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French Pages 342
Langue, citoyenneté et identité au Québec
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COLLECTION LANGUE FRANÇAISE EN AMÉRIQUE DU NORD DIRIGÉE PAR CLAUDE VERREAULT
Louise Péronnet, Rose Mary Babitch, Wladyslaw Cichocki et Patrice Brasseur. Atlas linguistique du vocabulaire maritime acadien. 1998. Louis Mercier. La Société du parler français au Canada et la mise en valeur du patrimoine linguistique québécois (1902-1962). Histoire de son enquête et genèse de son glossaire. 2002. Le français, une langue à apprivoiser. Textes des conférences prononcées au Musée de la civilisation (Québec, 2000-2001) lors de l’exposition « Une grande langue : le français dans tous ses états ». Sous la direction de Claude Verreault, Louis Mercier et Thomas Lavoie. 2002. Journal de Vaugine de Nuisement. Édition critique par Steve Canac-Marquis et Pierre Rézeau. 2005. Albert Valdman, Julie Auger et Deborah Piston-Hatlen (dir.). Le français en Amérique du Nord. État présent. 2005. La Société du parler français au Canada cent ans après sa fondation : mise en valeur du patrimoine culturel. Sous la direction de Claude Verreault, Louis Mercier et Thomas Lavoie. 2006. Jean-Denis Gendron. D’où vient l’accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Essai sur l’origine des accents. Contribution à l’histoire de la prononciation du français moderne. 2007.
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LEIGH OAKES Queen Mary University of London
JANE WARREN University of Melbourne
Langue, citoyenneté et identité au Québec
Arts & Humanities Research Council
LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a été publié en anglais en 2007 par Palgrave Macmillan sous le titre Language, citizenship and identity in Quebec. © Leigh Oakes et Jane Warren 2007 Avant-propos © Gérard Bouchard, 2007 © Les Presses de l’Université Laval 2009 pour la traduction française Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture : Laurie Patry
© Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2009 ISBN 978-2-7637-8669-8 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
À nos amis québécois de toutes origines qui nous ont fait découvrir le Québec
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Table des matières
Avant-propos .................................................................................
XIII
Préface ........................................................................................ XXVII Remerciements .............................................................................. XXXI
1 Introduction ...........................................................................
1
1.1 Objectifs, méthodologie et structure de l’ouvrage .........................................................................
2
1.2 Identité sociale .....................................................................
8
1.3 Identité ethnique, ethnicité et groupe ethnique ...................
12
1.4 Identité nationale, nationalisme et nation ............................
16
1.5 Mondialisation ....................................................................
20
1.6 Citoyenneté ..........................................................................
23
PREMIÈRE PARTIE DE NOUVEAUX DÉFIS 2 De Canadien français à Québécois ........................................
29
2.1 D’un passé ethnique à un avenir civique ...............................
30
2.2 Citoyenneté au Québec ou citoyenneté québécoise ? .............
37
2.3 Conceptions de la citoyenneté et du libéralisme au Canada et au Québec ......................................................
42
2.4 Un modèle unique de citoyenneté : la citoyenneté interculturelle ......................................................................
50
X
Langue, citoyenneté et identité au Québec
3 Redéfinir la nation québécoise ...............................................
53
3.1 Le modèle ethnique de Dumont ...........................................
54
3.2 Modèles civiques : Derriennic, Leydet, Caldwell et Bariteau .
57
3.3 Réconciliation de l’ethnique et du civique : Bouchard, Seymour et Taylor ..............................................
65
3.4 Surmonter le tabou de l’ethnicité ..........................................
73
4 Le Québec dans le contexte de la mondialisation ..................
75
4.1 Les relations internationales du Québec ...............................
77
4.2 Le Québec et les Amériques .................................................
81
4.3 Le Québec, la Francophonie et la diversité culturelle ............
92
4.4 Le Québec, acteur sur la scène mondiale ..............................
98
DEUXIÈME PARTIE UNE LANGUE COMMUNE 5 Le français, une langue pour tous les Québécois ...................
103
5.1 Le français au Québec : d’une « langue commune » ............... à une « langue publique commune » ...................................... 104 5.2 Aménagement du statut pour motiver les néo-Québécois ..... 113 5.3 Peut-on « désethniciser » une langue ? .................................... 121 5.4 Aménagement du statut pour les Québécois de toutes origines ethniques .................................................. 129 6 Le français de qui ? Attitudes langagières, insécurité linguistique et standardisation ...............................................
131
6.1 « Est-ce qu’on parle bien, nous autres » ? ............................... 133 6.2 Le mythe du « français international » et l’idéologie monocentrique du « standard » ............................................. 139 6.3 Définir et décrire un « standard » pour le français du Québec ........................................................................... 147 6.4 Aménagement du corpus linguistique pour les Québécois de toutes origines ethniques ............................... 156
Table des matières
XI
TROISIÈME PARTIE DIVERSES EXPÉRIENCES 7 Langue, immigration et appartenance ....................................
161
7.1 Le rôle du Québec en tant qu’hôte ....................................... 162 7.2 Expériences de la langue et de l’appartenance chez les immigrants adultes .................................................. 171 7.3 Les enfants de la loi 101 ....................................................... 179 7.4 Des néo-Québécois « pure laine » ? ........................................ 184 8 Transformations du Québec anglophone ..............................
187
8.1 Qui est Anglo-Québécois ? ................................................... 189 8.2 Les Québécois anglophones sont-ils des « citoyens à part entière » ? .................................................................... 197 8.3 Le bilinguisme : pas de problème ( ?) .................................... 207 8.4 Un rapprochement continu .................................................. 214 9 Des droits linguistiques pour les nations autochtones ..........
217
9.1 Les nations autochtones et les droits linguistiques au Québec ............................................................................ 219 9.2 Citoyenneté autochtone, nouveaux accords et langue ........... 229 9.3 La survie de la langue : aspects pratiques ............................... 237 9.4 Intérêts communs, soucis communs ..................................... 246 10 Conclusion ...........................................................................
249
Annexe ........................................................................................
255
Bibliographie .................................................................................
257
XII
Langue, citoyenneté et identité au Québec
Liste des tableaux et figures Tableaux 1.1
Attributs des groupes ethniques et des nations .....................
17
5.1
Pourcentage de la population selon la langue maternelle, la langue parlée à la maison et la langue d’usage public (indice), ensemble du Québec, 1997 .................................... 112
5.2
Pourcentage de travailleurs selon la langue utilisée le plus souvent au travail et par langue maternelle dans l’ensemble du Québec .................................................. 118
8.1
Évolution de la communauté anglophone selon divers critères, données des recensements de 1991 et de 2001...................... 195
8.2
Résultats du sondage CROP-La Presse : les Québécois et le choix d’un premier ministre, réalisé en 2005 ................. 198
8.3
Capacité de parler les deux langues officielles au Québec, par langue maternelle et année du recensement .................... 209
9.1
Les nations autochtones au Québec : contexte démolinguistique .................................................................. 224
Figures 1.1 Le processus de construction de l’identité sociale (selon la théorie de l’identité sociale) .........................................
9
4.1 Le Québec dans les Amériques ................................................
82
6.1 Une conception pluricentrique de la langue française ..............
143
9.1 Les nations autochtones au Québec .........................................
222
Les auteurs se sont efforcés d’acquérir tous les droits d’utilisation de ces tableaux et figures. Dans l’éventualité où un détenteur de droits aurait été omis par inadvertance, l’éditeur régularisera cette situation au plus tôt.
Avant-propos
L
E 22 NOVEMBRE 2006, au moment où paraissait cet ouvrage dans sa version originale anglaise, le premier ministre du Canada, Stephen Harper, prenait la Chambre des Communes au dépourvu en proposant une motion reconnaissant « que les Québécoises et les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni ». Le premier ministre Harper espérait ainsi contrer le Bloc Québécois qui s’apprêtait à proposer sa propre motion destinée elle aussi à faire reconnaître la nation québécoise, mais sans référence au Canada. La stratégie du premier ministre Harper a néanmoins fonctionné et, le 27 novembre, sa motion a été adoptée par une majorité de députés (266 pour, 16 contre). La motion a suscité de vives discussions pour au moins deux raisons (voir Le Devoir, 25-26 novembre 2006). Premièrement, en faisant référence aux « Québécoises et aux Québécois », le premier ministre canadien évitait commodément d’affirmer que le Québec, en tant que territoire, constituait une nation, position qui caractérise pourtant le nouveau nationalisme civique des autorités québécoises. Deuxièmement, de nombreux commentateurs craignaient que l’emploi du terme Québécois au lieu de celui de Quebecers qu’employait le premier ministre Harper lorsqu’il s’exprimait en anglais, ait été destiné à limiter la reconnaissance nationale aux seuls Québécois francophones (voir § 1.3 pour une discussion du sens que certains donnent à Québécois en anglais). La question de la définition de la nation québécoise – ses membres, sa culture, ses valeurs et traits fondamentaux – a marqué l’histoire du Québec depuis la Révolution tranquille. Elle allait refaire surface en janvier 2007, lorsque le conseil municipal de Hérouxville, petite municipalité située en Mauricie, a adopté ses « normes de vie » à présent célèbres1. Même si Hérouxville ne comptait dans sa population qu’une seule famille d’immigrants, le conseil municipal a jugé nécessaire de définir « les principales valeurs qui [y] guident [la] vie collective », spécialement destinées aux 1. Voir http://municipalite.herouxville.qc.ca/normes.pdf
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
immigrants éventuels désireux de s’établir dans cette municipalité, compte tenu notamment des politiques gouvernementales visant à favoriser l’installation en région des nouveaux immigrants. Le texte du conseil municipal dresse la liste des coutumes considérées comme « normales » dans plusieurs domaines (concernant les femmes, les enfants, les festivités, les soins de santé, l’enseignement, les sports, les loisirs, la sécurité, les lieux de travail, les commerces et les familles). Les auteurs de ce document estiment par ailleurs que certaines demandes d’ajustement ou d’accommodement sont « déraisonnables » (celles concernant les mariages forcés, le refus des transfusions sanguines et le port d’une arme ou de quelque autre objet assimilable à une arme, qu’il s’agisse d’un symbole ou non, par exemple). Après la visite à Hérouxville d’une délégation de musulmanes du Congrès islamique du Canada en février 2007, les références aux pratiques de lapidation ou d’immolation des femmes, ainsi qu’à la mutilation sexuelle féminine ont été supprimées du document. Néanmoins, ce dernier avait réussi à donner une nouvelle dimension au débat déjà bien enclenché sur les accommodements raisonnables. Étant donné que d’autres conseils municipaux envisageaient d’adopter des mesures semblables, le premier ministre du Québec a réagi en annonçant, le 8 février 2007, la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, mieux connue sous le nom de Commission Bouchard-Taylor, d’après les noms de ses deux présidents : Gérard Bouchard et Charles Taylor. Dans sa définition du concept « d’accommodement raisonnable », la Commission précise ce qui suit : le propre de l’accommodement est de remédier, au moyen de certains aménagements, à des formes de discrimination qui surviennent parfois dans l’application d’une norme ou d’une loi par ailleurs légitime. Dans certaines circonstances, une loi ou une norme peut entraîner un préjudice pour une personne ou une catégorie de personnes présentant une caractéristique que la dite loi ou norme n’avait pas prévue. Toute société a tendance à légiférer pour la majorité ; il s’ensuit que la loi n’est jamais vraiment neutre. (Gouvernement du Québec, 2008a : 63)
Autrement dit, si un État ne peut revendiquer la neutralité totale en ce qui a trait aux questions ethnoculturelles, il peut au moins souscrire à une définition de la « justice en tant qu’équité » qui « souligne davantage des jugements sensibles au contexte que des principes généraux » ; cela exige des institutions et des politiques qu’elles adoptent « une approche impartiale (à la différence d’une approche de non-intervention) », qui « ouvre la voie à
Avant-propos
XV
l’idée que nous nous approchons parfois davantage de l’égalité en adoptant des pratiques de citoyenneté différenciées plutôt qu’en insistant sur des droits formels identiques » (Carens, 2000 : 8 ; voir aussi §§ 2.3 et 9.2). Comme le dit la Commission, « [s]i on voulait caractériser en deux mots la notion d’accommodement, il faudrait dire : l’égalité dans la différence » (Gouvernement du Québec, 2008a : 63). La Commission estime donc que le débat sur les accommodements raisonnables ne devrait pas être cantonné à un cadre juridique étroit (ce qu’elle considère comme des « accommodements raisonnables » à proprement parler), mais se situer dans un contexte socioculturel plus large impliquant des pratiques d’harmonisation au niveau du citoyen (ce qu’elle appelle des « ajustements concertés »), liées aux dynamiques de l’interculturalisme (voir § 2.1). Lors des nombreux forums de citoyens et des journées d’audiences que la Commission a tenus dans tout le Québec, on a soulevé une grande diversité de questions touchant par exemple la laïcité, l’égalité entre les sexes, la transition de l’école au travail, la reconnaissance professionnelle, les conditions de vie et la discrimination. L’examen du statut de la langue française a été ajouté au mandat de la Commission en raison des inquiétudes exprimées dès les toutes premières audiences tenues à Gatineau en septembre 2007 (voir Gouvernement du Québec, 2008a : 33). Comme le savent tous les Québécois, les travaux de la Commission ont provoqué de vifs débats aussi bien avant qu’après la publication de son rapport final. Étant donné la nature sensible de la question au Québec et ailleurs, l’ethnicité a été au cœur de ces débats. Comme dans cet ouvrage, la Commission considère que « sociologiquement, l’ethnicité est un concept neutre » qui désigne simplement « les manières de faire ou de vivre (coutumes, traditions, représentations ou visions du monde, etc.) qui, avec le temps, prennent forme dans toute collectivité et en viennent à nourrir l’identité » (p. 188). C’est pourquoi elle n’a pas hésité à discuter de l’ethnicité du groupe dominant au sein de la nation québécoise et qu’elle appelle les « Québécois d’origine canadienne française » ou « Québécois canadiens-français » tout court (voir § 1.3 pour une discussion des ethnonymes employés pour décrire le groupe dominant). Cependant, le fait de nier l’identité ethnique du groupe dominant, comme cela se produit souvent dans la rhétorique nationaliste provenant des milieux officiels ainsi que dans les modèles de nation purement civiques que certains ont proposés pour le Québec (voir § 3.2), explique qu’une « bonne partie du public [se soit] peu reconnue dans ces constructions jugées trop théoriques, trop froides, inaptes à soutenir les appartenances traditionnelles fondées sur un patrimoine symbolique » (p. 188). Plus
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
particulièrement encore, la Commission considère que le tabou ou « l’opprobre » qui pèse sur les questions ethniques et identitaires a suscité trois types de réactions défensives chez certains Québécois canadiens-français : 1º « un retour de la figure du Canadien français frileux, méfiant à l’endroit de l’Autre » ; 2º « une réaction démesurée à ce qui est devenu la crise des accommodements » ; 3º « une résurgence d’attitudes très conservatrices » (p. 188). Ce sont sans doute de telles réactions qui ont amené Mathieu Bock-Côté (2007) à rédiger un essai intitulé La dénationalisation tranquille, dans lequel l’auteur assimile clairement « nation » et « ethnicité » (en fait, il y est davantage question de « désethnisation » de la nation que de « dénationalisation »). Comme nous le soutenons dans le présent ouvrage, la solution réside dans une réconciliation de l’ethnique et du civique, dans la reconnaissance de l’ethnicité de tous les groupes constitutifs de la nation, y compris du groupe majoritaire, au sein d’un cadre civique global. À notre avis, c’est précisément ce que la Commission Bouchard-Taylor a tenté de faire. Certes, l’équilibre entre l’ethnique et le civique n’est pas facile à trouver et peut même paraître dérisoire aux yeux de certains : Nous voilà donc devant une pratique apparemment contradictoire de nationalisation et d’ethnicisation des liens communautaires : le texte [du rapport de la Commision Bouchard-Taylor] réunit d’abord tous les citoyens du Québec dans la nation québécoise, et les redistribue par la suite dans une multiplicité de groupes ethniques nettement différenciés. En nous inspirant, malgré ses lacunes, de l’opposition entre nationalisme civique et nationalisme ethnique, nous pourrions dire que les commissaires proposent une conception civique extensive de la nation avant d’ethniciser les rapports entre les Québécois. Comment comprendre un tel paradoxe ? (Bourque, 2008).
Mais le vrai paradoxe ne réside pas tant dans la tentative des commissaires de trouver un juste milieu entre l’ethnique et le civique que dans les innombrables représentations apparemment contradictoires de l’identité québécoise. Jean Dorion, président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et président du Comité de la Fête nationale, s’oppose pour sa part à la « réethnicisation » de l’identité du groupe majoritaire, implicite dans la référence à ses origines « canadiennes-françaises » (voir Le Devoir, 21 mai 2008). Cela n’a pas empêché non plus les députés québécois de rejeter la recommandation de la Commission Bouchard-Taylor de faire disparaître le crucifix de l’Assemblée nationale, symbole religieux de la majorité ethnique (voir La Croix, 30 mai 2008).
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XVII
De tels paradoxes démontrent que les questions examinées dans cet ouvrage ont toujours une grande pertinence. Même l’officialisation d’une citoyenneté québécoise qui s’ajouterait à la citoyenneté canadienne, idée déjà proposée, entre autres, par la Commission Larose en 2001 mais rejetée par la suite (voir § 2.2), a refait surface dans le projet de loi sur l’identité québécoise (projet de loi nº 195), présenté le 18 octobre 2007 par Pauline Marois, chef du Parti Québécois. Ce projet de loi propose de lier l’acquisition de la citoyenneté québécoise à « une connaissance appropriée de la langue française [et] du Québec » (art. 10). Ceux qui ne détiendraient pas la citoyenneté québécoise n’auraient pas le droit de se présenter à des élections, de participer au financement public des partis politiques ou d’adresser des pétitions à l’Assemblée nationale. La citoyenneté québécoise proposée ferait partie d’une nouvelle Constitution québécoise (projet de loi nº 196), et obligerait à amender les lois suivantes : 1º la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (L.R.Q. c. C-12), de manière à ce qu’elle puisse garantir à toute personne le droit à l’apprentissage de la langue française (art. 11) – recommandation également proposée par la Commission Larose (Gouvernement du Québec, 2001 : 31) mais jamais adoptée – et qui ferait en sorte que l’application et l’interprétation de la Charte tiennent compte du patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise, et « notamment […] d’assurer la prédominance de la langue française » (art. 12) ; 2º la Charte de la langue française (L.R.Q. c. C-11) afin de renforcer l’usage du français comme langue de travail, notamment en rendant obligatoire l’obtention d’un certificat de francisation pour les entreprises de 10 employés ou plus (au lieu de 50, comme c’est le cas actuellement), ainsi que la création d’un comité de francisation pour les entreprises de 25 employés ou plus (au lieu de 100) ; 3º la Loi sur l’instruction publique (L.R.Q. c. I-13.3), de manière à favoriser l’acquisition de meilleures compétences orales et écrites en français chez les professeurs et les étudiants ; 4º la Loi sur l’immigration au Québec (L.R.Q. c. I-0.2), de manière à établir un contrat d’intégration de trois ans avec les nouveaux immigrants afin de faciliter leur intégration, contrat qui comprendrait l’obligation d’apprendre le français. Cette proposition d’une citoyenneté québécoise allait à son tour susciter de vifs débats. Ses partisans (Lisée, 2007, et Larose, 2008, par exemple) la comparent aux dispositions sur la citoyenneté interne ou multidimensionnelle dans d’autres contextes (en Finlande, par exemple ; voir aussi § 2.2 pour une discussion de la situation aux États-Unis, en Suisse et en France). D’autres rappellent la distinction qu’ils font entre les concepts de citoyenneté et de nationalité (voir § 1.6) et font remarquer que la citoyenneté québécoise, comme la constitution québécoise du reste, existent
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
déjà et que « [l]es récents projets de loi ne font qu’expliciter et reformuler les fondements de [la] démocratie québécoise afin de les rendre enfin accessibles au peuple québécois » (Brière, 2007). D’autres encore évoquent l’existence de lois semblables dans d’autres pays (au Danemark, aux PaysBas, en Allemagne et en France) pour limiter l’accès à la naturalisation, au droit de vote, aux visas d’entrée et aux permis de séjour (voir Rioux, 2007a et 2007b, par exemple). Au Royaume-Uni, les questions relatives à la citoyenneté et à la « britannicité » (Britishness) ont fait surface en 2001, à la suite des émeutes raciales qui ont eu lieu à Bradford, Oldham et Burnley, villes du nord de l’Angleterre. Dès le départ, la question des compétences en anglais a joué un rôle prépondérant dans ce débat, selon David Blunkett, alors ministre de l’Intérieur : La citoyenneté devrait se rapporter à la participation commune, du quartier aux élections nationales. Voilà pourquoi on doit s’efforcer de relier des individus d’origines différentes, de s’attaquer à la ségrégation, et de surmonter l’hostilité et l’ignorance mutuelles. Bien sûr, l’aptitude des nouveaux migrants à parler anglais constitue un facteur important – autrement ils ne peuvent pas trouver un bon emploi ni prendre part au débat social d’ensemble. (Blunkett, 2002 : 76)
S’il souligne le rôle des « langues maternelles historiques » dans la communication intergénérationnelle, Blunkett note que « [d]ans pas moins de 30 % des foyers asiatiques britanniques, selon un sondage récent sur la citoyenneté, on ne parle pas anglais à la maison » (Blunkett, 2002 : 77). Ses remarques ont provoqué un tollé, mais Blunkett avait le soutien du premier ministre Blair, pour qui il était avantageux de grandir dans un foyer bilingue (voir The Independent, 16 septembre 2002). Des cérémonies de citoyenneté ont eu lieu pour la première fois en janvier 2004, et des tests de citoyenneté ont suivi en novembre 2005. Le test Life in the UK (La vie au Royaume-Uni) comprend 24 questions à choix multiple, conçues pour vérifier si les candidats ont des connaissances suffisantes de la culture, de l’histoire et des institutions du pays, et le réussir exige un certain niveau d’anglais. Les candidats dont le niveau d’anglais est jugé insuffisant peuvent suivre des cours d’anglais spécialement destinés aux locuteurs d’autres langues (English for Speakers of Other Languages [ESOL]) et de citoyenneté. Bien qu’une importance particulière soit accordée à l’anglais, le test peut se faire en gallois ou en gaélique, si l’on fait une demande au Pays de Galles ou en Écosse respectivement. Si l’on fait une demande dans les îles anglonormandes ou à l’île de Man, le test comprend 25 questions, dont six ont
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XIX
trait aux identités spécifiques de ces îles2. Depuis avril 2007, tous ceux qui veulent faire une demande de résidence permanente doivent réussir ce test3 ; on étend également les exigences linguistiques à beaucoup de catégories d’immigrants dans le nouveau système – d’inspiration australienne – qui accorde des points en fonction de certains critères et que l’on est en train d’implanter pour toute demande d’immigration4. La citoyenneté a également été au cœur des délibérations de la Commission sur l’intégration et la cohésion (Commission on Integration and Cohesion), mise sur pied en 2006 pour entreprendre en Angleterre une étude semblable à celle de la Commission Bouchard-Taylor. Dans son rapport final, la Commission préconise « un nouveau modèle de responsabilités et de droits qui met en valeur la citoyenneté aux niveaux national et local à la fois » (Commission on Integration and Cohesion, 2007 : 11 ; c’est nous qui soulignons). Elle est aussi d’avis que l’anglais offre l’avantage de pouvoir réunir tous les Anglais « dans un même groupe, ce qu’une multiplicité de langues communautaires ne peut pas faire de la même façon » (73), faisant ainsi écho à une observation déjà faite dans son rapport provisoire et selon laquelle l’incapacité de parler anglais constitue la plus grande barrière à l’intégration. Dans sa réponse positive au rapport de la Commission, le gouvernement a cité le premier ministre Blair : L’anglais ne nous rend pas tous pareils – et il ne devrait pas le faire, car nous respectons les individus distincts que nous sommes. Mais il nous donne la possibilité de nous parler, de mieux nous comprendre. Il est donc une force puissante… de respect mutuel et de progrès. (Department for Communities and Local Government, 2008 : 28).
Certes, l’importance croissante que l’on accorde à la citoyenneté au Royaume-Uni n’a pas manqué de détracteurs. Ceux-ci se sont cependant montrés moins véhéments que les détracteurs de la proposition de citoyenneté québécoise. Les Libéraux québécois ont évoqué « un projet de loi qui propose d’établir deux classes de citoyens » (Charest, 2007), sous prétexte que la proposition cherchait à limiter le droit de vote ; or, ce droit est déjà refusé aux résidents du Québec – et du reste du Canada – qui ne détiennent 2. Voir http://www.ukba.homeoffice.gov.uk/britishcitizenship/applying/applicationtypes/naturalisation/lifeintheuk 3. Voir http://www.ukba.homeoffice.gov.uk/sitecontent/newsarticles/2007/introductionoflanguagetesting 4. Voir http://www.ukba.homeoffice.gov.uk/sitecontent/documents/managingourborders/pbsdocs
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
pas la citoyenneté canadienne (voir La Presse, 19 octobre 2007). D’autres ont soutenu que la proposition du Parti Québécois s’éloignait trop d’une conception civique de la nation québécoise et se rapprochait davantage d’une conception ethnique du « nous » (voir Bariteau, 2007 ; Céré, 2007). D’autres encore ont remis en question le bien-fondé de vouloir assurer « la prédominance de la langue française » : rien n’indique que cette prédominance est présentement menacée. Au contraire, les statistiques disponibles montrent que les immigrants apprennent le français dans les quelques années suivant leur arrivée au Québec. [...] Où est le péril contre lequel on veut ériger cette nouvelle muraille coercitive ? (Pratte, 2007)
Bien des commentateurs ne partagent pas ce point de vue et attendent toujours avec beaucoup d’impatience la parution de nouvelles statistiques. Ce fut le cas en 2008 avec le rapport quinquennal sur le suivi de la situation linguistique au Québec. Avant 2002, la rédaction de ce rapport était sous la responsabilité du Conseil de la langue française ; depuis 2002, elle fait partie du mandat du nouvel Office québécois de la langue française établi en vertu de la loi 104 (Charte de la langue française, L.R.Q. c. C-11, art. 160 ; voir § 5.1). Afin de rédiger son rapport, l’Office s’est appuyé sur 19 études qu’il avait commandées à cette fin, ainsi que sur les données du recensement fédéral de 2006 concernant la langue maternelle et la langue d’usage. Compte tenu de la date de diffusion de ces études (le 4 décembre 2007), le rapport allait forcément être en retard. Cependant, la décision de retarder la publication de certaines des études commandées a été vivement critiquée dans les premiers mois de 2008 (voir Le Devoir, 22 janvier 2008, par exemple). Devant le manque d’indépendance des organismes chargés de l’aménagement linguistique au Québec, un groupe de chercheurs et d’intellectuels est même allé jusqu’à fonder une nouvelle organisation vouée à l’étude et à la sauvegarde du français : l’Institut de recherche sur le français en Amérique5. Le portrait brossé dans le rapport de l’Office québécois de la langue française, paru le 5 mars 2008, est plutôt mitigé. Du côté positif, il présente des statistiques démontrant qu’un plus grand pourcentage de locuteurs a déclaré connaître le français en 2006 (94,3 %) qu’en 1991 (93,6 %) (Office québécois de la langue française, 2008 : 29). Pour ce qui est des locuteurs dont la langue maternelle est autre que le français ou l’anglais, le pourcentage de ceux qui ont déclaré connaître le français est passé de 68,6 % en 5. Voir http://www.irfa.ca
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1991 à 75,3 % en 2006 ; il s’agit sans doute là d’une conséquence directe de la politique québécoise d’immigration qui favorise les demandeurs connaissant déjà un peu le français. Parmi les locuteurs québécois dont la langue maternelle est l’anglais, la connaissance du français a progressé de façon encore plus importante : 70,4 % en 2006 par rapport à 60,7 % dix ans plus tôt. En outre, les données les plus récentes sur le statut du français comme langue de travail, parues le 4 mars 2008 et par conséquent absentes du rapport de l’Office québécois de la langue française, montrent que 94,3 % de tous les Québécois utilisent le français « le plus souvent » ou « régulièrement » au travail, comparativement à 94,1 % en 2001 (Statistique Canada, 2003 et 2008)6. Il vaut la peine de noter ici que ces deux pourcentages sont plus élevés que celui calculé en 1997 pour le français langue d’usage public qui, disait-on, faisait gonfler les statistiques (voir § 5.1). D’autres chiffres présentent cependant un portrait moins positif. Le pourcentage de locuteurs dont la langue maternelle est le français a quelque peu diminué (79,6 % en 2006, par rapport à 81,4 % en 2001 et à 81,5 % en 1996), mais sur l’île de Montréal ce pourcentage est tombé sous le seuil des 50 % : 49,8 % en 2006, contre 53,2 % en 2001 et 53,4 % en 1996 (Office québécois de la langue française, 2008 : 23-25). Le français comme langue d’usage, c’est-à-dire comme langue parlée le plus souvent à la maison, semble lui aussi être en déclin dans l’ensemble du Québec (81,8 % en 2006, par rapport à 83,1 % en 2001 et à 82,8 % en 1996) ainsi que sur l’île de Montréal (54,2 % en 2006, par rapport à 56,4 % en 2001 et à 55,6 % en 1996 (Office québécois de la langue française, 2008 : 26-28). Il convient de noter ici que ce déclin du français ne se fait pas au profit de l’anglais, mais plutôt des langues tierces. Les données précédentes posent un dilemme à ceux qui veulent assurer la prédominance du français. Le seuil de 50 % revêt une très grande importance symbolique pour certains. Ainsi, dans son étude sur les nouvelles perspectives démolinguistiques au Québec et à Montréal de 2001 à 2051, Termote (2008 : 102, 135-144) soutient que le pourcentage de francophones sur l’île de Montréal tournerait en 2026 autour de 48 %, selon les deux scénarios les plus probables, mais qu’en 2051, ce pourcentage se situerait entre 39,7 % et 46,5 %. C’est pourquoi, selon lui, « le gouvernement n’aura pas d’autre choix que d’envisager de prendre les grands moyens s’il veut renverser la vapeur : une halte à l’immigration ou l’imposition de l’unilin6. Pour la première fois en 2001, le recensement fédéral comportait une question sur la langue de travail.
XXII
Langue, citoyenneté et identité au Québec
guisme français partout » sur le territoire québécois (d’après Gervais, 2008). Du côté anglophone par contre, un commentateur se réjouit du fait que le rapport de l’Office comprenne « pour une fois, de bonnes nouvelles pour les anglos et les francophones » (Macpherson, 2007). Il dédaigne les inquiétudes exprimées par certains francophones quant à la baisse du pourcentage de personnes dont la langue maternelle est le français sur l’île de Montréal : « le grand Montréal – c’est-à-dire, la région métropolitaine de recensement, qui comprend Laval et les Rives Sud et Nord – demeure majoritairement francophone à 69 % d’après la langue parlée à la maison » (Macpherson, 2007). Le pouvoir d’attraction de l’anglais à Montréal reste donc une question sensible, en particulier chez les jeunes. À l’école, pour ce qui est de l’ensemble du Québec, 89 % des élèves étaient inscrits dans le système français en 2002, contre 11 % dans le système anglais (comparativement à 90,4 % et à 9,6 % en 1992). Sur l’île de Montréal, les pourcentages sont respectivement de 73,9 % et de 26,1 % et ils sont restés relativement stables depuis 1992 (Office québécois de la langue française, 2008 : 78). La baisse légère du pourcentage d’étudiants fréquentant le système français et la hausse de celui des étudiants inscrits dans le système anglais semblent êtres dues aux francophones eux-mêmes ; en effet, 97,7 % des élèves fréquentaient le système scolaire français en 2002 (contre 98,9 % en 1992) comparativement à 2,3 % qui fréquentaient le système anglais (contre 1,1 % en 1992). Toujours pour ce qui est de l’ensemble du Québec, le pourcentage d’anglophones inscrits dans le système français est en revanche passé de 17,1 % en 1992 à 18,9 % en 2006, tout comme celui des allophones, qui est passé de 77,5 % en 1992 à 78,9 % en 2006. Les mêmes tendances s’observent sur l’île de Montréal (Office québécois de la langue française, 2008 : 79-80). Au niveau secondaire, le pourcentage d’étudiants inscrits dans le système français est passé de 83,3 % en 1995 à 82,2 % en 2004, tandis que celui des étudiants fréquentant le système anglais est passé de 14,6 % en 1995 à 16,6 % en 2004 (Office québécois de la langue française, 2008 : 85). Le rapport de l’Office québécois de la langue française ne fournit aucune donnée concernant les inscriptions selon la langue maternelle, mais il en fournit concernant la langue d’enseignement au secondaire. Les données disponibles montrent que, parmi les élèves ayant fréquenté le système français, le pourcentage de ceux qui ont poursuivi leurs études secondaires en français a diminué, passant de 93,6 % en 1995 à 91,3 % en 2005, tandis que le pourcentage de ceux qui ont choisi de poursuivre leurs études secondaires en anglais a augmenté, passant de 5,8 % en 1995 à 7,9 % en 2005. Ces proportions sont inversées chez les jeunes qui ont fréquenté une école secondaire de langue anglaise, passant de 98,2 % en 1995 à 96,8 % en 2005
Avant-propos XXIII
chez ceux qui ont poursuivi leurs études en anglais au collège, et de 1,4 % (1995) à 3,1 % (2005) chez ceux qui ont choisi un cégep francophone (Office québécois de la langue française, 2008 : 86). Au niveau universitaire, la grande majorité des étudiants de langue maternelle française poursuivent leurs études dans une université francophone (93,8 % en 2003 et 94,1 % en 1995), mais on note une légère hausse du pourcentage de ceux qui étudient dans une université anglophone, qui est passé de 5,9 % en 1995 à 6,2 % en 2003. Une tendance semblable – c’està-dire, une légère baisse du pourcentage d’étudiants fréquentant une université francophone et une légère hausse de celui des étudiants inscrits dans une université anglophone – peut s’observer chez les étudiants de langue maternelle anglaise. Ce n’est que chez les allophones que la tendance est inversée : le pourcentage d’étudiants allophones inscrits dans une université francophone a en effet augmenté, passant de 47,0 % en 1995 à 50,7 % en 2003, tandis que la proportion de ceux inscrits dans une université anglophone a diminué, passant de 54 % en 1995 à 49,3 % en 2003 (Office québécois de la langue française, 2008 : 89). Par ailleurs, les attitudes envers l’anglais sont en train d’évoluer. Une nouvelle étude du Conseil supérieur de la langue française montre que bien des jeunes Québécois ne considèrent plus l’anglais comme une menace, mais plutôt comme « un atout dans la société, en particulier dans le milieu du travail, où l’anglais est souvent perçu comme un incontournable pour réussir sa vie professionnelle », et un outil de communication qui « ouvre les portes de l’international » (St-Laurent, 2008 : 35, 115). La chef du Parti Québécois, Pauline Marois, a noté pour sa part que bon nombre de jeunes fréquentant le système français quittent malgré tout l’école secondaire sans pour autant être bilingues (voir Dutrisac, 2008), situation qu’elle attribue au mauvais enseignement de l’anglais, lequel pousse les jeunes à fréquenter les cégeps anglophones pour améliorer leurs compétences dans la deuxième langue. Le statut relatif du français et de l’anglais revêt une importance particulière pour ce qui est des transferts ou substitutions linguistiques, c’est-à-dire pour ce qui est de l’adoption d’une langue d’usage autre que sa langue maternelle. À partir des données des recensements fédéraux de 1991, 1996 et 2001, le rapport de l’Office québécois de la langue française cherche à mesurer l’évolution du « pouvoir d’attraction relatif du français et de l’anglais au Québec » (2008 : 42). Cette question est surtout pertinente dans le contexte de la substitution d’une langue tierce en faveur du français ou de l’anglais, c’est-à-dire le choix des immigrants d’opter pour le français ou
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
l’anglais comme langue d’usage. Même si, en chiffres absolus, on note toujours un plus grand nombre de substitutions de l’anglais à une langue tierce (en 2001, pour ce qui est de l’ensemble du Québec, le rapport constate qu’il y a eu 147 705 transferts en faveur de l’anglais contre 124 181 en faveur du français), « l’évolution des substitutions […] révèle […] un attrait croissant pour le français » entre 1991 et 2001, son pouvoir d’attraction passant de 35,8 % à 45,7 % (Office québécois de la langue française, 2008 : 43). Il n’en reste pas moins que l’anglais, en tant que langue de la majorité en Amérique du Nord et en tant que lingua franca sur le plan international, garde tout son pouvoir d’attraction. Qui dit langue, dit culture ; or, la culture anglophone, surtout celle des États-Unis, exerce un pouvoir d’attraction croissant sur les jeunes Québécois. Ruba Ghazal, québécoise d’origine palestinienne et vedette du documentaire La génération 101 du cinéaste Claude Godbout (2008), souligne le faible pouvoir d’attraction de la culture francophone sur les jeunes Québécois d’origine immigrante : « on a beau aller dans une école publique française, dans la cour d’école on parle quand même anglais. C’est plus cool » (d’après Cauchy, 2008). Pour ce qui est du marché du travail, Godbout constate « une dégradation du contexte d’intégration des immigrants. La loi 101 a certes fait son œuvre en faisant apprendre le français, mais qu’advient-il ensuite ? » (d’après Cauchy, 2008). Cette question trouve en partie sa réponse dans la nouvelle politique d’intégration intitulée La diversité : une valeur ajoutée (Gouvernement du Québec, 2008b), qui traite surtout de discrimination et de racisme. Pour les Premières Nations vivant sur le territoire québécois, la question de l’autodétermination, davantage que celles de la langue et de la culture, est fondamentale (voir § 9.2), en particulier pour les Inuits et les Cris. Le 5 décembre 2007, après six ans de négociations, les Inuit du Nunavik et les gouvernements du Québec et du Canada ont signé l’Entente de principe sur la fusion de certaines institutions publiques et la création du gouvernement régional du Nunavik. Il s’agit là d’une étape importante dans la création du gouvernement du Nunavik, « nouvelle forme de gouvernement » qui sera « la seule institution de son genre au Québec » (Société Makivik, 2008 : 5). Il reste cependant encore bien d’autres étapes à franchir : accord sur une entente définitive, prévue pour la fin de 2009 ; tenue d’un référendum auprès des habitants du Nunavik ; approbation des gouvernements du Québec et du Canada ; rédaction de la loi portant sur la création du gouvernement régional du Nunavik ; mise sur pied d’un comité de
Avant-propos
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transition, avec l’entrée en fonction du gouvernement du Nunavik prévue pour 2011-2012 (voir Savoie, 2008 ; Société Makivik, 2008). La question de l’autodétermination est aussi très importante pour les Cris. Suite à la Paix des braves (voir § 9.2), ceux-ci ont conclu l’Entente Canada-Cris avec le gouvernement du Canada en juillet 2007. Cette entente « vise à assurer la mise en œuvre de la convention de la Baie-James et du Nord québécois […] et à régler certaines revendications cries » (Fontaine, 2007) ; elle prévoit en outre des négociations entre les Cris et les gouvernements du Canada et du Québec en vue d’en arriver à une nouvelle forme de gouvernance crie (voir Fontaine, 2007). Les relations entre Québec et les autochtones n’ont cependant pas toujours été sans heurts. Le 28 septembre 2008, le premier ministre Jean Charest dévoilait son « Plan Nord », dans lequel il affirmait qu’il voyait le Grand Nord comme un « nouvel espace économique » et comme « un joyau au potentiel immense » (d’après Robitaille, 2008). Les chefs autochtones n’ayant de toute évidence pas été consultés au moment de l’élaboration de ce plan, d’anciennes tensions n’ont pas manqué de resurgir, malgré l’insistance du premier ministre Charest et d’autres membres du gouvernement sur l’importance d’un partenariat avec les Premières Nations (Radio-Canada, 2008). Les relations passées entre les autochtones et les premiers colons venus de France pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent n’ont pu qu’être évoquées lors du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, célébré tout au long de l’année 2008. Le premier ministre du Canada, Stephen Harper, n’a certes pas manqué de souligner que cet anniversaire « rappelle que la langue française est la langue fondatrice du Canada » (Gouvernement du Canada, 2008), mais certains Québécois y ont vu une tentative de « canadianisation » des fêtes entourant le 400e anniversaire de Québec, c’est-à-dire une tentative de se servir de cet événement pour célébrer le Canada plutôt que la ville de Québec (voir Archambault, 2009, par exemple). L’année 2008 n’a pas été seulement l’occasion de fêter le 400e anniversaire de Québec ; le XIIe Sommet de la Francophonie qui s’y est tenu en octobre a fait de la ville un lieu de rencontre entre deux manifestations de la mondialité – les Amériques et la Francophonie (voir le chapitre 4). Cette rencontre était destinée à souligner la présence continue du français en Amérique du Nord et son importance comme langue mondiale, malgré les pressions qu’elle subit – lors du XIIe Sommet, par exemple, la moitié des pays membres n’avaient pas pour langue officielle le français (Roy, 2008).
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
En dépit de l’existence d’organismes comme la Francophonie, « une démarche visant à faire reconnaître à l’échelle internationale le droit des États à protéger, soutenir et promouvoir une langue apparaît nécessaire », comme le fait remarquer Fréchette (2008 : 597). Car il semble bien que la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, adoptée en 2005 et entrée en vigueur le 18 mars 2007, n’ait pas la force souhaitée par le Québec et le Canada pour protéger la langue (le Canada a d’ailleurs été le premier pays membre à ratifier la Convention). Plusieurs événements ont donc marqué le Québec depuis la parution de cet ouvrage dans sa version originale anglaise mais toutes les questions relatives à la langue et à l’identité sont toujours d’actualité. Pour reprendre les mots de Marie-Andrée Chouinard (2008), éditorialiste au Devoir, « l’identité québécoise, avec en vedette la langue et l’immigration, n’a […] jamais quitté l’avant-scène politique ». Leigh Oakes et Jane Warren Avril 2009
Préface
L
ES NOMBREUX changements survenus au sein de la société québécoise au cours de la seconde moitié du XXe siècle composent l’itinéraire le plus singulier qui soit. Cette minorité culturelle, ancienne colonie de la France puis de l’Angleterre, longtemps obsédée par le sentiment de sa fragilité au cœur de l’Amérique anglophone et protestante, a subitement manifesté une surprenante confiance en son destin. Avec la Révolution tranquille des années 1960-1970, cette population francophone a entrepris de se poser comme majorité sur le territoire du Québec et a formulé un audacieux projet de souveraineté politique. Parallèlement, elle redéfinissait radicalement son identité, la nation s’affranchissant désormais de toute référence religieuse. Dans le même mouvement, elle redéfinissait son rapport à sa mère patrie, la France, en s’affirmant comme francophonie nord-américaine soustraite au magistère culturel de Paris. Plus remarquable encore, au cours de la période 1960-1990, on a pu assister simultanément à l’essor d’un mouvement nationaliste d’une vigueur sans précédent et au réaménagement de l’identité nationale dans le sens du pluralisme ethnique. De canadienne-française qu’elle était, la nation est devenue « québécoise », c’est-à-dire ouverte à tous les groupes ethniques établis sur son territoire. Cet élargissement, il vaut la peine de le souligner, a été sanctionné en 1975 par l’adoption d’une charte des droits et des libertés qui consacrait l’égalité juridique des citoyens. En d’autres mots, le Québec contemporain offre le rare exemple d’un nationalisme authentiquement libéral. Au sommet de sa force, au lieu de s’affirmer aux dépens de l’Autre, le nouveau nationalisme québécois s’est au contraire employé à lui garantir une place égale. On devine l’ampleur, la complexité et la vigueur des débats qui ont accompagné tous ces changements jusqu’à aujourd’hui. L’ouvrage de Leigh Oakes et Jane Warren les reconstitue avec une précision, une clarté et une justesse de vue qui forcent l’admiration. En effet, en plus d’interroger de nombreux acteurs, les auteurs donnent l’impression qu’ils ont tout lu. Ils
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ont en tout cas parfaitement saisi les enjeux et les controverses, ils font preuve de beaucoup de nuance dans l’exposition et la discussion qu’ils en font, et ils démontrent partout une grande érudition. On sait que ces qualités ne sont pas toujours au rendez-vous lorsqu’une société se voit appréhendée par un regard étranger. Ici, au contraire, l’analyse est toujours prudente, éclairée et tout à fait dans le ton. J’y ai retrouvé, comme Québécois, non seulement toute la matière de nos débats, mais aussi l’esprit et la sensibilité qui les ont animés. C’est tout à l’honneur des auteurs. Le public appréciera sans doute aussi l’originalité des formules qui ont été mises de l’avant au Québec, notamment pour accommoder la diversité ethnique. Je songe ici, tout particulièrement, à la politique de l’interculturalisme qui poursuit deux objectifs qui ne sont pas aisément conciliables, le respect de la diversité et l’aménagement d’interactions entre les groupes ethniques. C’est la façon dont les Québécois tentent de réaliser l’idéal de l’intégration dans le pluralisme. Dans le même esprit, on pourrait donner en exemple le compromis qui a été mis au point dans la sphère linguistique. Traditionnellement, la langue française (avec la religion) composait la matrice de l’identité canadienne-française, au point que ces deux éléments ne paraissaient guère dissociables. Selon la formule en vigueur désormais, ce rapport unitaire de la langue à l’identité s’est considérablement relâché, ce qui permet à tous les groupes ethniques d’adopter le français (comme langue principale, seconde ou tierce) et d’y exprimer leur culture tout en renégociant leur identité comme ils l’entendent. Sur ces sujets et bien d’autres, encore là, l’ouvrage de Oakes et Warren offre des analyses concises et bien informées. Un troisième exemple tient dans la façon dont les Québécois ont récusé la dichotomie trop radicale et abstraite de la nation civique et de la nation ethnique pour mettre au point une formule plus souple et plus réaliste visant à allier le droit et l’identité. D’autres mérites valent d’être signalés. On appréciera, par exemple, l’avantage que confère aux deux auteurs leur statut d’observateurs étrangers. Sur divers sujets, ils introduisent des perspectives comparées d’autant plus bienvenues que ce genre d’aperçus n’abonde guère dans les ouvrages québécois. Ils projettent souvent aussi des éclairages nouveaux sur des sujets familiers à propos desquels nous, intellectuels québécois, avions un peu le sentiment (manifestement erroné) d’avoir tout dit. De même, le lecteur tirera profit de l’ampleur des perspectives souvent nourries de rappels historiques, de la richesse des dimensions et des questions abordées, des utiles discussions et mises au point théoriques (sur l’identité, la citoyenneté, la nation…), de l’attention portée aux anglophones et aux autochtones, le
Préface
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tout appuyé sur une très riche bibliographie et servi par une langue très accessible, épurée de tout jargon. Finalement, je dirais que Oakes et Warren ont bien compris la situation présente des Québécois, comme membres d’une culture minoritaire qui refuse autant le repli que l’ethnicisme. Ils ont bien commenté, tout particulièrement, le triple défi qui en découle pour cette petite nation sans État, à savoir la nécessité de négocier des compromis viables et décents face à la diversité ethnique interne, à l’Amérique anglophone et à la dynamique de la mondialisation. Cela dit, à l’exception des citoyens appartenant à des superpuissances ou à de vieilles nations fermement établies, qui ne se reconnaîtra pas dans cette conjoncture ? Gérard Bouchard Université du Québec à Chicoutimi Avril 2006
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Remerciements
C
ET OUVRAGE est le fruit du travail de deux auteurs : Leigh Oakes pour les chapitres 1, 2, 3, 5 et 6, et Jane Warren pour les chapitres 4, 7, 8, 9 et 10. Ayant chacun commenté le travail de l’autre, les auteurs ont néanmoins contribué à la création du livre dans son ensemble et ils assument conjointement la responsabilité de son contenu. Cela dit, de nombreuses personnes ont contribué aux recherches sur lesquelles ce livre est fondé. Les auteurs aimeraient remercier tout particulièrement Claude Verreault, de l’Université Laval, qui, en plus de partager ses vastes connaissances personnelles, a également fourni des documents pertinents et permis d’établir des liens avec d’autres collègues dans des champs d’études apparentés. Les auteurs aimeraient également exprimer leur gratitude à Gérard Bouchard, de l’Université du Québec à Chicoutimi ; en plus d’avoir commenté une version antérieure du chapitre 5, il a eu la gentillesse d’accepter de lire la version finale de l’ouvrage et d’en écrire la préface. Cet ouvrage n’aurait pu être mené à bien sans la collaboration de plusieurs autres personnes qui ont eu l’amabilité de discuter avec nous des questions étudiées, de commenter certains chapitres, de nous fournir de la documentation pertinente, de nous aider avec les références et/ou de soutenir le projet d’une autre manière. Il s’agit notamment de Jocelyne Bisaillon, Steve Canac-Marquis, Denise Deshaies, Louis-Jacques Dorais, Simon Langlois, Jocelyn Létourneau, Conrad Ouellon, Claude Poirier, Wim Remysen et Diane Vincent (Université Laval) ; de Michel Pagé et Michel Seymour (Université de Montréal) ; d’Anne-Marie Baraby, Richard Y. Bourhis, Daniel Chartier, Denis Dumas et Alain-G. Gagnon (Université du Québec à Montréal) ; de Chantal Bouchard et Alan Patten (Université McGill) ; d’Hélène Cajolet-Laganière et Louis Mercier (Université de Sherbrooke) ; de Jean-Claude Corbeil, ancien secrétaire de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec ; de Guy Dumas et Jacques Gosselin (Secrétariat à la politique linguistique) ; de
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Pierre Georgeault et Michel Plourde (Conseil supérieur de la langue française) ; de Gérald Paquette (Office québécois de la langue française) ; de Jean-Denis Gendron, professeur émérite de l’Université Laval et ancien président de la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec ; d’Yvette Mollen et son équipe (Institut culturel et éducatif montagnais) ; de Jack Jedwab (Association d’études canadiennes) ; de Robert Laliberté (Association internationale des études québécoises) ; de José Mailhot, Jeff Heinrich (The Gazette), André Pratte (La Presse), Deborah Hook (Quebec Community Groups Network), Madeleine Gaultier et Marie-Odile Magnan (Institut national de la recherche scientifique), Linda Cardinal (Université d’Ottawa), Noel Corbett et Raymond Mougeon (Université York), Monica Heller et Martin Papillon (Université de Toronto), Christine Fréchette (Forum sur l’intégration nordaméricaine), Marc Levine (Université du Wisconsin), Céline Gagnon et Denis Turcotte (Délégation générale du Québec à Londres), Bill Marshall (Université de Glasgow), Martha-Marie Kleinhans (Université de Reading), ainsi que Richard Cornes et David Marrani (Université d’Essex). Leigh Oakes remercie encore Éric Darier, de Montréal, ainsi que Larry Sheehan, Martyn James et Ian Hogarth, de Melbourne, pour leur hospitalité. Jane Warren remercie de son côté Amanda Macdonald pour ses encouragements et ses conseils avisés. La rédaction et la traduction de l’ouvrage ont bénéficié du soutien financier du Arts and Humanities Research Council (subventions nos RG/14547, RL/111715 et AH/F500165/1), de l’Université de Melbourne, de la Délégation générale du Québec à Londres et du Secrétariat à la politique linguistique.
1 Introduction
L
E 29 JUIN 2000, le gouvernement du Québec, formé par le Parti Québécois, créait la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec. Craignant que l’avenir de la langue française ne soit menacé par de nouvelles réalités telles que la diversité ethnique croissante et la mondialisation, le gouvernement donnait à la Commission le mandat « d’identifier et analyser les principaux facteurs qui influencent la situation et l’avenir de la langue française au Québec, de dégager les perspectives et les priorités d’action pertinentes, de procéder à l’examen des articles de la Charte de la langue française mis en cause et, enfin, de présenter des recommandations visant à assurer l’usage, le rayonnement et la qualité de la langue française au Québec » (Gouvernement du Québec, 2001a : i). Pour s’acquitter de ce mandat, le président Gérald Larose et son équipe de neuf commissaires et un secrétaire ont tenu, à la fin de l’an 2000 et au début de 2001, une série d’audiences publiques régionales et nationales, des journées thématiques, ainsi qu’un colloque international ; toutes ces activités ont permis de dresser une longue liste de mémoires et de présentations qui ont servi de base aux délibérations de la Commission1. Dans 1. Les neuf commissaires de la Commission étaient Josée Bouchard, Hélène CajoletLaganière, Stéphane Éthier, Patricia Lemay, Norm Lopez-Therrien, Stanley Péan, Gary Richards, Marie-Claude Sarrazin et Dermod Travis. Jean-Claude Corbeil en était le secrétaire. Bien que le site Internet officiel de la Commission n’existe plus, on peut consulter les mémoires des audiences publiques nationales à partir du site Internet du Secrétariat à la politique linguistique (http://www.spl.gouv.qc.ca/langue/index.html). De plus, le corpus de la « Commission des États généraux sur la langue française », disponible sur le site Internet du Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois de l’Université de Sherbrooke (http://www.usherbrooke.ca/catifq/ corpus), contient tous les mémoires présentés lors des audiences régionales et nationales, les présentations lors des colloques thématiques et du colloque international, ainsi que des articles parus dans la presse francophone à l’époque des travaux de la Commission.
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son rapport final, la Commission Larose, ainsi qu’on l’appelait couramment, en est arrivée à la conclusion suivante : plus jamais la question linguistique ne devra être traitée de manière unidimensionnelle. La société québécoise est une société plurielle. Et le français, langue officielle et commune, est un élément déterminant de sa cohésion sociale. Les Québécoises et les Québécois sont prêts à passer à une autre étape. Il y a une volonté commune d’avancer vers un projet social inclusif, de construire un espace commun de vie et d’abaisser les barrières qui divisent la société québécoise selon l’origine ethnique. (Gouvernement du Québec, 2001a : 4)
Bien que les 149 résolutions qu’il proposait n’aient pas toutes été mises en application, le rapport de la Commission Larose marque néanmoins un tournant. Plus que tout autre document antérieur, il place résolument la politique et l’aménagement linguistiques québécois dans le cadre de la nouvelle approche civique de l’identité nationale, laquelle vise à unir les Québécois de toutes origines ethniques. Le rapport jetait ainsi les bases d’une nouvelle approche de la politique et de l’aménagement linguistiques convenant mieux à la réalité québécoise du XXIe siècle. Et cette nouvelle approche n’a pas manqué d’inspirer d’autres travaux, comme le montre l’ouvrage de Stefanescu et Georgeault (2005), intitulé Le français au Québec. Les nouveaux défis.
1.1
Objectifs, méthodologie et structure de l’ouvrage
Prenant le rapport de la Commission Larose pour point de départ, cet ouvrage souhaite apporter sa contribution au débat plus large entourant la nouvelle approche civique de l’identité nationale dans une perspective mondiale. Jusqu’à présent, ce débat a été largement dominé par les sciences politiques, la philosophie politique et la sociologie. En apportant une contribution fondée sur des préoccupations sociolinguistiques, les auteurs espèrent en tout cas élargir les perspectives. Contrairement à d’autres études, celle-ci ne sous-estime jamais le rôle de la langue, envisagée ici comme une composante essentielle et incontournable de l’identité nationale. En outre, la variété de français qui a cours au Québec est considérée dans toutes ses dimensions : l’ouvrage ne s’intéresse pas seulement aux questions relevant de la situation macro-sociolinguistique au Québec (aménagement linguistique et attitudes langagières, par exemple), mais aussi à celles relevant de la micro-sociolinguistique (variation linguistique et standardisation du
1 • Introduction
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français québécois, par exemple), généralement négligées dans les traitements non sociolinguistiques des questions relatives à la langue. Si d’autres disciplines peuvent bénéficier des contributions de la sociolinguistique, celle-ci peut à son tour profiter de leurs apports. Ces dernières années ont vu déferler toute une vague d’études sociolinguistiques concernant l’identité nationale, le nationalisme et la nation. Cependant, bon nombre de ces études ignorent les paradigmes théoriques utiles développés dans d’autres champs d’études, tandis que cet ouvrage en tiendra compte. Nous espérons que l’approche pluridisciplinaire adoptée ici contribue à une meilleure compréhension de la relation complexe qui existe entre la langue et l’identité nationale, non seulement au Québec mais aussi ailleurs dans le monde. Le Québec constitue en effet un laboratoire unique pour étudier la relation entre langue et nation, et c’est pourquoi les études qui abordent cette question dans d’autres contextes sociolinguistiques y font souvent référence. La réflexion sur la langue et l’identité nationale est très avancée au Québec. Selon un commentateur, « [d]’un point de vue comparatif, il n’est pas beaucoup d’endroits dans le monde où l’on se soit autant interrogé et de manière sérieuse sur cette question » (Karmis, 2003 : 102). Les cyniques pourraient y voir un certain égocentrisme québécois. Cependant, si l’on considère la tournure hautement critique que peut parfois prendre ce débat, il est plus probable que l’on doive y voir le signe d’une quête, par l’ensemble de la société québécoise, d’une certaine forme d’harmonie sociale. S’il n’est pas douteux que la société québécoise ait beaucoup à apprendre au reste du monde, elle a également beaucoup à retirer de lui et, par moments, on ne peut s’empêcher de remarquer l’absence d’une approche comparative dans le débat québécois. Notre étude se donne donc aussi pour objectif d’introduire certains éléments de comparaison entre la situation qui prévaut au Québec et celles qui existent dans d’autres contextes sociolinguistiques, à commencer par ceux que les auteurs connaissent le mieux. Le point de vue d’observateurs internes est certes nécessaire pour en arriver à une compréhension approfondie des particularités et des subtilités de la situation québécoise, mais le point de vue d’observateurs externes est tout aussi important puisqu’il permet un regard plus objectif. En ce sens, les auteurs de cette étude bénéficient du fait de n’être ni Québécois, ni Nordaméricains anglophones, tout en ayant une connaissance suffisante de l’anglais et du français pour pouvoir prendre part au débat des deux côtés. Cela les place en bonne position pour s’intéresser à l’un des défis identifiés par la Commission Larose :
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
Au Canada et à l’étranger, la politique linguistique québécoise est trop souvent perçue négativement. Le milieu des affaires et des médias en particulier la connaissent peu. Pour leur part, les Américains demeurent opposés à une législation qui leur semble réduire les libertés individuelles et limiter l’usage de l’anglais. Pour eux, langue et culture sont deux éléments séparés, ils ne voient pas bien comment la protection de la culture québécoise comprend également la protection de la langue française, bien que 25 États américains aient adopté des déclarations proclamant l’anglais langue officielle. Il faut donc développer la perception que la culture québécoise fait partie de l’héritage nord-américain et qu’il est nécessaire de la préserver. Il importe également de corriger les perceptions erronées de la loi linguistique québécoise et de son application. (Gouvernement du Québec, 2001a : 184)
La méthodologie mise au point pour atteindre nos objectifs comprend en premier lieu une synthèse et une analyse de sources primaires (publications officielles, études empiriques) et secondaires (articles et monographies scientifiques, débats tenus dans des journaux comme Le Devoir, La Presse et The Gazette). Elle tient compte aussi de données résultant d’entrevues semi-dirigées avec des représentants de divers organismes du gouvernement québécois ainsi qu’avec des universitaires intéressés par la question de la langue et de l’identité au Québec. Ces entrevues n’ont pas été analysées en elles-mêmes ; elles ont avant tout servi à esquisser un portrait impressionniste de l’état actuel de la société québécoise et de l’orientation qu’elle a prise en ce qui a trait aux questions de la langue et de l’identité nationale. Malgré la diversité des opinions politiques au sein de la société québécoise, il est possible d’identifier des points de convergence sur ces questions. En ce qui concerne la politique et l’aménagement linguistiques, par exemple, Gervais (2001) note les ressemblances fondamentales entre les points de vue des trois principaux partis politiques du Québec : le Parti Québécois (PQ), le Parti libéral du Québec (PLQ) et l’Action démocratique du Québec (ADQ). Dans l’optique de ce livre, il ne porte donc pas à conséquence qu’un gouvernement du PLQ ait été élu à peine deux ans après la publication du rapport de la Commission Larose (voir en annexe les dates d’entrée en fonction des récents premiers ministres du Québec et du Canada). Même s’ils ont des points de vue divergents sur les détails, les trois partis favorisent l’intervention de l’État dans les domaines de la langue, de l’amélioration de la qualité du français parlé au Québec, de l’apprentissage d’autres langues et de l’accroissement des pouvoirs du Québec en matière d’immigration (ce dernier point, nous le verrons, concernant aussi bien la
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question de la politique et de l’aménagement linguistique que celle de l’identité nationale). En ce qui a trait à l’attitude qui prévaut généralement au sein de la population concernant la question de l’identité nationale, malgré des différences évidentes dans le degré d’attachement au Québec et au Canada, on a souvent noté que même « les fédéralistes québécois sont d’abord et avant tout des nationalistes québécois » (Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec, cité dans Beiner, 2003 : 178). Bien que les points de vue de tel ou tel parti politique ou de tel ou tel gouvernement soient parfois mis en exergue dans les cas où ils se distinguent nettement des autres (en ce qui concerne la notion de citoyenneté québécoise, par exemple), le consensus relatif en matière de langue et d’identité nationale explique que cet ouvrage fasse souvent allusion tout simplement au « Québec » ou aux « autorités québécoises ». Indépendamment des discours politiques, force est cependant d’admettre que le Québec est partagé entre deux tendances : une affirmation de la différence, qui permet de promouvoir une identité distincte de celles du Canada anglais et des États-Unis ; et une ouverture à « l’autre », dans un contexte d’immigration qui fait progresser la diversité ethnique et linguistique et dans lequel le Québec cherche à se réconcilier avec les peuples autochtones tout en se rapprochant des anglophones de la province. La nécessité de trouver un équilibre entre ces deux tendances est aujourd’hui plus forte que jamais, et cela se reflète dans les trois questions qui ont guidé cette étude : 1o dans ses efforts pour maintenir une identité nationale distincte, quelle place le Québec fait-t-il aux nouvelles réalités qu’amènent la diversité ethnique et la mondialisation ? 2o comment le Québec agit-il pour créer un sentiment d’identité commune par l’intermédiaire de la langue ? 3o dans quelle mesure la politique officielle relative à ces questions est-elle compatible avec la diversité des expériences vécues par les minorités au Québec ? C’est autour de ces questions que s’articulent les trois parties de cet ouvrage. Dans la première, qui traite des nouveaux défis posés par la diversité ethnique et la mondialisation, le chapitre 2 fait état de l’origine et du développement de la conception civique et territoriale de l’identité québécoise, laquelle remonte à la Révolution tranquille, période au cours de laquelle la société québécoise a connu une importante transformation résultant de sa modernisation et de sa laïcisation. Au cours de la période suivant le référendum de 1995, cette nouvelle identité civique en est venue à être définie principalement en termes de citoyenneté ; l’idée d’une citoyenneté québécoise, parallèle à la citoyenneté canadienne, était destinée
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
à unir les Québécois de toutes origines ethniques et à favoriser ainsi un sentiment d’appartenance au Québec. Le chapitre 3 traite de la question de l’identité nationale d’un point de vue théorique ; nous y passons en revue certains des modèles de nation les plus connus et les plus développés qui ont été proposés pour le Québec. Autrefois prédominante, la conception ethnique de la nation a provoqué des tentatives de redéfinition de la nation en termes purement civiques. Cette conception très abstraite de la nation a en retour suscité la proposition de modèles cherchant à réintroduire des éléments ethniques dans un cadre civique général. En plus de faire face au défi de la diversité ethnique, le Québec contemporain doit composer avec la réalité d’un monde globalisant dans lequel l’anglais fait figure de lingua franca. Le chapitre 4 évalue dans quelle mesure le Québec est apte à tirer avantage des occasions que présente la mondialisation pour « agir localement » et faire progresser ses propres objectifs linguistiques et culturels dans un contexte de coopération mondiale. Ce chapitre se concentre sur les questions linguistiques et culturelles soulevées dans deux arènes internationales d’importance pour le Québec : celle des Amériques, considérées en tant qu’espace de pluralité linguistique et culturelle et celle de la Francophonie, envisagée comme réseau mondial faisant contrepoids au monde anglophone. Les deux chapitres de la deuxième partie traitent de l’utilisation d’une langue commune en vue de créer un sentiment d’identité commune. Le chapitre 5 traite des interventions gouvernementales effectuées depuis les années 1960 pour protéger et promouvoir le français au Québec en une sorte d’aménagement linguistique qu’on nomme d’habitude « aménagement du statut » (Kloss, 1969). Après un aperçu des jalons importants dans l’aménagement du statut du français au Québec, ce chapitre examine la façon dont les autorités espèrent encourager l’adoption du français comme langue de communication publique par un nombre grandissant d’immigrants, ces derniers étant perçus comme le groupe de Québécois dont dépend l’avenir du français. Le chapitre 6 est consacré au débat concernant la variété de français à promouvoir : le français utilisé communément au Québec ou le français tel qu’il est utilisé en France (souvent confondu avec le « français standard » ou le « français international »). Depuis l’émergence au XIXe siècle du mythe d’un patois canadien-français, les Québécois francophones ont souffert d’un fort sentiment d’insécurité linguistique provenant de la perception que leur
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variété de français manquait de qualité. Avec l’approche civique de l’identité québécoise, on s’interroge de nouveau sur le genre de français que le Québec devrait offrir à ses immigrants et on se demande si les Québécois devraient abandonner leur variété particulière de français pour adopter un français dit « international » afin de faire preuve d’un véritable sens civique. Les chapitres 5 et 6 abordent également une troisième sorte d’aménagement linguistique qui concerne l’apprentissage des langues (Cooper, 1989), en l’occurrence l’apprentissage du français (québécois) ainsi que de l’anglais en tant que lingua franca mondiale. La troisième partie comprend trois chapitres consacrés à diverses expériences vécues par les minorités du Québec. Le chapitre 7 examine comment les immigrants eux-mêmes envisagent leurs relations avec la société québécoise et il explore les diverses significations que peut prendre la notion d’appartenance pour les Québécois issus de l’immigration ; on parle ici notamment d’un attachement à la ville de Montréal plutôt qu’à la province de Québec, et au multilinguisme plutôt qu’au français seulement. Le chapitre 8 examine dans quelle mesure les Québécois anglophones peuvent développer un véritable sentiment d’appartenance au Québec ainsi que dans quelle mesure la majorité francophone peut reconnaître les anglophones comme de « vrais » Québécois. Ce chapitre traite aussi des frontières qui s’estompent entre ces deux groupes du fait du bilinguisme et d’une mixité grandissante, en particulier dans la jeune génération d’anglophones. Le chapitre 9 examine comment le discours officiel sur les droits linguistiques des peuples autochtones du Québec, tel qu’il transparaît dans les politiques et les nouvelles ententes conclues entre les gouvernements fédéral et provincial et les diverses nations autochtones, cadre avec la vitalité des langues autochtones au sein même des Premières Nations. Le dernier chapitre résume les résultats de notre recherche en fonction des trois questions de départ et il se demande comment ces questions pourraient être résolues dans l’avenir. Il cherche aussi à montrer comment l’expérience québécoise en la matière pourrait servir d’exemple dans d’autres contextes sociolinguistiques à travers le monde. Avant de poursuivre, il est cependant nécessaire de définir les notions suivantes : identité sociale, identité ethnique, ethnicité, groupe ethnique, identité nationale, nationalisme, nation, mondialisation et citoyenneté. Extrêmement complexes, ces notions de base font l’objet de recherches intensives ; par conséquent, nous n’en retiendrons ici que les aspects les plus pertinents pour notre propos.
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
Identité sociale
Bien que le mot identité se rattache au latin idem « pareil », la construction de l’identité se fonde avant tout sur la différence. Toute identité se définit en effet par opposition à d’autres identités du même type, dynamique clairement démontrée dans le contexte des identités de nature sociale ou de groupe (voir Eriksen, 1993 : 10 et 62) ; ainsi, l’identité canadienne est largement définie par opposition à l’identité américaine, l’identité gaie par opposition à l’identité hétérosexuelle, etc. Cette façon de se différencier de « l’autre » est au cœur des considérations théoriques sur l’identité sociale. Élaborée dans le domaine de la psychologie sociale des relations intergroupes, la théorie de l’identité sociale (voir Tajfel, 1974 et 1978 ; Tajfel et Turner, 1986) se base sur une série de concepts liés à une séquence causale. Tout au long du processus général de socialisation, chaque individu apprend dès son jeune âge à se catégoriser lui-même et à catégoriser les autres comme appartenant à tel ou tel groupe social. Du point de vue de l’individu, les gens appartiennent soit au même groupe que lui (endogroupe), soit à un groupe différent (exogroupe) ; et l’identité sociale des individus résulte de la conscience qu’a chacun de son propre groupe social et des valeurs positives ou négatives qui lui sont associées (voir Giles, Bourhis et Taylor, 1977 : 319). Selon cette théorie, lorsque les individus comparent des groupes sociaux, ils favoriseront l’endogroupe et exerceront une discrimination à l’endroit de tous les exogroupes. Ce comportement centré sur l’endogroupe, qui se nourrit de mythes populaires et de stéréotypes, cherche à générer ou à maintenir le particularisme psychologique, ce qui conduit à une identité sociale positive. L’un des postulats de cette théorie est que les groupes sociaux, dans les sociétés occidentales, cherchent à créer et à maintenir des identités positives. De plus, l’identité n’est pas quelque chose de statique ; c’est la raison pour laquelle on parle habituellement de processus d’identification (voir Hall, 1990 : 222 et 1996 : 4). Toujours en mouvement, le processus de construction de l’identité sociale décrit ci-dessus est donc naturellement cyclique (voir la figure 1.1). La théorie de l’identité sociale distingue par ailleurs les identités dites « stables » de celles dites « instables » (Tajfel, 1978). Les identités et les comparaisons sociales sont dites stables quand « les relations de statut sont perçues comme étant immuables et faisant partie de l’ordre des choses » (Tajfel et Turner, 1986 : 22) : le groupe dominant demeure dominant et les minorités lui restent subordonnées. Il est plus fréquent cependant que les identités et les comparaisons sociales soient perçues comme étant instables. Ce sont ces « alternatives cognitives » (p. 22), qui permettent de concevoir
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Figure 1.1 Le processus de construction de l’identité sociale (selon la théorie de l’identité sociale)
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d’autres états des choses qui ont permis, par exemple, aux francophones du Québec de devenir « maîtres chez eux » avec l’avènement, au début des années 1960, de la Révolution tranquille (voir § 2.1). Mais l’insécurité identitaire ne touche pas uniquement des groupes subordonnés ; elle peut aussi affecter des groupes majoritaires : « Toute menace à la position clairement supérieure d’un groupe implique la perte potentielle de comparaisons positives et la possibilité de comparaisons négatives contre lesquelles il est nécessaire de se défendre » (p. 22). Placés dans une situation d’insécurité, les groupes dominants qui considèrent leur supériorité comme légitime tendent à accentuer les différences qui les caractérisent de façon à maintenir leur particularisme psychologique et l’identité sociale positive qui en résulte. Cette accentuation des différences se manifeste habituellement par un sentiment d’identité accru au sein du groupe dominant ainsi que par une augmentation de la discrimination à l’endroit des groupes minoritaires. Quant à ces derniers, l’insécurité identitaire implique que le groupe n’accepte plus son statut de subordonné. On assiste alors à diverses tentatives d’améliorer ce statut dans le but de se créer une identité plus positive au moyen de l’une ou de l’autre des stratégies identitaires suivantes (voir Tajfel et Turner, 1986 : 19-20) : la mobilité individuelle, la créativité sociale et la compétition sociale.
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La notion de mobilité individuelle fait référence à la décision d’un individu de se dissocier de son endogroupe et de s’assimiler à l’exogroupe dominant. Il s’agit d’une stratégie fréquemment observée chez les immigrants qui, au Québec par exemple, avaient autrefois tendance à s’assimiler à l’élite anglophone. Après les lois linguistiques adoptées dans les années 1970 (voir le chapitre 5), de plus en plus d’immigrants se sont assimilés à la majorité francophone, aujourd’hui dominante. Et même si, de nos jours, on met davantage l’accent sur l’intégration que sur l’assimilation, la stratégie de la mobilité individuelle continue d’être employée par bon nombre d’immigrants, notamment par ceux de la deuxième génération et des générations suivantes (voir § 7). Pour sa part, le concept de créativité sociale renvoie à une stratégie de groupe, laquelle peut se manifester de trois façons. D’abord, des symboles auparavant perçus négativement peuvent être redéfinis de manière à prendre une valeur plus positive. Ainsi, les modes de vie traditionnels des populations autochtones, telles que ceux des onze Premières Nations établies dans les limites du territoire québécois (voir le chapitre 9), autrefois rejetés comme « primitifs », sont maintenant souvent considérés comme plus écologiques que ceux des sociétés occidentales axées sur la consommation. De plus, de nouveaux symboles positifs peuvent être créés de toutes pièces, ainsi que le font certains groupes marginalisés qui cherchent à se distinguer en créant de nouvelles contre-cultures. Une telle stratégie a été observée par Roosens (1989) dans ses travaux sur les Hurons du Québec, surtout en ce qui concerne la réinterprétation de l’histoire par des leaders hurons soucieux de raviver leur culture en voie de disparition : Ces Indiens [sic] ont délibérément cherché à développer une contre-culture huronne. Lorsque j’ai comparé les caractéristiques de cette culture néohuronne avec les cultures décrites dans les documents historiques, j’ai constaté que l’essentiel des traits modernes, presque tout en fait, était contrefait, qu’il s’agisse des objets folkloriques, des coiffures, des mocassins, des costumes de parade « indiens », des canots, des objets de poterie, de la langue ou de la musique. (Roosens, 1989 : 46-47)
Enfin, le concept de créativité sociale désigne le processus par lequel un endogroupe choisit délibérément de se comparer à un exogroupe moins favorisé que lui. Par exemple, une minorité peut se considérer comme dominante au sein d’une hiérarchie de minorités appartenant toutes à une même société. Ainsi, Rosenberg et Simmons (1972) ont découvert que les Noirs américains qui se comparaient à d’autres Noirs – plutôt qu’à des Blancs – faisaient montre d’une identité sociale plus positive. Des compa-
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raisons sociales peuvent aussi être établies en fonction d’autres critères que l’ethnicité, comme la classe sociale. La compétition sociale est la dernière des trois stratégies auxquelles les groupes sont susceptibles de recourir pour générer une identité sociale plus positive. À l’inverse de la créativité sociale, dont l’objectif est d’améliorer le statut social subjectif du groupe, cette stratégie se fonde sur la compétition pour des ressources objectives (Tajfel et Turner, 1986 : 20). On trouve un bon exemple de cette stratégie dans le désir des Québécois francophones de renverser les inégalités sociales du passé : tandis qu’en 1961, les Canadiens français occupaient le bas de l’échelle salariale de 14 groupes ethniques, juste devant les Italiens et les autochtones, un francophone bilingue, en 1980, gagnait en moyenne plus qu’un anglophone bilingue ou unilingue (voir Dion, 1991 : 297). Comme de telles ressources objectives sont rares, la compétition sociale peut conduire au conflit et à l’antagonisme entre les groupes en question. Ce choix offre néanmoins la possibilité de générer des comparaisons sociales plus favorables qui, à leur tour, engendrent une identité sociale positive. Bien que la théorie de l’identité sociale ait été conçue pour expliquer les circonstances dans lesquelles les individus choisissent d’agir en groupe, il est reconnu que les individus désirent parfois mettre de l’avant leur identité personnelle, ou même une identité d’un niveau plus élevé. La théorie de l’auto-catégorisation (voir Turner, 1985 ; Turner et al., 1987 : 42-67 ; Turner et Oakes, 1989), qui peut être combinée avec la théorie de l’identité sociale, a été développée précisément pour déterminer le niveau d’identité (personnelle/individuelle, sociale/de groupe, ou humaine) qu’une personne valorise à un moment précis. Contrairement à ce que l’on pourrait d’abord penser, la théorie de l’identité sociale peut aussi prendre en compte ce que l’on appelle souvent les identités multiples. Ce terme est parfois employé pour désigner la capacité d’un individu à posséder simultanément diverses identités sociales : tout en appartenant à un groupe ethnique donné, un même individu peut aussi s’identifier à un autre groupe, par exemple à une communauté religieuse, à une certaine classe socio-économique, à une catégorie sexuelle (voir A. D. Smith, 1991 : 4-8). Un tel phénomène ne contredit cependant pas la théorie de l’identité sociale, puisque les processus d’identification se déroulent simultanément à chacun des différents niveaux de l’identité. Les identités multiples qui nous intéressent ici sont celles qui se rencontrent chez les individus appartenant à plusieurs groupes de même nature et qui se manifestent à un même niveau de l’identité, par exemple, quand ils revendiquent deux identités ethniques ou plus. En apparence, les
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
identités multiples constituent un problème pour la théorie, laquelle suppose qu’il n’y ait qu’un endogroupe perçu de façon positive et que tous les exogroupes soient perçus de façon négative. Mais dans ce cas, qu’en serait-il par exemple de ces Québécois qui n’ont aucune peine à concilier leurs identités québécoise et canadienne ? De prime abord, la théorie de l’identité sociale amène à supposer que l’une de ces deux identités devrait être perçue de façon négative, ce qui pourrait effectivement être le cas s’il était question de deux identités distinctes. C’est la raison pour laquelle le terme identités multiples nous semble inapproprié : s’il est possible de parler d’affinités ou de loyautés multiples, les individus ne peuvent en réalité posséder qu’une seule identité. Comme le souligne Maalouf (1998 : 34), « l’identité est faite de multiples appartenances ; mais il est indispensable d’insister tout autant sur le fait qu’elle est une, et que nous la vivons comme un tout ». Malgré leur nature hybride, les identités dites multiples n’en restent pas moins des entités distinctes des autres identités. En pratique, cela signifie que l’identité d’un Québécois qui se sent à la fois Québécois et Canadien se construit par opposition aux identités de ceux qui se sentent seulement Canadiens et de ceux qui se sentent seulement Québécois.
1.3
Identité ethnique, ethnicité et groupe ethnique
En tant que forme d’identité sociale, l’identité ethnique se construit par opposition à d’autres identités ethniques. En effet, « parler d’un groupe ethnique totalement isolé est aussi absurde que de parler du son que l’on ferait en applaudissant d’une seule main » (Eriksen, 1993 : 9) : Une communauté n’ayant aucun contact avec d’autres races, langues ou cultures se perçoit elle-même comme la représentation du genre humain plutôt que de l’une de ses branches. Cela se reflète dans les noms ethniques que les peuples primitifs [sic] aiment à se donner lorsqu’on leur demande qui ils sont, et qui signifient « les hommes ». Lors d’un premier contact avec des gens d’une autre race, la première réaction est de traiter ces derniers comme des ancêtres. (Pipes, 1975 : 454)
Cette observation soulève des questions quant à la nature même de l’ethnicité. Les approches primordialistes font valoir que l’ethnicité est une donnée de l’existence humaine, un produit des liens du sang, et donc que l’identité ethnique est une caractéristique immuable du groupe (voir Shils, 1957 ; Geertz, 1973). C’est pourquoi le primordialisme a aujourd’hui « acquis des connotations péjoratives de fixité, d’essentialisme et de naturalisme » (A. D. Smith, 2001 : 53). Par contraste, les approches situationnalistes
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ou constructivistes considèrent l’identité ethnique comme malléable, variable selon les situations et selon la façon dont les individus veulent se représenter à certains moments particuliers (voir A. Cohen, 1974a). Cette approche ouvre donc la voie à une utilisation instrumentale ou politique de l’ethnicité, par exemple par des élites désirant mobiliser des groupes de taille importante pour appuyer leur quête de pouvoir (voir Brass, 1991 ; voir aussi A. D. Smith, 1991 : 20 ; Bulmer, 2001 : 71). Si les identités ethniques résultaient exclusivement de processus politiques, il deviendrait alors possible, comme le notent de nombreux commentateurs, de convaincre les individus qu’ils appartiennent à une autre ethnicité : « Comme un tel exploit est évidemment impossible, l’ethnicité doit comprendre une dimension non instrumentale et non politique » (Eriksen, 1993 : 55). Il est évident que toute définition d’un groupe ethnique doit comprendre des éléments de primordialisme et de situationnalisme : Un groupe ethnique est un type de collectivité culturelle qui met en valeur le rôle des mythes originels et de la mémoire historique, et qui est reconnu par une ou plusieurs différences culturelles comme la religion, les coutumes, la langue ou les institutions. De telles collectivités sont doublement « historiques » en ce sens que non seulement la mémoire historique est essentielle à sa perpétuation, mais encore que chacun de ces groupes ethniques est le produit de forces historiques spécifiques et qu’il est donc sujet au changement et à la dissolution dans l’histoire. (A. D. Smith, 1991 : 20)
Une autre difficulté relative à la définition de l’ethnicité, et liée en partie au débat ayant trait au primordialisme et au situationnalisme, concerne sa relation avec la culture. À l’un des extrêmes se trouvent les définitions étroites de l’ethnicité, que l’on dissocie de la culture en se basant sur une hypothétique origine biologique (voir Poole, 1999 : 39, par exemple). Non seulement cette vision est-elle soutenue par certains spécialistes, mais elle tend à prendre une certaine prédominance dans certaines langues. Par exemple, « les connotations associées en français au mot ethnie (« groupes ethniques ») sont parfois étrangement proches des notions passées de race ou des notions réifiantes de “cultures” » (Eriksen, 1993 : 161). En réalité, pour la plupart des groupes ethniques, il s’agit moins d’origine biologique que d’origine mythico-biologique, de « parenté métaphorique » ou « fictive » (Eriksen, 1993 : 34 et 68 ; voir aussi A. D. Smith, 2001 : 52). À l’autre extrême, l’ethnicité et la culture sont conçues comme indissociables. Par exemple, A. Cohen (1974b) fait valoir que les courtiers en valeurs mobilières londoniens peuvent être considérés comme un groupe ethnique, étant donné qu’ils sont relativement endogames (c’est-à-dire qu’ils tendent à se marier à l’intérieur de la même classe socio-économique) et qu’ils partagent une
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
même idée de la culture. Il est indéniable qu’il est souvent difficile de séparer clairement les deux concepts. Comme le souligne G. Bouchard : il semble qu’on ne puisse trouver nulle part une définition précise de l’ethnicité qui fasse clairement ressortir la spécificité de celle-ci par rapport à la culture envisagée globalement. En conséquence, ces deux notions se chevauchent et on ne sait jamais dans quelle mesure des réalités qui relèvent de l’une se trouvent également incluses dans l’autre. (G. Bouchard, 1999 : 26 ; voir aussi G. Bouchard, 1997 : 128)
Compte tenu de cette difficulté, notre étude adopte une position intermédiaire entre les deux extrêmes décrits ci-dessus. En effet, l’identité ethnique est considérée ici dans son sens large, ce qui implique un certain recoupement avec le concept d’identité culturelle. Elle distingue cependant clairement les deux concepts en raison du mythe de l’origine commune, le « sine qua non de l’ethnicité » (A. D. Smith, 1986 : 24). Que l’origine commune doive être comprise en termes mythologiques souligne le fait que l’identité ethnique se fonde en grande partie sur des attributs subjectifs. En effet, d’autres caractéristiques des groupes ethniques, tels que les souvenirs historiques partagés et l’attachement à un certain territoire, relèvent elles aussi du mythe et de la subjectivité (voir A. D. Smith, 1991 : 22-23). À cause de l’importance de cette dimension subjective, il peut être utile de considérer l’identité ethnique en termes de frontières (voir Barth, 1969). Cela a pour effet de déplacer l’accent mis sur le contenu culturel objectif, qui est plutôt fluide dans le temps, pour le reporter sur les attitudes et les représentations subjectives des membres individuels d’un groupe. Ainsi, « Barth fait valoir que la variation culturelle peut en fait être un effet et non une cause des frontières » (Eriksen, 1993 : 39). D’une certaine façon, l’approche de Barth peut donc être perçue comme étant de nature situationnelle ; elle explique comment le contenu culturel peut être manipulé ou politisé dans le but de maximiser la distinction psychologique par rapport à d’autres groupes ethniques. Comme Barth s’en explique lui-même, « certains facteurs culturels sont utilisés par les protagonistes comme des signaux et des emblèmes de différences, d’autres sont négligés et dans certaines relations des différences radicales sont minimisées et niées » (1981 : 203)2.
