La Tradition Sociologique de Chicago (1892-1961) by Jean-Michel Chapoulie (Chapoulie, Jean-Michel) [PDF]

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Zitiervorschau

Du même auteur Les Classes sociales Principes d’analyse et données empiriques (en collaboration avec Jean-Pierre Briand) Hatier, 1982 Les Professeurs de l’enseignement secondaire Un métier de classe moyenne Presses de la Maison des sciences de l’homme, 1987 Les Collèges du peuple L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République (en collaboration avec Jean-Pierre Briand) Éd. du CNRS-INRP-Presses de l’ENS, 1992 ; 2e édition, 2012 L’École d’État conquiert la France Deux siècles de politique scolaire Presses universitaires de Rennes, 2010

ISBN 978-2-02-135807-0 © Éditions du Seuil, février 2001 www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

TABLEDESMATIÈRES Du même auteur Copyright Remerciements Avertissement Abréviations Introduction Première partie - Les recherches de sociologie dans leur contexte institutionnel 1 - Le premier développement de la sociologie à l’Université de Chicago - (1892-1914) La naissance de l’Université de Chicago et la création du département de sociologie Le mouvement de réforme, les enquêtes sociales, le travail social et la sociologie 2 - William Isaac Thomas, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique et les débuts de la sociologie empirique universitaire « Le Paysan polonais » en Europe et aux États-Unis William Thomas après « Le Paysan polonais » « Le Paysan polonais », sa postérité en sociologie et ses paradoxes 3 - Park, Burgess, Faris et la sociologie à Chicago - (1914-1933) Robert Ezra Park : de la philosophie au journalisme ; du journalisme à la sociologie

Les deux dimensions de la sociologie de Park Park et le travail de terrain Park, l’entreprise sociologique, le mouvement de réforme et le travail social Le département de sociologie de Chicago comme base d’une entreprise collective de recherche 4 - Les recherches à l’Université de Chicago - (1918-1933) Les étudiants et les études de sociologie à l’Université de Chicago Le contexte institutionnel et financier des recherches en sociologie Les monographies de l’« École de Chicago » 5 - La sociologie américaine, le département de sociologie et la tradition de Chicago - (19341961) Contexte socio-politique, financement des recherches et évolution de la sociologie aux États-Unis Le devenir de la sociologie de Park dans la sociologie des années 1930 et 1940 Les sociologues de Chicago, l’Université et le contexte local Les étudiants des années 1945-1955 Conclusion Seconde partie - Parcours de recherche 6 - Hughes, Blumer, les études sur le travail et les institutions, et le travail de terrain Hughes, Blumer, et les recherches sur le travail et les institutions La diffusion du travail de terrain et la réflexion sur cette démarche L’héritage de Hughes et Blumer 7 - De la désorganisation sociale à la « théorie de l’étiquetage » Délinquance juvénile et désorganisation sociale Des critiques de la désorganisation sociale à l’approche en termes de déviance

« Outsiders » et l’approche nouvelle de la déviance 8 - Des recherches dans le siècle : l’étude des relations entre races et entre cultures - (1913-1962) Évolution des relations de races et de groupes ethniques et controverses publiques entre Blancs et Noirs Recherches et financements de recherches dans le domaine des relations de races et de groupes ethniques La perspective de Park sur les relations de races dans le contexte des années 1930 et 1940 Les études sur les Noirs du sud des États-Unis Franklin Frazier et la différenciation des populations noires des villes Frazier, Wirth, Hughes et la question de l’assimilation De l’interrogation sur les préjugés de race et sur l’assimilation à la révolte des ghettos noirs Conclusion 9 - Sur les marges de la tradition de Chicago : Nels Anderson et Donald Roy I. « Le Hobo » (1923) et Nels Anderson (1889-1986) Le travail de terrain dans « Le Hobo » Anderson après « Le Hobo » II. Donald Roy (1911-1980) et l’étude du travail ouvrier Conclusion Remarques sur les démarches de recherche Le travail d’archives et la vérification d’un certain nombre de « faits » Le point de départ de cette recherche : une réaction critique contre l’histoire des idées Les sources indirectes Bibliographie

Index des personnes Index des principales notions et institutions citées

Remerciements Cette recherche n’aurait sans doute pas été entreprise si, un matin de mars 1986, alors que les possibilités et mœurs des États-Unis étaient encore pour moi un nouveau monde, Howard Becker ne m’avait indiqué que les archives d’Everett Hughes étaient déposées à la Joseph Regenstein Library de l’Université de Chicago, suggéré d’aller les consulter et, sur-le-champ, rendu la chose facile en m’introduisant auprès du conservateur. Ma dette à l’égard de Howard Becker est bien plus grande : au cours des années suivantes, et plus encore de la période d’achèvement de ce livre, il m’a généreusement procuré divers documents, offert ses souvenirs, encouragé et assuré l’assistance d’un réseau d’amis qui est la contrepartie de ses habitudes d’aide, discrète et efficace. A cette dette à l’égard de Howard Becker j’associe celle que je conserve à l’égard d’Anselm Strauss – qui critiqua au début des années 1970 mon premier article sur les travaux des sociologues de Chicago et contribua ainsi à l’orientation intellectuelle dont ce livre constitue l’aboutissement –, ainsi que celle que j’ai à l’égard d’Arlene Kaplan Daniels, mon mentor à Chicago et aux États-Unis en 1986. J’ai bénéficié de la générosité de nombreux autres collègues, qui m’ont fourni documents, témoignages ou pistes pour retrouver ceux-ci, notamment Allan McDonell et Murray Wax, ainsi que Fred Davis, Irving Deutscher, Eliot Freidson, Joseph Gusfield, Julius Roth, Robert Weiss, Paule Verdet, Helena Znaniecka Lopata, Edward Shils, Edward Tiryakian.

J’ai également pu prendre connaissance de documents provenant des papiers personnels d’Everett Hughes, qui m’ont été communiqués en 1985 par Helen McGill Hughes, ou plus tard par ses filles, Elisabeth SchneewindHughes et Helen Brock-Hughes. Une partie importante de la documentation imprimée a été obtenue grâce à la persévérance de Josée Tertrais, ingénieur d’études au Centre de recherches sociologiques et historiques sur l’éducation (aujourd’hui disparu) que j’avais fondé à l’École normale supérieure Fontenay-SaintCloud. Je remercie également Josée Tertrais pour de nombreuses suggestions sur la documentation et son interprétation, dont j’espère avoir tiré parti. Jean Peneff m’a communiqué divers documents en sa possession et un entretien qu’il avait réalisé avec Everett Hughes vers 1982 ; d’autres documents, difficilement accessibles, m’ont été procurés par Cécile Desmazières-Berlie et Izabela Wagner-Saffray. Hélène Fouquet a réalisé un entretien pour moi avec un ancien président de Fisk University. Avec JeanPierre Briand, Jean Peneff et Henri Peretz, et plus récemment avec Marc Suteau, j’ai eu de nombreuses discussions dont sont vraisemblablement issues certaines des idées développées dans cet ouvrage. Henri Peretz et Jean-Pierre Briand ont relu la version finale de ce texte, et j’ai bénéficié des très nombreuses suggestions rédactionnelles de Jean-Pierre Briand.

Avertissement Les documents extraits des archives de Everett C. Hughes, Louis Wirth, Ernest W. Burgess, Robert Park, Buford Junker, W. Lloyd Warner et W. I. Thomas ; ceux extraits des archives déposées par F. Matthews ; les entretiens réalisés par J. T. Carey, sont reproduits avec l’aimable autorisation du Département des collections spéciales de la Joseph Regentsein Library de l’Université de Chicago. Les citations extraites des archives de Donald Roy sont reproduites avec l’aimable autorisation de Duke University Archives.

Les extraits cités dans l’ouvrage ont été traduits par l’auteur, sauf exceptions expressément mentionnées.

Abréviations ABJ : archives de Buford H. Junker. AFM : archives déposées par Fred Matthews après la réalisation de la biographie de Park. AECH : archives d’Everett C. Hughes *1. AEWB : archives d’Ernest W. Burgess. ALW : archives de Louis Wirth. AREP : archives de Robert E. Park. AREPA : archives de Robert E. Park, addenda. AWIT : archives concernant William I. Thomas. AWLW : manuscrit d’une biographie collective de Lloyd W. Warner déposé par Mildred Warner. IJTC : transcriptions des entretiens réalisés par James T. Carey pour son ouvrage de 1975 sur les sociologues de Chicago.

Tous ces documents sont conservés dans le Département des collections spéciales de la Joseph Regenstein Library, à l’Université de Chicago *2.

ADR : archives de Donald Roy déposées à Duke University (Durham).

RS : Le Regard sociologique, recueil en français d’essais d’Everett C. Hughes. SE : Sociological Eye, principal recueil en anglais d’essais d’Everett C. Hughes.

Pour renvoyer aux trois volumes des œuvres choisies de Robert E. Park, le début de leurs titres a été utilisé comme abréviation : Race and Culture, Human Communities et Society.

AFL : American Federation of Labor. ASS : American Sociological Society (avant 1960). ASA : American Sociological Association (après 1960). CAP : Chicago Area Project. CIO : Congress of Industrial Organizations. LCRC : Local Community Research Committee. LSRM : Laura Spelman Rockefeller Memorial. MA : master of arts, maîtrise. NAACP : National Association for the Advancement of Coloured People. NORC : National Opinion Research Center. PhD : doctor of philosophy, thèse de doctorat. SSRC : Social Science Research Council.

*1 . Une petite partie des références – indiquées par la mention « ancien dossier » – correspond au classement provisoire des archives de Hughes, qui ont été réorganisées en 1997. *2 . Ces archives se présentent souvent par dossier et sous-dossier. J’ai indiqué en général les sous-dossiers par le signe « : » suivi de leur numéro.

Introduction « Nous nous demandons : “Comment la sociologie s’est-elle établie ?”, au lieu de nous demander que faisaient ces hommes, ces hommes particuliers, dans ce contexte historique et ce monde dont ils avaient hérité, mais qu’ils contribuaient aussi à produire en interaction avec d’autres. » EVERETT C. HUGHES

1

« Il y avait, c’est vrai, une grande unité de pensée entre des gens comme Thomas, Park, Burgess, Faris et, plus tard, Wirth, Hughes et moi-même. Mais il y avait beaucoup, beaucoup de lignes de clivages intellectuels qui sont ignorées par les chercheurs qui tendent actuellement à développer l’idée d’une sociologie de Chicago. » HERBERT BLUMER

2

Qui sont les sociologues réunis sous l’appellation de « tradition [ou “École”] de Chicago » ? Qu’ont-ils découvert et comment ont-ils travaillé ? Quelles relations unissent leurs analyses à l’environnement social, politique, intellectuel dans lequel ils réalisèrent leurs recherches ? Qu’y a-til de commun aux générations successives de chercheurs d’une tradition qui revendique une certaine continuité entre la fin du siècle précédent et le début des années 1960 ? Et, plus généralement, que peut apprendre, sur les

réalisations des sciences sociales et sur leur « savoir », l’examen sur presque un siècle de l’une des grandes traditions de recherches empiriques ? Telles sont les questions auxquelles cet ouvrage se propose d’apporter des éléments de réponse. Ce n’étaient pas tout à fait les questions que j’avais en tête lorsque j’ai entrepris ce livre. Convaincu de la difficulté à comprendre l’esprit des recherches réalisées par les sociologues de Chicago pour les lecteurs de culture française, je me proposais alors d’offrir une présentation d’ensemble historiquement informée de celles-ci. Parmi la petite dizaine d’ouvrages consacrés au sujet, il en existait certes d’excellents – notamment la biographie de Robert Park par Fred Matthews 3 et le livre de Martin Bulmer sur les conditions institutionnelles du développement des recherches sociologiques à l’Université de Chicago 4 – mais ils étaient tous destinés à des lecteurs de culture anglo-saxonne. Il me semblait également qu’une présentation de ce courant de recherches gagnerait à développer plus largement que ne le fait l’ouvrage de Martin Bulmer celles reposant sur le travail de terrain qui sont au cœur de la sociologie de Chicago (et qui sont bien moins connues en France aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en GrandeBretagne il y a une quinzaine d’années). Il me semblait enfin que l’importance de leur postérité au cours des années 1960, ainsi que les avantages d’une perspective temporelle plus large exigeaient d’inclure davantage les recherches réalisées au cours des années 1940 et 1950 dans l’entourage d’Everett Hughes et de Herbert Blumer. Comme tout projet de recherche, celui-ci s’est infléchi au cours de sa réalisation. L’une des raisons en fut l’étendue des ressources documentaires accessibles. J’ai en effet rapidement découvert la richesse des travaux disponibles sur l’histoire des sciences sociales aux États-Unis, ainsi que les ressources qu’offraient les travaux d’histoire sociale dont la ville de Chicago était le terrain, ou l’un des terrains.

Depuis le début des années 1970, l’histoire des sciences sociales a cessé d’être le domaine réservé de chercheurs rattachés à la discipline qu’ils étudient. Des témoignages ont été recueillis sur le passé récent de ces disciplines, les archives des institutions universitaires et celles des fondations ont été exploitées, en suivant une démarche historique, par des chercheurs qui n’avaient pas pour objectif de se trouver des prédécesseurs dans leur discipline ni de faire un tri entre les « bonnes » recherches – celles qui avaient eu une postérité ou auraient dû en avoir une – et les « mauvaises ». Entre autres mérites qu’ils doivent à la diversité des archives disponibles, ces travaux ont celui d’attirer l’attention sur diverses dimensions des contextes dans lesquels ont été réalisées les recherches en sciences sociales, et d’élargir ainsi, par les comparaisons qu’ils suggèrent, la liste des questions qu’on peut se poser à propos d’un groupe de chercheurs. Certains de ces travaux portent sur des aspects qui m’intéressaient directement, par exemple la réaction dans les sciences sociales contre le darwinisme au début du siècle, la politique de financement des fondations, les relations entre l’Université et la ville de Chicago, les prolongements de recherches sur le travail menées à l’usine Hawthorne de la General Electric. En apportant sur ces questions un éclairage qui procédait d’une interrogation différente de la mienne, ils pouvaient contribuer à éviter les erreurs de perspective auxquelles conduit inévitablement toute focalisation exclusive sur un objet particulier. A ces travaux d’histoire des sciences sociales s’est ajoutée une autre source documentaire précieuse : un luxe d’autobiographies et de biographies consacrées à des chercheurs, même parmi ceux dont la notoriété est moyenne. Celui-ci reflète autant la largeur du public de l’édition en langue anglaise que le relatif succès des disciplines des sciences sociales. Grâce à ces biographies et aux archives personnelles d’universitaires conservées dans divers dépôts, il devenait souvent possible de croiser les témoignages sur les activités des différents chercheurs que

j’étudiais, et parfois d’accéder à la dimension subjective de leurs relations à leurs propres activités. Les travaux d’histoire sociale sur Chicago offraient par ailleurs des ressources appréciables pour appréhender le contexte dans lequel avaient travaillé les chercheurs que j’étudiais. Pour la période qui va de 1880 à 1960, il n’existe sans doute pour aucune autre ville autant d’études sur un éventail aussi large de sujets : le mouvement ouvrier, les relations interethniques, la vie politique locale et les associations municipales, les fondations philanthropiques et les institutions culturelles, l’Université, les biographies de philanthropes-hommes d’affaires, de femmes éminentes ou d’autres acteurs de la vie locale. Toutes les études susceptibles d’être éclairantes pour l’analyse de la sociologie ne sont pas centrées sur Chicago, mais l’importance de cette ville aux États-Unis entre 1880 et 1960 lui donne une place essentielle dans l’histoire des innovations et des transformations qui ont affecté la société américaine. L’abondance des travaux dont un des terrains est la ville de Chicago a bien sûr aussi des raisons plus matérielles : l’importance des universités et des institutions culturelles qui s’y trouvent et la richesse des archives, liée ici à la richesse financière, à laquelle on peut ajouter la politique dynamique de publication menée par les Presses de l’Université de Chicago depuis une soixantaine d’années. Curieusement, les ressources offertes par les études historiques sur Chicago n’avaient été qu’assez peu utilisées dans les travaux antérieurs sur les sociologues de cette ville 5. Nul n’a par exemple cherché à rapprocher les travaux des sociologues des époques révolues avec ce qu’ont plus tard établi (avec leurs ressources documentaires et leurs méthodes propres) les historiens étudiant les mêmes sujets. Cette démarche fournit pourtant un éclairage extérieur sur les travaux sociologiques, qui aide à comprendre leur mode de réalisation. Un de mes étonnements, qui rétrospectivement m’apparaît naïf, fut la découverte, à propos du Paysan polonais de Thomas

et Znaniecki, que le succès durable des recherches sociologiques pouvait être absolument indépendant du bien-fondé du point de départ de celles-ci. La possibilité d’accéder relativement vite à une connaissance précise des différentes dimensions de l’environnement social des sociologues de Chicago a sans doute contribué à orienter mon attention vers les déterminations des recherches sociologiques qui sont extérieures à la discipline. Pour un observateur qui n’est pas de culture nord-américaine et qui dispose du recul d’un demi-siècle, les similitudes et différences entre les analyses des sociologues et les débats publics de la même époque ou de la période où s’est effectuée leur formation intellectuelle sont certainement plus faciles à apercevoir qu’elles ne le sont pour un observateur qui appartient à cette même culture et à la même époque. J’ai été ainsi conduit à m’interroger sur la nature des réalisations intellectuelles des sciences sociales, ou, si l’on préfère, sur la relation entre les interrogations « pratiques » qui prennent place dans une conjoncture historique et les analyses savantes. Pour étudier cette question, un ensemble diversifié de recherches constitue un corpus certainement plus approprié que l’ensemble des œuvres d’un même auteur. Si l’on cherche à mettre en relation le contenu des œuvres de sciences sociales et le contexte de leur production, l’histoire de la sociologie de Chicago dans le cadre plus étroit où elle est généralement inscrite – celui de la constitution de la sociologie comme discipline – paraît manquer l’essentiel. On peut découvrir d’ailleurs que, faute de l’esprit critique qui est une part du métier d’historien, ce type d’histoire charrie de nombreuses erreurs factuelles reprises de livre en livre. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, l’Université de Chicago n’est pas la première des ÉtatsUnis à ouvrir un département de sociologie ; Thomas n’est pas un sociologue par ses références intellectuelles (ou sa culture), mais plutôt un anthropologue ; l’idée d’une entreprise collective de recherche sur la ville n’est pas une idée originale de Park, mais l’adaptation à une conjoncture

favorable d’une idée éprouvée ailleurs à propos du monde rural ; la distance intellectuelle entre sociologues, réformateurs sociaux et travailleurs sociaux n’était pas grande en 1920, elle s’est établie progressivement entre 1900 et le milieu des années 1930, au prix d’un effort des sociologues pour tenir à distance leurs rivaux ; le déclin du département de sociologie de Chicago après la retraite de Park n’est pas le signe du triomphe de la sociologie « quantitative » sur des approches plus « qualitatives », ni d’ailleurs le résultat d’un « complot » des adversaires de la domination politique des sociologues de Chicago sur l’association américaine des sociologues, etc. La plupart des inexactitudes concernant l’histoire de la sociologie portent certes sur des points mineurs 6. Leur accumulation conduit cependant à une sorte d’histoire tronquée, dont l’objectif, à peine dissimulé, est de célébrer des héros fondateurs de la sociologie ou d’une partie de celle-ci, de remettre à leur place des ancêtres glorieux supplantés par des usurpateurs, de découvrir des disciples ou des continuateurs méritants. Tel était aussi, sous une forme moins académique, l’un des objectifs des Chicago Irregulars, ce groupe de jeunes chercheurs formés pour la plupart à Berkeley qui s’étaient épris du travail de terrain – c’est-à-dire de la démarche ethnographique – en réaction contre ce qui leur apparaissait au début des années 1970 comme l’orthodoxie de la sociologie américaine (voir chapitre 6). Mais sa finalité prédéterminée n’est pas la seule faiblesse du type d’histoire interne à partir de laquelle est en partie connue aujourd’hui la sociologie de Chicago. Recourant essentiellement aux catégories indigènes en usage actuellement dans la discipline – par exemple à l’opposition entre méthodes qualitatives et méthodes quantitatives, aux clivages entre orientations intellectuelles constituées, comme l’interactionnisme et le fonctionnalisme –, ce type d’histoire laisse de côté une question essentielle : l’explicitation critique des catégories de pensée, de jugement et d’action qui ont structuré les activités des chercheurs en sciences sociales durant la

période où ils ont travaillé. Faut-il rappeler qu’une part appréciable des œuvres intellectuelles sont écrites contre des « adversaires » – telle œuvre de la période antérieure, tel mode de pensée répandu – qui, pour n’être pas toujours expressément désignés, n’en sont pas moins des éléments importants qui structurent leur réalisation ? Faire clairement apparaître ces adversaires, et, plus généralement, reconstituer les différents éléments du contexte intellectuel, institutionnel et socio-politique dans lequel furent réalisées les œuvres, constitue une étape nécessaire pour parvenir à une compréhension exacte et en finesse de toute entreprise de recherche en sciences sociales. Ce type de compréhension exige l’adoption d’une démarche proprement historique, c’est-à-dire notamment non seulement l’établissement des « faits » institutionnels ou biographiques, mais aussi l’explicitation des catégories de pensée en usage et du sens des actions dans leur contexte d’époque. Il convient, par contre, de mettre au moins momentanément entre parenthèses les jugements de valeur sur les œuvres portés à partir des normes internes aux sciences sociales d’aujourd’hui, car ces jugements ne peuvent que rendre insaisissable la signification que ces œuvres eurent en leur temps. Il convient également de ne pas s’intéresser seulement aux œuvres abouties, mais aussi à celles qui restèrent à l’état d’ébauche ou de virtualité, et de s’attarder sur les incohérences apparentes des pratiques de recherches et des positions intellectuelles, sur les singularités individuelles et sur celles des conjonctures dans lesquelles ont été produites les recherches. En bref, l’attention doit se porter sur l’ensemble des arrangements sociaux, même relativement contingents, dans lesquels se sont inscrites les actions collectives qui ont produit les œuvres examinées. Enfin, et c’est peut-être le plus difficile, il faut mettre au jour non seulement les caractéristiques possédées positivement par les travaux intellectuels ou les actions, mais aussi celles dont ils sont dépourvus et qu’ils auraient pu posséder, comme d’autres, en d’autres temps ou d’autres lieux.

Sous-tendu par cette approche, cet ouvrage cherche à offrir une histoire du développement des recherches sociologiques à l’Université de Chicago centrée sur leurs relations avec les divers environnements – une histoire tournée vers la compréhension des singularités de ces recherches et non vers la désignation et la célébration de leur postérité (ou plutôt, dans ce cas, d’une de leurs postérités) dans la sociologie actuelle. Je présenterai maintenant quelques-uns des choix initiaux qui ont déterminé l’orientation de ce livre. Il faut observer d’abord que les limites qui définissent aujourd’hui l’appellation « sociologues de Chicago » résultent d’un long travail d’étiquetage auquel ont participé à la fois ceux qui se voulaient leurs héritiers, leurs adversaires et des observateurs plus ou moins détachés, mais tributaires des intérêts intellectuels établis dans la période où eux-mêmes travaillaient. Toute délimitation a priori de l’objet – qu’elle repose sur les travaux antérieurs ou sur l’application d’un critère objectif, comme le mode d’affiliation au département de sociologie de Chicago ou tel aspect du contenu intellectuel des œuvres – prédétermine largement les résultats de l’investigation. L’adoption a priori d’une telle délimitation repose inévitablement sur une caractérisation univoque à partir d’un petit nombre de propriétés, considérées explicitement ou tacitement comme « essentielles », des sociologues de Chicago (tel aspect de leur orientation intellectuelle, telle méthode documentaire utilisée, telle relation avec les fondateurs, etc.). Au contraire, c’est comme un groupe concret – ou plus exactement comme une série de groupes concrets – que les sociologues de Chicago ont été ici considérés. Plusieurs définitions différentes de ces groupes ont ainsi été utilisées, en fonction du problème étudié. Les activités de ces groupes concrets sont au centre de cette étude, ainsi que leurs relations avec d’autres groupes s’adonnant à des activités analogues, parfois en dehors du monde universitaire, ou rattachées à d’autres disciplines des sciences sociales. Parmi ces activités, une place

centrale, mais non exclusive, a été accordée à celles qui ont donné naissance à des textes de sciences sociales. Les fonctions d’enseignement n’ont pas été négligées car elles contribuent parfois à l’orientation commune d’un ensemble de recherches contemporaines. Les activités de ces groupes concrets ont été d’abord rapportées à leurs antécédents (plutôt qu’à leurs conséquences), et il en va de même en ce qui concerne les textes qui sont l’un des produits ordinaires de ces activités. Pour une partie au moins, ces antécédents – autres textes, points de vue constitués – sont implicites, et la reconstruction de l’univers dans lequel les œuvres intellectuelles ont pris naissance conserve souvent un caractère quelque peu hypothétique. La notoriété des œuvres ou leur diffusion ultérieure dans tel domaine d’études n’ont été considérées ici que comme une caractéristique parmi d’autres, et une place a donc été parfois accordée à des textes non publiés et à des travaux qui n’ont eu qu’une audience confidentielle, lorsque leur examen éclairait un aspect important de cette entreprise collective. D’une manière générale, la production des œuvres a été rapportée à un certain nombre de contraintes qui contribuent à les déterminer. Les plus simples sont évidemment les contraintes matérielles (qui ont toujours une contrepartie intellectuelle), notamment celles qui tiennent aux possibilités de financement et d’accès aux terrains d’enquête. Un autre ensemble de contraintes correspond aux conditions institutionnelles de production des œuvres, où interviennent à la fois les partages conflictuels des domaines d’étude entre disciplines et les relations d’autorité à l’intérieur de chacune d’entre elles. (Un exemple typique est ici la production des thèses dans un département où règne un antagonisme entre ceux qui sont chargés de leur direction – antagonisme qui tend souvent à prendre un caractère à la fois méthodologique et « théorique », personnel, politique.) Il faut ensuite faire une place aux aspects les plus concrets de la production : aux ressources documentaires et aux modes de traitement de ces ressources effectivement

disponibles dans le milieu et à l’époque considérés. Prendre pour fil conducteur de l’analyse les transformations des méthodes de recherches en sociologie permet notamment, comme l’ont montré Martin Bulmer et Jennifer Platt, de se libérer d’une partie des raisonnements ordinaires fort incertains que véhicule l’histoire des idées dans sa forme traditionnelle, qui a constitué jusqu’à ces dernières années ce qui passait pour l’histoire de la sociologie 7. L’analyse des contraintes intellectuelles qui conditionnent la production des œuvres, telle que l’accomplit l’histoire des idées dans son acception traditionnelle, souffre en effet de sérieuses faiblesses. On ne peut accepter sans examen critique les schèmes de raisonnement qu’elle utilise, aujourd’hui comme hier, pour qualifier les filiations entre œuvres ou entre chercheurs. L’emprunt des idées d’un auteur à un autre n’est jamais une opération d’une évidence immédiate même pour les différentes parties impliquées. La relation, revendiquée ou déniée, entre « maître » et élève, la référence, ou l’absence de référence, dans les publications, les intentions avouées dans les témoignages sont des indices essentiellement ambigus, puisqu’ils font l’objet d’usages stratégiques par les intéressés : revendiquer une filiation ou la refuser constitue, comme on sait, des instruments d’acquisition du crédit scientifique dans le domaine considéré. Il faut, enfin, faire une place aux contraintes dans la production des œuvres qui sont liées aux rhétoriques argumentatives et aux modes d’écriture admis dans une période et un cercle donnés. Celles-ci sont en relation à la fois avec les ressources documentaires et les schèmes de raisonnement admis dans le même cercle, mais elles ne s’y réduisent pas.

De cette caractérisation rapide de l’interrogation que j’ai adoptée découlent quelques-uns des traits principaux de la description de la tradition de Chicago qu’on trouvera dans cet ouvrage. Le découpage de l’objet attire en effet davantage l’attention sur l’hétérogénéité que sur l’homogénéité de

celle-ci. Les dévots de l’« École de Chicago » (et ses contempteurs) se chagrineront sans doute de ne pas retrouver l’unité intellectuelle des œuvres qu’ils attendaient. Celle-ci ne peut en effet être défendue qu’au prix de la restriction du corpus des œuvres pris en compte, là où les nécessités de la compréhension historique conduisent au contraire à l’élargir. Le rôle des contingences que fait apparaître inévitablement l’étude concrète de la production d’œuvres intellectuelles heurtera également les convictions de tous ceux qui espèrent toujours réduire celles-ci à une « formule », un « paradigme », bref à un petit nombre de principes. On peut à juste titre considérer que l’accent mis sur l’hétérogénéité des œuvres est la conséquence inéluctable de l’adoption d’une véritable démarche historique, c’est-à-dire comparable à celle qui est mise en œuvre, ou devrait l’être, pour étudier l’école, la religion ou le travail. Ce point de vue conduit aussi à un détachement à l’égard du cas étudié peut-être plus grand que celui que l’on attend lorsqu’il s’agit d’œuvres qui ont acquis et conservé une grande notoriété. Je n’aurais certainement pas décidé d’écrire cet ouvrage si je n’avais éprouvé une sympathie pour une partie au moins de cette entreprise intellectuelle. Cette sympathie a suscité l’intérêt initial, mais, passé cette première étape, l’investigation historique s’est trouvée inévitablement prise dans une dialectique entre le familier et l’étranger – le rapport du chercheur à son objet oscillant entre celui du Martien et celui du converti, pour paraphraser la formule de Fred Davis, l’un des héritiers du courant étudié ici 8. Dans une démarche historique, c’est d’ailleurs la compréhension des « faits » les plus étrangers à l’observateur qui mérite le plus de retenir son intérêt et nécessite le meilleur de ses efforts, et c’est aussi de celle-ci qu’il peut attendre un élargissement de sa perspective. Il en va de même, je pense, pour le lecteur, et j’ai donc souvent insisté sur ce qui dans les œuvres intellectuelles n’appartient plus à la culture commune des chercheurs en sciences sociales.

Ma longue familiarité avec le courant de recherche étudié – notamment dans les formulations qui sont celles de la dernière génération dont les travaux sont ici examinés – implique que l’approche adoptée n’est probablement pas très différente de celle que ces chercheurs auraient euxmêmes sans doute adoptée s’ils avaient étudié ce même sujet : une partie des épigraphes en début de chapitre rappelle cette similitude, qu’il ne conviendrait pas de dissimuler.

Cet ouvrage se compose de deux parties. La première expose, dans le respect de la chronologie, l’histoire du développement des recherches qui ont pris place « autour » du département de sociologie de l’Université de Chicago entre l’ouverture de cette université et le début des années 1960. L’accent est mis sur les aspects institutionnels et sur les niveaux de contextes socio-politiques et intellectuels qui, pour chaque période, se sont révélés pertinents. La seconde partie comprend des essais, partiellement indépendants les uns des autres, consacrés aux recherches dans trois domaines – le travail, la délinquance, les relations de race et de culture – et un essai sur la carrière et les recherches de deux sociologues qui se trouvent aux frontières de la tradition de Chicago et du monde universitaire.

1 . Remarque suggérée par le livre de S. Toulmin sur Wittgenstein, in AECH, non classé. 2 . Lettre à Rudolf Haerle, 29 juin 1984, citée in Haerle (1991) : 36. 3 . Matthews (1977). 4 . Bulmer (1984). 5 . L’exception est l’ouvrage d’un sociologue, James Carey (1975). 6 . Certaines de ces erreurs tiennent à la pauvreté des sources en ce qui concerne les caractéristiques des actions ou des personnes qui n’ont qu’une faible notoriété. Il faut parfois accepter sans recoupement un témoignage dans un domaine où l’expérience montre rapidement que la fiabilité est faible. En outre, les sociologues qui écrivent sur l’histoire de leur discipline ont généralement une confiance excessive dans leurs connaissances de la part du passé dont ils ont été les témoins directs : ils acceptent

souvent les témoignages de leurs collègues et ils surestiment les recoupements entre des sources secondaires qui s’appuient en fait sur la même source primaire. J’ai tenté de faire preuve d’un peu plus de prudence, mais je n’ai certainement pas évité tous les pièges que recèlent les pseudo-recoupements. 7 . Bulmer (1984) ; J. Platt (1996). Ce dernier ouvrage reprend des analyses publiées à partir du milieu des années 1980 et dont j’ai pu suivre, par des contacts réguliers avec l’auteur, le développement à partir du milieu de cette période. J’avais adopté un point de vue analogue dans un premier article – Chapoulie (1984) – qui constitue le point de départ du présent ouvrage. 8 . F. Davis (1973).

PREMIÈRE PARTIE

LES RECHERCHES DE SOCIOLOGIE DANS LEUR CONTEXTE INSTITUTIONNEL

1

Le premier développement de la sociologie à l’Université de Chicago (1892-1914) « La sociologie était un mouvement social avant qu’elle ne devienne une discipline universitaire. » EVERETT C. HUGHES

1

« La science est le dernier dieu dans le panthéon du monde. » ALBION K. SMALL

2

« La méthode d’une sociologie crédible doit être la méthode d’observation et d’induction. » ALBION K. SMALL, GEORGE E. VINCENT

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De passage à Chicago lors de son premier voyage aux États-Unis, en 1904, Max Weber donne dans une lettre une description saisissante de la ville selon le point de vue d’un observateur européen :

« L’une des villes les plus ahurissantes est Chicago. Au bord du lac, on trouve quelques quartiers résidentiels agréables et de belle apparence, la plupart avec des maisons de pierre au style imposant et massif, et tout de suite derrière, ce sont de vieilles maisonnettes en bois comme on en trouve dans l’Helgoland. Viennent ensuite les logements des ouvriers et la saleté inimaginable des rues : pas de pavage ou bien un misérable revêtement dès qu’on s’éloigne des quartiers résidentiels. Dans le centre-ville, entre les gratte-ciel, l’état des rues est absolument épouvantable. […] « A perte de vue, c’est un immense réservoir humain. En quittant le centre, on suit Halsted Street sur toute sa longueur, interminable – vingt miles anglais, je crois –, en longeant des pâtés de maisons qui portent des inscriptions en grec – Xenodocheion, etc. –, puis d’autres avec des gargotes chinoises, des réclames polonaises, des brasseries allemandes, jusqu’aux abattoirs. Là, aussi loin qu’on puisse voir depuis la tour de la société Armour & Co., il n’y a qu’une immense étendue d’immondices, et des troupeaux qui meuglent et qui bêlent. Mais à l’horizon, tout autour – car la ville s’étend encore sur des miles et des miles avant de se fondre dans les faubourgs –, il y a des églises et des chapelles, des édicules d’ascenseur, des cheminées qui fument (ici tous les grands hôtels ont leur ascenseur à vapeur) et des maisons de toutes tailles. Ce sont pour la plupart de petites maisons pour deux familles tout au plus (d’où les dimensions gigantesques de la ville) et leur propreté varie avec la nationalité des occupants. « L’enfer s’est déchaîné sur les abattoirs : une grève a échoué, avec des quantités d’Italiens et de Noirs briseurs de grève ; des coups de feu quotidiens avec des douzaines de morts de part et d’autre ; un autobus a été renversé et une douzaine de femmes sont mortes écrasées parce qu’un non-syndiqué y avait pris place ; il y a eu des

attentats à la dynamite contre le métro aérien, et un wagon a déraillé avant de plonger dans la rivière. Tout près de notre hôtel, un débitant de tabac a été assassiné en plein jour ; quelques rues plus loin, trois Noirs ont attaqué et dévalisé un autobus à la tombée de la nuit, etc. : à tout prendre, c’est un étrange foisonnement de cultures. « On trouve ici un mélange invraisemblable de nationalités. Tout au long des rues, les Grecs cirent les bottes des Yankees pour 5 cents. Les Allemands les servent à table, les Irlandais s’occupent de leur politique et les Italiens de leurs travaux de terrassement les plus sales. A l’exception des quartiers vraiment résidentiels, toute cette énorme ville – plus étendue que Londres ! – ressemble à un homme écorché dont on verrait fonctionner les viscères. Car on peut tout voir : le soir, par exemple, dans une rue périphérique du centre-ville, les prostituées sont placées dans une vitrine éclairée à l’électricité, avec des indications de prix ! L’une des particularités de la ville, comme de New York, c’est la persistance d’une culture spécifique judéo-allemande. Des théâtres proposent Le Marchand de Venise en yiddish (avec un Shylock victorieux, d’ailleurs) et des pièces authentiquement juives. […] « On est frappé partout par le caractère trépidant du travail, surtout dans les abattoirs avec leur “océan de sang”, où plusieurs milliers de bovins et de porcs sont abattus chaque jour. Dès que le bœuf, entré sans méfiance dans l’abattoir, est assommé par une masse et s’écroule, il est saisi et hissé par un crampon de fer et commence son voyage, sans cesse déplacé devant toute une série d’ouvriers qui lui retirent les viscères, le dépouillent, etc. ; mais ceux-ci sont toujours asservis, dans la cadence du travail, à la machine qui fait passer l’animal devant eux. On constate un rendement absolument incroyable dans cette atmosphère chargée de vapeur, d’odeurs d’excréments, de sang et de peaux ; j’ai rebroussé chemin en

chancelant avec un jeune garçon qui me servait de guide pour 50 cents, afin de ne pas être enseveli sous les ordures. Ici, on peut suivre le porc, de l’étable à la saucisse ou à la boîte de conserve. « A cinq heures, après le travail, les gens doivent souvent faire plusieurs heures de trajet pour rentrer chez eux. La compagnie des autobus a fait faillite ; depuis des années, elle est gérée, comme c’est l’usage, par un receiver qui n’a pas intérêt à activer le processus de liquidation et qui, par conséquent, n’achète pas de nouveaux bus. A tout moment, les vieux autobus ont des défaillances. Environ quatre cents personnes sont tuées ou estropiées chaque année dans des accidents. Selon la loi, chaque décès coûte 5 000 dollars à la compagnie (pour la veuve ou les héritiers), chaque dommage corporel lui coûte 10 000 dollars (pour l’intéressé), tant que la compagnie ne prend pas certaines mesures préventives. Mais la compagnie a calculé que ces quatre cents indemnités lui coûtent moins cher que les mesures préventives souhaitables et par conséquent ne se soucie pas de les prendre 4. » Douze ans plus tôt, en 1892, à peu près au moment où l’Exposition universelle faisait connaître la ville de Chicago dans l’Ancien Monde, une université privée y avait été ouverte, dotée d’un département de sociologie où avait pris naissance cette nouvelle discipline universitaire tournée vers l’observation et l’analyse du monde contemporain. Ce chapitre offre une vue d’ensemble sur la première phase de ce développement de la sociologie, sur son contexte social et intellectuel, mais aussi sur le détail des arrangements institutionnels et sur les caractéristiques et les actions de ceux qui contribuèrent à ce développement. Je me suis attaché à faire apparaître la complexité des facteurs et des contingences historiques qui ont donné naissance à ce qui est trop souvent considéré comme un développement unilinéaire et presque naturel de la sociologie.

La description de Max Weber relève la plupart des traits qui font de Chicago une ville singulière où se donnent immédiatement à voir le développement rapide de la grande industrie et ses conséquences. Chicago est en effet l’une des villes des États-Unis qui connaissent le développement le plus rapide dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Bourgade de 4 500 habitants en 1840, la ville atteint 300 000 habitants en 1870, 500 000 en 1880, 1 700 000 en 1900, 2 700 000 en 1920. Les facteurs de ce développement sont multiples : la ville est un lieu d’implantation des industries liées à l’agriculture des plaines du Middle West – avec des abattoirs et des fabriques d’instruments agricoles, comme McCormick ; elle est la base arrière de la construction des chemins de fer vers l’ouest – un des principaux fabricants de wagons, la société Pullman, est installé à Chicago ; elle est le siège d’importantes industries sidérurgiques, d’imprimeries, d’usines de textile et de traitement du cuir ; un centre commercial dont le marché s’étend dans tout le Middle West. Le développement particulièrement rapide des industries et du commerce de Chicago s’accompagne de l’introduction de nombreuses innovations dans les entreprises. Par ses emplois locaux, mais aussi par son rôle de base arrière du développement vers l’ouest, la ville attire une masse d’immigrants venus par vagues successives de toutes les parties de l’Europe : Allemagne, Irlande, Suède, Pologne, Russie, Bohême, Slovaquie, Italie, etc. Vers 1900, la moitié environ des habitants de la ville sont nés à l’étranger. Après 1914, Chicago reçoit, comme les autres grandes villes du nord des États-Unis, un nouveau flux d’immigrants : des Noirs venant des États ruraux du Sud. Au cours de son développement, la ville est périodiquement agitée par des conflits ethniques opposant les immigrants les plus récemment arrivés à ceux qui les ont précédés, à propos notamment des emplois – c’est-à-dire des conditions de travail et de rémunération. Une sorte de hiérarchie des immigrants peut s’observer à tout moment, qui réfléchit en partie

l’ancienneté de leur arrivée. Dans les années 1860, ce sont ainsi les Irlandais qui se trouvent en bas de la hiérarchie sociale, rejoints les années suivantes par les Allemands, les Tchèques et les Scandinaves ; dans les années 1890, on trouve en bas de cette hiérarchie les immigrants originaires de l’Europe de l’Est et de l’Europe du Sud, qui sont eux-mêmes remplacés un peu plus tard par les Noirs. C’est également à Chicago que se produit l’une des premières émeutes raciales dont sont victimes les Noirs dans une ville du Nord, à la fin de juillet 1919. Chicago est ainsi l’une des villes où s’exacerba ce que les classes moyennes, et, à leur suite, les sciences sociales, devaient dénommer « problèmes urbains » : pauvreté chronique d’une fraction importante de la population, vastes zones de taudis, formes variées de délinquance, notamment juvénile, conflits ethniques étroitement mêlés à des conflits de classes, etc. A Chicago, comme dans les autres grandes villes des ÉtatsUnis, s’y ajoute avant 1914 une question qui préoccupe particulièrement les élites économiques : celle du mode de gouvernement des villes dont les administrations apparaissent, à partir de la fin du XIXe siècle, corrompues et inefficaces 5. La définition de ces problèmes urbains est en relation dialectique avec le développement de différents mouvements sociaux – en premier lieu avec celui du mouvement ouvrier et celui du mouvement de réforme connu comme le « mouvement progressiste ». La ville est, en effet, l’un des principaux centres où se développent, surtout, au début, parmi les immigrants d’origine anglaise, allemande et d’Europe du Nord chez qui circulent les idées anarchistes et socialistes, des tentatives pour créer des organisations ouvrières. Les affrontements entre employeurs et ouvriers et les grèves sont fréquents à Chicago à partir des années 1870 6. Deux des événements qui marquèrent symboliquement le mouvement ouvrier américain prirent d’ailleurs place dans la ville. En 1886, un attentat tua six policiers, lors d’un meeting à Haymarket Square organisé à l’issue d’une

grève appuyant la revendication de la journée de huit heures ; condamnés à la pendaison, les dirigeants du mouvement furent exécutés l’année suivante. Huit ans plus tard, pendant la récession économique sévère de 1893-1894, une baisse des salaires entraîna une longue grève des ouvriers de l’usine du constructeur de matériel de chemin de fer Pullman implantée dans le sud de la ville. La grève prit une dimension nationale lorsque les ouvriers de Pullman reçurent le soutien des employés des chemins de fer, qui refusèrent d’acheminer les trains comprenant des voitures construites par Pullman ; l’intervention des autorités fédérales mit fin à un boycott qui marqua l’engagement des autorités fédérales en faveur des employeurs 7. Des campagnes périodiques pour la loi et l’ordre furent l’une des réactions à l’agitation ouvrière. Mais de manière plus diffuse, une solution à l’ensemble des « problèmes urbains » fut également recherchée dans l’amélioration morale de la classe ouvrière, c’est-à-dire en imposant à celleci la piété, l’épargne, la tempérance et la scolarisation. Le mouvement réformateur de la période précédant la Première Guerre mondiale (connue sous le nom de Progressive Era) fut particulièrement actif à Chicago 8. Ses acteurs principaux se recrutèrent dans l’élite économique de la ville, mais aussi dans les classes moyennes, parmi les professions « savantes » – juristes, médecins, pasteurs protestants, professeurs d’université. On y trouvait aussi de nombreuses jeunes femmes diplômées – surtout en sciences sociales – qui accédèrent, par suite du succès partiel du mouvement de réforme, à des emplois d’administratrices, de professeurs d’université, de chercheurs, et surtout de travailleuses sociales. Les professeurs de sciences sociales – notamment les sociologues, les économistes, les politologues et les philosophes – occupèrent une place importante dans ce mouvement, dont l’histoire est ainsi étroitement mêlée au développement initial de ces disciplines aux États-Unis 9. Le mouvement progressiste correspond par ailleurs à un processus de sécularisation du

mouvement évangélique, l’offre d’éducation et de services sociaux se substituant progressivement à la prédication de l’Évangile. La fraction du mouvement de réforme de la Progressive Era qui entretenait la relation la plus étroite avec les sciences sociales et qui en constituait en quelque sorte l’avant-garde contribua à la fondation dans des quartiers populaires d’établissements, les settlements, qui offraient à la fois une résidence à des hommes et femmes des classes moyennes et des services variés aux habitants du quartier 10. Sur le modèle des jeunes intellectuels britanniques qui s’étaient installés en 1884 dans un immeuble d’un quartier populaire de l’est de Londres pour faire de leur établissement, Toynbee Hall, un « avant-poste de l’éducation et de l’art auprès des classes populaires » (pour reprendre l’expression de l’historien Allen Davis), de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, bientôt suivis par leurs homologues féminins, s’établirent dans un quartier populaire de New York. De manière en partie indépendante, d’autres tentatives similaires prirent place dans d’autres grandes villes, notamment à Chicago, où fut fondé l’établissement qui devait atteindre la plus grande notoriété. Trois ans avant l’ouverture de l’Université de Chicago, en 1889, Jane Addams (1860-1935), la fille d’un sénateur quaker, diplômée en 1881 d’un établissement d’enseignement supérieur féminin, s’installa avec une de ses anciennes condisciples dans une maison d’un quartier pauvre du sud de Chicago, Hull House. Les deux associées, qui avaient précédemment résidé à Toynbee Hall, se proposaient d’offrir au quartier populaire d’immigrants où elles s’étaient installées des services sociaux et culturels divers (jardin d’enfants, bibliothèque, musée d’art, cours du soir, etc.), ainsi qu’un lieu de rencontre et de réunion. Le projet de Jane Addams et de ses associées, d’inspiration religieuse, était un peu moins élitiste que celui de leurs prédécesseurs britanniques, qui visait à apporter de l’extérieur aux classes populaires ce qui était, selon eux, la culture. Leurs émules américaines prétendaient en effet contribuer à ce que les populations visées acquièrent

elles-mêmes la maîtrise de leur propre existence ; elles souhaitaient également favoriser des contacts directs entre des populations différentes par l’appartenance de classe et les origines ethniques. Durant les années suivantes, Hull House, où vécurent de nombreuses jeunes femmes poursuivant des études à l’Université de Chicago, devint le centre d’activités variées, culturelles mais aussi tournées vers la réflexion sur les réformes et vers des formes diverses de militantisme : Hull House abrita ainsi des réunions de groupes de travailleurs, de syndicalistes, etc. D’autres établissements analogues furent implantés à Chicago : en 1892, Charles Zueblin, futur professeur de sociologie à l’Université de Chicago, fonda le settlement de l’université de l’élite méthodiste de Chicago, Northwestern University ; en 1894, Graham Taylor, un pasteur protestant qui devint lui aussi un peu plus tard professeur de sociologie à l’Université de Chicago, fonda un settlement indépendant, Chicago Commons ; la même année, des étudiants de l’Université de Chicago fondèrent dans le quartier des abattoirs, proche de celle-ci, un settlement qui passa rapidement sous le contrôle de l’Université et porta son nom. Autour de Jane Addams et de Florence Kelley, une résidente de sympathie socialiste qui avait contribué à traduire en anglais des ouvrages d’Engels, une partie des résidents de Hull House entreprirent de réaliser des enquêtes sur les populations de leur quartier, sur les conditions de logement, les salaires, l’hygiène, etc. Le modèle était, là encore, importé d’Angleterre, puisqu’il s’agissait de l’enquête sur les classes populaires de Londres, patronnée et pour partie réalisée par l’armateur Charles Booth, et tenue en haute estime par les résidents de Toynbee Hall 11. Publié en 1895, un ouvrage rédigé par des résidents – Hull House, Maps and Papers – donna une description du quartier où se trouvait Hull House, dont s’inspirèrent un peu plus tard des sociologues 12. Au cours des trente années suivantes, de nombreuses enquêtes plus ou moins semblables (portant sur les conditions de logement et de vie, sur la santé, les salaires, etc.) furent conduites par des

résidents de divers settlements, à Chicago mais aussi dans des grandes villes de la côte Est et du Middle West. Dans les années 1900, on trouve à Chicago un vaste réseau, dont Hull House et Jane Addams constituent l’un des nœuds, auquel appartiennent des membres de l’élite économique de la ville qui sont engagés dans des activités philanthropiques, des membres des professions libérales, des journalistes, des travailleurs sociaux, ainsi que quelques organisateurs du mouvement ouvrier, mais aussi de nombreux universitaires 13. Ceux-ci occupent une place particulièrement importante dans cette ville, peut-être parce qu’elle est dépourvue d’une élite patricienne cultivée et sophistiquée, comme on en trouve par exemple à Boston : les universitaires, et en premier lieu les professeurs de l’Université de Chicago, jouent un rôle d’experts en ce qui concerne les activités culturelles et sociales de la ville 14. Ils figurent dans les comités de direction des institutions philanthropiques et culturelles de la ville (musées, orchestre, etc.), sont consultés à propos des problèmes de justice, d’assistance, voire de politique urbaine. Entre 1890 et 1920, associations et organisations diverses se donnant des objectifs sociaux plus ou moins larges prolifèrent dans la ville, faisant campagne en faveur de différents projets de fondation à buts scientifiques ou culturels 15, et plus encore – le sujet est central dans la période – en faveur de diverses réformes du système public d’éducation de la ville 16, de la création d’un système d’assistance et d’une législation du travail 17, d’une réforme du système judiciaire et d’une organisation particulière pour le « traitement » de la délinquance juvénile 18, d’une réorganisation des pouvoirs municipaux 19. La liste des membres de ces différentes associations donne une première idée des liens étroits que celles-ci entretiennent avec l’Université : ainsi parmi les membres de l’Association of Commerce, qui regroupe la plupart des grands entrepreneurs de la ville, figure le premier président de l’Université de Chicago, William Harper (celui-ci est également membre du

conseil d’administration des écoles de la ville, le Board of Education). Parmi les fondateurs de la Civic Federation – une association à objectifs très larges visant à apporter un soutien aux travailleurs dépourvus de ressources pendant la dépression de 1893 – se trouve le premier directeur du département de sociologie de l’Université, Albion Small. Un des premiers présidents du City Club, fondé en 1903, est le philosophe George Herbert Mead, également professeur à l’Université. L’un des partisans de la création d’United Charities – un bureau destiné à coordonner les activités d’assistance dans la ville et fondé en 1909 par fusion de deux associations – est Charles Henderson, professeur de sociologie en même temps qu’aumônier de l’Université. Un professeur de sciences politiques, Charles Merriam, candidat malheureux à la mairie de Chicago en 1911, est l’un des leaders du mouvement en faveur de la réorganisation des pouvoirs municipaux 20. Le fondateur du département de philosophie, James Tufts, fut, avec Henderson, membre de diverses commissions cherchant à faire voter une législation du travail dans l’État d’Illinois. Un petit nombre de personnes participent à plusieurs de ces associations et se trouvent au cœur du réseau qui correspond à ce mouvement de réforme : sur les 2 500 personnes environ qui figurent dans la liste des adhérents à ces associations entre 1890 et 1925, 215 participent à trois ou plus d’entre elles 21. Il ne faut sûrement pas exagérer l’unité d’objectifs et d’opinions parmi ceux qui participent de près ou de loin à un mouvement qui regroupe des personnes différant par leurs origines, leurs intérêts, leur culture et leurs orientations politiques. Les réformateurs divergent sur l’importance relative des différents problèmes sociaux et sur de nombreux autres points, mais ils sont au moins à peu près tous d’accord sur la nécessité de développer la scolarisation et soutiennent des programmes d’éducation pour adultes et parfois des programmes d’enseignement technique, les bibliothèques, les musées et autres institutions culturelles ; ils s’accordent également sur la nécessité d’une réforme du gouvernement des

villes – ayant pour objectif d’éliminer la corruption et de placer celui-ci au service de l’« intérêt général » –, sur la nécessité d’améliorer l’habitat et la santé publique, de combattre la prostitution, la criminalité, et de réformer l’organisation de la justice et les prisons 22. Après 1900, le mouvement de réforme aboutit – avec le concours de forces diverses, et au moins pour une part en rencontrant les intérêts de l’élite des affaires – à la mise en place de différentes agences de service social et à des transformations de l’organisation de la justice. Une partie des réformateurs trouvent alors des emplois dans des organisations et des postes dans les centres de formation des travailleurs sociaux 23.

La naissance de l’Université de Chicago et la création du département de sociologie La création de l’Université de Chicago est contemporaine des débuts du mouvement de réforme. L’Université prend la suite d’un collège baptiste en faillite, et le projet initial est préparé sous la double tutelle d’une association chargée de soutenir les établissements scolaires baptistes et de John Rockefeller (le propriétaire de la Standard Oil), qui envisage alors de contribuer à la fondation d’un nouvel établissement d’enseignement supérieur 24. A l’issue d’une longue négociation, Rockefeller proposa 1 million de dollars, tout en imposant une condition à sa contribution : que le projet trouve le soutien d’autres donateurs. Il fallut faire appel à toute la communauté baptiste du Middle West, puis, plus largement, aux milieux d’affaires de Chicago : parmi les donateurs de l’Université à ses débuts figurent ainsi Marshall Field, le propriétaire d’un des grands magasins de la ville, qui donna une partie du terrain, ainsi qu’un groupe de Juifs d’origine allemande 25. On peut remarquer qu’une grande partie des donateurs, dont Rockefeller lui-même, n’ont pas fait d’études supérieures. La nouvelle

université, qui ouvrit ses portes en octobre 1892, n’imposa pas de condition religieuse à l’admission des étudiants ni au recrutement du personnel, mais son conseil d’administration fut dominé par les baptistes. Cette origine religieuse marqua sans doute moins la nouvelle université que sa dépendance à l’égard de ses donateurs, en premier lieu Rockefeller (ses adversaires utilisaient à l’occasion par dérision l’appellation d’« université Standard Oil »). Rockefeller contribua à éponger le déficit de la gestion du premier président de l’Université, William Rainey Harper, auparavant professeur de langues sémitiques à Yale, qui était toujours porté à élargir le champ d’action de l’Université. Le projet d’organisation de l’Université avait été élaboré sous sa houlette : il s’agissait de créer un établissement pouvant concurrencer les grandes universités de la côte Est, mais avec une orientation et une organisation originales. Au bout de vingtcinq ans, la contribution de Rockefeller s’élevait à 35 millions de dollars 26. La relation de l’Université avec son environnement fut marquée d’une certaine ambiguïté en ce qui concerne l’indépendance de ses enseignants. Celle-ci se manifesta au grand jour lors de la grève chez Pullman : Edward Bemis, un professeur d’économie politique qui avait pris publiquement parti en faveur des grévistes, fut contraint rapidement de démissionner 27. La période des années 1880-1890 correspond aux États-Unis à une interrogation sur les fonctions des universités, née en partie de la confrontation avec les universités allemandes. Le premier exemple d’université s’inspirant du modèle des universités allemandes, et donnant ainsi une place à la recherche, est Johns Hopkins à Baltimore, fondée en 1876 avec le soutien d’un mécène. En 1880, l’Université Columbia de New York créa un centre d’études avancées (graduate) en sciences politiques, une formule suivie dix ans plus tard à Harvard, avec la création de la Graduate School of Arts and Sciences. L’année précédente, avec le soutien d’un mécène

qui se désintéressa vite de l’entreprise, s’ouvrit Clark University, dans le Massachusetts, une université entièrement dévolue aux études graduate – c’est-à-dire préparant à des diplômes comme la maîtrise (MA) et le doctorat (PhD). L’établissement périclita rapidement, et le président de l’Université de Chicago put ainsi y recruter quelques-uns de ses premiers professeurs. D’autres, comme le fondateur du département de sociologie de Chicago, Albion Small, ou le philosophe John Dewey, furent recrutés parmi les diplômés de Johns Hopkins. Au modèle de l’université allemande furent empruntées dans ces premières tentatives l’idée du laboratoire pour les disciplines expérimentales et celle du séminaire de recherche – c’est-à-dire d’un enseignement où les étudiants exposent l’état de leurs propres recherches et leurs lectures, examinent collectivement des documents et discutent les recherches qui sont présentées devant eux 28. A côté d’études de premier et second cycles (undergraduate), Harper entreprit de créer un centre d’études avancées (graduate), mais aussi un ensemble d’institutions connexes : un centre de publication, les futures Presses de l’Université de Chicago, chargées notamment d’éditer des publications savantes ; un système de cours et de conférences (university extension) dispensés en dehors du campus (il s’agit d’un système d’inspiration évangélique, qui prenait modèle sur des réalisations londoniennes, et pour lequel l’un des chefs de file du mouvement londonien fut d’ailleurs engagé). Il s’y ajouta un système de cours par correspondance, dont l’exemple était fourni par l’expérience antérieure de Chautauqua – un mouvement social d’origine protestante, qui avait débuté en 1874 dans l’État de New York, en proposant des cours par correspondance complétés par de courtes sessions d’enseignement – dont Harper avait été l’un des

dirigeants 29. On voit qu’il s’agissait non pas de fonder un établissement réservé à une élite (comme les universités de la côte Est), mais un établissement ouvert sur son environnement local. Il était par ailleurs mixte, contrairement aux universités de la côte Est, et les étudiantes représentèrent rapidement environ 40 % des effectifs. Pour favoriser le recrutement et renforcer les liens avec la communauté environnante, l’Université instaura un système d’affiliation pour différents colleges et académies existantes 30, et chercha par ailleurs à établir des liens avec certains établissements d’enseignement préexistants, qu’elle absorba parfois les années suivantes (comme l’école qui donna naissance à la faculté de médecine de l’Université). Les plans et les premières décisions de Harper montrent que les études bibliques, sa propre spécialité, constituaient son modèle de référence 31. Ni la liste des premiers départements d’études classiques créés ni l’ordre de création des suivants ne suggèrent que Harper accordait une place particulièrement grande aux études scientifiques et aux disciplines directement appliquées : les facultés de médecine et de technologie sont d’ailleurs postérieures d’une dizaine d’années à la création de l’Université. L’importance accordée à la recherche apparaît par contre clairement 32 dans la définition des conditions d’attribution du doctorat . Dans un premier rapport au conseil d’administration, qui resta inachevé et inédit, Harper insiste de manière explicite sur la nécessité d’une formation par l’investigation personnelle, et propose que chaque département publie une revue. Il soutient que les professeurs doivent réserver leur enseignement au niveau des études avancées (graduate) et que la promotion dans la carrière académique doit dépendre avant tout de l’avancement de leur travail d’investigation ; il évoque également la possibilité de dispenser les universitaires de

leurs charges d’enseignement pour leur permettre de se consacrer à leurs recherches 33. Harper se révéla un administrateur énergique et habile : il négocia en permanence avec Rockefeller en vue d’obtenir des subsides supplémentaires pour un budget que ses initiatives installèrent dans un permanent déséquilibre. Il ne semble pas qu’il ait eu un plan d’ensemble des domaines et des champs d’études que l’Université devait développer : Harper paraît plutôt saisir les occasions qui se présentent, comme en ce qui concerne le recrutement des premiers enseignants de l’Université. Dès l’ouverture, l’Université de Chicago est constituée de facultés (schools), elles-mêmes composées de départements. Parmi les départements qui constituent la faculté d’arts, littérature et sciences sociales figure un département de sociologie, à côté des départements d’économie politique, d’histoire, de sciences politiques, de philosophie, de religion comparée, d’anglais, d’allemand, et de six autres départements correspondant à des 34 disciplines d’études classiques ou religieuses . Contrairement à une légende tenace, le premier département comportant le terme « sociologie » dans son intitulé n’est pas celui de l’Université de Chicago, mais celui de l’Université du Kansas, à Lawrence, dont l’appellation initiale, en 1889, fut History and Sociology 35. La question de l’appellation du nouveau département mérite plus d’attention qu’on ne lui en a généralement accordé, car elle permet d’apercevoir que le terme sociology n’était qu’un de ceux en usage à l’époque pour désigner un ensemble d’activités mal circonscrit. D’après le Quarterly Calendar of the University of Chicago de 1892-1893, le nouveau département s’intitulait la première année Social Science and Anthropology, et Albion Small, son premier directeur, portait le titre de professeur de social science.

L’année suivante, le terme social science fut remplacé par sociology à la fois dans l’intitulé du département et dans celui de la chaire de Small 36. Le terme « sociologie » était utilisé depuis une vingtaine d’années par quelques professeurs qui offraient sous ce titre des enseignements dans certaines universités – Graham Sumner à Yale depuis 1876 37, Franklin Giddings à Bryn Mawr, puis à l’Université Columbia de New York depuis 1890 38. Le terme « mouvement sociologique » est également une appellation populaire pour désigner l’application du « savoir scientifique » à la solution des problèmes sociaux. Même si elles n’avaient pas d’idée précise de ce que pourrait être l’objectif de la nouvelle discipline, les élites intellectuelles protestantes voyaient dans la sociologie le moyen de fournir une base scientifique à l’évangile social (Social Gospel) qui constitue la forme laïcisée du prosélytisme de la génération précédente 39. Une enquête conduite en 1894 par un étudiant de sociologie de l’Université de Chicago fait apparaître la diversité des conceptions des universitaires qui se souciaient suffisamment de se rattacher à cette discipline pour répondre au questionnaire qui leur avait été envoyé 40 : s’ils préféraient en majorité le terme « sociologie » à celui de « sciences sociales », un quart des répondants n’étaient pas sûrs qu’il s’agissait d’une science. La plupart pensaient cependant que la discipline devait être organisée dans des départements autonomes. Les conceptions que défendent aux États-Unis, dans les années 1890, les leaders de la nouvelle discipline sont diverses dans le détail, mais s’inscrivent sous le patronage de Comte et de Spencer. Dans les exposés programmatiques qui constituent l’essentiel de leur contribution, ces

sociologues universitaires de la première génération affirment que la sociologie est la science sociale générale, discipline synthétique coordonnant les découvertes de ces branches spécifiques que sont l’économie politique, l’histoire, les sciences politiques ou l’anthropologie, et en déduisant les lois de l’évolution 41. Cette prétention impérialiste n’est que l’envers du statut mineur de la sociologie comme discipline en cours d’institutionnalisation, notamment par rapport à l’économie politique, qui dispose dès 1890 de plusieurs départements dans des universités 42. Plusieurs des premiers professeurs de sociologie sont passés par l’économie politique, comme le sociologue de Yale Graham Sumner ou Albion Small, et les transferts d’une discipline à l’autre sont fréquents jusqu’en 1914. L’American Sociological Society (ASS) est d’ailleurs fondée seulement en 1905, à partir de l’association des économistes créée elle-même en 1885 43. Avec l’histoire les relations de la sociologie seront longtemps distantes, peut-être parce que l’audience de cette discipline est alors largement extérieure aux universités. Rien n’indique que Harper ait eu en 1892 une idée particulière sur ce que devait être un département de sociologie, et la forme que prit celui-ci est le produit des circonstances. Harper recruta d’abord les futurs directeurs (chairmen) de ses départements de sciences sociales 44. Son premier choix pour la sociologie se porta sur l’économiste Richard Ely. Celui-ci déclina l’offre après qu’eut été envisagée une organisation où il aurait dirigé un département de sciences politiques et sociales. Harper recruta alors comme directeur du département de sociologie Albion Small (1854-1926), un pasteur alors président d’une petite université baptiste du Maine, Colby College. Le recrutement de Small avait précédemment été envisagé pour un poste de professeur d’histoire, mais Harper jugea sa qualification insuffisante pour un tel poste, et il pensait d’autre part que ses relations avec le directeur du département d’histoire qu’il voulait engager seraient conflictuelles 45. Small, comme nombre d’universitaires de sa génération qui

s’intéressaient aux sciences sociales, avait reçu en Allemagne une formation en histoire et en économie politique, puis obtenu un doctorat en 1889 à Johns Hopkins en histoire constitutionnelle. La rédaction d’un programme d’études en sociologie pour les étudiants de Colby College constituait en fait l’essentiel de l’expérience antérieure de Small dans cette spécialité. L’esquisse du département de sociologie à créer qu’il envoya à Harper révèle qu’il n’avait qu’une idée confuse de ce que pouvait être la discipline dans laquelle il allait être recruté. Le programme du futur département est décrit ainsi : « Le département devrait englober au niveau du college des éléments de base en histoire et en économie, plus approfondis et plus larges que ceux qui sont exigés à l’entrée des études graduate aux États-Unis […]. Il devrait ainsi, du côté historique, comprendre des enseignements sur trois ans, portant d’abord sur l’histoire institutionnelle américaine, ensuite sur l’histoire économique anglaise et américaine ; du côté économique, sur la base de l’exigence d’une familiarité avec ce qui peut être appelé la doctrine économique contemporaine, il comprendrait des études originales sur les conditions effectives des problèmes économiques américains, avec une connaissance du statut de ces questions dans leurs relations concrètes, plutôt que des doctrines et dans l’abstrait ; du côté sociologique, il comprendrait des enseignements sur une année exposant les philosophies de l’histoire. Deuxièmement, correspondant à la dernière année de sociologie proprement dite – une synthèse des faits de physiologie sociale, tels qu’ils découlent des sciences biologiques, psychologiques, historiques et économiques –, tout ceci constituant un substitut inductif aux anciennes philosophies métaphysiques de l’histoire et une préparation clinique aux diagnostics pratiques des développements

sociaux spécifiques. […] Je n’accorderai jamais le doctorat à des candidats qui manient seulement le microscope, mais j’insisterai pour qu’ils aient acquis un sens aigu de la relation entre ce que découvre leur microscope et des lois de la société comme unité 46. » Ces intentions quelque peu nébuleuses ne laissent que faiblement deviner ce que fut l’orientation du nouveau département et le recrutement de ses premiers enseignants. Les initiatives de Harper jouèrent en cette matière un rôle prépondérant par rapport aux conceptions de Small, qui s’accommoda des souhaits de Harper et adopta une attitude conciliante. Comme il l’avait fait lors de l’engagement de Small, Harper se souciait davantage de recruter certains enseignants que de définir précisément l’orientation de tel ou tel département. Presque en même temps que Small, Harper avait recruté l’anthropologue Frederick Starr (1858-1933), alors à l’American Museum of Natural History. Small accepta d’intégrer celui-ci dans le futur département de sociologie, et Starr donna son agrément à cet arrangement, à condition que sa discipline soit reconnue comme distincte de la sociologie et destinée à prendre place ultérieurement dans un département autonome. Harper recruta comme aumônier de l’Université un pasteur baptiste, Charles Henderson (1848-1915). Puisque Henderson demandait à être également chargé d’enseignement et de recherche, et que Harper cherchait par ailleurs à recruter un expert en administration des organisations de bienfaisance, il fut rattaché au département de sociologie avec l’agrément de Small. Enfin, Harper avait recruté comme doyenne des étudiantes et professeur d’histoire Alice Freeman Palmer ; celle-ci obtint que son assistante Marion Talbot soit engagée comme son adjointe, et Marion Talbot fut également affectée au département de sociologie en tant que spécialiste d’économie ménagère (home economics). Son enseignement – qui figure sous le titre sanitary science – fut ainsi inclus dans le

département de sociologie jusqu’à la création d’un département d’administration ménagère (household administration), en 1903 47. Ces quatre enseignants constituèrent initialement la partie permanente du département de sociologie. Ni Frederick Starr ni Marion Talbot ne s’intéressèrent à la sociologie comme discipline universitaire. Starr, un géologue de formation que ses intérêts portaient vers l’anthropologie physique, ne parvint pas durant les années suivantes à obtenir la création d’un département autonome d’anthropologie, peut-être en raison de ses maladresses ou de son peu d’intérêt pour l’administration : l’annuaire de l’Université mentionna simplement chaque année que le rattachement de l’anthropologie au département de sociologie était provisoire. Starr connut un certain succès sur le campus de Chicago, mais comme conférencier et auprès des étudiants de premier et de second cycle (undergraduate). A partir de 1900, il accomplit des missions au Mexique et au Japon, et fut souvent absent de Chicago. L’anthropologie en tant que discipline tournée vers l’étude des sociétés « primitives » végéta à Chicago jusqu’à son départ à la retraite, en 1923. Elle fut en fait essentiellement représentée dans la formation reçue par les étudiants par les enseignements d’un diplômé de l’université qui fut rapidement recruté, William Thomas. Un anthropologue fut cependant recruté en 1905 par le département de sociologie, George Dorsey (1868-1931), qui était par ailleurs administrateur d’un musée consacré aux sciences physiques et naturelles, le Field Museum de Chicago. Lui non plus n’implanta pas solidement un enseignement d’anthropologie et n’encadra pas un nombre appréciable de thèses, peut-être en raison de ses nombreuses activités extra-universitaires. Il abandonna son poste en 1915 et devint journaliste, mais contribua sans doute à introduire à

Chicago Fay-Cooper Cole, qui devait être à l’origine de la création d’un département autonome d’anthropologie. Henderson, qui joua par ailleurs un rôle important dans les mouvements de réforme des services sociaux de Chicago, s’intéressa au contraire à sa manière à sa nouvelle discipline. Il profita de sa participation à un grand nombre de comités de direction d’associations et de commissions nationales ou locales pour recueillir des données sur divers problèmes sociaux – notamment sur la délinquance, les orphelins, les conditions de travail, etc. Il publia une partie de celles-ci dans la revue fondée par le département de sociologie en 1895, l’American Journal of Sociology, établissant l’un des liens entre travail social et sociologie. Même s’il éprouva des difficultés à recueillir lui-même directement des données de première main, Henderson était convaincu de la nécessité d’une connaissance intime des objets d’étude et de l’importance de l’observation : William Thomas rapporte que Henderson lui demanda une fois de recueillir à sa place des informations dans des bars, en lui disant qu’il n’était jamais lui-même entré dans un bar et n’avait jamais bu de bière 48. Par son intérêt pour les données concrètes, Henderson contribua certainement pour une part plus grande que celle qui lui est généralement attribuée à l’orientation vers la recherche empirique du département de sociologie de Chicago 49, tout en constituant par ailleurs le lien entre la sociologie et la faculté de théologie (Divinity School) : jusqu’à sa mort, en 1915, le département de sociologie fut partie prenante de celleci. Henderson publia en 1894 un petit ouvrage dont le titre témoigne de l’étroite association entre ses intérêts sociologiques et religieux : Catechism for Social Observation and Analyses of Social Phenomena. L’introduction le présente comme un guide pour l’observation destiné aux étudiants mais aussi aux voyageurs, aux

résidents des settlements, etc. Il débute par une comparaison de l’observation des faits sociaux et de celle des naturalistes, et se réfère notamment à Frédéric Le Play et à Charles Booth. Un ouvrage de Henderson sur la délinquance, publié en 1914, rend compte d’une recherche de terrain et contient une remarque sur les modes d’approche de la réalité sociale que n’auraient pas désavouée, comme on le verra, ses successeurs : « La seule manière de connaître de première main la nature des délinquants est de vivre avec eux. Pour la plupart des personnes ce n’est ni agréable, ni praticable. Juste après la connaissance personnelle viennent les biographies des délinquants 50. » Sans être identique, l’orientation intellectuelle d’Albion Small était compatible avec celle de Henderson. Pendant toute sa carrière, Small contribua à élaborer et à diffuser une conception de la discipline plutôt qu’à apporter une contribution par l’exemple à celle-ci. Mais on trouve dans ses publications des incitations, et même des formules, qui sont celles que l’on a souvent relevées chez les sociologues de la génération suivante. Small publia en 1894 (en collaboration avec l’un de ses premiers étudiants, George Vincent) un manuel pour les étudiants en sociologie, An Introduction to the Study of Society, qui se donne comme un « guide de laboratoire », destiné à préparer les débutants à l’étude de sujets concrets 51. Il contient un long exemple fictif d’« histoire naturelle d’une société », décrivant le développement d’une ville américaine à partir de l’établissement des premiers fermiers 52. Dans un article de 1896, Small utilise la comparaison de la ville de Chicago avec un « laboratoire de sociologie », dont la paternité est souvent attribuée à Robert Park, le sociologue en vue de la génération suivante : « La leçon la plus frappante que j’ai

apprise dans ce vaste laboratoire de sociologie que constitue la ville de Chicago est que l’action et non la spéculation est l’enseignant suprême 53. » L’expression figurait aussi dans l’annuaire de l’Université de Chicago 1892-1893, à la rubrique « Moyens d’étude » du département de sociologie (vraisemblablement rédigée par Small) : « La ville de Chicago est l’un des laboratoires sociaux les plus complets du monde. […] Les problèmes les plus sérieux de la société moderne se manifestent dans les grandes villes et doivent être étudiés tels qu’ils se présentent sous une forme concrète dans les grandes concentrations de population. Aucune ville dans le monde ne présente une plus grande diversité de problèmes sociaux typiques que Chicago. » Dans certains articles, Small plaide en faveur de la « méthode d’observation », d’une démarche inductive, et contre la méthode déductive prônée par une partie des sociologues de la même époque. Il défend avec une égale conviction la nécessité de l’usage de schèmes d’analyse abstraits et celle du recueil d’une documentation de première main par contact avec les phénomènes étudiés. L’article de présentation du premier numéro de l’American Journal of Sociology, en 1895, remarque que « l’étude analytique et microscopique est stérile sans le travail complémentaire de synthèse qui intègre les moindres détails dans de vastes constructions 54 ». Au cours d’une carrière qui se prolongea jusqu’en 1926, sa conception 55 de la sociologie varia quelque peu, ainsi que ses inclinations politiques . Ces variations peuvent en partie être comprises comme des réactions aux évolutions de l’atmosphère intellectuelle de la sociologie, dans le contexte des disciplines voisines et rivales et dans le contexte politique et universitaire de l’époque. Ses conceptions de la sociologie furent successivement influencées par l’analogie entre société et organisme

biologique, par le behaviorisme et par les philosophes pragmatistes du département voisin, John Dewey et George Mead. En tant qu’administrateur – il resta directeur du département jusqu’en 1924 –, Small fut prudent, éclectique et habile, et sut ainsi protéger le développement de la discipline à Chicago (à l’inverse de plusieurs de ces rivaux, comme Franklin Giddings, son homologue de Columbia, qui échoua à donner une solide base institutionnelle à son entreprise 56). Il resta proche du mouvement de réforme de Chicago et soutint que la sociologie devait se placer au-dessus des intérêts de classe. Ainsi Small sut obtenir pour sa discipline l’appui du premier président de l’Université et ne pas s’aliéner les bienfaiteurs de celle-ci ni les élites locales. Son influence intellectuelle sur les générations ultérieures de sociologues formés à Chicago fut sans doute plus indirecte que directe. Ses publications comprennent essentiellement des manuels – le premier, comme on l’a vu, en 1894, le deuxième en 1905 –, des critiques d’ouvrages et des articles à caractère spéculatif ou méthodologique. Il s’attribua lui-même en fin de carrière le profil d’un sociologue général et d’un méthodologue 57. Son enseignement contribua à maintenir un contact entre la sociologie américaine et les sciences sociales allemandes. Il consacra notamment une place non négligeable dans ses cours à l’exposé – et, selon lui, à la réfutation – des analyses de Marx. Ernest Burgess, qui suivit son enseignement, rappellera qu’il exposait les méfaits du capitalisme « à l’étonnement des étudiants entrant dans une université dont le principal mécène possédait la plus grande fortune de l’époque 58 ». L’évocation des maux du capitalisme « rendait son style presque vivant », remarque aussi ironiquement l’un des étudiants de la dernière génération à avoir suivi son enseignement 59. Il encouragea par ailleurs systématiquement ses étudiants à entreprendre des recherches empiriques. Sa carrière intellectuelle est ainsi analogue à celle de nombre de fondateurs de départements de sociologie ou d’anthropologie qui, faute de pouvoir – et de savoir – réaliser eux-mêmes

des recherches concrètes, surent au moins encourager la génération suivante à en entreprendre. Dès les années 1910, une certaine distance séparait sa conception de la sociologie de celle qu’adoptaient ses étudiants. En 1913, certains d’entre eux, dont le futur criminologue Edwin Sutherland, se plaignaient non seulement de sa faible capacité à trouver des emplois à ses anciens étudiants, mais aussi des thèmes sur lesquels portaient ses enseignements, réclamant que ceux-ci fassent davantage de place aux « problèmes concrets », tels que les négociations salariales, les ententes entre employeurs, les conditions de logement, ainsi qu’au syndicalisme, au féminisme et au socialisme 60. Le jugement porté sur l’enseignement de Small par les étudiants des générations suivantes ne fut pas plus favorable : les témoignages évoquent de manière quasi unanime le caractère ennuyeux de ses cours 61. Peut-être l’une des meilleures mesures de sa faible audience se trouve dans le peu de traces que laissèrent les cours qu’il consacra à Marx. Au noyau initial des quatre enseignants engagés dès l’ouverture du département devaient durant les années suivantes s’ajouter quelques recrues. Dès 1894, Harper engagea l’un de ses anciens élèves de Yale, Charles Zueblin (1866-1924), qui avait commencé par faire des études de théologie. Fondateur, comme on l’a indiqué, du settlement de Northwestern University, conférencier à succès, animateur du mouvement de réforme de l’administration municipale qui se référait à l’occasion au socialisme fabien, Zueblin appartint au département de sociologie jusqu’en 1908 et contribua à renforcer les liens entre la sociologie et le mouvement de réforme. Il fut alors poussé à démissionner en raison des remous que suscitaient, ou auraient pu susciter, dans les milieux d’affaires soutenant l’Université, certaines de ses conférences, et il devint journaliste 62. Deux des quatre premiers étudiants à obtenir un PhD de sociologie à Chicago y furent également précocement recrutés comme enseignants,

avant même l’obtention de leur doctorat. George Vincent (1864-1941) obtint un PhD en 1896 sous le double patronage d’Albion Small et de John Dewey, alors professeur au département de philosophie. Il collabora, comme on l’a vu, avec Small à la rédaction d’un manuel de sociologie. Vincent se tourna rapidement vers l’administration et quitta en 1911 son poste pour prendre la présidence de l’Université du Minnesota, puis celle de la Fondation Rockefeller. L’autre nouveau diplômé recruté, William Thomas (1863-1947 ; PhD en 1896), devait au contraire exercer, comme on le verra dans le chapitre suivant, une influence significative sur l’orientation ultérieure de la sociologie. Plusieurs autres étudiants en cours de thèse, ou juste après, furent également recrutés à titre temporaire, en général pour le système des conférences extérieures organisées par l’Université. D’autres enseignants furent recrutés par Harper et Small dans le département de sociologie, mais ils ne jouèrent pas un rôle intellectuel notable dans la nouvelle discipline. L’un des dirigeants en vue du mouvement des settlements, Graham Taylor, enseigna dans ce département de 1902 à 1906, ce qui témoigne encore de la proximité de la sociologie et du mouvement de réforme 63. En 1913, pour remplacer George Vincent, Small ne parvint pas à recruter Jane Addams ; il envisageait alors de développer dans le département la dimension « appliquée » de la discipline 64. La même année, Small recruta comme enseignante à mi-temps une ancienne résidente de Hull House, Edith Abbott, qui avait obtenu un doctorat d’économie à l’Université de Chicago en 1905 et était passée par la London School of Economics. Edith Abbott était depuis 1908 directeur adjoint de recherche dans l’école de formation de travailleurs sociaux indépendante de l’Université créée la même année sous le patronage de Graham Taylor, la Chicago School of Civics and Philanthropy. Jusqu’au rattachement de cette école à l’Université, en 1920, Edith Abbott resta dans le département de sociologie.

Si l’anthropologie ne se sépara pas de la sociologie, il n’en fut pas de même de l’économie domestique, qui donna naissance en 1903 à un département autonome (Household Administration), où exercèrent Marion Talbot et une proche d’Edith Abbott, Sophonisba Breckinridge. Henderson, Thomas et Vincent apportèrent leur concours à ce département, ainsi que divers autres enseignants de l’Université, dont des chimistes 65. D’autres enseignants permanents recrutés en sociologie ne semblent pas avoir eu d’incidence notable sur l’évolution du département : Jerome Raymond (1869-1928), qui avait obtenu en 1895 l’un des deux premiers PhD décernés par le département, y enseigna de 1901 à 1909, avant de devenir président d’université, mais il ne publia à peu près rien et ne laissa guère de traces dans la discipline, de même que Scott Bedford, qui fut recruté en 1911 et resta plus de dix ans 66. Du point de vue institutionnel, les débuts du département de sociologie de Chicago semblent avoir été un peu difficiles. Les effectifs d’étudiants n’étaient pas très élevés – vingt-trois inscriptions par an en moyenne au cours des dix premières années 67 –, ce que Small explique parfois par les préjugés contre la discipline et par le manque de débouchés. Entre 1895 et 1919 (inclus), quarante-deux PhD en sociologie furent délivrés (soit un peu moins de deux par an), ainsi que quatre-vingts MA 68. Pour la production de PhD en sociologie, la place qu’occupe l’Université de Chicago est de loin la première – 40 % des PhD décernés entre 1895 et 1915, soit bien plus que toute autre université 69. Près d’un tiers de ceux qui obtinrent une maîtrise étaient des femmes, et la présence de quelques Noirs 70 témoigne de l’ouverture relative de l’Université (comparée aux autres établissements similaires à la même époque). Parmi ceux qui obtinrent un PhD, on trouve à la fois quelques fils de pasteurs protestants et quelques pasteurs protestants, ainsi que des enseignants de high school ou de college qui avaient souvent environ 35 ans lors de l’obtention de ce diplôme (les lauréats les plus jeunes avaient au moins 24 ans) 71.

Les enseignements de sociologie offerts avant 1920 à l’Université de Chicago sont regroupés dans le programme en quelques grandes rubriques. Mais à part les cours d’introduction, qui semblent à peu près fixés par Small, les autres cours reflètent les propositions des enseignants et les doublons sont nombreux. Les étudiants suivent aussi des enseignements dans les départements voisins, où prévalent des orientations intellectuelles fort variées, mais où l’influence du behaviorisme est très présente : l’un des étudiants d’avant 1914, Emory Bogardus, décrit la formation qu’il a reçue comme la juxtaposition de l’étude des processus d’association, dont Small se faisait l’avocat, de l’insistance de Thomas sur le recueil de biographies, de la théorie du rôle (role playing) de Mead et de deux autres approches inspirées par le behaviorisme 72. Small ou Henderson firent au moins deux tentatives infructueuses pour développer l’enseignement de la statistique dans le département – qui étaient peut-être aussi des tentatives pour cesser de dépendre en cette matière des enseignements du département d’économie politique 73. La première, en 1894, sur l’initiative de Small, comme la seconde en 1908, sur celle de Henderson 74, tournèrent court, mais elles montrent que l’orientation spécifique vers le travail de terrain (ou, si l’on préfère le terme ultérieurement consacré, la démarche ethnographique) qui devait s’affirmer plus tard n’était nullement inscrite dans l’orientation d’origine. Par contre, l’orientation vers une approche résolument empirique semble s’être imposée immédiatement, comme le suggère la présentation citée plus haut du département dans l’annuaire de l’Université. Les sujets de recherches des étudiants présentent une grande diversité, ainsi d’ailleurs que la nature des travaux exigés pour l’obtention d’une thèse. Quelques-unes de celles-ci ont été publiées dans l’American Journal of Sociology, tantôt sous la forme d’un court article, tantôt sous celle d’une suite de plusieurs articles, ce qui montre la diversité des exigences en la matière. Les Presses de l’Université éditèrent quelques thèses, parfois après un délai de quelques années. Leurs sujets évoquent dans de nombreux cas

les recherches de la période suivante (ce qui relativise l’influence exercée par Park en la matière) : l’une d’elles porte par exemple sur « la signification sociale du développement des villes » (1907), une autre sur « l’influence du mode de présentation des journaux sur la croissance du crime et d’autres activités antisociales » (1910). Rares sont les thèses qui portent sur le travail – la thèse d’Emory Bogardus en 1911, sur la relation de la fatigue et des accidents de travail, constitue une exception. Le thème du travail relève en effet du domaine des économistes à l’Université de Chicago. Un nombre appréciable des thèses portent sur des sujets « théoriques » : centrées sur une notion ou sur un groupe d’auteurs, elles ne reposent que sur des recherches documentaires en bibliothèque. Aucune des thèses soutenues au cours de cette période ne semble avoir donné naissance à un ouvrage ayant acquis, fût-ce dans un domaine restreint, une certaine notoriété – comme ce fut le cas un peu plus tard. De manière générale, on peut remarquer que les publications des membres – enseignants ou étudiants – du département de sociologie de l’Université de Chicago avant 1917 n’eurent que peu d’écho – certainement moins qu’une partie des publications des journalistes et travailleurs sociaux qui traitaient de sujets similaires. On n’y trouve, semble-t-il, aucune innovation intellectuelle importante. A Chicago comme ailleurs, la sociologie n’obtint qu’une reconnaissance limitée dans les milieux universitaires. Dans une lettre de 1908, Albion Small, le fondateur du département de sociologie, remarque ainsi : « Le principal obstacle que rencontrent les spécialistes comme moi est l’opinion bien enracinée que la Sociologie est seulement un label commode pour les laissés-pour-compte parmi les chercheurs qui s’occupent de la connaissance de l’homme et qui ne peuvent être rangés dans aucune autre rubrique 75. » Cependant les diplômés de sociologie occupèrent plus ou moins rapidement des positions relativement élevées dans les universités ou les administrations des systèmes scolaires des villes. Certains des étudiants, qui, pour une raison ou

une autre, n’avaient pas achevé leur thèse, enseignèrent la sociologie, et ils orientèrent une partie des étudiants de la génération suivante vers le département de sociologie de l’Université de Chicago 76. Sur les 103 étudiants diplômés du département de sociologie (MA ou PhD) entre 1892 et 1920 dont Diner a retrouvé la trace, un tiers environ devinrent professeurs de sociologie, un peu moins exercèrent dans le domaine de l’éducation et de l’administration de l’enseignement primaire, secondaire ou des universités, 7 % se dirigèrent vers le travail social, 7 % devinrent fonctionnaires ou 77 politiciens, et 5 % religieux . La proportion de ceux qui devinrent professeurs de sciences sociales est encore plus élevée parmi les lauréats d’un PhD : 36 des 40 diplômés en sociologie de la période 1895-1919 (sur 42) pour lesquels on dispose d’indications sur la carrière ultérieure ont été, à un moment ou à un autre de leur vie, professeurs de sciences sociales dans des universités – pour 5 d’entre eux principalement en économie, pour 3 d’entre eux en éducation, pour 4 autres en travail social, pour 2 en anthropologie, pour les autres en sociologie 78. Parfois, le passage par une autre spécialité que la sociologie fut conseillé comme une solution plus favorable en termes d’emploi : Jesse Steiner rapporte ainsi qu’en 1915, au moment de l’obtention de son doctorat, Small lui « exprima de si grands doutes sur le développement à venir du domaine de la science sociale qu’il considéra sérieusement la possibilité d’étudier l’économie qui bénéficiait alors d’une plus grande popularité ». « Finalement, ajoute-t-il, incapable de trouver un emploi stable dans ma discipline, je me tournai à regret vers le 79 travail social comme moyen de subsistance temporaire » .

Le mouvement de réforme, les enquêtes sociales, le travail social et la sociologie Deux aspects des liens de la sociologie naissante et du mouvement de réforme méritent d’être examinés plus précisément, parce qu’ils conditionnent l’interprétation des recherches de la période et de celle qui suit immédiatement : le développement des emplois de sociologues et celui des professions du travail social avec l’institutionnalisation de leur formation ; le mouvement d’enquête sur les classes populaires qui se déploie autour des settlements. La diffusion des idées du mouvement progressiste dans le Middle West favorisa l’ouverture de départements de sociologie dans les universités : ceux-ci recrutèrent donc des enseignants et préparèrent, par leur initiation à la sociologie au niveau des premier et second cycles d’études (undergraduate), de futurs étudiants graduate pour le département de sociologie de l’Université de Chicago. Simultanément, l’application de certaines réformes, notamment dans l’enseignement et le travail social, contribua à la création d’emplois occupés par des diplômés de sociologie. A l’Université de Chicago ou dans des établissements satellites, les sociologues participèrent largement à la formation des travailleurs sociaux, un ensemble de professions qui s’organisa autour de 1900, occupant une place précédemment tenue par le bénévolat. Après 1903, à l’instigation de Graham Taylor et de Charles Henderson, mais aussi avec la participation active de Small et le soutien de Harper, l’Université fonda un Institut de sciences sociales (Social Science Institute). Dans le cadre des cours extérieurs organisés par l’Université (University Extension), cet institut dispensait une formation aux travailleurs sociaux employés par des organismes de bienfaisance et par les services sociaux municipaux. Le programme se développa rapidement, mais, après la mort de Harper en 1906, son successeur s’en désintéressa, et Taylor fonda, comme on l’a vu,

en 1908, une école indépendante de l’Université, la School of Civics and Philanthropy, où enseignèrent trois autres professeurs du département de sociologie, Grace Abbott, George Vincent et Charles Henderson. Cette création ne s’accompagna pas d’un désintérêt des sociologues pour le travail social, comme le montre, en 1913, la tentative d’engagement à mitemps Jane Addams pour renforcer les enseignements de service social offerts dans le département 80. Mais des raisons institutionnelles et biographiques devaient conduire à une autre issue. La situation de l’école fondée par Graham Taylor était financièrement précaire et l’établissement finit par être intégré à l’Université en 1920, formant en son sein une école d’administration des services sociaux (School of Social Service Administration). Cette création, qui entraîna le départ du département de sociologie de Grace Abbott, contribua à accentuer la séparation institutionnelle du travail social et de la sociologie, en cours depuis la mort de Henderson en 1915. Très actif dans les organisations caritatives et les associations de la ville, Henderson constituait en effet un lien entre les deux sphères d’activité et ses cours étaient très largement suivis. Small ne parvint pas à recruter un remplaçant aussi impliqué dans ce secteur, et ce fut finalement Ernest Burgess, un ancien étudiant du département recruté en 1916, qui reprit une partie des cours précédemment assurés par Henderson 81. La disparition de celui-ci distendit également les liens entre la sociologie et la faculté de théologie de l’Université (School of Divinity). En 1902, Henderson était devenu directeur d’un nouveau département de cette faculté – dit de « sociologie appliquée » (practical sociology) –, ce qui signifiait notamment que l’enseignement de sociologie pouvait être suivi par les étudiants de cette faculté. On doit mentionner également – ce qu’omettent de faire tous les historiques du développement de la sociologie à l’Université de Chicago – le lien durable, au moins formellement, du département de sociologie avec le settlement fondé par des étudiants de l’Université dans un quartier

ouvrier proche de celle-ci. Jusqu’en 1924-1925, sa directrice (head resident), Mary McDowell, une ancienne résidente de Hull House, figure dans une rubrique séparée dans l’organigramme du département de sociologie tel que le présente l’annuaire de l’Université ; il ne semble pas qu’elle ait assuré un enseignement 82. Le mouvement d’enquête sociale constitue un autre lien entre le mouvement de réforme et la sociologie. L’idée de recueillir plus ou moins systématiquement des données avant de proposer des solutions aux problèmes sociaux qui sont à leur porte est commune à tous les réformateurs protestants de l’époque. La vaste enquête sur Londres de Charles Booth, menée à partir de 1886 et publiée à partir de 1889, constitue le modèle de référence sur lequel s’appuya, comme on l’a indiqué, l’enquête de Jane Addams et de ses associés 83. Bien qu’il existe plusieurs exemples de ce type d’enquêtes entre 1895 et 1907 84, le mouvement d’enquête sociale prend seulement après cette date une plus large extension et une plus grande visibilité, avec la création de publications comme le magazine Survey, qui présentent les résultats de ces enquêtes, et surtout avec la contribution de la Fondation Russell Sage, qui finance une vaste enquête à Pittsburgh, le Pittsburgh Survey, entre 1909 et 1914. En 1912, la Fondation crée un département spécialement chargé de subventionner les enquêtes. Dans la plupart de ces enquêtes sociales, les données étaient recueillies par des volontaires qui visitaient les populations concernées. Les archives des institutions et des organisations locales étaient généralement exploitées, ainsi que les rapports des travailleurs sociaux ; des témoignages étaient recueillis auprès de divers informateurs. Le style des comptes rendus est journalistique et l’accent mis sur la présentation des résultats à un large public (en fait, celui des classes moyennes), que l’enquête vise à convaincre de la nature du problème étudié, de la nécessité et de l’urgence d’une solution. La proximité entre le mouvement d’enquête sociale et la

sociologie – plus largement les sciences sociales – est un fait frappant qui a, jusqu’à ces dernières années, été laissé dans l’ombre par les réflexions de la plupart des sociologues américains sur leur propre histoire. Certains des comptes rendus des enquêtes furent pourtant publiés dans l’American Journal of Sociology, et plus généralement les participants au mouvement d’enquête publièrent de nombreux articles dans cette revue : par exemple, l’un des organisateurs du Pittsburgh Survey, le journaliste Edward Devine, y publia en 1909 un article sur ses résultats des enquêtes ; en 1910 et 1911, trois articles de Sophonisba Breckinridge et d’Edith Abbott décrivent les conditions d’habitat des immigrants dans un quartier de Chicago 85. Les auteurs qui ne sont pas des universitaires insistent à l’occasion sur la proximité entre leurs activités et celles des sociologues, comme ce résident de Chicago Commons, Hegner, qui qualifie, dans un article de 1897, la démarche d’enquêtes des settlements de « scientifique » parce qu’elle est « empirique, réciproque, médiatrice et positive selon les lignes de l’évolution », et affirme que ces établissements sont des « laboratoires de sciences sociales » 86. L’instauration, en 1914, par l’American Sociological Society d’un comité présidé par Charles Henderson, chargé de proposer un modèle de plan pour les enquêtes sociales, illustre également l’attention portée par la communauté des sociologues aux enquêtes sociales 87. Plusieurs des sociologues en poste à l’Université de Chicago, tout comme des philosophes en poste ou formés par celle-ci, participèrent à des enquêtes de ce type, sans que cette participation implique une transformation de la démarche ou des objectifs de celles-ci. Ainsi, avant même son recrutement comme sociologue par l’Université, Charles Zueblin avait rédigé le chapitre sur le ghetto que contient Hull House, Maps and Papers. En 1909, deux professeurs de l’Université, le philosophe George Herbert Mead et le sociologue Charles Henderson, dans le cadre du settlement de l’Université de Chicago, dirigèrent une enquête sur les salaires, les conditions de logement et de travail, la scolarisation des enfants

des ouvriers des abattoirs, qui fut publiée en 1912-1914 88. George Mead et John Dewey travaillèrent également à une enquête inspirée par le Pittsburgh Survey entre 1910 et 1916. Il faut ajouter que la participation aux enquêtes sociales n’est caractéristique ni des sociologues, ni des universitaires de Chicago : plusieurs professeurs de sciences sociales de l’Université Columbia à New York furent impliqués dans des enquêtes de ce type sur cette ville, et parmi les conseillers du Pittsburgh Survey figure un professeur d’économie politique de l’Université du Wisconsin, John Commons. Ainsi, avant 1914, la sociologie, notamment la sociologie telle qu’elle existe à l’Université de Chicago, est étroitement imbriquée dans un mouvement social beaucoup plus vaste ; deux autres éléments sont le mouvement d’enquête sociale et le mouvement qui débouchera sur la constitution du travail social comme métier. Ainsi que le rappellent également les relations institutionnelles avec la faculté de théologie et le département d’économie domestique, il n’y a pas de coupure nette entre les études de sociologie et certaines études à finalités « pratiques », et la sociologie ne peut être caractérisée par son détachement de ce genre de finalités. Ce point ne mériterait pas d’être souligné avec une telle insistance si les interprétations postérieures de leur histoire par les sociologues n’avaient pas presque unanimement accentué la distance et l’autonomie de la nouvelle discipline, là où leurs prédécesseurs étaient portés à mettre en avant des finalités pratiques autant que des justifications en termes de « science » et de « savoir objectif ». J’ai souligné également que certaines composantes du développement futur de la sociologie à l’Université de Chicago apparaissent dès les premières années de la création de celle-ci, mais qu’on ne peut attribuer au département de sociologie de cette université une orientation intellectuelle bien définie : la création d’un département de sociologie autonome tient aux circonstances et non à la formulation et à la réalisation d’un projet précis

des fondateurs de l’Université ou des premiers enseignants du département. La seule orientation claire qui apparaît dès l’origine est l’insistance sur la connaissance empirique du monde contemporain, par opposition aux spéculations relevant de la philosophie sociale. On verra que la génération formée après la fin de la guerre et jusque dans les années 1930 présente une certaine homogénéité d’orientation intellectuelle, que l’on peut attribuer pour partie à l’enseignement de Robert Park et plus largement à l’environnement intellectuel du pragmatisme. Cette interprétation est corroborée par la plus grande hétérogénéité d’orientations dont témoigne la génération que l’on vient ici d’examiner, celle des diplômés d’avant 1919. Il est en effet difficile de découvrir une orientation intellectuelle commune à ceux de ses membres qui ont ultérieurement occupé une place en vue en sociologie – à ceux qui fondèrent, ou dirigèrent, des départements de sociologie, publièrent des manuels d’enseignement pour la nouvelle discipline, et notamment aux dix d’entre eux qui présidèrent ultérieurement l’association des sociologues américains (ASS). On trouve certes parmi eux des sociologues comme Ernest Burgess ou Edwin Sutherland, qui furent recrutés par l’Université de Chicago dans la période suivante, mais on y trouve aussi l’un des chefs de file du maintien d’une sociologie d’inspiration protestante, Charles Ellwood, des tenants d’une orientation « scientiste » en sociologie comme Luther Bernard, et des sociologues dont les préoccupations se situaient du côté du travail social comme Stuart Queen. Deux éléments importants pour l’évolution de la sociologie – en dehors du contexte institutionnel et socio-politique sur lequel on reviendra – distinguent cette première période de celle qui suit la fin de la Première Guerre mondiale. Le premier est la publication de la recherche sur l’émigration polonaise aux États-Unis de William Thomas et la diffusion du modèle qu’incarne cette recherche ; le second est la nouvelle atmosphère

intellectuelle dans laquelle sont effectuées des recherches dans le département de sociologie après le recrutement de Robert Park.

1 . Hughes (1964) (SE : 543). 2 . Small (1896) : 564. 3 . Small, Vincent (1894) : 15. 4 . Cette description, traduite ici par Josée Tertrais, est citée dans la biographie de Marianne Weber (1926) : 298-300. 5 . Hays (1964). 6 . Pour une vision d’ensemble simple sur l’agitation ouvrière au cours de la période, voir Hays (1957) : 37-43 ; voir aussi Montgomery (1987). 7 . Dubofsky (1994) : 28-31. 8 . J’emploie le terme « mouvement » pour simplifier, mais il s’agit plutôt d’une nébuleuse d’entreprises dont les liens sont complexes et l’interprétation controversée, notamment en ce qui concerne la contribution respective à ces réformes des élites économiques et des classes moyennes : voir Hofstadter (1955), Wiebe (1967) pour des interprétations divergentes, et Rodgers (1982) pour un examen de travaux plus récents. Sur les classes moyennes et les problèmes sociaux de l’époque, voir Boyer (1978). 9 . Voir Diner (1975) et Deegan (1988) pour des descriptions détaillées de ces relations. 10 . Sur le mouvement des settlements, voir A.F. Davis (1967), que l’on peut compléter par Carson (1990). 11 . Booth (1889-1891). 12 . Sur ce point, souvent laissé dans l’ombre, voir Deegan (1988) : 56-67. 13 . Voir Diner (1980) ; Fish (1985) ; Deegan (1988). Rappelons que Jane Addams fut aussi un leader du mouvement féministe et, pendant la Première Guerre mondiale, un leader pacifiste. 14 . J’adopte ici l’interprétation suggérée par Vidich, Lyman (1985) : 152-153. 15 . Horowitz (1976) ; McCarthy (1982). 16 . Hogan (1985). 17 . Voir Diner (1980) : 137-153 ; celui-ci analyse également les autres dimensions de la relation entre le mouvement de réforme et l’Université de Chicago. 18 . A. Platt (1969) ; voir aussi le chapitre 7. 19 . Diner (1980) : 154-175. 20 . Né en 1879, diplômé de l’Université Columbia, le principal centre d’enseignement en sciences politiques de cette période, Charles Merriam fut recruté en 1900 comme instructor au département de sciences politiques de l’Université de Chicago. Sa

carrière politique locale ne connut qu’un succès modéré, mais elle lui assura des connexions nombreuses avec le monde des affaires et celui des fondations. Après 1920, il devint directeur du département de sciences politiques et il contribua au développement des recherches empiriques dans cette discipline. Il occupa simultanément une position centrale dans le mouvement qui conduisit au développement national des recherches en sciences sociales (voir chapitres 4 et 5). 21 . Diner (1980) : 56. Deegan (1988) décrit avec un certain détail les relations de Jane Addams avec des universitaires, comme les philosophes John Dewey et George Mead, les sociologues Albion Small, Charles Henderson, William Thomas, George Vincent, Charles Zueblin, Graham Taylor, ou des membres de l’élite économique de la ville, comme la famille McCormick et Julius Rosenwald (voir infra). 22 . Diner (1980) : 65-66. 23 . Sur l’institutionnalisation du travail social, voir Lubove (1965) (qui n’a pas étudié en détail le cas de Chicago). 24 . Sur les débuts de l’Université de Chicago, voir Storr (1966), Diner (1980) et l’ouvrage d’un des conseillers de Rockefeller, Goodspeed (1916). 25 . Ibid. : 87. 26 . Cette évaluation est donnée par Goodspeed (ibid. : 273), qui reproduit également la liste des principaux donateurs (p. 493-498). Parmi les trois plus importants (Rockefeller mis à part), qui ont apporté d’un peu moins de 1 million de dollars à 2 millions, figure Helen Culver qui donna par ailleurs ses locaux à Hull House et fut plus tard le mécène de William Thomas pour les recherches sur l’émigration polonaise (voir chapitre 2). Un Juif d’origine allemande qui devait ultérieurement financer une partie du développement des études sur les relations de races (voir chapitre 8), Julius Rosenwald, le futur président de la firme de vente par correspondance Sears Roebuck, apporta également une contribution importante. 27 . Furner (1975) : 163-198. 28 . Sur la diffusion du séminaire de recherches aux États-Unis, voir Veysey (1965) : 153158. 29 . Voir Gould (1961). 30 . Rappelons que les colleges sont des établissements d’enseignement supérieur offrant des études de premier et second cycles (undergraduates), et que les académies sont, e

au XIX siècle, des établissements préparatoires aux colleges, c’est-à-dire, si l’on veut, les homologues des lycées français. 31 . Storr (1966) : 64. 32 . Ibid. : 154-155. 33 . Goodspeed (1916) : 144-146. Harper emploie toujours le terme investigation et non le terme research. 34 . Storr (1966) : 75. 35 . Le fondateur du département de sociologie de l’Université du Kansas, Frank Blackmar, avait été le condisciple à l’Université Johns Hopkins du fondateur du département de sociologie de l’Université de Chicago, Albion Small. Selon un

manuscrit non daté d’Ernest Burgess qui travailla un temps avec Blackmar vers 1913 (AEWB, dossier 3 : 1), c’est au cours d’une négociation consécutive au refus de l’Université du Kansas d’accepter l’appellation Political Sciences que Blackmar avait proposé de prendre pour titre Sociology. On trouvera dans Sica (1990) une analyse des débuts de la sociologie à l’Université du Kansas et un examen de la diffusion de l’affirmation – fausse – qui fait du département de l’Université de Chicago le premier département de sociologie. 36 . Les études antérieures ont été peu attentives à cette question d’appellation, bien qu’elle fasse apparaître le caractère alors mal défini des termes utilisés : ainsi Storr ([1966] : 75) affirme que le département s’intitulait Social Science [Sociology] and Anthropology, Diner ([1975] : 520) lui attribue l’appellation Social Science, Anthropology and Sanitary Science. Il est d’ailleurs fort possible que ces termes aient été effectivement utilisés dans certains documents officiels. 37 . Morgan (1982) ; Hinkle (1980) : 44-45. Bernard ([1909] : 164-213), à l’issue d’une enquête auprès des universités, recensait huit établissements d’enseignement supérieur offrant des enseignements sous le label « sociologie » avant 1890, auxquels s’ajoutèrent cinq autres en 1891 ou 1892. 38 . Furner (1975) : 295. 39 . Fleming ([1963] : 123-146) donne une description synthétique de l’évolution de la pensée sociale aux États-Unis et notamment de la réaction progressive contre les idées de Spencer qui avaient marqué la génération de Graham Sumner, juste antérieure à celle des fondateurs du département de sociologie de Chicago. 40 . Howerth (1894). 41 . Pour un examen de la conception de leur discipline par les sociologues de la première génération, voir Hinkle (1980) : 45-50. 42 . Sur les conflits entre sociologues et économistes, voir Furner (1975) : 297-305. 43 . Les sociologues étaient proches de l’un des deux courants entre lesquels se partageaient les économistes, celui de l’économie institutionnelle influencée par l’histoire économique allemande, dont l’un des chefs de file aux États-Unis était, vers 1890, un professeur de Johns Hopkins, Richard Ely. Celui-ci fut un acteur important du mouvement de réforme de la Progressive Era, notamment après son recrutement à l’Université du Wisconsin, État dont le gouverneur, La Follette, était l’une des figures de proue du mouvement progressiste. Rappelons que l’autre courant auquel se rattachaient les économistes américains de l’époque – influencé par l’École anglaise, tournée vers les modèles formels et une approche déductive, et dont le champ d’intérêt était plus étroit – prit finalement le pas sur son concurrent, ce qui facilita pour les sociologues l’investissement du terrain ainsi abandonné par l’économie : voir Furner ([1975] : 297-305) pour une analyse des premières étapes de ce débat, et Ross (1991) pour ses développements ultérieurs. 44 . Les débuts du département de sociologie de Chicago sont décrits par Diner (1975). 45 . Bannister (1987) : 38. 46 . Diner (1975) : 517.

47 . L’annuaire de l’Université pour 1892-1893 et les deux années suivantes cite aussi Edward Bemis parmi les enseignants du département de sociologie, tout en indiquant qu’il est « professor of political economy » (le directeur du département d’économie refusait qu’il soit intégré dans ce département). 48 . Baker (1973) : 248 ; Diner (1975) : 525. 49 . La comparaison entre le développement de la sociologie à Columbia (Wallace [1992]) et à Chicago confirme indirectement l’importance de Henderson. 50 . Henderson (1914) : 1-2. 51 . Small, Vincent (1894) : 15. 52 . Ibid. : 97-166. 53 . Small (1896) : 581-582. 54 . Small (1895) : 8. 55 . Les variations des opinions scientifiques et politiques de Small sont décrites par Bannister (1987) : 47-63. 56 . Wallace (1992). 57 . Voir la conférence de Small en 1924, reproduite in Dibble (1975) : 210. 58 . Burgess (1948) : 761. Un article issu d’une conférence (Small [1912]) donne une idée du contenu de son enseignement : Small y insiste sur l’importance de Marx, dont il compare la contribution aux sciences sociales à celle de Galilée pour les sciences physiques (p. 812), et remarque (p. 815) qu’il « soutient lui-même le caractère universel des conflits de classes aussi fermement que lui [Marx] ». 59 . Hughes (1964) (SE : 546). 60 . Bannister (1987) : 58-60. 61 . Voir les témoignages recueillis par James Carey in IJTC. L’opinion de George Mead sur Small en 1901 semble également négative (Diner [1975] : 539). Une des seules appréciations positives de cet enseignement que j’ai trouvées figure dans le témoignage de Wirth, rapporté par sa fille : « L’Université de Chicago était l’un des rares centres académiques où le marxisme et plus tard le léninisme faisaient l’objet d’un examen intellectuel, en partie grâce aux intérêts d’Albion Small » (Wirth Marvick [1964] : 335) ; voir également Salerno (1987) : 6. 62 . Voir Deegan (1988) : 77-78 ; 89-92. Deegan ne mentionne pas que Zueblin était un protégé de Harper et qu’il quitta l’Université peu après la mort de celui-ci. 63 . Harper avait cherché à engager Taylor dès 1896. Celui-ci fut d’abord recruté par une école religieuse en relation avec l’Université (Chicago Theological Seminary), où il fut professeur de Christian sociology, avec pour mission d’« observer les conditions sociales et de l’industrie, classer les faits et en tirer des conclusions » (Wade [1964] : 95). 64 . Diner (1975) : 536. 65 . Ce département exista sous cette appellation jusqu’en 1925, année du départ à la retraite de Marion Talbot ; il prit alors l’appellation de Home Economics and Household.

66 . Howard Woodhead, qui avait obtenu un PhD en 1907 pour une thèse sur les villes, fut instructor (le grade le plus bas) au département de sociologie de 1908 à 1913 ; il disparaît ensuite des listes, et mourut, semble-t-il, en 1919. Son recrutement, comme celui de Bedford qui avait une spécialité voisine (voir chapitre 3), témoigne d’un souci du département de développer l’étude des villes avant l’arrivée de Park. 67 . Morgan (1982) : 50. 68 . Cette statistique repose sur la liste de diplômés de sociologie donnée par R. Faris (1970). Harvey (1987) fournit une autre liste pour les thèses : sept thèses sont ajoutées sur la base de deux autres sources ; pour six d’entre elles, il s’agit vraisemblablement, comme Harvey en fait d’ailleurs l’hypothèse, de thèses préparées sous la direction de Henderson dans le cadre de la Divinity School. 69 . Selon le recensement des diplômes effectué par Hinkle (1980) pour la période qui va de 1895 à 1915, sur 98 PhD de sociologie, 36 furent décernés par l’Université de Chicago, 24 par Columbia, 13 par l’Université de Pennsylvanie, 10 par Yale, les contributions des autres universités sont toutes inférieures à 10. Il faut cependant remarquer que le rattachement à la sociologie de certains de ces diplômés est hasardeux : parmi les diplômés de Chicago figurent plusieurs anthropologues, et des diplômés d’autres universités recensés ont aussi fait leurs études dans des départements qui ne comprenaient pas exclusivement, ni même parfois principalement, des sociologues. 70 . Parmi ceux-ci figure celui qui fut l’un des deux seuls sociologues, avec William Du Bois, disposant d’une certaine « visibilité » dans ces générations : George Edmond Haynes (1880-1960). Après avoir obtenu un MA à Yale en 1903, Haynes fut étudiant pendant les étés 1906 et 1907 à l’Université de Chicago, mais il obtint finalement un PhD en économie à Columbia en 1912 – le premier Noir à le faire dans cette université. Pas plus que Du Bois, Haynes ne fit une carrière complète en sociologie : il fut certes chairman du département de sciences sociales de Fisk University de 1910 à 1921, mais il devint ensuite secrétaire du Federal Council of the Churches of Christ in America, position qu’il occupa jusqu’en 1947. 71 . Les données concernant les titulaires de PhD de sociologie obtenus avant 1919 que j’utilise proviennent d’un fichier biographique constitué à partir de différentes sources : l’ouvrage d’Odum (1951), les différents volumes du Who Was Who in America, les notices nécrologiques de l’American Journal of Sociology, le catalogue de la Library of Congress de Washington, ainsi que l’International Dictionary of Anthropologists de Ch. Winters (1991). 72 . Bannister (1979) : 56. 73 . Dès 1894, Small était entré en conflit avec les économistes du département voisin, qui avaient essayé de lui faire accepter le rattachement à la sociologie de l’économiste Bemis. Sur les relations un peu difficiles à plusieurs reprises entre Small et le département d’économie de l’Université de Chicago, voir Diner (1975) : 545-546. 74 . Ibid. : 535. 75 . Cité in Furner (1975) : 292. 76 . Voir de nombreux exemples dans les interviews recueillies par Carey, in IJTC.

77 . Diner (1975) : 548. Une statistique sur l’ensemble des universités américaines donne une autre estimation du devenir professionnel des titulaires de PhD ou de MA de sociologie décernés entre 1893 et 1901 : un tiers d’entre eux devinrent professeurs d’université, un tiers pasteurs ou professeurs de high school (Morgan [1982] : 51-53). 78 . Trois de ceux qui n’ont pas été professeurs de sciences sociales ont fait une carrière dans les affaires ; un des diplômés (PhD), d’origine étrangère, a fait carrière dans son pays (ces évaluations reposent sur mes propres données et non sur celles de Diner). 79 . Steiner (1956) : 409. 80 . Diner (1975) : 548. 81 . Ibid. : 536. 82 . Sur le settlement de l’Université de Chicago et Mary McDowell, voir A.F. Davis (1967) : 112-122 et passim. 83 . Sur le mouvement d’enquête sociale et sur ses produits, voir Bulmer, Bales, Sklar (1991) ; sur ses connexions avec le mouvement des settlements, voir A.F. Davis (1967) : 170-174. 84 . Voir notamment l’enquête menée par les résidents d’un settlement de Boston : Robert Woods (1898), ainsi que l’enquête de W. E. B. Du Bois (1899) – un jeune Noir qui venait d’obtenir un PhD en histoire à Harvard – sur la communauté noire de Philadelphie, qui se place sous le patronage de la sociologie. 85 . On trouvera un recensement de la contribution des résidents de Hull House à l’American Journal of Sociology in Deegan (1988) : 47-48. 86 . Hegner (1897) : 176. 87 . Voir aussi un article de Burgess (1916), dont le titre, « The Social Survey. A Field for Constructive Service by Departments of Sociology », est d’ailleurs significatif de la conception des enquêtes sociales que défendaient les sociologues. 88 . Diner (1980) : 124-127.

