors même que leur ToM explicite mesurée à partir de leurs descriptions verbales était altérée [41] . Enfin, si les mouvements oculaires enregistrés sur le paradigme de détection de poursuite révèlent des stratégies d’exploration visuelle peu performantes dans la schizophrénie, les patients semblent surtout en difficulté pour effectuer un jugement explicite à propos de la présence d’une poursuite, même dans les situations où l’oculométrie révèle que la poursuite a été correctement perc¸ue. Ces résultats suggèrent donc que le déficit en ToM dans la schizophrénie concerne plutôt les processus explicites qu’implicites.
Déficits en théorie de l’esprit parmi les autres troubles cognitifs
paniquée
incrédule
découragée
intéressée
Figure 3. Exemple du Reading the Mind in the Eyes Test (REMT) de Baron-Cohen et al. dans sa version révisée. La bonne réponse est écrite en gras.
visuelle sur le visage du personnage pendant qu’a lieu le déplacement de l’objet [48] . Aucune étude n’a à notre connaissance enregistré les mouvements oculaires anticipatoires sur des tâches de fausses croyances dans la schizophrénie. Des données oculométriques ont également été recueillies dans la schizophrénie durant la tâche des animations de Frith-Happé. Les mouvements oculaires ont révélé une préservation de la ToM implicite dans la schizophrénie, dans la mesure où le regard des patients était autant attiré que celui des participants témoins par
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Aucun des paradigmes présentés dans la première section ne peut prétendre à donner une mesure pure et spécifique de la compétence en ToM indépendamment des autres capacités cognitives. Chaque paradigme sollicite de manière variable l’intelligence générale, les capacités de raisonnement, les fonctions exécutives et les capacités perceptives des participants. Or les personnes avec une schizophrénie présentent des déficits conséquents dans des domaines cognitifs variés [49] laissant seulement quelques îlots de performances cognitives préservées [50] . Par exemple, ils présentent des anomalies de raisonnement qui ne sont pas spécifiques aux états mentaux, avec notamment des biais [51] et des anomalies de raisonnement inférentiel [52, 53] . De telles anomalies pourraient expliquer les difficultés des personnes avec une schizophrénie à raisonner sur les croyances ou les intentions d’autrui. Dans ce sens, des corrélations statistiques ont été démontrées entre des performances en ToM chez des patients atteints de schizophrénie et des performances en cognition froide. Par exemple, il existe une corrélation significative entre quotient intellectuel (QI) et ToM chez les personnes avec une schizophrénie ou à risque de développer une schizophrénie [54, 55] . Ce lien est particulièrement vrai lorsque la ToM est mesurée par la compréhension d’histoires de fausses croyances [56] , de l’ironie [18] ou par la EMC - Psychiatrie
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perception du mouvement mentaliste [42] . Les performances en ToM des personnes avec une schizophrénie corrèlent également positivement avec les performances aux épreuves de raisonnement probabiliste [57] et de mémoire verbale [42] . Les liens entre les déficits en ToM et l’atteinte des fonctions exécutives (comme l’inhibition et la flexibilité cognitive) ont été particulièrement étudiés : il a été montré que ces deux domaines sont simultanément atteints dans la schizophrénie, et que les déficits retrouvés sur les tâches exécutives prédisaient en partie les déficits en ToM dans ce trouble [58] . Cependant, si les troubles de la ToM cohabitent avec d’autres dysfonctionnements cognitifs (mémoire de travail, attention, fonctions exécutives), leur présence n’est pas entièrement expliquée par ces derniers [59, 60] , mais il existe peu d’études portant sur un nombre suffisant de sujets permettant d’apporter une preuve de poids à ces affirmations. Enfin, plusieurs études ont démontré par des analyses factorielles que cognition sociale et cognition froide sont des construits distincts dans la schizophrénie, c’est-à-dire des facteurs qui peuvent être dissociés à l’échelle d’une population [61] . Une analyse de médiation a montré que les facteurs de cognition sociale et de cognition froide entretenaient des relations fonctionnelles particulières : les déficits en cognition froide prédisposent les personnes avec une schizophrénie aux anomalies en ToM, qui à leur tour augmentent la sévérité de la symptomatologie clinique [62] .
Conséquences des déficits en théorie de l’esprit : de la clinique à la qualité de vie Si de nombreuses recherches ont démontré des corrélations entre certains patterns symptomatiques et les troubles de la cognition sociale, nous devons admettre que la nature de la relation est complexe. La dimension des troubles cognitifs est un aspect de la pathologie en tant que tel et est porteur de sa propre variabilité d’un patient à l’autre, au même titre que les syndromes cliniques. Cette dimension est cependant porteuse d’informations comme nous le verrons ensuite concernant l’adaptation du sujet dans la vie réelle. Hardy-Bayle et al. ont mis l’accent sur l’impact des déficits en ToM sur les capacités communicationnelles des personnes avec une schizophrénie, rappelant que les déficits dans la sphère de la pragmatique du langage comptent parmi les signes cardinaux depuis les descriptions de Bleuler [15] . Pour ces auteurs, l’apparente désorganisation du langage schizophrénique, son affaiblissement en contenu et son manque informatif, mais aussi l’impossibilité pour les patients de décoder les métaphores complexes et les sous-entendus, sont consécutifs d’un déficit des mécanismes intégratifs donnant pertinence au discours, mécanismes parmi lesquels figure la ToM, génératrice d’explications sur les intentions communicatives et le savoir partagé des locuteurs. Ce modèle psychopathologique est soutenu par plusieurs méta-analyses qui ont fait ressortir un lien entre les aspects déficitaires et de désorganisation et les troubles de la ToM [63, 64] . La relation avec les symptômes positifs est en revanche controversée car retrouvée de manière inconstante et n’apparaissant pas dans ces méta-analyses de manière claire. À ce titre, Mancuso et al. [65] apportent des résultats expérimentaux aidant à mieux conceptualiser le lien. Dans leur étude portant sur 85 personnes avec une schizophrénie, ces auteurs utilisent une batterie de huit mesures de cognition sociale dont l’analyse factorielle révèle une organisation en trois facteurs : un biais d’attribution hostile qui regroupe les performances sur le questionnaire d’intentions hostiles ambiguës (Ambigous Intentions Hostility Questionnaire [AIHQ]), la détection des indices sociaux de bas niveaux qui regroupe les différents indices de perception émotionnelle et les processus inférentiels de hauts niveaux qui regroupent la ToM et la régulation émotionnelle. Les symptômes positifs étaient uniquement associés au biais d’attribution hostile mais pas à la détection des indices sociaux de bas niveau ni avec les processus inférentiels de haut niveau. Les symptômes positifs semblent donc plus reliés à un biais de raisonnement conduiEMC - Psychiatrie
sant à hyperattribuer des intentions hostiles qu’au déficit en ToM. Le statut trait, état ou mixte des variables issues de la cognition sociale est encore débattu [59] . Bien qu’il ait été démontré que le déficit en ToM était plus marqué à l’occasion des recrudescences symptomatiques des troubles schizophréniques que lors des rémissions, les performances en ToM demeurent significativement plus faibles chez les patients en rémission que chez des sujets sains [54] . Les troubles de la ToM peuvent aussi être identifiés dès le premier épisode à des niveaux comparables, voire supérieurs aux troubles en cognition froide [66] . Enfin, Anselmetti et al. démontrent que les parents de personnes avec une schizophrénie ont des performances en ToM réduites par rapport aux parents de contrôles sains [67] . Ces données suggèrent que les déficits en ToM pourraient constituer un endophénotype des troubles schizophréniques, c’est-à-dire un marqueur cognitif quantifiable qui constituerait un échelon intermédiaire entre le génotype et son expression distale sous la forme du trouble schizophrénique [68] . S’il n’est pas contestable que la schizophrénie est un trouble mental sévère aboutissant à des comorbidités et une létalité accrue, la compréhension des mécanismes de production du handicap psychique reste encore incomplète. L’approche quantitative du handicap psychique se découpe en différentes catégories : la qualité du fonctionnement dans la société, l’adaptation du patient dans les milieux de soin, la faculté de résoudre des problèmes sociaux et la capacité à résoudre des situations dans le cadre de jeux de rôles [69] . Indépendamment de l’âge, du sexe, de la durée de la maladie et du statut d’hospitalisation, il apparaît que les troubles de la cognition sociale et non sociale sont associés dans la schizophrénie à un plus mauvais fonctionnement. De plus, la cognition sociale contribue à la variabilité du fonctionnement des patients indépendamment de la cognition non sociale [70–72] . Une étude d’Allen et al. a montré que les items de la Wechsler Adult Intelligence Scale (WAIS) apparentés à la cognition sociale forment un facteur indépendant vis-à-vis des autres items et qui corrèle avec la désorganisation, le syndrome déficitaire et le fonctionnement social [73] . Enfin, Bora et al. ont pu montrer que parmi un ensemble de fonctions cognitives, la ToM était la meilleure prédictrice du fonctionnement social dans la schizophrénie [63] . La relation entre la qualité de vie et les troubles de la cognition sociale a été l’objet d’un nombre très limité de travaux. Des données recueillies avec le matériel V-SIR (cf. supra) et une échelle de qualité de vie chez 206 personnes avec une schizophrénie indiquent une indépendance de ces deux niveaux d’observation [74] . Une autre étude portant sur un plus grand échantillon démontre un lien statistique entre la ToM et la qualité de vie [75] , mais la nature de ce lien est inattendue car les résultats montrent que ce sont les patients les plus symptomatiques mais présentant une ToM préservée qui rapportent une baisse de leur qualité de vie. Pour ces auteurs, cette interaction signifierait que la préservation de la ToM est liée à un meilleur insight et donc à la possibilité pour le patient de lier son niveau symptomatique avec les difficultés de sa situation de vie consécutives à la maladie.
Soubassement cérébral des troubles de la théorie de l’esprit Avec le développement des techniques de neuro-imagerie fonctionnelle appliquées à la cognition sociale, les auteurs ont recherché les bases cérébrales des déficits d’attribution d’états mentaux dans la schizophrénie. Chez le sujet sain, de nombreuses études existent à ce jour. Elles ont mis en évidence l’implication de régions temporales médianes et polaires, pariétales et frontales inférieures ainsi que préfrontales médianes dans le phénomène d’attribution d’intentions à autrui [76–79] . Plusieurs études ont par la suite confirmé le rôle central des régions comme le sillon temporal supérieur, la jonction temporopariétale, le cortex pariétal inférieur et le cortex préfrontal médian dans la ToM [80] .
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“ Point fort Évaluation de la théorie de l’esprit • Elle est fortement souhaitable devant toute difficulté de fonctionnement social dans les troubles schizophréniques. • Elle peut être demandée quels que soient la plainte du patient, la forme clinique du trouble et son stade, dans la mesure où le patient est en période de stabilité symptomatique. • Elle doit être particulièrement demandée en présence de troubles de la communication dans la schizophrénie. • Elle se fait par une batterie d’outils mesurant à la fois les processus implicites et explicites. • Elle doit être incluse dans une évaluation neuropsychologique plus large de la cognition sociale et de la cognition froide qui se fait dans des centres de référence de niveau 3.
Il faut mentionner que peu d’études ont pour l’instant exploré les bases cérébrales du déficit en ToM dans la schizophrénie. Parmi les études s’étant intéressées à l’attribution d’intentions, deux retrouvent une hypoactivation de la région préfrontale médiane chez les patients par rapport aux sujets sains [81, 82] . Des anomalies fonctionnelles ont également été identifiées au niveau des régions postérieures mais leur nature reste encore mal déterminée. Par exemple, si Brüne et al. montrent une hyperactivation de la région de la jonction temporopariétale [81] chez les patients, Benedetti et al. rapportent au contraire une hypoactivation de cette même région [83] . Il est intéressant de constater que des mesures de l’activité électrique cérébrale en magnétoencéphalographie amènent à des résultats similaires mettant en évidence une réduction de la réponse dans le cortex temporopariétal chez les patients par comparaison à des sujets sains [84] . De plus, des anomalies structurales à type de réduction des volumes de la matière grise sont retrouvées localement dans cette région [83] . Plus que jamais, la poursuite de ces recherches est nécessaire afin de clarifier les éventuels liens causaux entre structure cérébrale, connectivité, fonction et comportement pathologique.