2. Le fait que Barth soutienne que certains facteurs culturels sont négligés implique que ceux-ci existent tout de même. C’est vraisemblablement une des raisons qui a porté A. Cohen (1974a : xii-xv) à l’accuser de promouvoir une vision de l’ethnicité non pas situationnelle, mais plutôt primordialiste (voir Eriksen, 1993 : 54-5).
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Grâce à la théorie de l’identité sociale, l’observation de Barth permet, par exemple, de mieux comprendre pourquoi la langue est devenue la composante principale de la culture québécoise. Depuis la Révolution tranquille, au cours de laquelle le Québec a vécu une libéralisation et une modernisation rapides (voir § 2.1), de nombreux Québécois francophones ont le sentiment que la seule chose qui les distingue des Canadiens anglophones du Québec ou d’ailleurs au Canada est leur langue (voir Dion, 1991 : 304) : « la langue satisfait le mieux aux fins de l’auto-catégorisation dans la mesure où elle maximise le contraste entre les différences intergroupes et les ressemblances infragroupes dans le Québec d’aujourd’hui » (Sachdev et Bourhis, 1990 : 218-219). Enfin, il importe de souligner ici que le concept d’identité ethnique ne concerne pas seulement les minorités. En effet, même s’ils préfèrent évoquer l’identité nationale ou le patriotisme (voir § 1.4), « les majorités et les peuples dominants ne sont pas moins “ethniques” que les minorités » (Eriksen, 1993 : 4). Ainsi, on peut dire qu’il existe un groupe ethnique canadien-anglais et un groupe ethnique canadien-français (voir Breton, 1988). Avec le déclin du concept de Canada français (voir § 2.1), certains commentateurs récusent ce dernier terme, estimant que le terme canadienfrançais est aujourd’hui dépassé et chargé de connotations négatives. On a beaucoup débattu de la possibilité de recourir à un autre terme pour désigner la majorité ethnique du Québec ; on a proposé Québécois (terme français passé en anglais où il s’oppose à Quebecer) (voir Adelman, 1995 ; Feldstein, 2003 : xvii–xviii), francophones québécois (voir Bouchard, Rocher et Rocher, 1991), Franco-Québécois (voir G. Bouchard, 2000 : 56) et Québécois d’héritage canadien-français (voir Létourneau, 2000 : 107). Dans la mesure où Québécois, utilisé en anglais comme certains le proposent, perpétue une définition essentiellement ethnique de l’identité québécoise, il va à l’encontre des efforts de tous les gouvernements québécois. Pour sa part, francophones Québecois met l’accent davantage sur la langue que sur l’ethnicité. Comme le note Juteau (2000 : 211), il est « important de différencier ces Canadiens français des francophones puisqu’il y a des francophones québécois qui ne sont pas des Canadiens français » (sur l’importance de reconnaître l’identité ethnique du groupe majoritaire du Québec, voir §§ 3.4 et 3.5). FrancoQuébécois est quant à lui ambigu : l’élément franco fait-il référence à la langue française ou à un groupe ethnique « français » ? Enfin, Québécois d’héritage canadien-français, bien que techniquement correct, est maladroit car trop long. Dans la présente étude, nous utilisons le terme Canadiens français pour deux raisons. Comme notre étude se limite au Québec, il n’y a pas de confusion possible avec les francophones des autres régions du Canada. Et,
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
de façon plus importante encore, nous reconnaissons que l’ethnicité canadienne-française d’autrefois ne correspond plus à l’identité canadienne-française d’aujourd’hui. C’est l’argument qu’avance Juteau (2000 : 211) pour justifier la réintroduction du terme Canadien français pour désigner la composante ethnique majoritaire de la nation québécoise.
1.4
Identité nationale, nationalisme et nation
Autre forme d’identité culturelle collective, l’identité nationale s’apparente plus ou moins à l’identité ethnique, de la même façon que les concepts de nation et de groupes ethniques se recoupent. Comme l’identité ethnique et les groupes ethniques, l’identité nationale et les nations ne se définissent pas seulement en termes objectifs (langue, religion, coutumes, territoire et institutions, par exemple) ; elles se définissent aussi en termes subjectifs (attitudes, sentiments et perceptions, par exemple), ce qui contribue forcément à faire de la nation une sorte de « communauté imaginaire » (Anderson, 1983). Le concept de nation fait aussi l’objet d’un débat entre le primordialisme et l’instrumentalisme. Il s’agit de savoir si les nations sont destinées à durer ou n’existent qu’en tant que produit de l’ère moderne, quelle que soit la définition qu’on en donne (voir Anderson, 1983 ; Gellner, 1983 ; Hobsbawm 1992), ou bien si elles sont des phénomènes modernes construits sur la base de noyaux ethniques prémodernes (voir A. D. Smith, 1986 et 1991 : 37-42). Si les concepts de nation et de groupe ethnique présentent de nombreux points communs (voir la section supérieure du tableau 1.1), ils n’en présentent pas moins d’importantes différences (voir la section inférieure du tableau 1.1). Les nations peuvent donc être distinguées des groupes ethniques du fait qu’elles se caractérisent ordinairement par une culture publique commune à tous leurs membres, ainsi que du fait qu’elles occupent normalement leurs foyers territoriaux (que ceux-ci correspondent ou non à des États indépendants) ; elles possèdent aussi des codes de lois comportant des droits et des devoirs communs à tous et elles possèdent une division du travail ou une unité économique communes (voir aussi A. D. Smith, 1991 : 40). Comme il répond à tous ces critères, le Québec constitue donc bien une nation, ce que conteste cependant une minorité de personnes (voir Nemni, 1998, par exemple).
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Tableau 1.1 Attributs des groupes ethniques et des nations Groupe ethnique Nom propre Mythes communs quant aux origines, etc. Souvenirs communs
Nation Nom propre Mythes communs Histoire commune
Différence(s) culturelle(s) Lien avec le foyer territorial Solidarité partielle (chez l’élite)
Culture publique commune Occupation du foyer territorial Droits et devoirs communs Économie unique
Source : A. D. Smith (2001 : 13).
Dans les études sur la nation et le nationalisme (entendu ici au sens large, c’est-à-dire comme toute expression ou manifestation de l’identité nationale3), on distingue habituellement deux modèles idéaux : le modèle dit ethnique et le modèle dit civique. Le nationalisme ethnique considère en gros la nation comme une extension du groupe ethnique. Comme c’est le cas pour ce dernier, cependant (voir § 1.3), les origines communes aux membres de la nation sont souvent comprises dans un sens métaphorique. C’est la raison pour laquelle ce type de nation est parfois appelé nation culturelle. Le nationalisme civique, quant à lui, permet d’unir des individus de différents groupes ethniques autour de valeurs et d’institutions communes, donnant ainsi naissance à une nation de nature plutôt territoriale ou politique (voir Renan, 1882)4. Certains font remarquer qu’il ne s’agit 3. Le terme nationalisme s’utilise dans toute une variété de sens à la fois par les spécialistes et par la population en général. Certains commentateurs le réservent pour parler d’un « langage » ou symbolisme de la nation, d’un mouvement sociopolitique, ou d’une idéologie plutôt que de la conscience nationale ou d’un sentiment (A. D. Smith, 1991 : 72-3 et 2001 : 5-9). D’autres font la distinction entre le nationalisme officiel dont font preuve les autorités d’une part, et le sentiment nationaliste quotidien de la population en général de l’autre (Canet, 2003 : 149-50). Contrairement aux affirmations de nombre de ses détracteurs, le nationalisme n’est pas forcément associé à la violence, mais s’exprime également dans des formes moins pernicieuses, comme le « nationalisme banal » (Billig, 1995). Il n’est pas non plus nécessairement relié aux idéologies de droite : « À cause de l’accent qu’il met sur l’égalité des citoyens, il peut être une idéologie de gauche » (Eriksen, 1993 : 107). 4. Tirant ses origines de l’opposition entre Kulturnation et Staatsnation de Meinecke (1970 [1907]) et plus particulièrement de la distinction que fait Kohn (1944) entre les nationalismes « oriental » et « occidental », la dichotomie ethnique/civique a maintenant donné naissance à toute une série de variantes terminologiques : culturel par opposition à politique, émotionnel par opposition à rationnel, volontariste par opposition à organique, etc. (voir Brown, 2000 : 53-4 ; Spencer et Wollman, 2002 : 96-7).
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
pas là de nationalisme, mais de patriotisme, c’est-à-dire de « l’attachement émotif que l’on porte à son État ou à son pays, ainsi qu’à ses institutions politiques » (Connor, 1993 : 374). Malgré une popularité qui ne se dément pas, la dichotomie ethnique/ civique a fait l’objet de beaucoup de critiques ces dernières années, en particulier dans le contexte du débat québécois sur le modèle de nation à adopter. Venne, par exemple, estime qu’il s’agit d’une « fausse dichotomie [qui] est aujourd’hui largement dépassée » (2000d : 22), tandis que Bourque soutient que « le nationalisme québécois ne peut plus être saisi à partir de l’opposition surannée entre civisme et ethnicisme » (2000 : 165). Le critique le plus incisif est peut-être Seymour qui, avec ses collaborateurs, affirme que cette dichotomie a donné naissance à des explications qui « tracent un portrait incomplet et conduisent à une compréhension déformée du phénomène complexe qu’est devenu le nationalisme » (Seymour et al., 1996 : 2). L’objection principale de ces commentateurs et de bien d’autres, comme Taylor, tient au fait que la dichotomie ethnique/civique conduit à des interprétations essentialistes qui occultent le fait que la plupart des nations fonctionnent en réalité à la fois sur les plans ethnique et civique : La fameuse distinction que l’on invoque inlassablement dans nos discussions actuelles, entre les régimes « ethnique » et « civique » [...], ne cadre pas bien avec notre situation, car en fait la majorité des sociétés démocratiques de nos jours sont des créations hybrides. Fortement ancrées dans un libéralisme « républicain », elles se définissent aussi par un ou des groupes ethniques qui en forment le noyau. (Taylor, 2000 : 38)
Schnapper en arrive au même constat : « [l]es nations différentes sont toutes “ethniques” et “civiques”, mais elles sont différemment “ethniques” et “civiques” » (1996 : 233). Mais, tout en affirmant qu’il faut aller au-delà de l’opposition ethnique/civique, Schnapper recourt elle-même à ces deux termes ; à sa façon, elle apporte donc de l’eau au moulin de ceux qui croient que la dichotomie ethnique/civique reste malgré tout un « outil analytique et heuristique très utile » (A. D. Smith, 1996-1997 : 9). Le fait que toutes les nations présentent, à divers degrés, des composantes à la fois ethniques et civiques n’est pas une raison pour rejeter ces notions ; ce n’est pas la dichotomie en tant que telle qui est dépassée, mais l’idée que des nations peuvent être exclusivement ethniques ou civiques. En d’autres mots, l’opposition ethnique/civique reste valable, comme le démontre Schnapper, non pas pour catégoriser les nations comme étant ethniques ou civiques, mais bien pour décrire les différentes dimensions qui composent une nation
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et la multitude des composantes objectives et subjectives qui ont servi à la construire au fil du temps. Dans un même ordre d’idées, il importe maintenant de distinguer les concepts de nation et de nationalisme. Bien qu’il n’existe pas de nation purement ethnique ou purement civique, les termes ethnique et civique peuvent tout de même être utiles pour décrire les différents nationalismes ou les conceptions d’une même nation à divers moments de son histoire (en comparant les différentes conceptions de la nation valorisées par les gouvernements successifs, par exemple), soit à un moment particulier de cette histoire (en comparant les différentes représentations que les milieux officiels et non officiels se font de la nation). Comme nous le verrons au § 2.1, différentes formes de nationalisme ont été promues à travers diverses périodes de l’histoire du Québec. Par ailleurs, au cours d’une même période, différents points de vue peuvent s’opposer, comme l’illustre l’extrait suivant : Est Québécois ou Québécoise celui qui vit sur le territoire du Québec. Cette définition est inclusive. Elle associe l’identité québécoise au fait d’appartenir à une même communauté politique. Elle fait reposer cette identité sur la citoyenneté. Cependant cette conception n’est pas complètement intériorisée par la population. Il subsiste encore une perception trop largement répandue selon laquelle être Québécois veut dire : « Québécois francophone de souche », ou encore d’origine canadienne-française. (Bloc Québécois, 1999, cité dans Canet, 2003 : 136)
Au lieu de transcender catégoriquement la dichotomie ethnique/ civique, il conviendrait plutôt de tenter d’en réconcilier les deux pôles : l’ethnique et le civique ne devraient pas être considérés comme mutuellement exclusifs mais plutôt comme allant de pair, malgré un irréductible degré de tension entre les deux. Seymour et al. (1996 : 6) soutiennent que de telles tentatives de réconciliation demeurent malgré tout « sous l’emprise » de la dichotomie ethnique/civique qu’ils ne font qu’accréditer (voir aussi Karmis, 2003 : 101 et 116). Cependant, même les plus fervents adversaires de l’opposition ethnique/civique ne peuvent s’empêcher d’y faire eux-mêmes référence, de façon implicite ou explicite, dans leurs travaux, ce qui montre bien que cette opposition reste utile et qu’elle est admise par bien des gens.
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1.5
Langue, citoyenneté et identité au Québec
Mondialisation
Des spécialistes de diverses disciplines cherchent à comprendre en quoi consiste réellement la mondialisation, phénomène devenu le « cliché de notre époque » (Held et al., 1999 : 1), comme le montrent les nombreux travaux consacrés à cette question. Pourtant, plus le concept de mondialisation est étudié, plus sa signification se fait vague et difficile à saisir (voir Meyer et Geschiere, 1999 : 1 ; Nederveen Pieterse, 2004 : 8). Une bonne part de cette imprécision découle du fait que les chercheurs décrivent des réalités différentes ; en effet, dans bien des cas, « il n’est pas évident que les différents spécialistes qui évoquent la mondialisation parlent de la même chose ni même qu’ils se penchent sur le même problème » (Ferguson, 1992 : 69). En outre, on confond souvent mondialisation et internationalisation, ou du moins on les distingue mal (voir Jucquois, 1995 : 80). Cependant, la « mondialisation, il faut le souligner, n’est pas la même chose que l’internationalisation. Elle ne concerne pas que des liens plus étroits entre les nations, mais concerne des processus tels que l’émergence d’une société civile globale qui traverse les frontières des nations » (Giddens, 1998 : 137). La confusion avec le concept d’internationalisation explique les grandes divergences d’opinions quant à l’origine de la mondialisation5. À l’instar de Giddens, nous considérons qu’il s’agit d’une étape avancée de l’internationalisation (voir aussi Jucquois, 1995 : 317 et 322), et qu’à ce titre, elle constitue un phénomène relativement récent. Le nouvel ordre mondial (par opposition à international) en émergence, que l’avènement du néolibéralisme a contribué à créer, a été renforcé par « l’ouverture » de l’Europe de l’Est qui a suivi la fin de la Guerre froide à la fin des années 1980, époque où le mot mondialisation a commencé à apparaître dans les cercles savants et médiatiques (voir Giddens, 1998 : 28). En ce qui concerne la culture, qui nous intéresse ici, les réactions à la mondialisation peuvent être classées en trois catégories (voir Held et al., 1999 : 3-10). Les « hypermondialistes » (Hamelink, 1983 ; Reich, 1992 ; Ohmae, 1995, par exemple) considèrent que l’impact des médias occidentaux 5. Par exemple, Robertson (1992 et 1995) considère que le phénomène existe depuis le milieu du XVe siècle, époque qui a vu apparaître la cristallisation de différentes conceptions des relations internationales et le début des expositions internationales (Robertson 1992 : 49 et 58). Le même spécialiste fait en effet la distinction entre différentes étapes de la mondialisation, la plus récente – « l’étape de l’incertitude » – ayant commencé à la fin des années 1960 (Robertson 1992 : 59). Held et al. (1999 : 424) estiment que la « mondialisation contemporaine » a débuté encore avant, soit dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale.
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et du consumérisme conduiront à une homogénéisation culturelle. Que cette homogénéisation soit perçue positivement comme une étape inévitable sur la voie de la création du « village global » (McLuhan, 1962), ou rejetée en tant que forme d’impérialisme culturel occidental, on s’entend généralement pour dire que le monde s’uniformise à un rythme accéléré. Il est en effet évident que le mouvement mondial de la consommation culturelle a déjà eu pour conséquence une certaine homogénéisation, ce que certains considèrent comme équivalent à l’américanisation du monde (voir Schiller, 1985 ; Hall, 1991 : 28 ; Ritzer, 1998). Une vision si extrême de la mondialisation « ne parvient [cependant] pas à tenir compte des moyens par lesquels les produits culturels sont consommés localement, lus localement et transformés dans ce processus » (Held et al., 1999 : 373). Contrairement aux hypermondialistes, les « transformationnistes » (Giddens, 1990, par exemple) prédisent une « indigénisation » (Appadurai, 1990 : 295) de la culture mondiale, voire l’émergence de nouvelles cultures « créolisées » (Hannerz, 1990 et 1991) ou « hybridées » (Nederveen Pieterse, 1995 et 2004). Enfin, les « sceptiques » (Hirst et Thompson, 1996, par exemple), quant à eux, doutent que l’impact de la mondialisation sur la culture puisse être aussi profond et durable qu’on ne le croit souvent. Notre étude adopte une position intermédiaire entre celle des transformationnistes et celle des sceptiques. En d’autres mots, elle considère que les théories de la mondialisation avancées par les hypermondialistes ont eu tendance à minimiser l’importance de la culture, et en particulier le pouvoir de l’identité culturelle (voir Castells, 1997). Les travaux de plus en plus nombreux qui se sont intéressés à la dimension socioculturelle de la mondialisation (Featherstone, 1990 ; Hannerz, 1991 ; Robertson, 1992 ; Appadurai, 1996 ; Tomlinson, 1999 ; Nederveen Pieterse, 2004, par exemple) ont montré que les tendances à l’homogénéisation, qui semblent inhérentes à la mondialisation, encouragent paradoxalement « une hétérogénéité culturelle continue et même renforcée » (Meyer et Geschiere, 1999 : 2). Comme l’explique un spécialiste, « la fragmentation ethnique et culturelle et l’homogénéisation moderne sont pas deux visions opposées de ce qui est en train de se passer dans le monde d’aujourd’hui, mais bien deux tendances constitutives de la réalité mondiale » (Friedman, 1990 : 311). En d’autres mots, « le mondial et le local sont deux facettes d’un même mouvement » (Hall, 1991 : 27 ; voir aussi Beiner, 2003 : 23). C’est la raison pour laquelle Robertson suggère de remplacer le terme mondialisation6 par glocalisation7 (1995 : 26). 6. Globalisation en anglais. 7. Formé à partir des mots anglais global et local, sur le modèle de globalisation, ce terme signifie qu’une certaine décentralisation est associée à la mondialisation.
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
Local est souvent synonyme de régional, comme dans le cas des mouvements nationalistes au Québec, en Catalogne et en Écosse (voir Giddens, 1998 : 31-32). Pour certains commentateurs (Nguyen, 1998 : 103, par exemple), ces mouvements nationalistes menacent d’affaiblir l’Étatnation de l’intérieur. C’est bien une telle menace qu’évoquait Pierre Pettigrew, ex-ministre canadien des Affaires étrangères, quand il décrivait l’intervention de ce qu’il nommait les « non-États » comme étant l’une des caractéristiques de la mondialisation, par opposition à l’internationalisation (voir Le Devoir, 2 septembre 2005). Les fédéralistes canadiens regrettent en effet ce qu’ils perçoivent comme le déclin de la nation canadienne en même temps qu’ils cherchent, paradoxalement, à convaincre les Québécois que l’idée même d’une nation québécoise est dépassée en cette ère de mondialisation. Pourtant, personne n’a encore démontré que la mondialisation ait amoindri le sentiment national dans quelque contexte que ce soit à travers le monde. Au contraire, dans une étude sur l’identité nationale conduite auprès de 2 500 jeunes du Québec, de France, de Belgique, du Burundi, de Pologne, de Russie et du Zaïre, on en est arrivé à la conclusion suivante : la nation demeure le « lieu d’appartenance », la « référence principale » et un « tremplin à partir duquel on s’élance vers l’ailleurs » (Létourneau, 1998 : 412-413). La pertinence continue ou même accrue de l’identité nationale à l’époque actuelle peut être vue comme une conséquence naturelle et prévisible de la mondialisation. Giddens considère qu’un sentiment nationaliste plus fort constitue une réaction à « l’insécurité ontologique » des temps modernes, où les individus ont recours à des « formes régressives d’identification à l’objet », comme les symboles classiques de l’identité nationale (langues nationales, religions, monnaies, drapeaux et hymnes, par exemple) (1985 : 218). Tous ne sont cependant pas d’accord avec Giddens pour qualifier de « régressives » de telles manifestations du sentiment national : Les mobilisations nationales […] ne sont pas des manifestations anachroniques mais plutôt des signes hautement modernes. Elles ne constituent pas le reliquat d’un passé en voie de disparition ou une banale rémanence primitive, mais préfigurent l’avenir de nos sociétés. (Dieckhoff, 2000 : 31)
En d’autres mots, plus la mondialisation exercera une pression homogénéisante sur les cultures nationales, plus les nations revendiqueront les différences qui les caractérisent. Cette tendance peut déjà s’observer au Québec où, selon ce qu’on a appelé le « paradoxe de Tocqueville » (Dion, 1991), la convergence des attitudes et des styles de vie des Québécois et d’autres Canadiens, remarquée au cours des dernières décennies, s’est
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accompagnée d’une conscience accrue d’une identité nationale québécoise distincte (voir Taylor, 1992 : 181-214 ; Kymlicka, 1995 : 88 ; Norman, 1995 : 141-142). Une telle réaction est tout à fait cohérente avec la théorie de l’identité sociale (voir § 1.1) : un sens plus aigu de l’identité nationale peut ainsi s’expliquer par le désir d’exprimer une distinction nationale, phénomène particulièrement important dans le contexte du passage d’une époque caractérisée par l’internationalisation à une autre marquée par la mondialisation (voir Oakes, 2001 : 147). La mondialisation ne favorise pas seulement un renforcement du sentiment d’identité nationale ; la conscience plus aiguë de la diversité ethnique qui en a résulté soulève aussi la question de l’appartenance à une société donnée, c’est-à-dire la question de la citoyenneté.
1.6
Citoyenneté
Depuis la Révolution française et la naissance de la nation moderne fondée sur l’État, on a eu tendance à considérer le terme citoyenneté comme synonyme de nationalité (dans son sens juridique ou politique)8. Désormais, la souveraineté ne reposait plus entre les mains du monarque ; au contraire, avec la démocratisation de la politique, elle se voyait remettre entre les mains du peuple, dorénavant constitué de « citoyens définis nationalement » (Heater, 1999 : 96-97). Historiquement et conceptuellement, cependant, il existe une distinction importante entre nationalité et citoyenneté. La nationalité, entendue dans son sens légal ou politique, est liée à l’État auquel une personne appartient ; traditionnellement, on l’acquérait selon les principes du jus sanguinis (droit du sang) ou du jus soli (droit du sol), lesquels ne sont pas sans rappeler la distinction qui existe entre le nationalisme ethnique et le nationalisme civique (voir § 1.4). En revanche, la citoyenneté, dans son sens classique, fait référence à certains droits et devoirs associés à l’appartenance d’une personne à un régime politique donné. Traditionnellement, la citoyenneté n’était pas accordée automatiquement à tous les ressortissants : à l’origine, seules les personnes qui « possédaient raison et propriété dans une mesure raisonnable » étaient considérées comme éligibles à la citoyenneté ; aujourd’hui encore, « les personnes ayant des déficiences
8. Le terme nationalité a aussi d’autres significations ; par exemple, il est employé pour désigner une minorité ethnique au sein d’un État, un sentiment national ou un nationalisme, un caractère national, et même l’accession à un statut d’État (voir Varouxakis, 2001).
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
intellectuelles et les mineurs ne sont pas des citoyens, bien qu’ils soient des ressortissants » (Fieschi et Varouxakis, 2001 : 22). Loin d’être anachronique, la distinction entre citoyenneté et nationalité redevient pertinente alors que les citoyennetés multiples et transnationales deviennent de plus en plus visibles pour diverses raisons, dont plusieurs sont associées à la mondialisation (voir § 1.5) : montée du néolibéralisme et conséquences sur l’égalité entre les citoyens ; migrations humaines accélérées ; conscience nationaliste accrue au sein de certaines minorités ; régionalisme, par exemple celui qu’a entraîné l’intégration européenne, perçue par certains comme une menace à la légitimité de l’État-nation (voir Heater, 1999 : 2-3). Ces circonstances nouvelles ont naturellement soulevé des questions quant aux critères d’appartenance à telle ou telle société. Ces inquiétudes ne se limitent pas aux seules minorités ethniques ou nationales ; elles affectent aussi les groupes qui diffèrent en termes de croyances religieuses, de sexe ou d’orientation sexuelle. Comme le souligne J. A. Cohen : La citoyenneté fait ici référence à la logique politique qui est à l’œuvre dans la gestion de la diversité, c’est-à-dire aux modes de reconnaissance ou de non-reconnaissance des identités distinctes dans le contexte plus large d’un mode de cohésion national, lorsque bien sûr une telle cohésion existe. (2001 : 109)
En mettant l’accent sur l’inclusion, la citoyenneté se rattache donc aux relations sociales et politiques qui existent entre les individus et les sociétés. Selon Weinstock, ces relations comportent au moins trois aspects. La citoyenneté comprend d’abord un aspect juridique : Un citoyen est, par opposition à un simple résident, le porteur de certains droits. En principe, seul un citoyen a le droit de voter ou de se porter candidat pour une fonction politique. Et, encore une fois dans le cas type, seul le citoyen d’une entité politique peut bénéficier des prestations économiques et sociales assurées par l’entité politique en question ; un citoyen a également certaines responsabilités qui ne s’appliquent pas au simple résident. Par exemple, seul le citoyen peut être appelé à se sacrifier en temps de guerre. Ainsi, même si le simple résident et le citoyen sont reliés à une entité politique par certains liens juridiques communs (ils paient tous deux des impôts et sont sujets au même code criminel), le citoyen jouit de certains droits et porte certaines responsabilités supplémentaires. (Weinstock, 2000 : 16)
La citoyenneté comporte aussi un certain nombre de pratiques : « [e]st citoyen celui qui, par-delà son simple statut juridique, participe activement à la vie des institutions politiques et au façonnement du bien commun »
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(Weinstock, 2000 : 16). Selon le degré de leur engagement, les individus peuvent se limiter à une citoyenneté « passive » ou « minimale », ou encore opter pour une « citoyenneté surérogatoire », qui implique une participation beaucoup plus active que ce qui est requis par la loi. Enfin, la citoyenneté comprend aussi un aspect identitaire : Cette dimension de la citoyenneté est pleinement réalisée lorsque le rattachement à une collectivité que le statut de citoyen désigne a une importance subjective pour l’individu, lorsqu’il est disposé à agir sur les situations qui se présentent, ou à y réagir, au moins dans certains cas en tant que citoyen de telle ou telle collectivité plutôt que, par exemple, en tant que membre de tel ou tel genre, de telle ou telle classe, etc. En d’autres termes, sera pleinement citoyen selon cette dimension affective celui qui, en cas de conflit, donnera, au moins dans un bon nombre d’occasions, priorité à la dimension citoyenne de son identité, par opposition aux autres dimensions politiquement pertinentes de celle-ci. (Weinstock, 2000 : 17)
Non seulement ses trois composantes de la citoyenneté interagissent, mais elles peuvent également s’agencer de diverses façons, de manière à produire différentes conceptions ou différents modèles de la citoyenneté. Dans la philosophie politique occidentale, deux conceptions de la citoyenneté ont traditionnellement dominé : une conception dite libérale et une autre dite civique républicaine (voir Heater, 1999 : 4 ; Weinstock, 2000 : 18). La conception libérale met l’accent principalement sur l’aspect juridique de la citoyenneté : Le citoyen est avant tout porteur de certains droits qui lui permettent de s’investir activement dans la sphère publique s’il le souhaite, mais dont la principale fonction est de le protéger contre l’empiètement de sa sphère d’autonomie privée par ses concitoyens et, surtout, par l’État lui-même. Ainsi, cette conception minimise l’importance d’une activité proprement civique, et conçoit que l’activité du citoyen sera centrée sur la sphère économique ainsi que sur la sphère privée. (Weinstock, 2000 : 18)
Le modèle libéral de la citoyenneté réduit au minimum l’aspect identitaire : « on ne considère pas que l’État ait une existence organique permettant aux citoyens de s’associer à lui et de s’unir les uns aux autres » (Heater, 1999 : 6) ; « il est considéré comme parfaitement normal que le citoyen s’identifie avant tout à sa famille, ou à sa profession » (Weinstock, 2000 : 19). Une définition aussi minimale ou procédurale de la citoyenneté a été favorisée par la montée du capitalisme à la fin du XVIIIe siècle, en particulier par le droit des individus de devenir propriétaires (voir Heater, 1999 : 7-9). Par la suite, le concept de citoyenneté s’est développé de façon à inclure d’autres
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
types de droits. Dans son célèbre essai intitulé Citizenship and Social Class, publié en 1950, T. H. Marshall définit la citoyenneté comme étant constituée de trois types de droits : civils (la liberté de mouvement et d’expression, le droit à la propriété, par exemple), politiques (le droit de voter et d’occuper des fonctions officielles, par exemple) et sociaux (le droit à l’aide sociale et le droit à prendre part au patrimoine de la société, par exemple) (voir Marshall, et Bottomore, 1992 : 8). Plus récemment, la conception libérale de la citoyenneté est réapparue dans les travaux de divers théoriciens, dont Rawls (1999, par exemple). L’autre conception principale de la citoyenneté dans la philosophie politique occidentale est la conception civique républicaine : Par « république », on entend un système constitutionnel comportant une certaine forme de partage du pouvoir de façon à empêcher qu’il ne soit concentré dans les mains d’un gouvernement autoritaire et arbitraire ; et « civique » désigne l’implication des citoyens dans les affaires publiques au bénéfice mutuel de l’individu et de la communauté. (Heater, 1999 : 44)
Contrairement à la citoyenneté libérale, la citoyenneté civique républicaine met donc l’accent sur « la participation directe du citoyen à la délibération collective portant sur des questions d’intérêt public, et sur sa participation active à la poursuite du bien commun » (Weinstock, 2000 : 19). Alors que l’interprétation libérale de la citoyenneté « met l’accent sur les droits », son interprétation civique républicaine « insiste sur les devoirs » (Heater, 1999 : 4). Il ne faut donc pas s’étonner si ce modèle exige des citoyens un haut niveau d’identification à l’État : ensemble, l’État et ses citoyens forment « une communauté, une société organique, et pas seulement une collection d’individus » (Heater, 1999 : 55). La conception civique républicaine de la citoyenneté est beaucoup plus ancienne que la conception libérale : elle remonte à Aristote et à Cicéron, sans oublier l’influence de Machiavel à la Renaissance. Grâce à Rousseau, elle est devenue particulièrement à la mode au XVIIIe siècle, avant d’être éclipsée par la conception libérale. Au XIXe siècle, elle a eu des adeptes comme Hegel et Tocqueville, et elle connaît actuellement un regain de vie « en tant que contrepoids aux défauts présumés de la citoyenneté libérale » (Heater, 1999 : 51-52). En raison de l’importance qu’il accorde aux droits collectifs, le modèle civique de la citoyenneté suscite évidemment beaucoup d’intérêt au Québec.
Première partie De nouveaux défis
Page laissée blanche intentionnellement
2 De Canadien français à Québécois
Après avoir emprunté, ces dernières décennies, la voie de la modernisation de l’appareil étatique et celle de la maîtrise du développement économique, social et culturel, le Québec approfondit actuellement la voie identitaire pour s’affirmer par rapport au reste du Canada, de l’Amérique et du monde. D’où le projet de citoyenneté québécoise inclusive et accueillante qui prend forme en ce moment. Issue de valeurs démocratiques centenaires, puisant au respect des autres, pétrie de culture québécoise et de langue française, cette citoyenneté encore à définir cristallise le besoin des Québécoises et des Québécois de se solidariser et de sortir de l’anonymat auquel la mondialisation condamne les petits États. [...] La citoyenneté québécoise, née d’un besoin de cohésion sociale, s’impose parce que nous vivons une période de grands bouleversements et une époque de confusion sur les plans de la langue et de l’appartenance (Gouvernement du Québec, 2001a : 11-12)
L
ES DÉBATS CONTEMPORAINS concernant la citoyenneté, comme celui soulevé par la Commission Larose dans l’extrait ci-dessus, ne tournent plus autour des droits, comme c’était le cas dans l’immédiat après-guerre, mais plutôt autour du rôle que peut jouer la citoyenneté pour cimenter la cohésion sociale (voir Helly, 2000 : 119 ; Labelle et Salée, 2001 : 289 ; Beiner, 2003 ; voir aussi § 1.6). En effet, la citoyenneté est à présent considérée comme le moyen de renforcer un sentiment de communauté ou de solidarité qui, selon de nombreux commentateurs, s’est affaibli depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, en grande partie à cause des excès que bien des gens perçoivent dans la mondialisation : « Un peu comme si, par un effet de balancier, on s’avisait que le néolibéralisme était allé trop loin » (Lacroix, 2000 : 54). Bien que ce phénomène se retrouve partout dans le monde, il est particulièrement apparent au Québec, où les efforts des gouvernements successifs pour renforcer le sentiment de solidarité au moyen d’une culture publique commune coïncident avec le désir d’assurer la survie
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Première partie • De nouveaux défis
d’une langue parlée par à peine deux pour cent de la population de l’Amérique du Nord. La consolidation d’une culture publique commune doit cependant être conciliée avec la diversité ethnoculturelle qui caractérise la société québécoise contemporaine. Le désir des autorités de se montrer aussi inclusives que possible a conduit à une « désethnicisation » progressive de l’identité québécoise, processus qui a également servi à renforcer la légitimité du mouvement nationaliste en cette ère de (néo-)libéralisme (voir Keating, 2001b : 72). Ce chapitre examine le passage d’une conception ethnique de l’identité nationale québécoise à une autre conception, plus civique et inclusive. Nous suivrons d’abord les étapes de cette évolution, avant de voir de quelle façon le projet civique s’est exprimé plus récemment par l’entremise de la notion de citoyenneté, et en particulier de l’idée d’une citoyenneté québécoise officielle destinée à coexister avec la citoyenneté canadienne, dans le cadre de la nationalité canadienne. L’opposition à cette idée s’explique en grande partie par une confusion entre les notions de citoyenneté et de nationalité, de même que par l’existence au Québec et au Canada de conceptions différentes de la citoyenneté, qui reflètent différentes versions du libéralisme. Qu’il soit officialisé ou non, le modèle de citoyenneté en cours d’élaboration au Québec propose un compromis utile entre les conceptions extrêmes que défendent d’un côté le libéralisme classique avec son engagement envers le multiculturalisme (même si cet engagement n’est souvent que symbolique) et de l’autre le républicanisme civique à la française et les politiques de non-différenciation.
2.1
D’un passé ethnique à un avenir civique
Le développement d’un nationalisme fondé sur l’identité ethnique des Canadiens français est principalement dû à l’échec de la révolte des Patriotes de 1837-1838 (voir Dufour, 2001 : 161). Les Patriotes, qui étaient majoritairement d’origine française, mais dont les rangs comprenaient aussi des Canadiens d’ascendance anglaise et irlandaise, étaient partisans de l’établissement d’une nation canadienne indépendante, bilingue et laïque, qui serait fondée sur des principes politiques s’inspirant des républiques française et américaine. À l’automne 1837, la révolte se mua en rébellion armée, laquelle fut vite réprimée par l’armée anglaise. À la suite de ces événements, Londres envoya Lord Durham faire enquête. Ce dernier, dans son rapport de 1839, proposa une série de mesures destinées à placer les Canadiens français en position de subordination dans l’espoir de les assimiler
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(parmi ces mesures figuraient l’immédiate nécessité de peupler le Bas-Canada de sujets loyaux à Sa Majesté, ainsi que l’Acte d’union de 1840 qui allait réunir les provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada). C’est pour survivre en tant que peuple que les Canadiens français ont cherché refuge dans un nationalisme ethnique fondé sur des valeurs traditionnelles catholiques et rurales (voir Mathieu, 2001 : 24-26). Il fallut attendre les années 1950 pour que cette idéologie de survivance de la culture canadienne-française soit contestée de l’intérieur. Des écrivains comme Guy Frégault, Maurice Séguin et Michel Brunet, qui fondèrent ce que l’on appelle l’École de Montréal, cherchèrent à instaurer un nationalisme plus adapté à la société moderne, urbaine et industrielle (voir Maclure, 2000 : 46-49). Ce néo-nationalisme, repris plus tard par les collaborateurs de la revue Parti pris (1963-1968), donna son élan à la Révolution tranquille du début des années 1960, laquelle eut pour conséquence l’émergence d’une nation québécoise nouvelle, laïque, modernisée et définie par son territoire. Les francophones du Québec, n’acceptant plus le rôle de minorité au sein du Canada, voulaient être dorénavant considérés comme une majorité dans leur propre milieu. En accord avec les stratégies identitaires à la disposition des minorités, selon la théorie de l’identité sociale (voir § 1.2), le terme Québécois fut réévalué pour devenir un symbole positif de l’identité. Ainsi que le notait en 1975 le sociologue Marcel Rioux, « [b]ien que le terme existât depuis toujours, ce n’est que depuis une décennie à peu près que Québécois a été revalorisé, au point de devenir une espèce de symbole de l’affirmation de soi, d’autodétermination et de libération nationale » (M. Rioux, 1990 : 9). Les États généraux du Canada français, tenus en 1967, démontrèrent clairement que cette transformation identitaire portait un coup sérieux au concept même de Canada français, puisque les Canadiens français étaient désormais séparés entre Québécois d’une part et francophones hors Québec de l’autre (Franco-ontariens, Franco-manitobains, Fransaskois, etc.) (voir Frenette, 2000 : 326 ; Thériault, 2000 : 255 ; C. Bouchard, 2002 : 238)1. Au Québec, la « territorialisation » de l’identité allait déclencher une 1. D’autres commentateurs maintiennent que la division entre francophones du Québec et hors Québec est apparue bien avant : « Contrairement à une idée reçue, cette fracture ne date pas des années 1960, car les historiens font état de vives oppositions entre groupements différents au sein même du Canada français bien avant la montée du néonationalisme québécois, oppositions qui reflétaient des différences objectives entre les minorités nationales en milieux anglophones et la majorité francophone au Québec dans la période des années 1930 aux années 1960 » (Langlois 2003 : 173).
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Première partie • De nouveaux défis
« désethnicisation » graduelle de la nation québécoise. En 1975, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne introduisait une dimension civique importante dans la représentation de la nation québécoise en reconnaissant le droit des minorités ethniques de préserver et de développer leur culture, et en déclarant illégale toute discrimination basée sur la langue ou l’origine ethnique (Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12, art. 10). À la suite de son accession au pouvoir en 1976 sous la gouverne de René Lévesque, le Parti Québécois, ouvertement souverainiste, commença lui aussi à se distancier d’une interprétation ethnique de la société québécoise, ainsi que le démontre le livre blanc de 1978 intitulé La politique québécoise du développement culturel : D’abord société française, le Québec doit aussi trouver chez les minorités une source de vitalité. De nos jours, le modèle de « melting pot », illustré par la société américaine, est heureusement de plus en plus contesté. L’assimilation à la vapeur de tous les nouveaux arrivants n’est pas un objectif souhaitable [...] [L]e bien commun et l’intérêt même des minorités exigent que ces divers groupes s’intègrent à un ensemble québécois essentiellement francophone. Mais une fois posée et respectée cette exigence fondamentale, l’existence de groupes minoritaires vigoureux et actifs ne peut être qu’un acquis pour l’ensemble. (Gouvernement du Québec, 1978 : 63)
Ce document a également servi à promouvoir la politique énoncée par le Parti Québécois d’une « culture de convergence » (G. Bouchard, 1999 : 12), définie comme la culture qui constitue « le lieu de ralliement de toutes autres » (Dumont, 1997 : 70). Bien que le livre blanc n’ait pas explicitement accordé le rôle principal à l’ethnicité canadienne-française, comme cela avait été le cas par le passé (voir Levine, 1997 : 364), la culture de convergence recoupait en grande partie celle de la majorité canadienne-française (voir § 3.1). Il n’est donc pas surprenant de constater que le terme Québécois, jusque dans les années 1980 au moins, ait continué de désigner presque exclusivement les Québécois d’héritage canadien-français (G. Bouchard, 2001 : 169-171). À compter de ce moment, l’identité québécoise entrait dans une nouvelle phase de son histoire, et les immigrants et les minorités ethniques commencèrent à se voir attribuer le rôle de « l’autre » qui revenait traditionnellement aux Anglais du point de vue de l’identité canadienne-française (voir Breton, 1988 : 100). Cette nouvelle phase peut se diviser en deux périodes dont les points de départ correspondent aux référendums de 1980 et de 1995 (voir Juteau, 2002). La première période voyait la métamorphose du ministère de l’Immigration : fondé en 1968, ce dernier devenait à compter
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de 1981 le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration2. Dans son plan d’action publié la même année sous le titre Autant de façons d’être Québécois (Gouvernement du Québec, 1981), le nouveau ministère introduisait certains éléments constitutifs du modèle d’intégration qu’il favorisait, modèle qui allait plus tard être connu sous le nom d’interculturalisme. L’interculturalisme québécois cherche à encourager le dialogue et les échanges entre les divers groupes ethniques en général, ainsi qu’entre les « communautés culturelles » (c’est-à-dire les groupes issus de l’immigration) et le groupe ethnique canadien-français dominant en particulier. Comme ce dialogue se tient en français, cependant, certains ont soutenu qu’il n’y a, en fin de compte, que peu de différences entre l’interculturalisme québécois et les modèles d’intégration canadien et américain : L’interculturalisme québécois paraît semblable aux modèles adoptés par les États-Unis et le Canada en ce que, tandis que ces deux derniers pays semblent en pratique privilégier l’anglo-conformité, l’interculturalisme québécois se traduit souvent par la franco-conformité dans la vie de tous les jours. La conformité à la langue dominante triomphe donc une fois de plus. (Fournier, Rosenberg et White, 1997 : 108)
La plupart des commentateurs prétendent cependant que l’interculturalisme se distingue à la fois du melting pot monoculturel américain et de la mosaïque multiculturelle canadienne, cette dernière traitant les divers éléments qui composent la société canadienne comme des entités simplement juxtaposées et largement isolées (voir Juteau, 1999 : 157-158 ; Bissoondath, 2002). Contrairement à ces deux modèles, l’interculturalisme évoque « la rencontre des cultures, leur interpénétration mutuelle et la reconnaissance réciproque de leurs apports respectifs, ce dans les limites d’une rencontre au sein d’une culture civique commune et à l’intérieur d’un cadre linguistique francophone » (Anctil, 1996 : 143 ; voir aussi Gagnon, 2000 ; Gagnon et Iacovino, 2002 : 325-329 et 2003 : 419-426). Malgré ses bonnes intentions, le document Autant de façons d’être Québécois fait clairement la distinction entre les membres de la nation québécoise d’une part, et ceux des communautés culturelles de l’autre (voir Juteau, 1999 : 158-159, et 2002 : 444). Il faudra attendre le document publié par les Libéraux en 1990 (Au Québec, pour bâtir ensemble. Énoncé de 2. Conformément à la Charte de la langue française (L.R.Q. c. C-11, art. 14 ; voir § 5.1), « [l]e gouvernement, ses ministères, les autres organismes de l’Administration et leurs services ne sont désignés que par leur dénomination française ».
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politique en matière d’immigration et d’intégration, Gouvernement du Québec, 1991) pour voir cette situation modifiée et le terme Québécois redéfini pour désigner toute personne vivant au Québec, quelle que soit son origine ethnique. Au cœur de cet Énoncé se trouve l’idée d’un « contrat moral » entre les immigrants et la communauté d’accueil. Ce contrat est guidé par trois principes qui reflètent « les choix de société caractérisant le Québec moderne » (Gouvernement du Québec, 1991 : 16), à savoir que le Québec est 1o une société dont le français est la langue commune de la vie publique, 2o une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées, 3o une société pluraliste ouverte aux multiples apports dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire. De ces trois principes, seul celui qui concerne le français comme langue de la vie publique est réellement propre à la société distincte québécoise (voir Carens, 1995a : 56, et 2000 : 131). De plus, ainsi que l’explique le document, la responsabilité dans cette affaire ne revient pas qu’aux immigrants, mais aussi à la communauté d’accueil : La communauté d’accueil s’attend donc que les immigrants et leurs descendants s’ouvrent au fait français, consentent les efforts nécessaires à l’apprentissage de la langue officielle du Québec et acquièrent graduellement un sentiment d’engagement à l’égard de son développement. En contrepartie, le Gouvernement reconnaît que si l’intégration linguistique repose d’abord sur l’offre de services adéquats, elle est aussi fonction d’un effort concerté de promotion de l’usage du français, d’ouverture de la société d’accueil et de développement de relations intercommunautaires harmonieuses. Ce n’est qu’à ces conditions que la langue française peut devenir un patrimoine commun à tous les Québécois. (Gouvernement du Québec, 1991 : 17)
En ce qui a trait au second principe concernant la démocratie, les demandes du Québec ne diffèrent pas de celles des autres démocraties libérales, en particulier celles qui ont adopté des modèles de citoyenneté à tendance républicaine (voir §§ 1.6 et 2.3). Finalement, l’engagement du Québec envers le pluralisme énoncé dans le troisième principe va plus loin que ceux des sociétés multiculturelles, et cela à cause du modèle d’interculturalisme favorisé par le Québec : La position québécoise sur les relations interculturelles vise toutefois à éviter des situations extrêmes où différents groupes maintiendraient intégralement et rigidement leur culture et leurs traditions d’origine et coexisteraient dans l’ignorance réciproque et l’isolement. (Gouvernement du Québec, 1991 : 19)
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Le souci du Québec de protéger les minorités et les immigrants s’est également manifesté à plusieurs reprises dans le rapport de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec (voir Ajzenstat, 1995 : 122). Cette dernière, mieux connue sous le nom de Commission BélangerCampeau, fut mise sur pied en 1990 à la suite de l’échec de l’Accord du lac Meech de 1987, accord qui aurait eu pour effet de réformer la constitution fédérale et de reconnaître le Québec comme une « société distincte » (voir Edwards, 1994 : 26-41). La Commission Bélanger-Campeau recommanda une loi autorisant un référendum sur la souveraineté du Québec (voir Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec, 1991). Déçu par l’échec de l’Accord du lac Meech, même le Parti libéral du Québec en appelait, dans son Rapport Allaire, à la décentralisation d’une importante série de pouvoirs du gouvernement fédéral vers les provinces (Comité constitutionnel du Parti libéral du Québec, 1991). À la suite d’une autre tentative infructueuse de dénouer l’impasse constitutionnelle, lors de l’Accord de Charlottetown, en 1992, et avec le retour au pouvoir du Parti Québécois en 1994, un référendum sur la souveraineté se tint finalement le 30 octobre 1995. Ce dernier eut toutefois pour conséquence imprévue de souligner un obstacle aux efforts du Québec de mettre en pratique une conception plus civique de la nation. C’est par une déclaration aujourd’hui tristement célèbre que le premier ministre Jacques Parizeau exprimait le soir du référendum sa déception face à l’échec de la cause de l’indépendance par une marge infime (50,58 % de votes pour le « non » et 49,42 % pour le « oui ») : « C’est vrai qu’on a été battus, mais au fond, par quoi ? Par l’argent et des votes ethniques. [...] Nous voulons un pays et nous l’aurons » (cité dans La Presse, 31 octobre 1995). Avec cette définition clairement ethnique du « nous », Parizeau attirait l’attention sur le fait que le projet civique n’avait pas progressé autant qu’on pouvait le croire dans certains cercles. D’une part, comme le démontre l’existence d’expressions comme Québécois de souche et Québécois pure laine, tous les Québécois d’héritage canadien-français n’avaient pas épousé le projet civique avec autant d’empressement que le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration (voir Carens, 1995a : 68). Et même si les opinions excessives se limitaient à « des emportés qui disent des choses extrêmes et absurdes » (Nielsen, 1998 : 155, et 1999 : 127 ; voir aussi 1999 : 127, et 1998 : 155), il était évidemment fâcheux que de tels commentaires aient été formulés par une personnalité aussi importante que le premier ministre (voir Beiner, 2003 : 155). D’autre part, le fait qu’environ 95 % des Québécois non canadiens-français aient voté « non » révélait que la majorité
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de ces derniers ne s’identifiaient pas assez au Québec pour voter en faveur de son indépendance. En effet, comme nous le verrons au § 7.2, des recherches menées auprès d’immigrants ont confirmé l’existence d’un gouffre entre les attitudes populaires et la rhétorique civique officielle. Malgré l’adoption par le Parti Québécois en 1996 d’une définition du peuple québécois englobant toute personne vivant au Québec (voir Bariteau, 2001 : 139), le discours officiel ne se reflétait pas dans les attitudes observées au niveau populaire (voir Mathieu, 2001 : 13). Ce gouffre serait plus apparent encore en 1999-2000 avec l’adoption de la loi 99 (Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, L.R.Q. c. E-20.2), une contre-mesure à la Loi de clarification (L. C. 2000, c. 26) du gouvernement fédéral qui tentait de limiter la possibilité d’une victoire des partisans de l’indépendance, dans l’éventualité d’un nouveau référendum (voir Lajoie, 2004). La référence, dans la loi québécoise, à un « peuple québécois » incluant tous les résidents du Québec, fut rejetée par de nombreux Québécois non canadiens-français, en particulier chez les peuples autochtones (voir le chapitre 9). Les efforts du Québec pour se libérer de son passé ethnique ont traditionnellement été entravés par le discours politique du gouvernement fédéral, qui « légitime et nourrit la démarcation et l’obsession ethniques » (Bouthillier, 1997 : 14-15). D’après Seymour, cette stratégie du gouvernement fédéral « vise à ethniciser le Québec » : Il faut ethniciser le Québec pour délégitimer le projet d’indépendance et pour parvenir de cette manière à le contrer. [...] Alors que le Québec serait une société fermée, ethnique, repliée sur elle-même, le Canada serait civique, ouvert, inclusif, multiethnique et pluriculturel. (Seymour, 1999c)
De même, la presse canadienne-anglaise cherche souvent à discréditer le nationalisme québécois en le rapprochant du tribalisme, du nettoyage ethnique, du racisme, de l’apartheid, de la xénophobie et autres (voir Bouthillier, 1997 : 161 ; Venne, 2000b). Ce phénomène n’est pas unique au Québec, mais il reflète le regard souvent méprisant des majorités sur les nationalismes minoritaires dans les États où on les retrouve (voir Keating, 2001a : 25-26). Dans le contexte particulier du Québec, ce type d’accusations a cherché à jouer sur la « mauvaise conscience » des nationalistes, et cela a eu pour résultat que les gouvernements du Québec et certains intellectuels se distancient à présent de la notion d’ethnicité en raison des connotations négatives qui lui sont associées (voir J. Beauchemin, 2000 : 260 ; 2002 ; voir aussi Brière, 2002). Ce désir de mettre l’accent exclusivement sur les vertus civiques du projet nationaliste a conduit à l’émergence d’une nouvelle
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caractéristique fondamentale de l’identité québécoise dans la période de l’après-1995 : la citoyenneté.
2.2
Citoyenneté au Québec ou citoyenneté québécoise ?
En 1996, le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration était rebaptisé ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, le gouvernement désirant dorénavant mettre l’accent sur l’inclusion au sein d’une « culture publique commune » et éviter toute référence aux communautés culturelles, considérant que cela pouvait créer des divisions (voir Juteau, 2002 : 448 ; Molinaro, 1999 : 117). En 1997, la Semaine interculturelle fut également rebaptisée, mais plutôt que d’adopter la suggestion du Conseil des relations interculturelles, qui proposait une Semaine de la citoyenneté et des relations interculturelles, le nouveau ministère opta tout simplement pour la Semaine québécoise de la citoyenneté (voir Juteau, 2002 : 448)3. Cette dernière devint un événement annuel comprenant des activités telles qu’une cérémonie de bienvenue pour les nouveaux arrivants et la remise des prix québécois de la citoyenneté, destinés à « récompenser des personnes, des entreprises et des organismes pour leur contribution exceptionnelle au renforcement de la vie démocratique et de l’exercice de la citoyenneté au Québec » (Gouvernement du Québec, 2004c). Ces dernières années, l’accent a donc été mis de plus en plus non seulement sur la citoyenneté d’une manière générale, mais sur l’idée d’une citoyenneté québécoise en particulier. Les opinions divergent profondément quant à savoir si l’on peut véritablement parler de citoyenneté québécoise en l’absence d’un État indépendant du Québec. Ainsi, même le souverainiste Claude Bariteau (2000a : 136 ; voir aussi § 3.2) affirme que « la citoyenneté québécoise n’existe pas. [...] On est citoyen d’un État souverain habituellement reconnu sur la scène internationale. Pas d’une province ». De façon semblable, Duchastel (2000 : 37) prétend qu’« on ne peut pas associer l’adjectif “québécoise” au concept de citoyenneté. Cependant, on peut certes s’interroger sur la citoyenneté au sens large, telle qu’elle est vécue au Québec ». De telles convictions sont 3. Le Conseil des relations interculturelles est la nouvelle dénomination du Conseil des communautés culturelles et de l’immigration, un organisme permanent et autonome créé en 1984 dont le rôle consiste à conseiller le Ministère sur des questions liées à l’intégration des immigrants et aux relations interculturelles ( voir Juteau, 2002 : 444).
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encore plus communes au Canada anglais, où les termes citoyenneté et nationalité sont presque toujours considérés comme synonymes, ce qui est d’ailleurs aussi le cas dans d’autres pays anglophones comme l’Australie et le Royaume-Uni. Pourtant, de telles considérations ne tiennent pas compte de la distinction historique et conceptuelle mentionnée au § 1.6 et soutenue dans les documents émanant du gouvernement du Québec, tels que ceux préparés pour le Forum national sur la citoyenneté et l’immigration qui s’est tenu en 2000 : La citoyenneté désigne avant tout la capacité juridique d’une personne à participer à l’exercice du pouvoir par le droit de vote et par l’éligibilité aux fonctions publiques. [...] La nationalité, pour sa part, relève du domaine international. Elle consacre, à l’égard d’un tiers État, le lien entre une personne et un État qui lui assure la protection diplomatique. (Gouvernement du Québec, 2000 : 13-14)
La citoyenneté, en d’autres mots, est indépendante de la nationalité. En effet, dans des fédérations comme les États-Unis et la Suisse, il existe divers niveaux de citoyenneté à l’intérieur d’une même nationalité (voir Heater, 1999 : 123-126). La nationalité américaine, par exemple, comprend aussi bien la citoyenneté des États individuels que celle de l’Union ou de l’État. En Suisse, la citoyenneté existe simultanément aux niveaux fédéral, cantonal et même municipal. Au Canada cependant, bien qu’il s’agisse d’une fédération, on ne retrouve pas cette tradition de référence à la citoyenneté au niveau provincial. En ce qui a trait au droit de vote et à l’admissibilité à des fonctions officielles au Québec, par exemple, on ne fait référence qu’à la citoyenneté canadienne et à la nécessité d’avoir été domicilié au Québec durant un minimum de 12 mois (Loi électorale, L.R.Q. c. E-3.2, art. 54). Pourtant, il existe deux situations où l’on pourrait parler d’une citoyenneté québécoise parallèle à la citoyenneté canadienne et s’intégrant à la nationalité canadienne. Comme l’explique un spécialiste de la citoyenneté : On pourrait affirmer que les habitants ayant droit de vote en Bretagne ou en Catalogne, par exemple, ne sont pas citoyens de ces régions de la même manière que les habitants ayant droit de vote au Texas, en Bavière ou en Nouvelle-Galles-du-Sud, par exemple, sont eux citoyens de leurs États. Au sein d’une structure décentralisée, les Bretons, les Catalans et les Écossais, par exemple, ne sont pas légalement citoyens de ces provinces. On pourrait toutefois leur consentir ce titre pour au moins deux raisons : ils possèdent sans doute un profond sentiment d’appartenance à leur région, et ils ont assurément le droit civique de voter et d’être membres de leurs assemblées. (Heater, 1999 : 132)
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Le document du Forum présente le défaut de souligner le droit politique du Québec à l’autodétermination, et le fait que l’Assemblée nationale du Québec soit « le lieu ultime de l’expression démocratique du peuple québécois » (Gouvernement du Québec, 2000 : 15). Pour cette raison, certains ont soutenu que le projet de citoyenneté québécoise ne se limitait pas à la citoyenneté au sens strict, mais qu’il comportait également des connotations de nationalité (voir Juteau, 2002 : 450 ; voir aussi Thériault, 2002b : 31). En tant qu’éditeur du journal Le Devoir, Michel Venne écrivait à propos du ministre des Relations avec les citoyens et de l’Immigration de l’époque, Robert Perreault, « [s]’il veut une discussion à ce sujet, qu’il le fasse ouvertement, non pas sous le couvert d’un prétendu débat sur la citoyenneté » (Venne, 2000a). À cause de ce lien avec le projet de souveraineté, il n’est pas surprenant que le travail du Forum se soit vite politisé (voir Gagnon, 2001). Un an plus tard, le projet de citoyenneté québécoise retrouvait du soutien chez la Commission Larose, laquelle avait recommandé « [q]ue soit officiellement et formellement instituée une citoyenneté québécoise pour traduire l’attachement des Québécoises et des Québécois à l’ensemble des institutions et des valeurs patrimoniales et démocratiques qu’ils ont en commun » (Gouvernement du Québec, 2001a : 21). La citoyenneté québécoise telle que décrite ici vise deux objectifs : d’abord, celui de renforcer la nature civique de l’identité québécoise, par opposition à sa nature ethnique ; ensuite, celui de souligner le fait que, d’une certaine façon, le Québec est différent du reste du Canada, ce qui veut dire que le projet de citoyenneté québécoise peut être considéré comme la continuation des tentatives précédentes de faire reconnaître le Québec comme « société distincte ». Dans le respect de son mandat, la Commission Larose voulait souligner la différence principale : celle de la langue. Comme nous le verrons au § 5.2, l’idée qui sous-tendait cette recommandation était d’inciter les nouveaux Québécois à s’intégrer et à adopter le français comme langue de communication publique. Reconnaissant cependant que la proposition d’officialiser la citoyenneté québécoise se trouvait au-delà de ses responsabilités, la ministre responsable de la Charte de la langue française de l’époque, Diane Lemieux, renvoya la question entre les mains de son nouveau collègue, le ministre des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, Joseph Facal. Ce dernier, bien qu’il ait auparavant rejeté l’idée de mettre sur pied une commission nationale sur la citoyenneté (voir Facal, 2001 ; voir aussi Gagnon, 2001, et
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Maclure, 2001), constitua néanmoins un groupe d’experts pour examiner la faisabilité de cette proposition d’une citoyenneté québécoise (voir La Presse, 21 août 2001). Un débat animé s’ensuivit dans les médias : « Le Canada n’est pas la Suisse », déclara Jean-Marc Léger (2001), insistant sur le fait que l’idée était irréaliste dans le climat politique et juridique du moment. De son côté, Jean-François Lisée, même s’il était favorable à cette proposition, reconnaissait les difficultés potentielles qu’elle impliquait : Si le gouvernement Landry envisage d’emprunter cette voie, il doit savoir qu’il s’agit d’une opération majeure qui, pour salutaire qu’elle soit, provoquera des remous importants car elle va au cœur du problème québécois passé, actuel et à venir. Nous ne serions nullement dans l’angélisme, mais dans la realpolitik et, à plusieurs égards, dans la douleur. (Lisée, 2001a)
D’autres objectaient le fait que le Canada anglais n’accepterait jamais cette idée, tout comme il n’avait jamais accepté la notion d’une « société distincte » ; le fait qu’une citoyenneté québécoise dans le contexte fédéral ne serait pas attirante pour les non-francophones parce que sa fonction consisterait avant tout à promouvoir un sentiment d’appartenance au Québec au détriment d’autres formes d’identité ; et le fait que l’idée demeurerait par trop liée à la souveraineté, puisque sa promotion dépendrait d’un gouvernement souverainiste (voir Venne, 2001a). Considérant la nature politiquement sensible de cette proposition d’officialiser la citoyenneté québécoise, il n’est pas surprenant que cette dernière n’ait pas été poursuivie par le gouvernement du Parti Québécois. Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti libéral de Jean Charest en 2003, les références à la citoyenneté dans le discours officiel se font rares, et l’accent a été remis sur les communautés culturelles. C’est le cas avec le plan d’action 2004-2007 sur l’immigration et l’intégration, intitulé Des valeurs partagées, des intérêts communs. Pour assurer la pleine participation des Québécois des communautés culturelles au développement du Québec, un document qui fait aussi allusion au remplacement de la Semaine québécoise de la citoyenneté par une Semaine québécoise des rencontres culturelles (voir Gouvernement du Québec, 2004a : 83). Comme pour ajouter à la confusion, le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration a repris son ancien nom en 2005 (les termes étant cependant inversés) pour devenir le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles. Quant à la notion spécifique de citoyenneté québécoise, elle a été supplantée durant une brève période par celle de « citoyenneté démocratique », un terme qui se distingue plus clairement de celui de nationalité et qui est déjà accepté sur la scène internationale dans le contexte de l’instruction civique (voir, par exemple,
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Conseil de l’Europe, 2008). Plus récemment, cependant, même ce dernier terme semble avoir disparu du paysage politique4. Malgré les difficultés potentielles associées à l’officialisation d’une citoyenneté québécoise, un tel emploi créateur du concept de citoyenneté n’est pas aussi rare qu’il n’y paraît. La citoyenneté européenne, par exemple, existe parallèlement aux nationalités et citoyennetés de chacun des États membres de l’Union européenne. Et, de même qu’il est possible de concevoir une citoyenneté de niveau supranational, il doit être possible de la considérer au niveau sub-national, ou plutôt sub-étatique ou « non souverain » (Balthazar, 1988). Même dans la France « unie et indivisible » (voir § 2.3), une citoyenneté calédonienne a été créée pour les habitants de la Nouvelle-Calédonie avec l’amendement de 1995 à la Constitution (nouvel art. 77) et la mise en application, à la suite des Accords de Nouméa (voir Leclerc, 2005d), de la Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie (art. 4 et 188). Un concept semblable devrait être employé pour donner aux habitants de la Polynésie française une citoyenneté polynésienne, avec l’amendement à la Constitution proposé en 1999 (futur art. 78) assorti d’une loi organique (art. 4) qui n’a cependant pas encore été adoptée (voir Leclerc, 2005e). Comme le déclarait l’ancien président du gouvernement de la Polynésie française, la citoyenneté polynésienne « est une citoyenneté dans la nationalité française » (Flosse, 2001 : 21). Une différence importante entre le Québec d’une part, et la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française d’autre part, est cependant que ces dernières continuent d’entretenir une relation quasi coloniale avec la France. Pour cette raison, une meilleure comparaison pourrait être faite entre le Québec et la Corse, qui fait partie intégrante de la France bien plus que les territoires d’outre-mer du Pacifique Sud. En effet, la reconnaissance d’un « peuple corse, composante du peuple français » fut notoirement rejetée en 1992 par le Conseil constitutionnel, selon l’argument que « l’expression “le peuple”, lorsqu’elle s’applique au peuple français, doit être considérée comme une catégorie unitaire insusceptible de toute subdivision en vertu de la loi » et que « dès lors la mention faite par le législateur du “peuple corse, composante du peuple français” est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » (Décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991, 4. Bien que le terme citoyenneté semble aujourd’hui mis à l’écart, on utilise néanmoins, peut-être de façon contradictoire, l’expression citoyens du Québec qui laisse supposer que ces personnes sont en quelque sorte distinctes des « citoyens canadiens » (voir par exemple, http://www.micc.gouv.qc.ca et http://www.gouv.qc.ca).
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Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, Rec. 50, cons. n° 11 et 13 ; voir aussi Nguyen, 1998 : 98-99 ; Koubi, 2004 : 197). Cela dit, des pouvoirs substantiels furent accordés à l’assemblée provinciale de l’île par la Loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse, en particulier en ce qui a trait à l’enseignement, la culture, la langue et les communications (voir Leclerc, 2005a)5. Ce que nous tenons à démontrer, c’est que la citoyenneté au sens légal n’est pas un concept immuable et que, utilisée de façon créative, elle peut apporter une solution à une vaste gamme de demandes de reconnaissance. Ainsi, non seulement les citoyennetés néo-calédonienne et polynésienne instituaient-elles des droits de nature différente (droits principalement politiques dans le premier cas, droits sociaux et économiques dans le second), mais le but recherché par ces mesures différait également : tandis que la clause prévoyant un référendum devant se tenir entre 2014 et 2019 pourrait conduire à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie (auquel cas la citoyenneté calédonienne serait intégrée à une nouvelle nationalité calédonienne), les Polynésiens ont clairement démontré leur désir de demeurer Français (voir Flosse, 2001). De même, une citoyenneté québécoise officialisée pourrait se limiter aux droits concernant uniquement la préservation de la langue française et ne devrait pas être perçue comme faisant partie d’un complot séparatiste. Malheureusement, la possibilité d’une telle citoyenneté n’a pas encore été explorée. Le débat qui a suivi les propositions de la Commission Larose a eu tendance à se cristalliser sur la forme (c’està-dire, sur la question citoyenneté ou nationalité ?) au détriment d’une réelle réflexion sur ce qui pourrait constituer une citoyenneté québécoise officialisée. La difficulté provient non seulement de la confusion entre les notions de citoyenneté et de nationalité, qui perdure dans l’esprit de bien des gens, mais aussi des différentes conceptions de la citoyenneté au Canada et au Québec, qui reflètent différentes versions du libéralisme.
2.3
Conceptions de la citoyenneté et du libéralisme au Canada et au Québec
Comme nous l’avons noté au § 1.6, deux modèles de citoyenneté dominent la philosophie politique occidentale moderne : les conceptions dites libérale et républicaine civique. Dans son l’ensemble, le Canada sous5. Nous remercions David Marrani de nous avoir clarifié les arrangements constitutionnels de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de la Corse.
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crit à la première, ce qui veut dire qu’il accorde la priorité aux droits individuels (voir Juteau, 2002 : 445). Le principal représentant canadien de ce type de libéralisme classique et individualiste est sans contredit Pierre Elliot Trudeau. Avant même qu’il ne devienne premier ministre, Trudeau l’intellectuel s’était lancé dans une croisade contre le nationalisme, en particulier par l’entremise d’articles publiés dans la revue Cité libre, qu’il avait cofondée en 1950 en tant que forum d’opposition à l’autoritarisme et au conservatisme du gouvernement québécois de Duplessis (1936-1939 et 1944-1959). « Le nationalisme canadien-britannique engendra, comme c’était inévitable, le nationalisme canadien-français », déclarait Trudeau (1967 : 173), et c’est ce dernier, à son avis, qui empêchait les Canadiens français de parvenir au modernisme, à l’instruction et à la raison, qualités auquelles le fédéralisme leur permettrait selon lui d’accéder (voir Karmis, 2003 : 104). Bien qu’il se soit montré critique à l’égard du type de fédéralisme qui avait existé jusqu’alors, et qui ne faisait que perpétuer la domination du Canada anglais, Trudeau s’opposait néanmoins à l’octroi de droits collectifs, puisque ces derniers, à son avis, étaient par définition ethnocentriques et donc antidémocratiques : « [u]n gouvernement vraiment démocratique ne peut pas être “nationaliste”, car il doit poursuivre le bien de tous les citoyens, sans égard à leur origine ethnique. La vertu que postule et développe le gouvernement démocratique, c’est donc le civisme, jamais le nationalisme » (Trudeau, 1967 : 178). Cette opinion a conduit Trudeau, dans son livre blanc de 1969, à se prononcer pour l’assimilation complète des peuples autochtones, de façon à ce que ces derniers deviennent des Canadiens comme les autres (voir Maclure, 2004 : 98). Bien que Trudeau ait par la suite été forcé de se rétracter devant l’ampleur des protestations des groupes autochtones, le libéralisme individualiste et l’antinationalisme qu’il prônait ont continué à sous-tendre ses politiques durant tout le temps où il fut premier ministre (1968-1979 et 1980-1984). Selon sa conception, « il n’y a pas de peuple québécois, de communauté nationale québécoise. Il n’y a que des individus, que des citoyens comme vous et moi, qui vivent accidentellement dans la province de Québec » (G. Laforest, 1995 : 46). L’ironie veut que le rapatriement de la constitution orchestré par Trudeau et l’instauration subséquente d’une Charte des droits et libertés en 1982 soient représentatives d’un nouveau nationalisme canadien. L’héritage de Trudeau est évident dans le travail des spécialistes contemporains qui, à l’exemple de Leydet (1995), soutiennent également que seule est légitime une approche minimaliste ou procédurale de la citoyenneté :
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Il ne revient, en effet, ni à l’État ni à une théorie de la citoyenneté de prescrire des sentiments d’allégeance, de solidarité ou encore de concitoyenneté particuliers. Ceux-ci ne peuvent naître que de la pratique, de l’expérience commune que font les citoyens de leurs institutions. (Leydet, 1995 : 129)
Ces propos sont quelque peu déroutants de la part d’une théoricienne dont le rôle consiste précisément à favoriser la dimension normative de telles questions aux dépens de leur dimension pratique. En effet, comme nous le verrons au prochain chapitre, le modèle particulier proposé par Leydet pour le Québec est hautement abstrait et néglige la réalité des pratiques au niveau populaire. Par exemple, à l’instar de nombreux partisans de la conception libérale de la citoyenneté, Leydet (1995 : 210) remet en question la pertinence de l’identité nationale dans un monde postnational où la nation n’est que l’une des nombreuses références identitaires, aux côtés du sexe, de la religion, de l’orientation sexuelle, etc. Cependant, comme nous l’avons noté au § 1.5 et comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre 4, la mondialisation n’a pas mené au déclin des États-nations ou des identités nationales, même, malgré ce qu’en pense Leydet, au sein de la jeune population. Par ailleurs, le libéralisme classique est hypocrite dans la mesure où il tient pour acquise cette nation même qu’il prétend rejeter. Au Canada, malgré la politique de multiculturalisme dont on a tant fait l’éloge depuis son annonce en 1971 et qui se trouve garantie par la Loi sur le multiculturalisme canadien (R.S., 1985, c. 24 [4e suppl.] ; voir Edwards, 1994 : 53-62), on oublie souvent qu’« il n’y a pas de mosaïque sans ciment, [et] qu’en l’espèce c’est le Canada anglais qui est le ciment » (Bouthillier, 1997 : 188). Bien qu’il soit vrai que le multiculturalisme constitue un facteur important pour distinguer l’image du Canada de celle du melting pot métaphorique de son voisin du Sud, les différences entre les modèles d’intégration américain et canadien sont certainement surestimées, puisque tous deux encouragent dans une certaine mesure la conformité à l’anglais (voir Kymlicka, 1995 : 14 ; Norman, 1995 : 154 ; Gagnon et Iacovino, 2002 : 330-331, et 2003 : 435). Le psychologue social John Edwards fait ainsi cette observation à propos de son pays natal : « c’est le symbole multiculturel qui est attrayant, et non la réalité qui pourrait vraiment changer l’état des choses » (Edwards, 1994 : 59 ; voir aussi Breton, 1986)6. De plus, contrairement à 6. En fait, il n’est pas surprenant que l’engagement du Canada à l’égard du multiculturalisme soit superficiel. En préférant les droits collectifs aux droits individuels, le véritable multiculturalisme pose un défi majeur au libéralisme classique, qui ne peut être atténué que si le multiculturalisme demeure en grande partie une concession symbolique qui privilégie en fin de compte les droits individuels (voir Gagnon et Iacovino, 2002).
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l’interculturalisme québécois, le multiculturalisme canadien place tous les groupes autres que le groupe dominant sur le même pied, sans faire de distinction entre, d’un côté, les peuples autochtones et les francophones, bien inscrits dans la dimension historique du pays, et de l’autre les groupes ethnoculturels issus de l’immigration (voir Gagnon, 2000 : 15). Du point de vue du Québec, le multiculturalisme canadien représente donc tout simplement « un déni du statut distinct du Québec et de sa capacité de s’autodéterminer en tant que société d’accueil » (voir Gagnon, 2000 : 24 ; voir aussi Bourque et Duchastel, 2000 : 159) ; il « a été et continue d’être le produit d’efforts de construction nationale plutôt qu’un véritable engagement aux piliers de l’idéologie du multiculturalisme » (Gagnon et Iacovino, 2003 : 435). Selon ce qu’on a appelé le « paradoxe libéral », le libéralisme classique renie donc souvent les fondements communautariens sur lesquels il a été bâti (voir Seymour, 2000 : 2). Cela a pour effet non seulement de discréditer le concept d’ethnicité, en renforçant l’illusion que seules les minorités possèdent des identités ethniques (voir §§ 1.3 et 2.1), mais cela place aussi le libéralisme dans la position hypocrite de favoriser par défaut la culture de la majorité. Comme le soulignent justement les défenseurs libéraux du nationalisme, la nation purement civique est un mythe et les États libéraux-démocrates ne sont pas aussi neutres qu’ils le prétendent sur le plan ethnoculturel (voir Kymlicka, 1995 : 110-155, 1998 : 25, 1999, 2001 : 24 ; Tully, 1995 : 5-7 ; Nielsen, 1999 : 125 ; Yack, 1999 ; Karmis, 2003 : 92-93 ; voir aussi § 5.3 concernant les prétentions des États à la neutralité dans la question de la langue). « Comme dans un jeu de miroirs mouvants, ce qui est au regard de certains la nation civique devient pour d’autres la nation ethnique. Cela vient du fait que l’ethnicité ne peut être écartée de la politique par des arrangements politiques idéaux » (Arel, 2001 : 76). Ainsi, le mieux que l’on puisse espérer, c’est que l’État agisse avec équité en ce qui a trait à l’identité culturelle (voir Carens, 2000). Contrairement au Canada dans son ensemble, le Québec a clairement opté pour un modèle de citoyenneté très proche de la conception républicaine civique, modèle qui met l’accent sur les dimensions pratique et identitaire de la citoyenneté, tout en « insistant sur l’intégration à une culture commune » (Juteau, 2002 : 445). En effet, le document préparé pour le Forum national sur la citoyenneté et l’intégration déclare que « [l]a citoyenneté n’est jamais une abstraction pure. Elle s’inscrit dans un milieu, dans une histoire, dans une culture qui lui donnent son sens et ses impulsions premières » (Gouvernement du Québec, 2000 : 10). Quant à la Commission Larose, elle donnait de la citoyenneté la définition suivante :
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Pleine participation des individus à la vie sociale, économique, culturelle et politique d’une collectivité, c’est-à-dire la reconnaissance à leur bénéfice et la jouissance effective, par eux, des divers droits et libertés. On y associe généralement les droits civils (ex. : la liberté d’expression, le droit de propriété), les droits politiques (ex. : le suffrage universel), les droits sociaux (ex. : la protection sociale, les services de santé), et les droits culturels (ex. : la protection du patrimoine, les droits linguistiques) ainsi que les devoirs qu’ils entraînent. (Gouvernement du Québec, 2001a : 224)
Cette définition s’inspire clairement de celle de T. H. Marshall (voir § 1.6). Cependant, tandis que ce dernier proposait trois types de droits qui, ensemble, constituent la citoyenneté (droits civils, politiques et sociaux), la Commission sépare les droits sociaux, vraisemblablement dans le but de mettre l’accent sur les droits culturels et en particulier linguistiques. Bien qu’elle ait emprunté le cadre libéral de Marshall pour sa définition formelle, la Commission penche néanmoins clairement vers une conception républicaine civique de la citoyenneté, comme elle l’a démontré ailleurs dans des discussions de cette notion : Il ne s’agit pas d’une citoyenneté au seul sens de capacité juridique à participer à l’exercice du pouvoir, mais au sens large d’appartenance à un patrimoine vivant, de construction fondée sur le partage de références politiques, culturelles et identitaires communes. (Gouvernement du Québec, 2001a : 12)
Il est vrai que la Commission favorisait une conception substantielle de la citoyenneté par opposition à une conception procédurale ; cependant, si cela se distingue nettement d’une notion de la citoyenneté définie selon l’ethnicité, il n’y a pas de raison pour que cela s’oppose, comme le prétendent certains commentateurs (voir Thériault, 2002b : 30, par exemple), à l’établissement d’une citoyenneté inclusive. En effet, comme on le constate dans l’extrait ci-dessus, le rapport de la Commission Larose, tout comme le document du Forum, souligne la nature dynamique de la culture et affirme que la citoyenneté constitue un « patrimoine vivant » auquel contribuent tous les Québécois, indépendamment de leur origine ethnique. Les postnationalistes (voir Juteau, 2002, par exemple) ont fourni des critiques plus valables du modèle civique-républicain de la citoyenneté en affirmant que la promotion d’une identité commune, aussi inclusive qu’elle soit, se fera toujours aux dépens des identités ethniques individuelles : Dans le cas du Québec, la tentative de créer et d’institutionnaliser une identité nationale forte et partagée a subordonné les identités particularistes, qui sont maintenant perçues comme des phénomènes qui mènent à la division. La montée en importance du citoyen a désethnicisé la communauté
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en dépit des recommandations du CRI [Conseil des relations interculturelles] de tenir compte de l’ethnicité (CRI, 1997). Bien que le pluralisme ne soit pas abandonné, ce qui ressort maintenant est un engagement à la diversité sans frontières et un déclin du pluralisme institutionnel. (Juteau, 2002 : 449)
Ce que défend Juteau dans la dernière phrase de cette citation évoque le républicanisme civique défendu par les spécialistes français. Koubi (2004), par exemple, soutient que le modèle français de non-différenciation des identités ethniques, religieuses et autres dans l’espace public représente un moyen original de gérer la diversité culturelle. Bien que l’accent soit mis sur le territoire, sur la république « une et indivisible », « l’approche est subtile et permet à la culture d’émerger de derrière le territoire » (Koubi, 2004 : 213). Beaucoup montreraient cependant qu’une telle approche de laissez faire ne suffit pas à défendre les cultures minoritaires contre la culture dominante. Quand les intellectuels français défendent avec passion le modèle d’intégration républicain contre ce qu’ils appellent « “l’ethnisation” de la vie publique » (Schnapper, 1994 : 98), lorsque par exemple il faut considérer les droits des minorités ethniques, ils accordent un statut préférentiel à l’ethnicité de la majorité. Comme le dit Seymour (2000a : 5), « les républicains jacobins qui dénoncent sans retenue les revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui s’ignorent ». Le modèle républicain est ainsi lié à la variété ouvertement ethnique du nationalisme, ou du moins à sa variété civique avec toutes ses hypocrisies. En effet, derrière une façade civique, la réalité est que l’identité nationale française se conçoit souvent en termes ethniques non seulement au niveau populaire, mais également, dans une certaine mesure, dans les milieux officiels et universitaires (voir Oakes, 2001 : 99-100). L’interprétation irréfutablement ethnique de l’histoire française enseignée aux écoliers, et que résume la formule bien connue « nos ancêtres les Gaulois », en constitue l’un des exemples (voir Citron, 1991 : 30-31). À la lumière de pareils exemples, il n’est pas surprenant de constater que l’on considère que la nature même du républicanisme civique français a, de façon paradoxale, produit « une ethnicité tricotée serrée » (G. Bouchard, 1999 : 40). Il faut admettre que les complexités du modèle républicain sont souvent mal comprises (voir J. A. Cohen, 2001 ; Birnbaum, 2004). De nombreux commentateurs soulignent la nécessité d’en reconnaître la nature nécessairement utopique et le fait qu’il s’agisse seulement d’un idéal théorique, et « qu’en pratique nous n’avons d’autre choix que de nous contenter de formes de vie civique restreintes et moins ambitieuses » (Beiner, 2003 : 7). Koubi (2004 : 198) va plus loin encore en déclarant que, considérant
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son développement historique unique, le républicanisme français en particulier ne peut être analysé au moyen de concepts anglo-saxons « importés ». Néanmoins, par-delà la rhétorique normative, reste que la France d’aujourd’hui souffre des mêmes problèmes de discrimination ethnique que l’on observe dans les pays dits anglo-saxons : la discrimination de fait que pratiquent les résidents blancs des HLM7, qui tentent de déménager d’immeuble quand le leur devient trop peuplé d’immigrants. Cette situation a eu pour effet de créer ces ghettos maghrébins ou noirs que la politique officielle d’intégration française essaie justement d’éviter. […] L’État fait la promotion d’une intégration à laquelle le public fait obstruction ; le public, de son côté, souligne les différences culturelles que l’État refuse de reconnaître. […] L’État, d’une part, tient tous les citoyens pour égaux, avec les mêmes droits, et ferme les yeux sur les différences de race ou de culture qu’il y a entre eux. Mais le public français en général ne considère pas les immigrants comme totalement ou également Français et leur rappelle constamment leur altérité. (Ardagh, 1999 : 225)
Le républicanisme civique à la française enlève à l’État tout moyen de s’attaquer de front à de telles manifestations de discrimination ethnique. Plutôt que de reconnaître les identités ethniques et de placer ainsi l’État en position d’admettre la marginalisation ressentie par les immigrants et leurs descendants, le modèle français rejette sans distinction ce qu’il considère être du « communautarisme ». C’est cette façon de penser qui a sous-tendu la réaffirmation sans compromis par l’État du principe de laïcité cher aux républicains dans le retour du débat sur le port du hidjab dans les écoles publiques en 2003-2004 (Maclure, 2004). Le modèle civique-républicain de la citoyenneté tel qu’on le prône au Québec se distingue clairement de celui qui existe en France (voir May, 2001 : 231). Contrairement à la France, le Québec a opté pour une « mesure correctrice des discriminations et [un] outil d’intégration des besoins particuliers », connue sous le nom d’accommodement raisonnable : La notion d’accommodement raisonnable contribue à rendre le droit réceptif aux besoins particuliers des minorités, animé par un désir d’équité qui rompt avec une conception uniformisante de l’égalité. Sa justification s’inscrit aussi dans la politique québécoise d’intégration établissant un « contrat moral d’intégration » qui rend la société d’accueil et les immigrants solidairement responsables de résoudre les conflits de normes d’une façon qui articule le droit à l’égalité et à la cohésion de la société d’accueil. (Gagnon et Jézéquel, 2004) 7. En France, habitation à loyer modéré.