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William Isaac Thomas, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique et les débuts de la sociologie empirique universitaire « En tant qu’explication de la réalité, la philosophie ne m’a jamais influencé. » WILLIAM I. THOMAS

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« Rappelez-vous que le chimiste Ostwald avait suivi la carrière de ses anciens élèves, et que, dans sa grösse Männer, il disait que tous ceux qui avaient assisté régulièrement et été attentifs à ses cours furent improductifs, alors que ceux qui les avaient négligés devinrent éminents. C’est en cela que réside mon aversion pour l’attention formelle à la méthodologie – elle n’est pas seulement infructueuse, elle tend aussi à fixer des habitudes et à stériliser. » WILLIAM I. THOMAS

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Même si leurs convictions les orientaient vers la recherche empirique, les sociologues de Chicago de la première génération éprouvaient, comme

on vient de le voir, une certaine difficulté à rencontrer les sujets qu’ils cherchaient à étudier. Le contact entre ces sociologues et leurs objets d’étude se faisait en grande partie par l’intermédiaire des travailleurs sociaux et de différents organismes d’assistance et de contrôle social. On peut évidemment faire un parallèle avec les premiers anthropologues : eux aussi accédèrent dans un premier temps à leurs sujets d’étude en passant par différents intermédiaires, dont les missionnaires. En sociologie, une étape significative dans le rapprochement des chercheurs de leurs sujets d’étude fut franchie au début du siècle à Chicago, avec The Polish Peasant in Europe and America de William Isaac Thomas et Florian Znaniecki. Après avoir été pendant une vingtaine d’années le modèle de la recherche en sociologie, cet ouvrage devint, après 1945, une sorte de classique ne bénéficiant plus guère que d’une notoriété nominale : les développements qui lui sont consacrés dans des manuels ne donnent souvent qu’une idée confuse de son contenu, des objectifs de ses auteurs et de la démarche qui lui a donné naissance. Comme toujours en la matière, une partie des commentaires se sont attachés à traduire dans un langage plus contemporain les intentions et les analyses du livre, en laissant de côté ce qui était le plus éloigné des préoccupations de leur propre époque. L’auteur principal de l’ouvrage, William Thomas, est par ailleurs relativement mal connu : une réputation sulfureuse, un demi-retrait de la vie universitaire après une démission forcée de l’Université de Chicago, la rareté des témoignages et la pauvreté des archives – peut-être une conséquence des aléas de sa biographie – ont contribué à laisser dans l’ombre l’étape essentielle que constitue, dans le développement de la sociologie, la recherche qui devait donner naissance au Paysan polonais 3. Je présenterai donc ici relativement en détail l’ouvrage et les conditions dans lesquelles celui-ci fut réalisé. Le Paysan polonais constitue la première recherche – ou l’une des toutes premières – qui met en œuvre simultanément les deux formes

d’activités placées jusque-là sous la rubrique « sociologie » : la construction de schèmes généraux d’analyse de la société, la spécialité des universitaires occupant alors des chaires de sociologie ; le recueil de données de première main, tel que le pratiquait le mouvement anglo-américain d’enquête sociale. On trouve aussi dans les pratiques de recherche et les intentions de Thomas et Znaniecki un décalage significatif par rapport à ces deux antécédents. A la différence de la « sociologie de sens commun » du mouvement d’enquête sociale, Le Paysan polonais n’a pas une visée essentiellement descriptive et se veut détaché de la finalité immédiate de contribuer à la réforme des comportements des nouveaux arrivants dans les grandes villes américaines, un problème social brûlant aux yeux des classes moyennes. L’interprétation des comportements des immigrés qui sous-tend Le Paysan polonais est également moins sommaire que celle des analyses des réformateurs sociaux : alors que ceux-ci considéraient que les conditions matérielles déterminent directement les comportements des immigrés – par exemple que des conditions d’habitat décentes assurent une vie de famille équilibrée 4 –, Thomas et Znianecki introduisent un intermédiaire, les attitudes, pour expliquer les relations entre conditions objectives et comportements. C’est sur cet intermédiaire que les auteurs font porter l’essentiel de leurs efforts d’investigation. L’ouvrage constitue ainsi une des premières tentatives pour lier étroitement dimensions objective et subjective des phénomènes sociaux. A la différence des ouvrages publiés par les sociologues universitaires de la génération antérieure, Le Paysan polonais se présente comme une « monographie d’un groupe social concret à une certaine étape de son évolution […] donnant une base pour la détermination des lois générales de la conduite humaine 5 ». Les auteurs soutiennent que l’objectif de la recherche sociologique réside dans l’établissement de « lois », mais ils insistent sur le caractère nécessairement limité de conclusions reposant sur l’étude d’un cas particulier prélevé dans une longue série. Une

documentation de première main a été systématiquement rassemblée par eux, et ils en reproduisent et commentent de larges extraits : environ les deux tiers des deux mille deux cent cinquante pages de l’ouvrage sont occupés par ces documents. Aux données habituellement utilisées par les chercheurs du mouvement d’enquête sociale – rapports d’associations à buts philanthropiques et de travailleurs sociaux, archives d’agences officielles, articles de journaux – s’ajoutent des « documents personnels », c’est-à-dire des lettres, journaux intimes, autobiographies. Une troisième caractéristique originale du Paysan polonais est moins visible, et elle passa d’ailleurs longtemps inaperçue : il s’agit d’un des premiers exemples en sociologie – sinon du premier – de recherche universitaire réalisée grâce à un important crédit destiné à cette seule fin. En 1910, Thomas obtint en effet 35 000 dollars pour travailler sur les problèmes des immigrants : le montant était important, puisque la majeure partie d’une des grandes enquêtes sociales, le Pittsburgh Survey, fut réalisée à la même époque avec un crédit de 47 000 dollars de la Fondation Russell Sage. Les crédits obtenus par Thomas lui permirent d’engager du personnel pour collecter, copier et traduire le matériel documentaire ; ils lui permirent aussi de se faire remplacer dans son enseignement pendant qu’il voyageait en Europe – une pratique, semble-t-il, assez inhabituelle à l’époque pour l’Université de Chicago 6. La donatrice de ces fonds, Helen Culver, était parmi les principaux bailleurs de fonds de l’Université et des activités de Hull House (dont elle possédait initialement les bâtiments) 7. La recherche – c’est également une originalité évidente – fut conçue par Thomas (Znaniecki n’y participa qu’à partir de 1914) comme une étude comparative des comportements des Polonais des deux côtés de l’Atlantique, et non comme la description d’une population d’immigrés dans leur pays d’accueil. Quoiqu’il nécessite une interprétation bien plus précautionneuse que celle qui en a été longtemps proposée, on peut partir

du récit donné en 1938 par Thomas du contexte et des circonstances dans lesquels cette recherche prit naissance 8. « […] L’immigration était une question brûlante. Près d’un million d’émigrants arrivaient chaque année aux États-Unis ; il s’agissait principalement d’une nouvelle immigration du sud et de l’est de l’Europe. Les principaux groupes étaient les Polonais, les Italiens et les Juifs. […] En définitive, j’ai décidé d’étudier un groupe d’immigrants en Europe et en Amérique pour déterminer, autant que cela était possible, la relation entre leurs mœurs et leurs normes dans leur pays, leurs adaptation et inadaptation en Amérique. […] J’espérais trouver dans les nombreuses revues de folklore une riche documentation sur les paysans, mais je découvris rapidement que ce matériau n’avait pas de valeur. Il portait sur la coloration des œufs de Pâques, les motifs de tissage, les haies. […] Après une année de recherche préliminaire, je décidais d’étudier les Polonais, en grande partie parce que je trouvais un matériel abondant. » Thomas indique ensuite que ce matériel documentaire était publié par un hebdomadaire s’adressant aux paysans, et qu’il comprenait notamment des lettres envoyées à cet hebdomadaire. Puis il invoque une autre justification à son intérêt pour les Polonais : « […] Une autre raison de mon choix tenait au comportement des Polonais en Amérique. Ils constituaient le plus incompréhensible et peut-être le plus désorganisé de tous les groupes d’immigrants. Ce que la police américaine appelait la “guerre polonaise” en était une illustration. Lorsqu’un policier entrait dans un bar où se trouvait une foule bruyante de Polonais et disait : “Personne ne bouge”, les Polonais pouvaient immédiatement se calmer, ou bien l’un d’eux pouvait sortir un fusil et le tuer. Il en allait ainsi parce que les Polonais avaient en Amérique deux attitudes à l’égard de l’autorité. La

première correspondait à la vieille soumission paysanne […]. L’autre attitude reflétait la conception de la liberté sans limite, tant célébrée en Amérique. » Dans un mémorandum contenu dans une lettre à sa seconde femme, en 1935, Thomas fournit quelques indications complémentaires, évoquant notamment son hésitation initiale entre les Polonais, les Juifs et les Italiens, et manifestant une certaine antipathie pour la population qu’il choisit finalement d’étudier : « J’allai d’abord en Europe pour trouver un groupe approprié […]. Les Polonais constituent une population très repoussante, mais il y avait eu un mouvement des Lumières et en faveur de la liberté qui avait entraîné la production de beaucoup de documents et une masse de données sur les paysans, et c’est pourquoi je décidai de m’ennuyer avec eux 9. » Ce récit laisse un point dans l’ombre : Le Paysan polonais ne s’inscrit pas directement dans le prolongement de la carrière intellectuelle antérieure de Thomas, même si diverses caractéristiques biographiques rendent intelligible son lien avec celle-ci. Parmi les sociologues de Chicago du début du siècle, Thomas faisait figure à plusieurs égards d’original et de non-conformiste. Fils d’un propriétaire terrien de Virginie, par ailleurs prêcheur méthodiste, Thomas avait passé son enfance dans un environnement qu’il considère, dans un récit autobiographique bref mais très suggestif, comme relevant du XVIIIe siècle 10. Il poursuivit des études classiques, avant de s’intéresser aux sciences naturelles et à Darwin, ainsi qu’à la Völkerpsychologie de Lazarus et Steinthal, avec laquelle il était entré en contact lors d’un voyage en Allemagne en 1888-1889 11. Ayant obtenu le premier PhD décerné par l’Université du Tennessee, il devint professeur de littérature anglaise à Oberlin College (une université novatrice de l’Ohio) – mais il y enseigna, semble-t-il, également le français,

le latin, le grec, ainsi que, la dernière année, la sociologie. Dès 1892, il vint à Chicago préparer un doctorat dans le département de sociologie et d’anthropologie, et il y fut engagé comme enseignant avant même l’obtention de ce diplôme, en 1896 12. Dans sa brève autobiographie, Thomas n’accorde pas à ses études de sociologie d’influence sur sa formation intellectuelle, et il se déclare également éloigné de « l’approche historique et méthodologique de Small », des « intérêts pour les réformes » et « des dispositions répressives » de Henderson 13. Les thèmes de ses enseignements et de ses premières publications montrent que ses intérêts se portent vers l’ethnologie, la psychologie, voire la biologie, et non vers l’étude de la société américaine contemporaine. Sa thèse, consacrée aux différences entre les sexes – On a Difference of the Metabolism of the Sexes (1896) –, repose sur un matériel de seconde main concernant les « sociétés primitives ». Une partie des essais qui la composent fut reprise dans un ouvrage, Sex and Society (1907), qui soutient encore que les différences de sexe entre hommes et femmes sont essentiellement de nature biologique. L’ouvrage accepte le schéma d’une évolution unilinéaire et possède un caractère nettement spéculatif, même si Thomas s’appuie aussi sur une documentation de seconde main à la manière des ethnologues universitaires de cette période. Par sa thématique et sa documentation, l’ouvrage ne tranche pas sur la production intellectuelle de l’époque, comme le relève d’ailleurs celui qui fut son successeur à l’Université de Chicago, Ellsworth Faris, dans la notice nécrologique qu’il consacre à Thomas en 1948. Faris ajoute que le genre de théorie défendue dans ce livre fut discrédité dans les années qui suivirent sa parution. Ses interrogations, comme sa manière de travailler, placent Thomas du côté des anthropologues plutôt que du côté des sociologues de son époque. Une lettre au président de l’Université, William Harper, citée par Murray, montre que Thomas se souciait en 1896 de se rattacher à l’anthropologie 14. Il en allait encore de même, en 1907, lorsqu’il entreprit des démarches pour

tenter de faire recruter Franz Boas par le département de sociologie et d’anthropologie de Chicago, ou, en 1908, quand il chercha à faire recruter un nouvel enseignant par le même département 15. Mais Thomas s’est tenu à l’écart de l’association américaine des anthropologues fondée en 1901, ce qui explique sans doute en partie que ses ouvrages ne furent que peu connus des anthropologues, à l’exception de quelques-uns de ceux qui avaient été formés à l’Université de Chicago. Le rattachement intellectuel de Thomas à l’anthropologie mérite d’être souligné car, par leurs interrogations et par leur culture, les deux disciplines étaient déjà distinctes, même si l’anthropologie se trouvait à l’Université de Chicago incluse dans le même département que la sociologie. Thomas s’émancipa progressivement des thèses évolutionnistes et se détacha des explications biologiques développées par une grande partie des sociologues de l’époque 16. Cette évolution tient en partie à la lecture que fit Thomas des travaux de l’anthropologue Franz Boas : celui-ci était à l’époque l’adversaire le plus radical des analyses, encore largement répandues dans les sciences sociales, qui cherchent dans les différences entre races l’explication des différences de comportement entre populations présentes aux États-Unis 17. Peut-être faut-il mentionner également les contacts personnels de Thomas avec John Dewey et George Mead (qui enseignèrent la philosophie à l’Université de Chicago de 1894 à 1904 pour l’un, de 1894 à 1931 pour l’autre), bien que Thomas récusât toute influence de ces philosophes, comme le souligne le texte autobiographique dont est extrait l’épigraphe de ce chapitre. A partir de 1904, Thomas commença à s’interroger sur la possibilité d’une détermination des comportements sociaux par l’environnement et non par les instincts : les différences entre sexes ou entre races ne lui semblaient plus principalement de nature biologique, mais culturelle. Toutefois, l’évolution intellectuelle de Thomas fut certainement lente, comme le souligne sa brève autobiographie, et ses analyses restent, en cette matière comme en d’autres, peu systématiques 18.

Son deuxième livre, Source Book for Social Origins, développe le thème d’un cours placé sous le même titre, et qu’il a régulièrement professé 19. Publié en 1909 – Thomas avait alors 45 ans – l’ouvrage prenait position dans un débat de l’époque en récusant, à la suite de Dewey, toute explication de la genèse des institutions sociales par les instincts. Pour soutenir ce point de vue, Thomas reproduisait des documents historiques sur les formes diverses de l’art, de la morale, de la famille, de la sexualité, de la religion, et sur la relation des sociétés avec leur environnement géographique et économique. Le titre de l’ouvrage reste marqué par l’évolutionnisme de l’époque – et Boas récusa vigoureusement, selon une anecdote, l’expression 20. Le Source Book for Social Origins est un manuel présentant et discutant les contributions de différents anthropologues, ainsi que de psychologues et philosophes, et il fut effectivement utilisé comme un manuel par les étudiants de sociologie de Chicago dans le quart de siècle suivant 21. Selon Ellsworth Faris, qui assura après Thomas cet enseignement, « il n’y avait pas de meilleur moyen pour lutter contre le provincialisme et l’étroitesse ethnocentrique des étudiants débutants que de les mettre en présence de ce type de matériel 22 ». Dans un examen ultérieur de l’ouvrage, en 1939, Robert Park souligne que celui-ci marquait une rupture significative avec les conceptions de la discipline qui prévalaient à Chicago et ailleurs. Au point de vue de ses devanciers, qui considéraient la société comme un « ensemble de conventions juridiques ou d’idées morales » que les sociologues auraient pour mission de critiquer, il substituait, selon l’expression de Park, une conception de la société comme « phénomène naturel », c’est-à-dire ici comme produit d’interactions entre populations qui ne sont ni prévues ni voulues 23. Thomas défendait également dans cet ouvrage l’investigation détachée de ses applications immédiates et du souci de l’étude des problèmes sociaux du moment. Selon les témoignages d’anciens élèves, Thomas se montrait très critique, vers 1910, à l’égard des théories a priori, comme en proposaient

les sociologues de la génération de Small. Son enseignement utilisait un matériel varié – notes prises au cours de ses lectures d’ouvrages ethnographiques, extraits d’œuvres littéraires, études de cas, statistiques, peut-être notes d’observations personnelles –, qu’il tentait d’intégrer dans ses tentatives de généralisation 24. Quelques témoignages et différentes anecdotes insistent sur ses goûts et ses comportements moins guindés que ceux de ses collègues : il fréquentait des lieux et des milieux variés à Chicago, des classes populaires (peu connues des universitaires en général) à l’élite 25. Comme nombre de ses collègues, Thomas a été associé au mouvement de réforme, peut-être en partie par l’intermédiaire de sa femme, Harriet Thomas, une proche de Jane Addams, et en raison de ses liens amicaux avec le philosophe George Herbert Mead. Parmi les thèmes sur lesquels Thomas donna des conférences figurent la place des femmes dans la société, la délinquance et la défense des libertés politiques. Sur les deux premiers sujets, Thomas développait des positions hétérodoxes dans le contexte de l’époque et marquées par un relativisme inhabituel 26. Thomas figura en 1910, à côté de Charles Henderson, parmi les membres d’une commission, patronnée par la Church Federation, chargée d’étudier, à des fins d’éradication, la prostitution à Chicago. A cette occasion il se mit à dos sinon les autres membres de la commission, du moins une partie de la presse et le président conservateur de l’Université de l’époque, un ancien professeur du département de sciences politiques de l’Université 27. Des indications éparses suggèrent que les opinions de Thomas sur le monde intellectuel étaient également peu conformistes : soupçon à l’égard de l’orthodoxie méthodologique, méfiance à l’égard de la spéculation philosophique tout à fait exceptionnelle en son temps, ironie à l’égard des thèses soutenues dans les universités allemandes, dont le premier mérite était, selon lui, d’être écrites dans une langue étrangère 28. Les recherches du Paysan polonais sont en fait l’aboutissement d’une suite d’enchaînements de circonstances. On ne peut retenir la chronologie

de la genèse avancée a posteriori par Thomas lui-même, car elle est partiellement démentie par divers documents découverts ces dernières années. Si c’est en 1896 que Thomas (comme il l’écrivit en 1935 29) forma le projet d’étudier un groupe de paysans des deux côtés de l’Atlantique, il ne s’agit que d’une velléité restée longtemps sans suite. Contrairement à ce qu’avançait Thomas en 1938, c’est en 1910, et non en 1908, qu’il obtint un financement auprès de Helen Culver pour une recherche qui devait porter sur la « psychologie des races ». Le projet mit encore un certain temps à prendre forme, bien que Thomas eût fait des voyages et établi des contacts avec des chercheurs qui s’intéressaient aux paysans de l’est de l’Europe. Un article paru en 1912, que Thomas qualifie dans une lettre de « guide d’instructions pour chercheur 30 », esquisse le programme d’une investigation comparée des capacités mentales des Noirs et des immigrants européens aux États-Unis 31. Conformément à celui-ci, et afin de « fournir la base pour une étude comparée des Noirs américains », une lettre circulaire de Thomas, envoyée en 1912 à plusieurs collègues européens, visait à collecter du matériel documentaire en vue de la publication de plusieurs volumes sur différents types de paysans immigrants, et s’interrogeait à propos d’un huitième volume sur les Juifs d’Europe de l’Est 32. Il s’agissait principalement de publier des documents et de les commenter : la formule de rédaction est donc la même que celle du manuel publié par Thomas en 1909. C’est seulement après 1915 que l’exemple des Polonais fut retenu par Thomas comme son objet principal. Entre 1910 et le premier trimestre de 1914, Thomas fit plusieurs voyages en Europe, et il entreprit de rassembler la documentation nécessaire pour réaliser ce projet. C’est à ce moment qu’il découvrit que la Pologne offrait une documentation abondante et relativement accessible. L’existence de cette documentation tenait pour une part à la situation de la Pologne à l’époque. Partagée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, les territoires de l’ancienne Pologne ne constituaient plus depuis 1815 un État,

mais il s’y développait un mouvement d’indépendance nationale. Les intellectuels polonais, écrira plus tard Znaniecki, portaient un intérêt particulier « aux problèmes des paysans parce qu’ils considéraient que la survie de la nation polonaise dépendait principalement de ceux-ci 33 ». Un hebdomadaire fondé en 1863, qui s’adressait aux paysans, publiait des lettres sur toutes sortes de sujets. Thomas acheta une collection des numéros des dernières années. Pour sélectionner les documents qui lui semblaient utiles, Thomas apprit un peu de polonais et engagea, après plusieurs tentatives malheureuses, un traducteur. En 1913, il entra en contact avec Florian Znaniecki (1882-1958), le responsable d’une administration officiellement chargée de la protection des paysans (de manière officieuse, celle-ci était aussi chargée de favoriser l’émigration des indésirables). Philosophe de formation – il avait fait des études à Genève, Zurich et Paris, et avait eu connaissance des travaux de Durkheim et de Bergson –, Znaniecki arriva à la fin de 1914 à Chicago, où il resta pendant toute la durée de la guerre. Thomas l’engagea comme collaborateur, notamment pour traduire du polonais une partie des documents. Avec Znaniecki, Thomas entreprit de recueillir une documentation sur les émigrés aux États-Unis. En faisant passer des petites annonces dans des journaux s’adressant à ceux-ci, Thomas parvint à acheter des correspondances privées – une source jusque-là ignorée des sociologues et des ethnologues, que peut lui avoir suggérée la correspondance reçue par les journaux polonais. Pour expliquer comment il avait découvert l’intérêt de la correspondance comme source documentaire, Thomas invoqua plus tard une anecdote évidemment invérifiable : ayant ramassé dans l’allée en bas de chez lui une lettre envoyée à son père par une jeune fille polonaise qui suivait des cours de formation professionnelle dans un hôpital, il avait été frappé par ce que cette correspondance permettait d’apprendre sur les relations et les conflits familiaux 34.

C’est au cours des deux années de travail à Chicago que le projet se centra sur l’exemple des Polonais, comme le confirme le témoignage de Znaniecki 35. Selon celui-ci, lorsque Thomas et lui-même eurent à peu près achevé les deux premiers volumes de l’ouvrage, il devint évident qu’il leur faudrait plusieurs années pour étudier ce seul groupe d’immigrants. Thomas abandonna donc au moins provisoirement le projet d’étudier d’autres groupes 36 et, en 1916, les deux premiers volumes du Paysan polonais furent proposés pour publication aux Presses de l’Université de Chicago sous la double signature de Thomas et Znaniecki, qui était donc devenu, notamment en rédigeant une longue note méthodologique, le coauteur de l’ouvrage 37. Le projet alors présenté prévoyait une série de dix-neuf volumes sous le titre The Poles. Monograph of a Society, dont huit sont décrits : devaient y figurer une autre autobiographie que celle qui se trouve dans Le Paysan polonais, deux volumes sur la noblesse et la bourgeoisie polonaises, et une « synthèse de la culture polonaise » 38. Seule une partie des volumes concernant les paysans fut donc finalement rédigée, et si Thomas n’évoque pas, dans sa brève note autobiographique, ce projet plus large, ses recherches ultérieures montrent qu’il ne l’avait pas abandonné.

« Le Paysan polonais » en Europe et aux États-Unis Il faut rappeler d’abord que la période postérieure à 1890 est l’une de celles où l’émigration de l’Europe vers les États-Unis est massive. A l’immigration d’origine anglo-saxonne, allemande et nordique, majoritaire dans la période antérieure, s’est substituée à partir du milieu des années 1870 une immigration venue de l’Europe de l’Est et du Sud. Cette augmentation des flux d’immigrants est une conséquence de la situation économique d’une partie de l’Europe, ainsi que des persécutions religieuses

et politiques, et de dispositions législatives qui facilitent parfois les départs ; enfin, la mise en service de navires à vapeur sur les lignes transatlantiques a augmenté l’offre et abaissé le coût des passages. Les nouveaux immigrants des États-Unis sont considérés par les Anglo-Saxons comme différents d’eux-mêmes – et inférieurs – à la fois par leur « race », leur religion et leur qualification politique et morale 39. Entre 1899 et 1910, les Polonais représentent à eux seuls environ un quart du total des immigrants entrés aux États-Unis 40. Ils s’établissent surtout dans quelques grandes villes (comme Chicago, New York, Pittsburgh, Buffalo, Detroit, etc.). A Chicago, le nombre des Polonais émigrés et de leurs enfants passe de 150 000 en 1900 à 300 000 en 1914. Comme les autres émigrés d’origine rurale, les Polonais trouvent à s’employer comme main-d’œuvre non qualifiée dans différentes grandes industries, notamment la sidérurgie, les mines de charbon, le textile et, à Chicago, les abattoirs 41. Dans les villes, le comportement des immigrés d’origine polonaise constitue, aux yeux des classes moyennes protestantes, un « problème social » aigu en raison d’une délinquance perçue comme élevée et de la fréquence des conflits à l’intérieur des familles 42. Le Paysan polonais débute par une longue note méthodologique, rédigée par Znaniecki, qui présente la conception de la recherche dont l’ouvrage est supposé être l’illustration. Cette note est postérieure aux recherches qui ont donné naissance aux deux premiers volumes de l’ouvrage et n’exprime pas un point de vue qui eût été celui de Thomas : à la fin des années 1930, celui-ci la jugeait d’ailleurs « déplorable » 43. Mais elle a été lue par les chercheurs de la génération suivante comme si elle représentait le point de vue partagé par les auteurs, et elle a fortement influencé l’interprétation de l’ouvrage. Elle comprend une critique indirecte des sociologues et des enquêteurs sociaux de l’époque : ni les uns ni les autres ne sont cependant précisément cités, et le nom de Durkheim, unique sociologue mentionné, apparaît seulement dans une note elliptique. L’ouvrage y est présenté comme une étude monographique adoptant une

démarche inductive (par opposition aux traités généraux des sociologues de l’époque et à leurs théories a priori), entreprise en dehors de tout souci immédiat d’application pratique et visant à établir des propriétés générales – notamment une classification – de ce que les auteurs dénomment « attitudes » 44. La première partie du livre – dont le titre, « L’organisation du groupe primaire », fait référence à une distinction précédemment introduite par Charles Cooley – comprend un exposé des deux états de la société polonaise : la « société traditionnelle 45 » et celle du début du siècle, après cinquante ans de changements sociaux. Thomas et Znaniecki mettent en avant la disparition de l’isolement antérieur des communautés de paysans, consécutive à l’immigration vers l’Allemagne, vers les villes de l’ancien territoire polonais et vers les États-Unis, et à une « prolétarisation 46 ». L’analyse est centrée sur les relations primaires, « caractérisées par l’association intime face à face et la coopération 47 », à l’intérieur des familles élargies et à l’intérieur des communautés. Les limites de ces communautés sont définies par l’existence d’une « opinion sociale » influençant la famille et l’individu. Les liens de solidarité à l’intérieur des familles étendues sont une caractéristique de l’état traditionnel de la société paysanne : les comportements y sont gouvernés par des intérêts collectifs, et non individuels, et laissent de côté toute considération d’efficacité rationnelle. La disparition de l’isolement des communautés paysannes entraîne des conflits à l’intérieur des familles et entre générations, les familles tendant à se redéfinir sur une base plus étroite. Cette partie comprend aussi un tableau d’ensemble des classes sociales en Pologne, ainsi que des descriptions de la vie économique, religieuse et intellectuelle des paysans polonais. Les auteurs décrivent à la fois les normes de comportement dans différents domaines de la vie sociale (par exemple, celles qui régissent les relations dans le mariage, l’usage des

différents types de propriété ou les pratiques religieuses) et la signification que les paysans attribuent à ces normes. Les analyses concernant les normes sociales de la société traditionnelle ne sont pas étayées par la production d’éléments qui pourraient être qualifiés de preuves : l’ouvrage ne comprend que peu de références à des travaux sur les différentes questions examinées et presque aucune donnée statistique 48. Par contre, les séries de lettres échangées entre des membres, immigrés ou non, de cinquante familles de paysans polonais, qui constituent la partie suivante, sont présentées comme des éléments de preuve à l’appui des analyses de la signification que les paysans attribuent à ces normes. La deuxième partie du Paysan polonais, intitulée « Désorganisation et réorganisation en Pologne », examine l’ébranlement de l’ordre social dans la société paysanne traditionnelle. Thomas et Znaniecki étudient principalement les effets de ces changements sur les familles et les communautés, ainsi que l’apparition de nouvelles formes d’organisation sociale (coopératives de production ou autres, coopération au niveau des villages et développement d’une conscience nationale). La troisième partie, « Organisation et désorganisation en Amérique », examine d’abord la manière dont s’est effectuée l’immigration vers les États-Unis, le mode d’installation des immigrants et le développement de communautés locales « polono-américaines », ainsi que celui des associations et organisations agissant au niveau fédéral. Les chapitres suivants portent sur la « désorganisation des immigrants », c’est-à-dire sur les conséquences de la faible emprise qu’ont sur les émigrants coupés de leur milieu social originel les normes sociales de celui-ci et les normes en cours d’établissement aux États-Unis. Les auteurs ne s’interrogent pas sur la fréquence de tel ou tel type de comportements, mais sur la signification de ceux-ci pour les intéressés : pour reprendre l’expression de Robert Park dans un article présentant l’ouvrage en 1931, Thomas et Znaniecki ont étudié la transformation de la vie culturelle des immigrés 49.

Le mode de rédaction de ces trois parties du Paysan polonais est identique : chacune commence par un exposé synthétique explicitant l’interprétation retenue par les auteurs ; suivent divers documents – articles et lettres de lecteurs à un hebdomadaire polonais, rapports de différentes institutions et associations en contact avec les immigrants aux États-Unis. La relation entre les catégories d’analyse utilisées par les auteurs et ces documents ne fait l’objet d’aucune remarque ou commentaire. La quatrième partie (qui était placée dans la première édition au milieu de l’ouvrage) est constituée par une longue autobiographie rédigée, à l’instigation de Thomas et de Znaniecki et en contrepartie d’une rémunération, par un jeune immigré polonais 50. Il s’agit, selon les termes des auteurs, de « la biographie d’un individu qui, vivant au milieu d’un processus de changement, ne trouve dans son environnement aucune place acceptable parce que ses attitudes correspondent encore à l’ancien type d’organisation sociale, alors que, par son statut, il ne relève plus de cette organisation et qu’il se trouve confronté à de nouvelles conditions auxquelles il ne peut s’adapter que partiellement et imparfaitement 51 ». Cette autobiographie est accompagnée de commentaires en notes qui utilisent les catégories d’interprétation présentées dans l’introduction ou dans les autres parties de l’ouvrage. Thomas et Znaniecki cherchent ici à esquisser une analyse de la formation de la personnalité – une notion d’époque – à travers l’expérience. Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre de l’ouvrage, Le Paysan polonais ne prend pas en compte seulement les paysans immigrés ou les enfants de paysans polonais : la correspondance et les documents personnels sont en partie ceux de membres des classes moyennes. Les auteurs ne se sont pas souciés de la représentativité de ce matériel par rapport à une émigration polonaise qui comprenait évidemment bon nombre d’illettrés 52. Ce ne sont pas tant les aspects objectifs des changements de la société polonaise ou de l’immigration aux États-Unis qui

ont retenu l’attention des auteurs, mais les expériences subjectives des individus qui les ont accompagnés : l’ouvrage cherche essentiellement à expliquer comment les familles de paysans et les communautés paysannes réagissent aux changements auxquels elles sont confrontées. Comme le souligne d’ailleurs la note méthodologique initiale du Paysan polonais, l’ouvrage relève plutôt de la psychologie sociale que de la sociologie, et la notion centrale est celle d’attitude. Cette notion constitue une des innovations majeures que devait contribuer à introduire l’ouvrage en sociologie, si l’on en juge par sa postérité. Le recours de la notion d’attitude, qui remplace en partie la notion d’habitude largement utilisée par les prédécesseurs de Thomas en sociologie, marque l’étape finale de la rupture de ce dernier avec les déterminations physiologiques des comportements 53. Thomas et Znaniecki en donnent la définition suivante au début de l’ouvrage : « Par attitude nous désignons le processus de conscience individuelle qui détermine les activités réelles ou éventuelles de l’individu dans le monde social 54. » La notion d’attitude est liée à celle d’objet social (social value) 55 par laquelle Thomas et Znaniecki désignent « n’importe quel phénomène ayant un contenu empirique accessible aux membres d’un groupe social et une signification par rapport à laquelle est susceptible de se développer une activité » ou, selon une caractérisation sans doute plus proche de l’usage qu’ils font de la notion, un « élément social objectif qui s’impose de luimême à l’individu comme une donnée et provoque sa réaction » 56. Thomas et Znaniecki citent à titre d’exemple un outil, un mythe, une université, une théorie scientifique. Dans la terminologie des auteurs, l’attitude est la contrepartie individuelle de l’objet social, et l’activité constitue le lien entre les deux 57. Thomas et Znaniecki récusent, comme on l’a vu, toute détermination immédiate des attitudes par les objets sociaux (et vice versa). Ils soutiennent au contraire que « la cause d’un objet social ou d’une attitude

ne peut résider ni dans une attitude ni dans un objet social, mais dans une combinaison d’un objet et d’une attitude 58 », c’est-à-dire, pour employer un langage plus contemporain, dans la relation entre facteurs objectifs et dispositions subjectives. Thomas et Znaniecki introduisent ainsi entre les facteurs objectifs et les activités des individus l’interprétation de la situation par les acteurs sociaux : ainsi, pour comprendre la diversité des comportements et des modes d’adaptation des immigrants aux États-Unis, il faut connaître la définition qu’ils confèrent eux-mêmes à leur situation. D’où l’importance de cette source documentaire qu’est le document personnel – lettre ou autobiographie –, qui permet de saisir l’interprétation par la population étudiée des situations et des normes auxquelles elle se trouve confrontée. La détermination des attitudes repose dans Le Paysan polonais sur l’inférence à partir de ce type de matériel, mais, comme on le verra, la notion sera utilisée vingt ans plus tard pour interpréter un tout autre matériau documentaire : les réponses à des questionnaires. A partir de la définition de ces deux notions de base – attitude et objet social – et avec cette source documentaire que constituent les documents personnels offrant un accès direct à l’univers de sens des acteurs sociaux, Le Paysan polonais ouvrait un nouveau domaine à l’investigation sociologique. C’est ce qu’exprime le succès que connut les années suivantes l’expression « définition de la situation », qui resta durablement associée au nom de Thomas. Le schème d’explication des changements sociaux du Paysan polonais réside dans la relation, en quelque sorte dialectique, entre la naissance d’attitudes nouvelles qui entraînent le déclin de l’influence de certaines normes réglant les comportements, puis la décadence de certaines institutions, et la création de nouvelles normes et de nouvelles institutions plus en accord avec les comportements de la population concernée. Thomas et Znaniecki proposaient une typologie des motivations sousjacentes à l’activité des individus en quatre catégories principales : les

désirs (wishes) de nouvelles expériences, de domination, de reconnaissance et de sécurité. Ces motivations sont à la base de l’élaboration de nouvelles attitudes lorsque changent les conditions sociales et que s’affaiblissent les normes de comportement antérieures. Cette classification, connue sous l’appellation de Four Wishes de Thomas, devait, elle aussi, connaître une grande notoriété dans l’enseignement de la sociologie après 1918 à Chicago 59. De semblables classifications de motivations « fondamentales » se trouvent, sous une forme un peu différente, chez Albion Small ou le psychologue social McDougall – bref chez les sociologues de la génération antérieure à celle de Thomas 60. Il faut sans doute y voir un écho des débats sur les relations entre inné et acquis : comme le suggère Bogardus, l’objectif de Thomas était de remplacer la notion d’instinct chargée de connotations biologiques par une notion destinée à saisir les réactions individuelles aux stimuli de l’environnement 61. Thomas ne s’attacha pas d’ailleurs lui-même longtemps à cette classification, et il en utilisa diverses variantes : Everett Hughes rapporte que, lors d’une rencontre entre Thomas et les étudiants en thèse à Chicago à la fin des années 1920, Thomas « semblait se désintéresser » de la classification, qu’il imputait d’ailleurs au souci de Znaniecki de présenter des analyses systématiques, et qu’il ne se souvenait plus exactement de la forme utilisée dans Le Paysan polonais 62. La notion de désorganisation sociale, également introduite dans Le Paysan polonais, devait connaître une postérité beaucoup plus importante puisqu’elle fut utilisée pendant une trentaine d’années dans les analyses de sociologues américains. La notion est dérivée de celle d’organisation sociale, introduite peu auparavant par Charles Cooley pour désigner l’ensemble des institutions qui peuvent exister dans un groupe concret – c’est-à-dire l’ensemble des règles de conduite et des comportements conformes ou non à ces règles. La désorganisation sociale d’un groupe est définie par Thomas et Znaniecki comme « le déclin de l’influence des règles de comportement sur les membres du groupe 63 ». Un des thèmes

centraux du Paysan polonais correspond à l’apparition de nouvelles attitudes qui portent atteinte à certaines normes des communautés traditionnelles, et aux différentes formes de désorganisation sociale qui en découlent. Thomas et Znaniecki examinent principalement deux formes de désorganisation sociale en Pologne : celle qui prend place dans la famille et celle qui prend place dans les communautés. Ils interprètent la désorganisation familiale comme une conséquence de l’apparition d’attitudes individualistes (par contraste avec les attitudes renvoyant au groupe familial comme entité). Sous l’effet d’attitudes hédonistes ou d’un désir de reconnaissance sociale fondé sur les comportements ou les possessions de l’individu, et non de la famille, la solidarité familiale tend à se rompre 64 : des conflits entre générations éclatent à l’intérieur des familles lorsque certains de leurs membres, par exemple ceux qui ont émigré, ne remplissent plus leurs obligations sociales. La désorganisation de la communauté se marque, notamment pour les jeunes générations, par le déclin de la soumission à une « opinion commune » : cessant d’être absolument soumis à l’impératif de la reconnaissance par la communauté dans son ensemble, les individus se mettent à distinguer – et à poursuivre – des intérêts économiques, religieux, intellectuels, à caractère hédoniste, ce qui entraîne un déclin de la solidarité à l’intérieur de la communauté 65. La notion de désorganisation sociale recouvre, on le voit, un large éventail de comportements. Thomas et Znaniecki examinent également le processus d’élaboration de normes en relation avec les attitudes de la population et les nouvelles conditions qui prennent place en Pologne et aux États-Unis : c’est ce qu’ils dénomment « processus de réorganisation ». En Pologne, la redéfinition de la famille repose sur des bases plus étroites que celle de la famille élargie – une évolution qualifiée de « conséquence inévitable de la civilisation moderne 66 ».

Les auteurs introduisent également la notion de désorganisation personnelle (ou de démoralisation), qu’ils définissent comme « le déclin de l’organisation de l’existence d’un membre d’un groupe social 67 », et insistent sur la nécessité de ne pas postuler mais d’étudier cas par cas les liens de « dépendance réciproque entre désorganisation sociale et démoralisation 68 ». La notion de désorganisation personnelle est sans doute l’une des plus difficiles à saisir dans l’ouvrage pour le lecteur contemporain, parce qu’elle fait référence à la conception normative de la relation des individus et de la société que les auteurs partageaient implicitement avec les lecteurs de l’époque. Comme nombre de leurs contemporains, Thomas et Znaniecki posent comme un idéal à atteindre la maîtrise consciente et rationnelle par les individus de leurs activités. Dans l’introduction de son ouvrage de 1909, Thomas affirme qu’« il y a un concept utile […] avec lequel toute activité peut être mise en rapport, celui de maîtrise [control] […] qui est l’objet atteint ou non par toute activité intentionnelle ». Le même thème apparaît dans la note méthodologique du Paysan polonais 69 : « Il est désirable de développer chez les individus la capacité à maîtriser spontanément leurs propres activités par réflexion consciente » 70. La notion de démoralisation est utilisée pour analyser les comportements d’une partie des immigrants aux États-Unis. Thomas et Znaniecki développent l’examen de la dépendance économique à l’égard des organisations caritatives dans laquelle glissent certains immigrants d’origine paysanne quand ils passent d’une situation en Pologne où, pour une partie d’entre eux, l’emploi est stable et l’avenir relativement prévisible à des emplois précaires aux États-Unis, auxquels ils sont peu attachés. La notion de démoralisation est également appliquée à la rupture des liens conjugaux en Amérique (clairement différente de la rupture des familles

élargies qui caractérisait la désorganisation sociale en Pologne) et aux différentes formes de délinquance des enfants des immigrants (vagabondage, activités sexuelles des filles). La démoralisation est un phénomène qui concerne encore plus la seconde génération issue de l’immigration que la première – Thomas et Znaniecki relèvent le fait plus qu’ils ne l’expliquent 71. Le Paysan polonais comprend d’autres notions auxquelles les auteurs accordent une grande importance. Pour formuler leur approche de la formation de la personnalité à travers l’expérience, qui est principalement développée dans l’introduction de la dernière partie de l’ouvrage, Thomas et Znaniecki postulent que les individus possèdent initialement un ensemble d’attitudes (temperamental attitudes), qui sont transformées par les conditions externes en ce qu’ils dénomment les attitudes de caractère (character attitudes). Pour rendre compte du processus – l’organisation de la vie de l’individu – conduisant des unes aux autres, Thomas et Znaniecki présentent une caractérisation de trois types principaux d’organisation de la personnalité sociale des immigrés – le philistin, le bohème et le créateur – à partir de leur mode d’adaptation aux situations nouvelles. Cet examen du contenu explicite de l’ouvrage doit être complété par un inventaire de ce que le livre laisse de côté, notamment de ce qui apparaîtra plus tard dans les recherches réalisées à l’Université de Chicago. On peut remarquer d’abord que l’idée d’interaction, qui occupera une place centrale un peu plus tard dans la tradition de Chicago, n’est présente dans Le Paysan polonais que de manière indirecte, par l’intermédiaire de la notion de groupe primaire. La source de documentation qui en est le complément presque nécessaire – l’observation directe – n’est qu’à peine évoquée par Thomas. Un article de 1912, qui contient une sorte de guide d’étude dont sortit pour partie Le Paysan polonais, met certes en avant l’observation personnelle, en recommandant une démarche que l’on pourrait croire inspirée de Le Play (vraisemblablement ignoré de Thomas) :

vivre dans la famille étudiée 72. Cette démarche ne semble pas avoir été mise en œuvre par l’auteur, et l’on peut penser que l’usage d’informateurs, à la manière des anthropologues de sa génération, lui semblait un substitut satisfaisant – et peut-être l’équivalent – de l’observation directe : Thomas invitait à l’occasion comme conférencier à l’Université de Chicago des personnes ayant une connaissance directe d’un secteur de la vie sociale. Par ailleurs certains anciens étudiants de Thomas invoquent sans autre précision les observations personnelles dont celui-ci aurait fait usage dans son enseignement 73. On peut par ailleurs relever que Thomas ne manifeste qu’un faible intérêt pour les problèmes de méthode, se contentant de prôner dans Le Paysan polonais les documents personnels comme « le type parfait du matériel sociologique 74 ». De manière quelque peu paradoxale, Le Paysan polonais ne présente qu’un seul exemple d’autobiographie qualifié de « typique » – mais on sait qu’un deuxième exemple était prévu dans un plan antérieur de l’ouvrage. Thomas et Znaniecki ne se sont pas penchés sur les problèmes posés par l’interprétation des documents produits par les travailleurs sociaux et les administrations officielles qu’ils utilisaient : ils traitent sans hésitation ces documents comme une description de « faits ». Leurs plus grandes réserves semblent, curieusement, porter sur l’usage des entretiens, que Thomas qualifie, en 1912, de « corpus d’erreurs qui peuvent être utilisées à des fins de comparaison pour les observations futures 75 ». Rien n’indique par ailleurs que Thomas ait cherché à acquérir une connaissance aussi intime que possible des Polonais immigrés. Ce n’est d’ailleurs pas Thomas mais Znaniecki qui a réuni l’essentiel de la documentation concernant les Polonais immigrés aux États-Unis – alors que Thomas avait recueilli lui-même une grande partie de la documentation concernant la Pologne. Dans cette recherche, Thomas a donc adopté la posture typique de l’anthropologue plutôt que celle du sociologue étudiant

un univers relativement proche de lui-même, comme le firent plus tard les chercheurs de la tradition de Chicago. Deux autres points méritent d’être soulignés, non en tant que « critiques » de l’ouvrage, mais parce qu’ils ont influencé la postérité intellectuelle du Paysan polonais. Le schéma d’analyse présenté dans Le Paysan polonais n’est pas particulièrement rigoureux : les formulations sont parfois un peu vagues, l’usage des termes pas toujours très précis. Selon son propre témoignage, Thomas ne se souciait pas de présenter une analyse systématique, et l’effort de clarification qui correspond à la note de méthode est, comme on l’a indiqué, l’œuvre de Znaniecki. Quand on considère l’ensemble des recherches conduites par Thomas au cours de sa carrière, il apparaît d’ailleurs que les convictions scientifiques de celui-ci étaient sans doute moins constantes que les thèmes de ses intérêts intellectuels. Ainsi il est douteux que Thomas ait été toujours aussi hostile que l’affirme Faris en 1948 à l’usage de la démarche statistique 76. Il collabora après 1920 avec une sociologue (qui devint sa seconde femme), Dorothy Swaine Thomas, qui avait été l’élève d’Ogburn, un des sociologues qui devaient contribuer à l’introduction des démarches statistiques en sociologie (voir le chapitre suivant). Leur ouvrage commun, The Child in America (1928), porte la marque de cette orientation, ainsi que de l’influence du behaviorisme 77. L’absence de données statistiques dans Le Paysan polonais ne reflète sans doute pas seulement les goûts et les compétences de Thomas, mais tout autant le fait que la démarche ne s’imposait pas encore pleinement comme un indice de scientificité. La prise de position de Thomas en faveur d’une science détachée de tout objectif pratique immédiat – tant vantée ultérieurement par Park, qui l’interprète comme un pas décisif dans l’évolution de la sociologie vers une discipline « scientifique » 78 – ne doit pas masquer que les analyses du Paysan polonais dépendent de jugements de valeur sur ce que devrait être

le comportement des immigrés, ainsi que sur leur avenir. On a vu plus haut que la notion de désorganisation individuelle est étroitement liée à un jugement moral. L’analyse du devenir des immigrants présuppose de même implicitement que l’organisation des communautés d’immigrants par ellesmêmes est un intermédiaire vers un terme final, l’assimilation à la société américaine telle que la définissent les protestants anglo-saxons 79. Le Paysan polonais contient également des jugements, selon des normes qui ne sont pas autrement précisées, sur le « niveau moral moyen » des immigrés polonais ou des paysans en Pologne. En bref, Thomas et Znaniecki ne se sont que partiellement émancipés du point de vue des réformateurs sociaux des classes moyennes et se tiennent encore assez loin du programme qui est, selon eux, celui de la sociologie : l’étude détachée des fins pratiques et des jugements de valeur d’un secteur de la vie sociale 80. Cette remarque ne constitue pas une critique de l’ouvrage, mais vise à attirer l’attention sur l’un des aspects par lesquels celui-ci dépend de son époque. Ce point n’a jamais été relevé par les sociologues des années 1920, et, s’il l’avait été, il n’aurait pas été nécessairement considéré comme une faiblesse de l’ouvrage, puisque eux-mêmes adoptaient un point de vue similaire. Sur le plan des thèmes étudiés dans Le Paysan polonais, on peut remarquer que celui-ci ne néglige pas d’évoquer la structure de classes dans laquelle se trouvent immergés les Polonais, en Pologne et aux États-Unis (un chapitre est consacré au premier point). Mais les analyses sont avancées sans l’appui d’un matériel empirique : la notion de classe est donc traitée sur le mode de l’évidence, et non comme un guide dans l’investigation des différentes questions examinées. Il faut également remarquer que Thomas et Znaniecki n’ont pas étudié en détail les différents aspects du travail des immigrants : l’insertion dans la structure professionnelle, les conditions de travail et le rapport à celui-ci des Polonais immigrés ne sont évoqués que rapidement, les activités syndicales et la participation au mouvement ouvrier pas du tout. Ces questions auraient

pu pourtant paraître pertinentes car les Polonais figurent parmi les travailleurs immigrés que différents conflits opposent aux travailleurs qualifiés d’origine nordique ou anglo-saxonne, notamment dans les abattoirs de Chicago 81. On a vu précédemment que l’omission de ces thèmes n’est pas propre à Thomas et que l’étude du travail appartient alors aux économistes. On peut également relever que Thomas et Znaniecki ont laissé un peu dans l’ombre le conflit, pourtant aigu avant 1914, entre les deux mouvements qui prétendaient organiser les immigrants aux États-Unis : les nationalistes laïcs de la National Polish Alliance, fondée par des émigrants politiques appartenant à l’élite instruite, et les catholiques de la Polish Roman Catholic Union 82. Comme le remarque Wiley 83, la communauté polonaise aux États-Unis ne paraissait désorganisée que de l’extérieur. Plus tard, Helena Lopata, la fille de Znaniecki, allait proposer une autre interprétation que celle de Thomas et Znaniecki du processus de restructuration de la communauté polonaise aux États-Unis, et en conséquence une autre interprétation de certains comportements de ces immigrés, en mettant l’accent sur l’importance d’une compétition interne pour le statut à l’intérieur de la communauté et en relevant le peu d’importance accordé au statut de la communauté dans son ensemble 84. Enfin, il est douteux que la communauté polonaise ait possédé les caractéristiques par lesquelles Thomas justifiait son choix initial – forte délinquance et fréquence des ruptures des liens familiaux – et que ne discutent presque jamais les lecteurs ultérieurs de l’ouvrage, à l’exception de Wiley. Ni les données statistiques sur le divorce et les séparations, ni les données sur la délinquance ne confirment ces points – et au demeurant les données disponibles à l’époque étaient certainement trop rudimentaires pour autoriser des affirmations précises 85. Le fait qu’au point de départ de la perspective d’un ouvrage aussi soucieux de fondement empirique que Le Paysan polonais se trouve ce qui n’est sans doute qu’un préjugé ordinaire

de l’époque, que l’ouvrage n’ait pas cherché à vérifier celui-ci et que plus d’un demi-siècle plus tard le point ne soit toujours pas clairement établi n’est pas dépourvu d’une ironie qui devrait faire réfléchir sur la nature de ce qu’ont accompli les sciences sociales 86.

William Thomas après « Le Paysan polonais » L’influence de Thomas sur la sociologie américaine après la publication du Paysan polonais fut plus indirecte que directe. Thomas fut contraint en effet de démissionner de l’Université en avril 1918, alors que deux des cinq tomes de l’ouvrage étaient parus. Si Le Paysan polonais devint un modèle, ce fut donc par une autre médiation que l’enseignement de Thomas, notamment par celui de Robert Park, qui enseigna dans le département de sociologie de l’Université de Chicago à partir de 1913. L’éviction de Thomas de son poste à l’Université de Chicago est sans rapport avec l’ouvrage. Thomas fut surpris dans une chambre d’hôtel en compagnie de la femme d’un officier alors en France, et des poursuites furent au départ envisagées pour déclaration de fausse identité dans un hôtel et pour viol du Mann Act, une loi sanctionnant le fait de faire franchir les frontières d’un État à une femme pour perpétrer des « actes immoraux » 87. L’affaire fut abondamment commentée dans la presse de Chicago, et Thomas démissionna rapidement de son poste, comme d’autres universitaires avant lui dans des circonstances semblables 88. Aucune poursuite ne fut finalement engagée contre Thomas, mais, pendant plus de dix ans, son nom fut banni de l’Université de Chicago, et les

Presses de l’Université abandonnèrent l’édition en cours de son ouvrage, dont les droits furent cédés à un petit éditeur de Boston. Certains témoignages affirment que Park et Small cherchèrent à défendre Thomas auprès des autorités universitaires – mais le premier avait en 1918 un statut précaire 89. Park fut plus tard l’instigateur de la réhabilitation symbolique de Thomas dans la communauté des sociologues, en organisant en 1927 son élection comme président de la Société américaine de sociologie (ASS). Après son éviction de l’Université de Chicago, Thomas n’occupa jamais plus un poste stable d’enseignant dans une université, même s’il dispensa des enseignements ultérieurement à la New School for Social Research et à Harvard 90. Chercheur indépendant, il finança ses recherches ultérieures par des contrats avec la Fondation Rockefeller ou grâce à Ethel Dummer, une veuve de banquier qui fréquentait les sociologues. A la fin de 1918 ou un peu plus tard, Thomas fut engagé par Park pour collaborer avec lui à un livre sur l’expérience des immigrants aux ÉtatsUnis. Old World Traits Transplanted fut publié en 1921, sans la signature de Thomas, mais sous celle de Park et d’un proche de celui-ci, Herbert Miller. Le fait que Thomas est l’un des auteurs – et, selon certains, l’auteur principal – de l’ouvrage n’était pas complètement ignoré d’un cercle de proches, mais il ne fut pleinement reconnu qu’une quarantaine d’années 91 plus tard . L’ouvrage s’inscrit dans une série d’études financées par la Carnegie Corporation pour contribuer au soutien des organisations engagées dans l’« américanisation » des immigrants. Il adopte le mode d’écriture et le type de documentation du Paysan polonais, mais élargit l’enquête à d’autres communautés d’immigrés (huit cas différents sont examinés dans le chapitre consacré aux communautés, et les illustrations sont empruntées à des populations encore bien plus diverses). L’ouvrage n’étudie que le comportement des immigrés aux États-Unis, mais il reprend les mêmes

catégories d’analyse et les mêmes interrogations que Le Paysan polonais. Le mode de rédaction est également similaire, avec des développements synthétiques illustrés par des lettres d’immigrés, des fragments d’autobiographies et des extraits de journaux. Plus nettement encore que dans Le Paysan polonais, la conviction a priori que le terme de l’évolution est l’assimilation des différentes communautés sous-tend toute l’analyse. Le dernier paragraphe de la conclusion remarque par exemple : « L’assimilation est ainsi aussi inévitable que désirable ; il est impossible pour les immigrants que nous recevons de rester définitivement dans des groupes séparés 92. » Les recherches ultérieures de Thomas permettent d’apprécier la distance qui séparait son orientation de celle des recherches de sociologie à l’époque. The Unajusted Girl, en 1923, s’appuie de nouveau sur des documents biographiques et utilise la notion de définition de la situation et la typologie de Thomas des motivations de base pour développer la théorie de la personnalité ébauchée dans Le Paysan polonais. Cet ouvrage fut lu et cité par les sociologues de Chicago. Mais, par la suite, au cours des années 1920, Thomas fut influencé par le psychologue Watson, et ses recherches ultérieures font apparaître ce que Murray dénomme une « conversion au behaviorisme 93 ». Le dernier ouvrage publié par Thomas, Primitive Behavior, en 1936, est en quelque sorte une mise à jour du Source Book for Social Origins et témoigne de la continuité des préoccupations anthropologiques de Thomas. Durant les dernières années de sa vie, Thomas revint au projet d’étude dans lequel s’inscrivait Le Paysan polonais. Vers 1930, il recueillit une documentation sur l’émigration suédoise, en collaboration avec Dorothy Swaine Thomas, et avec Gunnar et Alva Myrdal 94. Un peu plus tard, il entreprit d’étudier les Juifs émigrés aux États-Unis, et il rassembla de nouveau des « documents personnels », notamment par l’intermédiaire de journaux ; cette recherche était encore en cours au moment de la mort de Thomas, et seule une infime partie du

matériel fut ultérieurement publiée 95. On doit donc conclure qu’une notable partie des recherches de Thomas s’inscrivent dans le projet ébauché vers 1916 dont les volumes publiés du Paysan polonais n’étaient qu’un premier volet.

« Le Paysan polonais », sa postérité en sociologie et ses paradoxes Pendant la vingtaine d’années suivant sa publication, Le Paysan polonais a fourni un de ses principaux modèles à la recherche empirique en sociologie telle qu’elle a été pratiquée à l’Université de Chicago, même si, en nombre d’exemplaires, la diffusion fut relativement réduite : les deux éditions de 1920 et 1927 correspondent à trois mille exemplaires au total, soit bien moins que le Jack-Roller (1930) de Clifford Shaw (voir chapitre 7) ou que l’Introduction to the Science of Sociology (1921) de Park et Burgess (voir chapitre 4) 96. Son influence s’est étendue à la fois aux domaines soumis à investigation (définis en partie par ses notions de base) et au type de sources documentaires, les « documents personnels ». Mais c’est peutêtre encore plus l’emprunt de son style de rédaction que l’on peut découvrir dans de nombreuses études postérieures – avec la description de « cas », reposant sur des documents biographiques et sur des extraits de dossiers administratifs, qui sont présentés sans que leurs relations avec les propositions générales qui les accompagnent soient clairement précisées. L’orientation prise par la sociologie à la fin des années 1930 conduisit, comme on le verra, à l’usage d’autres sources documentaires, à la diversification des thèmes de recherche, à d’autres approches et à d’autres modes de « preuve » et de style de rédaction. En 1938, un séminaire réunissant des chercheurs en vue, ainsi que Thomas, fut consacré à l’examen des problèmes méthodologiques posés par l’ouvrage, qui avait été

retenu comme le plus significatif de ceux qu’avait jusque-là produit la sociologie 97. Parmi ces chercheurs figurait un sociologue de Chicago de la génération suivante, Herbert Blumer – un protégé du successeur de Thomas à l’Université de Chicago, Ellsworth Faris 98. C’est à celui-ci, spécialiste de psychologie sociale et des problèmes de méthode, qu’il revint de développer une critique du Paysan polonais, offrant ainsi un exemple de l’absence à peu près complète de dogmatisme qui caractérise la tradition de Chicago. Le rapport de Blumer, qui occupe la majeure partie de l’ouvrage publié à l’issue de ce séminaire, insiste sur l’absence de clarté des distinctions analytiques proposées par Thomas et Znaniecki et sur un manque de cohérence dans leurs usages de ces termes, notamment à propos de la distinction entre attitude et objet social 99. Mais Blumer développe surtout une critique d’ensemble du rapport entre le matériel documentaire présenté et les formulations générales proposées dans Le Paysan polonais, relevant son imprécision, l’incertitude de la relation entre les documents et les catégories d’analyse. Cette critique de Blumer laisse par contre de côté plusieurs propriétés des analyses du Paysan polonais qui m’ont semblé précédemment significatives par rapport aux développements ultérieurs de la sociologie et à la relation de cette discipline à son passé. Je rappellerai ici deux d’entre elles. Les analyses du Paysan polonais constituent l’aboutissement d’une réaction contre les analyses de la période précédente, qui sont des élaborations savantes à partir du schéma évolutionniste et de la réduction des déterminations sociales à leur soubassement biologique ou psychologique. Les problèmes que cherchait à résoudre Thomas découlent de la nécessité de trouver dans l’« environnement social » et dans l’expérience subjective un substitut aux déterminations biologiques dorénavant rejetées. C’est ce même domaine qu’exploreront, comme on le

verra, une grande partie des travaux réalisés par les sociologues de Chicago dans la période qui suivit le départ de Thomas de l’Université. Plus tard, l’épuisement partiel de ce type d’interrogations, mais surtout la focalisation sur de nouvelles questions dans une conjoncture socio-politique et culturelle différente rendirent l’œuvre de Thomas difficilement intelligible, et finalement, au moins pour un temps, vieillie : à la fois dépourvue de réponses aux questions d’époque et reposant sur une argumentation qui avait cessé d’être méthodologiquement convaincante. J’ai souligné que Le Paysan polonais avait été réalisé dans un environnement intellectuel qui était davantage celui de l’anthropologie que celui de la sociologie, à l’époque plus dépendante de finalités pratiques (ce qui explique sans doute en partie les innovations introduites par l’ouvrage, comme certaines de ses « faiblesses » en matière de démonstration). J’ai également relevé, sans développer beaucoup ce point, que ce n’est sûrement pas la précision de l’armature conceptuelle du Paysan polonais ni la cohérence de l’ensemble de l’œuvre de Thomas qui expliquent la grande place occupée par l’ouvrage dans le développement, entre 1920 et 1940, de la sociologie. Plus encore, alors même que cet ouvrage s’inscrit dans un courant qui valorise particulièrement la dimension empirique des recherches, la pertinence du problème de départ du Paysan polonais n’a guère ultérieurement été examinée, ce qui, rapproché d’autres cas similaires, montre que la diffusion d’une œuvre en sciences sociales n’entretient qu’une relation lâche avec sa pertinence, ainsi d’ailleurs qu’avec la solidité de ses démonstrations.

1 . In Baker (1973) : 248. 2 . Lettre citée in Thompson (1945) : 362. 3 . Parmi les témoignages concernant Thomas, j’ai utilisé celui de Thomas lui-même in Baker (1973) ; ceux de E. Faris (1948), Burgess (1948), Znaniecki (1948), ainsi que les témoignages de quelques-uns de ses anciens élèves : K. Young (1948 ; 1962-1963 ; 1995), et in Lindstrom, Hardert (1988) ; Bogardus (1949 ; 1959). Bannister ([1987] :

119-120) utilise aussi le témoignage d’un autre élève de Thomas d’avant 1914, Luther Bernard. Janowitz (1966) s’appuie vraisemblablement sur d’autres témoignages que ceux que je connais, mais il ne donne aucune précision sur ceux-ci. Deegan (1988) apporte des éléments d’information sur certaines relations de Thomas. On trouve également des précisions biographiques dans un article de Murray (1988) qui adopte une interprétation de la carrière intellectuelle de Thomas qui me semble exacte. Le petit dossier d’archives concernant Thomas conservé à l’Université de Chicago (AWIT) contient quelques documents d’origines diverses, éclairants sur des points particuliers. 4 . Thomas, Znaniecki (1927) : 13. J’utilise la réédition de 1927, réimprimée en 1958, plus facilement accessible que l’édition originale, mais qui s’en distingue par l’ordre des parties. 5 . Ibid. : 1822-1823. La même idée est formulée dans l’introduction de l’ouvrage (p. 36). 6 . Haerle (1991) : 25, 37. 7 . La date du contrat liant Thomas à Helen Culver, ainsi que le montant de celui-ci sont établis par Haerle (1991), qui met en évidence les inexactitudes contenues dans le témoignage de Thomas cité infra, seule source longtemps connue sur le sujet. 8 . Le témoignage de Thomas se trouve in Blumer (1939a : 103-105) [© Transaction Books, New Jersey, 1979]. Il a été la source principale de la genèse du Paysan polonais jusqu’à ces dernières années, y compris pour Bulmer (1984). 9 . AWIT. 10 . Ce document publié tardivement – Baker (1973) – fut rédigé à la suggestion de Luther Bernard. 11 . Rappelons que la Völkerpsychologie se proposait d’expliquer la genèse et le développement de formes culturelles comme le langage, la religion, etc. Selon Kimball Young (in Lindstrom, Hardert [1988] : 274), curieusement Thomas était allé à Berlin pour étudier la littérature anglaise. 12 . En 1892-1893, selon l’annuaire de l’Université de Chicago, Thomas assura un cours intitulé Historical Sociologies, où il devait « exposer les tentatives classiques, médiévales et modernes pour interpréter les phénomènes sociaux ». L’année suivante, Thomas eut le titre de fellow of social science et, un an plus tard, celui d’instructor in ethnic psychology, puis celui d’assistant professor of folk psychology. 13 . Baker (1973) : 249. 14 . Murray (1988) : 388. Dans les annuaires de l’Université, la plupart des cours de Thomas figurent immédiatement après ceux de Starr, séparés par le seul titre Folk Psychology pour la seule année 1895-1896. 15 . AWIT, lettre issue des papiers de W. Jones. 16 . Voir sur ce point les analyses détaillées de K. Young (1962) : 5-22. Comme le suggère Wiley ([1986] : 21), une des différences importantes entre les États-Unis et la France, en ce qui concerne le contexte intellectuel de l’institutionnalisation de la sociologie vers 1900, tient à la plus faible place qu’occupe la biologie dans les débats intellectuels français.

17 . Sur l’influence de Boas sur les sciences sociales américaines du début du siècle, notamment à propos de la sociologie, voir Cravens ([1988] : 124-153). Les relations intellectuelles de Thomas et de Boas sont analysées par Stocking ([1968] : 260-264) et Murray (1988) ; les débats et les réactions à la diffusion des idées de Darwin dans le contexte intellectuel des États-Unis entre 1870 et 1910, par Bannister (1979). 18 . Une analyse de l’évolution des conceptions de Thomas autour de 1907 se trouve in Rosenberg (1982) : 120-131. 19 . Un résumé des notes prises une année à ce cours a été publié par Bogardus (1959). 20 . K. Young (1995) : 3. 21 . R. Faris (1970) : 15. 22 . E. Faris (1948) : 757. 23 . Note de Park en 1939, reproduite in Kurtz (1982) : 336. 24 . Peut-être pour marquer sa différence avec les conceptions de Small et de ses contemporains, Thomas évite l’usage du terme theory et utilise le terme standpoint. 25 . K. Young ([1995] : 1-5) évoque l’élégance vestimentaire de Thomas, son goût pour les cartes et le golf ; voir aussi le témoignage du journaliste Hutchins Hapgood sur le style de vie de Thomas à New York vers 1930, in Lindner (1996) : 170. Voir aussi Rosenberg ([1982] : 120-131) pour des indications sur la connaissance et l’intérêt que pouvait avoir Thomas concernant la ville de Chicago (mais l’auteur n’indique pas ses sources sur ce point). 26 . Contrairement à ce qu’ils souhaitaient montrer, Deegan et Burger (1981) suggèrent, par les exemples qu’ils fournissent, que l’implication de Thomas dans les activités militantes resta limitée. Il est par contre exact que son point de vue se distingue du point de vue le plus conformiste sur la délinquance ou les relations entre les sexes : une conférence donnée par Thomas à Chicago devant une association en faveur du suffrage des femmes provoqua par exemple des incidents (Ross [1991] : 309). La réaction négative à son anticonformisme en matière de relations de sexe est évidente dans les articles du Chicago Tribune relatant les incidents qui entraînèrent son éviction de l’Université (voir infra). 27 . Dans le compte rendu largement diffusé des activités de la Vice Commission of Chicago, The Social Evil in Chicago (1911), les interventions de Thomas n’apparaissent pas. 28 . Baker (1973) : 248. 29 . Lettre à Dorothy Swaine Thomas en 1935, in AWIT. 30 . Lettre à Helen Culver, citée in Haerle (1991) : 29. Voir aussi, à propos de la chronologie de l’avancement des recherches de Thomas, Orbach (1993) qui ne fournit pas les références précises de ses sources d’archives. 31 . Thomas (1912). En dépit de son titre – « Race Psychology : Standpoint and Questionnaires, with Particular Reference to the Immigrant and the Negro » –, cet article considère comme de seconde importance (au plus) les caractéristiques biologiques, et celles-ci sont laissées de côté dans le projet d’étude esquissé : Thomas utilise donc le terme « race » à peu près au sens où l’utiliseront plus tard les recherches en sciences sociales aux États-Unis (voir chapitre 8).

32 . Voir AWIT, ainsi que Haerle (1991) : 33. Le terme source book est utilisé par Thomas pour désigner ces volumes, comme dans le titre de son ouvrage de 1909. 33 . Znaniecki (1948) : 763. 34 . Baker (1973) : 250. Des versions un peu différentes sont rapportées par Burgess et, sans mention de source, par Janowitz (1966) : XXIV. 35 . Znaniecki (1948). La chronologie la plus plausible de l’avancement des travaux me semble celle que propose Orbach (1993). Une biographie de Znaniecki – Dulczewski (1992) : 102-117 – met l’accent sur l’ampleur de la contribution de Znaniecki et évoque des témoignages qui confortent sur certains points l’analyse d’Orbach. 36 . Znaniecki considérait que l’ouvrage auquel travailla plus tard Thomas, mais qui fut signé par Park et Miller (1921), correspondait à l’esquisse de l’ouvrage initialement projeté. 37 . Voir Orbach (1993) : 152-157. 38 . Ibid. : 156-157. 39 . Un exposé synthétique du point de vue anglo-saxon sur la « nouvelle émigration » de cette période se trouve in Persons (1987) : 16. 40 . Pour une vue d’ensemble synthétique de l’émigration polonaise durant la période 1870-1920, voir Pacyga ([1991] : 15-24), qui doit parfois être complété par Greene ([1975] : 45-47). 41 . Voir Parot (1981) : 219. 42 . Janowitz (1966) : XXIV. 43 . Voir le mémorandum rédigé par Thomas en 1935 pour sa seconde femme, Dorothy Swaine Thomas (in AWIT), ainsi que K. Young (in Lindstrom, Hardert [1988a] : 288289). 44 . Thomas, Znaniecki (1927) : 77. 45 . Thomas et Znaniecki (ibid. : 98-99) emploient le terme anglais traditional pour qualifier cet état social, mais traitent celui-ci comme s’il était intemporel – une pratique ordinaire chez les anthropologues de l’époque. 46 . Le sens attribué par Thomas et Znaniecki au terme « prolétarisation » n’est pas précisé : peut-être s’agit-il de l’appauvrissement des paysans qui impose à leurs enfants l’émigration ou leur entrée dans d’autres secteurs d’activité que l’agriculture ? 47 . Je reprends ici les termes de Cooley (1909) : 23. 48 . Sur les deux tableaux statistiques que contient l’ouvrage, l’un (p. 1367) est inclus dans un document. Les rares références à des ouvrages où seraient établis les « faits » historiques affirmés par Thomas et Znaniecki sont rassemblées au début de chaque développement. 49 . Park (1931a) (Society : 253). 50 . L’usage de ce type de documents peut difficilement passer pour une innovation introduite par Thomas : on en trouve un exemple antérieur dans un ouvrage d’un proche de Robert Park, John Daniels (né en 1881), qui bénéficia, par l’intermédiaire

de Park, d’une bourse de Harvard et résida dans le settlement de Boston fondé par Robert Wood, où il étudia les Noirs ; voir Daniels (1914). 51 . Thomas, Znaniecki (1927) : 1832. 52 . Thomas et Znaniecki (ibid. : 1335-1366) donnent des indices suggestifs du faible intérêt des paysans polonais pour l’instruction. D’après Pacyga ([1991] : 23), les deux tiers de la population de Galicie, qui avait fourni la plus grande part des émigrés polonais au début du siècle, étaient illettrés. La question de l’instruction primaire, qui se posait en des termes différents dans les trois territoires issus de l’ancienne Pologne, fut centrale durant cette période, et l’une des premières décisions du gouvernement polonais de 1918 fut de décréter la scolarité obligatoire. D’après l’ouvrage collectif dirigé par Kiniewicz (1969), dans la partie sous domination prussienne l’alphabétisation semble avoir été à peu près complète avant 1900, mais elle s’effectuait en langue allemande. Dans la partie sous domination russe, l’alphabétisation était au contraire faible : en 1897, 40 % environ de la population savait écrire (p. 798-802) ; en Galice, la situation était intermédiaire, mais, en 1890, l’analphabétisme complet concernait encore 67 % de la population de plus de 7 ans (p. 806-807). Il paraît donc probable qu’une partie importante des immigrés polonais aux États-Unis en 1910 étaient hors d’état d’entretenir une correspondance avec leur famille. (Je dois à l’obligeance d’Izabela Saffray-Wagner la recherche de ces données sur l’alphabétisation dans les travaux publiés en polonais, ainsi que la traduction en français des documents correspondants.) Il est curieux que la question de l’alphabétisation des immigrants polonais ne soit jamais soulevée à propos des analyses du Paysan polonais. 53 . Voir sur ce point les analyses de Fleming (1967) et de Camic (1986) ; ce dernier suggère que l’introduction de la notion d’attitude permettait aux sociologues de résister à la menace de l’envahissement de leur territoire par les psychologues behavioristes, qui utilisaient la notion d’habitude (habit), dont la légitimité scientifique était mieux reconnue. 54 . Thomas, Znaniecki (1927) : 22. Un peu plus loin (p. 27) Thomas et Znaniecki utilisent l’expression « tendance à l’action ». 55 . Le choix de l’expression « objet social » pour traduire social value m’a été suggéré par la formulation donnée par Blumer ([1969a] : 10-11) de la perspective de Thomas et Znaniecki. Selon Thomas, la notion fut introduite par Znaniecki, ce qui est corroboré par le caractère maladroit des formulations en anglais. 56 . Thomas, Znaniecki (1927) : 21, 1131. 57 . Znaniecki ([1948] : 767) s’attribue l’idée de la notion d’objet social, ainsi que la tentative de lier celle-ci à la notion d’attitude utilisée par Thomas. 58 . Thomas, Znaniecki (1927) : 44. 59 . Les témoignages recueillis par Carey s’accordent sur ce point ; voir IJTC. 60 . La première formulation de ce qui va devenir la notion de wishes (Thomas emploie alors le terme desire) apparaît dans un article publié par Thomas en 1917 (repris in Janowitz [1966] : 171-172). Znaniecki ([1948] : 767) affirme que le changement de terminologie traduit l’intérêt de Thomas pour les analyses de Freud, dont les disciples américains utilisent l’expression Freudian wish. Thomas soutient par contre

explicitement le contraire, affirmant qu’il utilise la notion depuis 1905 (Blumer [1939a] : 132). Cette orientation de Thomas est confirmée par le témoignage d’Everett Hughes (qui porte sur les années 1920) : dans une lettre à Alice Rossi (28 juin 1977), Hughes insiste sur l’hostilité de Thomas à l’égard de Freud : « Thomas était absolument anti-biologie, comme vous pouvez l’imaginer. Il ne supportait pas que l’on parle avec sympathie de Freud ou des théories freudiennes » (AECH, dossier 53). C’est cette interprétation que je retiens ici. 61 . Bogardus (1949) : 37. 62 . Ce témoignage est rapporté par Coser (1971) : 514. 63 . Thomas, Znaniecki (1927) : 1128. 64 . Ibid. : 1134-1140. 65 . Ibid. : 1171-1175. 66 . Ibid. : 1168. 67 . Ibid. : 1647. 68 . Ibid. : 1128. 69 . Ibid. : 72. 70 . Voir Ross ([1991] : 247-253) pour une analyse de la conception du contrôle (control) social dans les sciences sociales et chez les réformateurs de la période. 71 . Thomas, Znaniecki (1927) : 1651. 72 . Thomas (1912) : 770-771. 73 . Voir K. Young (1962-1963) : 6 ; Locke (1948) : 908, qui s’appuie sur les témoignages oraux de Burgess et Bogardus ; ces derniers ne mentionnent pas eux-mêmes ce point dans leurs propres témoignages sur Thomas. 74 . Thomas, Znaniecki (1927) : 1832. 75 . Thomas (1912) : 771. 76 . Voir notamment les remarques a posteriori de Thomas, in Blumer (1939a) : 86-87. 77 . Sur les relations de Thomas avec le behaviorisme, voir Murray (1988) et K. Young (1962-1963) : 386-387. 78 . Kurtz (1982) : 337. 79 . Thomas affirme cependant que le but doit être le contrôle de la société sur elle-même, non le contrôle de la population déjà installée sur les immigrants. 80 . Fleming ([1967] : 322-330) est le seul à relever ce point. 81 . Voir Montgomery (1987) : 88. 82 . Dans le développement qu’ils leur consacrent, Thomas et Znaniecki ([1927] : 15751664) décrivent les objectifs et le fonctionnement de ces différentes organisations mais ils ne s’étendent pas sur leurs conflits. Pour des analyses sur ces questions, voir Greene (1975), Parot (1981). La description de l’immigration polonaise à Chicago que proposent ces ouvrages ne concorde pas bien avec celle que fournissent Thomas et Znaniecki, et l’on peut penser que ces derniers ont également sous-estimé la place occupée par la religion.

83 . Wiley (1986) : 36. 84 . Lopata (1994) : 67-83. 85 . Les affirmations de Thomas et Znaniecki concernant l’instabilité des familles polonaises sont critiquées dans un article de John Thomas (1950), qui ne fournit que de rares données statistiques, elles-mêmes discutables. Le premier traitement un peu sophistiqué des données sur la délinquance – qui contrôle les distributions par âge dans les diverses populations d’immigrés – se trouve dans Taft (1936). L’auteur, qui ne cite pas les analyses de Thomas et Znaniecki, suggère que la délinquance des Polonais était plutôt faible vers 1900. D’autres données se trouvent dans Shaw, McKay (1942) : 152-158. Dans la première édition de son ouvrage de synthèse sur la communauté polonaise des États-Unis, Lopata ([1976] : 106-108) ne cite pas d’autre source importante sur ces deux points et conclut comme je le fais ici. 86 . On peut faire un parallèle entre les « faiblesses » du Paysan polonais et celles que met en évidence Wax (1972) dans l’ouvrage de Malinowski Les Argonautes du Pacifique occidental, qui joua, pour l’anthropologie, un rôle fondateur qui n’est pas sans ressemblance avec celui du Paysan polonais pour la sociologie : Thomas, comme Malinowski qui ne perçut pas le culte du cargo dans lequel il était lui-même pris, a probablement ignoré quelques-uns des faits les plus simples touchant directement ce qu’il étudiait. 87 . Voir Janowitz (1966) : XIV ; Deegan (1988) : 178-184, qui fournit des références et des éléments précis, ainsi que le témoignage de Kimball Young in Lindstrom, Hardert (1988a) : 292-293. 88 . Janowitz et d’autres se sont demandé si cette affaire n’avait pas été montée ou au moins utilisée contre la femme de Thomas, une dirigeante locale du mouvement pacifiste (à côté de son amie Jane Addams). Le témoignage de Young montre que cette interprétation était celle de Thomas lui-même : celui-ci invoquait également la volonté de la police de contraindre sa femme à abandonner sa campagne à propos des brutalités policières perpétrées contre des étudiants pacifistes (dont leur fils). Les articles du Chicago Tribune (12, 13, 14, 16, 18, 20 et 22 avril 1918) contiennent plusieurs indices qui accréditent cette interprétation : avant même que Thomas ait été formellement identifié comme professeur de sociologie à l’Université, le journaliste mentionne que Harriet Thomas est présidente de la Chicago Peace Society, ainsi que les opinions avancées de Thomas en matière de mœurs ; il relève également, lors de la comparution de Thomas devant les juges, la présence du fils de Thomas dans la salle (sans que l’article précise la signification de cette remarque), etc. Il semble donc clair que l’affaire a été au moins mise à profit par le journaliste pour porter tort aux Thomas. Il est très probable que derrière celui-ci se trouvait la police (qui avait jugé nécessaire de vérifier l’identité de clients, dont la seule singularité semblait être la différence d’âge, à la demande du responsable d’un hôtel « respectable »). Le comportement de Harriet Thomas, qui accueillit chez elle et prit sous sa protection la jeune femme impliquée et qui défendit son mari, contribua peut-être à faire abandonner les poursuites. Raushenbush ([1979] : 88-89), et Hughes, dans une lettre à Norbert Wiley (AECH, dossier 70 : 12), insistent sur un autre point : ils remarquent que les normes en manière de mœurs entraînaient, dans tous les cas de ce genre, la démission forcée. Le témoignage de Kimball Young (in Lindstrom, Hardert [1988a] : 292-293) précise deux éléments : l’hostilité à l’égard de Thomas et du président de

l’Université de l’époque, Harry Judson, un ancien professeur de sciences politiques à l’Université ; le caractère scandaleux des opinions de Thomas sur la sexualité et la place des femmes dans la société. 89 . Le directeur du département de sciences politiques, Charles Merriam, soutint également Thomas ; voir Karl (1974) : 87. 90 . Dans une lettre à Kimball Young, en 1930, Thomas avance qu’« être vidé de l’Université fut la chose la plus avantageuse qui me soit jamais arrivée » (in AWIT). 91 . En 1936, Floyd House, qui avait obtenu son PhD à Chicago en 1924, et y enseigna en 1925 et 1926, attribuait par exemple l’ouvrage à Thomas (House [1936] : 284). Un récit détaillé sur la rédaction et la publication de l’ouvrage se trouve dans Raushenbush (1979) : 85-94. Dans sa correspondance avec Hughes (AREPA, dossier 9 : 2), Raushenbush, qui était vers 1920 l’assistante de Park, attribue un rôle très actif à celui-ci dans cette recherche ; Park lui-même fait figurer l’ouvrage parmi ses travaux (AREPA, dossier 1 : 3), si bien que la version qui fait de Thomas le seul auteur de l’ouvrage n’est sans doute pas plus exacte que la version officielle antérieure. K. Young (in Lindstrom, Hardert [1988a] : 294) attribue à Miller la correction des épreuves du livre, ce qui est certainement erroné. J’ai renvoyé dans la suite à cet ouvrage par les noms de ses deux signataires officiels, tout en considérant qu’il s’agit d’un ouvrage de Thomas et de Park. 92 . Park, Miller (1921) : 308. 93 . Murray (1988) : 386. Murray insiste à juste titre sur l’influence intellectuelle du behaviorisme sur Thomas ; celle-ci fut sans doute favorisée par sa collaboration avec Dorothy Swaine Thomas. 94 . Une mention de ce projet se trouve dans la notice d’Everett Lee sur Dorothy Swaine Thomas dans l’International Encyclopaedia of the Social Sciences, vol. 18 : 763-765 ; voir également AEWB, dossier 138 : 9. Le projet devait associer Ernest Burgess (qui aurait étudié les comportements familiaux) et Edwin Sutherland, un autre sociologue formé à Chicago avant 1914 (qui aurait étudié la délinquance), et reposer sur une démarche statistique et sur le recueil de documents personnels. 95 . Bressler (1952). 96 . Madge (1962) : 52. 97 . Ce séminaire était organisé par le Social Science Research Council, un comité émanant des principales associations américaines de chercheurs en sciences sociales (voir chapitre 4). Cinq ouvrages furent retenus ; le seul d’entre eux que l’on peut rattacher à la sociologie est Le Paysan polonais. 98 . Parmi les autres participants à ce séminaire figuraient deux sociologues formés à l’Université de Chicago, Louis Wirth et Samuel Stouffer (voir chapitre 5), Read Bain, un sociologue tourné vers l’usage de la démarche statistique, et trois chercheurs d’autres disciplines de sciences sociales. 99 . Voir Blumer (1939a), qui contient également la discussion sur son rapport. Un exposé d’ensemble de la critique de Blumer se trouve dans E. Thomas (1978).

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Park, Burgess, Faris et la sociologie à Chicago (1914-1933) « Robert Park était un réformateur. Toute sa vie il fut profondément porté à améliorer le monde. S’il s’émancipa successivement de la foi dans chaque type particulier de réforme, et abandonna finalement l’idée de réformer les réformateurs, ce n’est pas parce qu’il était devenu cynique ou indifférent. C’est plutôt parce que, comme observateur, il tendait à voir chaque problème social dans un réseau toujours plus dense de relations humaines et que son esprit percevait l’étroitesse des liens qui unissent chaque difficulté passagère aux désirs éternels des hommes. » EVERETT C. HUGHES

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« Nous avons en sociologie beaucoup de théorie, mais pas de concept utilisable. Quand un étudiant me soumet un sujet de thèse, je lui pose invariablement ces questions : “Quel objet voulez-vous étudier ? Qu’est-ce qu’une bande ? Qu’est-ce qu’un public ? Qu’est-ce qu’une nationalité ? Qu’est-ce qu’une race du point de vue sociologique ? Qu’est-ce que la corruption ?” Je ne vois pas comment nous pourrions avoir une recherche scientifique si nous ne disposons pas d’un système de classification et d’un cadre de référence qui nous permettent de catégoriser et de décrire dans des termes généraux les objets sur lesquels nous faisons porter nos investigations. »

ROBERT E. PARK

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La période qui s’étend entre l’éviction de Thomas de l’Université de Chicago et le départ à la retraite de Robert Park, qui s’était rapidement imposé comme le leader intellectuel du département de sociologie, est celle qui a été plus tard associée au terme « École de Chicago ». C’est en effet au cours de cette période que furent publiées, sous forme de monographies et parfois d’articles, des études sur divers aspects de la « vie urbaine » qui constituent l’apport de la première entreprise collective d’investigation menée dans un cadre universitaire et portant sur la société contemporaine des chercheurs. Les témoignages des contemporains sont unanimes : Robert Park a fourni une grande partie de l’inspiration intellectuelle de cette entreprise, dont les acteurs directs furent des étudiants de sociologie de Chicago. Mais bien d’autres éléments du contexte entretiennent évidemment des relations significatives avec la production de recherches sociologiques qui prit place dans l’entourage de Park. Dans ce chapitre et le suivant, j’examinerai plusieurs éléments qui ont concouru à la production de ces recherches : le cadre analytique proposé par Park, qu’il faut compléter par les apports d’autres enseignants de l’Université de Chicago ; le mode d’insertion des sociologues, et plus généralement des universitaires, dans la ville et la société, et notamment les conditions de financement et de publication des recherches ; le contexte socio-politique de l’époque.

Robert Ezra Park : de la philosophie au journalisme ; du journalisme à la sociologie

Au sens institutionnel et en ce qui concerne sa production écrite, Park est devenu sociologue sur le tard d’une existence qu’il considérait lui-même comme marquée par l’échec 3. Il avait 48 ans, en 1912, quand il rencontra Thomas lors d’une conférence internationale sur les Noirs organisée par le principal leader de la communauté noire à cette époque, Booker Washington. Par sa connaissance de cette communauté et par son point de vue sur la société, Park fit une si forte impression sur Thomas que celui-ci prit l’initiative de recommander son recrutement au département de sociologie de Chicago 4. Il s’agissait d’un engagement temporaire, justifié, selon ce que crut deviner Park lui-même, par la connaissance qu’il avait du « problème des Noirs » – spécialement des Noirs du Sud 5. Park se vit conférer le statut précaire de conférencier (professional lecturer), assorti d’un salaire infime. Depuis la mort de son père, en 1911, Park jouissait d’une certaine aisance ; son acceptation d’un emploi à Chicago n’avait donc aucune raison économique. Park assura ainsi son premier enseignement à l’Université de Chicago sur « les Noirs en Amérique » à l’automne 1913, et son engagement fut ensuite renouvelé de trimestre en trimestre, puis, après 1919, d’année en année, jusqu’à sa titularisation comme professeur (full professor) en 1923 6. Avant cette date, Park était devenu le sociologue le plus en vue du département de sociologie de l’Université de Chicago. Dès 1915, il proposait en effet un programme de recherche sociologique sur la ville dans un article de l’American Journal of Sociology. Six ans plus tard, en 1921, Park publia avec Ernest Burgess, l’un de ses jeunes collègues, une sorte de manuel, Introduction to the Science of Sociology, présentant les catégories de base d’un programme de recherche qui inspira les travaux des étudiants de sociologie de Chicago au cours des années suivantes 7. L’ouvrage, vendu à trente mille exemplaires entre 1921 et 1943, fut familièrement dénommé par les étudiants en sociologie de Chicago la « Bible verte » (la couverture des premières éditions était verte).

Ces deux textes fondateurs de la « sociologie de Chicago » n’offrent pas seulement une nouvelle formulation des thèmes développés par les sociologues de la période précédente. Ils présentent des caractères originaux évidents, même si l’Introduction adopte une forme analogue à celle du Source Book for Social Origins, le manuel antérieurement publié par Thomas qui était jusque-là utilisé par les étudiants de sociologie de Chicago. Compte tenu de la brièveté du délai qui sépare le recrutement de Park comme sociologue de la publication de ces deux textes, il est clair que la sociologie de Park – sans conteste l’auteur principal des innovations proposées par l’Introduction 8 – doit être rapportée à l’expérience sociale singulière de Park, antérieure à son recrutement par l’Université de Chicago. Né en Pennsylvanie un an après Thomas, en 1864, Robert Park est le fils d’un épicier en gros qui s’installa dans le Middle West et ne s’enrichit que tardivement, ce qui permit au futur sociologue, selon Burgess, d’observer « les comportements des meilleures familles de la ville du Minnesota où il passa sa jeunesse avec le détachement de celui qui est extérieur, et avec un intérêt pour les motivations de l’action humaine plutôt qu’avec les obligations de la conformité à un code social 9 ». Un document biographique apporte quelques précisions sur cette interprétation globale : Park a passé son enfance dans un quartier « envahi par des immigrants norvégiens » d’une petite ville du Minnesota, et c’est au milieu de cette population qu’il vécut ses dix-huit premières années, apprenant, selon lui, à connaître le monde des paysans norvégiens 10. Park fit des études de philosophie et, accessoirement, d’allemand à l’Université du Michigan, alors l’une des plus réputées des États-Unis et l’une des plus ouvertes sur le monde extérieur. Il y suivit notamment les enseignements du philosophe pragmatiste John Dewey, qui le mirent en contact avec Kant, Darwin et Spencer. Après avoir obtenu un diplôme de bachelor in philosophy – indice d’un échec relatif dans les disciplines

classiques –, Park se tourna après 1887 vers le journalisme d’enquête, qu’il exerça à Minneapolis, Detroit, puis New York : cela lui donna l’occasion de contacts divers avec une grande variété d’aspects de la vie urbaine – il évoquera plus tard les fumeries d’opium et les officines de jeu clandestin qu’il avait fréquentées alors qu’il était journaliste à Minneapolis, où, selon une remarque ultérieure, il était devenu un « réformateur » 11. Pendant une épidémie de diphtérie, il rapporte également qu’il eut l’idée de noter sur une carte l’emplacement des cas déclarés, identifiant ainsi l’égout à ciel ouvert responsable de la contagion 12. A New York, Park fut un temps chargé de suivre les faits divers dans la juridiction d’un poste de police. Aucun des documents biographiques rédigés par Park ni aucun des témoignages que j’ai consultés ne donnent cependant une idée précise de la familiarité de Park avec le monde de la déviance, mais il est clair que sa connaissance du contexte social extérieur à l’université était, comme celle de Thomas, plus large que celle de la majeure partie des universitaires de l’époque. Il est évidemment significatif qu’il ait mis lui-même en avant ces contacts. Cette expérience du journalisme le conduisit, selon sa propre expression, à « considérer la ville non comme un phénomène géographique mais comme une sorte d’organisme social 13 ». Park retourna ensuite à Detroit, puis passa à Chicago, exerçant au total pendant huit ans le métier de journaliste (la durée moyenne d’exercice de ce métier à l’époque). Insatisfait de ces activités, Park reprit alors des études de philosophie et de psychologie à Harvard – où exerçaient George Santayana, Josiah Royce, William James – avec l’intention, selon ses propres termes, d’« étudier les aspects philosophiques des conséquences des faits imprimés sur le public ». La fréquentation de James eut notamment pour effet de le détourner des spéculations scolastiques et sans doute de le décourager d’entreprendre une carrière de professeur de philosophie 14. Après une année à Harvard, Park partit pour l’Allemagne – le pays où, pour les intellectuels américains de l’époque, devait se parfaire une

éducation supérieure, notamment dans le domaine de la réflexion philosophique sur l’histoire et la société. Successivement à Berlin, Strasbourg et Heidelberg, Park fut en contact avec Georg Simmel, Wilhelm Windelband et un économiste, Georg Friedrich Knapp, dont la capacité à faire comprendre de l’intérieur à ses étudiants le monde des paysans allemands retint son attention : « De fait, écrivit Park à son sujet, j’ai acquis dans ses cours une connaissance complète de la vie paysanne que je n’aurais pas cru possible d’acquérir sur une population avec laquelle je n’avais pas vécu. Ces cours étaient merveilleusement remplis d’anecdotes, et en même temps étonnamment instructifs 15. » Park remarque ailleurs que ces cours lui donnèrent « la meilleure introduction possible à la compréhension des Noirs des plantations 16 ». A son retour aux États-Unis, il occupa temporairement un poste d’assistant de philosophie à Harvard, tout en achevant une thèse qu’il soutint l’année suivante, 1904, à Heidelberg : Masse and Publikum. Eine methodologische und soziologische Untersuchung 17. La même année, Park déclina l’offre de Small d’enseigner la sociologie à Chicago pendant un semestre 18 et se détourna une seconde fois de la vie universitaire. Selon sa propre expression, il était « dégoûté par ce qu’il avait fait à l’université, et était parvenu à la conclusion qu’il ne pouvait pas faire pour son propre compte quoi que ce soit de premier niveau 19 ». Il devint alors secrétaire et agent de relations publiques d’une association liée à la congrégation baptiste, la Congo Reform Association, qui menait campagne auprès du Congrès américain contre la colonisation belge. Durant les années suivantes, Park rédigea plusieurs articles dénonçant cette politique, mais il devint également critique par rapport aux buts de l’association qui l’employait, considérant, selon son témoignage ultérieur, que « le Congo était atteint d’une sorte de maladie politique qui […] se retrouve partout où les Européens ont tenté d’élever et de civiliser les populations qu’ils considèrent comme primitives ; ils les civilisent par l’incorporation dans l’économie mondiale consécutive à l’expansion des

peuples européens 20 ». Ce contact avec le Congo lui fit découvrir sous un angle nouveau les relations entre les races 21 : de l’observation de la situation du Congo, et de son évolution rapide, il semble avoir tiré la conclusion que les inégalités entre races ne reposaient pas sur des traits innés mais sur la domination politique et l’exploitation par les Européens. En 1905, il devint secrétaire de l’un des dirigeants de la Congo Reform Association, le leader noir modéré Booker Washington. Celui-ci, alors au zénith de son influence en raison de ses relations avec Theodore Roosevelt, président des États-Unis entre 1901 et 1908, était le leader d’un mouvement en faveur de l’éducation des Noirs – notamment dans le domaine technique – et le directeur d’une école qui dispensait celle-ci, Tuskegee Institute 22. Les fonctions de Park consistaient notamment à rédiger des articles et des livres pour Booker Washington ; il contribua ainsi, entre autres, à la rédaction et au recueil de la documentation d’un ouvrage publié sous la signature de Booker Washington, The Story of the Negro, s’intéressant notamment aux conflits raciaux dans le Sud et aux communautés paysannes noires des zones reculées, qui étaient, selon Booker Washington, un exemple sous le rapport des qualités morales de leurs populations : des notes rédigées par Park suggèrent l’adhésion de celui-ci à ce modèle, et sa réinterprétation dans les termes de l’opposition entre communauté et société développée par les sciences sociales allemandes 23. Park effectua également différents voyages d’études pour le compte, et parfois en compagnie, de Booker Washington. Au cours de l’un d’entre eux, en 1910, Washington et Park visitèrent les quartiers populaires de villes et de zones rurales européennes afin de comparer la condition des classes populaires en Europe et celle des Noirs aux États-Unis 24. Ces différentes activités dans l’ombre de Booker Washington firent de Park, selon l’opinion de Thomas dans les mois suivant sa première rencontre avec Park, le meilleur connaisseur des Noirs américains ; selon Park lui-même, il devint « pratiquement un Noir lui-même 25 ».

Au moment de son arrivée à l’Université de Chicago, Park possédait ainsi une expérience importante de diverses formes d’investigation dans les trois domaines principaux, et en partie connexes, où il développa des analyses les années suivantes : les phénomènes urbains, les relations entre les races, les comportements collectifs dont la diffusion de la presse constitue un exemple particulier 26. A Chicago, il consacra une partie de ses premières années à des lectures en relation avec la charge d’enseignement croissante qu’il avait pris sur lui d’assumer. Ses premières publications qui devaient avoir un écho en sociologie – « The City » en 1915 et l’Introduction to the Science of Sociology en 1921 – sont des prolongements de ses activités d’enseignement. Elles proposent une approche de différents aspects des phénomènes urbains d’où découle un programme de recherche qui fut en partie accompli par les étudiants de Park. L’idée de formuler un tel programme semble avoir été suggérée par Thomas 27, mais elle s’appuyait aussi sur l’exemple des recherches appliquées de sociologie rurale qui s’étaient développées quelques années plus tôt à l’Université du Wisconsin autour de C.J. Galpin : c’est d’ailleurs ce qu’affirmera Park luimême plus tard 28. Au début des années 1920, comme on le verra au chapitre suivant, le programme esquissé par Park devint partie intégrante du programme de recherche empirique élaboré en commun par plusieurs départements de sciences sociales de l’Université de Chicago. A partir de 1919, Park fut impliqué dans différents projets de recherche collectifs dans le domaine des relations de races. Il inspira les investigations de la commission d’enquête sur l’émeute raciale qui s’était produite à Chicago en 1919. Cette commission, constituée par le gouverneur de l’Illinois, avait été réclamée par différentes associations, dont la section de Chicago de l’Urban League créée l’année précédente et présidée par Park la première année 29. Composée de représentants de Blancs appartenant à l’élite réformatrice de Chicago et de quelques Noirs en vue (un directeur de journal, un avocat et un médecin), cette commission fut chargée d’établir le

déroulement de l’émeute et d’analyser ses causes. Son financement fut assuré en grande partie par Julius Rosenwald, le président de la firme de vente par correspondance Sears Roebuck. L’un des (rares) étudiants noirs en sociologie de l’Université, particulièrement apprécié par Park, Charles Johnson, fut le principal auteur du volumineux rapport (six cent soixantedouze pages) rendu par la commission en 1922 sous le titre The Negro in Chicago. A Study of Race Relations and a Race Riot in 1919 30. L’importance des travaux de la commission pour le développement de la sociologie de Park peut difficilement être surestimée. Ceux-ci portaient en effet non seulement sur le déroulement des émeutes elles-mêmes, mais aussi sur l’émigration des Noirs ruraux du Sud vers les villes du Nord – la Grande Migration, un phénomène nouveau par son ampleur et dont les conséquences devaient être durables (voir chapitre 8) 31. Le rapport examine aussi les problèmes de logement et de travail rencontrés par les émigrés, la contribution des journaux à la constitution des opinions des Noirs et des Blancs sur leurs relations mutuelles. Park participa au recueil des données, mais surtout il fournit l’inspiration générale des investigations. L’arrivée massive d’immigrants noirs à Chicago avait débuté en 1917 et, dès cette année, Park, en qualité de président de la section locale de l’Urban League, comme d’autres responsables d’association, s’inquiétait de l’intensification des conflits raciaux dans la ville 32. Une correspondance de Park, en 1918, à propos des lettres des migrants que recueillait alors Johnson confirme la précocité de son intérêt pour la Grande Migration 33. Le rapport de la commission contient d’ailleurs les premières données précises concernant celle-ci. On doit remarquer que ce rapport n’eut aucune suite sur le plan politique – un fait à rapprocher de l’importance qu’eurent trente ans plus tard dans l’argumentation contre la ségrégation les travaux des chercheurs versés dans le domaine des relations entre races (voir chapitre 8). Après la fin de la guerre, Park participa avec Thomas aux recherches financées par la Carnegie Corporation sur l’« américanisation » des

immigrants de la période précédente. Dans le cadre de ce projet, il publia en 1922, en dehors de l’ouvrage de synthèse réalisé en collaboration avec Thomas, un ouvrage sur la presse s’adressant aux immigrants 34. Entre 1923 et 1926, Park fut également directement impliqué dans une enquête collective sur les relations raciales sur la côte du Pacifique : avec le financement d’une fondation religieuse soutenue par Rockefeller, l’Institute of Social and Religious Research, et la collaboration d’une équipe relativement large, Park inspira la collecte de documents variés, notamment des autobiographies à la manière de Thomas 35. Une partie seulement des résultats de cette enquête furent publiés dans un numéro spécial de Survey, le magazine du mouvement d’enquête sociale 36. Dans l’autre domaine de recherche qu’il devait contribuer à organiser – les études sur la ville –, Park n’entreprit pas lui-même directement des recherches, se limitant, selon l’expression d’Everett Hughes, à en « visiter » 37. Ce point mérite d’être souligné, car le cadre des analyses des phénomènes urbains de Park est en effet, quoique ce point ne soit jamais relevé, bien moins élaboré que celui de ses analyses sur les relations interethniques. Il faut également souligner que l’étude des « phénomènes urbains » était à l’évidence un sujet d’intérêt de l’époque, aussi bien chez les sociologues que parmi leurs proches du mouvement d’enquête sociale. En 1915, le journaliste Graham R. Taylor publia par exemple un ouvrage reprenant en partie des articles publiés dans The Survey sur les villes où étaient implantéess de grandes industries, plaidant en faveur d’un droit de regard des villes sur ces implantations. Parmi ses exemples figurent Gary (Indiana, dans la proximité immédiate de Chicago), ainsi que le quartier édifié par Pullman dans le sud de Chicago. Quelques années plus tard, un journaliste, Paul Harlan Douglass, réalisa, avec un financement de l’Institute for Social and Religious Research (qui finançait à la même époque l’enquête de Park sur les relations de races sur la côte Ouest), une enquête sur les banlieues en cours de développement aux États-Unis 38. Un professeur de sociologie de l’Université de Chicago,

Scott Bedford, préparait également dans les années 1920 un recueil de textes de sociologie urbaine, qui fut finalement publié en 1927, après son départ de l’Université. Durant les années suivantes, Park continua de s’intéresser aux mouvements d’émigration dans la zone Pacifique et accomplit divers voyages d’étude, aux îles Hawaii, dans le Sud-Est asiatique, au Japon et en Chine en 1932. En 1923 – sans doute significativement après le départ du deuxième président de l’Université de Chicago, Harry Pratt Judson, qui semble ne pas lui avoir été favorable 39 –, il avait été nommé professeur titulaire. Après son départ à la retraite, en 1933, il ne resta pas longtemps à Chicago : en 1936, il s’établit à Nashville (dans le Tennessee), sur l’invitation de Charles Johnson devenu directeur du département des sciences sociales de Fisk University, l’une des meilleures universités destinées aux Noirs 40. Durant les années postérieures à son départ de Chicago, il resta en contact avec une partie de ses anciens élèves, participant à diverses conférences, à des séminaires, et publiant jusqu’à la fin de sa vie des articles dans des revues de sociologie. Comme le suggèrent ces indications biographiques, la contribution principale de Park à la sociologie ne repose pas sur une étude qui aurait ensuite servi de modèle (comme ce fut le cas pour Thomas), mais sur des publications qui ont le caractère de l’essai programmatique ou du guide de recherche. Park a ainsi rédigé des réflexions synthétiques sur des recherches en cours ou achevées, notamment comme préface à plusieurs ouvrages de la collection qu’il codirigea avec Burgess et Faris aux Presses de l’Université de Chicago. Plus que les fonctions de chercheur, Park a en effet exercé celles de directeur de projet de recherche qui définit l’orientation des investigations, propose un cadre d’ensemble et suggère éventuellement la documentation appropriée. Les recherches accomplies sous sa direction réalisent un programme de recherche que lui-même n’aurait d’ailleurs pu accomplir directement en raison des contraintes de sa position

institutionnelle. L’absence de compte rendu de recherche systématique parmi ses publications ne correspond donc sûrement pas à une difficulté qu’aurait rencontrée Park pour mener à bien des recherches de terrain, comme c’est le cas pour Albion Small et la plupart des sociologues et anthropologues de la première génération. Des élèves et associés de Park ont décrit en détail quelle fut la contribution active de celui-ci à l’une ou l’autre des différentes phases de leurs recherches (qui n’étaient d’ailleurs pas toujours sous sa responsabilité directe car il s’intéressait aux recherches mais non à établir les limites d’un domaine académique) 41. Park accompagna certains d’entre eux sur leur terrain d’étude, mettant à profit sa connaissance des bas-fonds des villes et un certain détachement à l’égard des canons ordinaires de la moralité de son époque et de sa classe. Dans ses enseignements, comme au cours de discussions individuelles, Park excellait, à leurs yeux, dans la formulation d’un cadre théorique abstrait et général susceptible de donner du sens aux observations ponctuelles effectuées sur le terrain. « Lorsque je faisais ma thèse, je me suis dépêchée de publier un article, racontera Pauline Young qui étudiait l’adaptation à la vie urbaine d’émigrés russes appartenant à une secte 42. J’en envoyai avec fierté un exemplaire à Park, pensant que mes efforts de conceptualisation lui plairaient. Sa réponse me refroidit : “Vous avez massacré des données recueillies avec soin en les plaçant dans des catégories qui font penser aux salutations et aux mots de passe d’une société secrète. Venez dans mon bureau, je crois que je peux vous apprendre quelque chose.” Il commença par examiner la notion de compétition et me montra comme un grand nombre d’événements peuvent être ramenés à une notion générale. Je compris qu’un concept correspond en réalité à une définition condensée, à l’analyse d’une catégorie ou d’un ensemble de faits

isolé des autres catégories à partir de systèmes définis de classification 43. » Comme le suggère ce témoignage, les principales notions du cadre général proposé par Park sont celles de l’Introduction to the Science of Sociology. Mais Park utilisait aussi largement les notions du Paysan polonais. Il offrait enfin aux étudiants des conseils pratiques qui s’avérèrent efficaces pour organiser leur documentation et mener à bien leur travail de rédaction – certains d’entre eux ne publièrent d’ailleurs pratiquement plus rien après leur thèse. Mais le point important est sans doute ici la création d’une collection d’ouvrages de sociologie aux Presses de l’Université de Chicago, qui donna l’occasion à Park de remplir le rôle de directeur de collection, auquel son expérience antérieure du journalisme l’avait préparé. De la forme d’implication de Park dans la direction de recherches découle une relation particulière entre ses essais et les recherches empiriques qu’il a inspirées. Le programme de recherche proposé par les essais de Park est au moins partiellement réalisable avec les sources documentaires à la disposition des chercheurs de l’époque. Le lien entre les résultats des recherches accomplies et le cadre général de la sociologie de Park reste pourtant assez lâche : les catégories de sa sociologie sont davantage esquissées que clairement et rigoureusement définies, et leurs relations mutuelles restent souvent imprécises. C’est une conception de la recherche empirique et de ses objectifs, ainsi que l’attention portée à certains phénomènes sociaux – et non un corpus de propositions vérifiables – qui constituent l’essentiel de ce que les sociologues de la génération suivante empruntèrent à Park.

Les deux dimensions de la sociologie de Park La sociologie de Park peut être caractérisée par les éléments suivants : un cadre d’analyse abstrait, dont certaines données ont été inspirées par les théories sociales élaborées par les essayistes de la génération précédente – Spencer d’un côté, Gumplowicz, Simmel et les débats des sciences sociales allemandes du début du siècle de l’autre ; une attention insistante à la dimension spatiale des faits sociaux, liée à l’usage de la cartographie ; une faveur particulière pour la démarche qui sera ultérieurement qualifiée d’anthropologique – la connaissance de première main des phénomènes étudiés –, mais qui, chez Park, renvoie plutôt à son expérience du journalisme et à l’influence diffuse de la philosophie pragmatiste 44. Il faut ajouter une relation profondément ambivalente de Park à l’égard du mouvement de réforme qui ne peut être comprise que dans le contexte de son expression. Je chercherai ici à faire apparaître la diversité des éléments qui composent la sociologie de Park, en insistant sur les traits qui semblent aujourd’hui les moins facilement compréhensibles et sans présupposer l’existence d’un lien nécessaire entre ses divers éléments. L’une des difficultés de l’interprétation de la sociologie de Park tient à sa forme – celle de l’essai dont les développements s’enchaînent par libre association. La précision dans la définition et l’usage des notions et la systématicité ne sont pas les préoccupations majeures de Park – par exemple la notion de processus (process) est trop souvent employée pour l’être dans un sens univoque. Le souci d’une administration systématique de la preuve des assertions qu’il avance n’appartient pas plus à Park qu’aux sociologues américains de sa génération. Pour Park, comme d’ailleurs pour une partie de ceux qui revendiqueront son héritage, comme Everett Hughes ou Howard S. Becker, le produit achevé d’une analyse sociologique n’est pas tant un

corpus de propositions générales vérifiées que l’élaboration d’un ensemble de catégories qui définissent un point de vue sur le domaine considéré 45. Si les essais de Park contiennent des propositions formulées sur le mode de l’évidence, celles-ci ne doivent donc pas être nécessairement interprétées comme des « théories » fermement soutenues par l’auteur, comme on l’a souvent fait à propos de l’inéluctabilité du cycle des relations entre les races (voir chapitre 8). Au cours des ans, Park ne s’est d’ailleurs pas interdit d’utiliser des définitions différentes de ses notions et a infléchi significativement plusieurs analyses. L’absence de démonstration systématique de propositions générales explicitement formulées a sans doute contribué plus que toute autre caractéristique à un certain discrédit ultérieur de ces essais, quand, à partir des années 1930, le souci de démonstration de propositions explicitement formulées a tenu une place croissante dans une sociologie américaine obsédée par la reconnaissance du caractère « scientifique » de ses démarches. Une distinction – l’opposition entre ordre écologique et ordre moral – et deux notions – celle d’interaction et celle de contrôle social – occupent des positions centrales dans la sociologie de Park. La distinction entre ordre écologique et ordre moral n’est que sousjacente dans l’essai programmatique de Park sur la ville en 1915, mais elle est devenue explicite dans l’Introduction to the Science of Sociology 46 : « L’homme et la société se présentent sous un double aspect. Ils sont à la fois des produits de la nature et de l’artifice humain. […] Le conflit entre Hobbes et Aristote n’est pas absolu. La société est à la fois le produit de la nature et de l’action délibérée, de l’instinct et de la raison 47. » Le premier terme de cette énumération, qui marque ce qui apparaît aujourd’hui comme l’une des originalités de Park, désigne comme un domaine à étudier la compétition des individus et des groupes présents sur un même territoire. La sociologie de Spencer, ainsi que divers ouvrages de zoologie et de botanique lus par Park vers 1915, sont les sources dont il s’inspire 48. Le

second terme – ce que Park désigne comme ordre moral – désigne le domaine de la communication entre les individus, et son étude s’inscrit dans la continuité des préoccupations de la sociologie de Thomas. L’idée d’écologie humaine repose sur une sorte d’intuition qui est en affinité avec la position d’un observateur extérieur considérant le développement d’une grande ville comme Chicago. Tel est d’ailleurs ce que suggère la formulation proposée par Park dans la version de 1925 de The City : « A l’intérieur des limites d’une communauté humaine, […] des forces sont à l’œuvre qui tendent à produire un groupement ordonné et caractéristique de sa population et de ses institutions. Nous appelons écologie humaine, par opposition à écologie végétale ou animale, la science qui cherche à isoler ces facteurs et à décrire les constellations typiques de personnes et d’institutions produites par leur convergence. […] Les transports et les communications, les tramways et le téléphone, les journaux et la publicité […] sont les facteurs principaux de l’organisation écologique de la ville 49. » Plus loin dans le même texte, Park relève que l’ordre écologique est irréductible aux volontés individuelles : « Les convenances et les goûts personnels, les intérêts professionnels et économiques tendent infailliblement à la ségrégation, donc à la répartition des populations à l’intérieur des grandes villes. De sorte que les populations dans les grandes villes s’organisent et se distribuent selon un processus qui n’est ni voulu, ni maîtrisé 50. » L’autonomisation de cet ordre de phénomènes tient à la fois à l’analogie biologique, qui a d’ailleurs été elle-même en partie empruntée à l’économie politique classique, et au point de vue que conduit à adopter sur la réalité sociale l’instrument d’investigation qu’est la carte, lorsqu’elle est utilisée pour faire apparaître des régularités extérieures aux consciences individuelles. L’utilisation de cartes n’était, rappelons-le, pas nouvelle : l’instrument était en usage au moins depuis Charles Booth dans les comptes rendus des enquêtes sociales. Hull House Maps and Papers (1895) contient

deux cartes d’un quartier de Chicago, avec notamment la localisation des différents types d’immigrants 51. Charles Zueblin semble avoir également utilisé des cartes au début du siècle dans un enseignement placé sous l’intitulé « sociologie municipale » 52. Mais au moins dans les deux premiers cas, ces cartes servent à la présentation des résultats de l’enquête. Pour Park – mais on sait que c’est ici Burgess qui donna l’impulsion décisive – l’utilisation de cartes permet de découvrir des phénomènes à partir de leurs propriétés objectives, et des aspects de ceux-ci qui échappent aux consciences individuelles. Le mode d’occupation d’un territoire – par des populations diverses, par différentes institutions et activités – constitue le premier domaine sur lequel la sociologie de Park attire l’attention. Une partie substantielle de l’Introduction – près de la moitié des pages – est en effet consacrée à l’examen de ce que Park et Burgess désignent comme l’« interaction entre différentes populations » et qualifient de « processus social fondamental » 53. L’intérêt pour les déterminations spatiales doit être interprété ici évidemment comme la récusation des déterminations biologiques au profit des déterminations par l’environnement social. Cette conviction, que Park partage avec Thomas et les chercheurs en sciences sociales influencés par Boas, conduit à montrer que des phénomènes comme la délinquance, le suicide, le divorce, l’implantation d’un type particulier d’institutions sont spécifiques de certaines zones urbaines et non de telle population définie par son origine ethnique : l’illustration de cette affirmation sera l’un des thèmes principaux des monographies réalisées sous l’inspiration de Park. La notion d’interaction nécessite un examen attentif car l’une des équivoques principales de l’interprétation de la postérité de la tradition pragmatiste en sociologie à partir des années 1950 découle de la diversité des usages de ce terme. Dans le chapitre qu’ils lui consacrent, Park et Burgess insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une « notion du sens

commun 54 ». Le point de départ est une sorte d’analogie mécanique dont l’obscurité partielle tient sans doute autant à leur maîtrise incertaine de la mécanique newtonienne qu’à un usage peu rigoureux du vocabulaire. De même que l’interaction en mécanique est ce qui lie les éléments ou les forces, l’interaction dans la société est ce qui lie ces forces ou éléments que sont les institutions, les tendances, les idées, les êtres humains, etc. : la communication est présentée comme l’intermédiaire principal de l’interaction dans la société, ce qui explique pourquoi une partie des développements utilisent le terme « interaction » dans un sens plus restreint. L’équivoque apparaît dès la première allusion à la notion d’interaction dans l’Introduction de Park et Burgess : « La communication, si elle n’est pas identifiable à l’interaction, est au moins une forme de ce qui a été désigné ici comme interaction. […] La communication est un processus par lequel nous transmettons une expérience d’un individu à un autre, mais c’est aussi un processus par lequel ces mêmes individus accèdent à une expérience commune 55. » Un article plus tardif de Park est beaucoup plus clair : il distingue deux types fondamentaux d’interaction : la compétition (qui caractérise l’ordre écologique) et la communication 56. Les références principales du développement sur l’interaction de l’Introduction renvoient à Ludwig Gumplowicz et à Georg Simmel 57. Dans un texte traduit en anglais dans l’Introduction, Gumplowicz développe l’exemple des groupes ethniques ou sociaux qui « s’évertuent à soumettre ou à rendre utilisable pour leurs propres fins tout élément plus faible qui existe ou peut entrer dans le champ de leur influence 58 ». La notion est identifiée à celle d’action réciproque utilisée par Simmel dans un autre texte reproduit dans l’Introduction. Celui-ci avance qu’il existe une société quand des individus entretiennent des relations réciproques et esquisse à grands traits le programme d’une science de la société conçue comme l’étude de ces influences réciproques et des formes de socialisation. Park reprend cette idée, en affirmant que les limites d’une société sont définies par

l’interaction entre ses éléments. « La société comme interaction » est une formule que répéteront après Park certains de ses élèves. Quoique cette conséquence ne soit pas développée explicitement, cette formule implique aussi que les objets étudiés par la sociologie – notamment les groupes sociaux – se trouvent dans un état d’évolution permanente : « “Processus social” est le terme qui désigne tous les changements qui peuvent être considérés comme des changements dans la vie d’un groupe », affirme l’Introduction avant de développer les distinctions entre processus historiques, culturels, politiques et économiques 59. Cette conception d’une réalité sociale marquée par des changements permanents correspond à une perception et à une formulation banales au début du siècle – Small et les réformateurs sociaux invoquaient eux aussi souvent la notion de processus social. Park et Burgess développent longuement dans l’Introduction une distinction entre « quatre grands types d’interaction » : la compétition, le conflit, le compromis et l’assimilation. Il s’agit d’une sorte de typologie des processus qui affectent les relations entre populations présentes sur le même territoire ou sur des territoires voisins 60. L’idée de compétition est rattachée à la fois à l’analogie biologique de la lutte pour la vie entre espèces et aux analyses d’économistes comme Adam Smith et Bastiat 61. Elle met en relation des populations et correspond à une forme d’interaction sans contact, c’est-à-dire sans communication, mais qui peut s’accompagner d’une forme de coopération. Les auteurs relèvent eux-mêmes le côté paradoxal de ce type d’interaction qui ne rentre pas bien dans leur définition initiale. L’Introduction avance que la compétition détermine la distribution de la population sur le territoire – l’organisation écologique de la société –, ainsi que la répartition entre les différentes activités 62. Les trois autres types d’interaction relèvent de l’ordre moral, c’est-àdire du domaine où intervient la communication entre groupes et personnes. Bien que ce point ne soit pas explicité par Park et Burgess, l’étude de ces

formes d’interaction suppose le recours à des sources documentaires qui prennent en compte l’expérience subjective des agents. Le conflit constitue la forme d’interaction qui, à la différence de la compétition, suppose un contact entre les personnes ou les groupes, et par conséquent une forme de communication (qui peut être médiatisée, comme dans les cas évoqués par les auteurs, par les journaux et la radio). Il possède donc un caractère conscient et peut susciter des sentiments intenses. La forme de lutte entre les parties en présence qui lui correspond n’est pas, comme dans le cas de la compétition, continue et impersonnelle, mais au contraire intermittente et personnelle. L’idée de compromis (accommodation) est apparentée à celle d’adaptation introduite par Darwin. Elle correspond au cas où l’antagonisme entre les différents éléments est réglé et « où le conflit disparaît comme action non déguisée, mais reste latent comme force potentielle 63 ». Il s’agit donc « d’une organisation des relations sociales et des attitudes pour prévenir ou réduire les conflits, et maintenir un ordre social entre des personnes et des groupes dont les intérêts sont divergents 64 ». Le quatrième type d’interaction, l’assimilation, est défini comme « l’interpénétration et la fusion des personnes et des groupes, qui passent par le partage d’expériences, de souvenirs et d’une histoire ». Plus que les types précédemment distingués, et comme le remarquent eux-mêmes Park et Burgess, cette notion est directement destinée à l’examen des problèmes des relations entre populations différentes, et les auteurs pensent bien sûr d’abord au cas des États-Unis, où la guerre a fait naître, comme on l’a vu, un mouvement en faveur de l’« américanisation » des immigrants 65. La définition de la notion d’assimilation que l’on trouve dans l’Introduction n’est pas dépourvue d’ambiguïté, et, durant les années suivantes, Park reviendra à plusieurs reprises sur cette question (voir chapitre 8).