Intérêt de la prise en compte des déficits en théorie de l’esprit pour la prise en charge soignante Les connaissances sur les troubles de la ToM dans la schizophrénie impactent de manière claire la prise en charge des patients. Elles permettent d’abord d’apporter un éclairage psychopathologique très utile en clinique. Par exemple, la connaissance des troubles de la compréhension du langage indirect induit comme bonne pratique la limitation de l’usage du langage métaphorique ou des sous-entendus durant l’entretien clinique. De plus, des conseils dans ce sens peuvent de manière pertinente être prodigués à l’entourage du patient. Elles permettent une meilleure évaluation et une meilleure prise en charge thérapeutique. Tout d’abord, la prise en compte du déficit en ToM est nécessaire à une bonne évaluation des troubles schizophréniques. Cette évaluation devrait être systématique une fois le patient stabilisé sur le plan clinique et du traitement et ne devrait pas être uniquement guidée par le type de symptômes résiduels présentés par le patient car, nous le rappelons, les corrélations entre déficit en ToM et les formes cliniques ne sont que partielles. Cette évaluation est d’autant plus importante que l’impact des troubles de la cognition sociale sur le fonctionnement individuel est significatif, générant un handicap psychique important. En conséquence, les mesures de compensation et d’aide, ainsi que les mesures thérapeutiques devraient reposer sur des évaluations
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solides de cette dimension. À ce jour, le manque de données sur les qualités psychométriques des instruments de mesure de la ToM et le caractère protéiforme de ces fonctions cognitives rendent particulièrement difficile l’évaluation. À l’avenir, des méthodes standardisées seront à développer à l’aide de batteries de tests comme cela a pu être argumenté récemment [85–87] , voire d’explorations neurofonctionnelles et structurales spécialisées. Le développement de consultations d’évaluations spécialisées de grade 3 pour la schizophrénie est un pas incontournable pour remplir ce besoin. Le second aspect particulièrement prometteur apporté par la compréhension des troubles de la ToM est la possibilité de proposer des thérapies ciblées. Alors que l’effet des antipsychotiques sur la cognition sociale est mal connu et contradictoire [88–92] , des avancées significatives ont été réalisées dans le champ de la remédiation cognitive de la ToM. De nombreuses techniques thérapeutiques proposent d’améliorer des aspects plus ou moins spécifiques de la cognition sociale grâce à des entraînements individuels ou en groupe [93] . Prises dans leur ensemble sous le terme d’entraînement cognitif social, les techniques démontrent leur efficacité pour améliorer le fonctionnement des patients alors même que les symptômes sont peu influencés [94] . Les programmes de remédiation de la cognition sociale semblent particulièrement efficaces pour améliorer les processus élémentaires comme la reconnaissance émotionnelle, mais moins efficaces pour améliorer les processus complexes de haut niveau comme la ToM ou le style d’attribution [95] . Les programmes de remédiation cognitive peuvent être répartis selon deux grandes catégories. La première catégorie utilise une approche bottom-up qui passe par un entraînement par répétition d’une tâche avec un niveau de difficulté croissant. Dans cette catégorie, l’apprentissage est implicite par essais/erreurs et aucune indication explicite n’est donnée quant aux stratégies opérantes à adopter pour résoudre les tâches. La deuxième catégorie utilise au contraire une approche top-down, focalisée sur l’apprentissage explicite de stratégies déterminées. Il est intéressant de noter que dans la schizophrénie, les programmes de remédiation de la cognition froide (vitesse de traitement, attention/vigilance, mémoire de travail, apprentissage verbal) se répartissent de manière homogène entre les catégories d’entraînement bottom-up et top-down, alors que les programmes de remédiation de la cognition sociale sont très majoritairement des entraînements stratégiques explicites [96] . Parmi les techniques d’entraînement stratégique explicite, certaines visent à accroître la génération d’hypothèses sur les états mentaux et de vérification de celles-ci, en renforc¸ant les stratégies métacognitives, c’est-à-dire d’analyse par le sujet de ses propres performances [97, 98] .
“ Point fort Remédiation cognitive des déficits en théorie de l’esprit • Elle doit être proposée après l’objectivation d’un déficit lors du bilan neuropsychologique et en présence d’un dysfonctionnement social rapporté par le patient et son entourage. • Elle ne peut se substituer au traitement antipsychotique. • Elle doit être accompagnée de soins de réhabilitation psychosociale comme la psychoéducation et l’entraînement aux habilités sociales.
Conclusion Il est maintenant établi que les troubles de la ToM ont une place très importante parmi les autres troubles cognitifs des personnes avec une schizophrénie. L’hypothèse de Frith d’une dissociation entre une ToM implicite préservée et une ToM explicite altérée dans les troubles schizophréniques semble particulièrement EMC - Psychiatrie
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heuristique. Cependant, plus de recherches semblent nécessaires pour caractériser les processus implicites en ToM dans la schizophrénie avant de valider le modèle de Frith. Cette validation semble particulièrement importante au vu du déséquilibre dans les programmes de remédiation de la ToM proposés dans la schizophrénie, déséquilibre qui s’exerce au détriment des entraînements implicites. La validation du modèle de Frith permettrait notamment de savoir si un effort doit être porté sur les remédiations implicites de la ToM dans la schizophrénie ou si, au contraire, les programmes de remédiation de la ToM explicite passant par un entraînement stratégique doivent continuer à être privilégiés. La prise en compte des déficits en ToM est indispensable pour guider la thérapeutique car leurs conséquences sur le handicap psychique ne peuvent être réduites à d’autres dysfonctionnements cognitifs. Ainsi, des compétences professionnelles et des moyens thérapeutiques spécifiques doivent être consacrés aux déficits de ToM dans la schizophrénie. On ne peut que soutenir les développements actuels de techniques de remédiation spécialisées et les protocoles évaluant l’influence de certains traitements pharmacologiques comme par exemple l’ocytocine qui a montré des résultats intéressants dans l’amélioration de la ToM dans la schizophrénie [99] , mais aussi de la perception sociale et émotionnelle.
Déclaration d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.
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¶ 37-090-A-40
Programmes de traitement de la schizophrénie intégrant remédiation cognitive et entraînement des compétences sociales : IPT et INT V. Roder, D.R. Mueller, N. Franck L’IPT (integrated psychological therapy) ou thérapie psychologique intégrée des schizophrénies et l’INT (integrated neurocognitive therapy) ou thérapie neurocognitive intégrée, sont deux programmes de traitements intégratifs de la schizophrénie, qui ont été élaborés à Berne, le deuxième étant l’un des développements du premier. Ils proposent une prise en charge associant remédiation cognitive et entraînement des compétences sociales, qui requiert l’utilisation d’un matériel spécifique et repose sur l’utilisation d’un manuel spécifiant son déroulement et la conduite des exercices qui sont proposés à de petits groupes de patients. L’IPT, dont l’efficacité a été validée par une vaste méta-analyse, a joué un rôle pionnier dans ce domaine. L’INT, qui est actuellement en cours de validation, porte sur les domaines cognitifs définis par le programme MATRICS (Measurement and Treatment Research to Improve Cognition in Schizophrenia) du National Institute of Mental Health (NIMH). Cet article présente l’IPT et l’INT, notamment leur cadre théorique et les modalités de leur mise en application. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Remédiation cognitive ; Schizophrénie ; Programme intégratif ; Neurocognition ; Cognition sociale
Plan ¶ Introduction
1
¶ Thérapie psychologique intégrée des schizophrénies (IPT) Principes thérapeutiques de l’IPT Diffusion et utilisation pratique de l’IPT Mise en œuvre de l’IPT Validation de l’IPT Programme WAF
1 1 2 2 5 5
¶ Thérapie neurocognitive intégrée (INT) Généralités Mise en œuvre de l’INT Quatre modules de l’INT Validation de l’INT
6 6 6 6 8
¶ IPT et INT en France
8
■ Introduction Le diagnostic de schizophrénie est très souvent associé à un pronostic fonctionnel médiocre [1, 2], ainsi qu’à un traitement au long cours et à un coût élevé [1, 3]. Chez la majorité des patients, les symptômes schizophréniques sont associés à une détérioration des performances sociales, qui persiste même après la rémission des symptômes. Ce dysfonctionnement social est à l’origine d’une grande détresse pour les patients et leurs proches [4]. Pour cette raison, le mouvement de rétablissement des usagers (consumer-oriented recovery movement), engagé par le Comité de santé mentale (Mental Health Commission) américain, a pour premier objectif la réhabilitation psychosociale des patients souffrant de schizophrénie [5-8]. De nombreuses données montrent que le pronostic fonctionnel est fortement corrélé au degré d’altération des fonctions cognitives des patients souffrant de schizophrénie [9-13]. Les fonctions cognitives comprennent, d’une part, les processus Psychiatrie
neurocognitifs (attention, mémoire et fonctions exécutives) et, d’autre part, la cognition sociale (processus cognitifs soustendant spécifiquement les interactions sociales : traitement des informations faciales, traitement des émotions d’autrui, théorie de l’esprit et attribution d’intentions). La relation entre les processus neurocognitifs et le fonctionnement du patient dans la société est tributaire de la cognition sociale [14-17]. Du fait du rôle central des déficits cognitifs dans la schizophrénie, certains auteurs ont proposé d’en faire un critère diagnostique dans les futures classifications du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders V (DSM V) ou de la de la Classification internationale des maladies 11 (CIM-11) [18]. Étant donné que le traitement psychopharmacologique est associé à un bénéfice réduit sur le fonctionnement social, selon les résultats de l’étude CATIE (Clinical Antipsychotic Trial of Intervention Effectiveness) [19], les interventions visant à améliorer la neurocognition et la cognition sociale sont devenues une cible thérapeutique centrale, la méthode la plus pertinente étant la remédiation cognitive [20]. Selon la conception de la médecine fondée sur les preuves, toute intervention thérapeutique devrait être étayée par des résultats empiriques probants obtenus à travers la réalisation d’essais randomisés et contrôlés (ERC). Plusieurs méta-analyses des ERC ont montré l’efficacité de la remédiation cognitive [21, 22]. De plus, l’association de la remédiation cognitive à d’autres techniques de réhabilitation (par exemple l’entraînement des compétences sociales et la réhabilitation par le travail) est à l’origine d’améliorations fonctionnelles particulièrement significatives chez les patients souffrant de schizophrénie [22].
■ Thérapie psychologique intégrée des schizophrénies (IPT) Principes thérapeutiques de l’IPT L’hypothèse de base est que les déficits cognitifs ont des conséquences délétères sur les capacités fonctionnelles des
1
patients [23]. Ils entraînent une altération du fonctionnement microsocial (communication verbale et infraverbale lors des interactions sociales), qui entraîne à son tour des conséquences macrosociales délétères (altération des interactions familiales, professionnelles et sociales en général). Dans le cadre de la vulnérabilité au stress des patients souffrant de schizophrénie [24] , les déficits cognitifs ont en particulier pour conséquence une réduction de la tolérance aux stress interpersonnels (notamment lorsqu’ils sont ambigus ou ambivalents) et une altération du traitement de l’information, qui conduisent à une dégradation du fonctionnement social. Brenner et al. [25] ont décrit les interactions entre ces différents niveaux de déficits sous forme de cercles vicieux : un premier cercle vicieux explicite le lien entre différents niveaux de déficits cognitifs (les troubles cognitifs touchant les fonctions élémentaires – troubles de l’attention et de l’encodage – aggravent les troubles cognitifs touchant les fonctions supérieures – formations de schémas et de concept, stockage, évocation – qui aggravent à leur tour les premiers) ; un second cercle vicieux explicite le lien entre les troubles cognitifs et l’altération des compétences sociales (les troubles cognitifs sont à l’origine d’une diminution de la maîtrise du comportement social, qui entraîne un stress social, lui-même à l’origine d’une diminution des compétences sociales, aggravant à leur tour les troubles cognitifs) [26]. La première étude sur l’IPT remonte à plus de 30 ans [27], le premier manuel thérapeutique en allemand datant de plus de 20 ans [28]. Ultérieurement, d’autres programmes thérapeutiques intégrés se sont inspirés de la conception de l’IPT [9, 29] . Récemment, le concept fondateur de l’IPT a été élargi et intégré au sein d’un modèle prenant en compte les relations entre, d’une part, la neurocognition, la cognition sociale et les symptômes, et, d’autre part, les implications fonctionnelles. Ce modèle tient également compte de la motivation intrinsèque et de l’adhésion au traitement [30, 31]. L’IPT commence par un entraînement des fonctions neurocognitives, suivi par des interventions destinées à améliorer la cognition sociale. L’IPT permet la généralisation des acquis, grâce à des exercices faisant appel aux outils de la communication verbale. Un lien peut ainsi être fait entre la cognition et le fonctionnement interpersonnel et social. Une meilleure maîtrise des interactions sociales, comprenant tous les problèmes inhérents à celles-ci, est ainsi développée [32]. La mise en œuvre de l’IPT devrait idéalement être précédée par des séances de psychoéducation structurées, permettant au patient de mieux s’approprier sa maladie et son traitement et donc de s’investir de manière plus avantageuse dans la prise en charge par l’IPT.