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De telles politiques, qui s’accommodent du pluralisme et le respectent tout en promouvant une identité ou une culture commune, sont tout à fait alignées sur les principes libéraux. En effet, les pratiques libérales comme celles du Québec ont remis en question la théorie libérale classique à tel point que cette dernière a été obligée de trouver des moyens de répondre au désir d’un sentiment de communauté. La notion de « libéralisme républicain » avancée par Dagger (1997), par exemple, se veut un moyen de « renforcer une attirance pour le devoir, la communauté et le bien commun tout en préservant l’attirance pour les droits » (Dagger, 1997 : 5). Dans le cas particulier du Québec, c’est évidemment un type national de communauté que désirent bien des Québécois (en particulier ceux d’héritage canadien-français), et il n’est pas surprenant de voir émerger un corps théorique d’ouvrages qui démontrent que le « libéralisme national » n’est pas un oxymoron (voir Tamir, 1993 ; Miller, 1993, 1995 ; Carens, 1995b, 2000 ; Kymlicka, 1995, 1998, 1999, 2001 ; Levinson, 1995 ; Nielsen, 1998, 1999). De nombreux commentateurs prétendent que, selon une perspective théorique, il ne s’agit pas là d’une sorte de nationalisme, mais bien d’une « forme de libéralisme qui n’est pas indifférente aux questions concernant l’identité nationale » (Beiner, 2003 : 111). Quoi qu’il en soit, cela ne change pas le fait que certaines versions du libéralisme sont en pratique compatibles avec plusieurs formes de nationalisme. C’est le cas au Québec, où les deux idéologies ont même évolué en tandem : Avant la Révolution tranquille, les Québécois avaient généralement en commun une conception du bien que l’on peut décrire comme rurale, catholique, conservatrice et patriarcale. Aujourd’hui, après une période de libéralisation rapide, beaucoup de gens ont abandonné ce mode de vie traditionnel et la société québécoise présente maintenant toute la diversité qu’on retrouve dans les sociétés modernes, où l’on rencontre des catholiques et des athées, des homosexuels et des hétérosexuels, des professionnels urbains et des cultivateurs ruraux, des socialistes et des conservateurs, etc. […] Loin de remplacer l’identité nationale, cette libéralisation s’est faite main dans la main avec l’accroissement du sentiment de nationalité. De nombreux réformateurs libéraux au Québec ont été de fervents nationalistes, et le mouvement nationaliste s’est renforcé durant toute la Révolution tranquille et après. (Kymlicka, 1995 : 87-88)
Tout indique que cette compatibilité entre le libéralisme et le nationalisme perdurera, peu importe que le Québec demeure au sein de la fédération ou devienne un jour indépendant.
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Un modèle unique de citoyenneté : la citoyenneté interculturelle
Lors de la présentation de son mémoire à la Commission Larose, le 13 décembre 2000, le candidat du Parti Québécois dans la circonscription de Mercier, Yves Michaud, fit certaines remarques dont se saisirent immédiatement les opposants au nationalisme québécois. Michaud soutenait que pas un seul électeur de Côte-Saint-Luc, une circonscription essentiellement anglophone et juive de l’île de Montréal, n’avait voté pour la souveraineté au référendum de 1995. Il réitéra son opinion que les Juifs ne sont pas les seuls à avoir souffert, donnant l’exemple des Palestiniens, des Arméniens et des Rwandais. Finalement, il qualifia aussi l’organisation juive B’Nai Brith d’extrémiste, d’anti-québécoise et d’anti-souverainiste. Michaud fit ces commentaires en sachant pertinemment que le maire de Côte-Saint-Luc, un membre du B’Nai Brith, se trouvait dans la salle. Dès le lendemain, l’Assemblée nationale condamnait unanimement les propos d’Yves Michaud, et le premier ministre Lucien Bouchard faisait savoir qu’il ne voulait plus de Michaud comme candidat au siège de la circonscription de Mercier. Au moment de la démission de Bouchard, le 11 janvier 2001 (pour des raisons prétendument sans lien avec cette affaire), un sondage démontra que 72 % des Québécois étaient d’accord avec la position adoptée par le premier ministre dans l’affaire Michaud (voir La Presse, 16 janvier 2001). L’opinion de Lucien Bouchard et d’une majorité de Québécois démontre que, en dépit des débordements enflammés d’une minorité de souverainistes de la vieille génération, la société québécoise chemine doucement mais sûrement vers le civisme, sur une voie qui n’est cependant jamais rapide ni exempte de difficultés. Ainsi qu’un commentateur le notait il y a vingt ans en parlant de cette progression : « Si l’histoire de l’évolution du Canada anglais peut servir d’indication concernant ce qui nous attend au Québec sous ce rapport, alors il faut se préparer à un processus long et éprouvant » (Breton, 1988 : 100). Le projet civique, ayant l’inclusion pour objectif premier, conduit tout naturellement à la question de la citoyenneté. Qu’il finisse par être officialisé ou non, le modèle de citoyenneté en cours d’élaboration au Québec est unique. Fondé sur un nationalisme libéral né des idéologies des gouvernements successifs du Parti Québécois et du Parti libéral depuis la Révolution tranquille, il rejette non seulement une définition purement ethnique du passé, mais prône un modèle de pluralisme culturel qui représente « une troisième voie entre les modes d’appartenance républicaine (française) et multiculturelle (canadienne) » (Gagnon et Jézéquel, 2004 ;
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voir aussi Mc Andrew, 2001). Comme il modifie la notion de « citoyenneté multiculturelle » de Kymlicka (1995) pour tenir compte du modèle d’intégration mis de l’avant au Québec, avec sa forme unique de républicanisme civique, on peut le qualifier de « citoyenneté interculturelle » (voir Tully, 1995 ; Allegritti, 2003). Contrairement aux théories postnationales de la citoyenneté, la citoyenneté interculturelle du Québec appartient clairement au domaine de la realpolitik en ce qu’elle est ancrée dans la nation, c’est-àdire la notion de communauté qui est toujours pertinente pour le peuple du Québec, tout comme pour celui du Canada ou d’ailleurs (voir Labelle et Rocher, 2001 : 74). Cela ne revient pas à dire que l’idée d’une citoyenneté québécoise soit nécessairement liée à la question de la souveraineté : il est possible de maintenir la distinction entre citoyenneté d’un côté et nationalité de l’autre. Mais la conception québécoise de la citoyenneté nécessite, cependant, l’établissement d’un nouveau modèle de nation pour le Québec qui considère « l’individu comme le point de départ de la réflexion sur la citoyenneté, comme le veut maintenant la tradition occidentale, sans pour autant perdre de vue son nécessaire ancrage communautaire » (Lacroix, 2000 : 57). Le chapitre suivant examine le développement de tels modèles ainsi que d’autres options qui ont été proposées au cours des dernières décennies.
Page laissée blanche intentionnellement
3 Redéfinir la nation québécoise
Délaissant l’attitude défensive des minoritaires, rejetant le caractère diviseur et ethnique du multiculturalisme, la nation québécoise mise de plus en plus sur le potentiel rassembleur d’une culture commune, fruit de la créativité de chacun de ses membres, pour accroître chez tous la conscience de partager une même citoyenneté. (Gouvernement du Québec, 2001a : 14)
C
OMME NOUS l’avons mentionné dans le chapitre précédent, depuis la Révolution tranquille au début des années 1960, on assiste à une transformation progressive de la nation québécoise, qui est passée d’une conception majoritairement ethnique à une conception plus civique. De l’avis d’un commentateur, « [l]e passage d’une représentation canadiennefrançaise à une représentation québécoise de la nation est d’une telle importance que, plutôt que de transformation ou de réaménagement, c’est de rupture qu’il faudrait parler » (Dufour, 2001 : 164). Étant donné l’ampleur du changement, il n’est pas surprenant qu’il y ait eu un grand débat sur le modèle de nation à privilégier. Bien que la plupart des gens acceptent la position adoptée par la Commission Larose selon laquelle le Québec délaisse « l’attitude défensive des minoritaires » et mise plutôt sur « le potentiel rassembleur d’une culture commune », les opinions divergent quant à l’équilibre qu’il convient d’établir entre les deux principaux enjeux : d’une part la reconnaissance du pluralisme ethnique du Québec d’aujourd’hui, et d’autre part la continuité de la langue et de la culture françaises en Amérique du Nord. À titre d’exemple du débat collectif sur cette question, on peut mentionner les initiatives du journal Le Devoir en 1999 : une série d’articles, un colloque et la publication par la suite de l’ouvrage Penser la nation québécoise (voir Venne, 2000c), un document qui présente les définitions de la nation de dix-sept intellectuels québécois.
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Première partie • De nouveaux défis
Ce chapitre porte sur certains modèles de la nation parmi les plus connus et les plus élaborés qui aient été proposés pour le Québec. La conception ethnique de la nation, telle que défendue en particulier par Dumont, a ouvert la voie à des tentatives de redéfinition de la nation en termes purement civiques (Derriennic, Leydet, Caldwell, Bariteau, par exemple). Ces dernières conceptions, hautement abstraites, ont à leur tour généré des modèles cherchant à réintroduire des éléments ethniques dans un cadre gobalement civique (G. Bouchard, Seymour et Taylor, par exemple). Dans la mesure où toutes ces représentations de la nation coexistent déjà chez les Québécois, le présent chapitre se limite à être descriptif. Néanmoins, comme le souligne un des commentateurs cités ci-dessus, les représentations de soi comportent également un aspect normatif : « La conception de la nation peut servir à amorcer une réflexion sur ce que nous voulons être et non seulement à fournir une image de ce que nous sommes déjà » (Seymour, 1999a : 98). Aussi les auteurs présenteront-ils à la fin de ce chapitre leur opinion sur les modèles qui leur semblent les plus adaptés à la réalité du Québec en ce nouveau siècle, c’est-à-dire les modèles qui tentent de surmonter le tabou de l’ethnicité et de réconcilier cette dernière avec les valeurs civiques.
3.1
Le modèle ethnique de Dumont
Dans certains de ses ouvrages qui ont fait école, comme Genèse de la société québécoise (1996) et Raisons communes (1997), Fernand Dumont décrit son modèle de la nation française en Amérique. Selon lui, cette nation ne se limite pas aux francophones du Québec, mais s’étend aussi à tous les francophones en Amérique (voir Dumont, 1997 : 57), même s’il estime que « le Québec est le “premier foyer” et le “centre de gravité” de cette nation » (Dumont, 1997 : 67). La nation française de Dumont trouve son origine dans les débuts de la colonisation de la Nouvelle-France, en particulier dans la rupture avec la mère patrie (voir aussi § 4.3) : À mesure que se poursuivait l’implantation dans le nouveau pays, que les générations se succédaient sur le même sol, que les gens à demeure se distinguaient des gens de passage, les Canadiens devenaient différents des Français de là-bas. Ce sentiment national a été renforcé par les suites de la Conquête : la présence d’un pouvoir étranger, les périls pesant sur les institutions, la coexistence des deux sociétés. L’heure est venue maintenant où
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ce sentiment s’exprimera pour lui-même, où la communauté prendra visage et se prêtera au travail des représentations. (Dumont, 1996 : 155)
Comme nous l’avons vu au § 2.1, ces représentations allaient s’articuler autour de l’idéologie de la survivance de la culture canadienne-française. Bien qu’il reconnaisse l’inutilité de dresser une liste exhaustive des éléments qui définissent toute nation, Dumont mentionne certaines caractéristiques qui définissent la culture française en Amérique, soit la langue française, le catholicisme et le droit civil. Celles-ci doivent être comprises dans le sens d’institutions culturelles ou de traditions, d’où l’importance qu’accorde Dumont à la mémoire ou à la conscience historique (voir Dumont, 1997 : 55). Dumont réagit vivement aux tentatives de définition de la nation en termes civiques. Ceci se manifeste dans sa critique des tentatives du mouvement des Patriotes de construire, dans les années 1830, une nouvelle nation canadienne indépendante, bilingue et laïque fondée sur des principes politiques s’inspirant des républiques française et américaine (voir § 2.1). Contrairement au passé, lorsque seule la généalogie définissait un Canadien français, les Patriotes envisageaient de considérer comme tout aussi valable l’allégeance politique à la nouvelle république. Dumont attribue l’échec du projet des Patriotes à son faible enracinement culturel et à son incompatibilité avec la défense et la promotion de la culture française en Amérique : L’idée de nation ne se laisse pas réduire aussi facilement ; d’autant plus qu’elle est d’une origine plus lointaine que la conscience politique. Comment concilier avec la république l’ancien discours de la survivance ? On n’y arrivera que malaisément. Fondée sur la souveraineté du peuple, la république suppose la mise en route d’une démocratisation intégrale, le libéralisme instauré à tous les niveaux et dans toutes les institutions ; mais les institutions nationales dont on veut assurer la survie sont des legs historiques, des coutumes, des traditions. La langue elle-même, qui fait exception sur le continent nord-américain, comment en justifier la perpétuation autrement que comme un héritage du passé ? Elle n’est pas plus d’essence démocratique que les autres parlers. (Dumont, 1996 : 175)
Dumont reconnaît qu’un changement s’impose pour assurer la survie de la langue et de la culture françaises en Amérique du Nord, mais il estime que les Canadiens français disparaîtront en tant qu’entité culturelle distincte s’ils renoncent à leurs caractéristiques culturelles au nom de grands principes politiques. Aussi encourage-t-il vivement ses compatriotes à ne pas trop compter sur cette conception de la nation, reposant sur un État québécois, qui s’est progressivement répandue depuis la Révolution tranquille (voir
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Première partie • De nouveaux défis
Dumont, 1997 : 67-8). Selon lui, « le Québec n’est pas une nation » (Dumont, 1997 : 57), mais plutôt une communauté politique qui réunit aussi bien les francophones, les anglophones et les autochtones que les membres des « communautés culturelles » : on parle couramment de nation québécoise. Ce qui est une erreur, sinon une mystification. Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d’allophones y répugnent, si les autochtones s’y refusent, puis-je les y englober par la magie du vocabulaire ? L’histoire a façonné une nation française en Amérique ; par quelle décision subite pense-t-on la changer en une nation québécoise ? Définir la nation par des frontières territoriales, c’est affirmer que l’État s’identifie à elle ; construction toute verbale et parfaitement artificielle de tacticiens politiques. (Dumont, 1997 : 66)
Dumont critique le concept d’une nation québécoise en rejetant notamment l’idée d’une « culture publique commune » dont l’objectif serait d’unifier les différents groupes ethniques ou nationaux du Québec : C’est insuffisant pour en arriver à une communauté ; celle-ci suppose des références culturelles auxquelles les individus s’identifient. [...] [I]l n’est pas utile de jongler avec des recettes de mixtures où seraient minutieusement dosés les ingrédients à emprunter ici et là pour fabriquer artificiellement une culture métissée. (Dumont, 1997 : 69-70)
Dumont préfère à ce concept sa propre notion de « culture de convergence » (voir § 2.1) ; dans la communauté politique qu’est le Québec, cette culture, selon Dumont, ne peut être que la culture canadienne-française : « Si culture de convergence il y a un jour, ce ne sera pas un composé de laboratoire ou de convention ; ce sera la culture française » (Dumont, 1997 : 70). Dans ces conditions, la langue française ne correspond donc pas à « un simple mécanisme de communication », mais bien à « une langue en sa plénitude, c’est-à-dire [à] une culture » (Dumont, 1997 : 70). Dans sa critique de ce modèle, Seymour (1999a : 61) affirme qu’il ne faut pas confondre la nation dite culturelle de Dumont avec une nation ethnique. Selon Seymour, on ne peut qualifier le modèle de Dumont d’ethnique, car il intègre les Québécois de diverses origines, notamment ceux d’origines anglaise, écossaise, irlandaise et italienne. En effet, pour insister sur le fait que son modèle de nation n’est pas défini par la race, Dumont (1997 : 53-4) cite la fameuse conférence de 1882 prononcée par Ernest Renan, que l’on considère souvent comme le père de la nation civique (voir § 1.4). Mais les descendants auxquels Dumont fait référence n’ont-ils tout simplement pas été assimilés à la majorité ethnique canadienne-française ?
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Comme l’affirmera paradoxalement Seymour plus tard, une personne doit en effet être assimilée pour faire partie de la nation dumontienne (voir Seymour, 1999a : 67). D’ailleurs, dans la mesure où les concepts de culture et d’ethnicité définis au sens large se chevauchent de façon considérable (voir § 1.3), le modèle de Dumont peut être clairement défini comme étant de nature ethnique. G. Bouchard (1999 : 42-61) s’y réfère effectivement non pas en termes de modèle d’une nation culturelle, mais d’une « thèse des nations ethniques » (voir § 3.3), tandis que Mathieu (2001 : 130) observe que « parce qu’elle est liée à la culture du groupe majoritaire, cette conception comporte un degré d’ethnicité relativement important »1. C’est en réaction à des conceptions ethniques de la nation comme celle de Dumont que de nombreux modèles civiques ont été proposés pour le Québec.
3.2
Modèles civiques : Derriennic, Leydet, Caldwell et Bariteau
Dans son essai intitulé Nationalisme et démocratie (1995), Jean-Pierre Derriennic lance un appel en faveur d’une « conception individualiste de la nation et anationale de l’État » (Derriennic, 1995 : 138). Il estime que « dans les sociétés politiquement civilisées, la valeur suprême ne doit pas être la nation, mais la citoyenneté » (Derriennic, 1995 : 107) et que l’identité nationale devrait se confiner à la sphère privée, au même titre que les croyances religieuses. Si le nationalisme ethnique ou identitaire « présente le plus grand potentiel de division entre concitoyens », selon Derriennic (1995 : 19), sa variante civique constitue « un facteur de cohésion sociale, de justice et de paix civile » qui possède de nombreuses qualités, en particulier pour les sociétés formées de populations hétérogènes :
1. La différence entre des définitions larges et étroites de l’ethnicité est sans doute à l’origine de la critique à l’égard de Bouchard en ce qui concerne son interprétation de Dumont, illustrée par Cantin (2001) : « Non seulement Fernand Dumont n’a jamais défendu la thèse à laquelle Bouchard l’associe, il s’est formellement prononcé contre toute conception ethnique de la nation. Ainsi, dans une entrevue qu’il accordait un an avant sa mort à Michel Vastel, il déclarait : “Il faut oublier le mot ‘ethnique’ car la nation est essentiellement une réalité culturelle”. Quatre ans plus tôt, devant la Commission parlementaire sur la souveraineté du Québec, Dumont s’était fait plus précis quant au motif de son rejet du mot “ethnique” : “Il n’y a plus depuis très longtemps, disait-il, de nations au sens organique du terme, c’est-à-dire à caractère strictement ethnique. Ce qui existe maintenant, ce sont des nations culturelles” ».
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Le nationalisme civique a permis de pacifier de nombreux conflits identitaires, et d’abord ceux qui ont été longtemps les plus dangereux, les conflits confessionnels. Il a facilité l’intégration d’immigrants, aux États-Unis bien sûr, mais aussi en France : tous ces rescapés de la misère ou de la persécution, venus d’Europe orientale et méridionale ou du Moyen-Orient, qui sont devenus depuis un siècle des citoyens de la République. [...] Le nationalisme civique a été un facteur de solidarité et de justice. Il a aidé à faire accepter l’égalité devant le droit de vote, l’impôt sur le revenu et l’école obligatoire payée par les contribuables, y compris ceux qui n’ont pas d’enfants. Il a même aidé à lutter contre la tuberculose. (Derriennic, 1995 : 19)
Le recours à la France comme exemple s’explique en partie par le fait que Derriennic est lui-même Français ; comme de nombreux intellectuels de ce pays, il idéalise le modèle d’intégration typiquement français. En plus de son héritage cosmopolite, sa vénération pour cette conception très abstraite de la nation l’amène à formuler des commentaires qui ne sont pas caractéristiques de la plupart des Français, par exemple lorsqu’il affirme que « la victoire dans le Tour de France d’un Belge ou d’un Irlandais [lui] procure plus de satisfaction que celle d’un Français » (Derriennic, 1995 : 27). Au vu de telles affirmations, il est difficile de ne pas endosser les critiques adressées par Cantin (2000 : 93) à certains intellectuels isolés dans leur tour d’ivoire, déconnectés de la population en raison de leurs approches théoriques et de collègues du même état d’esprit. Transposée à son pays d’adoption, l’idéologie de Derriennic veut que le Québec demeure dans un Canada civique et fédéral. En effet, une grande partie de son essai constitue une attaque contre le nationalisme des souverainistes québécois, qu’il considère comme étant de nature ethnique. Bien qu’il se dise prêt à accepter que le modèle actuel de la nation québécoise soit un modèle principalement civique, et que si le Québec était devenu indépendant dans le passé, il serait sans doute civique à présent2, Derriennic croit que, s’il se faisait aujourd’hui, le processus d’indépendance aurait forcément recours à des arguments ethnonationalistes afin de différencier l’option de l’indépendance du statu quo : je pense que dans un Québec indépendant, comme dans le Québec fédéré que nous connaissons, le nationalisme pourrait être civique, mais que pour séparer le Québec du Canada on ne pourra pas se passer des arguments du nationalisme identitaire. […] Les arguments du nationalisme identitaire 2. Le moment passé auquel Derriennic fait référence est l’année 1931, lorsque le Parlement britannique aurait pu inclure le Québec dans le Statut de Westminster, qui permettait à divers dominions de déclarer leur indépendance (voir Derriennic, 1995 : 25).
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reviendront en force, parce qu’en fin de compte ce sont les seuls qui permettent de voir une différence entre les deux nationalismes civiques, québécois et canadien. (Derriennic, 1995 : 39-40)
Comme le note Seymour (1999a : 20), la thèse principale de Derriennic s’articule autour du fait que « le nationalisme identitaire et la démocratie ne font pas bon ménage ». Derriennic soutient que ces doctrines paraissent compatibles à première vue, mais que « si on analyse les conséquences qu’elles ont eues là où elles ont été mises en œuvre, on se rend compte que nationalisme et démocratie sont profondément antinomiques : les nationalismes produisent des situations conflictuelles qui sont réfractaires aux procédures de décision démocratiques » (Derriennic, 1995 : 16). En outre, Derriennic affirme que dans les pays comme le Danemark, « où la culture et le droit sont individualistes » (Derriennic, 1995 : 137), l’identité nationale n’a aucune importance ; or, des études démontrent qu’il s’agit là d’une grave erreur d’interprétation (voir Zølner, 2000, par exemple)3. Les approches civiques étant habituellement reconnues pour s’appuyer sur des considérations purement rationnelles, il est surprenant de voir Derriennic défendre son modèle national de manière si émotionnelle et parfois même non fondée. Son essai, à forte teneur spéculative, ne fait guère référence à d’autres auteurs, et surtout pas à la riche documentation récente qui démontre la compatibilité de certaines versions du libéralisme et de plusieurs formes de nationalisme, comme celle que l’on observe au Québec (voir § 2.3). Ce problème ne se présente toutefois pas avec le modèle avancé par Dominique Leydet (1995), qui est plus rigoureuse sur le plan théorique. Leydet prône une nation civique reflétant une définition minimaliste ou procédurale de la culture publique commune et reposant sur des principes satisfaisant trois conditions : Premièrement, ces principes doivent être généralisables, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir être légitimement acceptés par tous les membres de la société en question quelle que soit leur communauté d’origine. Deuxièmement, ces principes doivent pouvoir se justifier selon les principes juridico-politiques au fondement de la démocratie libérale. Troisièmement, ils doivent être susceptibles d’une adhésion volontaire, en d’autres termes d’un choix rationnel. (Leydet, 1995 : 127)
3. Voir également Oakes (2001) pour ce qui a trait à la Suède, un pays souvent cité à la même fin et qui partage de nombreuses caractéristiques avec le Danemark à ce sujet.
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Ces trois conditions constituent les « conditions d’entrée » pour faire partie de toute société, lesquelles se distinguent clairement des « conditions d’allégeance », que Leydet définit comme « les raisons pour lesquelles tel ou tel individu se reconnaît une obligation de loyauté à la société dont il est membre » (Leydet, 1995 : 126). En d’autres mots, les premières portent sur la dimension purement procédurale de la citoyenneté (voir § 1.6), tandis que les secondes se penchent sur des questions relatives à « l’identification à un destin collectif, à une culture » (Leydet, 1995 : 127). Leydet critique la position adoptée par les autorités québécoises, plus particulièrement leur attitude, qu’elle décrit ainsi : « vous devez agir ainsi, car voilà comment nous, la communauté majoritaire, choisissons d’agir » (Leydet, 1995 : 123). Elle cite en exemple l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration qui, tel que mentionné au § 2.1, définit le Québec comme « une société dont le français est la langue commune de la vie publique », « une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées » et « une société pluraliste ouverte aux multiples apports dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire » (Gouvernement du Québec, 1991 : 16). Alors que les principes de démocratie et de pluralisme sont non négociables, généralement applicables et par conséquent moralement légitimes, Leydet soutient que l’exigence de faire du français la langue publique commune au Québec est plus problématique. Si l’on peut défendre l’emploi d’une langue quelconque en évoquant le besoin d’un moyen de communication commun au sein d’une communauté, ce choix ne doit pas se justifier en termes identitaires : Ainsi, ce n’est pas la même chose de demander à un immigrant pakistanais d’apprendre le français en vertu d’un argument concernant les conditions d’une pleine participation à la vie démocratique québécoise et d’exiger de cet immigrant qu’il éprouve le même sentiment d’attachement, d’engagement vis-à-vis de cette langue que ressent une majorité de Québécois francophones. Dans le second cas, ce qui est en cause, c’est l’identification de l’immigrant au destin d’une collectivité particulière. Certes, une telle identification peut se développer avec le temps, à mesure que l’immigrant développe un sentiment d’appartenance à la société d’accueil, mais elle ne saurait faire l’objet d’une exigence. (Leydet, 1995 : 127)
Contrairement à Miller (1993 et 1995 ; voir § 2.3) et à d’autres penseurs qui proposent une définition substantielle de la culture publique commune, Leydet fait face à un dilemme, à savoir comment distinguer une nation donnée de toute autre démocratie libérale. Elle l’admet d’ailleurs elle-même : « En effet, les principes évoqués dans l’Énoncé se trouvent dans
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leur généralité au fondement de l’ensemble des démocraties libérales, et pourtant je n’éprouve pas de sentiment d’allégeance particulier pour la société politique allemande ou anglaise » (Leydet, 1995 : 128). Mais Leydet ne va pas jusqu’à faire le lien entre les différences qui distinguent les diverses démocraties libérales et les différences d’identité nationale. Elle explique plutôt les variations par le fait que les principes se forgent selon des histoires, des institutions et des pratiques particulières (voir Leydet, 1995 : 128). Ces histoires, institutions et pratiques ne correspondent d’ailleurs pas nécessairement à celles du groupe ethnique dominant d’une société donnée, mais à celles que tous les citoyens sont en train de créer, et ce, sans égard à leur héritage ethnique. Leydet illustre clairement son propos en défendant l’idée que faire du français la langue publique commune du Québec trouve sa seule justification dans le fait que ce choix reflète la décision de la majorité des citoyens à un certain moment : Supposons que l’arrivée massive d’immigrants modifie de manière significative la composition sociologique de la société québécoise et qu’après un débat démocratique une majorité de Québécois se prononce en faveur de la modification de la Charte de la langue française et décide d’opter pour le choix de deux langues officielles. Un tel changement serait parfaitement légitime. (Leydet, 1995 : 130 ; voir aussi Carens, 2000 : 132)
Contrairement à Leydet, Gary Caldwell (1988 et 2001 ; Caldwell et Harvey, 1994) accorde une importance beaucoup plus grande à la permanence du français comme langue publique commune : « Au Québec, cette langue ne peut être que le français, et ceci parce que toute culture publique est aussi le produit d’une expérience historique spécifique » (Caldwell, 1988 : 709). On peut ainsi conclure que son modèle comporte un degré minimal d’ethnicité (voir Mathieu, 2001 : 129), mais cela s’explique par deux considérations qu’il convient d’examiner. D’une part, la « plus grande tradition culturelle » qui nourrit, selon Caldwell, cette « expérience historique spécifique » ne se limite pas à l’ethnicité canadienne-française, mais s’est construite à partir d’éléments provenant également d’autres ethnicités (par exemple les institutions politiques québécoises d’inspiration britannique). D’autre part, Caldwell n’attribue pas de valeur en soi à l’ethnicité. L’importance qu’il accorde à la « plus grande tradition culturelle » tient davantage à l’histoire qu’à l’ethnicité. À l’opposé de la notion de « convergence culturelle », selon laquelle la culture de la majorité occupe pratiquement toute la place (voir Caldwell et Harvey, 1994 : 789), la définition de la culture publique commune préconisée ici se rapproche davantage d’une définition procédurale. Si la culture
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Première partie • De nouveaux défis
publique commune est clairement un produit de l’histoire, elle est néanmoins définie d’abord et avant tout par des moyens civiques traditionnels. En se basant sur les travaux antérieurs de Caldwell (1988), Caldwell et Harvey (1994 : 790-793) définissent le contenu de la culture publique commune du Québec comme étant composé de trois dimensions (voir aussi Caldwell, 2001). Premièrement, les « règles du jeu communautaire au Québec » impliquent des libertés (par exemple liberté d’expression, de religion, de circulation), des droits politiques (droit de vote, droit de se porter candidat aux postes ouverts aux élections), des droits juridiques (égalité devant la loi, présomption d’innocence), des droits sociaux (droit à l’éducation, droit de recevoir un traitement médical, droit à une langue d’usage public) et des droits économiques (droit de profiter du fruit de son labeur, droit à la propriété). Deuxièmement, ces « règles du jeu » se fondent sur certains principes (par exemple, les individus sont responsables de leurs actes ; la société est responsable du bien-être de tous ses membres, particulièrement des plus défavorisés ; l’Église et l’État sont séparés ; nul ne doit faire preuve de discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, la langue, l’origine ethnique ou la situation socio-économique). Finalement, de l’étude plus approfondie de ces principes se dégagent les « articles de foi qui supportent notre culture » (par exemple, chaque personne a une valeur intrinsèque ; la liberté de choix existe ; nous faisons partie d’une continuité de générations, même si la liberté de développement existe ; tous les humains appartiennent à la même humanité et peuvent développer le sens de la solidarité). Caldwell (1988 : 708) ajoute que, bien que l’intensité de l’intériorisation de ces règles et de ces principes varie en fonction de l’appartenance ethnoculturelle, ces derniers représentent néanmoins ce que les Québécois ont tous en commun, à savoir la culture publique commune : Il s’agit de la part de la culture de chaque citoyen et citoyenne où on se retrouvera, qu’on soit Français, Amérindien d’un des onze peuples, Angloquébécois de vieille ou de nouvelle tradition. Ce qui permettra du même coup de passer d’une série de nationalismes ethniques à un nationalisme territorial commun à tous et à toutes. (Caldwell et Harvey, 1994 : 789)
À l’instar de Caldwell, Claude Bariteau (1996, 1998 et 2001) est d’avis que le français doit constituer la langue publique commune au Québec. Il maintient toutefois que « [d]ans un projet politique en milieu multiculturel, il importe de ne pas lier langue et culture d’appartenance » (Bariteau, 1998 : 163 ; voir aussi 1996 : 159) ; plus précisément, il faut dissocier la langue française de la mémoire culturelle canadienne-française (voir aussi Lamoureux, 1995a : 68 ainsi que § 5.2). Bariteau incarne le cadre politique le plus fréquemment associé à une définition procédurale de la
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culture publique commune, à savoir la théorie sur le patriotisme constitutionnel d’inspiration jacobine élaborée par Habermas (1994 et 1996). Développé à l’origine comme nouveau modèle de la nation destiné à l’Allemagne de l’après-guerre, et appliqué aujourd’hui à d’autres contextes tels que l’Union européenne et le Québec, le patriotisme constitutionnel se définit comme : un mécanisme correspondant aux principes d’une société libérale et démocratique permettant de désethniciser la citoyenneté en remplaçant les filiations culturelles, qui sont par définition spécifiques, par une adhésion à des institutions et à des symboles politiques relevant de l’universalisable. (Lamoureux, 1995b : 132)
Afin d’appliquer un modèle fondé sur le patriotisme constitutionnel à des sociétés multiethniques ou multiculturelles, et pour réussir à créer un « mythe fondateur » qui rejoindrait tous les citoyens, Bariteau (1996 : 148 ; 1998 : 146) explique que l’on doit respecter cinq règles. Premièrement, il convient de distinguer la loi des pratiques éthiques définies substantivement ; en d’autres mots, la loi doit être neutre. Deuxièmement, il doit y avoir une nette distinction entre la culture publique commune à laquelle tous les citoyens adhèrent et les cultures spécifiques auxquelles des groupes ou sousgroupes peuvent adhérer pour des raisons identitaires. Troisièmement, la Constitution doit rejeter toute pratique fondamentaliste. Quatrièmement, les immigrants doivent adhérer à la culture publique commune et non à la culture du ou des groupes dominants. Finalement, la culture publique commune doit être « respectueuse des différences caractérisant les communautés qui composent la nation ». Tout en reconnaissant l’existence d’ethnocultures particulières qui doivent être respectées, le patriotisme constitutionnel exige néanmoins la primauté des droits individuels : Autant on ne peut pas y mettre sur un même pied d’égalité les droits individuels et le droit à la différence, autant on ne peut pas faire équivaloir droits individuels et affirmation d’une culture particulière. Il s’agit de deux réalités qu’il importe de séparer. (Bariteau, 1996 : 152)
Ainsi, Bariteau emboîte le pas à Habermas (1994) et rejette la nation ethnoculturelle de Dumont ainsi que la « politique de la reconnaissance » de Taylor (1994 ; voir aussi § 3.3). Selon Bariteau, de telles approches entraînent « une surenchère en faveur de droits collectifs reconnus » (Bariteau, 1998 : 138), avec tous les problèmes qui en découlent. Dans le cas des anglophones du Québec, Bariteau (1996 : 155) souligne la possibilité que ces derniers mènent à des revendications sécessionnistes dans le cas où le Québec devien-
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Première partie • De nouveaux défis
drait indépendant, et ce, bien que selon lui, ce groupe ne constitue même pas une nation : « La minorité anglaise du Québec est strictement d’ordre linguistique et comprend plusieurs groupes culturellement distincts ayant peu d’affinités entre eux. Il est donc abusif de parler d’une “nation” » (Bariteau, 1996 : 155). Dans le cas des autochtones, il note la difficulté d’accorder des droits à des groupes dont le territoire ne se limite pas seulement au Québec, mais s’étend également aux provinces avoisinantes (voir Bariteau, 1996 : 156). Quant aux communautés culturelles, la position de Bariteau semble quelque peu contradictoire : tout en rejetant les droits collectifs, il soutient que les souverainistes se sont traditionnellement souciés de l’intégration des immigrants, sans toutefois leur porter toute l’attention voulue (voir Bariteau, 1996 : 153-154). Il estime néanmoins que la reconnaissance des cultures particulières doit clairement se limiter à la sphère privée et, par conséquent, il ne préconise pas d’adopter une politique du multiculturalisme comme celle qui a cours au Canada : Appliqué au Québec, [le multiculturalisme] serait, comme il l’est déjà, plus générateur de clivages que d’efforts pour rechercher des objectifs communs. Ceci dit, rien n’empêche de reconnaître les communautés culturelles et les minorités ethniques. De signaler leur contribution à l’essor du Québec et de chercher des moyens pour que leurs membres se sentent associés à toutes les facettes de la société civile québécoise. Une telle reconnaissance n’implique aucunement la définition de droits collectifs. (Bariteau, 1996 : 154-155)
Suivant la logique de sa conception strictement civique de la nation, Bariteau affirme que la nation québécoise n’existe pas encore et ne pourra être réalité que lorsque le Québec deviendra indépendant. Il a à cet effet déjà déclaré que le Québec est au mieux une « nation » virtuelle et que les Québécois d’origine française constituent une minorité « nationale » au sein de la nation canadienne (voir Bariteau, 1996 : 136). Bariteau a néanmoins semblé plus récemment accepter qu’une nation québécoise existe déjà, dans le sens civique du terme : « Il existe bel et bien au Québec une nation politique distincte de la nation politique canadienne » (Bariteau, 2000b : 229). Il n’en demeure pas moins qu’il maintient certains éléments de son discours précédent concernant la nature « virtuelle » de la nation, quand il affirme que « [l]a nation politique québécoise s’exprime dans l’espace québécois depuis plusieurs années. Le problème n’est pas qu’il faille l’inventer. Il réside plutôt dans l’hésitation qu’a cette nation à se reconnaître et à agir pour elle-même » (Bariteau, 2000b : 229-230). Le fait que Bariteau soit de tendance souverainiste rend son modèle distinct de celui d’autres penseurs, notamment de Derriennic, qui considère
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qu’un Québec indépendant aurait nécessairement recours au nationalisme ethnique. Bariteau (2000b : 231), par contre, estime que le mouvement indépendantiste a favorisé l’émergence de nouvelles conceptions civiques de la nation québécoise. Mais il ne rejette pas pour autant la dichotomie ethnique/civique, qu’il juge des plus importantes pour la raison suivante : Faire cette distinction est fondamental. Il ne s’agit surtout pas d’un faux débat comme certains voudraient le faire croire aux Québécoises et Québécois. Au contraire, faire cette distinction est la seule façon de clarifier le sens et la finalité du projet souverainiste. Surtout d’éviter que les promoteurs de la souveraineté ne mijotent un explosif en soudant ensemble, comme le font plusieurs, « identité culturelle » et « sujet politique ». (Bariteau, 2000b : 231)
3.3
Réconciliation de l’ethnique et du civique : Bouchard, Seymour et Taylor
Tout comme Bariteau, l’historien Gérard Bouchard (1997, 1999 et 2000) considère la dichotomie ethnique/civique importante en ce qu’elle « indique très évidemment la direction à suivre dans l’entreprise générale qui consiste à réaménager la nation afin de la redéployer dans la diversité » (G. Bouchard, 1999 : 42). On dit souvent de Bouchard qu’il défend un modèle civique de la nation en raison de ses critiques à l’endroit de la « thèse des nations ethniques » proposée par Dumont et d’autres penseurs, lesquels divisent le Québec en trois nations ou parties ethniques : les Canadiens français, les Canadiens anglais et les autochtones (voir G. Bouchard, 2000 : 63)4. Bouchard estime en particulier qu’un retour à une conception canadienne-française de la nation entraînerait plusieurs risques (G. Bouchard, 2000 : 63) : le risque de renoncer à penser l’avenir de la francophonie à l’échelle de l’ensemble du Québec ; le risque de marginaliser tous les nonCanadiens français en les vouant à un statut de minoritaires ; le risque de créer un climat propice aux divisions, aux stéréotypes et aux tensions ethniques et raciales ; le risque de faire le jeu du multiculturalisme canadien dans sa version trudeauiste ; le risque d’enfermer le projet de souveraineté 4. Même si ces trois nations ethniques sont celles qui sont le plus souvent identifiées, Bouchard reconnaît qu’il existe des variantes à cette théorie : « certains distinguent plusieurs nations au sein de la population autochtone, pendant que d’autres sont tentés d’élever au rang de nations ce qu’on appelle couramment les communautés culturelles » (G. Bouchard, 2000 : 59).
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dans l’ethnocentrisme ; le risque de marquer une régression vers des formes de repli associées à l’ancien nationalisme de survivance ; le risque d’entretenir l’idée d’une origine « de souche » et de faire de la nation une barricade plutôt qu’un espace de rencontre ; le risque d’officialiser inutilement le statut majoritaire du groupe ethnique que forment les Canadiens français dans la sphère publique ; et le risque de préserver les privilèges que ce groupe s’est octroyés au sein de cette sphère (par exemple son quasi-monopole sur l’emploi dans la fonction publique). Bouchard propose ainsi d’« ouvrir le cercle de la nation » (1997), de créer une « coalition nationale » qui se fonde sur les cinq principes suivants : le respect des identités et des groupes ethniques déjà existants ; la nécessité de promouvoir l’interaction entre ces groupes ; une interaction concertée (par l’intermédiaire de débats publics de divers types) ; des identités multiples (une chose dont tous les Québécois ont depuis longtemps fait l’expérience) ; et une adhésion par affiliation (transferts, choix individuels) et par filiation (attachement au groupe ethnique d’origine) (voir G. Bouchard, 2000 : 57). En ce qui a trait au dernier principe, Bouchard fait remarquer que « [n]ous avons insisté jusqu’ici sur le second mode d’adhésion en faisant référence au projet de coalition, mais le premier mode n’est pas moins important » (2000 : 57). Le modèle de Bouchard repose sur deux piliers : le premier est la langue française, qui se doit de constituer le dénominateur commun de la nation québécoise. Comme environ 93 % de la population affirme pouvoir parler français – « exactement la proportion des Américains qui déclarent aujourd’hui pouvoir parler l’anglais » (G. Bouchard, 2000 : 53) –, cette langue permet à tous les Québécois de participer pleinement à la vie de la nation en tant que citoyens, contribuant ainsi à forger un sentiment d’identité commune : Certains objecteront avec raison que la seule pratique d’une langue commune ne suffit pas à fonder une identité, et encore moins une culture nationale. Mais il faut voir les choses dans une perspective dynamique, à long terme. La langue, comme dénominateur commun, doit être ici considérée comme un point de départ, comme une condition sine qua non de la nouvelle identité, de la nouvelle culture à promouvoir en y investissant toute la diversité des traditions et des cultures déjà présentes dans notre société. Elle est le vecteur qui ouvre la voie à des interactions, à des initiatives, à des expériences communes appelées dans la longue durée à nourrir une véritable identité québécoise. [...] En somme, tout comme le droit ne crée pas la société mais en fixe les contours, la langue ne tient pas lieu de culture, mais en dresse le lit. (G. Bouchard, 2000 : 53-54)
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Bouchard explique ensuite que les « enfants de la loi 101 » francophones représentent l’exemple parfait de cette culture ou de cette identité en formation (voir G. Bouchard, 2000 : 54 ; sur la relation entre l’affinité avec le Québec et l’adoption du français comme langue de la communication publique, voir aussi § 5). Le second pilier sur lequel repose le modèle de Bouchard s’articule autour de « l’américanité », c’est-à-dire l’idée qu’il existe un élément nordaméricain dans la nature de la nation québécoise (voir § 4.3). Certains commentateurs rejettent cette idée dans la mesure où elle rompt avec « la conception d’une culture québécoise au destin tortueux parce que radicalement singulière en Amérique » et qu’elle consiste à « déraciner la culture canadienne-française du sol qui l’a nourrie pour la redécouvrir dans la diversité qui la caractériserait maintenant » (J. Beauchemin, 2000 : 266). Or, la critique que formule Beauchemin et d’autres penseurs (par exemple Cantin, 2001) est quelque peu sévère si l’on considère que Bouchard rejette en effet les modèles de nation strictement civiques, tel que celui proposé par Bariteau : nous ne pensons pas que le modèle de la nation civique, tel qu’il est posé, soit viable sur le plan sociologique. Il indique un idéal à suivre, certes, mais il relève plus de l’utopie (au sens noble du terme : une affirmation de valeurs de civilisation, une direction nécessaire) que d’une véritable ingénierie sociale. Le problème vient de ce qu’il propose une vision réductrice de la société, trop étroitement centrée sur la rationalité du droit et sur les privilèges de l’individu. Pourtant, ce dernier n’en demeure pas moins inséré dans une collectivité avec laquelle il noue bien des attaches qui, en elles-mêmes, ne peuvent être reléguées au rang de l’accessoire et du facultatif, comme tout ce qui relève de la vie privée. Notamment à cause des clivages et des contraintes structurelles qu’elle instaure, la dimension collective est une composante importante, nécessaire et universelle de la vie individuelle et il va de soi que ni l’État ni le droit ne peuvent s’en désintéresser. (G. Bouchard, 1999 : 22)
Contrairement à d’autres (J. Beauchemin, 2000 et 2002, par exemple), Bouchard rejette une définition substantive de la culture publique commune, considérant cette dernière comme une « culture en mouvement » (G. Bouchard, 1999 : 66). Il reconnaît néanmoins que « l’horizon d’une ethnicité zéro n’est tout simplement pas réaliste » (G. Bouchard, 1999 : 31) Il est irréaliste de penser que la culture commune [...] puisse se construire entièrement à nouveaux frais. L’espace culturel québécois n’est pas vierge, il est fortement structuré en vertu d’une dynamique collective vieille de
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près de quatre siècles, au sein de laquelle la composante francophone a toujours pesé d’un poids prépondérant en raison à la fois de son nombre, de son ancienneté et de son action vigoureuse. Il est impossible, sociologiquement, que cette composante massive retraite tout à coup des lieux symboliques qu’elle a aménagés au cours de l’histoire (langue, coutumes, symboles, et le reste) et renonce en quelque sorte à ce qu’elle est. Il est par conséquent inévitable que la culture commune soit très fortement imprégnée de la vieille culture canadienne-française – et celle-ci n’a pas à s’en excuser. (G. Bouchard, 1997 : 130)
En d’autres mots, Bouchard croit que même une nouvelle nation civique au Québec ne peut et ne doit pas échapper à un minimum d’ethnicité, ce qui ne signifie pas qu’elle soit ethniciste ni ethnocentrique5. En perfectionnant son modèle de la nation québécoise conçue comme une francophonie nord-américaine, il prétend avoir réduit le « coefficient d’ethnicité » à la langue seule (G. Bouchard, 1999 : 64, 71). Cette reconnaissance de l’impossibilité de « désethniciser » la langue (voir § 5.3) témoigne du fait que sa conception de la nation « rejoint mieux la réalité vécue de l’expérience québécoise en admettant au départ que le français langue publique commune est, pour la majorité francophone d’ascendance canadienne-française, sa langue identitaire et celle par laquelle est exprimée son identité culturelle, ce qui signifie qu’elle est une expression marquante, la plus marquante même, de son ethnicité » (Pagé, 2006 : 37). Dès lors, le modèle prôné par Bouchard n’est plus un modèle purement civique, comme certains l’affirment, mais un modèle qui vise à réconcilier les aspects ethnique et civique de l’identité nationale, en réunissant des éléments de la culture canadienne-française (qu’il s’agisse seulement de la langue française ou d’autres éléments) et les principes démocratiques libéraux comme l’égalité, l’inclusion et le respect de la diversité. Comme nous l’avons vu au § 1.4, certains commentateurs sont d’avis que de telles tentatives de réconciliation demeurent malgré tout « sous l’emprise » de la dichotomie ethnique/civique et ne servent au final qu’à en accroître l’importance (voir Seymour et al., 1996 : 6). Ils préfèrent chercher à « transcender » ou à « surpasser » complètement cette opposition, ce qui est effectivement l’objectif poursuivi par la « nation sociopolitique » proposée par Michel Seymour (1998, 1999a, 1999b et 2000b) : 5. Bouchard établit une distinction claire entre l’ethnicité, d’une part, et l’ethnicisme ou l’ethnocentrisme, d’autre part, ce dernier correspondant au « fait d’affirmer la supériorité d’une ethnicité ou d’un groupe ethnique sur un autre et de fonder sur ce postulat des actes de discrimination, d’exclusion, etc. » (Bouchard, 2000 : 59).
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La nation sociopolitique est une communauté politique qui a des traits sociologiques précis. Elle est d’abord et avant tout composée d’une majorité nationale mais aussi, très souvent, de minorités nationales et d’individus ayant différentes origines nationales. Enfin, la population de cette communauté politique doit aussi se concevoir comme étant constituée de cette façon. Cette conception est sociopolitique puisqu’elle fait intervenir à la fois des considérations relatives à l’existence d’une communauté politique et des considérations concernant la composition sociologique du groupe. Les deux concepts clés sont ceux de majorité nationale et de communauté politique. Puisque le premier concept est sociologique et que l’autre est politique, je dis que cette conception est sociopolitique. (Seymour, 1999b : 158)
Seymour critique la nature abstraite de ce qu’il appelle la définition « culturelle » de la nation de Dumont, qui ne tient pas compte de la dimension politique de l’identité nationale, telle qu’elle s’est notamment manifestée par les effets de la Révolution tranquille sur l’identité des francophones du Canada (voir § 2.1). Il explique d’une part que la majorité des Québécois francophones considèrent maintenant qu’ils ont une identité distincte de celle des francophones hors Québec, et d’autre part que ces derniers ne ressentent de nos jours que peu d’affinités avec le Québec, mais s’identifient plutôt à la nation canadienne ou à la nation acadienne dans le cas des francophones du Nouveau-Brunswick. S’il se trouve encore des personnes qui s’identifient à une nation canadienne-française, Seymour affirme qu’il s’agit en général de personnes plus âgées qui ne constituent qu’une minorité ; c’est pourquoi il affirme avec véhémence que « [l]a nation canadienne-française n’existe plus ! » (Seymour, 2000b : 254). D’ailleurs, la nation québécoise telle qu’il la conçoit se compose en grande partie de tous les groupes appartenant à la communauté politique du Québec, lesquels ont, à leur tour, l’obligation morale d’accepter le fait qu’ils appartiennent à cette même nation (voir Seymour, 1999a : 73-4)6. Bien que ces divers groupes possèdent des insti-
6. Seymour fait référence en particulier aux néo-Québécois et à la minorité anglophone. Sa vision des populations autochtones du Québec est plus nuancée et semble s’être légèrement modifiée avec le temps. En 1999, il affirme que « [l]es 74 000 individus que comptent les onze communautés autochtones sont en effet des citoyens québécois, mais ils n’appartiennent pas seulement à la nation québécoise » (Seymour, 1999a : 74, nous soulignons). Dans ses publications ultérieures, cependant, il partage l’opinion de Dumont, affirmant que, comme les nations autochtones, dans leur ensemble, ne s’identifient pas au Québec, « [l]eurs membres sont des citoyens du Québec et font partie de l’État québécois, mais non de la nation québécoise » (Seymour, 2000b : 253, nous soulignons).
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tutions qui leur sont propres (par exemple, Le Devoir, l’Université du Québec ou l’Université de Montréal pour les francophones ; The Gazette ou l’Université McGill pour les anglophones), il existe néanmoins un certain nombre d’institutions que tous les Québécois partagent et qui contribuent à définir une identité québécoise commune (par exemple le système parlementaire du Québec, l’Assemblée nationale, la Bibliothèque nationale, la fête nationale) (voir Seymour, 1999a : 63-65). Ce sentiment d’identité commun à tous les Québécois se confirme dans l’opinion publique : Seymour explique que non seulement les francophones considèrent les anglophones et les nouveaux arrivants au Québec comme appartenant à la nation québécoise, mais la majorité des anglophones se disent également Québécois (voir Seymour 1999a : 65 et 69) malgré la réticence exprimée par certains d’entre eux (voir § 8.2). Bien qu’il diffère d’opinion avec Dumont sur l’importance de la dimension politique de l’identité nationale, Seymour reconnaît que la définition d’une nation doit inclure un élément sociologique. Aussi critiquet-il les conceptions strictement civiques de la nation, comme celles examinées au § 3.2 : Certes, il faut rejeter un modèle exclusivement civique qui ferait disparaître la majorité nationale des Québécois francophones dans une communauté politique aseptisée. Que ce soit sous la forme d’un républicanisme jacobin importé de la France ou sous la forme d’un patriotisme constitutionnel importé de l’Allemagne, l’identité exclusivement civique, voire postnationale, n’est pas adaptée à la situation particulière du Québec. L’identité québécoise ne doit pas se dissoudre dans une identité civique qui ignore la présence d’une majorité nationale de francophones. Il faut reconnaître que la langue, la culture (comme carrefour d’influences spécifiques) et l’histoire de la majorité des Québécois francophones sont à la base de l’identité civique commune de tous les Québécois. (Seymour, 2000b : 254)
Non seulement Seymour insiste-t-il sur l’importance de la majorité francophone, mais il accorde aussi, par l’entremise d’une politique du multiculturalisme, des droits aux autres groupes qui composent la nation québécoise, et en particulier aux Anglo-Québécois7. Il convient alors de 7. Seymour a décidé de ne pas faire de distinction entre le multiculturalisme et l’interculturalisme (voir §§ 2.1 et 2.3), préférant soutenir l’idée que le multiculturalisme n’est pas mauvais en soi, tant qu’il ne nie pas d’autres conceptions de la nation (voir Seymour, 1999a : 45-59). En d’autres termes, le multiculturalisme peut bien s’intégrer dans la nation sociopolitique de Seymour, laquelle peut exister parallèlement à d’autres définitions de la nation, comme celle de la nation civique canadienne.
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poser la question suivante : de quel genre de groupes parle-t-il ? La connotation négative de l’ethnicité au Québec et au Canada ne laisse aucun doute sur les efforts de Seymour pour « désethniciser » sa conception de la nation, préférant définir les groupes constituants en termes de langue, d’histoire, de culture et du désir de vivre ensemble (voir Seymour, 1999a : 100). Cependant, comme nous l’avons vu au § 1.3, ces derniers sont tous considérés comme des éléments importants de l’ethnicité définie dans un sens large. Même si l’on adopte la définition étroite de Seymour, à savoir que la nation ethnique « suppose ou bien l’existence d’une origine ancestrale commune ou bien la croyance en une telle origine commune » (Seymour, 1999b : 156), il est difficile de ne pas parler d’ethnicité si l’on considère que Seymour soutient un modèle de la nation « qui ne nie pas ses origines » (2000b) et qui définit ainsi les groupes constituants : La nation québécoise est une communauté politique qui rassemble la majorité nationale (les francophones d’origine canadienne-française et les assimilés), la minorité nationale anglophone (les anglophones d’origine anglo-saxonne et les assimilés) et ceux qui ont d’autres origines nationales (qu’il s’agisse des allophones, des néo-Québécois, des membres des communautés culturelles, ou de gens qui appartiennent à la fois à plusieurs de ces catégories). (Seymour, 2000b : 254)
Que l’on adopte une définition large ou étroite de l’ethnicité, il n’est guère surprenant que l’on ait dit de Seymour qu’il défend « une conception de la nation où l’ethnicité joue un rôle de premier plan » (Mathieu, 2001 : 131). Seymour fait probablement preuve de gymnastique terminologique en exprimant en termes sociologiques ce que d’autres auraient décrit en termes ethniques, mais ce serait trop d’affirmer, comme le fait Mathieu (2001 : 82-83), que son modèle n’offre pas de réelle solution de rechange au modèle dumontien. Au contraire, Seymour se distingue nettement de Dumont sur le plan des valeurs qu’il attribue à la dimension politique de l’identité nationale. Il serait donc plus exact de dire du modèle de Seymour qu’il ne cherche pas tant à transcender la dichotomie ethnique/civique qu’à en réconcilier les deux pôles. Il existe un autre modèle de nation pour le Québec, ayant pour effet d’atténuer cette dichotomie, notamment celui qu’a progressivement élaboré Charles Taylor. Autrefois, Taylor décrivait les francophones comme une nation culturelle, suivant en cela la pensée de Dumont, pour qui la nation francophone en question ne se limitait pas au Québec. En 1970, par exemple, il soutenait que « [l]a grande majorité des Canadiens français s’identifie fondamentalement à ce qu’on appelle avec raison la nation canadienne-
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française » (Taylor, 1992 : 36). Il conservait encore cette position en 1990 quand il affirmait que : « [l]e Québec est une société distincte, l’expression politique d’une nation, dont la grande majorité vit à l’intérieur de ses frontières. [...] Le Québec est le foyer principal de cette nation, dont des branches se sont établies ailleurs en Amérique du Nord, et principalement au Canada » (Taylor, 1992 : 162). Si, dans ses écrits plus récents, Taylor fait encore référence à la « nation canadienne-française » (Taylor, 2000 : 37), il semble très ouvert à l’idée d’une nation québécoise définie en termes politiques, tout en préférant que cela se fasse au sein de la nation canadienne, et en admettant que « [la] nation politique inclusive québécoise n’est pas encore tout à fait née » (Taylor, 2000 : 48). Fait intéressant à remarquer, Taylor semble avoir une notion de la nation politique québécoise qui va bien au-delà des limites normalement associées aux nations civiques. La « politique de la reconnaissance » (Taylor, 1994) qu’il propose le pousse même à voir la nation politique comme un lieu de rencontre de différences socioculturelles. Dans le contexte du Québec, cette nation politique s’articule nécessairement autour de trois éléments fondamentaux : une éthique politique, définie essentiellement par les droits humains, l’égalité et la démocratie ; le français comme langue publique commune ; et un certain rapport à l’histoire (voir Taylor, 2000 : 41). Le fait qu’il insiste sur l’histoire en particulier, même s’il affirme que l’on ne doit pas la considérer comme fixe, démontre clairement sa volonté de ne pas bannir la dimension ethnique de toute définition de la nation québécoise : Cela fait partie du volet « ethnique » de notre démocratie hybride – qui par ailleurs est aussi fortement « civique » – que l’on doive exiger des nouveaux venus qu’ils assument cette histoire comme la leur, en tant que matrice formatrice de la société qu’ils rejoignent. Or, cette histoire est ethnique : en grande partie celle de l’ethnie majoritaire, canadienne-française, mais aussi des nations autochtones, et plus récemment des « Anglais ». (Taylor, 2000 : 44 ; voir aussi 1996 : 359)
C’est parce que Taylor intègre la notion d’ethnicité à un cadre par ailleurs civique que l’on peut dire de son modèle de la nation québécoise qu’il cherche à « concilier les deux formes de cohésion » (Taylor, 1996 : 360), comme le font les modèles de Bouchard et de Seymour.
3 • Redéfinir la nation québécoise
3.4
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Surmonter le tabou de l’ethnicité
Les tenants du culturalisme libéral s’empressent de souligner que l’on ne doit pas confondre ethnicité et culture : le Québec est une nation culturelle, soutiennent-ils, et non ethnique (voir Nielsen, 1998 et 1999 ; Kymlicka, 1999 : 132-133, par exemple). En y regardant de plus près, on s’aperçoit cependant que c’est à la culture des groupes ethniques qu’ils font référence : « cette idée voulant que les États démocratiques libéraux (ou “nations civiques”) soient ethnoculturellement neutres est manifestement fausse » (Kymlicka, 2001 : 24, nous soulignons). Bien que Kymlicka et d’autres aient raison de déclarer que le nationalisme québécois n’est plus totalement ethnique, l’implication qui en résulte, à savoir que les nationalismes culturels ne comportent aucun élément ethnique, est évidemment problématique8. Considérant à quel point il est difficile de conserver une distinction nette entre culture et ethnicité (voir § 1.3), il paraît plus sage – et certainement moins trompeur – de reconnaître que toute nation comporte des éléments ethniques, même si elle choisit de les exprimer dans un cadre globalement civique. Plutôt que de rejeter la notion d’ethnicité, en la jugeant illégitime, comme le font les modèles purement civiques d’inspiration jacobine présentés au § 3.2, il convient donc de tenter de surmonter le tabou que ce concept en est venu à représenter au Québec et ailleurs. En ce sens, la « récupération » de la notion d’ethnicité ne profiterait pas seulement aux groupes minoritaires, qui désirent clairement pouvoir exprimer leur identité ethnique (voir § 7), mais également à la majorité canadiennefrançaise : L’ethnie dominante pourrait plutôt choisir de reconnaître les ethnicités tant dominées que dominantes. Elle serait ainsi en meilleure posture pour établir une société plus égalitaire. De plus, les Québécois d’ethnicité canadiennefrançaise n’auraient plus à diluer leur propre spécificité en la recouvrant du terme Québécois francophone, ni à se priver plus longtemps d’un nom désignant leur identité propre, à la fois distincte et mobile, au sein de la communauté citoyenne québécoise. (Juteau, 2004 : 97)
Mais, en parlant des Canadiens français qui se privent d’un nom désignant leur identité propre, Juteau oublie de mentionner que la promo8. Puisque sa défense de la culture est en fait une défense de la culture ethnique, Kymlicka a même été accusé de défendre une position d’hégémonie ethnique, qui cherche à promouvoir les droits de groupes ethniques par rapport à ceux d’autres groupes culturels (par exemple les femmes, les gais et les lesbiennes, les quartiers urbains, les mouvements syndicaux, les communautés de pêcheurs, etc.) (voir Walker, 1999).
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Première partie • De nouveaux défis
tion d’une identité civique qui refuse de reconnaître l’ethnicité canadienne-française risquerait en plus de provoquer l’aliénation du groupe dominant, l’incitant à se replier sur lui-même et à se tenir sur la défensive. Un tel aboutissement compromettrait totalement l’objectif d’origine, une redéfinition de la nation en termes plus inclusifs. Le Québec se trouve par conséquent confronté à un défi particulier, celui de créer non seulement une société civique inclusive qui valorise et encourage les identités ethniques des minorités autochtones et immigrantes, mais également une société qui respecte l’ethnicité de la majorité canadienne-française. À notre avis, les modèles proposés par Seymour et Bouchard, ainsi que la conception de la nation québécoise telle qu’élaborée par Taylor, sont les plus adaptés à cet objectif. Bien entendu, le défi auquel fait face le Québec ne se borne pas à son territoire. L’équilibre à trouver entre l’ouverture aux autres cultures d’une part, et le fait de se sentir apte à exprimer les composantes ethniques de son identité d’autre part, s’applique également aux relations qu’entretient le Québec avec d’autres nations d’Amérique du Nord et d’ailleurs dans le monde.
4 Le Québec dans le contexte de la mondialisation
Il fallait la poussée déferlante de la mondialisation pour faire prendre conscience aux États de la menace que représente pour les cultures et les langues du monde l’hégémonie anglo-américaine. Tout à coup, la résistance qu’avaient toujours opposée les Québécoises et les Québécois à l’uniformisation culturelle et langagière du continent, loin d’être une exception, s’avère d’une extraordinaire modernité et les projette à l’avant-garde d’un courant planétaire en faveur de la diversité des cultures. Ce sursaut de conscience mondiale est salutaire. Il ne peut que favoriser la cause québécoise et celle de tous les peuples, en particulier les petits, dont la culture et la langue sont plus fragiles. (Gouvernement du Québec, 2001a : 8)
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N INTERPRÉTANT la lutte du Québec pour sa survie comme une résistance de longue date à la menace de l’hégémonie anglo-américaine, la Commission Larose démontre une compréhension de la mondialisation dans laquelle les formes locales de résistance sont opposées à la force de l’homogénéisation mondiale de la culture occidentale, en particulier celle des États-Unis, et de son expression linguistique, l’anglais. Mais loin d’être une exception isolée des tendances mondiales actuelles, le combat du Québec pour sa survie culturelle et linguistique le situe à l’avant-garde d’un mouvement planétaire de protection et de promotion de la diversité culturelle. Selon cette interprétation, la mondialisation a créé les conditions qui incitent d’autres États et gouvernements à suivre l’exemple du Québec, alors qu’ils prennent davantage conscience de l’écrasante capacité des États-Unis à « projeter leur culture et leurs valeurs à travers le monde » (Sonntag, 2003 : 19) et des dangers de l’anglais comme « vecteur principal de l’hégémonie américaine sur les plans économique et technologique » (Holborow, 1999 : 4). C’est donc dire que la mondialisation légitime la lutte bilatérale de longue
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Première partie • De nouveaux défis
date du Québec en la rendant universelle – le monde entier contre un ennemi commun. Mais on peut interpréter la mondialisation autrement qu’en termes d’hégémonie anglo-américaine (voir § 1.5). Dans une analyse convaincante, le sociologue Roland Robertson, l’un des premiers spécialistes à se pencher sur le phénomène moderne de la mondialisation, qualifie cette dernière de « compression du monde dans son ensemble » fondée sur « l’établissement de liens entre les localités » (Robertson, 1995 : 34). Il fait valoir que le local est un aspect de la mondialisation, et non son contraire. Dans cette construction de la mondialisation, il s’agit de contact et non de menace ni d’invasion ; il s’agit « d’espace », et non de langue. Les spécialistes qui abondent dans le sens de Robertson ont démontré que l’interpénétration du global et du local crée un besoin accru de collaborations et d’activités transnationales visant à promouvoir des préoccupations locales, dans un monde où les intérêts et les sphères d’influence des États-nations (et d’autres entités politiques) sur leur territoire se restreignent de plus en plus (voir Lash et Urry, 1994 : 280). On a décrit ce foisonnement d’alliances et de collaborations comme une hybridation structurale, « une pluralisation des formes de coopération et de concurrence ainsi que [...] de nouvelles formes mixtes de coopération » (Nederveen Pieterse, 1995 : 52). En partant de la prémisse que le global inclut le local plutôt que de les concevoir simplement comme des contraires, ainsi que le fait la Commission, ce chapitre montre que, loin de se cantonner à une logique étroite ou de faire le choix héroïque d’une lutte incessante contre le global, le Québec sait profiter des occasions que lui offre la mondialisation pour « agir localement » par la coopération mondiale, afin de promouvoir ses propres objectifs linguistiques et culturels. Ce chapitre se concentre sur des questions linguistiques et culturelles significatives soulevées dans les deux principales arènes internationales d’importance pour le Québec : celle des Amériques en tant qu’espace de pluralité linguistique et culturelle, et celle de la Francophonie, vue comme un réseau linguistique international offrant une solution de rechange au monde anglophone. Dans chacune de ces arènes, le rapport du Québec avec les acteurs dominants – les États-Unis dans les Amériques et la France dans la Francophonie – a d’importantes répercussions pour ce qui est de sa langue et de sa formation identitaire. Mais la relation sous-jacente aux autres, et qui est peut-être la plus fondamentale pour le Québec, c’est bien entendu celle avec le Canada.
4 • Le Québec dans le contexte de la mondialisation
4.1
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Les relations internationales du Québec
Pour bien situer les divers aspects de l’exploitation active du local dans le global par le Québec, il est utile d’examiner la présence et le statut du Québec sur le plan international ainsi que son rapport avec le Canada. Depuis la Révolution tranquille, les gouvernements successifs du Québec se sont rendu compte que les relations internationales ont une importance cruciale (Gouvernement du Québec, 2001b : 21), et le Québec, comme acteur non souverain (voir Balthazar, 1988), s’est engagé depuis dans ce que l’on a appelé des « activités trans-souveraines systématiques » (Duchacek, 1988 : 14). Les interventions du Québec sur le plan international, comme celles d’autres gouvernements non souverains, ont touché divers secteurs (par exemple l’économie, l’environnement, le tourisme, l’enseignement, les échanges culturels), mais, à la différence peut-être d’autres entités non souveraines, ses contacts avec d’autres États et groupes nationaux « ont toujours comporté des aspects politiques, même lorsque le parti au pouvoir n’était pas favorable à la séparation » (Duchacek, 1988 : 14). Pendant les années 1960, la présence internationale du Québec était restreinte, mais, comme le fait valoir le politologue Daniel Latouche, cette présence était essentielle pour conférer au Québec « une certaine autonomie que seuls les acteurs de l’extérieur pouvaient lui fournir. En fin de compte, l’État du Québec doit avoir existé puisqu’il était pris en considération par d’autres États, et plus particulièrement celui de la France » (Latouche, 1988 : 36). L’opposition du Canada à la présence internationale du Québec est simplement venue confirmer le caractère distinct du Québec et, avec le temps, le positionnement international du Québec est également devenu « une composante essentielle de la stratégie du Québec pour légitimer sa revendication d’un traitement constitutionnel « différent » dans le régime politique canadien (voir Latouche, 1988 : 37). L’intensification de la mondialisation, en particulier au cours des dix ou quinze dernières années, a non seulement fourni au Québec des possibilités accrues d’intervenir sur le plan transnational, mais a aussi modifié l’ensemble des « autres » et des éléments « externes » à partir desquels le Québec se définit et se construit (voir Latouche, 1995). Le Canada, que Latouche appelle le « partenaire privilégié » du Québec, « demeure un élément central du paysage imaginaire du Québec » (1995 : 127), mais, en plus de signifier avant tout Ottawa et le gouvernement fédéral, il comprend maintenant le Canada anglais dans son ensemble ; la Francophonie, de son côté, a rejoint la France comme élément indispensable du « lien francophone international du Québec » et est devenue un « aspect important de la vision
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du Québec de ce qui se passe dans le reste du monde » ; les États-Unis, enfin, surtout grâce aux accords de libre-échange, d’abord avec le Canada, puis avec le Canada et le Mexique comme partenaires, sont devenus une partie de plus en plus visible du « paysage extérieur » du Québec. Par ailleurs, les immigrants du Québec en sont venus à constituer des « autres » internes (voir Latouche, 1995 : 127-128), tandis que les Amériques sont en train de devenir un élément significatif dans la construction de l’environnement externe du Québec. En accord avec la tradition des gouvernements précédents du Québec, quelle que soit leur tendance politique, le libéral Jean Charest, élu premier ministre en 2003, a réitéré l’importance de la scène internationale en général : « Les sociétés comme le Québec, qui n’ont pas l’avantage du nombre, ont un devoir d’audace. Notre économie et notre culture dépendent de notre habilité à nous faire connaître sur tous les continents » (cité dans Michaud, 2003 : 948). Par opposition à la citation mise en exergue au début de ce chapitre, on voit ici un Québec extrêmement engagé envers la mondialisation et le potentiel que celle-ci a de le faire parvenir à ses propres fins. L’impératif du Québec de « se faire connaître sur tous les continents » se reflète dans les efforts qu’il déploie pour être représenté au sein des organisations internationales. Dans ce que l’on pourrait appeler les organisations internationales « traditionnelles », composées d’États-nations, le Québec, en tant que province canadienne comme toute autre, est officiellement représenté par le gouvernement canadien. La seule organisation internationale à laquelle le Québec participe de manière indépendante, et l’une des rares où il peut définir ses propres enjeux séparément de ceux du Canada anglophone, est l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) (voir NeatheryCastro et Rousseau, 2001/2002 : 18). Depuis 1971, le Québec jouit du statut de « gouvernement participant » dans la Francophonie, ce qui rehausse la visibilité et le prestige international de la province (voir § 4.3). On ne saurait surestimer l’importance de cette reconnaissance pour un État non souverain comme le Québec, et elle démontre la puissance et la portée constantes de telles organisations. Comme le précise Croucher (2004 : 17), « une bonne part de ce qui constitue l’interaction et les échanges mondiaux est négociée ou façonnée de manière quelconque par les États et le système étatique », et cela malgré l’opinion courante voulant que la mondialisation ait tendance à réduire l’importance de l’État-nation (voir § 1.5). Que la protection ultime de sa langue et de son caractère culturel distinct passe par son accession au statut d’État indépendant ou non, il convient de noter que le Québec jouit déjà de pouvoirs très étendus, qui sont habituellement considérés comme les prérogatives d’États à part entière,
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y compris les lois en matière de langue et le contrôle de l’immigration (du moins en partie). À cela s’ajoutent un réseau de délégations et de bureaux aux États-Unis, dans la région Asie-Pacifique, en Amérique latine et dans les Antilles, en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient1 ; des accords internationaux ; des missions ministérielles ; divers programmes et formes de coopération internationale (Gouvernement du Québec, 2001b ; Fry, 2003a : 952), dont certains datent des années 1960 (voir Fry, 2003b pour un historique détaillé des relations internationales du Québec). Le Québec a en effet montré l’exemple dans le nouvel ordre mondial, pas tant pour les États-nations que pour les entités non souveraines comme lui-même : d’autres provinces canadiennes et des États américains, entre autres, ont cherché à égaler les réussites du Québec sur la scène internationale (voir par exemple Feldman et Feldman, 1988 ; Latouche, 1995 : 130). Le Québec revendique depuis un certain temps un rôle plus indépendant vis-à-vis du Canada dans le domaine de la représentation internationale, ce qui a créé des tensions entre les gouvernements du Québec et du Canada. Le Plan stratégique 2001-2004 du ministère des Relations internationales met en évidence les difficultés que suscite la relation du Québec avec le Canada dans le développement continu de liens et d’accords internationaux par le Québec, ainsi que sa représentation au sein d’organisations internationales (Gouvernement du Québec, 2001b). À l’extérieur de la Francophonie, le Québec doit négocier avec le gouvernement fédéral pour avoir voix au chapitre dans les organisations internationales où le Canada est l’État accrédité (Gouvernement du Québec, 2001b : 21), et cela, bien que le Québec ait déjà adopté en 1965 la doctrine Gérin-Lajoie, laquelle affirmait le droit de la province à « assumer sur le plan international le prolongement de ses responsabilités internes » (Gouvernement du Québec, 2001b : 21). Le principe de la doctrine Gérin-Lajoie, réaffirmé en l’an 2000 avec l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec du projet de loi 99 (Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, L.R.Q. c. E-20.2 ; voir § 2.1) et en 2002 du projet de loi 52 (Loi modifiant la Loi sur le ministère des Relations internationales et d’autres dispositions législatives, L.Q. 2002, c. 8), n’a pas reçu d’accueil
1. Le Québec est représenté dans 28 villes étrangères : six délégations générales (Bruxelles, Londres, Mexico, New York, Paris et Tokyo) ; quatre délégations (Boston, Buenos Aires, Chicago et Los Angeles) ; neuf bureaux (Barcelone, Beijing, Damas, Hong Kong, Miami, Munich, Shanghaï, Vienne et Washington) ; six antennes (Atlanta, Berlin, Rome, Santiago, Séoul et Taipei) ; et trois agences d’affaires (Lima, Hanoï et Milan).
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favorable au Canada. On comprend pourquoi : il mine l’autorité de l’État canadien et installe des ambiguïtés dans les relations du Canada avec d’autres États, en plus de créer du ressentiment dans les autres provinces canadiennes. De temps à autre, le gouvernement fédéral laisse une certaine latitude au Québec, comme le montre l’approbation par Ottawa de la mission commerciale du Québec et de la France au Mexique, que dirigeaient le premier ministre français Jean-Pierre Raffarin et le premier ministre québécois Jean Charest en novembre 2004. Toutefois, l’approbation du voyage par Ottawa n’a pas garanti son acceptation dans le reste du Canada, où l’on a critiqué l’autorisation par le gouvernement fédéral de ce qui a été perçu comme un privilège spécial accordé au Québec (voir Séguin, 2004). Le fait que le Québec se considère donc comme un quasi-État repousse périodiquement les frontières de sa relation avec le Canada et avec les autres provinces. L’un des rares domaines dans lesquels le Québec et le Canada ont agi en concertation, avec les mêmes objectifs, a été le dossier de la diversité culturelle. Mais, là encore, les tensions ont réapparu, comme on l’a constaté en septembre 2004, lors des discussions à Paris de l’Avant-projet de convention de l’UNESCO sur la protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques. Le Canada et le Québec étaient représentés respectivement par la ministre du Patrimoine canadien, Liza Frulla, et par la ministre de la Culture du Québec, Line Beauchamp. Liza Frulla avait alors laissé entendre que le Québec pourrait de temps à autre parler au nom du Canada lors de rencontres internationales sur la diversité culturelle, étant donné que les voix du Québec et du Canada étaient pratiquement interchangeables sur cette question (voir Le Devoir, 23 septembre 2004). La ministre canadienne des Affaires intergouvernementales, Lucienne Robillard, s’était alors empressée de reprendre sa collègue, affirmant sans équivoque qu’aucune province ne parlerait au nom du Canada à l’étranger (voir Le Devoir, 1er octobre 2004). Il semble toutefois y avoir possibilité de progrès dans le prolongement du fédéralisme asymétrique au-delà des frontières du Canada, et le fait que le Québec ait pu participer aux discussions sur la diversité culturelle de l’UNESCO revêt en soi une valeur symbolique (voir Le Devoir, 2 et 3 octobre 2004). Parmi les États non souverains, le Québec peut donc être considéré comme l’un des plus impliqués sur la scène mondiale (voir Dutrisac, 2002 : 669, par exemple). En plus de ses activités dans ce que l’on peut appeler les instances internationales « traditionnelles », le Québec est aussi l’hôte de forums internationaux de nature moins officielle, parfois d’un genre novateur, qui sont précisément du type que suscite actuellement la mon-
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dialisation ; ces forums représentent d’ailleurs l’un des seuls partenariats coopératifs auxquels peut participer une nation non souveraine comme le Québec, étant donné son exclusion de la plupart des regroupements d’Étatsnations traditionnels. En ce sens, la mondialisation devient une force positive qui confère de la légitimité aux intérêts du Québec, en accroissant le nombre d’arènes dans lesquelles peuvent être abordés des enjeux d’intérêt mutuel dans la région. Le Forum sur l’intégration nord-américaine en constitue un exemple : il s’agit d’une organisation non gouvernementale, fondée par Christine Fréchette en 2002 et basée à Montréal, dont le mandat est « de susciter le débat sur les enjeux politiques, économiques et sociaux soulevés par l’intégration entre les partenaires de l’ALÉNA [Accord de libreéchange nord-américain] et d’attirer l’attention des décideurs sur l’importance des défis à relever » (Pastor et Fréchette, 2003 : 982). Ainsi, la question des retombées politiques, culturelles et sociales des accords commerciaux avec les États-Unis en tant que partenaire principal se trouve au cœur du positionnement du Québec dans les Amériques.