La présentation de ces différents types d’interaction débouche sur une proposition qui n’est pas explicitement formulée dans l’Introduction, où les auteurs se contentent de remarquer que « si le contact social constitue le début de l’interaction, l’assimilation en est le produit parfait », mais qui le sera un peu plus tard dans un article de Park : les relations entre les groupes ethniques, aux États-Unis ou ailleurs, évoluent selon un processus, dénommé « cycle de relations entre les races », « progressif et irréversible », qui va de la compétition à l’assimilation, en passant par le conflit et le compromis 66. La diffusion de cette proposition est sans commune mesure, comme on le verra au chapitre 8, avec son importance dans la sociologie de Park. Tout autant que la sociologie de Thomas, la sociologie de Park donne une place centrale à la notion de contrôle social – « le contrôle social est le fait central et le problème central de la société 67 », affirme l’Introduction. Le terme est utilisé par Park dans un sens englobant pour désigner l’ensemble des mécanismes qui organisent et canalisent les comportements collectifs. La distinction entre types d’interaction est étroitement liée au processus d’établissement des formes de contrôle social : « Le contrôle social et la subordination mutuelle des membres à la communauté ont leur origine dans le conflit, adoptent une forme d’organisation définie au cours du processus de compromis, puis sont fixés au cours de l’assimilation 68. » L’Introduction ne propose pas d’élaboration particulière de la notion de contrôle social (qui appartenait au langage commun aux réformateurs sociaux et aux sociologues de la période précédente, comme Sumner, Small ou Cooley). Elle offre seulement un premier inventaire de ses mécanismes, où figurent, à côté des formes élémentaires spontanées que l’on trouve dans les foules ou les cérémonies, l’opinion publique, les institutions religieuses et politiques. On peut remarquer que deux notions, étroitement liées à celle de contrôle social et qui sont très présentes dans les monographies des élèves

de Park, ne font pas l’objet d’une élaboration particulière dans l’Introduction. La notion de désorganisation sociale n’y occupe qu’une très faible place et n’est définie que par un renvoi à Cooley et au Paysan polonais. De même, la notion de communauté ne fait pas l’objet d’une discussion approfondie. Cette notion occupe pourtant une place importante dans la sociologie de Park, puisque l’organisation des communautés ethniques comme instrument de contrôle social est la solution prônée par Park (et par les réformateurs sociaux) pour les « problèmes sociaux » urbains comme la délinquance (voir chapitre 7) : « Le problème social est fondamentalement un problème des villes. Le problème est d’atteindre, à l’intérieur de la liberté de la ville, un ordre social et un contrôle social équivalant à ceux qui se développent naturellement dans la famille, le clan et la tribu 69. » On peut observer cependant que l’appréciation portée par Park sur les faits urbains est moins réservée que celle des réformateurs sociaux de sa génération, qui sont souvent, comme Park lui-même, des protestants de classe moyenne issus des petites villes du Middle West, pour lesquels la communauté rurale intégrée est le modèle de référence. De nombreuses remarques de Park témoignent en effet d’une fascination pour la ville et sa diversité, même si la référence nostalgique au mode de vie et au mode de contrôle social typiques de la période préindustrielle apparaît aussi parfois, comme on vient de le voir, sous sa plume. Une autre notion qui organise certaines des monographies des années 1919-1933 est celle d’« histoire naturelle » (natural history). Elle fait de nouveau apparaître la place centrale qu’occupent les analyses en termes de processus dans la sociologie de Park. Dans une logique voisine de celle du type idéal weberien, elle vise à dégager – par opposition avec l’histoire singulière de chaque objet – les séries d’événements ordonnés et irréversibles qui constituent autant d’étapes dans l’évolution par lesquelles passe un type de phénomène social. La notion fut appliquée à des phénomènes extrêmement variés, de la secte religieuse au journal, aux

grèves et aux révolutions, en passant par le développement de ce que Park dénomme la « personnalité marginale » 70. L’Introduction, destinée à être utilisée comme un manuel, offre à côté de développements élaborés, tels ceux qui concernent les notions qui viennent d’être présentées ici, des développements sur des thèmes familiers à Park – comme les comportements collectifs, l’opinion publique et la presse – ou sur des questions traitées routinièrement par la sociologie de l’époque. On relèvera seulement ici la faible élaboration de la notion de classe sociale. Les développements qui lui sont consacrés dans l’Introduction se limitent à quelques remarques dispersées et à une courte bibliographie, dont les principaux titres commentent une typologie des groupes sociaux proposée par Gustave Le Bon, où la notion est définie de manière vague comme groupe lié par des intérêts communs 71. Les différences et les conflits de classes (qui étaient, rappelons-le, examinés dans un article de Small publié juste avant 1914, et constituaient un thème souvent présent dans les cours de celui-ci, tout comme dans la sociologie de Cooley 72), sont invoqués à l’occasion, et sur le mode de l’évidence, dans les essais de Park. La notion n’occupe toutefois aucune place définie dans les programmes d’investigation sur la ville rédigés par Park. Le développement de l’Introduction, qui, d’après l’index de l’ouvrage, correspond à la définition de la notion, se trouve dans un texte de 1898 de Scipio Sighele : « […] la classe représente la véritable foule à l’état dynamique, qui peut en un moment revenir à l’état et devenir statistiquement une foule. Et c’est, du point de vue sociologique, le type de foule le plus épouvantable ; c’est celui qui a pris de nos jours une attitude belliqueuse et qui, par ses attitudes, 73 prépare la brutale explosion des émeutes . » Derrière l’antipathie pour la notion de classe sociale suggérée par ce texte, on trouve le refus chez Park d’admettre que la société américaine présenterait

des différences de classe accentuées. Ses essais contiennent des remarques diverses à ce sujet – par exemple : « L’observateur désintéressé peut trouver un peu étrange qu’en Amérique, où, humainement parlant, il n’y a pas de distinction de classes, il y ait encore beaucoup de préjugés de race 74 » –, dont la signification est indiquée par une observation qui se trouve dans l’Introduction : « Dans une société libre, la compétition tend à détruire les castes et les classes 75. » La notion de classe est cependant quelquefois présente dans les essais de Park sur les relations entre les races, à côté de la notion de statut (dont Park ne donne pas non plus de définition précise, mais qui renvoie à l’idée de prestige), y compris dans les premiers essais sur le sujet : un compte rendu des recherches de Park sur les conditions de vie des Noirs dans le Sud, publié en 1913, révèle une attention soutenue aux différences de classes 76 ; de même, en 1939, l’un des principaux essais de Park, qui examine l’évolution des relations entre les races, se conclut par la remarque que, dans le long terme, « les conflits entre les races […] seront dans le futur de plus en plus brouillés, et éventuellement supplantés par les conflits de classes 77 ». Si la conception des classes sociales de Park n’est ni claire ni précise, ce n’est pas une propriété qui lui est spécifique : jusqu’à la fin des années 1920, la notion n’est pas utilisée par les sociologues qui font des recherches empiriques, en partie au moins parce que le terme est politiquement suspect : E.E. Hunt, chargé par le président Hoover de la liaison avec le Committee on Recent Social Trends (voir chapitre 5), s’inquiétera par exemple auprès d’un collègue de Park à l’Université de Chicago, William Ogburn, de « l’applicabilité aux conditions américaines de termes comme “masses”, “classes moyennes”, “classe supérieure” ». A quoi Ogburn répondra que ces

termes sont « plus applicables aux Européens qu’aux Américains et qu’ils ne sont généralement pas utilisés » 78. A peu près tous ceux qui, à l’époque, font des recherches à caractère empirique ont quelque peine à reconnaître l’existence de différences de classes dans la société américaine. Parmi les premiers à réintroduire la notion dans des analyses empiriques, on trouve les Lynd (qui empruntent l’idée à Veblen). Dans leur étude d’une petite ville américaine, Middletown, ils distinguent d’abord seulement deux classes, à partir de la place dans la production, opposant la classe ouvrière à une classe d’entrepreneurs (business class) où ils regroupent les individus dont les activités sont « dirigées vers les personnes », la vente, la promotion de services ou d’idées. Un peu plus tard, la conception des Lynd se précisera et ils distingueront six classes en formation dans leur second ouvrage sur Middletown 79. Si on prête attention aux traits principaux de la sociologie de Park qui correspondent aux notions qui sont centrales dans son approche, on ne peut manquer d’être frappé par l’affinité entre celle-ci et le point de vue sur la société des États-Unis du début du siècle que l’on trouve, de manière diffuse et sous une forme moins abstraite, dans cette partie des élites intellectuelles anglo-saxonnes qui inclut notamment sociologues et réformateurs sociaux 80. Au centre de ce point de vue se trouve l’attention portée à un fait historique : les villes à la croissance rapide, avec leurs quartiers de taudis, le développement de formes diverses de délinquance, l’installation de vagues successives d’immigrants, mobiles en matière d’emploi et d’habitat, dont la venue ne résulte pas d’une politique expressément conduite par le gouvernement fédéral et qui peut donc apparaître comme une sorte de phénomène naturel. Les problèmes sociaux publiquement définis, comme l’adaptation des immigrants à leur nouvelle société, les conflits de races et

de groupes ethniques, la délinquance, constituent les phénomènes immédiatement visibles autour desquels s’organise cette perception. Au contraire, la régularité des conflits du travail, l’existence d’antagonismes de classes récurrents, sans être totalement ignorées, sont laissées un peu dans l’ombre et considérées comme des phénomènes typiques des sociétés européennes à la même époque. Il existe certainement de nombreux facteurs qui contribuent à cette focalisation sur les phénomènes pouvant être placés sous la rubrique des phénomènes urbains 81. L’un d’eux correspond à l’attention portée au caractère changeant, et non à la stabilité, des positions sociales et des institutions que l’on trouve chez la plupart des observateurs de la réalité sociale américaine au début du siècle. Quant à la récusation des déterminants biologiques des comportements – c’est-à-dire des explications racistes qui commencent à être critiquées seulement au début du siècle –, elle a trouvé chez Park un instrument dans la quête des déterminations par l’environnement, c’est-à-dire dans la mise en évidence de zones successivement occupées dans les villes par des populations ethniquement différentes et où prennent place un même type de phénomènes sociaux (délinquance, divorce, etc.). Parmi les singularités de la perception de la réalité sociale qui est celle de Park, il faut aussi relever la faible place accordée à la dimension politique des faits sur lesquels il se penche : le développement des villes et la répartition des populations sur leur territoire sont traités comme des faits « naturels », consécutifs aux déplacements de population, et l’implication des élites politiques locales dans ces phénomènes est laissée dans l’ombre. Il en va de même en ce qui concerne les interventions possibles de l’État fédéral par rapport au développement des villes, à l’émigration ou aux relations entre groupes ethniques – ce qui reflète bien la situation américaine durant la période antérieure à 1914, mais ne correspond plus tout à fait, comme on l’a vu, à la situation postérieure à 1918. Ce point de vue s’accorde par ailleurs aux penchants politiques de

Park, un républicain jeffersonien (selon son expression) – c’est-à-dire un adversaire du renforcement et des interventions de l’État fédéral –, et à son scepticisme quant aux effets de l’action des réformateurs sociaux en faveur de l’amélioration des administrations municipales. Ainsi réduite à ses principaux éléments, la sociologie de Park apparaît comme un mixte entre ce qui renvoie à ses singularités biographiques – à commencer par celles de sa formation intellectuelle et celles de son expérience ultérieure – et ce qui renvoie à l’une des perceptions, caractéristique du milieu auquel il appartient, de la société américaine de son époque. Comme élaboration abstraite d’une perception de cette société, la référence qui se trouve à l’arrière-plan de la sociologie de Park correspond davantage à la société d’avant 1914, avec les débats publics autour de l’immigration, qu’à celle qui suit la guerre, ou, si l’on préfère, à la perception de la société américaine au moment des années d’études de Park plutôt qu’à celle de la période où il exerce la fonction de directeur de recherches.

Park et le travail de terrain L’une des contributions de Park sur lesquelles insistent les témoignages de ceux qui suivirent ses enseignements concerne les démarches de recherches – un sujet à peu près absent de ses essais, à une exception près. La cartographie apparaît comme l’instrument principal d’investigation de l’ordre écologique, mais ce fut Burgess, et non Park, qui contribua à fixer et à perfectionner son utilisation 82. L’étude de cas (case study) est le moyen principal de l’investigation de l’ordre moral. Cette démarche comprend, pour Park, l’usage de documents du genre de ceux utilisés dans Le Paysan polonais – notamment celui de biographies et d’autobiographies. Dans un article qui présente la documentation que visait à recueillir l’enquête dirigée

par Park sur les relations entre les races sur la côte du Pacifique, Park met ainsi l’accent sur les biographies et formule quelques remarques, judicieuses et inhabituelles pour l’époque, sur le recueil et l’interprétation des entretiens 83. L’enseignement de Park met aussi en avant le recueil de ce qui peut être vu ou entendu dans les lieux où prennent place les activités étudiées. Park contribua ainsi à introduire l’entretien et l’observation comme instruments de recherche (mais la distinction entre ce qui est observé et ce qui est recueilli par témoignage n’est ni évoquée ni discutée dans ses essais). Le modèle de Park est la démarche du journalisme d’enquête, qu’il invoque dans ses conseils à Nels Anderson (voir chapitre 9) ; le modèle de l’anthropologie ne sera cité par Park qu’un peu plus tard 84. L’insistance de Park sur l’intérêt d’une compréhension de l’univers symbolique – un terme qui n’appartient pas au vocabulaire de Park et de ses contemporains – de ceux dont on étudie les comportements apparaît dans plusieurs de ses essais. Dans un article présentant en 1924 le projet de recherche sur les relations entre races sur la côte du Pacifique, Park met cet aspect de l’investigation empirique au cœur de la sociologie : « Le sociologue n’est pas principalement intéressé par les événements en eux-mêmes, il les considère plutôt comme établis ; il s’intéresse plus spécialement aux attitudes des personnes concernées, telles qu’elles se réfléchissent dans les récits très différents qu’elles offrent du même événement historique. Il s’intéresse en fait à tout ce qui peut éclairer les attitudes et les rendre intelligibles 85. » Plusieurs témoignages des étudiants des années 1920 évoquent les recommandations insistantes de Park pour qu’ils acquièrent une connaissance de première main des phénomènes qu’ils étudient et sa prédilection affichée pour ce qui prendra seulement plus tard le nom 86 de « travail de terrain » . L’un d’eux formule parfaitement ce qui deviendra la règle d’or d’une partie de ceux qui revendiqueront son

héritage : « On vous a dit de fouiller dans les bibliothèques et d’accumuler ainsi une masse de notes et une large couche de poussière. On vous a conseillé de choisir les problèmes pour lesquels vous pouvez trouver des quantités de documents moisis reposant sur des formulaires préparés par des bureaucrates fatigués et remplis à contrecœur par des candidats à une aide, par des âmes charitables ou des employés indifférents. C’est ce qu’on appelle “se salir les mains dans la vraie recherche”. […] Mais une chose supplémentaire est nécessaire : l’observation de première main. Allez vous asseoir dans les salons des hôtels de luxe et sur le seuil des asiles de nuit ; asseyez-vous sur les canapés de la Gold Coast 87 et sur les paillasses des bas-fonds. […] En bref, salissez vos fonds de pantalons dans la vraie recherche 88. » Les plaidoyers de Park en faveur de la connaissance de première main des objets d’étude ne doivent cependant pas être réduits à sa familiarité avec le journalisme d’enquête. L’intérêt de Park pour la connaissance du sens investi par les acteurs sociaux dans leurs activités est aussi dans le droit-fil du pragmatisme de William James. Parmi les références favorites de l’enseignement de Park figure en effet une conférence de celui-ci, « On a 89 Certain Blindness in Human Beings ». Celle-ci développe le thème de l’absence de communication entre les univers de catégories de personnes qui se côtoient quotidiennement, et Park remarque que sa lecture « devrait être exigée par les sociologues ou par les professeurs, avant tout autre texte écrit par James ou par quiconque 90 ». Ce thème très simple, mais qui devait se révéler fécond, se retrouve non seulement dans la construction conceptuelle qui sous-tend les définitions des notions centrales de l’analyse des contacts entre populations, mais encore, comme on le verra, dans le programme de recherche d’une bonne partie des monographies des années 1919-1933. On peut soutenir qu’il s’agit en fait du thème central et

inépuisable d’un grand nombre de recherches qui s’inscrivent dans la tradition pragmatiste – de la sociologie du travail inspirée par Everett Hughes dans les années 1940 et 1950 (voir chapitre 6) à la sociologie des relations de races dont l’ouvrage récent d’Elijah Anderson sur les contacts dans la rue entre les races est l’un des aboutissements 91.

Park, l’entreprise sociologique, le mouvement de réforme et le travail social Par rapport à l’ensemble de ses prédécesseurs, à l’exception peut-être de Thomas, Park tend à définir de manière nouvelle la relation que doit entretenir le chercheur avec son objet. Comme Thomas, Park récuse la définition antérieure de la sociologie comme « science des problèmes sociaux » et insiste sur une approche dépassionnée des sujets d’étude. Divers témoignages fréquemment cités rapportent les invectives de Park contre les réformateurs sociaux – « Le plus grand tort causé à la ville de Chicago, affirma Park dans un de ses cours, n’est pas le fait des politiciens corrompus ou des criminels, mais celui des dames réformatrices 92 ». Son hostilité à l’égard des travailleurs sociaux et la distance qu’il maintenait visà-vis de celles qui, à Chicago, furent parmi les fondatrices de filières universitaires de formation à ces métiers, comme Edith Abbott et Sophonisba Breckinridge, sont également souvent avancées 93. Il suffit cependant de rappeler certains faits biographiques pour refuser d’accorder une signification trop simple à ces invectives. D’abord, jusqu’à ses dernières années, Park fut associé à différentes entreprises correspondant à des formes d’assistance à l’égard de diverses populations. Il fut, à côté de plusieurs leaders du travail social ou de réformateurs,

comme Edith Abbott et Sophonisba Breckinridge, Louise de Koven Bowen, Graham Taylor, Mary McDowell, Jane Addams, l’un des fondateurs et le premier président de la Chicago Urban League. Ce fut Park qui rédigea les statuts de celle-ci, émanation locale de la National Urban League, le mouvement national d’aide aux immigrants noirs dans les villes évoqué précédemment. Ces statuts invoquent « tous les types d’actions destinées à améliorer les conditions économiques, sociales et dans l’industrie des Noirs », et mentionnent l’amélioration des aires de jeux pour les enfants, la création de patronages pour garçons et filles, l’aide aux délinquants et aux indigents 94. Park participa plus tard activement aux activités de la paroisse protestante dirigée par l’un des professeurs de philosophie de l’Université de Chicago 95 et, entre 1933 et 1936, à celles d’un centre de loisirs pour jeunes de la ville 96. Son associé, Ernest Burgess, fut en permanence actif dans le mouvement de réforme de Chicago, et participa tout au long de sa vie à des comités et associations se consacrant au traitement des « problèmes sociaux » de la ville. Une partie non négligeable des étudiants de sociologie furent eux-mêmes un temps des travailleurs sociaux – comme Frederic Thrasher ou Louis Wirth – et ils effectuèrent leurs recherches grâce à des soutiens financiers justifiés par des applications pratiques. Park luimême fut directement impliqué dans des recherches de même type. La relation de Park avec le mouvement de réforme est donc plus complexe et ambivalente que ne le laissent entendre les anecdotes détachées de leur contexte qui relatent ses moqueries brutales à l’encontre de certains réformateurs 97. Un élément significatif pour interpréter la position de Park est sans doute la séparation croissante, après la Première Guerre mondiale, de la sociologie et du mouvement progressiste de réforme sur les marges duquel cette discipline avait pris naissance. Cette séparation est marquée par l’insistance sur le caractère « scientifique » de la nouvelle discipline, auquel sacrifia Park lui-même lors du choix du titre du manuel publié avec

Burgess. Elle est marquée également par la distance croissante des sociologues à l’égard des enquêtes sociales conduites selon la formule du Pittsburgh Survey – mais on ne doit pas oublier que le settlement de l’Université de Chicago est mentionné jusqu’en 1924-1925 dans la rubrique de l’annuaire de l’Université présentant les activités du département de sociologie. Selon le témoignage d’Ernest Mowrer, un étudiant de sociologie à l’époque : « La réforme ou quoi que ce soit de ce genre était une sorte de grossièreté dans cette période. […] L’idée était d’obtenir des données de première main. S’il vous arrivait de remplir des fonctions de travailleur social ou d’éducateur [juvenile officer], c’était par hasard 98. » L’ambivalence de Park à l’égard du mouvement dont la sociologie est issue peut être précisée à partir de ses usages successifs des enquêtes sociales. Un des premiers enseignements qu’ajouta Park à ses obligations après 1915 porte en effet sur ces enquêtes. Cet enseignement fut dispensé presque chaque année par Park au cours des dix années suivantes, et ses essais contiennent par ailleurs plusieurs allusions aux publications de Charles Booth et, avec une appréciation plus réservée, au Pittsburgh Survey. Au début des années 1920, le mouvement d’enquête sociale était encore vivant et les enquêtes appartenaient toujours à la culture commune des sociologues, comme le montre la publication de livres et d’articles dans les revues de sociologie 99. Les plans et les notes de l’enseignement consacrés par Park aux enquêtes sociales font clairement apparaître à la fois sa connaissance approfondie de ces enquêtes et sa distance à leur égard : les enquêtes sociales y sont examinées comme des objets à étudier en euxmêmes plutôt que comme des modèles en matière de méthode de recherche ou de sources documentaires 100. L’enseignement de Park portait principalement sur le mouvement social qui avait abouti à la réalisation de ces enquêtes : Park examinait notamment les relations entre ces enquêtes et les problèmes sociaux, leur incidence sur l’opinion publique des communautés sur lesquelles elles portaient (cette orientation vers l’opinion

publique des classes moyennes est l’une des principales singularités des enquêtes américaines par rapport aux enquêtes anglaises antérieures). Park a cependant puisé largement dans les démarches et résultats de recherche qu’offraient certaines enquêtes sociales, et il ne s’est pas toujours tenu à l’écart de celles-ci. Ernest Burgess avait lui-même été l’organisateur d’une telle enquête à Lawrence (Kansas) en 1916, et, dans un article publié la même année, il n’émettait aucune réserve de principe sur le caractère « scientifique » de ces enquêtes 101. Vers 1920, Park et Burgess envisagèrent de réaliser une telle enquête dans le quartier où était implantée l’Université de Chicago 102. Les travaux, supervisés par Park, de la commission d’enquête sur les émeutes raciales à Chicago en juillet 1919 suivent les démarches des enquêtes sociales, avec notamment des entretiens avec des familles noires sur les conditions de logement et des entretiens avec des chefs d’entreprise. Leur exploitation s’accorde aussi au modèle des enquêtes sociales. Quelques années plus tard, en 1926, la distance entre les recherches de Park et le mouvement d’enquête n’était toujours pas si grande qu’il n’accepte de présenter les résultats de ses recherches sur les relations entre groupes ethniques sur la côte du Pacifique dans Survey Graphic – revue dirigée par l’auteur principal du Pittsburgh Survey, Paul Kellogg –, qui diffusait auprès d’un large public les travaux du mouvement d’enquête sociale. La préface de Park à un ouvrage d’Emory Bogardus, en 1926, insiste cependant sur la différence d’objectifs entre les deux types d’enquêtes : les enquêtes sociales sont le fait de politiciens intéressés à formuler des programmes et à promouvoir des actions. Park y avance aussi un principe de distinction entre les enquêtes proprement sociologiques et celles du mouvement d’enquête sociale : les premières impliquent la formulation explicite et la vérification d’hypothèses, alors que les enquêtes sociales se bornent à une visée exploratoire. Ni les essais de Park ni les recherches qu’il a dirigées ne se conforment cependant au modèle ainsi défini. Une

partie non négligeable des analyses formulées par Park sont également loin de témoigner du caractère dépassionné auquel il prétendait 103. On doit donc conclure que la distinction avancée par Park porte plus sur ce que devrait être dans le futur la sociologie – et ce qu’elle devint effectivement, au moins par sa rhétorique de présentation des travaux – que sur l’état du moment des recherches. Les singularités des opinions personnelles de Park en matière politique et sociale contribuent sans doute aussi en partie à l’ambivalence de ses conceptions. Park est politiquement un conservateur – sinon un réactionnaire, selon l’expression d’un de ses anciens élèves, Horace Cayton. Contrairement à une partie de ses collègues de l’Université de Chicago, comme Mead et Thomas, il n’a pas été un participant actif au mouvement de réforme (mais celui-ci n’existe plus de la même manière après 1917). On a vu que Park est hostile à l’intervention de l’État réclamée par les réformateurs du mouvement progressiste. Il manifeste parfois une relative confiance dans ce qu’il considère comme le mouvement naturel des événements sociaux. Par un autre côté, Park rejoint cependant les réformateurs progressistes : il n’attribue pas pour objectif à la recherche en sciences sociales de fournir des instruments de décision aux dirigeants, mais plutôt la mission d’éclairer l’opinion publique. Il présente d’ailleurs parfois la sociologie comme une forme élaborée du journalisme visant à dégager les évolutions à long terme (big news), alors que celui-ci se bornerait à rendre compte des événements d’actualité (news) – d’où d’ailleurs le type de rédaction prôné par Park, qu’il explicite dans les conseils donnés à Pauline Young, l’auteur d’une des monographies des années 1920 : « Vous n’écrivez pas pour des professeurs, entraînez-vous à écrire pour un public plus large 104. » Là encore, la conception de Park n’est pas très éloignée de celle des réformateurs sociaux, qui sont également confiants dans l’efficacité socio-politique de la description des « faits » et dans les effets de la diffusion du savoir 105.

Replacée dans son contexte, la sociologie de Park apparaît ainsi moins marquer une rupture avec celle de la génération antérieure – celle d’Albion Small – que comme une étape dans un lent processus d’autonomisation de la sociologie par rapport au mouvement de réforme d’inspiration religieuse dont elle était issue. Les professions de foi de Park indiquent certes la direction que devait prendre la discipline pour une émancipation plus complète à l’égard des problèmes sociaux du moment, mais elles ne décrivent pas l’état de la sociologie de son temps, ni même les travaux qu’il dirigea ou inspira : on verra que ceux-ci restaient largement tributaires des problèmes sociaux qui ont fourni à une bonne partie des étudiants de Park l’essentiel de leurs thèmes d’investigation, et qui ont parfois justifié les financements qu’ils ont obtenus.

Le département de sociologie de Chicago comme base d’une entreprise collective de recherche Pendant la période qui s’étend de 1918 à 1933, au cours de laquelle furent réalisées la plupart des monographies réunies sous le label « École de Chicago », cinq autres professeurs enseignèrent à titre permanent, à côté de Park, la sociologie à l’Université de Chicago 106 : Albion Small, le directeur du département depuis son ouverture, qui se retira en 1925 et fut remplacé deux ans plus tard par William Ogburn ; Ernest Burgess ; Ellsworth Faris, engagé en remplacement de Thomas en 1919 ; Scott Bedford, enfin, qui démissionna en 1925 et n’exerça aucune influence appréciable 107. Si l’audience de Small auprès des étudiants en sociologie fut, comme on l’a suggéré, faible après la guerre – son enseignement apparaissait un peu démodé –, il faut cependant rappeler que sa conception de la sociologie

n’était pas antagoniste de celle de Park, avec laquelle elle partageait l’insistance sur le travail empirique et ses références aux sciences sociales allemandes (et en premier lieu à Simmel). J’examinerai dans le chapitre suivant ce qu’introduisit, dans les recherches réalisées à Chicago, William Ogburn, qui était issu de la tradition rivale de l’Université Columbia à New York. Ernest Burgess et Ellsworth Faris avaient, au contraire d’Ogburn, une formation intellectuelle et une orientation voisines à certains égards de celles de Park, et leur incidence sur le développement des recherches menées au cours des années 1920 est inséparable de celle de Park. Une partie non négligeable des recherches ou des thèses qui devaient donner naissance aux monographies de l’« École de Chicago » ont d’ailleurs été dirigées successivement ou simultanément par Park et Burgess. Quelques autres recherches, comme la thèse de Pauline Young ou celle de Ruth Cavan, dirigées par Faris, portent à l’évidence par leurs thèmes et leurs méthodes la marque de Park et de Burgess 108. Par ailleurs, pour une bonne partie des sociologues passés par le département de sociologie de Chicago au cours de la période, la dimension critique des enseignements de Faris – notamment ses polémiques contre d’autres orientations intellectuelles – constitue une part significative de la formation qu’ils considéraient a posteriori avoir reçue. Autant que sur la similitude de leurs orientations, la collaboration de Park et Burgess repose sur la complémentarité de leurs intérêts et de leurs compétences. De manière un peu schématique, on peut avancer que Park apporta un intérêt intellectuel pour l’investigation sur une grande variété de sujets et le schéma général d’analyse qui vient d’être présenté. Burgess de son côté apporta un souci de rigueur dans les démarches d’enquête et les perfectionnements techniques qui transformèrent l’idée d’ordre écologique

en un domaine d’investigation reposant sur une technique cartographique. Par ses relations avec les organismes liés à la ville, Burgess contribua également à faire aboutir les projets de recherche. Par ses caractéristiques biographiques Ernest Burgess (1886-1966) se situe entre la première et la deuxième génération des sociologues de Chicago 109. Fils d’un pasteur anglican installé au Canada, qui devint ensuite professeur aux États-Unis, Ernest Burgess vécut ses premières années dans diverses petites villes du Middle West et de l’Oklahoma. Probablement sur les conseils d’un de ses enseignants, passé lui-même par le département de sociologie de Chicago, Burgess vint en 1908 y préparer une thèse. Celle-ci, titrée La Fonction de la socialisation dans l’évolution sociale, est conforme au modèle des thèses du XIXe siècle. Après 1913, Burgess enseigna la sociologie dans divers postes, notamment à l’Université du Kansas, où il participa, comme on l’a vu, à une enquête sociale selon le modèle de l’époque : appuyée sur la coopération des notables et tournée vers l’examen des problèmes sociaux de la communauté étudiée. En 1916, Burgess revint à l’Université de Chicago pour assurer une partie des enseignements précédemment dispensés par Charles Henderson 110. Il s’y associa rapidement avec Park, en partie grâce à une circonstance fortuite – le partage d’un même bureau à l’Université – et à la tâche qui lui fut confiée par Small de rédiger un manuel d’enseignement de la sociologie. Sous plusieurs rapports, Burgess semble presque l’opposé de Park : par ses mœurs tranquilles de protestant célibataire – ses amis ironiseront à l’occasion sur son inexpérience personnelle de ses deux sujets de prédilection, la délinquance, le mariage et la famille –, par son enseignement plus méthodique mais moins inspiré que celui de Park et par des relations plus sereines avec les étudiants que celles de ce dernier. En matière de méthodes de recherche, il fera preuve d’un certain éclectisme, s’intéressant dès le début des années 1920 aux usages de la statistique, à

l’égard desquels, comme on l’a vu, Park est ambivalent 111. Burgess se soucie de « démontrer » avec des instruments statistiques les propositions sociologiques qu’il formule. Dans les années 1920, ses recherches s’orientent vers la prévision, sur une base statistique, du « succès » des libérations conditionnelles de prisonniers, puis du « succès » des mariages – un genre de recherches éloigné des préoccupations de Park. La fécondité des recherches de sociologie menées à Chicago dans les années 1920 tient en partie au savoir-faire de Burgess, qui facilita l’accès des chercheurs à la documentation détenue par différents organismes officiels ou officieux, et sut simultanément favoriser l’obtention de crédits pour soutenir les recherches des étudiants. On trouve ainsi Burgess à l’arrière-plan de diverses monographies, comme celle de Nels Anderson sur les travailleurs migrants, ou derrière les travaux sur la délinquance juvénile de Clifford Shaw et Henry McKay, jouant à la fois le rôle de protecteur et celui d’intermédiaire avec les commanditaires 112. Ce rôle s’accordait bien avec sa respectabilité universitaire et sa bonne insertion dans les associations de service social et les comités d’œuvres liées à la ville de Chicago. Burgess représenta également le département de sociologie auprès du Local Community Research Committee, fondé par l’Université de Chicago en 1923 pour promouvoir des recherches historiques et sociologiques sur les communautés locales (voir le chapitre suivant). L’impulsion intellectuelle de Burgess concerne principalement trois domaines – le développement urbain, le mariage et le divorce, la délinquance – et une méthode, l’usage des données du recensement et de la cartographie. Au début des années 1920, Burgess contribua au perfectionnement de l’organisation et de l’exploitation par quartier des recensements de la ville. Il présida ainsi, à partir de 1923, à la réalisation d’un découpage de Chicago. Ce découpage servit pour une exploitation rétrospective des recensements de 1910 et 1920, et fut utilisé comme base d’exploitation des recensements ultérieurs 113.

Ce fut principalement Burgess qui répandit l’usage de la cartographie parmi les sociologues et qui donna à l’idée d’écologie urbaine de Park une formulation concrète et susceptible d’applications dans des recherches 114. Comme le remarqua ultérieurement un des étudiants de l’époque, Ernest Mowrer, il était difficile d’obtenir un doctorat en sociologie à Chicago sans avoir utilisé une carte pour localiser les « faits » étudiés et procéder à leur rapprochement avec d’autres. Le découpage de la ville en quartiers, mis en place lors des recensements, fut utilisé pour l’exploitation de statistiques diverses – sur la délinquance juvénile, le suicide, le divorce, etc. – recueillies par différentes administrations officielles ou semi-officielles. S’appuyant sur l’exemple de Chicago, Burgess formula par ailleurs, en 1925, une théorie du développement des villes – largement diffusée et durablement discutée, notamment par les géographes – à partir d’une caractérisation sociale des différentes utilisations du territoire selon des zones concentriques 115. Un article de Burgess, repris l’année suivante dans The City, fournit le cadre d’une grande partie des investigations des années 1920 dont 116 le terrain fut la ville de Chicago . Présenté comme l’introduction à un projet de recherche, cet article formule une théorie du processus d’expansion de la ville et de ses conséquences, en prenant l’exemple de Chicago. Burgess décrit le modèle idéal réalisé plus ou moins dans les villes modernes comme une série de cercles concentriques entourant le centre, quartier à la fois des affaires et du commerce (voir carte 1). Autour de celui-ci se trouve la « zone de transition », où l’habitat est en mauvais état dans l’attente de l’expansion du centre et où se retrouvent à la fois les derniers arrivés dans la ville, la bohème, les activités illégales, les quartiers de prostitution, etc. C’est aussi dans cette zone que s’installent l’industrie légère et de nouvelles entreprises. Au-delà de cette zone se trouve celle où

habitent les travailleurs qualifiés et relativement aisés. Plus loin encore du centre, on trouve la zone résidentielle, puis celle des banlieusards des classes supérieures. La première installation de nouveaux immigrants se fait dans la zone de transition, qui est ainsi le lieu où se développent les phénomènes qui sont placés sous l’étiquette de la désorganisation sociale, car les contrôles primaires y disparaissent complètement. C’est là que se trouvent avec une intensité plus grande qu’ailleurs une partie des phénomènes étudiés par les monographies de la période : la délinquance juvénile, les bandes de jeunes, la désertion familiale, la pauvreté, le suicide, etc. Le schéma de distribution concentrique proposé par Burgess servit, comme on le verra, aux analyses de la délinquance de Thrasher et Shaw (chapitre 7), ainsi qu’à celles des transformations des familles noires de Frazier (chapitre 8). L’usage de la cartographie, associé à celui d’instruments statistiques simples (des taux et des moyennes), permet ainsi de mettre en évidence l’existence de relations entre des ordres de phénomènes différents, comme la délinquance juvénile, le divorce, le suicide, etc., et de préciser l’idée de 117 désorganisation sociale . La technique cartographique constitue ici un instrument sommaire pour résoudre un problème qui sera ultérieurement traité de manière plus systématique par le calcul de corrélations et l’« analyse multivariée » développée après1940 par Paul Lazarsfeld : ces techniques sont en effet une première approche pour séparer l’influence sur une « variable » à expliquer de différentes « variables ». La cartographie permet également de mettre en évidence des « faits » inconnus du public auquel s’adressent les sociologues – c’est-à-dire notamment des commanditaires des recherches. Elle permet enfin de faire apparaître, contre les théories à fondement biologique en faveur parmi les sociologues du

début du siècle, l’influence de l’environnement sur les comportements : la comparaison de la fréquence à différentes périodes de tel phénomène (comme le suicide ou les bandes de jeunes) montre qu’il dépend du quartier et non des caractéristiques ethniques, variables d’une période à l’autre, de la population présente dans le quartier.

CARTE 1 : PLAN DE CHICAGO

Loop : centre des affaires. Hobohemia : à partir du centre du Near North Side, avec un prolongement vers le sud. Gold Coast : au bord du lac, dans le Near North Side. Source : Local Community Research Committee, Social Base Map of Chicago.

CARTE 2 : SCHÉMA PAR ZONES CONCENTRIQUES DE LA VILLE DE CHICAGO SELON BURGESS

ZONE I centre-ville (Loop) ZONE II zone de transition ZONE III domiciles des travailleurs ZONE IV zone résidentielle ZONE V zone de banlieue ◼ Quartiers comprenant plus de 50 % de Noirs en 1940 Sources : Drake, Cayton (1945) : 16 ; Park, Burgess, McKenzie [1925] : 55.

L’incidence de l’enseignement d’Ellsworth Faris (1874-1953) sur les recherches de la période a encore moins retenu l’attention que celle de l’enseignement de Burgess. La forme de la contribution de Faris à la sociologie explique son obscurité postérieure : Faris a relativement peu publié – à peu près exclusivement des articles – et il ne fut pas lui-même impliqué dans des recherches à caractère empirique, quoiqu’il se soit présenté comme un partisan convaincu de celles-ci 118. Bien qu’il ait été quelques années pasteur, son expérience antérieure à son recrutement comme sociologue distingue Faris des pasteurs venus précédemment à la sociologie (comme Small et Henderson). Après une enfance passée dans une zone rurale du Sud, Faris avait commencé des études d’ingénieur. Sous l’influence d’un évangéliste, il devint missionnaire pendant sept ans au Congo belge – une expérience dont il tira parti dans son enseignement et qui lui donna une curiosité durable pour les sociétés « primitives ». Rentré aux États-Unis, Faris enseigna la théologie et la philosophie dans une petite université du Texas, avant de reprendre, entre 1910 et 1914 des études de philosophie à l’Université de Chicago. Sous l’influence de Mead et de Dewey, son intérêt pour la théologie laissa alors la place à un intérêt pour la psychologie, et c’est dans cette discipline qu’il soutint finalement en 1914 une thèse de doctorat. Au cours des cinq années suivantes, il enseigna la psychologie dans plusieurs universités, avant d’être recruté, en 1919, par le département de sociologie de l’Université de Chicago pour assurer l’enseignement de psychologie sociale dispensé

précédemment par Thomas. Rapidement promu dans la hiérarchie universitaire, Faris exerça, de 1925 à 1939, les fonctions de directeur du département de sociologie. Plus que par ses publications, c’est par son enseignement, à l’intersection de la psychologie sociale et de l’anthropologie, que Faris exerça une influence sur les sociologues formés à Chicago à partir des années 1920. Comme celui de Thomas, l’enseignement de Faris reprenait les critiques de Boas à l’encontre des analyses en termes de différences raciales. Faris fut l’un des adversaires des explications en termes d’instinct (dont McDougall était alors le représentant le plus en vue). Un de ses principaux articles, en 1921, développe ainsi une récusation de la notion d’instinct, et plus largement de toutes les tentatives pour découvrir les éléments irréductibles de la personnalité 119. Faris s’appuyait également sur son expérience au Congo pour critiquer diverses formes d’ethnocentrisme – un adversaire très présent dans plusieurs de ses essais. Il fut également l’un des intermédiaires dans la diffusion – relativement lente – de la pensée de Mead parmi les sociologues ou, si l’on préfère, l’un de ceux qui présentèrent le cadre dans lequel devait se développer un peu plus tard la psychologie sociale, qui constitue l’une des postérités de la tradition de Chicago en sociologie. Faris exerça par ailleurs ses talents de polémiste à l’encontre du behaviorisme. Il manifesta un scepticisme précoce à l’égard du développement des échelles d’attitudes construites à partir des réponses à des questionnaires – la spécialité de Louis Thurstone, un psychologue recruté par l’Université de Chicago en 1927, dont les enseignements furent suivis par une partie des sociologues formés à l’Université. Les enseignements de Park, Burgess et Faris ne sont évidemment pas les seuls suivis par les étudiants de sociologie de l’Université de Chicago au cours de la période 1918-1933. Mais leur relative communauté d’orientation – au moins aux yeux des étudiants – justifie leur

rapprochement. J’examinerai dans le chapitre suivant d’autres éléments de ce contexte.

1 . Hommage à Robert Park, le 9 février 1944, à l’occasion de la cérémonie commémorative organisée à la Joseph Bond Chapel de l’Université de Chicago, in AECH, dossier 107 : 2. 2 . Lettre de 1936 à Howard Odum, in Raushenbush (1979) : 158-159. 3 . Deux biographies ont été consacrées à Park. Matthews (1977), qui s’appuie sur de nombreux témoignages, offre une vue d’ensemble et une analyse souvent pénétrante et critique des orientations intellectuelles de Park, qui sont replacées dans leur contexte. L’ouvrage de Winifred Raushenbush (1979), qui fut l’assistante de Park vers 1920, a bénéficié de l’aide d’un ancien élève de celui-ci, Everett Hughes ; il propose une vision de l’intérieur du courant intellectuel auquel appartient Park. Raushenbush s’appuie notamment sur ce que Hughes avait sauvé des archives de Park, sur les archives de plusieurs de ses associés et élèves, ainsi que sur divers témoignages. A ces deux sources on peut ajouter d’abord les témoignages de Charles Johnson (1944), Ernest Burgess (1945a), Erle Young (1944), Helen Hughes (1980), Edward Shils (1991a) ; le témoignage de Werner Cahnman (1978) est particulièrement éclairant sur la fin de la carrière de Park à Fisk University. En ce qui concerne les publications de Park antérieures à son recrutement en sociologie, voir Lyman (1992). On peut ajouter aussi les essais biographiques de Park lui-même : voir notamment Baker (1973) ; Race and Culture : V-IX (je renvoie par la suite aux trois volumes des essais choisis de Park publiés sous la direction d’Everett Hughes et al. par leur titre et la pagination). Les archives de Park et les documents déposés par Matthews après l’achèvement de son livre à la Joseph Regenstein Library (in AREPA) contiennent enfin des documents biographiques qui ont guidé mes interprétations : voir AREPA, dossier 1 : 3. 4 . Les extraits de la correspondance entre Park et Thomas cités par Raushenbush (1977 : 67-76) témoignent du grand enthousiasme de Thomas pour les analyses de la condition des Noirs proposées par Park. Un article de celui-ci sur l’« assimilation raciale » fut publié dès 1914 par l’American Journal of Sociology. 5 . Kurtz (1982) : 337. 6 . Pendant plusieurs années, Park fut principalement rattaché à la Divinity School de l’Université, qui était proche, comme on l’a vu, du département de sociologie ; c’est là qu’il rencontra différents étudiants qui devaient devenir sociologues, comme Carl Dawson, l’un des fondateurs de la sociologie au Canada. Les premières thèses dirigées par Park furent celles d’Edward Reuter et Kisaburo Kawabe, soutenues en 1919. 7 . Park, Burgess [1921]. Je citerai toujours par la suite l’édition légèrement remaniée de 1924. 8 . Les contributions respectives des deux auteurs sont faciles à cerner grâce au témoignage de Burgess et au fait que certains développements de l’Introduction reprennent des articles publiés auparavant par Park ; voir Burgess (1945a), (1961 : 16

– où Burgess décrit son rôle comme celui du junior author) ; Janowitz (1969). La rédaction d’un manuel avait été initialement confiée par Albion Small à Burgess, qui était alors chargé du cours d’introduction à la sociologie. Park prit progressivement en charge le projet qui avançait lentement, et s’imposa comme l’auteur principal de l’ouvrage. 9 . Burgess (1945a) : 256 ; Matthews (1977) : 195-196. 10 . AREPA, dossier 1 : 3. 11 . Ibid. ; voir aussi Matthews (1977) : 9. L’expérience du journalisme de Park et ses relations avec ses activités de sociologue sont analysées en détail in Lindner (1996). 12 . AREPA, dossier 1 : 3. 13 . « Autobiographical Note », in Race and Culture : VIII. 14 . Témoignage de Hughes, in Matthews (1977) : 57, précisé par Park (1941) ; voir aussi, à propos des relations intellectuelles de Park et James, Matthews : 31-33. 15 . Park (1941) : 37. Les cours de Park sont parfois décrits dans des termes semblables. 16 . Baker (1973) : 256. 17 . En français : « La Foule et le Public. Une enquête sociologique et méthodologique ». L’ouvrage, très bref, n’a été traduit en anglais qu’en 1972. Peu apprécié par Park luimême, semble-t-il, il n’a certainement été qu’à peine lu – s’il l’a été – dans les années 1920 et 1930. 18 . Matthews (1977) : 57 ; Shils (1991a) : 125. 19 . Fragment autobiographique cité in Matthews (1977) : 62. 20 . Ibid. : 58. 21 . J’utilise ici la terminologie employée par Park, mais aussi par les chercheurs américains contemporains, qui donnent une définition non pas biologique mais sociale à la notion de race ; voir chapitre 8. 22 . Tuskegee Institute, dans le comté de Macon (Alabama), comprenait notamment une école formant à différents métiers artisanaux. Booker Washington, à l’inverse de l’autre dirigeant noir alors en vue, W. E. B. Du Bois, titulaire d’un doctorat d’histoire de Harvard, qui plaidait pour une action politique, considérait que « la manière la plus radicale pour résoudre le problème des races consiste à encourager les individus à résoudre leurs propres problèmes » (Park, cité in Matthews [1977] : 70) ; pour cela, il prônait le développement séparé des Noirs et des Blancs. On trouvera in Meier, Rudwick ([1976] : 220-226) une analyse des positions de Washington et de Du Bois. Le poste occupé par Park auprès de Washington avait été initialement proposé à Du Bois. Drake (1983) fournit des éléments complémentaires sur les relations de Park et Washington. 23 . Matthews (1977) : 71-76. Voir Lyman (1990) pour une analyse des premières publications de Park sur les Noirs du Sud. Celles-ci fournissent, sur un mode qui combine le style du journalisme et celui de l’analyse abstraite, une description, teintée parfois d’optimisme, de la condition des Noirs dans le Sud et de son évolution au cours des années précédentes : voir notamment Park (1908 ; 1913a).

24 . Le compte rendu de ce voyage fut publié en 1912, sous la signature de Booker Washington « avec la collaboration de Robert E. Park ». 25 . Document autobiographique rédigé, semble-t-il, en 1929 in AREPA, dossier 1 : 3. Park rapporte que, descendant dans un hôtel pour Noirs à Chicago, un employé lui fit la remarque, supposée flatteuse, qu’il pouvait se faire passer pour un Blanc (l’espoir caressé à l’époque par certains Noirs, comme le rappelle un livre alors célèbre de l’écrivain noir John Weldon Johnson). 26 . Ces trois rubriques sont celles qu’utilise Park dans une lettre de 1936, citée par Raushenbush ([1979] : 158), pour définir ses principaux intérêts de recherche. 27 . Voir le témoignage de Park in Kurtz (1982) : 338. 28 . Voir le témoignage de B.L. Melvin rapporté par C. et Z. Loomis ([1967] : 682-683), lors d’une conférence à Purdue University, en 1925. Un extrait de l’ouvrage de Galpin mentionné par Park lors de cette conférence, The Social Anatomy of an Agricultural Community (1915), figure d’ailleurs dans l’Introduction to the Science of Sociology de Park et Burgess (1924). 29 . L’Urban League, qui avait été fondée en 1911 par des Noirs proches de Booker Washington, des membres de l’élite économique et des travailleurs sociaux blancs, avait pour objectif de favoriser l’adaptation des immigrants dans les villes du Nord. 30 . Sur le travail de la commission, voir Waskow (1966) : 60-104 ; Carey (1975) : 78. L’autre rédacteur du rapport est un journaliste, Graham R. Taylor – le fils d’un des premiers professeurs de sociologie (voir chapitre 1) – qui a contribué davantage à la rédaction qu’au recueil des données (Bulmer [1984] : 75). 31 . La Grande Migration débuta en 1916, mais elle prenait la suite d’une migration croissante vers les villes depuis les années 1890. Sur la Grande Migration à Chicago, voir Spear (1967) : 129-146 ; Grossman (1989). 32 . Waskow (1966) : 40. 33 . Raushenbush (1979) : 94. 34 . Voir Park (1922). La question de la presse s’adressant aux immigrants était sensible et différentes mesures pour l’interdire ou la réglementer avaient été proposées (Persons [1987] : 18). Un récit des problèmes rencontrés par ce projet, dont la Carnegie Corporation se désintéressa rapidement, se trouve dans Raushenbush (1979) : 86-94. 35 . Un des associés principaux de Park dans cette recherche, Emory Bogardus, tira en 1926 de cette expérience un manuel méthodologique que préfaça Park ; celui-ci donne une idée du mode de collecte de la documentation lors de cette enquête. 36 . Le financement de l’enquête fut abandonné après 1925 par son commanditaire, à la suite d’un conflit avec Park mais sans doute aussi en raison du vote de la loi qui, en 1924, avait restreint l’immigration des Japonais. Le projet d’enquête avait pour objectif, selon la formule de Park, « d’améliorer les relations entre les races plutôt que de promouvoir les études universitaires sur les relations entre les races » ; voir Matthews (1977) : 112-115 ; Raushenbush (1979) : 107-118. 37 . Lettre à James Short, AECH, dossier 55 : 19. 38 . Douglass (1925). On peut ajouter que Douglass, comme Taylor, appartenait à peu près au même milieu que Park : une ancienne assistante de Park, Winifred Raushenbush,

collabora d’ailleurs aux recherches documentaires de Douglass. 39 . Shils (1991a) : 126. 40 . Aucun des témoignages dont j’ai connaissance n’éclaire complètement les raisons du départ de Park de l’Université de Chicago, où enseignaient plusieurs de ses proches : Ernest Burgess, ses anciens élèves Louis Wirth et Herbert Blumer, ainsi que son gendre, l’anthropologue Robert Redfield. Fisk University pouvait être attirante pour Park car, avec différents soutiens financiers, un programme d’études en sciences sociales sur les relations de races s’y développait autour de Charles Johnson (voir chapitre 8, ainsi que Stanfield [1985]). 41 . Des témoignages se trouvent notamment dans les entretiens réalisés par James Carey ; voir IJTC et le journal, conservé également à la Joseph Regenstein Library, de Norman Hayner, un étudiant de sociologie des années 1920, ainsi que les divers témoignages de Nels Anderson (1961 ; 1975 ; 1980-1981 ; 1982 ; 1983). 42 . Voir P. Young (1932). 43 . Raushenbush (1979) : 184. 44 . Hughes (ibid. : 83) propose une caractérisation un peu différente de l’Introduction : « Le cadre de base de la sociologie de Park et Burgess est celui de Simmel. […] Même quand il utilisait Simmel, Park était très réfléchi et original. A mon avis, son système est construit à partir des ingrédients de base suivants (il y en a peut-être d’autres) : 1) une conception très abstraite mais infiniment flexible de l’interaction, qu’il avait trouvée chez Simmel ; 2) la notion de comportement collectif (les foules, le public, l’agitation sociale, les mouvements sociaux), qu’il avait trouvée en partie chez Windelband, Tarde et d’autres. Mais il avait aussi introduit un nouveau concept d’évolution – l’évolution comme produit de l’interaction. Cette idée était l’idée centrale de la nouvelle école de biologistes évolutionnistes. » 45 . L’accusation d’empirisme parfois avancée contre les recherches menées à Chicago sous l’impulsion de Park repose sur une séparation indue de ses essais et des travaux qu’ils ont inspirés. Un jugement comme celui de Halbwachs (1932), qui qualifie les monographies inspirées par Park de « livres de description sans doute, plutôt que de sciences, inégaux, décevants quelquefois, mais le plus souvent très pittoresques », correspond à une méconnaissance de la relation de ces monographies avec les essais de Park. On se reportera à Martindale (1960), ainsi qu’à Lengermann (1988) pour des inventaires des interprétations passées de l’œuvre de Park. 46 . La distinction est également explicite dans la version révisée – la seule en général citée – de cet essai qui fut publiée dix ans plus tard in Park, Burgess, McKenzie (1925). 47 . Park, Burgess (1924) : 29-30. 48 . Parmi les ouvrages connus de Park figurent notamment ceux de deux naturalistes : Eugenius Warming, Plantesamfund (1895) – traduit du danois en anglais en 1909 sous le titre Œcology of Plants et dont un fragment figure dans Park, Burgess (1924) ; William Wheeler, Ants. Their Structure, Development, Behavior, Columbia University Press, 1910. Sur les lectures de Park, voir Raushenbush (1979) : 79. 49 . Park, Burgess, McKenzie (1925) : 1-2 (je reprends ici la traduction française de Grafmeyer, Joseph [1979] : 80). La distinction entre ordre écologique et ordre moral

sera ensuite compliquée, Park lui substituant, en 1936, la distinction entre ordre écologique, ordre économique, ordre politique et ordre moral ; la hiérarchie de ces ordres correspond, dans cette nouvelle version, au degré de liberté dont disposent les individus dans la compétition qui les oppose ; voir Park (1936). 50 . Park, Burgess, McKenzie (1925) : 5 (in Grafmeyer, Joseph [1979] : 83). 51 . Voir Deegan ([1988] : 46-47 ; 68, note 15) sur l’usage de la cartographie par l’entourage de Jane Addams. Deegan (p. 62-65) relève le déclin au cours du temps de la fréquence des allusions de Park et Burgess à ces travaux. 52 . Voir Hunter (1973) : 5. 53 . Park, Burgess (1924) : 280. 54 . Ibid. : 339. 55 . Ibid. : 36-37. 56 . Park (1939a) (in Human Communities : 240-244). 57 . L’importance de Gumplowicz parmi les sources d’inspiration des formulations de Park est passée sous silence par Raushenbush et Matthews, ainsi que par Bulmer (seul l’essai de Shils [1980] accorde à Gumplowicz une certaine influence sur la sociologie américaine des années 1920). On trouve cependant dans les articles de Park des références occasionnelles à Gumplowicz, qui était par ailleurs une des références de prédilection de Small (témoignage de K. Young in Lindstrom, Hardert [1988a] : 270). Partir de la notion d’interaction n’est pas le seul point commun à la sociologie de Gumplowicz et à celle de Park : toutes deux sont centrées sur les conflits et donnent une place centrale à ceux qui opposent les groupes ethniques, thème d’un des ouvrages principaux de Gumplowicz. L’expérience sociale de ce dernier – un Juif d’origine polonaise, professeur de droit à Graz – dans la mosaïque ethnique que e

constitue l’Empire austro-hongrois à la fin du XIX siècle est sans doute à l’origine des similitudes entre sa perspective et celle de Park. 58 . Park, Burgess (1924) : 347. 59 . Ibid. : 51. 60 . La diversité des usages du terme « processus » apparaît ici : Park et Burgess qualifient à l’occasion de processus non seulement l’interaction en général, mais aussi (ibid. : 735) les différents types d’interaction. 61 . L’idée de compétition est également présente dans les ouvrages de Cooley : Social Organization (1909), qui constitue une des sources des formulations de Park, et Social Process (1922). 62 . Park, Burgess (1924) : 508. 63 . Ibid. : 665. 64 . Ibid. : 735. 65 . La définition de l’« américanisation » adoptée par Park n’est évidemment pas identique à celle à laquelle se référaient certains Anglo-Saxons – comme Frances Kellor, un membre en vue du mouvement progressiste, dont les positions trouvèrent un temps un écho auprès de l’administration fédérale de l’éducation : « Tous les efforts doivent tendre à l’américanisation, ce qui signifie qu’il n’y aura pas

d’Américains-Allemands, pas de quartier italien, pas de quartier juif, […] pas de mouvement slave, mais que nous sommes un peuple par les idéaux, les droits et les privilèges, et en choisissant la cause de l’Amérique. Nous sommes loin de cette citoyenneté idéale aujourd’hui… » (cité in Hartmann [1948] : 115). L’application de l’idée d’assimilation aux États-Unis s’appuie sur la conviction implicite que seule la culture du groupe anglo-saxon est compatible avec la forme démocratique du gouvernement des États-Unis – voir Persons (1987) : 1-27. Cahnman (1978), un émigré d’origine allemande qui fréquenta Park dans les années 1930, suggère que la réflexion de Park sur ce sujet était bridée par son attachement « patriotique » pour les États-Unis. 66 . Park, Burgess (1924) : 736. La notion de cycle des relations entre les races apparaît pour la première et unique fois dans un article : Park (1926a). 67 . Park, Burgess (1924) : 42. 68 . Ibid. : 785. 69 . Park (1929) (in Human Communities : 74). 70 . Comme le relève Cahnman ([1978] : 335), Park tend ainsi souvent à transformer un type de régularité ayant un caractère historique pour les États-Unis en une vérité universelle. 71 . Park, Burgess (1924) : 206. J’ai développé ailleurs une analyse plus large de l’usage de la notion de classe sociale par les chercheurs de Chicago : Chapoulie (2000a). 72 . Une des parties de l’ouvrage de Cooley Social Organization (1909) est consacrée aux classes sociales définies à partir des « deux principes de compétition et d’héritage ». La notion est également présente dans Social Process (1922). Elle se trouve aussi évidemment chez Veblen, que n’ignorait pas Park. Aucun de ces auteurs ne fournit cependant d’exemple d’usage de cette notion dans des analyses reposant sur un matériel empirique. 73 . Les connotations de la formulation de Sighele sont claires : « […] the class represent the veritable crowd in a dynamic state, which can in a moment’s time descend from that place and become statistically a crowd. And it is from the sociological standpoint the most terrible kind of crowd… » (Park, Burgess [1924] : 206). Une antipathie analogue pour la notion de classe se trouve dans l’ouvrage Races, Nations and Classes (1924) de Herbert Miller, un ami et collaborateur de Park, qui était alors professeur de sociologie à Ohio State University. Miller consacre curieusement (par rapport à son titre) l’un des derniers chapitres de ce livre (p. 151-167) aux conflits de classes. S’il tient pour évidente l’existence du prolétariat, il considère par contre les radicaux extrêmes comme le produit de « conditions psychologiquement anormales ». 74 . Park (1928) (in Race and Culture : 233). 75 . Park, Burgess (1924) : 230. La conviction de l’inexistence potentielle des classes aux États-Unis renvoie sans doute simplement à la foi de Park dans l’idée qu’un « produit de base de la vie américaine est la conviction qu’une chance s’offre toujours à ceux qui veulent travailler », pour reprendre l’expression de Lal (1990) : 93. 76 . Park (1913a). 77 . Park (1939b) (in Race and Culture : 116).

78 . Gilkeson (1995) : 331. 79 . R. Lynd, H. Lynd (1929 ; 1937). 80 . Voir Persons (1987) : 38. 81 . L’un d’entre eux est la difficulté d’accès aux lieux de travail, finalement plus fermés que ceux fréquentés par la pègre de Chicago. Il faut rappeler aussi que certains réformateurs sociaux – Florence Kelley, par exemple – s’intéressèrent davantage, et bien avant les sociologues universitaires, au travail dans l’industrie. 82 . Voir le témoignage de Samuel Kincheloe sur les contributions respectives de Park et Burgess à l’usage de la cartographie, in IJTC. 83 . Park (1923b). 84 . Anderson (1961) : XII. La référence à l’anthropologie – à Robert Lowie et Franz Boas, mais non à Malinowski – figure dans la version révisée de l’article de Park (1915) publiée en 1925 dans The City. Rappelons que l’ouvrage le plus influent en matière de démarche ethnographique, Les Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski, fut publié seulement en 1922. 85 . Park (1924) (in Race and Culture : 153). L’une des présentations les plus explicites de cette dimension des phénomènes sociaux se trouve dans Park (1930a), un article qui présente l’ouvrage d’un criminologue. 86 . Certaines interprétations de ces témoignages en tirent par ailleurs la conclusion que Park était tout à fait hostile à l’usage des statistiques, ce qui me semble excessif : l’article cité supra – Park (1930a) – suggère plutôt un certain scepticisme, confirmé par cette remarque consignée dans son journal – dont une photocopie est conservée à la Joseph Regenstein Library de l’Université de Chicago – par Norman Hayner (10 février 1922) : « Park n’est pas enthousiaste à l’idée d’un recensement, particulièrement si les questionnaires sont envoyés par la poste. » Hughes relève la faible cohérence de Park en matière de démarche quantitative (AECH, dossier 55 : 19, lettre de Hughes à James Short). Dans les témoignages recueillis par Carey, ce sont des étudiants des dernières promotions à avoir suivi les enseignements de Park qui rapportent ses remarques réservées sur l’usage de la démarche statistique : on peut peut-être y voir une réaction vis-à-vis de l’importance croissante accordée par les sociologues de l’époque à l’usage des statistiques, ainsi qu’une expression des relations froides de Park à l’égard de William Ogburn, recruté comme professeur de sociologie par l’Université de Chicago en 1927 (voir chapitre 4). 87 . Il s’agit d’un quartier du nord de Chicago, habité par l’élite locale, qui fut étudié dans la monographie de Zorbaugh (1929). 88 . Témoignage de Howard P. Becker, un étudiant de sociologie à l’Université de Chicago dans les années 1920, cité sans autre précision in McKinney (1966) : 71. 89 . James (1899). 90 . Park (1941) : 39. 91 . E. Anderson (1990). 92 . Raushenbush (1979) : 96-97.

93 . Deegan ([1988] : 154) indique qu’il existait un agrément général parmi les anciens étudiants de Park pour garder silencieuses les raisons de cet antagonisme, qui étaient donc au moins en partie de caractère personnel. 94 . Strickland (1966) : 40-43, 38. 95 . Raushenbush (1979) : 169. 96 . Ibid. : 145-147. 97 . Pour une analyse attentive à cette ambivalence de Park à l’égard du mouvement de réforme, voir Deegan (1988) : 152-160. 98 . Témoignage d’Ernest Mowrer, in IJTC. 99 . Deux thèses de sociologie à l’Université de Chicago, soutenues en 1914 et 1919, étaient consacrées au mouvement d’enquête sociale ; la première déboucha sur une publication ultérieure. L’expression « enquête sociale » figure dans le titre de trois articles de l’American Journal of Sociology, en 1916, 1920, 1928. Le manuel méthodologique publié par une étudiante en thèse chargée d’encadrer l’apprentissage des démarches de recherche des étudiants du département de sociologie de Chicago, Palmer (1928), met en avant les différences d’objectifs entre enquêtes sociales et enquêtes sociologiques, mais ce qu’elle propose emprunte largement à l’expérience acquise dans les enquêtes sociales. Il en va encore de même du manuel d’une autre ancienne élève du département, P. Young (1939), qui présente et discute la méthode de ces enquêtes par comparaison avec la méthode qualifiée de « sociologique ». 100 . Voir Bulmer (1984) : 69-73 ; AREPA, dossier 5 : 1. 101 . Burgess manifeste au contraire expressément son adhésion à la conception de l’enquête menée par la communauté sur elle-même, tout en la définissant comme « l’étude scientifique de ces conditions et besoins dans le but de proposer un programme constructif de progrès social » (Burgess [1916] : 392). 102 . Voir AEWB, dossier 52 : 9. Le personnel religieux des différentes Églises implantées dans cette communauté (Hyde Park), ainsi que les travailleurs sociaux devaient faire l’essentiel de la collecte des données. Voir aussi Bulmer (1984) : 74. 103 . Voir par exemple « Natural History of the Newspaper » (1923), in Society : 89-104. 104 . Cité in Raushenbush (1979) : 185 ; voir aussi Matthews (1977) : 183-184 ; Bulmer (1984) : 68. 105 . La conception de Park du processus d’utilisation des recherches en sciences sociales est décrite ainsi par Burgess ([1961] : 16) : ce processus suppose : 1) la compréhension d’un problème, dans son origine et son développement ; 2) l’établissement des faits significatifs le concernant ; 3) la diffusion de ces connaissances ; 4) le développement d’une structure dans laquelle la « planification sociale » puisse prendre place. 106 . Je laisse de côté ici les anthropologues qui figurent dans le même département que les sociologues jusqu’en 1929. 107 . Scott Bedford (né en 1876) fut incité à donner sa démission par l’administration de l’Université (Bulmer [1984] : 110-111) dans des conditions peut-être analogues à celles qui avaient valu à Thomas son éviction ; voir le témoignage de K. Young in Lindstrom, Hardert ([1988a] : 296), qui ne mentionne pas le nom de Bedford ; voir

aussi les remarques elliptiques de Blumer et Hughes en 1969, in Lofland (1980). Étudiant à l’Université de Chicago de 1908 à 1911, mais sans y avoir obtenu un doctorat, Bedford avait enseigné la sociologie à Miami University de 1908 à 1911. Sa spécialité était la sociologie urbaine, mais sa réputation de chercheur et d’enseignant était faible (la seule appréciation favorable à son enseignement se trouve à ma connaissance dans le témoignage d’Ernest Mowrer in IJTC). Le recueil de textes de sociologie urbaine publié en 1927 par Bedford contient un petit texte de Burgess, mais ne cite ni Small, ni Thomas, ni Park. Au cours des années suivantes, Bedford fut, selon le Who’s Who in Chicago, secrétaire à la recherche d’United Charities (qui fédérait les œuvres locales d’assistance), puis directeur, entre 1937 et 1939, de la formation des adultes pour la ville de Chicago. 108 . Voir Cavan (1928), P. Young (1932). 109 . Les indications biographiques concernant Burgess sont plus limitées que celles concernant Park. Je m’appuie notamment sur R. Faris (1970) : 26-27 ; l’essai de Nancy Goldman in Burgess (1973) ; Matthews (1979) : 105 ; Bulmer (1984) ; Shils (1991b). 110 . Diner (1975) : 536. 111 . La différence d’intérêt pour la statistique entre Park et Burgess est illustrée par leurs comportements respectifs lors de l’arrivée à Chicago d’Ogburn (dont la notoriété comme sociologue reposait sur la contribution au développement des méthodes quantitatives) : Burgess assista régulièrement aux cours d’Ogburn, alors que Park multiplia les remarques sceptiques sur la méthode statistique. 112 . Voir Carey (1975) : 142-143 ; 148, note 9. Le point est développé dans plusieurs des entretiens recueillis par Carey ; voir notamment ceux de Cottrell, Faris, McKay, Mowrer, Reckless in IJTC. 113 . Voir E. Young (1925) pour une présentation de ce projet dans les termes de l’époque et Bulmer ([1984] : 154-162) pour une analyse. Selon Ogburn ([1940] : 69-70), Burgess a perfectionné et appliqué à Chicago une démarche antérieurement utilisée à New York pour le recensement et les statistiques de la ville. 114 . J’adopte ici la même interprétation que Shils (1991b) : 10. 115 . Il faut mentionner également ici la contribution au développement de l’écologie urbaine d’un des premiers élèves de Park à Chicago, Roderick McKenzie (18851940), qui soutint en 1921 à l’Université de Chicago une thèse sur un quartier d’une petite ville de l’Ohio et contribua à développer cette approche. McKenzie resta en contact avec Park, et ils envisagèrent jusqu’en 1936 d’écrire en collaboration un ouvrage sur le sujet – un projet qui ne fut pas mené à son terme en raison de la maladie de McKenzie et des autres activités de Park ; voir sur ce point Raushenbush (1979) : 159-163. 116 . Burgess (1924). 117 . Voir Burgess, Bogue ([1964a] : 5-6) sur l’usage et la diffusion des méthodes cartographiques. 118 . Ses principaux articles furent réunis dans un recueil : E. Faris (1937). Les principales indications biographiques concernant Faris se trouvent dans la préface de Gerald Suttles à la réédition abrégée, en 1976, de cet ouvrage, ainsi que dans le livre de son

fils, Robert Faris, sur les sociologues de Chicago ([1970] : 30-32, 88-99, 158) et dans diverses notices nécrologiques. 119 . E. Faris (1921).

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Les recherches à l’Université de Chicago (1918-1933) « Vous ne pouviez être à l’Université de Chicago à cette époque [1925] sans être un pragmatiste. » EVERETT C. HUGHES

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La fin de la Première Guerre mondiale marque une rupture à la fois dans certains aspects de la société américaine qui sont – ou auraient pu être – l’objet d’études des sociologues de l’époque et dans la conjoncture socio-politique où ceux-ci évoluent. Cette rupture est particulièrement nette à propos de l’immigration, la question au centre des sociologies de Thomas et Park. La guerre marque en effet une rupture à la fois dans la définition publique des problèmes et dans l’importance relative qui leur est accordée. L’engagement américain dans le conflit révèle la diversité des attachements des différentes composantes de la population. Au cours de celui-ci, tous les groupes issus de l’émigration, sauf les Anglo-Saxons d’origine, prennent position à un moment ou un

autre contre la politique du président Wilson. La guerre suscite par contrecoup une interrogation publique parmi les élites anglo-saxonnes sur la loyauté à l’égard de la politique nationale des groupes d’immigrés, déjà suspectés, comme on l’a vu, de ne pas manifester l’attachement adéquat aux traditions du gouvernement républicain. L’« américanisation » de ces groupes – que le programme des recherches financé par la Carnegie Corporation après 1918 (auquel, comme on l’a vu, collaborèrent Park et Thomas) définit comme « l’union des nouveaux Américains et de la population née en Amérique dans une compréhension plus profonde » – devient la solution préconisée par ces élites pour limiter les conséquences de l’hétérogénéité d’origine de cette population 2. Deux « événements » influencèrent aussi, indirectement ou directement, la politique suivie en matière d’immigration : la révolution soviétique et la migration, massive après 1916, des Noirs du sud des États-Unis vers les grandes villes du Nord. En réaction à ces deux « événements », le mouvement nativiste anglo-saxon qui se développait depuis le début du siècle connut un nouvel essor. Ses porte-parole faisaient étalage d’un patriotisme fanatique et d’une hostilité active à l’égard des groupes récents d’immigrés, des Noirs et du mouvement ouvrier, ainsi que d’une antipathie pour les villes. La période 1917-1920, marquée par quelques incidents violents comme l’attentat à la bombe à Wall Street en 1920, fut ainsi celle d’une répression énergique contre les activistes, réels ou supposés, liés au mouvement ouvrier – comme le montrent la condamnation de Sacco et Vanzetti en 1921 et l’expulsion d’Emma Goldman vers l’Union soviétique pour des « faits » remontant à une vingtaine d’années. Simultanément, le mouvement ouvrier était affaibli et, à l’exception d’un ou deux secteurs particuliers comme les mines, les grèves furent rares jusqu’en 1929 3. Les campagnes en faveur de l’arrêt de l’immigration, qui ont débuté au début du siècle, débouchent sur une première série de mesures restrictives en 1917. En 1920 et 1924, des quotas de plus en plus limitatifs rendent

difficile l’entrée de nouveaux immigrés originaires de l’Europe du Sud et de l’Est, et, a fortiori, d’Asie 4. La migration des Noirs des États du Sud vers les villes du Nord est une conséquence de cet arrêt de l’immigration qui entraîne un manque relatif de main-d’œuvre. La ville de Chicago, dont certaines entreprises procèdent à des campagnes de recrutement dans le Sud, est l’une des plus concernées par cette migration. Les effectifs des Noirs à Chicago, qui étaient d’environ 30 000 personnes en 1900, passent à 110 000 en 1920 et à 277 000 en 1940, soit, en proportion de la population totale, de 1,9 % en 1900 à 4,1 % en 1920 et à 8,2 % en 1940 5. A cette date, la communauté noire de la ville est la deuxième en importance, après celle de New York. A partir de 1917, des grandes villes du Nord ou du Middle West connaissent des émeutes où des Noirs sont lynchés, ce qui marque l’émergence d’un « problème noir » dans ces villes. L’une des émeutes les plus meurtrières prend place à Chicago entre le 27 juillet et le 8 août 1919, entraînant la mort de 38 personnes (dont 33 Noirs) ; elle suscite la création d’une commission d’enquête dont les travaux furent, comme on l’a vu, inspirés par Park. Avec quelques phases de forte récession, mais de courte durée, les dix premières années de l’après-guerre correspondent à une période de prospérité économique et de changements technologiques rapides. Au cours de celle-ci se développent aux États-Unis l’industrie chimique, la production électrique et l’industrie automobile, et se constituent des entreprises géantes. Les transferts de travailleurs du secteur agricole vers les emplois urbains sont massifs. Mais ce sont plutôt les emplois de services et de bureau qui augmentent que ceux de l’industrie, et le niveau de chômage reste continuellement élevé. Une urbanisation rapide dans l’ensemble des États-Unis accompagne ces évolutions de l’emploi : la population résidant dans les centres de plus de 2 500 habitants dépasse pour la première fois celle des zones rurales en 1920 et atteint près de 57 % de la population totale dix ans plus tard.

Les années 1920-1930 sont aussi celles de la diffusion de l’automobile, du téléphone et de la radio, et celles du développement de la publicité de masse. Les changements dans l’emploi s’accompagnent de l’émergence d’une vaste classe moyenne qui tend à s’installer dans les banlieues suburbaines et invente un style de vie spécifique. C’est également la période où prennent place des tentatives d’organisation et de défense catégorielles d’un grand nombre de métiers exercés par la classe moyenne, revendiquant le mode d’organisation et les privilèges des professions établies, c’est-à-dire la médecine et le barreau. A cette évolution se rattache – elle en est à la fois une cause et une conséquence – une large diffusion de la scolarisation prolongée. Chicago est directement concernée par ces évolutions. La période antérieure à la crise de 1929 est marquée par une prospérité sans précédent. Si la population de la ville, qui passe de 2 700 000 habitants en 1920 à 3 300 000 en 1930, croît moins vite que durant les années antérieures, les constructions de logements sont nombreuses. Le centre-ville et la zone en bordure du lac Michigan sont en partie restructurés, avec la construction de plusieurs gares, l’ouverture de parcs publics et l’élargissement de la voirie consécutif à la diffusion de l’automobile. Celui-ci et le développement des transports urbains favorisent la migration de la classe moyenne vers une vaste banlieue – 20,3 % de la population de l’agglomération vit en banlieue en 1930 6. De nombreux quartiers de la ville connaissent simultanément des changements plus ou moins complets de leur population. Le plus spectaculaire de ceux-ci est l’extension rapide du ghetto noir – en 1918 une longue et étroite bande allant de la périphérie du centre au sud de la ville –, qui s’accompagne de multiples incidents violents. Le contexte politique après la fin de la guerre est profondément différent de celui de la période antérieure. La guerre a favorisé la mise en place d’éléments d’une politique nationale dans des secteurs qui, précédemment, relevaient uniquement des initiatives des communautés

locales. Le mouvement progressiste qui menait campagne depuis le début du siècle en faveur de réformes et d’une intervention accrue de l’État fédéral, et auquel étaient liés, comme on l’a vu, une partie des universitaires de Chicago, est dispersé à la fin de la guerre : ses porte-parole ont pris au cours des années des positions largement divergentes sur l’immigration ou sur l’entrée en guerre des États-Unis, ainsi que sur la révolution soviétique. Les forces sociales qui l’ont soutenu s’engagent au cours des années 1920 dans des voies divergentes qui ne laissent pas de possibilité d’alliances politiques 7. On retrouve cependant dans les débats publics plusieurs des thèmes concernant la vie urbaine qui y avaient été introduits par le mouvement progressiste durant la période précédente, comme la question des relations entre groupes ethniques ou celle des différentes formes de délinquance. Comme avant la guerre, l’antagonisme entre villes et campagnes, qui recoupe en partie celui qui oppose les protestants anglo-saxons aux immigrants et aux descendants d’immigrants catholiques et juifs, et, à un moindre degré, l’antagonisme entre classe moyenne et classe ouvrière, est à l’arrière-plan d’une partie des débats : il s’exprime lors des élections et à l’occasion des débats sur la moralité publique, comme celui que suscite l’amendement qui instaure la prohibition en 1919. La période est aussi marquée par une croissance spectaculaire de la criminalité organisée dans les grandes villes. Cette question tend à occuper une place importante dans les préoccupations publiques, spécialement à Chicago qui est l’une des villes les plus concernées par ce phénomène : de 1923 à 1926, plus d’un millier de meurtres sont enregistrés chaque année. Sous la tutelle du barreau de l’Illinois et de l’élite des affaires de Chicago, une commission d’enquête sur la criminalité est créée en 1926 pour étudier la délinquance organisée, à laquelle sont associés des sociologues. Dès cette époque, les travailleurs sociaux constituent une catégorie nombreuse, qui tend à s’ériger en profession depuis le début du siècle ; partiellement sous

l’influence des travailleurs sociaux, la délinquance juvénile est devenue un problème public.

Les étudiants et les études de sociologie à l’Université de Chicago Si la guerre de 1914-1918 a éclairci les rangs des étudiants de sociologie à l’Université de Chicago, son achèvement entraîne au contraire l’arrivée d’une nouvelle génération plus nombreuse que les précédentes : le nombre moyen de MA et de PhD décernés s’élève progressivement les années suivantes et atteint durant la période 1919-1934 un peu moins de cinq PhD par an en moyenne et un peu moins de huit MA 8. Cette nouvelle génération d’étudiants semble un peu différente de celle de leurs devanciers : sans doute est-elle plus diverse par les origines sociales et les expériences antérieures 9. On y trouve certes encore des fils de pasteurs des zones rurales du Middle West – c’est le cas de Paul G. Cressey, ou d’Everett Hughes –, mais les étudiants issus des zones urbaines ne sont pas l’exception, même si l’appartenance aux fractions inférieures des classes populaires reste sûrement rare. Les femmes sont relativement nombreuses (10 % environ de ceux qui obtiennent un PhD, 30 % de ceux qui obtiennent un MA). Quelques diplômés sont d’origine asiatique et quelques autres sont noirs, l’Université de Chicago leur étant un peu moins fermée que d’autres. Une part appréciable des sociologues noirs de cette génération qui apporteront des contributions significatives à l’étude des relations entre races – Charles Johnson, Franklin Frazier, Bertram Doyle, Horace Cayton, Olivier Cox, et brièvement Ira deAugustine Reid – sont passés par l’Université de Chicago (mais seuls Frazier, Doyle et Cox y ont obtenu un PhD).

Depuis le début du siècle, l’enseignement de la sociologie s’est implanté progressivement dans de nombreuses universités, notamment dans le Middle West. Jusqu’en 1929, les titulaires d’un PhD de sociologie trouvent relativement facilement des emplois dans les universités 10. Le département de sociologie de l’Université de Chicago reste le producteur de thèses en sociologie le plus réputé 11. Avant 1930, une partie importante des étudiants formés à Chicago au cours de la période trouvent ainsi des postes dans l’enseignement ou dans des organismes de recherche, parfois avant même d’avoir obtenu un doctorat. D’autres, il est vrai, comme Nels Anderson et la plupart des femmes, ne trouvent pas de poste universitaire et exercent des activités sur les marges de la discipline. Presque tous les témoignages des étudiants de cette période – nés pour la plupart entre 1889 (comme Nels Anderson) et 1903 (comme Helen Hughes) – mentionnent le sentiment d’avoir participé à une sorte d’aventure intellectuelle qui se développait en dehors des sentiers battus. Parmi les éléments qui contribuèrent à nourrir ce sentiment figurent l’impulsion donnée par Park au recueil de données de première main et le caractère partiellement collectif des recherches. Certains enseignements exigeaient en effet des étudiants des travaux personnels d’investigation dans la ville, qui débouchaient parfois sur des projets de thèse de doctorat ou de maîtrise. Après 1924, une étudiante en thèse du département, Vivien Palmer, fut chargée, sous la tutelle de Burgess, d’organiser l’apprentissage des démarches de recherche et de la coordination des travaux des étudiants sur la ville et sur les groupes ethniques. La participation d’une partie de ces étudiants à des projets de recherche financés par des contrats, à des petits travaux d’édition pour l’American Journal of Sociology, ainsi que la fondation d’une collection d’ouvrages de sociologie aux Presses de l’Université de Chicago, qui constitua un temps un débouché naturel pour la publication des thèses, contribuèrent à favoriser l’engagement dans des activités de recherche.

Les témoignages recueillis par James Carey fournissent de nombreux indices d’un moral élevé chez une partie des étudiants en sociologie de la période. L’un d’eux, Edgar Thompson, remarque par exemple : « Nous parlions de sociologie du matin au soir. Nous nous interrompions pour suivre des cours, et nous revenions et continuions après les cours. Nous continuions la classe après que la cloche eut sonné. Nous allions prendre un café, déjeuner, occupés par ces choses, possédés par l’excitation du lieu 12… » Un autre témoin de la même période, Herbert Blumer, insiste de son côté sur le travail en petits groupes et sur la proximité entre les disciplines de sciences sociales : « L’atmosphère intellectuelle de cette période des années 1920 et 1930 dans le département et le secteur des sciences sociales était très, très stimulante. Beaucoup de discussions tout le temps. On reconnaissait le fait que, comme discipline, la sociologie à Chicago était, à ce moment-là, incluse dans le contexte plus large des sciences sociales. Les enseignants et les étudiants franchissaient fréquemment les frontières séparant les disciplines 13. » L’un des indices les plus probants du fait que ces témoignages ne reflètent pas seulement un émerveillement rétrospectif est sans doute fourni par la participation active des étudiants à des activités qui n’étaient pas requises pour l’obtention de leurs diplômes, ainsi que par la fréquence des retours sur le campus de l’Université, après l’obtention du diplôme, à l’occasion de conférences et de séances de discussion des travaux en cours. Celles-ci étaient notamment organisées par une sorte de société savante locale, fondée par Park en 1920, qui regroupait étudiants avancés et universitaires en poste : la Society for Social Research. Elle invitait aussi des conférenciers extérieurs à la discipline et des sociologues d’autres universités 14.

Comme le soulignent par ailleurs le programme assez éclectique de la Society for Social Research, ainsi que la diversité des sociologues invités à Chicago pour le semestre d’été, l’environnement intellectuel dans lequel furent réalisées les recherches de cette période ne se limitait nullement à l’enseignement dispensé par Park, Burgess et Faris. Les études graduate en sociologie requéraient la fréquentation d’autres enseignements offerts dans le département de sociologie et dans les départements voisins. Parmi les plus suivis et les plus influents figurent ceux de William Fielding Ogburn, recruté en 1927 comme professeur de sociologie. Ogburn (1886-1959) était lui-même un produit de la tradition rivale de celle de l’Université de Chicago, qui s’était développée à l’Université Columbia à New York. Franklin Giddings, un sociologue à peu près de la génération d’Albion Small, y avait contribué à former aux utilisations de la statistique un certain nombre d’élèves – Ogburn, mais aussi Stuart Chapin, John Gillin, Frank Hankins, ou Howard Odum – qui continuèrent à développer cette orientation après 1920. C’est en tant que spécialiste de l’usage des techniques statistiques – et pour pallier ce qui apparaissait à ses futurs collègues comme la principale faiblesse de leur département – qu’Ogburn fut recruté par le département de sociologie de Chicago. Originaire du Sud des États-Unis, William Ogburn avait obtenu en 1911 un PhD pour une étude statistique de la législation sur le travail des enfants 15. Après un passage d’un an dans l’administration du gouvernement fédéral – au bureau des statistiques –, Ogburn retourna, entre 1919 et 1927, à l’Université Columbia comme enseignant, tout en exerçant, de 1920 à 1926, la responsabilité de rédacteur en chef du Journal of the American Statistical Association. L’emploi de coefficients de corrélation partielle pour isoler les facteurs explicatifs dans l’analyse des suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle de 1928 est l’une des principales contributions d’Ogburn au développement des méthodes quantitatives en sociologie. Au moment de

son recrutement par l’Université de Chicago, sa notoriété chez les sociologues reposait également sur un ouvrage – Social Change with Respect to Culture and Original Nature (1922) – qui formule une théorie générale du changement social et des décalages de rythme entre quatre facteurs (les inventions techniques, l’accumulation, la diffusion et l’adaptation des populations). Au début des années 1920, avec d’autres sociologues de la même génération, Ogburn s’inscrit dans une conception de la sociologie (et plus généralement des sciences sociales) qui connaît un succès croissant et qui trouve, comme on le verra plus loin, des soutiens institutionnels et financiers. Le modèle dont cherchent à s’inspirer ces sociologues est celui des sciences physiques : pour eux, la sociologie doit emprunter la voie vers la légitimité scientifique précédemment suivie par la psychologie behavioriste 16. L’analyse sociologique doit ainsi privilégier la saisie des comportements par leurs aspects extérieurs, mettre l’accent sur la rigueur des démarches d’enquête et, pour cela, employer des techniques statistiques, dont l’usage devient la mesure de la rigueur scientifique : « La condition sine qua non de la publication scientifique sera la vérification et la preuve », affirme ainsi Ogburn en 1930 dans son allocution de président de l’association des sociologues américains (ASS), et il ajoute un peu plus loin : « Dans l’état futur de la sociologie, nous serons tous statisticiens, ou presque tous 17. » Enfin, pour ces sociologues, les recherches doivent être « neutres » d’un point de vue éthique et politique, pour que tous les publics possibles puissent être convaincus de la validité des « résultats » obtenus : Ogburn se félicitera à l’occasion que les résultats de ses analyses soient également acceptables pour des conservateurs et des communistes. Si la conception de la recherche en sociologie d’Ogburn s’écarte ainsi de celles de Park, Faris ou Burgess, il existe cependant quelques points de convergence entre elles. Avec ceux-ci, et plus précisément avec Faris, Ogburn partageait une longue familiarité avec l’œuvre de Boas, qui, comme

on l’a vu, avait été l’adversaire principal des analyses expliquant des différences de comportement par des différences biologiques entre populations. Ogburn dispensait parfois des enseignements d’anthropologie et restait en contact avec les anthropologues 18. Comme on l’a vu, Burgess manifesta un intérêt actif pour les techniques statistiques d’Ogburn en étant l’un des auditeurs de ses premiers enseignements ; il utilisa ultérieurement les mêmes techniques statistiques pour estimer les chances de succès des unions matrimoniales et des libérations conditionnelles de délinquants. La psychanalyse était un autre des intérêts durables d’Ogburn – il fut l’un des fondateurs de la Chicago Psychoanalytical Society –, mais cet intérêt l’éloignait plutôt de ses collègues de Chicago dont l’appréciation sur la psychanalyse était réservée. A la fin des années 1920, Ogburn était un sociologue en vue, dont le sujet de recherche principal, les rythmes différents que connaissent les changements sociaux dans divers domaines, s’accordait à l’actualité. De 1927 à 1935, il fut chargé d’organiser chaque année un numéro spécial de l’American Journal of Sociology, composé d’articles centrés sur les évolutions de certains comportements ou institutions de la société américaine considérée dans son ensemble. A partir de 1929, Ogburn dirigea le programme de recherche sur les évolutions de la société américaine commandé par l’administration du président Hoover et financé principalement par une des fondations Rockefeller 19. Il s’agissait de fournir à l’administration des « faits » concernant les évolutions en cours d’un grand nombre d’aspects sociaux et d’en proposer une interprétation « scientifique », mais non de faire des recommandations ou de définir une politique (voir infra). Ogburn contribua lui-même à ce programme en établissant des séries temporelles relatives à des variables démographiques ou économiques, à des variables concernant l’emploi et aux innovations technologiques. Ces séries étaient parfois établies au niveau national, ce qui constituait un nouveau type de données pour les sociologues des États-Unis.

Ogburn construisit des indices pour « mesurer » différentes variables, comme les conditions de vie ou le statut social, effectua des calculs sur les corrélations entre ces variables et compara leurs courbes de variation annuelles. Par contre, Ogburn ne s’intéressa pas aux problèmes de l’exploitation statistique d’enquêtes auprès de populations interrogées par questionnaires ou entretiens – un type de données qui allait être au cœur des travaux des sociologues de la génération suivante, tournés vers l’usage de méthodes statistiques. C’est davantage son enseignement concernant les statistiques que ses analyses sur les changements sociaux qui semble avoir retenu l’attention des étudiants de sociologie de Chicago. Comme Park et Faris, Ogburn devait rapidement être entouré d’un petit groupe de protégés. Parmi ceux-ci, Samuel Stouffer, Frederick Stephan, Clark Tibbitts et Philip Hauser participèrent les années suivantes au développement des techniques statistiques d’exploitation des enquêtes par questionnaires (voir chapitre 5). L’impulsion donnée par Ogburn au développement des techniques statistiques devait ainsi contribuer à une sorte de séparation dans les orientations des chercheurs formés au cours des années 1920 et 1930 : les uns poursuivirent les analyses écologiques en utilisant des méthodes statistiques, les autres abandonnèrent au contraire l’étude de l’ordre écologique et se tournèrent, comme on le verra, vers la démarche ethnographique et l’investigation de ce que Park désignait par l’expression « ordre moral ». L’enseignement de la sociologie à l’Université de Chicago au cours des années 1920 et 1930 conserva le caractère pluridisciplinaire qui avait été précédemment le sien (ce que favorisait évidemment le très petit nombre d’enseignants du département). Les témoignages rétrospectifs d’anciens étudiants insistent sur ce point, qui allait de pair avec un mode de financement des recherches peu soucieux des appartenances disciplinaires 20. Cette situation tenait aussi au réseau complexe des

relations, à la fois personnelles et institutionnelles, entre les différents départements. Jusqu’en 1929, les anthropologues appartiennent au même département que les sociologues. Entre 1919 et 1923, date de son départ à la retraite, le seul anthropologue de ce département est Frederick Starr, dont les contacts avec les étudiants préparant des MA ou des PhD sont réduits 21. Il est remplacé par Fay-Cooper Cole, qui, en dépit d’une spécialité, l’archéologie, peu favorable à des contacts étroits avec les sociologues, donne aux enseignements d’anthropologie une orientation convergeant davantage avec celle des sociologues ; il entreprend, comme Starr vers 1895, d’obtenir la création d’un département d’anthropologie autonome 22. Grâce au financement du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, il peut faire recruter en 1925 Edward Sapir, qui resta à Chicago jusqu’en 1931, et entreprendre des études de terrain auxquelles sont associés des étudiants en thèse. En 1927 s’ajoute au groupe des anthropologues un jeune assistant (instructor), Robert Redfield, le gendre de Park, qui achève un PhD dans le département. En 1929, la séparation en deux départements de l’anthropologie et de la sociologie est réalisée, mais au moins pour une partie appréciable des étudiants celle-ci n’entraîne pas un relâchement marqué des liens en ce qui concerne l’enseignement 23. Parmi les enseignements offerts dans d’autres départements, celui du philosophe George Herbert Mead, qui portait le titre de « psychologie sociale avancée », était l’un des plus fréquentés par les sociologues : 72 % des étudiants qui ont obtenu une thèse entre 1910 et 1924 ont suivi cet enseignement 24. La notoriété de Mead n’était pourtant pas très grande en dehors de l’Université de Chicago – sa réputation ultérieure repose sur des publications postérieures à son décès en 1931 – et ses performances d’enseignant n’étaient pas à l’abri de toute critique, en raison d’une absence d’interaction avec son auditoire paradoxale par rapport à ses propres analyses 25. L’incidence de cet enseignement sur les recherches de

sociologie réalisées à Chicago au cours de la période n’est d’ailleurs pas manifeste : on n’y trouve presque pas de traces des notions favorites de Mead. Par contre, on peut penser que l’enseignement de Mead a contribué à renforcer celui de Park par son insistance sur la dimension subjective des faits sociaux et par son approche sophistiquée de celle-ci. La question de la diffusion effective des analyses de Mead dans les recherches de sociologie à l’Université de Chicago a fait l’objet de controverses. Anselm Strauss, qui fut étudiant à Chicago dans la période suivante avant d’être l’un des introducteurs des notions de Mead chez les sociologues, avance comme une évidence le fait que cette diffusion est postérieure à la mort de Mead, et qu’elle s’est exercée par l’intermédiaire d’Ellsworth Faris et, plus tard, de Herbert Blumer ; c’est ce que confirment l’examen des recherches réalisées (et non celui des déclarations de principe) et différents 26 témoignages . De manière plus générale, la proximité entre certains thèmes de la philosophie pragmatiste et ceux de la sociologie de Chicago tient sans doute davantage à leur communauté d’origine qu’à un emprunt direct des sociologues aux philosophes. La psychologie sociale développée par Mead, comme la sociologie de Park, présente une sorte d’affinité avec la situation des États-Unis à leur époque, avec la juxtaposition de populations culturellement diverses entre lesquelles il n’existe pas d’accord général sur le sens des comportements : d’où découlent l’incertitude de l’individu et l’affaiblissement de l’attachement aux symboles de la vie collective. L’individualisme et l’incertitude sociale apparaissent ainsi comme les deux côtés des choix problématiques qu’impose une société complexe et désorganisée. La personnalité individuelle doit s’y développer à travers l’interaction et

inclure une capacité de maîtrise de soi qui permet à l’individu de suivre un modèle de conduite relativement consistant. Avant l’arrivée d’Ogburn dans le département de sociologie, en 1927, les étudiants suivaient l’enseignement de statistiques dispensé par un des professeurs d’économie, Field. Ils fréquentaient également, parfois, d’autres cours proposés par ce même département : Everett Hughes, qui fut étudiant en sociologie au cours de cette période, cite des enseignements centrés sur les relations de travail 27. Avec le département de sciences politiques, où, sur l’initiative de Charles Merriam, se déroulaient les premières études des comportements électoraux utilisant des enquêtes par questionnaires sur échantillon, les contacts étaient également fréquents 28. Le département de psychologie, où les partisans d’une approche statistique étaient bien représentés, fut, lui aussi, fréquenté par une partie des étudiants en sociologie. Louis Thurstone, après une expérience de recherche sur les tests de l’armée, y réalisait, depuis 1927, des recherches sur la mesure des attitudes à partir des réponses à des questionnaires 29 : cette orientation était davantage en affinité avec les recherches qu’effectuaient certains sociologues à la fin des années 1930 qu’avec celles des recherches inspirées par Park ou Faris. La fréquence des contacts des étudiants en sociologie avec ces divers départements contraste avec la rareté de ceux qu’ils avaient avec les enseignements proposés à l’École d’administration du service social (School of Social Service Administration), intégrée à l’Université en 1920, et qui formait des travailleurs sociaux. Peu d’étudiants semblent en effet avoir suivi les enseignements proposés par ce département, ce qui traduit en partie les relations conflictuelles entre Park et Burgess d’un côté et les principales responsables de cette école de l’autre : Sophonisba Breckinridge et Edith Abbott (qui avait, comme on l’a vu, enseigné à mi-temps en sociologie jusqu’en 1920). Mais l’éloignement croissant entre la sociologie et le travail social correspond aussi certainement à l’orientation de la

première vers une quête de la reconnaissance d’un statut « scientifique », alors que la seconde recherchait pour ses diplômés un statut de profession établie (selon le modèle de la médecine).

Le contexte institutionnel et financier des recherches en sociologie Les années 1920 marquent aux États-Unis le début d’une longue évolution des sciences sociales, qui concerne à la fois le modèle d’organisation intellectuelle qui leur sert de référence, leur financement et leurs relations avec leurs « publics ». Le modèle qui s’impose progressivement aux sciences sociales est celui des sciences de la nature, avec son insistance sur la formulation explicite d’un corps de propositions, l’administration systématique de « preuves » de l’adéquation de celui-ci aux données et la tendance à « mesurer » les phénomènes étudiés qui implique ici un recours à la statistique. Cette orientation est symbolisée à l’Université de Chicago par une citation de Lord Kelvin placée en 1929 sur le fronton du nouveau bâtiment destiné aux sciences sociales à l’Université de Chicago (financé par une des fondations de l’empire Rockefeller) : « Votre savoir est pauvre et peu satisfaisant quand vous ne pouvez mesurer 30. » L’orientation qu’elle résume concerne non seulement la sociologie, mais plus encore les disciplines voisines comme la psychologie, l’économie et les sciences politiques. A Chicago, l’influence diffuse du pragmatisme sur les sociologues, notamment Park et Faris, a certainement contribué à contrecarrer l’adoption de certaines des caractéristiques supposées du modèle des sciences de la nature comme référence pour les sociologues. A l’exception d’Ogburn, aucun des promoteurs les plus actifs de cette conception en sociologie – Stuart Chapin, George Lundberg, Luther Bernard – n’exerça durablement à l’Université de Chicago 31.

Deux facteurs sont par contre favorables à une évolution de la sociologie vers la référence au modèle des sciences de la nature : le mode de financement des recherches qui se met en place au début des années 1920 ; un contexte intellectuel et politique qui est à la fois la condition de ce type d’insertion des sciences sociales dans la société et, pour une part, sa conséquence. L’inventaire des publications de sociologie fait apparaître une différence essentielle entre des recherches sociologiques produites à l’Université de Chicago avant et après le début des années 1920 : dans la seconde période, les publications qui correspondent à des comptes rendus de recherches empiriques deviennent beaucoup plus nombreuses et portent sur une plus grande diversité de sujets. Cette plus grande fécondité n’est pas mystérieuse, même si sa base matérielle est restée longtemps quelque peu dans l’ombre : à partir de 1923, les recherches en sciences sociales ont bénéficié pour la première fois aux États-Unis de financements importants. L’existence de ces financements – d’une ampleur et d’une durée sans commune mesure avec ceux dont avaient pu bénéficier précédemment Thomas ou les chercheurs du Pittsburgh Survey – n’a pas seulement entraîné la multiplication des recherches et des publications, elle a également influencé, quoique de manière indirecte, les conceptions de la recherche, les thèmes et les méthodes d’investigation, et, dans une moindre mesure, les relations entre les différentes disciplines en sciences sociales. A l’exception de William Ogburn, les sociologues de Chicago n’ont pas été les acteurs centraux de cette évolution, mais ils ont tiré parti des occasions qui s’offraient, grâce à leur proximité avec certains de ceux qui, comme William Ogburn et Charles Merriam, ont été au centre de cette politique. Le financement des recherches en sciences sociales par de grandes fondations privées – les plus importantes sont le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, la Carnegie Corporation, ainsi que la Russell Sage

Foundation 32 – est l’aboutissement d’un processus d’élargissement du champ de leurs interventions qui prend place après 1920. D’abord tournées vers l’action charitable et l’assistance, ces fondations se mettent alors à financer des recherches en sciences de la nature et en médecine. Administrées par des hommes d’affaires et des universitaires (ou d’anciens universitaires), elles prétendent appliquer le point de vue du monde des affaires – défini en termes de rationalité, d’organisation et d’efficacité – aux activités philanthropiques : l’investigation scientifique du « bien-être social et physique de la population » apparaît comme le moyen de la « rationalisation » de ces activités 33. Le point de départ des financements massifs des recherches en sciences sociales correspond à la réorientation d’une fondation destinée, lors de sa création en 1918, à soutenir des activités dans les domaines de prédilection de l’épouse décédée de John Rockefeller : la santé publique, l’éducation et les soins aux enfants. En 1922, Beardsley Ruml, qui avait obtenu une thèse de psychologie appliquée à l’Université de Chicago en 1917, devint, à 28 ans, directeur de cette fondation, le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund 34. Il s’agissait de conduire une politique globale de financement de la recherche en sciences sociales, dont Ruml détermina à la fois le champ d’application et les modalités d’attribution. Les justificatifs de la politique de Ruml sont présentés dans un Memorandum écrit quelques mois après son entrée en fonction, en 1922 : « Tous ceux qui œuvrent dans une visée large d’assistance sociale sont gênés par le manque de connaissance que peuvent fournir les sciences sociales. C’est comme si les ingénieurs travaillaient sans les développements convenables des sciences physiques et chimiques. […] Un examen des activités des organisations dans le domaine de l’assistance sociale fait apparaître comme un besoin primaire le développement des sciences sociales

et la production d’un corpus de propositions générales largement acceptées portant sur les capacités et les motivations humaines, ainsi que sur le comportement des êtres humains en tant qu’individus et que membres de groupes 35. » Ailleurs, Ruml insiste sur la nécessaire pluridisciplinarité des recherches à soutenir et sur leur caractère appliqué. A la suite d’une expérience « malheureuse » qui avait fait apparaître au grand jour une confusion entre les buts d’une autre des fondations Rockefeller et les intérêts d’affaires de la famille donatrice, le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund définit une politique de financement qui remettait à un comité d’universitaires la répartition des crédits à distribuer. Ces crédits étaient destinés à fournir les moyens pour recueillir et exploiter des données de première main, à subventionner des infrastructures de recherche – frais de secrétariat et de publication, etc. –, à donner des bourses à de jeunes chercheurs et à libérer momentanément de leurs charges d’enseignement certains universitaires. En bref, la politique annoncée, puis conduite par le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund était à peu près, dans sa forme et dans ses justifications, l’homologue de celle que menaient d’autres fondations soutenant la recherche en médecine ou dans les sciences exactes. En 1923, les sociétés savantes qui regroupaient les chercheurs en sciences politiques (l’American Political Science Association) et les sociologues (l’American Sociological Society) créèrent un comité commun, le Social Science Research Council (SSRC), dans lequel figuraient aussi des observateurs de l’association des économistes (American Economic Association). Le SSRC était destiné à coordonner les efforts en matière de recherche et à favoriser le développement des « méthodes scientifiques » dans ces disciplines 36. Il s’agissait notamment de coopérer avec le National Research Council – un autre comité où étaient représentées les différentes

disciplines de sciences naturelles et qui entretenait des contacts avec diverses fondations privées – pour un projet de recherches sur les migrations. Le maître d’œuvre principal de la création du Social Science Research Council, qui fut aussi un intermédiaire dans les relations de celuici avec le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, était Charles Merriam, le directeur du département de sciences politiques de l’Université de Chicago. En coordination avec le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, le Social Science Research Council définit une politique de recherche et chargea, en 1925, quatre comités de la mettre en application dans les domaines définis par ceux-ci. L’année même de la création du SSRC se constituait à l’Université de Chicago, sous la houlette d’Albion Small, alors doyen de la Graduate School of Arts, un comité également interdisciplinaire, le Local Community Research Committee, destiné à coordonner les recherches sur les problèmes urbains : à une réunion de 1923, le président de l’Université annonça un don de 21 000 dollars aux départements de sociologie, sciences politiques et économie pour « faire des études expérimentales afin d’examiner les possibilités pour la recherche sociale d’utiliser la ville de Chicago comme un laboratoire » – une expression utilisée depuis trente ans, comme on l’a vu 37. Comme le Social Science Research Council, le Local Community Research Committee regroupait plusieurs disciplines : la sociologie y fut représentée par Small, puis par Burgess, les sciences politiques par Merriam ; l’économie, l’histoire et l’anthropologie en étaient également partie prenante. La politique prônée par Ruml fut mise en œuvre durant les années suivantes. Entre 1923 et 1929, année où le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund fut réorganisé et intégré dans la Fondation Rockefeller, il distribua plus de 20 millions de dollars pour les seules sciences sociales, un financement d’une ampleur sans précédent 38. L’Université de Chicago fut le premier bénéficiaire de ces financements : entre 1924 et 1928, elle reçut

près de 3,4 millions de dollars, soit plus de deux fois plus que l’université la mieux dotée après elle, l’Université Columbia à New York. Le Social Science Research Council reçut pour sa part directement environ 4,1 millions de dollars pour financer des bourses et distribuer des crédits de recherche. Une partie des fonds attribués à l’Université de Chicago furent investis dans la construction d’un bâtiment pour abriter les recherches en sciences sociales et dans l’acquisition d’équipements pour le traitement de données statistiques. Une autre partie fut dépensée pour financer des recherches et offrir des facilités aux enseignants en poste, soutenir les travaux d’étudiants avancés et publier des ouvrages. Entre 1923-1924 et 1929-1930, le Local Community Research Committee disposa à ces fins d’un financement de 431 000 dollars environ distribué par le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, auquel s’ajoutèrent environ 120 000 dollars issus d’autres provenances 39. Parmi ces autres commanditaires figuraient, en général pour des sommes relativement faibles, une grande variété d’associations d’assistance, d’associations à but civique ou même d’hommes d’affaires (mais les subventions de ces derniers allaient plutôt aux économistes). On trouve également parmi les commanditaires de recherches des associations ayant pour objet la lutte contre une forme ou une autre de criminalité, comme l’Illinois Association for Criminal Justice, qui regroupait des magistrats, des avocats et des policiers. Par contre, la liste des commanditaires ne comprend ni organisation de travailleurs ni organisation politique, et la contribution de la ville de Chicago au financement des recherches est très limitée 40. Les sociologues de Chicago, directement par le Local Community Research Committee ou indirectement pour les bourses et soutiens de recherches, étaient parmi les bénéficiaires des financements fournis par ces diverses associations. Les financements furent dispersés entre un grand nombre de recherches plutôt que concentrés sur un petit nombre de projets

exigeant des moyens importants (comme ce fut le cas en sciences politiques). De fait, une partie des recherches qui aboutirent à la publication d’ouvrages furent à un moment ou un autre soutenues par ces financements : il en fut ainsi notamment des recherches de Frederic Thrasher sur les bandes de jeunes, de Landesco sur la grande délinquance, de Walter Reckless sur la prostitution – qui bénéficièrent du soutien de l’Illinois Association for Criminal Justice 41 –, de Harvey Zorbaugh sur le quartier nord de Chicago ou de Paul G. Cressey sur des dancings 42. Quelques recherches bénéficièrent également de subventions de donateurs individuels (voir le cas de Nels Anderson dans le chapitre 9) ; mais d’autres n’eurent aucun commanditaire, comme l’étude sur les agents immobiliers de Chicago d’Everett Hughes. Certains étudiants bénéficièrent de bourses ou d’un soutien financier justifié par de petits travaux d’édition pour l’American Journal of Sociology 43. Des crédits furent également utilisés pour la création de ressources documentaires, à l’origine de ce que certains de ces travaux ont en commun. C’est ainsi que furent financés le rassemblement, sous la houlette de Burgess, de statistiques démographiques sur les différents quartiers de Chicago et l’établissement de cartes à partir de ces données. Les travaux ultérieurs sur des sujets divers – délinquance, suicide, divorce, etc. – adoptèrent le même découpage spatial et utilisèrent une partie de ces données. Dans le cadre de son enseignement, Vivien Palmer assura la coordination du recueil des données concernant la ville de Chicago. La plupart des recherches réalisées par les étudiants de sociologie de l’Université de Chicago peuvent être rattachées à deux des quatre domaines retenus en 1925 par le SSRC en raison de leurs relations avec les problèmes sociaux de l’époque : la criminalité, les relations entre races (les deux autres domaines sont l’économie de l’agriculture et les relations industrielles) 44. Il faut remarquer que, dans ce dernier cas, l’existence d’un financement potentiel n’a pas suffi à assurer un développement des recherches en

sociologie, peut-être parce que le sujet relevait, dans la division du travail scientifique établie, des économistes, qui occupaient par ailleurs des postes d’influence dans ce comité. Le comité sur les relations entre les races, placé sous la direction de Howard Odum, finança largement les recherches de celui-ci à l’Université de Caroline du Nord, mais il contribua aussi au développement des recherches des sociologues de Chicago (voir chapitre 8). Le comité sur la criminalité finança les recherches de Frederic Thrasher sur les bandes de jeunes 45, celles d’Ernest Mowrer sur la famille 46, ainsi que celles menées à l’Institute for Juvenile Research de Chicago par Shaw et McKay (voir chapitre 7). Il faut conclure que les thèmes des recherches en sociologie reflètent un compromis entre les sujets de préoccupations publiques de l’époque, les possibilités de financement – qui traduisent elles-mêmes les intérêts des pourvoyeurs de fonds –, la division établie du travail entre spécialités et les intérêts des chercheurs qui les réalisèrent, portés, dans les années 1930, à croire que leurs recherches pouvaient inspirer une politique de réforme 47. Cependant il ne faut pas sous-estimer l’autonomie dont disposèrent certains chercheurs – et leur indépendance financière (reposant parfois sur la simple occupation d’un emploi), qui leur permit de suivre une orientation originale : Everett Hughes laissa de côté l’étude du prix des terrains à Chicago que Park souhaitait lui voir accomplir pour celle du métier d’agent immobilier alors en quête d’une nouvelle respectabilité professionnelle 48. Le développement des travaux sur la délinquance devait certainement moins à l’impulsion intellectuelle de Park qu’au contexte social de la ville de Chicago et aux possibilités corrélatives de financement, qui existaient d’ailleurs dans la période antérieure. Quant au développement des études sur les relations interethniques, il résultait de la rencontre entre l’impulsion intellectuelle et le crédit de Park dans ce domaine d’une part, la présence à Chicago d’étudiants – Noirs et Blancs du Sud – pour lesquels cette question possédait un intérêt particulier d’autre part.

Les monographies de l’« École de Chicago » Le terme « École de Chicago » a été si souvent utilisé depuis les années 1950 que l’on pourrait croire clairement définie la liste des publications qui s’y rattachent. Il existe certes un petit nombre d’ouvrages toujours cités : The Hobo de Nels Anderson (1923), The Gang de Frederic Thrasher (1927), Suicide de Ruth Cavan (1928), The Ghetto de Louis Wirth (1928), The Gold Coast and the Slum de Harvey Zorbaugh (1929), The Taxi-Dance Hall de Paul Cressey (1932). Des autobiographies écrites à la demande de chercheurs et commentées par ceux-ci, comme The Jack-Roller de Clifford Shaw (1930) et The Professional Thief d’Edwin Sutherland (1937), sont souvent ajoutées à cette liste. D’autres ouvrages sont fréquemment cités, comme The Pilgrims of the Russian Town de Pauline Young (1932), Social Factors in Juvenile Delinquency de Clifford Shaw et Henry McKay (1931), Vice in Chicago de Walter Reckless (1933), Organized Crime in Chicago de John Landesco (1929), The Marginal Man d’Everett Stonequist (1937). Par contre, d’autres ouvrages sont généralement ignorés, comme Hotel Life de Norman Hayner (1936), et plus encore Small-Town Stuff d’Albert Blumenthal (1932) ou The Negro Family in Chicago de Franklin Frazier (1932). Un inventaire des travaux qu’il est possible de rattacher au département de sociologie de Chicago, au même titre que ceux qui sont habituellement mentionnés, fait immédiatement douter des conclusions que l’on peut tirer de l’examen des seuls ouvrages d’une liste arbitrairement établie. Trois définitions concurrentes sont retenues selon les cas pour délimiter ces travaux : les recherches sur les villes ou même, plus spécifiquement, sur Chicago ; les PhD et parfois les MA inspirés par Park, Burgess et Faris (voire par Ogburn) ; les ouvrages de la collection dirigée par Park, Burgess et Faris aux Presses de l’Université de Chicago. Aucune de ces définitions

n’englobe l’ensemble des cas qu’il convient manifestement de retenir pour avoir une vue d’ensemble des recherches produites dans l’entourage de Park, Burgess et Faris au cours de cette période, si l’on veut échapper à l’arbitraire d’un choix aveugle. Une partie des travaux sur les villes manque à cette liste, alors même que leur thématique exigerait de les retenir : il en va ainsi de la thèse d’Everett Hughes (1928) sur les agents immobiliers ou de celle, restée inédite, d’Ernest Shideler (1928) sur les magasins à succursales multiples. L’ouvrage de Bertram Doyle (1937) sur l’étiquette des relations entre Blancs et Noirs dans le Sud, ainsi que celui d’Andrew Lind (1938) sur les contacts de populations dans les îles Hawaii, issus de deux thèses auxquelles Park s’intéressa de près, ne relèvent pas de manière évidente de la sociologie urbaine. La liste des thèses inspirées par Park, Burgess et Faris est d’ailleurs bien plus longue que celle des monographies publiées dans leur collection : une partie des thèses ne donna lieu que tardivement à publication, et chez d’autres éditeurs que les Presses de l’Université de Chicago 49. Il en alla ainsi pour la thèse de Norman Hayner sur les habitants des hôtels, pour celle d’Everett Hughes ou pour celle de Paul Siu sur les blanchisseurs chinois, tardivement publiée à l’initiative d’historiens 50. D’un autre côté, un ouvrage paru dans la collection sociologique des Presses de l’Université de Chicago est issu d’une thèse réalisée ailleurs qu’à Chicago 51 ; certains renvoient à des sujets qui, s’ils entraient dans les intérêts de Park, comme l’étude de la presse, doivent peu à la thématique de celui-ci 52 ; d’autres sont certes inspirés par Park, mais ils ne reposent pas sur des recherches documentaires de première main 53 ; au moins un autre, enfin, n’est pas issu d’un travail universitaire 54. La ligne de partage entre thèses et ouvrages publiés tient à un ensemble de circonstances fortuites. Les considérations commerciales n’étaient évidemment pas absentes des décisions des Presses de l’Université de Chicago. Les effets sur le rythme des publications des difficultés du début des années 1930 sont également clairs : après la publication du Hobo en

1923, les manuscrits semblent avoir manqué jusqu’en 1926, où deux ouvrages furent publiés dans la collection dirigée par Park, Burgess et Faris ; quatre ouvrages furent publiés en 1927, quatre en 1928, un en 1929, puis, après une interruption complète, cinq en 1932. Les difficultés financières de l’Université, vers 1929, firent exiger des auteurs par les presses de l’Université un financement partiel de leurs ouvrages. La thèse de Hughes fut en conséquence publiée par une société savante et non par les Presses de l’Université. On pourrait prolonger la démonstration de l’arbitraire auquel conduit inévitablement toute définition restrictive. Accepter une telle définition mènerait à une perspective tronquée sur l’ensemble de l’entreprise de recherche qui prit place à l’Université de Chicago au cours de cette période. J’ai cherché au contraire ici à attirer l’attention sur la variété des recherches et des publications qui peuvent lui être rattachées, et sur la diversité de leur rapport aux auteurs centraux de cette tradition. Je me limiterai par la suite à examiner de manière plus précise les publications qui reposent au moins en partie sur une documentation de première main et se présentent comme des analyses – en laissant donc de côté celles qui ont principalement le caractère de simples « documents », ainsi que celles qui ont un caractère essentiellement général et reposent sur une documentation de seconde main. J’ai traité comme une caractéristique secondaire la forme de publication. Le corpus ainsi délimité comprend des thèses (PhD) et des maîtrises (MA), ainsi que des ouvrages et des articles qui en sont parfois issus. J’examinerai successivement les thèmes sur lesquels portent ces publications, en référence au programme de recherche développé par Park et Burgess, les méthodes de documentation et les notions principales qu’ils utilisent, leur mode d’argumentation et de rédaction. Le choix des sujets de recherche, notamment pour les thèses, ne peut évidemment être imputé seulement à Park, Burgess ou Faris, mais tient à un mixte de circonstances où les intérêts intellectuels se mêlent aux facilités

d’enquête et aux possibilités de financement. On peut cependant tirer quelques conclusions de la comparaison des recherches réalisées et des publications, soit sous forme de monographie, soit sous forme d’article dans la revue du département de sociologie, l’American Journal of Sociology, qui constitue un débouché pour ces travaux. Lorsqu’on compare les thèmes des recherches réalisées et ceux des ouvrages publiés, on est frappé d’abord par l’absence de publication sur certains sujets correspondant aux changements majeurs concernant spécifiquement les villes au cours de la période – un des thèmes de réflexion de Park 55. Alors que des MA furent consacrés à la radio (Woolbert, 1930), au téléphone (Stephan, 1926), au cinéma (Halley, 1924), aucune publication sous forme d’article ou d’ouvrage n’en est issue. On ne trouve pas non plus de publication sur le développement des banlieues, qui constitue le sujet d’au moins deux MA (Glick, 1928 ; Beckmire, 1932), ni sur les transformations des modes de vie des classes moyennes ; une seule thèse porte sur la diffusion de l’automobile (Mueller, 1928) et elle ne semble jamais citée ; il en va presque de même du PhD de Shideler (1927) sur les magasins à succursales multiples dont fut cependant tiré un article. En dehors des deux ouvrages de Wirth et de Zorbaugh, quelques articles sur la dimension écologique de la vie urbaine furent cependant publiés, notamment, en 1938, un article de Paul F. Cressey sur la succession des différentes émigrations sur le territoire de Chicago 56. Sans avoir été complètement négligés, les aspects de la vie urbaine les plus spécifiques qu’ont connus les États-Unis au cours de la période n’ont donc pas fait l’objet de travaux aboutis. Par comparaison, l’importance des recherches sur la presse – la plus significative est sans doute la thèse de Helen Hughes (1940) – suggère que ce sont davantage les « nouveaux » aspects de la société du début du siècle que ceux qui étaient caractéristiques de la période de l’entre-deux-guerres qui ont fait l’objet d’investigations. Le premier article consacré au développement des banlieues dans l’American Journal

of Sociology ne fut pas signé par un sociologue mais par un géographe du département voisin, Chauncy Harris, en 1943. Un autre domaine, le travail, aurait pu sembler s’imposer à l’attention des chercheurs. Rares sont cependant les analyses qui lui sont consacrées ou qui portent sur des groupes de travailleurs – qu’ils soient ouvriers ou cols blancs –, alors même que les évolutions de la division du travail et les phénomènes de mobilité professionnelle sont évoqués dans The City. Parmi les soixante et onze thèses soutenues en sociologie à l’Université de Chicago dans les années 1919-1933, sept seulement portent sur des sujets pouvant impliquer directement l’analyse des activités d’une catégorie de travailleurs. La thèse de Mollie Caroll, en 1920, porte sur l’attitude de l’American Federation of Labor envers la législation et la politique ; les deux suivantes, en 1924, portent sur la grève (Ernest Hiller) et la morale industrielle (Floyd House). Les suivantes, celles d’Ernest Shideler (1927) et d’Everett Hughes (1928), portent, comme on l’a indiqué, sur les magasins à succursales multiples et les agents immobiliers ; celle de Tadao Kawamura (1928), sur les conséquences de l’expansion de l’industrie et du commerce japonais sur les conflits de classes ; enfin, en 1930, la thèse de Walter Watson porte sur la satisfaction au travail. Trois facteurs contribuent durant cette période au faible développement des études sur le travail : les intérêts de Park et de ses collègues, les conditions pratiques d’accès aux données de base, la division des sujets établie entre les disciplines de sciences sociales et ses conséquences probables sur le financement. Les essais publiés par Park de 1915 à 1925 ne comprennent à peu près aucune analyse développée des problèmes du travail, si l’on excepte

l’évocation générale de la division du travail dans The City. La seule référence dans l’index de l’Introduction renvoie aux travailleurs comme exemple de groupe en situation de conflit. Un peu plus tard, Park rédigea une préface pour la monographie de Hiller sur la grève – mais celle-ci est considérée sous l’angle des comportements collectifs et non dans ses relations avec les conditions et les expériences du travail. Il publia également une longue note de lecture sur The Human Problems of an Industrial Civilization d’Elton Mayo 57. En dépit de cet essai, la curiosité personnelle de Park ne portait pas non plus particulièrement sur l’investigation du travail et il n’incitait pas les étudiants à approcher leurs sujets sous cet angle, comme le fit au contraire plus tard Hughes. Mais la rareté des études sur le travail traduit sans doute plus encore les difficultés pour accéder aux travailleurs et aux entreprises à des fins d’enquête (voir chapitre 6). La division du travail établie entre spécialités de sciences sociales ne favorisait pas non plus le développement des études sociologiques sur le travail à Chicago : le sujet relevait à l’époque du domaine des économistes, et il existe effectivement d’assez nombreuses études sur ce thème réalisées par des économistes du département voisin 58. Une explication similaire vaudrait d’ailleurs pour l’étude des comportements politiques, laissée par les sociologues au département voisin de sciences politiques (où furent réalisées, au cours de cette période, les premières enquêtes sur les formes de participation politique). Si l’on considère les seules monographies publiées et qui connurent une certaine diffusion (tableau 1), le thème commun à une partie d’entre elles – ou, si l’on préfère, la notion centrale autour de laquelle elles s’organisent – est certainement celui de la désorganisation sociale, que l’on trouve aussi bien à propos du divorce (Mowrer) qu’à propos des bandes de jeunes (Thrasher), du suicide (Cavan), de la prostitution (Reckless), de la délinquance juvénile (Shaw et McKay), d’un type d’institution commerciale de loisir (Paul G. Cressey), ou dans les études consacrées à certains

quartiers ou à certaines populations (Zorbaugh, Wirth, Frazier). Le caractère central de cette notion, qui n’occupe, comme on l’a vu, qu’une place réduite dans l’Introduction to the Science of Sociology de Park et Burgess, rend manifeste un certain décalage entre le programme d’étude tracé par cet ouvrage et les réalisations concrètes. Celui-ci tient certainement en partie à l’influence de Burgess sur le choix des sujets de thèse. C’est par exemple dans le cadre de l’enseignement de celui-ci que fut réalisé le premier travail de recherche sur les taxi-dance halls (des sortes de dancings dont l’objectif officiel était l’apprentissage de la danse, mais qui, pour les travailleurs sociaux, étaient l’une des voies conduisant à la prostitution), avant que ces dancings deviennent le sujet de MA de Paul G. Cressey 59. Les travaux sur la délinquance furent également généralement patronnés par Burgess, qui sut trouver des petits financements et assurer des entrées utiles auprès des services sociaux disposant d’une partie des données de base. D’un point de vue plus global, on peut aussi avancer que ce décalage reflète à la fois l’influence des possibilités de recherches empiriques et la prégnance des problèmes publics aux yeux des classes moyennes à l’époque. A côté des recherches dont le thème central entre dans la rubrique de la désorganisation sociale, deux autres groupes de monographies peuvent être distingués. Le premier comprend les monographies, souvent publiées un peu plus tard que les études sur la désorganisation sociale, sur les relations interethniques, notamment sur différents aspects des relations entre Blancs et Noirs (Doyle, 1937 ; Lind, 1938 ; Pierson, 1942, auquel on peut ajouter un PhD comme celui d’Edgar Thompson, 1932). Leur inspiration doit certainement beaucoup à Park, mais leur diffusion s’est limitée aux spécialistes de l’étude des relations entre races – un domaine qui est isolé du reste de la sociologie à partir du milieu des années 1930. Je reviendrai dans le chapitre 8 sur les thèmes de ces monographies, qui partagent avec les précédentes les sources documentaires et le style de rédaction. Enfin, un troisième ensemble hétérogène de monographies – Kisaburo Kawabe,

1921 ; Helen MacGill Hughes, 1940 – porte la marque d’un autre des intérêts de Park : l’étude de la presse dans le cadre des comportements collectifs. Ces ouvrages ne connurent une diffusion – s’ils en connurent – que dans ce domaine de recherches. Si l’on met à part ce dernier groupe, il existe des ressemblances frappantes entre ces monographies, même si l’on ne trouve pas un modèle unique auquel toutes se conformeraient. Mais les ressemblances ne résident pas principalement dans l’appareil conceptuel ou le cadre d’interrogation – qui est d’ailleurs généralement peu explicité. Elles tiennent avant tout aux sources documentaires et à leur mode de traitement, ainsi qu’au mode de rédaction et d’argumentation : ces caractéristiques définissent ce qu’on peut appeler une formule de recherche 60. Le modèle de référence est Le Paysan polonais ou, peut-être plus encore, Old World Traits Transplanted (1921), de Park, Miller (et Thomas), dont le format est plus comparable à celui de ces monographies. Comme cet ouvrage, les monographies font en effet alterner les analyses de l’auteur, souvent de simples descriptions des « faits » (lieux, comportements, etc.), des assertions générales définissant un cadre général et la reproduction à titre d’illustration ou de preuve (leur statut n’est jamais bien précisé) de documents d’origines diverses. Dans des proportions variables selon les monographies, ces documents comprennent des extraits de presse et des citations d’autres ouvrages ; des statistiques d’origine administrative, parfois constituées par le chercheur à partir de données brutes ; des cartes, construites à partir de ces statistiques ; des documents extraits de dossiers d’administrations diverses – tribunaux, police, écoles, associations charitables, travailleurs sociaux ; des notes d’observation prises par le chercheur ou d’autres témoins ; des extraits de conversations et des fragments de récits autobiographiques produits à l’instigation duchercheur lui-même (ou parfois de ses aides, puisque des étudiants sont associés à certaines recherches).