Diffusion et utilisation pratique de l’IPT L’IPT est largement adoptée, particulièrement en Europe. La 6e édition révisée du manuel IPT allemand a été publiée récemment [30]. Ce manuel a été traduit en 12 langues, notamment en français [26]. L’IPT est conçue comme une approche thérapeutique groupale, mise en œuvre avec de petits effectifs de patients. Une équipe constituée d’un thérapeute principal et d’un cothérapeute, prend en charge un groupe de 5 à 10 patients. Le premier rôle du thérapeute principal consiste à structurer les séances et à aider et encourager les membres du groupe en recourant au renforcement positif et en se concentrant fortement sur les ressources propres des patients. Le cothérapeute met en œuvre les exercices, à l’instar des patients, mais en plus, il leur sert de modèle. Son observation des phénomènes groupaux lui permet également d’aider et d’encourager les plus faibles. La mise en œuvre de l’IPT est aisée aux thérapeutes familiers des thérapies comportementales, des processus de groupe et de la schizophrénie. Habituellement, les séances se succèdent à la fréquence de deux par semaine. Les groupes composés de patients âgés se réunissent habituellement moins souvent. Les séances durent entre 30 et 90 minutes. Le nombre de séances de chaque module dépend principalement de la sévérité et de la chronicité des troubles, ainsi que de la motivation des patients. Par conséquent, le nombre de séances devant être consacré à chaque module est variable et dépend des performances initiales
2
Accroissement de la complexité des tâches, de la charge émotionnelle et des interactions entre participants
37-090-A-40 ¶ Programmes de traitement de la schizophrénie intégrant remédiation cognitive et entraînement des compétences sociales : IPT et INT
Figure 1.
1.
Différenciation cognitive
2.
Perception sociale
3.
Communication verbale
4.
Compétences sociales
5.
Résolution de problèmes interpersonnels
Remédiation cognitive
Entraînement des compétences sociales
Organisation de l’integrated psychological therapy (IPT).
et de la capacité d’apprentissage des participants. Pour entretenir la motivation du groupe, il est possible d’introduire de la variété dans les séances. Par exemple, des exercices appartenant à deux des trois premiers modules peuvent être utilisés lors d’une même séance. Il est souvent nécessaire de modifier et de compléter le matériel thérapeutique en fonction des besoins d’une institution ou d’un groupe spécifique. Le matériel proposé par les auteurs [31, 32] n’est qu’un ensemble à partir duquel les exercices pertinents doivent être sélectionnés. Tous les exercices doivent débuter par l’utilisation de matériel considéré comme émotionnellement neutre et facile à mettre en œuvre. Une fois que les membres du groupe ont atteint une certaine maîtrise des exercices avec ce matériel émotionnellement neutre, des stimuli chargés émotionnellement sont introduits pour augmenter la difficulté des tâches.
Mise en œuvre de l’IPT Alors que la version suisse allemande de l’IPT comprend cinq modules, la version française [26] en comporte six, du fait de l’ajout du module « gestion des émotions », qui correspond en fait au regroupement d’exercices pouvant être pratiqués dans les modules « perception sociale et résolution de problèmes interpersonnels ». Le programme débute habituellement par le module « différenciation cognitive » et se termine par le module « résolution des problèmes interpersonnels » (Fig. 1). Certaines équipes utilisent certes de manière isolée l’un des modules de l’IPT, mais, habituellement, les modules s’enchaînent les uns à la suite des autres dans l’ordre préconisé par les auteurs. Le contenu des premiers modules du programme (par exemple, la différenciation cognitive) peut être repris lors des dernières étapes (par exemple, résolution des problèmes interpersonnels). Les principes de l’apprentissage doivent être respectés lors de la mise en œuvre de l’IPT : • débuter par des tâches faciles puis enchaîner sur des tâches plus complexes ; • commencer par des séances très structurées puis assouplir au fil de la prise en charge ; • commencer par des exercices non chargés émotionnellement.
Module 1 de l’IPT : différenciation cognitive L’objectif de ce module est d’améliorer les processus neurocognitifs (attention, mémoire verbale, flexibilité cognitive et formation des concepts), indispensables à tout apprentissage, et, de fait, aux interactions sociales et à la résolution des problèmes sociaux. La durée des séances doit être adaptée aux capacités attentionnelles des patients. Généralement, il faut débuter par des séances de 30 à 45 minutes et augmenter progressivement leur Psychiatrie
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Étape A Lunettes de soleil 5
Glace
22
Barbecue Salade
LUNDI
Nager
Humidité
ÉTÉ
Espadrilles 7
Soleil
Chaleur Boissons fraîches
Prendre des vacances
34
Masque de plongée Palmes
VENDREDI
Plonger Faire des grillades
Figure 2. Exercice de classement de cartes dans le module 1 de l’integrated psychological therapy (IPT) (différentiation cognitive).
Maillot de bain
Étape B Loisirs Nager Plonger Prendre des vacances Barbecue Faire des grillades
Alimentation Glace Boissons fraîches Salade
durée à 60 minutes au cours du module. Le matériel thérapeutique comporte des cartes et des fiches d’exercice. Toutes les séances de ce module associent des exercices des trois rubriques suivantes. Exercices de tri de cartes
ÉTÉ
Chaque membre du groupe reçoit des cartes, sur lesquelles figurent des dessins se caractérisant par les critères suivants : forme, couleur de la forme, nombre imprimé au centre de la forme (1 ou 2 chiffres) et, sur certaines cartes, les jours de la semaine imprimés (en rouge ou en noir) en dessous de la forme (Fig. 2). Chaque participant doit trier ses cartes selon les critères donnés par les thérapeutes, puis le voisin de chaque participant vérifie si l’exercice a été fait correctement. Le niveau de la difficulté (nombre de critères impliqués dans le tri) est augmenté progressivement.
Vêtements Espadrilles Maillot de bain Lunettes de soleil Palmes
Exercices de conceptualisation verbale Des cartes sur lesquelles figurent des mots servent de support à certains de ces exercices. Hiérarchie de concepts : on donne un thème aux participants, qui doivent proposer des mots en rapport avec celui-ci (brainstorming). Par la suite, les participants doivent classer les mots mentionnés selon des sous-thèmes qu’ils auront déterminés (Fig. 3). Synonymes : les membres du groupe doivent trouver des termes ayant le même sens qu’un mot qui leur est donné. Ils doivent ensuite construire des phrases utilisant ces mots et déterminer si leur signification est identique. Antonymes : mise en œuvre identique à celle de l’exercice précédent. Définition de mots : on demande aux membres du groupe de donner l’explication d’un mot au cothérapeute. Ils doivent définir les aspects permettant de déterminer son sens. Cartes avec deux mots : on remet à un membre du groupe une carte sur laquelle deux mots sont imprimés, l’un d’entre eux étant souligné (exemple : stylo à bille – stylo à plume). Il doit les lire à haute voix, sans révéler lequel est souligné. Ensuite, il doit donner aux autres membres du groupe un troisième mot, susceptible de les guider vers le mot souligné. Mots dont le sens dépend du contexte : les membres du groupe expliquent et discutent les différents sens d’un mot (par exemple « feuille » ou « serviette »). Devinettes d’objets Un membre du groupe choisit un objet dans la pièce. Il l’écrit, mais ne communique pas cette information aux autres. La tâche du groupe est de déterminer quel est cet objet en lui posant des questions auxquelles il répond exclusivement par « oui » ou « non ». Les questions vont progressivement du concret au conceptuel (ce dernier type de réponse étant encouragé). Psychiatrie
Météo Humidité Chaleur Soleil
Objets de plage Masque de plongée Maillot de bain
Figure 3. Hiérarchie de concepts dans le module 1 de l’integrated psychological therapy (IPT) (différentiation cognitive). Étape A. Les participants proposent des mots en rapport avec un thème (ici l’été) ; Étape B. Les participants classent les mots en fonction de sous-thèmes proposés par eux.
Module 2 de l’IPT : perception sociale
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Ce module prend en considération le traitement de l’information sociale et contextuelle (en particulier les intentions sociales et la reconnaissance des émotions). Ce module, dont l’objectif est d’améliorer la compréhension des situations sociales et des émotions, permet également de développer la perception visuospatiale. Comme dans le module 1, le renforcement cognitif est largement favorisé. Le module « perception sociale » utilise des diapositives mettant en scène des situations sociales (Fig. 4). Sur certaines d’entre elles, les émotions sont identifiables à travers l’expression faciale des personnages et leurs gestes. Les diapositives doivent être classées en fonction de leur niveau de complexité visuelle (nombre de stimuli présentés) et de leur charge émotionnelle. Au début du traitement, on présente les diapositives peu complexes et peu chargées émotionnellement, le niveau de difficulté est augmenté au fil des séances selon les progrès du groupe. Il est important d’apprendre aux patients à séparer les faits des suppositions. Le groupe doit travailler sur chacune des diapositives selon les trois étapes suivantes. Rassembler les informations La diapositive doit être décrite de façon aussi détaillée et précise que possible, sans fournir – pour l’instant – aucune interprétation. Les informations sont rassemblées et décrites les unes après les autres.
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construire une phrase qui inclut les mots indiqués. Les autres membres du groupe reproduisent cette phrase avec leurs propres mots, tout en conservant le sens. 3e phase : questions-réponses Le groupe ou le thérapeute propose un sujet de discussion (par exemple : le service hospitalier, un passe-temps, etc.), en lien avec lequel le groupe dresse une liste de mots. Chacun de ces mots est écrit sur une carte initialement vierge. Chaque participant choisit l’une de ces cartes et une conjonction (où ? quand ? qui ? pourquoi ? etc.), qu’il associe dans une question à poser à un autre membre du groupe. Le groupe s’assure que la question est adaptée et que la réponse répond en effet à la question. 4e phase : questions thématiques Figure 4. Diapositive utilisée dans le module 2 de l’integrated psychological therapy (IPT) (perception sociale).
Le groupe pose à un ou deux membres des questions sur un sujet particulier (par exemple, sur un sujet d’actualité) qu’il a préparé. 5e phase : communication libre
Interpréter et discuter Les interprétations possibles de la situation sont proposées par chaque membre du groupe qui décrit, le cas échéant, les émotions exprimées par les personnages figurant sur les photos. Toutes les opinions doivent être construites à partir des données objectives rassemblées lors de l’étape précédente. Toutes les interprétations proposées sont confrontées. Les membres du groupe apprennent ainsi à juger la pertinence de chaque interprétation et à surmonter collectivement les points d’achoppement, plutôt qu’à suivre passivement l’avis d’autrui. En outre, ils s’entraînent à mieux décoder les affects faciaux et les gestes émotionnels, ainsi qu’à mieux comprendre comment et pourquoi une situation sociale peut être interprétée de différentes façons. Donner un titre Un titre, court et signifiant, reflétant les principaux aspects de la situation sociale figurant sur la diapositive, est choisi par le groupe. Le caractère plus ou moins approprié du titre suggéré montre si les aspects clés de la situation ont été saisis.
Module 3 de l’IPT : communication verbale Ce module réalise une transition entre les deux premiers modules centrés sur la cognition et les trois derniers modules qui sont consacrés au fonctionnement social. Les trois étapes de la communication devront être prises en compte dans tous les exercices : • écouter : respecter et suivre la contribution des autres à une conversation ; • comprendre : percevoir et interpréter correctement les informations transmises ; • répondre : formuler et exprimer une réponse appropriée. Les tâches assignées sont de difficulté progressive, des feuilles d’exercice étant disponibles à chaque phase. Lors des phases initiales, le matériel thérapeutique est fortement structuré, puis il devient plus libre au fil des séances. Il est souhaitable que les compétences relationnelles spécifiques qui sont développées progressivement puissent être généralisées aux situations de la vie réelle. Chaque échec doit inciter le thérapeute à revenir aux phases précédentes. Une fois franchie la cinquième phase, le thérapeute doit s’enquérir de la manière dont chaque participant interagit verbalement en dehors du cadre thérapeutique. 1re phase : répétition littérale Un membre du groupe prend une carte sur laquelle figure une phrase qu’il lit à voix haute au reste du groupe. Un autre membre du groupe répète littéralement cette phrase. Le reste du groupe s’assure que l’exercice se déroule correctement. 2e phase : paraphrase L’exercice est le même que le précédent, excepté le fait que deux mots seulement figurent sur la carte. Le participant doit
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Un sujet de discussion est déterminé. Il peut être tiré d’articles de presse, de chroniques courtes, de proverbes, des éléments d’un discours, de diapositives ou de tout sujet ayant un intérêt pour le groupe. L’aptitude à communiquer du (ou des) membre(s) actif(s) du groupe est systématiquement évaluée. Les membres du groupe non actifs et les thérapeutes jouent le rôle d’évaluateurs. Afin d’évaluer la qualité du contenu, les questions suivantes peuvent être posées : « Les contributions ont-elles été bien comprises ? Les participants ont-ils bien répondu à ce qui a été dit ? Quelle a été la qualité de ce qui a été dit ? Les participants ont-ils dérivé hors du sujet ? ». Les aspects non verbaux de la communication sont également évalués (regard, élocution, vigueur, ton de la voix, etc.).