4.2
Le Québec et les Amériques
On s’entend généralement pour dire que l’économie est un moteur indispensable de la mondialisation (Croucher, 2004 : 14, par exemple). L’interdépendance économique croissante du Québec dans les Amériques se concrétise officiellement par sa participation, en tant que province canadienne comme toute autre, aux accords commerciaux dans lesquels les États-Unis sont l’acteur principal. Le premier fut l’Accord de libre-échange de 1988 entre le Canada et les États-Unis, suivi de l’ALÉNA entre les ÉtatsUnis, le Canada et le Mexique en 1992. Un troisième accord proposé plus récemment, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), cherchait à réunir les pays des trois Amériques (sauf Cuba) et devait prendre effet en 2005. Toutefois, les réserves exprimées par une minorité de pays (le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela) ont eu pour conséquence l’arrêt des pourparlers vers la fin de 2005 (voir Le Devoir, 7 novembre 2005). Malgré ce revers, il est clair qu’à l’ère de leur domination économique, les États-Unis sont le premier partenaire économique de nombreux pays du monde, et le Québec, étant donné surtout sa situation géographique en Amérique du Nord, ne fait pas exception à la règle (voir la figure 4.1). Le gouvernement du Québec et les Québécois ont, dans l’ensemble, été favorables aux accords commerciaux avec les États-Unis, bien plus que
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Première partie • De nouveaux défis
Figure 4.1 Le Québec dans les Amériques
Territoires du Nord-Ouest Nunavut Yukon Canada
Terre-Neuve et Labrador
Alberta Colombie-Britannique Saskatchewan Manitoba
Ontario
Québec
Île-du-Prince-Édouard Nouvelle-Écosse Nouveau-Brunswick
États-Unis Amérique du Nord
Océan Atlantique Mexique
Amérique centrale
Océan Pacifique
Amérique du Sud
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leurs homologues anglophones dans le reste du Canada. Cependant, on a observé récemment des signes d’une attitude plus nuancée envers ces accords, en partie en raison de la possibilité de répercussions négatives dans les domaines de la culture et de l’environnement (Fréchette, 2005 : 36). Reste que la langue française peut être considérée comme une sorte de bouclier linguistique qui permet au Québec un certain rapprochement avec des valeurs et des pratiques culturelles états-uniennes non tolérées par le Canada anglophone, et qui crée les conditions propices à une position généralement favorable à l’intégration nord-américaine (voir Salée, 1997). En d’autres termes, pour citer Giles (1979), la langue française au Québec est une frontière linguistique rigide qui permet l’assouplissement d’autres frontières non linguistiques. Certes, une certaine méfiance linguistique peut s’exprimer envers l’anglais comme l’ennemi commun au Québec, et il faut rappeler que le Québec a continué à vivre sous la domination du « fait anglais » depuis la Conquête de 1759. Cependant, leur différence linguistique fondamentale confère aux Québécois francophones une certaine confiance en leur identité culturelle, ce qui manque aux Canadiens anglophones. Il est évident que la survie du Québec en tant que culture et société distincte dépend en grande partie de la vitalité de son économie, et que, par conséquent, la multiplication des échanges commerciaux avec les États-Unis est bien accueillie. Or, bien que l’intégration économique ait eu dans l’ensemble un effet positif sur l’économie du Québec dans des secteurs clés comme la technologie de l’information, le génie et les télécommunications (voir Balthazar et Hero, 1999), et que 84 % des exportations totales du Québec aient été destinées aux États-Unis en 2002 (voir Fry, 2003a : 953), certains commentateurs soutiennent qu’on n’a pas accordé suffisamment d’attention aux conséquences sociales et culturelles de l’intégration : « Le Québec [...] est de plus en plus amené à endosser, sans qu’il y ait eu de débat, les conséquences sociales et culturelles d’une intégration régionale croissante » (Legaré, 2003 : 14). On note des signes d’activité positifs sur les fronts sociaux et culturels au niveau panaméricain, à la fois dans les organisations traditionnelles d’États-nations et dans de nouvelles formes de coopération, souvent entreprises à titre officiel par le Québec ou par divers acteurs de la province. Comme exemple des premières, l’Organisation des États Américains (OEA) est de plus en plus consciente de l’importance de débattre des effets culturels de l’intégration économique, et les ministres de la Culture des États participants à l’OEA se sont rencontrés pour la première fois en 2002 pour discuter des enjeux culturels et linguistiques qui en découlent. Comme
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exemple des secondes, le Forum sur l’intégration nord-américaine a fait ressortir l’un des défis de l’ALÉNA auquel n’ont pas fait face ses responsables : comment intégrer un pays en développement comme le Mexique dans un accord commercial avec deux des pays les plus industrialisés du monde, les États-Unis et le Canada (Pastor et Fréchette, 2003) ? Plus d’une décennie après la signature de l’ALÉNA, il est clair que le Mexique a très peu profité de sa participation à l’accord sur le plan social ou économique. L’historien québécois Gérard Bouchard expose le défi semblable qui attend les pays des Amériques : comment créer une communauté d’intérêts et une vision commune du monde, étant donné la très grande hétérogénéité sociale et économique évidente dans les Amériques, ainsi que la domination des États-Unis ? On y [dans les Amériques] retrouve précisément [...] un rapport centrepériphérie qui est à l’image sinon à l’origine des déséquilibres de la mondialisation. Comment aménager un tel espace – le plus inégalitaire de la planète – en sorte que tous les acteurs puissent s’y épanouir ? Après tout, l’impérialisme étatsunien constitue présentement le rapport principal qui soude ce continent ; or, c’est ce rapport justement que l’on souhaiterait modifier. Comment dès lors sera-t-il possible d’y fonder une communauté d’intérêts et de vision du monde ? (G. Bouchard, 2002 : 18)
Au sein de « l’un des espaces les plus inégalitaires de la planète », les Amériques, il y a d’autres questions urgentes pour une nation non souveraine qui lutte déjà pour faire entendre sa voix au-dessus de l’anglais sur le continent nord-américain. Comment le Québec pourra-t-il conserver la langue française s’il doit faire face non seulement au rouleau compresseur des ÉtatsUnis anglophones, mais aussi à dix-sept États hispanophones, à un moment de l’histoire où l’espagnol connaît un essor mondial ? La solution de Bouchard au dilemme qu’il pose ci-dessus consiste en « un rapprochement entre les petites nations elles-mêmes dans le but de constituer entre elles non pas un nouvel espace économique mais plutôt un axe de concertation et d’intervention politique » (G. Bouchard, 2002 : 19). Ce type de coopération entre cultures minoritaires est, bien entendu, exactement le genre d’hybridation structurale décrit par Nederveen Pieterse (1995), et correspond aussi à la ligne de conduite suggérée dans l’opinion du Conseil de la langue française de l’époque, intitulée Les enjeux et les défis linguistiques de l’intégration des Amériques (voir Fréchette, 2001). Fréchette affirme que les développements continentaux comme le projet de ZLÉA, loin de rendre les États plus vulnérables à l’influence homogénéisante de l’anglais par le contact et les relations accrues avec les États-Unis, représentent
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en fait une occasion de créer « de nouvelles collaborations et [...] de nouvelles formes de solidarité » (Fréchette, 2001 : 6)2. Sur la question de la langue, ces « nouvelles formes de solidarité » devront faire face à la diversité linguistique dans les Amériques. Dans les discussions et les documents sur l’intégration linguistique provenant du Québec, quatre langues sont ciblées comme principales langues des Amériques : l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français (voir par exemple Beaudoin, 2001 ; Fréchette, 2001 ; Georgeault, 2003 ; G. Dumas, 2004), langues qui représentent le legs de l’histoire coloniale de la région. Bien que l’on estime à 1000 le nombre de langues parlées dans les Amériques par une population totale de quelque 780 millions de personnes (voir Fréchette, 2001 : 7), seules quelques-unes de ces langues ont un statut officiel partout dans un État souverain : l’espagnol, l’anglais, le français, le créole (haïtien), le néerlandais, le guarani et le portugais – et quatre seulement ont un statut officiel au sein d’organisations intergouvernementales dans la région : l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français (voir Fréchette, 2001 : 8). Pour ce qui est du nombre de locuteurs, il est évident que les anglophones et les hispanophones forment une catégorie à part : près de 40 % de la population de la région parle l’espagnol et 38 % l’anglais, tandis que 20 % parle le portugais et à peine 2 % le français. Cependant, le Québec peut compter sur les atouts du prestige international du français, de son statut de langue officielle au sein de nombreuses organisations internationales, et même du réseau de la Francophonie, pour étayer son affirmation que le français est une des principales langues des Amériques (voir Fréchette, 2001), et il négocie efficacement en ce sens. Le Québec a conscience de l’importance fondamentale des alliances avec les États hispanophones et lusophones pour former des structures supranationales, officielles ou non, qui soutiendront la protection et la promotion de la diversité linguistique et culturelle sur les plans national et local. En effet, il est clair qu’il n’est plus possible d’élaborer une politique linguistique nationale sans prendre en compte le plan supranational (voir Georgeault, 2003 : 4) dans un monde de plus en plus organisé autour du
2. La stratégie de la « coopération multilatérale » avait déjà été suggérée par Labrie (1995) dans sa discussion des questions linguistiques entourant l’ALÉNA, où il proposait la création d’un forum nord-américain et d’une charte des langues et cultures nord-américaines. Il a également suggéré la promotion du plurilinguisme à l’échelle locale, un autre domaine abordé par le rapport Fréchette de 2001, ainsi que le développement d’une conception nord-américaine de la diversité linguistique.
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Première partie • De nouveaux défis
transnational et du global. Cette observation se retrouve dans les recommandations du rapport de Fréchette de 2001 cité plus haut, qui se concentrent sur trois domaines : 1o la coopération supranationale au moyen du développement du multilinguisme institutionnel interaméricain et de la création de forums et de réseaux officiels pour promouvoir les langues dans les Amériques, 2o la protection des consommateurs au moyen du multilinguisme commercial et 3o le développement du multilinguisme individuel, souvent appelé plurilinguisme (pour la liste complète des recommandations, voir Fréchette, 2001 : 49-52). Les recommandations de Fréchette ont déjà été adoptées dans le domaine de la coopération supranationale : le premier Séminaire interaméricain sur la gestion des langues a été organisé par le Conseil supérieur de la langue française à Québec en août 2002. L’événement, considéré comme un franc succès, a réuni plus de 120 participants de plus de douze pays des Amériques (voir Georgeault, 2003 : 2)3. Le deuxième séminaire, tenu au Paraguay en 2003, et le troisième, au Brésil en mai 2006, ont démontré que d’autres pays de la région s’intéressent activement aux enjeux de la diversité linguistique. Cependant, le chemin à suivre pour assurer au français une place égale à celle des trois autres langues, étant donné son statut démographique, est semé d’embûches et illustre la ténacité qui sera nécessaire pour s’assurer que les Amériques formeront un espace quadrilingue. Les enjeux sont de taille, car l’intégration économique des Amériques imposera nécessairement « de nouvelles exigences linguistiques qui fragiliseront l’équilibre des langues des quatre principaux groupes linguistiques qui n’ont pas tous le même poids » (G. Dumas, 2004). Ainsi, le Québec a dû livrer une dure bataille pour que les documents des négociations de la ZLÉA au Sommet des Amériques de 2001, tenu à Québec, soient disponibles en français. Cette lutte reflète celle qui se livre en parallèle entre le Québec et le Canada en ce qui concerne l’insistance du Québec à obtenir un minimum d’autonomie. Les deux langues accusant un retard sont le portugais et le français. Dans son allocution prononcée au Sommet de 2001, la ministre des Rela3. Le séminaire de Québec a donné lieu à l’adoption d’une série de résolutions qui reflètent dans une certaine mesure celles de l’avis de 2001, mais qui comprennent des « politiques linguistiques sur les langues créoles et autochtones ». La question des langues autochtones est davantage discutée hors Québec et en fait hors États-Unis et Canada en général. Le Mexique, par exemple, a adopté ce que l’on peut qualifier d’approche autochtone « visant à développer une identité mexicaine qui se démarque de son passé colonialiste et qui contribue à l’intégration de la culture amérindienne dans l’identité du nouveau “Mexicain” authentique » (Labrie, 1995).
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tions internationales de l’époque, Louise Beaudoin, soulignait la nécessité pour le portugais et le français d’avoir un statut égal à celui de l’anglais et de l’espagnol sur les plans institutionnel et commercial au sein des Amériques (voir Beaudoin, 2001). Le statut actuel des quatre langues des Amériques dans les organisations interaméricaines démontre leur inégalité. Un sondage sur le multilinguisme à l’intérieur de quatre organismes interaméricains, réalisé en 2001 par le Conseil de la langue française, a montré que dans l’ensemble : « [b]ien que la plupart de ces organisations souhaitent donner l’impression de fonctionner en quatre langues, il apparaît clair que les organisations interaméricaines ne déploient pas tous les efforts nécessaires pour favoriser le multilinguisme et assurer l’égalité des langues officielles. » (Fréchette, 2001 : 33). Dans les sites Internet correspondants, le quadrilinguisme n’est pas très présent au-delà des pages d’accueil, et la plupart des documents et des rapports ne sont disponibles qu’en anglais et en espagnol. Maurais (2001 : 21) affirme que « seule l’adoption de la traduction systématique des textes officiels dans les principales langues officielles de la région est vraisemblable » et que les francophones et les lusophones « devront être vigilants pour assurer la présence de leurs langues dans les institutions qui vont se créer » (Maurais, 2001 : 22). L’importance croissante de l’espagnol, dans la région comme dans le reste du monde, pourrait bien avoir un impact sur les espoirs du Québec pour ce qui est du rôle du français dans l’intégration linguistique des Amériques. En effet, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure les pays hispanophones partagent les préoccupations du Québec, ce qui est peut-être compréhensible, étant donné la force de l’espagnol aux niveaux démographique et géographique. Certains sont allés jusqu’à dire que les Amériques seront transformées en « une zone bilingue anglais-espagnol » (Maurais, 2001 : 19, tiré de Graddol, 1997 : 58). L’espagnol gagne aussi du terrain dans le domaine de l’éducation, notamment au Québec, où il est maintenant enseigné au secondaire (voir Maurais, 2001). En revanche, on n’observe pas de progression correspondante dans l’enseignement du français en Amérique latine, et celui-ci est en fait en déclin à travers les Amériques. La mondialisation est aussi en train de modifier le rapport du Québec à l’anglais. L’anglais est aujourd’hui de moins en moins considéré comme la langue de l’oppresseur, au profit d’une prise de conscience de son capital linguistique (voir Bourdieu, 1982), bien que certains francophones expriment encore des inquiétudes à cet égard. Cela se reflète dans la décision du gouvernement libéral de Jean Charest d’introduire l’enseignement de l’anglais dès la
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première année du cycle primaire (pour les élèves de 6 ans) à compter de 2006 (voir Boileau, 2005). De plus, le Québec se montre davantage enclin à profiter du plurilinguisme à l’intérieur de ses propres frontières à mesure qu’un nombre croissant d’immigrants vient enrichir la diversité linguistique (voir Fréchette, 2005 : 72-77, par exemple ; voir aussi §§ 5.2 et 7.1). Dans l’ensemble, il est extrêmement difficile de prédire exactement les effets de l’intégration économique sur les principales langues parlées dans les Amériques, dans la mesure où ces effets « sont indirects et diffus » (Morris, 2001 : 251). La complexité de l’intégration nord-américaine est due en partie au mélange d’intégration officielle et non officielle qui crée une situation plutôt instable et prête à la controverse : « [i]l est difficile de gérer des questions culturelles et linguistiques de façon à ce que chacun y trouve son dû » (Morris, 2001 : 252). La diffusion de l’anglais ne s’est pas faite de façon uniforme, bien que les États-Unis anglophones soient le partenaire économique dominant. L’anglais ne s’est « substitu[é] à la langue nationale d’aucun pays ou territoire nord-américain à l’extérieur des États-Unis » (Morris, 2001 : 261) et, de fait, les politiques linguistiques dans diverses localités en ont jusqu’ici limité l’influence. Bien qu’« aucun consensus ne se profile à l’horizon entre les trois partenaires de l’ALÉNA sur la manière d’aborder les questions culturelles et linguistiques » (Morris, 2001 : 262), on note des signes encourageants : ainsi, comme on l’a vu ci-dessus, l’exemple de l’Organisation des États Américains et de la réunion des ministres de la Culture en 2002 démontrent qu’une préoccupation pour les questions de diversité linguistique et culturelle dans la région s’exprime dans certains milieux officiels au niveau panaméricain. Lors de la réunion en question, les ministres de la Culture ont souligné l’importance de promouvoir la diversité linguistique et culturelle ainsi que l’importance de la contribution culturelle de divers groupes linguistiques aux Amériques (voir Lortie, 2002 : 5). On ne peut discuter de l’intégration du Québec dans les Amériques sans aborder, même brièvement, le concept de l’américanité. Ce terme a été employé de diverses manières pour tenter de rendre la complexité de l’attachement du Québec aux États-Unis et aux Amériques en général. Cet attachement est un sentiment confus, embrouillé de détours et de paradoxes, dont le moindre n’est pas que, tout en clamant haut et fort son droit à une culture distincte, le Québec emprunte simultanément certaines, voire beaucoup des pratiques culturelles d’un pays qu’il considère comme une source d’homogénéisation culturelle. Dans une certaine mesure, il ne faut pas s’étonner que le Québec, comme le Canada, partage certains traits culturels
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avec les États-Unis, qu’il s’agisse de jouer au hockey sur glace ou de le regarder à la télévision, de manger des beignes ou encore d’adopter des valeurs et des formes des production télévisuelle et cinématographique états-uniennes. Il serait évidemment impossible d’échapper à cette influence, étant donné la proximité physique des États-Unis et la distribution mondiale de la culture populaire états-unienne. Cependant, le Québec peut légitimement revendiquer de nombreux exemples de pratiques culturelles uniques, dont une industrie locale de télévision florissante, qui, malgré l’influence des ÉtatsUnis, produit quantité de comédies de situation, de drames et de téléromans très appréciés et spécifiques au Québec (voir Nguyên-Duy, 1999), un théâtre bien vivant, dont l’œuvre de Robert Lepage est un exemple marquant, et dans l’ensemble une production culturelle distinctive qui fait l’envie du Canada anglophone. Il y a aussi, naturellement, la langue française, qui, comme nous l’avons vu, offre au Québec une proximité avec les valeurs et les pratiques culturelles états-uniennes que le Canada anglophone ne peut se permettre. Pour ce qui est de la conception de la mondialisation en tant qu’interpénétration du global et du local, les discours sur l’américanité qui ont vu le jour dans divers domaines de la vie publique du Québec démontrent l’importance croissante des États-Unis en particulier, et des Amériques en général, dans la façon dont le Québec construit son identité et, ce qui est plus important pour la discussion qui nous occupe, dans la manière dont il se situe stratégiquement dans le monde pour obtenir une rentabilité locale optimale. Pour comprendre comment s’emploie le concept d’américanité, il est utile de prendre pour point de départ la distinction entre américanité et américanisation établie par l’historien Yvan Lamonde dans son analyse de l’impact culturel des États-Unis sur le Québec4. Il considère l’américanité comme une ouverture à l’appartenance continentale aux Amériques, tandis que l’américanisation serait un processus d’acculturation à la culture étatsunienne, la première étant nécessairement vue comme positive, et la seconde comme négative : 4. Lamonde (voir par exemple 2001 : 8 et 29-30) fait valoir l’importance de l’influence culturelle des États-Unis dans sa formule graphique représentant ce qu’il estime être les principaux facteurs historiques de l’identité québécoise : Q = – (F) + (GB) + (USA)2 – (R) + (C). Il soutient que la France (F) est moins importante qu’on ne le croit ; que la Grande-Bretagne (GB) par contre a joué un rôle décisif, tout comme le Canada (C) ; que l’influence culturelle des États-Unis (USA) est la plus sous-estimée ; et que l’influence de Rome (R), c’est-à-dire de la religion catholique, a joué un rôle différent de celui qu’on lui attribue généralement.
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Première partie • De nouveaux défis
l’américanisation du Québec [...] est ce processus d’acculturation par lequel la culture étatsunienne influence et domine la culture autant canadienne que québécoise – et mondiale – tandis que l’américanité, qui englobe tout autant l’Amérique latine que l’Amérique saxonne, est un concept d’ouverture et de mouvance qui dit le consentement du Québec à son appartenance continentale. (Y. Lamonde, 1996 : 11)
Bouchard qui, avec Lamonde, est l’un des grands spécialistes universitaires de l’américanité, approfondit la notion d’appartenance continentale et fait valoir que le Québec s’est enraciné dans les Amériques comme « une collectivité neuve » (G. Bouchard, 2001b : 77-182). Il caractérise le Québec et les autres sociétés de colons européennes (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et pays d’Amérique du Sud) comme des pays ayant une expérience fondatrice similaire sur un nouveau continent : rupture avec la mère patrie et nouveaux débuts marqués par une émancipation politique5. Les États-Unis servent de « collectivité neuve » modèle, qui se distingue entre autres par une rupture claire avec la Grande-Bretagne. Le Québec, pour sa part, emprunte une trajectoire distincte comprise comme un cycle de rupture et de continuité (voir G. Bouchard, 2001b : 77-182, pour une description détaillée de ce cycle). Il convient de noter dans l’analyse de Bouchard, ainsi que dans le travail de Lamonde, la distinction faite entre les élites, qui entretiennent des allégeances envers la France et le mode de vie européen, et les masses, qui ont adopté le mode de vie à l’américaine dans leurs pratiques culturelles, notamment depuis la Seconde Guerre mondiale (voir J. Beauchemin, 2002 : 70). La notion d’américanité, telle que conçue par Lamonde et Bouchard, a ses détracteurs (voir par exemple Thériault, 2002a ; J. Beauchemin 2002), mais leurs arguments ne se trouvent pas au cœur de la discussion qui nous occupe. Ce qui importe ici est la manière dont divers groupes au Québec ont exploité à leurs propres fins l’idée de l’appartenance continentale. Des
5. G. Bouchard (2001b : 12-13) définit les « collectivités neuves » comme des « collectivités formées depuis le XVIe siècle à même les mouvements d’émigration intercontinentaux en provenance d’Europe et dirigés vers des territoires neufs – ou, plus exactement, considérés comme tels par les nouveaux arrivants » (G. Bouchard 2001b : 12, souligné dans l’original). Une « collectivité neuve » se distingue d’une simple enclave coloniale comme suit : 1o ses membres estiment former une société indépendante de celle de la mère patrie sur les plans géographique et social ; 2o ils partagent une « conscience collective distincte » ; 3o ils « formulent des utopies pour leur société » ; (4) ce sont des descendants d’Européens qui « rompent les liens coloniaux » et non les autochtones.
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91
politiciens nationalistes s’en sont servis pour exprimer « l’ouverture économique du Québec à la mondialisation » et en particulier l’ouverture aux accords de libre-échange avec les États-Unis (voir Thériault, 2002a : 12). La force du discours de l’américanité au palier gouvernemental est manifeste dans la décision du ministère des Relations internationales du Québec de baptiser la première décennie du XXIe siècle « la Décennie des Amériques » (Gouvernement du Québec, 2001b). Historiens et sociologues ont utilisé ce terme pour décrire indifféremment la naissance « américaine » de la société québécoise, l’implantation du Québec sur le continent nord-américain, comme on l’a vu plus haut, et la participation des Québécois à la culture états-unienne de masse6 ; et des artistes ont employé ce terme à l’étranger pour exprimer la spécificité de la culture québécoise, en particulier en France (voir Thériault, 2002a : 12). Comment cette brève discussion sur l’américanité nous aide-t-elle à saisir le positionnement mondial et la capacité du Québec à faire progresser son programme culturel et linguistique ? Tout d’abord, on ne peut nier que l’intégration économique du Québec avec les États-Unis lui a donné l’occasion de participer à l’économie mondiale ainsi qu’à « la civilisation technique moderne » (Thériault, 2002a : 76) – l’américanité rejoint ici l’américanisation. Il ne fait aucun doute, non plus, qu’il y a ou qu’il y a eu un besoin de réévaluer l’identité québécoise en lien avec son appartenance continentale, et de légitimer un aspect de la formation de son identité qui avait eu tendance à être occulté dans l’histoire et la mythologie nationales. En outre, la notion d’appartenance aux Amériques, et pas simplement à l’Amérique du Nord, devient un élément crucial d’un passé et d’un avenir imaginaire commun, au moment où le Québec tente de forger de nouvelles alliances et de nouveaux liens avec des pays et des régions d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. Toutefois, comme on l’a vu, la réévaluation positive par le Québec de ses liens historiques et culturels avec les Amériques comporte également un potentiel de légitimation de ce qui pourrait être vu comme l’intensification de l’intégration culturelle du Québec aux États-Unis. Le chemin du Québec vers les Amériques est périlleux et comporte entre autres la difficile tâche de contourner le géant économique et culturel de la région. En effet, pour paraphraser Daniel Latouche, si on veut que l’expression « civilisation des Amériques » ait un sens, le Québec et les autres 6. Voir, par exemple, les travaux du Groupe de recherche sur l’américanité (GRAM), rapportés notamment dans Cuccioletta (2001) ; le GRAM a mené un sondage auprès de Québécois sur les questions relatives à l’identité, aux valeurs et attitudes et à la culture politique par rapport à l’américanité.
92
Première partie • De nouveaux défis
membres des Amériques en dehors des États-Unis jouent un rôle essentiel « pour fournir une perspective sur le monde qui n’est pas limitée à la perspective des États-Unis » (Latouche, 1995 : 137). Le récent virage vers l’appartenance continentale dans le débat sur l’identité québécoise se reflète dans l’analyse de Bouchard de la trajectoire du Québec comme un cycle de rupture et de continuité, un pendule qui oscille entre l’Europe et les Amériques, entre la France et les États-Unis, à la fois dans l’évolution de l’autodéfinition du Québec et dans ses tentatives de trouver des alliés dans son combat pour s’affirmer. Si la « reconfiguration géographique » (Scholte, 2000 : 16) qu’est la mondialisation a causé le retour du pendule vers les Amériques (et en particulier les États-Unis), loin de la France et de l’Europe, la France demeure néanmoins une force non négligeable, non seulement dans la compréhension de soi et la construction identitaire du Québec, mais aussi dans ses rapports avec le monde. C’est la question de la diversité culturelle qui a dominé une bonne part de la collaboration récente du Québec avec la France ainsi que ses activités dans la Francophonie.
4.3
Le Québec, la Francophonie et la diversité culturelle
L’intérêt que porte le Québec à la diversité linguistique dans les Amériques se reflète dans l’attention qu’il accorde à la reconnaissance internationale de la diversité culturelle par l’entremise de l’arène globale qu’est la Francophonie. Les efforts du Québec pour promouvoir la diversité dans ces deux arènes démontrent clairement que « global » signifie en fait, en termes politiques concrets, « local » : la préoccupation dont fait preuve le Québec envers sa langue et sa culture « locales » se traduit, sur le plan international, par un plaidoyer pour une riche mosaïque « mondiale » visant précisément à assurer la survie de sa propre partie de cette mosaïque. Dans les Amériques, comme on l’a déjà vu, la diversité linguistique pour le Québec se traduit, à ce stade, surtout par le maintien du français comme l’une des quatre principales langues de la région. Dans la configuration géopolitique alternative de la Francophonie, le Québec cherche à exploiter à la fois son statut d’acteur important et son alliance étroite avec la France pour faire avancer la protection mondiale de la diversité culturelle, avec les avantages qu’il compte en retirer sur le plan local. Dès le départ, le Québec a été très actif dans la construction de cette communauté des nations de langue française qu’est la Francophonie, cela dans le cadre des efforts qu’il déployait pour survivre en tant que société
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d’expression française et pour « s’épanouir au niveau international » (Judge, 1996 : 26)7. C’est en 1970 qu’a été créée la première organisation gouvernementale francophone, l’Agence de coopération culturelle et technique, au sein de laquelle le Québec est parvenu à obtenir, non sans difficulté d’ailleurs, le statut de gouvernement participant. À l’heure actuelle, la principale instance dirigeante de la Francophonie est l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). L’OIF regroupe 55 États et gouvernements membres, ainsi que 13 États observateurs. Son mandat consiste à : « promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique ; promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme ; appuyer l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche ; développer la coopération au service du développement durable et de la solidarité » (http://www.francophonie/org/oif/missions/cfm). Au sein de la Francophonie, le rapport entre la France et le Québec a été significatif, et la collaboration et les échanges entre les deux pays ont contribué « à l’avancement du projet francophone, à son inspiration et à son évolution » (Léger, 1987 : 128). De plus, la France a joué un rôle important pour ce qui est d’obtenir le statut de « gouvernement participant » pour le Québec en 1970. À l’époque, le Québec et le Canada ne s’entendaient pas sur le statut précis du Québec au sein de l’organisation, le gouvernement canadien soutenant que seuls les États souverains devraient avoir la possibilité d’y adhérer. La France, ardent défenseur de l’effort du Québec pour obtenir un statut plus important, a proposé la catégorie de gouvernement participant, solution que le Canada a fini par accepter (voir Chatton et Bapst, 1991 : 31). Certains ont fait valoir que l’engagement du Québec dans la Francophonie a, en un sens, obligé le Canada à s’y impliquer lui-même davantage, peut-être moins sur le plan des idées ou des projets que sur celui de l’aide financière (voir Léger, 1987 : 131). La survie même du Québec comme nation francophone dépend de « la réussite du grand projet francophone » (Léger, 2000 : 338). L’interdépendance du Québec et de la Francophonie est devenue encore plus évidente 7. Déjà, dans les années 1950, on pouvait sentir au Québec un intérêt à l’égard de la création d’un organisme international non gouvernemental qui regrouperait tous les pays francophones « pour des fins de dialogue, d’échanges de tous ordres, de soutien mutuel et pour la défense et la promotion de la langue commune » (Léger, 1987 : 82). Dans les années 1950 et 1960, les Québécois ont joué un rôle important dans la création de diverses organisations non gouvernementales réunissant des francophones, comme l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF ; aujourd’hui l’Agence universitaire de la Francophonie) (voir Léger, 2000 : 335).
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Première partie • De nouveaux défis
dans le mouvement planétaire pour la reconnaissance de l’importance de la diversité culturelle. En effet, les intérêts du Québec, de la France, du Canada et du mouvement de la Francophonie en général semblent converger sur cette question. La diversité culturelle, pour le Québec, c’est avant tout « la nécessité des États et des gouvernements de soutenir leur culture nationale » (Ministère des Relations internationales, 2003a). La défense de la diversité culturelle assure « le droit des gouvernements de se doter de politiques et de mesures destinées à promouvoir et à préserver leur culture » (Ministère des Relations internationales, 2003a). Cette approche de la diversité culturelle est à l’image de celle de la France, qui continue de défendre avec acharnement sa culture nationale et qui a soutenu, dans les années 1980, la question de l’exception culturelle comme moyen de lutter contre l’hégémonie culturelle des États-Unis (voir par exemple Neathery-Castro et Rousseau, 2001/2002). Cependant, il convient de noter que la question de la diversité culturelle n’est pas seulement une préoccupation des pays industrialisés et que la Francophonie (que l’on peut aussi qualifier d’un des « espaces les plus inégalitaires de la planète ») a pris l’initiative en soulignant l’importance des industries culturelles dans le développement des pays africains (voir Beaudoin, 2004b). En faisant avancer le dossier de la diversité culturelle, le Québec a en même temps exploité les cadres internationaux axés sur les États et tiré parti de formes hybrides de collaboration, plus novatrices. Sur le plan international, le Québec a travaillé tant au sein d’une organisation principalement composée d’États, l’OIF (surtout en concertation avec la France et le Canada), que par l’entremise d’autres instances internationales (voir Ministère des Relations internationales, 2003b). La Francophonie a été la première organisation internationale à voter en faveur de la diversité culturelle, lors du Sommet de Moncton en 1999 (voir Beaudoin, 2004a). Par la suite, la Déclaration de Cotonou, à la troisième Conférence ministérielle de la Francophonie sur la Culture en 2001, a renforcé l’engagement de la Francophonie envers la protection et la promotion de la diversité culturelle, et a affirmé le principe que les biens et services culturels sont porteurs de l’identité d’une nation et ne peuvent être réduits à leur simple dimension économique (voir Gouvernement du Québec, 2001a : 172-173). C’est au Sommet de Beyrouth, en 2002, que l’on a pris la décision de demander à l’UNESCO de se charger du dossier de la diversité culturelle (voir Beaudoin, 2004a). Sur les plans bilatéraux et multilatéraux, le Québec a agi en partenariat avec la France par l’entremise du Groupe de travail franco-québécois sur la diversité culturelle. Un des principaux résultats de ce groupe de travail
4 • Le Québec dans le contexte de la mondialisation
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a été le rapport conjoint des juristes Ivan Bernier et Hélène Ruiz Fabri concernant la faisabilité, sur le plan légal, d’un instrument juridique international sur la diversité culturelle (voir Bernier et Ruiz Fabri, 2002), rapport qui a servi de base à des travaux subséquents de l’UNESCO. Le débat sur la diversité culturelle a aussi facilité le rapprochement du Québec et du Canada (voir § 4.1), tant au niveau du gouvernement qu’à celui de la population en général (voir par exemple Baillargeon, 2001). Sur le plan sociétal, mentionnons par exemple la Coalition pour la diversité culturelle, issue du milieu culturel du Québec, qui regroupe une trentaine d’associations canadiennes du domaine de la culture et des communications et qui est financée en partie par les gouvernements québécois et canadien. Avec le groupe correspondant en France, un comité de liaison international a été créé pour soutenir d’autres coalitions, lesquelles existent aujourd’hui dans une douzaine de pays (voir Ministère de la Culture et des Communications, 2004). L’UNESCO a officiellement pris la relève du combat planétaire en 2003 et, à partir de diverses propositions, a préparé une Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, laquelle fut adoptée par une écrasante majorité en octobre 2005 (voir UNESCO, 2005b)8. Le plaidoyer du Québec pour la diversité culturelle a donc connu un franc succès. La mondialisation, dans ce cas-ci, vient renforcer des alliances et des réseaux d’intervention de longue date, surtout à travers la Francophonie, et créer des conditions propices à de nouvelles collaborations sur des plans moins officiels. Toutefois, on peut faire valoir que le Québec est jusqu’à un certain point victime de son propre succès : alors qu’il concentrait ses efforts sur l’élaboration d’un instrument juridique visant la reconnaissance de la diversité culturelle, l’enjeu de la diversité linguistique était passé sous silence (voir Pierre Georgeault, communication personnelle, août 2004). Mais la « culture » n’inclut-elle pas nécessairement la langue ? C’est l’avis de l’UNESCO, si l’on en croit sa Déclaration universelle sur la diversité culturelle, qui clarifie le lien étroit entre langue et culture. Son Plan d’action a notamment pour objectif de « [s]auvegarder le patrimoine linguistique de l’humanité et soutenir l’expression, la création et la diffusion dans le plus grand nombre possible de langues », « [e]ncourager la diversité linguistique – dans le respect de la langue maternelle – à tous les niveaux de l’éducation, partout où c’est possible », et « [p]romouvoir la diversité linguistique dans l’espace numérique » (UNESCO, 2002). 8. Deux pays ont voté contre la Convention (les États-Unis et Israël) et quatre se sont abstenus, dont l’Australie. La Convention est entrée en vigueur trois mois après avoir obtenu la ratification d’un minimum de 30 États.
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Première partie • De nouveaux défis
Cependant, certains participants ont été décontenancés par l’absence de référence à la langue et aux questions linguistiques dans l’avant-projet de convention préparé en 2004 (voir Fréchette, 2005 : 46-47 ; Prujiner, 2005 : 381). On y aborde la question de la langue une seule fois, à l’article 6, qui porte sur les mesures que peuvent prendre les États membres pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire (UNESCO, 2004 : 5) ; on mentionne aussi une fois seulement la diversité linguistique, dans une annexe sur les politiques culturelles9. L’appui à l’inclusion de la diversité linguistique dans la Convention venait d’une source inattendue, en l’occurrence les États-Unis, dont la délégation a été étonnée de constater que le concept de langue était absent du document, vu que la langue est un élément fondamental de la diversité culturelle (voir Fréchette, 2005 : 47). La suggestion des États-Unis, que la langue soit mentionnée dans le préambule, semble avoir été retenue, car on peut lire dans la version définitive du préambule : « Rappelant que la diversité linguistique est un élément fondamental de la diversité culturelle, et réaffirmant le rôle fondamental que joue l’éducation dans la protection et la promotion des expressions culturelles » (UNESCO, 2005a : 2, souligné dans l’original). Néanmoins, il ne subsiste aucune autre référence à la langue ou à la diversité linguistique dans le corps du texte de la version définitive, et l’annexe dans laquelle on évoquait la diversité linguistique a été retranchée10.
9. Au nombre de cinq, ces mesures comprennent notamment « les mesures qui réservent, de manière appropriée, parmi l’ensemble des biens et services culturels disponibles sur leur territoire, une place aux biens et services culturels nationaux afin de leur assurer des possibilités de production, de distribution, de diffusion et de consommation, y compris, s’il y a lieu, des dispositions relatives à la langue utilisée pour lesdits biens et services » (UNESCO, 2004 : 5, nous soulignons). Dans l’annexe 2, l’avant-projet de convention souligne entre autres que les politiques culturelles visent à « promouvoir le pluralisme et la diversité culturelle et linguistique dans le cadre et pour la société de l’information » (UNESCO, 2004 : 19, nous soulignons). 10. Outre la question de la diversité linguistique, la Convention a suscité, avant son adoption, des préoccupations quant à sa portée, notamment à savoir si la Convention devrait avoir le même statut que d’autres accords internationaux (Bernier, dans Dutrisac, 2004) ou si elle devrait avoir le pouvoir potentiel d’annuler des accords commerciaux internationaux (Beaudoin, dans C. Rioux, 2004). Dans sa version définitive, la Convention indique qu’elle n’est pas subordonnée à d’autres traités (UNESCO, 2005a : 11).
4 • Le Québec dans le contexte de la mondialisation
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L’un des défis qui attendent la diversité linguistique mondiale, selon Bernier (2001), est précisément de s’assurer que le lien étroit entre langue et culture soit transposé dans le combat international pour la diversité culturelle : S’il est vrai, en effet, que le combat en faveur de la diversité linguistique ne peut se gagner en faisant abstraction de la dimension internationale du problème, il est tout également vrai que les efforts entrepris en faveur de la diversité culturelle sur le plan international ne peuvent que bénéficier d’une prise en considération plus dynamique de la dimension linguistique de la question. (Bernier, 2001)
Selon Bernier, bien que la question de la diversité culturelle ait été liée très tôt aux menaces inhérentes à la mondialisation de l’économie, cela n’a pas été le cas pour la diversité linguistique, et toutes deux auraient intérêt à être envisagées ensemble. En outre, la question de la diversité linguistique mondiale a généralement été reprise pour attirer l’attention du monde sur les langues minoritaires considérées comme menacées. Bien que sa culture puisse être considérée comme étant « menacée » d’une certaine façon, la langue du Québec demeure l’une des principales langues du monde et ne peut être considérée comme telle. Du point de vue du Québec, toutefois, l’accent mis sur les langues menacées a détourné l’attention de la fâcheuse situation des langues nationales moins utilisées. Comme le précise Georgeault (2003 : 7), « dans le contexte de la mondialisation que nous connaissons, ce sont les langues nationales qui sont les plus malmenées » (voir aussi Bernier, 2001). Cela est particulièrement vrai dans le cas des langues nationales comme le français au Québec, qui ne peut compter sur l’encadrement d’un État souverain. En 2004, Louise Beaudoin, à titre de représentante officielle du Québec à l’OIF, a contribué à la diffusion mondiale de l’avant-projet de la Convention. Elle considérait ce défi comme majeur, étant donné la résistance opposée par divers pays au programme de la diversité culturelle : « Si les pays de la francophonie saisissent généralement bien les enjeux d’une convention internationale sur la diversité culturelle et sont la plupart du temps en accord avec le principe, les choses sont moins évidentes en Amérique latine, en Asie ou dans les pays anglo-saxons, qui y sont pour beaucoup carrément opposés au projet » (Beaudoin, citée dans Boucher, 2004). La fragmentation mondiale que constate Beaudoin se trouve au cœur des différences dans les sphères d’activité propres au Québec : dans la Francophonie, il compte de nombreux alliés réceptifs à ses préoccupations mais, dans les Amériques, il
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Première partie • De nouveaux défis
est bien plus difficile pour le Québec d’identifier des alliés qui partagent des objectifs similaires.
4.4 Le Québec, acteur sur la scène mondiale En septembre 2005, Monique Gagnon-Tremblay, ministre des Relations internationales du Québec, a dressé une liste de revendications présentées au gouvernement fédéral pour permettre au Québec de parler en son propre nom dans des forums internationaux. Ces demandes comprenaient notamment : 1o « un accès à toute l’information sur la négociation de tout traité international touchant des compétences provinciales et une participation à l’élaboration de la position canadienne » ; 2o un représentant du Québec dans les délégations canadiennes qui soit autorisé à participer aux discussions ; 3o la liberté pour le Québec de parler en son propre nom dans les forums des Nations Unies, par exemple à l’UNESCO ; et 4o « le droit du Québec de donner son assentiment avant que le Canada ne signe un traité » (Le Devoir, 15 septembre 2005). Ces revendications, acceptées le 5 mai 2006 dans la mesure où Ottawa et Québec ont signé un accord sur le rôle officiel du Québec au sein de l’UNESCO, illustrent bien la vision qu’a le Québec de lui-même en tant qu’acteur sur la scène mondiale. Effectivement, en adoptant une conception du Québec comme victime de l’hégémonie anglo-américaine, la Commission Larose faisait abstraction des réussites importantes du Québec dans l’exploitation du global à des fins locales. La mondialisation fonctionne en effet à l’avantage du Québec à plus d’un titre. Au sein des Amériques, elle confère une légitimité nouvelle aux efforts déployés par le Québec pour protéger et promouvoir sa langue et sa culture. Au sein de la Francophonie, elle renforce des alliances de longue date et crée les conditions propices à de nouvelles collaborations, officielles ou non, qui permettent au Québec de faire avancer sa cause. De plus, le Québec doit relever certains défis, et notamment persuader des partenaires actuels et potentiels dans le monde de la validité et de l’urgence de se concentrer sur des questions de diversité culturelle et linguistique. Au sein des Amériques, l’effort déployé par le Québec pour créer un espace multilingue dans la région, dans lequel le français jouirait d’un statut égal à celui de l’espagnol, de l’anglais et du portugais, se heurte aux défis de la domination du monde par l’anglais et de l’importance mondiale croissante de l’espagnol, ainsi qu’au fait que l’intérêt particulier du Québec pour la diversité linguistique n’est pas nécessairement partagé. Au sein du réseau de la Francophonie, le Québec a été en mesure de faire
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progresser sa cause, en particulier grâce à l’action concertée avec la France et le Canada sur la protection et la promotion de la diversité culturelle au plan international. Il reste à voir dans quelle mesure la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles offrira au Québec la protection qu’il recherche. Mais la plus grande réussite du Québec, en tant qu’État non souverain, a peut-être été son exploitation de l’une des manifestations de la mondialité – la Francophonie – pour fonctionner dans une autre arène semi-mondiale ou hémisphérique, les Amériques ; en d’autres termes, son exploitation stratégique du caractère français « hégémonique » ou majoritaire pour faire progresser la cause des francophones minoritaires dans sa propre région. Ces deux manifestations de la mondialité se sont trouvées réunies sur le territoire du Québec en 2008, à l’occasion du XIIe Sommet de la Francophonie qui coïncidait avec le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec. Cet événement symbolique arrivait à point pour rappeler aux Amériques la résilience du français dans la région et sa portée mondiale11.
11. Encore une fois, il y a eu des tensions entre le Québec et le Canada quant à savoir qui allait inviter les membres de la Francophonie au Sommet. Jacques Saada, ministre canadien responsable de la Francophonie, a clairement indiqué que, conformément à la politique de la Francophonie, le Sommet serait « coprésidé par la “puissance invitante” et par le gouvernement participant ». Le premier terme désignait le Canada et le second le Québec (voir Saada 2004), quoique certains aient interprété son propos comme « l’archarnement permanent d’Ottawa à réduire le Québec au rang de second violon » (Léger 2004).
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Deuxième partie Une langue commune
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5 Le français, une langue pour tous les Québécois
Toute personne habitant le territoire du Québec, quelle que soit son origine, reçoit en partage la langue officielle et commune du Québec. Le français devient ainsi la voie d’accès privilégiée au patrimoine civique (valeurs, droits, obligations, institutions, etc.) commun à l’ensemble des Québécoises et des Québécois et sur lequel se fonde leur citoyenneté. La langue française devient le lieu de recherche et de développement des valeurs propres à l’ensemble de la société québécoise. Elle est aussi le lieu d’un vouloir-vivre collectif, l’espace public commun où chacun peut rencontrer l’autre. (Gouvernement du Québec, 2001a : 13)
I
L EST BIEN CONNU que les variantes ethniques du nationalisme ont recours à la langue comme symbole de l’identité nationale. Pour le romantique allemand Johann Gottfried Herder, par exemple, la langue est un élément essentiel et immuable du Volkgeist, ou « âme du peuple », qui unit les gens issus des mêmes origines ou du même sang. Mais comme l’indique la citation de la Commission Larose ci-dessus, les nationalismes civiques se servent également de la langue comme symbole national, en insistant sur une fonction différente : la langue devient « la voie d’accès privilégiée au patrimoine civique commun à tous » et constitue le lieu où une population par ailleurs diversifiée sur le plan ethnique exprime son « vouloir-vivre collectif ». La langue est donc « moins exclusive que l’ethnicité » (Castells, 1997 : 52) ; en effet, elle « n’est pas un instrument d’exclusion : en principe, tout le monde peut apprendre une langue. Au contraire, elle est fondamentalement inclusive, limitée seulement par la fatalité de Babel : personne ne vit suffisamment longtemps pour apprendre toutes les langues » (Anderson, 1983 : 122). C’est cette optique qui en est venue à caractériser l’aménagement linguistique au
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Deuxième partie • Une langue commune
Québec, suite au passage d’une conception ethnique de l’identité nationale à une nouvelle conception plus civique. Ce chapitre traite de l’incidence de la nouvelle approche civique, tout particulièrement sur les efforts de promotion et de maintien du statut du français au Québec. Alors que la réaction des néo-Québécois à cet aménagement du statut fait l’objet du chapitre 7, nous nous limitons ici au niveau macroscopique ou idéologique de la question, en mettant l’accent sur les intentions générales des divers gouvernements québécois depuis les années 1990 en particulier. Se rendant compte que l’avenir du français repose maintenant sur un nombre croissant d’immigrants, les autorités font face au défi de favoriser l’adoption du français comme langue des communications publiques. La tâche s’avère d’autant plus difficile que, bien que l’idée de faire du français la langue publique commune de tous les Québécois suppose que le français puisse, d’une manière ou d’une autre, être « désethnicisé » pour devenir la propriété de tous les groupes ethniques, une analyse plus approfondie de la situation au Québec comme ailleurs ne fait que confirmer le lien inextricable qui existe entre langue et ethnicité. Ces deux défis font l’objet de ce chapitre : comment inciter les néo-Québécois à adopter le français comme langue des communications publiques ? Et peut-on « désethniciser » complètement la langue, comme le laisse supposer une bonne partie du discours officiel et théorique autour du concept de « langue publique commune » ? Avant d’examiner ces questions de plus près, il convient de présenter d’abord l’historique de l’aménagement du statut de la langue au Québec. La discussion prendra la forme d’un résumé qui abordera en particulier les effets du discours plus civique qui émane maintenant des milieux officiels. Pour de plus amples détails sur la complexité de la législation linguistique québécoise passée et présente, le lecteur est invité à consulter les lois elles-mêmes ainsi que les nombreuses études consacrées à ce sujet (par exemple Bourhis, 1984 ; Plourde, 1993 ; Chevrier, 1997 et 2003 ; Levine, 1997 ; Woehrling, 2000 et 2005).
5.1
Le français au Québec : d’une « langue commune » à une « langue publique commune »
Depuis les années 1960-1970, on parle dans les milieux officiels de l’idée de faire du français la langue commune des Québécois. Par exemple, le ministère des Affaires culturelles soutenait dans son Livre blanc sur la politique culturelle (Gouvernement du Québec, 1965) la nécessité de déclarer
5 • Le français, une langue pour tous les Québécois
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le français « langue prioritaire » au Québec et d’autoriser l’Office de la langue française, créé en même temps que le ministère en 1961, à « assurer, dans tous les secteurs de l’activité humaine, l’implantation du français langue commune » (cité dans Bouthillier et Meynaud, 1972 : 691). De façon similaire, dans son rapport de 1972, la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, aussi connue sous le nom de Commission Gendron, recommandait : que le Gouvernement du Québec se donne comme objectif général de faire du français la langue commune des Québécois, c’est-à-dire, une langue qui, étant connue de tous, puisse servir d’instrument de communication dans les situations de contact entre Québécois francophones et non francophones » (Gouvernement du Québec, 1972 : 154). La Commission Gendron avait été instituée en plein milieu de la crise de Saint-Léonard qui, en 1967-1968, avait vu les commissaires scolaires de ce quartier de Montréal adopter une résolution obligeant les enfants d’immigrants à fréquenter les écoles monolingues françaises au lieu des écoles bilingues créées en 1963 (voir Levine, 1997 : 117-145 ; Larrivée, 2003a : 170-171)1. Cette décision se fondait sur l’observation que les classes bilingues du primaire, plutôt que de favoriser l’intégration au milieu francophone, encourageaient la majorité des enfants d’immigrants (plus de 85 %) à poursuivre leurs études secondaires dans les écoles anglophones du quartier (voir Levine, 1997 : 118 ; Robert, 2000 : 244). Face aux protestations des anglophones de toute la province, et après avoir tenté en vain d’infirmer la décision de la commission scolaire avec le projet de loi 85, le gouvernement de l’Union nationale, dirigé par Jean-Jacques Bertrand, présentait le projet de loi 63, qui fut adoptée en 1969 (Loi pour promouvoir la langue française au Québec, L.Q. 1969, c. 9). Malgré son titre, cette loi maintenait le libre choix des parents en ce qui concerne la langue d’enseignement pour leurs enfants. Mais en retour, elle obligeait les écoles anglaises à assurer « une connaissance d’usage » du français aux élèves, et conférait aux autorités la responsabilité de s’assurer que les immigrants apprennent le français dès leur arrivée au Québec, ou même avant, et inscrivent leurs enfants dans des écoles francophones. Ces mesures ne suffisaient cependant pas à alléger les
1. À la fin des années 1960, la composition ethnolinguistique de la population de SaintLéonard était de 60 % de francophones, 30 % d’Italiens et 10 % issus de diverses communautés, dont les anglophones (voir Levine, 1997 : 117 ; Robert, 2000 : 244).
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tensions linguistiques croissantes qui, combinées à d’autres facteurs, contribuèrent à la crise d’octobre de 19702. Contrairement au gouvernement Bertrand, qui n’avait pas attendu les recommandations de la Commission Gendron pour agir, le nouveau gouvernement libéral de Robert Bourassa s’inspirait de certaines d’entre elles pour rédiger le projet de loi 22, adopté en 1974 (Loi sur la langue officielle, L.Q. 1974, c. 6). Cette loi proclamait le français langue officielle du Québec, mais elle ne fut prise au sérieux que dans l’un des domaines d’usage prévus : le français devenait ainsi « la langue de communication courante de l’administration publique ». Au travail, les employés devaient pouvoir communiquer en français entre eux et avec leurs supérieurs et la langue française devait être « omniprésente » dans la direction des entreprises, les raisons sociales, l’affichage public et les contrats. Mais comme Levine (1997 : 165) le fait remarquer, « la promotion du français dans le milieu des affaires reposait sur des mesures facultatives plutôt qu’obligatoires ». Par exemple, si les entreprises souhaitant traiter avec le gouvernement provincial devaient obtenir un certificat de francisation émis par ce qui était devenu la Régie de la langue française, ces certificats étaient dans bien des cas accordés à des entreprises entièrement anglophones. Enfin, pour ce qui est de la langue d’enseignement, la liberté de choix était encore une fois maintenue, mais les élèves qui voulaient fréquenter une école anglophone devaient dorénavant passer un test pour démontrer qu’ils possédaient « une connaissance suffisante » de l’anglais. Au bout du compte, la Loi sur la langue officielle n’a plu à personne : les mesures qu’elle proposait portaient un coup dur à la vision des anglophones d’un Montréal officiellement bilingue, tout en étant bien loin de faire du français la langue commune du Québec. Peu après son arrivée au pouvoir en 1976, le Parti Québécois annonçait son intention d’instituer une nouvelle loi linguistique plus ambitieuse. Dans un Livre blanc qui avait pour titre La politique québécoise de la langue française, le ministre d’État au Développement culturel, Camille Laurin, expliquait que « [l]e Québec que nous voulons construire sera essentiellement français. Le fait que la majorité de sa population est française y sera enfin nettement visible : dans le travail, dans les communications et dans le 2. En octobre 1970, un petit groupe de radicaux, membres du Front de libération du Québec (FLQ), ont enlevé le diplomate britannique James Cross ainsi que le ministre québécois du travail, Pierre Laporte, qui a été assassiné par la suite. Le premier ministre fédéral, Pierre Trudeau, a répondu en instaurant la Loi sur les mesures de guerre, à la suite de quoi l’armée canadienne s’est déployée dans les rues de Québec et des centaines de présumés sympathisants du FLQ ont été arrêtés.
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paysage. [...] Il ne sera donc plus question d’un Québec bilingue » (Gouvernement du Québec, 1977 : 36-37). En raison de l’importance qu’elles reconnaissaient à la question linguistique, le Parti Québécois accorda aux idées de Camille Laurin l’honneur de constituer la toute première loi de ce gouvernement, le projet de loi 1, auquel on donna le nom de Charte de la langue française. Ce projet de loi comportait plusieurs références au fait que le français constitue la langue des Québécois, laissant ainsi croire que les non-francophones n’étaient pas de vrais Québécois (voir Levine, 1997 : 194). Confronté à une opposition potentielle de la part du Parti libéral, le gouvernement retira le projet de loi 1 pour en soumettre par la suite une version plus modérée sous le nom de projet de loi 101, rédigé de manière à inclure les Québécois non francophones. Adoptée le 26 août 1977, la Charte de la langue française proclamait une fois de plus le français « langue officielle du Québec » (Charte de la langue française, L.R.Q. c. C-11 [ci-après désignée la « Charte »], art. 1). Après avoir dressé une série de droits linguistiques fondamentaux, ses rédacteurs stipulaient également que le français allait devenir la langue commune dans six domaines. Selon la Charte, qui demeure la principale loi linguistique à ce jour, le français est la langue de la législation et de la justice au Québec. Cependant, depuis l’arrêt Blaikie de la Cour suprême du Canada (P.G. (Québec) c Blaikie et autres [1979] 2 R.C.S. 1016), les projets de loi ainsi que les lois elles-mêmes sont traduits en anglais, et toute personne peut utiliser l’anglais devant les tribunaux québécois. Le français est également la langue de l’administration publique, la seule langue pouvant être utilisée par le gouvernement, ses ministères et ses organismes affiliés. Dans les quatre autres domaines d’usage, qui ne relèvent pas directement de l’État, la Charte fait du français la « langue normale et habituelle » (Charte, préambule). Les organismes parapublics, comme les entreprises de services publics (par exemple les agences de transport ou les fournisseurs d’électricité, d’eau ou de gaz, s’ils ne constituent pas déjà des organismes gouvernementaux), ainsi que les ordres professionnels (par exemple médecins, avocats, comptables), « doivent faire en sorte que leurs services soient disponibles dans la langue officielle » (Charte, art. 30). Dans tout milieu de travail, l’employeur doit rédiger en français les communications qu’il adresse à son personnel ainsi que les offres d’emploi. De plus, il lui est interdit d’exiger de son personnel la connaissance d’une langue autre que le français, à moins que l’emploi particulier ne nécessite une telle connaissance.
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Dans le domaine du commerce et des affaires, le français doit être utilisé pour toute inscription sur l’emballage des produits, y compris les menus de restaurant. Si le français s’accompagne d’inscriptions en d’autres langues, ces dernières ne doivent toutefois pas l’emporter sur celles rédigées en français. Tout logiciel et système d’exploitation doit être disponible en français, à moins qu’il n’en existe aucune version française. De façon similaire, sont interdits sur le marché québécois les jouets ou jeux accompagnés de manuels d’instruction rédigés en anglais seulement, à moins qu’une version française ne soit également disponible. Quant à l’affichage public et à la publicité commerciale, ils devaient à l’origine utiliser le français uniquement, à moins que ce ne soit pour les activités culturelles de groupes ethniques et d’organismes sans but lucratif. Or, dans l’arrêt Ford de 1988 (Ford c P.G. (Québec) [1988] 2 R.C.S. 712), la Cour suprême du Canada statuait que l’interdiction de faire usage d’une autre langue que le français dans l’affichage public et la publicité commerciale contrevenait à la liberté d’expression telle que décrite dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec de 1975 (L.R.Q. c. C-12, art. 3) et dans la Charte canadienne des droits et libertés (Loi constitutionnelle de 1982, art. 33). Le Québec décida alors de recourir à la clause dérogatoire prévue dans la Charte canadienne pour adopter le projet de loi 178 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1988, c. 54), en vertu de laquelle il était permis d’utiliser d’autres langues que le français dans l’affichage public et la publicité commerciale à l’intérieur d’immeubles commerciaux, pourvu que le français y figure de façon nettement prédominante. Par contre à l’extérieur, le monolinguisme français continuait à régner. La clause dérogatoire n’étant valide que pour un délai de cinq ans, le gouvernement québécois a dû trouver une solution plus durable. C’est ainsi qu’a été adopté en 1993 le projet de loi 86 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1993, c. 40) qui modifiait la Charte de manière à permettre l’affichage bilingue partout, à condition que le français soit « nettement prédominant ». Objet de discorde pendant plusieurs années, le statut du français comme langue commune dans l’affichage public est maintenant « fermement enraciné dans l’esprit d’une majorité de Québécois » (Chevrier, 2003 : 146), et ce, indépendamment de leur origine ethnique. Enfin, en ce qui a trait à l’enseignement, le domaine ayant provoqué le plus de tensions, la Charte prévoit que « [l]’enseignement se donne en français dans les classes maternelles [et] dans les écoles primaires et secondaires » (Charte, art. 72), exigence qui s’applique aussi bien aux écoles publiques qu’aux écoles privées que le gouvernement québécois subventionne
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en partie. Abolissant la liberté de choix en matière de langue d’enseignement, la Charte, dans sa version originale, ne permettait aux enfants de fréquenter l’école anglaise que s’ils étaient anglophones et avaient des liens historiques avec le Québec, c’est-à-dire si leur mère ou leur père avait reçu un enseignement primaire en anglais au Québec. Ces restrictions eurent pour effet d’exclure trois catégories de personnes : les immigrants, y compris ceux dont la langue maternelle était l’anglais, les francophones, et les Canadiens d’autres provinces (voir Woehrling, 2000 : 287). En dépit de leur désaccord immédiat, les autorités fédérales n’avaient néanmoins aucun moyen de combattre ce que l’on nommait « la clause Québec », puisqu’elle n’était pas incompatible avec la Loi constitutionnelle de 1867, toujours en vigueur à l’époque. Rédigée de manière à invalider la Charte précisément sur ce point, la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés, enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982, donnait lieu en 1984 à un arrêt de la Cour suprême du Canada qui remplaçait la « clause Québec » par la « clause Canada » (P.G. (Québec) c Quebec Protestant School Boards [1984] 2 R.C.S. 66). Aujourd’hui, l’enseignement en anglais est permis même aux enfants de citoyens canadiens ayant fréquenté l’école primaire anglophone ailleurs au Canada (Charte, art. 73). À la suite de recommandations de la Commission Larose (Gouvernement du Québec, 2001a : 71), le gouvernement québécois adoptait en 2002 le projet de loi 104 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 2002, c. 28) pour combler une lacune par laquelle la fréquentation d’une école privée non subventionnée par l’État, même pour une courte période, suffisait à garantir aux enfants le passage par la suite à une école anglophone publique. Cette loi prévoyait également une réorganisation des organismes gouvernementaux créés par la Charte, dont les principaux sont maintenant : l’Office québécois de la langue française, responsable notamment de délivrer des certificats de francisation aux entreprises de 50 employés ou plus et de procéder à des enquêtes sur les contraventions présumées à la Charte, et le Conseil supérieur de la langue française, dont le mandat est d’effectuer des recherches sur la langue au Québec et de conseiller le ministre responsable de l’application de la Charte sur toute question relative à ce sujet. Comme le démontrent clairement les six domaines d’application, la Charte ne touche qu’aux communications publiques ; en aucun cas elle ne tente d’imposer l’utilisation du français dans la sphère privée. Ainsi, les rédacteurs du Livre blanc qui a précédé la Charte ont pris soin de faire la distinction entre la nouvelle politique visant à faire du français la langue
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commune du Québec et toute politique qui viserait l’assimilation linguistique : L’assimilation à la vapeur de tous les nouveaux immigrants, au point qu’en une ou deux générations ils ont perdu toute attache avec leur pays d’origine, n’est pas un objectif souhaitable. Une société qui permet à ses groupes minoritaires de conserver leur langue et leur culture est une société plus riche et probablement plus équilibrée. (Gouvernement du Québec, 1977 : 26, cité dans Béland 1999 : 9-10)
Si la nouvelle politique linguistique n’était pas délibérément assimilatrice, elle pouvait néanmoins être vue comme faisant partie d’une politique plus large de promotion d’une « culture de convergence », qui encourageait tout particulièrement les immigrants à « converger » vers la culture de la majorité ethnique francophone (voir §2.1)3. Avec l’abandon de cette politique et le souci de respecter la diversité ethnique que l’on a vu apparaître dans les années 1990 en particulier, il est devenu nécessaire d’énoncer encore plus explicitement que la « langue commune » signifiait la « langue publique commune », ce qui ressort clairement des documents officiels de l’époque : Cette valorisation du français comme langue officielle et langue de la vie publique n’implique toutefois pas qu’on doive confondre maîtrise d’une langue commune et assimilation linguistique. En effet, le Québec, en tant que société démocratique, respecte le droit des individus d’adopter la langue de leur choix dans les communications à caractère privé. De plus, il considère que le développement des langues d’origine constitue un atout économique, social et culturel pour l’ensemble de la population québécoise. (Gouvernement du Québec, 1991 : 17)
Dans son rapport de 1996, le Comité interministériel sur la situation de la langue française privilégiait une approche qui insistait davantage sur la langue utilisée dans la sphère publique, permettant ainsi une meilleure évaluation des objectifs de la Charte de la langue française. Ainsi une « nouvelle définition du processus d’intégration linguistique » a-t-elle été proposée (voir Levine, 1997 : 361) pour remplacer les catégories utilisées traditionnellement dans les recensements de l’époque, à savoir « langue maternelle » et « langue d’usage » :
3. En effet, à titre de sous-ministre du Développement culturel et principal architecte de la politique relative à la culture de convergence, le sociologue Fernand Dumont (voir aussi § 3.1) était l’un des co-signataires du Livre blanc de 1977 (voir Mathieu, 2001 : 18-19).
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Ainsi quand on veut savoir si le français a progressé comme « langue normale et habituelle » des activités publiques au Québec, il est évident qu’on ne peut pas recourir aux données de la langue maternelle ; il n’est pas évident, en revanche, qu’on doive se restreindre à celles de la langue d’usage, puisque la langue parlée à la maison n’est pas nécessairement la langue utilisée au travail ou dans les communications publiques ; il est clair, par conséquent, qu’on devrait faire appel à des données relatives à la langue commune (ou langue civique), mais ces données ne sont pas encore disponibles. On peut donc être amené parfois à sous-estimer le nombre des « Québécois parlant français », surtout chez les allophones (si ceux-ci utilisent davantage le français dans leurs communications publiques qu’à la maison). (Gouvernement du Québec, 1996 : 10)
À cette fin, le Comité introduisait la notion de « langue d’usage public » et demandait la création d’un véritable instrument de mesure correspondant. En 1997, le Conseil de la langue française menait une étude en collaboration avec le Secrétariat à la politique linguistique, l’Office de la langue française, le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration et le ministère de l’Éducation « pour évaluer l’usage public des langues et élaborer un indice global » (Béland, 1999 : 4). Un « indice des langues d’usage public » ou « indicateur des langues d’usage public » fut développé à partir de renseignements statistiques liés à l’utilisation de la langue dans divers domaines de la vie publique, notamment les communications formelles, le milieu de travail, les magasins et les établissements de santé. Ainsi que l’avait espéré le Comité interministériel sur la situation de la langue française, le nouvel indice permit de recueillir des données plus positives : ainsi, tandis que seulement 83 % de la population québécoise utilisait le français à la maison en 1997, on pouvait dire que 87 % utilisait le français à titre de principale langue d’usage public (voir le tableau 5.1). Il convient de noter que l’« indicateur des langues d’usage public » a suscité des critiques, tout particulièrement de la part de statisticiens et de démographes. En plus des critiques concernant la méthodologie employée dans l’étude de 1997 (Roy, 2001), on a prétendu que le caractère « fauxfuyant » ou « chimérique » (Castonguay, 2002b : 13) du concept de langue d’usage public dissimulait la véritable situation, précaire, de la langue française, notamment sur l’île de Montréal. Contrairement à la langue maternelle et à la langue d’usage, la langue d’usage public ne donne en effet aucune indication des tendances en matière de maintien de la langue et de transferts linguistiques (tant chez les locuteurs natifs que chez les néo-Québécois), seules données fiables, selon Castonguay (2003), pour évaluer la vitalité du français au Québec.
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Tableau 5.1 Pourcentage de la population selon la langue maternelle, la langue parlée à la maison et la langue d’usage public (indice), ensemble du Québec, 1997* Catégorie de langue Langue Français Français et anglais Anglais Autre
Maternelle 82 S. O. 8 9
Parlée à la maison 83 1 10 6
Usage public 82 8 8 1
Usage public principal 87 S. O. 11 1
* Population âgée de 18 ans ou plus, native ou immigrée avant 1995. Dans ce sondage, les répondants devaient déclarer une seule langue maternelle (n = 13 295). Source : Béland (1999 : 46).
En dépit de ces critiques, la notion de langue d’usage public est à la mode dans les milieux officiels précisément parce qu’elle se distancie des connotations assimilatrices liées au concept de transfert linguistique, se conformant ainsi mieux à l’approche civique de la langue et de la nation que l’on prône à présent. Il n’est donc pas surprenant que cette notion soit devenue une des pierres d’assise de l’aménagement du statut au Québec. Dans son Plan stratégique en matière de politique linguistique 2005-2008, le gouvernement affirmait son désir « [d’]assurer la pérennité de la langue française au Québec, [de] renforcer son usage public, [de] valoriser sa maîtrise et [d’]améliorer sa qualité » (Gouvernement du Québec, 2005b : 6, nous soulignons). Dans une publication récente portant sur les nouveaux enjeux auxquels fait face le Québec en matière de langue, le Conseil supérieur de la langue française déclarait : La base première de l’analyse de la dynamique linguistique ne peut être que celle de la langue d’usage public. Puisque tout Québécois peut utiliser la langue de son choix dans la sphère privée et que l’adoption du français comme langue d’usage à la maison n’est pas une exigence pour être reconnu comme adhérant aux objectifs de la Charte, la langue d’usage public devient la variable-clé de l’analyse. La langue d’usage public doit être vue comme la langue d’intégration. Elle permet de mesurer l’attraction actuelle du français dans la vie collective. (Stefanescu et Georgeault, 2005 : 594)
Mais comment cette attraction opère-t-elle en réalité ? Comment motiver les nouveaux arrivants à adopter le français comme langue de communication publique ?
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Aménagement du statut pour motiver les néo-Québécois
On entend souvent dire que la seule différence entre la nation civique telle que proposée au Québec et celle qui existe déjà en principe aux ÉtatsUnis, par exemple, tient au fait que la culture publique commune à laquelle les immigrants doivent s’intégrer n’est pas anglophone, mais francophone (voir Arel 2001 : 75). Or, pour ce qui est de l’acquisition d’une langue seconde, il est peu judicieux de comparer le français et l’anglais dans ces deux contextes, car les deux langues ne jouissent pas du même pouvoir d’attraction et les immigrants n’ont pas les mêmes motivations pour les apprendre. Malgré des opinions divergentes, la plupart des chercheurs contemporains sont de l’avis de Gardner et Lambert (1972) selon qui il existe deux principaux types de motivation pour l’acquisition d’une langue seconde, la motivation instrumentale et la motivation intégrative : La première suppose que les individus ne désirent acquérir qu’une compétence communicative suffisante pour atteindre leurs propres objectifs, généralement de nature économique, tandis que la seconde repose sur le désir des individus de s’identifier encore plus étroitement à une communauté cible, au point de s’y assimiler. (Ager, 2001 : 109)
Une approche similaire opposant la motivation instrumentale à la motivation sentimentale a déjà été proposée pour expliquer la loyauté ou l’attachement d’un individu à un État-nation (voir Kelman, 1972 : 188). En appliquant cette dichotomie au contexte américain, Ager (2001 : 114) explique qu’en dépit de variations entre les pays d’origine et les situations personnelles, l’instrumentalisme est généralement la première motivation qui anime le désir des gens d’émigrer aux États-Unis. Sur le plan de la langue, cela signifie que les immigrants apprennent l’anglais dans le but d’accéder à une mobilité socio-économique qui leur permette de trouver plus facilement un emploi. En outre, les motivations instrumentales en jeu dans ce cas vont bien au-delà des frontières des États-Unis. L’apprentissage de l’anglais améliore les chances de décrocher un emploi partout sur le continent nord-américain, voire dans le monde entier, en raison de son statut actuel de lingua franca mondiale de fait. Par contraste, le français au Québec ne bénéficie pas du même degré de motivation instrumentale : il n’est pas la langue dominante de l’État canadien, n’est parlé que par 2 % de la population nord-américaine et compte beaucoup moins de locuteurs dans le monde que l’anglais. Pour aggraver les choses, les immigrants ne font pas toujours la distinction psychologique entre le Canada et les États-Unis, et
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encore moins entre le Canada et le Québec. D’ailleurs, Levine (1997 : 98) fait remarquer à propos de la situation qui prévalait avant l’avènement de la Charte : « Pour les nouveaux arrivants, l’Amérique du Nord, plutôt que le Québec, était leur référence. Les immigrants considéraient que la connaissance de l’anglais était indispensable pour progresser en Amérique du Nord et consommer la culture de masse diffusée en anglais ». Face à cette situation, les autorités québécoises ont entrepris d’améliorer la valeur instrumentale du français par le moyen de la législation linguistique visant à donner au français le statut de langue commune dans l’administration publique, l’éducation, le milieu du travail, etc. (voir § 5.1). Les motivations instrumentales proviendraient non seulement de la simple amélioration du statut du français dans ces domaines, mais également de la « valeur ajoutée » que ce statut offrirait réellement aux immigrants dans leur milieu de travail, une fois que l’écart salarial entre les anglophones et les francophones aurait été rectifié4. Plus important encore, on espérait que les motivations instrumentales ainsi créées se transformeraient avec le temps en motivations intégratives, ce qui renforcerait davantage l’engagement des immigrants envers l’apprentissage du français5. Ainsi, de nombreux observateurs croient que le nombre accru d’enfants de la loi 101, qui sont nés et ont grandi sous l’influence de la Charte de la langue française, résulterait en une plus grande affinité avec le Québec et la langue française (voir Baum, 2000 : 141). D’autres se disent moins sûrs de l’efficacité à long terme d’obliger les immigrants à fréquenter l’école francophone, et soutiennent que « le maintien de la société distincte pourrait bien dépendre d’un engagement plus profond et moins instrumental chez les immigrants » (Carens, 2000 : 133). De telles préoccupations sont d’autant plus réelles que la Charte impose l’enseignement en français seulement aux niveaux primaire et secondaire, mais non au cégep ni à l’université : Il est douteux qu’à long terme, l’école puisse à elle seule assurer la francisation des immigrants. Certes il y a plus d’immigrants qui apprennent le
4. En 1970, le revenu moyen d’un anglophone monolingue était de 59 % plus élevé que celui d’un francophone monolingue. En 1995, un anglophone monolingue gagnait en moyenne 19 % de plus qu’un francophone monolingue, mais 12 % de moins qu’un francophone bilingue (voir Levine, 2000 : 366). 5. En effet, la motivation intégrative et la motivation instrumentale se renforcent souvent mutuellement à tel point que de nombreux chercheurs dans le domaine de l’acquisition d’une deuxième langue (Muchnick et Wolfe, 1982, par exemple) ont fait remarquer la difficulté à distinguer les deux dans bon nombre de cas.
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français à l’école primaire et secondaire, mais cette obligation s’arrête au collégial et il faut constater que lorsqu’ils ont le choix, les jeunes issus de l’immigration optent toujours majoritairement pour l’école anglaise au niveau collégial et universitaire, ce qui a beaucoup plus d’impact en termes d’intégrations sociale et professionnelle. (Monière, 2003 : 23)
Si la législation linguistique a été plutôt efficace dans le passé, il est aujourd’hui généralement admis que la survie de la langue française au XXIe siècle, à Montréal en particulier, dépendra de domaines que l’on ne peut facilement réglementer par des lois linguistiques, comme l’immigration et les politiques d’intégration (voir Levine, 1997, 2000 et 2002). Alors qu’au début les autorités ont préféré concentrer leurs efforts sur l’amélioration de la valeur instrumentale du français, peut-être parce que les langues minoritaires sont souvent qualifiées d’« anti-instrumentales, ou de simples “porteuses d’identité” » (May, 2003 : 137), elles ont vite compris les bienfaits potentiels de l’incitation à un attachement affectif à la société hôte et la capacité de cet attachement à constituer une source supplémentaire de motivation. Ainsi, l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration considérait le français à la fois dans sa fonction instrumentale et dans sa capacité à engendrer un sentiment d’appartenance au Québec : [L]a langue est non seulement l’instrument essentiel qui permet la participation, la communication et l’interaction avec les autres Québécois, mais elle est également un symbole d’identification. Pour l’immigrant, l’apprentissage du français vient appuyer le développement de son sentiment d’appartenance à la communauté québécoise. (Gouvernement du Québec, 1991 : 17)
Ce sentiment se voyait repris en 1996 par le Comité interministériel sur la situation de la langue française, qui expliquait que « [c]ette expression de “langue commune” évoque la double idée de “communication” et de “communauté” » (Gouvernement du Québec, 1996 : 239). Aussi espérait-on dorénavant que la langue française deviendrait une expression de l’identité des néo-Québécois, en plus de revêtir une fonction communicative. Car même si le français est pour ces derniers une langue seconde et non une langue maternelle, du moins en ce qui concerne la première génération, cela ne signifie pas que l’attachement à cette langue doive être exclusivement instrumental. En effet, « les langues secondes peuvent jouer un rôle important dans l’identité linguistique individuelle » (Joseph, 2004 : 185). L’importance des motivations intégratives a de nouveau été mise en évidence par les plus récents débats sur la redéfinition de la nation québécoise. La Commission Larose soulignait, par exemple, la nécessité d’expliquer aux
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nouveaux arrivants que, « sur le plan strictement linguistique, arriver au Québec n’[équivalait] pas à arriver au Canada » : Au Québec, la langue commune est le français. Ailleurs au Canada, l’anglais est la langue commune. La Commission juge de la plus haute importance que l’État du Québec prenne les dispositions nécessaires pour que le message formulé aux nouveaux arrivants, dès qu’ils sont accueillis, touchant les caractéristiques de leur société d’accueil, dont le français langue officielle, commune et de participation à la vie civique, soit réitéré à l’occasion de l’accession à la citoyenneté canadienne. (Gouvernement du Québec, 2001a : 19)
Comme moyen d’y arriver, la Commission proposait d’établir une citoyenneté québécoise parallèle à la citoyenneté canadienne et dont l’élément clé serait le français (voir § 2.2). Étant donné que le modèle interculturel privilégié au Québec considère la citoyenneté « comme la reconnaissance expresse de l’appartenance à une nation, à une communauté de personnes qui font le choix de vivre ensemble au sein d’une culture commune » (Gouvernement du Québec, 2001a : 14), la connaissance du français deviendrait elle-même, pour la Commission Larose, la principale manifestation de l’attachement à la nation québécoise. Cette position s’écarte de celle exprimée dans l’Énoncé de 1990 où le français est décrit comme simple moyen d’« appuyer le développement » d’un sentiment d’appartenance au Québec. Comme nous l’avons vu au § 2.2, l’idée d’officialiser une citoyenneté québécoise a finalement été rejetée sans avoir fait l’objet d’une réelle réflexion sur son contenu potentiel. Or, rappelant que le Québec n’est qu’une province du Canada, Monière (2003 : 23-24) soutient que « [l]a motivation des immigrants à adopter le français ne peut qu’être faible et provisoire dans un pays qui est officiellement bilingue et où l’anglais est la langue de la réussite économique et sociale ». G. Bouchard (2000 : 67-68) va dans le même sens en affirmant que la souveraineté est une condition essentielle ou un préalable à l’implantation complète du modèle de nation québécoise qu’il préconise, lequel se fonde sur le français comme dénominateur commun (voir § 3.3). Que cela se concrétise ou non dans l’avenir, une solution de remplacement à la souveraineté pourrait, à court terme, se trouver dans l’officialisation d’une citoyenneté québécoise. Axée uniquement ou de façon prépondérante sur la langue, et conçue de manière à ce que les Québécois de toutes origines ethniques la trouvent acceptable, la citoyenneté québécoise pourrait présenter l’avantage d’engendrer l’attachement intégratif au Québec, nécessaire pour assurer le statut du français comme langue publique commune.
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Si la stratégie d’une citoyenneté québécoise a été rejetée, la création d’une motivation intégrative favorisant l’apprentissage du français, appuyée par des valeurs civiques, reste l’objectif ultime. Par exemple, le Plan d’action du gouvernement libéral en matière d’immigration et d’intégration pour 2004-2007, Des valeurs partagées, des intérêts communs (voir § 2.2), souligne une fois de plus que la maîtrise du français par les immigrants est en soi une expression de leur appartenance à la société « qui est devenue la leur » (Gouvernement du Québec, 2004a : 65). Le même document indique par ailleurs que l’un des objectifs des « services de francisation » offerts aux immigrants vise à « [d]évelopper un sentiment d’appartenance grâce à la connaissance de la langue publique commune » (Gouvernement du Québec, 2004a : 66). En dépit de tous ces efforts et de l’optimisme de la rhétorique gouvernementale, un récent rapport sur le rôle du français en milieu de travail indique qu’en 2001 seulement 43 % des allophones ont déclaré utiliser le français comme langue de travail principale (voir le tableau 5.2). Autrement dit, malgré toutes les mesures visant à accroître les motivations intégratives favorisant l’apprentissage et l’utilisation du français, la motivation instrumentale qui encourage l’utilisation de l’anglais persiste (voir Molinaro, 1999 : 118 ; voir aussi § 7.1) : En général, dans leur vie de tous les jours, les gens ne se réfèrent pas constamment à une identité collective. La dimension identitaire de l’intégration n’est qu’une dimension de la motivation fondamentale à se comporter comme francophone et ce n’est peut-être pas la plus saillante. D’autres facteurs qui suscitent cette disposition dans la vie de tous les jours sont beaucoup plus proches des préoccupations personnelles quotidiennes que des préoccupations collectives des jours de « grands rassemblements ». Les choix linguistiques dans une société plurilingue sont aussi, ou surtout, motivés par des considérations qui sont très proches d’intérêts personnels. (Pagé, 2005 : 216-217)
Dans le cas des immigrants, ces « intérêts personnels » sont étroitement liés aux raisons, énoncées plus haut, qui ont motivé leur immigration en Amérique du Nord. Mais selon la théorie de l’auto-catégorisation (voir § 1.2), il se peut aussi que les immigrants économiques accordent plus d’importance à la dimension personnelle (individuelle) qu’à la dimension sociale (de groupe) de leur identité, pour les mêmes raisons. On prétend par ailleurs que les immigrants ont davantage tendance à adopter l’anglais pour des raisons de mobilité socio-économique du fait de l’exode des francophones instruits et nantis vers la banlieue, ce qui laisse aux immigrants
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Deuxième partie • Une langue commune
de l’île de Montréal moins de modèles francophones issus de la classe moyenne (voir Leclerc, 2005b). En effet, l’aménagement urbain constitue l’autre domaine principal, en plus des politiques en matière d’immigration, qui aura sans aucun doute une incidence sur le statut du français dans le Québec de demain (voir Levine, 1997, 2000 et 2002). Tableau 5.2 Pourcentage de travailleurs selon la langue utilisée le plus souvent au travail et par langue maternelle dans l’ensemble du Québec Langue utilisée le plus souvent au travail Langue maternelle
Français
Français Anglais Français et anglais Autre* Total
92 22 49 43 82
Français et anglais** 4 9 33 14 5
Anglais
Autre
n
4 69 17 36 12
0 0 0 7 1
3 219 540 300 195 22 330 396 450 3 938 510
* Comprend aussi les personnes qui ont déclaré une autre langue maternelle en plus du français et de l’anglais. ** Comprend aussi les personnes qui ont déclaré utiliser au travail une troisième langue en plus du français et de l’anglais. Source : Statistique Canada, Recensement du Canada de 2001 (cité dans Lapierre Vincent, 2005 : 17).