TABLEAU 1 : CARACTÉRISTIQUES D’UN ÉCHANTILLON DE MONOGRAPHIES *1

1. Publication dans la collection dirigée par Faris, Park et Burgess. 2. Statut universitaire de la recherche à l’origine de l’ouvrage. 3. « Oui » signifie que la recherche a bénéficié d’une aide ; « bourse » signifie que l’auteur a bénéficié d’une bourse pendant une partie au moins de sa recherche. Les indications dont je dispose ici sont dispersées car il existe plusieurs origines et niveaux différents où ces financements ont pu être assurés. Dans un certain nombre de cas, elles sont de plus incertaines : par exemple, quand il s’agit de mentions dans la préface de l’ouvrage ou de listes que l’on trouve passim ; voir notamment AEWB, dossier 127 ; Smith, White (1929), IJTC. 4. « Oui » signifie que les faits étudiés sont spécifiquement urbains. 5. « Oui » indique qu’une partie des analyses porte sur la ville de Chicago. 6. « Oui » signifie que l’ouvrage développe une analyse en termes de désorganisation sociale. 7. « Oui » indique que l’ouvrage présente des biographies reconstituées par les chercheurs ou des récits autobiographiques.Ma note 8. Présence d’analyses ou de documents suggérant que l’auteur a effectué des observations. 9. Ouvrage certainement intégré après coup à la collection. 10. MA soutenu deux ans après la publication de l’ouvrage. 11. Quand deux dates figurent dans cette colonne, la première indique la date de la soutenance de PhD ou de MA. 12. PhD (church history) de la Divinity School. Un financement me semble très peu probable. 13. D’après Cavan in IJTC, il semble que ce soit seulement la publication qui ait été soutenue par un crédit. 14. Issu du PhD de Faris et du MA de Dunham.

Comme on peut le voir en comparant les monographies avec des ouvrages contemporains sur des sujets similaires produits pendant cette période (et notamment par des travailleurs sociaux), deux des éléments de cette documentation sont relativement spécifiques des travaux sociologiques de cette période : les cartes et les documents tirés des notes de terrain des chercheurs. L’utilisation de cartes ne se trouve guère que dans les ouvrages portant sur Chicago : ces cartes reposent en effet sur des données de base dont on a vu qu’elles étaient le fruit de la contribution de Burgess à l’exploitation des recensements de la ville. Plusieurs témoignages suggèrent que, à la fin des années 1920, la mise au point de cartes était une sorte d’instrument routinièrement utilisé par les étudiants en sociologie de l’Université de

Chicago. Il existe deux usages différents de ces cartes. Certaines d’entre elles servent à mettre en évidence l’influence de l’environnement sur un type de comportements, en cherchant à montrer que tel phénomène (suicide, divorce, bandes de jeunes, etc.) se concentre dans une des zones distinguées dans la ville par le modèle de développement urbain de Burgess ; d’autres cartes servent à montrer la similitude des distributions spatiales de plusieurs phénomènes et constituent ainsi une sorte de succédané de l’analyse multivariée que devait développer un peu plus tard Lazarsfeld, c’est-à-dire une méthode pour analyser les relations entre variables. L’usage de l’observation par les chercheurs lors de leurs contacts avec les populations étudiées est apparu dans les années 1960 comme un élément important de l’héritage des recherches de cette période. Les documents reproduits dans les monographies ne suggèrent pas cependant que l’observation occupait une grande place dans la documentation recueillie. Ces documents comprennent certes parfois des observations de lieux, de personnes et, bien plus rarement, d’actions, mais bien plus souvent ils offrent des biographies résumées par le chercheur et surtout des comptes rendus de conversations. La distinction entre les informations recueillies par observation et par témoignage n’est jamais explicitement faite et un examen un peu plus précis montre que, dans toutes les monographies, les catégories d’observation utilisées sont peu élaborées. L’une des rares monographies où le chercheur rend compte de comportements en situation en citant ses notes d’observation est celle de Paul G. Cressey sur les taxi-dance halls. Mais, même dans ce cas, l’auteur ne semble pas avoir défini systématiquement des catégories d’observation plus explicites et plus raffinées que celles qu’utilise un visiteur de passage. Enfin, les chercheurs n’ont pas publié de comptes rendus expliquant et discutant les conditions dans lesquelles ils avaient recueilli leur matériel documentaire. C’est plus tard, après 1945, et à l’évidence sur le modèle des réflexions des anthropologues, qu’allait se développer, avec les réflexions

sur l’observation participante (dont les premières traces se trouvent dans un article de Joseph Lohman en 1937), le souci de justifier la qualité des données ainsi recueillies par l’analyse de la position de l’observateur. Auparavant, les conditions de réalisation des recherches étaient laissées dans l’ombre – alors même qu’elles semblent parfois avoir constitué une condition du succès de la collecte de la documentation : les talents d’artiste de rue de Thrasher ou l’expérience passée de travailleur migrant d’Anderson sont à peine mentionnés dans les publications finales qu’ils ont peut-être rendues possibles. La réflexion sur le recueil des données du TaxiDance Hall qu’engagea Cressey resta inédite, et l’article qu’il écrivit ne fut publié que bien plus tard, et parce qu’il avait pris un tout autre sens cinquante ans plus tard 61. Le rapprochement qui a été fait entre ces monographies suggère – et l’on verra dans le chapitre 9 que l’analyse plus précise du cas du Hobo de Nels Anderson confirme cette interprétation – que le type de documentation recueilli et son mode de traitement, ainsi que le mode de rédaction et d’usage de cette documentation dans l’argumentation constituent des caractéristiques aussi ou plus importantes dans la perception des recherches que les schèmes d’analyse abstraits qui sont l’instrument des analyses en terme d’histoire des idées. Une autre propriété qui frappe le lecteur actuel des monographies est la fréquence de leurs conclusions à caractère « pratique ». Celle-ci aurait dû conduire à s’interroger davantage qu’on ne l’a fait sur la signification du détachement à l’égard des fins pratiques professé par Park. Ces conclusions procèdent certainement parfois d’une exigence des commanditaires des monographies, qui devaient eux-mêmes justifier les crédits dépensés par une contribution à la solution des problèmes sociaux liés au sujet étudié : plusieurs études qui ne bénéficièrent pas de soutien financier – par exemple Hughes (1931), Stonequist (1937), Doyle (1937), MacGill Hughes (1940) – ne contiennent d’ailleurs pas ce genre de conclusions. En outre, les

différents domaines de recherche ne se prêtaient pas également à l’évocation de solutions « pratiques » aux problèmes étudiés : le domaine de la délinquance ou celui des comportements de populations particulières y étaient assurément plus favorables que celui des relations entre races. On peut cependant exclure que ces développements aient été en contradiction avec les convictions de leurs auteurs, car nombre d’entre eux travaillèrent ensuite dans des conditions similaires et s’intéressèrent durablement à des problèmes sociaux, comme les désunions familiales, les travailleurs sans emploi ou différentes formes de délinquance. Il faut donc considérer que les monographies sociologiques de cette période correspondent à une étape dans l’évolution de l’équilibre entre le souci d’affirmer le caractère « scientifique » de la discipline et les contraintes d’une insertion nécessaire pour que les recherches soient justifiées (y compris peut-être aux yeux de leurs auteurs) et menées à bien. On verra d’ailleurs au chapitre suivant que les évolutions qui devaient permettre la réalisation de ces monographies ne correspondent qu’au début d’un processus, évoqué ici à propos de la carrière d’Ogburn, qui entraîna l’adoption d’une nouvelle définition des objectifs des disciplines de sciences sociales.

1 . In John V. Murra (éd.), American Anthropology. The Early Years, New York, West Publishing, 1974 : 139. 2 . Park, Miller (1921) : Hartmann (1948).

VII.

Sur le mouvement en faveur de l’« américanisation », voir

3 . Pour une vue d’ensemble de la période, voir Bernstein (1960) ; sur les antécédents des événements de 1919 et les campagnes contre les radicaux, voir Coben (1964). 4 . Ces quotas d’entrée par nationalité furent fixés en 1920 sur la base des immigrants recensés en 1910, et réévalués en 1924 en retenant pour base les immigrants recensés en 1896. Il s’agissait de limiter au maximum l’émigration du sud et de l’est de l’Europe, composée principalement de non-protestants. La mesure avait déjà été envisagée en 1911 par une commission du Congrès. 5 . Drake, Cayton (1945) ; Spear (1967). 6 . Mayer, Wade (1969) : 283-360.

7 . Link (1959) : 833-851 ; sur les changements apportés par la guerre dans la partie du mouvement de réforme lié aux enquêtes sociales, A.F. Davis (1967) : 218-245. 8 . Je m’appuie sur les listes établies par R. Faris (1970) et Harvey (1987). Ces listes comprennent, en fin de période, un certain nombre de thèses d’ethnologie ou d’archéologie. Une partie des diplômés sont des non-Américains, et certains ne s’établiront pas aux États-Unis les années suivantes. 9 . Je m’appuie ici principalement sur Carey (1975), sur les interviews réalisées par celuici (IJTC), ainsi que sur les témoignages de N. Anderson (1975) et de H. Hughes (1980-1981). 10 . R. et G. Hinkle ([1965] : 19) donnent une idée approximative de l’accroissement du nombre de sociologues en s’appuyant sur le nombre des membres de la Société américaine de sociologie, qui passe de 852 à 2 182 entre 1919 et 1929 ; ils soulignent également le poids croissant, au cours de cette période, des sociologues implantés dans le Middle West. 11 . D’après les listes de R. Faris (1970) et les données nationales de Sibley ([1963] : 45) pour les périodes 1926-1929 et 1930-1934, l’Université de Chicago a décerné environ 11,5 % des thèses en sociologie. 12 . Carey (1975) : 155. 13 . Ibid. : 163. 14 . Kurtz (1982) ; Bulmer (1983a). 15 . Sur Ogburn, voir Bannister ([1987] : 161-187), qui s’appuie notamment sur son journal intime. 16 . Voir Ross ([1991] : 125-130) pour une analyse d’ensemble de ce courant, qu’elle place sous le label de « scientiste ». Ross interprète cette nouvelle conception comme le produit de la réaction à la crise culturelle consécutive au développement industriel, à l’urbanisation et au déclin du protestantisme rural, et souligne qu’elle a été influencée par des contacts étroits, pendant la guerre, entre les sciences sociales, la biologie et la psychologie. 17 . Ogburn (1930) : 302-303. 18 . Murray (1986) : 246-247. 19 . Pour une appréciation critique, selon un point de vue « présentiste », de la conception d’Ogburn mise en œuvre lors de ce rapport, voir Smelser (1986). 20 . Voir IJTC, ainsi que Bulmer (1984) : 191-192. 21 . Voir le témoignage de Hughes, in Raushenbush (1979) : 181. 22 . Des éléments d’histoire du département d’anthropologie de l’Université de Chicago se trouvent dans Stocking (1979) ; voir aussi id. (1985) : 121-125. 23 . Sur l’enseignement d’anthropologie à Chicago après 1925, voir le témoignage de Fred Eggan (1974) : 5-8 ; sur la séparation en deux départements, voir Murray (1986). 24 . Kuklick (1984). Dans l’enquête réalisée par Carey auprès d’un échantillon de sociologues formés à Chicago au cours de la période, Mead est davantage cité que tout autre enseignant non sociologue, devant le directeur du département des sciences politiques, Charles Merriam, et devant Edward Sapir, qui sont eux-mêmes plus

souvent cités que James Field, l’économiste chargé de l’enseignement de la statistique, et que le psychologue Louis Thurstone ; voir Carey (1975) : 160. 25 . Rucker (1969) : 20-21. 26 . Strauss (1964). Voir Harvey ([1987] : 156-161) pour une présentation synthétique des controverses autour de l’influence de Mead chez les sociologues, notamment celles qu’a suscitées l’ouvrage de D.J. Lewis et Smith (1981). 27 . Raushenbush (1979) : 181. 28 . Sur le département des sciences politiques et ses relations avec les sociologues, voir Bulmer (1984) : 176-178 ; 193-195. 29 . Ibid. : 176-177. 30 . C’est Ogburn qui avait proposé cette citation, adroitement extraite d’une phrase plus longue. Les réticences de Charles Merriam à l’égard de ce patronage – voir Karl (1974) : 154 – expriment sans doute aussi celles des autres universitaires proches du pragmatisme. 31 . Sur Lundberg, voir J. Platt (1993) ; sur Bernard, voir Bannister (1987). 32 . Ces fondations avaient commencé à distribuer des crédits au début du siècle, comme on l’a vu à propos des enquêtes sociales (Russell Sage), avant de financer les études sur l’« américanisation » (Carnegie). 33 . Karl, Katz (1981) : 244. 34 . Voir M. Bulmer, J. Bulmer ([1981] : 354) sur la formation et les débuts de la carrière de Ruml. 35 . Cité ibid. : 361. 36 . Les aspects institutionnels du financement des sciences sociales dans les années 1920 sont présentés dans le détail par D. Fisher (1993). 37 . Voir la note de l’American Journal of Sociology, 1923, 29 (1) : 97. L’origine de la somme n’est pas mentionnée dans cette note, conformément à la politique de discrétion du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund. 38 . M. Bulmer, J. Bulmer (1981) : 386. 39 . Bulmer (1984) : 141. 40 . Une liste des associations ayant financé le Local Community Research Committee en 1929 figure in T.V. Smith, White (1929) : 33-39. Je m’appuie aussi sur les conclusions tirées par Carey ([1975] : 121-149) de documents conservés dans les archives de Charles Merriam. 41 . Ibid. : 138. 42 . Bulmer (1982). On trouve en général mention de l’existence de ces contributions dans les préfaces des monographies publiées. Celles-ci sont cependant discrètes sur l’origine des fonds : la politique des fondations Rockefeller était explicitement de ne pas attirer l’attention sur leurs contributions. Ce sont donc le Local Community Research Committee et le Social Science Research Council qui sont mentionnés. 43 . Je n’ai pas vérifié si les fonds rémunérant ces travaux provenaient de l’Université, des fondations Rockefeller ou d’une autre source.

44 . D. Fisher (1993) : 50-56. 45 . Thrasher (1926). 46 . Mowrer (1927). 47 . Mon interprétation s’écarte ici de deux interprétations opposées de la politique du SSRC, à mon avis trop univoques : Bulmer (1984) met l’accent sur l’autonomie des chercheurs, D. Fisher (1993) sur leur manipulation par les fondations. 48 . A la même époque, un étudiant en économie de l’Université de Chicago, appartenant à la génération de Hughes, Homer Hoyt (1896-1984), étudia le prix des terrains à Chicago. Il n’est à peu près jamais cité par les sociologues, bien qu’il ait publié en 1941 un article dans l’American Journal of Sociology. 49 . Je m’appuie dans la suite sur la liste donnée dans un catalogue des ouvrages publiés par les Presses entre 1895 et 1965, lui-même publié en 1967. La comparaison de celleci et de la correspondance conservée dans les archives de Burgess révèle des incohérences : ni Doyle (1937) ni Pierson (1942) ne figurent dans la collection selon ce catalogue, alors que les éditions originales montrent au contraire qu’ils en faisaient partie. L’auteur du catalogue affirme que la collection débuta en 1926, ce qui implique que The Hobo d’Anderson, dont la préface de Park indique pourtant qu’il appartient à une nouvelle série, lui fut rattaché a posteriori (voir chapitre 9). 50 . Siu (1987). 51 . Margold (1926). Cet ouvrage est issu d’une thèse dirigée par Cooley et soutenue à l’Université du Michigan ; sa préface est signée par Edward Devine, un des principaux dirigeants du mouvement d’enquête sociale. 52 . Kawabe (1921). Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 1919, a été rattaché après coup à la collection dirigée par Park, Burgess et Faris ; voir aussi Wildes (1927). 53 . L. Edwards (1927) ; Hiller (1928). 54 . Il s’agit du livre de Frances Donovan (1929) sur les vendeuses. L’auteur, une institutrice, suivit quelque temps des études undergraduate à l’Université de Chicago. Elle avait antérieurement publié un ouvrage sur les institutrices. 55 . Je suis parti pour cette analyse des listes de MA ou de PhD données par R. Faris (1970) et Harvey (1987), ainsi que du dépouillement de l’American Journal of Sociology pour les années 1920-1934. Une partie seulement des mémoires de PhD et de MA est conservée à la Joseph Regenstein Library de l’Université de Chicago. On trouvera dans la bibliographie les titres des thèses citées. 56 . P.F. Cressey (1938) ; cet article (dont l’auteur ne doit pas être confondu avec P.G. Cressey) est extrait d’une thèse soutenue en 1930. Ni la thèse de Jakob Horak (1920) sur les Tchèques à Chicago, ni celle de Vivien Palmer (1932) sur les zones de première installation ne débouchèrent sur des ouvrages ou des articles « visibles ». 57 . Park (1934). 58 . On trouve une liste de ces recherches dans l’inventaire des travaux financés par le Local Community Research Committee de l’Université de Chicago, in T.V. Smith, White (1929) ; y sont mentionnées quelques études sur les syndicats et sur des branches d’industrie.

59 . Voir Bulmer (1983b). 60 . J’ai présenté et utilisé cette notion ailleurs : Chapoulie (1991) : 322. *1 . Je n’ai pas fait figurer dans ce tableau les ouvrages portant sur l’étude de la presse publiés dans la collection de sociologie des Presses de l’Université de Chicago (à l’exception de H. Hugues [1940]) car ils ne présentent à peu près aucune des propriétés examinées ici (à l’exception du fait d’être issus de thèses). 61 . P.G. Cressey (1983) ; cet article fut retrouvé fortuitement par M. Bulmer dans les archives de Burgess.

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La sociologie américaine, le département de sociologie et la tradition de Chicago (1934-1961) « Avec l’impulsion que les administrations du secteur social ont donnée aux investigations, la sociologie cesse d’être une simple philosophie et prend de plus en plus les traits d’une science empirique, sinon exacte. » ROBERT E. PARK, ERNEST W. BURGESS

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Au moment du départ à la retraite de Robert Park, à la fin de l’été 1933, la sociologie américaine n’est plus semblable à ce qu’elle était en 1919, et la place du département de sociologie de l’Université de Chicago dans celle-ci est également profondément différente de celle qu’il occupait vingt ans plus tôt. Certes, ce département restera encore pour de nombreuses années le premier centre de production de thèses (avant le département de sociologie de l’Université Columbia), mais il cessera progressivement d’être la principale référence en matière de recherches dans la discipline 2. La place de la recherche en sciences sociales dans la société américaine

connaît à partir des années 1930 une évolution rapide qui détermine en partie une transformation des sujets et des méthodes de recherche. Enfin, les objectifs et les thèmes de la sociologie telle que la définissait Park ne sont plus en affinité avec le contexte socio-politique et intellectuel de la période de crise des années 1930. Ce sont ces éléments qui, avec d’autres, ont fréquemment conduit à affirmer de manière globale le « déclin » du département de sociologie de Chicago. Cette conclusion n’est cependant pas confirmée par l’examen de certains indices « objectifs », comme les publications dans les grandes revues ou les élections des présidents de l’association des sociologues américains 3. Elle présente de plus l’inconvénient de reposer sur un modèle simpliste du développement de la sociologie aux États-Unis, conçue comme succession d’approches ou de « théories » ayant obtenu la reconnaissance de la communauté des sociologues. Or celle-ci, en raison de sa taille, est également marquée, au moins depuis les années 1930, par la coexistence, plus ou moins querelleuse, d’approches adoptées par des groupes de chercheurs, dont certaines ont résisté à l’épreuve du temps. Celles-ci sont par contre passées par une alternance de périodes de succès et de périodes de relatif discrédit – pendant lesquelles furent parfois réalisées des recherches qui connurent plus tard une grande notoriété. Il en va ainsi des années 1930-1950 et plus encore des années 1950-1960 en ce qui concerne la tradition issue de la sociologie de Thomas et Park : ce furent des périodes de discrédit relatif, mais aussi, particulièrement en ce qui concerne la seconde, de production d’œuvres ultérieurement reconnues comme importantes. J’ai retenu comme terme institutionnel de cette histoire le départ pour Brandeis (Massachusetts), en 1961, d’Everett Hughes, le dernier des anciens élèves de Park à enseigner dans le département de sociologie de l’Université de Chicago. Ce choix est évidemment en partie arbitraire, même si le départ de Hughes fut même à ce moment parfois considéré

comme marquant la fin d’une époque. Certaines des publications examinées par la suite sont postérieures à cette date, et il n’y a pas de rupture notable entre les recherches publiées dans les années 1950 et celles qui le furent au cours des années 1960 et 1970. Mais le rapport de la tradition de Chicago dans le sens où elle continue d’exister – c’est-à-dire dans une définition privilégiant le travail de terrain et une approche « constructiviste » des phénomènes sociaux – avec le département qui avait été sa base arrière fut interrompu au début des années 1960. C’est en effet dans d’autres universités, à Berkeley, San Diego, Brandeis (près de Boston) ou à la Northwestern University (à Evanston, près de Chicago) que furent achevées certaines recherches et que des éléments de cette tradition furent transmis à une nouvelle génération de chercheurs. La place occupée par la tradition intellectuelle issue de Thomas et de Park était de moins en moins importante à l’Université de Chicago, et les années 1950 constituent une période de transition.

Contexte socio-politique, financement des recherches et évolution de la sociologie aux États-Unis Un premier aspect important du changement de l’état de la sociologie aux États-Unis vers 1935 résulte de l’augmentation au cours des années 1920 du nombre de postes d’enseignants dans cette discipline. La sociologie, qui a été quarante ans plus tôt, dans le Middle West, l’écho de la reconnaissance de la multitude des « problèmes sociaux » liés à l’urbanisation et à l’immigration, est en effet, en 1935, une discipline académique à demi reconnue, dont les universités se dotent progressivement. Dans un certain nombre de cas, la création d’un petit

département a débouché sur le recrutement d’autres enseignants de sociologie, puis parfois sur la création de programmes de formation à la maîtrise et au doctorat et sur le développement des recherches : l’Université de Chicago et l’Université Columbia (qui a connu une période de transition difficile avec le départ à la retraite, en 1928, de son fondateur, Franklin Giddings) ne sont donc plus presque les seules à décerner des MA et des PhD. Les universités du Michigan, du Minnesota et du Wisconsin, l’Université de Caroline du Nord (qui possède un centre actif de recherches sur les relations entre races autour d’Odum), l’Université de Washington à Seattle – entre autres – produisent des recherches empiriques et forment des enseignants 4. Depuis le début des années 1920 se développent également dans certaines de ces universités d’autres orientations de la recherche que celle qui occupe une place centrale à Chicago – notamment une orientation « scientiste » qui privilégie l’usage de la démarche statistique. Le développement de la sociologie dans les universités de l’élite anglo-saxonne de la côte Est est un peu plus tardif et difficile : cependant, en 1931, Harvard transforme son département d’éthique sociale (social ethics) en un département de sociologie 5. La conjoncture après 1930 est cependant difficile pour les nouveaux titulaires d’un doctorat de sociologie, car les postes vacants sont peu nombreux, les salaires réduits par les difficultés financières que connaissent la plupart des universités et les promotions lentes. Progressivement cependant, à partir de 1935, les sociologues appartenant à la génération née autour de 1900 accèdent à des postes d’influence – aussi bien à Chicago qu’à Columbia et à Harvard. Dans ces deux dernières universités se développent de nouvelles conceptions de la discipline. Ces changements internes à la discipline se trouvent à l’arrière-plan de ce qui a parfois été interprété comme une « révolte » contre les sociologues de Chicago et le premier indice institutionnel de leur

déclin dans la sociologie américaine : la décision prise en 1935 par l’association des sociologues américains de publier une revue officielle, l’American Sociological Review, qui se substitua ainsi à l’American Journal of Sociology, qui jouait ce rôle depuis 1905. L’examen du processus qui conduisit à cette décision montre cependant qu’il s’agit moins d’une réaction contre une orientation intellectuelle que d’un conflit pour le contrôle de l’American Sociological Society. Cette création est en effet le résultat final d’un « complot », dont le maître d’œuvre fut Luther Bernard, un sociologue qui avait obtenu un doctorat de sociologie à Chicago en 1910 ; celui-ci visait avant tout à diminuer l’influence des sociologues de Chicago sur l’ASS, et notamment à empêcher ceux-ci de monopoliser les positions d’influence dans cette association. Ce qui fut interprété comme le signe d’un déclin de l’influence des sociologues de Chicago n’a pas cependant un arrière-plan intellectuel simple. Des sociologues en poste à l’Université de Chicago (comme Herbert Blumer ou Ernest Burgess) furent, dans ce conflit, les alliés de sociologues dont les orientations intellectuelles étaient tout autres, comme Stuart Rice ou George Lundberg, deux partisans du recours à l’usage des méthodes statistiques et de l’application du modèle des sciences de la nature aux sciences sociales. Ogburn, alors professeur à Chicago et, comme on l’a vu, l’un des tenants d’une approche « scientiste » en sociologie, fut l’un des liens entre les deux groupes 6. La coalition adverse et momentanément victorieuse était aussi hétérogène puisqu’elle regroupait (entre autres) des tenants de la définition réformiste d’inspiration protestante de la discipline, comme Charles Ellwood (qui avait obtenu en 1899 un doctorat en sociologie à Chicago), des partisans d’une sociologie « interprétative », comme Howard P.

Becker (un autre détenteur d’un doctorat décerné à l’Université de Chicago en 1930), des tenants de la sociologie appliquée, ainsi que des sociologues dont le point commun était d’enseigner dans des institutions de second rang, et par conséquent à des étudiants de premier cycle non spécialisés en sociologie 7. L’évolution de la sociologie au cours des années 1930-1950 vers une meilleure reconnaissance académique correspond davantage à un constat que l’on peut faire a posteriori qu’aux sentiments éprouvés par les sociologues de l’époque. Vers 1930, dans le milieu universitaire, la sociologie apparaît encore le plus souvent comme un regroupement de réformateurs sociaux à l’esprit plus missionnaire que scientifique, si bien que, dans une atmosphère intellectuelle marquée par le succès des sciences physiques et naturelles, une partie des sociologues nés autour de 1900 sont portés à démontrer à leurs collègues, comme aux administrateurs d’université et aux commanditaires de recherches, que leurs activités méritent le label « scientifique ». L’usage de techniques statistiques – des coefficients de corrélation, puis, un peu plus tard, des techniques d’échantillonnage et des tests de signification – fut l’un des principaux arguments utilisés par les sociologues pour obtenir cette reconnaissance, comme le rappelle le témoignage de Richard LaPiere : « Ce que vous ne savez peut-être pas, ou que vous ne réalisez pas complètement, c’est que dans les années 1930 le statut de la sociologie, et par suite des sociologues, était abominable à l’intérieur comme au-dehors de la communauté universitaire. L’image publique des sociologues était celle de réformateurs aux pieds plats, prêts à fulminer des jugements moraux contre tous les plaisirs de l’existence. Dans les universités, la sociologie était en

général considérée comme un curieux mélange de philosophie sociale et de travail social. […] Ceux qui devaient façonner la sociologie dans les années 1930 étaient en général les produits de départements qui comprenaient un ou deux professeurs (par exemple à Columbia) dont le statut dans leur université était bas. Par voie de conséquence ils étaient dans une grande mesure autodidactes et dépourvus de point de vue doctrinaire, et ils étaient excessivement conscients du peu d’estime dont jouissait la sociologie. « Ces individus – j’étais l’un d’entre eux – étaient décidés à prouver, au moins à eux-mêmes, que la sociologie est une science, que les sociologues ne sont pas des moralistes et que la sociologie mérite d’être reconnue et de recevoir le même soutien que la psychologie ou l’économie. C’était, je crois, dans ce but que, vers la fin des années 1920, la sociologie scientifique tendit à s’identifier avec les méthodes quantitatives en sociologie, et ces dernières à leur tour à dépendre du questionnaire comme seul outil valide d’investigation 8. » Deux points essentiels ne sont pas évoqués dans ce témoignage : le contexte socio-politique et le mode de financement des recherches qui ont contribué à redéfinir les orientations intellectuelles du développement de la sociologie, comme d’ailleurs celles des sciences politiques et de l’économie. On a vu précédemment le début de cette évolution, avec la création du Social Science Research Council et du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, qui ont partiellement financé les monographies des sociologues de Chicago dans les années 1923-1935. On a également évoqué la commande par l’administration du président Hoover d’un rapport sur les évolutions en cours dans la société américaine – Recent Social Trends – auprès d’un groupe de spécialistes en sciences sociales placés sous

la direction d’Ogburn. Le financement de ce rapport fut assuré par la Fondation Rockefeller dans laquelle venait d’être fondue la Fondation Laura Spelman Rockefeller 9. Selon les termes utilisés par l’assistant du président Hoover qui s’occupa de cette commande, il s’agissait de « produire une description explicite de l’ensemble de la scène américaine, avec une telle richesse de faits, de statistiques et de conclusions que cette description constitue une base unique pour la pensée et l’action des spécialistes en sciences sociales, des travailleurs sociaux et des gouvernants qui ont […] une responsabilité particulière à l’égard de ces problèmes 10 ». Le rapport se prononçait dans sa conclusion en faveur de l’intervention de l’État fédéral pour résoudre les problèmes sociaux 11. On sait qu’il n’eut aucune suite immédiate et que l’administration Hoover avait été remplacée par celle de Roosevelt au moment de l’achèvement de ce rapport. Il reflétait cependant une orientation durable de la politique du gouvernement fédéral et de la place des sciences sociales dans la société américaine. Dans le contexte de la Grande Dépression, les domaines d’intervention de l’État fédéral connaissent en effet une extension notable : ce qui était précédemment considéré comme dépendant des seules autorités locales apparaît dorénavant comme un problème national relevant d’un traitement à ce niveau, c’est-à-dire d’une politique fédérale. Ainsi le chômage et la pauvreté cessent de relever exclusivement du domaine d’intervention des communautés locales pour entrer dans celui de l’État fédéral. Des administrations sont créées pour mener à bien différents projets, comme la Works Progress Administration, créée en 1935 pour soutenir les sansemploi, ou la Federal Housing Administration, créée en 1934 12. Des dispositions sont instaurées concernant l’aménagement du territoire. Dans l’agriculture, où depuis vingt ans existait une politique fédérale, cette dernière est développée. Le thème de la « planification » (planning) est très présent dans les débats de l’époque, même si le sens qui lui est attribué va, selon les termes utilisés par un historien, de « l’application de la rationalité

et du savoir scientifique à la maîtrise des affaires humaines » à « l’imposition des buts et des méthodes d’une élite de cadres engagée dans sa propre identification d’objectifs sociaux » 13. Le thème de la planification se retrouve chez les sociologues, par exemple dans les communications présentées lors du congrès de l’association des sociologues américains (ASS) en décembre 1935. A cette occasion, les sociologues prennent les distances utiles à l’égard de la planification soviétique, tout en affirmant qu’ils disposent des instruments leur permettant de jouer le rôle d’experts auprès du gouvernement fédéral ou de ceux des États. Dans le premier numéro de la nouvelle revue officielle de l’association, l’American Sociological Review, qui regroupe des communications à ce congrès, l’allocution du président nouvellement élu de l’association, Stuart Chapin, développe sous le titre « Théorie sociale et action sociale » un point de vue « opérationaliste » proche de celui de Lundberg, mettant l’accent sur la quantification et la prédiction, et concluant que les sociologues peuvent jouer le rôle d’experts ; le deuxième article, signé par un émigré d’origine russe, Pitirim Sorokin, développe les précautions utiles pour éviter toute interprétation politique malheureuse du terme planning. L’intervention de l’administration fédérale a pour corollaire un intérêt accru pour la connaissance de la situation sociale du pays dans son ensemble. Les administrations qui gèrent les programmes fédéraux sont en effet soucieuses de disposer de données statistiques sur les domaines concernés : le bureau chargé du recensement est réformé entre 1933 et 1935 – en collaboration avec des statisticiens, dont Stuart Rice – et le Conseil central de la statistique (Central Statistical Board) est constitué à Washington en 1933 pour « formuler des normes et pour assurer une coordination des services statistiques du gouvernement selon les objectifs du National Industrial Recovery Act ». Au département de l’Agriculture, la division du recensement et celle de la population agricole et de l’assistance sociale rurale (Farm Population and Rural Welfare) au bureau de

l’économie agricole, créé en 1921, emploient des sociologues. Une partie du personnel qui administre les programmes fédéraux vient d’ailleurs des sciences sociales : une estimation avance le nombre de deux mille cinq cents économistes et statisticiens employés par l’administration Roosevelt en 1939 14. Le recensement de 1940 élargit considérablement le champ des domaines soumis à l’investigation, en cherchant à estimer les conséquences de la Grande Dépression des années 1930 sur les conditions de vie de la population et en incluant une enquête sur l’habitat. Pour réduire le coût de la collecte de ces renseignements et de ceux qui concernent le chômage, les méthodes d’échantillonnage statistique sont étudiées 15. Trois des sociologues formés à l’Université de Chicago auprès d’Ogburn au cours de la période participent au premier rang à la résolution de ces problèmes : Samuel Stouffer et Frederick Stephan organisent en 1933-1934 les premières enquêtes destinées à déterminer la meilleure unité d’échantillonnage pour obtenir une mesure du chômage au niveau fédéral ; Philip Hauser est assistant du directeur du recensement de 1940 16. Il existe une sorte de relation dialectique entre cet élément du contexte socio-politique et la réorientation partielle des sciences sociales au cours de la période, à laquelle contribue la politique de financement des recherches. Après 1930, celle-ci favorise la production de connaissances en relation avec les problèmes du moment dans leur définition nationale. Entre 1930 et 1933, le Social Science Research Council, qui est l’intermédiaire principal entre les financements par les fondations et les chercheurs, définit ainsi une politique qui privilégie la concentration des efforts sur un petit nombre de domaines liés aux problèmes sociaux du moment. Le Social Science Research Council considère qu’il doit s’allier au gouvernement pour « faire quelque chose » et que le savoir accumulé par les recherches qu’il finance doit déboucher sur des applications. En 1935, la Fondation Rockefeller, jusque-là l’un des principaux pourvoyeurs de fonds du Social Science Research Council, formule également une nouvelle politique, marquée par

l’abandon de ses efforts en faveur de la promotion de la recherche fondamentale en sciences sociales et la concentration de ses ressources sur le financement de trois domaines liés à des sujets de préoccupation gouvernementaux du moment : les relations internationales, la sécurité économique et l’administration publique. Le Social Science Research Council finance ainsi, par l’intermédiaire du Conseil des statistiques du gouvernement de l’administration Roosevelt placé sous la présidence de Stuart Rice, les recherches de Stouffer sur la mesure du chômage mentionnées précédemment 17. L’accroissement de l’intérêt des sociologues pour les techniques statistiques à partir des années 1930 tient aussi au développement d’une nouvelle spécialité, la psychologie sociale, autour de la notion d’attitude. L’un des premiers signes de l’intérêt des sociologues pour cette notion se trouve, comme on l’a vu, dans Le Paysan polonais : son introduction est alors, comme l’a montré Charles Camic 18, pour une part une réaction contre les explications biologiques ou physiologiques des comportements qui ont fait le succès de la psychologie behavioriste depuis la Première Guerre mondiale. La notion d’attitude sert alors à éliminer toute dimension physiologique de l’approche des comportements. Mais le succès de la notion tient aussi à la diversité des significations qu’elle peut prendre : en 1935, un recensement des recherches antérieures fera apparaître seize définitions différentes de cette notion 19. A partir des années 1920, la notion sert à une partie des psychologues à interpréter des réponses à des questionnaires et leur permet une approche quantitative de ce qu’exclut le modèle behavioriste : le sens subjectif et la vie psychique 20. Les premiers exemples d’échelles d’attitudes sont publiés en 1924 par le psychologue Gordon Allport et par un ancien élève de Park, Emory Bogardus. Quelques années plus tard, des techniques statistiques conduisent à définir les attitudes comme un type de variables susceptibles d’être mesurées sur des échelles à partir des réponses à des enquêtes par questionnaires 21.

Mais la diffusion de l’usage de la notion d’attitude est également en relation avec le développement, à la frontière de la psychologie, de l’économie et de la sociologie, d’un nouveau secteur d’activité : les études de marché et d’opinion. C’est pour celles-ci que sont perfectionnées les techniques de recueil des enquêtes par questionnaires et d’exploitation de ceux-ci pour « mesurer » des attitudes – c’est-à-dire ici des propensions à l’action 22. L’importation de ces démarches en sociologie a été relativement lente – plus tardive par exemple qu’en sciences politiques, où les premières recherches empiriques sur les comportements politiques, réalisées dans le département de sciences politiques de Chicago autour de Charles Merriam, remontent au début des années 1920 23. Une partie des recherches utilisent des techniques élaborées par des psychologues comme Thurstone et Allport, et cherchent à mesurer les attitudes à partir des opinions recueillies par questionnaires, principalement sur des thèmes touchant aux comportements publics et à la politique 24. Un peu plus tard, en 1935, Paul Lazarsfeld, un émigré viennois formé à la psychologie qui est en relation avec les spécialistes des études de marché, établit un centre de recherche dans la petite Université de Newark. Il s’agit, grâce à un financement par contrat, d’étudier l’audience de la radio et les effets de celle-ci sur son public – un sujet qui a acquis une importance nouvelle avec l’utilisation récente de la radio par Hitler en Allemagne et par Roosevelt aux États-Unis. La démarche suivie par Lazarsfeld est celle de l’enquête par panel, reposant sur l’interrogation à plusieurs reprises d’un même échantillon de personnes. Au cours des années 1935-1940, dans des publications qui reposent sur une collaboration avec Stouffer, Lazarsfeld développe différentes procédures permettant l’exploitation de ce type de données. S’associant à un psychologue social de Princeton, Hadley Cantril, et bénéficiant du soutien financier de la Fondation Rockefeller, Lazarsfeld transfère son centre de recherche à Princeton. En 1939, il est recruté par l’Université Columbia, où il déplace de nouveau son centre de recherche, dont le financement est

assuré essentiellement par des contrats. Celui-ci, qui a pris l’appellation de Bureau of Applied Research, connaît alors une nouvelle expansion, et c’est dans ce cadre qu’est élaborée une conception inédite de la recherche empirique en sociologie, à laquelle sont formés une partie des sociologues recrutés par les grandes universités, et notamment, après 1950, par l’Université de Chicago. Dès la fin des années 1930, le type de données produites par les enquêtes par questionnaires – qui fournissent des informations aux gestionnaires publics ou privés soucieux de comprendre les réactions des populations qu’ils administrent ou auxquelles ils s’adressent – semble pouvoir conduire à des résultats prometteurs pour la sociologie. La démarche de l’enquête par questionnaires permet également aux sociologues de se conformer à un modèle de preuve qui est perçu à l’époque dans les sciences sociales comme proche de celui en usage dans les sciences de la nature. L’entrée en guerre des États-Unis, en offrant des financements militaires importants pour les sciences sociales, conduisit à une nouvelle extension du domaine d’utilisation de ces enquêtes et, corrélativement, au renforcement de cette orientation en sociologie. Dans le cadre du département de recherche de l’armée américaine, des recherches furent consacrées au moral des personnels militaires à partir de l’exploitation statistique de séries d’entretiens. D’autres recherches portèrent sur les populations soumises à des bombardements : dans tous ces cas la démarche utilisée était celle de l’enquête sur échantillon auprès d’une population et l’interrogation portait sur les prédispositions à certaines réactions. Samuel Stouffer, alors professeur de sociologie à l’Université de Chicago détaché de 1941 à 1945 dans un département de l’armée 25, dirigea une partie de ces recherches, qui devaient déboucher un peu plus tard sur des publications, auxquelles collaborèrent également Lazarsfeld et des chercheurs de Columbia 26.

L’intérêt pour ce type de recherches ne s’éteignit pas à la fin de la guerre : en 1945, une commission réunissant, sous la direction de Stouffer, des représentants du National Research Council du gouvernement fédéral et du Social Science Research Council obtint un financement de la Fondation Rockefeller pour perfectionner les méthodes de mesure des opinions, des attitudes et des désirs des consommateurs 27. Après la guerre, les thèmes de recherche en sciences sociales pour lesquels sont disponibles des financements évoluent, mais il existe une continuité plus grande que ne le suggèrent les débats et changements d’orientation affirmés par les instances de financement, c’est-à-dire l’État fédéral et les grandes fondations privées, Rockefeller, Carnegie et Russell Sage, relayées par la Fondation Ford, le principal bailleur de fonds des sciences sociales à partir des années 1950. La politique de ces fondations met presque toujours l’accent sur la nécessité d’une collaboration entre les diverses disciplines en sciences sociales (mais celle-ci restera toujours plus formelle que réelle) ; les recherches sur des thèmes jugés d’actualité par le gouvernement fédéral sont toujours privilégiées par rapport au développement de la recherche fondamentale (selon la définition qu’en donne chaque discipline particulière) ; enfin, l’insistance sur l’usage de la méthode scientifique – ce qui signifie toujours le recours à des outils statistiques – tend plutôt à se renforcer. C’est une politique analogue que poursuivra l’agence fédérale créée en 1950 pour soutenir la recherche dans le contexte de la guerre froide, la National Science Foundation. Les avatars de l’extension de ses interventions au domaine des sciences sociales (qui ne figuraient pas explicitement dans son champ d’intervention initial, mais s’y introduisent progressivement) font clairement apparaître cette orientation 28. Dans une présentation de la politique de l’agence destinée aux sociologues et parue dans l’American Sociological Review, Harry Alpert, un sociologue formé à Columbia et le premier spécialiste de sciences sociales recruté en 1952 par

l’administration de la National Science Foundation pour développer les soutiens financiers à ce domaine, insiste sur la nécessité pour les sciences sociales de se conformer à un modèle qu’il caractérise par les traits suivants : « la formulation d’hypothèses qui peuvent être testées et vérifiées par des expériences ou des observations systématiques ; le passage d’un corpus progressivement croissant de savoirs du domaine de la spéculation et de l’opinion subjective au domaine du fait établi ; les efforts pour faire des prévisions, au moins en ce qui concerne certains phénomènes, avec des intervalles de confiance connus 29 ». Alpert rappelle par ailleurs qu’il convient d’éviter tout rapprochement avec les mouvements de réforme et relève la proximité phonétique regrettable de « sociologie » et « socialisme ». Dans ce contexte, les recherches qui, à l’époque, semblent à la communauté des sociologues porteuses d’innovations sont avant tout celles qui s’appuient sur des outils statistiques et contribuent à les développer. Elles sont réalisées dans des centres de recherche qui traitent de grandes enquêtes par questionnaires, comme le Bureau of Applied Research de l’Université Columbia, l’Institute of Social Research de l’Université du Michigan et, un peu plus tard, le National Opinion Research Center associé à l’Université de Chicago (voir infra). Plusieurs indices suggèrent que les recherches s’appuyant sur des enquêtes par questionnaires occupent une place croissante après le milieu des années 1930 : par exemple, parmi les articles publiés par l’American Sociological Review, la part de ceux qui s’appuient sur cette source documentaire croît à partir de 1935, comme d’ailleurs la part de ceux qui adoptent une approche quantitative 30. On peut s’interroger sur la signification de ce genre d’indices, mais le point essentiel est la conviction, répandue chez les chercheurs recourant au travail de terrain dans les années 1950, que l’approche

quantitative, en particulier la survey research, devenait de plus en plus importante dans la discipline. Dans ces transformations des sciences sociales et de la place qui leur est accordée dans la société, les sociologues ont eu, surtout dans la première période, un rôle moins central que les économistes et les psychologues, voire que les spécialistes des sciences politiques. A l’exception d’Ogburn, les sociologues de Chicago n’ont pas joué un rôle de premier plan dans la définition des politiques du Social Science Research Council, même si certains d’entre eux, comme Louis Wirth, ont été longtemps membres de ce comité (mais Wirth rédigea en 1937 un rapport critique à l’égard de la politique suivie et de sa dépendance à l’égard de ses bailleurs de fonds 31). Les sociologues de Chicago ont cependant, comme les années précédentes, bénéficié de financements importants du Social Science Research Council.

Le devenir de la sociologie de Park dans la sociologie des années 1930 et 1940 A l’intérêt porté par les sociologues, à la suite de leurs commanditaires, à de nouveaux thèmes et de nouvelles démarches de recherche s’ajoute un décalage croissant entre les perceptions immédiates de l’environnement social après la crise des années 1930 et les thèmes pour lesquels la sociologie de Park offre un programme de recherche 32. On a vu que, par plusieurs de ses aspects, la sociologie de Park était en affinité avec l’état de la société américaine au début du XXe siècle. A l’époque de la Grande Dépression, son décalage par rapport aux problèmes débattus est, au contraire, frappant : les problèmes de la vie urbaine – les comportements des immigrants, les relations interethniques, la

délinquance – passent en effet alors au second plan, loin derrière les problèmes du chômage et de l’appauvrissement de certaines catégories sociales, ou, en termes de spécialités universitaires, derrière les problèmes du travail et ceux des inégalités sociales. Par ailleurs, les objectifs associés par Park à la recherche en sciences sociales sont différents de ceux que lui attribuent alors les bailleurs de fonds, mais aussi les universitaires qui jouent le premier rôle parmi les « experts » des instances gouvernementales (comme Ogburn ou même Merriam), et ils sont également éloignés des conceptions des sociologues de la génération suivante. La sociologie de Park était centrée sur deux niveaux d’analyse : d’une part, les processus d’évolution de longue durée à l’échelle du monde ; d’autre part, les unités spatiales de taille assez réduite pour pouvoir être étudiées par un chercheur utilisant une approche ethnographique. Elle laissait au contraire de côté l’étude des phénomènes prenant place au niveau national. Pour Park, la recherche débouchait avant tout, comme on l’a vu, sur l’amélioration de l’information et de la compréhension des « problèmes sociaux » par les élites cultivées susceptibles d’influencer les évolutions en cours : c’est au niveau des collectivités locales, villes et surtout communautés – et non au niveau de l’État fédéral –, que pouvaient prendre place les actions débouchant sur des changements sociaux. Dans la perspective d’application de la sociologie à la définition d’une politique nationale, l’utilisation de l’outil statistique était un instrument essentiel à la connaissance globale de la population américaine, alors que la connaissance précise de « cas » – extraits d’un univers mal connu de phénomènes plus ou moins semblables – apparaissait de peu d’utilité. Enfin, la mise en œuvre d’une politique fédérale dans différents domaines, notamment celui du logement, contribuait aussi à faire apparaître en plein jour des éléments que la sociologie de Park laissait de côté : dans le cas du développement urbain, la dimension politique, absente d’une conception de la ville comme un organisme se développant « naturellement » de lui-même.

Si la sociologie de Park est décalée par rapport aux problèmes de l’époque, une partie des sociologues qui avaient suivi son enseignement – notamment parmi ceux qui n’étaient pas entièrement absorbés par des tâches d’enseignement – s’adaptèrent plus ou moins complètement aux nouveaux sujets et méthodes de recherche qui se développèrent au cours de la période. Une grande partie des auteurs des monographies des années 1920-1933 semblent avoir adhéré à une vision réformiste de l’usage des recherches (présente déjà dans les recommandations qui concluaient la plupart des monographies publiées) et ils n’ont pas été moins influencés que leurs pairs des autres disciplines et universités par l’atmosphère du New Deal : certains d’entre eux firent ultérieurement, comme on le verra, des recherches sur les nouveaux thèmes d’actualité, comme le travail 33. Ils n’avaient probablement jamais repris à leur compte la conception de la contribution de la sociologie aux changements sociaux qui était celle de Park et d’une partie des intellectuels de la même génération : diverses anecdotes rappellent les divergences « politiques » entre Park et certains des chercheurs des années 1930. Il est d’autant moins surprenant qu’une partie d’entre eux aient adopté de nouvelles démarches et de nouveaux thèmes de recherche que Park et plus encore Burgess n’étaient pas portés à considérer comme intangible la définition de la recherche dans la discipline qui était celle des années 1920. A partir des années 1930, l’environnement culturel dans lequel se développent les sciences sociales américaines se trouve par ailleurs rapidement et profondément modifié par l’introduction de plusieurs perspectives et courants d’idées tout à fait étrangers à l’univers intellectuel dans lequel s’était développée la sociologie de Chicago. Il faut mentionner d’abord la diffusion de l’œuvre de Freud à partir des années 1920. Avec l’arrivée de nombreux immigrés fuyant l’Allemagne et l’Europe centrale se poursuit aux États-Unis une partie des débats intellectuels précédemment développés en Europe : en philosophie des sciences, avec le Cercle de

Vienne, et autour du marxisme et de la psychanalyse. C’est ainsi que s’introduisent les idées de base des études sur les petits groupes, qui tiendront après 1945 une place importante dans les préoccupations des sociologues et paraîtront un temps pouvoir déboucher sur des applications pratiques. Ni Kurt Lewin, ni Jacob Moreno (l’« inventeur » de la sociométrie), ni Erich Fromm – qui figurent tous dans les références d’une part appréciable des sociologues de la génération ayant achevé ses études à partir du milieu des années 1930 – n’offrent des perspectives de recherche aisément compatibles avec la sociologie de Park. Il faut rappeler également l’importance que prennent à partir de la fin des années 1930 les études sur la propagande, les préjugés et les comportements de foule – qui sont en partie des réactions aux succès politiques du nazisme et des mouvements autoritaires – et celle du rôle que jouent dans ce domaine certains émigrés, comme Lazarsfeld et Adorno. Les évolutions concernant la sociologie et la recherche en sciences sociales qui ont lieu à Harvard après 1930 permettent d’apercevoir clairement un autre facteur du déclin de l’intérêt pour le programme de la sociologie défini par Park. Un département de sociologie avait été créé, comme on l’a vu, en 1931 à Harvard, à la suite du recrutement, l’année précédente, de Sorokin. Il s’agissait clairement d’imposer une définition de la discipline autre que celle qui s’était développée dans le Middle West ou même à New York, à l’Université Columbia. Le choix par Harvard d’un émigré d’origine européenne comme professeur de sociologie plutôt que celui d’un sociologue formé aux États-Unis était significatif. Le président de l’Université laissa entendre à Sorokin que l’intention de créer un tel département était restée lettre morte depuis vingt ans faute de candidat acceptable : il ne trouvait pas « respectable » la discipline telle qu’elle existait ailleurs, et son but initial était d’instituer un département très sélectif 34. Sorokin ne parvint pas à s’établir solidement à Harvard comme

chef de file d’une nouvelle conception de la sociologie, et c’est un physiologiste et biochimiste connu, Lawrence Henderson, membre du cercle dirigeant de Harvard, que l’on retrouve derrière les deux entreprises intellectuelles basées à Harvard qui devaient marquer durant les années suivantes la sociologie américaine : les recherches d’Elton Mayo sur le travail dans l’industrie et les travaux de Talcott Parsons. Dans le contexte des années 1930 et d’une université de l’élite protestante anglo-saxonne, la sociologie se tenait à distance de ce qui avait marqué sa naissance dans le Middle West : les idées précédemment associées au mouvement progressiste de réforme, le travail social et tout soupçon de connivence avec le socialisme. Henderson, conservateur affiché, offrait sous ce rapport toutes les garanties. C’est lui qui patronna, en 1926, le recrutement à la Business School de Harvard d’Elton Mayo – un professeur de philosophie australien qui s’était orienté vers l’application de la psychologie aux problèmes du travail industriel –, puis, après 1928, les recherches de celui-ci à la Hawthorne 35. Lecteur passionné de Pareto – dont l’œuvre fit l’objet d’un séminaire qu’il organisa entre 1932 et 1934 et où se rencontrèrent ceux qui devaient devenir ses alliés dans son entreprise d’implantation de la sociologie à Harvard –, Henderson fut, durant une première période, étroitement mêlé à la vie du nouveau département de sociologie. Ce fut également lui qui protégea Talcott Parsons, obscur assistant au département d’économie, et qui favorisa son passage dans le département de sociologie. Parsons était éloigné des conceptions autochtones de la sociologie – et les références intellectuelles qu’il propose révèlent un clair souci de tenir à distance les approches antérieurement en vogue. Que Parsons ait eu une vue stratégique de la manière dont il devait insérer sa propre entreprise dans le contexte des sciences sociales de l’époque est d’ailleurs manifeste dans un article plus tardif sur les effets de la guerre sur la sociologie, où il présente une sorte d’inventaire des entreprises avec lesquelles il faut compter 36. Une

caractéristique importante de la sociologie de Parsons est son silence sur les conceptions de la sociologie qui s’étaient développées depuis le début du siècle au États-Unis et son attention presque exclusive aux traditions intellectuelles européennes 37. Les thèmes qu’elle emprunte à la sociologie européenne du début du siècle, avec l’image centrale de la société comme système en équilibre doté d’une structure – et non comme ensemble de processus interdépendants – s’accordaient à la fois au contexte d’une université d’élite et à la conjoncture intellectuelle et politique américaine du moment. L’insistance sur la théorie générale présentée sous la forme d’un inventaire de notions abstraites, garanties par leur emprunt à des œuvres appartenant aux grandes traditions intellectuelles de l’Europe, était certainement plus favorable à la reconnaissance de la légitimité de la discipline que l’intégration incertaine d’un ensemble disparate d’études sur des sujets étroitement circonscrits dans un corpus peu organisé de propositions très générales – ce qu’offrait la sociologie de Park et de ses élèves. D’autres éléments de la conjoncture intellectuelle peuvent aussi être mentionnés : l’influence du marxisme parmi les étudiants de Harvard de l’époque, contre lequel Pareto paraissait un antidote 38. A l’arrière-plan des préoccupations de Parsons on trouve également les réflexions de philosophes des sciences dans la postérité du Cercle de Vienne, qui sont très présentes à Harvard et alimentent les critiques sur l’état des sciences sociales lors des débats autour de l’opérationalisme. Enfin, alors que la sociologie de Park était focalisée sur des phénomènes liés aux problèmes sociaux du moment et s’adressait à un public éclairé recouvrant un large éventail des classes moyennes susceptibles de prendre en charge les affaires de la communauté, la

sociologie telle qu’elle se pratiquait à Harvard – plus généralement que celle de Parsons – était davantage focalisée sur les grandes organisations et s’adressait à un public d’appartenance sociale plus élevée, comprenant notamment l’élite des professions établies 39. L’augmentation du crédit des sciences sociales à Harvard déboucha sur l’intégration, en 1945, du département de sociologie de Harvard à un nouveau département pluridisciplinaire (le Department of Social Relations) réunissant, sous la direction de Parsons, psychologues sociaux, sociologues et anthropologues. Cette organisation, qui traduisait aussi en partie les conflits internes aux départements d’origine 40, était en harmonie avec les politiques de financement des fondations, toujours favorables aux recherches interdisciplinaires. Ce n’est qu’après la fin de la guerre, et surtout à la fin des années 1940, que la sociologie de Harvard constitue un élément important du contexte pertinent pour saisir les évolutions de la sociologie de Chicago. Jusqu’en 1947, les sociologues de Harvard n’occupent qu’une faible place dans les débats qui occupent les colonnes de l’American Journal of Sociology, et l’ouvrage qui assura la réputation de Parsons comme théoricien ne fut publié qu’en 1951. Le principal thème de controverse dans la revue, dont le rédacteur en chef est alors Blumer, est le bien-fondé du point de vue opérationaliste et de l’adoption d’un modèle calqué sur les sciences physiques par la sociologie. Les sociologues de Chicago entretenaient cependant avant 1940 des relations directes et indirectes avec les promoteurs de la sociologie et des recherches empiriques à Harvard. Lloyd Warner, un associé de Mayo, fut recruté, comme on le verra, par le département de sociologie de Chicago. Lawrence Henderson était un ami de Park, qu’il avait rencontré, semble-t-il, au début du siècle à l’université de Strasbourg. Dans un article consacré à Park, Hughes évoque une

visite qu’il fit, en compagnie de celui-ci, à Henderson : « A la fin des années 1930, j’ai passé une journée intéressante dans le nord du Vermont avec Park et Henderson. Henderson, un causeur intarissable, reconnaissait que son vieil ami Park était un bon sociologue, principalement parce qu’il s’était initié par lui-même à la discipline plutôt que par l’intermédiaire des membres de la profession, mais il soutenait que la sociologie de qualité serait, à l’avenir, produite par des chercheurs ayant une formation en sciences physiques et biologiques. Comme d’habitude, Park maniait les idées à sa manière tranquille, spéculative, parfois sacrilège, ignorant la condescendance méprisante de Henderson 41. » Un essai sur la sociologie américaine publié en 1948 par Edward Shils, qui appartient à la dernière génération des étudiants de Chicago ayant suivi l’enseignement de Park à Chicago – et qui fut quelques années plus tard, en 1951, l’un des associés de Parsons dans un séminaire sur la théorie tenu à Harvard –, développe une interprétation, certainement répandue parmi les sociologues de l’époque, des démarches et des accomplissements passés des sociologues de l’entourage de Park et de l’état de la discipline à la fin des années 1940. Shils, par les hasards de sa biographie, a été en quelque sorte un intermédiaire engagé entre Harvard et Chicago. D’origine allemande, un temps travailleur social pendant ses études de sociologie, il fut l’assistant de recherche de Wirth – avec lequel il semble avoir entretenu des relations conflictuelles – et l’un des connaisseurs de la sociologie allemande. Il ne s’engagea pas durablement dans des recherches empiriques et sa production intellectuelle comprend essentiellement des essais. Protégé après 1945 du président de l’Université de Chicago, Hutchins, il fut l’un

des membres d’un des comités de recherche créé par celui-ci à l’écart des départements (voir infra), avant d’être intégré au département de sociologie de Chicago. Par un nouveau retournement, il fut au cours des quinze dernières années qui précédèrent sa mort, en 1994, un admirateur convaincu de la sociologie de Park. Au cours d’un entretien, quelques mois plus tôt, il me décrivit avec insistance le soutien qu’il avait apporté à des recherches reposant sur un travail de terrain, comme celles de Mitchell Duneier. Le bilan critique de Shils en 1948, initialement destiné à des lecteurs anglais, est sous-tendu par l’idée que les analyses de la période antérieure sont défaillantes, à la fois en raison de l’absence d’hypothèse préalable et de vérification systématique, et en raison de la précision insuffisante de leur cadre théorique. Shils passe en revue les travaux réalisés au cours des vingt années précédentes, en leur appliquant les normes de jugement sur les démarches de recherche et la consistance d’une théorie qui sont celles des sociologues de l’après-guerre. Les études de sociologie urbaine menées sous la houlette de Park, puis de ses successeurs à Chicago, sont examinées sous le rapport de ces deux critères : « Au cours du temps, la vision originale disparut et laissa place à une tendance à la répétition d’investigations sans lien entre elles. Pour un esprit comme celui de Park, ces petites études sur les tailleurs du Loop ou les habitants des meublés du type “recueillez des données pendant que vous faites la queue” constituaient des petites illustrations d’un aspect significatif de l’existence – elles illustraient un aspect fondamental des relations humaines dans la société moderne. Mais même réalisées sous l’inspiration directe du maître, elles n’étaient pas encore de la science… Du point de vue de leur contribution directe à une théorie systématique du

comportement humain et de l’organisation sociale, elles n’ont aucune valeur 42. » Parmi les recherches postérieures à 1935, Shils met en avant celles qui portent sur la stratification sociale (issues en partie des études de communautés), les recherches sur les relations entre les races (où s’est introduite une interrogation sur la relation avec la structure de classes), les recherches sur la communication et l’opinion publique (auxquelles il reconnaît le mérite d’avoir introduit un souci des problèmes d’échantillonnage et des questions techniques posées par le recueil de données par entretiens), les recherches sur les petits groupes (dans lesquelles il range celles qui prolongent les enquêtes de la Hawthorne et parmi lesquelles il distingue, pour leur plus grande rigueur, les recherches de Lewin et de ses associés). Dans la conclusion de l’ouvrage, Shils plaide de nouveau en faveur d’une plus grande rigueur dans la collecte des données et dans la formulation de théories générales, écho aux deux obsessions de l’époque que symbolisent le développement de l’usage des statistiques et la théorie parsonienne. Les observations qui proviennent du contact direct avec les sujets étudiés, écrit Shils, « doivent être transformées en données quantitatives, puisque c’est seulement sur cette base que la mesure des relations peut être établie 43 » ; mais, pour « contribuer à la connaissance de l’homme dans la société […] les observations doivent être réalisées pour tester des hypothèses et les hypothèses doivent être intégrées à un système général de propositions 44 ». Shils cite comme modèle des tentatives qui s’inscrivent dans cette direction les recherches du nouveau Department of Social Relations de Harvard, qui comprend alors Stouffer et Parsons, et celles de l’Institute of Human Relations de Yale 45.

Les sociologues de Chicago, l’Université et le contexte local On a vu que, durant la période antérieure à 1935, les recherches conduites à l’Université de Chicago avaient bénéficié d’une constellation de facteurs institutionnels favorables : possibilité de financement des recherches, accent mis sur la recherche par l’Université, environnement intellectuel du pragmatisme et du mouvement progressiste de réforme, singularités du recrutement des étudiants, etc. Après 1935, l’environnement fut moins favorable au développement des recherches dans la tradition issue de Thomas et Park. Les changements en cours dans la conjoncture intellectuelle aux ÉtatsUnis se sont précocement fait sentir par l’orientation intellectuelle que cherchait à faire prévaloir à l’Université de Chicago, à partir de 1929, son nouveau président, Robert Maynard Hutchins, un jeune juriste formé à Yale 46. Entreprenant, inventif en matière de dispositifs institutionnels mais aussi quelque peu fantasque, Hutchins devint au cours des années suivantes un des éducateurs en vue sur le plan national, notamment par les changements qu’il introduisit ou essaya d’introduire à l’Université de Chicago, en particulier par sa conception des études du premier et du second cycle (college). Pour Hutchins, les études offertes par le college et conduisant au diplôme de bachelor of arts qui précèdent les études de troisième cycle conduisant aux MA et PhD doivent assurer une éducation générale qui passe notamment par un contact avec les « grands livres » – les ouvrages jugés les plus significatifs de la culture occidentale. Certains des partisans de cette réforme ont explicitement pour référence le trivium de l’éducation médiévale. L’un des proches de Hutchins, imposé par celui-ci à l’Université

comme professeur de philosophie, Mortimer Adler, plaide pour l’adoption, comme philosophie officieuse de la politique scolaire à l’Université de Chicago, d’une version thomiste de la philosophie aristotélicienne. Cette orientation concerne directement les sciences sociales. Au cours des années 1930 et 1931, Adler développe publiquement une critique de leur orientation : sans le secours des principes de la philosophie aristotélicienne, l’« empirisme sauvage » débouche sur la « fausse science », affirme-t-il 47. Un ouvrage de Hutchins développe, en 1936, une conception similaire de la connaissance et du rôle de l’université, qui se situe en opposition avec le pragmatisme par son accent sur les principes et non sur l’expérience, et affiche ouvertement un dédain pour les recherches en sciences sociales 48. Un article publié en 1955, quatre ans après le départ de Hutchins de Chicago, par Ernest Burgess permet de mesurer l’antagonisme entre les positions de Hutchins et ce qui avait été l’orientation antérieure de la sociologie à Chicago : Burgess critique l’« illusion des grands livres » (la marotte de Hutchins) qui font des écrits du passé « d’Aristote à Marx et à Freud un guide pour le présent, alors que ces auteurs n’ont que peu ou rien à offrir pour notre compréhension de la société qui est apparue depuis que ces grands livres ont été écrits » 49. Burgess recommande aussi d’« ignorer les systèmes conceptuels psychologiques et biologiques », et développe simultanément une critique implicite de l’entreprise intellectuelle de Parsons 50. Les effets de la politique de Hutchins se firent sentir plus directement sur le college – dont il réforma les cursus en diminuant la place de la spécialisation disciplinaire – que sur les départements où étaient préparées les thèses. Sans prendre l’avis de ces derniers, Hutchins recruta pour le

college des enseignants destinés à assurer les cours généraux d’introduction aux « grands auteurs » : c’est ainsi que fut engagé en 1946 comme professeur de sciences sociales un jeune juriste formé à Harvard, David Riesman. Avec le recrutement de certains étudiants et jeunes chercheurs d’appartenance disciplinaire et de formation intellectuelle diverses, le college devint un lieu de contact intellectuel dynamique – de l’avis de ceux qui y passèrent –, complètement autonome par rapport aux départements 51. Hutchins mena également en ce qui concerne la recherche et les études de troisième cycle une politique défavorable à l’autonomie des départements, notamment en matière de recrutement d’enseignants. En affinité avec la politique de financement des recherches par les fondations, Hutchins favorisa la création de comités interdisciplinaires chargés d’administrer différents programmes : pour ne citer que ceux qui concernent les sociologues, on trouve ainsi, à partir de 1942 un Comité sur les relations humaines dans l’industrie (Committee on Human Relations in Industry) (voir chapitre 6), en 1943 un Comité sur la pensée sociale (Committee on Social Thought), de 1946 à 1957 un Comité sur les relations industrielles (Committee on Industrial Relations) ; après 1943, un comité organise les études sur le développement humain (Committee on Human Development), un autre s’occupe des relations interethniques (Committee on Education, Teaching and Research in Race Relations) et, de 1948 à 1954, un autre encore de la communication (Committee on Communication) ; enfin un autre comité, dont l’existence fut brève, se consacra aux problèmes de la planification (Program of Education and Research in Planning) après 1949 52. Quelques enseignants – comme Edward Shils en 1946 – furent recrutés spécialement pour l’un de ces comités et non pour un département. Certains de ces comités, comme le Comité sur le développement humain ou le Comité sur la pensée sociale, devinrent les cadres pluridisciplinaires dans lesquels furent préparées des thèses, ce qui contribua à diminuer le rôle des départements.

Les sociologues de Chicago (comme d’ailleurs une grande partie des autres enseignants en sciences sociales) ont été presque constamment réservés ou hostiles à l’égard des innovations introduites par Hutchins, et Louis Wirth figura à plusieurs reprises parmi les opposants déclarés à la politique de celui-ci. L’importance des départements comme lieux d’échange intellectuel déclina également avec la création de centres de recherche spécialisés, où furent préparées une partie des thèses, notamment dans les cas où l’utilisation de moyens de calcul était nécessaire. De 1935 à 1952, la stabilité du personnel et le caractère largement interne du recrutement constituent l’une des caractéristiques évidentes du département de sociologie. L’une des raisons, qui vaut jusqu’à la guerre, est matérielle : à partir du début de la Grande Dépression des années 1930, l’Université de Chicago traverse des difficultés financières d’autant plus sévères que ses liens privilégiés avec la Fondation Rockefeller se distendent un peu 53. Ainsi, jusqu’en 1940 l’Université ne titularise qu’un très petit nombre d’enseignants. Le recrutement comme assistants de Louis Wirth et de Herbert Blumer en 1930-1931, avant le départ à la retraite de Park, assure une certaine continuité dans l’orientation du département de sociologie 54. Samuel Stouffer (1900-1960 ; PhD en 1930), dont on a évoqué précédemment la contribution à la mise au point de techniques statistiques d’échantillonnage, est recruté à titre permanent en 1935. Il n’a pas le temps d’influencer notablement l’enseignement, car ses responsabilités dans les recherches pour l’armée l’éloignent rapidement de l’Université, et, en 1946, il rejoint le nouveau département des relations sociales de Harvard. En 1938, un autre diplômé du département, Everett Hughes, est également recruté par l’Université de Chicago comme assistant (c’est-à-dire pour trois ans), afin d’assurer la charge de l’enseignement d’introduction à la sociologie et pour occuper dans cette matière le domaine de l’organisation sociale, passé sous la coupe des anthropologues 55. Le département

d’anthropologie, où bon nombre des étudiants en sociologie continuent à suivre des cours, abrite un autre diplômé du département de la même génération que Wirth, Blumer, Hughes et Stouffer : Robert Redfield, le gendre de Park, qui avait été recruté en 1927 56. Les différences d’orientation qui séparent les héritiers de Park que furent Wirth, Blumer et Hughes sont l’une des clés de la compréhension de la manière dont s’effectua la transmission à la génération suivante d’une partie des éléments de la tradition, et aussi de celle des dissensions internes au département de sociologie durant les années suivantes. Je donne rapidement ici les repères utiles. 57 Louis Wirth (1897-1952, PhD en 1926) , d’origine allemande, avait été employé entre 1917 et 1922 comme travailleur social par une organisation d’assistance, Jewish Charities, ce qui lui avait permis de payer ses études de doctorat. Sa thèse de sociologie sur les ghettos des villes fut dirigée par Park. Wirth semble avoir été, comme on l’a vu, l’un des rares élèves de Small à avoir tiré de l’enseignement de celui-ci un intérêt pour le marxisme. Premier professeur de sociologie d’origine juive à être recruté à l’Université de Chicago, ainsi qu’à être élu président de la Société américaine de sociologie, l’ASS, en 1947, Wirth avait sans doute rencontré quelques difficultés pour se faire accepter dans les milieux 58 universitaires – où son agnosticisme, ses opinions « radicales » et son allure quelque peu prolétarienne tranchaient sur les positions de certains de ses condisciples anglo-saxons. Après 1935, il s’éloigna des activités de recherche au profit d’engagements en faveur de plusieurs causes : souvent consulté par les associations s’intéressant aux problèmes urbains, il s’engagea aussi dans des associations militant en faveur des droits civiques et de l’égalité raciale ; il fut

également l’un des fondateurs et le premier président de l’Association internationale de sociologie, en 1950. Son intérêt pour les réformes, y compris par voie législative, son militantisme actif au niveau de la ville de Chicago, de l’État d’Illinois et de l’État fédéral, en faveur du développement d’une « planification urbaine », contrastent évidemment avec la méfiance de Park à l’égard des interventions étatiques 59. Son action dans l’un des cas qui conduisirent la Cour suprême, en 1948, à déclarer anticonstitutionnelles les clauses discriminatoires portées dans les actes de vente de logements semble avoir renforcé la méfiance de l’administration de l’Université à son égard : celle-ci mit à plusieurs reprises son veto à sa désignation comme directeur du département de sociologie. En dehors de sa participation à de nombreux comités organisant ou finançant des recherches en sciences sociales, Wirth remplit un rôle d’intermédiaire et parfois de traducteur des travaux de sociologues et de philosophes allemands 60. Les jugements portés sur l’enseignement de Wirth par ceux qui le suivirent sont contrastés : les uns rappellent ses talents de conférencier et sa virtuosité dans les débats, d’autres son peu d’investissement dans les activités d’enseignement. L’une des publications influentes de Wirth est un article de 1938 qui dégage les traits caractéristiques des phénomènes urbains. Il insiste sur la substitution dans les villes des contacts secondaires aux contacts primaires typiques des petites communautés rurales : la participation à des groupes volontaires se substitue ainsi à la famille et au groupe de voisinage, avec la « juxtaposition de modes de vie hautement différenciés entre lesquels il y a souvent la communication la plus ténue, l’indifférence et la tolérance les plus grandes 61 ». Cette représentation du mode de vie urbain inspira des recherches ultérieures, mais, comme le fait ironiquement remarquer

Hughes, le mode d’existence de Wirth à Chicago, « entouré de parents et d’un groupe d’amis », apporte une sorte de démenti au caractère « impersonnel » du mode de relations dans les villes 62. Herbert Blumer (1900-1987, PhD en 1928), un descendant d’émigrés d’Allemagne, était arrivé à Chicago après avoir dû quitter précipitamment le petit collège du Sud où il enseignait, à la suite d’une conférence qui avait suscité une manifestation hostile du Ku Klux Klan 63. Dans l’interview réalisée par James Carey, Blumer impute à ses intérêts pour le « socialisme » son orientation vers la sociologie. Joueur semi-professionnel de football pour payer ses études de doctorat, il devint le protégé d’Ellsworth Faris, sous la direction duquel il rédigea une thèse, d’inspiration critique, sur les méthodes de la psychologie sociale 64. Lorsque George Mead tomba malade, il reprit l’un de ses enseignements à l’intention des sociologues. Durant les années suivantes, il devint l’interprète de la psychologie sociale de Mead auprès des sociologues et, par un petit nombre d’articles percutants, un critique incisif de l’opérationalisme, puis de l’orientation de la sociologie américaine vers les enquêtes par questionnaires et l’étude des attitudes. C’est sur cette activité de méthodologue critique que s’établit la réputation de Blumer (voir chapitre 6). Il réalisa lui-même peu de recherches empiriques – principalement une enquête sur les relations entre le cinéma et la délinquance 65. Ses publications comprennent principalement des essais, à caractère également critique, sur les recherches consacrées aux relations entre races et sur l’analyse des relations dans l’industrie 66. Un autre domaine d’intérêt de Blumer – auquel il consacra une partie de ses enseignements – est l’étude des « comportements collectifs » – notamment la mode, sur laquelle il commença des recherches dans les années 1930, et les problèmes sociaux, pour l’étude desquels il proposa une approche alors

originale mais promise à une grande diffusion, mettant l’accent sur le processus qui leur confère un caractère public 67. A l’Université de Chicago dans les années 1940, Blumer fut, selon des témoignages concordants, un enseignant écouté, même si son « nihilisme méthodologique » le fit redouter de certains étudiants. Fred Davis, un de ses anciens élèves, évoque ainsi le « paradoxe intellectuel » de Blumer : « Il y avait d’un côté sa vision large, sa perspicacité, une aisance critique infaillible et une imagination sociologique d’une exceptionnelle subtilité. Cependant, d’un autre côté, il avait une sorte de scepticisme lancinant à propos de la capacité de “simples mortels” à appréhender les mystères et les complexités de la vie sociale, une défiance à l’égard de toute classification et de toute formule – même si elles étaient façonnées par les cadres théoriques qu’il proposait –, une renonciation à toute approche méthodique, si l’on veut, quoique je ne veuille pas par là suggérer une négligence, une indifférence ou une épistémologie vulgaire prônant l’accès à la vérité par l’intuition 68. » Blumer, que l’administration de l’Université de Chicago ne semble pas avoir beaucoup apprécié, quitta cette dernière en 1952 pour l’Université de Californie à Berkeley. Chargé de créer un nouveau département de sociologie, il réussit à réunir dans un département qui devint rapidement l’un des plus en vue les représentants des principales orientations de la sociologie américaine de cette période. Everett Hughes (1897-1983 ; PhD en 1928), un fils de pasteur du Middle West, avait fait, comme on l’a vu, une thèse, sous la direction de Park, sur la « professionnalisation » des agents immobiliers de Chicago 69. Contrairement à la plupart des élèves de Park, il semble avoir conduit les recherches pour sa thèse à peu près seul. Juste avant sa soutenance, par l’intermédiaire de Park, Hughes fut recruté par l’université de l’élite anglophone de Montréal,

McGill, où, avec un autre ancien élève de Park un peu plus âgé, Carl Dawson, il créa l’un des premiers enseignements de sociologie dispensés dans une université canadienne. Dans les années 1930, il réalisa, avec un financement de la Fondation Rockefeller, une étude de communauté sur une ville industrielle des environs de Montréal (voir chapitre 8). Revenu à l’Université de Chicago comme assistant en 1938, il entreprit des recherches sur les relations entre races dans l’industrie dans le cadre du Committee on Human Relations in Industry et, un peu plus tard, contribua à l’orientation des thèses sur des métiers de statut divers (voir chapitre 6). En retrait sur Wirth en ce qui concerne l’engagement militant, éclectique (à l’inverse de Blumer) en matière de méthodes de recherche, Hughes fut bien davantage tourné que l’un ou l’autre vers les recherches empiriques dans les domaines du travail, des institutions et des relations entre races. Par son enseignement d’initiation au travail de terrain et par ses relations avec l’anthropologie, il contribua, comme on le verra, à donner une nouvelle impulsion à l’une des orientations précédemment favorisées par Park, les recherches reposant sur une démarche ethnographique. Un autre diplômé de l’Université de Chicago, Edwin Sutherland (18831950 ; PhD en 1913), y occupa également quelques années un poste, et il influença certaines thèses. Recruté en 1930 comme research professor, Edwin Sutherland n’eut que des obligations d’enseignement réduites et fut 70 chargé de mettre en place un programme de recherche en criminologie . Au cours des cinq années qu’il passa à Chicago, il entreprit de nombreuses recherches – notamment celles qui conduisirent à la publication de l’autobiographie d’un délinquant, Le Voleur professionnel, en 1937 71. Il favorisa l’orientation de quelques étudiants vers l’étude de diverses formes de délinquance – notamment celle d’Alfred Lindesmith qui devait étudier

l’opiomanie 72. En 1935, lorsque sa titularisation lui fut refusée – selon lui, en raison de l’hostilité d’Ellsworth Faris –, il quitta l’Université de Chicago pour l’Université d’Indiana. Dans la période de restriction budgétaire qui débuta en 1930 pour l’Université de Chicago, le seul recrutement durable dans le département de sociologie fut celui d’un anthropologue de Harvard, Lloyd Warner. Engagé en 1935, Warner fut rattaché aux départements de sociologie et d’anthropologie, et il contribua à resserrer les liens entre les deux disciplines 73. Formé à l’anthropologie d’inspiration boasienne à Berkeley, Lloyd Warner (1898-1970) avait ensuite été en contact avec Malinowski et Radcliffe-Brown (qui remplaça Sapir à Chicago en 1931 et resta jusqu’en 1937), et c’est sous l’influence de ce dernier, dont il partageait l’orientation durkheimienne, qu’il avait réalisé une étude sur une population d’Australie, les Murngin, publiée deux ans après 74 son arrivée à Chicago, en 1937 . Recruté à Harvard en 1929 comme assistant (instructor) en anthropologie, Warner était entré en contact avec Elton Mayo, qui s’engageait alors dans les recherches de la Western Electric. Dès cette époque, Warner nourrit l’ambition d’appliquer la démarche de l’anthropologie à l’étude de communautés américaines. Il abandonna rapidement le projet d’étudier Cicero, dans la banlieue de Chicago, sans doute parce que 75 cette ville apparaissait trop éloignée d’une communauté intégrée . Avec le soutien de Mayo, Warner obtint finalement un financement important du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund pour étudier Newburyport (une petite ville du Massachusetts, qui apparaît sous le nom de « Yankee City » dans les publications de Warner et de ses associés). Le travail de terrain concernant cette recherche fut réalisé pour l’essentiel avant 1934, mais la publication des différents

volumes qui assurèrent la réputation de Warner s’étendit de 1941 à 1959 76. A partir du milieu des années 1930, Warner se trouva au centre d’un vaste programme d’études portant sur diverses communautés que réalisait un groupe de collaborateurs, pour la plupart anciens élèves de Warner à Harvard. Burleigh Gardner, Allison et Mary Davis étudièrent les communautés noire et blanche d’une ville du Sud, Natchez (Mississippi) à partir de 1934, grâce aux crédits de la Works Progress Administration ; une autre équipe étudia, après 1941, une petite ville de l’Illinois, Morris (qui apparaît sous les noms de « Jonesville », d’« Elmtown », etc.) ; Horace Cayton (un ancien étudiant de Park) et Saint Clair Drake (un ancien étudiant d’Allison Davis) dirigèrent un ensemble de recherches sur le quartier noir de Chicago 77. L’une des principales innovations introduites par l’étude sur « Yankee City » et par ses prolongements tient à l’attention portée au système des classes sociales – alors que les études des sociologues de la période immédiatement antérieure (à l’exception de celles des Lynd) avaient été, comme on l’a vu, peu attentives à celles-ci. Le « succès » de Warner chez les sociologues eut une forme ambiguë, sans doute en relation avec son appartenance institutionnelle à l’anthropologie : les recensions de ses ouvrages dans les grandes revues furent souvent réservées, mais, d’un autre côté, les sociologues accordèrent à partir de 1945 une importance bien plus grande aux différences de classe que celle qu’ils leur avaient antérieurement accordée. D’autres recherches inspirées par Warner eurent une finalité pratique plus immédiate, comme celles qui portent sur les effets d’un environnement de classe moyenne sur la scolarisation des enfants des classes populaires 78.

A l’Université de Chicago, Warner fut moins impliqué dans les activités des départements auxquels il était rattaché que dans celles de différents comités pluridisciplinaires, le Committee on Human Development ou le Committee on Human Relations in Industry. Il quitta l’Université de Chicago en 1959 pour l’université d’État du Michigan. En 1947, le département de sociologie recruta le démographe Philip Hauser (1909 ; PhD en 1938), qui avait été l’élève d’Ogburn et assistant (instructor) dans le département entre 1933 et 1937, avant de devenir assistant du directeur du recensement national de 1940. Administrativement entreprenant, soutenu par Wirth et Blumer, Hauser donna une impulsion nouvelle aux recherches écologiques et démographiques reposant sur les données des recensements. Sous son patronage – peut-être en partie en raison de ses relations tendues avec Hughes, Warner et Riesman – la séparation s’accusa entre les chercheurs qui s’intéressaient à l’ordre écologique et ceux qui s’intéressaient à l’ordre moral (pour reprendre la terminologie alors vieillie de Park). De 1935 à 1952, un certain nombre de chercheurs ont temporairement dispensé un enseignement de sociologie, et quelques-uns d’entre eux sont cités dans les témoignages des étudiants de l’époque. Entre 1946 et 1958, le département utilisa régulièrement les services de Clifford Shaw, qui dirigeait le département de recherches de l’Institute for Juvenile Research ; quelques étudiants en thèse travaillèrent sur des contrats de cet institut (voir chapitre 7). Moins régulièrement, entre 1940 et 1956, Joseph Lohman, un ancien étudiant du département qui poursuivait une carrière politique tout en restant sur les franges du monde universitaire, assura quelques enseignements pour lesquels il utilisait sa connaissance directe des affaires 79 municipales, de la police et de la délinquance (voir chapitre 7) . Le département de sociologie eut recours de manière provisoire aux services de

quelques diplômés de la période précédente : Herbert Goldhammer (1907 ; PhD en 1938) entre 1946 et 1948 ; Anselm Strauss (1916-1996 ; PhD en 1944) de 1954 à 1958 ; Tamotsu Shibutani (1920 ; PhD en 1948) de 1948 à 1951 ; Albert Reiss (1922 ; PhD en 1949) de 1947 à 1952. Certains étudiants en thèse dispensèrent également des enseignements dans le cadre du college après 1945 ou servirent d’assistants à l’un ou l’autre des enseignants titulaires, comme ce fut le cas, à la fin des années 1940, de Donald Roy, Buford Junker, Harvey Smith, David Solomon, Louis Kriesberg ou Joseph Gusfield 80. Aux sociologues rattachés au département de sociologie il faut également ajouter ceux qui enseignèrent au college ou qui, faisant partie de l’un ou l’autre des comités interdisciplinaires, furent plus tard intégrés au département de sociologie. Il en allait ainsi, comme on l’a vu, pour Edward Shils, qui fut intégré au département en 1957, et pour David Riesman, recruté comme professeur de sciences sociales au college en 1946, qui fut intégré dans le département en 1954. Ses relations avec les sociologues de la côte Est (et notamment de Columbia) firent de Riesman l’un des intermédiaires pour le recrutement par le département de jeunes sociologues formés dans l’entourage de Lazarsfeld au Bureau of Applied Research. A partir du milieu des années 1940, les évolutions dans l’orientation de la sociologie américaine se font clairement sentir à l’Université de Chicago. L’un des premiers signes est l’association à l’Université, en 1947, de l’un des grands organismes réalisant des enquêtes d’opinion, le National Opinion Research Center (NORC), dont les directeurs de recherche sont progressivement associés au département de sociologie – non sans réticences de la part des professeurs de ce département. Le NORC est une organisation sans but lucratif dont les ressources viennent de contrats passés principalement avec le gouvernement, car son fondateur ne veut pas concurrencer Gallup 81. La mission

officielle du NORC est de « mesurer » l’opinion publique au service de l’intérêt public. Fondé en 1941, initialement basé à l’Université de Denver, le NORC travaille surtout pendant la guerre pour le gouvernement fédéral. A l’issue d’une négociation, il s’implante en 1947 à l’Université de Chicago, avec le soutien de Louis Wirth et d’une partie des dirigeants de l’Université. Son directeur, Clyde Hart, est un ancien étudiant de l’Université de Chicago. Le NORC est au départ partie prenante dans un projet de programme interdisciplinaire de l’Université, associant trois départements (psychologie, sociologie et sciences politiques) et portant sur un sujet alors à la mode : l’étude des communications de masse et de l’opinion publique. Un séminaire est organisé en mars 1949 avec la participation de Bernard Berelson, un ancien associé de Lazarsfeld. Au début, le NORC reste un peu à l’écart des départements : en 1947-1948, il est impossible de trouver un universitaire (méthodologue et statisticien) disposé à partager son temps entre le NORC et le département de sociologie 82. Après 1955, les rapports du NORC et du département sont plus étroits, et quatre membres du NORC donnent cette année-là des cours dans le département. Une partie des jeunes sociologues formés par Lazarsfeld et recrutés à cette époque par le département mènent des recherches dans le cadre du NORC, mais cet organisme engage également des étudiants en thèse appartenant à l’entourage de Hughes ou de Warner, qui, pour leurs propres recherches, utilisent parfois une approche ethnographique. Un changement décisif, auquel contribue par ailleurs le NORC, organisation de recherches dont les activités se situent dans le cadre national, tient à l’environnement dans lequel se déroulent dorénavant les activités et à certains aspects des carrières des sociologues. A des titres

divers, les activités de Blumer, Wirth et Hughes (qui entretient des contacts réguliers avec l’Allemagne et le Canada), comme celles de Warner et des sociologues recrutés par l’Université après 1945, s’inscrivent bien davantage dans un cadre national, voire international, que dans celui de la ville de Chicago et de ses environs. S’il y a encore un nombre appréciable de thèses qui reposent sur des recherches réalisées dans la ville, il s’agit plutôt d’une facilité immédiate que d’une utilisation systématique de Chicago comme « laboratoire » : par exemple, les médecins étudiés dans la thèse d’Oswald Hall en 1944 sont ceux de Providence et non ceux de Chicago. Pour une partie des nouveaux sujets d’études, comme le travail et les professions, la ville ne possède d’ailleurs pas de caractéristiques particulières qui en feraient un terrain privilégié, comme c’était le cas pour les contacts entre groupes ethniques ou pour le développement urbain au cours de la période précédente. La ville de Chicago n’est pas non plus généralement le terrain des travaux de recherche des enseignants du département. Pour Hughes, Riesman et Warner, Kansas City est à partir de 1951 un terrain privilégié ; ils y trouvent une fondation qui leur sert de mécène (Community Studies) et parfois les entrées adéquates. La transformation de l’environnement des activités des sociologues tient aussi à l’institutionnalisation de la sociologie, qui devient une discipline universitaire avec ses normes internes de succès. Celles-ci ont une importance bien plus grande pour les carrières qu’elles n’en avaient au cours des années 1920 : après 1945, les sociologues de Chicago (ainsi que tous ceux qui aspirent à une reconnaissance nationale) s’adressent à un milieu constitué, avec ses « grandes revues », ses instruments de reconnaissance interne (comme l’élection aux fonctions officielles de l’American Sociological Society), ses instances de financement. Par contrecoup, l’implication des sociologues dans les affaires locales décline, même si Wirth fait exception.

Sans doute les problèmes des relations de l’Université avec son voisinage sont-ils aussi, dans les années 1950, trop brûlants pour encourager les sociologues à utiliser cet environnement comme laboratoire. Le quartier noir voisin de l’Université s’est en effet étendu jusqu’à celle-ci. La communauté universitaire qui habite le quartier (Hyde Park) est menacée par une criminalité croissante et par l’avancée du ghetto noir. L’Université intervint activement pour maintenir des conditions favorables au style de vie des classes moyennes, nécessaires pour retenir universitaires et étudiants 83. Avec d’autres éléments, comme l’acceptation de patients noirs par l’hôpital de l’Université, cette intervention suscite des conflits dans la communauté universitaire et une certaine agitation sur les problèmes des relations entre races et sur la question des droits civiques 84. 1952 devait marquer le début d’un renouvellement complet du personnel du département de sociologie et le début de l’effacement des héritiers de la tradition née de Thomas et Park. Cette année-là, en effet, Burgess et Ogburn partirent à la retraite, Wirth mourut subitement et Blumer fut recruté comme directeur pour le département de sociologie de Berkeley. Depuis plusieurs années, aux yeux des administrateurs de l’Université, le département de sociologie avait perdu la prééminence qui avait été précédemment la sienne et apparaissait en crise. Les administrateurs n’éprouvaient guère de sympathie pour un département qui n’était pas aussi à la mode que ceux de Columbia et de Harvard. Burgess et Ogburn étaient en fin de carrière, les enseignants de la génération suivante entretenaient des relations quelque peu conflictuelles – Warner et Hughes s’opposant à Wirth et Blumer. Les enseignants du college étaient tenus un peu à l’écart du département, comme les chercheurs du NORC, et dans cet ensemble de conflits, la situation des enseignants plus jeunes et non titulaires n’était pas confortable : plusieurs d’entre eux ne furent pas titularisés à la fin de leur contrat, dont Nelson Foote et Anselm Strauss. Afin de retrouver la prééminence perdue, diverses tentatives furent faites

pour recruter de nouveaux enseignants, sur l’initiative de l’administration de l’Université autant que sur celle du département lui-même. En 19491950, le département de sociologie proposa un poste à Merton et Lazarsfeld, les deux sociologues de Columbia les plus en vue 85. C’est dans cette situation de crise chronique que, avec un crédit de la Fondation Ford, le département organisa, au cours de l’année scolaire 1951-1952, un séminaire sur l’état de la sociologie, de son enseignement, et sur la place du département de sociologie de l’Université de Chicago. Comme l’ont montré Abbott et Gaziano, en insistant sur la complexité des conceptions de la discipline des enseignants en poste à cette période, le tournant des années 1950 ne peut être ramené au triomphe de la sociologie « quantitative » (reposant sur l’exploitation statistique d’enquêtes par questionnaires) sur la sociologie « qualitative » (reposant sur le travail de terrain) – une 86 interprétation qui fut souvent retenue par la suite . L’analyse des comptes rendus de ce séminaire, qui réunissait les enseignants du département de sociologie pour un bilan d’ensemble de la discipline, fait apparaître que l’adversaire principal sur lequel s’accordaient les deux camps en présence – qu’ils fussent orientés vers la démarche ethnographique ou vers les approches statistiques – est la « théorie », au sens de Parsons (celle-ci était au contraire appréciée par le président de l’Université et une partie des 87 enseignants du college) . Les relations personnelles entre les différents protagonistes de ce séminaire apparaissent souvent à cette époque un peu amères, ce qui ne saurait surprendre à l’intérieur d’une communauté dont une partie des membres partageaient une aussi longue histoire : par exemple, quand l’éventualité de la nomination de Hughes comme directeur du département se précisa, en 1950, Wirth écrivit à

Blumer : « Je crains que le résultat du compromis auquel aboutit cette impasse ne débouche sur la nomination d’Everett [Hughes] comme directeur, ce qui est très malheureux à mon avis, car il n’en a ni la capacité, ni la qualité intellectuelle, et il ne jouit pas du respect des étudiants 88. » Diverses lignes de clivage – les orientations politiques, les différences d’origine sociale et de manières (certains étaient jugés par leurs collègues rudes ou grossiers) – étaient autant ou plus importantes que les similitudes d’orientation intellectuelle 89. Dans cette situation de conflits chroniques, les administrateurs de l’Université se trouvèrent souvent en position d’arbitres. Le séminaire de 1951-1952 révèle la diversité des relations entre les positions adoptées à l’égard de la recherche et l’éventail des variations du rapport à la sociologie de Park. Ces débats illustrent aussi le fait que, dans les sciences sociales, l’intégration intellectuelle d’un groupe de chercheurs dépend de bien d’autres choses que l’acceptation d’un petit lot de principes. Durant les années suivantes, l’orientation du département prit une nouvelle direction, procédant à la fois de l’avancement en âge des sociologues recrutés dans les années 1930 et des transformations survenues dans la sociologie américaine. Aucun enseignant proche de la tradition de psychologie sociale représentée par Blumer ou tourné vers la démarche ethnographique ne fut titularisé. Le département engagea par contre en 1950 un méthodologue statisticien formé à Princeton, Leo Goodman, et, en partie par l’intermédiaire de Riesman, trois jeunes chercheurs formés au type de recherches développé au Bureau of Applied Research de Columbia : Peter Blau (en 1954), Peter Rossi (en 1956), James Coleman (en 1957). Au terme d’un processus marqué par des alliances de circonstance et par des interventions de l’administration de l’Université, la rupture avec les héritiers de la tradition pragmatiste était à peu près consommée lorsque

Hughes accepta, en 1961, l’offre de fonder un nouveau programme doctoral à l’Université Brandeis (près de Boston). A ce moment, c’était l’usage (ou non) de méthodes statistiques qui constituait la ligne de partage principale entre les sociologues du département de sociologie de Chicago. L’approche écologique utilisée par les démographes de l’entourage de Hauser était désormais tout à fait séparée de l’approche ethnographique, et ses praticiens constituaient, avec ceux de la survey research formés à Columbia et travaillant au NORC, la presque totalité des sociologues en poste à l’Université de Chicago. Les utilisateurs de l’approche ethnographique jugeaient celle-ci dévalorisée et se sentaient si minoritaires que plusieurs des étudiants en thèse avec Hughes et Warner suivirent ceux-ci dans leurs nouvelles universités. Peu après le départ de Hughes, Morris Janowitz, qui avait obtenu un PhD de sociologie à l’Université de Chicago en 1948, fut recruté par celle-ci. Bien que ses propres travaux ne fussent pas inscrits dans le droit-fil de la tradition fondée par Thomas et Park, il s’érigea les années suivantes en représentant de cette tradition, favorisant la réédition d’une partie de ses textes classiques et soutenant un temps financièrement la réalisation de la biographie de Park par Raushenbush. Il dirigea également plusieurs thèses reposant sur un travail de terrain approfondi.

Les étudiants des années 1945-1955 Comme pendant la Première Guerre mondiale, le nombre d’étudiants du département de sociologie déclina durant la Seconde, mais non le nombre de thèses décernées : cinq par an en moyenne entre 1940 et 1944, quatre au cours des années précédentes. Une partie des enseignants, comme Samuel

Stouffer et Herbert Blumer, furent par ailleurs temporairement absents de l’Université. A la fin de la guerre, celle-ci connut de nouveau une grande activité, avec l’arrivée d’un flux d’étudiants sans précédent. Le GI Bill, qui offrait des bourses d’études relativement substantielles, permit en effet à une cohorte de démobilisés, souvent plus âgés que les étudiants « ordinaires », d’entreprendre ou de reprendre des études supérieures. Des baraquements furent érigés à proximité de l’Université pour les loger et une partie des « vétérans » y vécurent avec leur famille. Les témoignages rétrospectifs des étudiants de cette période décrivent une communauté intellectuelle vivante dans des termes qui ne sont pas sans ressemblance avec ceux qu’utilisaient les sociologues des années 1920 90. Plusieurs étudiants préparant une thèse de sociologie enseignaient en même temps dans le college de l’Université ou dans différents autres colleges à Chicago. De six à dix bourses étaient attribuées chaque année à des étudiants en thèse ; d’autres étudiants étaient employés pour des petits contrats de recherche, aussi bien au NORC que dans la société de conseil dirigée par Burleigh Gardner, un associé de Warner, la Social Research Inc. (voir chapitre 6), et dans les différents centres de recherche implantés dans l’Université ou à l’Institute for Juvenile Research (voir chapitre 7). Les caractéristiques de ces étudiants en sociologie sont assez différentes de celles des étudiants de la génération précédente : on ne trouve plus guère de fils de pasteurs protestants du Middle West. Plus souvent que trente ans auparavant, il s’agit d’étudiants d’origine urbaine, parfois de la côte Est ; une forte proportion d’entre eux sont juifs – comme dans l’ensemble de l’Université, où la proportion des Juifs atteint environ 30 % après 1930 91. Quelques-uns sont d’origine ouvrière ou populaire, comme Julius Roth ou Donald Roy, d’autres sont fils de petits entrepreneurs enrichis, comme Eliot Freidson ou Louis Kriesberg. Pour une partie de ceux qui ont bénéficié du GI Bill, il arrive que la sociologie soit un second choix d’études, parfois après une orientation vers les sciences ou la médecine. Parmi ceux qui

obtiennent des thèses figurent quelques non-Américains et un petit groupe de Canadiens (dont Oswald Hall et Erving Goffman), venus souvent à Chicago en raison des connexions de Hughes avec le Canada. La charge de la direction des recherches reposa principalement durant cette période sur moins de dix professeurs permanents, dirigeant un effectif qui ne tomba guère en dessous de deux cents candidats au PhD ou au MA (environ une trentaine de maîtrises étaient soutenues chaque année). Au moins durant la période où les effectifs furent le plus élevés, les contacts entre les enseignants et les étudiants en thèse ne furent pas toujours très étroits, ni, pour certains de ces derniers, très satisfaisants. En 1947, des étudiants se plaignirent auprès de Burgess du manque de disponibilité des enseignants, de la rareté des discussions dans les enseignements, du manque de préparation des cours et du nombre excessif de travaux demandés et soumis à la seule correction d’autres étudiants 92. Plusieurs enseignements laissèrent cependant des traces dans la mémoire et parfois dans la carrière intellectuelle d’une partie des étudiants : ceux de Wirth par leur brillant ; ceux de Blumer par leur vigueur critique ; l’enseignement d’initiation au travail de terrain de Hughes ; le cours de celui-ci sur le travail et les métiers, dont devait sortir un ensemble de thèses et de monographies (voir chapitre 6). Pour certains étudiants, comme Gusfield, la participation à l’enseignement du college placé sous l’autorité de Riesman fut une expérience plus importante que l’enseignement reçu dans le département de sociologie 93. Les dissensions internes au département paraissent avoir été souvent davantage perçues par les étudiants que les similitudes d’affiliation passées. Dans une première période, le clivage principal semble avoir opposé les étudiants de l’entourage de Warner et de Hughes à ceux de l’entourage de Wirth et de Blumer.

William Whyte, qui appartenait à l’entourage de Warner, remarque ainsi, à propos de sa soutenance de thèse en sociologie : « Dans la période où j’étais à l’Université de Chicago, les étudiants devaient considérer non seulement avec quels professeurs ils voulaient travailler, mais aussi contre lesquels ils voulaient travailler. Si vous choisissiez de faire vos principaux travaux avec Warner ou Hughes, comme je le fis, vous deviez être préparé à résister (répondre) à Wirth pendant votre soutenance 94. » L’antagonisme entre Blumer et Hughes semble avoir été plus modéré. Murray Wax remarque : « Quoique Blumer et Hughes, qui appartenaient à la même génération, fussent rivaux, ils n’étaient pas ennemis. La plupart des meilleurs étudiants de ma génération travaillèrent facilement avec l’un et l’autre. Quelle que fût la rivalité entre Hughes et Blumer, elle n’affectait pas leur manière de traiter les étudiants qui se rattachaient à l’autre 95. » A la fin des années 1950, les antagonismes entre partisans des études quantitatives et partisans de l’approche ethnographique furent sans doute plus vifs, et, en 1959, un candidat soutenu par Hughes se vit reprocher de « tenter de ramener la sociologie aux années 1920 en étudiant des processus 96 ». La politique menée par Hutchins jusqu’à son départ en 1950, ainsi que l’évolution de la discipline ont, comme on l’a indiqué, progressivement ôté aux départements une partie de leur importance comme lieux de formation des étudiants en thèse. Non seulement certaines thèses et maîtrises dépendent des comités interdisciplinaires évoqués précédemment, mais elles sont préparées dans le cadre de centres de recherche spécialisés, constitués autour d’un ou deux professeurs, et dont les locaux sont dispersés dans l’Université, ce qui renforce le cloisonnement entre domaines et spécialités de méthode. Les recherches sur la famille sont ainsi localisées au Family Center, fondé par Burgess, celles qui reposent sur des enquêtes par

questionnaires au NORC (dont les chercheurs confirmés sont associés au département). Après 1947, une partie des recherches d’écologie urbaine sont réalisées au Chicago Community Inventory (dirigé par Hauser) et, après 1954, au Population Research and Training Center. Cette situation n’entraîne cependant pas toujours une spécialisation définitive en termes de méthode de recherche et d’orientation intellectuelle : certains chercheurs, après une thèse sur un sujet de psychologie sociale (comme Julius Roth) ou reposant sur une approche statistique, revinrent plus tard au travail de terrain. Les sujets de thèse des années 1945-1960 portent sur des domaines plus divers que ceux de la période précédente. Les thèses sur les groupes et les relations ethniques restent cependant nombreuses. Plusieurs d’entre elles, où l’on reconnaît l’influence de Blumer et, plus tard, celle des anciens élèves de Lazarsfeld et du NORC, sont consacrées aux comportements collectifs et aux mass media. Les thèses sur la famille, la délinquance et les personnes âgées témoignent de l’implication prolongée de Burgess dans ces domaines. D’autres, sur les conséquences des progrès techniques, sont clairement inspirées par Ogburn. Trois domaines nouveaux prennent de l’importance : l’étude du travail, presque laissée de côté dans les années 1920, est maintenant bien représentée – du travail ouvrier à celui des cadres, des professions libérales à la police, en passant par l’étude globale de la population active, ainsi que par celle du syndicalisme, sujet de plusieurs thèses ; une thèse porte également sur une grande famille d’industriels, les Du Pont de Nemours 97. Aux thèses sur les institutions religieuses et les institutions d’enseignement – deux secteurs représentés parmi les sujets traités durant la période précédente – s’ajoutent des thèses sur l’armée dans l’immédiat après-guerre et, un peu plus tard, sur l’hôpital et le secteur médical – un domaine pour lequel les financements de recherches deviennent importants après le début des années 1950. Enfin, les

études démographiques occupent une place croissante après le recrutement de Hauser 98. Cette diversification des sujets est cependant moins spécifique à l’Université de Chicago qu’à l’ensemble de la sociologie américaine de la période. Un point frappant est, comme on l’a indiqué précédemment, la place déclinante qu’occupent les travaux dont le terrain est la ville de Chicago : celle-ci n’est plus le laboratoire qu’elle a été pour la génération précédente. Les nouveaux thèmes d’études ne conduisent plus au même enracinement territorial des sujets, pas plus que ne le favorisent les nouvelles méthodes de recueil des données.

Conclusion L’évolution qui vient d’être décrite peut être interprétée comme la fin, par éclatement, de la tradition née dans le département de sociologie de Chicago. C’est ce que peuvent suggérer la visibilité déclinante des principaux sociologues de la génération née autour de 1900 et le crédit croissant dont semblent bénéficier d’autres approches, et notamment celles qui s’appuient sur des techniques statistiques. Le succès de l’ouvrage sur la mobilité sociale publié en 1967 par Peter Blau (un des sociologues formés à Columbia et recrutés par l’Université de Chicago) et par Otis Duncan (un ancien élève d’Ogburn à l’Université de Chicago), qui passe pour un modèle dans ce genre d’études, peut conforter cette interprétation. Mais on peut aussi découvrir entre 1950 et 1970, malgré leur dispersion, la publication d’un ensemble de recherches réalisées par des sociologues formés dans les années 1940 et 1950, et qui se placent (ou se placeront un peu plus tard) dans la filiation des sociologues de Chicago dont ils ont suivi les enseignements.

Ces recherches, dont l’unité thématique est certainement moindre que celle des monographies de la période précédente, débouchent sur des thèses et des articles, mais aussi, parfois après un long délai et avec un élargissement considérable, sur des livres. Il en va ainsi pour les ouvrages, qui ont acquis au moins une réputation durable dans un domaine de recherche spécialisé, de Melville Dalton sur les cadres d’entreprise, de William Westley sur la police, de Joseph Gusfield sur le mouvement de tempérance, d’Erving Goffman sur l’étude des relations en public, de Fred Davis sur l’expérience familiale de la poliomyélite, de Tamotsu Shibutani sur la propagation des rumeurs ou d’Alfred Lindesmith sur la consommation d’opium 99. D’autres travaux de chercheurs formés à Chicago, qui ne sont pas issus de thèses, développent le même lot d’idées, comme ceux d’Eliot Freidson sur la médecine, de Julius Roth et d’Anselm Strauss sur les traitements à l’hôpital, de Murray et Rosalie Wax sur l’éducation dans les réserves indiennes 100. C’est à partir de certains de ces travaux que tend aujourd’hui à être définie une « Seconde École de Chicago » – au prix, là encore, d’une sélection largement arbitraire parmi les œuvres et les chercheurs. On trouvera dans les deux premiers chapitres de la seconde partie un aperçu sur les intermédiaires intellectuels entre certains de ces travaux et ceux qui les ont précédés.

1 . Park, Burgess, McKenzie (1925) : 110. 2 . A partir des données de Sibley ([1963] : 45), on peut estimer la part des thèses produites par le département de sociologie de l’Université de Chicago par rapport à l’ensemble des thèses de la discipline : pour la période 1935-1939, le département produit 8 % des thèses ; pour les cinq années suivantes, 9 % ; 19 % pour la période 1945-1949 ; 13 % pour la période 1950-1954 ; 6 % pour la période 1954-1959. Le déclin en fin de période traduit la création de programmes préparant au doctorat dans de nombreuses universités. 3 . Voir Evans (1986-1987).

4 . Un sociologue de l’époque, Stuart Chapin, recensait, vers 1930, cent trente postes « intéressants » en sociologie – c’est-à-dire des postes qui s’accompagnaient de possibilités de recherches ; voir Bannister (1987) : 189. 5 . L’implantation de la sociologie fut encore plus tardive à Princeton. A Yale, où elle avait été fondée par Sumner, elle survécut en restant longtemps un peu à l’écart des autres courants de la discipline. 6 . Voir Lengermann (1979) ; Bannister (1987) : 188-214. Pour éviter une vision trop simpliste de ces alliances, on peut rappeler qu’Ogburn fut aussi, dès ses débuts à Chicago, dans des termes peu chaleureux avec Park, et en des termes encore plus réservés avec Blumer et Wirth. 7 . Voir notamment ibid. : 190, 200. Sur les intérêts des professeurs qui enseignaient la sociologie à des étudiants de premier cycle, voir S. Turner et J. Turner (1990) : 62-63. 8 . Ce témoignage figure dans une lettre adressée à Irwin Deutscher par Richard LaPiere, un sociologue né en 1899 et ayant obtenu son PhD à Stanford en 1930 ; voir Deutscher (1973) : 36-37 [© Scott, Foresman, Glenview, Illinois]. 9 . Voir D. Fisher ([1993] : 96-111) pour une analyse du contenu de ce rapport, qui fait apparaître la continuité avec les préoccupations de la période suivante. 10 . Cité ibid. : 101. 11 . Ibid. : 108-109. 12 . Voir Karl ([1983] : 135-136, 129-130) pour une analyse d’ensemble de cette politique ; Converse ([1987] : 45-53) donne une liste des projets impliquant les chercheurs en sciences sociales. 13 . Karl (1983) : 120-121. 14 . Wirth (1940) : 6. 15 . M. Anderson (1988) : 170-178. 16 . Ibid. : 182-190. 17 . Converse (1987) : 47. 18 . Camic (1986). 19 . Allport (1935). 20 . Converse (1987) : 57. 21 . Voir Camic (1986 ; 1994). 22 . Pour une analyse d’ensemble du développement du secteur des études par questionnaires (survey research), voir Converse (1987). L’historique de la notion d’attitude chez les psychologues et les sociologues est retracé par Fleming (1967). 23 . Voir Gosnell, Merriam (1924) ; Gosnell (1927). 24 . Converse (1987) : 54-86. 25 . Ibid. : 163. 26 . Stouffer, Suchman, De Vinney, Williams (1949). 27 . Converse (1987) : 229.

28 . Sur la naissance de la National Science Foundation et ses difficultés politiques pour inclure les sciences sociales dans ses missions, voir Larsen (1992) : 38-46. 29 . Alpert (1954) : 210. 30 . Selon le décompte effectué par Wilner (1985), la part des articles de cette revue utilisant une approche quantitative passe de 40,6 % pour la période 1936-1941 à 68,4 % pour la période 1957-1975. 31 . Ce rapport est analysé dans D. Fisher (1993) : 172-176. 32 . Cette analyse du déclin de l’intérêt accordé à la sociologie de Park reprend des éléments évoqués par Kucklick (1973), Matthews (1977 ; 1989), Wiley (1979) et Farber (1988). Mon interprétation concorde avec celle de Matthews (1989) : celui-ci insiste sur la rupture dans les approches des sciences sociales qui, dans les années 1930, conduisit à l’abandon des analyses en termes de processus au profit d’analyses en termes de structure. 33 . Carey (1975). 34 . Voir Sorokin (1963) : 238, ainsi que le témoignage de Homans (1984) : 129. 35 . Gillespie (1991) : 96-100, 118, 258. Gillespie relève le conservatisme social de Mayo. 36 . Parsons, Barber (1948). Voir aussi Camic (1992), qui montre comment Parsons s’est attaché à éliminer de ses références les économistes institutionalistes dont la réputation était alors déclinante. 37 . Même après 1946, les membres du département des relations sociales de Harvard (qui prit la suite du département de sociologie) continuèrent d’ignorer la tradition sociologique américaine, comme le relèvent B. et M. Johnson (in Klausner, Lidz ([1986] : 134), qui précisent que seuls Cooley, Mead et Thomas étaient traités avec respect. 38 . Heyl (1968). 39 . Buxton, Turner (1992). 40 . Homans (1984) : 293-296. 41 . Hughes (1964) (in SE : 544). 42 . Shils (1948) : 11. 43 . Ibid. : 54. 44 . Ibid. : 55. 45 . L’Institute of Human Relations, à Yale, comprenait des psychologues, des historiens et des anthropologues – notamment George Murdock et John Dollard. 46 . Sur Hutchins, voir la biographie de Dzuback (1991) ; son influence sur l’Université de Chicago est examinée par McNeill (1991). 47 . Ibid. : 36-40. 48 . Hutchins (1936). Sur la réception de l’ouvrage par les universitaires de Chicago, voir Dzuback (1991) : 186-189. 49 . Burgess (1955) (in Burgess [1974] : 356).