Module 4 de l’IPT : compétences sociales L’acquisition d’un niveau adéquat de fonctionnement social se traduit dans la vie quotidienne par efficacité et succès [33]. Un déficit du fonctionnement social peut s’expliquer par la combinaison d’un étayage social diminué et d’une altération de la cognition sociale qui jouerait un rôle négatif sur l’apprentissage social. Par ailleurs, une incompétence sociale tend à prolonger la maladie et à augmenter la durée des séjours hospitaliers [34]. Aider le patient à acquérir ou réactiver un répertoire adéquat d’aptitudes sociales est donc crucial à plusieurs titres. Améliorer des compétences de base telles que la posture, le contact du regard, l’expression du visage, les gestes, le volume du discours et l’aisance verbale est aussi important que d’améliorer des modes de comportement plus complexes et plus intégrés. Dans cette optique, le recours à des techniques telles que l’utilisation d’instructions explicites, le modeling, le conseil individuel (coaching), le jeu de rôle et le renforcement positif sont particulièrement efficaces. Les séances sont centrées sur les interactions quotidiennes ; des situations concrètes sont ainsi proposées au groupe. L’entraînement des compétences sociales a pour objectifs de répondre aux besoins propres des participants en compensant leurs faiblesses personnelles et de les aider à généraliser les gains thérapeutiques aux situations de leur vie réelle. Les séances de ce module comportent deux étapes. Mise en place du jeu de rôle La séance débute par une explication du jeu de rôle et de ses buts interactionnels. L’exercice est expliqué simplement et aussi concrètement que possible. Les membres du groupe sont encouragés à identifier les enjeux et à élaborer un dialogue. On leur demande de donner un titre approprié, puis de discuter les difficultés à anticiper afin de prévenir anxiété et inhibition. Ensuite, il est demandé de noter le degré de difficulté du jeu de rôle sur une échelle de 1 (très facile) à 5 (très difficile). Réalisation du jeu de rôle Après la préparation de la scène et des accessoires, le thérapeute interprète le jeu de rôle mis au point par le groupe avec le cothérapeute. Il fait ensuite ses propres commentaires sur le Psychiatrie
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jeu de rôle, suivi par les membres du groupe qui se sont comportés comme des observateurs. Après cela, les membres du groupe participent activement au jeu de rôle. Un participant ayant trouvé l’exercice facile sera le premier à jouer avec le cothérapeute. Chaque fois qu’un membre du groupe interprète un rôle, des commentaires sont faits. Il faut s’assurer que ces retours d’information sont toujours positifs. Les thérapeutes utilisent des incitations, des conseils individuels et le renforcement positif. Une fois que le groupe s’est familiarisé avec la pratique du jeu de rôles, la vidéo peut être utilisée. Chaque séance se termine par l’attribution de tâches à faire à domicile.
Module 5 de l’IPT : résolution de problèmes interpersonnels Les troubles émotionnels des patients contribuent fortement à leurs difficultés interpersonnelles [33]. Être capables de surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés peut leur permettre de réduire leur risque d’échec. De plus, il est important qu’ils puissent appréhender objectivement et sans émotions ces difficultés. Chaque séance du module 5 de l’IPT (ou module 6 dans la version en français, dans laquelle le module « gestion des émotions » est le cinquième) se déroule en sept étapes. Identification et analyse des problèmes Le thérapeute choisit un problème que le groupe doit résoudre, après l’avoir soigneusement défini avec les membres du groupe. Le problème sur lequel il faut travailler est sélectionné selon sa pertinence et la probabilité de trouver des solutions. Au début, les problèmes sont de faible complexité et de faible charge émotionnelle, la charge émotionnelle étant augmentée progressivement. Description des problèmes Il faut prendre en compte l’aptitude à se corriger, à apprendre à distinguer les faits des impressions, à décomposer les problèmes complexes en sous-problèmes, à identifier les aspects comportementaux du problème, à encourager les attitudes pragmatiques facilitant le changement de comportement. Solutions alternatives Après avoir analysé le problème avec succès, des solutions alternatives sont recherchées. Lors de cette phase, le thérapeute encourage le groupe à trouver le plus grand nombre possible de solutions à l’aide d’un brainstorming). Le thérapeute ne doit pas évaluer ni juger les suggestions faites, mais les prendre toutes en considération. Évaluation des alternatives Les avantages et désavantages des solutions alternatives sont pesés en leur attribuant des notes. Ceci permet au groupe de mettre au point une méthode d’évaluation, objective et neutre. Le thérapeute doit accepter les jugements ou évaluations biaisés par des émotions, mais sans les renforcer. Choix de la meilleure solution Chaque patient peut décider de la solution qui répond le mieux à sa propre situation. Application de ces solutions De nombreuses façons de procéder peuvent aider les participants à atteindre ce but : exercices faits en groupe (jeux de rôle), tâches à domicile, etc. Une solution n’est valide que lorsqu’elle a fait ses preuves dans la réalité. Évaluation de l’efficacité des solutions Les participants rapportent leur expérience des solutions choisies. Chaque essai constructif de résolution d’un problème est encouragé. Un échec doit motiver le patient à adapter son comportement. Ce travail peut nécessiter plusieurs séances. Psychiatrie
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Module gestion des émotions Ce module, développé dans la version française [26] (dans laquelle il est désigné en tant que module 5) à la suite du travail de Bettina Hodel (et non retenu dans les autres versions, en particulier celles qui ont été utilisées pour la validation du programme), a pour objectif d’améliorer les stratégies de gestion des émotions. Il repose sur l’utilisation de diapositives (et/ou de courtes séquences vidéo) dans lesquelles sont exprimées des émotions. Chaque séance de module se déroule en huit étapes. Après avoir décrit précisément la diapositive (étape 1), à l’instar de la procédure du module 2, les participants sont incités à évoquer des situations personnelles ayant conduit à un vécu émotionnel similaire (étape 2), puis à expliciter leur expérience personnelle de gestion de ces émotions (étape 3). Ensuite, ils sont conduits à déterminer des stratégies alternatives de gestion de ces émotions (étape 4), puis à sélectionner les stratégies les plus constructives et efficaces (étape 5). Des jeux de rôle impliquant ces stratégies sont conduits par le thérapeute après avoir été sélectionnés selon leur faisabilité (étape 6), puis les stratégies mises en œuvre sont évaluées selon leur efficacité (étape 7). Enfin, ces stratégies font l’objet d’un entraînement à l’aide de jeux de rôle (étape 8). Le module 5 demande au thérapeute une maîtrise élevée de sa capacité à gérer l’animation de groupe. Il faut maintenir le cadre thérapeutique établi, tout en augmentant la complexité des situations, en particulier du point de vue relationnel.
Validation de l’IPT Trente-cinq études concernant les effets de l’IPT ont été prises en compte dans une méta-analyse portant sur 1 529 patients [3]. Les résultats montrent des effets significatifs de l’IPT du point de vue cognitif et fonctionnel, indépendants du cadre thérapeutique, des établissements et de la qualité des essais. Seules les prises en charge ayant eu recours au programme complet de l’IPT ont entraîné une généralisation significative des effets se maintenant jusqu’à la fin du traitement [3, 35].
Programme WAF Le programme WAF (wohnen, arbeit, freizeit) étend le champ d’application des modules de l’IPT « compétences sociales et résolution des problèmes interpersonnels » à des domaines concrets tels que le logement, le travail et les loisirs. Il a pour objectif une réhabilitation fonctionnelle directement bénéfique dans la vie courante plutôt qu’une aide non spécifique et générale telle que celle qui est fournie par l’IPT. Les patients peuvent être traités par un seul des sous-programmes du WAF [36]. Un manuel est disponible en allemand, italien et portugais. Les groupes comportent habituellement six à huit participants et sont animés par un thérapeute et un cothérapeute. Chaque sous-programme du WAF se concentre sur : • la sensibilisation des patients à leurs besoins, options et compétences (entraînement des aptitudes cognitives et émotionnelles) ; • l’aide à leur apporter pour qu’ils prennent des décisions dans chacun des trois domaines mentionnés ; • l’aide leur permettant de traduire les décisions prises en actions (mise en œuvre pratique des compétences) ; • l’apprentissage de la capacité à anticiper les difficultés et à résoudre les problèmes concrets. Chacun des trois sous-programmes possède la même structure, qui a pour but de développer un comportement flexible et adapté et une analyse des problèmes. Le WAF a été évalué par une étude multicentrique internationale portant sur 143 patients. Les résultats suggèrent que le WAF a plus d’effets que le traitement standard sur les compétences sociales (trouver un travail, des activités de loisir, bénéficier d’un logement moins aidé). De plus, une diminution des rechutes à 5 ans a été mise en évidence [34, 37, 38].
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■ Thérapie neurocognitive intégrée (INT) Généralités L’INT est issue du développement des modules de l’IPT « différenciation cognitive » et « perception sociale ». L’expérience issue de l’utilisation de l’IPT et du WAF a été mise à profit lors de sa conception. Ainsi, le fait que l’association des modules neurocognitif et sociocognitif de l’IPT induise davantage de résultats que la remédiation neurocognitive isolée [26, 39] a été pris en compte. De plus, l’utilisation de la motivation intrinsèque, qui représente un puissant médiateur dans l’amélioration des performances fonctionnelles procurées par le WAF [37, 38], contrairement aux résultats obtenus dans d’autres études [40-42], fait également partie de l’INT. L’objectif principal de l’INT est d’intégrer le travail neurocognitif et sociocognitif en utilisant le groupe comme un outil thérapeutique. Un autre enjeu est la focalisation sur les ressources des patients plutôt que sur leurs déficits. L’INT a été développée dans le contexte du programme MATRICS (évaluation et recherche thérapeutique destinées à améliorer la cognition dans la schizophrénie) du NIMH [43-45]. Les six domaines neurocognitifs (vitesse de traitement, attention/vigilance, mémoire et apprentissage visuels et verbaux, raisonnement et résolution des problèmes, et mémoire de travail) et les cinq domaines sociocognitifs (traitement des émotions, perception sociale, théorie de l’esprit, schéma social et style d’attribution causale) définis par MATRICS constituent en effet les cibles de l’INT.
Mise en œuvre de l’INT
Choix des interventions : analyse des problèmes
L’INT est mise en œuvre sous forme groupale et est destinée à des patients ambulatoires. Une équipe constituée d’un thérapeute principal et d’un cothérapeute anime un groupe de six à huit patients. Les rôles et les fonctions de l’équipe thérapeutique sont les mêmes que pour l’IPT. Le traitement s’étale sur 30 séances bihebdomadaires de 90 minutes chacune (interrompues par une courte pause). Le contenu des exercices est conçu pour faire particulièrement appel aux aptitudes et compétences des membres du groupe. Une partie d’entre eux est assistée par ordinateur (pour moins de la moitié du temps de traitement). Cogpack® a été utilisé à cet effet lors d’une étude concernant l’INT. Le manuel de L’INT n’est disponible pour l’instant qu’en allemand et en anglais.