Certes, « on est loin de la situation antérieure où s’intégrer au groupe francophone signifiait acquérir une identité dévalorisée » (Pagé, 2005 : 219). Cependant, le pouvoir d’attraction de l’anglais ne tient plus seulement, aujourd’hui, au fait que l’anglais soit la langue d’une minorité avantagée sur le plan socio-économique au Québec, mais plutôt à son statut de langue de la réussite socio-économique sur le continent nord-américain, sans compter son statut de lingua franca d’un monde de plus en plus interconnecté (voir Stefanescu et Georgeault, 2005 : 591). Comme le fait observer Edwards (2003 : 41), « la mondialisation et ses répercussions linguistiques sont favorablement accueillies par plusieurs qui y voient une amélioration de leur statut aux plans physique, social et psychologique ». Il s’agit là d’une réalité que tout effort d’aménagement linguistique au Québec doit prendre en considération de façon à ne pas aller à l’encontre des aspirations des néo-Québécois, ni d’ailleurs de tous les Québécois, quelle que soit leur langue maternelle. En effet, même avec le soutien de l’État, les politiques
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linguistiques sont rarement fructueuses si elles n’obtiennent pas l’appui de la population, dont les pratiques langagières courantes déterminent toute « politique linguistique réelle » (Spolsky, 2004 : 222-3) : Toute la recherche à ce jour indique qu’un gouvernement ne peut adopter une approche imposée par le haut en légiférant sur l’acquisition des lingua franca. Bien que l’apprentissage d’une langue sur une base idéologique ait déjà été réalisé dans le contexte de la construction de la nation (nationbuilding), cela s’explique par le fait que les mouvements par le haut et par le bas coïncidaient : la diffusion de la langue nationale était essentielle à la construction de la nation ; l’acquisition de la langue servait à la réussite et à la mobilité sociale des individus. Une telle double pression n’existe pas pour toute politique qui tente de limiter le rayonnement de la langue anglaise. (Wright, 2004 : 169-170)
Le Québec n’est pas le seul à devoir trouver un équilibre difficile entre la promotion de la langue nationale et en même temps l’incitation à apprendre la lingua franca mondiale. En Suède, par exemple, qui a traditionnellement accordé un statut privilégié à l’anglais dans plusieurs domaines d’utilisation, un réveil du sentiment nationaliste a fait naître un nouveau désir de promouvoir la langue suédoise, sans que cela se fasse aux dépens de l’anglais (voir Oakes, 2005). Contrairement à la Suède, cependant, le Québec ne peut pas compter sur une structure d’État indépendant pour protéger sa langue. Pourtant, l’enjeu demeure le même : les mesures d’aménagement linguistique qui visent la promotion de la langue nationale doivent, pour réussir, s’aligner sur des politiques qui encouragent la connaissance d’une lingua franca permettant à la population concernée de se tailler une place dans le marché mondial. Pagé (2005 : 222) a raison d’affirmer que « la francisation [est] compatible avec la connaissance de l’anglais ». Mais la manière dont s’organise la promotion de l’apprentissage de l’anglais fait évidemment l’objet de débats, comme l’attestent les diverses réactions suscitées par la décision du gouvernement Charest d’introduire l’enseignement de l’anglais langue seconde au premier cycle de l’école primaire (voir Boileau, 2005 ; voir aussi § 4.2). De plus, rien n’empêche que la francisation soit compatible avec la promotion d’autres langues, y compris celles que parlent déjà les immigrants. Bien que ces derniers soient attachés à leur plurilinguisme (voir §§ 7.2 et 7.3), leur résistance au monolinguisme « ne constitue pas forcément un obstacle à la généralisation du français comme langue publique commune au Québec » (Molinaro, 1999 : 121-122). De plus en plus présent sur la scène mondiale (voir le chapitre 4), le Québec ne peut que tirer avantage
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d’une pleine utilisation du potentiel linguistique de sa population diversifiée sur le plan ethnolinguistique, sans que cela mine nécessairement le statut du français au Québec (voir Fréchette, 2005). L’un des défis majeurs de l’aménagement du statut de la langue au Québec est donc de trouver une façon de coexister harmonieusement avec l’aménagement de l’acquisition des langues, qui privilégie l’apprentissage d’autres langues, et en particulier de l’anglais. Ce n’est qu’en trouvant un juste équilibre entre le désir d’apprendre et de conserver d’autres langues d’un côté, et celui de promouvoir le français de l’autre, que le français pourra devenir « une langue qu’on n’impose pas, mais qui s’impose d’elle-même » (Stefanescu et Georgeault, 2005 : 593). Comme nous l’avons vu depuis le début de ce chapitre, le principal objectif de l’aménagement du statut au Québec au cours des dernières décennies a été de motiver les néo-Québécois à adopter le français pour des raisons sentimentales ou intégratives. Afin d’atteindre plus facilement cet objectif, les autorités québécoises se sont efforcées de dissocier le français de l’ethnicité canadienne-française (Molinaro, 1999 : 112). De telles tentatives de « désethniciser » la langue ne sont pas uniques au Québec, mais peuvent également s’observer dans des contextes semblables ailleurs dans le monde, où il est nécessaire de concilier l’immigration à grande échelle et le désir de promouvoir une langue minoritaire. En Catalogne, par exemple, l’immigration accrue provenant surtout d’autres régions de l’Espagne et des pays du Maghreb, ajoutée à une baisse du taux de natalité chez les Catalans indigènes, ont amené les autorités à tenter de dissocier la langue et l’ethnicité catalanes : « Une trop grande insistance sur ce lien aurait probablement pour effet d’aliéner ceux dont la langue première n’est pas le catalan, ce qui pourrait les inciter à faire valoir que leurs droits linguistiques ont préséance sur l’auto-identification à la Catalogne » (Hoffmann, 2000 : 435). Un bon exemple de la rhétorique visant à « désethniciser » la langue au Québec est le titre du rapport de la Commission Larose : Le français, une langue pour tout le monde. Le français n’y est plus considéré comme la propriété de la majorité canadienne-française, mais bien comme la langue de tous les Québécois, quelle que soit leur origine ethnique. Mais si l’on doit accepter un « modèle dynamique » de la langue qui tienne compte des nouveaux modes de relation avec le français (voir Pagé, 2006), on doit aussi se demander jusqu’où peut aller le processus de « désethnicisation ». Est-il possible de « désethniciser » complètement une langue, comme le laisse entendre une bonne partie du discours officiel et universitaire ?
5 • Le français, une langue pour tous les Québécois
5.3
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Peut-on « désethniciser » une langue ?
La première personne, peut-être, à avoir tenté de dissocier la langue française de l’ethnicité canadienne-française depuis la Révolution tranquille fut Pierre Trudeau, comme le démontre son refus de l’idée d’un Canada biculturel que recommandait la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1971), aussi appelée Commission LaurendeauDunton : Trudeau a plutôt opté pour une politique de multiculturalisme officiel intégrée dans un cadre bilingue [établi par la Loi sur les langues officielles introduite en 1969]. Ainsi croyait-on pouvoir dissocier la langue de la culture et que les individus seraient libres de décider de préserver ou non leur identité ethnique. (Gagnon et Iacovino, 2002 : 323 ; voir aussi Dumont, 1997 : 40)
Trudeau préférait une politique linguistique reposant sur le principe de la personnalité, selon lequel toute personne pouvait obtenir des services dans la langue de son choix, à travers tout le pays. Nonobstant le fait que les services en français sont restreints dans une grande partie du pays, l’échec de la vision trudeauiste d’un Canada bilingue « d’un océan à l’autre » tient surtout au fait qu’elle a plutôt incité le Québec à développer une politique linguistique reposant sur le principe de la territorialité, selon laquelle les services sont uniquement (ou pour la plupart) offerts dans la langue de la majorité (ethnique) de la population d’un territoire donné6. Mais, bien qu’il suppose un lien étroit entre la langue et l’ethnicité, même ce genre de politique, tel qu’il existait au Québec, a eu pour effet de mener à : la dissociation progressive de la langue et de l’ethnicité, au fur et à mesure que davantage de gens d’origines ethniques diverses adoptent le français. L’imposition d’une « franco-conformité » aboutira progressivement au même résultat à l’égard du français que l’imposition d’une « anglo-conformité » à l’égard de l’anglais. En fait, dans une large mesure, un « francophone » est déjà défini sur le plan social comme une personne qui parle français et non comme une personne qui appartient à un groupe ethnoculturel. En d’autres termes, le français deviendra de moins en moins un attribut culturel distinctif d’une communauté ethnique, et de plus en plus un moyen de
6. En fait, la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme a aussi préféré le principe de la personnalité relativement à la politique linguistique canadienne. Cependant, comme l’indique Edwards (1994 : 66-67), cette préférence a surtout été « motivée par des considérations politiques », et la Commission a néanmoins « reconnu les avantages du territorialisme ».
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Deuxième partie • Une langue commune
communication d’une collectivité économique et politique. (Breton, 1988 : 97-98)
Plus de quinze ans plus tard, il est maintenant possible d’examiner de plus près les prédictions de Breton. Certes, s’il n’est pas facile pour les enfants des immigrants au Québec de devenir membres du groupe ethnique canadien-français, ils peuvent tout de même devenir des Québécois à part entière en devenant francophones (voir G. Bouchard, 2000 : 59). Cependant, le recours à la langue plutôt qu’à l’ethnicité comme paramètre de la catégorisation sociale n’affaiblit en rien le lien entre ces deux concepts. En effet, « [l]a plupart des ethnies ont droit à leur phone : italophone, hellénophone, hispanophone, sans oublier le créolophone » (Bouthillier, 1997 : 84). En outre, il convient de porter une attention particulière au terme francophone. Un survol rapide des dictionnaires du français québécois révèle qu’ils adoptent généralement une perspective large dans la définition de ce mot. Le Dictionnaire du français plus à l’usage des francophones d’Amérique (1988 : 706), par exemple, décrit un francophone comme une personne « [d]ont le français est la langue maternelle ou officielle », tandis que le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992 : 513-514) le décrit comme une personne « [q]ui parle le français, soit comme langue maternelle, officielle ou seconde ». Le plus récent, le Dictionnaire québécois-français (Meney, 1999 : 864), le définit simplement comme une « personne de langue française ». Or, toute personne qui séjourne au Québec remarquera que, dans l’usage populaire en particulier, ce terme a souvent un sens supplémentaire plus étroit, décrivant une réalité plus ethnique que purement linguistique (voir aussi C. Bouchard, 2002 : 238)7. Cette dernière définition du terme francophone persiste, même dans les milieux officiels et intellectuels. La Commission Larose définit par exemple un francophone comme une « [p]ersonne dont la langue maternelle est le français ou qui utilise le plus souvent cette langue dans sa vie privée et dans ses communications publiques » (Gouvernement du Québec, 2001a : 225, nous soulignons). Cette définition est incompatible avec l’approche plus civique ou intégrationniste adoptée globalement par la Commission Larose, puisque « pour être inclus dans la catégorie de francophone, il faut avoir effectué le transfert linguistique vers le français dans sa vie privée aussi » (Pagé, 2006 : 42). Même ceux qui demandent une définition plus inclusive 7. Inversement, les Français ont tendance à ne pas se considérer comme des francophones, apellation qu’ils résevent pour désigner lesfrancophones d’autres pays que la France (voir Pöll, 2001 : 21-22).
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de l’identité québécoise éprouvent toujours le besoin de se référer aux personnes qui ont le français comme langue maternelle, les francophones de souche (par exemple G. Bouchard, 1999 : 69 et 77) ou Franco-Québécois, définis non comme tous les Québécois qui parlent français, mais comme les Québécois qui sont d’origine canadienne-française ou dont les ancêtres se sont assimilés à ce groupe (voir G. Bouchard, 2000 : 54-55). Si la nouvelle approche souligne le fait que toute personne qui utilise le français dans la sphère publique est francophone, pourquoi fait-on encore ces distinctions ? La réponse à cette question comporte deux volets. D’une part, aussi fortes que soient les aspirations civiques d’une société, l’ethnicité ne peut tout simplement être bannie. Il existe toujours au Québec un groupe ethnique francophone, désigné par le terme Canadiens français dans le présent ouvrage, auquel on a besoin de faire référence à l’occasion (voir § 1.3). D’autre part, s’il est vrai que les gens choisissent parfois de donner préséance à leur identité personnelle plutôt que sociale (voir §§ 1.2 et 5.2), l’histoire montre qu’ils souhaitent néanmoins se différencier des autres en fonction de leur origine ethnique, en particulier dans les circonstances où ils perçoivent une menace à leur ethnicité. L’ethnicité est donc bel et bien exclusive dans la mesure où les identités sociales se construisent invariablement par opposition à d’autres. Il ne faut pas en conclure pour autant que les individus ne peuvent pas s’assimiler au groupe majoritaire s’ils le veulent (par exemple, il existe de nombreux cas d’Irlandais ou d’Écossais qui se sont assimilés à la majorité canadienne-française), ou que des membres de différents groupes ethniques ne peuvent cohabiter sur un pied d’égalité au sein d’une même société ou nation, selon la définition que l’on donne de cette dernière. En effet, le fait que l’on puisse généralement identifier les immigrants au Québec par leur façon de parler ne mène pas nécessairement à la discrimination : Un Québécois d’origine française, belge ou roumaine vivant au Québec depuis longtemps et détenant aussi la nationalité canadienne sera ainsi « trahi » par son langage (accent, formules, lexique, etc.), identifié de facto comme provenant d’« ailleurs ». Il en sera de même pour un anglophone né au Québec et parlant avec aisance, bien qu’avec une « prononciation particulière », la langue française. L’immigrant fraîchement débarqué à Montréal, tout en parlant le français, sera affublé bon gré mal gré du même chapeau générique en ouvrant la bouche : il appartiendra au monde des « minorités audibles ». Il sera assurément et indiscutablement Québécois (ou en voie de l’être s’il a entrepris la procédure légale menant à la nationalité canadienne). Mais il sera abordé et accueilli en tant que « membre extérieur » au groupement, ce qui ne veut pas dire qu’il connaîtra la
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Deuxième partie • Une langue commune
marginalisation ou la relégation sociale, et encore moins l’ostracisme. (Létourneau, 2002 : 90-91)
Il convient de rappeler ici l’avertissement de G. Bouchard (1999 : 30 ; voir § 3.3), à savoir qu’il ne faut pas confondre ethnicité et ethnocentrisme ou ethnicisme. En d’autres termes, plutôt que de nier aux membres d’un groupe le désir de se différencier sur la base de leur origine ethnique, on devrait plutôt condamner l’ethnocentrisme et l’ethnicisme. Ce sont ces deux phénomènes qui poussent les individus à discriminer les membres d’autres groupes ethniques, peu importe l’étendue des mesures gouvernementales pour promouvoir une culture et une langue communes. Le modèle civique de non-différenciation très développé en France, par exemple (voir § 2.3), n’a pas réussi à éliminer – on pourrait même avancer qu’elle l’a encouragée – la discrimination ethnique fondée sur la langue : Même lorsqu’il est légalement et administrativement accepté, l’étranger n’est pas pour autant admis dans les familles. Son usage malencontreux de la langue française le déconsidère profondément – consciemment ou non – aux yeux des autochtones qui s’identifient plus que dans les autres pays à leur parler poli et chéri. (Kristeva, 1988 : 58)
Vassberg (1993) a formulé une observation semblable à propos d’une variété du français indigène à la France : « un accent alsacien en français produit généralement des jugements très négatifs du locuteur : “un accent” est considéré comme peu raffiné, inélégant, grossier, ridicule, une marque d’une origine sociale inférieure et d’un manque d’éducation » (Vassberg, 1993 : 170). Des recherches empiriques ont d’ailleurs montré que de tels « jugements à l’égard des variétés d’une langue ne reflètent pas tant leurs qualités intrinsèques sur le plan linguistique ou esthétique que le statut et le degré de prestige auxquels elles sont traditionnellement associées dans une communauté linguistique donnée » (Giles et Coupland, 1991 : 37-38). Comme le statut d’une langue est étroitement lié au statut des locuteurs de cette langue, force est de conclure que des opinions négatives à l’égard des différentes variétés de français reflètent des visions négatives à l’endroit des groupes ethniques qui les parlent. Aux États-Unis également, les demandes qui ont surgi depuis le milieu des années 1980 pour faire de l’anglais la langue officielle, non seulement dans chacun des États mais également au niveau fédéral, sont manifestement motivées par l’ethnicisme, ou ce que l’on appelle souvent aux États-Unis le new nativism (Nunberg, 1997 ; mai 2001 : 204-224 ;
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Schmid, 2001 : 41-43). De même en Suède, où l’on a minimisé le discours nationaliste depuis les années 1930, la langue offre un moyen commode de discriminer les immigrants lorsque d’autres critères comme la race ou l’ethnicité ne sont pas jugés politiquement corrects (voir Oakes, 2001 : 114-115). Le fait que la langue soit utilisée à cette fin souligne la nature toute théorique de l’affirmation d’Anderson (1983 : 122), selon laquelle la langue ne constitue pas un instrument d’exclusion. Non seulement l’identité ethnique se manifeste-t-elle invariablement à travers le tissu linguistique, mais il existe également un lien inextricable entre la langue et l’ethnicité au niveau macroscopique. En témoignent les affirmations de toute évidence fausses qui prétendent que les modèles civiques de la nation peuvent être ethnoculturellement neutres (voir § 2.3), affirmations qui ont aussi été faites relativement à la langue. À ce propos, Kymlicka (2001 : 24-25) donne l’explication suivante, au sujet des ÉtatsUnis : Considérons les véritables politiques des États-Unis, l’archétype de l’État « neutre ». Historiquement, les décisions concernant les frontières des gouvernements des États [individuels], ainsi que le moment de leur admission dans la fédération, ont été délibérément prises dans le but de conserver une majorité anglophone au sein de chacun des cinquante États de la fédération américaine. Cette tactique a contribué à assurer la dominance de l’anglais dans tout le territoire des États-Unis, et les politiques courantes assurent la continuité de cette dominance. Par exemple, en vertu de la loi, les enfants sont tenus d’apprendre la langue anglaise à l’école, et les immigrants (de moins de 50 ans) sont également tenus d’apprendre l’anglais pour obtenir la citoyenneté américaine. L’anglais est également un préalable de facto pour toute personne qui désire travailler dans ou pour le gouvernement. (Kymlicka, 2001 : 24-25)
En France, de même, le choix du français comme langue publique commune est loin d’être neutre sur le plan ethnoculturel, comme le savent trop bien les locuteurs des langues minoritaires, qui ont longtemps lutté pour obtenir une reconnaissance officielle pour leurs langues (voir Oakes, 2001 : 88-97 et 116-118). Plus que les choix touchant d’autres symboles de l’identité nationale (comme les drapeaux ou les jours fériés), où il existe plusieurs options, les choix concernant la langue sont inexorablement liés à l’ethnicité. Étant donné que tous les États modernes ont des politiques linguistiques, qu’elles soient de jure ou de facto, certains groupes ethniques (ou nationaux) ont nécessairement préséance sur d’autres (voir Walker, 1999 : 154 ; Carens,
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Deuxième partie • Une langue commune
2000 : 53-54 ; Patten, 2003). Ceci est particulièrement évident dans l’Union européenne (UE), où des choix difficiles favorisant certains États membres par rapport à d’autres devront être faits à l’avenir si l’UE veut limiter le nombre de langues officielles et de travail qu’elle utilise, de façon à réduire les coûts toujours croissants d’interprétation et de traduction (voir Oakes, 2001 : 131-136). Les partisans de l’anglais comme langue mondiale fondent également leurs arguments sur la fausse conviction selon laquelle cette langue serait neutre (voir Fishman, 1977 : 118), d’autant plus que les locuteurs de l’anglais comme langue seconde ou langue étrangère surpassent en nombre les locuteurs de l’anglais comme langue maternelle8. Mais ces arguments n’ont pas réussi à convaincre bien des gens autour du monde, en particulier ceux qui possèdent une certaine connaissance du tiers monde. Si l’anglais peut constituer une langue politiquement neutre dans certains cas, par exemple en Inde ou au Nigeria, il n’est assurément pas ethnoculturellement neutre (voir Carens, 2000 : 78). C’est ainsi que Gandhi (1965) s’est vivement opposé à l’utilisation de l’anglais en Inde, comparant cette pratique à une forme d’esclavage mental, tandis que l’écrivain nigérian Chinua Achebe (1988, par exemple) a opté pour une stratégie subversive : plutôt que de rejeter d’emblée l’anglais, il utilise « la langue des colonisateurs pour illustrer l’expérience ibo de la colonisation » (Slattery, 1998)9. Tout comme les choix liés aux langues officielles dans d’autres contextes ne peuvent être ethnoculturellement neutres, la décision de faire du français la langue officielle du Québec n’est pas plus civique que si une autre langue avait été choisie. Pour reprendre les termes de Dumont en référence aux aspirations républicaines du mouvement patriote de 1837-1838, le français « n’est pas plus d’essence démocratique que d’autres parlers » (Dumont, 1996 : 175 ; voir § 3.1). Walker fait la même remarque à propos de l’instauration d’un « visage linguistique » francophone à Montréal :
8. Graddol (1998 : 29) estime les premiers à 1,1 milliard, tandis que les derniers ne représentent que 375 millions. 9. Pennycook (1998 : 216) maintient que les discours colonialistes associés à l’anglais ne peuvent être confrontés efficacement qu’en anglais, la langue dans laquelle ils ont été construits. Cependant, ce point de vue n’est pas partagé par tout le monde. Par exem~ ~ wa Thiong’o (1986) recommande un rejet pur et simple ple, l’écrivain kényan Ngugi de l’anglais, affirmant que l’usage de cette langue dans son pays natal constitue une forme de néo-colonialisme qui sert à maintenir la domination d’une petite élite et de ses alliés étrangers. Hormis les différentes stratégies employées pour contrer le discours colonialiste, la plupart des commentateurs sont d’avis que l’anglais ne constitue jamais une langue ethnoculturellement neutre.
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Les arguments qui plaident en faveur de la protection de la culture ne peuvent par eux-mêmes justifier le recours à la règle de la majorité pour remplacer les institutions de cette ville autrefois bilingue, et toujours multiculturelle, dans le but de lui donner un visage linguistique francophone. Un tel changement ne se justifie que par référence aux besoins d’un groupe ethnique quelconque. Seul un argument voulant que les besoins du groupe ethnique des Québécois francophones justifient leur usage de Montréal à des fins culturelles particularistes pourrait excuser la promotion d’un visage linguistique francophone sur l’île de Montréal. Par contre, un argument en faveur de la protection du « contexte de choix » culturel particulier que l’on trouve sur l’île de Montréal mènerait à un résultat tout autre, soit à la protection du caractère multiculturel de Montréal contre les politiques de la population en grande partie homogène du territoire qui l’entoure. […] Ce n’est qu’en donnant préséance à un modèle d’hégémonie ethnique que l’on peut justifier le processus de dé-différenciation culturelle que suppose l’instauration d’un visage linguistique francophone à Montréal. (Walker, 1999 : 152-153)
Que l’on soit d’accord ou non avec Walker, qui prône une politique active du multilinguisme dans la sphère publique de Montréal, il n’en demeure pas moins que celui-ci fait une observation pertinente, à savoir qu’il est difficile de justifier des choix sur la langue sans faire référence à la culture ethnique. C’est peut-être la raison pour laquelle on appelle rarement le français la « langue nationale » du Québec, tout comme par exemple on appelle la ville de Québec la « capitale nationale », la nouvelle bibliothèque la « bibliothèque nationale » ou le 24 juin la « fête nationale » de tous les Québécois. Étant donné que toute culture nationale se façonne généralement à partir de la culture du noyau ethnique dominant (voir A. D. Smith, 1986 ; 1991 : 37-42 ; § 1.4), toute référence au français en termes de « langue nationale » équivaudrait à reconnaître officiellement que la langue de la majorité ethnique a préséance sur celles des minorités ethniques. Si la « désethnicisation » totale de la langue se révèle problématique de manière générale, cette entreprise est encore plus douteuse dans le cas particulier du Québec où, en raison de la laïcisation de la société survenue à la suite de la Révolution tranquille (voir § 2.1), c’est la langue qui s’est substituée à l’Église comme principal vecteur de la mémoire canadiennefrançaise (voir Cantin, 2000 : 96) : Au Québec comme ailleurs dans le monde, la langue – française dans ce cas-ci – n’est pas que véhiculaire. Elle est bien davantage le mode d’expression par excellence d’une culture qui possède une mémoire propre et qui, par cette mémoire que porte la langue en elle, cherche à se dire au monde
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dans sa spécificité et son universalité, dans ses héritages et ses projets. La langue n’est pas en effet un médium simplement et seulement communicationnel. Elle est, pour un groupement qui y retrouve et y investit une grande part de son être-au-monde, mémoire et projection de soi. D’où le problème qu’on imagine et qui s’ensuit souvent : parler une langue ne fait pas du locuteur, a fortiori s’il provient d’une « autre » culture, un fiduciaire de la mémoire et des représentations d’un groupement en particulier, de son être-au-monde et de ses horizons d’attente. (Létourneau, 2002 : 8081)
Qui plus est, la langue et l’ethnicité se renforcent mutuellement : non seulement la langue française est-elle « investie de tout l’héritage culturel canadien-français » (G. Bouchard, 1997 : 120), mais l’ethnicité canadiennefrançaise est l’un des principaux moteurs du maintien de la langue française en Amérique du Nord. Et pourtant, ce fait a été négligé par les modèles strictement civiques de la nation qui ont été proposés (voir § 3.2), tel que celui avancé par Bariteau, qui applique au Québec la théorie habermassienne sur le patriotisme constitutionnel : Les approches civiques, comme celle de Bariteau, sont dénuées de motivations profondes si elles ne peuvent pas être comprises comme étant motivées par la volonté d’assurer la survie d’une culture politique commune d’expression française. Or, malgré les avertissements de Dumont et Bouchard, de nouvelles conceptions de la « nation québécoise » semblent vouloir mettre sous le boisseau ce motif qui les anime. Il leur suffit de souligner, au passage, que le français sera la langue de la citoyenneté du nouvel État souverain et elles croient régler ainsi le problème de la survie de la langue française sur les quelques arpents de neige perdus en Amérique, ainsi que les querelles linguistiques qui se poseraient sur son territoire. Ces positions sont soit naïves, soit malhonnêtes. (Dufour, 2001 : 198 ; voir aussi Mathieu, 2001 : 128-129)
Autrement dit, même si la langue pouvait être, en principe, totalement « désethnicisée », il ne serait pas judicieux d’essayer de le faire si l’on veut donner au français la chance de survivre en Amérique du Nord. L’ethnicité fournit une motivation nécessaire au maintien du français que la seule référence aux principes civiques ne pourrait inspirer. Dans cette optique, il est plutôt étonnant que la Commission Larose, dont les recommandations visaient à assurer une utilisation et un rayonnement continus du français, ne fasse aucune mention du fait que la langue française constitue un symbole important, sinon le plus important, de l’identité de la majorité canadienne-française au Québec.
5 • Le français, une langue pour tous les Québécois
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5.4 Aménagement du statut pour les Québécois de toutes origines ethniques Depuis les années 1960-1970, l’aménagement du statut au Québec a subi une transformation radicale. Si son objectif ultime demeure le même, celui d’assurer la survie de la langue française, elle ne porte plus exclusivement sur les besoins de la majorité canadienne-française, mais s’oriente plutôt vers une volonté d’accommoder un nombre grandissant d’immigrants, ces derniers constituant le groupe de Québécois dont dépend maintenant l’avenir du français. À l’aide du concept de « langue (publique) commune », des tentatives ont été faites par les gouvernements québécois successifs, en particulier depuis les années 1990, pour inciter les immigrants à apprendre le français pour des raisons intégratives ou affectives, comme l’expression linguistique de leur allégeance à la société hôte. Cela nécessite de concevoir un nouveau modèle dynamique de l’aménagement du statut, qui tienne compte des différents modes de relation qu’entretiennent les néo-Québécois avec la langue française ainsi que du fait que la langue est à présent employée comme véhicule pour des valeurs culturelles largement différentes, dont certaines peuvent ne pas correspondre à celles de la majorité canadiennefrançaise (voir Carens, 2000 : 129). Un autre défi auquel devra faire face l’aménagement du statut au Québec consiste à réconcilier la promotion du français avec des mesures favorisant l’acquisition d’autres langues, y compris l’anglais. Non seulement ces mesures répondront-elles aux besoins des néoQuébécois qui désirent à la fois conserver leur héritage linguistique et apprendre la langue de la mobilité socio-économique en Amérique du Nord, mais elles apporteront aussi des avantages aux Québécois dont la langue maternelle est le français ou l’anglais, en leur fournissant les compétences nécessaires pour travailler et vivre dans un monde de plus en plus façonné par la mondialisation. Cependant, tout nouveau modèle de l’aménagement du statut doit également reconnaître que l’une des façons de s’identifier au français au Québec résulte du rôle de cette langue en tant que porteuse de l’identité canadienne-française. Divers arguments non ethniques sont souvent avancés pour justifier la décision de faire du français la langue officielle du Québec, par exemple le fait qu’elle constitue la principale langue d’usage public de 87 % de la population, ou qu’il vaut la peine de défendre cette langue par souci du maintien de la diversité linguistique dans le monde. N’empêche que le français est aussi la langue maternelle de la majorité ethnique canadienne-française, ce qui constitue une raison plus évidente de la défendre,
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Deuxième partie • Une langue commune
voire une force majeure qui joue en faveur de son maintien. Le fait de fermer les yeux sur cette réalité n’est pas seulement trompeur, mais risque aussi d’aliéner les Canadiens français du projet civique. Malheureusement, la fonction ethnique du français au Québec paraît condamnée à la non-reconnaissance tant que le concept de l’ethnicité demeurera tabou. C’est pourquoi toute politique linguistique devrait se construire en association avec un nouveau modèle de la nation québécoise qui, dans un cadre civique global, reconnaît les différentes identités ethniques de tous les Québécois, y compris celle de la majorité canadienne-française. Il s’agit là d’importants défis à relever, non seulement pour l’aménagement du statut, mais également pour l’aménagement du corpus.
6 Le français de qui ? Attitudes langagières, insécurité linguistique et standardisation
Comme le soulignait le grand architecte de la Charte de la langue française, Camille Laurin, « le statut de la langue est lié à sa qualité et l’amélioration de sa qualité ne fera que renforcer le statut de la langue ». Cela s’avère encore exact aujourd’hui. Plus que jamais, le statut de la langue dépend de notre volonté de promouvoir ici, au Québec, un français de qualité qui, tout en prenant en compte nos spécificités, correspond à la norme internationale. C’est à cette condition que les Québécoises et les Québécois seront fiers de leur langue, qu’ils donneront le goût aux autres locuteurs de la parler et qu’ils contribueront à verser dans le patrimoine mondial linguistique et culturel une langue de qualité, pétrie des réalités de son continent. (Gouvernement du Québec, 2001a : 78)
C
OMME LE SAVAIENT pertinemment Gérald Larose et son équipe de commissaires, les questions concernant l’aménagement du statut des langues sont inextricablement liées à celles qui touchent l’aménagement du corpus linguistique. En d’autres termes, les recommandations faites par la Commission en vue d’assurer l’usage continu et la portée du français au Québec ne peuvent éviter des questions concernant la nature du français à employer. Depuis le XIXe siècle, les Québécois francophones ont été hantés par l’épineux problème de savoir s’il faut adopter le français tel qu’employé au Québec ou le français d’usage en France (souvent confondu avec les notions de « français standard » et de « français international »). Si ce dernier a toujours bénéficié d’un grand prestige social au Québec, cela n’a pas
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Deuxième partie • Une langue commune
toujours été le cas du premier, ce qui explique les préoccupations sur la qualité de la langue du genre de celles exprimées dans l’extrait ci-dessus. Mais comme le fait remarquer C. Bouchard (2005 : 387), « [l]a notion de qualité de la langue est relative, car la qualité ne peut se mesurer que par rapport à une norme ». Alors qu’on croyait à l’origine que seul le français tel qu’on l’emploie en France pouvait servir de norme sociale de prestige, on a assisté au cours des dernières décennies à une réévaluation du français québécois. Plus précisément, une troisième possibilité a émergé, à savoir une variété socialement acceptable et définie localement qui en est venue à se désigner sous le nom de français québécois standard. En tant que compromis entre les deux modèles proposés précédemment, ce dernier témoigne de la volonté des Québécois francophones de continuer à faire partie de la francophonie tout en exprimant leur propre identité au sein de cette arène. Il a ainsi le potentiel de guérir les Québécois francophones de leur insécurité linguistique vis-à-vis du français de France. Cependant, ce n’est pas le seul enjeu à prendre en considération. Dans les efforts déployés pour définir le français québécois standard, il faut prendre soin de ne pas effrayer les immigrants (voir Poirier, 1998 : 149) puisque, comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre, c’est sur ce groupe de Québécois que repose l’avenir du français. Le présent chapitre se penche donc sur le débat concernant la qualité de la langue et la variété du français à adopter, notamment en regard de la nouvelle approche civique de l’identité québécoise. Quel genre de français le Québec devrait-il offrir à ses nouveaux arrivants ? Les Québécois francophones doivent-ils abandonner leur variété particulière de français pour adopter un prétendu « français international » afin de faire preuve d’un véritable sens civique ? Ou est-il possible de trouver une solution de compromis à l’aide d’une nouvelle conception pluricentrique de la langue française ? Nous étudierons ces questions à la fois d’un point de vue théorique et dans le contexte des efforts concrets déployés par les lexicographes au cours des deux dernières décennies pour décrire le standard émergent du français québécois. Dernièrement, ce défi a été relevé par une équipe de chercheurs de l’Université de Sherbrooke dont le nouveau « dictionnaire national » devait paraître en 2009. Afin de replacer dans leur contexte les réactions qu’a suscitées de toutes parts cette dernière initiative, il convient de présenter d’abord l’historique des attitudes langagières au Québec. Ce rappel historique facilitera une meilleure compréhension de la question que continuent de se poser de nombreux Québécois : est-ce qu’on parle bien, nous autres ?
6 • Le français de qui ?
6.1
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« Est-ce qu’on parle bien, nous autres » ?
De l’arrivée des premiers colons au début du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, les jugements envers la variété du français parlée en Nouvelle-France sont demeurées favorables. On trouve fréquemment dans les récits des voyageurs d’Europe des affirmations telles que celles-ci : Nulle part ailleurs, on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque ici aucun accent. (Père Pierre-François-Xavier de Charlevoix, 1720, rapporté dans Charlevoix 1744 : 79) Il n’y a pas de patois dans ce pays. Tous les Canadiens parlent un français pareil au nôtre. (d’Aleyrac, 1755, cité dans D’Aleyrac, 1935 : 31) J’ai observé que les paysans canadiens parlent très bien le français. (Marquis de Montcalm, 1756, cité dans Montcalm, 1895 : 64) On remarque des Canadiens […] qu’ils parlent le français de la plus grande pureté, et sans le moindre faux accent. (Jefferys, 1761 : 9) On parle ici parfaitement bien sans mauvais accent. Quoiqu’il y ait un mélange de presque toutes les Provinces de France, on ne saurait distinguer le parler d’aucune dans [le parler des] Canadiennes. (Bacqueville de la Potherie, 1700, cité dans Bacqueville de la Potherie, 1753 : 279)1
Les colons avaient émigré de certaines régions de France, en particulier de l’Île-de-France, du Nord-Ouest et de l’Ouest. À cause des divers idiomes qu’ils parlaient, certains spécialistes soutiennent que la NouvelleFrance a été le théâtre d’un « choc des patois » (Barbaud, 1984) qui a finalement mené à l’adoption rapide de ce que l’on appelait à l’époque le « françoys » comme lingua franca : Le peuplement de la colonie sous le régime français fut à ses débuts une entreprise qui a eu pour effet de soustraire des locuteurs natifs à l’ordre séculaire des pratiques linguistiques de manière brutale et ponctuelle. Déracinés de leur pays natal, transplantés dans un espace vital aussi vierge que réduit, ces sujets parlants se sont heurtés aux difficultés de la communication verbale dans sa dimension la plus vernaculaire. Ils ont été les acteurs du désordre linguistique qui a dû régner pendant un certain temps. Mais le besoin impérieux d’en revenir à un ordre plus stable les a poussés à modifier leur comportement linguistique, entre autres. Ils ont appris à devenir bilingues. Ils ont finalement opté pour l’unilinguisme françoys. (Barbaud, 1984 : 183, cité dans Pöll, 2001 : 119)
1. En plus de celles-ci, d’autres citations datant de cette période sont répertoriées dans Dulong (1966) et font l’objet d’une analyse plus approfondie dans Gendron (2000).
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Deuxième partie • Une langue commune
Cependant, la plupart des spécialistes de l’histoire du français au Québec conviennent maintenant que l’usage du soi-disant patois en Nouvelle-France n’était pas aussi répandu qu’on ne le croyait au départ (par exemple, voir Asselin et McLaughlin, 1994 ; Poirier, 1994 ; voir aussi Marcel, 1973 : 27). Ils soutiennent que, dans le cas des immigrants qui ne venaient pas des villes de France où l’emploi du français était largement répandu, les longues périodes passées dans des villes portuaires, comme La Rochelle et Nantes, offrent une explication plus convaincante de l’adoption rapide du français dans la nouvelle colonie. Quoi qu’il en soit, avant la fin du XVIIe siècle, et au début du XVIIIe au plus tard, la Nouvelle-France aurait atteint un degré d’uniformité linguistique qu’on ne trouvait pas dans la mère patrie, où, selon l’abbé Grégoire, au moins six millions de personnes, surtout à la campagne, ne connaissaient pas la langue nationale (voir Certeau, Julia et Revel, 1975 : 302). Il est tout à fait probable que ce soit cette relative uniformité linguistique de la Nouvelle-France qui ait inspiré les commentaires favorables sur la langue qu’on y parlait ; car si cette dernière pouvait bien être le français, ce n’était pas, dans l’ensemble, le français de l’aristocratie et des auteurs classiques (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 40-41). La langue des administrateurs mise à part, le français parlé en Nouvelle-France au milieu du XVIIIe siècle aurait sans doute ressemblé à celui utilisé par les classes inférieures des régions francisées de France, surtout dans le NordOuest (C. Bouchard, 2002 : 47). Suite au Traité de Paris de 1763, la Nouvelle-France est devenue une possession britannique coupée de la mère patrie. Cette rupture devait avoir, à bien des égards, un effet considérable sur la vie dans l’ancienne colonie (voir aussi § 4.3). Sur le plan linguistique, le fait qu’elle ait été isolée de la France a fait en sorte que la variété de français parlée au Canada a commencé à se distinguer nettement durant le siècle suivant. Non seulement cette dernière a-t-elle été tenue à l’écart des effets de la Révolution sur la langue en France, mais le contact avec l’anglais a aussi entraîné un afflux d’anglicismes sous la forme d’emprunts directs, de « calques » ou emprunts syntaxiques, de prononciations à l’anglaise, d’imitations de la ponctuation anglaise, etc. Encore une fois, ce sont à des voyageurs étrangers que l’on doit les premières observations. Dans ses Voyages au Canada et dans les ÉtatsUnis d’Amérique dans les années 1806, 1807 et 1808, John Lambert (1814 : 87-88) notait que « [l]es relations entre les Français et les Anglais ont fait que les premiers ont greffé beaucoup d’anglicismes à leur langue, ce qui pour un étranger qui arrive d’Angleterre et qui parle seulement un français appris au pensionnat, est au premier abord assez curieux. Les Canadiens
6 • Le français de qui ?
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ont eu la réputation de parler le français le plus pur ; mais je doute qu’ils la méritent encore aujourd’hui ». Les écrits de Michel Bibaud et le Manuel des difficultés les plus communes de la langue française de Thomas Maguire (1841) représentent les premiers signes d’une prise de conscience chez les Canadiens français euxmêmes que leur français ne ressemblait plus à celui qui se parlait en France. Cependant, ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle que l’on s’est vraiment préoccupé du fait que les étrangers, et en particulier les anglophones, considéraient le français canadien comme un patois très éloigné de la prestigieuse variété de français parlée à Paris. Ayant commencé à rétablir des liens avec la France après un siècle de rupture, ce sont les membres de l’élite qui ont été les premiers à être touchés par ce que l’on a appelé le « mythe du French Canadian Patois » (C. Bouchard, 2000 : 198 et 2002)2. Des personnages comme Arthur Buies, Louis Fréchette, Joseph-Amable Manseau et Oscar Dunn rédigèrent un nombre impressionnant d’ouvrages, de pamphlets et de chroniques dans les journaux, dans lesquels ils dénonçaient en particulier l’utilisation d’anglicismes3. Dans son ouvrage L’anglicisme, voilà l’ennemi, par exemple, Jules-Paul Tardivel (1880) mettait en garde ses lecteurs contre le danger particulier des anglicismes sémantiques, c’est-à-dire le fait de donner des significations anglaises à des mots français (par exemple faire une application, de l’anglais to make an application, au lieu de poser sa candidature, dans le contexte d’une recherche d’emploi) : Il est possible, si nous n’y prenons garde, qu’avec le temps la langue de la province de Québec devienne un véritable patois qui n’aurait de français que le nom, un jargon qu’il vaudrait mieux abandonner dans l’impossibilité où l’on serait de le réformer. [...] Cette habitude que nous avons
2. L’expression French Canadian Patois était de loin la plus répandue, mais toute une série d’expressions péjoratives ont également été utilisées à des fins de dénigrement de la variété locale de français : Canadian French, Quebec French, Quebec Patois, patois canadien/canayen, patois canadien-français, langue canayenne, parler canadien, Canayen habitant, Indian jargon, Beastly horrible French, méprisable patois, misérable patois, jargon, petit-nègre, langage incompréhensible, patois vulgaire (voir C. Bouchard, 2002 : 150151). 3. Nombre de ces chroniques sur la langue peuvent être consultées dans leur intégralité dans la base de données ChroQué à laquelle on peut accéder par l’intermédiaire du site Internet LexiQué (http://www.lexique.ulaval.ca). On peut également lire des extraits de commentaires plus généraux sur la qualité de la langue parlée au Québec sur le site du Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois à l’Université de Sherbrooke, qui contient le corpus « Perception de la qualité de la langue au Québec » (http://www.usherbrooke.ca/catifq/corpus).
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Deuxième partie • Une langue commune
graduellement contractée, de parler anglais avec des mots français, est d’autant plus dangereuse qu’elle est généralement ignorée. [...] À mes yeux, les barbarismes, les néologismes, les pléonasmes, les fautes de syntaxe et d’orthographe sont des peccadilles en comparaison des anglicismes qui sont pour ainsi dire des péchés contre nature. (Tardivel, 1880 : 5-7)
Au début, la critique visait la bourgeoisie urbaine, à cause de ses contacts étroits avec l’anglais, mais elle ne tarda pas à s’étendre aux autres classes sociales, au fur et à mesure que l’industrialisation forçait ces dernières, en quête de travail, à s’installer dans les villes où l’anglais prédominait (voir C. Bouchard, 2000 : 201). Même les véritables paysans, ou « habitants », en nombre toujours plus restreint, n’en étaient pas exemptés, à cause des archaïsmes qui distinguaient le français canadien en général de celui parlé en France à l’époque. Buies, Fréchette et d’autres puristes plaidaient pour la modernisation et l’harmonisation du français canadien avec le français parlé en France, rejetant la conviction très répandue selon laquelle le premier était en fait plus pur parce que plus proche du français classique de la France du XVIIe siècle (voir C. Bouchard, 2002 : 93-95). D’autres commentateurs voyaient dans ces archaïsmes de « vieux joyaux de famille » à conserver (E. Gagnon, 1916 [1802], cité dans C. Bouchard, 2002 : 91), opinion partagée par Dunn (1880) et Clapin (1894) qui adoptèrent des approches plus nuancées et descriptives du français canadien dans leurs glossaires respectifs. Avant la fin du XIXe siècle, le « mythe du French Canadian Patois » avait gagné le grand public, qui commençait alors à éprouver un profond sentiment d’insécurité linguistique à deux égards : non seulement se sentaitil inférieur du fait de ne pas parler la langue anglaise dominante, mais on lui disait maintenant qu’il ne parlait même pas français, mais plutôt un simple patois. Craignant que les Canadiens français n’optent pour l’assimilation plutôt que pour une identité stigmatisée, nombre de commentateurs ont alors cherché plus activement à contrer les attitudes négatives parmi les Canadiens français autant que parmi les étrangers en insistant sur la légitimité de la variété locale du français (voir C. Bouchard, 2002 : 101). C’est dans ce contexte qu’Adjutor Rivard, Stanislas Lortie et d’autres, comme Camille Roy et Jules-Paul Tardivel, fondèrent en 1902 la Société du parler français au Canada (Mercier 2002b). Tout en continuant à dénoncer l’emploi des véritables anglicismes, la Société poursuivait l’objectif de valoriser certaines particularités du français canadien, en se servant d’études historiques pour montrer que beaucoup d’entre eux n’étaient pas des anglicismes, comme on le croyait à tort, mais des reliques de l’ancien français et de
6 • Le français de qui ?
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certains dialectes parlés en France. Cette opération de légitimation caractérisait la plupart des nombreuses activités de la Société, y compris la publication du Bulletin du parler français au Canada, première revue linguistique du Canada français, l’organisation de deux Congrès de la langue française au Canada en 1912 et en 1937, et surtout la publication de son Glossaire du parler français au Canada (Société du parler français au Canada, 1930), décrit comme « l’une des pièces maîtresses de la production lexicographique québécoise » (Mercier, 2002b : 99). Néanmoins, les efforts de la Société et d’autres instances pour améliorer le statut du français canadien ne parvinrent pas à enrayer l’insécurité linguistique éprouvée par la plupart des Canadiens français, phénomène qui culmina entre 1940 et 1960, époque où les attitudes envers le français n’avait jamais été aussi négatives (voir Pöll, 2001 : 113-114 ; C. Bouchard, 2002 : 85). Survint alors la Révolution tranquille, au début des années 1960 (voir § 2.1). Le mythe du French Canadian Patois fut remplacé par des débats sur le joual, déformation du mot cheval dans l’expression parler cheval, signifiant « mal parler ». Dans ses désormais célèbres Insolences du Frère Untel, Jean-Paul Desbiens dénonçait ce qu’il considérait comme cette « décomposition », cette « absence de langue qu’est le joual » (Desbiens, 1960 : 24), qui, affirmait-il, incarnait l’aliénation collective des Canadiens français : « Nos élèves parlent joual, écrivent joual et ne veulent pas parler ni écrire autrement. [...] Le vice est donc profond : il est au niveau de la syntaxe. Il est aussi au niveau de la prononciation » (Desbiens, 1960 : 24). En l’absence de toute définition scientifique, cependant, il régnait dans les premiers temps une grande confusion quant à ce que le mot joual désignait en réalité. Avant que l’on ne se rende compte que le joual n’était guère plus qu’un registre utilisé surtout par les classes inférieures et urbaines, le terme englobait diverses significations, de nombreux observateurs le faisant correspondre au français québécois dans son ensemble (voir Gagné, 1979 : 49 ; Saint-Jacques, 1990 : 232 ; Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 67-68). Pour l’exprimer dans les termes d’un commentateur de l’époque : « Qu’est-ce donc que le joual ? En dernière analyse, c’est la vision ou la représentation mentale que se font certains ensembles d’individus de la réalité linguistique francophone du Québec » (N. Beauchemin, 1976 : 9). Il n’est donc guère surprenant que le débat entourant ce concept ait suscité de vives réactions dans tous les milieux (voir Verreault, 1999a ; Brochu, 2000). Des écrivains regroupés autour de la revue Parti pris (Gérald Godin, André Major, Paul Chamberland et Laurent Girouard, par exemple ; voir aussi § 2.1) utilisaient le joual dans leurs œuvres, tout comme l’ont fait Jacques Renaud dans son roman
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Deuxième partie • Une langue commune
Le cassé de 1964 et Michel Tremblay dans sa pièce Les belles-sœurs, jouée pour la première fois en 1968. Le recours au joual comme moyen d’expression artistique ne visait pas tant à légitimer cette variété qu’à souligner la domination et l’aliénation politiques et socio-économiques des Québécois francophones qu’elle représentait (voir G.-R. Lefebvre, 1984 ; C. Bouchard, 2002 : 240-241). D’autres, comme Turi (1971) et Bélanger (1972), cependant, ont adopté le joual pour sa valeur intrinsèque de symbole de l’identité québécoise, en ce qu’il distinguait les Québécois à la fois des Nord-Américains anglophones et des Français. Dans sa Deffence & illustration de la langue québecquoyse, la poétesse Michèle Lalonde (1973) faisait valoir qu’il fallait défendre et promouvoir la variété populaire du français parlé au Québec, de la même manière que Joachim du Bellay (1549) avait cherché à donner au français la force de supplanter le latin dans la France du XVIe siècle (voir Poirier, 1998 : 131 ; Verreault, 1999a). D’autres encore faisaient l’éloge d’une langue québécoise distincte du français parlé en France (par exemple L. Bergeron, 1981). Exemples d’une stratégie identitaire dont disposaient les minorités pour se forger une identité positive (voir § 1.2), de tels actes cherchaient à réinterpréter de façon plus favorable ce symbole autrefois négatif de l’identité québécoise qu’était le joual. En d’autres termes, « [c]e qui était mépris [devenait] fierté » (Corbeil, 1979 : 28). Tel n’était pas l’avis, toutefois, de l’ordre établi. La Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, plus généralement connue sous le nom de Commission Parent (1961-1966), s’attaquait à la piètre qualité du français enseigné à l’école (voir Maurais, 1985b : 48), tandis que Pierre Trudeau, alors ministre fédéral de la Justice, faisait en 1968 sa fameuse déclaration selon laquelle on ne devrait pas accorder de nouveaux droits aux francophones du Québec tant qu’ils continueraient à parler un lousy French (français pouilleux) (voir C. Bouchard, 2002 : 265). Quant à l’Office de la langue française, nouvellement créé, il n’approuva l’usage que d’un maigre lot de 62 mots spécifiquement canadiens ou « canadianismes de bon aloi », favorisant dans l’ensemble la conformité avec ce que l’on appelait le « français international » (voir Office de la langue française, 1965 et 1969). Ce nouveau terme, qui remplaçait les anciennes références au français parisien, fut rapidement adopté et promu par le camp anti-joual tout au long des années 1960 et 1970. Par exemple, en comparant le joual à un cheval de Troie qui mènerait à l’assimilation linguistique, Jean Marcel (1973) soutenait que la meilleure défense consistait à s’harmoniser avec le « français international ». Mais pourquoi le terme français international a-t-il connu un tel succès ? Et que désigne-t-il au juste ?
6 • Le français de qui ?
6.2
139
Le mythe du « français international » et l’idéologie monocentrique du « standard »
Pour C. Bouchard (2002 : 245), le concept de « français international » apparut dans les années 1960 en raison de plusieurs phénomènes. Premièrement, après la Seconde Guerre mondiale, il y eut au Québec une prise de conscience croissante de l’existence d’autres pays de langue française, ce qui permit aux Québécois d’envisager une ouverture de leur culture sur un monde plus vaste et plus diversifié. Deuxièmement, c’est dans les années 1960 que le gouvernement du Québec a amorcé ses premiers contacts internationaux, a ouvert des délégations à l’étranger et est devenu actif au sein du mouvement francophone international. On peut noter également que le Québec fut le centre de l’attention internationale en 1967, grâce à son rôle d’hôte de l’Exposition universelle (voir D. Dumas, 2001 : 241). Troisièmement, il se produisit un rejet de la domination culturelle de Paris de la part des intellectuels, des artistes et des auteurs québécois. À la liste de Bouchard, nous pouvons ajouter que le terme français international est conforme à l’approche civique de l’identité nationale dont l’origine se trouve dans la Révolution tranquille des années 1960 et qui se situe au cœur de la présente étude. Détachée de l’identité ethnique du groupe canadien-français majoritaire, la notion de « français international » est non seulement manifestement compatible avec ce type d’approche civique de l’identité au Québec, mais elle y contribue activement aussi. Si le joual était perçu par bien des gens comme un phénomène qui enfermait les Québécois dans leur propre univers linguistique, l’adoption du « français international » fut considérée comme une manifestation d’ouverture civique. C’est cette position qu’adoptait l’Institut de diction française au Québec, dans son mémoire présenté en 1970 à la Commission Gendron (voir § 5.1) : Attendu que le peuple canadien-français est de tous ces peuples soi-disant de langue française celui qui parle le plus mal la langue française... ; attendu qu’il ne convient pas à la dignité d’hommes libres d’imposer aux immigrants, hommes qui librement ont consenti à enrichir notre pays de leur apport, une langue qui soit ou de la camelote ou de la fausse monnaie, le joual, l’Institut recommande à l’autorité de s’assurer que les immigrants maîtrisent le français authentique ou international. (cité dans Saint-Jacques, 1990 : 230)
Il n’est donc pas étonnant que le « français international » soit mis en relief tout au long du rapport de la Commission Larose. En effet, ce n’est qu’en considérant le terme comme un outil idéologique, comme partie de
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Deuxième partie • Une langue commune
la nouvelle rhétorique civique, que l’on peut arriver à comprendre un tant soit peu le modèle de français préconisé pour le Québec par la Commission Larose ; car, en tant que concept linguistique, le « français international » est complètement abstrait dans la mesure où il ne se rapporte à la langue d’aucun groupe défini de locuteurs (voir C. Bouchard, 2002 : 244). Il ne s’agit pas d’une caractéristique propre au français, mais bien à toute langue dite « internationale ». Par exemple, si un Australien parlant à un Américain ou à un Britannique emploie le terme sidewalk ou pavement plutôt que footpath, pour désigner un trottoir, c’est qu’il choisit d’utiliser le mot américain ou britannique au lieu du mot australien, pour faciliter la compréhension. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici d’un « anglais international » fictif, mais d’un phénomène régi par la dynamique de la théorie de l’accommodement linguistique (voir Giles et al., 1987 ; Giles et Coupland, 1991 : 60-93). Par ailleurs, comme le montre cet exemple, il semble peu judicieux de parler d’un anglais commun international, puisque dans ce cas-ci il n’existe aucun terme commun. On devrait plutôt parler de « standards » différents ou de « variétés mondiales de l’anglais » (Kachru, 1986 et 1992), qui partagent néanmoins un noyau linguistique commun, surtout pour ce qui est de la morphosyntaxe et du vocabulaire de base. On a observé ces mêmes enjeux en ce qui concerne le français : Mais qui donc pourrait prétendre s’exprimer en français international ? D’une part, dès qu’il ouvre la bouche, tout francophone est identifié, ne serait-ce que par son accent, comme étant issu ou faisant partie de telle ou telle communauté socioculturelle. D’une part, à supposer même que ce français international puisse être défini comme étant composé uniquement de ce qui est commun à l’ensemble de tous les francophones, il est évident que cette partie commune ne saurait constituer à elle seule un système linguistique suffisant pour exprimer les différentes visions qu’a du monde chacune des communautés particulières qui composent la francophonie. Par conséquent, la notion même de français international relève davantage du mythe que la réalité. (Verreault, 1999b : 28 ; voir aussi Laforest, 2002 : 81 ; Mercier, 2002a : 58)
La seule réalité est que le français international s’utilise comme euphémisme pour désigner le français de France : Le « français international » est préféré au « français de France » puisqu’il ne fait pas référence à l’hégémonie linguistique de Paris ; en réalité, tout le monde sait que le français international n’est nul autre que la norme du français de Paris telle qu’elle est décrite dans les grammaires courantes (par exemple, celle de Grevisse-Goosse) et les dictionnaires français (par exemple, Le Robert). (Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 68)
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Non seulement le terme français international ne se rapporte-t-il à aucune variété linguistique en soi, mais il a pour effet négatif d’empêcher une véritable réflexion autour de la notion de variation linguistique en français (voir Lockerbie, 2003 : 19). Contrairement à l’anglais, à l’allemand, à l’espagnol et à d’autres langues, dans le cas du français, une longue tradition le conçoit comme une langue « monocentrique » par opposition à une langue « pluricentrique » (Lüdi, 1992). Les origines de cette perception se situent dans l’histoire sociale de la langue en France, et en particulier dans le rôle qu’a joué le français dans la construction de l’identité nationale dans ce pays (voir Lodge, 1993 ; Bourhis, 1997 : 307-314 ; Oakes, 2001 : 53-64 et 88-104). Comme nous l’avons observé au début de ce chapitre, l’aménagement du statut des langues est indissociable de l’aménagement du corpus linguistique. En d’autres termes, la promotion du français en France a généralement impliqué la promotion d’une variété particulière qui en est venue à être symbolisée par la notion de « bon usage » (Lüdi, 1992 : 152155)4. Défini par Vaugelas au XVIIe siècle comme la façon de parler de « la plus saine partie de la Cour », le bon usage n’est pas tant une norme linguistique qu’une norme sociale (voir Martel et Cajolet-Laganière, 1996 : 73). D’autres parlent d’une norme interne, objective ou statistique par opposition à une norme externe, subjective ou fictive (par exemple Houdebine, 1982 et 1993 ; Deshaies, 1984). Gamardi fait la même distinction (1981 : 64-72 ; voir aussi Lodge, 1993 : 154-156) entre une simple norme et ce qu’il appelle une « sur-norme ». Alors que la première découle d’un consensus linguistique implicite nécessaire pour la communication et qui permet un certain degré de variation linguistique, la seconde est beaucoup plus stricte, prescrivant et proscrivant pour des motifs sociopolitiques plutôt que communicatifs. Plus précisément, il s’agit d’un « système d’instructions définissant ce qui doit être choisi si on veut se conformer à l’idéal esthétique ou socioculturel d’un milieu détenant prestige et autorité, et l’existence de ce système d’instructions implique celle d’usages prohibés » (Garmadi, 1981 : 65). Tout comme la notion de « français international », celle de « bon usage » est donc plutôt un mythe. Le « standard » auquel le bon usage sert de base est une simple idéologie (voir Berrendonner, 1982), une « idéalisation fantasmatique » (Houdebine, 1995 : 100), « une idée dans l’esprit plutôt qu’une réalité – un ensemble de normes abstraites auquel l’usage réel peut se conformer à un degré plus ou moins important » (Milroy et Milroy, 1999 :
4. Pour une analyse approfondie de l’historique du concept de « bon usage », voir D. Trudeau (1992).
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Deuxième partie • Une langue commune
19). Ainsi que l’explique un autre spécialiste, en fait, « il est extrêmement douteux que ce prétendu « usage parisien » corresponde à un sociolecte existant. Le français enseigné à l’école française non plus ne correspond pas toujours aux normes du bon usage. Bien des données montrent plutôt que nous avons ici affaire à une illusion, un objet imaginaire appartenant à un discours utopique. Cependant, ce fantasme fait partie des représentations linguistiques de la plupart des locuteurs du français, même à leur insu. » (Lüdi, 1992 : 155) En effet, comme nous l’avons vu au § 6.1, l’idéologie du français standard a traditionnellement fait partie des représentations linguistiques des Canadiens français tout comme des Canadiens anglais. Malgré la puissante idéologie monocentrique qui persiste à l’entourer, le français est en réalité une langue pluricentrique (voir Valdman, 1983 ; Lüdi, 1992). Dans le contexte du Québec, ceci est non seulement démontré par les faits linguistiques (voir § 6.3), mais aussi par la réalité politique distincte du Québec et la volonté de la plupart des Québécois d’exprimer leur autonomie linguistique (par opposition à la souveraineté ou au séparatisme linguistique) au sein du monde francophone. Ce qui est donc nécessaire, c’est une nouvelle conception pluricentrique de la langue française, telle que proposée par Verreault (1999b : 27 ; voir la figure 6.1). Le modèle de Verreault est à plusieurs égards une représentation exacte de la réalité actuelle. Il établit une hiérarchie montrant clairement la position sociale des diverses variétés géographiques du français les unes par rapport aux autres, ainsi que les rapports de pouvoir qui existent entre elles, le tout constituant ce qu’on a appelé « l’architecture » d’une langue (Paquot, 1990 : 181). Selon le point de référence, les variétés situées vers le haut de la hiérarchie agissent comme des supranormes, tandis que celles situées vers le bas fonctionnent comme des infranormes (voir Corbeil, 1986 : 57). À la différence d’autres modèles (par exemple celui de Martel et Cajolet-Laganière, 1996 : 68-69, 87), le modèle proposé par Verreault montre par ailleurs que le français québécois relève du niveau de la langue plutôt que de celui du discours (voir Verreault, 1999b : 24). En d’autres termes, le français du Québec est lui-même une abstraction qui possède sa propre variation interne structurée aux niveaux d’abstraction inférieurs, sans parler de la variation qui se produit au niveau de surface qu’est le discours. D’ailleurs, ce modèle distingue clairement les divers niveaux ou catégories de variations. Par exemple, Verreault fait une distinction importante entre variétés nationales et variétés régionales. Jusqu’au début des années 1980, le français du Québec était perçu comme une variété régionale du français au même titre que les
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6 • Le français de qui ?
Figure 6.1 Une conception pluricentrique de la langue française français (langue maternelle)
(abstrait +++)
variétés continentales
variétés nationales
français d’Amérique
français d’Europe français de France
français de Belgique
français du Québec
variétés nationales
variétés régionales
variétés locales (abstrait - - -)
français du Canada
français de Suisse
français de la Beauce
français de St-Georges
français d’Acadie
français de la Gaspésie
français de St-Joseph langue discours
Source : Adapté de Verreault (1999b : 27)
autres variétés régionales ayant cours en France même (voir Martel et CajoletLaganière, 1996 : 69)5. Dès lors, il apparut que, dans la mesure où le Québec ne constitue pas une région de France, il était plus juste de parler du français du Québec comme d’une variété nationale de la langue, qui possède en fait sa propre variation régionale (voir Hausmann, 1986 ; Poirier, 1987 ; Verreault et Mercier, 1998 ; Pöll, 2001 : 31). Il se peut que le concept de « variété nationale » convienne mieux à certains contextes francophones qu’à d’autres. En effet, on a exprimé des réserves quant à son applicabilité aux communautés francophones de Belgique (voir Francard, 1998) et de Suisse (voir Thibault, 1998). Toutefois, pour ce qui est du Québec, le concept de « variété 5. Au début, le terme français régional s’utilisait principalement pour désigner le français parlé dans les régions francophones bordant la France, en particulier en Belgique. Ce n’est que plus tard qu’il en est venu à désigner les variétés de français (par opposition au « français populaire » ou aux dialectes) au sein de la France elle-même (voir Valdman, 1983 : 681).
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Deuxième partie • Une langue commune
nationale » reflète la volonté de la plupart des Québécois de se voir comme une nation. Comme on l’a vu au § 1.4 et dans le chapitre 3, les nations peuvent se définir de diverses manières. À cet égard, on peut décrire le français du Canada ainsi que le français du Québec comme des variétés nationales du français, selon la définition de la nation que l’on emprunte (voir Verreault, 1999b : 26). Le principal obstacle à l’approbation d’une telle conception pluricentrique de la langue française se trouve dans la réticence des Français, qui forment le groupe de locuteurs francophones natifs le plus nombreux, à renoncer à la propriété unique de la langue et à accepter la réalité de la variation linguistique (voir Pöll, 2001 : 32). Certes, le Québec a réussi, en 1992, à persuader la France de modifier son amendement proposé à l’article 2 de sa Constitution ; la formulation originale, « le français est la langue de la République », laissait entendre que la France était l’unique propriétaire de la langue française ; elle a finalement été remplacée par la formule plus neutre : « la langue de la République est le français » (Conrick, 2002a : 254). Cependant, comme le note Gadet : [m]ême si, selon un beau paradoxe, ils sont fiers de la francophonie internationale, [les Français] tendent confusément à considérer que les autres francophones du monde ne peuvent pas connaître de plus beau cadeau que l’accès à leur langue telle que les Français la parlent, faute de quoi ils font des fautes. (Gadet, 2001 : 8)
Cette attitude était manifeste dans l’opposition de l’Académie française à la féminisation des titres de profession introduite au Québec à partir des années 1970 et en Belgique en 1993-1994 (voir Moreau, 1999 : 43-44 ; Conrick, 2002b : 208 et 213)6. De telles préoccupations recouvrent une crainte de la fragmentation de la langue française, crainte que la reconnaissance de la variation linguistique ne fasse connaître au français le même sort que le latin, qui, selon quelques commentateurs mal informés (par exemple Saint Robert, 2000 : 25), menacerait à présent l’anglais. En réalité, loin de constituer une faiblesse, l’acceptation de la diversité géographique d’une langue est un atout, puisqu’elle permet à cette dernière de servir de moyen de communication à une communauté linguistique aussi vaste que la francophonie tout en satisfaisant les besoins identitaires importants de ses locuteurs. 6. Il convient de noter, cependant, que l’Académie française fait preuve d’une vision extrêmement prescriptive que plusieurs ne partagent pas en France, y compris les gouvernements de Laurent Fabius et de Lionel Jospin, qui ont poussé la féminisation des titres dans leur pays en 1986 et en 1997-1998 respectivement (voir Conrick, 2002b : 210-213).
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Il se peut que la responsabilité de faire accepter un modèle de français pluricentrique incombe en fin de compte à d’autres francophones que les Français. En tant que seul groupe important de locuteurs natifs à l’extérieur de l’Europe, les Québécois francophones se trouvent dans une position unique pour relever ce défi, s’ils parviennent à surmonter leur propre insécurité linguistique. Comme le confirment des études sur les attitudes langagières, l’insécurité linguistique des Canadiens français, apparue au milieu du XIXe siècle, était toujours très présente dans les années 1960 et au début des années 1970 (voir Gagné, 1979 : 49 et 1983 : 468 ; Bourhis et Lepic, 1993 : 361-364 ; Bourhis, 1997 : 318). Mais à partir du milieu des années 1970, des attitudes plus favorables envers le français du Québec ont commencé à apparaître (voir Laporte, 1984 ; Pöll, 2001 : 115). Si le français de France bénéficiait toujours, dans l’ensemble, d’un statut important, le français québécois était évalué plus favorablement en fonction de dimensions de solidarité7. En d’autres termes, le « prestige déclaré » du français de France se trouvait dorénavant concurrencé par ce que Labov (1972) appellerait le « prestige voilé » du français du Québec comme symbole de l’identité nationale québécoise. Comme l’observait déjà un commentateur en 1974 : [a]u Québec, parler français de France, c’est, selon le degré de politesse du commentaire « parler efféminé », « parler pointu » ou « parler la bouche en cul de poule » ; parler québécois, c’est « parler comme du bon sens », c’est parler virilement. (Saint-Jacques, 1974, cité dans 1990 : 235 ; voir aussi Moreau, 1999 : 50)
L’origine de ces attitudes plus favorables est certainement à rechercher dans la renaissance culturelle que connaissait le Québec à l’époque, ainsi que dans l’augmentation globale de la confiance en soi des Québécois, comme en atteste l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976 et l’adoption de la Charte de la langue française en 1977 (voir § 5.1). Pour Gendron (1990a), le changement a mené au « rapatriement du jugement sociolinguistique », une volonté chez les Québécois francophones d’exercer leur autonomie relativement aux questions linguistiques (voir aussi Gendron, 1990b et 1990c). Cela ne veut pas dire que la qualité du français parlé au 7. Cependant, tous les commentateurs ne sont pas du même avis : « On est [...] amené à conclure que si, comme certains l’ont pensé, la norme prescriptive du bon usage est, ou a été, au Québec une norme extérieure, imposée de l’étranger, cette imposition est une réussite et que non seulement elle est très généralement intériorisée et acceptée, mais aussi que les locuteurs souhaitent en très grand nombre sa reproduction » (Paquot, 1988).
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Deuxième partie • Une langue commune
Québec n’ait pas continué à être déplorée par certains puristes élitistes (voir § 6.3). Cependant, au sein de la population en général, des recherches réalisées en 1989 et 1993 révèlent chez les francophones une nette amélioration de leur propre appréciation de leur qualité de français (voir Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 31-32). Plus récemment, dans une étude entreprise en 1998 auprès de 1 591 locuteurs français, on a constaté que « peu de francophones souhaitent parler “comme des Français de France” (4 %) ou “comme la plupart des politiciens au Québec” (6 %), les autres étant partagés entre le parler des présentateurs du journal télévisé de Radio-Canada (44 %) et celui des gens ordinaires (47 %) » (Bouchard et Maurais, 1999 : 96). La même étude a montré que même les Anglo-Québécois, qui préféraient par le passé le « français parisien », ont aujourd’hui tendance à privilégier une variété standard du français qui est définie localement : 36 % favorisaient un modèle entièrement québécois, 33 % un modèle intermédiaire entre le Québec et la France, et 31 % un modèle français (n = 292). Seuls les allophones, dans une proportion de 54 %, avaient tendance à privilégier un modèle entièrement fondé sur celui de la France, contre 27 % en faveur d’un modèle intermédiaire entre le Québec et la France et 19 % pour un modèle entièrement québécois (n = 324) (Bouchard et Maurais, 1999 : 114). Ces derniers résultats soulignent le défi particulier que posent les immigrants pour l’acceptation d’une nouvelle conception pluricentrique du français : la conception du français chez les immigrants, surtout ceux qui ont déjà eu des contacts avec cette langue, est invariablement plus monocentrique que celle de leurs concitoyens nés au Québec et peut se traduire par des attitudes défavorables envers le français québécois. Manifestement, il y a beaucoup à faire pour persuader les néo-Québécois de la valeur d’une nouvelle approche pluricentrique de la langue française. Tout en indiquant que les Québécois francophones commencent à surmonter leur insécurité linguistique, les résultats de Bouchard et Maurais doivent néanmoins être interprétés avec circonspection. Comme le montre une étude précédente sur les attitudes langagières au Québec (D’Anglejan et Tucker, 1973), les résultats obtenus par la sollicitation directe (par exemple au moyen d’un questionnaire comme celui utilisé par Bouchard et Maurais) ne sont pas toujours confirmés par ceux obtenus par des méthodes indirectes (comme la technique du « faux couple ») (voir aussi Bourhis et Lepicq, 1993 : 363-364 ; Pöll, 2001 : 116). Certes, les Québécois commencent à se sentir plus sûrs d’eux-mêmes sur le plan linguistique, mais ils souffrent toujours d’une assez forte insécurité, comme le démontre la difficulté qu’ils continuent
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d’éprouver à atteindre même la « semi-endonormativité » (Ammon, 1989 ; voir aussi Clyne, 1992 : 462), c’est-à-dire la définition partielle, de l’intérieur, de leur propre variété nationale de français qui soit socialement acceptable.
6.3
Définir et décrire un « standard » pour le français du Québec
En 1977, l’Association québécoise des professeurs de français proposait un compromis dans le débat sur le joual en déclarant que le français utilisé dans les écoles devrait être « le français standard d’ici ». Celui-ci se définissait comme « la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle » (Association québécoise des professeurs de français, 1977 : 11). Depuis, il s’est formé un large consensus autour de l’existence de ce standard (voir C. Lefebvre, 1984 ; Maurais, 1985a, 1986 ; Gendron, 1986, 1990a, 1990b et 1990c ; Hausmann, 1986 ; P. Auger, 1988 ; Corbeil, 1988 ; Martel, 1990 ; Simard, 1990 ; D. Smith 1990 : 50). Le français québécois standard représente un modèle à mi-chemin entre les deux modèles proposés précédemment, comme le montrent clairement ses caractéristiques linguistiques. Dans sa forme orale, généralement désignée sous le nom de « français de Radio-Canada » d’après le réseau francophone du radiodiffuseur public, elle évite les traits les plus stigmatisés du français parlé au Québec (par exemple la diphtongaison des voyelles longues). Elle comporte cependant de nombreux traits phonétiques et phonologiques du français parlé au Québec qui sont maintenant considérés comme socialement neutres (par exemple « l’assibilation » de /t/ et de /d/ devant les voyelles et semi-voyelles hautes et antérieures ; le maintien des phonèmes /ɑ/ et /œ̃/) (voir D. Dumas, 1987, 2001 ; Gendron 1990c ; Ostiguy et Tousignant, 1993). Pour ce qui est de la forme écrite, il a traditionnellement été plus difficile de déterminer un standard pour le français du Québec, de nombreux Québécois adoptant une norme sociale proche de celle qui existe en France (voir Papen, 1998 : 163), ce qui a incité certains commentateurs (par exemple Nemni, 1993 et 1998 ; Paré, 1993) à soutenir que le français québécois standard tient surtout du mythe. Néanmoins, son existence est confirmée par des caractéristiques qui touchent tous les aspects de la langue, et certains plus que d’autres (voir Martel et Cajolet-Laganière, 1996 : 96-112 ; voir aussi Martel, Vincent et Cajolet-Laganière, 1998) : l’orthographe (par exemple, canoé au Québec par opposition à canoë en France) ; la typographie (les accents, diérèses et cédilles sur les majuscules,
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Deuxième partie • Une langue commune
contrairement à l’usage en France, l’emploi de majuscules à l’initiale pour les noms d’établissements et les titres de films et de livres) ; la morphologie (comme la féminisation des titres de profession, souvent différente, sinon inexistante, en France) ; la syntaxe (par exemple, dans l’expression avoir voulu, j’aurais fini plus vite, par opposition à si j’avais voulu en France (et au Québec d’ailleurs) – une particularité syntaxique socialement acceptable du français québécois que même les partisans du français international, par exemple Marcel (1973 : 71), sont disposés à accepter) ; et la sémantique (par exemple baccalauréat pour désigner un diplôme universitaire et non un diplôme d’études secondaires comme en France). Peut-être la caractéristique la plus évidente du français québécois standard, à l’oral comme à l’écrit, concerne-t-elle le lexique. Le Québec a fait beaucoup de chemin depuis que l’Office de la langue française a admis ces maigres 62 « canadianismes de bon aloi » en 1969, et un grand nombre de mots sont aujourd’hui reconnus comme faisant partie du « bon usage » propre au Québec. Traditionnellement, le français québécois se distinguait du français de France par : des régionalismes (comme champlure) et des archaïsmes (comme achalandage) hérités de la langue des premiers colons ; des emprunts directs à l’anglais (comme tire « pneu » de l’orthographe américaine tyre) ; un nombre restreint d’emprunts aux langues autochtones (comme atoca) ; des faux amis ou emprunts sémantiques (tels que supporter de to support) ; des calques ou emprunts syntaxiques (par exemple fin de semaine, tiré de weekend) ; et des québécismes ou innovations (comme dépanneur). Cependant, plusieurs de ces caractéristiques se limitent à des formes plus familières du français québécois, le nombre de régionalismes, d’archaïsmes et d’emprunts directs à l’anglais en particulier figurant beaucoup moins fréquemment dans le français québécois standard. En effet, une étude du registre formel du français employé dans trois quotidiens québécois (Le Devoir, La Presse et Le Soleil) et le quotidien français Le Monde a constaté que les régionalismes et les archaïsmes français représentaient moins de 10 % des éléments lexicaux propres à la presse québécoise, alors que les emprunts directs à l’anglais ne comptaient que pour 11 % (voir De Villers, 2005 : 406). Ce qui distinguait le plus la presse québécoise du Monde était le nombre d’innovations lexicales ou québécismes, soit 70 % des formes lexicales propres aux journaux québécois étudiés (voir De Villers, 2005 : 412). Des mots comme traversier et commanditaire sont favorisés dans la plupart des contextes au Québec, y compris les plus formels, alors que ferry-boat et sponsor s’emploient dans les mêmes contextes en France (voir Martel et Cajolet-Laganière, 1996 : 109-112). Comme le fait remarquer Maurais (1986 : 83), « [l]e rejet des anglicismes – surtout des anglicismes lexicaux
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– fait partie de la norme [sociale] du français québécois » (voir aussi Maurais, 1985a). Cela nous laisse les emprunts non lexicaux et indirects, les faux amis et les calques, dont la compatibilité avec le français québécois standard est moins évidente. Si l’on évite bon nombre de ces derniers lorsqu’on les reconnaît, une bonne partie d’entre eux s’utilise toutefois de façon inconsciente, même dans des registres formels. En effet, 70 % des faux amis et des calques énumérés dans le Répertoire d’emprunts critiqués à l’anglais8 ont été repérés dans les pages des quotidiens québécois étudiés par De Villers (2005 : 407-10). De toute évidence, plusieurs de ces anglicismes indirects font à présent partie de la culture linguistique du Québec, à tel point que l’on pourrait même les considérer comme un genre de québécisme ou d’innovation (voir Cajolet-Laganière et Martel, 1995 : 49-58). Cependant, la question de savoir s’ils sont considérés comme « corrects » reste controversée, comme le démontre l’anecdote d’un « motelier » de Sainte-Anne-de-Beaupré au milieu des années 1980 (voir Bienvenue, 1990). Le propriétaire du motel a été amené devant les tribunaux, accusé d’avoir employé un anglicisme, le mot office, qu’il avait affiché à l’extérieur de la réception de son motel. Un tel emploi de l’anglais dans l’affichage public était proscrit par la Charte de la langue française adoptée en 1977. Le juge de première instance a confirmé le bien-fondé de l’accusation, fondant son opinion sur la preuve présentée par un conseiller linguistique de la Commission de protection de la langue française. Après avoir consulté plusieurs dictionnaires, le conseiller a conclu que ce mot était en effet un anglicisme lorsqu’il était employé dans le sens du lieu de travail d’une personne ou, en l’occurrence, de la réception d’un motel. Certes, la Charte de la langue française a déclaré le français « la langue officielle et habituelle du Québec », mais elle n’a fait aucune mention de la variété de français à employer, ouvrant ainsi la voie à une multitude d’interprétations de ce qui constitue le français. Le conseiller linguistique avait naturellement consulté des dictionnaires de France, en particulier Le Petit Robert. En faisant appel du jugement, le propriétaire du motel a eu recours à l’expertise de Léandre Bergeron, auteur du Dictionnaire de la langue québécoise (L. Bergeron, 1980). Pour Bergeron, la langue québécoise, ainsi qu’il la nommait (voir § 6.1), « comprend, dans son ensemble, la langue dite française, mais également
8. Ces faux amis et ces calques se trouvent dans le corpus Répertoire d’emprunts critiqués à l’anglais élaboré par le Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois à l’Université de Sherbrooke (http://www.usherbrooke.ca/catifq/corpus).
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Deuxième partie • Une langue commune
tout l’héritage linguistique de trois cents ans d’appartenance au continent nord-américain du peuple québécois » (cité dans Bienvenue, 1990 : 356). En effet, Bergeron a pu identifier plusieurs glossaires et dictionnaires qui confirmaient que, bien qu’étant très probablement à l’origine un emprunt à l’anglais, le mot office au sens de « lieu de travail » était répandu et employé au Québec depuis au moins un siècle. Convaincue par l’argument de Bergeron, la Cour supérieure a rejeté la condamnation en raison du fait que le mot faisait effectivement partie de l’usage québécois. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il appartienne nécessairement à ce que beaucoup considèrent comme l’usage « correct ». De telles questions concernant la « justesse » de l’usage ou du registre ont mené à la vague de critiques qui a suivi les deux premières tentatives réelles de décrire le français québécois dans le contexte d’une conception pluricentrique de la langue française, à savoir le Dictionnaire du français plus (1988) et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992). À la différence des approches dites différentielles qui avaient prévalu jusque-là, les méthodologies globales ou générales utilisées pour la compilation de ces dictionnaires considéraient le français québécois comme un tout autonome, limitant les indications géographiques aux « francismes », mais non aux québécismes comme on l’avait fait jusqu’alors9. Cela ne signifiait pas que les auteurs cherchaient à rompre le lien linguistique avec la France ; en fait, leurs dictionnaires étaient des adaptations de dictionnaires qui existaient déjà en France. L’autonomie signifiait tout simplement que la réalité du Québec serait mieux reflétée dans les usages recensés. Cependant, en raison de l’inclusion de mots appartenant à la langue familière et populaire, comme des anglicismes et des jurons, ces deux dictionnaires ont été vivement critiqués, à tel point que le ministère de l’Éducation a finalement refusé de les approuver.
9. Cette approche générale ou globale fut adoptée pour la première fois par Louis-Alexandre Bélisle dans son Dictionnaire général de la langue française au Canada (Bélisle, 1954). Cependant, contrairement au Dictionnaire du français plus et au Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, le dictionnaire de Bélisle privilégiait toujours une approche corrective qui ne sanctionnait qu’un nombre limité de canadianismes. En outre, « il séparait complètement les emplois du français général et les emplois québécois. Le dictionnaire de Bélisle est un ouvrage hybride, formé d’un glossaire québécois et d’un dictionnaire français, les articles du premier ayant été pour ainsi dire découpés et collés dans le second » (Poirier, 1990 : 342). On ne peut ainsi le considérer comme s’inscrivant totalement dans une conception pluricentrique de la langue française.
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Des analyses ultérieures des critiques de ces deux ouvrages ont démontré la nécessité d’un dictionnaire qui ferait un portrait détaillé de la hiérarchisation sociale des divers usages du français parlé au Québec, c’està-dire des informations sur les mots convenant à diverses situations. En effet, c’est l’absence de telles descriptions qui a permis à Georges Dor (1996, 1997 et 1998), de réduire le français québécois à un registre inférieur à l’aide d’observations simplistes et aléatoires qui ont été contestées par des linguistes de l’intérieur comme de l’extérieur du Québec : De façon très simpliste, on fait encore et toujours du parler de la classe ouvrière d’une ville, Montréal, LE français québécois, pour l’opposer au parler de la classe bourgeoise d’une ville, Paris, dont on fait LE français international. (M. Laforest, 1997 : 9)
Dans tous ses livres, Dor utilise des orthographes fantaisistes qui ridiculisent et rendent quasi incompréhensibles les exemples décrits ; il les dépeint comme s’ils étaient la seule manière dont on dit les choses, rejetant l’idée que ces formes aient leur place dans les conversations familières, mais que les Québécois les remplacent par des formes plus standard dans des situations plus formelles ; et il fait fi des mises en garde des linguistes qui essaient de replacer ces exemples dans un contexte historique et sociolinguistique qui leur rende justice (voir J. Auger, 2005 : 67). Soucieux d’ajouter un poids émotif à leurs arguments, Dor et d’autres puristes (par exemple D. Lamonde, 1998 et 2004 ; Nemni, 1998) ont tenté de ressusciter le spectre du joual, utilisé comme « un raccourci commode par lequel on diabolise la variété québécoise du français dans son ensemble » (Lockerbie, 2003 : 128). Mais le joual est à présent un concept anachronique, appartenant à l’idéologie particulière des années 1960-1970 qui n’existe plus. Les linguistes contemporains préfèrent désigner ce registre familier par le terme plus neutre de « français populaire ». D’ailleurs, les questions sur la qualité de la langue, comme celles soulevées par Dor (par exemple au sujet du langage des jeunes générations et de celui utilisé à la télévision), sont présentes dans toutes les sociétés, y compris en France (voir Maurais, 1985c). Il ne faudrait donc pas les confondre avec la question bien distincte de la définition d’un français québécois standard en émergence. C’est l’avis des autorités québécoises qui, tout en tâchant d’améliorer la qualité du français parlé au Québec, appuient néanmoins sans réserve le projet de rédaction d’un nouveau « dictionnaire national ». Après deux colloques organisés sur cette question (Conseil de la langue française, 1990a et 1990b), le Conseil de la langue française a soumis un avis au ministre responsable de la Charte de la langue française dans
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Deuxième partie • Une langue commune
lequel il appuyait la compilation d’un tel dictionnaire avec trois objectifs principaux (Conseil de la langue française, 1991) : 1o décrire les usages du français au Québec et leur hiérarchisation sociolinguistique ; 2o maintenir le contact avec le reste de la francophonie ; 3o contenir des marques topolectales. Dans le même document, le Conseil a également noté les avantages qu’apporterait le dictionnaire aux Québécois de toutes origines, et même aux étrangers à l’extérieur du Québec : L’existence d’un tel ouvrage aura sûrement pour conséquence d’augmenter la sécurité linguistique des Québécois ; il permettrait aux étrangers de prendre conscience de l’acclimatation de la langue française au Québec ; aux immigrants en voie de francisation de bénéficier d’une référence solide et instrumentée qui montrerait l’existence d’un français standard du Québec et que cette langue est légitime ; il permettrait aux allophones qui, tout au moins au début de leur séjour, naviguent dans une sorte d’« interlangue » – de leur langue d’origine à la langue d’arrivée –, de s’approprier un outil qui ne peut que faciliter leur intégration à la société québécoise. En effet, on parle de plus en plus d’intégrer les immigrants au fait français ; revaloriser le français d’ici, en montrant qu’il existe un français standard d’ici et que cette variété est légitime, ne pourrait que faciliter cette intégration. (Conseil de la langue française, 1991)
Une décennie plus tard, le travail sur le dictionnaire n’ayant pas encore commencé, la Commission Larose réitérait l’importance des instruments de référence, tels qu’un dictionnaire, pour le français québécois (Gouvernement du Québec, 2001a : 89), et soulignait à nouveau le lien entre la promotion d’un standard pour le français québécois et les efforts déployés pour accroître le pouvoir d’attraction de la langue auprès des immigrants10.