50 . Le témoignage de Shils ([1990] : 222), qui repose sans doute plutôt sur des contacts au cours de la période postérieure à 1945, affirme que Hutchins n’aimait pas la sociologie et méprisait les recherches utilisant une approche statistique. 51 . Voir MacAloon (1992), et notamment le témoignage de Gusfield (1992) : 167-177. 52 . A l’arrière-plan de la création de ces comités, on trouve parfois des possibilités de financement : par exemple, le Comité sur les relations industrielles devait recevoir des fonds de grandes entreprises, le Comité sur la pensée sociale s’appuya sur les ressources de la femme de son directeur, John Nef ; voir McNeill (1991) : 120-124. 53 . Geiger (1988) : 199. 54 . D’après Salerno ([1987] : 15), Wirth, qui avait été auparavant instructor à Chicago pendant deux ans, fut engagé pendant l’été 1930, alors que Park remplaçait Faris comme directeur du département. 55 . Je reprends ici l’interprétation de Hughes, qui semble plausible. Voir notamment son interview avec Robert Weiss (AECH, dossier 1 : 13) : « Je ne pense pas que l’on supposait que je deviendrais important quand je revins. Je crois que Wirth et Blumer m’avaient choisi comme à peu près adapté au poste et comme gros travailleur » (il s’agissait d’assurer un cours d’initiation suivi par un nombre important d’étudiants). La correspondance de Hughes suggère également qu’il s’agissait de renforcer les recherches sur les institutions. 56 . Robert Redfield (1897-1958 ; PhD en 1928) était fils d’un juriste et d’une Danoise d’origine aristocratique. Il semble s’être quelque peu distingué de la plupart des diplômés en sociologie de la même génération par cette origine sociale plus élevée, son allure et ses manières. Sa carrière dans la hiérarchie administrative de l’Université fut bien plus rapide que celle de Wirth, Blumer ou Hughes : Hutchins le nomma doyen de la division des sciences sociales en 1934. Son ouvrage The Folk Culture of Yucatan en fit un anthropologue en vue après 1941. Redfield est désigné par Hughes comme son ami le plus proche dès les années 1930, et il est possible qu’il ait contribué au retour de Hughes à Chicago, même si je n’ai rien trouvé qui le confirme clairement dans les archives que j’ai dépouillées. 57 . Sur Wirth, notamment ses activités socio-politiques, voir Salerno (1987) : 25-37. Des indications complémentaires se trouvent dans l’essai biographique rédigé antérieurement par sa fille, Elizabeth Wirth Marvick (1964). 58 . Wirth fut un temps suspecté d’avoir été un propagandiste communiste dans les années 1930. 59 . Selon le jugement critique de Hughes, Wirth resta toujours marqué par son point de vue de travailleur social – une profession exercée d’ailleurs durablement par sa femme. 60 . Wirth traduisit notamment en anglais l’ouvrage de Mannheim (1929). Son rôle d’intermédiaire entre les sociologies allemande et américaine renforça probablement l’antagonisme entre Wirth et Parsons (que nourrissaient par ailleurs leurs différences d’orientation politique) : une anecdote évoque la présence de Wirth, occupé ostensiblement à son courrier, au premier rang de l’auditoire lors d’une conférence donnée par Parsons à Chicago ; voir Gusfield (1992) : 170. 61 . Wirth (1938) (in Grafmeyer, Joseph [1979] : 271-272).

62 . Lettre à James Short (1970) (in AECH, dossier 55 : 19). 63 . Voir l’interview semi-biographique recueillie par Carey (in IJTC), ainsi que Wiseman (1987) ; j’utilise aussi le témoignage d’Arlene Kaplan Daniels et divers témoignages d’étudiants de Chicago des années 1940 et 1950, qui portent aussi accessoirement sur Wirth, Redfield, Warner et Hughes, in Verhoeven (1995) : 14-30. 64 . Blumer (1928). Cette thèse est à peu près le seul document donnant une idée de la culture de Blumer, ailleurs silencieux sur ses références. La partie principale est consacrée à un examen de la psychologie sociale américaine des années 1900 à 1925, de J. Baldwin à E. Faris et C. Ellwood, en passant par J.B. Watson et A.L. Kroeber. 65 . Deux ouvrages sont issus de cette recherche : Blumer, Hauser (1933) ; Blumer (1933). La distance entre la démarche suivie dans le premier ouvrage, qui cherche à analyser l’incidence de la fréquentation du cinéma sur la délinquance, et les exigences de rigueur défendues ultérieurement dans ses essais est tout à fait frappante. 66 . La plupart des articles connus sont repris dans Blumer (1969a) ou dans Lyman, Vidich (1988), qui comprend aussi quelques articles dans des publications à peu près inaccessibles et qui ne sont jamais cités. Certains essais de Blumer sont restés longtemps inédits : voir par exemple la critique des théories de l’industrialisation (Blumer, 1990). 67 . Une partie des essais de Blumer dans ce domaine, à caractère programmatique, fut également publiée tardivement ; voir Blumer (1969b ; 1971). On trouvera dans le volume d’hommages recueillis par Shibutani (1970) des exemples de la postérité de l’approche de Blumer dans ce domaine. 68 . F. Davis (1991) : 3. Voir aussi Strauss (1996b). 69 . Hughes (1928). 70 . Voir Gaylord, Galliher (1988) : 101-122. 71 . Sutherland (1937). 72 . Voir la préface de Lindesmith à Gaylord, Galliher (1988). 73 . Stocking (1979) : 25. 74 . Sur Lloyd Warner il n’existe que peu de témoignages et d’analyses. Les sources principales sont le manuscrit rédigé par les associés de Warner, déposé comme archives de Warner (AWLW) dans les collections spéciales de la Joseph Regenstein Library à l’Université de Chicago (le chapitre 8, rédigé par Havighurst, est consacré aux activités de Warner à Chicago), ainsi que l’ouvrage qui semble en avoir été tiré par sa femme, Mildred Warner, en 1988. 75 . A la même époque, Ernest Burgess avait également proposé d’étudier Cicero, et Warner avait donné une appréciation négative à Elton Mayo sur cette proposition. 76 . M. Warner (1988) : 101-102 ; Gillespie (1991) : 155-158. 77 . Drake, Cayton (1945). Cette monographie est peu orthodoxe par rapport à l’approche de Warner. Le programme inspiré par Warner comprend également des études de communautés en Irlande, réalisées par Conrad Arensberg et Solon Kimball. 78 . Havighurst, Loeb, Warner (1944).

79 . Un autre élève de Park dans les années 1920, Samuel Kincheloe (1898-1981), fut recruté comme professeur à la Divinity School de l’Université de Chicago, mais la fréquentation de son enseignement n’est mentionnée que dans le témoignage de Killian (1994) parmi les étudiants en sociologie des années 1945-1960. 80 . Je m’appuie ici sur les annuaires de l’Université, ainsi que sur les dictionnaires biographiques des American Men of Science (Social Sciences), et accessoirement sur les listes reproduites par Harvey (1987) et Fine (1995) (en rectifiant dans ce cas plusieurs erreurs). 81 . Converse (1987). 82 . Ibid. : 324, 525. 83 . McNeill (1991) : 167. 84 . Ibid. : 133-138. 85 . Sur ce projet de recrutement, voir ALW, dossier 1 : 3 ; AEWB, dossier 3 : 1. Il s’agissait de recruter un spécialiste de psychologie sociale et c’était Merton dont le recrutement était particulièrement souhaité. 86 . Abbott, Gaziano (1995). Les documents de base se trouvent in AEWB, dossier 33. 87 . Les réserves de Blumer à l’égard de la sociologie de Parsons sont exposées dans un article publié très postérieurement, en 1975. 88 . ALW, dossier 3 : 1. 89 . La correspondance entre Hughes et Riesman contient de nombreux jugements de ce type, aussi bien sur leurs collègues que sur les candidats envisagés pour un poste au département. 90 . Voir Gusfield (1990) : 114 ; (1992) ; (1995) : XV-XVI ; Freidson (1977) ; Becker, Debro (1970) ; Lopata (1995) : 372 ; Killian (1994) : 42-49 ; Farber (1988). J’utilise aussi les témoignages de Goffman (Verhoeven, 1993), de Rainwater (1969), de Short (1969), de Gans (1990), ainsi que divers témoignages cités in Fine (1995) et les analyses de Winkin (1988) : 13-92. 91 . McNeill (1991) : 52. 92 . AECH, dossier 66 : 7. Le porte-parole des étudiants était Gregory Stone. 93 . Burgess et Ogburn semblent avoir perdu à cette époque une partie de l’audience qu’ils avaient auparavant – mais Short (1969) mentionne favorablement leur enseignement. Les thèmes étudiés par le premier, comme les personnes âgées, n’attiraient pas beaucoup les jeunes étudiants. Les thèmes de recherche qui intéressaient Ogburn étaient décalés par rapport aux sujets d’époque. Par ailleurs, ses prises de position en faveur l’Allemagne pendant la guerre et un certain antisémitisme (voir sur ce point Bannister [1992] : 188-190 et 196-197) n’augmentaient certainement pas son audience. 94 . Whyte (1969) : 44. Un autre ancien étudiant de la même période, Bernard Farber, confirme ce témoignage d’une formule lapidaire : « La sagesse établie des étudiants était : malheur au pauvre candidat qui a dans son jury de thèse Warner et Wirth » (Farber [1988] : 342) ; voir aussi Rainwater (1969) : 96. 95 . Wax (1997).

96 . Lettre à C. Bolton du 11 juillet 1959, in AECH, dossier 9 : 3. 97 . Lawton (1955). La correspondance de Lawton avec Hughes (AECH, dossier 35 : 5) fait apparaître que celui-ci ne parvint pas à trouver d’éditeur pour publier une version remaniée de sa thèse, vraisemblablement pour des raisons qui tiennent au caractère « délicat » du sujet. L’appréciation de Hughes sur la thèse est – à juste titre – très élogieuse. 98 . On trouve aussi des thèses qui ne rentrent pas dans cette énumération : par exemple, sur l’art et une sur les modes de vie (inspirée probablement par Warner). 99 . Dalton (1959/1949) ; Westley (1970/1951) ; Gusfield (1963/1954) ; Goffman (1959/1953) ; F. Davis (1963/1958) ; Shibutani (1966/1948) ; Lindesmith (1947/1937) (la seconde date est celle de soutenance de la thèse correspondante). La liste des ouvrages issus de ces thèses est évidemment beaucoup plus longue ; voir pour des exemples moins connus : Gilman (1956/1955) ; Carter (1962/1959). Dans d’autres cas – par exemple pour H.S. Becker, D. Roy ou O. Hall –, ce sont des articles tirés de ces thèses qui sont devenus des classiques. 100 . Freidson (1970) ; Roth (1963) ; Strauss, Schatzman, Bucher, Ehrlich, Sabshin (1964) ; Glaser, Strauss (1965) ; M. Wax, R. Wax, Dumont (1964).

SECONDE PARTIE

PARCOURS DE RECHERCHE

Cette seconde partie est consacrée à l’examen des contributions de sociologues rattachés à la tradition de Chicago dans différents domaines de recherche. Il s’agit d’essais, en partie indépendants les uns des autres. En utilisant ce terme pour désigner les chapitres de cette seconde partie, je veux attirer l’attention sur le fait qu’aucun d’eux ne couvre soit l’ensemble des aspects utiles à une compréhension des travaux examinés, soit l’ensemble des travaux des chercheurs de Chicago dans le domaine considéré. Le choix des domaines, recherches et aspects pris en compte est en conséquence partiellement arbitraire, ainsi que les rapprochements opérés entre eux. Je suis cependant convaincu que d’autres parcours auraient conduit à des conclusions similaires concernant la tradition de Chicago dans son ensemble. Il s’agit dans chacun de ces essais de pénétrer à l’intérieur des œuvres, et parfois dans le bureau et le « laboratoire » des chercheurs, et d’étudier la relation entre le contenu substantiel des recherches et les dimensions du contexte qui les a vues naître. On s’est aussi interrogé sur la continuité et les discontinuités dans les approches successives d’un même ordre de phénomènes, ainsi que sur les transferts de schèmes d’analyse d’un domaine à un autre et sur les transformations des usages des méthodes documentaires et des styles d’écriture. Le choix des thèmes retenus, et à l’intérieur de ceux-ci des œuvres examinées, est, comme je viens de l’indiquer, en partie arbitraire, mais certains s’imposaient cependant

presque sans alternative. J’évoque ici quelques-unes des possibilités qui ont été laissées de côté. Si l’on reconnaît un caractère central aux préoccupations de Park – dont l’importance comme source d’inspiration pour la génération suivante m’a paru de plus en plus frappante au fur et à mesure qu’avançaient mes investigations –, l’examen des recherches sur les comportements collectifs, et en premier lieu sur la presse et les moyens de communication de masse, aurait été d’autant plus justifié que les ouvrages antérieurement consacrés à la tradition de Chicago ont laissé ce thème dans l’ombre 1. Il aurait fallu ici partir de Park et de Blumer, et examiner, parmi les recherches de la génération d’après-guerre, celles de Tamotsu Shibutani, de Kurt Lang et d’Orrin Klapp, que l’isolement relatif, lié à des caractéristiques de marché, de ce domaine par rapport au reste de la sociologie américaine a rendues relativement peu visibles. Si j’ai laissé de côté un peu à regret l’examen de ces recherches, je n’ai par contre jamais envisagé d’examiner les débats et publications suscités par les réinterprétations des analyses de Mead, ainsi que le réseau des recherches qui se sont placées, à partir de la fin des années 1960, sous la bannière de l’« interactionnisme symbolique ». Ces recherches ne sont pas rassemblées autour d’une base empirique commune, et par ailleurs plusieurs ouvrages ont été consacrés à ce thème, qui a bénéficié d’une visibilité plus grande depuis la création de la revue Symbolic Interaction 2. Le développement des villes, la répartition spatiale de différentes activités et populations, ainsi que les modes de vie urbains constituent trois autres thèmes qui auraient pu faire l’objet d’un examen approfondi. On aurait pu suivre les filiations complexes qui vont de Robert Park, Ernest Burgess et Roderick McKenzie (voire William Ogburn) à Otis Duncan d’un côté, de Robert Park, Louis Wirth (et Albert Blumenthal, aujourd’hui presque oublié) à Erving Goffman, Gregory Stone et peut-être Herbert Gans de l’autre. La rupture dans l’utilisation de la perspective écologique de Park

a été finement analysée dans un article récent 3 et, si certains de ces travaux n’ont pas cessé de constituer une référence dans l’étude des villes, c’est bien davantage parmi les géographes sociaux que parmi les sociologues. Mais la justification essentielle de l’éviction des études sur la ville tient à l’absence d’unité du domaine et à la diversité corrélative des contacts intellectuels entre les différentes lignées que je viens d’évoquer. L’examen des recherches sur la famille et celui de l’usage de statistiques à des fins de prédiction auraient permis de donner une place plus importante à Ernest Burgess. On aurait pu ainsi contribuer à corriger la trop faible attention, relevée également par d’autres, accordée à ses travaux par les études antérieures. C’est pour une part leur insertion dans le courant menant directement aux recherches ultérieures qui conduit à laisser dans une certaine ombre les travaux de Burgess : ils sont plus datés et en un certain sens plus « obsolètes », par le fait même qu’ils ont eu parfois des prolongements presque directs. On aurait pu aussi consacrer un essai au développement des démarches inductives dans la construction de schèmes généraux d’analyse, ainsi qu’à la réflexion sur ces démarches, en donnant une place plus grande à Alfred Lindesmith et à Anselm Strauss. Un découpage fondé sur la génération aurait permis d’examiner, en les comparant aux recherches des années 1930, l’ensemble des travaux de celle formée après la Seconde Guerre à l’Université de Chicago, comprenant Howard Becker, Eliot Freidson, Herbert Gans, Erving Goffman, Joseph Gusfield, Fred Davis, Julius Roth, Donald Roy, Gregory Stone, Murray Wax, etc., auxquels il aurait fallu ajouter, dans la génération juste antérieure, Alfred Lindesmith, Anselm Strauss, Tamotsu Shibutani, Kirson Weinberg 4. Un autre découpage acceptable aurait conduit à examiner comme une unité les recherches sur l’hôpital et la médecine des années 1950 et 1960, ce qui aurait permis d’accorder plus d’attention à Erving Goffman et, là encore, à Anselm Strauss. Ainsi aurait pu être mise en

évidence la diversité interne des travaux de cette deuxième génération, peut-être plus frappante que celle des travaux de la première génération, et montrée sa relation avec la diversification accrue de l’insertion des sciences sociales dans la société américaine. Quatre des cinq thèmes ici retenus – le travail de terrain, le travail et les institutions, les relations entre les races, la délinquance – se justifient directement par leur importance dans les recherches de la tradition de Chicago. Le choix du cinquième – l’examen de travaux qui se situent sur la marge de cette tradition – illustre une démarche largement pratiquée par certains sociologues de Chicago, comme Hughes. La partie du chapitre 9 consacrée à Nels Anderson constitue une investigation sur le mode de lecture des « classiques mineurs » en sociologie ; celle qui concerne Donald Roy, une enquête sur les relations entre affinités personnelles et orientation de recherche. Chacun des chapitres de cette partie est focalisé sur un ou des aspects particuliers, et ce qui est parfois laissé dans l’ombre mais qui apparaît dans d’autres chapitres ne doit pas être tenu pour secondaire. Les essais sur les différents thèmes sont par ailleurs largement indépendants. Le premier essai – consacré à la sociologie du travail et au travail de terrain – est cependant indispensable à la compréhension du suivant : il aurait été placé dans la première partie si je n’avais craint, ce faisant, d’accréditer l’idée que les essais de Hughes sur le travail et les institutions avaient occupé une place analogue aux essais de Park sur la ville ou sur les relations entre races durant la période précédente – ce qui est à l’évidence historiquement inexact.

1 . Turner (1988) et Snow, Davis (1995), qui portent sur les recherches postérieures à 1940 dans ce domaine, sont à peu près les deux seules exceptions. 2 . Voir notamment Meltzer, Petras, Reynolds (1975) et Rock (1979). 3 . Maines, Bridger, Ulmer (1996).

4 . Voir Fine, Ducharme (1995) pour une analyse des travaux ethnographiques de cette deuxième génération (qu’ils comparent à ceux d’une troisième génération formée au début des années 1960).

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Hughes, Blumer, les études sur le travail et les institutions, et le travail de terrain « Dans les années 1950, les étudiants du département de Chicago se considéraient comme élèves de Hughes ou de Blumer, mais pas des deux. La plupart apprirent, certains plus tôt que d’autres, qu’ils étaient presque toujours les deux. » HOWARD S. BECKER

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Au moment où Hughes quittait pour Brandeis l’Université de Chicago, en 1961, il aurait certainement paru saugrenu à la plupart des observateurs de la sociologie américaine de considérer sa contribution au cours des vingt années précédentes comme constituant un moment important et une source d’inspiration durable pour des recherches en sociologie ; et le rapprochement avec Herbert Blumer, alors encore moins en vue que Hughes et dont les publications restaient dispersées, n’aurait fait qu’ajouter à l’étrangeté de ce jugement. Les années suivantes devaient cependant connaître une réévaluation progressive des contributions de Hughes et de Blumer, qui accompagna la notoriété croissante de plusieurs de leurs anciens élèves des années 1950, notamment Erving Goffman et Howard

Becker, auteurs d’ouvrages à grande diffusion et réputation chez les sociologues et au-delà. Quelques-unes des étapes de cette résurrection – ou plutôt de la réécriture du passé qui devait aboutir à l’idée de « Seconde École de Chicago » 2 – sont évidentes : à l’intérieur de la discipline, la parution en 1962 d’un recueil d’essais et de comptes rendus de recherches dirigé par Arnold Rose, auquel participèrent les représentants de toutes les générations alors en activité, d’Ernest Burgess (né en 1886) à Howard S. Becker (né en 1928), en passant par Everett Hughes, Herbert Blumer, Franklin Frazier, Ruth Cavan pour la deuxième génération, Anselm Strauss, Tamotsu Shibutani, Erving Goffman, Gregory Stone, Herbert Gans, Eliot Freidson, Julius Roth pour la dernière 3 ; la publication de l’ouvrage de Robert Faris sur les recherches des années 1920 et 1930 4 ; à l’extérieur de la discipline, la crise universitaire (et morale) aux États-Unis à la fin des années 1960, qui devait, entre autres, contribuer à « démoder » la sociologie telle que la pratiquaient les chercheurs de Columbia et de Harvard, et au contraire attirer l’attention (entre autres) sur l’approche ethnographique ; la publication d’une série d’ouvrages reposant sur cette démarche, notamment ceux d’Erving Goffman, Outsiders de Howard Becker, les monographies éditées dans la collection dirigée après 1964 par Becker chez Aldine, qui pouvaient être lues comme le prolongement des travaux publiés dans la série sociologique des Presses de l’Université de Chicago qu’avaient dirigée Burgess, Faris et Park 5 ; la réédition, à partir du milieu des années 1960, dans une nouvelle collection dirigée par Morris Janowitz aux Presses de l’Université de Chicago, d’une série d’ouvrages rendant à nouveau accessible une partie des textes « classiques » de Thomas, Mead, Park, Burgess, Wirth, Frazier, etc. Parmi les autres médiations de la réapparition de la visibilité de cette tradition de recherche, on doit mentionner la création en 1951 de la Society for the Study of Social Problems, dont Burgess et Blumer furent les premier et troisième présidents, et où se retrouvèrent une partie des sociologues

passés par l’Université de Chicago 6 ; le développement de l’enseignement de la sociologie aux États-Unis, qui créa un nouveau public pour des livres facilement accessibles sur des sujets « intéressants » pour les étudiants, ainsi que la création de nouveaux centres universitaires en Californie, qui recrutèrent une partie des chercheurs formés à Chicago au cours des années précédentes, et donc certains de ceux qui se considéraient plus ou moins comme les élèves de Hughes ou de Blumer. Une sorte de mouvement intellectuel se constitua à la fin des années 1960, regroupant, autour de chercheurs en milieu de carrière, des étudiants avancés et de jeunes enseignants des nouveaux centres californiens. Il en sortit la revue Urban Life and Culture en 1971, dont le comité éditorial comprenait Blumer et Hughes, ainsi que la Society for the Study of Symbolic Interaction (SSSI) en 1974, qui se constitua autour de Gregory Stone, un sociologue formé à l’Université de Chicago au début des années 1950 7. L’un des événements qui contribuèrent au lancement de ce mouvement fut la réunion organisée en septembre 1969 en marge du congrès annuel de l’Association américaine de sociologie par un groupe de jeunes sociologues californiens, pour plusieurs d’entre eux anciens élèves de Blumer et de Goffman, tournés vers les recherches d’ethnographie urbaine. Dans une discussion devant un public curieux et acquis d’avance à l’intérêt de l’« École de Chicago », Hughes et Blumer évoquèrent leurs souvenirs des années 1930 à 1950. Une transcription de cette discussion fut publiée onze ans plus tard, ce qui suggère que l’intérêt pour ce passé fut durable 8. On peut mentionner aussi les recueils d’hommages à Hughes et Blumer publiés en 1968 et 1970, auxquels contribuèrent leurs anciens associés, proches ou élèves, ce qui fait d’ailleurs apparaître le faible recoupement de ces deux catégories 9. Depuis le début des années 1960, une série d’essais ont affirmé l’unité de ce groupe d’œuvres et de chercheurs en mettant en avant un petit noyau central d’idées ou d’orientations communes 10. Le plus souvent, l’accent a été mis sur l’héritage meadien et sur le label « interactionniste »,

inventé par Blumer en 1937, mais non utilisé avant le début des années 1960. Par ce terme, Blumer voulait désigner les « théories de la nature humaine » pour lesquelles « le développement de l’enfant est fondamentalement caractérisé par la formation d’activités organisées et concertées qui prennent la place de l’activité antérieure à l’aveuglette, et par l’orientation de ses impulsions qui découle de l’assignation de buts et d’objectifs » 11. En 1960, l’usage de ce label était peu fréquent et, lorsque Irwin Deutscher, qui collabora à la préparation du recueil d’Arnold Rose, demanda à celui-ci le sens de ce label, « le visage de Rose devint cramoisi et, avec fureur, il cria : “C’est ce qu’ils font à Chicago” 12 ». L’usage des termes « interactionnisme » et « École de Chicago » dans des manuels comme celui de Don Martindale et dans les essais cités cidessus a sans doute davantage contribué à l’identification et à la visibilité de ce courant que les travaux des sociologues supposés s’y rattacher. On peut remarquer aussi la variabilité des classements : Martindale n’inclut pas Park dans la rubrique « Interactionnisme », mais Cassirer, et Park figure sous l’étiquette… « néo-kantien ». Je ne développerai pas davantage l’analyse de cette construction d’une tradition, et j’examinerai ici seulement quelques-uns des éléments sur lesquels elle s’est appuyée et auxquels elle a donné un nouveau sens : principalement les recherches sur le travail et les institutions réalisées dans l’entourage de Hughes, l’élaboration et la transmission d’un savoir-faire en matière de travail de terrain, l’approche critique de Blumer à l’égard des perspectives et des démarches utilisées par les recherches sociologiques en vue de l’époque.

Hughes, Blumer, et les recherches sur le travail et les institutions Quand Hughes retourna à l’Université de Chicago, après son passage à l’Université McGill, il n’avait pas acquis, comme on l’a vu, une notoriété particulière. Il n’avait publié que quelques articles issus de sa thèse ou de ses recherches en cours sur le Canada 13. A partir de 1942, ayant achevé l’ouvrage issu de celles-ci, il entreprit de nouvelles recherches sur un sujet d’actualité : les problèmes posés par l’introduction en cours de travailleurs noirs dans la grande industrie, qui se rattachait aussi à l’un des thèmes du livre qu’il venait d’achever. L’entrée en guerre des États-Unis s’était accompagnée d’un retournement brutal de la conjoncture de l’emploi. Au chômage d’un niveau élevé qui avait duré jusqu’à la fin des années 1930 succéda brutalement, avec la mobilisation d’une partie des hommes, un manque relatif de main-d’œuvre dans l’industrie : de 9,3 % de la population active en 1940, le taux de chômage passa à 1,3 % au point le plus bas, en 1944. De nouveaux « types » de travailleurs – les femmes et les Noirs – firent ainsi leur entrée dans des entreprises qui ne recrutaient pas antérieurement dans ces catégories. D’autres aspects des relations de travail connaissent des transformations significatives durant cette période. Depuis 1933, la syndicalisation progresse, notamment parmi les travailleurs semiqualifiés. Les syndicats s’intègrent à partir de 1938 dans un système de négociation collective avec le patronat et l’administration Roosevelt 14. L’année 1941 est marquée par de nombreuses grèves et par la mise en place d’un système d’arbitrage qui concerne les industries de guerre : celui-ci rend difficiles les grèves et les

licenciements, bloque les salaires, mais assure parfois aux syndicats des adhérents (la syndicalisation est quasi obligatoire dans certaines usines). Dans les années 1940, les problèmes du travail, les syndicats et leurs relations avec le patronat et le gouvernement fédéral occupent ainsi sur la scène publique une place bien plus centrale que celle qui a été la leur au cours des vingt années précédentes. En étudiant l’intégration des travailleurs noirs dans la main-d’œuvre de la grande industrie, Hughes prenait pied sur ce qui était non seulement un problème d’actualité, mais aussi, pour les sociologues, un nouveau domaine de recherche. On va voir que les recherches de Hughes se sont en fait développées sur la marge d’un des courants de recherche en vue durant cette période, commandité par certaines entreprises et orienté vers des applications. C’est par référence à ce contexte que l’on peut apprécier l’originalité de la contribution de Hughes à l’étude du travail 15. Comme on l’a indiqué à propos de l’Université de Chicago, l’étude du travail avait été, avant 1914, le domaine à peu près réservé des économistes. A partir de la Première Guerre mondiale, les psychologues avaient cependant commencé à l’investir en s’intéressant à la « mesure des aptitudes » des travailleurs. On trouve cette double origine disciplinaire dans l’économie et la psychologie pour les recherches, rattachées à la Graduate School of Business Administration de Harvard, menées dans l’usine Hawthorne de la Western Electric, implantée dans la banlieue de Chicago. L’inspirateur principal de ces recherches a été, à partir de 1928, Elton Mayo (1880-1949) 16. Après avoir connu quelques difficultés pour trouver un poste universitaire aux États-Unis, Mayo, un

philosophe australien, était entré, comme on l’a indiqué, dans le cercle des protégés des administrateurs des fondations Rockefeller. Il avait finalement été recruté par la Graduate Business School de Harvard et intégré au laboratoire d’étude sur la fatigue dirigé par le biochimiste Lawrence Henderson. Peu après, en 1928, il fut introduit par ses protecteurs dans les recherches en cours depuis quatre ans à l’usine Hawthorne de la General Electric. Si l’anthropologue Lloyd Warner fut associé dans les années 1930 à ces recherches, aucun sociologue ne figurait parmi les associés de Mayo. L’ouvrage qui diffusa les résultats de ces enquêtes parmi les sociologues, signé par Fritz Roethlisberger, un philosophe qui enseignait à la Business School de Harvard, et William Dickson, un économiste employé par la Western Electric, ne parut qu’en 1939. Un des principaux résultats de ces recherches réside, rappelons-le, dans la découverte que les comportements des travailleurs – et d’abord leurs activités au travail – ne sont pas seulement définis par leurs aptitudes individuelles et leurs intérêts financiers personnels, mais dépendent de leur insertion dans des groupes développant une organisation qui leur est propre, et aussi de la relation de ces groupes avec l’encadrement. Ces recherches mettaient ainsi en doute l’efficacité des tests d’aptitudes passés à l’embauche, préconisés par les psychologues pour le recrutement du personnel, et celle du paiement au rendement, préconisé par la majeure partie des économistes. En dehors de ces recherches, il n’existait que quelques travaux dispersés dont l’interrogation pouvait s’intégrer à une perspective sociologique sur le travail : autour de George Bakke à Yale ou de Mary Van Kleek, dont les études, lointain avatar du Pittsburgh Survey, étaient financées par la Russell Sage Foundation.

L’Université de Chicago fut la première à organiser un programme de recherche dans le domaine du travail auquel participaient sociologues, anthropologues, économistes et géographes, avec la création du Committee on Human Relations in Industry, en 1943 17. Cette création fut suivie, en 1945, par celle de l’Industrial Relations Center et, l’année suivante, par celle du Committee on Industrial Relations, qui associait des professeurs de la Business School de l’Université et, parmi les sociologues, Ogburn, Wirth, Warner et Hughes 18. Après la fin de la guerre, d’autres universités – Cornell et Yale en 1945, l’Université du Michigan en 1947, etc. 19 – organisèrent également des programmes de recherche ou de préparation au doctorat dans ce domaine, avec la participation de sociologues et de psychologues sociaux. En 1948, une trentaine d’universités disposaient ainsi de centres de recherche sur les « relations dans l’industrie », un label qui recouvrait alors le syndicalisme 20. Le terme « sociologie industrielle » apparut dans les programmes de la Société américaine de sociologie en 1946. Des communications sur ce thème furent présentées dans différentes sessions à la première réunion de l’année, à Cleveland 21. Pour la deuxième réunion de l’année, à Chicago, l’anthropologue Conrad Arensberg, un proche de Warner, fut chargé de l’organisation d’une session portant cet intitulé 22. Le terme fut d’usage banal les années suivantes, et plusieurs articles signés par des sociologues en vue ou en train de le devenir (George Homans, Wilbert Moore, etc.) furent publiés dans les deux grandes revues de sociologie. La spécialité était également considérée comme prometteuse par Parsons et Barber en 1948 dans un article dressant un bilan des avancées de la sociologie pendant les années 1941-1946 23. On voit que les chercheurs de Chicago occupaient une position éminente dans la « sociologie industrielle » et que la reconnaissance de cette nouvelle spécialité fut rapide. Les inspirateurs du Committee on Human Relations in Industry créé à l’Université de Chicago sont Lloyd Warner et Burleigh Gardner, qui avaient

été associés à la seconde phase des recherches de la Hawthorne 24. Parmi les fondateurs du Committee, Everett Hughes était le seul sociologue, mais il fut rejoint l’année suivante par William Whyte, un ancien étudiant de Harvard et un protégé de Warner qui venait d’achever les recherches sur un quartier italo-américain de Boston qui donnèrent naissance à Street Corner Society. Après avoir travaillé cinq ans à la Hawthorne, Burleigh Gardner, un anthropologue formé à Harvard qui avait été l’un des principaux auteurs de l’étude sur Natchez inspirée par Warner, était devenu consultant auprès d’entreprises et avait développé des relations dans 25 le milieu des cadres dirigeants . La Business School de l’Université de Chicago lui offrit en 1942 un emploi à plein temps, après qu’il eut donné avec succès des cours du soir à un public où se mêlaient cadres d’entreprise et étudiants en anthropologie. L’objectif initialement assigné au Committee on Human Relations in Industry n’était pas exclusivement l’étude des problèmes de 26 travail . Il s’agissait d’abord d’offrir des enquêtes aux « clients » que Gardner avait trouvés – c’est-à-dire à six grandes firmes, auxquelles s’ajouta un peu plus tard l’entreprise de vente par correspondance Sears Roebuck. A chacune de ces firmes devait être proposée l’analyse d’un problème qui l’intéressait : pour répondre aux interrogations de Sears Roebuck sur sa politique commerciale, Warner donna par exemple une série de conférences sur les classes sociales. Le budget initial du Committee on Human Relations in Industry était infime, et on commença par organiser des rencontres entre universitaires et hauts cadres, où prirent place des discussions « semi-philosophiques », selon le témoignage de Whyte. Une recherche par entretiens fut entreprise sur l’insertion des travailleurs

dans leur quartier de résidence. Les firmes qui finançaient le Committee on Human Relations in Industry n’offrirent en effet aucune facilité d’entrée aux chercheurs : leurs dirigeants craignaient, si la tension était forte dans les usines, que l’arrivée de ceux-ci l’aggrave encore, et, si la situation était détendue, que celleci se détériore. Finalement, un vice-président d’une grande entreprise de la métallurgie, considérant cette fois que la situation était si tendue dans une de ses usines, implantée à Chicago, que la présence d’enquêteurs ne pouvait l’aggraver, proposa à Gardner, qui s’intéressait aux problèmes rencontrés par le recrutement de Noirs dans l’industrie, d’entrer dans cette usine. Durant les années suivantes, les membres du Committee on Human Relations in Industry et certains étudiants en thèse qui travaillaient sur des sujets proches et qui appartenaient à l’entourage de Warner et de Hughes disposèrent d’un accès direct à certaines usines ; quelques-uns, comme Donald Roy ou Melville Dalton, étaient eux-mêmes employés dans des entreprises qu’ils étudièrent. Gardner, qui était en 1943 le secrétaire du Committee on Human Relations in Industry, abandonna en 1946 son poste universitaire pour fonder un bureau d’études s’adressant aux entreprises, Social Research Inc., pour lequel Warner joua le rôle de consultant 27. Social Research Inc. fournit des emplois temporaires à un certain nombre d’étudiants de l’entourage de Warner et de Hughes pendant leurs études de doctorat, dont Buford Junker, Erving Goffman, etc. Même s’ils n’ont assuré qu’une partie du financement des recherches, le Committee on Human Relations in Industry et Social Research Inc. ont offert un environnement favorable au développement de recherches sur le travail et les entreprises.

Les premières recherches sociologiques patronnées par le Committee on Human Relations in Industry – celles de Whyte sur le secteur de la restauration 28, celles de Warner et Low sur une entreprise de Newburyport 29, ainsi que celles de Hughes sur les conséquences du recrutement de la main-d’œuvre noire dans l’industrie – font apparaître des inflexions non négligeables par rapport aux recherches menées à la Hawthorne 30. Les chercheurs du Committee on Human Relations in Industry sont attentifs, à l’inverse de Mayo et de ses associés, aux implications de l’insertion des entreprises dans la société qui les entoure, ainsi qu’à la diversité des appartenances sociales et des objectifs poursuivis par les travailleurs ; ils n’ignorent pas non plus les syndicats (mais on ne peut plus les ignorer en 1945). Dans le cadre des recherches du Committee on Human Relations in Industry, Hughes recueillit ou fit recueillir des entretiens biographiques sur les ouvriers et les ouvrières, en s’intéressant notamment à ceux qui, tenus pour « noirs » dans leur quartier, passaient pour « blancs » dans leur travail 31. Il réalisa aussi des observations dans des ateliers. Dans l’un des trois articles issus de ces recherches – le seul dans la liste de ses publications à faire figure de compte rendu de recherche –, Hughes étudie les conséquences de l’introduction de nouveaux types de travailleurs dans différents ateliers, mettant en évidence les formes complexes prises par la solidarité des groupes ethniques au travail 32. A ce moment, l’orientation de Hughes était clairement influencée par celle de ses associés du Committee, au moins en ce qui concerne les aspects qui méritent d’être étudiés. Dans une note préparatoire à un cours qu’il dispensait sur les relations entre races dans l’industrie, il se réfère à Burleigh Gardner, Lloyd Warner, Allison Davis comme à ceux qui ont donné la première formulation des trois directions de recherche qu’il comptait développer : les conséquences de l’existence d’une organisation informelle des travailleurs antagoniste à l’organisation mise en place par les directions ; les conséquences de

l’insertion des travailleurs dans une communauté et dans des syndicats ; enfin, les conséquences de la diversité sociale et ethnique et de la variété des objectifs poursuivis par les travailleurs 33. C’est, selon son témoignage, à l’occasion de ces recherches que Hughes découvrit la fécondité de l’attention portée aux comportements des travailleurs situés au bas de la hiérarchie sociale, ainsi que l’importance des phénomènes liés au statut 34. Hughes ne s’est pas, par contre, intéressé aux applications de ses recherches de la même façon que certains chercheurs, comme Gardner et Whyte, qui sont devenus des membres du mouvement des relations humaines tournés vers la « réforme » des relations sociales dans les entreprises 35. Le point de vue de Hughes, selon ce que suggèrent les articles de la période comme sa correspondance, reste en effet proche de celui qu’avait poursuivi Park dans d’autres domaines : tourné vers la compréhension détachée d’un secteur de la vie sociale, mais peu soucieux de dispenser des conseils aux cadres dirigeants ou aux syndicats. Hughes donne ainsi pour seul but à son étude sur les relations entre races dans l’industrie « de stimuler le regard des personnes qui ont à traiter ce genre de problèmes, de leur faire voir des choses qu’elles pourraient oublier 36 ». Hughes ne semble pas non plus s’être soucié de la différence entre son point de vue et celui des autres membres du Committee on Human Relations in Industry. Ainsi, son implication dans les activités de ce comité semble correspondre principalement à l’occasion de conduire des recherches sur un sujet rendu ainsi accessible et à l’emprunt de quelques idées nouvelles n’ayant qu’une relation indirecte avec les orientations pratiques de ceux qui les ont initialement formulées. La distance de Hughes à l’égard du mouvement des relations humaines a sans doute été renforcée par l’atmosphère de réaction critique contre les travaux de Mayo et de ses associés. L’appréciation de ceux-ci par les sociologues fut en effet initialement mitigée. Le compte rendu de l’ouvrage de Roethlisberger et Dickson publié par l’American Journal of Sociology en

1940 est franchement hostile : il relève l’absence quasi totale de mention du syndicalisme – surprenante dans la conjoncture de l’époque, mais qui l’était beaucoup moins dans la période où fut réalisée l’enquête – et s’achève par une remarque ironique sur le caractère « nouveau et inattendu » des résultats avancés 37. Plusieurs des premiers articles qui passent en revue l’ensemble du domaine ont également une tonalité nettement critique à l’égard des recherches de sociologie industrielle 38. L’un, signé par un ancien élève de Parsons, Wilbert Moore 39, passe en revue les publications de Mayo et de ses associés, celles de Warner et des chercheurs du Committee on Human Relations in Industry, notamment la publication collective de ceux-ci, Industry and Society, pour critiquer l’empirisme de leur démarche et l’absence de théorie pour organiser leurs interrogations. Moore souligne aussi l’ambiguïté d’une conception qui ne fait que reprendre celle des dirigeants d’entreprise. Mais c’est de l’Université de Chicago que vint la critique la plus radicale des recherches de sociologie industrielle. Un article de Blumer contient une attaque frontale de l’ensemble des recherches dans le domaine : sans se référer précisément à une quelconque publication, mais en faisant allusion aux travaux sur les comportements des ouvriers dans les ateliers, Blumer reproche aux sociologues qui étudient le travail dans l’industrie de s’attacher à un niveau où il ne se passe rien d’important – une critique fondée en autorité sur son expérience d’arbitre dans les conflits du travail dans la sidérurgie 40. Ces recherches négligent l’écheveau complexe des relations instituées et des négociations entre dirigeants d’entreprise et syndicats. Le caractère dynamique, non cristallisé et changeant des relations entre les travailleurs et les directions de l’époque devrait être au centre des recherches, selon Blumer, qui met l’accent sur le niveau des secteurs d’industrie et des relations entre les entreprises et les syndicats nationaux : « Les relations entre les travailleurs et les directions dans les entreprises deviennent de plus en plus une question de relations entre les organisations

géantes des travailleurs et les directions, chacune se définissant par une politique centrale et des groupes dirigeants 41. » Les formulations adoptées par Blumer dans ses critiques sont très brutales : il qualifie de « mode » le développement des recherches de sociologie industrielle, dont l’attrait reposerait sur l’attente de « gratifications grandes et faciles », alors que « les idées et les modes de recherche sont essentiellement rebattus, irréalistes et dépourvus d’inspiration » 42. S’il formule une appréciation relativement positive à propos du « groupe de Harvard », dont les recherches sont menées « avec soin et conscience », une de ses critiques porte sur ceux qui sont très attentifs aux problèmes de statut dans les usines – visant Warner et peut-être Hughes – et sur le courant des relations humaines dans l’industrie – visant donc les travaux de Gardner et Whyte 43. Blumer préconise l’usage de l’observation appuyé sur une familiarité intime avec les phénomènes étudiés, mais soutient que la nature de l’objet impose de dépasser l’observation d’une entreprise, puisqu’il faut saisir des relations qui se situent à plusieurs niveaux : il compare l’observation des relations dans une usine avec ce que pourrait observer un soldat sur le champ de bataille, où c’est l’ensemble 44 d’une campagne militaire qu’il faut appréhender . Ce point de vue, qui montre en passant les simplifications de la vulgate répandue à partir des années 1970 sur la position de Blumer et l’« interactionnisme symbolique », ne peut certainement pas être réduit à une réaction d’humeur, car des années plus tard, en 1969, Blumer revint, lors d’un débat avec Hughes à San Francisco, sur le même point : « J’ai présidé le comité d’arbitrage de l’US Steel Corporation et des Steel Workers of America 45 pendant deux ans, et j’étais en contact quotidien avec, d’un côté, Philip Murray et, de

l’autre, les hauts dirigeants des entreprises, particulièrement avec John Stevens, vice-président d’US Steel chargé des relations avec les syndicats […] et j’ai vu ce qui se passait dans cette relation extrêmement complexe, grosse de conflits, entre ces deux groupes. Incidemment, à cette occasion, je me suis convaincu de l’absurdité des douzaines et douzaines de schèmes qui étaient avancés dans le domaine des relations professionnelles par des professeurs d’université qui n’avaient aucune compréhension de ce qui se passait 46. » La radicalité de la critique par Blumer des recherches de sociologie industrielle n’échappa pas au groupe des chercheurs de Chicago qui se réunissaient autour de William Whyte et faisaient des recherches sur les travailleurs de l’industrie – Buford Junker, Harvey Smith, Melville Dalton, Donald Roy, etc. Ils relevèrent que Blumer pensait que les aspects principaux ne relevaient pas de l’interaction et que les problèmes de statut et de communication étaient futiles 47. L’un d’eux, Harvey Smith, remarqua : « Il semble que Blumer passe par une phase nihiliste. Au dernier trimestre un étudiant lui a demandé s’il connaissait un type de recherche qui pouvait être considéré comme un bon travail et il lui a répondu qu’il n’en connaissait pas. » Je n’ai pas trouvé de trace d’une réaction de Hughes à l’article de Blumer. Une remarque de Hughes à Blumer au cours d’une discussion du séminaire du département de sociologie portant sur son orientation, durant l’année universitaire 1951-1952, suggère que Hughes partageait l’opinion d’une partie des étudiants sur le « nihilisme méthodologique » de Blumer : « Je pense que l’impression est très répandue à l’extérieur, non que vous affirmiez que vous ne croyez pas à la recherche, mais que l’effet final de ce que vous soutenez est opposé à la recherche 48. »

Les publications de Hughes sur le travail issues de ses recherches postérieures à son retour à Chicago s’échelonnent entre 1945 et 1970 49. Il s’agit principalement d’essais mêlant, en dehors de toute intention polémique, la critique de perspectives conventionnelles et la présentation de ses propres schèmes d’analyse. Ces essais citent rarement les recherches empiriques qui constituent pourtant leur substrat. On peut cependant facilement deviner celles qui sont derrière les allusions rapides de Hughes : on y trouve d’abord ses propres travaux sur l’entrée dans l’industrie des Noirs, et quelques recherches sur les relations ethniques dans le travail réalisées par des étudiants en thèse 50. On y trouve aussi deux autres groupes de recherches : celles suscitées par son enseignement de sociologie des métiers à l’Université de Chicago et celles, un peu plus tardives, de Hughes et de ses proches sur les métiers du secteur médical et sur les étudiants en médecine 51. A ces dernières on peut rattacher les recherches, parfois antérieures, sur les « institutions » – un terme que Hughes emploie dans un sens dérivé de Sumner pour désigner toutes sortes d’établissements disposant d’un minimum de permanence et d’un personnel plus ou moins spécialisé. L’unité des recherches de Hughes sur les institutions a toujours été moins perçue que celle de ses recherches sur les métiers, en dépit du titre de sa thèse, de celui donné au recueil des contributions à ses Festschriften, de l’organisation du principal recueil de ses essais ou de sa préface à celui-ci. Dans cette préface, Hughes indique qu’il examine les institutions « comme des entreprises qui mobilisent des 52 gens dans différentes fonctions et qualités ». Les recherches sur lesquelles il s’appuie (mais auxquelles il ne fait que peu d’allusions précises) sont des thèses portant sur des établissements 53 d’enseignement supérieur et sur des institutions religieuses . L’originalité du point de vue de Hughes dans ce domaine tient en

partie à ce que la définition qu’il adopte laisse de côté les « fonctions » remplies par l’institution étudiée et ouvre ainsi la voie à l’étude empirique de celles-ci. A côté de l’étude de la division du travail, l’étude des carrières est l’un des liens principaux entre études des métiers et études des institutions 54. L’année qui suivit son retour à Chicago, Hughes assura un enseignement sur ce qui était l’un des centres d’intérêt de sa thèse : l’étude des professions 55. Sans être à l’époque tout à fait constitués comme objets de recherche, les métiers de statut élevé commençaient alors à retenir l’attention, et Hughes, dans une lettre à Ogburn avant son retour à Chicago, relevait en passant que Talcott Parsons avait donné un enseignement sur ce thème à Harvard 56. Hughes a raconté comment il avait infléchi cet enseignement sur les professions en réagissant contre les inclinations de son public 57 : confronté à la volonté des étudiants de démontrer que leur propre métier (actuel ou futur) était ou devrait être une profession (avec la connotation positive que possède le terme aux États-Unis), il substitua au titre de ce cours celui de « sociologie du travail » pour se « débarrasser un peu de l’interrogation omniprésente sur la mobilité ascendante de ces 58 métiers ». Mais il encouragea aussi ses auditeurs à étudier, avec les ressources limitées qui étaient les leurs – et donc en procédant par observation et par entretiens, et éventuellement par l’analyse d’une documentation d’archives –, les métiers pour lesquels ils disposaient d’une entrée. Le témoignage de Hughes est ici recoupé par celui de Julius Roth (et par d’autres) : « Un certain nombre de thèses sur des métiers reposent entièrement sur des informations recueillies par des étudiants qui travaillaient dans les emplois qu’ils étudiaient sans révéler à leurs compagnons de travail leurs intérêts professionnels

[…]. Certains d’entre eux avaient pris des emplois principalement pour gagner de l’argent et payer leurs frais de scolarité et leurs dépenses d’entretien, et ils décidèrent ensuite d’utiliser cette occasion pour recueillir des données et étudier un métier 59. » D’autres recherches portaient sur des métiers exercés non par les étudiants eux-mêmes mais par des membres de leurs familles, ou simplement sur des métiers que les étudiants avaient rencontrés un peu par hasard 60. Toutes les recherches entreprises n’ont pas débouché sur une maîtrise ou un doctorat. Hughes incitait les étudiants à choisir des métiers de statut peu élevé ou marginaux plutôt que des métiers en vue, ayant rapidement acquis la conviction que les premiers offraient une moindre résistance à l’analyse et avaient donc plus de chances de révéler des phénomènes intéressants. Une partie des recherches qui devaient être durablement citées portaient cependant sur des métiers visibles de statut moyen ou supérieur : médecins, avocats, institutrices, infirmières 61. Le degré d’implication de Hughes dans ces travaux était extrêmement variable : il en inspira parfois presque complètement l’orientation 62, mais dans d’autres cas il n’en alla pas ainsi 63. En 1952, Hughes devint rédacteur en chef (editor) de l’American Journal of Sociology et il publia la même année quelques-uns des comptes rendus de recherches réalisés, dans un numéro spécial de cette revue centré sur le travail – et non plus sur l’industrie, thème du numéro spécial publié 64 trois ans plus tôt . Selon son témoignage, Hughes ne s’aperçut qu’au bout d’un certain temps que les études sur des métiers qu’il avait incité les étudiants à entreprendre constituaient davantage qu’une contribution à une 65 « ethnologie de l’Amérique ».

A partir de 1951, Hughes participa à un ensemble de recherches sur le métier d’infirmière pour le compte de l’Association des infirmières américaines. Celles-ci donnèrent naissance à un ouvrage, à moitié compte rendu de recherches, à moitié synthèse d’autres recherches, dont le rédacteur principal fut Irwin Deutscher 66. S’il fit moins de cas de cette étude que de celle, un peu postérieure, sur les étudiants en médecine, la familiarité acquise avec ce métier transparaît dans plusieurs articles, ainsi que dans la fréquence avec laquelle cet exemple apparaît sous sa plume dans ses essais sur le travail : la perspective des infirmières sur le travail médical lui sert souvent d’élément pour une comparaison critique avec le point de vue des médecins. Comme l’étude sur les infirmières, une recherche sur la formation des étudiants en médecine fut en partie réalisée à l’Université du Kansas et financée par une fondation locale qui assura aussi celui d’autres recherches initiées par l’Université de Chicago. Pour celle-ci, Hughes recruta l’un de ses anciens étudiants, Howard Becker, puis une psychologue, Blanche Geer, ainsi qu’Anselm Strauss, alors assistant de psychologie sociale à l’Université de Chicago 67. L’étude des institutions médicales sous divers aspects était depuis le début des années 1950 un nouveau domaine qui s’ouvrait aux sociologues (notamment en raison de financements par le National Institute of Mental Health 68). Le choix de ce sujet de recherche fut sans doute de nouveau essentiellement le fruit d’une occasion saisie par Hughes. Celui-ci se chargea lui-même d’étudier les professeurs de médecine, mais le compte rendu de cette partie de la recherche ne fut pas rédigé. Le projet portait sur le même thème que celui des recherches dirigées à cette époque par Robert Merton à l’Université Columbia : la formation à la profession de statut élevé qu’est la médecine. Les archives de Hughes révèlent que la concurrence intellectuelle était très présente à l’arrière-plan de son projet et qu’il espérait montrer que sa voie d’accès à l’étude des professions et sa démarche d’enquête de prédilection, le travail

de terrain approfondi, étaient plus fécondes que l’approche des professions adoptée par Parsons et Merton, associée à l’usage des enquêtes par questionnaires 69. Le compte rendu final publié par Hughes et ses associés, Boys in White. Student Culture in Medical School 70 (principalement rédigé par Becker et Geer), analyse l’expérience des étudiants en médecine à partir d’une perspective beaucoup plus distanciée et critique à l’égard des professions que celle proposée par Parsons et Merton. L’ouvrage est resté jusqu’à aujourd’hui un exemple sans rival d’un usage systématique et rigoureux de l’observation – une caractéristique qu’il doit en partie à l’émulation intellectuelle qu’avait fait naître l’entreprise de Columbia et, comme on le verra plus loin, aux critiques portées à l’époque à l’encontre de la démarche ethnographique. Boys in White fut suivi un peu plus tard par Making the Grade. The Academic Side of College Life, une étude plus rapide, conduite selon la même démarche, sur les étudiants en début d’études supérieures 71. La forme adoptée dans les essais sur le travail de Hughes était relativement inhabituelle durant la période où ils furent publiés : organisés par libre association d’idées, pauvres en référence aux recherches empiriques sur lesquelles ils s’appuient, ces essais offrent des élaborations de notions qui sont restées souvent associées à la sociologie du travail de Hughes – limitation de la production (restriction of output), dilemme de statut, erreur dans le travail, « sale boulot » (dirty work), routine et urgence, carrière, etc. Ces notions définissent un cadre d’interrogation applicable à de nouvelles investigations, comme Hughes l’indique d’ailleurs dans la préface au principal recueil de ses articles 72. Par contre, on trouve dans ses essais peu de propositions qui pourraient donner lieu à une vérification systématique lors d’une enquête : Hughes s’intéressait bien davantage au champ de variations des phénomènes qu’il étudiait et à la diversité des formes qu’ils pouvaient prendre qu’à des propositions susceptibles d’être formulées dans le langage de la causalité 73. Ces essais contiennent

également des critiques, plus souvent implicites qu’explicites, des approches conventionnelles des métiers – celles qu’adoptaient les contemporains de Hughes, mais aussi celles qu’adoptent souvent les chercheurs débutants 74. L’exemple le plus significatif est peut-être l’absence presque complète chez Hughes de références aux analyses des professions établies (médecine, professions juridiques, etc.) développées à partir de 1939 par Talcott Parsons, qui étaient très en vue dans les années 1950 et 1960. On ne trouve aucune référence directe à ces travaux chez Hughes, alors même que ses analyses constituent des récusations de la représentation d’elles-mêmes proposée par les professions, dont partait implicitement Parsons. Une critique, très indirecte, se trouve en 1956 dans une remarque mettant en garde contre l’analyse de la relation entre médecin et malade comme un « système social », parce qu’elle néglige toutes les autres catégories de travailleurs. Hughes cite seulement l’article du biochimiste de 75 Harvard Lawrence Henderson, dont Parsons reprenait les termes . Dès 1951, Hughes s’interrogeait pourtant sur l’usage de la notion de code éthique comme catégorie d’analyse : « […] lorsque j’ai commencé à donner des cours et des séminaires sur les métiers, j’utilisais un ensemble de notions et de rubriques qui empêchaient de comprendre complètement les comportements et les relations de travail. Une de ces notions était celle de “code éthique” qui tendait toujours à séparer les gens en deux catégories, les bons et les mauvais. Ce n’est, je crois, qu’après avoir eu l’occasion d’étudier les relations raciales dans l’industrie que je me suis finalement débarrassé de ce biais présent dans les notions que j’utilisais. […] On sait qu’il se développe dans les organisations de travail des règles de protection mutuelle chez les personnes d’une catégorie et

d’un niveau hiérarchique donnés, ainsi qu’entre ces niveaux hiérarchiques et ces catégories. Si l’on utilise le terme “code éthique”, on ne percevra vraisemblablement pas la véritable nature de ces règles. Elles sont par définition liées aux erreurs, puisque commettre des erreurs est dans la nature de tout travail. Savoir comment ces erreurs sont traitées est une question bien plus profonde que toutes celles que soulève la notion d’“éthique professionnelle” dans son sens habituel 76. » La caractérisation d’ensemble de l’approche du travail par Hughes que j’ai avancée fait évidemment penser à celle que l’on peut donner des essais de Park sur les relations entre races et cultures (voir chapitre 8) : comme ceux-ci, elle est organisée par libre association d’idées, s’appuie sur des travaux de recherche d’étudiants et semble essentiellement destinée à inspirer de nouvelles recherches. Il existe cependant des différences significatives. Hughes est moins porté que Park à formuler des propositions générales. Par ailleurs – contrairement à Park trente ans plus tôt pour ses études des relations entre races – Hughes n’a pas été reconnu en son temps par une partie de ses élèves, et encore moins par ses collègues, comme une sorte de chef de file : c’est a posteriori que ses essais et les articles et ouvrages de ses « élèves » ont été perçus comme un ensemble possédant une certaine unité. L’examen des thèses préparées à l’Université de Chicago dans le domaine du travail montre sans ambiguïté la reconnaissance limitée accordée à l’époque aux schèmes d’analyse proposés par Hughes : une bonne partie de ces thèses mentionnent à peine son nom, et on doit conclure que son influence initiale est passée bien davantage par son enseignement que par ses publications (on peut faire la même remarque à propos de Blumer). Certains de ceux que Hughes

revendiqua plus tard comme ses élèves ou ses proches – comme Julius Roth – ont d’ailleurs fait des thèses dans d’autres domaines et avec d’autres méthodes documentaires que le travail de terrain : c’est seulement dans leurs recherches ultérieures que se révèle leur affinité avec l’orientation de Hughes 77. Dans le petit groupe déjà mentionné qui étudia le travail ouvrier au milieu des années 1940, au sein duquel William Whyte fit un temps figure de chef de file, la référence à Hughes n’était pas essentielle : le groupe était en quête d’un enracinement théorique pour ses recherches de terrain en cours, que ne lui offraient ni Hughes, ni Warner, ni Gardner 78. La relation avec Hughes était encore moins étroite concernant un autre groupe – Jack London, Bernard Karsh et Joel Seidman, etc. – qui travaillait sur des sujets laissés de côté par Hughes : le syndicalisme et les grèves 79. En 1954, l’une des premières revues critiques de l’ensemble des publications sur la sociologie des métiers n’accorde pas une place particulière à Hughes 80. Même en 1958, lors de la publication de Men and their Work, qui regroupe une partie des essais de Hughes sur le travail, les notes critiques publiées dans l’American Sociological Review et dans l’American Journal of Sociology, rédigées par deux anciens membres du Committee on Human Relations in Industry de l’Université de Chicago dans l’aprèsguerre, ne désignent pas ces essais comme une référence et contiennent des appréciations mitigées. L’auteur de la note de l’American Sociological Review, Harold Wilensky, porte certes une appréciation très positive sur la richesse des suggestions de Hughes pour la recherche, mais il reproche à ces analyses leur caractère peu systématique, et compare leur lecture à la consommation de trop nombreux cocktails d’avant-dîner qui finissent par couper l’appétit 81. Le signataire de la note de l’American Journal of

Sociology, Robert Dubin, qualifie Hughes d’« anachronisme intéressant et troublant », tout en s’inquiétant de ne pas disposer des données sur lesquelles Hughes s’appuie et en « ayant l’idée qu’elles n’existent pas sous une forme organisée » 82. A posteriori cependant, on peut trouver dans des recherches réalisées au cours des années 1960 par les chercheurs de la génération suivante une partie des idées que développaient les essais sur le travail et les institutions de Hughes : dans les travaux sur la déviance de Becker (comme on le verra dans le chapitre 7), mais aussi dans les recherches sur les comportements dans les hôpitaux psychiatriques de Goffman, dans celles sur la médecine de Freidson. Cette filiation est assez facile à découvrir car les essais de Hughes introduisent et développent un petit nombre de démarches et d’idées substantielles qui rompent plus qu’il ne le semblait à l’époque, y compris à Hughes lui-même, avec les analyses des sociologues du travail de la même période. Hughes érige d’abord en règle de méthode une sorte de méfiance de principe tout à fait inhabituelle parmi les sociologues de sa génération à l’égard du système de représentations et de justifications mises en avant par les membres des métiers ou par leurs porte-parole pour justifier leur statut ou leurs revendications 83. C’est ce doute qui inspire la démarche comparative entre métiers très différents – notamment ceux qui se trouvent aux extrémités opposées des hiérarchies de respectabilité, comme la médecine et la prostitution. Hughes développe souvent l’idée que les métiers et les travailleurs de statut élevé disposent de moyens plus efficaces que les autres pour imposer aux sciences sociales leurs propres conceptions de leurs activités et résister à l’objectivation par cellesci.

Ce point est développé dans l’article de Hughes ouvrant le numéro spécial de l’American Journal of Sociology sur la sociologie du travail en 1952 : « Cependant le terme “profession”, dans son usage ordinaire et normatif, sous-entend dans ses connotations une absence de conflits d’intérêts et de perspectives entre le professionnel et son client, ou tout au moins entre le bon professionnel et le bon client. C’est pourquoi, à des degrés divers, les médecins, les professeurs, les instituteurs et leurs pareils dissimulent, aux profanes en général et aux chercheurs naïfs en particulier, ainsi qu’à eux-mêmes, les sentiments d’antagonisme et d’opposition qu’ils nourrissent à l’égard de leurs chers et néanmoins pénibles patients, étudiants, et parents d’élèves. Le concierge et le musicien de jazz ne sont pas confrontés à de tels problèmes de façade et de culpabilité anxieuse. Prendre pour point de départ d’une recherche un terme du vocabulaire ordinaire, comme le terme “profession”, risque de conduire à réunir et à observer exclusivement les métiers qui, parce qu’ils entretiennent et propagent une image stéréotypée d’eux-mêmes, s’engagent dans une politique de dissimulation. Le chercheur en sciences sociales risque d’être dupe de cette dissimulation, et cela d’autant plus qu’il se prend lui-même pour un membre d’une profession établie 84. » A ce scepticisme à l’égard des représentations des professions établies répond un égal scepticisme à l’égard du point de vue des institutions sur elles-mêmes. L’un des exemples les plus explicites se trouve dans des notes (écrites en 1957) à propos de l’essai de Goffman qui, au début d’Asiles, développe la notion d’institution totale. Hughes revendique la paternité de cette notion et poursuit : « Dans le cas des hôpitaux psychiatriques, je pense qu’il est difficile de dire ce que serait la société sans eux. Mis à part la charge pour les familles et, je pense, le danger concret pour celles-ci et d’autres,

les hôpitaux ne font pas grand-chose. Au moins, il me semble, très peu du point de vue de la thérapie, et je pense que la question de savoir si ceux qui vont mieux n’auraient pas été mieux de toute façon reste ouverte. Par conséquent, on devrait étudier l’hôpital psychiatrique et se demander quelle est sa véritable fonction. Il apparaîtrait certainement que ce n’est que dans une faible mesure la thérapie 85. » Ce genre d’interrogations, qui deviendra plus banal à la fin des années 1960, n’était sûrement pas fréquent chez les sociologues de la génération de Hughes : il contraste par exemple nettement avec le respect manifesté par Parsons et Merton à l’égard de la médecine. En même temps qu’il préconise un point de vue critique sur la manière dont se présentent au chercheur les objets qu’il étudie, Hughes plaide en faveur d’une attention soutenue concernant l’expérience des différentes catégories d’acteurs impliqués directement ou indirectement dans le système de travail étudié (la prédilection de Hughes pour le travail de terrain est une contrepartie de cette insistance). Les phénomènes de statut et la diversité de la valeur morale des tâches accomplies par les travailleurs, qui renvoient à la fois aux métiers ou aux groupes des travailleurs euxmêmes et à la société dans son ensemble, correspondent à deux aspects essentiels de cette expérience : « Notre objectif, écrit Hughes en 1951, est de pénétrer plus profondément dans la scène sociale où s’accomplit le travail, de comprendre les dispositions et les moyens sociaux par lesquels les hommes rendent leur travail tolérable ou même valorisant, pour euxmêmes et pour les autres 86. » L’un des thèmes principaux de l’étude du travail telle que la prône Hughes est celui de la rencontre de différents groupes de travailleurs – ainsi que, éventuellement, la rencontre entre ceux-ci et les utilisateurs de leurs services –, chacune de ces catégories développant sa propre définition de la

situation, ses propres intérêts et une logique d’action qui lui est spécifique 87. C’est ce thème que désignent l’expression social drama of work et diverses expressions dérivées. Derrière l’analogie entre la rencontre de travailleurs sur la scène du travail et le théâtre, on retrouve le thème évoqué dans l’article de William James, souvent cité par Park, « On a Certain Blindness in Human Beings » : la rencontre entre catégories d’acteurs sociaux qui n’accèdent qu’à une forme très partielle de communication. Comme l’avance Hughes en 1952, dans une conférence qui ne sera publiée que bien plus tard, « partout où des gens travaillent, il y a une différence fondamentale entre la situation de ceux qui demandent un service et la situation de ceux qui le fournissent. C’est là un aspect essentiel de ce que nous entendons par drame du travail, ou drame social du travail 88 ». Les analyses de l’opposition entre routine (du praticien) et urgence (de l’usager ou du client), des nécessités du secret professionnel, de l’ambivalence des clients à l’égard de la nécessité d’objectivité des praticiens dans le travail, ne sont que des illustrations particulières de ce thème : « Les bénéficiaires et les prestataires de services, écrit Hughes en 1952, voient la situation selon des perspectives fondamentalement différentes. Le bénéficiaire exige habileté et expérience, mais il craint un peu l’attitude objective et distante qui rend celles-ci possibles. Le prestataire de service envisage un cas précis dans la perspective de sa carrière entière. Ce cas a également de l’importance pour lui, parce qu’il risque toujours de faire une 89 erreur . » L’application d’une règle de méthode, également mise en œuvre dans ses recherches sur les institutions et les relations entre les races, constitue une seconde direction d’investigation suggérée par Hughes. Selon lui, les

chercheurs considèrent à tort que les limites du système d’interactions dans lequel se trouve l’objet qu’ils étudient sont immédiatement évidentes. Il faut au contraire déterminer par des investigations ces limites, c’est-à-dire l’ensemble des contextes sociaux pertinents. A propos du travail, Hughes utilise le terme « matrice institutionnelle » pour désigner le contexte dans lequel est exercé un métier ou prend place une situation de travail 90. Il inclut ainsi dans l’analyse les métiers voisins, ceux qui contribuent directement ou indirectement à la définition des conditions de l’activité du métier étudié. Dans un article qui conserve un caractère programmatique, il montre par exemple la nécessité d’une étude de la conquête, de la transformation et de l’abandon des tâches exercées par les infirmières au cours d’un processus d’évolution dont il récuse que les déterminations soient principalement techniques 91. Le modèle général qui guide l’étude des métiers – y compris les professions établies – est celui d’un mouvement social dont les limites sont en partie définies par les actions collectives de ses membres, qui apportent une contribution essentielle à la définition des besoins qu’ils satisfont : « Les membres des professions ne se bornent pas à offrir un service, mais ils définissent les besoins qu’ils servent 92 », écrit Hughes en 1970. Les carrières dans des types variés d’organisations constituent un autre ensemble de phénomènes centraux dans la perspective de Hughes, même s’il ne leur a consacré spécifiquement qu’un seul essai 93. Hughes ne limite pas l’usage de la notion de carrière au seul domaine du travail, il élargit, là aussi, le champ de la comparaison, en évoquant les carrières dans des organisations religieuses, politiques et philanthropiques, les carrières des femmes dans la famille, ainsi que les carrières des personnes traitées dans les institutions médicales – un exemple que développèrent plusieurs de ses anciens élèves 94. A propos des métiers comme à propos des relations entre races, on trouve l’un des thèmes majeurs sous-jacents à la sociologie de Hughes : la

critique de l’ethnocentrisme 95. En donnant à ce terme un sens un peu plus large que celui que lui attribuait son « inventeur », Graham Sumner, on peut caractériser la conception de la sociologie de Hughes par l’objectif premier du dépassement des formes d’ethnocentrisme qui découlent naturellement des enracinements sociaux du chercheur. Hughes ne s’évertue pas à discuter l’existence d’un point de vue « objectif », « scientifique », auquel pourraient et devraient accéder les chercheurs, mais il soutient que les efforts de ceux-ci doivent tendre, même si le résultat n’est jamais que partiel et provisoire, à une moindre dépendance à l’égard des points de vue socialement constitués – et spécialement à l’égard de ceux qui, marqués du sceau de la légitimité, s’imposent d’eux-mêmes. On peut trouver là une justification de l’inachèvement des essais de Hughes, qui visent à offrir des élaborations provisoires de catégories d’analyse que de nouvelles recherches devraient avoir pour but de dépasser. Cette obsession critique à l’égard de toutes les formes d’ethnocentrisme s’est nourrie de la proximité de Hughes avec l’anthropologie : Hughes applique à l’étude de la société américaine de son temps ce qui constitue une partie du programme de recherche de l’anthropologie de l’époque. Elle repose également sur une réflexion à propos de sa propre biographie, présente dans divers textes inédits ou destinés à une diffusion restreinte, prolongée par une réflexion sur les biographies d’étudiants appartenant aux générations auxquelles il a enseigné 96. La trajectoire biographique de Hughes est analogue à celle d’une grande partie des sociologues de sa génération (comme Talcott Parsons) ou de la génération précédente (comme Ernest Burgess), dont la sociologie est marquée par le protestantisme anglo-saxon. Les traces de cette origine sont faciles à trouver dans les essais de Hughes, mais son contact, à Chicago, avec des travailleurs émigrés d’Europe de l’Est, son expérience du Canada et de l’Allemagne ont

sans doute favorisé une distance critique à l’égard de cette origine et des croyances admises à son époque qui le met à part des sociologues de sa génération. Cette distance est moins définie par un détachement affectif que par une capacité à connaître et à maîtriser de l’extérieur ce dont Hughes a une connaissance intime : ainsi ses essais sur le travail et les institutions évoquent fréquemment l’exemple du pastorat – et l’expérience des fils de pasteurs tenus un peu à l’écart de la communauté mais qui en connaissent les secrets. Le témoignage tardif de Helen Hughes, dans une lettre à Anselm Strauss, insiste sur cette expérience : « Everett était un fils de pasteur [FP], et il a souvent réfléchi sur ce rôle. […] Dans la petite ville de l’Ohio où Everett a grandi, un FP était toujours un peu un marginal. De son enfance Everett avait gardé une propension à regarder les gens de manière analytique, sans passion. […] Il interprétait son passage [par le département de sociologie de l’Université de Chicago] comme une évasion du méthodisme. […] Pourquoi avait-il choisi la sociologie ? Le fait d’être un FP était fondamental dans sa décision. Il était détaché, un observateur 97… » Durant ses dernières années, Hughes revint souvent sur son expérience du passage d’une cure rurale au monde intellectuel des villes, qu’il traite comme un exemple particulier de l’émancipation par rapport à son origine nécessaire à un chercheur 98. Celle-ci n’est que la forme biographique d’une critique jamais achevée de l’ethnocentrisme.

La diffusion du travail de terrain et la réflexion sur cette démarche

Pendant la période même où il était engagé dans des recherches sur le travail et les institutions, Hughes assurait un enseignement dans lequel débutants et étudiants avancés mêlés s’initiaient par la pratique au travail de terrain (fieldwork). Il s’agissait pour eux d’apprendre à recueillir une documentation grâce à un contact direct avec les personnes impliquées dans les phénomènes étudiés. Cet enseignement s’inscrivait dans le prolongement de celui qu’avaient dispensé Park et Burgess au cours de la période précédente, mais avec des changements significatifs. La formule utilisée par Hughes varia un peu avec les années. Dans l’une des descriptions dont on dispose, chaque étudiant se voyait attribuer un bloc d’immeubles, dont il devait déterminer les caractéristiques 99 avant de rédiger un projet de recherche réalisable sur ce terrain . L’enseignement visait à envoyer les étudiants sur le terrain dès le début de leur formation, à leur donner une expérience des différents rôles que doit endosser celui qui pratique l’observation et, enfin, à leur faire considérer l’observation elle-même comme un phénomène social. A l’inverse des sociologues de l’époque, Hughes distinguait par ailleurs clairement entre données issues d’observations et données issues d’entretiens. Ceux qui sont passés par cet enseignement insistent sur la rareté des consignes explicitement formulées par Hughes, mais aussi sur ses exigences finales en ce qui concerne l’acuité de l’observation : quand les étudiants se laissaient abuser par l’apparence des façades d’immeubles, Hughes leur montrait, par exemple, les nécessités d’une observation 100 minutieuse . Une partie des étudiants semblent avoir eu quelque peine à en saisir immédiatement l’intérêt, comme le suggère une remarque de Ned Polsky dans la préface à un ouvrage qui repose sur cette démarche : « Je n’ai suivi son enseignement [celui de Hughes]

sur le travail de terrain que parce que c’était obligatoire, je l’ai détesté, j’ai souffert, et je n’ai commencé à comprendre son énorme intérêt et à en appliquer les enseignements que des années plus tard 101. » Cette démarche d’acquisition de la documentation par contact direct avec les phénomènes étudiés – incluant le recueil de propos en situation et l’observation directe des comportements – ne correspondait pas à une démarche de la sociologie clairement identifiée dans les années 1940 et 1950 102. Le terme fieldwork (à côté d’autres expressions) fut assez fréquemment employé à partir des années 1940 par les anthropologues pour désigner la démarche dont le modèle avait été fourni par Malinowski 103. Mais la stabilisation des conceptions des différences de démarche se produisit un peu plus tard chez les sociologues. Burgess, dans un article publié en 1945 dans le numéro du cinquantenaire de l’American Journal of Sociology, utilisait les rubriques suivantes pour recenser les principales innovations de méthode qu’a connues la sociologie au cours des cinquante années précédentes : statistiques, documents personnels et études de cas, typologies, sociométrie, entretiens 104. Dans cette catégorisation, le travail de terrain se trouve en partie dissous dans la rubrique de l’« étude de cas », et l’observation n’est pas clairement distinguée du recueil diffus d’informations que permet la présence dans les lieux étudiés. Deux ans plus tard, Merton remarquait dans un article qu’il n’existe guère de réflexions chez les sociologues sur ces questions de méthode : « Parmi les démarches des sciences sociales les plus pratiquées et les moins codifiées figurent celles qui correspondent au recueil sur une grande échelle de données

d’observations et d’entretiens dans des communautés. On peut trouver quelques comptes rendus d’observation participante, mais, en général, un profond silence couvre la plupart des problèmes rencontrés dans le travail de terrain. […] Ces démarches sont dans une grande mesure restées des savoir-faire individuels transmis par l’exemple et de vive voix à un petit nombre d’apprentis 105. » En fait, la première question qui fit l’objet de controverses fut celle de la participation (ou non) du chercheur aux activités qu’il étudie – à la suite d’un article de Joseph Lohman, le premier à utiliser l’expression « observation participante » dans son sens actuel 106. La publication d’articles décrivant avec un certain détail l’observation et les démarches du travail de terrain en sociologie commença au début des années 1950. La deuxième édition de Street Corner Society, de William Whyte, en 1955 comprend une annexe de méthode qui contribua grandement, selon l’auteur, au succès du livre, et marque l’apparition d’un nouveau genre : l’annexe, où le chercheur décrit les conditions du recueil de ses données et les incidents qui se sont produits pendant ce recueil. La publication de ce type de textes indique que le lecteur est invité à apprécier, sur la base du témoignage de l’auteur, la validité des résultats des recherches. Les premiers articles de réflexion sur les problèmes rencontrés au cours du travail de terrain furent publiés dans la revue Human Organization (notamment à partir de 1956, lorsque Whyte en devint le rédacteur en chef) 107. L’apparition du travail de terrain comme modèle clairement identifié de démarche de recherche en sociologie est l’un des résultats visibles de la réaction des chercheurs pratiquant cette démarche aux critiques des chercheurs ayant pour idéal le recours à une approche statistique. Comme on l’a vu, depuis le début des années 1930 l’attention d’une grande partie de

la communauté des sociologues est focalisée sur l’usage des enquêtes par questionnaires sur échantillon et sur les matériaux documentaires susceptibles d’un traitement statistique. Ce succès des enquêtes par questionnaires avec traitement statistique s’est accompagné de l’adhésion croissante des sociologues aux critères d’appréciation des recherches qui s’accordent à cette démarche : représentativité de l’échantillon de « cas » étudiés ; indépendance des résultats des enquêtes à l’égard des conditions de recueil et des caractéristiques individuelles des chercheurs qui les ont obtenus ; conformité des recherches au modèle (supposé) des sciences physiques, c’est-à-dire à un processus qui va de la formulation préalable d’hypothèses à leur validation ou à leur rejet par une procédure empirique. Rapporté à ces critères, le travail de terrain tend à apparaître comme une démarche peu rigoureuse, au mieux utile dans cette étape préliminaire de la recherche où se prépare le recueil de la documentation susceptible d’un traitement statistique : tel est par exemple l’objectif que lui confère un article de Barton et Lazarsfeld en 1955 108. Rares furent les sociologues qui, au cours des années 1940 et 1950, argumentèrent contre cette définition de la recherche en train de s’imposer comme modèle. A l’Université de Chicago, ce fut Blumer qui, dans son enseignement, développa une critique des démarches des enquêtes par questionnaires et une récusation corrélative du bien-fondé des notions d’attitude et d’opinion publique, alors en vogue chez les sociologues pratiquant les enquêtes par questionnaires. Cette critique peut aussi être lue comme un plaidoyer pour le travail de terrain, mais Blumer ne développa jamais explicitement une argumentation positive en faveur de celui-ci. Blumer n’emploie à peu près jamais ni le terme fieldwork, ni une expression où figurerait l’adjectif « ethnographique ». Dans la partie de son PhD où il examine les méthodes de la psychologie sociale, en 1928, il laisse de côté l’examen de l’observation dans les lieux de

comportements, et manifeste même des réticences presque de principe à l’égard de l’observation : « Peut-être les remarques faites dans ce paragraphe [qui porte sur les données reposant sur les témoignages utilisés par les historiens] peuvent-elles être considérées comme une critique de l’acceptation comme données scientifiques dignes de confiance des observations effectuées dans le cours peu structuré de l’expérience de la participation quotidienne 109. » Après 1945, Blumer utilise à la place du terme fieldwork des périphrases comme « l’observation reposant sur une grande familiarité 110 » ou « l’observation empirique directe 111 ». En 1966, il utilise dans une préface le terme participant observation, qui convient bien à l’accent qu’il accorde, en se référant à Mead, à l’expérience de la « prise de rôle » 112. Les articles critiques publiés par Blumer à partir de 1948 donnent une idée de l’argumentation contre les enquêtes par questionnaires que développait son enseignement. Un premier article, initialement présenté à la fin de 1947 à une réunion de l’association des sociologues américains 113, récuse l’adéquation de la notion d’opinion publique aux fins auxquelles elle est utilisée. Blumer relève notamment le caractère illusoire de la standardisation du recueil des données obtenues par questionnaires 114. Cette critique est complétée, en 1955, par celle de la notion d’attitude – une notion centrale dans l’interprétation des enquêtes par questionnaires –, qui relève, comme le fera Deutscher plus tard, l’incertitude de la relation entre les réponses recueillies en situation d’enquête et les comportements en situation 115. Élu président de la Société américaine de sociologie en 1956, Blumer lance à ce titre une adresse qui est une critique globale des analyses

en termes de « variable » auxquelles aboutit l’exploitation statistique des enquêtes par questionnaires. Blumer insiste notamment sur l’arbitraire du choix des catégories érigées en variables, sur le caractère non générique (car dépendant du contexte) des relations entre ces variables, et plus encore sur le fait que ce type d’enquêtes ignore par définition le processus d’interprétation qu’élaborent les individus – processus qui est, selon sa perspective, central dans la définition de toute action sociale. Blumer ne reconnaît finalement une pertinence à ce type d’analyse que dans les « domaines importants » où il n’existe pas un processus d’interprétation – mais il ne précise pas quels sont ces domaines 116. Les critiques de Blumer rencontrèrent un écho chez une partie des étudiants de sociologie de Chicago, dont l’expérience éventuelle d’enquêteurs au NORC nourrissait parfois le scepticisme à l’égard de ce 117 type d’enquêtes . C’est toujours à Blumer, et non à Hughes qui était peu porté à la critique, qu’ils attribuent l’origine de leurs réserves à l’égard des enquêtes par questionnaires et des interprétations en termes d’attitude 118. Mais il existait une autre défense possible de la démarche ethnographique. Des critères d’évaluation relatifs à des aspects que la méthodologie de l’enquête par questionnaires laisse dans l’ombre pouvaient être mis en avant : la validité du sens attribué aux comportements dans leur contexte ; la découverte de propriétés et de distinctions analytiques, qui suppose une démarche inductive (et pas seulement la déduction à partir de propositions posées a priori). La rigueur des procédures de recueil pouvait être également améliorée par une connaissance critique des conséquences des conditions de celles-ci qui ne laisserait pas au-dehors de l’enquête le processus de la production de ses « données ». C’est dans cette direction que s’était engagé Hughes dès les années 1950.

En 1952, Hughes obtint un petit crédit de la Fondation Ford pour une recherche sur la démarche du travail de terrain et son enseignement. Il s’agissait d’analyser l’expérience de ceux qui avaient utilisé cette démarche – définie par Hughes dans la préface de l’ouvrage qui en était issu comme « l’observation des gens in situ, en les rencontrant là où ils se trouvent, en restant en leur compagnie, en jouant un rôle qui, acceptable pour eux, permet d’observer de près certains de leurs comportements et de les décrire 119 ». Buford Junker, un anthropologue de formation qui avait travaillé avec Warner à plusieurs études de communautés et était alors l’un des assistants de Hughes pour l’enseignement du travail de terrain, fut associé au projet 120. Pour élargir les témoignages de chercheurs disponibles, un autre étudiant en thèse, Ray Gold, réalisa des entretiens auprès d’étudiants et d’anciens étudiants de sociologie de l’Université de Chicago qui avaient utilisé la démarche 121. De cette recherche sortit d’abord un document ronéoté à l’usage des étudiants du département de sociologie, Cases on Field Work, puis un ouvrage publié sous la seule signature de Buford Junker en 1960, pour lequel Hughes écrivit une préface qui est à la fois un essai historique et une réflexion sur la démarche 122. A partir de l’analyse d’exemples empruntés à la tradition anthropologique ou aux travaux réalisés ou en cours de réalisation dans l’entourage de Hughes et de Warner, cet ouvrage offre une analyse, nourrie de nombreux exemples, de la diversité des modes de rapport des chercheurs à leur terrain et à ceux qu’ils étudient. Il fournit ainsi à qui utilise la démarche des éléments pour comparer son mode d’implication dans son propre terrain à celui dont d’autres ont fait l’expérience. Sans formuler ce point complètement, il suggère que l’explicitation des conditions de recueil des données est l’un des moyens du contrôle collectif de leur validité. Comme l’indique Hughes dans sa préface, le point de vue qui inspire cet ouvrage est celui de la sociologie de la sociologie, c’est-à-dire ici de la sociologie du travail du travail des sociologues.

A peu près au moment où se développait cette réflexion sur le travail de terrain, une évolution des modes de rédaction des comptes rendus, qui concerne d’abord les articles publiés dans des revues, peut être observée chez les chercheurs de l’entourage de Hughes. Au lieu de présenter de manière synthétique leurs résultats, et de résumer brièvement les notes de terrain et les propos recueillis par entretien, une partie des comptes rendus de recherches reproduisent dorénavant extraits d’entretiens et notes de terrain. Un élément technique qui prend place dans les années 1950 – la diffusion des magnétophones – a certainement favorisé cette évolution en ce qui concerne les entretiens, en conduisant à poser clairement la question de la fidélité de la transcription dans les comptes rendus 123. Mais des extraits d’entretiens, reproduits avec un souci nouveau de fidélité dont témoigne la recherche de modes de transcription adaptés au langage parlé, ont été utilisés pour illustrer une propriété ou préciser la signification d’une catégorie d’analyse avant la diffusion des magnétophones. Un des premiers exemples de ce mode de rédaction se trouve dans la thèse et les articles d’Oswald Hall sur l’exercice de la médecine, qui serviront d’ailleurs parfois ultérieurement de modèles pour le style de rédaction 124. Un peu plus tard, on trouve le même type de rédaction, s’appuyant cette fois sur des notes d’observation ou ce qui est donné pour tel 125. La transformation qui se manifeste ainsi dans les habitudes de rédaction a favorisé une présentation plus explicite des catégories d’analyse par lesquelles une signification est attribuée aux éléments du matériel recueilli. Elle permet également au lecteur d’apprécier par lui-même l’interprétation retenue des propos ou des comportements consignés dans les notes de terrain. Par contrecoup, elle incite nécessairement à une plus grande rigueur et systématicité dans la collecte même des informations. En d’autres termes, pour reprendre la terminologie précédemment utilisée, on peut considérer que ces recherches reposant sur un travail de terrain définissent une nouvelle formule de

recherche, clairement différente de celle des monographies des années 1920 et 1930. Le changement dans le mode de rédaction correspond à un changement de stratégie rhétorique : en donnant à voir au lecteur le matériel dont il dispose et le sens qu’il confère aux éléments retenus, l’auteur vise à conduire celui-ci à adopter son point de vue. On ne demande donc plus au lecteur de s’en remettre au seul témoignage de celui qui a recueilli le matériel, parce que c’est l’adéquation globale de la perspective à la saisie d’un ensemble de phénomènes, et non un simple constat concernant des « faits », qui est l’enjeu de la lecture. Jamais mise en évidence, à ma connaissance, l’importance de ce changement dans la stratégie de présentation des recherches de terrain ne doit pas être sous-estimée, puisque par la suite ce type de rédaction se répand largement dans les monographies, qui deviennent des classiques du travail de terrain, comme dans les articles de la revue Urban Life and 126 Culture . A côté des réflexions et des comptes rendus d’expériences présentés dans l’ouvrage de Junker, le modèle de recherches reposant sur un travail de terrain systématique et intensif que constitue Boys in White a également contribué au regain de crédit obtenu par cette démarche parmi les sociologues à la fin des années 1960. Reposant sur plusieurs années de travail de terrain réalisé par des chercheurs qui devaient, les années suivantes, apparaître parmi les plus féconds praticiens dans ce domaine, minutieux et explicite dans la production de notes de terrain, accompagné de la publication de plusieurs articles de réflexion sur la méthode de Becker et Geer rapidement érigés en références classiques 127, Boys in White devint l’exemple achevé de compte rendu de ce type d’enquêtes. Un des indices du

succès de Hughes et de ses associés dans ce domaine est sans doute la quasi-identification, vers la fin des années 1960, du travail de terrain et de la tradition de Chicago. Comme l’a montré Jennifer Platt, une autre identification était évidemment possible : l’association du travail de terrain et de l’anthropologie sociale de chercheurs formés à Harvard – avec Warner, Arensberg, Whyte, etc. 128.

L’héritage de Hughes et Blumer Comme on l’a indiqué précédemment, les perspectives développées par Hughes et Blumer ont été souvent associées à partir des années 1960, et il est facile de trouver les échos, chez ceux qui furent leurs élèves ou leurs proches, des analyses développées par l’un ou l’autre au cours des années 1940 à 1960. Les nécessités d’une sorte d’argumentation de défense contre les partisans des démarches « quantitatives » expliquent évidemment les emprunts à Blumer. Celui-ci offrait par ailleurs un cadre d’interrogation pour l’étude des problèmes sociaux comme produits d’une définition publique et, plus généralement, pour l’étude des comportements collectifs, le domaine d’élection de ceux qui participèrent à ses Festschriften 129. Par contre, l’orientation que proposaient ses essais pour l’étude des relations de travail dans l’industrie n’eut, semble-t-il, aucune postérité, les articles de Blumer sur le sujet étant d’ailleurs dispersés et, pour certains d’entre eux, difficilement accessibles jusqu’à une réédition récente. Dans le domaine de la sociologie du travail, s’il n’est pas facile d’évaluer la place des essais de Hughes, il est clair cependant qu’ils ne sont pas oubliés, comme le montrent la publication d’un nouveau recueil en 1994 aux Presses de l’Université de Chicago, l’organisation en 1995 et en 1997 dans les réunions initiées par des associations régionales de sociologie de sessions consacrées à son œuvre, la présentation de communications au

Congrès mondial de sociologie de Montréal en 1998 ou la publication d’un essai inédit en 1997. Une raison de l’inégalité de références aux travaux de Hughes et de Blumer tient évidemment à l’importance de la dimension critique des essais de ce dernier. Une partie de ce que Blumer critique a cessé d’avoir une place dans la culture des sociologues, alors que, par leur caractère programmatique, les essais de Hughes restent mobilisables pour des recherches. Mais il existe une affinité d’orientation intellectuelle entre Hughes et une partie des chercheurs de la génération suivante qui explique que les travaux du groupe des chercheurs formés à l’Université de Chicago après 1945 – qui se sont parfois davantage référés à Hughes en fin de carrière qu’au début – semblent s’inscrire dans le prolongement de la perspective ouverte par celui-ci. Comme je l’ai souligné à propos de l’étude des professions établies, une des singularités de Hughes par rapport aux sociologues de sa génération tient à un scepticisme radical, quoique discrètement formulé, à l’égard des finalités officielles et des aspects respectables de la société américaine de son temps. En dépit d’une origine sociale banale pour un sociologue de son époque, d’une carrière professionnelle en fin de compte marquée par les gratifications et fonctions qui caractérisent alors les carrières universitaires honorables, Hughes apparaît, dans une part de ses goûts, comme une sorte de marginal au regard irrévérencieux (pour reprendre la formule d’Arlene Daniels), intéressé par des étudiants un peu atypiques – comme Donald Roy ou même Howard Becker –, par ceux qui étudient des sujets non conventionnels (à une époque où la valeur reconnue à un sujet est fortement dépendante de son prestige social). Le contraste entre ces deux aspects des goûts de Hughes est évoqué par Becker dans un essai présenté en 1983 à une session de l’Association américaine de sociologie organisée en l’honneur de

Hughes : « Il comptait parmi les fils spirituels de Park. Il m’a toujours semblé qu’il y avait une rivalité entre ces fils (Wirth, Redfield, Blumer) pour savoir lequel avait reçu la plus grande part de l’héritage, et que Hughes était le plus proche de l’esprit de Park dans son goût de la complexité et de la confusion, par le fait qu’il ne recherchait ni la simplicité ni l’ordre. Le mélange avec son apparence plutôt conventionnelle était curieux. J’ai parfois pensé qu’il était heureux pour nous qu’il ne contrôle pas toujours parfaitement sa pensée. Son penchant sociologique, qui lui faisait percevoir intuitivement des liens analytiques et raisonner en s’appuyant sur des métaphores inattendues, produisait des résultats qui choquaient et titillaient son penchant conventionnel 130. » Les idées non conventionnelles présentes dans les essais sur le travail et les institutions de Hughes sont plus souvent à l’état latent que formulées 131 explicitement . C’est sans doute davantage par son enseignement que par ses essais que se transmit à la génération suivante ce qui, chez Hughes, s’éloignait des approches respectueuses des légitimités établies. Mais cette transmission ne se serait probablement pas effectuée si ces éléments n’avaient pas eu aussi un sens pour une partie des chercheurs de la génération suivante. L’expérience du monde social de ceux-ci a été souvent marquée, comme on l’a vu, par une origine qui les plaçait un peu en dehors du courant principal de la société américaine – par exemple en tant que Juifs originaires des classes populaires ou des fractions inférieures des classes moyennes –, par l’expérience de la Grande Dépression, parfois par un passage par l’armée et la guerre avant le retour à l’université, et pour étudier une autre discipline que celle qu’ils avaient choisie initialement.

Un essai autobiographique de Joseph Gusfield suggère la signification de quelques-uns de ces éléments par rapport à l’orientation des chercheurs de cette génération : « [La Dépression] constitua une destruction cataclysmique de la croyance en une providence spéciale pour l’Amérique et une longue période de profondes anxiété et dépression. Beaucoup d’entre nous, qui sommes passés par là, continuèrent d’avoir l’impression que la structure des institutions solides était une façade, toujours susceptible de subir des ébranlements soudains et inattendus qui mineraient les fondations. […] Je pourrais dire que toutes ces expériences créent l’atmosphère d’un monde dans lequel la violence et les ruptures sont des possibilités évidentes. Elles suggèrent un monde dans lequel les règles sont violées autant, sinon plus, que suivies. Je ne crois pas que cela correspondait à des sentiments personnels concernant ma propre existence, mais il se peut que cela ait formé mon sens de l’histoire comme imprévisible et impossible à mesurer 132. » Gusfield décrit ailleurs le point de vue qu’il attribue à une partie des sociologues de sa génération formés à l’Université de Chicago : « […] une identification avec les éléments les moins respectés, les moins bien établis de la société, et une dose importante de scepticisme et d’irrespect à l’égard des nantis, des autorités et des responsables 133. » On peut ainsi comprendre le genre d’affinité entre l’orientation que Gusfield attribue à lui-même et à une partie de ses proches et celle de ce semi-marginal de goût, mais non de comportement, que fut Hughes (comme l’avait été, d’une manière différente, Park). La contribution de Hughes à l’entretien de ce courant de recherche – pour partie une refondation de celui-ci – renvoie ainsi en fin de compte au jeu aléatoire entre des

caractéristiques individuelles singulières et des expériences collectives déterminées par des conjonctures historiques originales.

1 . Becker (1988) : 19. 2 . L’ouvrage dirigé par Fine (1995) qui porte ce titre marque peut-être la dernière étape de l’institutionnalisation de l’association posthume de Hughes et Blumer – même s’il contient, par une ultime ironie, une contribution d’Abbott et Gaziano qui décrit les relations un peu tendues de Hughes et Blumer au début des années 1950. 3 . A. Rose (1962). Un peu plus tard parut le recueil d’articles de Manis, Meltzer (1967), explicitement placé sous le label « interactionnisme symbolique ». 4 . R. Faris (1970). 5 . Une lettre de Becker à Hughes (7 février 1964) affirme d’ailleurs que la collection d’ouvrages qu’il projette « devrait être très semblable à l’ancienne série de Chicago » et inclure des « livres reposant sur un travail de terrain » (AECH, dossier 8 : 1). 6 . Sur la Society for the Study of Social Problems, voir le numéro spécial d’octobre 1976 (vol. 24 [1]) de Social Problems. 7 . Sur les débuts de la SSSI, voir le numéro du vingtième anniversaire de la revue éditée par cette association, Symbolic Interaction, 1997, 20 (2). 8 . Dans sa présentation du compte rendu de cette réunion, Lyn Lofland (1980) cite comme noyau initial de cet intérêt pour l’« École de Chicago » – en fait, pour les travaux d’ethnographie urbaine – John Lofland, Sheldon Messinger, Sherri Cavan, John Irwin, Jacqueline Wiseman et elle-même. Les intervenants dans la discussion entre Hughes et Blumer comprennent, en dehors de ce groupe, d’anciens étudiants de Blumer à Berkeley (Arlene Daniels, Fred Goldner) ou de Blumer et Hughes à l’Université de Chicago (Howard Becker, Ned Polsky), ainsi que Carl Couch, l’un des inspirateurs d’un autre groupe de chercheurs qui revendiquaient l’héritage de Mead, l’« École de l’Iowa ». Blumer et Hughes prirent l’un et l’autre leurs distances à l’égard de l’idée d’une « école » : Blumer, en remarquant abruptement que « les travaux qui ont été faits à Chicago constituent un point de départ » (Lofland [1980] : 275) et Hughes en soulignant qu’il « n’aime pas l’idée de parler de l’École de Chicago ou de tout autre type d’école » et que ceux qui ont participé au volume d’hommages qui lui a été consacré « n’essayaient pas de préserver une tradition et que lui-même n’y est pas favorable » (ibid. : 276). 9 . Seuls Anselm Strauss et deux sociologues canadiens, David Solomon et Leo Zakuta, ont fourni une contribution aux deux recueils de Becker et al. (1968) et de Shibutani (1970). 10 . Voir, parmi les premiers exemples, Martindale (1960) ; Gouldner (1962 ; 1970) ; Matza (1969) ; Meltzer, Petras, Reynolds (1975) ; Rock (1979). 11 . Blumer (1937) : 153. 12 . Deutscher (1984) : 71.

13 . Les exemplaires de la version abrégée de la thèse de Hughes publiée en 1931 ont été par accident immédiatement perdus. Selon la perception de celui qu’il considérait alors comme son ami le plus proche, Robert Redfield, le domaine de recherche de Hughes était « l’étude de l’organisation sociale avec une référence particulière aux institutions » (lettre du 7 février 1938, in AECH, dossier 66). 14 . Voir Lichtenstein (1982 ; 1989) ; Lipsitz (1981) : 14-134 ; H. Harris (1982) : 44-60. 15 . Des présentations de différents aspects de la sociologie de Hughes se trouvent dans Chapoulie (1973 ; 1984 ; 1996 ; 1997a ; 1997b). 16 . Gillespie (1991) : 96-126. 17 . Le recrutement de Warner en 1935 annonçait cette orientation, puisque les relations de celui-ci avec Mayo avaient été un élément d’appréciation positif de sa candidature, selon une lettre de Redfield reproduite dans le chapitre 8 du manuscrit de la biographie de Lloyd Warner rédigé par Havighurst (in AWLW). 18 . Je m’appuie ici sur la série du Registar’s Report de l’Université de Chicago. 19 . Voir Converse (1987) : 356-360 ; Kaufman (1993) : 63. 20 . Une association regroupant les chercheurs dans ce domaine fut par ailleurs fondée en 1947. Les économistes du travail y occupaient la première place. Voir Gillespie (1991) : 252-253. 21 . L’une d’elles, présentée à une session générale par Mary Van Kleek, fut publiée la même année dans l’American Sociological Review. Elle prétend définir le domaine ; deux autres communications furent présentées à une session intitulée « Social Research » par des chercheurs de Chicago – Hughes, d’une part ; Gardner et Whyte de l’autre – et publiées dans le même numéro de l’American Sociological Review. 22 . Arensberg était avec Chapple l’un des premiers partisans de l’application de l’étude ethnographique des interactions à l’intérieur des groupes aux relations dans les entreprises ; voir M. Rose ([1976] : 148-152) pour une caractérisation de son orientation intellectuelle influencée par l’opérationalisme. 23 . Parsons, Barber (1948). 24 . Gillespie (1991) : 184. 25 . Voir le chapitre 9 du manuscrit de la biographie de Lloyd Warner in AWLW, ainsi que les témoignages de Whyte ([1994] : 141-149) et de Gardner (1977). 26 . Gardner, Whyte (1946) : 507. 27 . Gardner (1977) ; Rainwater (1969) : 92-93. 28 . Whyte (1948). 29 . Warner, Low (1947). Il s’agit d’un des volumes de la série de Yankee City dont les recherches étaient déjà à peu près achevées lors de la création du Committee on Human Relations in Industry, mais que celui-ci intégra (sans doute formellement) à son programme. 30 . Voir le recueil dirigé par Whyte (1946) – qui contient Hughes (1946b) – pour la première présentation des recherches du Committee. 31 . AECH, dossier 98.

32 . Hughes (1946a). A l’époque, Hughes envisageait d’écrire un ouvrage sur les relations de races dans l’industrie, projet qu’il abandonna après 1950, au cours d’une période où il se plaignait dans sa correspondance de ne pas disposer d’un temps suffisant pour ses recherches. Une partie de la matière du livre projeté passa sous forme condensée dans E. Hughes, H. Hughes (1952) ; voir aussi Hughes, Hill (1946). Ce thème de recherche est alors celui de plusieurs de ses étudiants vers 1945 ; voir notamment Collins (1945) et le mémoire de MA de Harvey Smith en 1947. 33 . Voir AECH, dossier 98 : 10. Hughes attribue spécifiquement à chacun de ces auteurs l’une de ces idées – la dernière, qui semble la plus originale pour l’époque, à Allison Davis, un anthropologue de l’entourage de Warner. La contribution de Davis au recueil de Whyte (1946) est une critique de l’ethnocentrisme de classe moyenne dans l’étude des travailleurs « défavorisés ». 34 . Voir Hughes (1951a) (SE : 338-339 ; RS : 77-78), cité infra, ainsi que Hughes (1970b) (voir notamment in SE : 418 ; RS : 125). Cet essai, rédigé à l’instigation d’un de ses anciens élèves des années 1940, Edward Gross, constitue à la fois un témoignage et une sorte de bilan des recherches de Hughes sur le travail. 35 . Sur le mouvement des relations humaines, dont Whyte et Gardner furent parmi les principaux porte-parole, voir Kaufman (1993) : 76-99. L’intervention des chercheurs du mouvement des relations humaines eut parfois des conséquences directes sur les relations dans les entreprises. Un exemple en est la recherche sur une entreprise chimique de Whyte et Gardner (à laquelle un numéro entier d’Applied Anthropology, 1946, 5 [4], est consacré). Le président de cette firme fut « converti » par les chercheurs à l’acceptation du syndicalisme dans l’entreprise ; voir Whyte (1994) : 159-163) ; Chapple (1953). Le mouvement des relations humaines disparut pratiquement à la fin des années 1950. 36 . AECH, dossier 98. 37 . American Journal of Sociology, 1940, 46 (1) : 98-101. Le compte rendu de vingt lignes publié par l’American Sociological Review (1941, 6 [2] : 304-305) est plus favorable. Park avait, en 1934, comme on l’a vu, écrit dans l’American Journal of Sociology une note de lecture très favorable sur l’ouvrage de Mayo (1933), qui rendait compte d’une partie de l’enquête Hawthorne (Society : 293-300). 38 . En dehors de ceux cités ici, les articles critiques à propos de ce domaine furent nombreux de 1947 à 1949, signés par des sociologues en vue ou en train de le devenir (Daniel Bell, C. Wright Mills, Robert Merton, Reinhard Bendix, etc.), mais ils ne furent pas publiés dans des revues de sociologie ; voir Gillespie (1991) : 257-261. 39 . Moore (1947). 40 . Blumer (1947). Le fait que Blumer a publié trois ans plus tard, dans l’American Journal of Sociology dont il était le rédacteur en chef, un numéro spécial sur la sociologie industrielle illustre le mélange de jugements intellectuels radicaux et d’extrême libéralisme dont Blumer a donné d’autres exemples à différents moments de sa carrière. 41 . Ibid. : 273. 42 . Ibid. : 272.

43 . Son appréciation est encore plus réservée à l’égard de ceux qui étudient le comportement des travailleurs en utilisant des échelles d’attitudes – à l’évidence le groupe de l’Université du Michigan et les disciples de Kurt Lewin. 44 . Une communication de Blumer devant l’association des chercheurs dans le domaine des relations industrielles, en 1949, récemment republiée – Lyman, Vidich (1988) –, apporte des précisions sur le point de vue de Blumer : il développe une critique des moyens proposés par les sciences sociales pour réduire les conflits dans lesquels sont pris les groupes d’intérêts (économiques, syndicaux, professionnels, etc.) et suggère que la question relève des relations entre ceux-ci et l’État. 45 . Il s’agit d’un syndicat affilié au CIO. Philip Murray, cité plus loin, a été le président du CIO. 46 . Lofland (1980) : 275. 47 . L’expression anglaise employée dans le compte rendu par l’un d’eux de la réunion de janvier 1947 où ils discutèrent de ce point est la suivante : « the main social issues, he feels, are not involved in the business of interaction » (ABJ, dossier 4). 48 . Réunion du 8 novembre 1951, in AEWB, dossier 35. 49 . Un dernier article dans ce domaine, publié en 1976, est le texte d’une conférence de 1952. 50 . Collins (1945) ; Killian (1952). Voir aussi le PhD de Josephine Williams (1954) sur les femmes médecins et celui de William Hale (1949) sur les juristes noirs, ainsi que l’article qui en a été tiré : Hale (1952). 51 . On trouvera dans mes notes de l’édition de la traduction française des essais de Hughes l’explicitation de quelques-unes des allusions qui y sont faites aux travaux sur les métiers. 52 . Hughes (1971) : VIII. Voir Hughes (1962) (SE : 52-64 ; RS : 139-153) pour l’essai principal sur ce thème dont la première version remonte (au moins) à 1957. 53 . Les rares références données par Hughes correspondent à deux MA et au PhD de Leona Nelson (1953). On peut y ajouter les PhD de Lawson (1955) et de Carey (1958). 54 . Voir Hughes (1937). 55 . Rappelons que le terme profession désigne aux États-Unis des métiers – médecin, avocat, professeur d’université et pasteur initialement – auxquels est attribué un grand prestige. Les années 1940 et 1950 ont été marquées par la revendication du statut et des privilèges des professions par de nombreux métiers ; voir Chapoulie (1973). 56 . Lettre à Ogburn du 4 mars 1938, in AECH, dossier 66 : 6-8. Parsons publia aussi en 1939 l’une des présentations de sa perspective sur les professions. 57 . Hughes (1970b) (SE : 417-427 ; RS : 123-135). 58 . Ibid. (in SE : 418 ; RS : 125). 59 . Roth (1959) ; pour le témoignage de Becker, voir Becker, Debro (1970). 60 . Un exemple du premier cas est fourni par l’étude de Kriesberg (1952) sur les vendeurs de fourrures au détail ; un exemple du second, par les recherches de Habenstein sur les entrepreneurs de pompes funèbres ; voir Habenstein (1968) : 208 ; Habenstein (1962).

61 . Sur les médecins, voir le PhD d’Oswald Hall (1944) – ainsi que les articles qui en sont issus (1946 ; 1948 ; 1949) – et le PhD de David Solomon (1952). Sur les avocats, voir le PhD de William Hale (1949) ; ceux de Dan Lortie (1958) et de Jerome Carlin (1959) – voir aussi Carlin (1962). Sur les cadres d’entreprise, voir le PhD de Melville Dalton (1949) – et Dalton (1959). Sur les administrateurs des villes, voir le PhD de George Floro (1954) – et Floro (1955). Sur les institutrices, voir le PhD de Howard Becker (1951), issu d’un contrat de recherche patronné par Hughes – ainsi que Becker (1952a ; 1952b ; 1953a) ; sur les directeurs d’école, voir le PhD de Harold McDowell (1954). Sur les infirmières, voir le PhD de Rhoda Goldstein (1954). 62 . Voir l’étude sur les concierges de Gold (1952) et le témoignage de celui-ci : Gold (1964), note 8. 63 . Voir le témoignage de F. Davis ([1974] : 314-315) à propos de son étude sur les chauffeurs de taxi (id. [1959]). 64 . Ce numéro spécial sur le travail (1952, vol. 57 [5]) comprend notamment quatre articles de chercheurs patronnés par Hughes – Roy, Becker, Kriesberg et Gold – et deux signés par des sociologues davantage en contact avec Blumer – Weinberg et Arond, Kornhauser. 65 . Hughes (1951a) (SE : 343 ; RS : 80). 66 . E. Hughes, H. Hughes, Deutscher (1958). 67 . C’est initialement à Goffman, puis à Fred Davis que Becker et Hughes proposèrent le travail qui finalement échut à Geer ; voir AECH, dossier 124 : 8. 68 . Hughes et ses associés reçurent pour cette recherche une subvention du National Institute of Mental Health. Le même organisme finança, après 1954, les recherches de Goffman qui devaient donner naissance à Asiles. Les recherches d’inspiration voisine de Freidson sur les pratiques médicales et celles de Strauss sont un peu postérieures. 69 . Voir passim, in AECH, dossier 66 : 11 ; dossier 124 : 8, 9, 11. 70 . Becker, Geer, Hughes, Strauss (1961). 71 . Becker, Geer, Hughes (1968). 72 . Hughes (1971) : VIII. Hughes rédigea également un Outline for the Study of an Occupation destiné aux étudiants de son cours de sociologie des métiers. 73 . Becker ([1998] : 67-108) est à peu près le seul à relever ce point essentiel. 74 . Hughes est un peu plus explicite en fait de références dans l’essai où il formule son approche des institutions ; voir Hughes (1962). 75 . Hughes (1956) (SE : 309 ; RS : 66). Un mémorandum (13 février 1964) avance un autre argument : le point de vue de Parsons conduit à supposer que les professions remplissent un objectif défini a priori, alors que l’expérience de son propre père, pasteur admiré de ses paroissiens mais sans influence sur leurs conceptions de l’éducation et des différences entre races, suggérait l’indétermination a priori des objectifs atteints (AECH, dossier 8 : 1). Dans un rapport plus tardif – Hughes, Thorne, De Baggis, Gurin, Williams (1973) – sur la formation dans diverses professions, financé par la Carnegie Corporation, on ne trouve toujours pas de référence aux essais de Parsons sur les professions.

76 . Hughes (1951a) (in SE : 338-347 ; RS 77-78 [© Éditions de l’ÉHESS, Paris, 1996]). C’est seulement dans les années 1960 que la critique de la perspective de Parsons sur les professions deviendra plus explicite dans la sociologie américaine, avec les articles de Freidson (1960), Bucher, Strauss (1961), Becker (1962) et Habenstein (1963). 77 . Hughes lui-même était peu porté à s’attribuer le rôle de chef de file : dans un mémorandum de 1976 destiné à la directrice du département de sociologie de Chicago, il dresse une liste de ceux qui, selon lui, se considèrent comme ses élèves : y figurent seulement Oswald Hall, Howard Becker, Harvey Smith, Edward Gross et Julius Roth. Hughes exclut explicitement Anselm Strauss et S. Kirson Weinberg, William Kornhauser et Harold Wilensky (AECH, dossier 66 : 7). Goffman n’est pas évoqué dans cette liste ; c’est lui-même qui, après 1960, revendiqua une filiation avec Hughes. Dans un entretien, en 1980, il affirme par exemple : « S’il faut que l’on me mette dans une rubrique, il faudra prendre celle d’ethnographe urbain hughesien » (Verhoeven [1993] : 318). La correspondance de Hughes montre d’ailleurs à plusieurs reprises les réticences de celui-ci à considérer Goffman comme l’un de ses élèves, ce qu’il fait cependant en 1969 dans une lettre à un éditeur (AECH, non classé). 78 . Voir les minutes des réunions de ce groupe en 1946 et 1947 in ABJ, dossier 4. 79 . Le PhD de Bernard Karsh (1955) sur la grève s’inspire du livre de Hiller sur le même sujet, issu d’une thèse dirigée par Park. Il ne contient que peu de références à Hughes et à Blumer. Mais Karsh a donné une contribution au volume d’hommages à Hughes, où il revendique son apprentissage sous la houlette de celui-ci : Karsh (1968) : 35. 80 . Smigel (1954). 81 . American Sociological Review, 24 (3) : 414-415. 82 . American Journal of Sociology, 1959, 55 (1) : 115-117. 83 . Une lettre de Hughes suggère que sa méfiance à l’égard de la médecine avait un fondement biographique. 84 . Hughes (1952) (SE : 300-301) [© Transaction Books, New Brunswick, NJ, 1984]. 85 . AECH, dossier 26 : 7. 86 . Hughes (1951a) (SE : 342 ; RS : 80). L’un des exemples le plus fréquemment cités par Hughes est celui du travail des concierges (étudié dans le MA de Ray Gold), mais, comme on l’a vu, c’est lors de l’étude des travailleurs noirs que Hughes fut frappé par ce type de phénomènes. 87 . Dans son autobiographie, Killian ([1994] : 44-45) indique que c’est l’enseignement de Hughes qui attira son attention sur le point de vue de toutes les parties en présence dans les conflits de races, et notamment sur le point de vue de ceux qui ont des préjugés. 88 . Hughes (1976). 89 . Ibid. : 5. 90 . Dans le texte bilan de ses recherches (Hughes, 1970b), Hughes critique certains de ses travaux antérieurs pour l’insuffisance de la prise en compte du système d’interactions dans lequel sont exercées les activités de travail.

91 . Hughes (1951b) (SE : 311-315 ; RS : 69-73). L’idée d’étudier systématiquement la division du travail resta inexploitée (du moins sous une forme systématique) dans les recherches empiriques ultérieures. 92 . Hughes (1970b) (SE : 424 ; RS : 131). 93 . Hughes (1937) (SE : 136-140). Un deuxième essai, publié en traduction française (RS : 175-185), était utilisé par Hughes dans son enseignement depuis la fin des années 1950. Il a été récemment publié en anglais : Hughes (1997). 94 . Voir les recherches de Becker (1963) sur les fumeurs de marijuana ; de Becker, Carper (1956) sur les carrières des étudiants ; de Goffman (1961), F. Davis (1963), Roth (1963), Strauss, Schatzman, Bucher, Ehrlich, Sabshin (1964) sur les patients traités dans les hôpitaux. 95 . Hughes utilise lui-même rarement le terme « ethnocentrisme », si ce n’est parfois pour désigner ce qu’il appelle ailleurs l’« ethnocentrisme méthodologique » de la sociologie américaine de son temps – c’est-à-dire l’oubli du fait que les enquêtes par questionnaires standardisés ne sont adaptées qu’à l’étude de populations relativement homogènes culturellement, ce qui ne correspond, aux États-Unis, qu’aux seules classes moyennes et supérieures. Un essai de Strauss (1996a) met aussi l’accent sur l’importance de la critique de l’ethnocentrisme chez Hughes. 96 . Hughes (1970a). 97 . Cité in Strauss (1996a) : 283. 98 . Voir l’entretien réalisé par Robert Weiss, in AECH, dossier 1, ainsi que Weiss (1997). 99 . Voir l’entretien avec Hughes réalisé par Robert Weiss en 1981, in AECH, dossier 1, ainsi que la description des buts de cet enseignement dans un mémorandum titré « Introduction to Field Studies » et dans les consignes données aux étudiants en 1947 (in AECH, dossier 79 : 6) ; voir aussi l’introduction de la thèse de Gold (1954), qui repose sur des entretiens auprès d’étudiants ayant suivi cet enseignement. 100 . Voir les témoignages de Verdet (1996) : 62-64 ; Gans (1968) : 301 ; Becker (1983). 101 . Polsky (1969) : XIII. Gold ([1954] : 13) relève l’origine (classe moyenne) et les ambitions des étudiants qui connurent cette expérience, vécue souvent douloureusement. 102 . Sur les transformations des distinctions en matière de démarche de terrain entre 1930 et 1960, voir J. Platt (1983). 103 . Malinowski ([1922] : 4) utilisait déjà le terme, qu’il écrivait field-work. 104 . Burgess (1945b). Le manuel de méthodologie de Pauline Young (une ancienne étudiante de l’Université de Chicago), publié en 1939, retient des catégories analogues. 105 . Merton (1947) : 304. 106 . Lohman (1937). 107 . Human Organization est la revue éditée par la Society for Applied Anthropology, regroupant alors une grande partie de ceux qui étudient, en recourant au travail de terrain, des sociétés « non primitives », et d’abord la société américaine. La Society for Applied Anthropology a été fondée en 1942 par un petit groupe où figuraient

historiens, anthropologues et sociologues ; voir Hughes (1974) sur les fondateurs. La plupart des articles sur le travail de terrain publiés par cette revue au cours des dix années antérieures sont repris in Adams, Preiss (1960). 108 . Barton, Lazarsfeld (1955). 109 . Blumer (1928) : 427-428. 110 . Blumer (1947) : 278. 111 . Blumer (1948), in Lyman, Vidich (1988) : 149. 112 . Blumer (1966). Goffman relève également – Verhoeven (1995) : 331 – que Blumer « ne s’est jamais intéressé à l’ethnographie ». 113 . Blumer (1948). 114 . L’article ne vise nommément aucune recherche, mais les réactions de certains des intéressés furent vives ; voir le compte rendu par Theodore Newcomb de la discussion suscitée par la présentation de l’article de 1948 de Blumer, lors d’une réunion de la Société américaine de sociologie. Un peu plus tard, sa critique de l’American Soldier fit qualifier Blumer par Stouffer de « fossoyeur de la sociologie américaine » (Becker [1988] : 15). 115 . Deutscher (1973). (Cet ouvrage, d’inspiration explicitement blumerienne, reprend des analyses publiées sous forme d’articles à partir du milieu des années 1960.) 116 . Blumer (1969a) : 139. On trouvera dans l’un des derniers essais de Strauss une analyse fine de la position de Blumer : Strauss (1996b) ; voir aussi le numéro spécial (11 [1]) de Symbolic Interaction et tout particulièrement Becker (1988). Hammersley (1989) offre une discussion générale de la contribution de Blumer au développement des méthodes qualitatives. 117 . Voir Roth (1965) pour un exemple, analysé rétrospectivement, de ce type d’expériences. 118 . Voir les témoignages de Goffman (in Verhoeven [1993] : 332), de Verdet ([1997] : 63) et de Wax (1997). Le rôle critique de Blumer n’est pas sans ressemblance avec celui qu’a rempli Ellsworth Faris pour la génération précédente. 119 . Hughes (1960) : III (SE : 496 ; RS : 267). 120 . Buford Junker (1911-1978), qui avait suivi Warner de Harvard à l’Université de Chicago, obtint un PhD en sociologie en 1954. Il fut le premier chercheur permanent de Social Research Inc. 121 . L’importance de Hughes dans le projet dépasse la rédaction de la seule préface ; par exemple, Gold dédia ensuite son article de 1958 à Hughes « avec les hommages du plagiaire » (AECH, dossier 26 : 9). Voir aussi dans AECH (dossier 77 : 5) les résumés des discussions de Hughes avec les étudiants avancés autour de ce projet. 122 . Hughes (1960). Voir aussi Gold (1958), un article tiré de la thèse du même auteur. 123 . Le premier article (à ma connaissance) sur l’usage des magnétophones pour recueillir des entretiens fut signé notamment par une élève de Hughes (Rue Bucher) et un élève de Blumer : Bucher, Fritz, Quarantelli (1956). La situation de référence est celle d’une enquête du NORC (et non l’enquête de terrain du chercheur individuel). L’article relève notamment l’importance du matériel perdu dans les interviews non enregistrées

et l’élimination des distorsions inévitables dans les interviews dont le compte rendu repose sur la mémoire ; il mentionne seulement à la fin la plus grande précision des données. 124 . Hall (1944 ; 1946 ; 1948 ; 1949). La plupart des articles de sociologie du travail issus de MA ou de PhD cités précédemment reposent au moins en partie sur des entretiens et reproduisent des extraits de ceux-ci. 125 . Les premiers exemples de citations de notes de terrain introduites dans des articles se trouvent dans ceux de Becker (1951b) et de Roy (1952b). 126 . Tous les chercheurs de l’entourage de Hughes ne présentent pas de manière explicite leurs notes de terrain : ce n’était le cas ni de Strauss ni de Goffman. Rappelons que la question de la rédaction des comptes rendus s’est trouvée ensuite au centre des controverses sur l’usage de la démarche ethnographique. 127 . Voir Becker (1958) – un article qui est une réponse implicite à celui de Barton et Lazarsfeld que Becker qualifie d’« important » ; Becker, Geer (1957 ; 1960). 128 . J. Platt (1997). On trouvera une analyse de la conception de Hughes par rapport aux évolutions ultérieures des pratiques et du point de vue des chercheurs de terrain dans l’article d’un de ses anciens élèves à Brandeis, Emerson (1997). Voir Peretz (1998) pour une présentation en français des démarches d’observation, qui inclut quelquesuns des exemples évoqués ici, ainsi que d’autres empruntés à la période suivante. 129 . Shibutani (1970). 130 . Becker (1983). 131 . R.S. Weiss ([1997] : 80-83) décrit finement la façon qu’avait Hughes dans son enseignement de s’abstenir de formuler explicitement et de manière générale ses interprétations. 132 . Gusfield (1990) : 106. 133 . Gusfield (1995) : XIII.