L’INT est constituée de quatre modules thérapeutiques, dont chacun inclut différents domaines fonctionnels neurocognitifs et de cognition sociale (Fig. 5). Selon les données de la littérature [9, 14-17, 30, 39, 46-50] , la cognition sociale paraît devoir être considérée comme faisant le lien entre aptitudes neurocognitives et compétences sociales, d’où l’importance du travail thérapeutique effectué avec l’INT. L’INT met par ailleurs l’accent sur la motivation des patients. Les exercices répétés recourant aux principes de l’apprentissage sans erreur et les succès remportés dans la vie quotidienne ont des effets très positifs en termes de résultats du traitement et de développement du sens des responsabilités. À l’instar de l’IPT, le degré de contrainte des processus groupaux décroît au fil du traitement. L’INT met l’accent sur la vie quotidienne afin de susciter un transfert et une généralisation des compétences acquises. La prise de conscience des ressources cognitives et des déficits représente un but supplémentaire du traitement. Chaque module débute par une séance d’introduction éducative, afin que les patients comprennent le domaine cognitif en jeu et son importance dans la vie de tous les jours. Il est en effet crucial de faire prendre conscience aux patients de leurs déficits, mais aussi de leurs ressources propres, afin qu’ils soient conscients des problèmes quotidiens qu’ils sont en mesure d’affronter. Dans ce but, des esquisses de cas types leur sont proposées sous forme d’histoires courtes. Dans ces histoires, les mêmes acteurs imaginatifs font des expériences heureuses et malheureuses en fonction de leurs ressources cognitives et de leurs déficits. Ceci donne aux patients l’opportunité de discuter du fonctionnement cognitif sans établir de manière prématurée une relation avec leur propre expérience souvent stressante et chargée d’un point de vue émotionnel. Dans un second temps, on demande aux patients s’ils ont fait des expériences similaires dans leur vie quotidienne. Par ailleurs, dans chaque module de l’INT, des stratégies individuelles d’adaptation sont élaborées dans le cadre du groupe. Elles doivent permettre de compenser les déficits cognitifs et d’optimiser les compétences individuelles. À côté de cela, les patients bénéficient aussi de séances d’entraînement répétitif, se déroulant en partie sur ordinateur. Un grand corpus d’exercices, utilisant les processus et les interactions de groupe pour activer les patients et simuler les situations de la vie réelle, est ainsi proposé. Même durant les séances sur ordinateur, les thérapeutes favorisent les processus de groupe. Par exemple, ils demandent aux patients d’argumenter et discuter leurs solutions et d’articuler les stratégies possibles dans le cadre d’une compétition entre équipes. Les exercices de
Neurocognition
Cognition sociale
A
Vitesse de traitement attention/vigilance
Perception des émotions - reconnaissance des émotions - compréhension des émotions
B
Apprentissage et mémoire verbale et visuelle
C
Raisonnement et résolution de problèmes (fonctions exécutives)
D
Mémoire de travail (fonctions exécutives)
Figure 5.
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Quatre modules de l’INT
Processus thérapeutique
Perception sociale (théorie de l’esprit – ToM)
Schémas sociaux - scénarios - normes
Attribution Régulation des émotions
Augmentation de la complexité cognitive et de la tension émotionnelle Diminution de la structuration
Pertinence émotionnelle et référence personnelle à la réalité Présentation schématique de l’integrated neurocognitive therapy (INT). ToM : theory of mind.
Psychiatrie
Programmes de traitement de la schizophrénie intégrant remédiation cognitive et entraînement des compétences sociales : IPT et INT
groupe comme le travail à domicile sont utilisés pour favoriser le transfert des compétences acquises et leur généralisation à d’autres fonctions, ainsi que la persistance des bénéfices après la fin du traitement.
Module A de l’INT Il concerne la vitesse de traitement de l’information, l’attention, et la perception des émotions. Les exercices sont très structurés dans un premier temps. Le cothérapeute sert de modèle dans chaque nouvel exercice. Vitesse de traitement Des exercices sur ordinateur, de difficulté croissante, permettent d’entraîner les patients. Des fiches d’information et des fiches d’exercice leur sont proposées. Les fiches d’information résument les connaissances sur la vitesse de traitement. Les fiches d’exercice personnalisent l’information en renvoyant les patients à leurs difficultés potentielles au travail, lors des activités de loisir ou à domicile. Des stratégies de compensation sont proposées et les patients s’y habituent à travers la répétition des exercices. Attention Deux compétences distinctes, la vivacité d’esprit et la vigilance, sont prises en compte. Elles sont présentées à travers de courtes histoires, après quoi des exercices sur ordinateur sont de nouveau proposés. Le lien entre la vitesse de traitement et l’attention, d’une part, et l’humeur et la motivation, d’autre part, est explicité. Des exercices utilisant des cartes combinant expression émotionnelle et attention sont proposés. Perception des émotions La notion de filtre portant sur la perception, les souvenirs et l’expérience vécue est explicitée, ainsi que le rôle potentiel de la détresse émotionnelle et l’humeur sur celui-ci. Les patients sont interrogés sur leur expérience émotionnelle propre, ainsi que sur leur expérience des émotions d’autrui. Les relations entre leur sensibilité émotionnelle et leurs processus neurocognitifs, leurs réactions somatiques et leur comportement sont explorées. L’entraînement au décodage des affects se fait à l’aide d’un vaste corpus d’illustrations proposées dans le manuel. Il débute par des images dépourvues d’ambiguïtés, comportant des stimuli simples et se poursuit par des images portant sur des émotions faciales et gestuelles, puis des images de situations plus complexes montrant des situations interpersonnelles chargées d’émotions. Un exercice de tri de cartes est également proposé : les patients reçoivent des cartes qu’ils doivent trier selon les émotions de base. Chaque décision doit être argumentée en vue de parvenir à un consensus du groupe. De plus, l’impact de l’état émotionnel sur les processus cognitifs et le langage est envisagé.
Module B de l’INT Il concerne la mémoire et les apprentissages verbaux et visuels, en commençant par les aspects verbaux. Les patients apprennent de plus à identifier les informations clés dans les situations sociales, en prenant en compte les intentions et opinions d’autrui, c’est-à-dire en développant leur « théorie de l’esprit » (ou ToM pour theory of mind).
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Les stratégies de compensation sont utilisées lors des exercices sur ordinateur. Des exercices de groupe pour simuler les situations de la vie réelle et stimuler les processus de groupe sont proposés (par exemple, chaque patient tire une carte portant le nom, le passe-temps et la couleur favorite d’une personne célèbre fictive, puis il lit le mandat de cette personne qui doit être mémorisé par les autres membres du groupe). Mémoire visuelle et apprentissage visuel Les étapes sont les mêmes que ci-dessus. Les exercices sur ordinateur utilisent les panneaux de signalisation routière et d’autres symboles visuels. Perception sociale Cette partie s’inspire fortement des procédures utilisées dans le module 2 de l’IPT. La même série de photographies, augmentée d’images plus complexes, est en particulier utilisée. Des jeux de rôle permettent de mettre en action le contenu de certaines diapositives. Théorie de l’esprit (ToM) Le groupe est partagé en deux moitiés. Tandis que l’une d’entre elles quitte la pièce avec le cothérapeute pour faire des exercices, la seconde choisit une illustration parmi un ensemble de paysages et la décrit en détail comme dans la tâche de perception sociale (groupe expéditeur). Les membres du groupe expéditeur doivent mémoriser cette description. L’autre moitié du groupe (groupe receveur) revient alors dans la pièce sans avoir eu connaissance de l’illustration. Le groupe expéditeur doit verbaliser la description au groupe receveur qui tente de s’en forger une image et de reconnaître l’illustration cible. Dans un autre exercice, les participants reconstituent des images à partir de textes, de films ou de bandes dessinées. Les contenus de certains exercices de ToM sont mis en scène dans des jeux de rôle, permettant de mesurer l’impact émotionnel sur les participants et leur capacité à gérer des situations réelles.
Module C de l’INT Le module C est centré sur le raisonnement et la résolution des problèmes. Raisonnement Une histoire courte est tout d’abord lue. L’accent est mis sur les réflexions des patients dans un contexte social, l’impact émotionnel étant pris en compte. Le terme « raisonnement » est remplacé par « opinion ». Des exercices verbaux sur ordinateur sont proposés. Ils sont suivis par des exercices en groupe portant sur la hiérarchie conceptuelle, comme dans le module 1 de l’IPT. Les patients apprennent à trouver les mots justes lors d’un dialogue et à résumer avec leurs propres mots ce qu’ils ont éprouvé lorsqu’ils ont regardé un film ou lu un livre et à planifier leur comportement. Des actions concrètes de la vie quotidienne, telles que faire cuire des pâtes ou aller à un anniversaire, sont fragmentées en sous-actions distinctes. Le thérapeute inscrit chaque sous-action sur une carte, puis l’ensemble des cartes est distribué aux patients qui ont pour tâche de les remettre dans l’ordre.
Mémoire verbale et apprentissage verbal
Résolution de problèmes
Deux histoires sont d’abord lues aux patients, l’une portant sur la mémoire à court terme et l’autre sur la mémoire prospective. La nécessité de s’adapter avec succès aux problèmes de la vie quotidienne et la capacité des patients à évaluer leur propre niveau de fonctionnement sont explicitées. Par la suite, les patients entraînent leurs compétences mnésiques à l’aide d’exercices répétés sur ordinateur, puis leurs performances dans ces exercices sont comparées à l’estimation qu’ils avaient faite de cette fonction au préalable. Les stratégies usuelles utilisées par les patients pour compenser leurs déficits dans la vie courante sont compilées dans un fascicule. Des fiches d’information sur la mémoire à court et long terme sont disponibles.
Un modèle standard de résolution de problèmes est présenté aux patients. Ensuite, ils doivent résoudre des problèmes sur ordinateur. Ces exercices sont en partie conduits en petits groupes de deux ou trois pour favoriser les interactions et la résolution collective des problèmes. Les patients doivent argumenter et convaincre les membres de l’autre groupe de la pertinence de leur solution et trouver avec eux un consensus. Des devinettes sont également utilisées. Dans un autre exercice, chaque patient expose un problème simple (par exemple nettoyer son appartement, trouver un ami) qu’il n’arrive pas à résoudre. Les techniques standards de résolution de problèmes sont appliquées.
Psychiatrie
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Schéma social Des séquences d’actions sociales (scénarios) sont d’abord utilisées. L’image renvoyée aux autres est étudiée en tenant compte des normes sociales et des rôles sociaux. Par exemple, quatre cartes illustrant des actions de tous les jours (telles qu’acheter un ticket de bus ou commander un repas) sont présentées au groupe. Les patients doivent décrire ces illustrations, puis mettre les cartes dans l’ordre. Pour finir ils doivent proposer un titre décrivant le mieux le contenu de la séquence. Ils doivent argumenter en s’appuyant sur des faits et non sur des hypothèses.
Module D de l’INT Le dernier module concerne la mémoire de travail. La pression émotionnelle et la surstimulation ressenties par les patients sont évoquées, ainsi que les possibilités de s’y adapter. L’impact du style d’attribution est pris en compte. Des stratégies d’adaptation émotionnelles et comportementales sont apprises aux patients. Mémoire de travail Les patients lisent tout d’abord une histoire courte où le protagoniste doit gérer plusieurs actions lors d’un travail. À travers des fiches d’information, la flexibilité cognitive nécessaire et les stratégies de compensation possibles sont évoquées. Les stratégies d’adaptation sont transférées aux situations concrètes de la vie quotidienne. À l’aide d’exercices sur ordinateur, les patients s’entraînent d’abord aux stratégies apprises de façon abstraite, puis des jeux de rôle stimulant la flexibilité cognitive en contexte social sont réalisés. Chaque patient essaye de mettre en œuvre ces compétences dans son domaine personnel. À l’aide d’une seconde histoire courte, les patients apprennent l’importance de l’attention sélective. Tous les exercices renvoient aux conséquences cognitives, émotionnelles, comportementales et physiques d’une surstimulation. Les patients apprennent comment le stress individuel est préconditionné et comment il faut gérer les situations stressantes. L’impact de l’environnement, des circonstances interpersonnelles et sociales, et des ressources individuelles est pris en compte. Les patients apprennent à s’adapter au stress grâce à des exercices les y exposant progressivement. Style d’attribution Lors de l’appréciation d’une situation, les patients schizophrènes sautent souvent à la conclusion sans avoir au préalable réuni toute l’information nécessaire où ils mettent en œuvre une surgénéralisation. Des descriptions standardisées de situations concrètes sont utilisées. Un protagoniste fictif agit dans situations tirées de la vie réelle. Il est fort probable que quelques patients auront vécu des expériences comparables. Par exemple, « Pierre (protagoniste fictif) est assis dans un restaurant où il boit du café et lit des journaux. Un homme mangeant à une autre table le regarde de temps en temps ». Les patients doivent décrire la situation et faire des hypothèses quant aux raisons poussant l’homme à regarder Pierre. Toutes les hypothèses alternatives sont envisagées et évaluées. Leurs conséquences cognitives, émotionnelles et comportementales sont analysées. Les patients sont entraînés à se baser sur des faits plutôt que sur des supputations. Les situations sont ensuite jouées, afin de stimuler chez les patients les impressions liées à la situation.
Validation de l’INT À ce jour, un total de 169 patients externes schizophrènes a pu être inclus dans une étude randomisée et multicentrique, financée par la Fondation nationale de Suisse. Dans ce projet, un taux d’abandon faible (11 %) a été mis en évidence, ainsi qu’un taux relativement élevé de participations optionnelles aux séances (plus de 80 %). Ces données témoignent d’une forte acceptation de l’INT par les patients. Les premiers résultats de
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l’étude font état d’une amélioration des paramètres neuropsychologiques supérieure à celle du traitement conventionnel. Une amélioration des performances sociales et des symptômes négatifs 1 an après la fin du traitement a également été mise en évidence [51].