10. Le Multidictionnaire de la langue française, tout au moins dans son édition de 2003 (De Villers, 2003), répond dans une certaine mesure au besoin de décrire le français québécois standard. Par contre, il n’est pas tant un dictionnaire général qu’une liste des difficultés de la langue française dans une optique corrective. Il a de plus été critiqué pour ses nombreuses omissions, erreurs et décisions douteuses à l’égard de l’acceptabilité et du registre de certains québécismes, pour la lenteur avec laquelle ont été acceptés plusieurs termes en usage au Québec dans les diverses éditions, et pour ses contradictions avec certaines recommandations que l’Office de la langue française a formulées dans son dictionnaire en ligne, le Grand dictionnaire terminologique (voir J. Auger, 2005 : 70-71).
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Il n’est donc pas étonnant que l’équipe de recherche FRANQUS de l’Université de Sherbrooke, à qui l’on a finalement confié la responsabilité de produire le nouveau dictionnaire, conçoive également celui-ci en fonction de la nouvelle approche civique de l’identité nationale dont on fait actuellement la promotion11. L’équipe FRANQUS souligne notamment le fait que son dictionnaire, à la différence des dictionnaires généraux déjà publiés, repose sur une base de données entièrement composée de textes d’auteurs québécois, offrant ainsi un accès privilégié à la culture québécoise12, ainsi que l’explique le site Internet du projet : Le dictionnaire sert de guide en matière de bon usage légitime accepté et reconnu par les élites de la francophonie d’Amérique. Il sera en outre un puissant facteur d’intégration pour les personnes immigrantes et les anglophones qui acquièrent le français comme langue seconde. Ces derniers pourront trouver dans ce dictionnaire des descriptions et des citations correspondant à ce qu’ils lisent dans les œuvres littéraires, dans les journaux et les revues, dans les textes techniques et économiques, etc., tout en étant à même de faire le lien avec le français utilisé par les autres francophones. (FRANQUS, 2006)
S’il est vrai que le dictionnaire pourra fournir aux Québécois issus de milieux non francophones des références culturelles et linguistiques nécessaires à leur intégration, reste à savoir dans quelle mesure on peut atteindre une intégration complète en lisant des journaux, des magazines et des textes de nature technique et économique. Le processus d’intégration ne se fait-il pas plutôt de façon plus informelle, en parlant à ses voisins, au propriétaire du dépanneur du coin, etc. ? Cette réalité n’a pas été abordée par l’équipe FRANQUS, qui a affirmé explicitement que son dictionnaire se concentrera seulement sur le français québécois standard. Sauf qu’une norme se définit aussi par des moyens indirects (c’est-à-dire en décrivant des mots qui ne sont pas considérés comme standard), l’exclusion de termes 11. En fait, les deux principaux chercheurs du projet FRANQUS ont grandement contribué à établir un lien entre le projet de rédaction d’un dictionnaire national et la nouvelle approche civique de l’identité nationale québécoise : Pierre Martel était président du Conseil de la langue française à l’époque où l’avis a été présenté au ministère en 1991 ; il était également responsable de l’organisation de la journée thématique consacrée à la question de la qualité de langue pour la Commission Larose, dont faisait partie Hélène Cajolet-Laganière à titre de commissaire. 12. Pour mieux évaluer le caractère civique du projet FRANQUS, il serait utile de savoir si la base de données utilisée comporte aussi des textes rédigés par des Québécois n’étant pas d’origine canadienne-française. Malheureusement, nous n’avons pu obtenir une telle information.
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Deuxième partie • Une langue commune
des registres familiers de la langue privera les Québécois non francophones de ces outils d’intégration tout aussi importants. Ces derniers figurent bien entendu dans les nombreux glossaires actuellement disponibles sur le marché qui s’adressent aux non-spécialistes. Cependant, ces ouvrages ont souvent tendance à ridiculiser la variété de français parlée au Québec et ne fournissent pas d’informations fiables sur le registre permettant aux Québécois issus de milieux non francophones d’employer des expressions et des termes familiers dans des contextes appropriés (voir Mercier et Verreault, 2002 : 103). Malheureusement, un dictionnaire cherchant à définir le français québécois standard à l’aide de termes standard et non standard ne paraît pas constituer un projet viable à l’heure actuelle, en raison de l’insécurité linguistique qui existe au Québec. En effet, même avant sa publication, le dictionnaire national a déjà fait l’objet de critiques de la part d’une minorité de puristes, peu nombreux mais qui se font entendre, simplement pour avoir tenté de décrire une variété de français définie sur le plan local. Réduisant de nouveau le français québécois dans son ensemble à un registre inférieur, D. Lamonde (1998 : 85), par exemple, soutient qu’« [il] n’y a jamais eu, à vrai dire, plus formidable entreprise de légitimation du joual que celle qui est menée aujourd’hui par les partisans du dictionnaire général du français québécois ». Autre ardent défenseur du « français international » ayant violemment critiqué le projet FRANQUS, le linguiste Lionel Meney, qui, il vaut la peine de le préciser, est d’origine française, a, dans de nombreux articles de journaux ainsi que dans une lettre ouverte adressée au premier ministre Jean Charest, prédit la « ghettoïsation linguistique » du Québec et dénoncé le « séparatisme linguistique » et le « nationalisme francophobe » de ceux qu’il appelle avec mépris les « aménagistes » (voir Meney, 2003a, 2003b, 2004a, 2004b, 2004c, 2004d, 2005a, 2005b et 2005c). Mais, comme le signale un autre linguiste québécois : [l]e fait de consigner des emplois québécois dans un dictionnaire ne consacre pas une rupture avec le français de France mais permet à ceux qui s’intéressent à nos productions d’avoir accès à notre univers culturel et, plus largement, à notre vision du monde. Ce geste m’apparaît davantage mener à une ouverture sur le monde qu’à une ghettoïsation de la communauté québécoise. (Poisson, 2002 : 107)
En réalité, c’est Meney lui-même que l’on pourrait accuser de séparatisme linguistique à cause de son Dictionnaire du québécois-français (Meney, 1999). Bien qu’il soutienne que « le québécois n’est pas une langue à part,
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totalement différente du français », Meney admet néanmoins que son travail a été conçu « sur le modèle d’un dictionnaire bilingue » (Meney, 1999 : v), approche manifeste dans le titre de l’ouvrage. D’ailleurs, parce qu’il a tourné le dos à la méthodologie générale ou globale, plus contemporaine, Meney ne décrit que les différences entre le français du Québec et le français de France. Qu’il le fasse délibérément ou non, cela l’amène à fournir des informations erronées dans certaines entrées : par exemple, selon lui, les mots autobus et radio (pour désigner un poste de radio) ne s’entendent jamais au Québec qu’au féminin et au masculin respectivement (voir Mercier et Verreault, 2002 : 88). S’il est vrai que ces usages peuvent s’entendre au Québec, ils appartiennent aux registres familiers ou populaires et ne font certainement pas partie du français québécois standard. Non seulement la méthodologie différentielle dépassée de Meney risque-t-elle d’aggraver l’insécurité linguistique des Québécois en se concentrant uniquement sur de telles déviations, mais elle leur refuse le droit de définir leur propre norme de l’intérieur. Meney prétend que la taille restreinte de la population québécoise ne justifie pas un modèle endo- ou semi-endonormatif pour le français québécois, comme c’est le cas pour l’anglais parlé aux États-Unis, l’espagnol en Amérique du Sud ou le portugais au Brésil. Cet argument, qui pourrait offenser les Néo-Zélandais, les Australiens et les Canadiens anglophones, qui ont tous leurs propres dictionnaires malgré leurs populations relativement peu nombreuses par rapport à celles du Royaume-Uni et des États-Unis, ne parvient pas non plus à convaincre la majorité des Québécois, indépendamment de leur allégeance politique. Lors de l’octroi du deuxième versement de fonds au projet FRANQUS, la ministre libérale de la Culture, Line Beauchamp, a déclaré ce qui suit : il est bon de rappeler que la langue française a eu une évolution similaire à celle qu’ont connue, par exemple, l’espagnol, l’anglais et le portugais en Amérique du Nord et du Sud. Ces trois autres langues venues d’Europe se sont développées différemment sur ces continents et ont donné lieu à des variétés distinctes de la langue source. Certains États concernés ont jugé nécessaire et tout à fait légitime l’élaboration de dictionnaires qui décrivent leurs usages spécifiques. [...] Je considère fondamental que nos usages spécifiques [...] comme ceux des autres États de la Francophonie, soient diffusés et éventuellement partagés par l’ensemble des communautés francophones. (Beauchamp, 2004)
Loin d’évoquer une mentalité d’isolement culturel, une telle attitude d’ouverture est tout à fait conforme au type de modèle civique de la nation que le Québec est en voie de définir. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, les modèles de nation les mieux adaptés à la réalité du Québec ne sont
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Deuxième partie • Une langue commune
pas strictement civiques ou très abstraits, mais ils reconnaissent néanmoins l’ethnicité du groupe dominant canadien-français à un cadre civique global.
6.4
Aménagement du corpus linguistique pour les Québécois de toutes origines ethniques
À l’occasion du 25e anniversaire de la Charte de la langue française en 2002, le gouvernement du Québec a lancé une publicité télévisée pour rappeler aux Québécois, surtout à ceux de la jeune génération, l’importance de la Charte et les bienfaits qu’elle leur avait apportés au cours des dernières décennies. Avec la chanson La langue de chez nous d’Yves Duteil comme toile sonore, on pouvait y voir des Québécois de toutes origines ethniques se réunir pour célébrer la langue française, démontrant de nouveau le modèle de nation plus civique préconisé au Québec. Mais le choix d’une chanson écrite par un Français – même s’il avait le Québec à l’esprit – n’a pas été sans controverse, et certains commentateurs (par exemple Monette, 2002) ont fait valoir que la langue célébrée n’était pas « la langue de chez nous », mais plutôt « la langue de chez eux », c’est-à-dire non pas le français du Québec mais le français de France. Comme le montre cet exemple, dans le sillage du débat autour du joual dans les années 1960-1970, on observe aujourd’hui, de la part de nombreux Québécois, une volonté d’exprimer leur autonomie linguistique dans le monde francophone, et non un séparatisme linguistique, comme l’affirment certains observateurs. Lentement mais sûrement, les Québécois francophones sont en train de surmonter l’insécurité linguistique qui les a tracassés pendant plus d’un siècle, et le nouveau dictionnaire national en cours d’élaboration fera encore avancer ce processus. Que ce dictionnaire soit critiqué ou non pour des raisons méthodologiques, ce à quoi il faut certainement s’attendre si le passé de la lexicographie québécoise est garant de l’avenir, on ne peut que se réjouir de sa publication prévue pour 2009. Comme première tentative réelle de décrire un français socialement prestigieux et défini sur le plan local, le dictionnaire contribuera à la promotion d’une nouvelle conception pluricentrique de la langue française, qui reconnaît que la langue parlée par la majorité au Québec est bien le français, même si le standard en vigueur y est différent de celui qui a cours en France et ailleurs.
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Plus important encore, peut-être, le nouveau dictionnaire a également le potentiel d’améliorer le pouvoir d’attraction du français québécois auprès des immigrants. Étant donné la baisse du taux de natalité chez les locuteurs dont la langue maternelle est le français, c’est sur ce groupe de Québécois que repose l’avenir du français. Non seulement le dictionnaire offrira-t-il aux néo-Québécois un standard socialement acceptable et défini sur le plan local pour le français québécois, démontrant ainsi que ce dernier ne devrait pas être réduit au joual, il facilitera aussi leur intégration en leur donnant un accès direct au patrimoine linguistique et culturel du Québec, quoique d’une nature plus formelle. À ce titre, le dictionnaire ne saurait être considéré comme faisant uniquement la promotion des intérêts du groupe ethnique dominant canadien-français ; au contraire, il contribue activement au modèle plus civique de la nation qu’a choisi le Québec pour lui-même. En fin de compte, cependant, le degré auquel les Québécois issus de milieux non canadiens-français accepteront la nouvelle conception pluricentrique de la langue française, telle que représentée par le nouveau dictionnaire national du français québécois standard, pourrait ne pas dépendre seulement de questions relevant du corpus. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’attachement émotif des Québécois d’origine ethnique non canadienne-française envers la langue française en particulier, et envers le nouveau modèle civique de la nation en général, revêt une importance primordiale.
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Troisième partie Diverses expériences
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7 Langue, immigration et appartenance
L’intensification de l’immigration lance au Québec le défi sans cesse renouvelé d’offrir aux nouveaux arrivants et à leurs enfants la chance de s’approprier pleinement la langue française. Pour se sentir chez eux au Québec, ils devront d’abord se sentir chez eux dans la langue française, l’outil indispensable de l’intégration, de l’accès aux savoirs, au travail, à la culture et à la citoyenneté. (Gouvernement du Québec, 2001a : 71)
L
A COMMISSION LAROSE considère tout naturellement le français comme un outil indispensable à l’intégration réussie des immigrants, et estime que « le défi sans cesse renouvelé » de l’immigration pour le Québec consiste à offrir les conditions requises pour que les nouveaux arrivants « se sentent chez eux » au Québec. Cette formule en dit long sur la manière dont se construit le Québec à l’égard de la diversité culturelle et linguistique croissante à l’intérieur de ses frontières, et il vaut la peine d’en analyser les diverses significations. Il va de soi que la migration est un déplacement dans l’espace, du pays d’origine au pays d’accueil, un déplacement qui constitue une sorte de plongeon dans l’inconnu. L’un des moyens par lesquels le pays d’accueil peut démontrer son hospitalité envers les immigrants consiste à les familiariser avec leur nouvel environnement, à leur montrer où sont les choses et comment elles fonctionnent, et à leur expliquer leurs droits et devoirs. Selon cette interprétation, « se sentir chez eux » peut être compris comme une question surtout d’ordre opérationnel, comme lorsqu’un hôte fait visiter la maison à ses invités à leur arrivée. Mais, en employant l’expression « se sentir chez eux », la Commission Larose semble faire référence à quelque chose qui va au-delà du fait de se montrer simplement accueillant et d’aider ses invités à se familiariser avec leur nouvel environnement. En effet, on pourrait soutenir que l’hospitalité qu’offrent les pays d’accueil aux immigrants s’accompagne souvent de con-
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Troisième partie • Diverses expériences
ditions : « si une nation invite des immigrants parce qu’ils constituent des atouts précieux, parce qu’elle a besoin d’eux à des fins économiques ou démographiques, alors cette nation n’est pas accueillante. Du moins, elle n’est pas accueillante de façon inconditionnelle, sans réserve » (Rosello, 2001 : 12). En d’autres termes, pour reprendre les métaphores de l’hospitalité et de la maison, les invités ont ici des obligations. Dans le cas du Québec, c’est à des fins économiques et démolinguistiques qu’on a besoin des immigrants, et ces derniers ont le devoir, selon l’expression de la Commission Larose, « de s’approprier la langue française », de « se sentir chez eux » dans la langue française. Il ne s’agit pas seulement, semble-t-il, de parler suffisamment le français pour se débrouiller ou d’employer le français comme simple lingua franca ; en ayant recours à la métaphore de la maison, qui comporte une forte dimension affective, le rapport laisse plutôt entendre qu’on demande aux immigrants de développer un certain engagement affectif envers la langue. La langue française, en effet, caractéristique distinctive du Québec et « outil indispensable de l’intégration », représente le chemin vers le Québec comme nouvelle « maison/nation ». Dans le chapitre 5, nous avons analysé les efforts déployés par les gouvernements successifs du Québec pour susciter un tel attachement affectif envers la langue française grâce à la notion de « langue publique commune ». Ce faisant, nous avons aussi noté la relation entre l’acquisition de la langue et l’émergence d’un sentiment d’appartenance à la société québécoise, relation que l’on croit souvent aller de soi. Dans ce chapitre, notre perspective se concentre sur les expériences des individus eux-mêmes, qu’il s’agisse d’immigrants adultes ou de jeunes d’origine immigrante. Avant d’examiner ces expériences, cependant, il est utile de passer en revue les efforts déployés par les autorités québécoises, en accordant cette fois une attention particulière au rôle d’hôte que joue le Québec envers des immigrants d’origines de plus en plus diverses.
7.1
Le rôle du Québec en tant qu’hôte
L’immigration au Québec, comme ailleurs, a souvent eu tendance à coïncider avec des bouleversements d’ordre économique, politique ou social dans les pays d’origine. Il faut envisager cette situation à la lumière de la nature changeante de l’ensemble de la politique canadienne en matière d’immigration pour ce qui est des groupes ethniques considérés comme « acceptables », ainsi que de l’évolution du rôle du Québec dans le choix des immigrants. Ensemble, ces trois facteurs ont contribué à façonner les diverses vagues d’immigration dans la province. Au cours de la période 1901-1931,
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par exemple, ce sont notamment des Juifs d’Europe de l’Est et des Italiens qui ont émigré au Québec et au Canada pour fuir les bouleversements économiques et politiques en Europe (voir Larrivée, 2003a : 167). De l’après-guerre jusqu’aux années 1960, plus de 90 % des immigrants arrivant au Québec étaient d’origine européenne, surtout italienne et grecque, mais aussi polonaise, allemande et portugaise. Dans les années 1970, il y eut peu d’immigrants de souche européenne, mais un grand nombre venaient de l’Inde, du Pakistan et d’Haïti, entre autres. Plus récemment, les immigrants sont venus de nombreux autres pays, comme nous le verrons plus loin. Les immigrants de France ont quant à eux formé un élément assez constant du tableau de la migration vers le Québec. Immigrants, néo-Québécois, allophones (personnes dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais), communautés culturelles, Québécois d’origine immigrante, minorités, groupes ethniques : toutes ces étiquettes et bien d’autres qualifient les Québécois qui font l’objet du présent chapitre. L’approche civique, qui se trouve au cœur des préoccupations de cet ouvrage, a été développée précisément pour tenir compte de la population immigrante croissante au Québec. En effet, on peut envisager les politiques du Québec sur l’intégration des immigrants comme l’incarnation d’un mélange d’idéologies civique et pluraliste. Ces politiques sont civiques dans le sens où, naturellement, le français est favorisé comme langue publique commune, et pluralistes en ce sens que l’État du Québec encourage le maintien du patrimoine linguistique et culturel des groupes minoritaires, à savoir les anglophones et les autochtones, ainsi que les minorités ethniques d’origine immigrante (voir Bourhis et Bougie, 1998). Ces deux idéologies ont deux caractéristiques en commun : l’État « s’attend à ce que les immigrants adoptent les valeurs publiques du pays d’accueil », mais il « n’a pas le droit de s’immiscer dans les valeurs privées de ses citoyens individuels » (Bourhis, et al. 1997 : 373, souligné dans l’original). Le Québec comme terre d’accueil se préoccupe de la langue publique commune, et non des langues du domaine privé de la maison (voir § 5.1). Sous cet angle, se sentir chez soi au Québec et dans la langue française fait référence au domaine public en tant que maison « collective » et à la langue publique comme celle qui unit les membres de la collectivité. Comment le Québec s’acquitte-t-il de ses fonctions d’hôte ? Tout d’abord, il faut savoir que le Québec a son mot à dire dans le choix de la plupart de ses invités. À l’heure actuelle, les immigrants qui s’établissent au Québec le font surtout à titre d’immigrants économiques ou indépendants, pour des fins de réunification familiale ou en tant que réfugiés. L’Accord
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Troisième partie • Diverses expériences
Canada-Québec de 1991 relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubins, qui a remplacé l’Accord Couture-Cullen de 1978, venait assurer au Québec un droit de regard accru quant au choix des nouveaux arrivants. Le Québec a aujourd’hui le droit exclusif de choisir les immigrants économiques, le Canada conservant la responsabilité du choix des immigrants des deux autres catégories (voir Gouvernement du Québec, 2004b). En 2004, le Québec a accueilli un nombre record de 44 239 immigrants, sélectionnant un peu plus de 60 % des immigrants, avec en plus 19,5 % qui tombaient dans la catégorie de la réunification familiale, et près de 17 % dans celle des réfugiés (voir Citoyenneté et Immigration Canada, 2005a). Le fait que le Québec contrôle le choix des immigrants économiques signifie qu’il a pu privilégier la connaissance du français comme principal critère de sélection pour une bonne part de son afflux d’immigrants, stratégie essentielle pour maximiser le nombre de francophones. Cela s’est traduit par le passage du pourcentage d’immigrants connaissant le français seulement, ou bien le français et l’anglais, de 37 % en 1990 à un peu plus de la moitié du total des immigrants pour la première fois en 2003 (voir Institut de la Statistique du Québec, 2006). Selon les données préliminaires de 2004, les deux tiers (66,6 %) des immigrants économiques connaissaient le français au moment de leur admission au Québec, contre près du tiers de ceux des deux autres catégories (38,7 % des immigrants pour la réunification familiale et 34,1 % des réfugiés), ce qui donne une proportion globale de 55,3 % (voir Gouvernement du Québec, 2005c : 10). Parmi les immigrants admis en 2004, 12,9 % avaient le français comme langue maternelle (voir Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2005 : 13). Les pays d’origine des immigrants actuels vers le Québec soulignent l’importance de la Francophonie en la matière, puisque parmi les dix principaux pays d’origine en 2004, on comptait les États membres suivants : la France, le Maroc, la Roumanie, Haïti et le Liban. L’Algérie, où le français reste d’usage courant, se trouve également parmi les dix principaux pays. Néanmoins, continuer à attirer les francophones représente un défi pour le Québec, étant donné les pressions mondiales qui s’exercent sur le français comme langue internationale, le nombre limité de francophones dans certains pays faisant actuellement partie de la Francophonie, et la diversité des niveaux de maîtrise de la langue française. La Colombie, pays hispanophone, se trouvait aussi parmi les dix principaux pays, un élément positif pour le français puisque les immigrants de langue espagnole sont considérés comme « favorables aux francophones », étant donné que leur langue maternelle est une langue romane appartenant à la même famille que le français (voir Béland, 1999 ; Carpentier, 2004).
7 • Langue, immigration et appartenance
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Cependant, les trois autres pays parmi les des dix principaux pays d’origine en 2004 étaient la Chine (au premier rang), le Pakistan et l’Inde, des pays où l’anglais est une importante langue première ou seconde. La connaissance de l’anglais est en effet élevée chez les nouveaux arrivants : en 2004, parmi les trois catégories d’immigrants, la connaissance de l’anglais était inférieure à celle du français seulement dans le groupe des immigrants économiques – la catégorie que choisit le Québec –, mais légèrement plus élevée dans les deux autres catégories. En outre, près de la moitié (47,5 %) des immigrants économiques connaissaient le français et l’anglais, comparativement à des niveaux beaucoup plus bas dans les autres catégories (14,4 % et 8,5 % respectivement). En résumé, en 2004, un peu plus de la moitié (51,3 %) des nouveaux arrivants connaissaient l’anglais, soit presque autant que ceux qui connaissaient le français. Cette connaissance répandue de l’anglais a des répercussions sur les allégeances linguistiques des néo-Québécois, comme on le verra plus loin. Enfin, n’oublions pas que certains immigrants qui viennent au Québec n’ont pas l’intention de s’y installer de façon permanente, et se servent de la province comme d’un tremplin vers d’autres régions du Canada ou même de l’Amérique du Nord. Les immigrants de cette catégorie qui connaissent peu ou pas le français résistent ainsi à l’apprentissage de la langue (voir par exemple Laurier, 2005 : 576). La grande majorité des immigrants s’établissent à Montréal, le centre économique du Québec : en 2004, par exemple, près de 86 % des nouveaux arrivants se sont installés dans la région métropolitaine de Montréal (voir Citoyenneté et Immigration Canada, 2005b)1, où la langue maternelle d’un peu plus de 19 % de la population est une langue autre que l’anglais, ce chiffre dépassant les 29 % sur l’île de Montréal. Car Montréal est justement l’endroit au Québec où la langue anglaise est la plus vivante, et où il est même possible de vivre entièrement en anglais. De plus, l’anglais a un énorme pouvoir d’attraction comme principale langue de la planète et l’une des deux langues officielles du Canada (voir § 5.2). Or, le français profite également de son rôle de langue officielle commune du Québec, et figure en bonne place pour ce qui est d’un certain nombre d’indicateurs de vitalité ethnolinguistique : ainsi, « la francisation des immigrants se réalise dans un contexte de dualité linguistique où les deux groupes linguistiques jouissent d’une haute vitalité » (Pagé, 2005 : 209). D’une part, la connaissance du français augmente dans la population d’origine immigrante en général, à la 1. On peut délimiter l’espace de Montréal de deux façons principales : d’abord, la région métropolitaine de Montréal, qui comprend l’île de Montréal et la région environnante au nord et au sud ; et l’île de Montréal elle-même.
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Troisième partie • Diverses expériences
fois chez les nouveaux arrivants et chez ceux qui sont établis depuis plus longtemps : de 1991 à 2001, par exemple, le pourcentage de Québécois d’origine immigrante qui parlait le français est passé de 68,6 % à 73,5 % ; le pourcentage de ceux qui parlaient l’anglais est passé de 67,5 % à 69,1 % (Office québécois de la langue française, 2005 : 29). D’autre part, l’attrait de l’anglais demeure très fort, comme le montrent les transferts linguistiques à la maison : en 2001, 54,3 % des immigrants ont adopté l’anglais comme langue parlée à la maison, contre 45,7 % qui optaient pour le français. Bien que ce chiffre représente une augmentation par rapport aux données de 1991 pour le français (35,8 %) (Office québécois de la langue française, 2005), il est clair que la dualité linguistique de Montréal demeure un défi pour le français : La situation linguistique particulière au Québec envoie un message ambigu aux immigrants. C’est le propre de la région métropolitaine, où le français est la langue officielle et où il est généralement utilisé, mais où l’anglais est aussi une langue d’usage fort répandue, au point même – ce qui est tout à fait conforme au consensus sociopolitique établi – où des Québécois peuvent naître, être éduqués, travailler et vivre totalement en anglais. Dans une telle situation, il semble raisonnable de penser que l’ambiguïté freine, voire bloque la possibilité même du développement chez les immigrants d’un sentiment d’appartenance et d’une allégeance de base à la communauté politique québécoise, ce qui affaiblit, en retour, la mobilisation à l’égard de la cause du français au Québec. (Georgeault, 2006 : 314)
En outre, le fait que Montréal soit un milieu sociolinguistique unique, au sein duquel s’opposent deux langues dominantes, l’anglais et le français, ouvre « un espace socioculturel clairement délimité » que peuvent occuper les Montréalais n’ayant pas d’allégeance exclusive au monde francophone ou anglophone (voir Anctil, 1984 : 450). Dans cet espace socioculturel, les marqueurs ethniques tels que la langue, la religion et l’endogamie ont été maintenus par les groupes ethniques minoritaires à un niveau beaucoup plus élevé que dans d’autres grandes villes nord-américaines (voir Meintel, 1993 et 1998). L’analyse des données d’un sondage réalisé en 2001 par l’Association d’études canadiennes confirme cette tendance à maintenir des langues d’origine ou patrimoniales à Montréal, en avançant trois raisons principales : 1o la plupart des enfants d’immigrants fréquentent l’école francophone, mais pour les enfants dont les parents ont l’anglais, et non le français, comme langue seconde, la langue d’origine est le choix évident de langue parlée à la maison avec les parents ; 2o certains groupes ethniques minoritaires à Montréal ont tendance à vivre dans des communautés plus concentrées sur le plan ethnique que dans d’autres villes, ce qui
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les aide à maintenir leur langue d’origine, car elle se parle plus ou moins couramment dans le voisinage ; et 3o les Québécois d’origine immigrante ont des taux de mariages exogames plus bas qu’ailleurs au Canada, ce qui accentue le maintien de la langue d’origine (voir Heinrich, 2003)2. Dans l’ensemble, la gamme des langues parlées autres que le français ou l’anglais dans la région métropolitaine de Montréal est impressionnante : à partir des chiffres de la commission scolaire publique francophone, il y aurait plus de 148 langues maternelles qui se parlent à Montréal (voir Meilleur, 2005 ; voir § 7.3). Si le Québec, en tant qu’hôte, désire faire en sorte que les immigrants se sentent chez eux, pour reprendre les mots de la Commission Larose, il a le devoir de s’assurer que les néo-Québécois ont l’occasion d’apprendre le français ou d’en perfectionner leur connaissance. Ce devoir est énoncé explicitement dans le Plan d’action du Québec sur l’intégration, Des valeurs partagées, des intérêts communs, mentionné au § 5.2 à titre d’exemple du discours officiel sur le lien en apparence simple entre l’apprentissage du français et l’acquisition d’un sentiment d’appartenance à la société québécoise. Le Plan propose une série de mesures et d’objectifs concrets dans l’axe de « l’apprentissage du français », qui met l’accent sur les objectifs instrumentaux d’accélérer l’apprentissage du français et d’adapter les services de francisation à des besoins précis (voir Gouvernement du Québec, 2004a : 68). À l’heure actuelle, le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles propose aux immigrants adultes une gamme de programmes à plein temps, à temps partiel et faits sur mesure, dispensés par divers établissements publics et organismes communautaires, ainsi que des cours en ligne afin d’offrir davantage de souplesse aux participants (voir Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2005). Le Plan d’action précise également que le Québec n’agit pas seulement dans le meilleur intérêt de ses invités : il a aussi, tout naturellement, ses propres intérêts à cœur, et s’attend à ce que les immigrants utilisent le français comme langue publique commune, afin d’assurer « la pérennité du fait français au Québec » (Gouvernement du Québec, 2004a : 68). 2. Cette étude, menée auprès de jeunes de 24 ans et moins, repose sur des données tirées du recensement de 2001 et compare la langue maternelle à la langue utilisée régulièrement ou le plus souvent à la maison. Les langues jouissant des meilleurs taux de rétention sont les suivantes : le yiddish (95 %), le vietnamien (89 %), le punjabi (85 %), le russe (90 %), l’arménien (83 %), le cantonais (81 %), l’espagnol (80 %) et le polonais (76 %). L’étude montre également que les élèves d’origine immigrante fréquentant l’école francophone maintiennent davantage leur langue maternelle que les élèves fréquentant l’école anglophone (voir Heinrich, 2003).
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Le Plan annonce également l’introduction de ce qu’il appelle un « carnet de route » afin de jalonner, pour ainsi dire, le chemin vers le Québec en tant que foyer. D’après le Plan, le carnet de route « aidera l’immigrant à connaître ses besoins, à définir ses objectifs et à le sensibiliser à la nécessité de planifier ses démarches d’intégration, si possible dès l’étranger, ou rapidement après son arrivée » (Gouvernement du Québec, 2004a : 51). Le carnet de route a été publié en 2005 sous le titre Apprendre le Québec. Guide pour réussir mon intégration et, entre autres éléments, il souligne l’importance d’apprendre le français ou de le perfectionner avant l’arrivée au Québec (voir Gouvernement du Québec, 2005a : 21). Le guide illustre une approche comparable au sentiment « d’être chez soi » de la Commission Larose, que l’on pourrait appeler le modèle de la « visite guidée » pour l’accueil des nouveaux arrivants. Il vaut la peine de commenter le titre de la version française du guide, Apprendre le Québec : on y dénote une convergence de l’espace et de la langue qui fait du Québec lui-même une langue à apprendre, perspective par ailleurs absente des traductions officielles du guide en anglais et en espagnol où figure la mention « sur » (Learning about Quebec et Aprender sobre Quebec). Les nouvelles mesures décrites dans le Plan d’action, destinées à accélérer l’apprentissage du français et à cibler des besoins précis, sont nécessaires, entre autres, en raison du fait que « la scolarité plus poussée de la clientèle nécessite l’acquisition d’un niveau élevé de connaissance du français, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, afin que les immigrants puissent mettre pleinement à profit leurs compétences professionnelles » (Gouvernement du Québec, 2004a : 67). De plus, certains groupes d’immigrants, en particulier les réfugiés et les femmes admises pour motif de réunification familiale, n’inclinent pas vraiment à profiter des services de francisation et risquent ainsi de se couper de la société dans son ensemble. Le Québec déploie donc des efforts supplémentaires pour être un hôte plus efficace et accroître les niveaux plutôt faibles d’inscription à ses programmes de francisation. Une étude des inscriptions de 1994 à 1999 a en effet montré que, dans l’ensemble, seulement 44 % des immigrants s’étaient inscrits à ces programmes (voir Paulin-Nteziryayo et Archambault, 2000, cité dans Laurier, 2005). Géographiquement, le plus faible taux d’inscription, soit 40 %, a été observé à Montréal, contre 72 % à 80 % dans les régions, ce qui montre que « les immigrants qui maîtrisent l’anglais ont tendance à moins utiliser les services » (Laurier, 2005 : 575). D’autres motifs expliquent ce faible taux d’inscription, entre autres le fait que certains immigrants « peuvent entrer rapidement sur le marché du travail sans que la maîtrise du français soit perçue comme un atout significatif » ; d’autres doivent attendre un certain
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temps avant d’obtenir une place dans un programme (parfois jusqu’à six mois) ; certains se découragent, notamment les moins instruits ou ceux dont la langue maternelle est très différente du français ; d’autres encore considèrent que leur séjour au Québec est provisoire et ils ne voient donc pas l’utilité d’apprendre le français (voir Laurier, 2005 : 576). Les immigrants d’âge scolaire nécessitent un ensemble de services distincts de ceux offerts aux adultes, et le Québec y a répondu en créant ce que l’on appelle les « classes d’accueil » dans bon nombre d’écoles publiques francophones à Montréal. Depuis l’adoption de la Charte de la langue française en 1977, les enfants d’origine immigrante doivent être instruits en français, et 95 % des nouveaux immigrants le sont à l’heure actuelle (voir Mc Andrew, 2003b : 59). En 2004-2005, dans les écoles de la commission scolaire francophone, la Commission scolaire de Montréal, 23,2 % des élèves de l’île de Montréal – soit près de 18 000 jeunes – sont nés à l’extérieur du Canada (voir Meilleur, 2005 : iv). Le rôle des classes d’accueil est de préparer ces jeunes à intégrer les classes régulières : [Les classes d’accueil] sont des classes à temps plein spéciales avec des ratios élèves/enseignant réduits pour les immigrants qui sont au pays depuis moins de cinq ans. Les élèves y sont initiés à la vie quotidienne au Québec et apprennent des notions de français et d’autres matières d’enseignement jusqu’à ce qu’ils soient prêts à intégrer les classes régulières, ce qui prend normalement un an, mais parfois plus longtemps. (Mc Andrew, 2003a : 354)
L’hospitalité qu’offre le ministère de l’Éducation du Québec aux jeunes arrivants a donc consisté, jusqu’à récemment, à les placer dans des classes distinctes de leurs camarades natifs du pays, pour préparer leur entrée dans les classes régulières. Au fil des ans, l’accroissement de la diversité culturelle et linguistique des élèves ainsi qu’une plus grande divergence socio-économique font qu’il est plus difficile de transformer des jeunes immigrants en francophones accomplis. Le ministère de l’Éducation a réagi en mettant en place « un programme de soutien linguistique visant à aider les élèves au cours de leurs 2 premières années d’intégration en classe régulière [...] dans les écoles où le pourcentage d’élèves allophones dépasse les 25 % » (Mc Andrew, 2003a : 554). Comme pour les adultes, le Québec s’efforce d’être un hôte plus efficace pour les jeunes immigrants et, dans cette optique, des chercheurs et d’autres observateurs intéressés ont commencé à prendre conscience que les classes d’accueil ne sont pas nécessairement les plus appropriées comme « premier ou principal lieu d’apprentissage du français » (Mc Andrew, 2003a :
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356). La nécessité des classes distinctes est remise en cause pour les élèves du niveau préscolaire ou primaire qui ne connaissent pas de difficultés (voir Mc Andrew, 2003a : 356), et la question du rôle des langues patrimoniales dans l’acquisition du français est de nouveau soulevée (voir Mc Andrew, 2001 : 57), ces dernières étant d’une importance particulière pour les jeunes arrivant au Québec à l’adolescence qui étaient sous-scolarisés dans leur pays d’origine (voir Mc Andrew, 2001 : 31)3. Le réseau d’enseignement public francophone a en fait un « double mandat » : non seulement « accueillir et intégrer les enfants des nouveaux arrivants », mais aussi « préparer tous les futurs citoyens à vivre ensemble dans une société pluraliste » (Mc Andrew, 2003b : 60). Cette préparation se fait de plus en plus par l’entremise des programmes d’éducation interculturelle dans les écoles du Québec, guidés par l’énoncé de politique du ministère de l’Éducation sur l’intégration scolaire et l’éducation interculturelle, Une école d’avenir (voir Gouvernement du Québec, 1998a). Cet énoncé de politique est fondé sur trois principes de base : « la promotion de l’égalité des chances », « la maîtrise du français, langue commune de la vie publique », et « l’éducation à la citoyenneté démocratique dans un contexte pluraliste » (Gouvernement du Québec, 1988a : 6-7). Sur le terrain, toutefois, les programmes d’éducation interculturelle font face à certaines difficultés, telles que « la nature non systématique de la formation des enseignants à l’université et en milieu de travail, d’une part, et la persistance de l’ethnocentrisme dans le matériel pédagogique, même révisé, de l’autre » (Mc Andrew, 2003b : 61). De plus, les objectifs de l’éducation interculturelle ne sont pas nécessairement considérés comme des priorités (voir Mc Andrew, 2003b : 61). Jusqu’ici, nous avons abordé les qualités d’hôte du Québec relativement à ses politiques, dans lesquelles il fait preuve d’ambition et de bonnes intentions, et relativement à la prestation de services qui jouent un rôle essentiel pour ce qui est d’offrir la clé du français, mais qui pourraient être plus efficaces. Cependant, une société d’accueil se compose d’individus, et le « contrat moral » entre les immigrants et la communauté d’accueil, décrit 3. En 1977, le Projet d’enseignement en langue d’origine (PELO) visait principalement l’intégration dans le système éducatif des enfants d’origine immigrante. Prometteur au départ, le projet a toutefois stagné pour plusieurs raisons (voir Mc Andrew, 2001 : 5254 pour plus de détails). Aujourd’hui, le PELO n’est plus que l’ombre de lui-même avec ses programmes de langues d’origine offerts au primaire deux heures et demie par semaine seulement, généralement en dehors des heures de classe normales, et touchant seulement 13 langues d’origine en 2002-2003 (voir Mc Andrew, 2001 : 53 et 2003b : 60). Plus de 80 % des élèves sont issus de l’immigration italienne de deuxième ou de troisième génération.
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dans le document de la politique d’immigration du Québec, Au Québec pour bâtir ensemble (1991), souligne l’importance « d’un effort concerté […] d’ouverture de la société d’accueil et de développement de relations intercommunautaires harmonieuses » (Gouvernement du Québec, 1991 : 17 ; voir aussi § 2.1). Certains estiment qu’on a accordé trop d’attention au degré d’intégration des immigrants eux-mêmes, ou à leur non-intégration, linguistique et autre, et pas assez à la responsabilité des membres individuels de la société hôte dans l’accueil des nouveaux arrivants. Certes, le Québec offre des possibilités d’éducation interculturelle à la population d’âge scolaire en général, mais, par exemple, il n’exige pas que les adultes établis depuis longtemps au Québec fréquentent des classes d’éducation interculturelle portant sur l’étude des valeurs sociales communes ou sur la manière de vivre ensemble en harmonie. La notion de la « réceptivité sociale » de Piché et Frenette (2001), qui fait allusion « aux attitudes et aux efforts de la population québécoise face à l’immigration et aux relations interculturelles », est une mesure novatrice. Elle reste toutefois centrée sur l’apprentissage réussi du français, car elle se fonde sur « l’hypothèse que les choix linguistiques des immigrés seront facilités d’autant plus que la société d’accueil leur sera ouverte et accueillante » (Piché et Frenette, 2001 : 25). En d’autres termes, si les Québécois francophones veulent s’assurer que les nouveaux venus parlent le français et non l’anglais, de façon à garantir la pérennité du français en Amérique du Nord, il leur faut adopter une forme d’hospitalité plus inconditionnelle. Les différences entre l’accueil que le Québec réserve aux immigrants adultes et jeunes se reflètent dans les attitudes différentes que ces derniers tendent à adopter envers la langue de l’hôte, selon qu’ils ont immigré à l’âge adulte ou dans leur enfance, ou qu’ils sont nés au Québec de parents immigrants.
7.2
Expériences de la langue et de l’appartenance chez les immigrants adultes
Comment les efforts déployés par le Québec pour que les gens se sentent chez eux dans la langue française se traduisent-ils en termes d’attachement affectif envers la langue ? De façon générale, il semble que les immigrants qui restent au Québec finissent par s’adapter et s’intégrer à la société québécoise, du moins d’après une importante étude longitudinale menée par Jean Renaud et une équipe de chercheurs sur les expériences des
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Troisième partie • Diverses expériences
immigrants pendant leurs dix premières années à Montréal (voir Renaud et al., 2001)4. Le titre de l’étude en français, Ils sont maintenant d’ici !, vaut la peine d’être commenté. Ce titre affirme que ces immigrants appartiennent à « l’ici » du Québec, mais l’utilisation même des mots « ici » et « maintenant » rappelle que ce groupe de Québécois est venu d’un « ailleurs » passé, et invoque ainsi le spectre de leur statut d’invités qui ne sont pas encore tout à fait chez eux. Pour ce qui est de l’usage linguistique, Renaud et son équipe ont constaté qu’après dix ans, les participants utilisaient de manière prédominante le français comme langue publique, définie comme « la langue parlée le plus souvent à l’extérieur de la maison avec des personnes autres que les parents ou amis » (Renaud et al., 2001 : 105). Les résultats étaient les mêmes, que les participants aient connu ou non le français ou l’anglais avant l’émigration : 61 % des participants utilisent en public le français seulement, et moins de 20 % utilisent l’anglais seulement. À la maison, après dix ans, la langue maternelle demeurait la langue prédominante, utilisée par un peu moins de la moitié des participants, alors qu’un peu plus de 37 % parlaient le français exclusivement ou avec une autre langue à la maison (voir Renaud et al., 2001 : 106). Les immigrants appartenant à la catégorie des réfugiés étaient plus enclins à utiliser la langue maternelle à la maison (80,5 %), comparativement à ceux qui ont immigré pour des raisons familiales (50,6 %) et aux immigrants économiques (44,4 %). Au cours de ces dix ans, les perceptions qu’avaient les participants de la langue de la majorité au Québec avaient changé, un plus grand pourcentage (de 4 % en 1990 à 21 % en 1999) considérant le Québec comme une société plurilingue (voir § 7.3). Afin d’étudier plus à fond la question du rapport entre le sentiment d’appartenance des néo-Québécois et leur engagement affectif envers le français, il vaut la peine de commenter en détail une étude particulièrement éloquente d’Helly et van Schendel (2001). L’étude se base sur des entrevues réalisées auprès d’un groupe de 84 Montréalais ; elle avait été entreprise quelques mois avant le référendum de 1995. L’époque où cette étude a été menée a pu influencer les résultats d’Helly et van Schendel, puisqu’il s’agit 4. Un millier d’immigrants ont pris part à cette première série d’entrevues menées un an après leur arrivée au Québec ; ensuite, 729 de ces 1 000 immigrants ont été interviewés à la fin de leur deuxième année, 508 à la fin de leur troisième année et finalement 429 à la fin de leur dixième année. Les quatre séries d’interviews ont été réalisées auprès de participants provenant principalement du Liban, de France, du Vietnam, d’Haïti, du Maroc, d’Égypte, de Syrie, du Portugal, de Chine et des Philippines (Renaud et al. 2001). Les entrevues portaient notamment sur « [l]e logement, l’emploi, les études et les formations, le non-emploi, le ménage et sa constitution [, et] la citoyenneté » (Renaud et al. 2001 : 2).
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d’une période où l’attention générale était concentrée sur la séparation possible du Québec d’avec le reste du Canada. Cependant, la question de la séparation d’avec le Canada est périodiquement soulevée dans la province (en 2005 et 2006, par exemple, la souveraineté faisait encore les manchettes) et fait partie de la toile de fond de la vie au Québec. On peut donc admettre que les résultats d’Helly et van Schendel demeurent valables. Les participants se composaient de 12 Montréalais descendant de colons français et de 72 immigrants se trouvant au Québec depuis une dizaine d’années et provenant de six pays : la France, Haïti, l’Inde, le Maroc, le Salvador et le Vietnam. Alors que Renaud et son équipe se sont concentrés sur l’expérience globale de l’intégration dans la société québécoise, Helly et van Schendel se sont penchés sur les liens collectifs entre les immigrants et l’État, la nation et la société civile, en ce qui concerne et le Québec et le Canada. La question des liens collectifs était particulièrement pertinente dans le contexte du débat sur les formes d’appartenance transnationales et diasporiques des populations immigrantes, ainsi que sur ce qui est perçu comme leur attachement souvent faible à leur nouvelle société (voir Helly et van Schendel, 2001 : 22). Trois éléments ressortent de la recherche d’Helly et van Schendel. Tout d’abord, seule une petite minorité d’immigrants n’avait développé aucune forme de sentiment d’appartenance à la société québécoise ou canadienne. La grande majorité des participants « font montre d’un lien sociétal, ne manifestent aucune aliénation profonde à l’égard de l’État, québécois ou canadien, et se révèlent fort [attachés] aux préceptes de la démocratie et des droits individuels » (Helly et van Schendel, 2001 : 199)5. Dans leur analyse, 5. Cette conclusion vient confirmer les résultats d’un sondage mené par Statistique Canada en 2003 au cours duquel on a demandé à des Canadiens à travers le pays de décrire leur sentiment d’appartenance au Canada, à leur province et à leur communauté (voir Statistique Canada 2004 ; voir § 8.2 pour les réponses des anglophones au sondage). Dans l’ensemble, les Québécois d’origine immigrante, identifiés comme tels par le fait de parler une langue autre que l’anglais ou le français à la maison, éprouvent un sentiment d’appartenance plus fort à l’égard du Canada que leurs homologues du reste du pays (respectivement 66,3 % et 49,8 % ont exprimé un très fort sentiment d’appartenance). Cependant, lorsqu’on leur a demandé de décrire leur appartenance à leur province, les Québécois allophones ont déclaré ressentir un très fort sentiment d’appartenance (36,4 %), en plus forte proportion que les allophones du reste du Canada (27,1 %), se rapprochant ainsi du pourcentage de Québécois francophones qui ont aussi décrit un très fort sentiment d’appartenance au Québec (38,2 %). En général, une proportion similaire d’allophones du Québec et du reste du Canada nourrissent des sentiments d’appartenance très forts ou relativement forts à leur province (74,9 % et 75,8 % respectivement).
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Helly et van Schendel ont classé les participants en fonction de quatre types de « lien civil » : le premier groupe avait développé un sentiment d’appartenance exclusif au Québec ; un deuxième groupe affirmait être doublement lié au Québec et à l’État canadien. Les participants du troisième groupe qualifiaient leur lien au Québec d’« essentiellement médiatisé et conditionné par leur statut de citoyen canadien et ne se [montraient attachés] à la société québécoise qu’en raison des conditions attrayantes de leur établissement à Montréal » (Helly et van Schendel, 2001 : 199) ; enfin les membres du quatrième groupe éprouvaient un sentiment d’appartenance à leur pays d’origine seulement, ou alors n’étaient parvenus à développer de sentiment d’appartenance envers aucune société. En second lieu, pour les trois premiers groupes, Montréal constituait un point de référence important pour le sentiment d’appartenance, car cette ville représentait « le lien premier qu’ils [avaient] développé avec la société québécoise » (Helly et van Schendel, 2001 : 23). Troisièmement, le fait de connaître le français avant l’immigration était un facteur décisif pour les deux premiers groupes, qui ont tous deux exprimé un solide attachement envers le Québec et le français. Helly et van Schendel (2001 : 227) observent en effet qu’« il existe de fait une forte correspondance entre la maîtrise du français et le développement d’une appartenance par appropriation de traits franco-québécois ou par esprit de conformité aux règles perçues comme celles de la majorité linguistique ». Les deux premiers groupes comprenaient des néo-Québécois qui « se sentent chez eux » en français et au Québec, faisant ainsi écho à la citation de la Commission Larose mise en exergue au début de ce chapitre. Le premier groupe comprenait sept Canadiens français et douze immigrants montrant un fort sentiment d’appartenance au Québec, qu’ils considéraient comme leur lieu primaire d’identification, certains s’identifiant d’eux-mêmes exclusivement comme Québécois, et d’autres se considérant comme appartenant d’abord au Québec et ensuite au Canada (voir Helly et van Schendel, 2001 : 42). Les immigrants de ce groupe étaient parmi les mieux informés et préparés à l’émigration et avaient réussi à s’intégrer. Tous, sauf un, connaissaient le français avant leur arrivée, et tous se décrivaient comme bilingues : ils avaient choisi le Québec parce qu’ils savaient que le fait de connaître le français les aiderait à s’intégrer rapidement. Pour ceux-là, Montréal jouait un rôle important dans leur sentiment d’attachement ; comme le disait un immigrant : « Je m’y sens à l’aise, je m’y sens chez nous » (Helly et van Schendel, 2001 : 31). La langue française faisait également partie intégrante de ce « sentiment d’être chez soi », étant donné qu’elle permettait à des personnes autrement très différentes de se « rassembler autour d’un référent commun » (Helly et van Schendel, 2001 : 31). Ce
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groupe avait ce que Helly et van Schendel (2001 : 23) appellent une conception républicaine de la citoyenneté, du type abordé de manière générale au § 1.6 et dans le contexte particulier du Québec au § 2.3. Le deuxième groupe, qui comprenait cinq Canadiens français et quinze immigrants, ressentait aussi « un fort attachement à la société civile québécoise, au mode de vivre ensemble et à la langue » (Helly et van Schendel, 2001 : 85). Ceux-là considéraient le Québec comme « la société régionale francophone du Canada », et le Canada lui-même uniquement comme source de citoyenneté officielle. En termes de développement d’un sentiment d’appartenance, les immigrants ont signalé que « le simple fait d’avoir changé de mode de vie a contribué au développement de leur attachement au Québec » (Helly et van Schendel, 2001 : 89), et que leurs enfants, socialisés au Québec, avaient joué un rôle dans leur acceptation des valeurs et des normes sociales du Québec. Treize des quinze immigrants membres de ce groupe connaissaient le français avant leur arrivée, et, au bout de dix ans, tous avaient appris ou perfectionné l’anglais. Les immigrants ressentaient en général un profond attachement envers la langue française, et Montréal en était venue à jouer un rôle central dans leur projet d’immigration. Une minorité d’entre eux se sentaient « chez eux » au Québec, mais les autres n’éprouvaient pas aussi fortement ce sentiment d’être chez eux, et considéraient qu’il existait toujours des « barrières sociales entre les immigrés et nombre de “Canadiens français” » (Helly et van Schendel, 2001 : 103). Le troisième groupe peut être considéré comme représentant d’une perception immigrante majoritaire, puisqu’il se composait uniquement de 37 immigrants. Ces derniers voyaient le français de manière avant tout utilitaire, tout en reconnaissant « le rôle particulier du français au Québec » (Helly et van Schendel, 2001 : 163), et un certain nombre d’entre eux ont souligné l’importance du bilinguisme français-anglais. De façon générale, ce groupe d’immigrants avait ce que Helly et van Schendel (2001 : 163) décrivent comme « une modalité d’appartenance à distance » à la province, et leur identification à Montréal était particulièrement forte. Ils avaient une vision libérale classique de la citoyenneté ; autrement dit, ils considéraient que la citoyenneté servait à assurer la protection des droits et des libertés individuelles, conception favorisée par le Canada dans son ensemble (voir § 2.3)6. 6. Dix-huit membres du groupe, dont certains avaient appris le français à leur arrivée au Québec et d’autres connaissaient déjà la langue avant d’immigrer, étaient bilingues français-anglais. Leur intérêt à apprendre le français, essentiellement instrumental, ne reposait sur aucune affinité culturelle. Le bilinguisme français-anglais constituait aussi un élément important de leur intégration sociale, puisque ces immigrants travaillaient ou vivaient dans un milieu anglophone ou bilingue. Ils auraient souhaité que l’anglais
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Enfin, le quatrième groupe, composé de huit immigrants, niait tout sentiment d’appartenance au Québec ou au Canada. Ce groupe se divisait en deux sous-groupes de quatre individus chacun. Les membres du premier groupe éprouvaient « un sens d’appartenance inaliénable à leur pays d’origine » (Helly et van Schendel, 2001 : 179) : ils demeuraient attachés à la vie politique de leur pays d’origine et n’avaient développé aucune allégeance particulière envers l’État canadien. Deux membres de ce sous-groupe étaient Français, et considéraient que la défense du français au Québec n’était qu’un moyen de maintenir « le rayonnement de la France » (Helly et van Schendel, 2001 : 187). Les membres du deuxième sous-groupe estimaient n’avoir « pas de pays, d’État ou de société de référence et ils se [disaient] assignés à un statut qui [signifiait] leur totale exclusion du Canada et du Québec » (Helly et van Schendel, 2001 : 189). Pour eux, l’appartenance raciale déterminait totalement la place d’un individu au sein des sociétés canadienne ou québécoise, et ils avaient eux-mêmes vécu l’exclusion et la discrimination raciale. Ils n’étaient pas favorables à l’utilisation du français ni au débat sur sa protection, et s’opposaient à son imposition. Bien que ces quatre groupes, et la répartition des participants à travers eux, ne soient pas représentatifs de la totalité de l’expérience immigrante au Québec, les constats d’Helly et van Schendel se reflètent dans d’autres études, en particulier en ce qui concerne le rôle de Montréal, l’importance du bilinguisme français-anglais et les effets évidents de la discrimination et de l’exclusion raciales. Labelle et Salée (2001), par exemple, ont étudié les perceptions d’immigrants à l’égard de la citoyenneté telle que conçue par les États canadien et québécois. En 1996-1997, ils ont mené une série d’entrevues auprès d’un certain nombre de militants communautaires d’origine immigrante à Montréal7. Parmi leurs constats relatifs à soit davantage accepté, tout comme l’affichage bilingue, et que la fréquentation d’une école francophone ne soit plus obligatoire (voir Helly et van Schendel, 2001 : 143). Une petite minorité (sept personnes) a refusé d’exprimer un sentiment d’appartenance au Québec pour montrer un sentiment d’allégeance totale à l’égard de l’État canadien. Cela ne s’explique pas uniquement par des expériences de discrimination ou de nonacceptation qu’ils ont pu vivre, mais également par leur attitude face à la langue française qu’ils considéraient comme relativement inutile et de peu d’influence (voir Helly et van Schendel, 2001 : 172). 7. Labelle et Salée ont réalisé 40 entrevues et mené un groupe de discussion à Montréal réunissant des militants francophones et anglophones d’origine immigrante qui faisaient campagne « pour l’intégration des immigrants à la société québécoise » (Labelle et Salée, 2001 : 289). Cinq des participants étaient Canadiens de naissance, et le reste provenait de divers continents et régions : l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, les Caraïbes, l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique et l’Europe (voir Labelle and Salée, 2001 : 312313).
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l’identité civique, les participants ayant fait référence au Québec ou au Canada pour décrire leur propre identité ont été plus nombreux à utiliser le terme Québécois que Canadien, soit seul, soit, le plus souvent, relié à un aspect de leur pays ou de leur culture d’origine. Comme nous l’avons vu dans l’étude d’Helly et van Schendel, certains participants se sont aussi identifiés avant tout comme Montréalais, ce qui, selon Labelle et Salée (2001 : 297), « révèle l’émergence d’une nouvelle identité politique liée à l’hétérogénéité cosmopolite propre à Montréal, perçue comme positive, par opposition au provincialisme étroit lié au vote souverainiste et au reste du Québec à l’extérieur de Montréal ». Le discours du Québec sur la citoyenneté était dans son principe endossé par de nombreux immigrants, en particulier ceux des pays francophones ou ceux qui avaient « baigné dans un environnement culturel francophone » (Labelle et Salée, 2001 : 304). Cependant, un nombre restreint d’immigrants, tous anglophones, étaient d’avis que « la nouvelle attention accordée par le gouvernement du Québec aux relations civiques [risquait] de perdre la reconnaissance des minorités et de ne pas répondre à leurs besoins » (Labelle et Salée, 2001 : 304). Cette logique est analogue à celle utilisée pour plaider en faveur de l’interculturalisme contre le multiculturalisme, à savoir que le second ne fait pas la distinction entre minorités nationales et ethnoculturelles (voir § 2.3). De plus, « le statut bilingue du Canada est souvent vu comme une importante manifestation d’accommodement social. Ainsi, dans l’esprit de beaucoup de gens, il n’y a aucune raison pour que le Québec “impose” le français comme langue officielle, puisqu’ils vivent dans un pays censément bilingue » (Labelle et Salée, 2001 : 310). L’engagement affectif envers le français est donc restreint et les allégeances se divisent entre le français et l’anglais, ce dernier étant considéré comme une « langue indispensable dans la communication publique et privée au Québec, et un puissant instrument de socialisation pour les immigrants, même pour ceux d’origine francophone » (Labelle et Salée, 2001 : 310). De façon générale, Labelle et Salée en sont arrivés à la conclusion suivante : il existe un décalage entre la façon dont l’État envisage l’intégration des immigrants – en particulier pour ce qui est d’approuver sans réserve les valeurs fondamentales du Canada (ou du Québec) – et les termes par lesquels les immigrants et les membres des minorités ethnoculturelles comprennent leur incorporation dans la société canadienne et québécoise. (Labelle et Salée, 2001 : 306)
Ces auteurs ont identifié une série de raisons convaincantes expliquant cette « fracture discursive ». Tout d’abord, les moyens par lesquels l’État, qu’il
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Troisième partie • Diverses expériences
s’agisse du Canada ou du Québec, catégorise la race et l’appartenance ethnique (par exemple dans les données du recensement) peuvent susciter chez les Québécois issus de minorités ethnoculturelles le sentiment d’être perpétuellement inscrits dans la catégorie des « autres » : « [p]ar conséquent, au sein de certains groupes, l’émergence d’une attitude antagoniste envers le sentiment d’appartenance au Canada ou au Québec est inévitable » (Labelle et Salée, 2001 : 307). Deuxièmement, la discrimination raciale et l’exclusion éprouvées par des membres de « minorités racialisées » constitue aussi, manifestement, une force de dissuasion à l’émergence d’un sentiment d’appartenance au Québec. Troisièmement, les immigrants et les Québécois d’origine immigrante peuvent très bien avoir d’autres affiliations et allégeances transnationales qui ne peuvent se remplacer facilement. Quatrièmement, la politique canadienne du multiculturalisme met les Canadiens français sur un pied d’égalité avec les autres minorités ethniques (voir § 2.3), ce qui veut dire que « la légitimité de la revendication [canadienne-française] d’une citoyenneté du Québec distincte, mais universelle et inclusive, n’a pas beaucoup de force chez les immigrants et les membres de minorités ethnoculturelles » (Labelle et Salée, 2001 : 310). Cinquièmement, on observe une grande résistance au nationalisme et à la souveraineté du Québec chez certains immigrants et leurs descendants. Le tableau que dépeignent Labelle et Salée est plus sombre que celui d’Helly et van Schendel qui estimaient que la majorité des immigrants qu’ils avaient interrogés avaient acquis un certain sentiment d’appartenance au Québec après avoir passé plusieurs années dans la province. Cependant, pour le groupe le plus représentatif de la majorité des immigrants, cette appartenance était qualifiée de distante, et l’utilisation du français était envisagée d’un point de vue purement instrumental, ne suscitant aucun engagement affectif. Les efforts déployés par le Québec pour inciter ses invités adultes à se sentir chez eux dans la langue française n’ont donc pas nécessairement eu les résultats escomptés, mais cela est peut-être compréhensible : Un immigrant qui apprend le français à l’âge adulte possède probablement déjà des engagements culturels profonds. L’apprentissage du français n’exige l’abandon d’aucun d’entre eux, bien qu’il soit susceptible de l’ouvrir à de nouvelles influences et d’atténuer ses liens à sa culture d’origine, étant donné qu’il en dépendra moins. […] Un immigrant arrivant au Québec et apprenant le français dans son enfance est susceptible d’être beaucoup plus profondément touché par cette expérience qu’un autre qui l’apprend à l’âge adulte. Apprendre une langue dans l’enfance revient normalement à acquérir une culture, du moins dans une certaine mesure, en partie parce qu’on
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apprend la langue surtout dans le cadre d’autres apprentissages. […] Ainsi, il semble plausible d’affirmer qu’une langue acquise dans l’enfance est normalement beaucoup plus susceptible d’être intimement liée aux engagements culturels les plus fondamentaux de l’individu […] qu’une langue acquise à l’âge adulte. (Carens, 2000 : 128-129)
L’expérience de l’immigration à l’âge adulte peut donc se distinguer de celle que vit un enfant ou un jeune en ce qui concerne l’intégration dans la société hôte.
7.3
Les enfants de la loi 101
« Les enfants de la loi 101 » ou « la génération 101 » sont des expressions qui désignent les enfants des immigrants arrivés après l’adoption de la Charte de la langue française en 1977 (voir § 5.1), et qui sont nés dans un autre pays ou au Québec de parents immigrants. Dans d’autres sociétés qui reçoivent beaucoup d’immigrants, l’Australie et la France par exemple, le terme usuel servant à désigner ce groupe particulier est « la deuxième génération », c’est-à-dire les enfants ayant été socialisés, entièrement ou en partie, dans la société d’accueil. Ces expressions ont en commun le fait de permettre « de continuer à considérer les “immigrants” comme des “invités” et “nous” comme des hôtes. Si nous considérons les enfants des immigrants comme des “médiateurs” entre “nous” et “eux” (plutôt que, par exemple, comme faisant partie du “nous”), nous continuerons de voir leurs parents comme des nouveaux venus (même s’ils sont au pays depuis 30 ans) » (Rosello, 2001 : 91). L’expression « la génération 101 » a aussi comme effet, naturellement, de mettre l’accent sur les résultats de la législation linguistique québécoise, en identifiant les jeunes de cette génération particulière comme ceux qui ont le potentiel de se sentir tout à fait chez eux dans la langue française, étant donné que leur socialisation linguistique s’est faite à l’école ; l’accent franco-québécois de ces derniers est, dans la plupart des cas, impossible à distinguer de celui des jeunes d’origine canadienne-française. La diversité linguistique chez les jeunes d’origine immigrante est frappante. Dans l’ensemble, durant l’année scolaire 2004-2005, 43,5 % des élèves du système scolaire francophone étaient de langue maternelle autre que le français ou l’anglais, avec en tout 188 lieux de naissance différents, 148 langues maternelles et 131 langues utilisées à la maison (voir Meilleur, 2005 : 2). Les deux langues maternelles les plus populaires après le français (52 %) étaient l’espagnol (9,1 %) et l’arabe (6 %), suivies du créole (4,3 %), de l’anglais (3,8 %) et du chinois (3,7 %) (voir Meilleur, 2005 : 5). D’après
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Troisième partie • Diverses expériences
les prévisions, l’arabe serait dès 2006 la langue maternelle la plus courante après le français dans le système scolaire francophone, en partie grâce à l’immigration issue de pays arabophones comme l’Algérie et le Maroc, où le français est une langue seconde (voir Heinrich, 2005). La plupart des écoles sont touchées par cette diversité linguistique et culturelle croissante, et « plus du tiers des écoles compte plus de 50 % de cette clientèle » (Mc Andrew, 2003b : 59). Une plus grande persistance du marqueur ethnique de la langue (voir § 7.1), conjuguée au statut social du français et de l’anglais dans la société d’accueil, crée des conditions propices à l’épanouissement du trilinguisme à Montréal. Selon l’Office québécois de la langue française (2005 : 32-33), en 1996, 13,7 % de la population de la région métropolitaine de Montréal et 19,5 % de celle de l’île de Montréal connaissaient au moins trois langues ; au recensement de 2001, ces chiffres sont passés à 15,5 % et à 22,2 % respectivement8. Montréal a donc le taux de trilinguisme le plus élevé au Canada (voir par exemple Termote, 2000). De plus, le nombre de Montréalais trilingues dont la langue maternelle est une langue patrimoniale et qui parlent l’anglais et le français est passé de 48,1 % à 51,9 % entre 1996 et 2001 dans la région métropolitaine de Montréal, et de 46,6 % à 50,2 % sur l’île de Montréal. Encore une fois, c’est une proportion bien plus élevée que n’importe où ailleurs au Canada : il suffit de comparer ces données aux 4 % de personnes trilingues parmi la population d’origine immigrante de Vancouver (voir Lamarre et Dagenais, 2004 : 57). Il est pertinent ici d’évaluer l’engagement affectif de la génération 101 envers la langue française. Une étude entreprise en 2003 auprès de plus de mille membres de cette génération a montré qu’ils étaient, dans l’ensemble, bien intégrés : « la génération 101 a, sur plusieurs points, des valeurs et des attentes semblables à celles de la population québécoise dans son ensemble. La distinction faite sur l’origine immigrante est de moins en moins pertinente » (Beaulieu, 2003 : 261)9. Pour ce qui est de leur identité, un peu plus du tiers (34 %) se disent Canadiens, un peu moins du tiers 8. L’Office fait remarquer que les modifications apportées à la formulation de la question et des réponses du recensement de 2001 auraient pu avoir un effet sur les changements notés entre 1991, 1996 et 2001 (voir Office québécois de la langue française, 2005 : 33). 9. Entreprise par Léger Marketing, l’étude a pris la forme d’une série d’entrevues téléphoniques auprès de 1 025 jeunes de la région métropolitaine de Montréal, âgés de 18 à 35 ans, qui sont nés hors du Canada ou dont les parents sont nés dans un autre pays, et qui avaient fréquenté l’école francophone au primaire et au secondaire pendant au moins deux ans au Québec (voir Beaulieu, 2003).
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(29 %) Montréalais, et un peu moins du tiers aussi (28 %) Québécois. La force de l’identité montréalaise est à l’image de l’importance de Montréal comme lieu identitaire pour les immigrants de la « première génération » (voir § 7.2). L’étude a également montré que la génération 101 est attachée à la langue française : 92 % décrivent le français comme une langue qu’ils sont fiers de parler ou comme une « richesse qu’il faut protéger » (Beaulieu, 2003 : 264). En ce qui concerne le français comme langue d’usage, la moitié d’entre eux (54 %) utilisent surtout le français avec leurs amis, alors que 17 % utilisent l’anglais et 19 % à la fois le français et l’anglais ; quant à la langue de communication avec les parents, un plus grand pourcentage dit utiliser le français (46 %) ou la langue maternelle (36 %), et seulement 8 % l’anglais. Au travail, le français était la langue d’usage la plus courante (59 %), suivie du français et de l’anglais (21 %) et de l’anglais seulement (14 %). Enfin, un grand nombre de participants (86 %) estimaient qu’il « faut investir davantage dans l’apprentissage du français afin d’améliorer l’intégration des immigrants » (Beaulieu, 2003 : 265). Ce dernier commentaire est significatif pour l’argument central de ce chapitre, car il signifie que la perception de ces jeunes est que le Québec pourrait faire davantage pour s’acquitter de ses fonctions d’hôte. Les diverses pratiques langagières de la génération 101 sont soulignées dans une étude entreprise en 2000 par le Conseil de la langue française de l’époque, auprès de 105 jeunes de première et de deuxième générations (Conseil de la langue française, 2002)10. L’étude cherchait à examiner la relation entre l’instruction en français et l’usage du français comme langue publique. Parmi les conclusions de l’étude, on peut lire que : les choix linguistiques que les enfants de la loi 101 font à l’égard des deux langues officielles sont d’ordre fonctionnel pour s’adapter à un environnement étranger. Ceux-ci s’adaptent à l’environnement pour s’ouvrir le plus de portes possible […]. Le français et l’anglais représentent donc deux langues secondes pour fonctionner dans une culture autre que leur culture initiale. (Conseil de la langue française, 2002 : 30)
Selon l’étude, la faculté d’adaptation de ces jeunes à une variété de situations au cours de leur vie, et leur attitude fonctionnelle envers l’utilisation de la 10. Cette étude repose sur une série de discussions menées au sein de divers groupes. Les participants, âgés de 18 à 30 ans, se répartissaient comme suit sur le plan ethnolinguistique : Asiatiques (35 %), Hispaniques (19 %), Européens de l’Est (12 %), Européens de l’Ouest (12 %), Arabes (9 %), Indiens (5 %), Africains (5 %) et Créoles (3 %). Soixante-dix pour cent sont nés hors du Canada, 22 % au Québec et 8 % ailleurs au Canada (voir Conseil de la langue française, 2002 : 4).
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Troisième partie • Diverses expériences
langue, ont pour conséquence un manque d’engagement affectif envers le français et l’anglais, tous deux considérés comme « [d]es outil[s] de communication supplémentaire[s] » faisant partie intégrante de l’adaptation à divers contextes et interlocuteurs (Conseil de la langue française, 2002 : 29). Ce manque d’attachement au français et à l’anglais tranche avec l’attachement à leur langue maternelle et « un engouement pour le plurilinguisme » (Conseil de la langue française, 2002 : 24). Ce constat contredit celui de l’étude de Beaulieu citée ci-dessus, qui maintenait que « tout comme l’ensemble de la population québécoise, la génération 101 est attachée à la langue française et [qu’]elle est préoccupée par sa défense » (Beaulieu, 2003 : 264). Cette divergence peut provenir de différences dans les méthodes utilisées (un questionnaire téléphonique dans le cas de l’étude de Beaulieu et des groupes de discussion dans celui de l’étude du Conseil), dans les questions posées, ou peut-être dans la répartition des participants de première et de deuxième génération. Elle pourrait aussi indiquer la variabilité considérable entre les jeunes Québécois d’origine immigrante en termes de choix et d’attitudes langagières. Quoi qu’il en soit, l’étude du Conseil note des attitudes positives envers le français : les participants estiment en général qu’« il est normal et respectueux de parler français au Québec » (Conseil de la langue française, 2002 : 30). De plus, la grande majorité choisirait de faire instruire ses enfants dans le système scolaire francophone. Cela montre que « les allophones reconnaissent la nécessité de parler français au Québec, de posséder des bases solides pour pouvoir communiquer, et que les niveaux primaire et secondaire sont des atouts nécessaires pour y parvenir » (Conseil de la langue française, 2002 : 25). De nombreuses recherches sur cette génération ont voulu évaluer les effets de la Charte de la langue française sur la francisation des immigrants dans le cadre du système scolaire et les changements ultérieurs de la composition linguistique de la population : « les questions du transfert linguistique et de l’utilisation du français dans les interactions publiques ont en grande partie dominé la recherche sur les pratiques langagières » (Lamarre et Rossell Paredes, 2003 : 65). Cependant, dans des travaux récents, notamment ceux de Patricia Lamarre et de ses collègues, l’accent est mis sur le plurilinguisme chez les jeunes issus de l’immigration (voir Lamarre, 2001 ; Lamarre et al., 2002 ; Lamarre et Rossell Paredes, 2003 ; Lamarre et Dagenais, 2004). Comme le précise Levine (2000 : 374), « [c]es “enfants de la loi 101” sont de plus en plus trilingues, ils conservent leur langue maternelle, apprennent le français à l’école et l’anglais à la télévision, dans la rue et par la culture populaire nord-américaine ». De plus, « les jeunes allophones […] sont résolument convaincus de la valeur du plurilinguisme, [sont] attachés à leur
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langue maternelle, et très sensibles au statut national et international des langues » (Mc Andrew et al., 1999 : 121). Parmi les jeunes bilingues issus de l’immigration, qu’ils soient de première ou de deuxième génération, « [t]andis que le français a été perçu comme la langue la plus importante au Québec, le bilinguisme anglais/francais a été perçu comme le genre de capital linguistique le plus valable » et « nécessaire à la pleine participation à la vie de la ville » (Lamarre et Rossell Paredes, 2003 : 78)11. Le Montréal qui s’exprime à travers les études de Lamarre et de ses collègues est une ville dans laquelle les jeunes adoptent des pratiques bilingues ou plurilingues fluides, adaptatives et variées, dans divers espaces publics, qui vont des cafés et centres commerciaux aux centres locaux de santé en passant par les transports en commun (voir Lamarre et al., 2002)12. La division géolinguistique traditionnelle de Montréal entre les quartiers francophones de l’Est et les quartiers anglophones de l’Ouest dicte toujours, dans une certaine mesure, la langue d’interaction dominante entre les jeunes ; dans les quartiers multiethniques et au centre-ville de Montréal, on entend le plus les langues patrimoniales, ainsi que l’alternance entre deux ou plusieurs langues. Dans l’espace du centre-ville en particulier, le bilinguisme anglais-français prédomine. Mais de manière générale, beaucoup de jeunes « ont les capacités linguistiques nécessaires pour franchir les frontières ethniques, linguistiques et géographiques et se servent des langues dans leurs activités quotidiennes pour ce faire » (Lamarre et al., 2002 : 70). Certains lieux institutionnels ont une « identité linguistique » particulière qui influe sur le choix de la langue : « cette identité linguistique ne semble pas nécessairement liée aux politiques linguistiques explicites des lieux, mais plutôt à la manière dont les locuteurs comprennent à qui appartient un espace et les enjeux impliqués dans les interactions qui y ont lieu » (Lamarre et al., 2002 : 69). Ces lieux institutionnels contrastent avec des cadres informels
11. Lamarre et Rossell Paredes (2003) présentent les résultats de l’étape préliminaire d’un projet de recherche majeur sur le multilinguisme à Montréal. Ce projet repose sur des entrevues menées en 2000 auprès de dix étudiants multilingues au collège, âgés de 18 à 24 ans et d’origines ethnolinguistiques diverses : parmi les langues maternelles se trouvent le tagalog, le portugais, le fanti, l’italien, l’espagnol, le punjabi, le cantonais et l’arabe ; cinq participants sont nés au Canada et cinq hors du Canada. 12. L’étude en question repose sur des données tirées de 190 observations des pratiques linguistiques de jeunes Montréalais âgés de 18 à 35 ans. D’une durée de 15 à 60 minutes, ces observations ont été réalisées sur une période de huit mois dans différentes parties de la ville de Montréal et dans différents contextes sociaux (voir Lamarre et al., 2002 : 51-52).
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Troisième partie • Diverses expériences
comme les bars, les restaurants, les cafés, les transports en commun et les événements publics, qui sont considérés comme neutres sur les plans ethnique et linguistique et qui sont, sans égard au lieu, les plus aptes à laisser paraître une gamme de pratiques linguistiques des plus diversifiées. Par ailleurs, Lamarre et ses collègues font remarquer que les jeunes Montréalais bilingues et trilingues rendent problématiques les catégories traditionnelles de francophone, anglophone et allophone (voir par exemple Meintel et Fortin, 2001). La traversée des « frontières linguistiques traditionnelles » par bon nombre de ces jeunes découle du fait de parler la langue de leurs parents à la maison et dans certains cercles d’amis, d’avoir été instruits en français puis, par exemple, d’avoir fréquenté un cégep anglophone – en effet, près de la moitié des jeunes allophones qui ont fait leurs études secondaires en français décident de poursuivre leurs études dans un établissement anglophone. La conséquence d’une telle traversée linguistique est que « les identités linguistiques et culturelles homogènes ont peu de sens » (Lamarre et al., 2002 : 70). Étant donné la discussion ci-dessus, et pour revenir à la métaphore de l’hospitalité, on pourrait peut-être décrire certains membres de la génération 101 comme des invités indisciplinés : ils se sentent chez eux à Montréal, mais pas nécessairement au Québec ; ils sont chez eux dans des pratiques langagières bilingues ou plurilingues, mais n’ont pas nécessairement de véritable engagement affectif envers le français (ni même envers l’anglais d’ailleurs). Le bilinguisme français-anglais que décrivent Lamarre et ses collègues paraît être le résultat inévitable de la politique linguistique du Québec qui maintient la vitalité du français, mais dans un contexte où l’anglais exerce une énorme attraction. La question à laquelle certains au Québec cherchent maintenant une réponse, pour tenter d’assurer la pérennité du français au Québec, est la suivante : comment faire du français la langue prédominante dans le répertoire linguistique des jeunes bilingues et trilingues (Michel Pagé, communication personnelle, septembre 2005) ?
7.4
Des néo-Québécois « pure laine » ?
Le 25 janvier 2006, Télé-Québec, l’une des deux chaînes francophones de télévision publique au Québec, diffusait les deux premiers épisodes de sa nouvelle série, Pure laine, dont le titre reprend une expression familière pour désigner les membres de la majorité canadienne-française. La série dépeint en fait ce qu’un commentateur a appelé une famille « immigrante »
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habitant à Montréal (voir Heinrich, 2004) : Dominique, un Haïtien d’origine, établi de longue date au Québec ; sa conjointe Chantal, une Canadienne française des Îles-de-la-Madeleine, donc une immigrante des régions ; et leur fille Ming, une Chinoise adoptée toute petite par le couple. Dans le matériel promotionnel, la série est décrite comme « une comédie qui a l’audace de s’attaquer à un sujet rarement abordé au petit écran : les minorités ethniques et leur point de vue » (Télé-Québec, 2006a). La « nation » que donne à voir Pure laine à son public se caractérise par une diversité plus ou moins bien intégrée – Télé-Québec décrit les trois personnages principaux comme « une famille authentiquement québécoise » – dans laquelle le français québécois est la langue de la maison aussi bien que des espaces publics pour les Québécois d’origines différentes. La nature novatrice de la série se reflète dans les commentaires laissés par des spectateurs sur le site Internet de la série, dont plusieurs provenaient de Québécois issus de l’immigration. Ainsi, une téléspectatrice écrivait qu’elle ne regarde jamais la télévision québécoise parce que « comme immigrante je ne me sentais jamais visée par les émissions en français », mais que Pure laine a changé les choses (voir Télé-Québec, 2006b). Cet événement télévisuel se trouve au cœur de la question cernée par la Commission Larose et citée au début de ce chapitre : comment faire pour que les immigrants « se sentent chez eux » au Québec ? La discussion ci-dessus a porté en partie sur les aspects pratiques de l’hospitalité que montre le Québec à l’égard des nouveaux arrivants. En tant qu’hôte, le Québec a son mot à dire dans le choix de ses invités ; il a aussi des ambitions et de bonnes intentions (qui ne se concrétisent pas toujours) en fournissant aux nouveaux arrivants ce qu’on pourrait appeler « la clé de la maison », la langue française, de façon à ce qu’ils puissent s’y sentir tout à fait chez eux. Quant aux invités eux-mêmes, il y a une distinction à faire entre les immigrants adultes et les jeunes. Si certains adultes développent un sentiment d’engagement affectif envers la langue française et le Québec, la plupart considèrent le français d’un point de vue instrumental et ont ce qu’Helly et van Schendel (2001 : 163) ont appelé « une modalité d’appartenance à distance » au Québec. De plus, de nombreux adultes partagent avec les jeunes d’origine immigrante une vision de Montréal comme lieu principal d’identification. Pour ce que l’on appelle la génération 101, des pratiques langagières bilingues ou plurilingues, plutôt que monolingues francophones, semblent exercer une forte attraction. Rosello (2001 : 176) soutient que la notion d’hospitalité comporte le risque et pour l’hôte et pour l’invité « d’être mis au défi, secoué, transformé par la rencontre ». Les néo-Québécois sont
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Troisième partie • Diverses expériences
transformés dans la mesure où, pour la plupart, ils réussissent à ajouter le français à leur répertoire linguistique et peuvent finir par se sentir chez eux, mais pas nécessairement de la manière dont le Québec l’aurait voulu. Les pratiques langagières des néo-Québécois présentent quant à elles un défi pour le Québec, puisque le français n’y occupe pas nécessairement une place centrale. Le chapitre suivant poursuit l’exploration des expériences diverses des minorités au Québec, en se concentrant cette fois-ci sur un groupe qui, depuis longtemps, revendique un statut particulier dans la province : les Québécois anglophones.