7

De la désorganisation sociale à la « théorie de l’étiquetage » « Tous ces facteurs [les changements dans la population, les logements en mauvais état, la proportion d’immigrés et de Noirs, la fréquence de la tuberculose, la criminalité, les maladies mentales], y compris la délinquance juvénile, peuvent être regardés comme des manifestations d’un facteur général de base. Cet élément commun est la désorganisation sociale ou l’absence d’effort de la communauté pour s’occuper de cette condition. » ERNEST W. BURGESS

1

« A la fin j’ai quitté Joliet et j’ai été engagé à l’Institute of Juvenile Research, l’un de ces groupes toujours en train d’étudier les causes de la délinquance juvénile, qui enquêtent sur les enfants vivant dans des appartements sans eau chaude, mal nourris et mordus par les rats, et qui trouvent la solution : le camping et une connerie qu’ils appellent logement de caractère. » SAUL ALINSKY

2

Le respect par les immigrants récents et les classes populaires des normes morales en vigueur dans les classes moyennes anglo-saxonnes est, comme on l’a vu, l’un des soucis principaux des réformateurs sociaux, dont

les premiers sociologues sont les compagnons de route. Avant 1920, il existe déjà de nombreuses publications sur le divorce et la « désertion familiale » (l’abandon de leurs familles par les hommes ou les femmes), sur le recours (toujours soupçonné d’être systématique) à l’assistance économique, ainsi que sur les formes ordinaires de délinquance des adultes, mais aussi des mineurs, que concerne également la non-fréquentation scolaire. Certaines de ces publications sont signées par des membres en vue du mouvement de réforme, comme le sociologue Charles Henderson ou les fondatrices de l’École d’administration du service social de l’Université de Chicago, Sophonisba Breckinridge et Edith Abbott, qui exploitent les données produites par un tribunal spécialisé 3. Des thèses de sociologie sont également consacrées à la délinquance des mineurs : celle de Mabel Carter Roades, en 1906, porte sur les jeunes délinquants passés en jugement devant le tribunal pour mineurs de Chicago, et celle d’Earle Eubank, en 1915, sur la désertion familiale. Même si Eubank, comme Breckinridge et Abbott, a exploité des données issues de statistiques administratives, son interprétation ne s’écarte pas du point de vue du sens commun des classes moyennes de l’époque. L’audience des deux thèses restera par ailleurs confidentielle parmi les sociologues. Les phénomènes liés à la délinquance, notamment à la délinquance des mineurs, se trouvent au centre du domaine du travail social, qui s’autonomise après la fin de la guerre, mais leur étude reste en partie dans le domaine des sociologues, en dépit de la concurrence parfois aiguë entre les deux spécialités. De nombreux travaux sociologiques publiés après 1920 sont consacrés à cet ensemble de phénomènes, tenus pour des produits spécifiques de la nouvelle société urbaine. La création du terme « désorganisation sociale » – employé d’abord par Cooley, puis par Thomas et Znaniecki (mais qu’ignorent Henderson ou Eubank) – signale le nouveau cadre d’interrogation dans lequel sont placés ces phénomènes par les sociologues après 1920. L’introduction de ce terme permet aux sociologues

de suggérer que leur approche est spécifique, plus objective que l’approche antérieure en termes de « problèmes sociaux » ou de « pathologie sociale », bref qu’elle est plus « scientifique ». La fortune du terme « désorganisation sociale » dépassa largement le cercle des sociologues liés à la tradition de Chicago, comme le remarque Stuart Queen en 1957 : « Pendant la vie de l’auteur de ces lignes [né en 1890, PhD à Chicago en 1919], les théories de la désorganisation sociale ont fait leur apparition, ont pris diverses formes et se sont intégrées aux éléments de base de la sociologie américaine 4. » L’apogée de la vogue de la notion de désorganisation sociale correspond à la fin des années 1930 : en 1939, la réunion annuelle de la Société américaine de sociologie lui fut consacrée ; plusieurs des communications furent publiées dans un numéro de l’American Sociological Review (1940, vol. 5 [4]), dont le présentateur remarquait qu’il n’était pas certain de l’utilité du terme. Celui-ci recouvrait dans les années 1930 et 1940 les matières souvent placées aussi sous les rubriques « problèmes sociaux », « pathologie sociale », « sociologie appliquée », voire « sociologie pratique », en usage durant la période antérieure. Soit, pour reprendre la liste que l’on trouve dans le manuel de Robert Faris (le fils d’Ellsworth Faris) qui porte ce titre : la pauvreté, la criminalité, la délinquance, l’usage de drogues, la prostitution, le jeu, le suicide, les maladies mentales, les ruptures familiales, la corruption politique, les désordres perpétrés par les foules et la violence dans les émeutes 5. Le développement des recherches sur la désorganisation sociale s’est appuyé, à partir des années 1920, à l’Université de Chicago sur des sources de financement durables, mais souvent d’ampleur limitée, sur la familiarité

« professionnelle » acquise par certains chercheurs qui occupèrent, pendant qu’ils effectuaient leurs recherches, des postes de travailleurs sociaux ou d’employés dans des administrations ou des associations chargées de ces « problèmes » ; et, spécifiquement, sur les relations d’Ernest Burgess avec les organismes (tribunaux, associations) disposant des données de base qui furent exploitées par ces recherches. On pourrait dresser une liste conséquente des études dans ce domaine publiées par des chercheurs associés à un titre ou un autre à l’Université de Chicago après 1920. Un premier groupe, correspondant à des thèses ou à des recherches en relation avec diverses agences chargées des « problèmes sociaux », porte sur les bandes de jeunes 6, le suicide 7, un type de dancings 8, la prostitution 9, les maladies mentales 10, la criminalité organisée 11. Quand leurs auteurs poursuivirent une carrière de chercheur, ce fut en dehors de l’Université de Chicago, et ils n’eurent pas beaucoup de contacts avec les chercheurs des générations postérieures. Un deuxième groupe de recherches, centré sur la délinquance juvénile, se développa, autour de Clifford Shaw et Henry McKay, dans un institut de recherche, l’Illinois Institute of Juvenile Research, entre les années 1930 et la fin des années 1960 12. Ces recherches connurent une diffusion plus large que les précédentes chez les sociologues travaillant dans ce domaine : Burgess considérait que l’un de ces ouvrages, une autobiographie commentée de délinquant, The Jack-Roller (1930), avait contribué plus que tout autre livre à la diffusion de la sociologie de Chicago 13. Un troisième groupe, comparable au précédent par sa réputation, correspond aux recherches réalisées par Edwin Sutherland – un sociologue formé à l’Université de Chicago avant 1914, qui y revint, comme on l’a vu, en tant que professeur entre 1930 et 1935 – et par son entourage 14. J’examinerai d’abord les recherches des années 1920 et 1930 sur la délinquance juvénile, ainsi que leurs prolongements. J’ai laissé de côté les recherches effectuées dans l’entourage de Sutherland, en n’évoquant que

leur dimension critique 15. Un second point retiendra l’attention : c’est à l’Université de Chicago qu’a été entreprise, dans les années 1950, la recherche qui devait contribuer à formuler une nouvelle perspective sur la déviance (qui englobait à ce moment le domaine de la délinquance). Formulée dans un ouvrage publié en 1963, qui devait connaître une grande diffusion, Outsiders de Howard Becker, cette perspective se retrouve également avec des variantes dans les analyses d’autres chercheurs passés à l’Université de Chicago après la Seconde Guerre mondiale. En première analyse, il n’y a pas de continuité d’inspiration entre les travaux des années 1930 et ceux de cette nouvelle génération, bien que Becker ait un temps travaillé à côté de Shaw et McKay. Comprendre comment, dans l’environnement intellectuel où s’étaient développés antérieurement les travaux sur la désorganisation sociale, fit son apparition une des premières remises en cause de l’approche de la délinquance en termes de désorganisation sociale est le second objectif de ce chapitre.

Délinquance juvénile et désorganisation sociale On a vu la place du thème de la désorganisation sociale dans les analyses du Paysan polonais. Les distinctions proposées par Thomas et Znaniecki, qui utilisent les termes de « désorganisation sociale » et de « désorganisation personnelle », ne se retrouvent pas complètement dans les analyses des monographies des années 1920 et 1930. Une source d’inspiration sans doute plus directe de l’usage de la notion de désorganisation sociale dans celles-ci se trouve dans trois essais de Park publiés dans The City (1925) : dans le chapitre initial (dont un court extrait, repris dans l’Introduction to the Science of Sociology de Park et Burgess, constitue l’essentiel du développement consacré dans cet ouvrage à la

notion de désorganisation sociale), ainsi que dans deux autres chapitres, consacrés l’un à la délinquance juvénile, l’autre à l’organisation des communautés. La notion de désorganisation sociale est présentée par Park dans The City à partir d’une interprétation globale des changements des sociétés consécutifs au développement de la grande industrie et aux transformations corrélatives des formes de contrôle social. Dans les communautés rurales, le contrôle social s’effectue, affirme Park à la suite de Cooley, dans le cadre de relations primaires (c’est-à-dire des relations face à face, et donc notamment dans la famille et la communauté), de manière immédiate et spontanée, sans référence nécessaire à un principe abstrait. Dans les villes, la population est mobile, les relations primaires sont affaiblies et l’ordre moral, qui reposait sur celles-ci, se dissout : « C’est probablement la rupture des attachements locaux et l’affaiblissement des contraintes et inhibitions des groupes primaires sous l’influence de l’environnement urbain qui sont largement responsables de la croissance de l’immoralité et du crime dans les grandes villes. » Park poursuit : « C’est de ce point de vue que nous devrions chercher à interpréter les statistiques qui enregistrent la désintégration de l’ordre moral, les statistiques du divorce, de l’absentéisme scolaire et des crimes et délits » 16. Dans les villes, les relations sociales ont un caractère plus formel et moins intime, et l’ordre moral repose sur des institutions anciennes, comme les Églises ou l’école, qui sont appelées à remplir de nouvelles fonctions, ou sur des institutions nouvelles, comme les tribunaux pour enfants, les associations de parents d’élèves, les clubs de jeunes, etc. 17. Les changements rapides pendant cette période placent une partie de la population, composée notamment de ceux

qui ont émigré vers les villes, dans un environnement auquel « elle n’est pas capable de s’adapter 18 ». Telle est, selon Park, l’explication du niveau élevé de la délinquance des adultes et des mineurs qui frappe certaines communautés. Le terme « désorganisation » n’est pas défini explicitement, mais une phrase associe cette notion au « processus par lequel l’autorité d’une culture et d’un système de contrôle social est ébranlée et éventuellement détruite 19 », conformément à l’analyse qu’en donne Thomas. Un deuxième essai de Park, « L’organisation de la communauté et la délinquance juvénile », s’appuie sur les recherches de Nels Anderson sur le quartier des hobos de Chicago (voir chapitre 9) et sur celles, alors inédites, de Frederic Thrasher sur les bandes de jeunes à Chicago. Il formule une sorte de politique de lutte contre la forme de désorganisation sociale qui concerne les jeunes, par la mise en place d’institutions (comme les clubs de loisirs) supposées favoriser le contrôle social de ceux-ci en leur offrant un nouvel environnement, c’est-à-dire « un groupe dans lequel ils puissent vivre ». Un troisième essai, « L’organisation de la communauté et le tempérament romantique », plaide pour l’organisation des communautés dans les villes afin que soit créé un environnement favorable à l’adaptation des individus. Il prône le développement des communautés sur le modèle de celles que certains groupes d’immigrants ont constituées ; en bref, comme le suggère l’avantdernière phrase de cet essai – « notre problème est d’encourager les hommes à rechercher Dieu dans leur village et de voir le problème social dans leur quartier » –, il s’agit de trouver un homologue au mode de contrôle social qui existait dans les communautés rurales. Ces remarques de Park ne sont pas simplement l’expression d’une utopie exprimant la nostalgie des communautés rurales de la période

antérieure, elles entretiennent, comme on le verra, une relation directe avec le cadre dans lequel furent effectuées les recherches sur la délinquance juvénile de Clifford Shaw et Henry McKay. Étudier la délinquance juvénile sous l’étiquette de la désorganisation sociale signifiait d’abord une récusation des interprétations admises durant la période antérieure. Les plus répandues considéraient que la délinquance a une base biologique ou psychologique – qu’elle renvoie à l’appartenance à une « race inférieure », à des tendances innées présentes chez certains individus ou à des caractéristiques individuelles comme la débilité intellectuelle 20. Un article de Burgess publié en 1923 (c’est-à-dire antérieur à la publication des principales recherches réalisées à Chicago dans ce domaine) désigne clairement les adversaires intellectuels contre lesquels écrivent les sociologues de son entourage : « L’étude du criminel, écrit Burgess, est une étude de la conduite humaine, et non l’étude d’une variété biologique particulière, comme le soutenait Lombroso, ou celle d’une catégorie sociale particulière, comme l’affirmait Tarde. » En s’appuyant sur des exemples destinés à montrer la différence entre le point de vue de la psychiatrie et celui de la sociologie, Burgess développe ensuite l’idée que les délinquants doivent être étudiés en tant que personnes, c’est-à-dire comme « produits de l’interaction avec ceux qui les entourent » 21. Il critique également le point de vue du sens commun qui serait celui des travailleurs sociaux et dénonce ses conséquences pratiques : « Trop souvent la “responsabilité” est placée par le bureau social sur le refus de la personne ou de la famille de coopérer, en dépit des nombreuses “bonnes occasions” qui lui sont offertes. » La présentation d’un cas, où l’offre de traitement des travailleurs

sociaux témoigne de leur incompréhension radicale de l’univers et des intérêts d’une jeune délinquante, illustre cette affirmation 22. L’étude de la délinquance des mineurs était à Chicago, quand Burgess écrivit cet article, un domaine déjà à demi constitué, à la suite de la création en 1899 d’un tribunal spécial pour mineurs, le premier du genre aux États-Unis, et de divers établissements pour le « traitement » des enfants abandonnés ou délinquants 23. La création de ces institutions reposait entre autres sur la conviction que la délinquance juvénile débouche sur celle des adultes. L’existence de telles institutions permit de disposer de données sur les populations concernées : c’est sur celles-ci que reposent les deux études pionnières de Sophonisba Breckinridge et Edith Abbott, en 1912, et celle d’un psychiatre de Chicago, William Healy, en 1915. La première propose une sorte de caractérisation des situations sociales qui produisent la délinquance – familles d’immigrants, pauvreté, statut d’orphelin ou de sans-abri, résidence dans des locaux dégradés ou surpeuplés, etc. L’ouvrage de Healey, qui présente l’enquête qui conduisit son auteur à renoncer aux théories de Lombroso, et plus généralement à toute analyse rapportant la délinquance à un seul facteur déterminant, fut le point de départ des réflexions de Park et de Burgess. Ces derniers introduisirent, comme on l’a vu, une idée nouvelle pour ceux qui s’intéressaient à la délinquance : les comportements délinquants sont engendrés par l’interaction des jeunes avec leur environnement. Le succès chez les psychiatres des théories « environnementalistes » avancées par les sociologues fut, au moins durant une première période, à peu près nul : en 1934, les psychiatres de l’Illinois Reformatory considéraient que 99,50 % des internés entrés dans cette institution entre 1919 et 1929 présentaient des pathologies mentales 24.

La première recherche dans ce domaine qui fut inspirée par Park ne porte pas directement sur la délinquance juvénile, mais sur un phénomène connexe : les bandes de jeunes garçons et d’adolescents dans les quartiers de taudis des villes. Entreprise en 1919 ou 1920, mais achevée seulement en 1926, la thèse de Frederic Thrasher a pour principal terrain la ville de Chicago, même si l’ouvrage issu l’année suivante de cette thèse fait quelques allusions à d’autres villes 25. L’ouvrage est le premier dans la série des monographies publiées par les Presses de l’Université à comprendre une carte. Celle-ci situe les bandes sur le territoire de la ville de Chicago par rapport aux implantations industrielles, aux terrains occupés par les voies de chemin de fer et aux quartiers où se regroupe telle ou telle catégorie d’immigrés. Thrasher remarque que les bandes apparaissent dans les « zones de transition » de Burgess – les zones à la frontière du centre-ville ou proches de l’implantation des usines, celles où s’établissent les immigrants lors de leur arrivée. Les locaux d’habitation dans ces zones de transition sont en mauvais état parce que leurs propriétaires, dans l’attente des possibilités spéculatives qu’engendre l’extension des centres-villes, cessent de les entretenir. Thrasher définit la délinquance des jeunes comme un phénomène « interstitiel », c’est-à-dire prenant place entre des zones « mieux organisées » de la ville : « La conclusion la plus importante que suggèrent la localisation et la distribution des 1 313 bandes étudiées à Chicago est que la zone des bandes représente une zone de la ville géographiquement et socialement 26 interstitielle . » On peut relever que Thrasher ne retient pas comme un phénomène premier la pauvreté des habitants des zones dont 27 viennent les membres de ces bandes, même s’il ne l’ignore pas .

Ce sont les groupes de jeunes qui se forment spontanément et les processus de leur évolution que veut étudier Thrasher, qui s’inspire du modèle de l’évolution des sectes esquissé par Park et Burgess dans l’Introduction to the Science of Sociology. A partir de témoignages, Thrasher décrit les différents aspects de la vie dans les bandes – l’organisation de leurs activités, le développement de formes de contrôle social –, ainsi que les problèmes qu’elles posent à la communauté en nourrissant une délinquance des jeunes, qui elle-même alimente la criminalité organisée et contribue à l’organisation politique des villes. Les bandes concourent à la délinquance juvénile, notamment en permettant l’apprentissage des techniques criminelles et des attitudes qui facilitent l’accomplissement d’actes délictueux. Cette analyse fut développée les années suivantes par deux autres chercheurs de la même génération que Thrasher : Clifford Shaw et Henry McKay. Contrairement à Thrasher, qui quitta Chicago en 1927 pour devenir professeur dans le département de sociologie de l’éducation de New York University 28, Shaw et McKay n’occupèrent pas de poste universitaire : ils furent pendant toute leur carrière employés par le département de sociologie d’une institution de traitement et de recherche dépendant de l’État d’Illinois, l’Institute of Juvenile Research. L’Institute of Juvenile Research est le nom que prit, en 1917, un centre de soins psycho-pédagogiques fondé à Chicago en 1909, le Juvenile Psychopathic Institute. Celui-ci, à ses débuts dirigé par le psychiatre William Healy, avait pour objectif d’étudier les 29 délinquants et de les traiter . L’établissement fut financé à partir de 1914 par Cook County, la subdivision administrative dont dépendait la ville de Chicago. Il passa sous le contrôle de l’État d’Illinois en 1917. En 1926, un département de sociologie chargé de mener des recherches sur la délinquance juvénile fut adjoint à ce qui était

jusque-là principalement un centre de traitement. Sur la recommandation de Burgess, Clifford Shaw, qui préparait alors une thèse de sociologie, en fut nommé directeur. L’année suivante, Shaw recruta Henry McKay, avec lequel il poursuivit une longue collaboration. Aux ressources financières fournies à l’Institute of Juvenile Research par l’État d’Illinois s’ajoutèrent à partir de 1926 celles d’une fondation, le Behavior Research Fund, dont Burgess devint directeur en 1929 30. Le conseil d’administration de cette fondation comprenait des représentants de grandes fortunes de Chicago, mais son budget reposait principalement sur quelques centaines de donateurs dont la contribution était d’ampleur limitée et, plus ponctuellement, sur des aides du Social Science Research Council et de la Fondation Rockefeller : l’importance des contributions individuelles montre que, pour une part, au milieu des années 1920, la délinquance juvénile était un problème relevant de l’intérêt des communautés locales. Le Behavior Research Fund finança en grande partie les travaux de Shaw et McKay – à côté d’autres recherches relevant du droit, de la biologie ou de la psychiatrie. Les financements servirent principalement à payer les salaires des chercheurs et à diffuser les publications de l’Institute of Juvenile Research. Une tentative pour prolonger de cinq ans l’existence du Behavior Research Fund échoua. Sa dissolution fut prononcée en 1934 et ses ressources complètement dépensées en 1948. Les travaux de Shaw et McKay, notamment ceux qui sont des rapports pour des commissions d’enquête, bénéficièrent d’autres financements. Des témoignages concordants désignent Shaw comme l’initiateur de la perspective qui devait inspirer les premiers travaux de recherche de

l’Institut. Ils attribuent par contre à McKay l’essentiel du travail d’élaboration et de rédaction des publications postérieures, et notamment des recherches reposant sur une documentation statistique. A partir des années 1930, Shaw devait en effet se consacrer principalement à la direction d’un programme d’action inspiré par ses recherches, le Chicago Area Project. Il faut aussi insister sur la présence de Burgess derrière ces travaux. Dans l’article cité précédemment 31, il formule les grandes lignes du programme de recherche que devait suivre Shaw les années suivantes. Il a ajouté un commentaire ou une préface aux principales publications de l’Institute of Juvenile Research. Burgess fut également actif dans les conseils d’administration de l’Institute of Juvenile Research, du Behavior Research Fund et du Chicago Area Project. Il existe une relation évidente – et soulignée parfois par l’intéressé dans ses conférences – entre l’expérience biographique de Clifford Shaw et les analyses qu’il développa sur la délinquance 32. Fils d’un fermier de l’Indiana, Shaw (1895-1957) passa ses premières années dans un minuscule village, où il devait trouver le modèle du contrôle informel des comportements des enfants par la communauté évoqué dans ses conférences prononcées comme propagandiste du Chicago Area Project 33. Un temps employé dans la ferme paternelle, Shaw reprit ensuite des études dans un collège méthodiste pour devenir pasteur. Il se détacha cependant rapidement de la religion et, abandonnant cette voie, il s’inscrivit à l’Université de Chicago en 1919, après deux années passées à l’armée. A Chicago, il vécut un temps dans un settlement où il entra en contact avec des immigrants. Les cours de Burgess éveillèrent son intérêt pour la délinquance juvénile. Afin d’acquérir une connaissance de première main sur les délinquants, Shaw exerça à temps partiel à partir de 1921 les fonctions de contrôleur judiciaire (parole officer), assurant, dans une école pour délinquants dépendant de l’État d’Illinois, le suivi d’enfants placés en liberté conditionnelle ; en 1924, il devint délégué à la liberté conditionnelle (probation officer) auprès du

tribunal de Cook County. Dans ces fonctions, il noua des relations suffisamment confiantes avec certains délinquants pour réussir à obtenir les documents autobiographiques qu’il publia par la suite. Après son recrutement comme directeur du département de sociologie de l’Institute of Juvenile Research, Shaw n’acheva pas la thèse de sociologie qu’il avait entreprise : selon Snodgrass, il ne passa jamais l’épreuve de langue étrangère préalable à l’obtention d’un PhD. Il resta jusqu’à sa mort, en 1957, dans ces fonctions, auxquelles s’ajoutèrent quelques années plus tard celles de directeur du Chicago Area Project. A partir de 1941, il enseigna, comme on l’a vu, régulièrement dans le département de sociologie de l’Université de Chicago. Plusieurs thèses et travaux de recherche furent réalisés jusqu’à la fin des années 1950 dans le cadre de l’Institute of Juvenile Research 34. Les caractéristiques biographiques de Henry McKay (1899-1980) sont analogues à celles de Shaw, avec une origine également rurale et protestante, un peu plus aisée mais sans doute moins marquée par la religion. Arrivé à Chicago en 1923, McKay entreprit une thèse de sociologie, mais, après son recrutement à l’Institute of Juvenile Research, il ne termina pas non plus celle-ci, semble-t-il pour les mêmes raisons que Shaw. A la mort de ce dernier, McKay lui succéda au poste de directeur de l’Institute of Juvenile Research. La similitude des origines de Shaw et McKay s’accompagne d’un contraste frappant entre leurs goûts. Selon la description de Snodgrass, « McKay était le statisticien tranquille, qui restait cloîtré à l’Institut, dessinait des cartes, calculait des taux, examinait des corrélations et rédigeait les comptes rendus, qui localisait empiriquement et représentait cartographiquement la distribution des crimes et de la délinquance à Chicago. Shaw, par contre, était un activiste qui se liait avec les délinquants et en tirait une

autobiographie, un organisateur qui tenta de créer un mouvement de réforme des communautés 35 ». Les premières publications du département de sociologie de l’Institute of Juvenile Research s’appuient sur les deux sources documentaires typiques des recherches menées au département de sociologie de l’Université de Chicago au cours de la période. On y trouve des analyses statistiques reposant sur des données officielles produites par des administrations – ici les tribunaux –, qui utilisent les techniques 36 cartographiques de présentation mises au point par Burgess . On y trouve également des récits autobiographiques de délinquants écrits à l’instigation des chercheurs. L’interprétation de ces récits est étayée par des recoupements avec d’autres sources : diagnostics de médecins et de travailleurs sociaux, documents issus de dossiers personnels, statistiques, etc. Le premier ouvrage présentant une telle « étude de cas » (pour employer la terminologie de l’époque), The Jack-Roller, en 1930, est centré sur une autobiographie rédigée, à la suggestion de Shaw, par un jeune délinquant d’origine polonaise 37. L’ouvrage devint rapidement un ouvrage classique du champ de recherche qui s’institutionnalisa durant les années suivantes sous l’étiquette « criminologie ». Deux autres ouvrages reposant sur des « études de cas » du même type furent publiés. Le premier présente le cas d’un délinquant juvénile finalement condamné pour viol. Le second présente les cas de cinq frères délinquants 38. Le nombre total d’autobiographies de délinquants recueillies par l’Institute of Juvenile Research dépassa quatre-vingts, et trois autres manuscrits analogues furent achevés mais finalement non publiés 39. Les diverses éditions du Jack-Roller connurent une grande diffusion, puisque les ventes avant 1981 s’élevèrent à 23 000 exemplaires. La deuxième « étude de cas »

publiée s’était vendue, à la même date, à environ 3 600 exemplaires, avant l’épuisement de la deuxième édition en 1976 ; la troisième eut une diffusion analogue 40. Les publications de Shaw et de McKay présentent souvent simultanément analyses statistiques, cartographie et études de cas. Chacune de ces démarches remplit une fonction dans une argumentation qui vise plusieurs objectifs. Le traitement de la documentation statistique apporte un démenti aux autres interprétations admises sur la délinquance. La publication d’études de cas dont des autobiographies constituent l’élément central vise à faire accéder le lecteur à une compréhension du point de vue des délinquants. Shaw, après bien d’autres qui recueillirent des autobiographies, cherche ainsi à s’assurer le soutien d’un public plus large que celui des sociologues : l’obtention d’un soutien pour le Chicago Area Project constitue l’une des finalités de cette argumentation 41. Alors que l’ouvrage de Thrasher illustrait seulement par une carte la localisation particulière des bandes – et, par là, de la délinquance –, Shaw et McKay construisirent pour les comparer plusieurs cartes correspondant à des phénomènes voisins (délinquance juvénile des garçons et des filles, à différentes périodes, etc.) et procédèrent à des calculs de taux de délinquance juvénile par petites zones, en exploitant les données rassemblées depuis sa création par le tribunal pour mineurs de Cook County. A partir des statistiques, relatives à la période 1900-1926 et à la ville de Chicago, concernant le domicile des enfants ayant échappé à l’obligation scolaire et le domicile de ceux déférés au tribunal pour mineurs de Cook County, Shaw et McKay cherchèrent à mettre en évidence que ces phénomènes sont caractéristiques de certaines zones de la ville et constituent ainsi des indices de désorganisation sociale. Les quartiers à forte délinquance se trouvent à la périphérie du centre-ville ou à côté des zones

d’implantation des industries : comme l’avait déjà indiqué Thrasher, ce sont les quartiers où s’implantent les nouveaux arrivants dans la ville, où les logements sont en mauvais état et où la proportion d’habitants bénéficiant d’une forme d’assistance est élevée. Shaw et McKay calculent aussi des taux de délinquance à partir du découpage de la ville en fonction du schéma des zones concentriques proposé par Burgess, et montrent que ces taux décroissent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville. En utilisant les mêmes données pour diverses périodes, ils concluent que ces taux sont spécifiques de ces zones, puisque les changements de l’appartenance ethnique de la population, conséquence de l’arrivée de vagues successives d’immigration, ne les ont pas affectés. Shaw et McKay montrent aussi que les taux de délinquance juvénile parmi les enfants des diverses populations d’immigrés déclinent avec la durée de leur présence sur le territoire des États-Unis. Lorsque l’amélioration de la condition d’une population d’immigrés permet à ceux-ci de s’établir dans des zones résidentielles plus éloignées du centre-ville, leurs enfants cessent de connaître des taux élevés de délinquance. L’ensemble de ces résultats dément les interprétations de la délinquance comme expression de l’infériorité biologique ou culturelle de certaines populations. Conformément à l’hypothèse avancée antérieurement par Park et Burgess, Shaw et McKay relèvent des indices qui s’accordent avec l’interprétation de la délinquance comme comportement de groupe (et non comme comportement individuel) : par exemple, soulignent-ils, 82 % de ceux qui ont été poursuivis en 1928 n’avaient pas agi seuls 42. Certaines zones sont durablement marquées par la délinquance, car les jeunes qui y vivent sont soumis à la pression de groupes pour qu’ils conforment leur conduite aux normes de ceux-ci. Les techniques nécessaires pour accomplir des actes délinquants sont transmises au cours des contacts entre générations. Les autobiographies de délinquants apportent ici les principaux éléments de justification à l’appui de cette affirmation. Shaw et McKay

concluent que les comportements délinquants sont le fait d’individus normaux (et non de faibles d’esprit, de psychopathes, etc.), qu’ils résultent d’une socialisation prenant place dans une interaction entre les futurs délinquants et ceux avec lesquels ils sont en contact. On voit que l’interprétation que proposent Shaw et McKay est celle de Park et Burgess au début des années 1920 43 : la délinquance des jeunes est une conséquence de la perte d’influence du contrôle social exercé par les institutions traditionnelles, comme les Églises, la famille et les communautés locales, dans les conditions nouvelles que rencontrent les émigrés d’origine rurale dans les villes 44. Les jeunes qui vivent dans ces quartiers sont exposés à des normes diverses et sont en contact avec les valeurs non conventionnelles des milieux délinquants, alors que dans d’autres zones normes et valeurs sont homogènes et conventionnelles. Une grande partie des travailleurs sociaux – et d’ailleurs une partie des premiers sociologues à publier des ouvrages de criminologie – 45 adoptent l’approche à l’époque qualifiée de « multifactorielle » . Celle-ci correspond à une sorte de vulgate des travaux de Healy : la délinquance est imputée aux effets conjoints des ruptures familiales, de l’alcoolisme, de l’immaturité émotionnelle, de la pauvreté, de l’insuffisance d’instruction, de la faiblesse d’esprit, etc. L’opposition à ce point de vue est explicite dans un article de 1932 où Shaw et McKay démontrent, à partir de données statistiques, que l’affirmation de la corrélation entre fréquence de la rupture des foyers et fréquence de la délinquance juvénile – qu’avançaient les ouvrages « classiques » de Breckinridge et Abbott (1912) et de Healy (1915) – disparaît quand on contrôle la zone d’habitation, la nationalité et l’âge des délinquants 46. Au cours des années 1920, de nouvelles interprétations de la délinquance influencées par la psychanalyse se répandent chez les travailleurs sociaux, qui tendent

ainsi à focaliser leur attention sur les « cas » individuels en se désintéressant de l’environnement social des délinquants. A l’arrière-plan de l’adoption de ces interprétations par les travailleurs sociaux et de leurs relations de plus en plus distantes avec les sociologues, on trouve l’évolution des conditions de leurs activités : après 1918, le travail social est devenu une activité à plein temps (remplaçant le bénévolat) et les travailleurs sociaux justifient leurs revendications de statut par un savoir et une technique spécifiques, l’étude de cas (casework) 47. L’interprétation de la délinquance juvénile comme conséquence des changements sociaux qui ont accompagné l’installation de chaque vague d’immigrants dans les villes commence sans doute à apparaître moins convaincante dans les années 1930. Si la délinquance juvénile reste en effet un phénomène massif dans les grandes villes au cours des années 1930 et 1940, les quartiers à fort taux de délinquance ne peuvent plus être facilement caractérisés comme les zones de résidence d’immigrants nouvellement arrivés, puisque, en dehors des Noirs, il n’y a presque plus d’arrivants. Les Noirs originaires du Sud sont la seule population numériquement importante nouvellement installée à Chicago vers 1930 (les autres immigrants nouvellement arrivés, des Mexicains d’origine rurale, ne sont guère plus d’une vingtaine de mille). La ségrégation urbaine à laquelle les Noirs sont soumis implique qu’ils occupent rapidement presque seuls les zones dans lesquelles ils s’installent 48. Le processus de transformation des quartiers diffère donc de celui que l’on trouvait au cours de la période précédente. Les taux de délinquance des jeunes Noirs par zone seront longtemps particulièrement élevés. McKay, qui étudie les variations de la

fréquence de la délinquance par origine géographique, race et nationalité, put mettre en évidence dans un nouveau développement ajouté en 1969, lors de la seconde édition de Juvenile Delinquency and Urban Areas, que, dans certains quartiers habités par des Noirs, les taux de délinquance ont significativement baissé, ce qu’il interprète comme un signe d’une « réorganisation » des communautés concernées : « Les zones perturbées par le changement ont des taux élevés de délinquance, mais après un moment on peut observer un mouvement vers la stabilisation, alors que de nouvelles formes institutionnelles se sont développées et que les anciennes institutions sont modifiées pour affronter de nouveaux problèmes 49. » L’examen des analyses successivement publiées par Shaw et McKay fait apparaître une inflexion progressive de leurs interprétations de la délinquance juvénile 50. Shaw et McKay ont certes maintenu jusqu’à la deuxième édition de leur dernier ouvrage, en 1969, les grandes lignes de leur interprétation : la délinquance juvénile est une conséquence de la désorganisation des communautés, induite par les changements impliqués par les mouvements de population. Mais ils n’ont pas ignoré que si les communautés où la délinquance est la plus fréquente sont celles où se trouvent les populations arrivées les dernières dans les villes, ce sont aussi celles dont la population a le « statut économique » le plus bas 51. A partir de la dernière « étude de cas » publiée par Shaw en 1938 – les autobiographies comparées de cinq frères –, l’interprétation met davantage l’accent sur le statut de la population qui fournit des délinquants et insiste moins sur le processus de changement auquel est soumise cette population ou, si l’on préfère, elle est moins centrée sur les caractéristiques des relations primaires dans les

quartiers et davantage sur la pression diffuse de l’ensemble de la société 52. Autrement dit, à côté de l’interprétation en termes de désorganisation sociale insistant sur les conflits de valeurs se développe une interprétation de la délinquance centrée sur l’accès différentiel aux moyens légitimes d’atteindre les objectifs définissant le succès dans la société. Le même point est repris dans l’ouvrage suivant, en 1942 : « En dépit des différences nettes dans [les revenus et les statuts] à l’intérieur de différentes communautés, les enfants et les jeunes de tous les quartiers, riches ou pauvres, sont exposés aux valeurs de luxe et de succès de notre culture […]. Chez les enfants et les jeunes qui résident dans les zones à faibles revenus, un intérêt se développe pour l’acquisition de biens matériels et l’amélioration du statut personnel, alors que ceux-ci sont souvent difficiles à obtenir par des moyens légitimes du fait de l’accès limité aux moyens et aux occasions nécessaires 53. » L’inflexion vers une interprétation mettant l’accent sur les déterminants structurels – les comportements délinquants comme réaction des jeunes appartenant aux catégories les plus pauvres devant les faibles possibilités d’amélioration de leur situation – conduit à une analyse proche de celle que propose en 1938 un article de Merton qui constitua, à partir des années 1950, une référence centrale pour les travaux sur la délinquance 54. Une partie des analyses de Shaw et McKay sont dirigées vers cet « adversaire » qu’est le système juridico-pénitentiaire de traitement des délinquants. Les commentaires des autobiographies de jeunes délinquants publiées par Shaw et McKay contiennent des remarques et quelques développements dénonçant les mauvais traitements qu’inflige à certains délinquants le système juridico-pénitentiaire et soulignent l’inefficacité de celui-ci. Ces affirmations, que l’on trouve déjà dans la première

autobiographie publiée, The Jack-Roller 55, renvoient aux premiers contacts de Shaw avec les pénitenciers de Cook County. Shaw critique notamment le formalisme du traitement des « cas » que pratiquent les travailleurs sociaux : celui-ci traduit l’incompréhension du point de vue du délinquant sur son 56 environnement et ses actes . Les placements des délinquants dans des familles d’accueil sont, en conséquence, souvent mal adaptés : par exemple, lorsqu’ils se font dans des familles qui exigent une conformité stricte aux normes morales conventionnelles. La deuxième « étude de cas » publiée en 1931, celle d’un délinquant qui, contrairement au Jack-Roller, a progressivement glissé vers des formes plus graves de délinquance, suggère l’inefficacité du mode de traitement institutionnel de la délinquance, bien que ce point ne soit pas développé dans le commentaire de Shaw et Moore, mais dans le chapitre final rédigé par un juge de la cour de justice pour mineurs de Cook County 57. La dernière « étude de cas », publiée en 1938, souligne que les contacts avec d’autres délinquants plus avancés dans une carrière criminelle favorisent l’apprentissage de nouveaux comportements délinquants et montre que l’expérience de la vie dans les institutions pénitentiaires renforce l’hostilité des délinquants envers la société : « On peut penser, écrivent Shaw et ses associés, que non seulement les méthodes de traitement appliquées dans les institutions pour mineurs n’ont pas dissuadé les frères de commettre d’autres actes délinquants, mais qu’elles ont même contribué à la poursuite de leur carrière dans la criminalité 58. » Les analyses de Shaw et McKay, par ce qu’elles prétendaient avoir établi comme par leur critique des traitements institutionnels, débouchaient

sur une politique à l’égard de la délinquance. Celle-ci fut mise en œuvre dans un programme, dont Clifford Shaw fut le directeur à partir de 1934, le Chicago Area Project (CAP) 59. Programme expérimental tourné vers la prévention de la délinquance juvénile, et accessoirement vers son étude, le CAP fut en partie financé par l’État d’Illinois. Il proposait une solution de rechange au traitement individuel des délinquants par les travailleurs sociaux. Considérant que les jeunes ne peuvent être influencés que par ceux qui appartiennent à leur propre environnement – familles, pairs et voisins –, ce programme cherchait à favoriser la prise en charge des problèmes par la communauté elle-même, et non à se substituer à celle-ci. Il mettait l’accent sur les « relations primaires », c’est-à-dire sur des interventions passant par des relations face à face. Dans un entretien, en 1937, Shaw remarquait : « Vous ne pouvez pas vous mettre dans la peau d’un gamin avec les vieilles méthodes du travail social. Vous ne pouvez pas venir vers un garçon en tant qu’employé d’une institution. Vous devez venir à lui comme personne. […] Nous en sommes venus à mettre l’accent non plus sur les organisations et les institutions, mais sur les relations face à face entre personnes 60. » L’expérimentation du CAP eut pour terrain des quartiers de Chicago où les taux de délinquance étaient élevés et qui relevaient de la « zone de transition » de Burgess. Pour favoriser la réorganisation des communautés, le programme ne recruta pas des travailleurs sociaux, mais des résidents du quartier considéré. Le premier rôle de ce personnel était d’aider à l’organisation de groupes de volontaires agissant dans l’un des domaines supposés en relation avec la délinquance juvénile. Dans le compte rendu qu’il en a donné après vingt-cinq ans d’existence du CAP, un des

sociologues engagés dans ce projet, Solomon Kobrin, regroupe les interventions du Chicago Area Project dans les rubriques suivantes : organisation de loisirs pour les jeunes, notamment des camps d’été ; campagnes en faveur de l’amélioration des conditions d’existence de la communauté en ce qui concerne les écoles, la situation sanitaire, etc. ; interventions directes auprès des délinquants et prédélinquants, telles que le soutien à la police et au personnel judiciaire, le travail avec des bandes de jeunes, le contrôle des délinquants en liberté surveillée 61. De même que l’efficacité du travail social ne faisait jamais l’objet d’une évaluation précise (comme Shaw l’avait lui-même remarqué à ses débuts), il n’y eut pas d’évaluation des effets du Chicago Area Project, et Kobrin se contente de remarquer dans la présentation de son bilan : « Ce genre d’action a probablement réduit la délinquance dans les zones touchées par le programme 62. » Shaw exprima lui-même très tôt des doutes sur l’efficacité des actions entreprises 63. L’idée de l’organisation des communautés – et le programme inspiré par Shaw – connaît une diffusion tardive dans les années 1960. En 1961, une loi fédérale – Juvenile Delinquency and Youth Offenses Control Act – prévoit le financement de programmes pour le « développement des jeunes » dans les vingt plus grandes 64 agglomérations des États-Unis . Parmi les inspirateurs de ce programme figurent les auteurs d’un ouvrage publié en 1960 sur la délinquance juvénile : Lloyd Ohlin – un ancien proche de Shaw – et 65 Richard Cloward – un ancien élève de Merton . Cloward et Ohlin ont peu auparavant participé à la mise sur pied d’un programme d’action à New York, reprenant les idées de mobilisation de la communauté et de recrutement de leaders indigènes. McKay est d’ailleurs à cette époque l’un des membres actifs d’une commission

nationale sur la criminalité (President’s Commission on Law Observance and Enforcement), créée en 1961.

Des critiques de la désorganisation sociale à l’approche en termes de déviance Même si les recherches de Shaw et McKay restent parmi les principales références dans le domaine des études sur la délinquance juvénile après 1945, l’approche en termes de désorganisation sociale suscite depuis la fin des années 1930 des réserves chez certains sociologues. L’une des premières critiques est proposée par Edwin Sutherland et son entourage. Dans une tentative de synthèse consacrée au domaine de la délinquance commandée par le Social Science Research Council, à laquelle Sutherland a participé 66, mais qui fut publiée sous la seule signature de son associé, Thorsten Sellin, celui-ci critique les approches qui se contentent de partir des lois criminelles, dont les définitions sont « formalistes, unilatérales et variables 67 », et est attentif à ce que pourraient apporter des études historiques et ethnographiques des cas où des lois d’inpiration non indigène ont été mises en place dans des zones colonisées. Sellin propose une réinterprétation de la notion de désorganisation sociale en développant l’idée que les violations des normes légales doivent être interprétées comme l’expression de conflits entre normes de conduites liées à des « systèmes culturels divergents ». Les réserves de Sutherland à l’égard de l’interprétation de la délinquance en termes de désorganisation sociale se précisent au cours des recherches qu’il mène à partir de 1928 sur la « criminalité en col blanc ». Dans son allocution centrée sur ce thème, prononcée en tant que président de la Société américaine de sociologie en 1939, Sutherland formule une critique radicale de la définition du domaine de la criminologie comme

étude de la délinquance des classes populaires – celle qu’énonce l’analyse en termes de désorganisation sociale 68. Pour Sutherland, les explications de la délinquance qui associent celle-ci à la pauvreté ou à des caractéristiques qui lui sont attribuées, sont fausses car elles reposent sur des échantillons biaisés. Sutherland souligne la fréquence des violations de la loi perpétrées par les dirigeants de grandes entreprises et par les membres des professions établies dans la sphère économique. Il insiste sur l’importance de la protection assurée par un statut social élevé et par les actions collectives : la répression des activités criminelles dépend du pouvoir relatif de ceux qui commettent les actes déviants et de leurs victimes. Sutherland propose d’élargir le champ d’étude à toutes les actions qui violent la loi, qu’elles entraînent ou non des poursuites. Cet essai n’abandonne cependant pas la notion de désorganisation sociale, qui est invoquée comme l’un des termes d’une théorie générale s’appliquant aux deux formes principales de criminalité mentionnées par Sutherland. Un peu plus tard, un autre article de Sutherland reconnaît que la notion de désorganisation sociale, dont l’introduction avait eu pour but de rompre avec les approches normatives antérieures, est critiquable sous le même rapport : son usage s’accompagne de jugements de valeurs dissimulés, car la notion considère comme universelles des normes dont le caractère socialement constitué doit être reconnu 69. Un autre indice du discrédit croissant de la notion de désorganisation sociale est le succès d’un article de C. Wright Mills, publié en 1943, qui sera souvent cité les années suivantes. Adoptant le point de vue de la sociologie de la connaissance, Mills analyse l’« idéologie professionnelle » qui sous-tend une trentaine de manuels de sociologie publiés au cours des vingt années précédentes, consacrés aux « problèmes sociaux », à la « pathologie sociale », au « progrès social » ou à la « désorganisation sociale » – pour reprendre les termes qui figurent dans les titres de ces ouvrages 70. Mills ne vise pas directement Clifford Shaw et ses proches

associés, qui ne figurent pas dans la liste des auteurs de manuels qu’il examine, mais des sociologues de la même génération ou de la génération immédiatement antérieure. Mills accuse ces sociologues d’importer dans leurs analyses le point de vue des protestants de classe moyenne des petites villes. Ces sociologues, selon lui, ne perçoivent pas la structure de classes, et leur approche, en termes d’individu, est analogue à celle du travail social : « Ainsi les pathologistes voient les problèmes en termes d’individu – par exemple un immigrant, qui “s’adapte” à un milieu ou qui est “assimilé” ou américanisé 71. » Relevant le caractère implicite de la conception normative de l’ordre social inspirant ces approches, Mills avance également que « la notion de désorganisation sociale désigne très souvent seulement l’absence du type d’organisation associé avec les affaires des communautés qui reposent sur des relations primaires et qui ont des justifications chrétiennes ou jeffersoniennes 72 ». A l’Université de Chicago, il existe aussi un signe de contestation de l’approche en termes de désorganisation sociale dans l’incident suscité par la soutenance du PhD de William Whyte. Sans contact avec les sociologues de Chicago, Whyte avait étudié « comme un anthropologue » (selon son expression) les bandes de jeunes d’un quartier italien de Boston 73. Il vint à Chicago en 1942 pour tirer une thèse de l’ouvrage qu’il avait écrit après trois ans de travail de terrain dans le quartier, ce qu’il ne pouvait faire dans le cadre plus contraignant des études doctorales de Harvard 74. L’étude de Whyte avait été conçue dans l’environnement intellectuel qui était celui de Harvard à la fin des années 1930, et notamment en contact avec les réflexions sur les études de communautés des anthropologues Elliot Chapple et Conrad Arensberg. Selon son témoignage, Whyte ne connaissait pas les travaux réalisés à Chicago au cours de la période antérieure, et il ne les découvrit que lorsqu’il eut à peu près achevé un travail de terrain mettant en évidence que l’organisation structurée du quartier étudié ne correspondait pas à celle de la société ambiante. Introduit auprès de Lloyd

Warner par Arensberg, Whyte s’agrégea, comme on l’a vu, au petit groupe des proches de Hughes et de Warner, et donc, dans le contexte du département de sociologie à l’époque, des adversaires de Wirth et Blumer. Lors de la soutenance de sa thèse, son analyse suscita l’hostilité de Wirth, qui assurait avec fermeté que les quartiers pauvres (slums) devaient être définis en termes de désorganisation sociale. Selon le récit de Whyte, ce fut Everett Hughes qui, en l’absence du directeur de la thèse de Whyte, Lloyd Warner, trouva un compromis qui permit à Whyte de satisfaire aux exigences du département, c’est-à-dire à celles de Louis Wirth, en complétant son livre par une 75 revue d’ensemble de la littérature sur le sujet . Dans l’article qu’il devait ainsi rédiger, Whyte développe une critique argumentée des analyses de Zorbaugh en termes de désorganisation sociale ; il relève que celui-ci avance seulement que l’organisation des quartiers de taudis où se trouvent les familles est différente de celle des quartiers de classe moyenne en ce qui concerne la politique (Whyte s’appuie sur ses propres données et sur un rapport inédit rédigé dans le cadre du Chicago Area Project, portant sur le quartier précédemment étudié par Zorbaugh) 76. Il remarque que, si l’analyse de Thomas et Znaniecki s’appliquait à ces quartiers, les enfants qui ne sont pas soumis au contrôle de leurs parents devraient commettre des actes délictueux en obéissant à des impulsions individuelles : ce n’est pas ce que montrent les analyses de Thrasher ou de Shaw, et l’interprétation en termes de désorganisation sociale témoigne seulement d’une sorte d’ethnocentrisme de classe moyenne (Whyte n’utilise pas l’expression) : « Le sociologue qui écarte le racket et l’organisation politique comme des déviations par rapport aux normes désirables néglige en conséquence quelques-uns des éléments essentiels de la vie des quartiers pauvres. Il ne voit pas le

rôle qu’ils jouent en intégrant et en adaptant les uns aux autres les groupes plus petits et plus informels du quartier 77… » Ce n’est cependant que rétrospectivement que Street Corner Society paraît marquer une étape dans la contestation de l’approche en termes de désorganisation sociale. L’ouvrage ne devait en effet connaître une grande diffusion, comme on l’a indiqué, qu’après sa deuxième édition, en 1955 78. Depuis le départ de Sutherland du département de sociologie de Chicago, la délinquance n’était le domaine principal de recherche d’aucun des enseignants titulaires de ce département. Si l’incident suscité par la soutenance de thèse de Whyte laissa une trace à Chicago, c’est parce que Whyte resta les années suivantes à l’Université comme chercheur et y enseigna, mais non parce que l’interprétation des phénomènes de délinquance était une préoccupation centrale des sociologues de Chicago. Quelques thèses furent cependant entreprises à l’Université de Chicago sur ce thème au cours des années suivantes, principalement sous l’impulsion de Burgess. Plusieurs d’entre elles sont centrées sur la prévision des « succès » dans les libérations conditionnelles, et préparées dans le cadre de l’Institute of Juvenile Research, ou en utilisant ses entrées. Deux thèses sur la délinquance furent ainsi soutenues en 1948, quatre en 1949, deux en 1950, 79 une en 1951 et deux en 1954 . Au-delà des critiques de l’utilisation de la notion de désorganisation sociale, on peut discerner une évolution du champ de recherche dans lequel s’insèrent les études sur la délinquance : le passage de la notion de désorganisation sociale à la notion, plus englobante, de déviance est un signe de cette évolution. L’apparition de ce nouveau terme est difficile à dater précisément, mais sa diffusion est rapide après le milieu des années 1950.

La comparaison des différentes éditions du dictionnaire Webster suggère que le terme deviance apparaît en anglo-américain au début des années 1940 (le mot, rare, existait avec un tout autre sens au e XV siècle en Angleterre). Pas plus que le terme deviant, il ne figure dans l’article de Robert Merton publié en 1938, « Social Structure and Anomie », qui fut ultérieurement considéré comme la première formulation de l’approche de la délinquance qui occupa une position centrale dans les années 1950 et 1960 80 : cet article utilise l’expression deviate behavior, suggérée par l’usage de deviation en statistique. Lorsqu’il republie cet article dans un recueil, en 1949, Merton le fait suivre d’un autre essai comportant l’expression deviant behavior 81. Parsons emploie le terme deviant dans un article de 1942, et la notion occupe une certaine place dans son livre The Social System (1951), où, par contre, l’index ne comprend pas social disorganization. La même année, le terme deviant apparaît, sans doute indépendamment de Merton et Parsons, sous la plume d’Edwin Lemert (un anthropologue de formation), et on le retrouve ensuite assez souvent dans les articles de l’American Journal of Sociology 82. Bien qu’ils aient adopté un point de vue plus relativiste que les sociologues sur les normes sociales, les anthropologues ne semblent jamais utiliser les termes deviant et deviant behavior avant 1945 : on ne les trouve pas dans l’ouvrage de 1926 de Bronislaw Malinowski sur la criminalité dans la société trobriandaise (alors que celui-ci est pourtant attentif à l’importance de la réaction aux actes étiquetés comme délinquants et fut ultérieurement cité par Becker dans Outsiders) ni dans les principales publications de Margaret Mead, de Ralph Linton, ou de Radcliffe-Brown à la même époque.

En 1960, le terme « déviance » est cependant d’utilisation banale en sociologie, même dans les manuels. La diffusion de ce nouveau terme, qui passe, comme on vient de le voir, par des chercheurs venus d’horizons très divers, traduit au moins pour une part une insatisfaction à l’égard des approches antérieures.

« Outsiders » et l’approche nouvelle de la déviance A l’Université de Chicago, ce n’est pas sous la tutelle de Shaw et de Burgess mais, au contraire, un peu à l’écart que furent réalisées les recherches qui contribuèrent dans les années 1960 à l’élaboration d’une nouvelle approche redéfinissant le domaine 83. L’ouvrage qui devait offrir la formulation de référence de cette approche, Outsiders de Howard Becker, ne fut pas écrit par un chercheur dont le domaine de spécialité était la délinquance 84 ; il n’était pas non plus issu d’une thèse, mais il incluait des articles tirés d’une maîtrise préparée au département de sociologie de l’Université de Chicago. Sa genèse intellectuelle est à première vue surprenante : appuyé notamment sur une recherche sur la consommation de marijuana réalisée à l’Institute for Juvenile Research, l’ouvrage semble relever d’une orientation complètement différente de celle de Shaw. Son rattachement à la tradition de Chicago, alors en cours de redécouverte (ou de redéfinition), fut cependant immédiatement admis 85. Enfin, l’ouvrage ne repose pas sur l’étude d’une catégorie « classique » de délinquants : ni les fumeurs de marijuana ni les musiciens de jazz, les deux populations étudiées, ne peuvent évidemment prétendre à ce titre. Ce sont ces paradoxes apparents que l’on se propose ici d’examiner. La contribution de Becker n’est pas isolée dans la production des jeunes chercheurs formés à l’Université de Chicago autour de 1950. Même si le

rapprochement a été fait a posteriori, d’autres recherches réalisées à l’Université de Chicago par des chercheurs de la même génération développent sur des objets différents des perspectives similaires. Il en va ainsi pour celles, menées pour des thèses de sociologie, de William Westley sur la police, de Joseph Gusfield sur le mouvement de tempérance américain et, dans une certaine mesure, de l’ouvrage un peu plus tardif d’Erving Goffman, Stigma (1963) 86. Dans Outsiders, les références de Becker à des travaux de sociologues appartenant à la même génération que lui-même sont un autre indice du fait que cette nouvelle perspective traduit un changement de conjoncture intellectuelle. Cette nouvelle perspective s’est vu conférer a posteriori l’appellation de labeling theory, davantage par ses détracteurs que par ses initiateurs, comme le remarque l’un de ces derniers, Edwin 87 Lemert . Le fait de reconnaître qu’il y a quelque chose en commun entre ces auteurs n’implique pas qu’il s’agisse, là encore, d’autre chose que d’« un ensemble de thèmes liés de manière extrêmement lâche plus qu’une théorie cohérente et explicite », pour reprendre 88 l’expression de Gibbons . L’avant-projet d’une demande de financement rédigée par Becker en décembre 1954 trace le programme de recherche dans le domaine nouveau de la déviance dont Outsiders devait donner une définition 89. Il comprend peu de références à des travaux antérieurs – seuls sont cités Sutherland, Durkheim, Gouldner et Goffman, qui n’avait encore à peu près rien publié 90. Il est clair que les travaux de Shaw et McKay, bien connus des étudiants de sociologie de l’Université de Chicago à l’époque, et notamment de Becker, qui avait été l’année précédente employé par l’Institute of Juvenile Research, ne constituent pas une référence importante. Dans un témoignage, Becker évoque également, mais comme

une référence négative, la perspective sur la déviance développée par Merton dans les années 1950 91. Celle-ci, comme d’ailleurs les recherches de Shaw et de Sutherland, était focalisée sur l’étiologie de la déviance chez les individus, une question laissée de côté par Becker. Dans cet avant-projet, Becker propose un autre thème original d’investigation : la contribution à la définition de la déviance de ceux qui sont en contact avec les actes considérés comme tels, ou, si l’on préfère, la réaction à ces actes. Becker insiste sur la relativité des normes sociales, sur le fait que la déviance n’est définie que par référence à des groupes précisés : « La déviance par rapport à un groupe peut être la conformité par rapport à un autre », remarque-t-il. Il relève également « l’existence de normes qui sont attachées à des rôles spécifiques, par exemple dans les organisations industrielles, et qui n’ont ni signification ni sens en dehors de ce contexte » 92. Le projet de recherche esquissé porte sur l’organisation et la place dans la société de groupes déviants, c’est-à-dire sur leurs relations avec la société légitime. Il s’y ajoute l’étude des carrières déviantes, un thème directement issu des études de sociologie du travail de Hughes. Examinant les terrains de recherche qui pourraient être retenus, Becker remarque : « Je préférerais étudier une organisation qui pourrait être assez délimitée pour être observée […] il me semble que l’intérêt logique de l’étude pourrait correspondre à une organisation de travail – école, usine, magasin, etc. – dans laquelle on pourrait dégager des normes, découvrir la non-conformité à leur égard et relever ses conséquences 93. » Ce sont cette fois les recherches de Melville Dalton sur les cadres d’entreprise et celles de Donald Roy sur le travail ouvrier qui sont à l’arrière-plan du projet, comme le confirme leur évocation quelques années plus tard dans Outsiders 94. Dans ses réflexions a posteriori sur cet ouvrage, Becker insiste toujours sur le fait que la nouvelle perspective d’étude de la déviance introduite par Outsiders résulte de l’application à ce domaine particulier de ce qui

constitue alors le bagage intellectuel ordinaire des étudiants de sociologie de cette génération à l’Université de Chicago. A ces éléments on peut ajouter l’expérience du monde social des jeunes chercheurs de cette génération, ainsi que le contexte de la société américaine de l’époque. J’expliciterai l’ensemble de ces éléments pour faire apparaître comment Outsiders se situe à leur convergence. Je commencerai par citer des extraits de plusieurs témoignages de Becker lui-même. « Au départ, je concevais Outsiders comme une contribution à l’analyse de la déviance selon le sens étroit donné à ce terme par les sociologues et criminologues américains […]. Je pensais que l’on pouvait comprendre mieux ces phénomènes si on les abordait du point de vue de la sociologie du travail ; la définition de certaines activités comme des délits, l’accusation portée contre des gens pour avoir commis ces délits, les poursuites devant les tribunaux constituent en fait le travail de certaines personnes et doivent donc être considérées exactement comme le travail des médecins, des 95 avocats et des ouvriers . » Dans un autre témoignage, Becker remarquait : « J’ai dit que le point de vue d’Outsiders n’était pas spécialement nouveau parce que, si on n’acceptait pas les définitions des institutions, la perspective sociologique normale serait justement de chercher à comprendre les définitions : par qui et comment la situation est-elle définie ? comment les individus se définissent-ils les uns les autres ? […] Les cours de sociologie à Chicago m’avaient appris que ce sont précisément les définitions de la situation que l’on doit étudier. Dans ce cas particulier, j’ai donc regardé, et j’ai pu constater que des personnes différentes définissaient différemment la situation. Par exemple, la police ou les médecins définissent certains individus comme délinquants ou déviants, mais les individus ainsi définis

protestent : “Nous ne sommes pas comme ça ; ils se trompent : ce sont eux, en réalité, qui sont corrompus, ou stupides…” Il existe donc au moins deux points de vue. Si vous ne privilégiez pas l’un d’entre eux, vous adopterez la même position que moi. En fait, c’est la position sociologique ordinaire, répandue dans toutes les formes historiques prises par la sociologie ; ce n’est pas un problème de divergence théorique, mais un problème général d’application rigoureuse et impartiale de la théorie sociologique. Mais je peux dire que c’est aussi ma propre expérience qui m’a amené à ce changement de perspective. D’une certaine manière, j’étais moimême marginal en exerçant une profession marginale. J’étais pianiste dans les petits groupes de jazz qui jouaient dans des bars, des cabarets et d’autres endroits de ce genre. J’avais une grande expérience du “demi-monde”. Je savais que ce sont des gens que le monde conventionnel méprise, mais qui méprisent eux-mêmes le monde conventionnel. Cela m’a donné, je crois, un point de vue extérieur au point de vue du monde conventionnel sur la déviance et m’a peut-être aidé à redéfinir radicalement le problème 96. » Dans un témoignage antérieur, Becker fournissait une autre indication concernant l’origine intellectuelle de sa recherche sur les fumeurs de marijuana, dont le compte rendu se trouve dans Outsiders : « J’ai commencé l’étude sur la marijuana plus ou moins comme une expérience technique. J’avais lu le livre d’Alfred Lindesmith, Opiate Addiction 97, dans lequel il utilisait la méthode d’induction analytique. Cela m’avait terriblement plu et je voulais essayer. […] J’ai commencé cette recherche en 1951, et elle était achevée en 1953 – à cause du livre de Lindesmith. […] J’ai écrit la première version de la partie théorique du livre en 1954. […] A ce moment je n’avais pas lu le livre d’E.M. Lemert 98. […] La théorie de l’étiquetage, pour employer ce terme, est une manière de

considérer la déviance qui se situe en fait en parfaite continuité avec le reste de la sociologie. En d’autres termes, si un sociologue étudiait un sujet quelconque, il adopterait probablement ce genre d’approche à moins d’avoir des raisons. Mais il y avait des raisons pour ne pas approcher la criminologie et l’étude du crime de la manière dont nous approcherions un sujet plus neutre. Dans l’étude de la plupart des organisations sociales, nous sommes davantage susceptibles de comprendre que nous avons à étudier les actions de toutes les personnes impliquées dans l’organisation. […] Mais, pour une raison ou une autre, quand les sociologues étudiaient la délinquance, ils n’entendaient pas le problème ainsi. Au contraire, ils acceptaient l’idée de sens commun qu’il devait y avoir quelque chose d’anormal chez les criminels, et que, sinon, ceux-ci ne se conduiraient pas ainsi. […] L’étude du crime perdit sa relation avec le courant principal du développement de la sociologie et devint une bizarre déformation, avec l’objectif de savoir pourquoi des gens faisaient des choses répréhensibles au lieu de rechercher l’organisation de l’interaction dans ce domaine de l’existence. J’ai adopté une autre approche, conformément à ce que j’avais appris à faire lorsque j’étudiais des métiers. […] Ainsi j’ai considéré la déviance comme l’étude des gens dont le métier, pourrait-on dire, était de perpétrer des crimes ou d’attraper des criminels. […] La théorie, et c’était une théorie assez rudimentaire, n’était pas conçue pour expliquer pourquoi des gens dévalisent les banques, mais plutôt comment le fait d’attaquer des banques a acquis la qualité d’un acte déviant 99. » Il est aisé de mettre en évidence la relation des différents éléments cités par Becker – et quelques autres – avec la perspective qu’il devait développer. On reconnaît d’abord des éléments directement issus de la

sociologie du travail et des institutions de Hughes. Un cours de celui-ci, en 1951, publié plus tard dans Sociological Eye, expose une approche originale des différentes formes institutionnalisées de déviation à l’égard de normes, en prenant l’exemple de celles qui règlent les relations hommes/femmes 100. Plusieurs idées développées par Becker sont directement issues du schéma d’analyse du travail et des professions de Hughes : l’attention aux perspectives sur le secteur d’activité considéré qu’adoptent les acteurs euxmêmes ; la focalisation sur le processus d’interaction qui conduit à attribuer une étiquette à certains ; le refus d’adopter comme point de vue de la recherche aussi bien le point de vue de ceux qui se situent au sommet que le point de vue de ceux qui se trouvent au bas de la hiérarchie de la légitimité. Un autre élément invoqué dans les témoignages de Becker est l’enseignement donné par Joseph Lohman. Celui-ci, qui se situait sur la marge du milieu universitaire, enseigna assez régulièrement avec un statut précaire dans le département de sociologie. Lohman connaissait de première main la police, les milieux criminels et les politiciens du fait de ses autres activités, et son enseignement reposait sur sa familiarité avec ces milieux. Joseph Lohman (1910-1968) avait commencé des études de sociologie à Chicago en 1931 et fut de 1932 à 1939 employé à 101 l’Institute of Juvenile Research et au Chicago Area Project . Selon deux témoignages, il entreprit d’étudier pour sa thèse le crime organisé ; les menaces qu’il reçut au début de cette recherche seraient indirectement à l’origine de son départ du Chicago Area Project à la fin des années 1930 102. Il abandonna sa thèse, mais, de 1939 à 1959, il assura des enseignements dans le département de sociologie de l’Université de Chicago. Expert reconnu en matière de relations de races, de police urbaine, de traitement de la délinquance, Lohman participa à partir de 1946 à plusieurs

commissions créées au niveau fédéral et entreprit une carrière politique dans l’État d’Illinois. De 1949 à 1952, il dirigea le département de l’administration pénitentiaire ; en 1954, il fut élu directeur de la police de Cook County, puis, en 1958, trésorier de l’État d’Illinois. Il fut candidat, mais non élu, au poste de gouverneur de l’État d’Illinois en 1960 ; abandonnant la politique, il devint l’année suivante professeur et doyen de l’école de criminologie de l’Université de Californie à Berkeley 103. Dans un témoignage, Becker insiste sur l’usage que faisait Lohman dans son enseignement de sa connaissance des milieux délinquants : « Quand je faisais des études graduate, Lohman offrait, un soir par semaine, un cours de sociologie de trois heures sur la criminalité. Pendant celui-ci, Lohman racontait son expérience. C’était captivant. Cela devint une habitude parmi les étudiants de troisième cycle ; c’était mieux que le cinéma, une magnifique distraction 104. » Il précise ailleurs : « Lohman donnait l’exemple de quelqu’un qui avait fait un véritable travail de terrain avec des délinquants et il montrait du dédain à l’égard d’une bonne partie des recherches criminologiques, parce qu’elles étaient naïves, particulièrement en ce qui concerne le rôle des politiciens locaux dans la criminalité 105. » L’exemple de Frank Tannenbaum, dont un livre, publié en 1938, devait apparaître plus tard comme développant une perspective voisine de celle de Becker, confirme qu’une connaissance de première main de la délinquance pouvait conduire à ce genre de point de vue. Tannenbaum (1893-1969), qui fut professeur d’histoire de l’Amérique latine à l’Université Columbia de 1936 à 1961, avait une expérience personnelle de la prison, acquise à la suite de son implication dans l’occupation par des sans-domicile d’un édifice religieux, à la veille de 1914. Le point de départ de son livre de 1938

sur la délinquance et la prison se trouve dans un article de magazine de 1925 qui met l’accent sur l’importance de la réaction à l’égard de la déviance 106. Tannenbaum écrivit ensuite un rapport pour la National Commission on Law Observance and Enforcement – qui fut par ailleurs le commanditaire du rapport de Shaw et McKay (1931) –, mais cette partie du rapport ne fut sans doute pas publiée et ne connut en tout cas pas la même diffusion que la partie dans laquelle figure le rapport de ces derniers ; une partie de ce rapport est reprise dans son livre de 1938. Le point de vue de Tannenbaum est formulé ainsi au début de celui-ci : « Le processus selon lequel sont produits les criminels est un processus qui comprend marquage (tagging), définition, identification, séparation, description, accentuation, et qui tend à rendre conscient et mal à l’aise ; il devient un moyen pour inciter, suggérer, attirer l’attention et susciter les caractéristiques mêmes sur lesquelles portent les plaintes 107. » La présence d’un autre ensemble d’éléments significatifs dans les témoignages de Becker – qui évoque des « idées dans l’air » à propos de la perspective d’Outsiders – peut être confirmée par le rapprochement de témoignages des étudiants de sociologie de l’Université de Chicago appartenant à la même génération. Contrairement à ceux qui avaient entrepris des études de sociologie dans les années 1920 et 1930, et qui, selon l’expression de Hughes, avaient dû s’émanciper de leurs origines protestantes et rurales, les étudiants qui suivirent cette même voie après 1945 étaient, comme on l’a indiqué, rarement des protestants religieux, issus des classes moyennes et d’origine rurale. Les expériences, antérieures à leurs études de sociologie, de certains des étudiants de cette génération les avaient mis en contact avec la diversité des normes en usage dans les différents milieux des grandes villes de l’époque – ainsi Becker, comme on l’a vu, qui était pianiste de jazz 108.

Dans un essai biographique, Freidson, qui appartient à la même génération, remarque ainsi : « Avec le succès de l’entreprise de chaussures de mon père, mes parents achetèrent une maison à Brookline, à l’époque une banlieue de Boston habitée par les classes supérieures. Pour moi, qui avais 10 ans, ce fut le passage d’un quartier juif assez homogène et protecteur à un lieu dans lequel régnaient les normes bostoniennes yankees, y compris une version poliment condescendante de l’antisémitisme. Peut-être à cause de la position de membre d’une minorité dans laquelle je me suis trouvé […], je me suis senti détaché du monde conventionnel. A l’époque où j’étais à la high school, je ne me reconnaissais ni dans les institutions yankees, ni dans les institutions juives, et je m’interrogeais sur l’autorité et les vertus des deux 109. » On remarquera que l’un des étudiants de la même génération, qui avait une origine anglo-saxonne protestante rurale – James Short, fils de principal d’une high school d’une petite ville de l’Illinois, PhD en 1951 – comparable à celle de maints sociologues de la génération précédente, développa des analyses qui s’inscrivent dans le prolongement de celles de Shaw et McKay 110. Enfin, il faut ajouter des éléments du contexte social de la fin des années 1950, notamment l’évolution de la délinquance juvénile en tant que problème public. Les statistiques officielles suggèrent une forte croissance des actes de délinquance de 1938 à 1944, puis un déclin jusqu’en 1948, suivi d’une croissance sensible jusqu’à la fin de la période ici considérée 111. Plus importante que cette augmentation est sans doute la découverte publique progressive de formes nouvelles de délinquance qui concernent les classes moyennes, comme la consommation de drogues, et les formes de 112 dissidence culturelle . Qu’ils correspondent à des changements de comportement ou à la seule focalisation sur ceux-ci, ces phénomènes sont

en effet mentionnés dans les travaux de chercheurs à la fin des années 1950, et c’est, comme on l’a vu, dans le cadre d’un projet d’étude reposant sur cette conviction que fut financée, à l’Institute of Juvenile Research, l’étude sur la marijuana de Becker 113. L’attention publique portée à la délinquance juvénile dans les années 1950 est liée à une interrogation sur les conséquences du 114 développement d’une culture de masse . Entre 1953 et 1956, de nombreux articles sont publiés dans la presse sur la délinquance des jeunes. Une commission sénatoriale est créée en 1953, qui devient très active après 1955. Les classes moyennes semblent alors concernées par une délinquance juvénile accrue, même s’il existe des doutes sur le sens des statistiques : le directeur du Children’s Bureau (l’administration chargée de publier celles-ci) remarque luimême en 1958 que, pour certains, « la manière de s’habiller – le simple port du blue-jean et la queue de cheval – est suffisante pour faire qualifier un jeune de délinquant 115 ». Ainsi, le contexte de l’époque, l’expérience biographique d’une partie des étudiants en sociologie d’alors, l’emprunt et le transfert d’un domaine d’étude à un autre d’un petit nombre d’idées qui constituaient une sorte de savoir-faire commun à un ensemble de chercheurs étaient autant d’éléments qui pouvaient déboucher sur le changement de perspective auquel Outsiders a été associé. La relation entre les schèmes d’analyse utilisés par les deux groupes de recherches étudiés ici est plus complexe qu’une filiation directe à l’intérieur d’un même domaine ou que la réaction contre des idées admises de la période précédente, mais démenties par des phénomènes publics « évidents » (comme on en verra des exemples dans le chapitre suivant). On peut interpréter cette transformation de l’interrogation sur la délinquance juvénile qui prend place au cours des années 1950 comme une

étape vers un plus grand détachement des sciences sociales à l’égard de la perspective et des finalités pratiques qu’adoptent, à propos de ces phénomènes, ceux qui agissent dans ce domaine. Mais il faut aussi rappeler que des remarques faites en passant par les sociologues de Chicago des générations précédentes anticipaient sur la perspective développée par Becker. En 1930, dans une lettre à Louis Wirth à propos d’un article de celui-ci, Park relevait par exemple l’importance de la définition de la délinquance : « Je pense que le centre de votre thèse correspond au point que vous avancez : que la délinquance n’est délinquance que par suite de la définition sociale du groupe dans lequel la délinquance prend place 116. » De même, dans un mémorandum préliminaire à la création du Behavior Research Fund, Burgess remarquait : « Le terme “criminologie” tel qu’il est utilisé ici inclut l’ensemble du processus : définition des crimes, fait d’en commettre et réaction à ceux-ci. Il inclut ainsi l’élaboration des lois, leur violation, le mode de traitement des criminels et la prévention des crimes. En tant que tel, il est étroitement lié au processus plus général de la violation des règles, de la réaction à ces violations 117… » Les éléments qui viennent d’être évoqués ne constituent qu’une partie de ceux qu’il faut prendre en compte pour analyser la genèse intellectuelle d’Outsiders. Il existe en effet un second contexte intellectuel dans lequel se place l’ouvrage, qui correspond aux échanges à l’intérieur d’un réseau informel de chercheurs ayant eu lieu en Californie à la fin des années 1950. On y trouve plusieurs de ceux – notamment Edwin Lemert et deux de ses étudiants, Aaron Cicourel et John Kitsuse – qui, au cours de la même période, apportèrent une contribution à la formulation d’idées dont Becker remarque qu’elles étaient « dans l’air » à cette époque 118.

1 . « Preface », in Shaw, McKay (1942) : XI.

2 . « Candid Conversation », Playboy, mars 1972 : 68. 3 . Voir Henderson (1893 ; 1914) (le deuxième ouvrage repose sur du matériel de seconde main) ; Breckinridge, Abbott (1912). 4 . Queen (1957) : 167. Le premier article de l’American Journal of Sociology dont le titre contient l’expression « désorganisation sociale » fut publié en septembre 1930 (vol. 36 [2]) par un élève de Park, Andrew Lind. Un article d’un ancien élève de Burgess, Mowrer, propose un classement des différents usages du terme, en 1941. 5 . R. Faris (1948). 6 . Thrasher (1927). 7 . Cavan (1928). 8 . P.G. Cressey (1932). 9 . Reckless (1933). 10 . R. Faris, Dunham (1939). 11 . Landesco (1929). Cette recherche, réalisée pour une commission d’enquête, fut longtemps la seule consacrée à un sujet dont l’actualité particulière, dans le cas du Chicago des années 1920, ne peut échapper. Landesco abandonna (semble-t-il) sa thèse après un mariage qui le dispensait des charges d’un travail rémunéré. Deux autres étudiants en sociologie de la même période cherchèrent à étudier des aspects de la grande criminalité : Joseph Lohman (voir plus loin) et Saul Alinsky, qui entreprit mais ne termina pas l’étude d’un meurtrier (voir AEWB, dossier 2 : 12). Sur ces études et principalement sur celle de Landesco, voir Reynolds (1995). 12 . Shaw, F. Zorbaugh, McKay, Cottrell (1929) ; Shaw (1930) ; Shaw, McKay (1931 ; 1942). 13 . On trouvera des indices convergents sur l’importance de la diffusion des travaux de Shaw et McKay en sociologie in Cole (1975), Laub (1983). 14 . Les chercheurs de l’entourage d’Edwin Sutherland – Donald Cressey, Daniel Glaser, Albert Cohen – ne furent pas formés à l’Université de Chicago mais à l’Université d’Indiana, où enseigna Sutherland après 1935. Seul parmi ceux qui collaborèrent avec Sutherland, Alfred Lindesmith avait obtenu une thèse de sociologie à l’Université de Chicago en 1937 et fit des recherches dans un domaine voisin. Mais tous ces chercheurs se considéraient partie prenante de la tradition de Chicago et ils entretinrent des contacts nombreux avec les chercheurs de cette université ; voir Laub (1983) : 188-189. Sur Sutherland, voir Snodgrass (1976) ; Gaylord, Galliher (1988). 15 . La faible place accordée ici aux travaux de Sutherland résulte d’un choix arbitraire : ils possèdent autant de titres à être associés à la tradition de Chicago que ceux qui sont pris en compte ici. 16 . Park, Burgess, McKenzie (1925) : 25. 17 . Ibid. : 109. 18 . Ibid. : 108. 19 . Ibid. : 107.

20 . Ce point de vue était celui de Charles Henderson en 1899 ; voir A. Platt (1969) : 3031. 21 . Burgess (1923) : 662-663. 22 . Ibid. : 674-675. 23 . La création de ces institutions est l’un des succès des réformateurs sociaux de l’entourage de Jane Addams. Voir Mennel (1973) : 102-157 ; Finestone (1976) : 3853 ; pour un historique inspiré par une appréciation critique, A. Platt (1969). 24 . Sutherland (1934) : 894. 25 . Voir Thrasher (1927). L’ouvrage était destiné à ouvrir la collection dirigée par Faris, Park et Burgess, mais l’auteur mit deux ou trois ans de plus que prévu pour achever sa thèse. Frederic Thrasher (1892-1962) ne semble pas avoir bénéficié d’un grand crédit intellectuel auprès des étudiants de sa génération. 26 . Ibid. : 22 ; le passage souligné l’est par Thrasher. 27 . Ibid. : 23, 37. 28 . Thrasher fut recruté en même temps que Harvey Zorbaugh par ce département, où il réalisa de nouvelles recherches sur la délinquance juvénile et resta jusqu’à la fin de sa carrière. 29 . Sur William Healey, voir Mennel (1973) : 161-168. Bennett ([1981] : 111-122) analyse notamment le recueil et l’usage d’autobiographies de délinquants par Healy, qui utilisa ce type de documents avant les sociologues. 30 . AEWB, dossier 2 : 11. 31 . Burgess (1923). Park s’intéressa également au Chicago Area Project ; voir le témoignage de Hughes in AECH, dossier 55 : 19. 32 . Snodgrass (1976) : 12-13. Ce point est relevé dans plusieurs témoignages, y compris par ses proches ; voir l’interview de McKay in IJTC ; celui de Sorrentino in Laub (1983) : 241. Les indications biographiques les plus précises concernant Shaw et McKay se trouvent in Snodgrass (1976), qui s’appuie notamment sur un essai autobiographique inédit de ce dernier. L’article de Rice (1931) repose sur une interview de Shaw dans les années 1930 et fournit quelques indications supplémentaires. Voir aussi Finestone (1976), Bennett (1981). Sur les entreprises de Shaw, voir également les entretiens de James Carey avec Leonard Cottrell et Walter Reckless in IJTC. 33 . Un extrait de l’une d’entre elles est cité in Snodgrass (1976) : 12-13. 34 . Parmi les chercheurs qui eurent un contact, bref ou prolongé, avec l’Institute of Juvenile Research figurent Solomon Kobrin, Leonard Cottrell, Harold Finestone – qui devaient se spécialiser au moins pour un temps dans l’étude de la délinquance –, Joseph Lohman et Saul Alinsky – dont les carrières se déroulèrent partiellement ou complètement en dehors de la sociologie –, et, quelques années plus tard, Lloyd Ohlin, James Short et Howard Becker. 35 . Snodgrass (1976) : 2-3. 36 . Shaw, F. Zorbaugh, McKay, Cottrell (1929) ; Shaw, McKay (1931) ; Shaw, McKay (1942).

37 . Cinquante ans plus tard, retrouvé par un autre sociologue, le « Jack-Roller » donna une suite à son autobiographie : Snodgrass (1982). 38 . Shaw, Moore (1931) ; Shaw, McKay, McDonald (1938). 39 . Bennett (1981) : 184. 40 . Ibid. : 317. 41 . Pour une analyse détaillée des fonctions de l’usage des autobiographies de délinquants par Shaw et ses prédécesseurs, voir ibid. : 179-210. 42 . Shaw, McKay (1931) : 194. Ils remarquent également que ce point était déjà avancé par Breckinridge, Abbott (1912) : 35. Avec des données moins précises, une remarque analogue se trouve in Shaw, Zorbaugh, McKay, Cottrell (1929) : 8. 43 . Comme le relève Finestone ([1976] : 89), qui ne se réfère qu’à Shaw et McKay, cette interprétation est un peu différente de celle que l’on trouve dans Le Paysan polonais. Thomas et Znaniecki avançaient que la délinquance juvénile traduit l’inadéquation de la socialisation de la seconde génération, alors que Shaw et McKay, sans doute sur la base de leur connaissance directe de délinquants, soutiennent qu’elle repose sur un mode de socialisation alternatif. 44 . C’est cette interprétation qu’évoque le titre de l’ouvrage – en français : Les Victimes du changement – consacré en 1976 aux études sur la délinquance juvénile par Harold Finestone, l’un des derniers associés de Shaw et McKay. 45 . Des trois premiers manuels de sociologie sur le sujet – Parmelee (1918), Gillin (1926), Sutherland (1934) –, seul celui de Sutherland n’adopte pas une interprétation multifactorielle, mais une interprétation voisine de celle de Shaw. 46 . Shaw, McKay (1932). 47 . Lubove (1965) : 86-114. 48 . Sur la spécificité de la ségrégation qui affecte l’habitat des Noirs à Chicago, voir Philpott (1978) : 116-146. 49 . Shaw, McKay (1969) : 387. 50 . Je m’appuie ici sur la comparaison de Shaw, Zorbaugh, McKay, Cottrell (1929) ; Shaw, McKay (1931) ; Shaw, McKay, McDonald (1938) ; Shaw, McKay (1942 ; 1969). 51 . Tel est le terme utilisé par Shaw et McKay ([1931] : 74), qui remarquent que ces quartiers sont aussi ceux où les loyers sont les plus bas, où la fréquence du recours à des formes d’assistance est la plus élevée, etc. 52 . Shaw, McKay, McDonald (1938) : 99. Je reprends ici partiellement l’analyse de Finestone (1976) : 92. 53 . Shaw, McKay (1942) : 438. Voir aussi Shaw, McKay (1969) : 170-173. 54 . Merton (1938). Shaw et McKay ([1969] : 387) remarquent d’ailleurs qu’il n’y a pas de contradiction entre leurs analyses et celles constituant la postérité de la théorie de Merton. 55 . Shaw (1930) : 11-13. 56 . Ibid. : 18.

57 . Shaw, Moore (1931). Le point de vue des auteurs apparaît clairement dans les notes commentant chaque chapitre de la biographie. 58 . Shaw, McKay, McDonald (1938) : 347. 59 . Sur le Chicago Area Project, voir Kobrin (1959), Finestone ([1976] : 116-150), Sorrentino (1972), ainsi que le témoignage de Sorrentino in Laub (1983). 60 . Cité in Carr (1941) : 224-225. 61 . Kobrin (1959). 62 . Ibid. : 19 ; voir aussi Finestone (1976) : 133-149. L’évaluation d’un projet similaire implanté à Boston dans les années 1950 n’aboutit pas à une conclusion positive quant à la réduction de la délinquance : voir W. Miller (1962). 63 . Voir Snodgrass ([1976] : 16), qui reproduit notamment des extraits des conversations de Shaw avec Sutherland dès 1936. 64 . Piven, Cloward (1971) : 256-276. 65 . Cloward, Ohlin (1960). L’emprunt par Ohlin des idées sur l’organisation des communautés au CAP est explicite : voir le témoignage d’Ohlin in Laub (1983) : 210217. 66 . Voir Sellin (1938a) ; pour un sommaire et des extraits, Sellin (1938b). A l’origine de cette commande se trouve la critique radicale comme non scientifique de toute la démarche de la criminologie, de Michael, Adler (1933) (le second auteur, Mortimer Adler, était ce philosophe, adversaire du pragmatisme, recruté à l’Université de Chicago par Hutchins – voir chapitre 5). 67 . Sellin (1938b) : 98. 68 . Sutherland (1940). A propos des recherches de Sutherland sur la délinquance en col blanc, voir Gaylor, Galliher (1988) : 101-109. 69 . Sutherland (1945) : 431-432. 70 . La liste des ouvrages retenus par Mills n’est pas homogène : à côté de manuels, elle comprend deux ouvrages de Cooley et le livre sur les races et les nationalités de Herbert Miller (1924). Seuls quelques-uns des auteurs de ces ouvrages étaient passés par l’Université de Chicago. 71 . Mills (1943) : 171. 72 . Ibid. : 175. 73 . Voir l’autobiographie de Whyte (1994), que l’on peut recouper avec la correspondance de Hughes et Warner. On trouvera dans l’introduction d’Henri Peretz à la traduction française de Street Corner Society une présentation du contexte historique de la recherche de Whyte. 74 . Whyte (1943a). 75 . Whyte (1994) : 108-115. 76 . Whyte (1943b). 77 . Ibid. : 38.

78 . L’ouvrage n’attira guère l’attention au départ. La critique plutôt favorable d’Edwin Sutherland dans l’American Journal of Sociology le considère comme une étude de communauté parmi d’autres. 79 . Trois de ceux qui obtinrent ainsi une thèse – Albert Reiss, James Short et Lloyd Ohlin – se spécialisèrent dans ce domaine au cours des années suivantes. 80 . Merton (1938). Deux des ouvrages majeurs sur la délinquance juvénile de la période 1940-1960 – Cohen (1955) ; Cloward, Ohlin (1960) – s’inscrivent dans le prolongement de l’article de Merton, même si la relation est compliquée, comme l’a montré Besnard (1987). 81 . Ultérieurement, Merton (1969) chercha à distinguer le domaine de la désorganisation sociale et celui de la conduite déviante (deviant behavior) – une tentative sans conséquence sur les recherches et sur l’usage de ces notions. 82 . Lemert (1951) (le titre conventionnel de cet ouvrage, Social Pathology, ne donne pas une idée exacte de son orientation). Le terme se trouve dans l’article d’un criminologue norvégien, Vilhelm Aubert, dans l’American Journal of Sociology (1952) et, l’année suivante, dans un article de Howard S. Becker. 83 . Une interprétation, similaire sur plusieurs points, de cette seconde période des recherches sur la « délinquance » à l’Université de Chicago se trouve in Galliher (1995). 84 . Sur la diffusion d’Outsiders, voir Cole (1975) : Becker est l’auteur le plus cité entre 1970 et 1973 dans l’échantillon de publications retenu par Cole ; il se classe neuvième pour la période 1965-1969. 85 . Le chapitre 4 d’Outsiders, initialement publié dans Social Problems en 1955, figure dans le recueil de A. Rose (1962), qui contribua à la « résurrection » de la tradition de Chicago. 86 . Voir Westley (1951 ; 1953 ; 1956 ; 1970) ; Gusfield (1954 ; 1955 ; 1963) ; Goffman (1963) – un ouvrage où Goffman prend ostensiblement une certaine distance vis-à-vis des approches en termes de déviance et, me semble-t-il, des analyses de Becker. 87 . Lemert (1976) : 244. 88 . Gibbons (1979) : 146. 89 . Becker (1954) (une copie de ce texte actuellement en ma possession provient des archives personnelles d’Everett Hughes). 90 . Dans un entretien que j’ai réalisé en 1997, Becker indique qu’il a discuté avec Goffman sur ce sujet et lu avec attention l’essai qui avait été publié en tant que troisième partie d’Asiles (Goffman [1961]). 91 . Dans le même entretien, Becker croyait se souvenir que « Merton était la cible de ce texte ». 92 . Becker (1954) : 2-3. 93 . Ibid. : 5. 94 . Voir Dalton (1949 ; 1950a ; 1950b ; 1959) ; Roy (1952a ; 1952b ; 1953 ; 1954). 95 . Becker (1985) : 238-239.

96 . Becker (1996) : 65. 97 . Lindesmith (1947). Cet ouvrage est tiré d’une thèse dirigée par Blumer à l’Université de Chicago, qui fut soutenue en 1937. 98 . Il s’agit de Social Pathology (1951). 99 . Becker, Debro (1970) (in Becker [1986] : 29-34 [© H. S. Becker]). 100 . SE : 98-105 (RS : 155-163). Le relativisme moral relevé par une partie des anciens élèves de Hughes est plus évident dans cet essai que dans les autres articles de Hughes. 101 . Sur Lohman, voir Blumer (1968) ; ainsi que l’interview de Hans Mattick in Laub (1983) : 33-67. 102 . Témoignages de Solomon Kobrin et de Daniel Glaser rapportés in Reynolds (1995) : 149. 103 . Dans la notice nécrologique qu’il lui a consacrée, Blumer ([1968] : 255) remarque que Lohman « est l’ancêtre de la perspective féconde qui considère que le délinquant en devient un dans la constitution et l’action seulement quand il est identifié comme tel à travers un processus d’étiquetage dans la société ». Un article de vulgarisation de Lohman (1958) confirme cette interprétation. 104 . Témoignage de Becker (1997). 105 . Lettre de Becker en 1991, citée in Galliher (1995) : 167 ; voir aussi p. 166 le résumé d’un témoignage de Habenstein sur Lohman. 106 . Tannenbaum (1969) : 577-588. Le préfacier de ce recueil indique que Tannenbaum avait été élevé dans une communauté rurale et que depuis lors « il avait tendance à voir le monde dans les termes d’une communauté marquée par les relations face à face ». 107 . Tannenbaum (1938) : 20. Selon le témoignage de Mattick in Laub ([1983] : 35), Lohman contribua à diffuser les travaux de Tannenbaum. On peut également trouver des raisons intellectuelles à l’affinité entre le point de vue de Tannenbaum et celui de Becker : Tannenbaum était en effet un ancien élève et un proche de Dewey. 108 . Voir aussi Gusfield (1990) ; Lopata (1995) : 375. 109 . Freidson (1977) : 116. 110 . Short (1969). 111 . Haskell, Yablonsky (1974) : 16-19. 112 . Au moment où Becker recueillit ses entretiens sur la consommation de la marijuana, il réalisa un long entretien biographique auprès d’une héroïnomane de classe moyenne – un cas qui, à l’époque, pouvait encore, mais pour peu de temps, sembler atypique. Après de longues tractations rapportées par Bennett ([1981] : 217-234), le document fut publié : H. Hughes (1961). 113 . A propos de l’apparition d’une interrogation sur la consommation de drogues, voir l’interview de Kobrin in Laub (1983) : 96 ; AEWB, dossier 3 : 7. 114 . Gilbert (1986) : 63-78.

115 . Ibid. : 140. Pour une interprétation plausible de la croissance de la délinquance durant la période, voir Perlman (1959). L’une des premières analyses qui tiennent pour acquise l’existence d’une délinquance importante chez les jeunes des classes moyennes est publiée par England (1960). 116 . Lettre de Park à Wirth d’août 1930, citée in Raushenbush ([1979] : 123), à propos de Wirth. 117 . AEWB, dossier 2 : 12. Voir aussi l’analyse de Burgess in Shaw, Moore (1931) : 244. On peut trouver des remarques qui suggèrent un point de vue similaire chez Shaw et McKay – voir notamment l’entretien de ce dernier in IJTC – ou Sutherland. Je suis par contre moins tenté de considérer un article de Mead (1918) comme une formulation antérieure du même point de vue, contrairement à une interprétation avancée parfois. 118 . Voir sur ce point le compte rendu de la discussion organisée par Troy Duster (1983) entre Lemert, Cicourel, Kitsuse, Matza, Messinger et Becker.

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Des recherches dans le siècle : l’étude des relations entre races et entre cultures (1913-1962) « Ainsi que je l’ai compris plus tard, je n’étais pas intéressé par le problème noir comme on le comprend d’habitude. J’étais intéressé par le problème noir dans le Sud et par le système intriqué et curieux dont le développement a défini la relation des Noirs avec la population blanche. Par-dessus tout, j’étais intéressé par l’étude des détails du processus par lequel les Noirs étaient en train d’accomplir et ont accompli une avancée lente mais nette. J’ai finalement été convaincu que j’étais en train d’observer le processus historique par lequel la civilisation, non seulement ici mais ailleurs, englobe dans sa sphère d’influence un cercle toujours plus large de races et de peuples. » ROBERT E. PARK

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« On peut affirmer sans s’avancer que si les différents groupes raciaux de la société américaine avaient entretenu des relations harmonieuses et démocratiques, le domaine des recherches des relations entre les races ne se serait jamais constitué. » HERBERT BLUMER

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Si le regroupement d’ouvrages et d’auteurs sous le terme « École de Chicago » avait été le résultat d’une construction raisonnée et non une élaboration collective effectuée au cours du développement de la sociologie, c’est sûrement sur l’étude des relations entre races et entre groupes ethniques que l’accent aurait été mis. Ces relations constituent le thème du Paysan polonais de Thomas et Znaniecki, et sont au centre du cadre d’analyse proposé dans l’Introduction to the Science of Sociology de Park et de Burgess ; elles constituent aussi le sujet d’un grand nombre de thèses de sociologie soutenues à l’Université de Chicago jusqu’à la fin des années 1950. On peut dresser une longue liste des travaux qui, à une époque ou une autre, furent réalisés sur ce thème par des chercheurs dont les liens intellectuels avec Thomas, Park et le département de sociologie de Chicago sont indiscutables 3. On y trouve les livres des premiers sociologues noirs à avoir gagné une notoriété nationale, comme Charles Johnson, Franklin Frazier ou Horace Cayton, auteur avec l’anthropologue Saint Clair Drake d’un ouvrage sur le quartier noir de Chicago, Black Metropolis (1945). On y trouve aussi les travaux sur les populations des îles Hawaii de Romanzo Adams et d’Andrew Lind 4 ; ceux d’Edward Reuter et d’Emory Bogardus, deux sociologues formés à l’Université de Chicago avant 1920, qui entretinrent des relations durables avec Park 5 ; ceux d’Edgar Thompson sur le système de la plantation 6 et de William Brown sur les préjugés 7, deux sociologues qui firent des études de sociologie à l’Université de Chicago au début des années 1930 ; ou encore, en sciences politiques, les recherches de Harold Gosnell sur les politiciens noirs 8. On y trouve également les ouvrages, articles et conférences de ceux qui furent institutionnellement les successeurs de Park au département de sociologie de l’Université de Chicago, Louis Wirth, Herbert Blumer et Everett Hughes 9, auxquels on pourrait ajouter certains travaux des années 1940 et 1950 des « élèves » de ces derniers, par exemple ceux de Tamotsu Shibutani, Lewis Killian, ou de Joseph Lohman et Dietrich Reitzes 10.

Une partie appréciable des ouvrages qui examinent la sociologie de Chicago accordent cependant une place nettement plus restreinte à ces travaux qu’à ceux qui sont centrés sur les villes ou la délinquance 11. Plusieurs facteurs ont contribué à l’attention un peu distraite qui leur a été portée. Il faut rappeler d’abord que le domaine des travaux sur les relations entre races et entre groupes ethniques (je reviendrai plus loin sur ces appellations) ne s’est jamais inscrit dans un cadre strictement disciplinaire. Sociologues, anthropologues, économistes, historiens et chercheurs indépendants sans rattachement à une discipline universitaire ont participé au même domaine d’études, sans que le rattachement disciplinaire constitue un obstacle à la diffusion de leurs analyses parmi leurs collègues relevant d’autres disciplines. Bien plus qu’un sujet de recherche universitaire, la question des relations entre races et entre groupes ethniques a été un sujet de controverses publiques passionnées, dans un premier temps sur la place des immigrants dans la société américaine, et après 1920 sur la place et le devenir des Noirs. Comme on le verra, les chercheurs en sciences sociales ont participé à ces controverses, et ils ont aussi été inévitablement influencés par celles-ci, même si les médiations de cette influence ne sont pas toujours simples. Il faut également remarquer que délimiter précisément les recherches qui se situent dans la postérité des travaux de Thomas et de Park est une entreprise vouée à l’échec – sauf à se contenter d’une définition formelle par le lien personnel du chercheur considéré à l’un d’eux. Le cercle des chercheurs dans le domaine des relations entre races et entre groupes ethniques est en effet assez étroit avant 1950, et les contacts intellectuels et souvent personnels à l’intérieur de celui-ci sont multiples. Il n’existe en effet que quelques universités où des recherches sur ce domaine trouvent place : l’Université de Chicago ; l’Université de Caroline du Nord, où, avec des financements importants des fondations de la famille Rockefeller, est

développé autour de Howard Odum un programme de recherche sur les relations entre races 12 ; l’Université d’Hawaii, autour d’un petit nombre de sociologues formés à l’Université de Chicago ; les universités « noires », Fisk (à Nashville, Tennessee) et Howard (à Washington). Certains chercheurs qui n’ont pas ou peu eu de contacts avec Park, ou dont la carrière s’est déroulée à l’extérieur de l’orbite de ses proches, ne sont généralement pas rattachés à la tradition issue de Park, quoiqu’ils entretiennent parfois des liens étroits avec celle-ci. Ainsi Guy Johnson, l’un des chercheurs les plus productifs de l’entourage d’Odum, obtient une maîtrise à l’Université de Chicago, qu’il quitte peu après, recruté par l’Université de Caroline du Nord. De même, le PhD en sociologie soutenu à l’Université de Columbia en 1938 par Ira deAugustine Reid – qui n’a passé que quelques mois, en 1923, à l’Université de Chicago – n’est pas sans similitude, par son approche des immigrants noirs originaires des Caraïbes et son type de documentation, avec les thèses dirigées par Park à l’Université de Chicago 13. Enfin, une partie des élèves de Park qui travaillèrent dans ce domaine – comme Johnson, Frazier, Hughes, etc. – ont été productifs au cours d’une longue carrière, et donc après être sortis de l’orbite de Park. Leurs activités s’inscrivirent dans d’autres contextes socio-politiques et intellectuels que ceux qu’avait connus Park, et leurs recherches ont été produites et lues avec d’autres références que celles de leur relation avec la sociologie de celui-ci. La postérité de la tradition de Chicago dans le domaine des relations entre races et entre groupes ethniques est ainsi évidente – Park est resté plus longtemps que dans tout autre domaine un auteur de référence – mais elle est aussi difficile à cerner. En examinant quelques-unes des recherches qui se rattachent à l’évidence à cette tradition, je me propose ici d’analyser comment cette perspective a pris en compte les événements et les tendances qui apparaissent rétrospectivement importants, et comment les recherches

ont été infléchies par des éléments du contexte, comme les évolutions internes des sciences sociales et les financements. En m’appuyant sur les travaux historiques des trente dernières années, je présenterai d’abord une vue d’ensemble des évolutions, des événements et des controverses concernant les relations entre les Noirs et la société américaine qui sont à l’arrière-plan de ces études. Je porterai attention à la fois aux éléments qui sont en relation avec la sociologie de Park et de ses élèves, et à ceux qui, au contraire, sont passés sous silence dans cette approche. Je rappellerai ensuite les modes de financement des recherches dans ce domaine avant d’examiner, en me référant à l’ensemble de ces aspects du contexte, le cadre d’analyse proposé par Park et ses évolutions, ainsi que les apports ultérieurs de Charles Johnson, Franklin Frazier et Everett Hughes. Le choix des termes de base du domaine qui, pour Park, est celui des « contacts de races et de cultures » pose un problème particulier, qui tient aux connotations constituées et à une histoire tout à fait différente des immigrations et des mouvements de population aux États-Unis et en France. Bien que l’idée d’une définition biologique des races soit en cours d’abandon aux États-Unis dès les années 1920, l’expression « relations de races » est restée d’usage ordinaire jusqu’à aujourd’hui. La notion de race renvoie ici expressément à une définition sociale et non biologique : « La seule chose évidente pour quelqu’un de complètement extérieur, écrira Hughes en 1967, est que la race dans ce pays est une invention linguistique ; naturellement, il y a beaucoup d’histoire derrière, comme derrière toute invention linguistique 14. » En France, le terme « race » a au contraire conservé une forte connotation biologique et ce type de définition sociale est à peu près inconnu.

J’ai retenu ici la définition donnée par Blumer, qui correspond à peu près à l’usage qu’en fait Park : « La race désigne simplement un groupe de personnes qui sont considérées et traitées dans la vie courante comme une race. L’appartenance à la race correspond simplement aux individus qui sont identifiés et classés comme lui appartenant 15. » La notion de « groupe ethnique » – définie par une combinaison de traits comme la langue, la religion, la race ou l’origine nationale, etc. – correspond alors à une catégorie plus générale que celle de « groupe de race ». La relation entre les termes « groupe de race » et « groupe ethnique » est cependant un sujet presque permanent de controverses aux États-Unis. Au temps de Park, les Noirs américains n’étaient pas considérés comme un groupe ethnique parce que nul ne leur reconnaissait une culture propre ; il s’y ajoutait l’impossibilité, affirmée par beaucoup, de leur « assimilation » au reste de la population – c’est-à-dire, même si la question est généralement laissée dans l’ombre, d’un mélange par métissage. Aujourd’hui, l’affirmation de la spécificité irréductible du cas des Noirs américains renvoie par contre à la mise en avant du caractère indélébile des différences de race, et à l’affirmation que, au moins aux États-Unis, les conséquences de l’appartenance à un groupe de race sont incomparables à celles de l’appartenance aux groupes ethniques issus de l’émigration européenne 16. En dépit de ces controverses, j’ai utilisé parfois, quand il n’y avait pas d’ambiguïté, le terme « groupe ethnique » au sens large, englobant la notion de « groupe de race ». La désignation des populations d’origine africaine présentes aux États-Unis fait également problème. J’ai opté pour la traduction par « Noir » du terme utilisé par Park et au temps de Park – Negro –

plutôt que pour le terme contemporain « Afro-Américain », à peu près inconnu avant les années 1950 17. Ces difficultés de terminologie rappellent utilement que, aujourd’hui comme du temps de Park, les notions utilisées par la sociologie sont étroitement liées aux notions indigènes des sociétés dans lesquelles elles sont nées.

Évolution des relations de races et de groupes ethniques et controverses publiques entre Blancs et Noirs Passé la réaction nativiste des Anglo-Saxons protestants à la fin de la Première Guerre mondiale, les problèmes de l’immigration d’origine européenne ou asiatique perdirent une partie de leur acuité dans les controverses publiques. L’arrêt de l’émigration asiatique et les obstacles mis à l’accueil de nouveaux immigrants après 1921 se traduisirent par un rapide déclin de la proportion d’étrangers sur le territoire des États-Unis. En 1930, ceux-ci n’étaient plus que 4,7 % de la population, et seulement 1,3 % en 1940 18. A partir des années 1930, l’attention publique fut moins focalisée qu’avant 1914 sur les conséquences possibles de l’hétérogénéité culturelle, religieuse, etc., de la population américaine 19. L’assimilation complète au groupe anglo-saxon, l’« américanisation », n’était d’ailleurs plus le seul avenir imaginé pour les immigrants et leurs descendants : l’idée d’un « pluralisme ethnique », c’est-à-dire de la pérennité de différences culturelles entre groupes, a trouvé après la guerre quelques défenseurs, comme le philosophe Horace Kallen, et les termes melting pot et « pluralisme » ont acquis des significations plus variées que celles qu’ils avaient durant la période précédente.

Dans les milieux intellectuels des États-Unis, et particulièrement parmi les chercheurs en sciences sociales, les théories racistes interprétant les différences entre groupes ethniques comme des différences biologiques continuèrent à perdre de leur crédit après 1918. Un peu plus tard, dans les années 1930, la réaction au développement de l’antisémitisme en Allemagne accentua ce discrédit et les anthropologues, principalement Boas et ses élèves, réitérèrent leurs critiques d’une conception biologique de la race, en réponse à la propagande nazie 20. La transformation de la conception des relations entre groupes ethniques dans les milieux intellectuels accompagne, et pour une part inspire, l’évolution qui prend place sur le plan politique au cours du New Deal. Si aucune disposition législative n’est prise en faveur des immigrants établis aux États-Unis, les administrations publiques abandonnent une partie des mesures vexatoires à leur encontre. Des fonds publics sont utilisés pour que, selon l’expression d’un officiel de l’administration Roosevelt, « des émissions de radio présentent le riche héritage qui nous est parvenu des nombreuses races et nationalités qui constituent la population », et une partie de la presse et des films à succès condamnent le racisme et la xénophobie 21. Si on laisse de côté la parenthèse correspondant à la guerre contre le Japon dans le Pacifique, avec ses conséquences brutales sur les immigrés d’origine japonaise 22, c’est sur la question des Noirs bien plus que sur celle des autres groupes que se focalise continûment l’attention entre 1920 et 1960 23. Les Noirs constituent d’ailleurs de loin le groupe le plus nombreux : selon les données « par race » du recensement de 1930, les Noirs regroupent alors 9,69 % de la population, les Mexicains 1,16 %, les Japonais 0,11 %, les Chinois 0,06 %, les Indiens 0,27 % 24. Un élément essentiel du contexte des études sur les relations entre races et entre groupes ethniques correspond donc aux vicissitudes des relations avec les Noirs, et c’est cet exemple historique qui est au cœur du domaine, au moins jusqu’au milieu des années 1960.

L’immigration des Noirs du Sud rural vers les villes du Nord, qui avait été massive pendant et juste après la Première Guerre mondiale, ne s’arrêta pas ensuite 25. A Chicago, le nombre des Noirs, qui avait crû entre 1910 et 1920 de 65 300, augmenta de 124 400 au cours des dix années suivantes, et de 43 800 entre 1930 et 1940 26. Cet afflux d’une population principalement d’origine rurale déboucha sur une situation nouvelle : la constitution d’un vaste ghetto noir, comme dans d’autres villes du Nord. Leurs ressources limitées condamnaient en effet massivement les nouveaux arrivés à s’établir dans les zones de transition des villes (pour employer l’expression de Burgess) ; mais ils étaient également exclus de la plupart des quartiers des villes par des mesures d’intimidation et par des clauses dans les actes de propriété interdisant de leur vendre ou de leur louer des logements 27. La ségrégation raciale dans certains lieux publics, comme les hôtels et restaurants, apparut dans des villes du Nord où elle n’existait pas avant 1914. Les comités d’administration des écoles de certaines villes (boards of education) favorisèrent également la ségrégation en procédant à des redécoupages des secteurs scolaires. Les conséquences du regroupement des Noirs dans certains quartiers devaient apparaître progressivement. Dans quelques secteurs (banques, agences immobilières, certains commerces, etc.), des entrepreneurs noirs réussirent à s’imposer en bénéficiant d’un semi-monopole auprès de la clientèle des ghettos 28. Médecins, avocats et membres des professions établies bénéficiaient aussi d’un semi-monopole sur la clientèle des Noirs du fait de la ségrégation dans les institutions qui les employaient. Le regroupement des Noirs permit également l’émergence du politicien noir et du vote noir, qui après 1945 jouèrent un rôle déterminant dans les décisions du gouvernement fédéral en faveur de l’égalité raciale. L’emploi constitue un autre domaine où se développent les antagonismes entre races. Exclus des syndicats, les Noirs sont utilisés, comme l’ont été certains groupes d’immigrants européens avant eux,

comme briseurs de grèves dans les villes du Nord. Les difficultés de leur accès à l’emploi occupent une place croissante dans les préoccupations des associations qui prétendent défendre leurs intérêts. La période de l’entre-deux-guerres est en effet marquée par le développement d’organisations ayant pour objectif l’amélioration de la condition des Noirs, et parfois un changement radical de celle-ci. La position « gradualiste » d’une amélioration par étapes de la condition des Noirs par un développement séparé, qui se situe dans la postérité de Booker Washington, est défendue par l’Urban League : celle-ci entreprend sans grand succès de persuader les employeurs et les syndicats qu’ils doivent accepter des travailleurs noirs 29. L’influence de cette association décline au cours des années 1920 au bénéfice des actions plus incisives de la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP) 30, qui assure la défense légale de Noirs poursuivis à la suite d’émeutes raciales, attaque en justice certaines pratiques ségrégatives et cherche à faire reconnaître les droits constitutionnels des Noirs, notamment leurs droits politiques. Durant une première période, la NAACP s’occupa peu de leurs droits en tant que travailleurs. La NAACP, comme l’Urban League, a été fondée et un temps dirigée par des Blancs. Il n’en va pas de même d’un autre mouvement, créé en 1914, l’Universal Negro Improvement Association. Celui-ci conquiert, entre 1918 et 1921, une large audience parmi les Noirs les plus pauvres des villes : constitué autour d’un leader charismatique d’origine jamaïcaine, Marcus Gravey, ce mouvement critique les élites noires à peau claire qui ont bénéficié d’une éducation supérieure et, s’adressant aux masses populaires, prône le retour des Noirs en Afrique en proposant le développement d’un « type racial distinct de civilisation 31 ». Un peu plus tard, dans les années 1930, avec une audience globale faible mais qui s’élargit dans certaines conjonctures, le Parti communiste recrute, souvent très provisoirement, quelques intellectuels et trouve parfois pour alliés

temporaires des leaders syndicaux critiques à l’égard de la modération des positions de l’Urban League et de la NAACP 32. L’un de ces alliés momentanés, Philip Randolph, un journaliste qui a fondé et dirigé le syndicat des porteurs de Pullman, se réfère également au marxisme et considère que le capitalisme est à l’origine des préjugés concernant les Noirs et de la discrimination qu’ils subissent, et que seule l’action commune des travailleurs noirs et blancs peut assurer l’amélioration de la condition des Noirs 33. Au fur et à mesure, les Noirs – notamment des intellectuels – occupèrent de plus en plus dans certains de ces mouvements des positions d’influence et ne furent plus seulement une force d’appoint pour les membres de l’élite et les travailleurs sociaux blancs figurant en nombre parmi les dirigeants des principales organisations de défense des intérêts des Noirs. L’Urban League recruta ainsi en 1921 Charles Johnson, un ancien élève de Park, comme directeur de son magazine Opportunity, et la NAACP engagea en 1925 comme secrétaire général le poète James Weldon Johnson. La carrière de Charles Johnson (1893-1956) permet d’apercevoir quelques-uns des liens concrets entre les sciences sociales et les controverses politiques et intellectuelles à propos des relations entre races. Fils d’un esclave émancipé devenu pasteur baptiste en Virginie, Johnson arriva en 1917 à Chicago pour poursuivre des 34 études de sociologie . Il fut, comme on l’a vu, engagé en 1919 sur la recommandation de Park comme secrétaire chargé des recherches de la commission d’enquête sur l’émeute de Chicago. Avant cet engagement, il avait entrepris de recueillir une documentation (notamment des lettres et des documents biographiques) pour un ouvrage sur la migration des Noirs dans le 35 Nord pendant la guerre . Johnson n’acheva pas son doctorat mais, en 1921, s’installa à New York et devint directeur de recherche de

l’Urban League, chargé du magazine de cette organisation, Opportunity : c’est en cette qualité qu’il joua un rôle dans le mouvement culturel des années 1920 (voir infra). En 1928, Johnson devint directeur du nouveau département de sciences sociales ouvert à Fisk University (où Park acheva, comme on l’a vu, sa carrière). A partir des années 1930, il appartint au petit monde des administrateurs des fondations finançant des recherches sur les relations entre races. Grâce aux facilités que lui assurait cette position, il développa un centre d’informations sur la condition des Noirs et l’état des relations raciales dans le Sud, organisant le recueil et la publication de données de statistiques et publiant plusieurs ouvrages sur la condition des Noirs. Il effectua diverses missions officielles pour la Ligue des nations et rédigea des rapports pour les administrations Hoover, Roosevelt et Truman, et plus tard pour l’UNESCO 36. Johnson fut également l’un des conseillers de la NAACP dans le choix de l’argumentation qui devait déboucher sur la décision rendant illégale la ségrégation scolaire 37. Premier Noir élu vice-président de la Société américaine de sociologie, président en 1946 de la Southern Sociological Society (réunissant les sociologues établis dans le Sud et donc dans les États ségrégationnistes), il accéda la même année à la présidence de Fisk University, position qu’il occupa jusqu’à sa mort. Un intérêt nouveau pour la culture des Noirs des États-Unis apparut dans les années 1920, principalement à New York, où se trouvait alors Johnson. Il fut marqué, entre autres, par l’épanouissement d’un mouvement littéraire et artistique, la Harlem Renaissance 38. En 1925, Charles Johnson et un jeune Noir diplômé de Harvard, Alain Locke, organisèrent un numéro spécial du Survey Graphic, la revue du mouvement d’enquêtes sociales. Il s’agissait de lancer dans les milieux intellectuels et artistiques new-yorkais

un groupe d’écrivains et de musiciens noirs 39. En rupture avec ce que prônait au cours de la période précédente Booker Washington – l’acceptation par les Noirs de l’infériorité de leur statut –, le mouvement proposait le modèle du « nouveau Noir », pour reprendre le titre du numéro spécial du Survey Graphic : le « nouveau Noir » revendique son appartenance de race, manifeste son attachement à la sous-culture noire, revendique ses droits de citoyen et réclame une pleine participation à la société américaine. L’émigration de masse des Noirs dans le Nord s’accompagna d’un phénomène moins visible que l’apparition de quelques intellectuels noirs, mais important par ses conséquences ultérieures : des Noirs en nombre croissant poursuivirent des études secondaires et supérieures, ce qui était plus facile dans les villes du Nord que dans le Sud. Quelques étudiants bénéficièrent de bourses de fondations comme la Fondation Rosenwald, qui cherchaient ainsi à favoriser l’apparition d’une élite plutôt que le développement des recherches sur les Noirs 40. La migration du Sud rural vers les villes du Nord ne s’interrompit pas complètement au cours de la Grande Dépression, comme le montrent les statistiques précédemment citées concernant Chicago. La mise en place d’aides au départ du secteur agricole à la suite de la crise de l’agriculture dans le Sud, ainsi que les aides aux sans-emploi dans les villes du Nord, favorisèrent la poursuite de l’émigration des Noirs du Sud vers ces villes. L’intervention des autorités fédérales pendant le New Deal ne fut pas toujours favorable aux Noirs : ce ne fut le cas ni dans l’agriculture ni pour le logement, où les financements concernaient des logements spécifiques à chaque race. Mais certains programmes sociaux dans le Nord étaient cependant moins discriminatoires que ceux qui existaient dans le Sud, et les Noirs n’y étaient pas exclus de la liste des « défavorisés », sur lesquels portait l’intérêt des autorités.