■ IPT et INT en France Alors que l’INT n’est ni disponible, ni implantée à ce jour en France (même si une traduction de ce programme a déjà été organisée avec les auteurs), l’IPT a connu un grand succès. De nombreuses équipes pratiquent déjà l’IPT dans le monde francophone [52, 53]. De plus, une étude québécoise a montré que l’implantation de ce programme dans différents lieux de soin avait été associée à une grande satisfaction des professionnels comme des patients [53]. Son succès est dû à sa facilité d’utilisation, à sa souplesse et au fait qu’il permet à la fois une stimulation cognitive prenant en compte les troubles de la cognition sociale et un entraînement des compétences sociales. L’IPT peut, du fait de ces spécificités, être pratiquée avec des patients présentant des troubles sévères ou une longue durée d’évolution de leur maladie [20]. L’IPT ne se place pas en concurrence avec les programmes de remédiation spécifiques tels que CRT (Cognitive Remediation Therapy) ou RECOS (REmédiation Cognitive pour les patients souffrant de Schizophrénie), dont les indications sont en effet différentes. CRT [54] et RECOS [55] sont des programmes de remédiation cognitive pure. Ils permettent un entraînement des fonctions neurocognitives plus ciblé et beaucoup plus poussé que ne le fait l’IPT. En revanche, ils ne prennent pas en compte la cognition sociale (ni les compétences sociales en situation écologique), contrairement à l’IPT, leur action devant être complétée par l’utilisation d’autres outils de soin agissant sur ce domaine (même si la relation thérapeutique instaurée pendant la prise en charge permet en partie de pallier cet écueil). L’entraînement est particulièrement axé sur la mémoire avec RECOS, dont trois modules sur cinq sont consacrés à différents processus mnésiques, et sur les fonctions exécutives avec CRT, qui comporte un module flexibilité cognitive et un module planification sur trois modules au total. RECOS a la particularité de comprendre une partie assistée par ordinateur (avec dix niveaux de difficulté par exercice, ce qui permet d’adapter le travail au niveau du patient et de complexifier très graduellement les exercices, en fonction de la progression du patient), alors que CRT utilise uniquement des exercices papier-crayon, et de n’entraîner que les processus neurocognitifs déficitaires [56]. La mise en œuvre de RECOS comme celle de CRT doit être précédée d’une évaluation neuropsychologique qui permet de guider le travail de remédiation cognitive. Une deuxième évaluation réalisée à la fin de la prise en charge permet de mettre en évidence les bénéfices du traitement et de construire un projet de réhabilitation adéquat prenant en compte la dimension neurocognitive. À l’instar de ces programmes, l’IPT gagnerait à être encadrée d’une évaluation précise du fonctionnement neurocognitif, trop rarement pratiquée actuellement. Par ailleurs, l’action de l’IPT, comme celle de CRT ou RECOS, doit être complétée par des séances de psychoéducation [57] et, le cas échéant, par une psychothérapie spécifique, destinée à agir sur les processus métacognitifs [58] ou les symptômes positifs [59, 60]. Enfin, s’il est clair que l’utilisation de la remédiation cognitive, ainsi que celle d’autres techniques spécifiques de réhabilitation telles que la psychoéducation et l’entraînement des compétences sociales, permettent d’améliorer le pronostic de la schizophrénie [61], il est non moins clair que ces techniques restent trop peu implantées en France à ce jour, au détriment des patients qui ne peuvent en bénéficier [61]. Les formations disponibles en France (dont le DU « remédiation cognitive » de l’université Lyon 1, les formations médicales continues [FMC] Psychiatrie
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centrées sur la remédiation cognitive, proposées par le CH Vinatier à Bron et le CH Sainte-Anne à Paris), ainsi que l’action de l’Association Francophone de Remédiation Cognitive (qui diffuse des informations à ses membres et organise un colloque annuel) et celle du Réseau de Remédiation Cognitive (qui permet un travail en concertation des différentes équipes participantes) devraient entraîner une amélioration de la situation.
Cet article est largement inspiré du chapitre suivant : Mueller D.R., Roder V ; Roder V, Medalia A (Editors) : Neurocognition and Social Cognition in Schizophrenia Patients. Basic Concepts and Treatment. Key Issues Mental Health. Basel, Karger; 2010, vol 177, pp118-44. S. Karger AG, Bâle, décline toute responsabilité pour toute infidélité par rapport à la description originale de ces méthodes thérapeutiques.
Cet article a fait l’objet d’une prépublication en ligne : l’année du copyright peut donc être antérieure à celle de la mise à jour à laquelle il est intégré. .
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V. Roder. D.R. Mueller. University Hospital of Psychiatry, University of Bern, Bolligenstrasse 111, CH-3000 Bern 60, Suisse. N. Franck ([email protected]). Université Lyon 1, UMR 5229 (CNRS) et Centre Hospitalier Le Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69675 Bron, France. Toute référence à cet article doit porter la mention : Roder V., Mueller D.R., Franck N. Programmes de traitement de la schizophrénie intégrant remédiation cognitive et entraînement des compétences sociales : IPT et INT. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-090-A-40, 2011.
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Psychiatrie
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Intérêt et limites de l’étude de l’expression faciale des émotions en psychiatrie M. de Bonis Les troubles de la reconnaissance des expressions faciales des émotions font l’objet d’un intérêt croissant en psychiatrie. Dans la schizophrénie, on s’accorde sur l’hypothèse d’un déficit affectant l’ensemble des expressions émotionnelles. Dans la dépression, l’hypothèse dominante est celle d’un dysfonctionnement conduisant à l’accentuation sélective des expressions à valence négative. On examine dans cette revue critique les arguments récents apportés par la psychologie cognitive et les neurosciences dans l’explication de ces phénomènes. Une question récurrente est posée à propos de la schizophrénie, elle porte sur la spécificité des troubles : sont-ils liés aux symptômes cliniques de l’émoussement affectif ou bien ne reflètent-ils qu’un appauvrissement global des compétences cognitives ? Quelles sont les explications plausibles de ces déficits : tiennent-ils à une incapacité à combiner les traits faciaux pertinents ou à une exploration visuelle incomplète de ceux-ci ? Si oui, comment peut-on remédier à ces défauts ? Quelles explications nouvelles une meilleure connaissance des bases neurocognitives de la reconnaissance propose-t-elle en particulier sur le « paradoxe des émotions » selon lequel une perception amoindrie coexisterait avec une expérience émotionnelle exacerbée ? Dans la dépression, le phénomène de congruence à l’humeur selon lequel les déprimés présentent un biais en faveur de la valence négative est discuté. Les arguments apportés en faveur de ce biais dans le traitement implicite des expressions par les travaux en imagerie fonctionnelle sont exposés. Les activations cérébrales, observées en l’absence d’une participation consciente, dans des structures sous-corticales, en particulier les amygdales, lors de la présentation de visages tristes, plaident en faveur du caractère précoce et automatique de la saisie de la signification émotionnelle négative. On insiste sur l’intérêt des perspectives offertes à la clinique par l’étude de la reconnaissance dans la différenciation entre dépression majeure et forme bipolaire. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Expressions faciales émotionnelles ; Schizophrénie ; Dépression ; Bases neurocognitives
Introduction
Plan ■
Introduction
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Difficultés des schizophrènes à reconnaître les émotions exprimées par le visage des autres : un consensus
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Les difficultés des schizophrènes sont-elles imputables à un déficit dans la sphère affective ?
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Les déficits de la reconnaissance sont-ils imputables à un trouble perceptif général ?
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Peut-on apprendre à des schizophrènes à corriger leurs stratégies perceptives dans l’exploration des visages ? Aperc¸u des programmes de remédiation
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Difficultés des schizophrènes à reconnaître les émotions en rapport avec un dysfonctionnement cérébral
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Troubles de la reconnaissance des émotions dans la dépression
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Biais dans la reconnaissance des expressions tristes, leur caractère automatique dans les dépressions et bases neurocognitives de ces biais
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Biais perceptif et diagnostic différentiel
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Conclusion
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EMC - Psychiatrie Volume 10 > n◦ 3 > juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(13)60739-7
L’intérêt pour l’étude de la reconnaissance des émotions sur le visage des autres dans les troubles psychiatriques est relativement récent. Le XIXe siècle a été consacré à l’expression avec les célèbres travaux de Duchenne [1] et de Darwin [2] , le XXe s’est attaché à la codification des expressions fondamentales et des muscles faciaux qui leur correspondent en développant des atlas de photographies standardisées qui offrent des visages d’un petit nombre d’hommes et de femmes exprimant un petit nombre d’émotions. L’atlas le plus souvent utilisé est celui diffusé par Ekman et Friesen [3] . Ce n’est qu’au tournant de ce siècle que la perception et la reconnaissance, ces deux termes sont considérés ici comme équivalents, ont pris le pas sur l’expression pour se constituer comme un domaine de recherche à part entière. Les progrès réalisés dans la mesure des traits expressifs pertinents, entre sept et 12 seulement [4] , des principaux muscles faciaux en jeu, autour de 24, caractéristiques d’un nombre restreint d’émotions fondamentales ou de base, entre six et huit, peur, colère, tristesse, joie, dégoût, honte, mépris et surprise [5] , ont favorisé le développement exponentiel des travaux sur la reconnaissance et ses troubles en neurologie et en psychiatrie.
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37-091-A-05 Intérêt et limites de l’étude de l’expression faciale des émotions en psychiatrie
Par une intuition prophétique, Darwin avait pressenti l’intérêt de l’étude de la reconnaissance lorsqu’il écrivait dans la conclusion de son célèbre ouvrage sur l’expression des émotions : « Puisque les mouvements expressifs doivent avoir été acquis graduellement pour devenir ensuite instinctifs, il semble qu’il y ait un certain degré a priori pour que la reconnaissance soit devenue de la même fac¸on, elle-même instinctive » [2] . Il était loin cependant d’imaginer les avancées que la psychologie cognitive et les neurosciences, avec les technologies de l’imagerie cérébrale, allaient apporter à la connaissance des processus liés à la reconnaissance des émotions, avancées dont la psychiatrie allait tirer parti. On se propose d’examiner comment et pourquoi cette compétence à lire les émotions sur le visage d’autrui est amoindrie dans certaines pathologies psychiatriques comme la schizophrénie pour aboutir à une sorte « d’illettrisme émotionnel » ou, au contraire, comme dans la dépression, à une augmentation sélective de la perception de la valence négative des émotions exprimées sur un visage.
Difficultés des schizophrènes à reconnaître les émotions exprimées par le visage des autres : un consensus Les nombreuses études sur la reconnaissance des émotions relient ce déficit à deux symptômes cardinaux de la schizophrénie mis en avant par Bleuler [5] , repris et maintenus dans les deux principaux systèmes de classification diagnostique, le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM)-IV et l’International Classification of Diseases (ICD)-10 : l’émoussement affectif et les troubles de la communication [6, 7] . Les difficultés à lire les émotions sur le visage des autres relèveraient d’une perturbation de la sphère affective et d’une réduction de la compétence sociale. Pour reprendre une formulation plus moderne, elles signaleraient un défaut plus général de la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire de la faculté à attribuer des états mentaux, des intentions, des croyances et aussi des émotions à autrui [8, 9] . Comment imaginer en effet que l’on puisse se protéger d’un agresseur si l’on ne perc¸oit pas les signes faciaux de la colère, venir en aide à un proche qui souffre si l’on ne voit pas les marques du désespoir et comment prendre du plaisir à une fête si l’on est indifférent aux rires des joyeux convives. Si l’évaluation de l’émoussement affectif chez un malade peut se faire sur la base de l’observation clinique au cours d’un entretien, il n’en va pas de même pour le dépistage des troubles de la reconnaissance. Il réclame la mise en place d’un dispositif expérimental. Dans sa forme la plus simple, ce dispositif consiste à faire juger des visages expressifs, soit en demandant au participant d’identifier l’émotion exprimée, soit en demandant lequel, entre deux visages, exprime le mieux une émotion donnée. Lorsqu’on présente à des schizophrènes ce type de tâches, le plus souvent des photographies de visages, images fixes d’individus ayant posé pour adopter telle ou telle expression, on constate que les schizophrènes font plus d’erreurs que des témoins, malades ou non malades. Il existe sur ce sujet une pléthore de recherches dont les résultats ont été compilés dans trois principales méta-analyses très récentes qui couvrent respectivement entre 28 et 37 ans de recherches de 1970 à 2009 et 2010 [10–12] . Ces méta-analyses utilisent les moyens les plus modernes de synthèse des données bibliographiques. Elles permettent de quantifier la taille moyenne de l’effet lié à la schizophrénie sur l’ensemble des études retenues. Les logiciels utilisés calculent aussi une estimation chiffrée du rôle des facteurs démographiques, cliniques et thérapeutiques, ceci en fonction de la nature de la tâche utilisée : identification ou discrimination. L’étude de Kohler [11] est à cet égard exemplaire car elle nous permet de constater que malgré un laps de temps aussi long, près de 40 ans, l’existence de déficits chez les schizophrènes fait
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l’unanimité des conclusions. Ceci en dépit du nombre de facteurs qui ont changé : le choix des visages, l’échantillon des expressions retenues, les critères d’inclusion des malades, les traitements, pour ne citer que les principaux. Ces déficits seraient plus marqués que dans d’autres pathologies psychiatriques comme les troubles bipolaires, ou neurologiques, comme chez les malades porteurs de lésions hémisphériques droites. Il y aurait une tendance pour les paranoïdes à être meilleurs que les non paranoïdes. Il existerait aussi un déficit plus marqué chez les patients déficitaires comparés aux productifs. De plus, ces troubles de la reconnaissance seraient résistants aux traitements. Il n’est pas nécessaire de revenir sur ces résultats. En revanche, il convient d’examiner les causes possibles, cognitives ou affectives, de ces déficits. Ces causes restent encore énigmatiques.