8 Transformations du Québec anglophone
[L]a communauté québécoise d’expression anglaise, dans son ensemble, se conçoit désormais partie prenante de l’affirmation du français comme langue de participation à la société québécoise et ses membres s’identifient comme citoyens du Québec selon nombre de témoignages entendus devant la Commission. Le rayonnement de sa culture, de ses institutions et de sa langue est perçu, de plus en plus, comme une composante de la culture québécoise plutôt qu’une source de concurrence à l’égard de la langue française. [...] Cette communauté peut représenter la meilleure interface entre le Québec et le reste de l’Amérique, puisque sa langue est la langue parlée par tous les voisins du Québec. Son apport à la culture québécoise doit être plus reconnu, mieux utilisé et davantage considéré comme une source de rayonnement du Québec dans toute l’Amérique. (Gouvernement du Québec, 2001a : 17-18)
L
A COMMUNAUTÉ ANGLOPHONE du Québec a connu des transformations importantes depuis la Révolution tranquille dans les années 1960 et, par la suite, son passage d’un statut majoritaire à un statut minoritaire au Québec a fait couler beaucoup d’encre, de même que l’évolution de ses rapports avec la majorité francophone (voir par exemple Caldwell et Waddell, 1982d ; Scowen, 1991 ; Legault, 1992 ; Stevenson, 1999). La Commission Larose soutient qu’il existe une nouvelle orientation dans les relations entre anglophones et francophones : « le vieil antagonisme françaisanglais s’est un peu, sinon beaucoup, estompé » (Gouvernement du Québec, 2001a : 193). Le rapport cité ci-dessus affirme que les Québécois anglophones se considèrent à présent comme des citoyens du Québec, c’est-à-dire comme des membres à part entière de la société québécoise, éprouvant un sentiment d’appartenance ou d’allégeance envers le Québec. Il présente un portrait de l’intégration croissante au sein de la société québécoise de ce qu’il appelle « la communauté québécoise d’expression anglaise » et, en
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Troisième partie • Diverses expériences
particulier, d’une plus grande acceptation par la majorité francophone de la communauté anglophone et de sa langue. Loin d’être une menace, les anglophones du Québec devraient dorénavant être considérés comme un atout ou comme un pont dans le développement des rapports de la province avec l’Amérique du Nord anglophone1. Dans quelle mesure ce portrait du Québec anglophone est-il fidèle à la réalité ? Peu après la publication du rapport de la Commission Larose, les commentateurs étaient manifestement divisés à ce sujet. Du côté francophone, certains ont vu ce rapport comme un geste de réconciliation en général, et entre francophones et anglophones en particulier : Boileau (2001) citait l’un des deux commissaires anglophones de la Commission Larose, Dermod Travis – « [o]n tourne la page des “deux solitudes” »2 – et Larose lui-même soutenait que « [l]es anglophones ne sont pas nos ennemis mais des composantes de notre réel ». D’autres ont applaudi la témérité de ce rapport et la vision qu’il présentait de l’avenir, mais se demandaient jusqu’à quel point les Québécois anglophones estimaient, au fond, appartenir à une nation québécoise civique et inclusive (voir Proulx, 2001). D’autres encore ont contesté l’affirmation de la Commission selon laquelle il existerait des « anglophones nouveaux » (Dubuc, 2002). Du côté anglophone, les divisions étaient plus marquées, certains considérant le rapport comme « une ouverture à la diversité », tandis que d’autres voyaient la proposition d’instaurer une citoyenneté québécoise dont l’élément clé serait la langue française (voir § 2.2) comme « une tentative de préparer le terrain pour la séparation du Québec » (Perreault, 2001a). Dans sa réaction (négative) au rapport de la Commission Larose, Brent Tyler, un avocat voué à la défense des droits des anglophones et alors président d’Alliance Québec, un groupe de défense des anglophones, insistait sur l’identité canadienne des anglophones du Québec : « We self-identify with the Canadian people. We are English-speaking. We are Canadian citizens » (cité en anglais dans Proulx, 2001).
1. L’idée du Québec anglophone jouant le rôle d’un « pont linguistique » entre la province et l’Amérique du Nord n’est pas nouvelle : elle avait déjà été avancée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (par exemple Scowen, 1979, cité dans Caldwell et Waddell, 1982a : 429-430 ; voir aussi Stein, 1982 : 122). Plus récemment, certains ont avancé l’idée que la communauté anglophone devrait être considérée comme un atout pour le Québec (par exemple Scowen, 1991 : 129 ; Alliance Québec, 2001 : 3). 2. La notion des deux solitudes pour décrire la séparation et l’absence de dialogue entre les anglophones et les francophones au Canada vient du livre Two Solitudes (MacLennan, 1945, paru en français en 1963 sous le titre Deux solitudes).
8 • Transformations du Québec anglophone
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La question de savoir si les Québécois anglophones peuvent éprouver un véritable sentiment d’appartenance au Québec et, à l’inverse, si la majorité francophone peut accepter tout à fait les anglophones comme de « vrais » Québécois, est fort pertinente. Dans son appellation, la communauté minoritaire anglophone ou d’expression anglaise se catégorise en fonction de critères strictement linguistiques, constant rappel de sa différence fondamentale par rapport à la communauté francophone majoritaire, dans une société où le nouvel ordre civique inclusif est d’abord et avant tout francophone. La communauté anglophone est ainsi, par sa constitution même, incapable de transcender ces frontières linguistiques pour s’intégrer complètement. Cette question de définition est abordée dans ce chapitre, qui examine ce qui entre en jeu dans les diverses permutations de qui l’on recense comme anglophone. Il explore ensuite le thème de la réconciliation ou du rapprochement des « deux solitudes » au Québec. Il se termine par des considérations au sujet des frontières qui sont en train de s’estomper entre anglophones et francophones en raison de la mixité et du bilinguisme croissants au sein de la jeune génération.
8.1
Qui est Anglo-Québécois ?
L’identité anglo-québécoise n’a véritablement vu le jour que vers la fin des années 1960 et dans les années 1970, époque où le terme québécois en est venu à remplacer celui de canadien-français pour décrire l’identité collective de la majorité francophone (voir Caldwell et Waddell, 1982b : 17 ; voir aussi § 2.1). Auparavant, la distinction fondamentale entre Canadiens (anglais) et Canadiens français départageait les deux principaux groupes linguistiques au Canada. Avec l’avènement d’une nouvelle identité francophone du Québec, cependant, les anglophones du Québec se sont retrouvés pour la première fois en position minoritaire, obligés de réévaluer leur rôle au sein de la société québécoise : En redéfinissant leur identité pour refléter une consolidation démographique et géopolitique au sein du Québec, les francophones avaient conféré pour la première fois un statut minoritaire sans équivoque à leurs concitoyens anglophones. En même temps, les Anglais, en continuant à se définir comme « Canadiens anglais », se sont trouvés privés d’une stratégie culturellement prescrite pour faciliter leur insertion politique et sociale dans le Québec nouveau. (Caldwell et Waddell, 1982b : 17)
Il peut paraître difficile de croire que les anglophones du Québec aient ignoré leur propre statut minoritaire avant l’avènement de l’identité
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québécoise, qui a abouti à l’élection du Parti Québécois en 1976 : ils étaient de toute évidence numériquement minoritaires au Québec. Toutefois, le Québec anglophone pouvait être considéré comme une élite : ses chefs « ont joué un rôle décisif dans l’exercice du pouvoir dans la province, alors que le groupe dans son ensemble, en tant que prolongement du Canada anglais, était omniprésent » (Waddell, 1982 : 29-30). Le passage du statut de majorité à celui de minorité s’est fait en trois étapes après la Seconde Guerre mondiale : 1o « une phase de confiance en soi et de conscience d’appartenance à un “groupe majoritaire” », 2o « une phase de dissonance de l’image de groupe majoritaire/minoritaire et de défense » et 3o « une phase de prise de conscience et d’action positive d’un groupe minoritaire » avec l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976 et l’introduction de la Charte de la langue française en 1977 (voir Stein, 1982 : 109). Autrement dit, dans la troisième phase en particulier, au fur et à mesure que le statut dominant du groupe anglophone était de plus en plus miné par l’ascension du groupe francophone, les anglophones ont cherché à regagner au moins une partie de leur ancien statut et à régénérer leur identité sociale (voir § 1.2). C’est cette troisième phase de « prise de conscience et d’action » et ses conséquences qui se situent au cœur de notre discussion ici. Dans ce chapitre, les termes anglophone et d’expression anglaise (en anglais English-speaking) sont employés indifféremment pour désigner les Québécois qui préfèrent utiliser l’anglais au quotidien. En revanche, d’autres auteurs et commentateurs ont pris des décisions explicites quant au sens et à l’utilisation de ces deux termes. Il est clair que dans le Québec d’aujourd’hui, le terme anglophone a des significations précises et soulève des enjeux particuliers selon la perspective et les intérêts de ceux qui désignent et établissent les définitions. Certains remettent en question l’utilisation même du terme Québécois anglophone, soutenant qu’il s’agit d’une étiquette qui désigne uniquement les Québécois dont la langue maternelle est l’anglais (Hook, cité dans Bergeron, 2004 : 95). Selon cette définition, le terme n’inclut donc pas ceux dont l’anglais est la langue habituelle, mais pas nécessairement la langue maternelle, qui représentent une partie croissante de la population « anglophone » au Québec. D’autres affirment que les membres de la communauté se sentent généralement mal à l’aise avec le terme anglophone (par exemple Scowen, 1991 : 13). Pour parer à de telles objections, on a proposé comme terme de rechange communauté d’expression anglaise (en anglais English-speaking community), qui semble gagner en popularité.
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La définition plus restreinte des anglophones comme étant ceux dont la langue maternelle est l’anglais continue d’être utilisée pour dénombrer la population anglophone, et elle a parfois donné lieu à des protestations de la part des anglophones. À titre d’exemple, on peut citer les projets de loi 170 et 171, adoptés par l’Assemblée nationale du Québec en décembre 2000 (Loi portant réforme de l’organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l’Outaouais, L.Q. 2000, c. 56 et Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 2000, c. 57, respectivement). La première de ces lois a regroupé un certain nombre de municipalités pour créer cinq « mégavilles » – Montréal, Québec, GatineauHull, Longueuil et Lévis –, imposant aussi d’autres fusions, le tout dans un effort visant à réduire le très grand nombre de municipalités au Québec. Pour Montréal en particulier, cela s’est traduit par la fusion de 28 municipalités en une « mégaville » divisée en arrondissements, ainsi qu’une déclaration formelle faisant du français la langue officielle de la nouvelle ville. La deuxième loi a modifié l’article 29.1 de la Charte de la langue française sur ce qui constitue une municipalité bilingue, statut qui accorde à la population le droit à des services dans une langue autre que le français – l’anglais, en réalité – et l’emploi de cette langue dans les organismes municipaux et dans l’affichage bilingue (Commissariat aux langues officielles, 2003). Avant la loi, la définition d’une municipalité bilingue se fondait sur un seuil de 50 % « d’usagers d’une langue autre que le français » ; la loi a porté ce seuil à 50 % de personnes dont la langue maternelle était l’anglais (voir Alliance Québec, 2001 : 20), ce qui est beaucoup plus restrictif. Les deux lois ont fait l’objet d’une vigoureuse opposition de la part des municipalités bilingues de l’Île de Montréal en particulier, qui craignaient un effet négatif sur leurs droits linguistiques ; 19 municipalités, dont 18 sur l’Île de Montréal, ont contesté la première loi devant les tribunaux pour cette raison. La Cour supérieure du Québec a rejeté la contestation, de même que la Cour d’appel, qui a fait valoir notamment que la deuxième loi, en particulier, transférait le statut bilingue des anciennes municipalités aux arrondissements dont elles faisaient à présent partie (pour une discussion des décisions juridiques sur les contestations des deux lois voir Commissariat aux langues officielles, 2003, par exemple). Quant à la Commission Larose, elle définit la « communauté québécoise d’expression anglaise » comme « une communauté dont les Anglo-Québécois forment le noyau historique et actuel », y compris, manifestement, les personnes d’ascendance anglaise, irlandaise et écossaise, entre autres (pour la composition historique de la communauté anglophone voir Rudin, 1985 : 154-155, par exemple). Elle souligne également la diversité
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Troisième partie • Diverses expériences
croissante de la communauté, ainsi que ses bases institutionnelles : « Les membres de cette communauté bénéficient de certains droits dans les domaines de l’éducation, de la justice, de la santé et des services sociaux » (Gouvernement du Québec, 2001a : 224). Autre fait à signaler, cette définition ne fait pas explicitement référence à la langue, contrairement à la définition du terme anglophone en termes purement linguistiques, dans ce rapport : « Personne dont l’anglais est la langue maternelle ou qui utilise le plus souvent cette langue dans sa vie privée » (Gouvernement du Québec, 2001a : 223). Cet écart entre une définition qui comprend une dimension culturelle ou institutionnelle et une autre, qui privilégie des critères purement linguistiques, se retrouve chez divers auteurs. Par exemple, à la question « Qu’est-ce au juste que la société civile du Québec anglophone ? », Stevenson répond en citant deux opinions contradictoires, résumées par Reed Scowen et Gary Caldwell, deux ardents défenseurs du Québec anglophone (Stevenson, 1999 : 294-295). Caldwell, d’une part, « considère les anglophones non comme un ensemble hétéroclite de personnes qui partagent par hasard une même langue, mais comme un fragment culturel important dans la mosaïque québécoise » (Stevenson, 1999 : 295). Le patrimoine culturel des anglophones se compose à moitié « de la tradition culturelle britannique, d’un dixième de culture juive et de quatre dixièmes de diverses origines culturelles européennes, asiatiques, antillaises et américaines » (Caldwell, 1998 : 277)3. Gretta Chambers, l’ancienne chancelière de l’Université McGill, soutient pour sa part qu’en fait, ce que partagent les anglophones n’est ni l’ethnicité ni des lieux communs culturels, mais « les liens de la langue dans laquelle leurs institutions ont été créées au service de leur communauté » (Chambers, 2000 : 319). Il semble que la communauté d’expression anglaise se soucie de la vitalité de ses institutions et non de celle de sa langue, qui profite de la force de l’anglais ailleurs au Canada, aux États-Unis et dans le reste du monde :
3. Caldwell lui-même semble avoir modifié sa définition de la communauté anglophone. Dans un chapitre d’un ouvrage paru en 1998 (d’après Caldwell, 1994), il définit cette communauté en fonction de deux critères : être né au Canada et posséder l’anglais comme langue maternelle, cette dernière étant « un indicateur assez valable et fiable de la socialisation précoce » qui s’inscrit principalement dans « la dynamique anglais-français au Canada » (Caldwell, 1998 : 276). Cependant, en 2002, dans un chapitre sur les réactions des anglophones face à la Charte de la langue française, Caldwell choisit d’élargir la définition de la population anglophone pour y inclure les Québécois qui parlent anglais à la maison (voir Caldwell, 2002 : 27).
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Les anglophones ne craignent pas de perdre leur langue dans un Québec francophone. Lorsque ce phénomène se produit, on considère que c’est la conséquence d’un choix délibéré et non d’un diktat culturel. Ce qu’ils craignent véritablement, sur le plan linguistique, c’est la perte ou l’affaiblissement de leurs institutions. (Chambers, 2000 : 319)
Parmi ces institutions figure traditionnellement un système d’enseignement de langue anglaise bien développé du niveau primaire au niveau universitaire, y compris l’Université McGill, la plus ancienne université de Montréal, et un réseau de santé et de services sociaux4. Il vaut la peine de noter en passant que le système d’enseignement joue un rôle majeur pour ce qui est de renforcer l’existence des communautés francophones et anglophones, étant donné que les écoles sont « les principaux lieux de socialisation linguistique et jouent un rôle très important dans l’intégration des nouveaux arrivants dans “les communautés de langue officielle” existantes » (Lamarre et Rossell Paredes, 2003 : 68). Scowen, pour sa part, définit un anglophone sur le plan linguistique comme « toute personne qui parle anglais, ou du moins qui utilise l’anglais comme principale langue de communication » (Stevenson, 1999 : 295). Certains sont en effet allés jusqu’à soutenir que la population anglophone est tout simplement « une communauté disparate de communautés » qui n’ont rien de commun hormis le fait qu’elles parlent la même langue (voir Lazar, 2001 : 22), et que le terme Anglo-Québécois désigne « un concept démographique créé par des gouvernements relativement récents » (Lazar, 2001 : 17). Le Quebec Community Groups Network, groupe de coordination formé en 1995 et qui chapeaute 24 associations anglophones à travers le Québec5, applique lui aussi un critère linguistique – le simple choix d’utiliser l’anglais –, mais insiste sur l’importance de l’identification à la communauté ainsi définie : « La communauté anglophone du Québec se compose de plusieurs communautés variées, multiculturelles et multiraciales. 4. En outre, une municipalité entière peut constituer une « institution anglophone ». C’est tout du moins ce que Peter Trent, maire de Westmount, municipalité à forte majorité anglophone, soutenait lors des débats sur les fusions municipales à Montréal. Selon Trent, Westmount possède ses propres éléments « institutionnels » uniques, dont le Club de boulingrin, la bibliothèque de Westmount et le Royal Montreal Regiment (voir Winer, 2001 : 155). 5. Le réseau, qui reçoit un soutien financier de la part de Patrimoine Canada, comprend divers organismes dont certains ont une portée régionale et d’autres se concentrent sur un secteur particulier, allant de la Québec Farmers’ Association et de l’Association des Townshippers au Réseau communautaire de santé et de services sociaux et aux Services d’emploi pour les jeunes.
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Dans ces communautés il y a des citoyens de partout au Québec qui ont choisi de parler anglais et qui s’identifient à la communauté anglophone » (Quebec Community Groups Network, 2005 : 8). La large portée de cette définition n’est pas étonnante, étant donné que le mandat du Quebec Community Groups Network est de soutenir et de promouvoir la vitalité de la communauté et l’utilisation de l’anglais au Québec, et que le fait de maximiser le nombre de Québécois comptant parmi les anglophones permet une augmentation du financement provenant du gouvernement fédéral (voir par exemple Jedwab (2002 : 190-191) sur ce qu’il appelle « la démographie de l’identité »). Le Quebec Community Groups Network plaide pour un terme « plus ouvert que fermé, plus descriptif que définitif », étant donné le « mélange de plus en plus complexe d’ethnies, de cultures et de religions », et le fait qu’« un nombre [sic] croissant de la société québécoise ne se voit pas dans ces contextes de communautés francophones ou anglophones distinctes » (Quebec Community Groups Network, 2005 : 8 ; voir aussi § 8.3). Le tableau 8.1 montre l’évolution de la taille de la communauté anglophone au Québec d’après les trois catégories employées dans le recensement : la langue maternelle, la langue parlée à la maison et la première langue officielle parlée, d’après les données des recensements de 1991 et de 20016. À l’examen des données du tableau 8.1, on comprend que le Québec anglophone soit souvent dépeint sous la forme d’une communauté en régression : par exemple, la population anglophone définie selon les critères de l’anglais comme langue maternelle ou de seule langue parlée à la maison est en diminution, avec des pertes de 7,4 % et de 2,1 % respectivement au cours de la décennie 1991-2001. Les Anglo-Québécois ont toujours été une communauté mobile, mais l’émigration interne considérable et les faibles taux d’immigration interne anglophone vers la fin des années 1970, conjugués à de faibles taux de natalité, ont contribué à un déclin marqué des effectifs (voir Magnan, 2004 : 16). L’émigration interne a été le résultat 6. Les questions du recensement canadien sur la langue ont évolué, reflétant ainsi la diversité croissante du Canada : « la langue maternelle » a été utilisée comme catégorie dans le recensement pour la première fois en 1921, « la langue parlée à la maison » en 1971 et « la première langue officielle parlée » en 1991 (Stevenson 2004 : 330). Le gouvernement fédéral utilise « première langue officielle parlée » pour déterminer ses responsabilités dans le cas de la prestation de services publics dans les deux langues officielles (voir Magnan, 2005 : 9). C’est également la variable qui représente l’hétérogénéité des anglophones du Québec, comprenant les groupes minoritaires dont l’anglais n’est pas la langue maternelle et ceux qui utilisent l’anglais dans la sphère publique.
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direct de l’élection du Parti Québécois en 1976 et de l’adoption de la Charte de la langue française l’année suivante, et la majorité de ceux qui ont quitté la province étaient d’ascendance britannique. D’après les chiffres du recensement, entre 1971 et 1981, 158 000 personnes de langue maternelle anglaise ont quitté la province, ce qui représente une baisse de 12 % (voir Bourhis et Lepicq, 2004 : 22). Tableau 8.1 Évolution de la communauté anglophone selon divers critères, données des recensements de 1991 et de 2001 Critères du recensement
1991
Langue maternelle, anglais seulement Langue maternelle, anglais ou anglais et autre Langue parlée à la maison, anglais seulement Langue parlée à la maison, anglais ou anglais et autre Première langue officielle parlée, anglais seulement « Minorité de langue officielle »* Première langue officielle parlée, anglais seulement ou anglais et français
2001 601 405 738 640 716 155 800 275 832 050 904 305
557 040 622 140 700 890 784 995 828 730 918 955
976 560
1 009 180
* Définie officiellement comme « le nombre dont la première langue officielle parlée est la langue officielle minoritaire dans la province, plus la moitié de ceux dont la première langue officielle parlée est à la fois l’anglais et le français » (Stevenson, 1999 : 19).
Sources : Recensement de 1991 : Stevenson (1999 : 19) ; Recensement de 2001 : Jedwab (2004a : 8).
Bien que l’ampleur de l’émigration interne des Québécois anglophones ait récemment ralenti, un certain mouvement persiste, avec « une perte nette de plus de 29 000 anglophones due à la migration interprovinciale entre 1996 et 2001, dont 18 000 quittant la région de Montréal » (Jedwab, 2004 : 3). Le départ de jeunes anglophones a beaucoup préoccupé la communauté : au cours de la période allant de 1996 à 2001, le taux de migration des jeunes de langue maternelle anglaise de 25 à 34 ans était de 15,8 %, contre 6,1 % pour les jeunes de langue maternelle allophone et de 1,6 % pour les jeunes de langue maternelle française (voir Magnan, 2004 : 34). On a invoqué diverses raisons pour expliquer l’émigration interne des jeunes anglophones, comme le précise Magnan dans son analyse des études portant sur les jeunes Anglo-Québécois et la migration, y compris les suivantes : ces jeunes estiment que leurs compétences en français ne sont pas forcément suffisantes ; ils ne se sentent pas admis au sein de la société francophone ; ils ne sont pas d’accord avec les lois linguistiques ; ils quittent le
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Troisième partie • Diverses expériences
Québec pour poursuivre leurs études ou pour trouver du travail (voir Magnan, 2004 : 52-53). Dans une étude publiée en 2006 par le Groupe de recherche sur la migration des jeunes, cependant, il semble que les tendances migratoires des jeunes anglophones soient en train de changer, une majorité de jeunes anglophones démontrant désormais un engagement vis-à-vis de la province (voir Magnan, Gauthier et Côté, 2006)7. Les opinions au sujet du déclin de la population anglophone pour l’avenir sont contradictoires : selon Termote, par exemple, « il est clair que l’on assiste à une érosion significative et continuelle du groupe anglophone au Québec » (2002 : 24, cité dans Magnan 2004 : 17), tandis que Castonguay (2002a) « prévoit […] une stabilisation de la population Anglo-Québécoise » (Magnan, 2004 : 17). L’émigration interne est compensée par l’arrivée en grand nombre d’immigrés parlant l’anglais comme langue seconde, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, dont environ 48 000 dans les années 1990 (voir Jedwab, 2004 : 13). Le critère de la première langue officielle parlée, qui s’applique aussi aux immigrants, dépeint en fait une communauté d’expression anglaise en croissance : les chiffres du tableau 8.1 pour la « minorité de langue officielle », par exemple, montrent une légère augmentation de 1,6 % entre 1991 et 2001. De plus, les divers critères employés pour définir la population anglophone donnent des résultats différents en ce qui concerne la proportion d’anglophones au Québec : selon le critère de la langue maternelle, les Québécois d’expression anglaise comptent pour 8,3 % de la population totale, alors que selon la langue parlée à la maison, le pourcentage est de 11,6 %, et que pour la première langue officielle parlée, il atteint 12,9 % (voir Jedwab, 2004 : 10). Il existe également des différences frappantes entre les communautés d’expression anglaise à Montréal et celles des autres régions du Québec. Les anglophones de l’extérieur de Montréal sont plus souvent d’ascendance britannique que ceux de Montréal, et comme ils vivent dans une plus grande proximité avec la population francophone, on relève une tendance à « un plus haut degré de mixité entre les deux communautés » (Jedwab, 2002 : 196). Cette « mixité » dans les régions se reflète dans la question du recensement sur la langue parlée le plus souvent à la maison, qui a été adaptée
7. Cette étude a été réalisée à partir d’un sondage téléphonique effectué auprès de 1 237 anglophones, du printemps 2004 à l’hiver 2005, dont 33,1 % provenaient de la région de Montréal et 66,9 % d’autres régions du Québec. Parmi les participants, 60 % sont nés au Québec, 12 % dans une autre province canadienne et 27,9 % hors du Canada (Magnan, Gauthier et Côté 2006).
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en 2001 de manière à inclure les « personnes qui parlent “uniquement, surtout, à égalité ou régulièrement” une langue officielle à la maison ». En additionnant toutes ces catégories, le nombre de personnes qui parlent anglais à la maison atteint 1 190 435 (voir Jedwab, 2004 : 8). La mixité, qui n’est pas uniquement linguistique mais qui peut aussi se traduire par un taux croissant d’exogamie, c’est-à-dire de mariages entre anglophones et non-anglophones (voir Jedwab, 2002 : 193), prend des formes différentes à Montréal et en région : l’intégration entre anglophones et allophones est plus accentuée dans la première et celle entre anglophones et francophones dans la seconde (voir Jedwab, 2004 : 9). Les Québécois anglophones représentent-ils donc davantage qu’un ensemble d’individus utilisant l’anglais dans la vie quotidienne ? Certes, il semble que l’hétérogénéité culturelle et ethnique qui caractérise cette population ne crée pas nécessairement de valeurs ou de coutumes communes. Cependant, les institutions de langue anglaise peuvent créer des lieux communs partagés et un sentiment d’enracinement communautaire chez les anglophones. Par ailleurs, la reconnaissance des contributions passées et actuelles des anglophones au Québec, du caractère fondamentalement français de la société québécoise et d’un sentiment d’appartenance au Québec en général peut servir d’ancrages communautaires (voir Legault, 1992 : 197-198).
8.2
Les Québécois anglophones sont-ils des « citoyens à part entière » ?
En juin 2005, la maison CROP, pour le compte du quotidien francophone La Presse, a mené un sondage auprès des Québécois pour connaître leurs opinions au sujet de l’éventuelle élection au poste de premier ministre d’une femme, d’un homosexuel, d’un Noir ou d’un anglophone. Le sondage fut réalisé au moment où le Parti Québécois se choisissait un nouveau chef à la suite de la démission de Bernard Landry, et parmi les neuf candidats au poste se trouvaient une femme et un homme ouvertement gai. Il vaut la peine de se demander pourquoi La Presse a ajouté un Noir et un anglophone à la liste des premiers ministres possibles, puisque aucun candidat correspondant à ces caractéristiques n’était en lice. Le journal était-il sérieux, ironique ou provocateur ? Certes, cet ajout donnait une liste bien diversifiée de groupes minoritaires, reconnaissables comme tels selon divers critères. Les anglophones s’insèrent tout naturellement dans cette liste de minorités.
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Troisième partie • Diverses expériences
La position éditoriale de La Presse au cours des quelque 25 dernières années s’est avérée plutôt fédéraliste, bien que l’on puisse soutenir qu’il existe une diversité d’opinions politiques chez ses journalistes et chroniqueurs. Cela indiquerait une intention sérieuse de la part du journal, d’autant plus que l’éditorialiste en chef, André Pratte, avait donné en 2005 une conférence dans laquelle il faisait l’éloge d’un nouveau type de leadership consensuel au sein de la communauté anglophone au Québec et où il exprimait son espoir d’un dialogue renouvelé entre francophones et anglophones (voir Pratte, 2005a ; voir aussi Pratte, 2005b). Il pourrait donc s’agir d’un réel désir de savoir si ces sentiments pro-anglophones étaient partagés par le grand public. Et pourtant, la provocation fait vendre les journaux, et sur la photo à la une de cette édition, les divers candidats minoritaires étaient représentés par des jeunes en jeans et tee-shirts – ce qui indique que l’on cherchait aussi à savoir jusqu’à quel point ces minorités sont acceptées dans la société québécoise en général, plutôt que comme simples candidats au poste de premier ministre. Tableau 8.2 Résultats du sondage CROP-La Presse : les Québécois et le choix d’un premier ministre, réalisé en 2005* Question Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à ce qu’une FEMME devienne premier ministre du Québec ? Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à ce qu’un(e) NOIR(E) devienne premier ministre du Québec ? Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à ce qu’une personne HOMOSEXUELLE devienne premier ministre du Québec ? Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à ce qu’un(e) ANGLOPHONE devienne premier ministre du Québec ?
Favorable
Opposé
88 %
4%
NSP/Refus/ Indifférent 8%
81 %
9%
10 %
76 %
11 %
13 %
57 %
35 %
8%
* Les résultats du sondage reposent sur 1 001 entrevues téléphoniques effectuées du 16 au 27 juin 2005. La marge d’erreur augmente lorsque les résultats portent sur des sous-groupes de l’échantillon. Source : La Presse, 30 juin 2005.
8 • Transformations du Québec anglophone
199
Les résultats du sondage, présentés dans le tableau 8.2, montrent une opposition importante à un premier ministre anglophone (35 % contre) par rapport à d’autres catégories (entre 4 et 11 %). Une répartition partielle des résultats montre que 52 % des francophones étaient favorables à l’élection d’un premier ministre anglophone, contre 80 % des non-francophones (voir Lessard, 2005), le dernier chiffre correspondant au pourcentage général en faveur d’une femme, d’un Noir ou d’un homosexuel comme premier ministre. Cette tendance à refuser un premier ministre anglophone parmi certains répondants francophones est à lier à un manque d’acceptation des anglophones en général, comme l’ont révélé les réactions des lecteurs au sondage, dont La Presse avait publié des extraits le 2 juillet 2005. En particulier, La Presse avait invité ses lecteurs à répondre aux questions suivantes : « Les Québécois anglophones sont-ils moins québécois que les autres ? Les Québécois seraient-ils chauvins ? » Ce qui frappe dans les réponses obtenues, ainsi que dans les articles et les éditoriaux de La Presse qui ont accompagné les résultats du sondage et qui ont été publiés les jours suivants, est ce qui peut se dire en public au sujet des anglophones. Dans les lettres des lecteurs, comme dans les contributions à divers forums en ligne sur les résultats du sondage, on note une gamme polarisée d’opinions au sujet des anglophones, allant de l’hostilité pure à des positions d’appui et d’inclusion, en passant par des opinions plus nuancées et modérées. De façon générale, la réponse à la première question de La Presse est oui : pour certains francophones, les Québécois anglophones sont moins québécois que les autres. Comme le conclut Pratte dans son éditorial du 4 juillet intitulé « Notre maître, le passé », « [l]e sondage révèle [...] que dans l’esprit de beaucoup de francophones, les anglo-Québécois ne sont pas encore Québécois à part entière » (Pratte, 2005c). Pour poursuivre la discussion sur les définitions de la communauté anglophone du Québec amorcée à la section précédente, comment alors les lecteurs de La Presse et les participants aux forums Internet comprennent-ils le terme anglophone ? Il semble que certains francophones ne conçoivent pas qu’un anglophone puisse parler français (voir § 8.3). Il est aussi vrai que d’autres font automatiquement le lien entre les anglophones et les « Anglais », les « méchants » ou « maudits Anglais », les vainqueurs de la colonie française à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759, victoire qui eut pour résultat de placer la colonie sous le régime britannique en 1763, avec la signature du Traité de Paris. La dimension historique du refus de la part de certains francophones d’accepter un premier ministre anglophone est soulevée par
200
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André Pratte. Il affirme que leur réaction négative se comprend dans une certaine mesure, « compte tenu de notre histoire de dominés » (Pratte, 2005c) : dominés pendant la Conquête, soumis au régime britannique, qui a néanmoins laissé aux Canadiens français leur langue et leur religion ; dominés pendant l’industrialisation des XIXe et XXe siècles par les anglophones qui dirigeaient les entreprises et les usines où peinaient les francophones ; et dominés plus récemment par le Canada anglophone qui a refusé de reconnaître le statut du Québec comme société distincte et francophone (pour un historique détaillé des relations entre anglophones et francophones au Québec, voir par exemple Rudin, 1985 ; Stevenson, 1999 et 2000. Un autre élément crucial de l’anglophobie exprimée se trouve dans la question de la souveraineté ou de l’indépendance du Québec. Certains commentateurs politiques voient les résultats du sondage comme le reflet du « prolongement du constant clivage entre fédéralistes et souverainistes au Québec » (Lessard, 2005). Lessard estime que la plupart des 35 % opposés à un premier ministre anglophone seraient des souverainistes, sympathisants du Parti Québécois. Selon le politicologue Réjean Pelletier, ces souverainistes « se disent qu’un anglophone serait obligatoirement libéral et fédéraliste. Ils ont des problèmes à distinguer leurs convictions sur la question nationale d’un candidat au poste de premier ministre » (cité dans Lessard, 2005). La perception que les anglophones sont fédéralistes et non souverainistes est confirmée par un sondage réalisé par Léger Marketing en mai 2005 auprès de 2 008 répondants, selon lequel l’appui à la souveraineté, comprenant une association économique et politique avec le reste du Canada, était de 62 % parmi les francophones, de 31 % parmi les allophones et de 13 % seulement parmi les anglophones (voir Léger Marketing, 2005). On pourrait soutenir que le sondage réalisé par La Presse ne peut être considéré comme représentatif des attitudes de la population dans son ensemble et que les résultats ne peuvent être utilisés pour parler de l’acceptation des anglophones en général. Pourtant, le sondage indique que, dans certains discours publics au Québec, les anglophones sont la cible autorisée de préjugés. Deux des journalistes de La Presse qui ont commenté les résultats du sondage maintiennent en effet que les anglophones ne sont pas protégés par les principes du politiquement correct : Les Anglo-Québécois ne sont pas une catégorie de personnes protégées par la political correctness. On peut dire ouvertement son hostilité aux anglophones du Québec, personne, ou presque, ne va vous dénoncer sur la place publique, vous n’aurez pas la commission des droits sur le dos [...]. Il existe,
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de fait, dans un courant marginal de l’opinion québécoise, une anglophobie bien palpable, c’est-à-dire une hostilité viscérale. (Boisvert, 2005) Il n’y a pas de doute que les Québécois sont très ouverts à l’égard des minorités. Mais il suffit d’écouter la rumeur, jusque dans les coulisses du mouvement souverainiste, pour constater que les résistances au sujet des homosexuels, notamment, sont passablement plus fortes que ce que révèlent les sondages. Simplement, ces résistances ne sont pas avouables, rectitude politique oblige. Tandis qu’aujourd’hui, dire du mal des « Anglais » est acceptable et accepté. (Pratte, 2005c)
L’anglophobie relevée ci-dessus n’est pas nécessairement évidente dans les interactions quotidiennes, où les relations sont généralement considérées comme cordiales (voir par exemple Larrivée, 2003 : 176-177). Une enquête téléphonique menée par l’Institut Missisquoi en 2000 auprès de 1 264 francophones, au sujet de leurs attitudes envers les Québécois anglophones, indique une nouvelle orientation dans le sens d’attitudes plus positives des francophones envers les anglophones. Selon les résultats du sondage, « il existe beaucoup de signes qui dénotent un amenuisement de la distance sociale entre les francophones et leurs voisins anglophones. Le bilinguisme et le contact social avec des anglophones sont des éléments de plus en plus importants parmi les répondants francophones » (Institut Missisquoi, 2001b : 11). Chambers fait contraster ces relations sociales amicales entre les deux populations dans leurs interactions quotidiennes avec le discours public, où les préjugés envers l’autre tendent à se renforcer au point de s’enraciner et d’aboutir à un rejet réciproque (voir Chambers, 2000 : 325). Ce point est également souligné par Tully qui fait remarquer à la fois la « double appartenance » des anglophones du Québec et la nature cyclique de leur sentiment d’appartenance au Québec, selon le climat politique : Parallèlement à leur fort sentiment d’appartenance au Canada, les membres de la minorité anglophone du Québec ont développé au cours des 40 dernières années un fort sentiment d’appartenance et d’identification à la société québécoise, en raison de leur participation au débat public sur l’avenir du Québec. [...] Dès qu’ils sont exclus des discussions, pourtant, comme c’était le cas pendant et après le référendum de 1995, et que leurs revendications de reconnaissance en tant que minorité restent lettre morte, ce sentiment d’appartenance et d’identité comme citoyens du Québec se dissipe, beaucoup quittent la province, et les revendications intransigeantes de ceux qui restent s’accentuent, telles que la partition en cas de sécession. (Tully, 2001 : 25-26)
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Troisième partie • Diverses expériences
Il se peut que les Québécois anglophones éprouvent de plus en plus un sentiment « d’appartenance citoyenne » au Québec. Pourtant, il semble que leur attachement au Canada reste sensiblement plus fort, ce qui se comprend peut-être du fait que le Canada forme la toile de fond constante d’un sentiment d’attachement et de loyauté nationale – découlant pour certains d’une affiliation historique au Canada anglais, et pour d’autres, surtout les immigrants, de leur statut officiel de citoyens canadiens. Un sondage mené en 2003 par Statistique Canada sur l’engagement social à travers le pays a constaté que le sentiment d’appartenance au Canada chez les Québécois anglophones était sensiblement plus fort que celui des Québécois francophones (66,2 % d’anglophones le décrivent comme très fort, contre 29 % des francophones) et était légèrement plus fort que celui des anglophones dans le reste du Canada (58,2 %) (Statistique Canada, 2004)8. Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, le sentiment d’appartenance au Québec des Québécois anglophones n’était manifestement pas aussi fort que celui des Québécois francophones (69,6 % des premiers le décrivent comme très fort ou fort, contre 84,1 % pour ce qui est des seconds) ; cependant, il est significatif qu’il ne soit pas non plus aussi fort que le sentiment d’appartenance à leur province des anglophones dans le reste du Canada (76,7 %). En dépit de la promotion par les autorités québécoises d’une conception de la citoyenneté accordant une grande importance à la dimension identitaire (voir § 2.3), cela ne se traduit pas nécessairement par un sentiment d’allégeance et d’appartenance à une nouvelle nation civique québécoise (voir le chapitre 3). Dans son analyse du rapport de la Commission Larose, par exemple, Jean-Pierre Proulx soutient que, « s’il est indiscutable qu’un grand nombre de Québécois anglophones participent en français à la vie de la société et qu’ils se considèrent comme “citoyens du Québec” [...], il est tout à fait improbable que la communauté anglophone s’identifie pour l’heure à la “nation québécoise”, même définie comme une nation civique et inclusive » (Proulx, 2001).
8. Le sondage ne donnait pas de définition de l’appartenance et les participants « basaient leurs réponses sur leur propre compréhension du terme » (Statistique Canada, 2004 : 5). Le sondage faisait la distinction entre les francophones et les anglophones en fonction du critère de la langue parlée à la maison. Aucune information n’indique à quel moment de l’année 2003 le sondage a eu lieu, c’est-à-dire s’il s’est tenu avant ou après l’accession au pouvoir du Parti libéral du Québec dans la province. L’élection des Libéraux a sans doute eu un effet positif sur la mesure par laquelle la communauté anglophone, majoritairement fédéraliste, se sentait à l’aise au Québec.
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Ainsi, même si les anglophones ne s’opposent pas forcément à l’idée de participer à la société québécoise, ils pourraient bien éprouver une certaine réticence à faire partie de la nation civique du Québec. Une telle réticence peut s’expliquer de diverses façons, selon Seymour (2005 : 61) : certains anglophones croient qu’ils devraient renoncer à leur identité canadienne, ou que l’allégeance envers le Québec devrait avoir priorité sur leur allégeance envers le Canada ; certains « ont peur de souscrire à la nation québécoise parce qu’ils croient que cela risque de favoriser l’accession du Québec à la souveraineté » ; d’autres considèrent que les Québécois francophones ne perçoivent pas leur nation comme civique mais plutôt comme ethnoculturelle, et les anglophones ne se sentent pas inclus par les francophones ; d’autres « croient que leurs droits ne sont pas suffisamment reconnus ». Seymour formule deux recommandations pour l’établissement d’une identité nationale partagée : premièrement, les droits des anglophones doivent être reconnus – que ce soit au niveau officiel par le gouvernement, ou au niveau officieux par la population dans son ensemble – afin qu’ils puissent se sentir membres à part entière de la nation québécoise (voir Seymour, 2005 : 61-62). Il définit explicitement ces droits comme étant enchâssés dans les établissements de langue anglaise (par exemple, écoles, collèges, universités, hôpitaux et CLSC9), établissements que Seymour considère comme des symboles du « vouloir-vivre collectif de la communauté [anglophone] » (Seymour, 2005 : 60 ; voir aussi Chambers, 1999 : 255). Deuxièmement, les Anglo-Québécois eux-mêmes doivent reconnaître que « le maintien du [...] du français comme langue publique commune au Québec est un droit collectif pour le peuple québécois dans son ensemble. Tous les citoyens du Québec doivent admettre que les droits et libertés des individus n’ont pas la primauté absolue sur le droit des peuples » (Seymour, 2005 : 63). La question de l’égalité des droits entre anglophones et francophones a été au cœur du discours radical des groupes de pression anglophones comme Alliance Québec et des avocats voués à la défense des droits des anglophones tels que Brent Tyler, lui-même ancien président d’Alliance Québec. Le discours anglophone radical considère, par exemple, que les lois en matière d’affichage du Québec sont un affront à l’égalité des deux langues
9. Les CLSC, ou centres locaux de services communautaires, sont des établissements dirigés par le gouvernement du Québec.
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Troisième partie • Diverses expériences
officielles du Canada (voir Larrivée, 2003 : 182). Cependant, il faut se rappeler que l’anglais et le français ne sont pas égaux au Québec : La difficulté de la parité repose sur une observation simple partagée non seulement par des gouvernements québécois successifs, mais aussi par la Cour suprême fédérale et les services diplomatiques canadiens dans des milieux officiels tels que l’UNESCO, par exemple. Accorder à l’anglais un statut égal mettrait en danger la situation du français au Québec. [...] Avec la prééminence continentale de l’anglais et son prestige international, la parité constituerait seulement une version apparente d’égalité, qui jouerait inévitablement au détriment du français. (Larrivée, 2003 : 182-183)
Si la question de la parité absolue entre l’anglais et le français est problématique, les droits linguistiques des Québécois anglophones sont protégés sur le plan juridique, bien qu’une telle protection ait souvent été le résultat de protestations de la part des anglophones. Au palier fédéral, les droits linguistiques des anglophones ont été enchâssés pour la première fois dans l’article 113 de la Loi constitutionnelle de 1867, année où le Québec est entré dans la Confédération : l’article stipulait que l’anglais pourrait être utilisé au Parlement et dans les tribunaux au Canada et au Québec. Remplaçant la loi initiale de 1969, la nouvelle Loi sur les langues officielles (L.R., 1985, c. 31 [4e suppl.]) était conforme aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (Loi constitutionnelle, 1982, art. 33) et a constitué un jalon important dans la consolidation des droits linguistiques des minorités, du côté anglophone – et du côté francophone. La loi précise que le gouvernement du Canada « s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne » (Loi sur les langues officielles, L.R., 1985, c. 31 [4e suppl.], art. 41). Au niveau provincial, les anglophones ont été responsables de modifications à la Charte de la langue française (voir § 5.1), souvent par l’entremise des groupes de pression anglophones. C’est après la victoire du Parti Québécois en 1976 que sont apparues diverses organisations anglophones vouées à la défense des intérêts des anglophones, tels que l’affichage bilingue, le maintien des soins de santé et des services sociaux en anglais, l’accès élargi aux écoles de langue anglaise et le renversement de l’émigration interne des anglophones du Québec (voir Jedwab, 2005 : 8). L’une des organisations les plus importantes à cet égard a été Alliance Québec, créée en 1982, qui a constitué un exutoire aux préoccupations des anglophones.
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Elle se voulait « une association d’anglophones modérés à l’échelle provinciale et [...] espérait amorcer un dialogue constructif avec le gouvernement » (Stevenson, 1999 : 171), qui était encore, à ce moment-là, le Parti Québécois, de tendance souverainiste. La première victoire marquante d’Alliance Québec fut l’adoption du projet de loi 57 en 1983 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, c. 56), qui a, entre autres, modifié le préambule de la Charte de la langue française de manière à y inclure l’affirmation que « l’Assemblée nationale respectait les institutions de la communauté d’expression anglaise du Québec » (Stevenson, 1999 : 172). De 1982 à 1985, Alliance Québec a été vue comme une organisation efficace, soutenue par la communauté anglophone et reconnue comme son représentant légitime par le gouvernement du Parti Québécois (voir Stevenson, 1999 : 175). Depuis 1985, pourtant, Alliance Québec a connu une trajectoire plus difficile comme défenseur des droits des anglophones. À partir du milieu des années 1990, en particulier, cet organisme a été quelque peu victime de la personnalité de son président : elle s’est en effet radicalisée sous la direction de William Johnson, élu président en 1998, qui « préconisait la partition, le bilinguisme officiel et l’action directe auprès des tribunaux et dans la rue » (voir Seymour, 2005 : 53). En mars 2005, les difficultés financières de l’organisme ont fait la une des journaux : Patrimoine Canada, qui fournit un soutien financier aux groupes linguistiques minoritaires, avait réduit de moitié la subvention annuelle d’Alliance Québec à 200 000 $, parce qu’elle n’avait pas rempli certaines des conditions de son financement. Certains anglophones ont interprété ce geste comme une tentative délibérée de faire taire l’organisme, qui a souvent critiqué les réponses fédérales aux préoccupations des anglophones (voir Forestier, 2005). Sur une note plus optimiste, l’un des membres fondateurs d’Alliance Québec, John E. Trent, a été nommé membre du Conseil de la langue française vers la fin de 2005. La présence d’un anglophone au Conseil signifie, en théorie du moins, qu’un membre de la communauté anglophone est bien placé pour faire valoir les préoccupations de la communauté (voir Le Devoir, 12 octobre 2005). Il ne s’agit que d’une seule nomination, mais elle revêt un caractère symbolique. Comme le soutient Jedwab, « [v]oir les membres de son groupe reflétés dans des instances gouvernementales et décisionnelles est une question critique pour les groupes minoritaires » (Jedwab, 2004 : 51). En effet, la notion d’appartenance a une composante politique, et on pourrait soutenir que la réticence de certains anglophones
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Troisième partie • Diverses expériences
à l’appartenance pleine et entière au Québec se reflète dans le fait qu’ils sont de plus en plus absents du dialogue politique. Cependant, cette absence pourrait bien être en partie une démarche pragmatique : André Pratte, quant à lui, maintient que l’une des raisons pour lesquelles les relations entre anglophones et francophones sont plus harmonieuses est justement le fait que les anglophones tentent d’éviter de soulever en public des questions qui sont pour eux pertinentes, travaillant discrètement sur le plan local afin d’éviter la confrontation (voir Pratte, 2005c). Il reste néanmoins des problèmes de représentation qui relèvent moins de la réticence des anglophones que de l’apparente hésitation des institutions québécoises à embaucher du personnel anglophone : les anglophones (et les allophones) sont sous-représentés dans la fonction publique du Québec. Par exemple, les chiffres de 1996 montrent que les anglophones et les allophones, qui formaient alors 18 % de la population, ne comptaient que pour 3 % des fonctionnaires (voir Bourhis et Lepicq, 2004 : 33). Considéré par certains comme le plus représentatif des organismes de la communauté anglophone (voir Seymour, 2005 : 53), le Quebec Community Groups Network maintient que l’invisibilité anglophone se perpétue en raison de divers facteurs : 1o un leadership quelque peu insensible aux nouvelles réalités multiculturelles du Québec anglophone ; 2o le manque de représentation anglophone dans les institutions (francophones) du Québec, ce qui signifie que « la communauté majoritaire francophone est moins sensible aux préoccupations des anglophones » ; 3o le problème de l’émigration interne des jeunes ; et 4o une certaine complaisance des membres de la communauté, qui ont d’autres priorités (voir Quebec Community Groups Network, 2005 : 14-15). Ce dernier facteur résulte d’un ensemble complexe d’éléments, y compris de ce que certains perçoivent comme la futilité de tenter de promouvoir le changement sociétal, un retrait de la communauté en général dans le giron du réseau social immédiat, le sentiment chez certains anglophones que leur maîtrise du français ne sera jamais suffisante pour leur permettre de participer pleinement à la société en général, et l’identification à plus d’un groupe linguistique. Bien que le Quebec Community Groups Network et d’autres reconnaissent l’importance de l’appartenance anglophone à la société québécoise en général, ce sentiment reste fragile. Déjà en 1991, Scowen affirmait qu’« un sentiment partagé d’appartenance à une communauté plus vaste » reposait sur le bilinguisme (Scowen, 1991 : 73). Cependant, selon Jedwab, les taux plus élevés de métissage et de bilinguisme n’ont pas nécessairement renforcé le sentiment d’attachement à la société
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québécoise (voir Jedwab, 2004 : 5). Il est clair que la question du bilinguisme nécessite un examen plus approfondi.
8.3
Le bilinguisme : pas de problème ( ?)
Dans une société où deux groupes parlant des langues différentes sont entrés cycliquement en conflit, la langue de l’autre groupe peut revêtir une énorme charge symbolique, incarnant la menace que l’on perçoit de la part de l’autre groupe sur sa propre survie. Au Québec, on remarque les signes d’un rapprochement progressif entre francophones et anglophones dans la prise de conscience croissante de l’importance d’apprendre et de connaître la langue de l’autre. Pour une partie des anglophones qui sont restés au Québec, cette prise de conscience s’est faite très tôt et s’est accompagnée de la reconnaissance du fait que rester et faire partie d’une minorité anglophone signifie forcément pouvoir participer à la nouvelle société civique québécoise, à travers l’apprentissage du français. En revanche, pour beaucoup de francophones, cette prise de conscience de l’importance d’apprendre l’anglais est un phénomène plus récent, qui doit moins sans doute au désir de « connaître l’autre » qu’au fait d’admettre que l’anglais n’est plus la langue de l’oppresseur, mais une langue mondiale dont l’acquisition est un choix judicieux sur le plan économique à plusieurs égards (voir aussi § 5.2). La « nouveauté » relative d’un bilinguisme plus ou moins répandu dans les deux groupes se reflète dans un projet entrepris par deux journalistes québécois, Jeff Heinrich du quotidien anglophone montréalais The Gazette et Matthieu Perreault du quotidien francophone La Presse. En juin 2002, à la suggestion d’Heinrich, ils ont participé à une expérience journalistique qui comportait un échange de quotidiens, de services de presse et de langues, une première dans le paysage médiatique du Québec. Heinrich et Perreault ont choisi d’écrire une série d’articles sur le bilinguisme à Montréal et dans la région environnante, tous deux incarnant l’évolution du bilinguisme au Québec en travaillant dans leur « autre » langue. Que les deux journaux aient donné leur accord à cet échange est révélateur de l’état des relations entre les deux communautés. Chaque journal a dû faire le pari que ses lecteurs trouveraient fascinant de lire sur « l’autre », ce qui suppose que les communautés anglophones et francophones restent encore plus ou moins cloisonnées, même si elles connaissent la langue de l’autre communauté. Les deux quotidiens sont en activité dans un milieu journalistique polarisé, où l’on considère que The Gazette, seul quotidien anglophone payant à
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Troisième partie • Diverses expériences
Montréal, joue un rôle majeur dans la représentation des intérêts des anglophones (voir par exemple Jedwab, 2005 : 16). Bien que The Gazette et La Presse ne se livrent pas ouvertement concurrence, au moment de la publication de ces reportages en 2002, The Gazette cherchait activement des lecteurs dans la population francophone de Montréal10. Le titre de la série différait légèrement dans chacun des journaux, mais tous deux soulignaient le sujet en employant des titres bilingues. The Gazette avait choisi : « Bilingualism ? Pas de problème », mais La Presse, légèrement plus hésitante à affirmer la nature harmonieuse du bilinguisme à ses lecteurs surtout francophones d’un peu partout dans la province, avait déplacé le point d’interrogation à la fin du titre : « Bilinguisme, No Problem ? » (voir Heinrich, 2002c). Cela laisse supposer qu’il subsiste encore chez les francophones certaines craintes au sujet de la domination de l’anglais. La série aborde un certain nombre de questions liées au bilinguisme, dont trois nous intéressent tout particulièrement, et que nous aborderons dans l’ordre : 1o le bilinguisme chez les anglophones, 2o le système d’éducation anglophone, et 3o le biculturalisme et la mixité entre les communautés francophones et anglophones. Le fait est bien documenté : les anglophones sont de plus en plus bilingues, et beaucoup considèrent même le français comme un élément indispensable : « Ne pas arriver à se débrouiller convenablement en français est maintenant très mal vu par tout anglophone qui se respecte » (Chambers, 2000 : 324). Le tableau 8.3 illustre les taux de bilinguisme en hausse parmi les personnes de langue maternelle anglaise entre 1971 et 200111.
10. The Gazette fait face à la concurrence de langue anglaise sous forme de deux hebdomadaires locaux gratuits (Hour et le Montreal Mirror), de deux quotidiens gratuits (Metro et 24 Hours) ainsi que des quotidiens canadiens National Post et The Globe and Mail, ces deux derniers cherchant activement des lecteurs anglophones à Montréal. Conformément à sa politique courante, The Gazette cible d’abord des lecteurs anglophones, « anciens » et « nouveaux », et ensuite des Montréalais francophones. 11. Des modifications apportées aux questions du recensement de 2001 auraient pu avoir influencé les résultats vers le haut (voir Castonguay, 2003).
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Tableau 8.3 Capacité de parler les deux langues officielles au Québec, par langue maternelle et année du recensement Langue maternelle Anglais Ni l’anglais ni le français Français
1971
1991
1996
2001
36,7 % 33,1 % 25,7 %
58,4 % 46,5 % 31,3 %
61,7 % 46,7 % 33,7 %
67,2 % 50,5 % 36,9 %
Sources. 1971-1996 : Stevenson (1999 : 305) ; 2001 : pourcentages calculés à partir des données du recensement canadien.
Dans la région métropolitaine de Montréal, le nombre de personnes bilingues dont la langue maternelle est l’anglais a suivi une progression semblable, voire plus importante, dans tous les groupes : parmi les anglophones, le nombre de personnes bilingues est passé de 35 % en 1971 à 68,6 % en 2001 ; parmi les allophones, de 35 % à 52,6 % ; et parmi les francophones, de 38 % à 50,4 % (Bourhis et Lepicq, 2004 : 37). Ce dernier chiffre représente la différence la plus frappante entre les données du tableau 8.3, générales, et celles concernant Montréal, qui reflètent le fait que les francophones de Montréal vivent à proximité de l’anglais, phénomène bien moindre dans les régions. Le nombre relativement élevé d’anglophones bilingues peut s’expliquer en partie par l’acquisition du français par les anglophones depuis l’introduction de la Charte de la langue française et « l’exode d’un nombre substantiel d’anglophones unilingues » (Bourhis et Lepicq, 2004 : 22). Le taux de bilinguisme chez les anglophones varie considérablement entre Montréal et les régions, et « [d]ans des régions comme les Cantons de l’Est, où la prédominance du français est irrésistible, il s’approche probablement du niveau de bilinguisme observé chez les francophones d’autres provinces » (Stevenson, 1999 : 305). Le « paysage auditif » du bilinguisme se modifie ; en d’autres termes, dans le paysage bilingue du Québec, on est en train de passer d’une époque où l’intégration linguistique dans « l’autre » langue passait par la maîtrise d’un accent authentiquement français ou anglais, à une autre, où l’accent authentique n’a plus autant d’importance : La diminution de l’importance de l’accent souligne un changement fondamental du rapport entre les deux solitudes linguistiques : les communautés francophones et anglophones apprennent lentement à démêler langue et
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Troisième partie • Diverses expériences
émotion. Pour les anglophones, il semble que cela soit une tâche plus facile. (M. Perreault, 2002b)
Perreault affirme qu’il « n’a pas encore réussi lui-même à démêler langue et émotions », et évoque son ambivalence et sa gêne à s’exprimer en anglais (voir M. Perreault, 2002a). Il cite divers experts qui conviennent qu’en général « les francophones ont plus d’ambivalence envers l’anglais » que les anglophones envers le français, que cela se manifeste par une moindre tolérance des accents que les anglophones, une ambivalence envers l’enseignement de l’anglais dans les écoles françaises, ou la transmission intergénérationnelle d’attitudes négatives envers l’anglais dans le passé, qui a retardé l’acquisition de la langue par les francophones (voir M. Perreault, 2002b). Néanmoins, une telle ambivalence diminue au sein de la jeune génération francophone, les données du recensement de 2001 montrant que 83,4 % des 15 à 24 ans de langue maternelle anglaise se considèrent comme bilingues. D’ailleurs, les jeunes anglophones font un plus grand usage du français que la génération plus âgée dans une variété de situations de la sphère publique, généralement lors de rencontres de services dans des centres commerciaux, des petites entreprises, des banques ou des CLSC, ou lors d’échanges verbaux dans des institutions gouvernementales (voir Béland, 1999, cité dans Jedwab, 2002 : 194-195). Cependant, ces jeunes anglophones conservent des habitudes culturelles liées à l’anglais, puisqu’ils privilégient nettement les journaux, les émissions de télévision et les films en anglais. La nouvelle génération d’anglophones bilingues a appris le français par l’intermédiaire de divers moyens : Certains ont grandi dans un milieu bilingue à la maison ; d’autres proviennent de familles anglophones, mais ont fréquenté par choix une école de langue française ; d’autres encore ont appris le français… à une école anglaise, grâce aux programmes d’immersion française et à d’autres modèles d’éducation bilingue. (Lamarre, 2005 : 554)
Cela soulève un deuxième aspect d’importance dont discutent Heinrich et Perreault, à savoir l’enseignement de « l’autre » langue dans le système d’éducation. Dans les 360 écoles de langue anglaise du système d’enseignement public au Québec, le français est obligatoire de la première année du primaire à la dernière année du secondaire (voir Lamarre, 2005 : 557). La communauté anglophone au Québec a reconnu l’importance du français à partir des années 1960, et c’est à Montréal qu’a été introduite pour la première fois l’immersion française, un modèle d’apprentissage linguistique qui allait se répandre au Canada et ailleurs, dans lequel au moins 50 % du programme d’études est enseigné en français aux élèves qui apprennent le français langue seconde (voir par exemple Genesee, 1987 : 1). La motivation de l’immersion
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est venue d’un petit nombre de parents « libéraux » qui considéraient que la compétence en français était « normale » pour leurs enfants, et les administrateurs scolaires leur ont ensuite emboîté le pas (voir Lamarre, 2005 : 564-565). Perreault a relevé l’intérêt des anglophones pour le français, démontré par la popularité continue des classes d’immersion française : par exemple, plus de 27 % des élèves anglophones ont suivi des cours d’immersion française en 1988 (26 000 sur un total de 95 000 élèves), et cette proportion est passée à un peu plus de 39 % en 2002 (40 000 sur 102 000 élèves) (Association des commissions scolaires anglophones, cité dans M. Perreault, 2002b). Le soutien parental a évolué au fil des ans : dans les années 1980, un certain nombre de parents choisissaient d’envoyer leurs enfants dans une école de langue française, surtout au niveau primaire ; à partir des années 1990 est apparue une plus grande préoccupation au sujet de l’acquisition de compétences écrites autant qu’orales (voir Lamarre, 2005 : 566). La question du recensement canadien sur la compétence linguistique en anglais et en français porte en fait seulement sur les compétences orales : « Cette personne connaît-elle assez bien le français ou l’anglais pour soutenir une conversation ? » Il s’agit là d’une mesure problématique du bilinguisme, non seulement parce que les compétences en lecture et en écriture ne font pas l’objet d’une autoévaluation, mais aussi justement parce qu’on demande aux répondants d’évaluer leur propre capacité à « soutenir une conversation », ce qui varie selon les individus (voir Piché, 2001 ; Magnan, 2004 : 10). Le Quebec Community Groups Network est conscient des difficultés qu’implique un faible bilinguisme chez les jeunes anglophones : « Malgré les rapports qui suggèrent que les jeunes anglophones deviennent de plus en plus bilingues, il n’est pas clair s’ils sont suffisamment bilingues pour accéder aux niveaux d’emplois supérieurs qui nécessitent un bon français écrit et oral » (Quebec Community Groups Network, 2005 : 18 ; voir aussi Magnan, 2004 : 52). Les données de 2000 sur les compétences en lecture et en écriture confirment que l’expression écrite accuse un retard, avec seulement 32 % des jeunes anglophones de 18 à 24 ans affirmant écrire très bien le français, et une proportion légèrement plus élevée, c’est-à-dire 44 %, qui affirment lire très bien le français (Institut Missisquoi, 2001a : diapositive 10)12. Il semble, en effet, que chez certains anglophones bilingues, un 12. Ce retard qu’accusent les compétences en lecture est également ressorti de l’étude de Magnan, Gauthier et Côté (2006 : 18), qui ont constaté que 82,2 %, 85,5 % et 81,5 % respectivement de leur échantillon de jeunes anglophones peuvent lire, comprendre et parler le français, alors que seulement 66,9 % pouvaient l’écrire.
212
Troisième partie • Diverses expériences
sentiment généralisé persiste, à savoir que leur français, en particulier à l’écrit, ne sera jamais tout à fait assez bon pour leur permettre de participer pleinement à la société québécoise ou d’être véritablement acceptés par la majorité francophone. Lamarre fait écho à cette affirmation, et note que la maîtrise de l’oral et de l’écrit « est un enjeu qui touche à la réussite professionnelle future des jeunes anglophones du Québec, mais aussi à leur intégration à la société québécoise » (Lamarre, 2005 : 566)13. L’intégration, pour les anglophones, ne repose pas seulement sur le bilinguisme fonctionnel et efficace qu’exige le milieu de travail ; elle demande également de pouvoir participer pleinement à la vie culturelle de la société en général, ce qui nous mène au troisième point soulevé par la collaboration entre Heinrich et Perreault : la question du biculturalisme et de la mixité. L’intégration culturelle est plus ou moins assurée chez les jeunes qui grandissent dans un foyer bilingue et biculturel, un groupe de plus en plus nombreux : Les mariages entre anglophones et francophones ont connu une telle augmentation que les enfants qui en sont nés, et qui sont bilingues et profondément biculturels, sont en voie de dépasser en nombre la cohorte traditionnelle d’enfants anglophones du Québec élevés par des parents qui sont tous les deux des anglophones. (Jedwab, 2002 : 195)
En effet, en 2001, la proportion de couples exogames, c’est-à-dire se composant d’un conjoint anglophone et d’un francophone ou d’un allophone, était de 55 %. Parmi eux, 44 % étaient des couples anglophone/francophone et 11 % des couples anglophone/allophone. Cependant, les enfants de
13. Il se produit depuis peu un phénomène connexe chez les francophones, dont un nombre croissant d’enfants admissibles à l’enseignement en anglais fréquentent les écoles anglophones. Heinrich cite en exemple une école anglophone à Hudson, ville majoritairement anglophone à l’ouest de l’île de Montréal, où il y avait 15 francophones sur 700 élèves en 2002 et pour laquelle on prévoyait le double de ce nombre au cours des deux années suivantes (voir Heinrich, 2002a). Dans l’ensemble, au cours de la période allant de 1991 à 2003, le nombre d’élèves de langue maternelle française inscrits dans les écoles publiques ou privées anglophones de Montréal a augmenté d’environ 35 %, tandis qu’à l’extérieur de Montréal, ce nombre a augmenté de près de 115 % (voir Jedwab, 2004 : 33). On attribue la viabilité de certaines écoles anglophones, tout particulièrement à l’extérieur de Montréal, à cette augmentation du nombre d’élèves francophones (voir Jedwab, 2004 : 35). L’enthousiasme des parents francophones à voir leurs enfants apprendre l’anglais a aussi poussé certains à inscrire leurs enfants dans des écoles francophones offrant des cours d’immersion anglaise (voir Heinrich, 2002b).
8 • Transformations du Québec anglophone
213
couples anglophone/francophone ne finissent pas toujours par être bilingues ou biculturels. En 2001, le taux de transmission de l’anglais aux enfants était de 86 % en général, et atteignait 99 % dans les familles endogames, pour tomber à 65 % dans les familles exogames, et à 54 % lorsqu’un parent était francophone (voir Gouvernement du Canada, 2003 : 38). Il est clair qu’il existe des « différences intergénérationnelles significatives entre les manières qu’ont les anglophones d’établir des rapports avec la population francophone » (Jedwab, 2002 : 182), et un certain nombre d’anglophones et de francophones ont toujours peu de contacts avec l’autre culture (voir M. Perreault, 2002c). Cependant, la nouvelle génération de jeunes anglophones est de plus en plus intégrée sur le plan linguistique – voire même culturel – à la société québécoise francophone. Comme le fait remarquer Heinrich, « les anglos sentent de plus en plus qu’ils font partie de la même famille que les francophones » (Heinrich, 2002b). Quel est l’impact de cette nouvelle génération sur ce que signifie « être anglophone » ? Selon Lazar, « au fur et à mesure que les Anglo-Québécois sont plus à l’aise pour ce qui est de parler français, à travers l’intégration dans la culture francoquébécoise, le mariage mixte et l’assimilation, des artistes leur montrent le chemin » (Lazar, 2001 : 60). À titre d’exemple, il cite des troupes de théâtre anglophones qui présentent de plus en plus de productions bilingues ou françaises, et pose la question : « S’agit-il toujours de théâtre anglophone ? » (2001 : 70). On pourrait poser des questions semblables au sujet de la génération résultant de la mixité entre anglophones et francophones : s’agitil toujours d’anglophones ? S’agit-il toujours de francophones ? Jedwab souligne ce dilemme tiré de sa propre expérience : « Il y a des gens un peu comme mes enfants qui sont à moitié francophones et à moitié anglophones. Sont-ils majoritaires ou minoritaires ou faut-il inventer une autre catégorie ? » (Jedwab, cité dans la Direction générale des programmes d’appui aux langues officielles, 2005 : 156 ; voir aussi § 1.2). Ces frontières en voie de s’estomper se retrouvent dans l’étude de Magnan, Gauthier et Côté (2006 : xii) qui a constaté que 41,3 % des jeunes anglophones interrogés « se considèrent autant membres de la communauté francophone qu’anglophone ». Seuls 36,2 % se considéraient comme membres de la communauté anglophone, et 13,8 % de la communauté francophone (voir Magnan, Gauthier et Côté, 2006 : x).
214
8.4
Troisième partie • Diverses expériences
Un rapprochement continu
En 2004-2005, le juge John H. Gomery a dirigé la Commission d’enquête sur le scandale des commandites. Son mandat consistait à examiner le rôle du gouvernement fédéral dans l’abus de millions de dollars dans le cadre d’un programme de commandites visant à rehausser la visibilité et le patriotisme canadien au Québec dans les années suivant le référendum québécois de 1995. Le juge Gomery, un anglophone né et instruit au Québec, dont l’accent en français révèle d’emblée sa langue maternelle, est rapidement devenu une vedette et un héros parmi les francophones du Québec – entre autres distinctions, il a été élu Québécois de l’année 2005 par le magazine francophone d’information L’Actualité (1er janvier 2006)14. Le juge Gomery est une personnalité intéressante sur le plan de l’évolution des relations entre francophones et anglophones au Québec, étant donné sa position d’anglophone très en vue œuvrant au service des intérêts des Québécois francophones. Son accent anglophone « audible » n’a aucunement fait obstacle à son entrée dans le cœur des Québécois (francophones) (voir par exemple Blue, 2005), et ce phénomène illustre l’évolution des perceptions de ce que signifie passer pour un francophone en ce qui concerne l’accent et posséder suffisamment le français. Mais le simple fait de se faire entendre n’est pas le seul élément crucial dans les relations entre anglophones et francophones au Québec : encore faut-il être vu et prendre part. Josh Freed, un satiriste anglophone réputé et chroniqueur régulier à The Gazette, a écrit un article intitulé « I’m just the anglo leader the PQ needs » (« Je suis exactement le chef anglo qu’il faut pour le PQ »), dans lequel il plaide pour la visibilité des anglophones dans des postes de haut niveau et dans la fonction publique – « C’est le seul moyen pour que les Québécois connaissent les anglos et cessent d’avoir peur de nous » (Freed, 2005). Stevenson, pour sa part, estime que la collaboration entre anglophones et francophones, en particulier aux paliers municipaux et locaux sur des questions autres que celles liées à la langue et au fédéralisme, est un élément indispensable du rapprochement continu entre les deux communautés, à condition que les anglophones maîtrisent suffisamment le français. Ce genre de participation « aide à persuader les francophones que la communauté anglophone est une composante naturelle, utile et permanente de la société québécoise, plutôt qu’une force étrangère mystérieuse
14. Le juge Gomery a été tout aussi apprécié à l’échelle nationale, puisqu’il a été élu Canadien de l’année 2005 par le magazine Time.
8 • Transformations du Québec anglophone
215
ou un groupe transitoire » (Stevenson, 1999 : 286). Malgré les questions en suspens, y compris la baisse du nombre d’inscriptions dans les écoles de langue anglaise, la sous-représentation des Québécois anglophones dans la fonction publique et un manque de leadership, la communauté anglophone « n’est plus assiégée » (Stevenson, 2005). Elle n’est peut-être plus aussi puissante, mais elle peut continuer d’exister pour l’avenir prévisible, étant donné ses liens avec le Canada anglais et les États-Unis, si les Anglo-Québécois « acceptent pleinement la société dans laquelle ils vivent » (Stevenson, 2005) – et si, peut-être, les Québécois francophones parviennent à leur tour à accepter pleinement les Québécois anglophones. Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, si les anglophones ne sont pas encore des Québécois à part entière, on note quelques signes favorables à un rapprochement grandissant entre les deux communautés. Il est également clair que des facteurs tels que le bilinguisme croissant parmi les jeunes générations d’anglophones, ainsi que leurs origines de plus en plus multiethniques, brouillent les frontières entre les deux groupes.
Page laissée blanche intentionnellement
9 Des droits linguistiques pour les nations autochtones
[L]a commission considère comme essentiel de continuer à reconnaître que les nations amérindiennes et inuite ont contribué à façonner l’âme québécoise et que leurs membres sont citoyens du Québec, à part entière. Le Québec ne peut prétendre mettre en valeur son américanité sans refonder ses rapports culturels avec les nations autochtones, premiers occupants du territoire. Il ne peut non plus militer en faveur de la diversité culturelle et linguistique mondiale et ne pas valoriser l’intégralité de l’héritage linguistique et culturel présent sur son territoire. (Gouvernement du Québec, 2001a : 16)
C
OMME NOUS l’avons vu dans le chapitre 4, le Québec s’engage en effet dans la lutte pour « la diversité culturelle et linguistique mondiale » à laquelle la Commission Larose fait référence ci-dessus, lutte qui a tout dernièrement pris la forme du soutien de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, dans le but de protéger son propre héritage culturel (francophone) dans l’ordre mondial. La Convention de l’UNESCO concerne en fait davantage la protection de cultures indigènes en voie de disparition, comme celles des peuples autochtones du Québec, et la Commission Larose citée ci-dessus a raison de souligner l’importance mondiale de protéger l’héritage culturel et linguistique autochtone du Québec. Et pourtant, si cette partie de la citation n’est pas ambiguë, l’affirmation selon laquelle il est « essentiel de continuer à reconnaître que les nations amérindiennes et inuite ont contribué à façonner l’âme québécoise et que leurs membres sont citoyens du Québec, à part entière » n’est pas aussi transparente. Il ne s’agit pas ici du simple fait de déclarer que l’État reconnaît les peuples autochtones comme des « citoyens à part entière ». Le jugement de valeur dans la phrase (« considère comme
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Troisième partie • Diverses expériences
essentiel »), s’ajoutant au fait que la reconnaissance doit être réitérée ou sans cesse affirmée, indique que la Commission est consciente des complexités de l’inclusion des peuples autochtones dans le modèle civique de la citoyenneté qu’elle promeut. Plus précisément, on doit comprendre la position de la Commission dans le contexte du racisme inhérent à la négligence et à la discrimination passées, légué aux peuples autochtones par le Québec et par les États de colons occidentaux en général. Le rapport mentionne effectivement, quoique indirectement, la marginalisation et l’exclusion continues qui restent à résoudre, dans sa référence au fait de « refonder ses rapports culturels avec les nations autochtones ». En fonction d’une telle interprétation, comment situer la position fondamentale de la Commission Larose et du discours officiel, qui affirme une définition civique républicaine de la citoyenneté soulignant la dimension identitaire, c’est-à-dire un sentiment d’appartenance au Québec ? À cet égard, il vaut la peine de signaler deux éléments. Tout d’abord, selon un certain courant d’opinion, une sorte de « citoyenneté différenciée » serait nécessaire pour que les peuples autochtones éprouvent un sentiment d’intégration civique et d’appartenance à la communauté politique nationale. Selon cette optique de citoyenneté différenciée, « de nombreux autochtones auraient une communauté autochtone autonome comme lieu primaire de l’identité et de la participation politiques » tout en étant des citoyens nationaux (Carens, 2000 : 177). Une telle citoyenneté ne concorde pas avec une notion de la citoyenneté qui exige une identification étroite à l’État (voir § 1.6). En deuxième lieu, et en considérant les trente dernières années de la politique autochtone, l’État-nation du XXIe siècle doit faire preuve de son soutien à la survie culturelle des peuples autochtones, tout en présentant une série d’avantages liés à la citoyenneté qui ne favorisent pas toujours la survie culturelle. Autrement dit, le dilemme auquel sont confrontés les États de colons est d’offrir la citoyenneté, mais sans la transformer en une sorte de génocide culturel en ramenant le « privilège » de la citoyenneté à son extrême le plus monoculturel. C’est ce scénario complexe que le Québec, quasi État-nation, doit affronter : tout en offrant sa propre citoyenneté non formalisée, par l’intermédiaire du français, il doit s’assurer qu’il reconnaît, qu’il respecte et qu’il donne l’égalité des chances aux langues et aux cultures autochtones. La position de la Commission Larose au sujet des langues et des cultures autochtones peut se comprendre dans l’ensemble comme une tentative de « dire ce qu’il faut » à l’égard des peuples autochtones. Cependant, au sein de cette position se trouvent ancrés les deux impératifs contradictoires mentionnés ci-dessus – le premier cherchant à promouvoir
9 • Des droits linguistiques pour les nations autochtones
219
le Québec en tant que régime civique francophone avec le français comme langue d’appartenance des citoyens, et le second affirmant une citoyenneté « à part entière » pour les peuples autochtones et l’importance primordiale des langues et des cultures autochtones. Ce chapitre tente d’évaluer à quel point ces deux impératifs concordent avec ce qui se passe en réalité. Il commence par brosser le portrait du Québec autochtone, se concentrant sur des questions démographiques et linguistiques, ainsi que sur les droits linguistiques des nations autochtones reconnues comme telles par le Québec. Le chapitre se poursuit par l’examen des accords territoriaux récents entre le gouvernement du Québec et des nations autochtones, le rôle éventuel de tels accords dans l’évolution des paramètres de la citoyenneté pour les peuples autochtones, et la place qu’ils donnent aux langues autochtones. Le chapitre passe ensuite aux dimensions pratiques de la survie linguistique chez trois peuples autochtones au Québec : les Inuits, les Cris et les Innus1.
9.1
Les nations autochtones et les droits linguistiques au Québec
Nous avons posé la question « Qui sont-ils ? » au chapitre 8 au sujet des anglophones ; dans le cas des peuples autochtones, c’est une question bien plus complexe, et il vaut la peine d’y répondre en détail. Nous verrons ci-dessous que l’expression peuples autochtones recouvre une importante diversité ethnique. Le portrait se brouille encore davantage, puisque les gouvernements fédéral et provincial ont tous les deux des responsabilités envers les peuples autochtones au Québec, le fédéral ayant conservé la juridiction principale jusqu’à une date assez récente2. La terminologie aussi est problématique : le gouvernement fédéral, par exemple, catégorise officiellement les « peuples autochtones du Canada » en trois groupes – Indien, Inuit et Métis – suivant la Loi constitutionnelle de 1982 (art. 35). Le terme Indien n’est pas accepté parmi les peuples qu’il désigne, et ils lui préfèrent 1. Les noms se rapportant aux nations autochtones prennent ici la marque du pluriel habituelle en français, soit l’ajout d’un s, par souci d’uniformité et de conformité aux plus récentes recommandations de l’Office québécois de la langue française et du Bureau de la traduction relativement au terme inuit. 2. Le gouvernement du Québec reconnaît la nature tridimensionnelle des relations qui prévalent entre les autochtones et l’État : « Le Québec, dans le cadre constitutionnel actuel, offre aux autochtones une dynamique Québec-autochtones propre mais à laquelle le gouvernement fédéral sera invité à participer lorsque nécessaire. C’est le cas, par exemple, des sujets sur lesquels il y a déjà une intervention fédérale ou des ententes tripartites » (Gouvernement du Québec, 1998b : 15).
220
Troisième partie • Diverses expériences
Première nation, expression employée dans ce chapitre pour désigner ce groupement spécifique3. Le discours officiel au Québec, pour sa part, tend à employer, entre autres, les termes amérindien, utilisé dans la citation de la Commission Larose ci-dessus, et autochtone, illustré dans le titre du Secrétariat aux affaires autochtones du Québec. Le gouvernement du Québec utilise aussi le terme nation, et l’Assemblée nationale reconnaît officiellement onze nations autochtones : les Abénaquis, les Algonquins, les Attikameks, les Cris, les Hurons-Wendat, les Innus4, les Inuits, les Malécites, les Micmacs, les Mohawks, et les Naskapis. On identifie leurs membres comme des autochtones qui sont des « Indiens inscrits » selon la Loi sur les Indiens (L.R., 1985, ch. I-5) au niveau fédéral, et les Cris, les Inuits et les Naskapis qui sont inscrits comme « bénéficiaires » de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) et de la Convention du Nord-Est québécois (CNEQ)5. Selon ces critères, 3. L’expression Première nation a été créée dans les années 1970 comme affirmation politique des autochtones de leur droit à l’autonomie. Cette expression a également été adoptée par certaines communautés ou bandes au sein de nations autochtones (voir Organisation nationale de la santé autochtone, 2003). 4. Le terme innu, utilisé dans ce chapitre pour désigner la nation ou la langue, est de plus en plus en usage chez les Innus eux-mêmes depuis les années 1980, et ce, pour remplacer le terme montagnais d’abord utilisé par les premiers missionnaires (voir Tanner, 1999) et toujours en usage chez certains. 5. En vertu de la Loi sur les Indiens, les personnes inscrites comme Indiens ou qui ont le droit de l’être sont répertoriées dans le Registre fédéral des Indiens et détiennent certains droits juridiques et privilèges ; les Indiens non inscrits sont ceux qui se considèrent comme membres d’une Première Nation, mais qui ne sont pas reconnus comme tels par le gouvernement du Canada, en vertu de la Loi sur les Indiens, et ne jouissent pas des mêmes droits et privilèges que les Indiens inscrits (voir Organisation nationale de la santé autochtone, 2003). Le gouvernement du Québec a un rôle particulier à jouer auprès des Inuits, des Cris et des Naskapis du Québec au regard de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, entente signée par les gouvernements du Canada et du Québec, par Hydro-Québec et par les Cris et les Inuits en 1975, ainsi qu’au regard de la Convention du Nord-Est québécois, signée par les Naskapis en 1978. La signature de ces ententes atteste que les Cris et les Naskapis ne sont plus assujettis à la Loi sur les Indiens mais à la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec (1984, ch. 18), qui leur offre un « cadre juridique différent » (Secrétariat aux affaires autochtones 2001 : 7). Les Inuits ont également conclu une entente particulière qui leur confère le droit de faire « le choix d’être rattachés essentiellement aux institutions québécoises et de ne pas être soumis à une loi fédérale » (Secrétariat aux affaires autochtones, 2001 : 7). Une partie des membres des Premières Nations du Canada vivent dans des réserves ou des communautés – ce dernier étant le terme généralement accepté au Québec (voir Lévesque, 2003 : 33) – créées pour eux et qui relèvent de la compétence fédérale. Les Inuits, quant à eux, vivent principalement dans des villages du Grand Nord et relèvent totalement de la compétence du Québec (voir Secrétariat aux affaires autochtones, 2001 : 9).