Le New Deal est marqué aussi par des avancées à caractère symbolique quant à la place accordée aux Noirs dans la vie publique : quelques postes officiels leur sont confiés ; des personnalités en vue, notamment Eleanor Roosevelt, manifestent publiquement leur hostilité aux comportements discriminatoires à l’encontre des Noirs. Le vote des Noirs des grandes villes du Nord est un élément important dans le changement des autorités politiques à leur égard : pour la première fois, en 1936, ceux-ci abandonnent le vote pour les républicains au profit du vote pour les démocrates, contribuant ainsi à la réélection de Roosevelt. A partir du milieu des années 1930, l’un des principaux terrains de lutte des associations en faveur des Noirs est celui des discriminations dans l’emploi. En partie sous l’influence de la NAACP, qui entretient des relations avec une organisation syndicale nouvellement fondée s’adressant aux travailleurs de l’industrie, le CIO (Congress of Industrial Organizations) 41, quelques syndicats acceptent l’adhésion de Noirs. L’alliance de la NAACP et du CIO marque la reconnaissance par les dirigeants syndicaux de l’impossibilité d’organiser les travailleurs en excluant les Noirs : en 1941, lors d’une grève dans l’industrie automobile à Detroit, le syndicat des travailleurs de l’automobile réclame et obtient l’intervention de la NAACP pour rallier les Noirs à la grève. Durant les vingt années suivantes, la solidarité entre syndicats et Noirs deviendra la pierre de touche de la politique de la NAACP. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Noirs rencontrèrent les mêmes difficultés que celles auxquelles ils avaient été affrontés au cours de la Première : des discriminations dans l’armée et sur le marché du travail, une tension raciale dans le Sud, mais aussi dans les villes du Nord 42. La menace d’une marche sur Washington de travailleurs noirs, sur l’initiative de Philip Randolph, déboucha sur la création par Roosevelt, en juin 1941, de la Fair Employment Practices Commission, chargée de favoriser l’emploi des Noirs. Quoique dépourvue de pouvoir d’intervention directe,

cette commission permit quelques avancées de l’emploi des Noirs dans les industries de guerre. Un nouveau type d’émeutes urbaines était apparu avant même le début de la Seconde Guerre mondiale. A Harlem, en 1935, en réaction contre une intervention de la police et à la rumeur (infondée) de la mort d’un adolescent noir par suite de cette intervention, des émeutiers attaquèrent des magasins, et pas seulement ceux appartenant à des Blancs 43. Pendant la guerre, responsables politiques et spécialistes des relations entre les races exprimèrent de manière répétée leur crainte de l’apparition d’émeutes dans les villes comme il s’en était produit à la fin de la Première Guerre mondiale. Plusieurs émeutes avaient effectivement marqué l’année 1943 – celle de Detroit, en juin, avait fait trente-quatre morts, ce qui en fait la plus meurtrière depuis l’émeute de 1919 à Chicago. Ce renouveau de la tension raciale favorisa l’apparition de nombreux comités locaux chargés de s’occuper des conflits entre races ; ils étaient en général animés par des Blancs libéraux. Certains donnèrent naissance à des administrations et à une nouvelle profession, celle de spécialiste des « relations entre les groupes » (intergroup relations) – l’appellation euphémique qui s’imposa au cours de cette période pour désigner les relations raciales. Une association nationale, la National Association of Intergroup Relations Officials, regroupait à la fois les responsables des administrations nouvellement créées par les États ou les villes et les responsables d’organisations plus anciennes, comme la NAACP et l’Urban League 44. Au cours des années suivantes, cette association fut l’un des points de contact entre les sociologues et les libéraux qui définissaient les relations raciales comme un problème social auquel devaient être apportées des « solutions rationnelles » visant à des changements sociaux progressifs. Après 1945, avec la mécanisation de la culture du coton dans le Sud, la migration massive vers les villes du Nord et vers l’Ouest reprit, et, en conséquence, l’expansion des ghettos noirs : à Chicago la population noire

passa de 277 700 en 1940 à 492 200 en 1950, une augmentation cinq fois supérieure à celle de la décade précédente. Elle fut suivie d’une nouvelle augmentation de 320 300 personnes entre 1950 et 1960 45. D’autres villes du Nord connurent des évolutions similaires, qui renforcèrent l’importance électorale des Noirs. Celle-ci apparut au grand jour en 1948, lors de l’élection de Truman : le soutien apporté à celui-ci par les Noirs eut pour contrepartie l’abandon officiel de la ségrégation dans les forces armées et des pressions de l’administration en faveur de l’emploi des Noirs sur les firmes qui travaillaient pour le gouvernement fédéral. Mais les effets directs de l’action de l’administration Truman furent peut-être moins importants que les changements des normes en matière de relations raciales qu’elle dessinait. L’état des relations raciales était par ailleurs influencé depuis les années 1930 par la conjoncture internationale. A partir du New Deal, et plus encore pendant la guerre, de nombreux « libéraux » – des Blancs de classe moyenne partisans d’une évolution vers une plus grande égalité raciale – devinrent sensibles à la contradiction entre la lutte contre les nazis à l’extérieur du pays et l’acceptation de la ségrégation dans le Sud. La guerre froide – la propagande de l’Union soviétique mentionnait fréquemment la situation des Noirs dans le Sud – et l’importance croissante de l’Afrique et de l’Asie pour la politique américaine contribuèrent, après 1945, à renforcer le camp des partisans d’un démantèlement du régime de ségrégation des États du Sud. Des avancées juridiques vers l’égalité des droits civiques prennent place dans les années 1950. La NAACP pratique avec succès une politique de harcèlement juridique contre les pratiques ségrégatives dans le Sud. Une étape décisive est franchie avec un arrêt de la Cour suprême, en 1954, qui rend illégale la ségrégation scolaire. Durant les mois suivants, le fait nouveau est un recours croissant des Noirs à l’action directe non violente de masse. C’est d’abord la discrimination dans les services publics que cherche

à interdire cette mobilisation. Le boycott victorieux des autobus à Montgomery (Alabama) en 1955 permet d’obtenir un succès qui aura un immense retentissement. La visibilité de cette nouvelle forme d’action repose notamment sur un leader noir, le pasteur Martin Luther King, partisan de l’action de protestation non violente inspirée de l’exemple de Gandhi, et sur une nouvelle organisation, le Congress of Racial Equality (CORE), qui prône l’action directe et s’intéresse aux problèmes des quartiers pauvres. Le succès obtenu par la NAACP dans la condamnation légale de la ségrégation dans le Sud réoriente, à la fin des années 1950, la protestation des Noirs vers les problèmes économiques et sociaux dans les villes. Au printemps 1960, une série de manifestations non violentes d’étudiants s’opposant à la ségrégation dans les commerces marque une rupture avec les techniques légalistes antérieures de la NAACP et met un terme à sa prééminence sur les autres organisations de défense des droits des Noirs. La même année, après l’élection à la présidence de John Kennedy, pour la première fois un gouvernement fédéral comprend un nombre important de Noirs. La discrimination dans le financement des logements est immédiatement abolie et, en 1962, un comité est chargé de contrôler que la politique d’emploi des firmes bénéficiant de contrats avec le gouvernement fédéral n’est pas discriminatoire à l’égard des Noirs. D’autres évolutions ne furent pas aussi favorables aux Noirs. Au cours des années 1950, leur situation économique dans les villes, qui avait connu depuis la fin des années 1930 une amélioration sensible, cessa de progresser, au moins par comparaison avec la situation des Blancs, par suite notamment de la diminution du nombre des emplois non qualifiés : selon une statistique officielle, la médiane des revenus familiaux de l’ensemble des Noirs, qui correspondait à 30 % de celle des Blancs en 1930, atteignait 54 % environ en 1953, mais stagnait au même niveau en 1963 46.

L’exacerbation des rivalités entre les différentes organisations de défense des droits des Noirs favorisa par ailleurs la radicalisation de leurs positions : avec le développement de l’action directe – manifestations d’étudiants et d’élèves contre la ségrégation scolaire dans le Sud, actions à la porte des entreprises ayant une politique d’emploi discriminatoire et devant les commerces pratiquant des dispositions ségrégatives –, le rythme d’évolution s’accéléra au début des années 1960. Une marche sur Washington, en août 1963, soutenue par Philip Randolph, les principales Églises protestantes et quelques leaders syndicaux, réunit plus de 200 000 personnes et marqua une sorte d’apogée de la mobilisation de masse en faveur d’une action au niveau fédéral. Elle déboucha sur la loi sur les droits civiques de 1964, qui élargit les possibilités d’intervention des autorités fédérales. Les années suivantes furent marquées par des émeutes au cours desquelles des Noirs attaquèrent les entreprises possédées par des Blancs dans les quartiers pauvres des villes. Une frange « radicale » des Noirs prôna alors l’action violente et révolutionnaire contre l’oppression par la communauté blanche et revendiqua dorénavant non seulement l’égalité, mais encore la séparation des races. Un rapport officiel souligne que ces revendications marquent un nouveau retournement dans les revendications des Noirs : « Une grande partie du programme économique [des groupes qui prêchent la séparation des races], tout comme leur intérêt pour l’histoire des Noirs, l’effort personnel, la solidarité et la séparation des races, rappelle Booker Washington. La rhétorique est différente, mais les idées sont remarquablement semblables 47. » C’est à cette histoire mouvementée qu’ont été confrontés les chercheurs étudiant les Noirs des États-Unis, et plus généralement tous ceux travaillant dans le domaine des relations entre races et entre cultures. Sans développer davantage, on peut relever que les événements et les évolutions rapides des années 1960 ont été perçus par de nombreux chercheurs du domaine comme le signe indubitable d’une sorte de faillite intellectuelle de l’ensemble des

perspectives des sciences sociales, qui n’avaient su ni les comprendre ni les prévoir. Ce sentiment est notamment exprimé dans l’allocution prononcée par Everett Hughes en qualité de président de l’Association américaine de sociologie, en août 1963, et il concerne, sinon chez Hughes du moins chez d’autres, les recherches inspirées par Park 48. On reviendra plus loin sur la relation du cadre de référence de Park avec cette histoire.

Recherches et financements de recherches dans le domaine des relations de races et de groupes ethniques Dès le début de son implication dans le financement des recherches en sciences sociales, en 1923, le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund avait inscrit parmi ses objectifs le financement de recherches sur le « problème noir » 49. Leonard Outhwaite, qui avait suivi une formation en anthropologie, fut chargé de définir et d’organiser ce programme. Il partageait les vues des « libéraux » du Sud, pour lesquels la ségrégation entre les races dans le Sud était un état durable, voire définitif. Il convenait, selon eux, de soutenir le développement d’institutions viables s’adressant spécifiquement aux Noirs et l’émergence d’une élite de dirigeants, notamment dans les professions libérales et intellectuelles. L’un des domaines d’intervention privilégié était, comme au temps de Booker Washington, une offre d’éducation appropriée aux Noirs. Une meilleure connaissance de la différenciation interne de la population noire, moyen supposé d’une gestion plus harmonieuse des relations entre races, figurait aussi parmi les soucis d’Outhwaite 50.

Lors d’une réunion d’administrateurs du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, en 1927, Outhwaite formula brutalement les objectifs pratiques de l’intervention du fonds par rapport à la population noire : « Nous avons affaire à un groupe de gens inclus dans notre pays pour le meilleur et pour le pire. Il ne semble pas y avoir de moyen de nous débarrasser d’eux, même si nous le souhaitons. Notre objectif est, par conséquent, de les mettre en état le plus tôt possible de former leurs propres dirigeants et de disposer d’un financement propre de leur système d’aide sociale. Plus tôt ce sera fait, plus tôt la charge en sera retirée au système d’aide sociale et à l’administration publique du reste du pays 51. » Cette politique de soutien à un développement séparé et autonome de la communauté noire inspira jusqu’en 1940 l’attribution des financements, non seulement du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund, mais aussi d’autres fondations intervenant dans ce domaine, comme le General Education Board, une autre fondation financée par la famille Rockefeller, qui soutenait des établissements d’enseignement, ou la Fondation Rosenwald. Elle détermina partiellement les possibilités de recherche en sciences sociales, ainsi que les carrières des chercheurs. L’Université de Caroline du Nord fut l’une des institutions retenues pour développer un programme de recherche sur les Noirs, et l’entourage du sociologue Howard Odum reçut des subsides importants. Les fondations s’accordèrent également pour soutenir des programmes d’enseignement avancé et des recherches dans une demi-douzaine d’universités destinées aux Noirs. C’est à Fisk University (à Nashville, Tennessee) que, sous le patronage d’Outhwaite, fut développé un département de sciences sociales dont la direction fut confiée, comme on l’a vu, à Charles Johnson. Ce département reçut la mission d’étudier les populations noires du Sud et les relations entre les races. Au cours des vingt années suivantes, à peu près tous les

chercheurs noirs en sciences sociales enseignèrent au moins un moment à Fisk 52. Quelques bourses d’études furent par ailleurs accordées par le Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund à des Noirs candidats à des études de thèse. L’une d’entre elles bénéficia à Franklin Frazier. L’action du LSRM et de la Fondation Rockefeller qui en prit la suite est étroitement mêlée à celle de la Fondation Rosenwald, créée en 1917 par le président de la firme de vente par correspondance Sears Roebuck, alors la plus importante des États-Unis. La Fondation Rosenwald avait initialement des objectifs très généraux, mais, entre 1917 et 1927, ses capacités de financement furent principalement utilisées pour subventionner la construction d’écoles rurales pour les Noirs du Sud. Restructurée en 1928, la Fondation Rosenwald fut placée sous l’autorité d’Edwin Embree, précédemment membre du conseil de direction d’une des fondations de la famille Rockefeller, qui disposa d’une large autonomie pour définir une politique. Selon Embree, l’effondrement de l’économie de plantation dans le Sud était à l’origine – ou était au moins une circonstance aggravante – des problèmes des Noirs et des conflits entre races dans le Sud. La politique de la Fondation Rosenwald s’inscrivit donc dans une perspective de soutien à un développement régional du Sud rural. Ses ressources furent consacrées à des interventions sur différents aspects du « problème noir » – l’éducation, la santé, le soutien à des organisations de coopération interraciale – et au soutien à des recherches 53. A partir de 1931, plusieurs études sur les travailleurs des zones agricoles furent ainsi destinées à orienter – ou à justifier – la politique de l’administration fédérale à l’égard des Noirs et du Sud. Une des recherches financées de cette manière, qui donna naissance à l’ouvrage de Charles Johnson Shadow of the Plantation (1934), constitua le volet sociologique d’une étude sur les maladies vénériennes 54. Un peu plus tard, une série d’études fut entreprise sur l’état des populations agricoles du Sud, ainsi que sur les Noirs dans l’industrie 55.

Les liens étroits entre les recherches sur les Noirs, les conjonctures socio-politiques et les finalités pratiques n’apparaissent pas seulement dans les recherches soutenues par la Fondation Rosenwald. Dans le cadre d’un comité regroupant les représentants de différentes associations d’éducateurs, la Youth Commission, fut financée une série d’études sur les jeunes Noirs de différentes régions des États-Unis. Plusieurs des chercheurs disposant d’une notoriété établie dans le domaine furent impliqués dans ce projet : des proches de Park, comme Johnson, qui étudia les jeunes des zones rurales du Sud 56, ou Frazier, qui étudia les jeunes des villes de la frontière entre le Nord et le Sud 57 ; des proches de Lloyd Warner, comme John Dollard et Allison Davis, qui étudièrent le Sud 58. Le cadre dans lequel furent menées ces recherches correspond à un dispositif assez semblable, dans le domaine de l’éducation, à celui du Social Science Research Council. A l’origine, en 1935, on trouve l’« inquiétude » de présidents d’université et d’autres éducateurs à l’égard de la situation des jeunes frappés par le chômage pendant la Grande Dépression, qui avait entraîné une augmentation massive de la scolarisation dans les high schools. La commission se proposait de définir les « problèmes des jeunes » et, pour déterminer les différents aspects de ceux-ci, elle commanda des recherches et sollicita un financement auprès de l’une des fondations Rockefeller, le General Education Board. L’investigation devait déterminer les effets sur le développement de la personnalité des jeunes Noirs de leur appartenance à un groupe racial minoritaire. Le General Education Board ne s’intéressa pas longtemps aux activités de la Youth Commission, qui, en conséquence, disparut dès 1942 59. A peu près à la même époque, la Carnegie Corporation, dont les activités étaient principalement tournées vers le soutien à des œuvres

d’éducation, entreprit d’organiser une recherche sur « l’éducation et les problèmes des Noirs » 60. La direction de cette recherche fut confiée en 1938 à un économiste suédois, Gunnar Myrdal, dont l’absence de connaissance préalable du domaine fut considérée comme une garantie d’objectivité. Myrdal fit appel pour rédiger plusieurs rapports préliminaires à des spécialistes américains de ce domaine, dont Charles Johnson et l’anthropologue Melville Herskovits, et sollicita l’avis sur son rapport final de Louis Wirth et de Franklin Frazier 61. A partir des années 1940, les fondations soutinrent moins activement les recherches sur les relations raciales. La Fondation Rosenwald abandonna sa politique d’aide à un développement régional dans le Sud après que ses responsables se furent alarmés du caractère « prolétarien » des mouvements qui se développaient chez les Noirs du Sud au début de la guerre 62. Au cours des années suivantes, elle apporta son soutien au mouvement pour les droits civiques 63. Le seul projet de recherche de grande ampleur qui déboucha sur une publication, antérieure à 1960, qui retint l’attention des chercheurs en sciences sociales, l’enquête dirigée par Adorno, n’appartient pas tout à fait à ce domaine, puisqu’elle porte sur les bases de l’antisémitisme 64. Toutes les recherches dans le domaine des relations entre races et entre groupes ethniques ne furent pas financées avec des objectifs aussi étroitement liés aux débats d’actualité dans ce domaine que celles qui viennent d’être citées. Il en allait ainsi, par exemple, de la monographie de Hughes sur une ville du Québec publiée en 1943. Si celle-ci fut financée en partie par la Fondation Rockefeller, ce fut dans le cadre d’un soutien au développement de la sociologie au Canada et d’un programme de recherche sur le chômage 65. La Works Progress Administration, un organisme créé par l’administration Roosevelt pour coordonner les actions des institutions fédérales fournissant des emplois à des chômeurs 66, contribua de même à la réalisation de diverses recherches sur le quartier noir de Chicago, que

dirigèrent Horace Cayton et Lloyd Warner ; celles-ci aboutirent plusieurs années plus tard à la publication de Black Metropolis (1945), ainsi placé sous le double patronage intellectuel de Robert Park et de Lloyd Warner. Les recherches inspirées par Hughes et Warner sur les relations entre races dans le travail furent financées, comme on l’a vu, en tant que recherches sur le travail et sur les entreprises, dans le cadre du Committee on Social Relations in Industry de l’Université de Chicago 67. On doit également mentionner que quelques thèses dans le domaine ne bénéficièrent d’aucun financement – tout au moins pas d’un financement important. Souvent restées inédites, elles donnèrent cependant parfois naissance à des articles de revue. Cet inventaire rapide montre qu’une grande partie des recherches sur les relations raciales et les Noirs – notamment plusieurs de celles dont l’audience dépassa les sciences sociales – ont été entreprises en relation avec les interrogations politiques lancinantes sur un problème public omniprésent dans la société américaine. Comme l’écrivait en 1958 Herbert Blumer dans la remarque placée en exergue à ce chapitre, les recherches de ce domaine postérieures à 1930 ont été réalisées dans un contexte où régnait un souci d’« amélioration » des relations entre les races et, plus précisément, d’une amélioration lente et progressive de celles-ci – le contraire de l’évolution qui devait prendre place dans les années 1960. Le choix des thèmes d’investigation – les travailleurs agricoles des zones de plantation, les comportements familiaux, la ségrégation et la discrimination raciale et ses effets sur les jeunes, la syndicalisation des travailleurs de l’industrie, les diplômés noirs, etc. – et parfois l’orientation même du questionnement (comme on peut le voir à propos des enquêtes sur le Sud rural) sont l’écho direct des problèmes d’actualité. La relation des recherches avec le secteur sur lequel elles portent diffère ainsi de celle que l’on trouve à propos des recherches sur la délinquance, dont la définition

publique doit moins à des positions politiques générales et davantage à des intérêts professionnels investis dans ce secteur.

La perspective de Park sur les relations de races dans le contexte des années 1930 et 1940 Pendant toute sa carrière de chercheur, Park n’a cessé de s’intéresser aux problèmes des contacts entre races et entre cultures, gardant cet intérêt en tête – comme le révèle sa correspondance – pendant ses séjours en Chine, au Japon, en Inde ou aux îles Hawaii 68. Comme la majeure partie des écrits de Park, ceux qui concernent les relations entre les races sont des essais de circonstance (préfaces d’ouvrages, communications à des réunions de chercheurs, etc.). Ils adoptent généralement une sorte d’organisation thématique qui ne facilite pas la mise en évidence du cadre général des réflexions de l’auteur. Ces essais se recoupent souvent les uns les autres, et une première lecture suggère qu’ils présentent des inflexions dont on ne peut affirmer a priori qu’elles correspondent seulement à des différences de formulation ; on y trouve à la fois des affirmations péremptoires très générales, qui ne pourraient être fondées qu’à l’issue de longues recherches, et l’expression d’hésitations sur l’interprétation de tel ou tel phénomène. Le mode d’écriture de Park, enfin, ne facilite pas une lecture précise : s’adressant, peut-être par habitude de journaliste, à un public plus large que celui des sciences sociales, Park laisse souvent de côté la définition explicite des termes qu’il utilise. Toutes ces caractéristiques font des essais de Park un corpus relativement ouvert à des interprétations variées. Je dégagerai ici ce qui, dans la sociologie de Park, a servi de point de départ aux recherches

empiriques de ses élèves – ou du moins de certains d’entre eux. C’est sans doute le terme « perspective » tel que l’emploie Karl Mannheim qui convient le mieux ici pour désigner ce que ses élèves lui ont emprunté. On peut tirer des essais de Park, en effet, une sorte d’organisation de la perception des phénomènes dans le domaine des contacts entre races et entre cultures qui attire l’attention sur certains phénomènes, en laisse d’autres dans l’ombre et propose des interprétations des relations qui unissent différents aspects de ceux-ci. Bien entendu, Park ne s’est pas soucié de séparer ces éléments d’un certain nombre de propositions sur les évolutions en cours des relations entre races ou de ses interprétations de faits historiques avec lesquelles ils n’ont pas de lien nécessaire : comme on le verra, il affirma par exemple toute sa vie que les Noirs ont rapidement perdu, après leur arrivée sur le continent américain, tout héritage culturel africain – une affirmation qui apparaîtra ultérieurement erronée, mais qui est dépourvue de lien avec les éléments de base de sa perspective. La perspective de Park, comme toute perspective nouvelle au moment de sa formulation initiale, correspond à une réaction aux conceptions antérieurement établies dans le domaine. C’est par rapport à ce contexte que l’on doit découvrir les éléments significatifs qui la composent. J’ai également fait usage d’un second critère : les traits principaux de la perspective de Park doivent être cherchés parmi ceux qui sont restés à peu près inchangés depuis ses premiers essais « sociologiques », en 1913, jusqu’à la fin de sa carrière 69. D’ailleurs les chercheurs en sciences sociales qui se réfèrent à cette perspective n’ont pas cessé de citer l’ensemble de ses essais, sans souci de leur date de publication, et ni eux ni Park lui-même ne soutiennent qu’il existe une rupture dans sa conception des relations entre races 70. Si l’on pense à l’ampleur des changements survenus dans les relations entre races aux États-Unis depuis les premières publications de Park, en 1913, jusqu’aux dernières, au début des années 1940, il est remarquable que

les présentations critiques aient accordé si peu d’attention aux changements des contextes historiques de référence, alors même que Park fait souvent allusion aux derniers développements des relations raciales aux États-Unis. Il faut donc rappeler d’abord que le premier article de Park sur le sujet, écrit en 1913, se réfère à la population, essentiellement paysanne et villageoise (folk), des Noirs du Sud, qui vit sous le régime de la ségrégation établi à partir de 1877. Celui-ci se caractérise par la séparation juridique et psychologique des races, avec l’interdiction légale des mariages « mixtes », l’absence de droits politiques pour les Noirs, une séparation physique quasi complète des Blancs et des Noirs dans l’usage des équipements de santé, des transports et des écoles de tout niveau, ainsi que par le respect d’un code de conduite ritualisé réglant les contacts face à face entre races dans le domaine public 71. Ce régime de ségrégation est en partie au moins accepté par les Noirs eux-mêmes : le principal leader noir de la période, Booker Washington, ne s’insurge pas contre l’affirmation de l’infériorité des Noirs et plaide en faveur d’un développement séparé des deux races. Les derniers articles de Park, rédigés à la fin des années 1930, se réfèrent, au contraire, à une situation où, si le régime de ségrégation subsiste dans le Sud, presque la moitié des Noirs sont établis dans les villes du Nord, et où la revendication de l’égalité des droits politiques et d’un accès aux emplois de l’industrie est vigoureusement défendue par des organisations dans lesquelles les Noirs occupent des positions d’influence. L’un des deux premiers articles publiés par Park en 1913 dans une revue spécialisée de sciences sociales porte sur la question de l’intégration des Noirs – c’est-à-dire à ce moment-là des Noirs du Sud – dans la société américaine 72. La conception de la notion de race qu’y adopte Park rejette presque complètement l’idée d’une différence biologique entre races 73. La conception de Park doit être rapportée à la conviction de l’infériorité des Noirs par rapport aux Blancs, communément

admise avant 1914, y compris par les chercheurs en sciences sociales. Un exemple typique est fourni par l’article « Noirs » dans l’édition de 1911 de L’Encyclopaedia britannica : « […] Le Noir est mentalement inférieur au Blanc. […] La remarque de F. Manetta, écrite après une longue recherche sur le Noir en Amérique, peut être considérée généralement comme vraie pour l’ensemble de la race : “Les enfants noirs sont déliés, intelligents et pleins de vivacité, mais en approchant de l’âge adulte un changement graduel se manifeste. L’intelligence semble devenir nébuleuse, la vivacité laisse la place à une sorte de léthargie, l’animation succombant devant l’indolence. […] Quant au reste, la condition mentale est très semblable à celle d’un enfant, normalement de caractère facile et gai, mais sujet à des accès soudains d’émotion et de passion pendant lesquels il est capable d’accomplir des actes particulièrement atroces” 74. » La thèse de sociologie de Howard Odum (1884-1954), soutenue à Columbia en 1910 sous la direction de Franklin Giddings, adopte un point de vue similaire : comme le laisse entendre d’ailleurs son titre, Social and Mental Traits of the Negro, elle propose un inventaire général des traits supposés caractéristiques des Noirs 75. Bien entendu, la conviction que l’assimilation des Noirs aux autres populations des États-Unis (en premier lieu, les mariages entre races) n’est ni possible ni souhaitable apparaît comme la première conséquence de l’« infériorité biologique » des Noirs. Une partie importante des analyses de Park et des travaux inspirés jusqu’en 1940 par sa perspective développe une argumentation explicite contre les stéréotypes définissant les Noirs par un ensemble de traits. Mais Park s’écarte surtout des approches antérieures en prenant pour objet d’analyse les relations entre les races, et non les groupes raciaux en euxmêmes. Dans sa définition des relations entre races, Park insiste sur les

différences de traits physiques immédiatement perceptibles entre populations, qui ont des conséquences durablement (ou même définitivement) importantes dans la mesure où les intéressés et ceux avec lesquels ils sont en contact leur accordent de l’attention. Park souligne également l’ambiguïté de la notion d’assimilation : dans son article de 1913, il s’intéresse principalement au processus par lequel des groupes d’individus « parviennent à ce caractère constitué » qui les érige en segment de la société, et non au processus par lequel ils parviendraient à une unité intellectuelle et morale complète 76. L’obstacle premier à l’assimilation des Noirs (ou des Japonais) – unanimement jugée à l’époque irréalisable par les Blancs du Sud, comme Park le rappelle en citant l’un d’eux – ne tient pas à leurs capacités mentales mais à leurs traits physiques, à leur « marque raciale distinctive », qui met entre les races le « gouffre de la conscience de soi » 77. Dès ce premier article, Park compare le cas des Noirs des États-Unis à celui des populations qui sont à l’origine de la question des nationalités en Europe. Comme tous ses contemporains, il affirme ici – et il conserva tout au long de sa carrière ce point de vue – que les conditions de l’arrivée des Noirs aux États-Unis ont fait rapidement disparaître toute trace de l’héritage africain. C’est par cette caractéristique, selon lui, que le cas des Noirs se distingue de celui des groupes d’immigrants européens qui ont apporté avec eux aux États-Unis leur culture d’origine : les Noirs n’ont pas à adapter les éléments d’une culture qui viendraient de leur ancien monde, mais à réinterpréter la culture anglo-saxonne. Cette caractéristique mise à part, immigrés européens et Noirs sont, pour Park, essentiellement des ruraux qui rencontrent « les problèmes de l’adaptation à l’environnement de la ville et à la vie moderne 78 », comme il l’écrira un peu plus tard. Telles que les décrit schématiquement Park en 1913, les relations entre les races dans le Sud depuis la fin de l’esclavage sont caractérisées par l’isolement des Noirs par rapport à la société qui les entoure. Un moindre

isolement par rapport à la société des Blancs distinguait précédemment les esclaves domestiques des travailleurs des champs des mêmes plantations. Les « contacts proches et intimes », au cours de la période de l’esclavage, entre les Blancs et les esclaves domestiques avaient, selon Park, engendré des relations de compréhension et de sympathie qui se maintinrent parfois durant la période suivante. L’émancipation des esclaves a renforcé la séparation des deux races, qui a été aussi favorisée par le relatif manque de main-d’œuvre permettant aux travailleurs agricoles noirs de se déplacer lorsqu’ils étaient mécontents de leurs employeurs. Dans les relations avec ceux-ci, les Noirs étaient désavantagés par leur « longue habitude de soumission » et leur « ignorance des affaires » 79. Après l’émancipation apparurent des habitudes nouvelles de liberté, et ce qu’on peut dénommer une « dynamique culturelle » consécutive aux contacts plus étroits à l’intérieur du groupe des Noirs, dorénavant isolés du monde des Blancs. Des sentiments d’appartenance et de solidarité de race se sont développés – Park évoque déjà la naissance d’une littérature et d’un art propres au groupe, et, plus généralement, celle d’un idéal spécifique dans différentes sphères de l’existence. Esquissant un parallèle avec le modèle du développement des nationalités en Europe, Park affirme que c’est à travers les luttes contre les privilèges et la discrimination que se constitue et se renforce la conscience de race : ainsi, remarque-t-il en reprenant une formule de Booker Washington, les Noirs sont en train de devenir « une nation dans une nation » 80. Park relève pour terminer la tendance à la mise en place dans le Sud d’une organisation biraciale de la société, permettant aux Noirs d’accéder progressivement à une autonomie limitée, mais il se refuse à prédire l’issue finale de ce mouvement. Le cadre conceptuel que définit cet essai comprend donc une conception de la notion de race, une esquisse de définition de l’assimilation et l’hypothèse centrale de la sociologie des contacts entre races et entre cultures de Park : les contacts face à face et personnels sont la voie qui peut

conduire à l’assimilation. Dans ce cadre, Park esquisse une interprétation de l’histoire des relations raciales dans le sud des États-Unis et formule prudemment une hypothèse concernant leur évolution à venir. Les propositions que l’on peut tirer de cette interprétation – mais Park lui-même ne les formule pas explicitement – pourraient être soumises à des vérifications systématiques. Un peu plus tard, dans l’Introduction to the Science of Sociology, Park et Burgess proposent d’autres distinctions pour l’étude des relations entre races, en définissant quatre processus d’évolution de ces relations qu’ils désignent par les termes « concurrence », « conflit », « compromis » et « assimilation ». (Dans un langage plus contemporain, on considérerait plutôt que ces processus constituent autant de phases dans les relations entre les groupes raciaux.) L’analyse la plus englobante des relations entre races publiée par Park à la fin de sa carrière, en 1939, n’évoque qu’en passant la distinction entre ces quatre processus, mais celle-ci reste à l’arrière-plan 81. Les notions utilisées dans l’essai de 1939 sont celles qui apparaissaient dans l’article de 1913, et la comparaison avec ce dernier permet d’apercevoir ce qui, dans la perspective de Park, n’a été altéré ni par les évolutions de la situation au cours de la période, ni par les recherches menées par Park ou connues de lui. Comme l’essai de 1913, l’essai de 1939 est centré sur les relations entre races et insiste sur la conscience de race. L’essai de 1939 formule sans altération notable la conception de la conscience de race qui apparaissait dans l’article de 1913 : « Les relations de races […] sont les relations existant entre populations distinctes par leur origine raciale, en particulier quand ces différences raciales entrent dans la conscience des individus et des groupes distingués, et ainsi déterminent dans chaque cas la conception que l’individu a de lui-même, ainsi que son statut dans la communauté. […] Les relations de races […] ne sont pas tant les

relations qui existent entre les individus de différentes races que les relations entre les individus conscients de ces différences 82. » Park précise que le terme « relations de races » inclut « les relations qui ne sont pas conscientes ni personnelles bien qu’elles l’aient été ; les relations qui sont fixées et imposées par la coutume, la convention et la routine d’un ordre social dont il peut ne pas exister à un moment donné une conscience très vivante 83 ». Le champ des comparaisons invoquées en 1939 est plus large qu’en 1913. Le cas des Noirs aux États-Unis est inscrit cette fois dans une longue série d’exemples historiques, qui va de la Grèce antique à l’Inde, à la Chine et à l’Europe contemporaine, aux groupes culturels à fondement religieux (comme les mormons de l’Utah). Park désigne également – ce qu’il ne faisait pas en 1913 – l’une des origines des mouvements qui ont mis en contact les populations du monde : c’est une « demande brutale de travailleurs » qui, dans la période moderne, a mis en contact des populations qui vivaient autrefois isolées les unes des autres 84. Un article publié en 1944 développe ce point, ce qui suggère qu’il était en train 85 d’acquérir une importance grandissante dans la conception de Park . Sous une forme un peu différente, Park reprend en 1939 une idée déjà esquissée en 1913, en avançant que la spécificité des relations entre races tient à l’absence des liens entre groupes qu’établissent le mariage et la procréation. Ceux-ci sont les seuls moyens qui peuvent faire disparaître les « différences de coutumes, de tradition, de religion et de sentiments » : on retrouve l’idée que les relations intimes, notamment à l’intérieur de la famille, et la communication sont les facteurs susceptibles d’éroder les barrières par lesquelles les groupes raciaux tentent de maintenir leur intégrité 86. L’essai de 1939 ne se réfère pas seulement aux Noirs du sud des ÉtatsUnis. Park consacre un développement substantiel à la situation des Noirs

dans le Nord. La migration vers le Nord s’est accompagnée d’une compétition des Noirs avec les Blancs pour des emplois et des places « où ils seraient relativement en sécurité » – une compétition ne se situant pas seulement au niveau des individus, mais concernant aussi les groupes dans leur ensemble 87. Park souligne le nouveau rôle politique qui découle de cette migration, les possibilités d’éducation qu’elle a ouvertes et, en conséquence, la diversité croissante des métiers exercés et l’apparition d’une classe moyenne noire – bref, un ensemble de phénomènes mis en évidence par les recherches de plusieurs de ses anciens élèves, et notamment, comme on le verra, par Franklin Frazier. L’idée que les relations de races connaissent un changement significatif lié au développement des « classes professionnelles » et « industrielles », apparaît pour la première fois chez Park dans un 88 essai de 1928, à propos du Sud . Le point est un peu plus développé dans la préface à l’ouvrage d’un de ses élèves, Bertram Doyle, en 1937 : « Bien que la caste persiste encore et serve à réguler les relations de races, de nombreux facteurs – l’instruction, le développement dans la communauté noire d’une classe composée de membres des professions établies […] et d’une intelligentsia qui cherche à organiser et à diriger une nouvelle conscience de race – n’ont pas seulement concouru à saper le système traditionnel de 89 castes, mais aussi à le rendre obsolète . » Park ajoute plus loin que les changements concernent aussi le Nord. Dans un essai postérieur, Park (qui ne cite pas Frazier) est encore plus explicite : « Les changements les plus profonds dans les relations de races, si ce n’est dans l’idéologie raciale, sont survenus avec l’apparition d’une hiérarchie de catégories professionnelles dans les limites de la race noire, si bien que les Noirs peuvent s’élever et s’élèvent effectivement jusqu’à une sorte d’égalité dans le métier et la

profession avec les autres races et populations qui n’ont pas été handicapées par la ségrégation et les institutions d’un système de castes 90. » Ces évolutions internes à la population noire ont ébranlé l’organisation antérieure en castes des rapports entre Blancs et Noirs, affirme Park, car la distance qui sépare les deux populations à l’intérieur de la même classe sociale tend à diminuer : les Noirs sont ainsi en train de devenir aux ÉtatsUnis une minorité. Même si cette conclusion n’est pas formulée dans le vocabulaire de l’Introduction to the Science of Sociology, il est clair que Park affirme ici que, vingt ans après l’arrivée en masse des Noirs dans les villes du Nord, une nouvelle étape s’est ouverte dans les relations entre races. Park, ainsi d’ailleurs que d’autres à la même époque, comme Warner et ses associés, utilise la notion de caste pour désigner des groupes hiérarchisés où les mariages à l’extérieur du groupe sont prohibés et où le passage dans le groupe supérieur est impossible 91. Derrière l’affirmation d’une transformation des relations de races passant du modèle de la caste à celui de la minorité, on peut lire la réaction de Park aux interprétations de Lloyd Warner et de ses proches, qui réalisent des recherches sur une ville du Sud au milieu des années 1930 92. Le recueil dans lequel est publié l’article de Park de 1939 est l’un des lieux de cette confrontation : dans leur contribution à ce recueil, Lloyd Warner et Allison Davis avancent que, dans le Sud, il n’y a pas eu de progrès pour les Noirs sur des points essentiels au cours des vingt années précédentes et que les relations entre Noirs et Blancs sont des relations de castes fondamentalement stables. Un peu plus tard, Warner interprète aussi en termes de castes les relations entre races dans le Nord 93. La

contribution de Park au recueil réuni par Thompson en 1939 insiste au contraire, comme on vient de le voir, sur l’ampleur des changements en cours, tout comme celle de Charles Johnson qui conclut le recueil. Johnson met en avant des facteurs comme l’élévation du niveau culturel et la différenciation sociale accrue qui ont accompagné l’urbanisation, l’introduction de nouvelles technologies qui a modifié le marché du travail, la place des femmes et le syndicalisme. Au vu des évolutions ultérieures, les analyses de Park et de Johnson apparaissent plus pénétrantes que celles de Warner. Park ne se risque pas à prévoir précisément en 1939 l’avenir des Noirs dans la société américaine, mais, tout en ajoutant que les éléments manquent pour conclure, il cite les analyses d’un contemporain, Holmes, qui évoquent plusieurs possibilités : différentes formes de disparition par mélange entre les deux populations ou le maintien durable d’une société biraciale. L’essai de 1939 se conclut par une interprétation globale de l’évolution mondiale des relations entre races liée à l’expansion de l’Europe, dont la dernière phase est marquée notamment par le développement des grandes villes : « Les relations entre les races sont par essence des relations entre étrangers, entre des populations qui sont associées principalement à des fins séculières et pratiques, pour l’échange de biens et de services. » Les différences de race, de coutumes, de tradition, de religion et de sentiments se renforcent mutuellement lorsqu’elles ne sont pas brisées par les intermariages. Il existe donc un conflit irréductible « entre une société fondée sur la famille et une société fondée sur le marché », ou entre la folk culture des zones reculées et la civilisation des villes. Les conflits de races, conclut Park, « sont des conflits inévitables entre le petit monde de la famille dans ses efforts pour préserver son héritage sacré contre les conséquences désintégratrices du contact

impersonnel et le monde plus large des affaires et de la politique. […] Ainsi les conflits de races dans le monde moderne, qui est déjà, ou sera bientôt, une seule grande société, seront de plus en plus dans le futur confondus avec, et éventuellement supplantés par, les conflits de classes » 94. On voit que le rapprochement des deux essais (1913 et 1939) ne fait pas apparaître d’altération notable de la perspective sur les relations entre races proposée par Park, mais plutôt une reformulation des mêmes idées et l’ajout de précisions sur des aspects laissés initialement dans l’ombre. L’accent mis dans l’essai le plus tardif sur l’importance des conflits (laissée de côté dans le premier essai, mais présente dès les années 1920 dans d’autres textes) semble l’écho des événements marquants de la période écoulée depuis 1913, notamment les émeutes urbaines périodiques dont les Noirs ont été d’abord les victimes et, à partir des années 1930, parfois les agents actifs. L’insistance à voir dans le développement des conflits et l’action des Noirs un des ressorts essentiels de l’évolution, que l’on retrouve dans certains de ses derniers essais, distingue le point de vue de Park de celui de la plupart des chercheurs de la période 1930-1965. Dans une lettre à l’un de ses anciens élèves, Horace Cayton, en 1943, Park insiste d’ailleurs sur l’opposition entre son point de vue et celui des « libéraux », qui jugeaient que les évolutions ne pouvaient être que lentes et progressives : « Je pense que les libéraux se rendent compte maintenant que la cause des Noirs doit gagner dans le long terme. La seule chose, c’est qu’ils ne veulent pas qu’elle gagne trop vite et que le changement soit si rapide qu’il aboutisse à des désordres comme ceux que nous avons eus. Personnellement, je ne suis pas d’accord avec les libéraux. En fait, je n’ai jamais été un libéral. Si un conflit se produit à la suite des efforts des Noirs pour améliorer leur place, ce sera parce que les Blancs le déclencheront. De tels conflits se produiront probablement

et sont plus ou moins inévitables, mais la situation sera meilleure après 95. » L’allongement de la liste des cas connus par Park – soit directement par ses propres recherches, soit par celles qu’il a dirigées, soit simplement par ses lectures – est, comme on l’a suggéré, considérable entre 1913 et la fin de sa carrière. Au cas des Noirs des États-Unis, dont Park a, au fil du temps, suivi l’évolution, s’est ajouté celui des relations entre Noirs et Blancs au Brésil, très différent de l’exemple des États-Unis 96, ainsi que l’exemple des îles Hawaii, caractérisé par un mélange relativement rapide de populations par intermariage entre la population polynésienne autochtone et les différents groupes d’immigrés (japonais, chinois, philippin, portugais, 97 anglo-saxons, etc.) . Plus nettement encore qu’en 1913, la perspective de Park en 1939 se distingue de celle de ses contemporains, et a fortiori de celle des chercheurs de la période postérieure à 1945, par sa dimension historique et par la largeur de son cadre comparatif. Ce qui semble avoir frappé Park dans la période qui sépare ces deux essais peut s’intégrer sans difficulté à son cadre d’analyse, notamment les résultats de ses recherches, postérieures à 1918, sur la presse des groupes d’immigrants, sur les modes d’adaptation de ceux-ci (avec William Thomas et Herbert Miller), et sur les relations raciales sur la côte du Pacifique. Comme le montrent, entre autres, le compte rendu qu’il publia en 1923 sur 98 des ouvrages de la Harlem Renaissance , et son attention à l’apparition des 99 politiciens noirs , Park portait un grand intérêt aux signes du développement d’une conscience de race chez les Noirs. Ses recherches du début des années 1920 ont mis en évidence que la participation à des institutions spécifiques aux émigrants améliorait leur position dans la concurrence qui les opposait à d’autres groupes et favorisait une intégration plus complète aux institutions américaines. Les recherches sur la côte du Pacifique ont révélé l’importance cruciale pour la deuxième génération

issue de l’immigration de la participation à des groupes et des contacts « secondaires » – à l’école, dans les activités de loisirs, par la presse, etc. ; cette génération est apparue à Park « américanisée » dans ses attitudes et ses perspectives d’avenir au prix de conflits internes 100. Replacées dans le cadre temporel de l’évolution des relations de races entre 1900 et 1960, les interprétations de Park semblent plutôt clairvoyantes : plusieurs des phénomènes auxquels il a prêté attention sur le moment (les conflits concernant le logement, le travail et le statut ; l’apparition chez les Noirs d’une conscience de race, etc.) sont ceux que les analyses historiques ultérieures ont mis en avant 101. Par contre, Park a été peu attentif dans ses essais aux actions organisées par des Blancs – dans le Sud et ailleurs – pour maintenir l’infériorité de statut des Noirs ou pour renforcer la ségrégation dans l’habitat et l’emploi 102. Il n’a jamais envisagé la possibilité d’une intervention efficace des pouvoirs politiques ou de l’État fédéral dans le domaine des relations raciales, alors que les évolutions en cours dès les années 1930 pouvaient suggérer la possibilité et l’importance de celle-ci. La cécité de Park à l’égard des possibilités d’intervention de l’État fédéral était sans doute favorisée par le fait que la période autour de 1890 avait été marquée par ce qu’il interprétait (avec d’autres) comme une détérioration prononcée de la situation des Noirs dans le Sud 103. Park était convaincu, comme Graham Sumner, qu’il était impossible d’altérer notablement les évolutions des mœurs par des dispositions législatives. Enfin, la description que donne Park des relations entre races au cours de la période de l’esclavage comme de la période autour de 1890, où s’était établi un régime renforcé de ségrégation dans le Sud, laisse largement de côté les aspects les plus violents de la domination des Blancs 104. Cette omission – analogue en son principe à celles que l’on trouve dans des travaux historiques réalisés à toute période sur n’importe quel sujet – a certainement frappé les lecteurs de Park à partir des années 1960.

Si l’on rapproche le cadre d’analyse proposé par Park des aspects les plus visibles des contacts entre races au cours de la période, en portant attention à ce que Park laisse de côté, on ne peut manquer de relever le fait que ce cadre est une sorte d’abstraction de l’expérience historique des ÉtatsUnis – avec son accent sur la concurrence entre groupes pour l’emploi et l’habitat – considérée du point de vue d’un membre du groupe dominant – qui voit dans l’assimilation à ce groupe (en un sens qui ne peut être tout à fait précisé) le seul avenir concevable pour les autres groupes de population. Cette présentation des essais de Park s’écarte notablement de celles que l’on trouve ailleurs. Une place centrale est en effet généralement accordée à l’hypothèse d’un « cycle de relations entre les races », qui est pourtant formulée par Park une seule fois explicitement dans un article de 1926 105. Bien que la conclusion de l’article de 1939 citée précédemment ne soit pas totalement incompatible avec cette interprétation, l’évocation de différentes hypothèses concernant l’avenir des Noirs aux États-Unis que l’on trouve dans le même article devrait interdire de lui accorder une place centrale. Park cite en effet plusieurs exemples historiques – les Juifs en Europe, les castes de l’Inde, produits, selon lui, de la soumission d’une population à ses envahisseurs – qui contredisent la conformité de toutes les évolutions à un tel cycle. De plus, le terme de celui-ci, l’assimilation, n’est pas complètement défini pour Park, et le rythme de son déroulement temporel n’est pas précisé 106. L’incertitude de la notion d’assimilation pour Park lui-même est mise en évidence dans un article (rarement cité) publié en 1930 dans l’Encyclopaedia of the Social Sciences. Park y traite essentiellement la notion comme une notion du sens commun, remarquant que « dans son usage populaire », il s’agit d’un « concept politique

plutôt que culturel » et qu’il désigne « le processus ou les processus par lesquels des populations définies par diverses origines raciales ou différents héritages culturels et occupant un même territoire parviennent à une solidarité culturelle suffisante pour entretenir une existence nationale » 107. Park ne propose pas dans la suite de cet essai de définition plus précise et il revient en conclusion sur la dimension politique de la notion : « L’assimilation devint seulement le concept plus générique et plus abstrait par rapport auquel l’ “américanisation”, et les verbes “américaniser”, “angliciser” et “germaniser” sont des termes plus spécifiques. Tous ces termes visent à décrire le processus par lequel les coutumes sociales et les idées et loyautés généralement acceptées dans une communauté ou un pays sont transmises à un nouveau citoyen 108. » Le cas des Noirs aux États-Unis n’est pas ici celui que Park a principalement en tête, mais il lui consacre un paragraphe où il relève qu’« après trois cents ans dans le pays, le Noir n’est pas assimilé », non parce qu’il a « préservé en Amérique une culture étrangère », mais parce qu’il est encore regardé comme un « représentant d’une race étrangère », et il souligne une nouvelle fois que « le principal obstacle à l’assimilation ne semble pas résider dans les différences culturelles mais dans les traits physiques » 109. Ainsi, la question de l’assimilation, avec toutes les incertitudes sur la signification de ce terme, est l’une de celles par lesquelles s’introduit dans les analyses de Park l’interrogation socio-politique de l’époque sur l’avenir des Noirs 110. L’idée de « cycle des relations entre les races » apparaît chez Park en 1926, juste après un séjour aux îles Hawaii, et il ne fait aucun doute que cet exemple très particulier est alors très présent à son esprit. L’article en question s’achève par cette remarque : « Dans les îles Hawaii, où toutes les races du Pacifique se rencontrent et se

mêlent dans des termes plus libres qu’ailleurs, les races originelles disparaissent et de nouveaux peuples naissent 111… » Park utilise (d’ailleurs rarement) le cycle des relations entre les races comme une sorte de schéma simplifié qui permet de mettre en perspective des exemples d’évolution historique, et non comme une proposition générale qui permettrait de prévoir l’avenir des relations raciales partout et toujours. Un manuscrit inédit de Park contient d’ailleurs cette remarque : « Ce cycle est une hypothèse, et la seule façon acceptable dans tous les cas de travailler avec une hypothèse est de chercher quand et dans quelles circonstances celle-ci n’est pas exacte 112. » Dans sa note critique sur Race et Culture de l’American Journal of Sociology, Frazier adopte cette interprétation : « Park ne considérait pas ce cadre de référence comme représentant nécessairement des étapes dans le temps dans le développement des contacts entre les races et entre les cultures 113. » On verra que Hughes a très tôt abandonné cette idée (qu’il traite à bon droit comme une vulgate plus que comme une idée de Park) lors de ses recherches sur la société québécoise. Si une telle importance a été accordée aux États-Unis à la question du point d’aboutissement de l’évolution des relations entre les races, c’est que les recherches dans ce domaine ont été dominées par une interrogation publique lancinante sur l’évolution des relations entre Blancs et Noirs. C’est par rapport à ce qui semblait aux chercheurs leur terme plausible ou souhaitable que les essais de Park – comme d’ailleurs les analyses ultérieures – ont été jugés « dépassés » ou au contraire acceptables. En dehors de la critique répétée de l’omission par Park des facteurs politiques influençant l’évolution des relations entre races, les critiques à l’égard des essais de Park ont porté sur sa cécité concernant une culture spécifique des Noirs, sur sa surestimation de l’homogénéité des objectifs politiques de

ceux-ci, sur sa sous-estimation des actions des Blancs en faveur du maintien de la situation des Noirs, et surtout sur le fatalisme inhérent à son point de vue – la principale critique formulée par Myrdal 114. On remarquera que ces critiques reposent sur des évidences immédiates admises à partir d’un point de vue singulier dans une période particulière, c’est-à-dire se situent sur le même terrain qu’une partie des affirmations de Park, qui reposent sur une observation globale des relations entre races et de leur évolution – ainsi que le font, aujourd’hui comme hier, journalistes et essayistes. Comme le relèvera bien plus tard et dans une conjoncture différente James Vander Zanden 115, le vocabulaire de l’assimilation, de l’intégration et du compromis est inadéquat quand on admet l’hétérogénéité raciale et ethnique des États-Unis, car il suppose une société hôtesse dont la culture et les valeurs seraient non contradictoires et stables, et à laquelle les immigrants tendraient en fin de compte à se conformer. En cela, la perspective d’analyse de Park reflète le point de vue d’un Anglo-Saxon protestant. Avant de revenir à certaines de ces questions à propos des recherches s’inscrivant dans le cadre analytique de Park, j’évoquerai brièvement son analyse des préjugés et des attitudes à l’égard des groupes raciaux, qui constitue un autre thème important de ses essais dans le domaine 116. Park a consacré plusieurs essais à la question des préjugés de race. Un premier examen de cette question se trouve dans la préface de l’ouvrage de Jesse Steiner sur les préjugés à l’égard des Japonais, en 1917 117. Park récuse l’idée, alors répandue, d’une antipathie instinctive entre races et avance que les préjugés raciaux constituent un phénomène « spontané » de défense, dont l’effet pratique est la limitation de la libre compétition entre les races 118. Les préjugés contre les Asiatiques, comme les préjugés contre les Noirs – et l’évolution de leur intensité – apparaissent ainsi comme une contrepartie de la lutte dans laquelle ceux-ci sont engagés pour améliorer leur statut – « une lutte pour défendre son prestige personnel, son point de

vue et son estime de soi 119 ». A plusieurs reprises Park met sur le même plan que la lutte pour le travail et le logement cette lutte des Noirs pour le statut, à laquelle il accorde une place décisive pour la période en cours. Avant 1865, dans le Sud, l’organisation établie en castes permettait à chacun de rester à sa place et assurait à chaque groupe racial un monopole sur un domaine d’activité, ce qui effaçait l’animosité raciale et rendait possible la coopération entre les races. Pour Park, la singularité des préjugés raciaux par rapport aux préjugés à l’égard des autres immigrants tient à la « marque externe » qui permet la ségrégation, et à l’isolement, qui est à la fois la cause et l’effet du préjugé racial. Même si Park ne multiplie pas les références, une relation de dépendance mutuelle lie ses essais et les recherches empiriques sur des thèmes particuliers de sociologues qui ont été ses élèves ou ses proches. En examinant ces recherches, on peut comprendre le fonctionnement effectif du cadre d’analyse proposé par Park et les enrichissements de ce cadre, qui renvoient également à sa confrontation avec les démarches documentaires introduites en sociologie au cours des années suivantes, aux réactions aux développements ultérieurs des relations entre les races aux États-Unis et aux expériences biographiques des différents chercheurs. J’examinerai d’abord deux recherches qui portent sur le Sud.

Les études sur les Noirs du sud des ÉtatsUnis Paradoxalement, c’est seulement à la fin de la carrière de Park qu’une thèse inspirée par lui étudie en détail les modes de contact entre les races et leur évolution dans le Sud, constituant indirectement une mise à l’épreuve d’une des affirmations de Park concernant la relation entre contacts intimes

d’une part, compréhension et sympathie entre races d’autre part. La thèse de Bertram Doyle, un pasteur noir originaire du Sud, alors professeur à Fisk University, est centrée sur ce que Park considère comme la forme de contrôle social la plus élémentaire et la plus persistante : l’étiquette qui règle les contacts face à face entre les membres des deux races. Pour sa publication trois ans plus tard, en 1937, dans la collection dirigée par Faris, Park et Burgess, Doyle ajoute à sa thèse une préface où, adoptant le ton détaché caractéristique de Park, il déclare n’être pas « spécialement intéressé par les solutions ». La carrière en sociologie de Bertram Doyle (né en 1897) fut relativement courte. Il commença sa thèse après son ordination comme pasteur de la Colored Methodist Episcopal Church en 1924, l’acheva en 1934 et enseigna la sociologie à Fisk de 1927 à 1937, puis à Atlanta ; il fut doyen de l’université municipale (college) de Louisville (Kentucky) entre 1942 et 1950, et publia en 1944 un deuxième ouvrage. Il retourna ensuite à une carrière ecclésiastique : évêque dans différents États du Sud, il n’entretint alors plus guère de contacts avec les sociologues. Une lettre à Everett Hughes, en 1970, suggère cependant que son attachement à la perspective de Park était resté fort car, s’il ne se souciait guère de la réédition du livre issu de sa thèse, il tenait absolument, si celle-ci se réalisait, au 120 maintien de la préface de Park . L’étude de Doyle porte sur la période de l’esclavage et, de manière plus rapide, sur celle qui suit son abolition, marquée dans le Sud par l’instauration rapide d’un régime de ségrégation. La documentation est principalement celle d’une recherche historique – mais le sujet avait été laissé de côté par les historiens : Doyle utilise récits de voyageurs, lettres, journaux intimes, récits d’esclaves, articles de presse relatant des incidents,

et examine les dispositions légales mises en place après 1865 ; pour la dernière période, il invoque des témoignages et, avec une certaine discrétion, ses propres observations, ce qui illustre le peu d’attention de Park et de son entourage sur les problèmes de méthode. L’ouvrage est d’ailleurs plus rapide sur la période postérieure à l’abolition de l’esclavage et sur la période contemporaine que sur la période antérieure, et s’intéresse surtout aux relations entre races dans les grandes plantations, peut-être en raison de la documentation disponible. Comme le remarque Frazier dans une note critique sur l’ouvrage, Doyle ne formule pas d’hypothèse et le mode de rédaction est essentiellement descriptif, la citation de documents servant à étayer les affirmations avancées 121. Doyle cherche à expliquer comment Blancs et Noirs ont vécu côte à côte dans le Sud de manière paisible dans le cadre de relations d’inégalité instituées. Les relations face à face entre les membres des deux races dans la vie domestique et dans les lieux publics étaient soumises à des règles d’étiquette qui prescrivaient strictement la conduite. Selon l’expression utilisée par Park dans sa préface, l’étiquette réglant les contacts entre races est l’essence même du système de castes du Sud (mais Doyle n’utilise luimême guère le terme « caste » 122), où la séparation des races est fixée par les habitudes et les mœurs : l’étiquette affirme la supériorité des Blancs, minimise les désaccords et évite les conflits. Pour Doyle, elle assure aussi le confort des Noirs, alors que son non-respect renforce les préjugés des Blancs et engendre des conflits. A partir de 1877, quand les Blancs du Sud ont rétabli un contrôle politique sur les États de l’ancienne confédération, l’acceptation de leur infériorité sociale a été imposée aux Noirs par des lois, le renforcement des règles prescrivant la déférence à l’égard de tous les Blancs et une séparation physique systématique. Un système biracial s’est ainsi établi à l’intérieur des institutions et dans certains métiers, notamment les professions comme la médecine, le barreau, l’enseignement. La conclusion de Doyle souligne la

lenteur des changements dans les relations entre les races et la continuité entre la période de l’esclavage et celle où il écrit, ainsi que le déclin « de la communication et de l’échange réciproque d’influence », c’est-à-dire la séparation croissante entre les races 123. On voit que cette analyse illustre des affirmations déjà avancées par Park avant toute recherche systématique. Doyle confirme et précise ces affirmations, mais il laisse de côté ce que négligeait Park : l’ampleur et la récurrence des conflits, un autre aspect des relations entre maîtres et esclaves que des études historiques ultérieures devaient mettre en évidence 124. Doyle dégage cependant un fait nouveau qui s’intègre sans difficulté à l’interprétation de Park : durant la période de l’esclavage, le maintien d’une distance formelle entre les deux races s’accompagnait souvent du développement de l’intimité entre les personnes au prix du respect du rituel : les préjugés de race ne sont donc pas « instinctifs », contrairement à ce qu’ont affirmé les chercheurs de la période antérieure. Par son objet comme par son analyse, l’ouvrage de Doyle montre la possibilité, dans le contexte de sa réalisation et de sa publication, de recherches restant relativement à l’écart des débats et des interrogations de l’époque. L’étude des règles d’étiquette et de l’adaptation subjective des Noirs à un statut inférieur n’avait en effet pas d’utilisation évidente dans l’argumentation en faveur de l’égalité et de l’intégration des dirigeants politiques et des intellectuels noirs de l’époque. En insistant sur la lenteur des changements de mœurs et sur le confort subjectif qu’apportaient les règles d’étiquette aux Blancs comme aux Noirs qui s’y étaient adaptés, les conclusions de Doyle allaient à l’encontre de l’interprétation que devait proposer quelques années plus tard Myrdal, qui mit au contraire l’accent sur le malaise des Blancs à l’égard de la contradiction entre leur racisme et le credo démocratique de la nation américaine 125. Enfin, les conclusions de Doyle n’avaient pas d’implication évidente sur les réflexions relatives au développement régional du Sud – à l’origine, comme on l’a vu, du

financement des recherches sur cette région à l’époque 126. L’ouvrage resta relativement dans l’ombre – sans doute en partie parce que la suite de la carrière de Doyle se déroula en dehors des sciences sociales – jusqu’à sa « redécouverte » à la fin des années 1960, lors de la réapparition d’un nationalisme noir. L’interrogation politique sur le Sud est au contraire à l’arrière-plan de l’étude de Charles Johnson sur les Noirs des plantations, Shadow of the Plantation, publiée trois ans avant celle de Doyle. Celle-ci propose un tableau d’ensemble de l’existence des Noirs, vers 1930, dans les zones rurales dominées par l’économie de plantation. L’ouvrage, comme le souligne la préface de Park, offre un accès au monde intérieur de cette population, en cherchant à rendre intelligibles ses institutions, ses coutumes et ses sentiments. Deux autres objectifs s’ajoutent à celui-ci. Selon le vœu des commanditaires de cette recherche, qui souhaitaient promouvoir le développement du Sud, il s’agissait d’étudier les conditions sociales accompagnant une fréquence élevée de cas de syphilis. Johnson s’attache par ailleurs à démentir le stéréotype, alors très répandu, de l’existence insouciante et heureuse des Noirs dans les plantations. En focalisant l’attention sur les Noirs ruraux tenus pour culturellement « arriérés », Johnson adopte une stratégie à peu près inverse de celle préconisée par Du Bois pour améliorer l’opinion des Blancs à l’égard des Noirs : il met en avant non pas les « 10 % les plus talentueux », c’est-à-dire des Noirs de classe moyenne, mais les Noirs ruraux de classe populaire. Le projet de Johnson reflète ainsi un contexte et la position particulière de son auteur dans ce contexte. La zone étudiée dans Shadow of the Plantation est l’une des régions les plus pauvres de l’Alabama, le comté de Macon (où se trouve Tuskegee, l’école technique fondée par Booker Washington). La

démarche d’enquête n’est plus celle des monographies de sociologie urbaine des années 1920 : Johnson a recueilli sa documentation par une série d’entretiens auprès d’un échantillon de plus de six cents familles noires (les métayers blancs, en nombre d’ailleurs croissant dans la région, ont été laissés de côté). L’ouvrage comprend la présentation des distributions statistiques des caractéristiques sociodémographiques de ces familles (relatives à la culture matérielle, à la scolarisation, aux revenus, etc.). De nombreux extraits des entretiens sont cités, et le style de rédaction s’éloigne de celui des monographies de sociologie urbaine de la même époque. Deux ombres planent sur la vie de la population noire du comté de Macon : la crise économique des plantations de coton et les relations avec les Blancs, qui restent à l’arrière-plan des analyses. A côté de quelques Noirs propriétaires des terres qu’ils exploitent, la population étudiée comprend essentiellement des métayers et des travailleurs agricoles à la journée. Les différents aspects de l’existence de cette population sont mis en relation avec les propriétés de l’économie de plantation et avec ses transformations depuis l’abolition de l’esclavage, y compris celles qui sont consécutives à la crise du coton. Johnson part de l’interprétation de l’historien conservateur Ulrich Phillips (la référence de l’époque en matière d’histoire du Sud), qui soutenait que le système de la plantation constituait le phénomène principal 127 et l’esclavage un moyen pour maintenir ce système . En affirmant que c’est le système économique de la plantation qui a laissé cette population en dehors du courant principal de la culture américaine et l’a marquée par « l’isolement et le retard culturel 128 », Johnson se démarque des analyses imputant à une sorte de pathologie les comportements des Noirs ruraux pauvres. Il insiste sur deux propriétés liées au passé de cette population : l’existence d’une « tradition de dépendance » à l’égard des Blancs et le fait

que les familles, atypiques par rapport à la culture américaine, se distinguent par la composition des ménages et par l’importance du rôle des mères. En citant des extraits d’entretiens, Johnson décrit les comportements familiaux des Noirs. Il relève la fréquence élevée des unions de fait, des naissances illégitimes et des adoptions d’enfants, dégage la singularité des normes morales relatives à la sexualité, au mariage, aux droits et obligations des époux, et présente les interprétations subjectives que donnent les intéressés eux-mêmes des différents événements et contextes familiaux. Les variations observées en ces matières sont rapportées au degré d’exposition des unités familiales aux normes en usage dans le reste de la société américaine. L’organisation économique de la communauté conserve, elle aussi, les traces de l’époque antérieure de l’esclavage et correspond à une « phase de transition » dans l’agriculture 129. A peine plus de 10 % de la population agricole noire est propriétaire de ses terres, et 20 % environ est salariée. Les métayers noirs se trouvent dans un état d’endettement chronique à l’égard des propriétaires (blancs), eux-mêmes endettés auprès des banques. L’analphabétisme renforce la dépendance des Noirs, qui doivent laisser les documents établissant l’état de leurs dettes entre les mains de leurs propriétaires. Le système économique correspond ainsi à un « cercle vicieux » d’endettement, dans lequel le métayer noir, en bas de l’échelle sociale, supporte le poids le plus lourd 130. Les deux seules institutions qui interviennent dans la vie de la population noire sont l’école et les Églises. Un bref chapitre sur l’école souligne les changements en cours des attitudes à l’égard de la scolarisation (l’analphabétisme était exigé des Noirs pendant la période de l’esclavage). C’est par l’alphabétisation, et donc grâce à la scolarisation, que la population sort de son isolement. Johnson relève la corrélation entre le passage par l’école et les changements en matière de comportements

familiaux (natalité), de comportements de santé et d’intérêt pour la possession de la terre : les scolarisés tendent à adopter des normes morales plus strictes, c’est-à-dire plus proches de celles des classes moyennes américaines. Un grand élargissement de l’horizon culturel a cependant pour effet d’inciter les Noirs à l’émigration et de rendre plus difficile leur adaptation à un univers acceptant mal les innovations. La religion offre à la fois un « canal à l’expression émotionnelle » et un moyen « de distraction et de détente » 131. C’est dans les lieux de culte que prennent place les relations sociales face à face pour une population dont l’habitat est dispersé. Johnson relève que la religion remplit de moins en moins une fonction de contrôle social, car « il existe un fossé croissant entre la doctrine et les comportements effectifs ». Le compte rendu de l’observation de deux services religieux, qui constitue la majeure partie du chapitre sur la religion, souligne la dimension émotionnelle de la participation à la religion et les efforts des pasteurs pour entretenir celle-ci. Il s’agit, selon Johnson, d’un signe du « retard culturel » de la communauté, puisque la religiosité des Blancs présentait antérieurement cette même caractéristique. L’examen des transformations simultanées des sentiments religieux des fidèles et des mœurs depuis la période de l’esclavage conduit Johnson à conclure que « les Noirs n’ont pas été convertis à Dieu, mais ont converti Dieu à eux-mêmes 132 ». Le dernier chapitre de Shadow of the Plantation, qui relève en passant la similitude avec la situation des paysans polonais également pris dans une économie « statique », insiste sur le fait que la culture des Noirs, communément perçue comme différente de celle des Euro-Américains, est simplement le produit de leur adaptation au système économique de la plantation. C’est ce système qui a façonné les comportements des Noirs dans certaines zones, induisant l’apathie, l’arriération culturelle de la maind’œuvre et, plus généralement, l’isolement culturel dans lequel s’est trouvée cette population. Une comparaison entre différentes régions du Sud suggère

que l’abandon du système hérité de la plantation, et donc du métayage, ainsi que la possession de logements favoriseraient le développement de l’autonomie individuelle des Noirs et une transformation des mœurs, permettant notamment l’établissement de « relations d’affection plus actives » entre parents et enfants. Un rapport de recherche, rédigé peu après par Johnson avec deux autres responsables de la Fondation Rosenwald, reprit cette conclusion en plaidant, à l’intention de l’administration Roosevelt, en faveur de la transformation des métayers en propriétaires – la solution alors préconisée par les « libéraux » du Sud 133. Shadow of the Plantation s’achève par une phrase qui invoque la nécessité pour le pays, et pas seulement pour le Sud, d’une planification d’ensemble (qu’il faut entendre dans le sens qu’attribue à ce terme l’administration Roosevelt) : « Mais le destin du métayer n’est qu’un aspect du destin du fermier du Sud, et leur situation critique attend une planification d’ensemble qui affecterait non seulement le Sud, mais la nation 134. » On voit que Shadow of the Plantation n’est pas une simple illustration du cadre d’analyse proposé par Park, même si l’examen des conséquences de l’isolement de la population noire constitue son thème central 135. On y trouve la marque de la conjoncture particulière dans laquelle cette recherche fut entreprise et de la position politique à laquelle adhérait l’auteur : l’interprétation du Sud comme une région économiquement sousdéveloppée. Shadow of the Plantation n’évoque qu’à peine l’un des thèmes qui occuperont les années suivantes une place centrale dans les études sur les Noirs : la différenciation sociale à l’intérieur de cette population. Un ouvrage ultérieur de Johnson, Growing up in the Black Belt (1941), explicite cependant la place des folk Negroes – la population rurale isolée étudiée dans le précédent ouvrage – dans la structure sociale de la population noire : ceux-ci forment une partie des classes populaires qui se singularise davantage sous le rapport de la culture que sous celui de

l’économie. Contribution de Johnson aux recherches sur le développement de la personnalité des jeunes Noirs financées par la Youth Commission, Growing up in the Black Belt développe une analyse des différences de classe à l’intérieur de la population des zones rurales. Celles-ci sont définies par la combinaison de plusieurs critères – propriété et niveau de revenu, stabilité de résidence et appartenance à une famille respectable, niveau d’instruction, métier exercé, etc. La population est ainsi regroupée en trois grandes catégories : une classe supérieure estimée à 6 % de la population du Sud, une classe moyenne (12 %) et un ensemble de classes populaires (lower classes) qui comprend 82 % de la population, à l’intérieur desquelles on peut distinguer plusieurs groupes en fonction de critères économiques et culturels 136. L’un des thèmes centraux de cette analyse de l’expérience des jeunes Noirs est leur rapport au statut que leur confère la société. La conclusion de Growing up in the Black Belt, modeste mais prémonitoire, rappelle de nouveau l’arrière-plan socio-politique de ces études sur les Noirs : « En général, le Noir continue d’occuper une position subordonnée, mais le fait qu’il combat son statut plutôt qu’il ne l’accepte, et que le groupe des Blancs redéfinit constamment son propre statut, suggère que, dans le futur, si l’on ne peut avec certitude prédire un progrès dans les relations entre les races, on peut au moins prédire un changement 137. » L’évolution des méthodes d’enquête et des modes d’argumentation est visible quand on rapproche Shadow of the Plantation et Growing up in the Black Belt. Si Shadow of the Plantation repose déjà en partie, comme on l’a vu, sur l’exploitation statistique d’une enquête par entretiens, Growing up in the Black Belt s’appuie sur différents tests construits à partir des réponses aux questions posées à un échantillon de plus de deux mille adolescents. Les deux ouvrages s’appuient aussi sur une enquête plus « qualitative » (le terme figure dans Growing up in the Black Belt), qui est en fait la source principale des descriptions de Johnson 138. Comme dans d’autres domaines de recherche, les statistiques issues d’enquêtes par questionnaires

s’imposent dans les années 1930 comme des instruments nécessaires à la description de ce que font et pensent des populations, même si les « documents personnels » (pour reprendre la terminologie des années 1920) restent une ressource essentielle pour l’argumentation. Ces études sur les Noirs du Sud rural offrent des descriptions exemplifiées de différents aspects de leur condition, dans le cadre de la perspective définie par les essais de Park. Elles affirment inlassablement que ce sont les conditions d’existence de ces populations, et non des caractéristiques génétiques, qui expliquent les traits originaux de leurs comportements. Elles posent également que le comportement de ces populations ne renvoie pas à une expérience historique antérieure à l’esclavage – à un « héritage africain ». Elles accordent une attention particulière aux phénomènes de statut – aux relations d’inégalité instituées – dans leurs dimensions subjective et objective. Une interrogation sur l’évolution des relations entre races et son éventuel aboutissement à une forme d’« assimilation » des Noirs est présente à l’arrière-plan de ces études, mais plus implicitement qu’explicitement, tant celle-ci paraît incertaine et, à tout le moins, lointaine. Ce sont les recherches de Frazier sur l’adaptation des familles noires à un environnement urbain qui offrent une mise en œuvre plus précise des instruments et des catégories d’analyse fournies par la sociologie de Chicago de l’époque. Mais Frazier y ajoute aussi un élément nouveau : une attention soutenue aux phénomènes de différenciation sociale à l’intérieur de la population noire.

Franklin Frazier et la différenciation des populations noires des villes On a vu les réticences de Park, au début des années 1920, à utiliser la notion de « classe sociale ». Le terme revient cependant parfois sous sa plume dans ses derniers essais sur les relations entre races, même si son sens n’est pas davantage précisé qu’il ne l’était dans les essais antérieurs. L’étude de l’installation des Noirs dans les villes conduisait à s’intéresser aux différences internes à cette population. Montrer les effets de l’environnement sur l’adaptation des populations pouvait conduire en effet à s’intéresser aux principes de différenciation à l’œuvre à l’intérieur de celles-ci. Quelles sont les différences significatives à l’intérieur de la population noire des villes ? W. E. Du Bois s’était déjà posé la question avant 1900, lors de son enquête sur les Noirs de Philadelphie 139. Comme d’autres à la même époque, il avait été plus sensible à la différenciation des comportements dans leur dimension morale qu’aux différences de revenu : dans sa caractérisation de ce qu’il désignait comme une « aristocratie », il insistait sur la respectabilité des familles et sur la « considération sociale » associée au respect accordé à des normes morales qu’il ne décrivait pas en détail, mais qui étaient à l’évidence celles des protestants de classe moyenne 140. Les chercheurs en sciences sociales n’avaient évidemment pas été les premiers à se poser la question des principes essentiels de différenciation de la population noire. Comme le montre l’exemple de Du Bois, ils s’étaient trouvés immédiatement confrontés aux élaborations collectives de la perception des différences internes à la population noire. Parmi les critères implicites sur lesquels reposaient celles-ci figurait la reconnaissance sociale diffuse accordée aux familles, souvent liée au statut antérieur à la période de l’émancipation – l’origine libre étant valorisée, et,

pour les anciens esclaves, l’appartenance au monde du personnel domestique des plantations plutôt qu’à celui des travailleurs agricoles. L’ancienneté d’établissement de la famille et le quartier de résidence dans les villes, la possession de terres dans les campagnes, la conformité des mœurs sexuelles et familiales à des normes posées comme étant celles de la société américaine étaient également mis en avant. Enfin, la nuance de la couleur de peau était traitée comme un indice de statut social. Aucune de ces caractéristiques ne pouvait cependant donner lieu à une utilisation systématique dans des enquêtes auprès d’une population assez large. C’est dans la recherche menée par Frazier sur la famille noire à Chicago que l’on trouve l’une des premières tentatives pour appréhender de manière plus systématique les différenciations nouvelles internes à la population noire des villes. Franklin Frazier (1894-1962) est, avec Charles Johnson, l’un des rares sociologues noirs à avoir acquis une grande notoriété dans la période 1930-1960 141. Il était le fils d’un coursier de banque de Baltimore, qui, selon Cayton, n’avait pas fréquenté l’école, bien qu’il soit, selon les critères de l’époque, décrit comme membre de la classe moyenne noire 142. Frazier poursuivit d’abord des études dans l’une des principales universités réservées aux Noirs, Howard University à Washington. Dès ces années, Frazier manifesta des convictions « radicales », non seulement en matière de relations raciales – il s’opposa à de nombreuses reprises aux prescriptions du code de soumission des Noirs à l’égard des Blancs –, mais aussi en matière sociale. Il qualifiait lui-même à l’occasion ses opinions de 143 « socialistes » ou « anticapitalistes » . Après avoir enseigné des matières variées (mathématiques, anglais, histoire, etc.) dans différents colleges du Sud, Frazier entreprit, en 1919, des études de sociologie à Clark University sous la direction d’un ancien élève de

Giddings. Il soutint un MA portant sur les nouveaux courants d’idées chez les Noirs, notamment sur les formes d’opinions « radicales » qui se développaient alors 144 ; l’année suivante, avec l’aide financière de la Fondation Russell Sage, il étudia les dockers noirs de New York. Il passa ensuite un semestre au Danemark, à étudier les coopératives agricoles et les écoles rurales, ce qui le conduisit un temps à défendre l’idée que le genre d’éducation proposé par celles-ci pourrait être avec profit imité dans le sud des États-Unis. A son retour du Danemark, il assista au deuxième congrès panafricain, organisé à Paris par Du Bois. Assistant (instructor) de sociologie à Morehouse College et directeur de l’école de travail social d’Atlanta à partir de 1922, Frazier publia plusieurs articles dans des revues de travail social tout en restant en contact avec les cercles dirigeants des mouvements militants en faveur de l’égalité raciale. A la suite d’un conflit et de la publication dans un magazine d’un article sur les préjugés de race, Frazier dut quitter précipitamment Atlanta, et il reprit, en 1927, des études à l’Université de Chicago en vue d’une thèse de sociologie, bénéficiant d’une bourse et d’un crédit de recherche obtenus avec le soutien de Park et Burgess. Sa thèse achevée, en 1931, il fut engagé à Fisk University – où il fit preuve de moins de modération diplomatique à l’égard de la ségrégation raciale que Charles Johnson. Une rivalité contenue l’opposait à ce dernier et, en 1934, il quitta Fisk pour devenir directeur du département de sociologie de Howard University 145, où il resta jusqu’à la fin de sa carrière, avec deux ans d’interruption, entre 1951 à 1953 pendant lesquels il fut chef de la division des sciences sociales appliquées de l’UNESCO. Jusqu’à la fin de sa vie il resta un sociologue périodiquement « engagé » : en 1935, il fut, comme on l’a vu, directeur de recherche de la commission chargée

par le maire de New York d’une enquête sur l’émeute survenue à Harlem, rédigeant un rapport que ce dernier refusa de rendre public. Frazier rencontra toujours plus de difficultés que Johnson pour obtenir des crédits de recherche, notamment en raison d’opinions qui le firent périodiquement suspecter d’être pro-communiste. Mais ses publications – et notamment deux de ses ouvrages 146 – lui gagnèrent une notoriété supérieure dans la communauté des sociologues. Élu président de l’Eastern Sociological Society en 1946, il fut deux ans plus tard le premier Noir élu à la présidence de la Société américaine de sociologie. L’étude d’un échantillon des principales revues de sciences sociales entre 1944 et 1968 conclut que Frazier y est l’auteur le plus cité dans le domaine des relations entre races, loin devant Charles Johnson, qui occupe seulement la sixième place 147. Comme on vient de le suggérer, les connexions de Frazier ne se limitaient pas au milieu des seuls chercheurs en sciences sociales. A son arrivée à Chicago, il avait déjà à son actif plusieurs publications dans des revues et des magazines s’adressant à un public intellectuel. Bien que l’on ne trouve que très peu de références à Marx et au socialisme dans les publications signées par Frazier dans des revues de sciences sociales, ceuxci ne lui étaient pas inconnus (il fut, semble-t-il, un temps politiquement proche du journaliste et leader syndical Philip Randolph). L’attention de Frazier à la différenciation sociale de la population noire est certainement antérieure à son arrivée à Chicago et à sa rencontre avec Park, et elle 148 apparaît dans certains de ses articles de magazine. Un article de 1925 , consacré à la nouvelle classe moyenne d’entrepreneurs de Durham (Caroline de Nord), insiste sur les différences séparant cette classe de celle des anciennes professions établies, qui se considèrent comme une sorte d’aristocratie à l’écart, par ses comportements et sa respectabilité morale,

de la masse des travailleurs noirs. Pour montrer que les entrepreneurs noirs ne se distinguent pas de leurs homologues blancs, Frazier décrit la carrière et le mode de vie de quelques hommes d’affaires enrichis et note avec une satisfaction apparente qu’ils en partagent même les opinions politiques conservatrices. On retrouve ici l’intention déjà relevée dans Shadow of the Plantation de Johnson : rappeler que tous les Noirs ne sont pas des ruraux indolents et que, placés dans les mêmes conditions que les Blancs, ils adoptent des comportements identiques. Un autre article, paru en 1929 dans un magazine politico-littéraire d’opinions avancées, porte une appréciation moins favorable que le précédent sur les classes moyennes noires. Il explique pourquoi les Noirs des États-Unis ne sont pas enclins à adopter des opinions radicales et à s’allier politiquement au prolétariat, en offrant un tableau complexe et nuancé des différences de classe internes à la population noire et de leur incidence sur les relations de chaque classe avec ses homologues blancs 149. Ces articles reposent sur une documentation diffuse, à l’inverse de la thèse de Frazier et de l’ouvrage qui en est issu en 1932, The Negro Family in Chicago, où la question des différences internes à la population fait l’objet d’un traitement systématique. Le sujet de cet ouvrage – à travers l’étude des familles, celle du mode d’adaptation des Noirs à leur nouvelle condition dans les grandes villes – s’inscrit dans le droit-fil de la sociologie de Park. Il s’agit pour Frazier de montrer que, en dépit des stéréotypes ordinaires qui attribuent à leur « infériorité morale » les caractéristiques de leurs comportements familiaux, ceux-ci varient comme les comportements des autres populations au cours du processus d’installation en ville. Mettre en évidence des principes de variation des comportements familiaux autres que la race est donc ici un moyen pour ramener au cas commun celui de la famille noire.

Frazier a expliqué ultérieurement comment lui était venue l’une des idées de base de sa thèse : « J’ai commencé à m’intéresser à l’étude de la famille noire quand j’étais directeur de l’école de travail social d’Atlanta. L’idée m’était venue, à la lecture des travaux de Burgess et de Mowrer, qu’une connaissance plus approfondie que celle qui était alors acceptée du processus de désorganisation et de réorganisation de la famille noire pourrait être mise à la disposition des travailleurs sociaux. Par la suite, quand je suis allé à l’Université de Chicago, j’ai été très impressionné par l’approche écologique des phénomènes sociaux. Un jour, dans le “temple”, pour employer le terme par lequel nous désignions le vénérable laboratoire de recherche sociologique, j’ai trié séparément selon les zones de la ville les données sur la possession des logements par les Noirs et les données similaires concernant les Blancs, pour voir si les taux de la population noire révélaient le même gradient que les distributions de l’ensemble de la population. J’ai ainsi découvert les zones à l’intérieur de la communauté noire qui ont défini le cadre que j’ai adopté pour l’établissement de mes autres données sur la famille 150. » Les instruments, les notions et le mode d’interprétation de Frazier dans The Negro Family in Chicago sont en effet ceux utilisés à la même époque dans les études à fondement statistique sur les phénomènes « urbains » comme la délinquance ou les maladies mentales. En constituant des données statistiques sur les différents quartiers de Chicago, Frazier montre que la population noire est répartie sur le territoire de la ville conformément à l’hypothèse formulée par Burgess : plus croît la distance au centre (à l’exception de la zone intermédiaire où se rencontrent la prostitution et la bohème), plus augmente dans la population la part des membres des professions libérales et des chefs d’entreprise, et celle des travailleurs des

services publics, des professions du commerce et des ouvriers qualifiés, ainsi que le taux de possession des logements, alors que la proportion de femmes ne travaillant pas décline. Les nouveaux arrivants se concentrent dans la zone qui entoure le centre-ville, et les différents indices de désorganisation familiale (divorce et désertion des hommes, naissances illégitimes, dépendance à l’égard de l’aide sociale, délinquance juvénile, etc.) y sont d’un niveau élevé. Ces différents indices présentent les mêmes variations selon les zones géographiques que ceux correspondant à d’autres populations, et Frazier interprète la fréquence de la « démoralisation » des familles noires comme un indice de la désorganisation des communautés. Au fil du « processus de ségrégation et de sélection 151 » auquel est soumise la population, les Noirs qui se sont adaptés au mode de vie urbain s’établissent dans des zones de plus en plus éloignées du centre-ville et s’intègrent à des communautés où prévalent les normes de comportements familiaux qui sont celles des classes moyennes anglo-saxonnes. Frazier relève les efforts des Noirs appartenant aux classes privilégiées pour maintenir des normes de comportements que menace l’arrivée d’immigrants ruraux, auxquels ils refusent d’être identifiés 152. Une des innovations introduites par Frazier par rapport aux recherches sur des sujets analogues réside dans la mise au point et l’utilisation d’un code pour exploiter les données du recensement sur la profession des chefs de famille. Ce code regroupe les activités individuelles qui sont « en relation de manière significative » en huit catégories de métiers, différentes de celles qu’utilise le 153 recensement . Frazier cherche à montrer dans l’article où il présente ce code les variations de la différenciation de la population noire selon les villes en exploitant le recensement de 1920, et à mettre celles-ci en relation avec le « degré de participation à l’ensemble de la communauté », lié notamment à l’état de la

ségrégation par race dans ces villes 154. L’exploitation des recensements de Chicago par quartier, qu’il reprend dans sa thèse, permet à Frazier de fournir une évaluation de la répartition de la population noire dans la ville en 1920 en grands types d’activités : 49 % des hommes noirs sont alors manœuvres ou ouvriers sans qualification, 28 % domestiques, et seulement 1,2 % membres d’une profession établie – une répartition évidemment très différente de celles observées dans d’autres groupes de population. Un chapitre de The Negro Family in Chicago est consacré à l’histoire de la famille noire. C’est à l’expérience de l’esclavage et au contrecoup de l’émancipation que sont attribuées les singularités des comportements familiaux chez les Noirs. Lorsque ceux-ci se trouvèrent libérés des contrôles traditionnels, « le vol et la liberté des mœurs » caractérisèrent 155 leurs comportements . Plusieurs cas sont distingués par Frazier : les Noirs anciennement libres (souvent des mulâtres) ont su souvent constituer une « tradition familiale » transmise de génération en génération, qui assure le contrôle des comportements familiaux. Ces familles sont ainsi parvenues à 156 « une complète assimilation des plus hauts idéaux de la vie familiale ». Pour l’immense majorité des Noirs restés dans les plantations (sur lesquels Frazier ne s’étend pas), la vie familiale repose sur des « liens de sympathie » favorisés par l’exiguïté de l’habitat, qui renvoient à la situation au temps de l’esclavage 157 ; chez une petite minorité d’entre eux, la possession de terres a favorisé le renforcement de l’autorité des pères et la conformité aux normes morales de la société américaine : cette minorité tend à jouer un rôle dominant dans les communautés, en soutenant les institutions religieuses et en se montrant favorable à la scolarisation. Frazier affirme que la famille noire connaissait une certaine stabilisation lorsque la migration vers les villes a de nouveau brisé les contrôles progressivement mis en place.

L’ouvrage suivant de Frazier, The Negro Family in the United States (1939), est celui qui établit la notoriété de son auteur 158. Il porte sur les familles noires des zones rurales aussi bien que des villes et adopte ouvertement une perspective historique. Par là, comme par son attention insistante aux différences de classe, Frazier s’écarte de la formule des monographies de sociologie urbaine de l’époque. L’ouvrage fut bien reçu par les sociologues de Chicago, et Burgess, dans sa préface, écrit qu’« il s’agit de la plus importante contribution à la littérature sur la famille depuis la parution, vingt ans auparavant, du Paysan polonais 159 ». Une partie de The Negro Family in the United States est dévolue à l’histoire de la famille noire jusqu’à la migration vers les villes. En s’appuyant sur une documentation du même type que celle utilisée par Doyle, ainsi que sur des biographies familiales collectées par lui-même ou par ses étudiants, Frazier propose une description des comportements familiaux attentive à leur dimension subjective, et il relève ce qui contredit les interprétations antérieures imputant à la race ou au caractère « culturellement retardé » l’immoralité des comportements familiaux des esclaves noirs. Bien que Frazier soit attentif à la diversité interne de la population – notamment selon les régions –, les données dont il dispose (témoignages disparates, recensements locaux, etc.) le conduisent à une description des évolutions illustrée d’exemples, et non à une investigation systématique de cette diversité 160. D’abord marquées, selon Frazier, par leur caractère occasionnel ou réglées par l’intérêt des maîtres à la reproduction de la main-d’œuvre, les relations entre les sexes parmi les esclaves dans les zones rurales du Sud furent rapidement « modifiées et contrôlées par des sentiments de tendresse et de sympathie à l’égard des compagnons d’esclavage 161 ». L’émergence des esclaves comme « êtres humains » fut facilitée par leur assimilation dans la maison des maîtres, où ils empruntèrent une partie des idées, des attitudes, de la morale et des manières de ceux-ci. Mais les intérêts

matériels et les forces économiques menaçaient constamment les liens familiaux, et seules les relations entre mères et enfants n’étaient pas rompues : d’où la place centrale dans les familles noires de ces éléments stables que sont les mères et les grand-mères. Dans les zones rurales du Sud, se penchant parfois sur leur diversité, Frazier examine l’instabilité des unions, la fréquence (élevée) des naissances hors mariage, des séparations et des unions non légitimes au cours de la période suivant l’émancipation. L’autorité des femmes dans les familles et leur faible subordination aux hommes résultaient d’une situation économique où elles avaient appris à ne compter que sur elles. L’organisation des familles du Sud rural est ainsi caractérisée par un « matriarcat » dominé par l’autorité des grand-mères, qui se maintient éventuellement chez les familles d’émigrants dans les villes. Un type tout à fait différent d’organisation familiale se trouve chez certaines familles noires quand se développent « des sentiments de solidarité et une communauté d’intérêt sous l’autorité et la discipline des pères 162 ». Le renforcement de l’autorité de ces derniers, souvent associé à l’acquisition de terres ou de logements, est le signe des débuts de l’organisation de la famille sur une « base institutionnelle » qui assure à l’homme un « intérêt fondamental dans sa famille » 163 ; l’appartenance aux Églises légitime l’autorité des hommes par référence à la Bible. Avec une histoire différente, les familles qui descendent des Noirs émancipés avant 1865 présentent des caractéristiques quelque peu semblables, l’accumulation de biens permettant leur développement sur une base institutionnelle. Sur deux points importants – l’importance de l’héritage culturel africain et les spécificités des familles noires au cours de la période suivant la guerre civile – ces analyses ont été contredites par des analyses historiques ultérieures. D’abord, Frazier, comme Park, a inlassablement répété, comme l’ensemble des sociologues et historiens jusque dans les années 1960, que la

culture africaine des Noirs avait été complètement éradiquée peu après leur arrivée aux États-Unis, du fait de leur dispersion entre plantations : pour eux, les Noirs des États-Unis sont des Anglo-Saxons protestants. A la fin des années 1950, Frazier affirmait encore dans l’un des ouvrages de synthèse les plus cités sur le sujet : « […] contrairement à toutes les autres minorités culturelles ou raciales, le Noir ne se distingue pas par la culture du groupe dominant. Ayant complètement perdu sa culture ancestrale, il parle le même langage, pratique la même religion et accepte les mêmes valeurs et idéaux politiques que le groupe dominant 164. » L’anthropologue Melville Herskovits avait été le premier, en 1941, à contester cette affirmation ; mais il n’emporta pas la conviction des sociologues et des historiens (ni celle des anthropologues) 165. Dans le contexte des années 1920-1960, mettre l’accent sur l’héritage africain était interprété comme une manière détournée d’affirmer l’infériorité culturelle des Noirs, et donc comme une justification de leur condition aux ÉtatsUnis. Frazier avait lu les premiers travaux de Herskovits pendant ses études à Chicago 166. Dans une note de lecture sur l’ouvrage de Herskovits de 1941, il conclut que si l’on établissait que les Noirs ont un passé culturel et que ce passé culturel influence encore les comportements, cela ne modifierait pas leur statut dans la société américaine. Cette conclusion témoigne du caractère « politique » des réticences de Frazier. A la fin des années 1960, dans une conjoncture marquée par la revendication d’une « identité » propre à la population noire, plusieurs recherches historiques insistèrent au contraire sur l’importance de l’héritage africain, y compris en matière de comportements religieux et familiaux 167. Ces recherches obtinrent une reconnaissance dont l’argumentation de Herskovits avait été privée. L’explication avancée par Frazier de la relation entre l’expérience de l’esclavage et la prééminence des femmes – ainsi que de l’effacement corrélatif des hommes – dans de nombreuses familles noires a été ultérieurement récusée par une recherche historique reposant sur une

documentation plus systématique que la sienne 168. A partir de l’exploitation des recensements de différentes zones et villes, Herbert Gutman parvint à une description de la famille noire opposée à celle de Frazier et conclut à l’autonomie de la population noire à l’égard des normes culturelles des Blancs. Selon ses données, dans les zones de plantation les familles d’esclaves n’étaient pas caractérisées par l’absence générale des hommes et les comportements familiaux étaient réguliers même sous le régime de l’esclavage. Gutman récusait aussi l’idée que les familles des Blancs eussent servi de modèle aux esclaves noirs, et que, comme l’avançait Frazier à la suite de Park, l’« ordre moral du régime esclavagiste » ait reposé sur l’« ancienne intimité entre le maître et ses esclaves » 169. Il établit enfin que, dans les villes au début du siècle et jusqu’en 1925, les hommes n’étaient pas absents au sein des familles noires. En conséquence, avançait Gutman, la décomposition ultérieure des familles n’était pas liée à l’arrivée dans les villes, mais au chômage massif frappant une partie importante de la population masculine noire à partir des années 1930 170. Entre les recherches de Frazier et celles de Gutman prennent place à la fois la transformation des démarches en sciences sociales – avec une attention plus grande portée aux problèmes de la représentativité des échantillons étudiés – et celle de la conjoncture socio-politique. Dans la conjoncture des années 1960, marquée par la découverte et, corrélativement, par la revendication d’une « identité noire », la thèse de Frazier sur la famille noire tend à être confondue avec celle que l’on trouve dans un rapport de Daniel Moynihan destiné à l’administration du président Johnson, qui inspira après 1965 la politique de l’État fédéral à l’égard des Noirs et eut un large écho auprès de l’opinion publique. Alors qu’il laisse dans l’ombre les déterminations économiques, politiques et structurelles du racisme, Moynihan insiste sur la détérioration de la famille noire dans les villes, sur sa « structure

matriarcale qui retarde les progrès du groupe dans son ensemble et impose un fardeau écrasant aux hommes 171 ». Par son insistance sur le « caractère pathologique » de la famille noire et sa suggestion de réformer celle-ci, le rapport peut être lu comme rejetant sur les victimes du racisme le blâme de leurs difficultés. En tronquant légèrement les citations de Frazier et en omettant une partie de leur contexte, le rapport Moynihan en donne une interprétation partielle et unilatérale. Moynihan simplifie notamment les analyses de Frazier, laissant par exemple de côté les éléments positifs qui correspondent à la réorganisation de la famille noire dans les villes 172. Il reste que ce ne sont plus les thèmes développés par Frazier autour desquels s’organisent les débats à partir du milieu des années 1960 : la valorisation de la culture afro-américaine et l’accent mis sur les sentiments nationalistes, ainsi que la sensibilité à tout ce qui peut ressembler à un dénigrement moraliste des classes populaires (pour reprendre l’expression 173 de l’un des principaux critiques de Frazier ). Le devenir des analyses de Frazier après 1960 fournit un nouvel exemple de la dépendance des interprétations des résultats de recherche à l’égard des conjonctures dans un domaine politiquement sensible. Une autre partie de The Negro Family in the United States examine les conséquences de l’émigration vers les villes sur l’organisation familiale. Frazier utilise ici principalement des « études de cas » (de brèves autobiographies empruntées à différentes sources) pour illustrer les modes de relations entre sexes chez les Noirs qui se sont installés dans les villes. Sans se limiter cette fois au cas de Chicago, Frazier reprend les interprétations de l’ouvrage précédent : les taux élevés d’abandon des familles par les hommes, de divorce, de délinquance juvénile, etc., dans les

zones périphériques des centres-villes sont tenus pour des indices du « manque de communauté organisée 174 » qui va de pair avec l’absence des formes habituelles de contrôle social. La dernière partie de l’ouvrage examine les tendances à la réorganisation de la vie familiale dans les villes qui ont accompagné l’émergence d’un nouveau mode de différenciation sociale, reposant principalement sur l’emploi. Frazier propose un tableau des types de familles et des comportements familiaux qui sont, pense-t-il, en train de s’établir dans l’environnement urbain, et plus généralement de l’évolution des deux classes sociales principales qui regroupent la population noire des villes dans les années 1930 175. La classe moyenne, définie par sa position dans l’économie, présente des différences notables dans son style de vie et son mode de consommation par rapport aux Blancs qui occupent une position économique semblable. Frazier insiste sur les opinions conservatrices d’une partie de ses membres, partisans du maintien d’une ségrégation à fondement racial dont la disparition menacerait leur propre statut. Pour Frazier, cette classe moyenne ne peut pourtant prospérer dans une économie où s’impose la ségrégation. Sa croissance dépend de l’augmentation du nombre des travailleurs salariés qui s’assimileront – le terme est employé – aux travailleurs blancs occupant les mêmes types d’emplois lorsque s’effaceront les barrières de race. Pour désigner la seconde classe apparue dans les villes depuis la fin du e XIX siècle, Frazier emploie le terme « prolétariat » – que n’utilisait que très rarement Park. Frazier décrit la perspective sur l’existence qu’acquiert progressivement cette nouvelle classe, au fur et à mesure qu’elle s’émancipe des idéaux et des normes de la classe moyenne noire. Sans négliger les variations internes, il conclut que certaines des singularités des Noirs, comme la défaillance des hommes dans le soutien à leurs familles et la faiblesse de leur autorité, s’estompent : en devenant des ouvriers de

l’industrie, ils adoptent les modes de comportements familiaux et les idéaux de la majeure partie des ouvriers. On peut observer que ces conclusions sur la structure de classes de la population noire et sur les évolutions à venir ne sont pas fondées sur des données présentées par Frazier. Mais elles révèlent une approche nouvelle du jeu entre relations de races soumises à des évolutions permanentes et structure de classes. C’est l’un des thèmes que développe Frazier les années suivantes, notamment dans l’essai qui constitue son allocution en tant que président de la Société américaine de sociologie en 1949 176. Cet essai propose, à côté d’une reformulation de l’apport des recherches de Frazier, une sorte de bilan critique de l’état du domaine des recherches sur les relations entre races. Dans la mesure où les critiques formulées par Frazier se retrouvent, à ce moment ou un peu plus tard, chez d’autres élèves de Park (comme Blumer), on peut lire cet essai comme un témoignage sur la réaction de ces chercheurs au nouveau cours des recherches dans ce domaine après la publication d’An American Dilemma de Myrdal. Aux études qui s’inscrivent dans ce nouveau cours, centrées sur les attitudes – notamment sur les attitudes racistes des Blancs saisies par des tests ou des questionnaires –, Frazier reproche de ne pas prendre en compte le contexte social dans lequel les contacts se produisent et de traiter les individus comme des atomes isolés : en d’autres termes, de ne pas prendre en compte la situation dans laquelle s’inscrivent les comportements 177. Il récuse également l’interprétation, avancée par Warner, des relations entre races en termes de castes comme exagérément statique et inattentive aux changements en cours et aux réactions nouvelles des Noirs à l’égard de la discrimination dont ils font l’objet. On peut trouver également dans cet essai de Frazier l’esquisse d’une critique implicite de certaines analyses antérieures de Park : Frazier relève que la dimension politique des relations entre races a été négligée par les sociologues et rappelle, contre les explications de la distribution des

populations dans les villes exclusivement en termes de mœurs de la communauté et de forces impersonnelles, que la ségrégation résulte de l’action d’agents économiques et politiques identifiables, tels que les agences immobilières et les représentants d’intérêts économiques 178. En dépit de ces critiques, c’est dans le prolongement de la perspective de Park que s’inscrit Frazier. S’appuyant sur les résultats de ses propres travaux, ce dernier insiste sur la nécessité de prendre en compte l’« organisation sociale des communautés noire et blanche », de tenir compte de l’« univers social » dans lequel vivent les Noirs et des institutions culturelles (comme les Églises) pour comprendre les évolutions des contacts et des relations entre les races. Frazier montre également comment certains modèles de conduite que l’on trouve chez les membres des différentes classes de la communauté noire affectent les contacts entre races : par exemple, les éléments les plus mobiles tendent à avoir un statut de classe supérieure dans le monde noir, et sont inclus dans un univers social dont le style de vie (caractérisé par une consommation ostentatoire et les loisirs typiques des Blancs de classe supérieure) les tient à l’écart des Blancs de classe moyenne disposant des mêmes revenus et du même niveau d’éducation. L’ajout d’une analyse en termes de classes à l’analyse en termes de relations ethniques (ou de races) apparaissait à cette époque comme un prolongement normal de la perspective de Park, comme le confirme la thèse d’Helena Znaniecka Lopata sur la communauté polono-américaine – patronnée à la fois par Wirth, Blumer et Hughes. Lopata cherchait à expliquer pourquoi la communauté polonaise des États-Unis n’avait pas disparu, contrairement aux pronostics de Thomas et Znanieki. Elle mettait l’accent sur la compétition en matière de statut à l’intérieur de la communauté

polonaise et sur sa relation avec la structure de classes de cette communauté 179.

Frazier, Wirth, Hughes et la question de l’assimilation Le deuxième thème de réflexion qui, avec celui de la différenciation interne à la population noire, est au centre des préoccupations de Frazier correspond à une question déjà pendante dans la sociologie de Park : celle de l’assimilation, ou, pour prendre le seul cas réellement important pour les États-Unis, la question de l’assimilation des Noirs. On a vu l’incertitude de Park sur une notion qu’il considérait comme polysémique et, au-delà, sur le devenir des relations de races aux États-Unis. L’incertitude de Frazier n’est pas moindre, comme le montre l’oscillation de ses anticipations sur ce dernier point. Sans être complètement abandonné par Frazier, le terme « assimilation » n’est pas celui qu’il utilise le plus souvent ; il recourt à d’autres notions – « intégration », « acculturation », etc. – pour caractériser plus précisément la complexité des évolutions selon les domaines de comportement 180. Dans la conclusion de son ouvrage The Negro in the United States (1949), Frazier utilise à peine le terme « assimilation », qu’il ne définit d’ailleurs pas, mais il propose de distinguer l’« intégration » à différents domaines de la vie sociale américaine, c’est-à-dire les diverses possibilités d’accès des Noirs à des positions ou activités 181. Il affirme que l’intégration des Noirs progresse surtout dans le domaine correspondant à des relations « secondaires » (au sens de Cooley) – le travail, la vie économique, les loisirs ou les

écoles –, et non dans le domaine des relations « sacrées » qui prennent place dans les Églises et dans la famille. A propos de celleci, il évoque l’aspect, si souvent laissé dans l’ombre par les études antérieures, de « la barrière ultime et la plus forte à l’acceptation complète qu’est la désapprobation des mariages 182 ». Cette impossibilité d’association intime a pour contrepartie l’« isolement moral » affectant les Noirs qui ne sont plus des ruraux (folk) lorsqu’ils cherchent à se conformer aux normes de conduite des Américains 183. Sa conclusion invoque les différents facteurs contribuant à la « réorganisation de la vie américaine » – transformation des formes de communication, nécessité pour des raisons nationales et internationales de respecter le credo démocratique d’égalité raciale – et elle semble plutôt optimiste. Mais certains essais postérieurs sont plus réservés : en 1955, alors qu’il achève une étude désenchantée sur la bourgeoisie noire qui adopte le comportement des Blancs et rejette les Noirs des classes populaires sans parvenir à être acceptée par les Blancs 184, Frazier affirme que « les Noirs américains n’ont pas été acceptés par la société » et « ne se sont pas complètement identifiés aux Américains » 185. Son dernier texte, une communication pour le congrès mondial de sociologie de Washington en 1962, s’achève sur un sombre tableau de la situation de la population noire des villes. Frazier y relève, avec une clairvoyance exceptionnelle à son époque, les propriétés aujourd’hui bien connues des ghettos urbains : chômage massif (Frazier évoque l’inemployabilité d’une partie de la population en raison de la transformation de la production) ; consommation d’alcool et de drogues ; développement de mouvements religieux et d’un nationalisme noir. Il conclut par cette remarque : « C’est dans les villes que les Noirs ont été soumis à la

plus rude épreuve de la civilisation américaine, dont on ne peut prédire avec certitude l’issue 186. » Les incertitudes de Frazier sur la conceptualisation appropriée pour saisir l’évolution des relations entre races et sur le terme de ce processus d’évolution montrent que l’analyse sociologique reprend ici, sans élaboration supplémentaire, l’interrogation de l’époque à propos d’un problème politique particulièrement brûlant. En référence à d’autres exemples historiques que celui des Noirs aux États-Unis, d’autres continuateurs de Park tenteront d’élaborer les catégories d’analyse nécessaires à un réexamen de la question des tendances d’évolution des relations entre groupes de races ou groupes ethniques. Dans un essai souvent cité au cours des années suivantes, qui a le caractère d’une réflexion générale sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale pour les États-nations, Louis Wirth propose par exemple une typologie des minorités à partir des différents objectifs collectifs poursuivis par celles-ci 187. Wirth distingue des minorités pluralistes, qui cherchent seulement à obtenir une tolérance à l’égard de ce qui fait leurs différences ; des minorités assimilationnistes, qui revendiquent une participation plus entière à la société, visent à une complète acceptation et cherchent à se fondre dans la société dans son ensemble ; des minorités sécessionnistes, qui réclament leur indépendance politique et culturelle ; des minorités militantes, qui essaient de dominer les autres. Cette construction ne s’accorde pas bien avec l’hypothèse de l’existence d’un cycle des relations entre les races, et elle ouvre la voie à une interprétation sur les Noirs des États-Unis comme poursuivant collectivement un autre objectif 188 que l’assimilation . Ce sont les recherches sur le Canada d’un autre élève de Park, Everett Hughes, qui élargirent le plus clairement la perspective d’analyse de celuici concernant la question des processus d’évolution des relations entre

races. Le cas du Canada, avec ses deux populations principales, anglophone et francophone, offrait en effet un exemple historique dont Hughes sut percevoir l’altérité radicale par rapport au cas des États-Unis. Au milieu des années 1930, Hughes, qui enseignait alors à McGill, entreprit d’étudier l’industrialisation d’une ville du Québec. Avec un financement de la Fondation Rockefeller, qui s’intéressait au problème d’actualité constitué alors par le chômage et qu’il convainquit de soutenir d’abord une recherche sur l’emploi et les relations interethniques, Hughes étudia une ville de vingt mille habitants (Drummondville) 189. Cette étude devait prendre place dans une série où figureraient celle d’une communauté rurale (menée par un élève de Robert Redfield, Horace Miner 190), et celle d’une métropole urbaine, Montréal (elle ne fut pas entreprise) 191. Bref, cette recherche s’inscrivait dans la perspective comparative alors développée par Redfield à partir de ses travaux sur le Mexique. Drummondville se trouvait sur la « frontière ethnique » interne au Canada (pour reprendre l’expression de Park) : au cours des trente années précédentes s’y étaient implantées des entreprises textiles, dont les cadres dirigeants étaient anglophones et la main-d’œuvre ouvrière d’origine rurale francophone. La recherche fut conçue comme une étude de communauté, l’une des démarches en vogue à l’époque, et non selon la formule des monographies de sociologie urbaine des années 1920. Selon son témoignage, Hughes arriva à Montréal fort des deux interprétations de la situation des Canadiens francophones suggérées par la formation qu’il avait reçue à Chicago. Inspirée de l’exemple des États-Unis, la première, adoptée « spontanément » par la plupart des anglophones, considérait les francophones comme un groupe d’immigrants en cours d’assimilation : la diffusion chez les francophones de certains traits culturels (comme l’usage de la langue anglaise ou l’adoption des vestes de tweed) était alors tenue pour un signe de progrès de leur assimilation aux Canadiens anglais. Hughes se convainquit rapidement que cette

interprétation était erronée. La seconde interprétation considérait les francophones comme une minorité nationale. Elle ne sembla pas non plus acceptable à Hughes, car les francophones ne revendiquaient ni leur rattachement à la France ni (à l’époque) une autonomie politique. Ne jugeant pas la culture anglophone supérieure à la leur, les francophones revendiquaient leur intégration dans un ensemble plus vaste, mais avec une autonomie culturelle et un respect de l’égalité – c’est-à-dire une représentation en proportion de leur nombre dans les positions recherchées. L’inadéquation des termes de cette alternative pour analyser le cas du Canada conduisit Hughes à étudier la division ethnique du travail, qui constitue l’un des thèmes principaux de sa monographie 192. Hughes découvrit également que le partage d’une même culture n’était pas une condition nécessaire à l’existence d’une nation 193. L’exemple des Canadiens francophones montrait également l’importance que pouvait parfois revêtir l’action des groupes raciaux sur eux-mêmes, et donc leur propre contribution à la définition de leur avenir 194. Revenu à l’Université de Chicago en 1937, Hughes entreprit au cours des années suivantes, comme on l’a vu au chapitre 6, des recherches sur l’intégration de la main-d’œuvre noire dans l’industrie – notamment concernant les emplois d’ouvriers semi-qualifiés. Ces recherches ne donnèrent pas naissance à l’ouvrage projeté mais à plusieurs articles présentant des résultats provisoires et à un ouvrage de synthèse 195. Même s’ils n’illustrent qu’imparfaitement l’apport potentiel d’une approche ethnographique, ils indiquent l’une des directions auxquelles conduisait la perspective de Park : l’étude ethnographique minutieuse de la division du travail dans les ateliers, les usines, les institutions ou les professions, en tenant compte de sa dimension ethnique et de la relation de celle-ci avec ses autres dimensions. Le plan d’un cours sur l’étude des relations de races dans l’industrie dispensé pendant l’été 1945 donne une idée d’ensemble du projet de

Hughes. Son originalité, par rapport aux travaux de sociologie du travail de l’époque, apparaît dans le souci « parkien » de lier aspects structurels et comportements concrets observables 196. Hughes remarque que l’industrie moderne procède à un moment de son développement au recrutement de travailleurs sans expérience antérieure dans l’industrie, et que le cas des Noirs aux États-Unis peut être utilement comparé à d’autres sous l’angle de leur situation, des progrès qu’ils réalisent et de leurs attitudes. La singularité de ce cas tient seulement à ce que les Noirs constituent le seul groupe relégué de manière permanente dans une position sociale inférieure. La recherche ethnographique en cours devait prendre en compte, comme on l’a vu au chapitre 6, les relations entre la structure d’autorité formelle dans l’industrie et les groupements informels de travailleurs : Hughes voulait donc étudier comment le jeu entre ces groupements affectait les relations de races dans les cas où Noirs et Blancs travaillaient côte à côte. Ce thème est effectivement développé dans un compte rendu de recherche publié en 1946 197. L’analyse devait également prendre en compte le fait que l’industrie était toujours implantée dans une communauté où prenaient place d’autres organisations et activités pouvant affecter les relations de races. Elle devait aussi porter sur les variations de la conception du travail, du syndicalisme, des compagnons de travail, etc., des Noirs en fonction de leurs caractéristiques sociales. Au cours des années suivantes, d’autres recherches s’inscrivant au moins partiellement dans cette perspective furent entreprises dans l’entourage de Hughes. Quelques thèses furent consacrées aux Noirs dans l’enseignement, les professions médicales ou juridiques, et des articles en furent tirés 198. Une autre critique de l’idée qu’il existerait un terme unique et inévitable au processus d’évolution des relations entre races se trouve dans un essai publié en 1965 par Blumer, longtemps après son départ de Chicago 199. Esquissant une comparaison des exemples de l’Afrique du Sud, du sud des États-Unis et des nouveaux États africains, Blumer récuse l’idée qu’il y

aurait une relation simple et nécessaire entre le processus d’industrialisation et le type d’évolution que connaissent les relations de races. Il récuse donc l’hypothèse que l’industrialisation dissoudrait les différences de race. « L’industrialisation, conclut Blumer, continuera d’être un facteur de changement, sans fournir une définition de la manière d’assurer le changement. Elle contribuera aux transformations de la population, sans déterminer les arrangements raciaux qui s’imposeront à cette population. L’ordre racial, pour autant qu’il y en ait un, sera imposé par le milieu ambiant ou par le pouvoir d’une autorité supérieure 200. » Mais, depuis le milieu des années 1930, les travaux réalisés ou inspirés par les sociologues de Chicago ne constituent plus qu’une petite partie des recherches dans ce domaine : celles sur les relations entre races et entre cultures ne sont plus organisées principalement selon les questions et les schèmes d’analyse proposés par Park et ses proches. Ce fait reflète à la fois le changement de la conjoncture politique et celui des démarches en vue dans les sciences sociales, et plus particulièrement en sociologie 201.