Les difficultés des schizophrènes sont-elles imputables à un déficit dans la sphère affective ? Dès 1978, Chapman et Chapman [13] signalent une faille méthodologique majeure dans les recherches sur la schizophrénie en général et sur le facteur « émotion » en particulier. Ils signalent que l’obtention d’une différence significative entre des schizophrènes et des témoins dans une épreuve cible (par exemple, la reconnaissance des émotions faciales) comparée à une épreuve de référence (par exemple, la reconnaissance de l’identité d’un visage) ne permet pas d’affirmer que les compétences mises en jeu dans la tâche « cible », ici le caractère émotionnel des visages, soient responsables des échecs. Selon ces auteurs, la différence observée peut être imputable à un problème purement technique lié aux propriétés psychométriques des épreuves utilisées. Cette question est connue sous le nom de « déficit différentiel ». Intuitivement, il est facile de comprendre qu’une différence entre deux groupes, des malades et des témoins, dans une tâche déterminée est d’autant plus évidente que l’écart (donc la variance) entre les bons et les mauvais est grand. On sait que cette variance est affectée par la difficulté de la tâche. Une différence de l’étendue de la variance pourrait à elle seule expliquer la différenciation entre groupes sans que l’on ait besoin d’invoquer un défaut dans une compétence spécifique, ici les compétences émotionnelles dans l’un des groupes, en l’occurrence les schizophrènes. Le problème est moins simple qu’il n’y paraît à première vue car ce ne sont pas les variances observées qui sont en cause mais les variances « vraies » non observables directement. En pratique, les auteurs préconisent un protocole standard et recommandent d’apparier les deux tâches avant de procéder à une quelconque comparaison entre groupes. Un tel appariement n’est pas chose facile. D’ailleurs, les recherches qui ont respecté ces recommandations sont rares et le respect de ces conditions a abouti justement au rejet de l’hypothèse d’un déficit différentiel. C’est pour s’affranchir des contraintes expérimentales en vue d’élucider la question bien embarrassante du déficit différentiel que l’on a eu recours à des procédures de modélisation empruntées à l’intelligence artificielle : les réseaux de neurones [14] . Dans cette étude, les auteurs montrent comment un système virtuel, le réseau, est capable d’apprendre à classer correctement les principales catégories d’expressions faciales sur la base de douze mesures de distances faciales seulement, l’écartement des commissures des lèvres, la largeur de la bouche, l’ouverture de la bouche, la distance entre les deux sourcils etc. Lorsqu’on perturbe artificiellement ce réseau en rajoutant un bruit aléatoire de fac¸on à simuler le comportement d’un schizophrène et imiter un cerveau dysfonctionnel, les erreurs que l’on observe dans ce réseau ne sont pas de nature différente de celles de sujets témoins. L’existence d’un trouble de nature émotionnelle n’expliquerait donc pas les mauvaises performances des schizophrènes. L’hypothèse d’un déficit général lié à un traitement inadéquat du visage serait-elle suffisante ? Ce point est discuté dans le paragraphe consacré aux approches cognitives. EMC - Psychiatrie
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Les déficits de la reconnaissance sont-ils imputables à un trouble perceptif général ? Les expressions faciales émotionnelles sont d’une étonnante diversité. Devant cette diversité, le sujet humain parvient à percevoir les invariants de chaque émotion en établissant des catégories disjointes. Pour chaque catégorie, il réalise une combinatoire des traits faciaux pertinents (œil, bouche, etc.) et tient compte de leurs interrelations (positions relatives de ces traits dans le visage). Il traite le visage comme une configuration complexe comportant des relations de premier ordre, communes à tous les visages humains, et celles plus subtiles de second ordre, qui font qu’une expression faciale est différente d’une autre. On a distingué plusieurs types de modèles configuraux qui se distinguent tous du modèle holistique dans lequel le visage est considéré comme un tout, « une gestalt ». Seule une version du modèle configural a été utilisée à ce jour pour rendre compte des déficits de la reconnaissance des émotions dans la schizophrénie [15, 16] . Ainsi, dans l’étude de Chambon et al. [16] , deux groupes de 26 sujets témoins et de 26 schizophrènes sont invités à identifier l’émotion exprimée par des visages exprimant les cinq émotions fondamentales, plus un visage neutre. La présentation des visages est faite dans deux conditions : visages à l’endroit ou à l’envers. La présentation à l’envers est destinée à prouver le caractère configural du processus puisque l’on sait que ce caractère est aboli lorsque les relations entre les traits faciaux sont brouillées. Les résultats montrent que les schizophrènes obtiennent de moins bonnes performances que les témoins pour les visages présentés à l’endroit comme pour ceux présentés à l’envers. Comme ils font aussi mal dans les deux cas, le test du visage à l’envers s’est avéré impuissant à mettre clairement en évidence chez les schizophrènes une atteinte de la perception configurale. Les auteurs se tournent alors vers une autre méthode d’analyse statistique de leurs données, dérivée de la théorie de la détection du signal. Cette méthode permet de déterminer dans quelle mesure les sujets adoptent une attitude risquée (ils vont dire que l’émotion est présente même si elle ne l’est pas) ou conservatrice (ils vont se prononcer seulement s’ils sont sûrs d’avoir vu l’émotion en question). Le calcul des indices permettant d’évaluer ces styles de décisions montre que les sujets témoins sont plus conservateurs dans le cas des visages inversés, alors que les schizophrènes adoptent cette même stratégie conservatrice que les visages soient inversés ou non, comme s’ils étaient moins sensibles à l’inversion. Cette légère différence de stratégie a été finalement attribuée à un effet configural amoindri. Un autre facteur explicatif a été mis en cause dans les déficits, il concerne l’exploration perceptive et son décours temporel. Mis au point dans les années 1970, des enregistrements du parcours oculaire ont été exploités plus de dix ans plus tard en psychiatrie. Ils permettent de dresser une carte des parcours effectués par le regard lorsqu’un sujet explore une figure, de mesurer les temps de fixation entre les étapes de ce parcours ainsi que les saccades, ces mouvements brusques qui permettent de passer d’un point de fixation à un autre. La plupart des recherches consacrées à l’hypothèse d’un dysfonctionnement dans le déroulement séquentiel de l’exploration des visages expressifs ont abouti à des résultats convergents : les schizophrènes, en particulier dans les formes paranoïdes, ont tendance à restreindre considérablement l’exploration du visage, des traits saillants, yeux, bouche, nez [17–19] . Leur temps de fixation est moins long, en particulier pour des expressions de joie et de tristesse mais cela est vrai aussi pour des visages neutres. Les parcours oculaires de schizophrènes occupent un champ visuel nettement plus rétréci. Des restrictions comparables du champ de l’exploration se retrouvent chez les parents de schizophrènes de la première génération [20] . Malheureusement, ces particularités bien identifiées de l’exploration visuelle ne semblent pas reliées à leurs performances dans la reconnaissance des expressions ! Il n’y a pas de liaison significative entre une exploration restreinte des expressions faciales et l’émoussement affectif, pas plus qu’avec d’autres groupements de symptômes. EMC - Psychiatrie
En résumé, le bilan des approches cognitives reste assez mitigé ! On peut déplorer qu’en comparaison avec l’attention portée à la géométrie faciale, l’analyse de l’interprétation d’une expression n’ait rec¸u qu’un intérêt limité. Cette critique ne s’applique pas à deux séries de recherche dans lesquelles l’étude des expressions produites et interprétées a été faite lors d’interactions filmées entre malades et témoins ou entre malade et son thérapeute au cours d’un entretien [21, 22] .
Peut-on apprendre à des schizophrènes à corriger leurs stratégies perceptives dans l’exploration des visages ? Aperc¸u des programmes de remédiation Si, comme on vient de le voir, les causes premières des troubles de la reconnaissance des émotions sont loin d’être élucidées, il n’en reste pas moins que ces troubles existent dans la schizophrénie et que leurs effets sur la compétence sociale doivent être pris en charge. Les travaux sur les programmes de remédiation poursuivent cet objectif. Ces programmes sont relativement nombreux et s’appliquent notamment à un premier épisode schizophrénique [23] . Leur portée dépasse largement la question de l’expression faciale qui n’est incluse que comme élément de la compétence sociale ou de l’intelligence émotionnelle. On évoque ceux centrés sur l’idée que la reconnaissance insuffisante des expressions faciales étant liée à une sorte de négligence de l’exploration des indicateurs pertinents du visage lui-même, il suffirait de rediriger l’attention vers ces indices pour améliorer une reconnaissance correcte et par là même de faciliter la communication sociale non verbale. Plusieurs résultats de recherches appliquées, dont certaines exploitent des expressions virtuelles [24] , soulignent l’efficacité, à court terme au moins, de ces procédures comme par exemple le test d’entraînement aux microexpressions (METT) [25] . Ce test consiste, à l’aide d’enregistrements magnétoscopiques standardisés, présentés au ralenti, à apprendre aux malades à repérer les signes faciaux de différentes émotions (colère, dégoût, peur par exemple) en leur donnant des informations sur leurs performances. Il peut aussi s’autoadministrer. L’apprentissage est assisté de l’enregistrement des mouvements oculaires de fac¸on à contrôler que les malades, à la faveur de ces programmes d’apprentissage, ne se détournent plus des indices pertinents pour l’identification des expressions. C’est en effet ce qu’ils parviennent à faire à la fin de la période d’apprentissage. Des liens entre l’amélioration de la reconnaissance des expressions faciales et différents critères comme la qualité de la vie ou le fonctionnement au travail et l’autonomie appréciée à travers la capacité à vivre seul ont ainsi été mis en évidence [26, 27] . Il existe dans ces tentatives un souci réel d’évaluer l’impact de ces programmes sur le comportement des schizophrènes dans la vie quotidienne.