9 • Des droits linguistiques pour les nations autochtones
221
en 2004-2005 la population des dix Premières Nations était de 72 770, et les Inuits étaient au nombre de 10 054 (voir Secrétariat aux affaires autochtones, 2005). La population autochtone ainsi définie représente un peu plus d’un pour cent des habitants du Québec, et dix pour cent des autochtones au Canada. Il est également possible de réclamer une sorte d’affiliation autochtone sans nécessairement appartenir officiellement à l’une des onze nations en tant qu’« Indien inscrit » ou « bénéficiaire ». Le recensement canadien, par exemple, pose des questions sur l’identité et les origines autochtones. Dans le recensement de 2001, on employait les trois mêmes catégories que la Loi constitutionnelle : Indien de l’Amérique du Nord, Inuit et Métis ; mais on note un changement dans le recensement de 2006, l’expression « Premières Nations » ayant remplacé « Indien de l’Amérique du Nord ». Selon le recensement de 2001, dans la tranche d’âge de 15 ans et plus, 51 125 individus au Québec s’identifiaient comme « Indiens de l’Amérique du Nord », et 130 170 déclaraient des origines « indiennes » ; de la même façon, 9 530 individus déclaraient une identité inuite et 10 745 des origines inuites (ces chiffres comprennent les réponses uniques et multiples). Le troisième groupe principal d’autochtones reconnu par le gouvernement fédéral, celui des Métis, est constitué de descendants de trappeurs, marchands et pêcheurs européens et de femmes amérindiennes ou inuites, qui « ont établi des communautés, des cultures et des modes de vie distincts dans l’ouest du Canada aux dix-huitième et dix-neuvième siècles » (Carens, 2000 : 182). Le gouvernement fédéral ne les a reconnus que tout récemment comme peuple autochtone, dans la Loi constitutionnelle de 1982. Cependant, les Métis du Québec, dont les origines sont similaires à celles des Métis de l’Ouest, ne sont pas officiellement reconnus par le Conseil national métis, un regroupement de cinq régions administratives des provinces de l’Ouest (le Manitoba, l’Alberta, la Saskatchewan, l’Ontario et la Colombie Britannique), établi en 1983 et représentant la nation métisse (voir Métis National Council, s.d. ; Corbeil, 2005 ; Métis Corporation of Québec, 2004). Selon le recensement canadien de 2001, ceux qui s’identifiaient comme Métis au Québec étaient au nombre de 15 855, et 21 755 individus déclaraient des origines métisses (d’après des réponses uniques et multiples). Ainsi, le portrait qui se dessine comporte un nombre élevé d’identificateurs ethniques, surtout si l’on considère le nombre restreint de personnes dont il s’agit : le « qui » de la question de départ est à présent lié à « combien ». En effet, le portrait démographique officiel publié chaque année par le Secrétariat aux affaires autochtones du Québec, qui fournit des
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Troisième partie • Diverses expériences
Figure 9.1 Les nations autochtones au Québec
Inuits
Naskapis
Cris
Innus
Attikameks Micmacs Malécites Hurons-Wendat Abénaquis
Algonquins
Mohawks Source : D’après la carte du ministère des Ressources naturelles (http://www.mrn.gouv.qc.ca/autochtones/images/francais/trnation.gif)
9 • Des droits linguistiques pour les nations autochtones
223
informations sur le nombre des communautés au sein de chaque nation – selon les chiffres du Secrétariat, il existe au total 57 communautés –, ainsi que sur le nombre de personnes vivant à l’intérieur et à l’extérieur des communautés, souligne davantage la complexité de cette population restreinte. L’importance des nations autochtones varie de la plus petite, la nation malécite, qui compte 759 individus, aux Innus – 15 385 personnes – et à la nation mohawk – 16 211 personnes (voir le tableau 9.1). Elles varient aussi par leur emplacement géographique et le nombre des communautés, depuis les 15 villages inuits du Grand Nord du Québec, région connue sous le nom de Nunavik, jusqu’aux trois communautés mohawks à proximité de Montréal, aux neuf communautés innues principalement sur la rive nord du Saint-Laurent (voir la figure 9.1). En outre, près d’un quart (25,4 %) de la population vit à l’extérieur d’une communauté autochtone, dans un contexte rural ou urbain. Les langues de ces onze nations appartiennent à trois familles linguistiques : algonquienne (l’abénaqui, l’algonquin, l’attikamek, le cri, l’innu, le malécite, le micmac et le naskapi), iroquoïenne (le huron-wendat et le mohawk) et eskimo-aléoute (l’inuttitut – la variété d’inuktitut parlée au Québec)6. La majorité de ces langues se parlent encore au Québec, mais quatre nations n’ont plus leur langue maternelle comme langue d’usage (voir le tableau 9.1). Pour des raisons historiques, dans les diverses communautés, seuls les Innus et les Attikameks ont le français comme unique langue seconde ; les Cris, les Inuits, les Malécites et les Naskapis ont l’anglais comme principale langue seconde, et les Algonquins et les Micmacs emploient le français et l’anglais, selon la communauté. L’anglais a une importance sociale considérable comme lingua franca pour les nations autochtones dont les membres se situent également hors des frontières du Québec, au Canada anglophone et aux États-Unis, comme les nations crie, mohawk et inuite
6. Cleary et Dorais (2005 : 235) constatent que « [d]u point de vue strictement linguistique, certains des parlers algonquiens […] (le cri, le naskapi, l’innu-montagnais et l’attikamek), très proches les uns des autres, appartiennent à la même langue, le cri de l’est […]. Nous les considérons toutefois comme des langues séparées puisque leurs locuteurs les considèrent comme telles ». Il s’est par ailleurs avéré difficile dans certains cas de prendre une décision sur la graphie ou l’appellation de diverses langues, ce qui a entraîné des variations. Voici un complément d’information sur les langues des différentes nations autochtones du Québec : la langue mohawk se nomme également kanienkehaka ; micmac s’écrit aussi mi’kmaq, et le dialecte parlé au Québec s’appelle le restigouche ou listuguj.
224
Troisième partie • Diverses expériences
(voir Cleary et Dorais, 2005 : 245). Il est aussi de plus en plus courant, parmi la jeune génération, de parler les deux langues officielles, en particulier, par exemple, chez les Cris et les Inuits. Tableau 9.1 Les nations autochtones au Québec : contexte démolinguistique* Nation
Population
Famille linguistique
Langue d’usage
Langue seconde
Abénaquis
2 048
algonquienne
français (abénaqui)
abénaqui
Algonquins
9 111
algonquienne
algonquin
français ou anglais (selon la communauté)
5 868
algonquienne
attikamek
français
14 632
algonquienne
cri
anglais (et français)
iroquoïenne
français
anglais
Atitkameks Cris Hurons-Wendat
2 988
Innus
15 385
algonquienne
innu
français
Inuits
10 054
eskimo-aléoute
inuttitut
anglais (et français)
Malécites
759
algonquienne
français
anglais
Micmacs
4 865
algonquienne
micmac
français ou anglais (selon la communauté)
Mohawks
16 211
iroquoïenne
anglais
mohawk
Naskapis
834
algonquienne
naskapi
anglais
* Les chiffres du tableau 9.1 proviennent du Secrétariat des affaires autochtones et datent de décembre 2004 (Premières Nations) et de janvier 2005 (Cris, Inuits et Naskapis). Le nombre des communautés et de leurs membres varie selon la source (par exemple, Affaires indiennes et du Nord Canada 2003, qui n’inclue pas la communauté mohawk d’Akwesasne ; Dorais 1992). Sources : Beaulieu (2000) ; Dorais (1992) ; Leclerc (2005) ; Secrétariat aux affaires autochtones (2005).
Norris et Jantzen (2002 : 23), qui classent les langues autochtones du Canada en fonction de leur statut de langue viable ou menacée, font remarquer que le cri, l’inuktitut – les deux langues étant parlées au Québec – et l’ojibwa sont « les seules langues viables parlées par une population considérable » à travers le Canada. Cependant, certains sont d’avis que même ces langues apparemment vigoureuses sont menacées (voir par exemple Commission du Nunavik, 2001, au sujet de l’inuttitut au Québec). On considère que certaines des langues peu répandues sont également viables – au Québec ce sont l’attikamek, l’innu, le micmac et le naskapi – mais que d’autres, surtout pour la plupart en Colombie-Britannique, sont menacées ou en voie de disparition. Les chiffres sur le maintien et la transmission
9 • Des droits linguistiques pour les nations autochtones
225
montrent que les langues autochtones se portent mieux au Québec qu’ailleurs au Canada (voir par exemple Hamers et Hummel, 1998 : 385 ; Norris et Jantzen, 2002 : 18). Par exemple, dans l’ensemble du Canada, seulement 19,8 % de ceux qui déclaraient une identité autochtone dans le recensement de 2001 avaient une langue autochtone comme langue maternelle, tandis qu’au Québec ce pourcentage était de 46,5 % (voir Cleary et Dorais, 2005 : 235). Cette différence se perçoit également dans le pourcentage d’individus dont la langue maternelle est une langue autochtone et qui la parlent à la maison, que ce soit uniquement ou surtout : 60,7 % dans l’ensemble du Canada selon le recensement de 2001, comparativement à 89,3 % au Québec (voir Dorais, 2003)7. Néanmoins, les gouvernements du Canada et du Québec ne se sont préoccupés que très récemment de la gravité de la situation d’un nombre important de langues autochtones au Canada, « [a]près un siècle d’incurie presque totale et à la suite de nombreuses représentations [...] de la part des autochtones » (Trudel, 1992). Étant donné que, du moins en partie, les « affaires autochtones » relevaient du domaine fédéral à l’époque, le gouvernement du Québec a manifesté peu de volonté de jouer un rôle dans les questions autochtones avant le début des années 1960, époque où il commençait à s’intéresser au Grand Nord de la province et à ses ressources. Le gouvernement a peu à peu introduit des services administratifs dans les domaines de la santé et de l’éducation, par exemple, accompagnés du français comme langue administrative (voir Trudel, 1992). Pour ce qui est de la politique linguistique aux niveaux provincial et fédéral, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois signée avec les Cris et les Inuits en 1975 et la Convention du Nord-Est québécois signée avec les Naskapis en 1978 (voir ci-dessus) marquaient un tournant majeur. Ces deux conventions résultaient des protestations cries et inuites contre le projet hydro-électrique que le Québec avait proposé à la Baie-James, proposition qu’il avait avancée sans consulter les populations autochtones de la région. Selon ces conven-
7. Certains pensent que le maintien des langues autochtones du Québec est « peut-être dû au fait que la coexistence de deux langues majoritaires, le français et l’anglais, réduit l’impact de la domination langagière externe » (Cleary et Dorais, 2005 : 235). Cet argument a également été avancé pour expliquer le meilleur maintien des langues d’origine au Québec qu’ailleurs au Canada (voir § 7.1). Tel a aussi été le cas des « groupes autochtones du Québec septentrional [qui] ont été protégés de l’assimilation linguistique par leur isolement géographique, par le maintien de leurs activités traditionnelles de subsistance ainsi que par un faible taux de scolarisation », même si la situation tend à changer radicalement (Drapeau et Corbeil, 1992).
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Troisième partie • Diverses expériences
tions, entre autres, l’administration de l’enseignement et des affaires culturelles fut transférée aux Cris, aux Inuits et aux Naskapis, ce qui aboutit en 1978 à l’établissement de la Commission scolaire crie et de la Commission scolaire Kativik (pour les Inuits), ainsi qu’à une école spéciale pour les Naskapis. En parallèle se déroulait bien sûr une évolution importante sur le plan politique au Québec, avec l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976 et, l’année suivante, avec l’adoption de la Charte de la langue française (voir § 5.1). La Charte se préoccupait surtout de la protection et de la promotion du français, mais elle comprenait également des dispositions sur les langues autochtones. La Charte déclarait que « [l]’Assemblée nationale reconnaît aux Amérindiens et aux Inuit du Québec, descendants des premiers habitants du pays, le droit qu’ils ont de maintenir et de développer leur langue et culture d’origine » (Charte, préambule). Elle stipule aussi que « [r]ien dans la présente loi n’empêche l’usage » d’une langue autochtone comme langue d’enseignement pour les peuples des Premières Nations et les Inuits (Charte, art. 87, nous soulignons), et affirme que le cri, l’inuktitut et le naskapi sont des langues d’enseignement (Charte, art. 88), suivant les deux conventions mentionnées ci-dessus (voir § 9.2). La Loi constitutionnelle de 1982, adoptée au niveau fédéral, qui eut pour résultat la reconnaissance des droits autochtones, constitue elle aussi une somme d’acquis pour les autochtones du Québec. Pendant les discussions constitutionnelles (qui se terminèrent par le refus du Québec de signer la nouvelle Constitution pour des raisons de politiques), « les autochtones du Québec demandèrent au gouvernement [du Québec] de reconnaître leurs droits dans un document officiel » (Leclerc, 2005c). En réponse, en 1983, le gouvernement adopta une série de quinze principes pour « régir ses relations avec les peuples autochtones du Québec » (Trudel, 1992). Le Québec devenait ainsi la première province du Canada à reconnaître « les peuples autochtones comme des nations distinctes, ayant droit à leur culture, à leur langue, à leurs coutumes et à leurs traditions de même qu’ayant le droit d’orienter eux-mêmes le développement de leur identité propre » (Maurais, 2000 : 284, nous soulignons). En 1985, l’Assemblée nationale du Québec enchâssa ces principes dans une résolution sur la reconnaissance des droits autochtones. Suivirent des énoncés de politique sur les langues autochtones, y compris le document Maintien et développement des langues autochtones du Québec en 1989, qui, entre autres, présentait douze objectifs reconnaissant « la légitimité et […] la valeur de ces langues », l’importance de sauvegarder
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le patrimoine linguistique et culturel autochtone et d’établir des programmes de maintien et de développement de la langue (Trudel, 1992). Plus récemment, d’autres déclarations se sont fait entendre, dans des documents de politique non officiels. En 1992, par exemple, le Conseil de la langue française de l’époque a publié un livre dédié aux langues autochtones au Québec (voir Maurais, 1992). Comme nous l’avons vu ci-dessus, la Commission Larose souligne l’importance du patrimoine mondial des langues et des cultures autochtones, et présente des arguments pour que le gouvernement québécois donne la priorité et soutienne financièrement les langues autochtones (voir Gouvernement du Québec, 2001a : 17). En outre, la Commission recommande que l’on considère les langues autochtones comme des langues publiques à côté de l’anglais : « L’anglais, l’inuktitut et les langues autochtones ont aussi chacune leur place dans la vie et l’espace publics, en harmonie avec la langue officielle et commune » (Gouvernement du Québec, 2001a : 230), bien que le français conserve sa prééminence en tant que « langue officielle commune ». Le Conseil supérieur de la langue française a également publié en 2005 un volume intitulé Le français au Québec. Les nouveaux défis, qui propose « un nouveau chantier de réflexion » sur la situation de la langue française au Québec au début du XXIe siècle (voir Rocher, 2005 : 17). Un chapitre entier est consacré aux langues autochtones et propose d’inclure une composante autochtone dans la législation linguistique (francophone) afin de concrétiser les bonnes intentions du gouvernement (voir Cleary et Dorais, 2005). Une telle démarche fait écho à la demande de l’Innu Ghislain Picard, chef régional de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, d’une charte des langues autochtones (voir Doyen, 2004). Cleary et Dorais (2005 : 247) suggèrent que la composante sur les langues autochtones pourrait comporter la reconnaissance des « langues des Premiers Peuples comme les premières langues du Québec » et comme « [les langues] officielles dans les territoires où elles sont parlées ». Ils signalent aussi « la nécessité d’un enseignement en langues autochtones le plus poussé possible » et l’importance des ressources financières qui devraient être consacrées en priorité « à l’enseignement dans les parlers ancestraux et à la création d’un institut des langues autochtones, à des fins linguistiques et pédagogiques ». Georgeault (2006 : 316) propose également que l’usage des langues autochtones soit officialisé sur les territoires sous juridiction autochtone, et que le français ait le statut de « langue officielle de codéveloppement ».
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Des initiatives récentes au niveau fédéral vont dans le même sens8. En juin 2005, Patrimoine Canada a reçu le rapport du Groupe de travail sur les langues et les cultures autochtones. Remplissant son mandat, le Groupe de travail a dûment recommandé les étapes à suivre pour établir, au niveau fédéral, un Conseil des langues et des cultures, et a présenté une série d’autres recommandations, parmi lesquelles une loi fédérale pour reconnaître les langues des Premières Nations, des Inuits et des Métis comme les « premières langues du Canada », et l’apport de « ressources financières visant leur préservation, leur revitalisation, leur promotion et leur protection » (Groupe de travail sur les langues et les cultures autochtones, 2005 : xi). Enfin, selon toute probabilité, et près de dix-huit ans après sa proposition par l’Assemblée des Premières Nations, une organisation nationale vouée aux langues et aux cultures autochtones verra le jour. Reste à savoir, cependant, comment mettre en pratique les recommandations du Groupe de travail, et si des initiatives verront le jour au niveau provincial, considérant l’imminence de l’engagement fédéral. Néanmoins, ces mesures prises par le Québec montrent qu’il reconnaît les droits linguistiques fondamentaux des peuples autochtones. Autrement dit, elles attestent que le Québec « dit ce qu’il faut ». Cependant, quand il s’agit de passer à l’action, les dispositions sur les langues autochtones restent vagues, sans directives claires pour les mettre en pratique ni pour les financer (voir Trudel, 1992) ; on les a établies sans consultation, ou presque, avec les peuples autochtones eux-mêmes (voir Larrivée, 2003 : 190) ; et elles font passer la responsabilité de leur mise en œuvre au niveau communautaire (voir Drapeau et Corbeil, 1992 ; voir aussi §§ 9.2 et 9.3). Comme nous l’avons déjà mentionné, le cri, l’inuttitut et le naskapi ont bénéficié de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et de la Convention du Nord-Est québécois. Ces accords ont fourni des structures éducatives, gérées localement, qui ancrent l’enseignement des langues autochtones. Cleary et Dorais (2005) proposent que tout nouvel accord territorial comprenne les domaines de la langue et de l’éducation.
8. En effet, les initiatives du gouvernement fédéral ainsi que celles de groupes autochtones établissent le cadre dans lequel s’inscrit la politique du Québec, mais le manque d’espace empêche ici d’en faire une analyse détaillée. Voir Trudel (1992) pour de plus amples informations sur l’historique des orientations tant fédérales qu’autochtones sur les langues autochtones ; aussi, Assemblée des Premières Nations (s.d.) pour la chronologie des politiques et initiatives portant sur les langues des Premières Nations.
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9.2
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Citoyenneté autochtone, nouveaux accords et langue
La position exprimée par la Commission Larose en ce qui concerne l’importance de reconnaître la citoyenneté « à part entière » des peuples autochtones doit être replacée dans le contexte historique et évolutif des relations entre l’État canadien et les peuples autochtones, puisque les peuples autochtones sont confrontés à l’héritage de ces relations. C’est un héritage d’exclusion et de marginalisation – de non-citoyenneté, pour reprendre les termes de cette discussion. D’une époque de « co-existence entre les sociétés autochtones et les puissances coloniales européennes qui s’affrontent pour le contrôle du territoire » (Papillon, 2007 : 275), où cette relation pouvait se décrire comme se déroulant « de nation à nation » (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996), les choses ont évolué vers « une période de domination coloniale durant laquelle s’affirme la souveraineté britannique, puis canadienne, sur le territoire » (Papillon, 2007 : 275). Au cours de cette période, les autochtones se sont vus exclure des « avantages de la citoyenneté » (Papillon, 2007 : 276) consécutivement à la Loi sur les Indiens adoptée en 1876. Cette perte de statut politique s’est accompagnée d’une perte culturelle qui s’est exprimée de diverses façons, y compris par la mise en place d’un système de pensionnats indiens à partir du milieu du XIXe siècle, système dans lequel les enfants autochtones étaient enlevés à la vie familiale et communautaire et coupés de leur langue et de leur culture, lesquelles étaient interdites (voir Fettes, 1998). Puis, au cours de la période d’aprèsguerre, on a assisté à « l’intégration formelle [des autochtones] au sein du régime de citoyenneté » (Papillon, 2007 : 276), justifiée dans le sens où « l’égalité de statut et le principe de l’universalité [constituent] les meilleurs garants contre la discrimination et l’exclusion » (Papillon, 2005 : 8). Cela s’illustre dans le Livre blanc sur la politique indienne de 1969, dans lequel on assimilait la notion de « devenir des citoyens à part entière » pour les peuples autochtones à celle de « devenir des citoyens comme les autres » (voir § 2.3). Plus récemment, on a assisté à une reconnaissance croissante des droits autochtones, y compris du droit à l’autonomie gouvernementale, « le langage de l’égalité des droits se transformant en langage de droits différenciés » (Papillon, 2005 : 10). Cependant, l’interprétation de tels droits reste confinée aux coutumes autochtones traditionnelles, et ils doivent « être conciliés avec la souveraineté canadienne telle qu’elle est exprimée par l’autorité des parlements fédéral et provinciaux » (Papillon, 2007 : 280). Le débat actuel au Canada sur la relation entre la citoyenneté et les droits autochtones est trop complexe et de trop grande envergure pour être
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examiné ici (pour plus de détails, voir par exemple Kymlicka, 1995 ; Tully, 1995 et 2000 ; Cairns, 2000 ; Carens, 2000 ; Macklem, 2001 ; Kernerman et Resnick, 2005 ; Murphy, 2005). Cependant, l’un des éléments cruciaux à retenir de ce débat est l’importance de bien étudier la manière dont la citoyenneté pourrait non seulement accommoder mais aussi être transformée par l’autonomie au sein du régime canadien que de nombreuses nations autochtones considèrent comme la clé de leur survie culturelle et économique. Comment cet accommodement – ou cette transformation – se manifesterait-il dans le contexte québécois ? Les rapports actuels entre les peuples autochtones et l’État québécois ont évolué de façon importante au cours des trente dernières années, depuis l’innovation de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975, grâce en grande partie à la mobilisation continue de nombreux individus et organisations autochtones (voir Salée, 2005 : 57-58). Une étape importante de ce processus a été franchie par le gouvernement du Québec en 1998, dans son énoncé de politique Partenariat, développement, actions (Gouvernement du Québec, 1998b)9. Dans l’introduction de ce chapitre, nous avons signalé la difficulté à laquelle se heurtent les États de colons lorsqu’ils offrent la citoyenneté – comprise ici en termes de reconnaissance, de respect et d’égalité des chances – aux peuples autochtones, sans qu’elle aboutisse à la perte ou à l’affaiblissement culturels. Cette difficulté est reconnue de façon subtile dans Partenariat, développement, actions : L’approche se situe dans une perspective d’équité d’ensemble : les populations autochtone et non-autochtone doivent toutes deux avoir accès aux mêmes conditions générales de développement ainsi qu’à une part juste de la richesse collective, tout en permettant que les autochtones préservent et développent leur identité. (Gouvernement du Québec, 1998b : 8)
9. Les événements qui ont eu lieu en 1990 – l’échec de l’Accord du lac Meech, qui aurait reconnu le Québec comme une « société distincte » (le politicien cri Elijah Harper a bloqué le vote sur l’Accord parce que ce dernier n’accordait pas de droits aux autochtones du Canada), et la crise d’Oka, un litige territorial entre la municipalité d’Oka et la communauté mohawk de Kanesatake, qui a fini par impliquer d’autres communautés mohawk et qui s’est soldé par un décès et un barrage routier sur l’un des principaux ponts de Montréal pendant plusieurs semaines – ont durci l’attitude des francophones non autochtones envers les peuples autochtones du Québec au début des années 1990 (voir Gidengil et al., 2004) et ont agi comme « déclencheur à une prise de conscience étatique de la nécessité de mettre en place des mesures qui favoriseraient un rapport plus égalitaire et plus juste entre autochtones et non-autochtones » (Salée, 2005 : 59).
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C’est dans la faible ambition « équité d’ensemble » que le document reconnaît que les autochtones ne bénéficient pas forcément des mêmes conditions de « citoyenneté » que les non-autochtones dans la province (c’est-à-dire l’égalité des chances), que c’est leur droit de pouvoir bénéficier des mêmes chances, et que ce droit ne devrait pas compromettre leur survie culturelle – « tout en permettant que les autochtones préservent et développent leur identité » – « identité » comprise ici en termes de spécificité linguistique et culturelle (il est surprenant, d’ailleurs, que ce document ne discute pas explicitement des questions de langue ou de culture, alors que celles-ci occupent une position centrale dans la construction de la nation québécoise). En outre, on y souligne le partenariat et l’importance des « rapports harmonieux fondés sur la confiance et le respect mutuels entre les autochtones et les non-autochtones » (Gouvernement du Québec, 1998b : 23, nous soulignons). Le document reconnaît que la question de l’autonomie gouvernementale est primordiale, et que le Québec lui-même a un rôle important à jouer, étant donné que « les pouvoirs revendiqués par les autochtones concernent généralement la compétence des provinces » (Gouvernement du Québec, 1998b : 13). En même temps, il précise que trois éléments de ce que l’on pourrait appeler le statut d’État du Québec – « intégrité territoriale, souveraineté de l’Assemblée nationale, effectivité législative et réglementaire » – sont « des balises que le Québec considère comme fondamentales » (Gouvernement du Québec, 1998b : 13). Autrement dit, ils forment la base d’accords futurs, et ne sont pas à débattre. La préoccupation principale de ce chapitre est d’examiner la tension entre l’accent que met le Québec sur la citoyenneté à travers le français d’une part, et son affirmation de l’importance primordiale des langues et des cultures autochtones d’autre part. Cette tension se retrouve dans la perception, chez certains spécialistes, de la relation actuelle entre les peuples autochtones et l’État québécois, tension illustrée ici dans la position de Salée (2005 par exemple), qui soutient que la structure autoritaire reste clairement dans les mains de l’État québécois, malgré de nouveaux traités soulignant le partenariat et l’ouverture, et celle de Papillon (2005 et 2007, par exemple), qui considère que les développements dans la relation entre les peuples autochtones et l’État québécois constituent l’indication prometteuse d’une évolution vers de nouvelles configurations politiques. En gros, Papillon considère que les peuples autochtones sont des « nations imbriquées » (Papillon, 2007 : 292), et non des « nations » au sens traditionnel du terme (voir § 1.4), étant donné « la nature profondément
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relationnelle et interdépendante » de leurs rapports avec l’État (Papillon, 2007 : 291). Il signale une nouvelle étape dans la relation entre les peuples autochtones et l’État québécois, soutenant que l’existence d’un régime parallèle de citoyenneté au Québec – considéré comme tel à travers la politique sociale distincte du Québec, « de puissants symboles et marqueurs identitaires » (Papillon, 2007 : 274), et des responsabilités distinctes dans certains domaines comme l’immigration, entre autres éléments – donne la possibilité aux peuples autochtones de la province de constituer leurs propres régimes de citoyenneté : le contexte particulier au Québec – où deux versions du régime de citoyenneté sont déjà en compétition – ouvre la porte aux peuples autochtones qui élaborent dans ce contexte ce qui, à bien des égards, peut être défini comme leurs propres modèles de citoyenneté. Sans être complètement indépendants du régime canadien, ces modèles de citoyenneté autochtones n’en demeurent pas moins distincts, coexistant avec ce dernier au sein de l’espace politique commun. (Papillon, 2007 : 269)
La tension entre les régimes de citoyenneté du Canada et du Québec trouve son parallèle dans la tension entre l’anglais et le français au Québec, phénomène qui a créé les conditions pour que d’autres langues – celles des immigrants et des peuples autochtones – persistent (voir §§ 7.1 et 9.1). C’est justement l’existence au Québec « d’un environnement discursif où l’appartenance politique, les identités et la souveraineté de l’État sont constamment remises en question » (Papillon, 2007 : 274) qui a permis au nationalisme autochtone de contester « la conception courante de la souveraineté de l’État » (Papillon, 2007 : 275), aux niveaux canadien et québécois à la fois. À travers ses actions au-delà et en-deçà du niveau provincial, on peut effectivement concevoir le Québec comme un exemple du « rééchelonnement » des régimes de citoyenneté (Papillon, 2007 : 272 ; voir aussi le chapitre 4). C’est également le cas pour les peuples autochtones, qui ont créé des alliances et des réseaux transnationaux pour promouvoir leurs intérêts, ainsi que des ententes au niveau local. À titre d’exemple, Papillon cite la Paix des braves, accord signé en février 2002 entre le Grand chef des Cris et le premier ministre du Québec – Ted Moses et Bernard Landry à l’époque. Papillon soutient que cet accord témoigne d’une nouvelle dynamique dans les relations entre le Québec et les Cris, dans le sens où il représente « une reconfiguration des arrangements gouvernementaux » (Papillon, 2007 : 289), puisque le Québec reconnaît « non seulement l’existence de la nation crie, ce qui était le cas symboliquement depuis le milieu des années 1980, mais surtout la nécessité de considérer les autorités cries en tant qu’interlocuteurs gouvernementaux légitimes » (Papillon, 2007 :
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287). Avec la Paix des braves, les Cris ont accepté de mettre fin à une longue période de contestation, bien qu’une minorité des membres de la nation crie n’aient pas soutenu l’accord (voir par exemple Richer, 2005). Si l’énoncé de politique de 1998 « démontre une volonté réelle de pardon et de réparation » (Salée, cité dans Tremblay, 2004) et que l’État québécois offre en effet des avantages liés à la citoyenneté, par exemple dans son soutien au « développement socio-économique », Salée, quant à lui, soutient qu’au bout du compte on ne traite pas les peuples autochtones comme des égaux dans le processus10 : même si la dernière mouture de la politique de l’État québécois à l’égard des peuples autochtones peut paraître empreinte d’ouverture, de générosité et d’un désir authentique de favoriser l’épanouissement socio-économique de ces derniers, elle n’est pas sans poser problème aux yeux de plusieurs au sein des communautés autochtones. D’aucuns déplorent qu’elle s’inscrive dans une structure d’autorité et de compétences administratives que ne contrôlent pas les autochtones et qui émane essentiellement de l’État québécois. On fait valoir que la politique n’a été élaborée ni en collaboration ni en consultation avec les peuples autochtones et n’a pas fait l’objet d’entente négociée d’égal à égal avec eux. (Salée, 2003 : 131)
Pour Salée et pour d’autres, la solution à la marginalisation et à l’exclusion continues des peuples autochtones ne peut être que « l’autochtonisation de l’État » (Green, 2004 : 27 ; voir aussi Green, 2005). Autrement dit, ils avancent l’idée de transformer certaines des structures et des politiques étatiques actuelles en s’assurant que « toute la fibre de l’imaginaire autochtone soit directement impliquée dans cette dynamique de transformation » (Green, 2004 : 28, cité dans Salée, 2005 : 71). Salée maintient que la santé future de la démocratie au Québec et au Canada est en jeu et qu’elle « dépend en grande partie de la nature de l’espace social et institutionnel qui sera aménagé aux peuples autochtones […] de concert avec eux et selon des modalités qu’ils auront contribué à établir » (Salée, 2005 : 72). Le défi réside justement là : non d’imaginer la meilleure façon d’inclure les autochtones au sein de « l’espace national », mais plutôt « de faire en sorte qu’ils définissent par eux-mêmes, et pour eux-mêmes les conditions de cette insertion – voire, si telle est leur volonté, de leur non-insertion – et d’en accepter les termes » (Salée, 2005 : 69). 10. Toutefois, Salée a admis récemment avoir une position un peu plus nuancée : « Je m’aperçois que ce n’est peut-être pas aussi clair que ça […]. Certains leaders autochtones comme Ted Moses et Roméo Saganash, tous deux derrière la Paix des braves, sont prêts à admettre que l’État a fait son pas, qu’il y a une nouvelle interface qui est en train de se créer » (Salée, cité dans Tremblay 2004).
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Mais que dit-on de la langue dans cette « reconfiguration des arrangements gouvernementaux » ou dans « l’autochtonisation de l’État » ? Dans cette dernière, si l’on ne fait pas explicitement mention de la langue, elle est implicite dans la phrase « toute la fibre de l’imaginaire autochtone », imaginaire défini et façonné par la langue. En effet, cette notion nous rappelle Tully (1995) et sa formulation d’une approche interculturelle de la « politique de la reconnaissance culturelle » dans laquelle l’imposition de la part du groupe dominant de « traditions et d’institutions d’origine européenne » (Tully, 1995 : 54) se transpose en dialogue où écouter les autres consiste à « écouter non seulement ce qu’ils disent, mais aussi la manière et le langage de ce qu’ils disent » (Tully, 1995 : 57, nous soulignons). Selon le modèle de Tully, « la reconnaissance mutuelle des cultures » crée un sentiment d’appartenance à l’association précisément parce qu’on a une voix dans le façonnement de cette association et que sa propre culture se voit affirmée en public comme une partie intrinsèque de l’ensemble (voir Tully, 1995 : 197-198). Papillon ne prend pas en compte la langue dans sa conception de l’émergence de régimes de citoyenneté autochtones. Elle est également absente du texte de la Paix des braves et de celui de Sanarrutik, un accord de structure similaire entre le gouvernement du Québec et les Inuits signé en avril 2002. Ces deux accords se concentrent sur l’autonomie croissante que chaque peuple autochtone obtiendra à travers le développement économique des ressources locales. Le fait que l’on porte si peu d’attention à la langue n’est pas surprenant en un sens, car on a eu tendance à donner la priorité aux droits territoriaux et à l’autonomie gouvernementale, et non à la langue (voir par exemple Trudel, 1992). La survie linguistique et culturelle, par contre, peut être fondée sur une plus grande autonomie autochtone à travers le développement et le partenariat économiques avec l’État québécois. L’accord Sanarrutik, par exemple, a eu des effets bénéfiques en ce qui concerne la langue grâce à un afflux de fonds vers l’Institut culturel Avataq (voir Société Makivik, 2005 : 5), lui permettant de fonctionner de façon plus efficace. Organisation à but non lucratif à l’extérieur de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, l’Institut, créé en 1980 « pour répondre aux préoccupations des aînés du Nunavik qui considéraient que la langue et la culture inuites étaient en péril » (voir Société Makivik, 2005 : 3), prend part actuellement à diverses activités de promotion et de développement langagiers, y compris des ateliers de langue et une base de données terminologique en inuttitut (voir Société Makivik, 2005 : 5-6). La Convention de la Baie-James et du Nord québécois a également eu un effet positif sur le maintien du cri et de l’inuttitut, grâce à la création de la Commission
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scolaire crie et de la Commission scolaire Kativik, comme nous l’avons déjà indiqué11. L’un des plus récents développements dans le domaine de la revendication territoriale est l’Entente de principe signée en mars 2004 entre quatre communautés innues – le Conseil tribal Mamuitun (Betsiamites, Essipit et Mashteuiatsh) et Nutashkuan – et les gouvernements fédéral et provincial (voir http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/agr/mamu/index_f.html). Les négociations territoriales entre les Innus et les gouvernements québécois et canadien se poursuivent depuis 1980, et, actuellement, d’autres négociations sont en cours avec d’autres communautés innues, quoique à un stade moins avancé. On considère l’Entente de principe comme faisant partie d’une nouvelle génération de traités entre l’État et les peuples autochtones dans le sens où, contrairement aux accords antérieurs, il n’éteint pas les droits autochtones (voir Grammond, 2005). La section 3.3.9 de l’Entente déclare que « [l]a culture des Innus ainsi que leur langue, Innu Aimun, sont protégées par le Traité. Celui-ci facilite la prise de mesures de protection et de promotion de la culture innue et de Innu Aimun » ; la section 3.5.1 déclare que « [l]e Traité sera rédigé en langues innue, française et anglaise ». Enfin, on note dans la section 8.4.4.1 que les lois innues ont la préséance en ce qui concerne « la protection et le rayonnement de la langue, du patrimoine, de la culture, de l’identité et [...] du mode de vie traditionnel des Innus », entre autres domaines. L’Entente de principe pose les bases de l’élaboration future de mesures spécifiques à l’égard de la langue. Malgré la relation complexe entre « l’autonomie linguistique et politique », Fettes (1998 : 122) fait remarquer que « plusieurs des groupes autochtones qui sont le mieux parvenus à contrôler leurs vies, sont également ceux qui sont allés le plus loin dans le développement de politiques linguistiques qui correspondent à leurs besoins ». Dans ce contexte, il est instructif d’examiner les démarches des Inuits pour arriver à une plus grande autonomie en général : la proposition d’instaurer un gouvernement du Nunavik, une innovation de plus dans les relations entre les autochtones et les États québécois et canadien. L’un des éléments centraux des structures de gouvernance que l’on y propose concerne une politique linguistique explicite.
11. Aux chapitres 16 et 17 sur l’éducation crie et inuite respectivement, la Convention de la Baie-James et du Nord québecois mentionne précisément que les langues d’enseignement sont le cri et l’inuttitut, en plus du français (c. 16.0.10 et 17.0.59), et que la commission scolaire a le pouvoir d’élaborer du matériel pédagogique en cri et en inuttitut (c. 16.0.9 et 17.0.64).
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Dans son rapport de 2001, Tracer la voie vers un gouvernement pour le Nunavik, la Commission du Nunavik (2001) présente ce que l’on pourrait appeler « un carnet de route pour la politique linguistique » pour d’autres nations autochtones, soulignant l’importance d’inclure de solides dispositions pour ce qui est du soutien et de la protection linguistique dans des énoncés de politique sur l’autodétermination. Selon ce carnet de route, les langues officielles du Nunavik seraient l’inuttitut, le français et l’anglais. Cependant, l’inuttitut serait « la principale langue de travail des institutions du Nunavik dans leurs opérations courantes » (Commission du Nunavik, 2001 : ii)12. Dans sa recommandation sur la langue et la culture, la Commission propose, entre autres, que la langue et la culture inuites dépendent directement de la juridiction de la future Assemblée du Nunavik, l’Institut culturel Avataq y jouant un rôle majeur, et qu’une « Charte de la langue et de la culture inuites » soit rédigée (voir Commission du Nunavik, 2001 : 31). Le modèle de politique linguistique que propose la Commission du Nunavik a donc des éléments en commun avec celui du Québec, y compris une Charte de la langue et le rôle de l’inuttitut comme langue « publique ». Cette Charte aura des objectifs similaires à ceux de la Charte de la langue française dans le sens où elles cherchent toutes les deux à tenir à distance une ou des langues dominantes – dans le cas du Québec c’est l’anglais, pour le Nunavik, c’est l’anglais et le français13. La Commission du Nunavik souligne le fait que l’inuttitut est « encore, de nos jours, la langue la plus communément utilisée au sein des communautés du Nunavik » (Commission du Nunavik, 2001 : 30). Cependant, elle accepte l’évaluation de la Commission scolaire Kativik, à savoir que le statut de l’inuttitut « se trouve [menacé] par l’usage de l’anglais, en 12. Le gouvernement du Nunavik lui-même sera « non ethnique », c’est-à-dire qu’il comprendra des représentants de chaque région, indépendamment de leur identité ethnique. Alacie Nalukturak, de l’Institut culturel Avataq, souligne qu’il faut être prudent, car la protection de l’inuttitut dans un cadre où évolue un gouvernement non ethnique constitue un énorme défi (voir George, 2005). 13. Par ailleurs, en conférant au français et à l’anglais le statut de langues officielles aux côtés de l’inuttitut, contrairement au français seule langue officielle du Québec, la santé même de l’inuttitut est en jeu. Daveluy (2004) maintient que ce qu’elle appelle « la paix linguistique négociée » par l’intermédiaire du Convention de la Baie-James et du Nord québécois depuis les 30 dernières années pour le Nunavik a bénéficié à l’inuttitut, tandis que cela est moins certain pour l’inuktitut, si l’on regarde sa position comme l’une des trois langues officielles du Nunavut – le territoire créé en 1999 au nord-ouest du pays et dont la population est majoritairement inuite.
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particulier chez les Inuits de la plus jeune génération, dont la connaissance de l’anglais (ou du français) gagne du terrain au détriment de l’inuttitut » (Commission scolaire Kativik, cité dans Commission du Nunavik, 2001 : 30), et que l’érosion de la langue a commencé, l’interférence venant surtout de l’anglais. En effet, certaines indications laissent penser que la Commission a changé de position au cours de l’exécution de son mandat : elle a pris de plus en plus conscience du besoin de protéger et de promouvoir la langue et la culture inuites, les deux préoccupations les plus souvent formulées lors des audiences publiques : Tout en s’acquittant de son mandat et en préparant ses recommandations, la Commission a développé une préoccupation particulière pour la langue et la culture des Inuits. Elle en a conclu que la survie de l’inuttitut est de toute évidence menacée. (Commission du Nunavik, 2001 : 30, nous soulignons)
9.3
La survie de la langue : aspects pratiques
Dans les sections précédentes, nous avons discuté des dispositions prises en faveur des langues autochtones – ou de l’absence de dispositions – dans des énoncés de politique, ceux rédigés par l’État québécois aussi bien que ceux rédigés par les nations autochtones dans le contexte de l’élaboration de traités et d’une politique d’autonomie. C’est dans ce cadre que nous situons les pratiques linguistiques de trois peuples autochtones – les Inuits, les Cris et les Innus – dont les langues sont viables, de l’avis général. La grande majorité des Inuits et des Cris vivent dans des communautés géographiquement isolées et partagent leur langue avec des populations autochtones en dehors du Québec. Pour ces deux peuples, l’anglais est la langue seconde, bien que le français gagne du terrain ; de plus, comme nous l’avons vu au § 9.2, ils ont bénéficié d’à peu près trente ans d’élaboration de traités. Les Innus se situent principalement au Québec, près des troisquarts de la population vivant dans des communautés innues, dans une région qu’ils partagent en plus grande partie avec des populations non autochtones (voir la carte, figure 9.1). Leur langue fait partie de ces langues autochtones peu répandues mais considérées comme viables ; le français est leur langue seconde14, et ils n’ont pas encore finalisé de traité concernant 14. Une partie de la communauté Pakua Shipu, près de la frontière du Labrador, a pour langue seconde l’anglais (Anne-Marie Baraby, communication personnelle, juillet 2006).
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leurs revendications territoriales (voir § 9.2). Cette section se concentre sur la langue dans l’enseignement, secteur crucial pour le maintien et la promotion de la langue, et examine les initiatives prises par chaque nation. Dans le passé, l’enseignement au Canada excluait explicitement les langues et les cultures autochtones. Cette exclusion a été qualifiée de « linguicide » par Fettes (1998) : À partir du milieu du XIXe siècle et pendant plusieurs générations, les langues autochtones sont systématiquement exclues des écoles canadiennes et de la vie publique ; les pensionnats indiens en particulier font de grands ravages en séparant les enfants de leurs familles pendant six mois ou plus par an et en les obligeant à parler anglais, même entre eux […]. Dans les années 1960 cette politique de linguicide est abandonnée et remplacée par une pratique de négligence, qui laisse des enfants, parents et grands-parents se débrouiller de leur mieux avec des traumatismes psychologiques, des handicaps linguistiques et un cadre institutionnel bâti sur l’anglais et le français. Il s’ensuit une perte continue de la langue dans la plupart des communautés, mais aussi le développement lent de programmes linguistiques efficaces, pour la plupart par tâtonnement. (Fettes, 1998 : 118-119)
Le système des pensionnats indiens s’est maintenu pendant une période beaucoup plus longue au Canada qu’au Québec. C’est pour cette raison, entre autres, que la perte de la langue et de la culture est plus importante en dehors de la province (voir Sarrasin, 1998 : 109). Néanmoins, les séquelles de la marginalisation et de l’exclusion des langues et des cultures autochtones au Québec sont visibles, tout d’abord dans la grande variation entre nations autochtones quant au degré du maintien de la langue maternelle, si ce maintien existe (voir § 9.1), et ensuite au sein des nations elles-mêmes sur le plan de l’usage de la langue maternelle dans les différentes communautés. À partir des années 1970, le gouvernement fédéral a progressivement délégué sa responsabilité de l’enseignement des Premières Nations aux Conseils de bande des communautés autochtones dans tout le pays. Ce changement radical s’est produit en réponse à la déclaration de principe de 1972 de la Fraternité des Indiens du Canada (devenue plus tard l’Assemblée des Premières Nations) intitulée La maîtrise indienne de l’éducation indienne (voir Trudel, 1992). Le processus de délégation de l’enseignement aux communautés des Premières Nations a pris fin en 1998. De nos jours, chaque communauté dirige sa propre école, financée par le gouvernement fédéral (voir Hudson, Dorman et Moore, 2004 : 5-6) ; sont exclues évidemment de ce processus les nations crie, inuite et naskapie. Les nations autochtones au Québec ont donc établi leurs propres programmes linguis-
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tiques autochtones (voir Cleary et Dorais, 2005 : 240)15. Comme nous l’avons précisé au § 9.1, la Charte de la langue française permet à toutes les communautés autochtones d’utiliser leur langue maternelle comme langue d’enseignement (Charte, art. 87). Plusieurs programmes se concentrent sur l’enseignement en langue autochtone pendant les premières années d’école à partir de la maternelle et dans certains cas jusqu’à la deuxième, troisième ou quatrième année de l’école primaire (voir Cleary et Dorais, 2005 : 240), suivant en cela un modèle généralement accepté pour l’enseignement des langues minoritaires. Ce modèle a démontré que les enfants issus de familles où se parlent des langues minoritaires, et pour qui les premières années d’école se font en langue maternelle, apprennent la langue seconde, la langue dominante, plus facilement que s’ils avaient commencé par une immersion dans cette même langue seconde (par exemple, UNESCO, 1968 ; Cummins, 1991). Au Québec, le ministère de l’Éducation établit le cadre pédagogique général dans les écoles des communautés autochtones, bien que la Convention de la Baie-James et du Nord québécois laisse aux Cris et aux Inuits une grande liberté. Comme Burnaby et MacKenzie le soulignent pour les Cris, « on a donné à la nouvelle Commission scolaire crie une certaine latitude […] pour créer un curriculum basé sur des intérêts linguistiques et culturels locaux et au sein du cadre pédagogique de base des écoles québécoises » (Burnaby et MacKenzie, 2001 : 198). Ce sont les Cris eux-mêmes qui ont pris la décision en 1975 de « travailler en accord avec des cadres pédagogiques dominants déjà établis » puisqu’ils croyaient en « l’importance d’une éducation formelle, occidentale pour leurs enfants » (Burnaby et MacKenzie, 2001 : 201)16. Burnaby et MacKenzie, qui ont choisi comme étude de cas le Programme d’enseignement en langue crie (Cree Language of Instruction Program) au Québec, soulignent la complexité de la survie et de la promotion des langues autochtones à l’intérieur des communautés autochtones 15. Même les langues éteintes comme le huron peuvent parfois être choisies comme sujet d’étude à l’école (Cleary et Dorais, 2005 : 240, note en bas de page). 16. D’après l’article 88 de la Charte de la langue française, les Cris et les Inuits ont le droit de fixer « le rythme d’introduction du français et de l’anglais comme langues d’enseignement ». Ce même article exige pourtant que « [l]a commission scolaire Crie et la commission scolaire Kativik poursuivent comme objectif l’usage du français comme langue d’enseignement en vue de permettre aux diplômés de leurs écoles de poursuivre leurs études en français, s’ils le désirent, dans les écoles, collèges ou universités du Québec ».
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(voir Burnaby et MacKenzie, 2001)17. Elles soutiennent qu’il n’est pas possible, pour aider au maintien des langues, de trouver un modèle simple qui conviendrait à toutes les langues autochtones, à cause de la situation complexe de chaque langue. Toutefois, il existe, d’après elles, trois facteurs principaux susceptibles de contribuer au succès du programme : On peut considérer que le succès des programmes d’enseignement en langues autochtones est lié en partie à trois facteurs : les ressources humaines dans la communauté qui se rassemblent pour soutenir directement le programme ; l’importance d’un soutien externe approprié (par exemple la formation de professeurs spécialisés, le développement de l’orthographe, l’expertise dans le domaine de l’élaboration de programmes) ; et aussi le niveau de contrôle local sur la gestion de l’éducation. (Burnaby et MacKenzie, 2001 : 204)
Tous ces facteurs convergent pour le cri et l’inuttitut. À l’heure actuelle, l’inuttitut est la seule langue d’enseignement de la maternelle jusqu’à la deuxième année de l’école primaire. En troisième année, les écoliers choisissent entre l’enseignement en anglais ou en français et, durant cette année scolaire, les cours sont donnés à 50 % en inuttitut et à 50 % en anglais ou en français (voir Société Makivik, 2004 : 14). Pendant les années suivantes, l’inuttitut est enseigné en tant que matière distincte. L’organisation de l’enseignement de la langue crie est similaire. Le cri est la langue principale d’enseignement jusqu’en troisième année dans la majorité des communautés, en fonction du personnel, l’anglais ou le français étant « des matières, et aussi des langues d’enseignement d’une ou de deux matières (comme l’art et l’éducation physique) et enseignées dès la deuxième année » (Burnaby et MacKenzie, 2001 : 191). L’apprentissage de l’écriture syllabique de la langue crie fait l’objet d’une attention particulière. À partir de la quatrième année, la langue principale d’enseignement est soit l’anglais, soit le français, la langue crie étant une matière enseignée tout au long de l’ensei17. Les efforts pour maintenir et promouvoir les langues autochtones doivent nécessairement se concentrer sur l’usage de la langue dans les communautés autochtones. Les autochtones vivant de manière permanente ou temporaire dans des environnements ruraux ou urbains en dehors de leurs communautés ne peuvent pas, inévitablement, profiter du contact prolongé avec les locuteurs natifs de leur langue, un soutien solide du maintien de la langue. Ces personnes ont de ce fait une certaine tendance à s’intégrer, linguistiquement et culturellement, à la société dominante. Même si les liens entre les populations autochtones urbaines au Québec et leurs communautés d’origine restent forts – « [a]u Québec, la population autochtone urbaine est encore, dans une proportion de 90 p. 100, originaire des communautés » (Lévesque, 2003 : 29) –, il est clair que les langues autochtones ne se portent pas aussi bien en dehors de l’environnement communautaire.
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gnement primaire et secondaire. L’enseignement obligatoire des langues inuttitut ou crie à l’école est combiné à d’autres initiatives. Par exemple, le Programme d’alphabétisation cri développé par la Commission scolaire crie avec le concours de l’Office of First Nation and Inuit Education de l’Université McGill, pour les maîtres d’école et les employés de la communauté crie, a pour objectif de leur conférer le Certificat en alphabétisation des autochtones (cri) (voir Patrimoine Canada, 2003). Dans un sondage réalisé par l’Initiative des langues autochtones du gouvernement fédéral, dont le financement formait une partie restreinte du budget global du programme d’alphabétisation, les personnes interrogées témoignent d’un « changement d’attitude remarquable à l’égard de leur langue dans les collectivités cries ». De plus, « [l]es répondants, qui ont déjà cru que leur langue était en train de mourir, ont affirmé croire beaucoup plus en sa survie aujourd’hui » (Patrimoine Canada, 2003). Néanmoins, pour les Inuits et les Cris, la signature d’accords avec le gouvernement québécois a non seulement créé de nouvelles possibilités – « non intentionnelles » selon Burnaby et MacKenzie (2001 : 207) – pour leurs langues, mais a aussi compliqué le paysage linguistique qui est de plus en plus influencé par le prestige du français, la langue des possibilités d’emploi. Au Nunavik, par exemple, « la nouvelle réalité politique et économique […] se situe dans l’État québécois francophone en général, et […] il y a des formes de domination française dans les organismes gouvernementaux et une domination symbolique du français dans les pratiques institutionnelles » (Patrick, 2003 : 174). Cette prédominance du français se reflète dans le fait qu’il y a, dans les écoles primaires, un plus grand nombre d’enfants inuits inscrits dans la filière française que dans la filière anglaise (voir Société Makivik, 2004 : 14). Pour les Cris aussi, « la valeur du français, en plus de l’anglais, comme langue de l’activité économique et comme langue gouvernementale, est en pleine ascension » (Burnaby, MacKenzie et Bobbish Salt, 1999 : 1). Il est clair que l’anglais, et de plus en plus le français, sont de sérieux adversaires pour les langues inuttitut et crie, même si ces dernières jouissent de conditions plus favorables que d’autres langues autochtones au Québec. La situation est légèrement différente en ce qui concerne la langue innue. Pour ce qui est des traités, la langue est assez peu présente dans l’Entente de principe, comme nous l’avons vu ci-dessus, bien qu’il s’y trouve des dispositions pour créer des « mesures de protection et de promotion » de la langue. Le Conseil tribal Mamuitun reconnaît l’importance de la langue d’une part, et la similarité entre le combat des Innus et celui du
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Québec d’autre part : « Les Québécois et les Québécoises, tout comme les Innus, ont eux aussi pris conscience au cours de leur histoire de l’importance de défendre leurs droits, leur culture et leur langue et reprendre en mains leur destinée. Notre combat est de même nature » (Conseil tribal Mamuitun, 2004, nous soulignons). Il faut noter que les Innus n’ont pas bénéficié de traités, contrairement aux Inuits ou aux Cris ces deux ou trois dernières décennies, en particulier en ce qui concerne la création de commissions scolaires autonomes18. Comme l’ont remarqué Burnaby et MacKenzie, « les communautés autochtones ont beaucoup plus de contrôle local sur l’éducation depuis ces dix dernières années, mais […] beaucoup de communautés sont trop petites et ne sont pas toujours affiliées de manière significative (comme par l’intermédiaire d’une commission scolaire) à d’autres communautés avec lesquelles elles peuvent partager des ressources » (Burnaby et MacKenzie, 2001 : 204). Dans les deux autres domaines mis en évidence par Burnaby et MacKenzie, à savoir le soutien externe et les ressources humaines de la communauté, les communautés innues se portent bien sur plusieurs points. Tout d’abord, le dynamisme et l’engagement d’éducateurs, de linguistes innus et d’autres, combinés au soutien externe de linguistes comme Lynn Drapeau (1985), José Mailhot (1996 ; 1999 [1997]) et Anne-Marie Baraby (2002), ont contribué à la réussite de la standardisation de la langue écrite. La standardisation de la langue innue a suivi la même voie que celle de beaucoup d’autres langues autochtones qui sont traditionnellement des langues orales, comme l’inuttitut et le cri. Dans tous les cas, la création d’une orthographe standard est une étape décisive pour encourager l’alphabétisation dans la langue à l’école et donc pour maintenir la langue elle-même (Drapeau, 1992). Il existe deux dialectes principaux de l’innu et des sous dialectes, et, après 25 ans de négociations et de dialogues sur la façon de représenter les différences morphologiques, phonologiques et lexicales entre les dialectes, « un système général d’écriture de la langue innue reconnu officiellement » a vu le jour en 1997 (Baraby, 2002 : 198). Cette création s’est accompagnée de la publication de dictionnaires (par exemple Drapeau, 1994a) et de la publication imminente d’une grammaire détaillée de la langue innue (Baraby et Drapeau, à paraître).
18. Cependant, l’Institut culturel et éducatif montagnais projette de créer un programme uniformisé pour l’enseignement de l’innu pendant les six années de l’école primaire, qui intègre des aînés de la communauté (Yvette Mollen, communication personnelle, septembre 2005).
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L’Institut culturel et éducatif montagnais (ICEM, Innu-aitun mak innu-tshishkutamatun) est un élément important du soutien local à la communauté et des ressources humaines. L’Institut a été établi dans sa forme initiale en 1978 et se base à Sept-Îles. Il s’est beaucoup impliqué dans le développement et la mise en place du système d’orthographe standard en parrainant des ateliers sur la question en 1989 et en 1997, avec la participation de linguistes, d’instituteurs et de documentalistes venant de différentes communautés innues (voir Mailhot, 1999 [1997]). L’Institut a pour responsabilité d’assurer que toutes les publications en innu, anciennes ou nouvelles, suivent le système d’orthographe standard19. L’Institut est financé en majorité par le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada – ce financement faisant partie du Programme des centres culturels et éducatifs – et offre ses services à huit des neuf communautés innues au Québec. Ses quatre dossiers principaux sont, d’une part, l’éducation et l’adaptation scolaire, auxquelles est dévolue la majeure partie du budget et des activités, et d’autre part la langue et la culture innues (voir Institut culturel et éducatif montagnais, s.d.). Les activités de l’Institut pour promouvoir et développer la langue innue, qui touchent nécessairement au domaine de l’éducation, comprennent : 1o le développement et la publication du matériel pédagogique pour les écoles maternelle et primaire ; 2o la publication d’œuvres littéraires en innu ; 3o un service de consultation linguistique spécialisé dans le nouveau système orthographique et dans les traductions du français en innu ; et 4o la promotion de la langue et de son usage, y compris des activités pour former les enseignants (voir Institut culturel et éducatif montagnais, s.d.) Dans les écoles innues en général, la langue d’enseignement est l’innu dans le pro-
19. D’autres initiatives existent aussi pour la langue innue, financées par le gouvernement fédéral. Par exemple, en 2005, le gouvernement a financé un projet d’une durée de cinq ans, dirigé par Marguerite MacKenzie de l’Université Memorial, intitulé « Connaissance et ressources humaines pour le développement de la langue innue » qui se concentre sur les dialectes innus du Labrador. Le projet, dont l’un des partenaires communautaires est l’Institut culturel et éducatif montagnais, s’occupe du développement continu du site Internet (www.innu-aimun.ca) de Innu-aimun (langue innue), de l’achèvement d’un dictionnaire trilingue innu-français-anglais, de la création de matériel pédagogique, et d’ateliers et d’activités de promotion de la langue. De plus, en 2005, Lynn Drapeau a reçu des fonds pour travailler en collaboration avec l’Institut sur un projet de trois ans sur la langue innue (Rice 2005).
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gramme de maternelle sur deux ans20. La maternelle n’est pas obligatoire, mais elle est choisie par la grande majorité des enfants remplissant les conditions requises. La plupart des enfants innus vont ensuite à l’école primaire de leur communauté, mais ils ont aussi la possibilité de fréquenter l’école locale (dont la gestion est provinciale), ce qui concerne une petite minorité d’enfants. Dans les écoles de la communauté, les matières sont enseignées en français, conformément au programme établi par le ministère de l’Éducation du Québec, et on tient peu ou pas compte du fait que, pour ces écoliers, le français est une langue seconde. À l’école primaire, l’innu est offert comme matière, habituellement une fois par semaine, et cela se prolonge en général à l’école secondaire, bien que cette pratique varie selon les écoles21. L’emploi de la langue innue dans le système éducatif est donc plus restreint que celui de l’inuttitut et du cri. Nous avons déjà signalé l’inquiétude des communautés inuites et cries à propos de l’érosion de leur langue maternelle par la (les) langue(s) dominante(s). La communauté innue éprouve cette même inquiétude. Le bilinguisme – et le trilinguisme pour une minorité – est caractéristique de toutes les nations autochtones au Québec, « où la langue est encore transmise normalement au sein de la famille » (Drapeau et Corbeil, 1992) et où se produit une relation diglossique classique : Partout où la langue ancestrale est encore parlée, un état de diglossie entre la langue vernaculaire (autochtone) et la langue majoritaire s’est installé progressivement alors que diminue le nombre d’unilingues avec le passage des générations. Cette diglossie est caractérisée par l’utilisation de la langue majoritaire dans les domaines de l’éducation, dans les emplois de cols blancs,
20. La situation est légèrement différente à Mashteuiatsh où 25 % de la communauté parle innu : dans le passé, un programme de maternelle sur deux ans était offert mais il n’a pas été bien accepté par les parents qui s’inquiétaient du progrès scolaire de leurs enfants. Depuis 2003, le programme est ouvert seulement aux enfants dont au moins un des parents parle innu, pour les aider dans l’apprentissage de la langue. Les enfants des écoles primaires qui ont suivi le programme de maternelle en innu ont une heure d’innu par jour, alors que ceux qui ont suivi le programme de maternelle régulier ont une heure d’innu tous les neuf jours (voir Boucher, 2005 : 135-136). 21. Certaines tentatives on été faites pour prolonger l’usage de l’innu comme langue d’enseignement jusque dans les premières années de l’école primaire. Ce fut le cas à Betsiamites entre 1982 et 1987 (voir Drapeau, 1994c). Cependant, les parents s’étant montrés assez réticents vis-à-vis de ce programme, celui-ci fut abandonné une fois que le premier groupe d’élèves l’eut terminé. Il y existait un programme semblable à Uashat/ Maliothenam vers la fin des années 1980, mais il a pris fin en 1991, pour les mêmes raisons (Anne-Marie Baraby, communication personnelle, juillet 2006).
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et presque dans tous les domaines où on fait usage de l’écrit. Le vernaculaire est utilisé dans la vie privée et dans les réseaux communautaires, les emplois manuels ou non spécialisés, et son utilisation comme véhicule d’enseignement est récente et limitée. (Drapeau et Corbeil, 1992)
L’équilibre entre les langues est quelque chose de délicat et « le bilinguisme généralisé risque d’entraîner rapidement l’assimilation au profit de la langue majoritaire chez les minorités ethnolinguistiques » (Drapeau et Corbeil, 1992, sur les langues en voie de disparition, voir aussi, par exemple, Fishman, 1991 et 2001 ; Nettle et Romaine). La difficulté de trouver cet équilibre se manifeste chez les locuteurs innus, en particulier dans la génération actuelle des parents dont le rôle dans la transmission de l’innu se complique en raison de l’usage répandu de « l’alternance de codes » (code switching), c’est-à-dire, dans ce cas, le passage de l’innu au français d’une phrase à l’autre, ou d’une proposition à l’autre dans une même phrase, ou bien encore dans la phrase elle-même, ce que l’on appelle le « mélange de codes » (code mixing) (voir Drapeau, 1995 : 159). Drapeau, qui a entrepris des recherches dans la communauté de Betsiamites au début des années 1990, constate que, dans cette communauté, l’innu est la langue utilisée en famille et « la langue normale des échanges quotidiens dans le village » (Drapeau, 1995 : 158). À cette époque, le français était d’usage assez restreint : il se parlait à l’école et dans les médias. Il allait de soi que l’innu se transmettait normalement à la génération suivante des jeunes enfants, sans transfert linguistique (voir Drapeau, 1994a : 364). Toutefois, lorsque Drapeau a testé les compétences lexicales d’enfants de maternelle qui, en principe, n’avaient que très peu, voire pas du tout, de contact avec la langue française, il est apparu qu’ils utilisaient un code mixte innu-français (1995 : 162). L’explication en était que la langue parlée par les parents aux enfants était ce même code mixte. Drapeau décrit un « continuum des compétences » dans lequel les adultes bilingues étaient capables de s’exprimer en innu (qu’ils utilisaient dans des situations de communication formelles), en code mixte et en français, et dans lequel les plus jeunes avaient tendance à s’exprimer en code mixte et en français seulement (voir Drapeau, 1995 : 160 et 162). Un tel mélange de codes a été signalé plus récemment dans les communautés innues de l’Est, qui ont longtemps été considérées comme étant moins exposées à l’influence du français, comme la communauté d’Unaman-shipu (voir Groupe de travail, école Olamen, 2000), et dans d’autres langues autochtones comme l’inuktitut (voir Dorais et Collis, 1987, cité dans Drapeau et Corbeil, 1992). Drapeau va même jusqu’à affirmer que « le mélange de codes pourrait être une composante
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Troisième partie • Diverses expériences
inévitable du maintien de la langue dans les cadres du quart-monde » (Drapeau, 1995 : 162).
9.4
Intérêts communs, soucis communs
En mars 2002, Ted Moses, Grand chef des Cris à l’époque, a prononcé une conférence au symposium sur « La société québécoise et les autochtones », qui s’est tenu à Québec (voir Moses, 2002). Son sujet était la Paix des braves, accord récemment conclu, et il faisait remarquer que les sensibilités partagées des Cris et du Québec créaient « un potentiel énorme pour travailler ensemble ». Afin d’illustrer de telles sensibilités partagées, il a pris pour exemple la langue. Il vaut la peine de citer Moses en détail : En tant que Cri, je comprends de manière très profonde et personnelle pourquoi le Québec est résolument fier de l’application et de la promotion de la langue française. La langue de la nation crie est le cri. Je parle à ma mère en cri. Notre peuple parle cri. Le cri est la première langue dans nos écoles. Mais comme tout le monde ici le sait, nous étions punis quand nous étions enfants lorsque nous parlions notre propre langue à l’école. Il nous fallait lutter pour la reconnaissance de notre langue – l’un des attributs de base de notre statut de nation crie – et l’un des attributs essentiels du statut de nation indépendante en général. Nous avons enchâssé notre droit d’utiliser le cri dans la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, et ceci se reflète dans la législation québécoise concernant la protection de la langue française. La langue est une de nos sensibilités, et nous la protégeons jalousement, comme un attribut de notre statut de nation, comme un droit, et comme partie de notre culture et de notre identité en tant de peuple. La langue a le potentiel de nous diviser – de créer un abîme entre les Cris et la société québécoise – et elle l’a peut-être fait dans le passé. Je soutiens, cependant, que le fait de partager ce même besoin de maintenir la viabilité de nos langues crée un terrain d’entente pour la coopération entre les Cris et la société québécoise. (Moses, 2002)
Le discours de Moses souligne à quel point il est difficile de résoudre la tension inhérente entre la promotion du français d’une part, et celle des langues autochtones de l’autre. Comme nous l’avons vu ci-dessus, il est évident que même les langues autochtones que l’on considère être les plus fortes et les plus viables, comme l’inuttitut et le cri, et qui bénéficient de la meilleure protection sous forme de traités, sont sérieusement menacées par les langues dominantes, le français et l’anglais. Il vaut donc certainement la
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peine de construire sur le « terrain d’entente pour la coopération » dans le domaine de la politique linguistique identifié par Moses, pour assurer la survie non seulement du français, mais aussi des langues autochtones, tout aussi importantes, parlées au Québec. L’une des questions fondamentales est de savoir comment atténuer les perceptions négatives du français (et de l’anglais) qui existent au sein de la population autochtone. Au pire, l’insistance du Québec sur le français comme langue civique est vue comme « la manifestation essentiellement ethniciste du nationalisme québécois, qui [...] reste centré sur la préservation de la langue et de la culture françaises aux dépens de toutes les autres » (Salée, 2003 : 134). Dans cette perspective, le fait de privilégier le français laisse peu de place aux langues autochtones, faisant pencher la balance du côté de la perte de la culture ou de son affaiblissement. Au mieux, le rôle du français comme « langue publique commune », comme langue de l’appartenance à la nation civique québécoise, pourrait ne pas signifier grand-chose dans les communautés autochtones, dont les propres langues et les cultures sont primordiales dans l’affirmation de leur identité (voir Cleary et Dorais, 2005 : 245). En fin de compte, le cadre de citoyenneté privilégié par le Québec reste problématique pour de nombreux autochtones. Ce cadre, conçu principalement pour les immigrants, et à un moindre degré pour les anglophones, doit être transformé, en concertation avec les nations autochtones. Si l’avenir de la relation entre les autochtones et l’État québécois se situe dans la « reconfiguration des relations de pouvoir » de Papillon ou dans « l’autochtonisation de l’État » de Salée et de Green, ou un autre modèle, il est évident qu’une sorte de citoyenneté différenciée, accompagnée d’un plus grand engagement communautaire, est le meilleur espoir pour la perpétuation d’au moins un certain nombre de langues autochtones. En outre, l’État québécois pourrait adopter des lois linguistiques pour protéger et promouvoir les langues autochtones, appuyées par le financement nécessaire, et accorder un statut égal aux langues autochtones et au français dans les territoires sous juridiction autochtone.
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10 Conclusion
E
N CETTE PREMIÈRE décennie du XXIe siècle, le Québec fait face aux défis d’un monde globalisant dans lequel la traversée des frontières et les mouvements transnationaux des biens et des personnes se multiplient, et où l’anglais est la lingua franca mondiale. Cet ouvrage a cherché à explorer la relation entre la langue, la citoyenneté et l’identité au Québec dans ce contexte mondial. Présentées en introduction, trois questions ont servi de guide à cette exploration et constituent les trois parties de l’ouvrage : 1o dans ses efforts pour maintenir une identité nationale distincte, quelle place le Québec fait-il aux nouvelles réalités qu’amènent la diversité ethnique et la mondialisation ? 2o comment le Québec agit-il pour créer un sentiment d’identité commune par l’intermédiaire de la langue ? 3o dans quelle mesure la politique officielle relative à ces questions est-elle compatible avec la diversité des expériences vécues par les minorités au Québec ? En réponse à la première question, les chapitres 2, 3 et 4 ont examiné comment le Québec réagit à la fois devant une diversité ethnique croissante à l’intérieur de ses frontières et devant les possibilités et les défis que pose la mondialisation. Le chapitre 2 a traité en particulier de l’évolution d’une identité collective distincte au Québec et des tentatives récentes de la province de se construire une identité commune en termes inclusifs, civiques et territoriaux afin d’offrir un point d’ancrage et un lieu d’appartenance aux néo-Québécois et d’unifier les Québécois de toutes origines ethniques. Le modèle québécois de la citoyenneté interculturelle offre une troisième voie qui se situe entre la conception civique républicaine de la citoyenneté et le modèle libéral adopté au Canada à travers sa politique de multiculturalisme. Cette troisième voie privilégie une identité commune qui se construit grâce à un dialogue entre les différents groupes, dialogue tenu en français tout en garantissant le respect du pluralisme et s’adaptant à lui. Les chapitres 2 et 3 traitent du dilemme que vit le Québec devant une immigration à la hausse, à savoir comment concilier, en tant que collectivité, son passé ethnique avec
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Langue, citoyenneté et identité au Québec
un présent et un avenir civiques. Le chapitre 3 porte plus particulièrement sur le débat théorique qui entoure le modèle de nation à privilégier dans un Québec contemporain. Nous avons soutenu que les modèles les plus appropriés reposent sur un équilibre entre la reconnaissance du pluralisme du Québec d’aujourd’hui, d’une part, et la continuité de la langue et de la culture françaises, d’autre part. Un tel équilibre est nécessaire, si l’on considère qu’un modèle national purement civique, qui paraît être le choix raisonnable étant donné le pluralisme ethnique croissant au Québec, évacuerait l’ethnicité canadienne-française et risquerait ainsi d’aliéner le groupe majoritaire. En allant au-delà des frontières du Québec, nous avons examiné dans le chapitre 4 comment le Québec saisit les occasions que lui offre la mondialisation pour agir localement à travers la coopération mondiale. L’usage que fait le Québec de différents forums transnationaux officiels et non officiels constitue un modèle pour d’autres unités infra-étatiques qui cherchent à faire avancer leurs propres intérêts sans avoir ni la légitimité ni l’indépendance que confère le statut d’État-nation. Le Québec se trouve en effet dans une position unique puisqu’il intervient dans deux arènes « internationales » : celle de la Francophonie et l’arène « semi-internationale » des Amériques. Dans les Amériques, le défi à relever consiste à créer un espace multilingue où le français aurait un statut égal à celui de l’anglais, de l’espagnol et du portugais. Au sein de la Francophonie, le Québec a récemment réussi à mobiliser des intérêts communs, en particulier avec la France, pour faire valoir l’importance d’une convention internationale sur la diversité culturelle. Il reste cependant à savoir comment la convention de l’UNESCO, adoptée en octobre 2005, servira les intérêts du Québec en ce qui a trait à la protection de sa culture et de sa langue. La deuxième partie de l’ouvrage a abordé la manière dont le Québec agit pour créer un sentiment d’identité commune par l’intermédiaire de la langue. Le chapitre 5 a examiné l’effet qu’a eu la nouvelle approche sur l’aménagement du statut des langues, en particulier les efforts déployés pour assurer à la langue française le statut de « langue publique commune » du Québec. Étant donné que le Québec mise de plus en plus sur les immigrants, il est essentiel que ces nouveaux Québécois développent un attachement intégratif au français, afin d’assurer l’avenir de la langue. Le chapitre 5 a soulevé la question fondamentale de savoir dans quelle mesure une langue peut être « désethnicisée ». Certes, pour encourager les immigrants à développer un sentiment d’engagement affectif à l’égard du français, il importe qu’ils ne considèrent pas la langue comme trop intimement et étroitement
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liée à la majorité canadienne-française. Cependant, la langue française ne peut être totalement dissociée de l’ethnicité canadienne-française, aucune langue n’étant ethnoculturellement neutre. En outre, l’ethnicité constitue une source de motivation importante pour le maintien de la langue française en Amérique du Nord. La question de la variété de français que le Québec cherche à préserver a fait l’objet du chapitre 6. Dans sa promotion d’une identité civique inclusive, le Québec doit réfléchir à la variété qu’il estime être la plus appropriée à l’atteinte de ses objectifs. Ce choix s’inscrit dans un contexte historique selon lequel les Canadiens français ont traditionnellement éprouvé une certaine insécurité linguistique à l’égard de leur propre variété de français par rapport au français de France. Dans le Québec d’aujourd’hui, cette insécurité diminue, et en général les francophones ont des attitudes plus positives à l’égard du français québécois. De plus, on assiste à une certaine affirmation du français comme langue pluricentrique, composée d’une gamme de variétés nationales, régionales et locales. Cependant, les nouveaux immigrants qui parlent déjà le français arrivent souvent avec une vision monocentrique de la langue qui repose sur le « français de France ». Par conséquent, ils ne sont pas nécessairement ouverts à la variété de français qu’ils découvrent en arrivant au Québec. La voie à suivre pourrait être la promotion d’un standard socialement acceptable et défini sur le plan local pour le français québécois, comme celle du nouveau dictionnaire compilé par l’équipe FRANQUS de l’Université de Sherbrooke. La troisième partie de l’ouvrage a porté sur les diverses expériences vécues par trois groupes, à savoir les immigrants, les anglophones et les peuples autochtones, dont les dénominations masquent une hétérogénéité considérable. Il s’est avéré que la politique officielle du Québec, qui vise principalement à faire naître un sentiment d’appartenance et d’identification chez les immigrants, est plus problématique pour la population anglophone, et pas du tout pertinente pour une partie importante des populations autochtones dont le lieu d’identification demeure ses propres langues et cultures. Comme nous l’avons soutenu dans le chapitre 7, si le Québec cherche à faire naître un engagement affectif à l’égard du français chez les nouveaux arrivants, il doit leur offrir toutes les occasions de maîtriser la langue. À l’heure actuelle, les services de francisation offerts par l’entremise de programmes d’enseignement des langues pour les adultes et de classes d’accueil dans les écoles sont adéquats, mais on pourrait les rendre plus efficaces. Les expériences des jeunes immigrants et des immigrants adultes, ainsi que leurs attitudes à l’égard du français, varient d’une personne à
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l’autre. Si certains adultes développent un attachement intégratif au français, accompagné d’un sentiment d’appartenance au Québec, d’autres envisagent le français d’un point de vue instrumental et font preuve d’un sentiment d’appartenance à distance au Québec. Pour nombre d’entre eux, Montréal représente davantage un lieu d’identification que le Québec pris dans son ensemble, sentiment qui s’accompagne souvent d’une préférence pour le bilinguisme français-anglais. Chez les jeunes immigrants, le processus de socialisation linguistique à l’école a pour conséquence un ancrage plus profond du francais. Cependant, plusieurs jeunes considèrent Montréal comme un élément important, leur permettant de se situer eux-mêmes dans le Québec, et ils développent également un sentiment d’attachement au bilinguisme et au multilinguisme plutôt qu’au seul français. Le chapitre 8 a décrit l’hétérogénéité croissante de la communauté anglophone et a traité de certaines questions persistantes, comme l’exode des jeunes, la sous-représentation dans la fonction publique québécoise et le désengagement des anglophones de la participation sociale en général. De plus, certains anglophones bilingues ont le sentiment que leur français n’est pas assez bon pour qu’ils soient tout à fait acceptés par les Québécois francophones. La question de l’acceptation demeure une question cruciale, que ce soit l’acceptation des Québécois anglophones par les francophones ou vice versa. Cela est illustré par l’anglophobie qu’une partie de la population canadienne-française peut toujours exprimer ouvertement et par la réticence que manifestent les anglophones à l’égard des aspirations souverainistes du Québec francophone. Il n’est donc pas surprenant que les anglophones n’éprouvent pas forcément de sentiment d’allégeance et d’appartenance à la nouvelle nation civique québécoise. Malgré tout, certains signes indiquent un rapprochement entre les deux groupes et l’on voit également les frontières s’estomper entre eux, du fait que la jeune génération d’anglophones est de plus en plus bilingue et a des origines multiethniques de plus en plus diverses. Enfin, le chapitre 9 a examiné la difficulté que représente l’inclusion des peuples autochtones dans le modèle civique de la citoyenneté privilégié par la Commission Larose. À l’instar d’autres États de colons occidentaux, le Québec doit trouver d’une manière ou d’une autre le juste équilibre : tout en offrant les avantages de la citoyenneté, y compris l’égalité des chances par l’intermédiaire de la langue publique, il doit s’assurer que les cultures et les langues autochtones ne soient pas désavantagées ni diminuées. Ce chapitre a souligné l’importance pour les peuples autochtones d’une citoyenneté différenciée dans laquelle l’autonomie gouvernementale occupe une
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place centrale. Une telle conception de la citoyenneté pourrait avoir des conséquences positives en ce qui concerne la création des conditions propices pour que les peuples autochtones éprouvent un sentiment d’intégration civique au sein de la communauté politique québécoise. Actuellement, il est clair que les communautés bénéficiant d’ententes bien établies avec le Québec et le Canada sont les mieux placées pour maintenir et promouvoir leurs langues et leurs cultures. Le Québec a pris certaines mesures pour reconnaître l’importance des langues autochtones sur les plans juridique et politique, mais il doit aller plus loin. La survie des langues autochtones passe nécessairement par un soutien accru et une plus grande reconnaissance de la part du gouvernement sur les plans juridique et financier, ainsi que par des initiatives communautaires découlant à la fois des dispositions prévues dans les traités et d’une participation communautaire croissante. Seul l’avenir dira comment évolueront les trois questions qui ont été abordées dans cet ouvrage. En revanche, il semble évident que la conjoncture mondiale prévaudra encore dans un avenir proche et que le Québec continuera de faire face au défi que représentent les nouveaux arrivants en provenance de pays de plus en plus variés. Le Québec aura par conséquent avantage à continuer de poursuivre son modèle de la citoyenneté interculturelle, celui-ci permettant l’affirmation d’une culture distincte fondée sur la langue française, l’accommodement et le respect du pluralisme, ainsi que la construction d’une identité commune par des Québécois de toutes origines ethniques. Cependant, le Québec doit réfléchir à un certain nombre de questions. Tout d’abord, son modèle inclusif et civique ne trouve pas d’écho chez de nombreux immigrants, pour qui le français demeure une simple langue de communication pour laquelle ils n’éprouvent aucun engagement affectif. Les autorités déploient déjà beaucoup d’efforts pour faire en sorte que les nouveaux arrivants se sentent les bienvenus dans leur nouvelle société. En termes purement pratiques, créer un sentiment d’appartenance à travers le français chez des néo-Québécois en nombre toujours croissant nécessiterait peut-être que le Québec améliore les services de francisation, et qu’il réfléchisse davantage à l’accueil offert aux immigrants de la part des membres de la société hôte elle-même. Il importe en deuxième lieu de poursuivre la réflexion sur la variété de français à promouvoir en tant que langue civique et sur la question associée que représente la qualité de la langue. L’objectif est de décrire et de promouvoir une variété de langue à partager par tous les membres de la collectivité, peu importe leurs origines, mais qui permettrait en même temps l’expression de particularités locales et du lien
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fondamental à la majorité canadienne-française. En troisième lieu, il est essentiel de reconnaître l’ethnicité à la fois du groupe majoritaire que forment les Canadiens français et, tout aussi important, des groupes minoritaires. Non seulement serait-il maladroit de ne pas reconnaître l’identité ethnique du groupe majoritaire, mais la promotion d’un modèle strictement civique risquerait d’éloigner les Canadiens français du projet civique, ce qui ne ferait que miner les efforts des gouvernements successifs. De plus, le modèle civique doit être adapté ou transformé, tant par les nations autochtones et la communauté anglophone, que pour elles. Ces groupes minoritaires à l’intérieur des frontières du Québec ont des revendications historiques concernant leur statut spécial, et le Québec doit en tenir compte. La réussite du modèle civique du Québec reposera en partie sur la création de mécanismes dont l’objectif sera de veiller à ce que la voix de chaque groupe minoritaire puisse se faire clairement entendre au sujet de la conception du présent et de l’avenir à la fois du groupe et de l’ensemble de la collectivité. Par la force de sa réflexion sur les questions relatives à la langue et à la nation, le Québec sert de modèle pour d’autres unités infra-étatiques, comme la Catalogne, qui cherche elle aussi à garantir l’usage de sa langue dans la sphère publique dans un contexte d’immigration croissante. Mais le Québec a également quelque chose à offrir aux États-nations indépendants. Sa réflexion sur le statut et l’avenir de la langue française à l’intérieur de ses frontières le place au premier plan de ce que signifie la construction d’une démocratie moderne, inclusive et libérale. Car la question que se pose constamment le Québec est de savoir comment créer les conditions propices à engendrer un véritable sentiment d’attachement à la collectivité de la part de tous ses membres – question fondamentale que devrait certainement se poser toute démocratie libérale dans la conjoncture mondiale actuelle.
Annexe Premiers ministres du Québec depuis les années 1950 Maurice Duplessis Paul Sauvé Antonio Barrette Jean Lesage Daniel Johnson (père) Jean-Jacques Bertrand Robert Bourassa René Lévesque Pierre-Marc Johnson Robert Bourassa Daniel Johnson (fils) Jacques Parizeau Lucien Bouchard Bernard Landry Jean Charest
Union nationale Union nationale Union nationale Parti libéral du Québec (PLQ) Union nationale Union nationale Parti libéral du Québec (PLQ) Parti Québécois (PQ) Parti Québécois (PQ) Parti libéral du Québec (PLQ) Parti libéral du Québec (PLQ) Parti Québécois (PQ) Parti Québécois (PQ) Parti Québécois (PQ) Parti libéral du Québec (PLQ)
1944-1959 1959-1960 1960 1960-1966 1966-1968 1968-1970 1970-1976 1976-1985 1985 1985-1994 1994 1994-1996 1996-2001 2001-2003 2003-
Premiers ministres du Canada depuis les années 1950 Louis S. Saint-Laurent John George Diefenbaker Lester Bowles Pearson Pierre Elliott Trudeau Joe Clark Pierre Elliott Trudeau John Turner Brian Mulroney Kim Campbell Jean Chrétien Paul Martin Stephen Harper
Parti libéral Parti conservateur Parti libéral Parti libéral Parti conservateur Parti libéral Parti libéral Parti conservateur Parti conservateur Parti libéral Parti libéral Parti conservateur
1948-1953 1957-1963 1963-1968 1968-1979 1979-1980 1980-1984 1984 1984-1993 1993 1993-2003 2003-2006 2006-
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