Difficultés des schizophrènes à reconnaître les émotions en rapport avec un dysfonctionnement cérébral Les travaux anciens sur les bases cérébrales de la reconnaissance des émotions ont été inspirés par l’hypothèse de la spécialisation hémisphérique, hypothèse qui a dominé la scène dans les années 1980. La logique qui sous-tend ces recherches est la suivante. Comme l’hémisphère gauche est le dépositaire du langage et de la pensée rationnelle, on a attribué à l’hémisphère droit
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des fonctions émotionnelles. Puisqu’une lésion de l’hémisphère gauche entraînait une réaction de catastrophe caractérisée par des peurs, de la tristesse et de l’anxiété, on a pensé que cette lésion rendait l’hémisphère droit, dépositaire des émotions négatives, dominant. L’hypothèse de la spécialisation hémisphérique, initialement justifiée par l’observation de malades porteurs de lésions hémisphériques unilatérales, s’est déployée dans le domaine de la psychiatrie pour « expliquer » les troubles émotionnels de la reconnaissance des expressions émotionnelles. Aujourd’hui, cette hypothèse a évolué ; on attribue au cerveau droit le rôle de gestionnaire privilégié des aspects inconscients, ou implicites du traitement cognitif des émotions. Ce n’est plus la valence affective, positive ou négative, qui serait latéralisée à gauche ou à droite, mais plutôt le contrôle conscient ou inconscient du traitement de celle-ci [28] . L’avènement des techniques d’imagerie cérébrale a grandement modifié cette fac¸on d’envisager les rapports entre cerveau et émotion. D’une approche interhémisphérique, on est passé à une approche intrahémisphérique. Les régions profondes du lobe temporal dans le cerveau ont été explorées dans le domaine de la reconnaissance des émotions, comme dans leur expression d’ailleurs ; une structure sous-corticale profonde, l’amygdale, pas plus grosse que 5 cm3 , localisée dans le lobe temporal, est devenue la vedette des travaux d’imagerie en matière d’émotion [29] . La méta-analyse réunissant plus de 450 patients comparés à 422 témoins [30] contient un nombre important de recherches consacrées à la reconnaissance de l’expression faciale et à ses bases neurales. La démonstration d’une réduction du flux sanguin cérébral dans la région amygdalienne lors de la présentation d’expressions faciales négatives (peur, tristesse, dégoût et colère) s’est révélée robuste malgré l’hétérogénéité des procédures utilisées et des émotions comparées, des groupes de schizophrènes inclus, chroniques ou non, paranoïdes ou non. Ceci ne veut pas dire que certaines autres régions se soient révélées muettes. Une remarquable synthèse des recherches sur les circuits neuronaux activés lors de la perception des expressions dans une gamme étendue de troubles psychiatriques a été proposée dès 2003 par des chercheurs anglo-américains, en particulier par Mary Phillips [31] . Selon ces chercheurs, on pourrait distinguer deux circuits neuronaux principaux, l’un ventral qui serait activé de fac¸on automatique lors de la perception ; l’autre dorsal, soumis à un contrôle central, qui prendrait en charge la régulation des comportements émotionnels et de l’action. Le rapprochement entre perception et expérience a suggéré des idées originales sur la spécificité du comportement émotionnel des schizophrènes et conduit à des hypothèses nouvelles. S’il est bien établi que les schizophrènes perc¸oivent mal les expressions faciales émotionnelles, ils ne sont pas pour autant dépourvus de réactivité émotionnelle dans la vie de tous les jours. Plusieurs travaux, s’appuyant sur des mesures psychophysiologiques périphériques déclenchées lors de la projection de brèves séquences filmiques à forte connotation émotionnelle, avaient déjà insisté sur ce point [32] . Comment expliquer cette dissociation entre perception et expérience et comment surmonter ce que l’on a appelé le « paradoxe de la schizophrénie » [33, 34] ? Dans une série de recherches, Williams et al. [34] ont enregistré simultanément les activations cérébrales lors de la présentation de visages exprimant la peur et d’autres émotions négatives (colère et dégoût notamment) et les réactions périphériques végétatives comme l’activité électrodermale qui est un bon indicateur de l’éveil et de l’émotion. Comme prévu, les témoins ont activé les régions cérébrales correspondant grosso modo à la peur (amygdales), la colère (gyrus cingulaire antérieur) et le dégoût (insula), ainsi qu’au niveau du cortex préfrontal médian montrant ainsi une sensibilité à ces signaux de danger. Parallèlement, leur réactivité périphérique était accrue, alors que chez les schizophrènes, principalement les paranoïdes, l’accroissement de la réactivité périphérique était présent, tandis que les régions dévolues au traitement perceptif des expressions émotionnelles restaient muettes. Cette discordance entre réponses centrales et périphériques a été interprétée en faveur d’une dysconnexion entre le cerveau et le corps.
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Si les déficits de la reconnaissance ont été très largement explorés dans la schizophrénie, d’autres entités psychiatriques comme la dépression et plus récemment les phobies sociales ont aussi été explorées. On se limite ici au cas de la dépression.
Troubles de la reconnaissance des émotions dans la dépression Dans les travaux anciens aux alentours des années 1980 à 1990, le groupe des dépressions, bipolaires ou majeures, a été utilisé comme terme de comparaison avec la schizophrénie pour de simples raisons de commodité. Les déprimés s’y montraient globalement moins compétents mais meilleurs que les schizophrènes. Leur déficit régressait sous l’effet du traitement alors qu’il persistait chez les schizophrènes après rémission partielle des troubles. Dans la perspective de l’élaboration du DSM-V, on assiste à un développement croissant des recherches visant à spécifier au sein des dépressions les indicateurs de troubles dépressifs majeurs afin de les différencier des formes bipolaires. Les épreuves de reconnaissance des expressions faciales ont offert des protocoles expérimentaux tout prêts dans cette perspective. Dans ces approches, la comparaison des performances est restreinte à deux émotions opposées du point de vue de leur valence affective : la joie et la tristesse. Elles reprennent les hypothèses principales de la théorie cognitive de la dépression qu’A.T. Beck a proposées dès les années 1963 selon lesquelles des schémas inadéquats affectent le traitement des signaux à valence négative au niveau de toutes les fonctions cognitives [35] . On sait que chez les déprimés, les biais en faveur de la valence négative ont été observés dans plusieurs domaines de l’attention et de la mémoire avec des protocoles expérimentaux variés portant sur des mots et des images. Les bases neurocognitives de ces biais dans le traitement de mots ont été clairement établies chez les déprimés dans l’étude d’Elliott [36] . La dissociation entre implicite (automatique) et explicite (conscient) déjà soulignée dans d’autres domaines comme la mémoire continue de faire l’objet d’une attention particulière dans les recherches actuelles sur la perception des expressions faciales [37, 38] .
Biais dans la reconnaissance des expressions tristes, leur caractère automatique dans les dépressions et bases neurocognitives de ces biais Ce biais est confirmé par l’observation d’une atténuation des réponses cérébrales dans des régions critiques présentées par des malades atteints de manie lors de la présentation de visages tristes, les activations restant comparables à celles de témoins lors de la présentation de visages gais [39] . À bien analyser ces recherches expérimentales, elles ne font qu’objectiver les données de la clinique et homologuent celles observées sur des populations non cliniques chez lesquelles une émotion de tristesse a été induite expérimentalement, soit par la vision de films à forte connotation affective, soit par l’écoute de morceaux de musique tristes. Les exceptions sont peu nombreuses. Si ce biais affecte principalement le contenu des cognitions, il est aussi soumis à un processus de généralisation. Selon ce processus, la connotation négative peut se propager d’un domaine à un autre comme en témoigne le fait que les déprimés ont tendance à attribuer une signification négative à des visages neutres [40] , voire à des expressions ambiguës. Depuis la revue critique publiée en 2009 et totalisant plus de 32 études sur une période de 18 ans [41] , deux recherches cruciales sont parues qui semblent apporter des réponses convaincantes sur le caractère automatique de l’effet de congruence à l’humeur dans la dépression majeure [42, 43] . Dans la première [42] , on a comparé 30 déprimés à 26 témoins dans une épreuve de perception de visages tristes, gais et neutres présentés de fac¸on subliminale EMC - Psychiatrie
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(33 ms) ; leurs activations cérébrales étaient enregistrées de fac¸on continue en imagerie cérébrale. Les visages gais et tristes étaient masqués par le visage neutre correspondant à un même individu. Les participants devaient indiquer en pressant sur un bouton si le visage neutre était gai ou triste. On sait que dans un temps de présentation si bref, le sujet ne peut avoir une représentation consciente des visages perc¸us. À la fin de chaque expérience et en dehors du scanner, les sujets étaient invités à revoir ces mêmes visages et à indiquer lesquels étaient gais ou tristes. Aucune différence ne fut observée ni sur les bonnes réponses des témoins ou des déprimés ni sur leur temps de réaction pour répondre dans l’enquête postscanner. En revanche, l’analyse des activations cérébrales focalisée sur des régions d’intérêt proches de l’amygdale mit en évidence une différence importante entre les visages gais et tristes. Chez les déprimés, les amygdales étaient activées pour les expressions tristes et chez les témoins pour les expressions gaies. Les réponses cérébrales, contrairement aux comportementales, permettent de révéler des différences entre témoins et malades. Une autre étude indépendante, parue la même année, a confirmé la nature automatique de ce phénomène avec une épreuve de masquage [43] . Un autre aspect intéressant de cette nouvelle étude est lié au soin apporté au choix des sous-groupes, au nombre de quatre. Cette étude a en effet porté sur les 22 déprimés non traités, comparés à 16 non traités aussi, mais examinés après rémission et 25 témoins. Dix malades parmi les 22 ont en effet été revus après traitement de type sérotoninergique. L’analyse des résultats a permis de confirmer des activations amygdaliennes pour les visages tristes chez les déprimés en rémission ou non, comparés aux témoins. L’analyse de ces données longitudinales a montré que le biais en faveur des visages tristes disparaissait avec le traitement et faisait place à un biais en faveur des visages gais observé chez les témoins. Pour ces auteurs, il ne fait aucun doute que l’amygdale contient des cellules qui sont dévolues au traitement de certaines caractéristiques spécifiques et qui facilitent la détection précoce des informations biologiquement pertinentes, celles qui sont contenues justement dans les visages. Le fait que les déprimés traités et les déprimés non traités, mais en rémission, présentent le même pattern de résultats serait donc en faveur de l’idée qu’il s’agit d’un marqueur de trait puisqu’il est indépendant de l’état d’humeur présent. C’est la raison pour laquelle le terme « endophénotypique » a été employé pour qualifier la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles. Ce terme, emprunté à la génétique des maladies psychiatriques complexes, doit correspondre à un certain nombre de critères bien précis. Pour être endophénotypique, un signe doit être associé à la maladie, être indépendant de l’état présent et être présent chez des parents qui ne présentent pas la maladie [44] . D’après les résultats de Victor et al. [43] , ces trois critères sont satisfaits pour les indicateurs de la reconnaissance faciale des émotions. C’est pourquoi ils commencent à être exploités dans les recherches en neuropharmacologie sur les effets des traitements antidépresseurs.
Biais perceptif et diagnostic différentiel La perception faciale des émotions dans les dépressions constitue aujourd’hui un enjeu prometteur dans la différenciation entre dépression majeure et formes bipolaires. On sait que le diagnostic différentiel n’est pas toujours facile à faire. Il s’ensuit des retards dans les prescriptions thérapeutiques. Des travaux récents en imagerie cérébrale ont abordé cette question. L’étude des activations, initialement limitée à des structures cérébrales sous corticales comme l’amygdale, dont on sait qu’elle est spécialisée dans le traitement précoce des stimuli comportant une menace biologique, a été étendue à d’autres structures. L’objectif de ces travaux est d’identifier non plus des structures isolées, mais de véritables réseaux, corticaux et sous corticaux, participant au traitement des stimuli menac¸ants pour l’organisme. Plusieurs études réalisées par un même groupe de chercheurs ont isolé un circuit cérébral connectant les amygdales au cortex orbitofrontal activé lors de la présentation de visages tristes chez des malades présentant des troubles dépressifs au sein d’une forme EMC - Psychiatrie
bipolaire ou de troubles dépressifs majeurs, en rémission ou non. Il semblerait que des différences se font jour entre ces deux entités. Les malades diagnostiqués dépression majeure ne réagissent pas de la même fac¸on lors de la présentation de visages tristes que leurs homologues diagnostiqués dépression bipolaire. Si ces résultats se confirmaient, ils montreraient que la sensibilité à des expressions tristes serait un marqueur de vulnérabilité pour les seconds mais non pour les premiers. Cependant, dans le tableau complexe des activations, les différences de latéralisation observées au niveau des structures sous-corticales doivent encore être élucidées [45, 46] .
Conclusion En dépit des efforts considérables déployés pour expliquer les causes et les raisons des troubles manifestes de la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles en psychiatrie, il reste encore quelques zones d’ombre. S’il existe un consensus pour reconnaître l’existence d’un déficit généralisé, non spécifique, chez les schizophrènes, les explications des causes profondes de ces déficits ne sont pas encore bien élucidées. Les troubles socioaffectifs, émoussement affectif et retrait social, doivent aujourd’hui être considérés comme des conséquences plutôt que comme des causes des déficits de reconnaissance. Dans la dépression, les données recueillies confirment l’inscription très précoce des visages émotionnels dans le cerveau. Elles mettent en évidence le caractère automatique de la saisie des informations visuelles responsables des biais de traitement de la valence négative. L’intérêt diagnostique des recherches sur ces troubles dans la distinction des différentes formes de dépression devrait se confirmer. S’il en était ainsi, on pourrait compter dans l’avenir sur une alliance entre recherche cognitive et neurosciences pour une meilleure appréhension des déficits et des distorsions de la reconnaissance dans le champ de la psychiatrie.
“ Points essentiels • Processus cognitifs liés à la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles • Bases cérébrales, localisation et interconnectivité des structures sous-corticales et corticales • Intérêt de la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles dans la recherche diagnostique et thérapeutique dans la schizophrénie et la dépression
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