De l’interrogation sur les préjugés de race et sur l’assimilation à la révolte des ghettos noirs C’est le succès de l’ouvrage issu de la commande de la Carnegie Corporation à Gunnar Myrdal, An American Dilemma, qui rendit manifeste ce nouveau cours des recherches et fournit le cadre général dans lequel prit place un grand nombre des travaux postérieurs à 1945. La partie centrale de cet ouvrage propose en effet une interprétation du « problème des Noirs » aux États-Unis profondément différente de celle de Park : Myrdal met l’accent sur la situation particulière du Sud, sur les attitudes des membres

des deux groupes de races, notamment sur les préjugés des Blancs. Il laisse au contraire au second plan les conflits entre races. A l’inverse de Park, Myrdal ne replace pas le cas des Noirs américains dans le mouvement mondial des contacts entre races et cultures et des conflits qui l’accompagnent. Il met au contraire en avant une caractéristique spécifique de la situation des Noirs aux États-Unis : la contradiction entre les principes proclamés par la société américaine – ses convictions démocratiques et son adhésion à la morale chrétienne – et les discriminations dont font l’objet les Noirs. Le « problème noir » est ainsi défini comme un problème d’idéologie et de psychologie irrationnelle, et non comme un problème de concurrence pour le travail, le logement et le statut. Myrdal affirme que l’idéologie raciste repose sur l’expérience des relations entre races dans le Sud et que les États-Unis sont une « nation morale ». En conséquence, l’évolution de la situation des Noirs doit résulter du fait que les Blancs américains ne souhaiteront pas rester dans la contradiction et l’ambivalence lorsqu’ils percevront la dissonance entre leurs idéaux démocratiques et le traitement qu’ils infligent aux Noirs, car cela leur occasionnerait un inconfort psychique. Ce que Park considérait comme une idéologie fondée sur une longue expérience historique, et, en tant que telle, peu susceptible de changer rapidement, est ainsi, selon Myrdal, fondé sur « l’ignorance des Blancs, qui finiront par devenir conscients du coût énorme du maintien du système de castes actuel, qui est irrationnel et irréel 202 ». A l’inverse de Park, Myrdal n’accorde guère d’attention aux protestations des Noirs et à la « conscience de race » qu’ils ont acquise entre les deux guerres. Il affirme que les changements de législation (dont la période où il écrit voit les prémices) constituent un moyen de transformation des relations entre les races. Il qualifie de « fataliste » l’orientation générale des essais de Park et d’une grande partie des recherches dans le domaine, en raison de leur acceptation de la lenteur des changements des relations entre races, et considère que les

connaissances scientifiques auxquelles prétend contribuer son ouvrage doivent servir de guide à l’action publique 203. Il est facile d’apercevoir rétrospectivement l’affinité entre le point de vue développé par Myrdal et la conjoncture telle que la perçoivent les milieux intellectuels de l’époque 204. La guerre a fait naître chez ces derniers la crainte du totalitarisme et érigé en objectif prioritaire l’affaiblissement des tensions entre races. Les milieux intellectuels sont convaincus que la clé de l’unité nationale tient à une expérience collective et au partage d’un ensemble d’idéaux. Le contrôle des attitudes et des préjugés conditionnés par les stéréotypes et les idéologies acquiert en conséquence une importance décisive. L’interprétation de Myrdal, qui attribue les préjugés des Blancs à leur ignorance, suggère que ce contrôle est possible. Il existe par contre un décalage évident entre cette conjoncture et les inclinations de Park ; il a certainement contribué au désintérêt pour ses essais, qui semblent quelque peu « vieillis » dans les années 1950. Après 1945, Blumer, comme Wirth, tient d’ailleurs pour évident que l’action politique peut transformer les relations entre les races. Esquissant, en 1958, les éléments nécessaires pour formuler une nouvelle perspective sur ces relations, Blumer invoque par exemple « l’efficacité de la décision institutionnelle et de l’action concertée pour amener des changements délibérés dans les relations de races », et qualifie d’« illusion universitaire » l’idée qu’aucun changement délibéré ne pourrait être provoqué 205. Dans la conjoncture où se trouvait la sociologie au cours de cette période (voir chapitre 5), la perspective de Myrdal s’accordait aussi avec les recherches utilisant l’une des démarches alors en vogue : l’étude des attitudes reposant sur des enquêtes par questionnaires. L’interprétation de Myrdal conduisait en effet à privilégier l’étude des attitudes des Blancs à l’égard des autres groupes. Les enquêtes sur échantillons étaient une méthode appropriée et « scientifique » pour parvenir à cette fin, alors qu’elles s’accordaient moins directement avec l’étude des conflits sur

lesquels la perspective de Park attirait l’attention. L’analyse des préjugés, des stéréotypes et des idéologies les conditionnant devint en fait après 1945 l’un des thèmes principaux des recherches dans le domaine 206. Cette quête des déterminants des attitudes focalisait l’attention sur les caractéristiques des individus, et au contraire incitait à négliger les caractéristiques des situations où prenaient place les contacts entre races, ainsi que les aspects macro-institutionnels, telles les structures de domination. L’opposition entre l’insistance sur les attitudes et l’insistance sur la situation fut, comme on l’a vu, précocement relevée par Frazier et développée par Blumer 207. Les recherches s’inscrivant dans la perspective de Park, avec l’accent mis sur les différents domaines où s’exerçait la concurrence entre races et l’attention portée aux évolutions de moyenne durée, rentraient donc moins facilement dans le cadre disciplinaire de la sociologie et s’accordaient mal avec deux des approches valorisées dans les années 1940 et 1950 : l’étude psycho-sociale des petits groupes et l’exploitation statistique d’enquêtes sur échantillons. Mais le crédit accordé aux conclusions des recherches sur les attitudes ne fut pas très durable. La rapidité des succès du mouvement en faveur des droits civiques en vue du démantèlement de la ségrégation dans le Sud, la mobilisation de masse des Noirs et les transformations rapides de leurs revendications ébranlèrent, avant même le milieu des années 1960, la confiance dans les analyses des relations entre races qui avaient pris place dans les vingt années précédentes. Aucune de celles-ci n’avait envisagé le développement d’un mouvement de masse dirigé par des Noirs, ni a fortiori celui d’un mouvement capable d’atteindre rapidement, à l’issue de conflits ouverts, une partie de ses objectifs, ni la revendication par les Noirs d’une identité culturelle propre. C’était au contraire l’hypothèse de changements lents dans la situation des Noirs, par petites étapes et de préférence sans conflits ouverts, qu’avaient retenue non seulement ceux qui adoptaient des positions « libérales » dans ce domaine, mais aussi la plupart des

sociologues. Les changements attendus concernaient les attitudes des Blancs, et non l’abandon de l’attitude de soumission et de relative passivité attribuée aux Noirs. Enfin, le séparatisme noir était considéré comme un phénomène du passé – une étape révolue dans la stratégie antérieurement proposée par Booker Washington – ou un phénomène marginal, comme le suggérait l’échec du mouvement de Marcus Gravey dans les années 1920. Dans les années 1960, en réaction à cette nouvelle situation, quelques essais critiques affirment l’inadéquation profonde – le terme « erreur de perspective » est parfois employé – des recherches des années antérieures 208. L’une des toutes premières réactions critiques aux évolutions en cours se trouve dans l’allocution prononcée par Hughes, en tant que président de l’Association américaine de sociologie, au moment même – août 1963 – où prend place la marche sur Washington qui constitue l’un des points culminants de la mobilisation de masse en faveur des droits civiques des Noirs 209. On peut lire l’essai de Hughes – au titre significatif : « Race Relations and the Sociological Imagination » – comme un document sur la confrontation entre la perspective de Park, enrichie par les recherches postérieures, les évolutions inattendues des relations entre les races aux États-Unis et l’état des recherches en sciences sociales dans ce domaine 210. Cet essai est centré sur la question de l’incapacité des chercheurs en sciences sociales à prévoir une « explosion d’action collective en faveur d’une intégration complète dans la société américaine 211 ». Les éléments de réponse apportés par Hughes se situent à deux niveaux : celui de l’analyse des relations de races et celui des démarches et des innovations intellectuelles dans les recherches en sciences sociales. Sur ce dernier point, le plaidoyer de Hughes en faveur de l’« imagination sociologique » comporte une critique allusive du cadre de pensée de la sociologie reposant sur les enquêtes par questionnaires, seulement « adaptées à l’étude des comportements moyens ». Il comporte aussi une critique plus explicite de ceux qui veulent que les sociologues se

comportent comme les membres d’une profession utilisant des méthodes standardisées et routinières de recueil et de traitement des données, avec pour contrepartie une créativité limitée 212. Hughes reprend à son compte la conception préconisée antérieurement par Park de la relation du chercheur à son sujet, en revendiquant pour celuici le droit à un « détachement presque fanatique » à l’égard de ce qu’il étudie. Il relève l’étroitesse de la conception habituelle de la sociologie comme étude des phénomènes récurrents privilégiant les évolutions lentes : « Un processus peut se répéter, mais il peut aussi se produire dans un ensemble de circonstances qui ne se sont jamais rencontrées auparavant. Où y a-t-il eu auparavant une race-caste de 20 000 000 personnes, instruites, avec les capacités de base nécessaires pour une société industrielle moderne ? avec de l’argent à dépenser et les goûts qui conduisent à le dépenser pour les mêmes produits que ceux qui sont recherchés par d’autres groupes des sociétés industrielles développées, même si la pleine réalisation de tout cela est contrecarrée par d’autres groupes ? vivant dans une société qui a affirmé que tous les hommes naissent libres et égaux, et s’est conformée à ce principe, non pas complètement, mais suffisamment pour que toute élévation du niveau d’éducation, de vie et de réussite (selon le modèle des classes moyennes) affectant cette race érigée en caste fasse de la divergence entre la pratique partielle et la pratique complète de l’égalité une blessure plus profonde et plus humiliante ? Et pourquoi, sinon pour notre confort intellectuel, fallait-il prévoir l’avenir des relations en termes de tendances graduelles plutôt que selon le modèle d’une combustion lente débouchant sur une gigantesque explosion 213 ? » L’essai de Hughes fait apparaître un écart significatif par rapport aux analyses de Park des relations entre races. L’examen des deux exemples substantiels d’évolution retenus par Hughes – les Noirs des États-Unis et les Canadiens francophones – se situe cependant explicitement dans le cadre analytique de Park, et Hughes cite de longs extraits de plusieurs essais de

celui-ci. Retraçant à grands traits les évolutions récentes et l’effervescence brutalement survenue dans chacun de ces cas, Hughes souligne la divergence des solutions prônées par les deux groupes : les Noirs revendiquent, affirme-t-il, la disparition de ce qui faisait d’eux un groupe, alors que les Canadiens francophones réclament la survie de leur groupe, avec un statut d’égalité sur les plans social, économique et politique. Hughes relève cependant la diversité des objectifs poursuivis par différents segments de ces populations et l’usage de rhétoriques spécifiques : certains Noirs ne veulent absolument plus être assimilés aux Blancs et désirent conquérir par la force un domaine séparé, alors que d’autres veulent jouir de droits particuliers pour parvenir plus vite à l’assimilation, et que d’autres encore souhaitent la disparition de la perception de leurs différences avec les Blancs. De même, à côté de Canadiens français qui réclament des droits égaux à ceux des anglophones sur tout le territoire canadien, on en trouve qui revendiquent le droit de fonder un État qui leur soit propre. Cette diversité des objectifs renvoie, affirme Hughes, à la structure de classes et à ses évolutions. Hughes propose en outre une piste pour analyser l’explosion de l’action collective dans les années 1960. L’entrée inopinée des Noirs – y compris de classe moyenne – dans l’action collective tient, remarque-t-il, au fait que les différentes générations n’ont pas les mêmes intérêts : les plus jeunes n’acceptent pas nécessairement les compromis passés par leurs aînés dans une autre conjoncture – une idée qu’il emprunte à Park. Les jeunes médecins noirs se trouvent par exemple menacés dans leur avenir par les transformations de l’organisation de la médecine et par l’affaiblissement de leur monopole sur les soins de santé prodigués aux Noirs, parce que « le temps des institutions n’est pas le même que celui des mouvements sociaux 214 ». Hughes propose donc ici essentiellement une complexification du schéma d’analyse utilisé par Frazier, en ajoutant un nouveau principe de variation : les différences de génération. S’il n’apporte pas d’explication

précise au fait nouveau qu’est la participation des Blancs, qui n’y étaient pas directement intéressés, à l’action collective de masse en faveur des droits civiques, la question l’intéresse assez pour qu’il présente sa réponse personnelle cinq années plus tard dans une communication à un autre congrès de l’Association américaine de sociologie 215. Je ne dispose que d’indications sommaires sur l’accueil que reçut l’adresse de Hughes en 1963. La critique de l’orthodoxie méthodologique – l’emploi d’une démarche statistique – alors dominante dans la sociologie américaine et le plaidoyer en faveur du retour à l’étude des problèmes contemporains recueillirent des approbations anticipant sur la réaction qui prit place au cours des années suivantes contre le fonctionnalisme parsonien et la survey research à la Lazarsfeld (mais on peut penser que nombre de ceux qui apprécièrent ces critiques laissèrent de côté le plaidoyer en faveur du détachement) 216. Le fait que Hughes soit resté si fidèle à la perspective d’ensemble de la sociologie des relations entre races de Park, ainsi proposée comme cadre acceptable dans la conjoncture nouvelle, semble n’avoir pas été remarqué, peut-être parce que la connaissance de la sociologie de Park était depuis longtemps réduite à une critique stéréotypée de ses manques et à une vulgate centrée sur le « cycle des relations entre les races », aboutissant à une « assimilation » – irréelle dans le contexte du renouveau des « identités ethniques » des années 1960 217. Quant à la réponse apportée par Hughes à la question des raisons de l’échec des sciences sociales, elle parut rétrospectivement plus rhétorique que substantielle, quand se fut développée une critique du caractère « assimilationniste » des analyses de la période antérieure 218.

Conclusion

En centrant ce chapitre sur une partie des études portant sur les Noirs aux États-Unis, j’ai retenu le domaine le plus directement lié à l’un des problèmes politiquement brûlants des États-Unis au cours de cette période, et donc l’un des plus exposés aux jugements ayant un fondement politicosocial et individuel (en relation avec la biographie et l’expérience sociale de chaque chercheur). Ce domaine est ainsi l’un des moins conformes aux critères de la définition conventionnelle d’un domaine « scientifique », qui sépare les analyses savantes détachées des fins pratiques et soucieuses de preuves et les analyses socio-politiques. Partant, il offre un terrain particulièrement approprié pour analyser la relation entre le « savoir » des sciences sociales et le contexte dans lequel celui-ci est élaboré. J’ai montré d’abord que la perspective d’étude proposée par les essais de Park est une sorte de traduction en des termes semi-abstraits des caractéristiques immédiatement visibles de la situation des États-Unis à la veille de la guerre mondiale, selon le point de vue particulier du groupe politiquement dominant auquel appartenait Park. Elle laisse dans l’ombre ce que n’imaginaient pas les Anglo-Saxons protestants : un avenir pour les différents groupes ethniques autre qu’une sorte d’alignement culturel sur eux-mêmes, ainsi que l’influence potentielle des « minorités » sur le groupe ethnique dominant. Elle laisse aussi dans l’ombre la dimension politique des relations entre races, qui traduit entre autres l’absence d’intervention de l’administration fédérale dans ce domaine pendant une longue période. Un deuxième élément important de la perspective de Park – le rôle des relations primaires dans la dissolution des relations entre races – correspond à la spécification d’une idée que l’on trouve dans bien d’autres analyses des sciences sociales à l’époque. Ainsi, la perspective de Park sur les relations entre races est un produit composite, où se mêlent éléments issus d’une élaboration savante et éléments reposant directement sur des aspects immédiatement « évidents » à partir d’un point de vue particulier.

Cette perspective ne peut pas être réduite à un petit nombre de propositions susceptibles d’être soumises à vérification. A côté des éléments généraux qui constituent à proprement parler cette perspective sur les relations entre races, on trouve quelques affirmations « de fait », concernant par exemple l’histoire de la population noire aux États-Unis. Certaines d’entre elles sont apparues erronées (par référence à des études historiques postérieures dont les résultats sont aujourd’hui généralement acceptés par la communauté des historiens). On y trouve également des éléments à demi élaborés, comme l’idée d’assimilation empruntée aux débats d’époque, qui est présente à travers une sorte d’interrogation, sousjacente aux analyses, sur le devenir de la population noire aux États-Unis. Les appréciations ultérieurement portées sur la perspective de Park – et même sur ce qui était mis sous cette étiquette – ont été largement déterminées par la signification socio-politique qu’ont prise par la suite les différents éléments la composant, et c’est sans doute pourquoi il existe une si grande distance entre la lettre de ses essais et les présentations synthétiques de l’ensemble de sa sociologie des relations entre races que l’on trouve dans les travaux ultérieurs. L’examen de quelques-unes des recherches empiriques menées par ceux qui se sont désignés comme les élèves de Park et des principales modifications qu’ils ont introduites a permis d’éprouver la fécondité et les limites de son approche. Certains traits directement issus du modèle d’origine – les États-Unis à la veille de 1914 –, dont Park s’était inspiré, ont été progressivement éliminés. Ainsi, sous des formes différentes, les quatre principaux continuateurs de Park – Wirth, Blumer, Hughes et Frazier – ont tendu à critiquer des éléments de l’hypothèse assimilationniste implicite dans les essais de celui-ci. Cet élargissement de la perspective par élimination d’hypothèses trop particulières et datées a résulté de la prise en compte d’autres exemples que celui des États-Unis, et surtout des évolutions en

cours dans ce pays et des débats publics qu’elles ont suscités : bref, la réflexion critique sur les recherches en sciences sociales a joué ici un rôle, tout comme l’expérience historique de la période. La perspective de Park a ainsi été complétée par l’introduction de principes explicatifs supplémentaires. Il s’agit d’abord de la structure de classes – un principe de variation qu’une partie des recherches en sciences sociales à partir des années 1930 cherchent à préciser. Il s’agit ensuite des différences de génération et de temporalité : on a vu que ce nouveau principe de variation traduisait, là encore, une réaction aux évolutions en cours face aux comportements des Noirs au début des années 1960. Mais l’enrichissement de la perspective de Park a été aussi influencé par les évolutions internes de la sociologie concernant les démarches d’enquêtes, parce que celles-ci impliquaient une formulation plus précise des interrogations, en ce qui concerne par exemple les contacts entre les races en fonction des différences de classes ou les conditions et les effets de l’introduction dans différents secteurs d’activités de travailleurs noirs. Le domaine des recherches en sciences sociales sur les relations entre races n’a jamais réussi à s’assurer une grande autonomie par rapport aux controverses publiques. Une grande partie des recherches ne s’adressaient d’ailleurs pas au seul public des spécialistes : une part de leur argumentation visait à apporter des démentis à des positions adverses, pas toujours explicitement désignées, mais associées à des positions sociopolitiques bien connues à leur époque. Ce qui traduit le fait que, dans un domaine aussi marqué par les controverses publiques, toute affirmation « de fait » se charge immédiatement d’une signification politique. Souvent lié à la recherche d’une argumentation en faveur de telle ou telle politique, le mode de financement des recherches a renforcé la dépendance de ce domaine à l’égard des controverses publiques. Peut-être le plaidoyer en faveur du détachement des fins pratiques et des engagements que l’on trouve chez Park et chez Hughes, et le style dépassionné qui caractérise

Doyle, Johnson et Frazier pour la majeure partie de leurs recherches doivent-ils être interprétés comme une réaction à cette situation. Mais on ne peut pas considérer que, durant toute la période considérée, la manière dont ont travaillé des chercheurs comme Johnson, Frazier ou d’ailleurs Park luimême soit caractérisée par une séparation tranchée entre positions sociopolitiques et positions de recherche. L’interprétation, à un moment donné, des recherches antérieures s’est également révélée très dépendante des controverses du moment, déterminant la sélection des éléments considérés comme essentiels. L’attention aux conflits de races, centrale dans la perspective de Park, a ainsi été longtemps oubliée, y compris au cours de la période postérieure aux années 1960, où existait une focalisation sur la critique des perspectives assimilationnistes. D’une manière générale, on a quelque peine à reconnaître les analyses de Park dans la vulgate qui en a été largement diffusée. Quand on relit les essais de Park trente ans après le tournant dans la définition publique des problèmes de races qui marque la fin des années 1960, et corrélativement dans les positions constituées sur ce domaine d’étude, on peut y voir une perspective d’analyse à la fois plus englobante et plus subtile que celle qui l’a remplacée, mais aussi incomplète, et donc susceptible d’être adaptée à la prise en compte de nouveaux phénomènes. Considérées comme un ensemble, les analyses de Park et de ses élèves ne forment certainement pas une théorie organisée (mais on sait que cellesci ne résistent jamais bien au temps dans notre discipline). Composées à la fois d’essais proposant des généralisations qui n’ont été que très partiellement soumises à l’épreuve de la vérification empirique et de recherches de terrain menées dans un cadre commun utilisé sans respect particulier pour ses différents éléments, les analyses placées sous le label de la tradition de Chicago ont un caractère composite, qui constitue à la fois la faiblesse et la force de ce courant de recherche.

Cette contribution à l’étude des contacts entre races et entre cultures semble typique de ce que sont, dans la plupart des cas, les contributions des entreprises collectives de recherche à un domaine. Une partie du cadre de référence proposé par Park est passé insensiblement dans la culture commune des chercheurs de ce domaine aux États-Unis et se retrouve donc dans les principes de base des études actuelles : l’accent mis sur les relations et non sur les groupes substantiels, le souci comparatiste ne sont ici que des exemples. Une autre partie a inspiré des recherches dont les résultats sont controversés mais encore acceptés par certains des chercheurs en sciences sociales. Une dernière partie, enfin, a été à peu près totalement oubliée, ce qui n’exclut pas la possibilité de sa réintroduction ultérieure comme « nouvelle ».

1 . Park (s.d. [après 1934]) (in Race and Culture : VII-VIII). 2 . Blumer (1958) : 405. 3 . Pour une vue d’ensemble de la perspective de Park dans ce domaine, voir les quatre recueils issus de colloques réunissant les principaux chercheurs du domaine : Reuter (1934) ; Thompson (1939) ; Lind (1955) ; Masuoka, Valien (1961), qui rassemble les contributions de l’hommage à Park organisé en 1954 à Fisk University. 4 . R. Adams (1937) ; Lind (1938). 5 . Reuter (1926) ; Bogardus (1928). 6 . Les principaux articles d’Edgar Thompson sur le système de la plantation sont réunis in Thompson (1975) ; voir aussi sa thèse : id. (1932). 7 . Brown (1930 ; 1931). 8 . Gosnell (1935). 9 . Après sa thèse soutenue en 1928, The Ghetto, et bien qu’il ait consacré des enseignements à ce sujet, Wirth n’a plus publié sur ce thème avant un article de magazine en 1944, qui était une retombée de ses activités militantes dans ce domaine. Les publications de Blumer – ses articles de 1939 et 1955 – sont relativement tardives et ne reposent pas sur une documentation originale. En revanche, comme on l’a vu, Hughes a consacré une partie de ses recherches empiriques à ce domaine. 10 . Shibutani, Kwan (1964) ; Killian (1952) ; Lohman, Reitzes (1952 ; 1954). 11 . L’étude à caractère bibliographique de Kurtz (1984) omet par exemple une partie des références qui sont les plus visibles dans le domaine : la majeure partie des

publications de Frazier et de Johnson, l’ouvrage de Pierson (1942) sur le Brésil ; il ne cite aucune publication de Thompson, etc. Bulmer (1984) prend en compte les travaux de Charles Johnson pour la commission d’enquête sur les émeutes raciales de Chicago en 1919, mais il laisse de côté les travaux de Frazier, ainsi que les autres prolongements des analyses de Park dans ce domaine. Le sujet est par contre couvert par la biographie de Matthews (1977). Les ouvrages spécifiquement consacrés à la sociologie des relations entre groupes ethniques et entre races accordent une place toujours importante à Park, ainsi qu’à Frazier ; voir Lal (1990) ; Persons (1987), seul livre spécifiquement consacré aux recherches réalisées à Chicago ; Lyman (1972) ; Steinberg (1981) ; Bash (1979) ; Wacker (1983) ; Stanfield (1985) ; V. Williams (1989) ; McKee (1993). La diversité des interprétations de la sociologie de Park, de ses mérites et de ses limites, doit être soulignée. Dans leur quasi-totalité, ces analyses se situent principalement sur le plan de l’histoire des idées et laissent de côté la dimension empirique des recherches. 12 . Voir G.B. Johnson, G.G. Johnson (1980) pour une description de ces recherches. 13 . Reid (1939). 14 . Hughes, « Race and Language », conférence à Florida State University, 19 janvier 1967, in AECH, dossier 109 : 16. Peut-être la meilleure illustration de ce point résidet-elle dans la variabilité des définitions utilisées dans les recensements de population. Une analyse des significations investies dans les différentes appellations des populations « non blanches » aux États-Unis se trouve in Hare (1962). 15 . Blumer (1955) : 4. 16 . L’un des premiers à mettre l’accent sur ce point est Robert Blauner (1972). Blauner insiste sur les différences entre l’expérience historique des Noirs américains et celle des immigrants européens : contrairement à ceux-ci, les Noirs ont été relégués à l’écart des centres de développement des industries avancées en expansion et se sont trouvés confrontés à des mécanismes structurels maintenant une division du travail sur une base raciale. 17 . Il faut également rappeler qu’il existe, notamment après 1920, une émigration à partir des Antilles – dont les comportements tranchent sur ceux des populations antérieurement présentes sur le territoire des États-Unis. Park ne se réfère jamais à ce cas, numériquement très minoritaire. 18 . Weiss (1979) : 567. 19 . Ainsi peut-on écrire (Bodnar [1985]) une histoire de l’immigration européenne aux États-Unis presque dépourvue d’allusions à des « événements » comme à des décisions juridiques ; la tâche serait impossible en ce qui concerne l’histoire des Noirs au cours de la même période. 20 . Barkan (1992) : 281-285, 310-318. 21 . Weiss (1979). Celui-ci mentionne aussi une plus grande tolérance de certains éducateurs, soucieux du traitement des enfants d’immigrants. 22 . Environ 120 000 Japonais et citoyens des États-Unis d’origine japonaise furent internés dans des camps selon Archdeacon (1983) : 194-196.

23 . Le cas des immigrés mexicains retint également un temps l’attention. Une émeute au cours de laquelle plusieurs d’entre eux furent tués se produisit à Los Angeles en 1943 (ibid. : 196, 176-177). C’est seulement dans les années 1960 que le cas des Indiens devint un sujet d’interrogation publique. 24 . Hill (1936). 25 . Pour une vue d’ensemble sur la situation des Noirs aux États-Unis au cours de la période 1920-1960, voir Meier, Rudwick (1976) : 232-270. 26 . Hirsch (1983) : 17. 27 . Meier, Rudwick (1976) : 236-237. 28 . La situation et l’évolution des commerces et services sont décrites, pour la ville de Chicago, dans Drake, Cayton (1945) : 433-468. C’est dans le domaine de l’assurance que le succès des entreprises possédées par des Noirs est le plus notable, et, pour le petit commerce, il concerne les salons de beauté et les entreprises de pompes funèbres. Frazier ([1949a] : 407) indique qu’il en va de même dans les autres grandes villes et que les deux cinquièmes des entreprises possédées par des Noirs sont implantées dans les quartiers où ils habitent. 29 . Park, rappelons-le, fut l’un des fondateurs de la section de Chicago de cette association, qu’il présida brièvement. 30 . La NAACP avait été fondée en 1909, sur l’initiative d’une minorité de Blancs libéraux critiques à l’égard de la position modérée de Booker Washington, dans un contexte marqué par le renforcement de la ségrégation dans le Sud ; voir Meier, Rudwick (1976) : 227. 31 . Voir D.L. Lewis (1981) : 34-45. 32 . Voir Record (1951). 33 . Randolph considérait la NAACP comme une organisation représentant le point de vue des classes moyennes et critiquait son faible souci des intérêts de la masse des travailleurs. En dépit de quelques succès, comme l’organisation du syndicat des porteurs de Pullman, ses propres positions étaient plus familières aux classes moyennes qu’aux classes populaires. 34 . Sur Johnson, voir les témoignages de Burgess (1956) ; Valien (1958) ; Gilpin (1973) ; Robbins (1974) ; Stanfield (1985) : 119-138 ; et la biographie de Robbins (1996). 35 . Cet ouvrage, publié en 1920, fut signé par Emmett Scott. Scott était l’ancien secrétaire (noir) de Booker Washington pendant la période où Park travaillait à Tuskegee. Johnson est, avec l’historien Monroe Work (le premier Noir à avoir obtenu un MA de sociologie à Chicago, en 1903), l’un des deux auteurs principaux de ce livre largement descriptif, mais dont certains thèmes suggèrent l’influence de Park, d’ailleurs cité dans la préface. 36 . Johnson rédigea notamment un rapport sur le logement pour la Conférence sur la construction de logements et la propriété des logements (Conference on Home Building and Home Ownership) de l’administration Hoover et un rapport pour le Comité sur le métayage (Committee on Farm Tenancy) de l’administration Roosevelt. 37 . Valien (1958) : 247.

38 . D.L. Lewis (1981) : 90-91, 125. 39 . Un livre fut ensuite tiré de ce numéro du Survey Graphic : A. Locke (1925). 40 . Frazier (1949a) : 444-449, 467-491. Dans le Sud également prirent place quelques progrès dans l’instruction ; pour l’Alabama et à propos du rôle des fondations, voir Bond (1939) : 256-258, 262-286. 41 . Le CIO est né, entre 1936 et 1938, d’une scission de l’American Federation of Labor que dominaient les travailleurs qualifiés ; son principal leader voulait créer des syndicats d’industries (et non de métiers, principe de base de l’organisation de l’AFL) ; voir Leuchtenburg (1963) : 109-111. 42 . Des rumeurs concernant la préparation d’une révolte par les Noirs – réunis dans ce qui est désigné comme les « clubs d’Eleanor » (allusion à Eleanor Roosevelt) – sont un signe parmi d’autres de l’intensité des tensions raciales ; ces rumeurs sont étudiées in Odum (1943). 43 . Voir le rapport rédigé en 1935 par Frazier, qui fut directeur de recherche de la commission d’enquête : The Complete Report of Mayor LaGuardia’s Commission (1969). Quelques Blancs participèrent à l’émeute à côté des Noirs et le rapport, en conséquence, ne retient pas la qualification d’émeute raciale. La différence de comportement par rapport à l’émeute de Chicago en 1919 – en 1935 les Noirs ont l’initiative – est évidemment suggestive de l’ampleur des transformations en cours dans la communauté noire. 44 . Voir McKee (1993) : 258-260. Louis Wirth, qui fut très actif dans les associations contre la discrimination raciale à partir des années 1940, figura un temps dans le conseil d’administration de la National Association of Intergroup Relations Officials. 45 . Hirsch (1983) : 17. 46 . Yinger (1968) : 135 ; voir aussi Wright (1967). 47 . Report of the National Advisory Commission on Civil Disorders : 112. 48 . Hughes (1963b). 49 . Stanfield (1985) : 61-96 ; D. Fisher (1993) : 53-54. Une présentation rapide de l’implication des fondations dans les problèmes des relations entre races et entre groupes ethniques se trouve in Nielsen (1972) : 332-344. 50 . Stanfield (1985) : 76. 51 . Proceedings of the Staff Meeting of the Laura Spelman Rockefeller Foundation, 2427 août 1927, cité ibid. 52 . Le niveau de financement donne une mesure de l’importance réelle, mais limitée, accordée à Fisk par la fondation Laura Spelman Rockefeller : Fisk University reçut avant 1929 moins de la moitié du soutien accordé à l’Université de Caroline du Nord, lui-même inférieur au septième du financement attribué à l’Université de Chicago ; les données de base se trouvent in Bulmer (1982). 53 . Stanfield (1985) : 100. 54 . Ibid. : 124-126. 55 . Ibid. : 87-90. Certaines études sur l’agriculture donnèrent naissance à des ouvrages classiques de sociologie : Vance (1932) ; Raper (1936). Les études sur l’industrie

étaient centrées sur le recrutement des travailleurs noirs dans l’industrie métallurgique et celle de la viande, et sur leurs relations avec les syndicats ; voir Cayton, Mitchell (1939). 56 . C. Johnson (1941). 57 . Frazier (1940a). 58 . A. Davis, Dollard (1940). Une étude porta sur les jeunes de Chicago : Warner, Junker, Adams (1941). Une dernière étude fut confiée à un autre sociologue noir, Ira deA. Reid (1940). 59 . Voir Flack (1969). 60 . Lagemann (1989) : 123. Je cite ici la première formulation du projet, en 1935. 61 . Stanfield (1985) : 161-184 ; voir aussi Frazier (1944b), qui donne une version « publique » du jugement de Frazier. Plusieurs des rapports rédigés à l’intention de Myrdal firent ultérieurement l’objet d’une publication. Divers sociologues furent impliqués à des titres variés dans cette recherche, à laquelle participa un statisticien suédois, Richard Sterner, et un jeune sociologue américain, Arnold Rose. Samuel Stouffer remplaça Myrdal pendant le séjour en Suède de celui-ci durant la guerre. On trouvera des analyses détaillées des conditions de production des recherches de Myrdal in Lagemann (1989) : 123-146 ; Jackson (1990) ; Southern (1987) examine les interprétations de ces analyses. 62 . Stanfield (1985) : 108. 63 . Stanfield (1984) : 132-133. 64 . Adorno, Frenkel-Brunswick, Levinson, Sanford (1950). Cette recherche fut financée par l’American Jewish Committee. La Fondation Rockefeller finança à partir de 1946 d’autres recherches dans le domaine, mais leurs résultats ne furent publiés qu’à la fin de la période ici prise en compte. Les événements du début des années 1960 suscitèrent une nouvelle vague de recherches, en partie financées par des commissions officielles et l’administration. 65 . Shore (1987) : 256, 260. 66 . La Works Progress Administration soutint directement différents groupes de travailleurs intellectuels et contribua ainsi au financement (au moins à titre complémentaire) de recherches. 67 . Certaines recherches de Stouffer sur les Noirs à l’armée furent financées par celle-ci et par la Fondation Rockefeller ; voir D. Fisher (1993) : 187-189. 68 . Si Park n’évoque le cas des Indiens d’Amérique que dans l’un de ses derniers articles, les manuscrits de ses cours témoignent qu’il ne l’ignorait pas. 69 . Je n’ai pas utilisé une autre source disponible : les papiers de Park – notamment des notes de cours – qui ont été conservés à Chicago et à Fisk University. 70 . Parmi les analyses quelque peu précises des essais de Park, voir Lyman (1972) ; Matthews (1977) ; Lal (1990). Les articles de Park antérieurs à son recrutement en sociologie ont évidemment un caractère bien différent des textes postérieurs, mais rien n’indique qu’ils furent lus par les chercheurs en sciences sociales. L’une des

inflexions parfois relevée dans les analyses de Park concerne l’insistance croissante sur les conflits de races et leurs effets (voir plus loin). 71 . Sur la caractérisation du régime de ségrégation du Sud, voir Woodward (1974). La notion de folk society – que développa Redfield – est précisée par Park dans un essai de 1931 : Park y oppose les sociétés marquées par des changements – celles des villes – à celles qui sont immobiles (folk societies). Dans ces dernières, « toutes les activités tendent à être contrôlées par la coutume et à se conformer aux attentes normales de la communauté. Dans une société immobile les relations personnelles et sociales tendent à prendre un caractère formel et cérémoniel. Le statut social est fixé par la tradition ; les distances sociales sont fixées par le rituel social et l’étiquette » (Park [1931b] [in Race and Culture : 11]). 72 . Park (1913b) (in Race and Culture : 204-220). 73 . Dans un article de 1918, Park substantifie cependant encore à demi l’idée de race en utilisant une formule qui lui sera ultérieurement reprochée, celle d’un « tempérament racial » acquis par l’expérience qui a fait de la race noire « the lady among the races » (Race and Culture : 280) – une affirmation qui choqua ultérieurement plus d’un intellectuel noir, peut-être surtout, comme le suggère Fred Matthews, à cause de la connotation de genre ; voir aussi sur ce point Drake (1984) : LVI. Cette affirmation choqua certainement moins Frazier, puisqu’il la reprend dans l’un de ses derniers ouvrages, en la restreignant aux classes moyennes : Frazier (1955) : 199. Olivier Cox, un sociologue noir « radical » passé par l’Université de Chicago dans les années 1930, interprète la position de Park comme implicitement marquée par une émancipation seulement partielle du racisme ambiant : « Je me suis convaincu, à la suite de mes relations et de mes études avec ces hommes [Ellsworth Faris, William Ogburn et Robert Park], qu’ils étaient profondément “libéraux” au sens où ce terme est habituellement défini par des dirigeants favorables à l’action directe. Ces hommes manifestaient des attitudes méritoires à l’égard des Noirs, mais restaient fermement opposés à n’importe quelle définition qui en aurait fait les égaux des Blancs ; ils voulaient faire beaucoup de choses pour les Noirs mais étaient fermement opposés au fait que les Noirs prennent des initiatives qui les feraient avancer plus rapidement qu’à l’allure appropriée » (Cox [1965] : 11). 74 . Encyclopaedia britannica (11e éd.), vol. 19, 1911 ; cet article est signé par un assistant du British Museum. 75 . Odum abandonna complètement ce point de vue après 1918 et fut, dans les années 1930, l’un des porte-parole des « libéraux » du Sud. 76 . Park (1913b) (in Race and Culture : 207). 77 . Ibid. : 209. 78 . Cité in Strickland (1966) : 40. 79 . Park (1913b) (in Race and Culture : 213). 80 . Ibid. : 215-218. 81 . Park (1939b) (in Race and Culture : 81-116). 82 . Ibid. (in Race and Culture : 81 [© Free Press, New York, 1950]). 83 . Ibid. : 83.

84 . Ibid. : 101. 85 . Park (1944). 86 . Je paraphrase ici la formulation que l’on trouve dans un article de Park (1926a) (in Race and Culture : 254). 87 . Park (1939b) (in Race and Culture : 106). L’insécurité des Noirs avait frappé précocement Park. Un fragment autobiographique contient la remarque suivante : « La chose qui m’avait le plus frappé était l’insécurité dramatique dans laquelle, selon ce qu’il me semblait, vivaient les gens de couleur » (AREPA, dossier 1 : 3). 88 . Park (1928a) (in Race and Culture : 243). 89 . Park (1937a) (in Race and Culture : 186). 90 . Park (1943) (in Race and Culture : 311). 91 . Voir notamment Park, Burgess (1924) : 722. La dimension religieuse présente dans l’usage postérieur des indianistes est absente de la définition de Park comme de celle de Warner. 92 . La première formulation de ce type d’analyses se trouve in Warner (1936) ; voir également B. Gardner, M. Gardner, Davis (1941). 93 . Ce point est explicite in Warner, Junker, Adams ([1941] : 10-12), ainsi qu’un peu plus tard dans la note méthodologique de Warner pour Black Metropolis de Drake et Cayton ([1945] : 781). 94 . Park (1939b) (in Race and Culture : 116 [© Free Press, New York, 1950]). 95 . Lettre reproduite par Cayton dans sa notice nécrologique de Park parue dans le Pittsburgh Courier, 26 février 1944. 96 . Voir la préface à l’ouvrage de Pierson (1942) issu d’une thèse de 1937 (Park [1942]). 97 . Voir la préface à l’ouvrage de R. Adams (1937) sur les intermariages à Hawaii (Park [1937b]). 98 . Park (1923a). Park a rédigé d’autres notes de lecture au cours des années 1920 sur les ouvrages d’auteurs liés à la Harlem Renaissance, notamment pour l’American Journal of Sociology. 99 . Park écrivit une préface pour l’ouvrage de Gosnell (1935) sur ce sujet : voir Park (1935). 100 . Park (1926a) (in Race and Culture : 249). 101 . En lisant ici les analyses de Park en référence à des recherches historiques postérieures, je ne postule évidemment pas que celles-ci dépendent moins que les analyses de Park de la société et de la conjoncture qui les ont vues naître. 102 . Le MA de Guy Johnson, en 1922, portait pourtant sur la réapparition du Ku Klux Klan dans le Sud (voir aussi G. Johnson [1923]) ; cette réapparition fut suivie deux ou trois ans plus tard d’une implantation du Ku Klux Klan dans le Nord qui ne semble pas avoir été étudiée par les sociologues de Chicago. 103 . La seule allusion à ce type de facteurs de transformation des relations raciales se trouve dans une remarque de la préface à l’ouvrage de R. Adams ; voir Park (1937b) (in Race and Culture : 195).

104 . Pour une description centrée sur cet aspect de l’esclavage, voir Elkins (1959). 105 . Park (1926b) (in Race and Culture : 149-151). Pour des présentations de la sociologie des relations entre races de Park centrées sur ce cycle, voir Lyman (1972) ; Matthews (1977) ; Steinberg (1981). Parmi les rares exceptions figurent Wacker (1975), peutêtre plus explicite que Wacker (1983) ; Lal (1986 ; 1990). 106 . Le caractère indéterminé du calendrier est l’un des arguments de Lyman pour soutenir que le « cycle des relations entre les races » n’est pas une théorie qui pourrait être soumise à vérification, ce qui est à l’évidence vrai. 107 . Park (1930b) : 281. 108 . Ibid. : 283. 109 . Ibid. : 282. 110 . La signification du terme « assimilation » n’était pas davantage fixée quinze ans plus tard : une grande revue comme Social Forces pouvait encore accepter un article (Woolston [1945]) s’achevant par sa définition. La terminologie ne fut pas fixée, si elle l’est, avant la publication de l’ouvrage de Gordon ([1964] : 60-83), qui repose sur l’expérience historique acquise au cours d’une période plus longue. 111 . Park (1926b) (in Race and Culture : 151). L’importance pour Park du modèle des îles Hawaii n’est clairement reconnue à ma connaissance que par Smith, Killian (1974) : 199. 112 . Park, manuscrit non daté (entre 1930 et 1944), AREP, dossier 5 : 2. 113 . Frazier (1950) : 414. Frazier critique la tendance, contraire selon lui à l’esprit de Park, qu’ont eue ses élèves à transformer les propositions avancées par celui-ci en vérité révélée plutôt qu’à les vérifier. J’ignore quel est l’élève de Park ici précisément visé. Quand Frazier reprendra l’idée d’un cycle dans un de ses ouvrages, il choisira d’ailleurs la version proposée par Bogardus et non celle de Park ; voir Frazier (1949a) : 692. 114 . Myrdal est aussi l’un des premiers à insister sur la critique du « cycle des relations entre les races » ; voir Myrdal, Sterner, Rose (1944) : 1025-1064. 115 . Vander Zanden (1973) : 44. 116 . Je laisse de côté un autre thème important des essais de Park, celui du type de personnalité induit par les migrations et les conflits culturels qui en découlent, c’est-àdire le thème, emprunté à Simmel, de l’homme marginal « partagé entre deux cultures et deux sociétés, le premier cosmopolite et citoyen du monde » (Park [1928b] [in Race and Culture : 354]). 117 . Park (1917). 118 . Ibid. (in Race and Culture : 227). 119 . Park (1925) (in Human Communities : 176). 120 . AECH, dossier 20 : 10. 121 . Frazier (1940b) : 785. 122 . L’une des rares utilisations du terme « caste » se trouve à propos de la différence entre esclaves travaillant dans l’agriculture et esclaves domestiques, dont le statut était

supérieur ; voir Doyle (1937) : 74. 123 . Ibid. : 169. 124 . L’une des premières études à insister sur ces conflits est à peine postérieure à l’ouvrage de Doyle : Aptheker (1943). 125 . Le préfacier de la réédition de l’ouvrage de Doyle en 1971, Artur Sheps, avance (p. VII) que l’étude fut mise à l’écart comme « a study in Uncle Tomism ». Aucun des comptes rendus que j’ai consultés – dans l’American Sociological Review, dans Social Forces, dans le Journal of Negro History et dans Opportunity – ne confirme directement cette interprétation. Il est cependant tout à fait possible que cette réaction n’ait pas été formulée publiquement. 126 . Doyle ne semble pas avoir bénéficié d’un soutien financier autre que celui, indirect, que lui apporta une bourse d’études accordée par l’une des fondations Rockefeller. 127 . Johnson (1934) : 103. 128 . Ibid. : 209. 129 . Ibid. : 104. 130 . Ibid. : 128. 131 . Ibid. : 150. 132 . Ibid. : 179. 133 . Ce rapport – Johnson, Embree, Alexander (1935) – se présente comme la synthèse des recherches en cours, financées principalement par la Fondation Rockefeller, secrètement selon Stanfield (1985) : 128. 134 . Johnson (1934) : 212. 135 . Une lettre de Park à Johnson laisse entendre que le premier n’eut connaissance du livre qu’au moment de son achèvement. 136 . Johnson (1941) : 71-78. 137 . Ibid. : 327. 138 . Growing up in the Black Belt comprend également une annexe rédigée par le psychanalyste Harry Stack Sullivan, qui joua un rôle de conseiller pour la recherche, à côté de l’anthropologue Hortense Powdermaker. 139 . Du Bois (1899). 140 . Ibid. : 309-321 (voir notamment p. 311). C’est à propos des loisirs des Noirs que Du Bois développe ce tableau des classes sociales, en cherchant lui aussi à rectifier la perception ordinaire de l’époque, qui ne voyait la population noire que comme une masse indifférenciée. Dans une recherche postérieure, en 1902, Du Bois utilise une répartition par groupe de professions. 141 . Dans leur génération, en dehors de Johnson et Frazier, seul Ira deA. Reid (19011968), le successeur de Johnson au secrétariat de l’Urban League qui obtint un PhD à Columbia et fut directeur du département de sociologie de l’Université d’Atlanta dans les années 1930, gagna également une notoriété nationale en sociologie. Deux autres sociologues noirs occupèrent un peu plus tard une position en vue, mais moins académique : Horace Cayton pour son ouvrage (avec Saint Clair Drake) sur la

communauté noire de Chicago (Cayton ne fit pas une carrière en sociologie, même s’il fréquenta la communauté des sociologues) ; le sociologue d’origine jamaïcaine Olivier Cox, qui obtint en 1938 une thèse à l’Université de Chicago et gagna une certaine « visibilité » par ses critiques virulentes des travaux de Park, Warner et Ruth Benedict. Des éléments biographiques concernant Frazier se trouvent dans la thèse de Grace Harris (1975), dans les témoignages d’Arthur Davis (1962) et de Horace Cayton (1964), ainsi que dans l’ouvrage d’Anthony Platt (1991). Platt adopte cependant une interprétation de son œuvre qui minimise un peu sa relation avec celle des sociologues de la tradition de Chicago. Celle-ci s’accorde mal avec les thèmes de recherche de Frazier – l’étude de la famille ou celle des Églises dans son dernier ouvrage –, ainsi qu’avec son allocution comme président de l’association des sociologues américains : voir Frazier (1949b). 142 . Cayton (1964) ; A.P. Davis (1962). Le devenir social des frères et sœur de Frazier (juriste, médecin, infirmière, etc.) confirme le bien-fondé de cette interprétation. 143 . Sur les réactions de Frazier aux pratiques de discrimination raciale et sur ses opinions politiques, voir Harris (1975) : 26-27, 40-41 ; A. Platt (1991) : 29-30, 53-56, 181-186. 144 . La maîtrise de Frazier a pour titre New Currents of Thoughts among the Colored People of America. 145 . Pendant la période où Frazier exerça à Howard, cette université abrita une partie notable des principaux intellectuels noirs de sa génération : l’économiste Abram Harris, qui fut, avec l’anthropologue Allison Davis, l’un des premiers Noirs à être recrutés par l’Université de Chicago comme full professor, le philosophe Alain Locke, les historiens Rayford Logan et John Hope Franklin, le critique Sterling Brown, le politologue Ralph Bunche, etc. 146 . Frazier (1939 ; 1949a). 147 . Bahr, Johnson, Setz (1971). 148 . Frazier (1925). Cet article, qui figure dans le recueil d’Alain Locke sur le « nouveau Noir » qui lança la Harlem Renaissance, ne repose pas sur une documentation systématique. On peut douter qu’il ait suscité dans le large public auquel il était destiné un grand intérêt. 149 . Frazier (1929). La comparaison de cet article avec le précédent suggère également que la critique politico-morale de la bourgeoisie noire qui fait l’objet de l’un des derniers ouvrages de Frazier, en 1955 (voir infra), n’est pas une réaction d’humeur momentanée. 150 . Frazier (1944a) : 314 [© The University of Chicago Press]. 151 . Frazier (1932) : 178. 152 . Ibid. : 110-112, 132-136. 153 . Frazier (1930). 154 . Ibid. : 737. 155 . Frazier (1932) : 32. 156 . Ibid. : 45. 157 . Ibid. : 47.

158 . Sur la liste des ouvrages cités dans les principales revues américaines entre 1944 et 1968 de Bahr, Johnson, Setz (1971), ce livre figure à la huitième place, en compagnie d’un autre ouvrage de Frazier, The Negro in the United States (1949a). 159 . Burgess (1939) : IX. 160 . Même au milieu des années 1960, les historiens ne suivaient pas toujours une démarche très différente : voir par exemple la description de la communauté (et des familles) des Noirs de Caroline du Sud in Williamson (1965) : 300-325. 161 . Frazier (1939) : 41. 162 . Ibid. : 170. 163 . Ibid. : 173. 164 . Frazier (1957) : 680. C’est aussi ce qu’affirmait Hughes dans un essai écrit en 1955 mais publié en 1961 (SE : 171). 165 . Pour une critique argumentée des interprétations données par Frazier et Johnson sur la place des femmes dans la famille noire comme héritage de l’esclavage et non comme héritage africain, voir Herskovits (1941) : 167-182. Sur la réception de l’ouvrage de Herskovits, notamment chez les anthropologues boasiens, voir Jackson (1990) : 120124. 166 . A. Platt (1991) : 136. 167 . Voir Blassingame (1972) ; Levine (1977) ; Stuckey (1977) ; Raboteau (1978) : 48-60 – qui propose une appréciation nuancée des limites respectives des interprétations de Frazier et Herskovits en ce qui concerne la religion ; Sobel (1987). 168 . L’argument principal concernant la documentation de Frazier sur la « famille matrifocale » se trouve in Gutman (1976) : 633-634. 169 . Frazier (1939) : 96. 170 . Gutman (1976) : 461-475. 171 . Moynihan (1965). 172 . A. Platt (1991) : 111-120. 173 . Valentine (1968). 174 . Frazier (1939) : 374. 175 . Frazier (ibid. : 394) évoque les changements survenus depuis 1914, en remarquant qu’il existait alors simplement une petite minorité d’anciennes familles (différentes par la couleur de la peau, l’ancienneté généalogique, la culture) et l’immense majorité de la population noire. 176 . Frazier (1949b). 177 . Cette critique est développée par Blumer (1958) (voir infra). Les recherches de deux proches de Blumer, Lohman et Reitzes (1952 ; 1954), apportent des justifications empiriques à l’appui des critiques de Blumer. 178 . Frazier (1949b) : 6. 179 . Voir Lopata (1954), ainsi que les deux ouvrages ultérieurement issus de cette thèse, en 1976 et 1996.

180 . L’interprétation de Vlasek (1982) des essais de Frazier distingue deux conceptions différentes de l’assimilation que celui-ci aurait successivement adoptées au cours de sa carrière. 181 . Frazier (1949a) : 693. 182 . Ibid. : 696. 183 . Ibid. : 695. 184 . Frazier (1955). Cet ouvrage, publié en français avant de l’être en anglais, a été perçu comme engagé et amer. Le chapitre X offre un excellent témoignage sur l’expérience du rapport des intellectuels noirs de l’époque avec le monde blanc – et on y voit passer l’ombre de Charles Johnson. 185 . Ibid. : 370. 186 . Frazier (1962) : 139. 187 . Wirth (1945). 188 . Matthews (1987) analyse la position de Wirth comme celle d’un « assimilationniste » et explique ainsi le déclin rapide de sa notoriété après 1952. Cette interprétation me semble trop exclusivement attentive aux sympathies affichées par Wirth et surestimer la cohérence de ses positions. 189 . Voir Hughes (1963a) – un article rédigé en 1952 –, ainsi que Hughes (1948). La version donnée par Hughes de l’obtention d’un financement est confirmée par Shore (1987) : 198. 190 . Miner (1939). 191 . La liste des cas pertinents évoquée a posteriori par Hughes est plus longue et plus subtile : Hughes (1963a) (SE : 538) se demande d’ailleurs s’il n’aurait pas mieux valu commencer par étudier l’une des villes du nord du Québec dépourvues de classe moyenne francophone et où de nouvelles industries s’implantaient. 192 . A des fins de comparaison, Hughes alla étudier sur place les contacts entre les ouvriers catholiques des entreprises et l’encadrement protestant de Rhénanie ; voir Hughes (1935). 193 . Persons ([1987] : 145-146) considère cette remise en cause de la sociologie de Park comme radicale et interprète en conséquence le retour de Hughes à Chicago comme la fin de la sociologie des relations ethniques de Chicago dans sa définition antérieure. 194 . Indiquons également que l’évolution de Drummondville jusqu’à aujourd’hui a été bien différente de celle qui semblait se dessiner à la veille de 1940 : les anglophones, cadres de l’entreprise textile qui avait contribué à l’évolution de la frontière linguistique, ont à peu près complètement abandonné la région avant 1970, selon les indications que j’ai recueillies sur place lors d’une courte visite en 1998. 195 . Voir Hughes (1946a ; 1946b ; 1949) ; E. Hughes, H. Hughes (1952). 196 . AECH, dossier 98 : 10. 197 . Hughes (1946a). 198 . J. Williams (1949) ; Hale (1949) ; G. Edwards (1952). 199 . Blumer (1965).

200 . Ibid. : 253. 201 . Blumer (1958) propose un panorama d’ensemble des recherches dans le domaine des relations de races, qui inclut celles qui sont menées par des psychologues sociaux, dans le sous-domaine que Blumer désigne comme celui « des préjugés et de la discrimination ». 202 . Myrdal (1944) : 1009. 203 . Un des derniers articles de Park, en 1943 (Race and Culture : 310-311), exprimait au contraire un grand scepticisme sur le fait que les connaissances en sciences sociales puissent contribuer à la résolution des conflits de races. Ce qui correspond à l’expérience de Park, comme on l’a vu, mais non à celle de plusieurs de ses élèves, par exemple Charles Johnson. 204 . Je reprends ici l’analyse de Higham (1975) : 218-219. 205 . Blumer (1958) : 438. 206 . L’intérêt suscité un peu plus tard par l’ouvrage d’Adorno, Frenkel-Brunswick, Levinson, Sanford (1950) sur la « personnalité autoritaire » contribua également à cette orientation, bien qu’il n’ait pas porté sur le cas des Noirs américains. 207 . Voir Frazier (1949a) : 1, 11 ; Blumer (1958). Blumer fut, durant cette période, le critique le plus radical et le plus constant des recherches sur les attitudes, dont une première mise en cause, sur une base empirique, se trouve dans l’article, tardivement célébré, de Richard LaPiere (1934). 208 . Rossi (1964) ; Blauner (1970) ; Metzger (1971) ; Lyman (1972). Le terme failure est repris dans l’ouvrage récent de McKee (1993). 209 . A peu près au même moment que l’essai de Hughes fut publié l’essai de Singer (1962), qui passa sur le moment inaperçu mais dont l’orientation parut prémonitoire par son insistance sur la revendication d’une identité ethnique par les Noirs, ainsi que l’essai de Back (1963). 210 . Hughes (1963b). D’après sa correspondance (lettre à Herbert Gans de 1961, in AECH, dossier 124 : 11), Hughes avait antérieurement envisagé de consacrer son allocution en tant que président à un tout autre sujet : les carrières professionnelles. On peut penser que son choix final fut influencé par les événements de l’actualité. 211 . Ibid. (SE : 478). 212 . Hughes faisait ici allusion à son opposition au changement symbolique de nom de l’association des sociologues américains, qui exprimait son hostilité à la revendication des sociologues d’être reconnus comme formant collectivement une profession, avec la prétention corrélative à contrôler un secteur d’activité. 213 . Ibid. : 494 [© Transaction Books, 1984]. 214 . Ibid. : 492. 215 . Hughes (1967). Ce texte, longtemps resté inédit conformément à la volonté de l’auteur, doit paraître en traduction française. 216 . Glazer (1963). 217 . La correspondance de Hughes donne des exemples de la méconnaissance, à la fin des années 1960, des analyses de Park chez les sociologues spécialistes du sujet et alors

en milieu de carrière (comme Tumin, Bressler ou Glock) ; voir AECH, dossier 96 : 9. 218 . Steinberg (1995) : 62.

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Sur les marges de la tradition de Chicago : Nels Anderson et Donald Roy « Il [Anderson] est, peut-être paradoxalement, l’individualiste ascétique de Weber (pour qui, ainsi qu’il l’a dit une fois pour expliquer pourquoi il abrégeait des vacances bien méritées, “le travail est le maître”), mais sans la dureté de cœur et le pessimisme essentiel du puritain ambitieux. » NOEL IVERSON

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« Je ne connais personne qui ait plus complètement consacré sa vie à la sociologie que Don Roy, et personne de plus modeste à ce propos. » EDGAR T. THOMPSON

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A côté des chercheurs dont les travaux ont été jusqu’ici examinés, on en trouve d’autres qui, bien qu’ils aient travaillé dans le même environnement intellectuel, ne sont pas toujours rattachés à la tradition de Chicago. Cependant, seul l’examen de ces cas permet de comprendre la place occupée par les différents éléments qui contribuent à l’identification de cette tradition, ainsi que les effets de l’application de ce label. J’ai déjà

évoqué le cas de Frank Tannenbaum, professeur d’histoire de l’Amérique latine à l’Université Columbia, qui semble n’avoir eu aucun contact direct avec les sociologues de la tradition de Chicago et n’est d’ailleurs jamais associé à celle-ci. Élève et protégé du philosophe John Dewey, Tannenbaum écrivit des ouvrages sur les relations de races et, comme on l’a vu au chapitre 7, sur la délinquance, qui témoignent d’une proximité évidente avec les chercheurs de Chicago 3. On peut placer aussi dans cette rubrique Samuel Kincheloe (1890-1981), un pasteur protestant ancien élève de Park à l’Université de Chicago, qui y revint comme professeur à l’école de théologie dans les années 1950 4. Ou même, en adoptant un autre point de vue, Erving Goffman pour ses premières recherches, plus proches de la tradition de l’anthropologie post-durkheimienne (à laquelle se rattache Lloyd Warner dont il fut l’élève) que de la tradition définie par les essais de Hughes, Blumer et Wirth. On peut placer également dans cette rubrique deux sociologues qui sont décrits, par leurs condisciples de la même cohorte de diplômés de l’Université de Chicago, comme des « marginaux » par la trajectoire biographique, les goûts et, dans une certaine mesure, les centres d’intérêt intellectuel : Nels Anderson appartient à la génération des étudiants présents à Chicago dans les années 1920 ; Donald Roy, à la génération des étudiants de la fin des années 1940. L’un et l’autre, en dépit d’une carrière universitaire difficile ou obscure, ont réalisé des recherches qui ont acquis durablement le statut de classiques mineurs : Anderson par son livre sur les sans-domicile de Chicago, The Hobo ; Roy par plusieurs articles sur le travail ouvrier en usine. Il existe un point de similitude dans les parcours biographiques de ces deux chercheurs : l’un et l’autre ont une origine plus populaire que la quasitotalité des sociologues de leur génération 5. Avant d’entreprendre des études de thèse, ils ont eu, l’un et l’autre, une expérience directe du monde du travail ouvrier, inhabituelle pour des sociologues, et cette origine reste présente à l’arrière-plan de leurs recherches. L’examen de ces deux

exemples, très différents comme on va le voir, permet de saisir l’originalité intellectuelle qui peut accompagner ce type de marginalité d’origine et de carrière. L’examen du Hobo et de sa relation avec la carrière d’Anderson éclaire par ailleurs l’importance de divers éléments dans la perception de la tradition de Chicago.

I. « LE HOBO » (1923) ET NELS ANDERSON (1889-1986) Nels Anderson n’a laissé une trace dans l’histoire de la sociologie que par un seul ouvrage, Le Hobo, première monographie publiée en 1923 dans ce qui devait ultérieurement devenir la collection dirigée par Park, Burgess et Faris 6. Le Hobo figure dans toutes les énumérations des monographies de la tradition de Chicago, dont il est toujours donné comme un exemple typique 7. Un examen un peu attentif montre pourtant qu’il s’agit d’un ouvrage singulier à plusieurs égards : on n’y trouve pas les notions présentes dans les autres monographies de la même époque, et le sujet semble se dérober. Je rappellerai d’abord quelques-uns des aspects négligés des circonstances de la réalisation du Hobo, ainsi que de la biographie d’Anderson, connue essentiellement par ses propres essais, mais que l’on peut recouper par sa correspondance et par quelques témoignages 8. Nels Anderson est né en 1889 à Chicago, quelques mois avant le départ de sa famille pour Spokane, dans l’État de Washington 9. Il était le fils d’une ouvrière de l’industrie et d’un immigrant d’origine scandinave qui exerça, au cours de ses pérégrinations dans le Middle West, une grande variété de métiers dans l’agriculture, le bâtiment et l’industrie. Son père poursuivait l’objectif de s’établir comme agriculteur et souhaitait que ses enfants fassent de même, et il ne trouvait pas utile que leur apprentissage scolaire dépasse les rudiments. Très jeune, Nels Anderson exerça différents petits

métiers, et la situation économique précaire de ses parents ne lui permit pas de poursuivre des études. Avant sa seizième année, suivant l’exemple de son frère aîné, il quitta le domicile familial et, pendant une dizaine d’années, mena l’existence, errante et économiquement précaire, des ouvriers migrants – travaillant successivement à la construction des lignes de chemins de fer et des routes, dans des mines, des forêts et chez des agriculteurs 10. La quasi-adoption par une famille de mormons de l’Utah lui permit, à 22 ans, de reprendre ses études dans une petite high school, puis à l’université voisine, tout en continuant de travailler. Après un engagement dans l’armée, à la fin de la Première Guerre mondiale il présenta, sur les conseils d’un de ses professeurs, sa candidature au programme d’études graduate en sociologie de l’Université de Chicago. Nels Anderson avait alors 31 ans. Son inscription fut acceptée à l’issue de l’examen de sélection passé devant le fondateur du département, Albion Small, qui n’avait pas manqué de découvrir les limites de sa culture scolaire : Anderson considéra que la singularité de son parcours biographique lui avait valu un traitement de faveur. Pour payer ses études, il se fit engager comme homme à tout faire, puis comme aide-infirmier dans un foyer pour malades chroniques. Il insiste, dans ses souvenirs, sur le peu de temps qu’il pouvait consacrer à ses études, sur ses difficultés pour maîtriser le langage sociologique utilisé par ses condisciples, sur la marginalité de son genre de vie et de goût par rapport aux autres étudiants, qu’il décrit comme des pasteurs ou des fils de pasteurs des petites villes du Middle West. « Je ne vois aucun étudiant qui aurait eu une origine populaire, et je n’avais pas été en contact auparavant [avant d’arriver à Chicago] avec ce type de compagnons 11 », remarquera ultérieurement Anderson. Si les pasteurs et fils de pasteurs ne constituaient qu’une petite partie de ses condisciples, aucun de ceux-ci ne semble avoir exercé durablement un métier d’ouvrier 12. Le recrutement

d’Anderson par un foyer pour malades chroniques qui avait jusquelà refusé d’engager des étudiants de l’Université suggère, tout comme d’autres détails, qu’il se distinguait effectivement des autres étudiants par ses mœurs et son allure : selon le témoignage de Guy Johnson, qui partagea un temps le même logement, Anderson passa sa première nuit à la belle étoile lors de son arrivée à Chicago, en 1920 13. Lui-même insiste à plusieurs reprises sur la distance sociale qui le séparait de ses condisciples : « Quand Thrasher par exemple parlait de sa recherche sur les bandes de jeunes […] il me semblait que la majeure partie de ce qui était discuté comme connaissance sociologique était, après tout, savoir de sens commun. Mais lorsque je parlais des hobos ou d’autres types de mon quartier de Chicago, de leur genre de vie et de leur travail, c’était éloigné de ce que mes collègues comprenaient. Ils répondaient avec une forme d’humeur réticente et lassée qui me rappelait toujours le fossé culturel qui nous séparait. Mieux valait parler le moins possible de mes recherches avec mes collègues des classes moyennes 14. » Anderson apparut par contre à ses condisciples exceptionnellement compétent quand il fallut recueillir des interviews auprès de membres des classes populaires, une activité pour eux souvent difficile 15. La recherche qui donna naissance au Hobo résulta de la rencontre, en 1921, d’Anderson et de Ben Reitman, un médecin qui fréquentait des milieux disparates, du monde des vagabonds à une partie de l’élite de Chicago, en passant par les milieux syndicalistes et anarchistes et par les sociologues. Reitman (1879-1942) a donné de lui-même une description suggestive que cite Anderson dans son livre : « Je suis américain d’origine, juif de naissance, baptiste d’adoption, professeur et

médecin de profession, cosmopolite par choix, socialiste par inclination, célèbre par accident, vagabond par le poids de vingt ans d’expérience et réformateur par inspiration 16. » Fils d’un colporteur d’origine russe, Reitman avait en effet mené une existence vagabonde avant de trouver, comme Anderson, un protecteur qui lui permit de faire des études. Après avoir obtenu un diplôme de médecin, il mena de nouveau une existence errante et rencontra, en 1907, James Eads How, qui entreprenait alors de mettre sur pied une organisation d’assistance pour les travailleurs migrants (voir infra). L’année suivante, Reitman rencontra la militante syndicaliste anarchiste Emma Goldman et il participa aux activités des milieux anarchistes jusqu’en 1918. Même pendant les périodes de sa vie où il vagabonda en exerçant des activités d’occasion, Reitman ne mena pas l’existence des travailleurs migrants, comme le remarque d’ailleurs Anderson. Reitman, dont la réputation à Chicago était sulfureuse, fut, à partir des années 1920, une sorte de compagnon de route des sociologues de Chicago et l’un des intermédiaires entre ceux-ci et les milieux délinquants : c’est dans son antichambre de médecin des bas-fonds spécialiste des maladies vénériennes qu’Edwin Sutherland recruta son « voleur professionnel », qui devait un peu plus tard devenir le principal informateur d’Alfred Lindesmith sur les opiomanes. Nels Anderson, puis Herbert Blumer furent un temps des commensaux de Reitman, qui s’essaya luimême au recueil de biographies 17. Ben Reitman trouva auprès d’un ami médecin, l’ancien directeur des services de santé de la ville de Chicago, une petite bourse d’environ 100 dollars par mois pour Anderson. Il s’agissait d’étudier pendant un an les sans-domicile dans le quartier de Chicago autour de West Madison Street, qui fut désigné dans l’ouvrage sous le nom de « Hobohemia 18 ».

Cette occasion permit à Anderson de disposer d’un peu plus de temps pour ses études, ce qui était son objectif principal. Pourvu d’un viatique laconique de Robert Park : « Écrivez seulement ce que vous voyez, entendez et savez, comme un journaliste 19 », il entreprit de collecter des documents sur le quartier considéré. Pour cela, Anderson s’installa dans un hôtel du quartier où il avait vendu des journaux dans son enfance, et il entra de nouveau en contact avec une population qui lui était familière, observant les lieux et les scènes, recueillant des entretiens de manière informelle, discutant avec les habitants du quartier et reconstituant des éléments de leurs biographies. Le soutien d’Ernest Burgess, qui était le plus directement chargé de la supervision de la recherche, semble avoir surtout consisté à recevoir régulièrement les notes de terrain d’Anderson et à poser quelques questions à celui-ci 20. Dans ses essais biographiques, Anderson insiste d’ailleurs sur le caractère épisodique de ses contacts avec les professeurs du département de sociologie, y compris Burgess et Park. Il souligne le sentiment aigu qui l’habitait quant aux lacunes de sa culture sociologique et observe qu’il n’avait ni le temps ni le goût de ces contacts : « Je n’ai pas bien connu Park. Je n’étais pas ce type d’étudiant qui parle avec les professeurs. […] Jusqu’à ce que je quitte l’Université, je ne crois pas que nous ayons parlé ensemble, Park et moi, plus d’une demi-heure ; encore moins avec Faris. […] Mes relations étaient aussi impersonnelles avec Burgess qu’avec les deux autres 21. » Il indique aussi qu’il ne devint familier avec la pensée de Park qu’après la rédaction du Hobo, ce que l’examen du livre confirme, comme on le verra. Sans doute l’obligation de rendre un rapport contribua-t-elle à l’avancement rapide de la recherche. Quand Anderson remit celui-ci au comité extra-universitaire chargé de le patronner – dans lequel figuraient les deux médecins à l’origine du projet, le responsable de l’organisation fédérant des œuvres de bienfaisance de la ville (United Charities), ainsi

qu’Ernest Burgess –, Park lui en proposa la publication dans la collection de livres de sociologie que projetaient les Presses de l’Université de Chicago 22. Celles-ci lui demandèrent seulement des aménagements mineurs. Deux points méritent d’être relevés. Si l’ouvrage fut (au moins aux yeux de Park, comme on l’a vu) le premier de la série dirigée par Park et ses collègues, Anderson ne donna pas de titre à son ouvrage, mais découvrit celui qui lui avait été attribué lorsqu’il en reçut un exemplaire 23. Il considérait qu’il avait étudié la population des vagabonds d’un quartier de Chicago et pensait que le titre devrait être quelque chose comme « Les Sans-Domicile » (Homeless) 24. Deux ans après sa parution, Le Hobo fut présenté comme maîtrise de MA pour conforter la position d’Anderson, qui venait d’être engagé par l’Université de Washington afin de remplacer temporairement Roderick McKenzie. L’ajout d’une page dactylographiée, qui figure dans l’exemplaire de la maîtrise conservé à la Joseph Regenstein Library, fut apparemment la seule transformation apportée. Un savant comité de professeurs de sociologie procéda à l’examen de la culture sociologique d’Anderson – toujours insuffisante aux yeux de celui-ci. Ce fut Small qui, là encore, conclut en faveur d’Anderson en proposant de lui conférer son MA, tout en remarquant judicieusement : « Vous connaissez la sociologie du monde extérieur [out there] mieux que nous, mais vous ne la connaissez pas dans les livres [in here] 25. » Les circonstances qui donnèrent naissance au Hobo conduisent à poser trois questions : qui sont ces hobos, sujets supposés du livre, et quel est le sujet effectivement traité par Anderson ? Comment celui-ci a-t-il recueilli et interprété son matériel ? D’où viennent les thèmes développés dans l’ouvrage ? Le terme hobo (dont l’apparition remonte à 1889, selon le dictionnaire Webster 26) désigna jusqu’à la fin des années 1920 les travailleurs migrants employés à titre temporaire à des tâches saisonnières dans l’Ouest et le Middle West. Ceux-ci passaient souvent l’hiver dans les villes du Middle

West, notamment dans cette base arrière qu’était pour eux, en tant que nœud ferroviaire, la ville de Chicago. Si l’appellation hobo était courante vers 1900, la catégorie était, par contre, imprécisément définie. Une histoire récente du mouvement ouvrier américain entre 1865 et 1925 propose la définition suivante : les hobos sont des travailleurs, hommes, blancs et anglophones, qui vont de chantier en chantier, et dont le prototype est le vétéran des travaux de construction des chemins de fer – le terme white laborer est également utilisé 27. Il faut ajouter qu’il s’agit de travailleurs isolés, hors d’état d’assurer régulièrement l’entretien d’une famille. On ne dispose évidemment d’aucune estimation précise des effectifs de ce type de travailleurs – Anderson estime à 300 000 le nombre de ceux qui sont passés par Chicago vers 1920 et à un demi-million le nombre de ceux qui ont voyagé sur des trains de marchandises vers 1910. Ces travailleurs migrants ne donnèrent naissance, et ne participèrent durablement, à aucune organisation de masse, ce qui explique sans doute en partie, avec la taille réduite de la catégorie, la faible attention que leur ont portée les recherches historiques sur le mouvement ouvrier 28. A l’époque, les hobos semblent avoir par moments retenu l’attention d’une partie des classes moyennes, fascinées par ce qui se passait dans les camps (jungles) aux abords des villes : des articles de journaux de l’époque relatent les visites de journalistes dans ces camps 29. Entre 1880 et les années 1920, le terme hobo est utilisé avec des connotations diverses. Celles-ci sont négatives chez ceux qui s’inquiètent de l’importance du vagabondage, et pour lesquels les hobos et autres sansdomicile sont des fainéants immoraux 30 : on reconnaît là une illustration particulière du point de vue, fréquent parmi les élites et les classes moyennes du XIXe siècle, qui attribue à la dépravation morale les propriétés des comportements des classes populaires. D’autres utilisations du terme lui attribuent, au contraire, des connotations positives, et voient dans le travailleur migrant un modèle d’individualiste libre et dégagé des

conventions : Ben Reitman tient à son titre de « Roi des hobos », que lui a donné un journal, tout comme James Eads How, le « Millionnaire hobo », qui finance depuis 1905 une association s’adressant aux hobos, l’International Brotherhood Welfare Association 31 ; un mensuel qui s’adresse aux travailleurs migrants s’intitule Hobo News. Ainsi la définition de ce que sont les hobos se trouve au cœur d’un conflit qui n’apparaît que par des traces dans l’ouvrage d’Anderson. L’ambiguïté de l’appellation de hobo apparaît clairement dans une conversation entre Jacob Coxey et Ben Reitman, rapportée par ce dernier : « Le problème, avec ces mouvements de travailleurs sans emploi, est que l’on ne reconnaît pas ce que sont des hommes qui cherchent honnêtement un emploi ; on pense qu’il s’agit d’une bande de voyous et de destructeurs de la propriété, et l’on appelle hobos tous les sans-emploi » déclara Coxey. Ce à quoi Reitman rétorqua : « Quand vous avez conduit votre armée de trois mille hommes sur les pelouses de Washington […], vous étiez à la tête d’une bande de hobos sans emploi. Un hobo est quelqu’un qui se déplace en cherchant du travail. » Coxey répondit : « Ce n’est pas ainsi que j’ai entendu utiliser le terme, et j’ai entendu celui-ci pendant quarante ans. Un hobo est un bon à rien qui préfère mendier ou voler, ou même avoir faim, plutôt que de travailler. Ce n’étaient 32 pas des hobos que j’ai conduits à Washington . » Le témoignage d’Anderson ne permet pas de savoir de manière certaine si le point de vue sur les hobos exprimé ici par Reitman préexistait ou non à ses propres recherches. Dans le plus développé de ses essais autobiographiques, Anderson affirme que sa première discussion avec Reitman, lors de leur rencontre, porta justement sur le fait que celui-ci ne distinguait pas clairement, dans la conférence qu’il venait de faire devant des travailleurs sociaux, les hobos, qui

sont des travailleurs, les vagabonds (tramps) et les clochards (bums) – catégorie qui comprenait notamment les alcooliques et les drogués –, qui ne travaillent pas 33. Par contre, dans Le Hobo, Anderson attribue à Reitman la distinction entre les travailleurs migrants et les autres habitants de Hobohemia 34, ce qu’il confirme partiellement dans une conférence à l’Université du NouveauBrunswick, en 1972, où il affirme que, lors de la réunion où ils se rencontrèrent, Reitman insista sur la distinction entre hobo et clochard. Les notes de terrain d’Anderson montrent que la définition des hobos était l’un des sujets sur lesquels écrivaient volontiers les intellectuels hobos qu’il présente dans son ouvrage : certains lui passèrent des présentations de leurs propres classifications et analyses de ces populations, parfois publiées antérieurement dans la presse 35. Déterminer les différents types de personnes vivant dans les conditions précaires de Hobohemia – et notamment distinguer entre les travailleurs migrants et les autres catégories aux ressources limitées et plus ou moins dépourvues de logement stable – était l’un des objectifs de la recherche conduite par Anderson. Un autre objectif était de déterminer ce que devenaient les travailleurs migrants quand ils prenaient de l’âge 36. Bien qu’Anderson propose dans Le Hobo une définition des différents types qui composent la population pauvre du quartier, ses analyses laissent une impression de flou. Ni le livre dans son ensemble, ni même la plupart des chapitres ne choisissent clairement entre deux fils possibles d’investigation : étudier les travailleurs migrants ou étudier les populations de condition précaire d’un quartier de Chicago. Anderson passe au contraire continuellement d’un point de vue à l’autre. Il décrit par exemple les campements des travailleurs

migrants en dehors des villes, mais il est par contre presque silencieux sur le travail des ouvriers migrants en dehors de Chicago ; un chapitre de l’ouvrage présente les moyens utilisés par les hommes sans grandes ressources pour se procurer à bas prix ou gratuitement le logement et la nourriture, et concerne donc pour une part d’autres catégories que les travailleurs migrants lors de leurs séjours dans les grandes villes. L’incertitude d’Anderson concernant le sujet de son livre fut profonde et durable. Dans une de ses notes de terrain, il rapporte ses propos auprès de l’un de ceux qu’il interviewa en 1922 : « Je fus franc avec lui et je lui dis que je m’intéressais au problème du vagabond [tramp] et que je cherchais à comprendre les causes et les effets 37. » Il écrit, au contraire, dans la préface à une réédition en 1978 de la parodie du Hobo publiée sous le pseudonyme de Dean Stiff 38 : « Mon travail consistait à entreprendre l’étude du “sansdomicile” (pour moi le hobo) à Chicago », alors même qu’il reconnaît dans son autobiographie que les travailleurs migrants ne constituaient plus à l’époque la majorité des habitants du quartier de Chicago qu’il a étudié 39. Park a lui-même contribué à l’équivoque concernant le sujet du Hobo : si sa préface présente l’ouvrage comme l’étude de la population à statut précaire de West Madison et le définit, en des termes très généraux, comme une contribution à l’étude des phénomènes urbains et des types de personnalités qu’engendre la ville, il adopte ailleurs un tout autre point de vue : « Le Hobo est unique dans la mesure où il examine le travailleur temporaire dans son habitat, c’est-à-dire dans la partie de la ville où les intérêts et les habitudes du travailleur temporaire ont été, si l’on veut, institutionnalisés 40. » Cette incertitude sur le sujet du Hobo reflète un type d’imprécision que l’on trouve dans d’autres monographies

de l’époque et caractérise donc en partie l’état des recherches sociologiques de cette période. L’ouvrage présente pourtant une définition claire des différents types de sans-domicile – reposant sur la double opposition entre travail et nontravail, mobilité et immobilité géographique – et introduit par ailleurs une seconde distinction entre les travailleurs saisonniers ayant un métier qu’ils exercent avec régularité (dont fit partie un temps Anderson lui-même et qu’il désigne à l’occasion comme l’« élite des hobos ») et ceux qui prennent le travail qui se présente. Mais Anderson n’a pas examiné systématiquement si ces catégories étaient clairement distinctes, ni étudié les conditions de passage de l’une à l’autre et les relations concrètes entre elles : il se contente de remarquer que « ces distinctions […] ne sont pas immuables 41 ». Sans doute le découpage thématique du livre (qui examine la santé, la vie sexuelle, la vie intellectuelle des hobos, etc.) a-t-il également contribué à rendre ces points obscurs, en laissant dans l’ombre la transformation par la maladie ou l’âge de travailleurs migrants en mendiants des villes. L’instrument que sont les biographies – pourtant recueillies en nombre par Anderson – a été sur ce point peu utilisé. Une autre caractéristique de la description des hobos attire l’attention : la place accordée à leur vie intellectuelle et à leurs intérêts politico-sociaux. Anderson décrit la presse qui s’adresse aux hobos, leur lecture des journaux, leur participation à des discussions, principalement sur des sujets politiques, et, brièvement, l’« université hobo » financée par James How (où Reitman, Burgess, ainsi que le sociologue Edward Ross, de l’Université du Wisconsin, donnèrent des conférences). L’intensité de la vie intellectuelle des hobos confirme évidemment la singularité de cette population (à une époque où les États-Unis, pour freiner l’émigration, exigent des candidats à l’entrée dans le pays la preuve de leur alphabétisation). Mais Anderson a accordé une importance certainement

excessive à une partie des travailleurs migrants, certes des plus « visibles » mais peu nombreuse : l’entourage de ceux qui se sont érigés, ou qui cherchent à s’ériger, en porte-parole de cette catégorie. Plusieurs indices nourrissent ce doute : James How, qui semble le principal bailleur de fonds d’une partie des institutions hobos, notamment de l’« université hobo », insiste dans son programme sur la nécessité de l’instruction, ce qui montre que tous les hobos n’avaient pas les préoccupations intellectuelles et politiques que suggèrent les chapitres 13 à 15 de l’ouvrage. La démarche d’enquête suivie par Anderson ne pouvait que favoriser la surreprésentation dans son échantillon des intellectuels hobos : d’après ses notes de terrain, une partie de ceux qu’il a interviewés ont été rencontrés au Hobo College, et il ne semble pas avoir manifesté de réticence à inclure dans son livre les documents que lui donnaient ceux qui étaient des propagandistes auprès de la population de ce quartier. En attachant une telle importance à ce qui n’était sans doute qu’un aspect mineur, Anderson a glissé vers une autre définition de son sujet d’étude – celle d’un stéréotype social qui appartient à une sorte de folklore urbain de l’époque. Cette définition est clairement adoptée dans l’ouvrage parodique sur les hobos publié en 1930 par Anderson sous un pseudonyme. Celui-ci se présente comme une sorte de guide pour qui veut connaître le mode de vie et l’univers culturel singulier des hobos, ici définis comme les détenteurs d’une qualité innée, une sorte d’instinct qui les pousse à une errance permanente. La description de leur genre de vie insiste sur l’étiquette stricte des comportements en ce qui concerne les relations avec les autres hobos. L’examen des notes de terrain rédigées par Anderson suggère que sa propre incertitude sur le sujet du Hobo traduit le fait qu’il s’est laissé guider

par sa démarche d’enquête et par le matériel empirique qu’il recueillait, sans jamais tirer de conséquences pratiques de l’examen des catégories constituées, notamment de celle de hobo : son approche est celle qu’adoptent spontanément, sauf exception, les débutants en matière de travail empirique, et elle contraste avec celle que prône en principe Park, attentif, comme on l’a vu, au caractère socialement constitué des définitions des objets sociaux. Les analyses d’Anderson apparaissent rudimentaires ailleurs que dans la définition de leur objet. La tentative d’explication de ce qui conduit à l’instabilité de domicile de ces travailleurs migrants reste curieusement floue. Il reprend largement à son compte les analyses de l’époque sur la propension à l’errance – influencé ici peut-être par Reitman et certainement par sa propre expérience 42 – et il met celle-ci sur le même plan que les autres facteurs invoqués : conditions économiques, problèmes de santé liés aux accidents du travail et à l’alcoolisme, perturbations de la vie familiale et troubles de la personnalité. Il se contente de conclure que plusieurs de ces facteurs agissent souvent simultanément. En 1934, dans un article sur le vagabondage écrit pour l’Encyclopaedia of the Social Sciences, Anderson insiste au contraire sur la détermination économique de celui-ci. Enfin, comme il l’indiquerait par la suite, Anderson, pas plus d’ailleurs que ses préfaciers, Park et Burgess, n’avait aperçu en 1923 que le type de travailleur migrant qui donne son titre à l’ouvrage était sur le point de disparaître comme phénomène de masse, avec la fin de la construction des chemins de fer, le peuplement plus dense de l’Ouest permettant le recrutement sur place d’une main-d’œuvre saisonnière et les changements technologiques dans l’agriculture et l’exploitation des forêts 43. L’usage du terme hobo se maintint durant les années suivantes, mais il désignait parfois un type de travailleurs migrants complètement différent : se déplaçant souvent avec leur famille, plus souvent en voiture qu’en empruntant les trains de marchandises, les travailleurs que la crise de 1929 envoya sur les

routes cherchaient, au contraire des hobos de la période précédente, un lieu pour s’établir. Anderson fut, peut-être en raison de ses fonctions ultérieures dans l’une des administrations créées par Roosevelt, la Federal Emergency Relief Administration, l’un des premiers à apercevoir ces changements. Un deuxième livre, sans doute né d’un projet de réédition du Hobo 44, Men on the Move (1940), commence par dresser l’acte de décès du type ancien de travailleur migrant et décrit avec un certain détail les avatars ultérieurs de la revendication du stéréotype du hobo, notamment par l’International Itinerant Migratory Workers’ Union-Hobos of America, Inc., dont l’animateur, Jeff Davis, qui signe, lui aussi, « King of hobos », revendique de manière peu plausible un million d’adhérents en 1937 45. Si l’on replace dans son contexte historique le sujet du Hobo, l’ouvrage correspond, par une sorte de renversement non dépourvu d’ironie, à l’étude descriptive d’un objet historiquement singulier. Le livre était ainsi destiné à devenir, comme d’ailleurs la dernière monographie « classique » tardivement publiée – celle de Paul Siu sur les blanchisseurs d’origine chinoise –, une sorte de document d’histoire sociale, bien plus que l’analyse d’un de ces objets génériques qui, selon Park, constituent l’objet même de la sociologie : « L’histoire cherche à reproduire et à interpréter des événements concrets, comme ils se sont effectivement produits dans le temps et l’espace. La sociologie […] cherche à parvenir à des lois et à des généralisations concernant la nature humaine et la société, vraies en tout temps et tout lieu 46. »

Le travail de terrain dans « Le Hobo » Anderson considérait, comme on l’a vu, qu’il avait travaillé pour Le Hobo à la manière d’un journaliste et sans chercher à suivre une démarche spécifique. Il n’existait pas, à l’époque, de modèle bien identifié

de l’enquête ethnographique : Les Argonautes du Pacifique Occidental de Bronislaw Malinowski furent publiés en 1922, l’année même où Anderson recueillait son matériel. Au demeurant, comme Anderson le remarque luimême dans la préface à l’édition du Hobo de 1961, il ne se trouvait pas dans la situation de travail typique de l’ethnographie classique ou de l’« observation participante » d’après 1940, dont s’approchèrent un peu plus tard certains de ses condisciples, comme Paul Cressey 47, mais dans la situation inverse : il s’agissait pour Anderson de recueillir une documentation sur un univers dont il sortait et dont il voulait s’émanciper. Le fait saillant est ici qu’Anderson a laissé dans l’ombre, en 1923, sa connaissance directe et intime du milieu des travailleurs migrants qui soustend ses interprétations. La seule mention dans l’ouvrage de son expérience directe du monde des hobos se trouve dans la préface – sans doute de la plume de Burgess – signée du comité qui a patronné l’ouvrage : elle signale simplement que l’auteur a partagé « l’expérience sur la route et dans le travail » des travailleurs migrants 48. On trouve par contre, comme on l’a suggéré, de nombreuses allusions à cette expérience dans les notes de terrain prises par Anderson, mais Park, Burgess ou lui-même ont fait disparaître ces indices. Il ne pouvait sans doute en aller autrement dans le contexte de la sociologie américaine des années 1920. Peu après avoir fini son livre, Anderson commença à se soucier de ne pas être trop étroitement associé aux hobos, et plus généralement aux parties tenues pour les moins honorables de la société 49. Il remarque à propos des notes de terrain qu’il remettait à Burgess : « Au bout d’un moment, je finis par me rendre compte qu’il [Burgess] était prudent. Une université doit éviter les recherches qui paraissent franchir les limites du monde respectable 50. » Pour écrire son ouvrage, Anderson s’appuya sur une documentation variée, empruntant des statistiques et des rapports à différentes institutions de Chicago en relation avec les sans-domicile. La source principalement

invoquée est constituée par les entretiens recueillis par Anderson, qui sont cités le plus souvent sous la forme d’un résumé synthétique – notamment en ce qui concerne les récits biographiques. Les notes de terrain d’Anderson permettent de voir qu’il a travaillé un peu différemment de ce que suggère la seule lecture de l’ouvrage. Il entrait généralement en conversation avec ceux qui l’intéressaient dans des lieux publics ou dans les réunions du Hobo College, se présentant souvent comme romancier ou comme journaliste. Il a quelquefois amené chez lui ou dans un café ceux qui semblaient disposés à lui raconter certains épisodes de leur vie, leur offrant fréquemment un peu d’argent ou des consommations bon marché en échange de leur témoignage. Il les a ensuite assez souvent suivis et observés de loin dans leurs activités, et s’est informé sur eux auprès de ceux qu’il connaissait. Il a reconstitué des biographies à partir de renseignements parfois obtenus dans des discussions à bâtons rompus. Ses notes de terrain révèlent que les problèmes que posaient ces reconstitutions ne lui échappaient pas : il précisait parfois les conditions dans lesquelles il avait recueilli des renseignements, consignait ses doutes sur la véracité de ce qui lui avait été dit, et il notait ensuite parfois les recoupements obtenus à partir d’autres sources. Rien n’apparaît de ce souci dans le texte publié, ce qui traduit les normes de rédaction et de publication de l’époque, privilégiant les « faits » reconstruits par rapport aux problèmes d’interprétation. L’importance pour la réalisation de cette enquête de sa familiarité avec la population étudiée apparaît clairement à la lecture des notes de terrain d’Anderson : celui-ci connaissait les règles de sociabilité du milieu, sûrement étrangères aux classes moyennes de l’époque. Certains de ceux qu’il a interviewés étaient connus de lui antérieurement : l’un d’eux avait travaillé avec lui ; d’autres avaient été rencontrés lors d’une première enquête réalisée à Salt Lake City. Anderson sut également faire preuve d’un relativisme moral suffisant pour étudier, sans s’en choquer, les

comportements homosexuels (un sujet qu’il envisagea un peu plus tard d’étudier plus à fond) 51. Les références explicites aux observations des comportements effectuées par Anderson sont rares dans Le Hobo : elles se limitent à la description de quelques heures passées dans un asile de nuit. Ses notes de terrain révèlent une part d’observation beaucoup plus grande. Pour chaque personne rencontrée, ou presque, Anderson a noté en détail l’apparence physique et l’état des vêtements, qu’il interprète comme des indices de la « situation morale », de la situation financière du moment et de la sobriété de l’intéressé. Une observation du jugement d’un groupe de hobos par un tribunal de Chicago, qui montre l’arbitraire du système judiciaire dans le traitement de cette population, est résumée très sommairement dans une note du livre : on peut penser qu’une certaine prudence était à l’origine de cette discrétion 52. Ainsi la lecture des notes de terrain suggère que les qualités d’enquêteur d’Anderson dépassaient de beaucoup ce que l’on peut deviner à la seule lecture de l’ouvrage. Un des types de documents collectés par Anderson n’est qu’à peine mentionné dans l’ouvrage. Il s’agit d’une enquête par questionnaires auprès de 400 travailleurs migrants et vagabonds rencontrés dans la région de Salt Lake City en juin 1921 53. Cette enquête portait notamment sur les déplacements, les activités exercées, la situation familiale. Le compte rendu synthétique d’Anderson mentionne les réticences de la population pour répondre à ces questionnaires : Anderson recueillit finalement les renseignements qui l’intéressaient au cours de discussions informelles. Il a établi quelques distributions donnant les tris selon deux variables. Les résultats étaient, selon lui, assez proches de ceux de l’enquête réalisée quelques années plus tôt par un travailleur social de Chicago, Alice Solenberger, qu’Anderson cite assez largement dans son livre 54. Une de ses incertitudes portait sur le nombre de questionnaires qu’il avait pu recueillir (400, alors qu’il en souhaitait 1 000) et sur la valeur de l’échantillon.

Enfin, d’après son témoignage, Anderson avait établi des cartes – la technique alors en vogue dans le département de sociologie de l’Université de Chicago –, mais celles-ci ne furent pas retenues pour la version finale du livre. A cette exception près, par les sources de la documentation présentée dans l’ouvrage et leur importance relative, Le Hobo est proche des autres monographies réalisées par les sociologues de l’Université de Chicago à la même époque. Il en va de même en ce qui concerne le mode de rédaction et d’insertion des documents dans les analyses. Avec l’alternance d’analyses et la reproduction de documents, souvent assez longs, à leur appui, Le Hobo n’est pas éloigné du modèle du Polish Peasant in Europe and America de Thomas et Znaniecki, et de Old World Traits Transplanted (1921). Comme dans ceux-ci, le statut des documents – éléments de preuve ou simples illustrations – par rapport aux analyses reste indéterminé. Le Hobo partage également avec une bonne partie des monographies postérieures le souci d’apporter une contribution à la « solution » des problèmes sociaux du secteur étudié – ce qui montre une nouvelle fois que la coupure entre réforme sociale et sociologie, en faveur de laquelle plaidaient avec tant de vigueur Thomas et Park dans leurs enseignements et leurs publications, était loin d’exister aussi clairement sur le terrain. Le Hobo s’achève ainsi sur une liste de recommandations destinées à la solution du « problème des hobos », signée par le comité ; Anderson affirme qu’elle fut rédigée par Burgess 55. Ces recommandations seraient en effet un peu étranges sous la plume d’un ancien travailleur migrant, et James Carey avait cherché en vain, lors de ses entretiens avec des sociologues de la génération d’Anderson, à savoir si ce dernier en était l’auteur, s’informant également sur les convictions politiques d’Anderson susceptibles d’éclairer le sens de ces recommandations. Guy Johnson lui donna de celles-ci une description qui semble vraisemblable : « Nels

n’était pas ce que vous appelleriez un radical, même si, je pense, il admirait les écrits de Karl Marx. […] Il était partisan des petits. On aurait pu dire une sorte de semi-socialiste 56. » Un des essais biographiques d’Anderson suggère que les références religieuses étaient peut-être alors pour lui plus importantes que les références politiques. Devenu mormon lors de son séjour dans l’Utah, Anderson y raconte ses difficultés au cours de ses deux premières années à Chicago pour concilier l’orthodoxie darwinienne et une appartenance religieuse qu’il conserva une grande partie de sa vie 57. Ce sont les thèmes développés et les notions utilisées dans l’ouvrage qui distinguent Le Hobo d’autres monographies de la tradition de Chicago. La totalité des notions de la sociologie de Park sont en effet absentes de l’ouvrage, qui ne comporte aucune allusion à la distinction entre ordre écologique et ordre moral. Anderson ne s’intéresse pas non plus au processus d’évolution du quartier étudié. On ne trouve pas la notion, centrale chez les sociologues de l’époque, de social control, ni a fortiori celle de désorganisation sociale, qui aurait pu sembler applicable aux populations étudiées dans Le Hobo. On ne trouve qu’une petite trace des notions introduites par The Polish Peasant in Europe and America de Thomas et Znaniecki, et notamment des interprétations alors en vogue s’appuyant sur la typologie des attitudes de Thomas (les four wishes) 58. Les notions favorites de George H. Mead sont également absentes – mais il en va de même dans les autres monographies. Anderson n’a pas cherché à étudier les univers symboliques des différentes catégories distinguées, ni comment ces catégories entraient en contact les unes avec les autres, avec 59 les organisations d’assistance, ou avec la société conventionnelle . Enfin, comme on l’a vu précédemment, Anderson ne s’est pas soucié de définir précisément l’objet qu’il étudiait, et il n’a pas cherché à rattacher ce qu’il étudiait à une classe d’objets ou de processus plus large, selon l’un des

préceptes que développait l’enseignement de Park. L’examen du Hobo confirme donc tout à fait les remarques d’Anderson sur son ignorance des analyses sociologiques en vue à l’époque : « Je ne lui dis pas [à Small] que Le Hobo ne contenait pas un seul concept sociologique », remarque Anderson à propos de la soutenance de sa maîtrise 60.

Anderson après « Le Hobo » Le Hobo connut un certain succès public, essentiellement en raison du caractère exotique de son sujet, selon le témoignage d’Anderson, si bien que, au cours des années suivantes, Anderson fut un conférencier demandé pour parler de cette mystérieuse population. Mais ce succès même contribua à associer plus étroitement Anderson à l’ouvrage et à la population étudiée. En dépit de ses efforts pour dissimuler son passé de travailleur migrant, il ne parvint pas à trouver un poste stable de professeur de sociologie dans une université, même après l’obtention d’un PhD en sociologie en 1930 61, et bien qu’il ait été l’un des coauteurs d’un ouvrage passant en revue les nouvelles tendances de la sociologie 62. Anderson interpréta ses difficultés pour obtenir un emploi universitaire comme le résultat du stigmate que représentait son premier sujet de recherche : « En ce qui me concerne, l’accueil favorable du livre fut souvent gênant. J’eus de nombreuses invitations à parler dans des clubs, des réunions, des classes, une tâche à laquelle je n’étais pas bien adapté. J’en sortais chaque fois mécontent de moi. Chaque fois je dus esquiver les questions personnelles. J’essayais d’accréditer la fiction que j’étais seulement un chercheur curieux des hobos et de leurs mœurs. […] Le Hobo me conféra une identité, une identité durable qui contribua à me désigner comme un peu moins qu’un sociologue tout à fait accepté. Environ deux ans après la publication du livre, Burgess me recommanda pour un poste vacant à Rockford College [une université

s’adressant à un public féminin]. J’allai me présenter devant quelques administrateurs et professeurs. On ne me donna pas de réponse, mais j’appris indirectement que certains professeurs avaient élevé des objections contre moi à cause de ma familiarité avec les hobos 63. » On peut penser que l’allure et les goûts prolétariens d’Anderson renforcèrent les préventions à son égard. L’effet négatif sur la carrière d’Anderson du succès du Hobo, qui s’accompagnait, comme on l’a vu, d’une incompréhension de l’ouvrage, ne semble pas être la seule raison de son rapport ambivalent à celui-ci. Il en publia une parodie en 1930 et semble surtout avoir été le premier critique – et souvent le meilleur – du Hobo, qui devint pour lui l’œuvre un peu maladroite et inachevée d’un apprenti : « Je n’ai jamais compris pourquoi Le Hobo ne m’a jamais convaincu, écrivit-il par exemple en 1940. Peut-être donnait-il une image trop colorée de la culture des sans-domicile de Chicago. Peut-être étais-je trop conscient de tout ce qui était laissé de côté 64. » Ses essais autobiographiques, comme ses préfaces, sont autant de tentatives pour corriger différents aspects des analyses – notamment sa méconnaissance, en 1923, de la disparition prochaine des hobos –, ainsi que l’interprétation du Hobo comme monographie typique de la tradition de Chicago. Après l’achèvement du Hobo, Anderson travailla quelques mois dans une association de travail social, la Juvenile Protective Association de Chicago, puis fut engagé comme assistant d’un foyer organisé par la ville pour réhabiliter des sans-domicile 65. Il obtint des postes d’enseignant à titre précaire dans diverses universités 66, participa à la réalisation de plusieurs recherches à Chicago, puis à New York (notamment sur les sans-domicile de Manhattan), publia des articles et quelques nouvelles dans des magazines, un livre sur les mormons 67. Anderson trouva ensuite, comme on l’a vu, un emploi dans une agence créée par l’administration Roosevelt, où il s’occupa notamment des relations avec les syndicats, puis, après 1940 et

jusqu’en 1953, dans l’administration de la marine et dans celle qui fut chargée après 1945 de l’organisation de syndicats en Allemagne. Il fut ensuite, jusqu’en 1963, directeur de l’UNESCO à Cologne 68. Il retourna alors à des activités de recherche et d’enseignement, publiant des ouvrages de sociologie sur les problèmes de l’industrialisation et de l’urbanisation. Anderson entreprit enfin en 1965, à 76 ans, une troisième carrière comme professeur de sociologie : après une année à Memorial University, à TerreNeuve, il enseigna la sociologie à l’Université du Nouveau-Brunswick presque jusqu’à sa mort, en 1986. L’un de ses essais biographiques s’achève par l’expression de l’aboutissement que représentait pour lui l’accès à ces fonctions : « Ce qui était l’objet de mes rêves quarante ans plus tôt ne fut atteint que dix ans après le début de ma retraite. Je ne me souviens pas d’avoir jamais occupé des emplois ennuyeux, ni d’en avoir eu de plus satisfaisants que celui de professeur, qui est à la vérité un peu trop grand pour moi 69. » Travailleur infatigable, Anderson ne se contenta pas d’enseigner au cours de sa troisième carrière, il publia, entre 1955 et sa mort, à Fredericton (Nouveau-Brunswick), au moins sept ouvrages de sociologie, pour partie des manuels, notamment sur le travail, les loisirs, les villes 70. Dans ces ouvrages, Anderson ne s’inscrit pas de manière évidente et univoque dans la tradition de Chicago, ni par ses références, qui témoignent d’une culture variée et d’un certain éclectisme, ni par une inclination particulière pour le travail de terrain. L’identification si durable et si générale avec cette tradition, en dépit des efforts d’Anderson lui-même, montre la prédominance du style de rédaction sur la similitude conceptuelle dans la perception de cette affiliation – et le caractère approximatif des lectures qui ont été faites de l’ouvrage.

II. DONALD ROY (1911-1980) ET L’ÉTUDE DU TRAVAIL OUVRIER

71

Les informations biographiques dont je dispose concernant Donald Roy sont plus limitées et moins sûres que celles sur Nels Anderson : en dehors des indications données par Roy dans ses écrits et dans sa correspondance avec Hughes, elles sont issues des documents déposés par sa seconde femme en même temps que le manuscrit presque achevé d’un livre 72. Selon ces documents, Roy était le fils d’un coiffeur établi à Spokane dans l’État de Washington, lui-même originaire d’Europe de l’Est. Sa mère appartenait à une famille de fermiers installés dans les environs de Spokane. Roy manifesta un attachement sans équivoque à l’égard de cette origine puisqu’il entretint jusqu’à la fin de sa vie la velléité de reprendre cette exploitation 73. Après une scolarité brillante dans la petite high school de Spokane et avant d’entreprendre des études undergraduate à l’Université de Washington, à Seattle, à partir de 1929, Roy passa quatre années à économiser de l’argent pour payer ses études : il semble avoir travaillé successivement comme employé d’hôtel et de magasin, puis dans un camp de bûcherons et sur le chantier de construction d’un tunnel. Durant la période de la Grande Dépression, cette situation n’était pas exceptionnelle pour un étudiant, mais la précarité des ressources de Roy semble accentuée. Aucun indice ne permet de deviner ce qui l’orienta vers la sociologie. Roy soutint en 1936 une maîtrise de sociologie : il étudia un quartier de Seattle, baptisé « Hooverville » comme d’autres à l’époque, où résidaient dans des logements de fortune des sans-domicile, à la fois des travailleurs migrants semblables à certains de ceux qu’avait décrits Anderson treize ans plus tôt, des personnes isolées dépourvues de ressources régulières et des chômeurs 74. Pour cette étude, dirigée par George Lundberg, Stuart Queen et Norman Hayner 75, Roy, qui bénéficia d’un soutien du bureau d’aide sociale

de l’État (Washington Emergency Relief Administration), procéda d’abord par observation directe en s’installant dans un logement de fortune du quartier. Il fit ensuite passer des questionnaires au titre d’un recensement. On peut rapprocher cette double démarche de l’enseignement reçu par Roy auprès de George Lundberg. Comme le reconnaît Roy, son mémoire de MA est essentiellement une description du quartier considéré et de ses habitants. Il ne comporte aucune référence à une analyse sociologique, même pas à l’ouvrage d’Anderson (Lundberg avait pourtant été en contact avec celui-ci dans les années 1920, tout comme Hayner). Le texte est rédigé avec le même ton sarcastique et la même complexité d’expression que ses travaux postérieurs, comme le suggère cet extrait du dernier paragraphe : « Ainsi a surgi Hooverville, pour célébrer le “campement” du hobo et conduire vers de nouvelles frontières l’esprit américain traditionnel et son farouche individualisme. Et ainsi demeure Hooverville, rassemblement de laissés-pour-compte humains, dépôt de rebuts et de déchets, une 76 intéressante variation de la grimace du laisser-faire . » En 1931, puis de 1933 à 1937, Roy affirme avoir apporté, contre rémunération, une contribution à la réalisation de quelques thèses et avoir participé à différentes enquêtes 77. Il assura un enseignement de statistiques pour débutants à l’Université de Washington, puis enseigna une année à l’Université d’Oregon, où il rencontra une étudiante avec laquelle il se maria un peu plus tard. Une partie de l’année suivante, dépourvu de ressources, il vécut avec celle-ci dans les bois de la région de Spokane ; un peu plus tard, il vendit des cours par correspondance. Sur les conseils d’Edgar Thompson, Roy arriva en 1941 à Chicago pour entreprendre des études de doctorat, « possédé par l’idée de faire des recherches sur la

mobilité sociale 78 » et devint, selon l’expression de Thompson, un « étudiant de Hughes ». Pour s’assurer des ressources, il fut serveur de restaurant, puis ouvrier dans une aciérie, travailla dans un chantier de prospection pétrolière en Californie et dans un chantier naval à Portland. Roy a ainsi occupé au cours de ces années de nombreux emplois, mais pour des durées souvent réduites : en 1950, il comptabilisait avec fierté vingtquatre emplois différents dans vingt branches d’industrie. Autant que d’emplois ouvriers, il s’agit d’emplois dans les services et parfois d’emplois intellectuels (l’été 1942, Roy assura ainsi en compagnie de William Whyte un stage pour enseignants du primaire financé par la Fondation Kellogg 79). Engagé comme opérateur sur machine en 1944 dans une entreprise métallurgique de la banlieue de Chicago, Roy affirme avoir pris sans intention particulière cet emploi qui se présentait, mais il commença un mois plus tard à prendre des notes sur ce qui se passait dans l’atelier où il travaillait. Dans une conférence de 1956, il attribue à Hughes le mérite d’avoir transformé une circonstance fortuite en sujet de recherche : « Je n’ai commencé à remarquer des choses que lorsque le professeur Hughes m’eut initié à l’observation participante, avec une attention constante portée à ce qui se passait autour de moi et la prise quotidienne de notes sur ce qui se passait dans l’usine 80. » Ainsi commença pour Roy un recueil de données, en vue de sa thèse, qui dura dix mois 81. Il se découvrit un goût pour le travail de terrain qui devait le conduire jusqu’à la fin de sa vie à accumuler des notes détaillées sur les emplois non universitaires qu’il occupa momentanément, puis sur les campagnes de syndicalisation auxquelles il assista 82. Soutenue en 1952 avec l’approbation enthousiaste de Hughes, la thèse de Roy ne fut pas publiée – comme une grande partie des autres thèses de la même période – et Roy ne parvint pas au bout du projet d’en tirer un livre, en partie au moins parce qu’il s’attacha, après 1956, à un nouveau sujet. Mais il publia trois articles qui présentent quelques-uns des résultats

obtenus. Roy rédigea un quatrième article qui ne fut pas publié en raison (au moins pour une part) de sa longueur excessive, et que Hughes lui conseilla de transformer en livre. Un article sur le travail ouvrier, reposant sur les notes de terrain prises par Roy dans une autre usine, fut publié un peu plus tard, et un dernier, fondé sur un travail de terrain réalisé à la même époque, encore plus tardivement 83. Pendant qu’il écrivait sa thèse, entre 1946 et 1950, Roy fut également associé à divers projets du Committee on Human Relations in Industry de l’Université de Chicago : il réalisa dans ce cadre des entretiens avec des travailleurs occupant diverses positions hiérarchiques dans des usines et découvrit ainsi une « grande variété de points de vue 84 ». Il participa aussi aux discussions du petit groupe de chercheurs qui formaient l’entourage de William Whyte jusqu’au départ de celui-ci pour Cornell, en 1948 85. A l’automne 1950, après avoir enseigné à la fois à l’Université de Chicago et à Roosevelt College – une université récemment ouverte, destinée à un public populaire –, il rejoignit le petit département de sociologie de Duke University, à Durham (Caroline du Nord), en tant qu’assistant (instructor in industrial relations), sur la recommandation de Hughes auprès d’Edgar Thompson, qui dirigeait ce département 86. Ce poste, où Roy devait rester jusqu’à sa retraite, en 1979, ne l’empêcha pas d’occuper occasionnellement divers emplois manuels : durant l’été 1953, il fut ainsi serveur dans un restaurant à Spokane, tenant un journal de terrain, peut-être avec l’intention de commencer une nouvelle recherche. Une lettre envoyée à Hughes indique qu’il souhaitait alors, ainsi que sa femme, travailler de nouveau en usine. De ces différents détails biographiques on peut tirer une confirmation que Roy avait une connaissance intime du travail des classes laborieuses et qu’il portait à la condition de celles-ci un intérêt dont sa correspondance indique le caractère passionné, et pas exclusivement intellectuel. Toute la carrière de chercheur de Roy tourna

autour de deux sujets, l’un et l’autre centrés sur la classe ouvrière, et le second fut, comme le premier, rencontré un peu par hasard. Dès ses débuts, les références intellectuelles de Roy, y compris celles figurant dans ses notes de travail, paraissent un peu différentes de celles des chercheurs de l’Université de Chicago de sa génération, qui mentionnent toujours au premier rang les publications de ceux avec lesquels ils ont fait leurs études 87. C’est moins du côté des sociologues que du côté des philosophes des années 1920 et 1930 – Ernst Cassirer, Suzanne Langer, Arthur Bentley et surtout John Dewey, la référence la plus constante de Roy jusqu’à la fin de sa vie – que Roy semble chercher une inspiration intellectuelle. Un examen plus attentif des sources utilisées par Roy dans ses enseignements et ses recherches, ainsi que de la liste des sociologues avec lesquels il entretint des relations durables, montre cependant la place importante des références renvoyant à des recherches qui se rattachent à la tradition de Chicago. Les documents reproduits par Roy dans le cadre de ses enseignements montrent qu’il utilise des textes « classiques », comme « On a Certain Blindness in Human Beings » de James, des essais de Cooley ou la préface de Hughes à l’ouvrage de Junker sur l’expérience du travail de terrain 88. Quand Roy travailla sur la syndicalisation, c’est à un livre de Gilman sur le syndicalisme dans le Sud, issu d’une thèse soutenue à l’Université de Chicago, qu’il commença à se référer 89. Une note de la seconde femme de Roy souligne également que la Society for the Study of Symbolic Interaction était « la seule organisation dans laquelle Roy avait confiance 90 ». Roy partageait avec une partie des sociologues de Chicago de la même génération une foi particulière dans le travail de terrain approfondi, un profond scepticisme à l’égard des données produites par des enquêtes par questionnaires et l’attention portée à l’investigation sur le sens des comportements et sur leur dimension subjective. Roy s’est par ailleurs tenu

toute sa vie un peu à l’écart des milieux universitaires. S’il a participé parfois à des conférences, c’était plutôt des conférences s’adressant à des syndicalistes et à ceux qui s’intéressaient au monde du travail que celles réunissant principalement des sociologues ou d’autres spécialistes des sciences sociales. Sous la forme qu’il lui donne dans le résumé de sa thèse, le sujet de recherche auquel il a consacré la première partie de sa carrière est défini par la question : comment peut-on obtenir dans la production industrielle une pleine collaboration entre la main-d’œuvre et la direction ? Cette question est ensuite reformulée de la manière suivante : dans quelles conditions et dans quelle mesure les travailleurs de l’industrie fournissent-ils des efforts pour produire 91 ? Le point de départ de l’analyse de Roy se trouve dans les travaux d’Elton Mayo 92. A celui-ci Roy reprend l’idée que la limitation de la production est une expression du « code des travailleurs manuels » (la formulation est celle de Mayo) qui découle de la frustration des relations sociales telles qu’elles existent à l’usine. Mais, par son interprétation, Roy s’écarte radicalement de Mayo, développant ce qu’on peut désigner, en utilisant une expression étrangère à Roy, comme une critique du point de vue des directions qui inspire implicitement Mayo 93. Roy présente son enquête comme « exploratoire », visant à dégager des hypothèses de « caractère encore grossier », plutôt qu’à apporter une validation de cellesci. Mais on peut accepter ses résultats avec moins de réserves : Roy remarque d’ailleurs lui-même que durant les cinq années suivantes, où il a observé comme employé ou chercheur des situations analogues, il n’a pas trouvé de données contredisant ses observations 94. Et peut-être la meilleure validation est-elle dans ce cas le devenir de ses articles, « classiques » auxquels les nombreuses enquêtes ultérieures n’ont pas apporté de démenti. Pour désigner sa démarche, Roy utilise le terme d’« observation participante », en se référant au manuel de méthodologie de Pauline

Young 95. Il distingue trois types différents parmi les données qu’il a recueillies : celles qui proviennent de l’observation directe par lui-même de comportements et de situations ; celles qui, rapportées par d’autres travailleurs à l’occasion d’entretiens informels, fournissent des indications sur leurs sentiments et interprétations ; celles qui proviennent de son expérience personnelle 96. On ne trouve aucune allusion aux réflexions de Hughes sur le travail de terrain, alors même que Roy a été, pour le cours sur ce sujet, l’assistant de celui-ci entre 1947 et 1950, et que les considérations sur le travail de terrain sont l’un des thèmes de leurs échanges épistolaires. Roy évoque par contre l’exemple d’Ernie Pyle, un (alors) célèbre correspondant de guerre mort au front en 1945, qui cherchait à présenter le point de vue du soldat de seconde classe. Les analyses de Roy, dans sa thèse comme dans les trois premiers articles publiés, s’appuient principalement sur deux types de documents : les statistiques concernant la production journalière de Roy et les notes de terrain relatant comportements, conversations et incidents dans l’atelier ou en dehors. Roy est à ma connaissance le seul des chercheurs de Chicago de cette période à avoir utilisé simultanément notes d’observation et statistiques. Thèse et articles se distinguent plus encore des travaux de la même époque par le nombre inhabituel et la densité des notes d’observation citées, ainsi que par l’attention que Roy accorde aux actions, et pas seulement aux propos qui les accompagnent. Un premier article, en 1952, expose une des conclusions principales de la thèse : la limitation de la production par les ouvriers d’un atelier n’est pas le phénomène homogène que postulait Mayo. Les deux types de limitation de production pratiqués par les opérateurs sur machine et que distingue Roy renvoient au système de paiement en usage dans l’atelier considéré. Il faut donc, pour comprendre les distinctions qu’introduit Roy, prendre en compte les singularités du mode de rémunération dans cet atelier, ainsi que l’état

des relations de travail durant la période, un point laissé par contre un peu dans l’ombre par Roy 97. Les ouvriers de l’atelier dans lequel fut placé Roy travaillaient sur plusieurs types de perceuses. Il leur était confié par lot des travaux différents d’une période à l’autre, qui pouvaient, dans certains cas, être payés selon l’un ou l’autre de deux modes de rémunération : pour une partie des tâches qui leur étaient confiées, les ouvriers pouvaient opter pour un salaire horaire garanti, indépendant de leur rendement, ou pour une rémunération au rendement, selon un barème fixé par un bureau des méthodes qui procédait au chronométrage des tâches. Celui-ci intervenait aussi éventuellement pour modifier les tarifs associés à une tâche. Le bureau des méthodes est décrit par Roy comme l’adversaire redouté des opérateurs, et, si l’on veut, la personnification de la direction de l’entreprise. Deux équipes travaillaient successivement sur les mêmes machines, ce qui permettait à l’encadrement des comparaisons. Roy appartenait à l’équipe du soir, qui, par suite de l’absence de la majeure partie de l’encadrement, était l’objet d’une surveillance moins stricte que l’équipe de jour. L’usine dans laquelle travaillait Roy était soumise à des contraintes spécifiques à la période de guerre. Le syndicat disposait du monopole de l’embauche, ce qui se traduisait pour les ouvriers par le prélèvement direct des cotisations syndicales sur leur paye. Le droit de grève était restreint, et il n’était pas facile aux ouvriers de quitter l’usine, mais en contrepartie le licenciement des travailleurs était difficile. Les augmentations de salaire étaient également limitées. Ces conditions, résultant d’un compromis passé entre le patronat et les syndicats sous l’égide de l’administration Roosevelt 98 (voir chapitre 6), avaient éloigné les syndicats des ouvriers .

Curieusement, puisqu’il s’agit du second thème de recherche auquel Roy consacra la deuxième partie de sa carrière, celui-ci semble ne pas s’être intéressé au syndicalisme, qui était, il est vrai, peu présent dans l’usine. Ces différents aspects de la conjoncture ne sont pas présentés systématiquement et directement par Roy, et ils apparaissent au fil des analyses lorsque leurs conséquences sur le comportement des travailleurs se font jour. Roy fut immédiatement initié par l’ouvrier auquel il fut confié le premier jour à l’une des règles connues de tous les travailleurs de 99 l’atelier : le niveau de production payé à la pièce correspondant au dépassement d’un certain seuil de salaire horaire ne devait jamais être franchi, car son dépassement impliquait dans les délais les plus brefs la redéfinition, par le bureau des méthodes, du paiement à la pièce 100 correspondant . Ce premier type de limitation de la production (mentionné longtemps auparavant par Frederick Taylor) doit être distingué d’un second type. A partir de la répartition de ses heures de travail selon le salaire qu’il aurait touché s’il avait été toujours payé au rendement, Roy met en évidence qu’il existe un grand nombre d’heures où sa production a été inférieure à celle qui aurait correspondu au paiement au salaire de base horaire. Ce second type de limitation de la production est lié à la difficulté, et parfois à l’impossibilité, de produire suffisamment de pièces à l’heure pour que le gain supplémentaire que représente un travail au rendement justifie aux yeux des ouvriers l’effort supplémentaire nécessaire. Les ouvriers travaillaient à peu près au minimum chaque fois qu’un poste de travail exigeait trop d’efforts pour permettre d’atteindre nettement plus que le salaire de base. Quand la surveillance était faible, les ouvriers cessaient par ailleurs ouvertement de travailler lorsqu’ils estimaient avoir accompli ce minimum. Roy a également pratiqué, et observé chez ses camarades de

travail, différents ralentissements de la production dans les travaux payés selon le salaire horaire de base : pendant le chronométrage des tâches nouvelles ou pour la réparation des pièces défectueuses. Il fournit différentes évaluations du temps ainsi perdu pour la production – atteignant parfois le tiers. La limitation de la production apparaît ainsi omniprésente dans l’atelier, où, pour reprendre l’expression utilisée dans l’article suivant, « le groupe de travail appuyait lourdement sur la pédale douce tous les jours que Dieu faisait 101 ». Mayo imputait la limitation de la production en général à l’incompréhension par les ouvriers de la « logique purement économique » correspondant, selon lui, au comportement de la direction. Pour Roy, le comportement des ouvriers est au contraire adapté à la situation. Les observations comme les propos recueillis durant ou après le travail lui suggèrent que les ouvriers sont extrêmement attentifs à leurs intérêts économiques, qu’ils évaluent minutieusement l’effort à fournir pour travailler au rendement selon la tâche et décident si celui-ci est justifié par le gain supplémentaire par rapport au salaire de base. Les ouvriers cherchent par ailleurs à favoriser la revalorisation des tâches payées au rendement et à éviter l’abaissement du tarif. Ils sont, comme on l’a vu, parfaitement conscients qu’un dépassement maximal de la norme collective entraîne une baisse du prix du travail. Le comportement des ouvriers paraît ainsi s’expliquer par la recherche des gratifications financières qui découlent de ce mode de rémunération. Les articles ultérieurs de Roy compliquent chacun un peu l’interprétation proposée par l’article précédent. Publié un an après le premier, un deuxième article explique pourquoi, comment et dans quelle mesure le système de rémunération aux pièces réussit à accroître la production des ouvriers 102. Roy montre que les comportements des ouvriers n’obéissent pas seulement à la logique économique décrite dans le premier article : certains d’entre eux renvoient clairement à d’autres objectifs que

les seuls objectifs économiques. Roy a observé des cas où les travailleurs renoncent à dépasser le seuil de production qui correspond au paiement au rendement, alors que cela leur aurait été relativement facile ; des cas où ils quittent l’atelier prématurément, s’absentent une journée entière, etc., alors même qu’ils pourraient gagner plus et que leur situation financière est précaire, selon les confidences qu’il a recueillies par ailleurs. S’appuyant également sur son propre exemple, Roy conclut qu’une partie de l’effort des ouvriers pour travailler au rendement s’explique par la recherche de la performance et par un jeu avec les camarades de travail qui peut avoir le sens d’une sorte de victoire sur le bureau des méthodes : travailler au rendement donne un objectif à l’activité, trompe l’ennui d’une activité monotone et peut même atténuer l’impression de fatigue. Il existe aussi des gratifications liées à la participation au groupe des ouvriers : si le nondépassement du niveau de production maximal est une norme du groupe, ce dernier incite également à un travail au rendement quand il s’agit de tâches connues pour permettre un gain intéressant. Roy relève aussi que l’effort maximal pour travailler au rendement a coïncidé, pour lui, avec la période pendant laquelle il ressentait la plus forte hostilité à l’égard de l’entreprise. Travaillant au rendement, les ouvriers se trouvent en effet libérés d’une partie de la surveillance de l’encadrement et peuvent utiliser partiellement le temps libéré à des contacts avec leurs camarades de travail, voire à défier les contremaîtres. Ainsi, c’est un ensemble qui mêle inextricablement gratifications financières et gratifications sociales (le jeu, le gain de temps libre, la reconnaissance par le groupe des pairs et l’expression de l’hostilité à l’égard de la direction) qui incite les ouvriers à travailler au rendement. Et Roy insiste, dans la conclusion de son deuxième article, sur le fait que le travail au rendement ne doit pas être imputé seulement à une motivation économique des ouvriers, en remarquant que les raisons économiques avancées par ceux-ci pour justifier leur choix de travailler au rendement ont parfois une signification ambiguë. Même si Roy ne relève pas ce point,

cette conclusion de sa recherche n’est convaincante que lorsqu’on admet que le travail de terrain approfondi et prolongé garantit l’interprétation retenue de la signification engagée par les travailleurs dans les actions observées. Le troisième article introduit une nouvelle complication dans l’analyse, en examinant l’intervention d’autres groupes d’ouvriers et du petit encadrement 103. Il montre l’incidence sur l’antagonisme entre la direction et les opérateurs sur machine d’autres groupes de travailleurs qui sont les complices des opérateurs pour tromper la direction en leur permettant de s’affranchir des normes officielles concernant la manière de produire. C’est une conviction établie parmi les ouvriers de l’atelier qu’ils ne peuvent gagner un salaire intéressant en travaillant au rendement qu’en ne respectant pas les règles officielles concernant la manière de travailler, l’usage des outils, et en recourant à certaines fraudes relatives aux moments où les pièces sont effectivement produites, sur leur qualité, etc. Pour s’affranchir des règles édictées par la direction, les opérateurs s’appuient sur la tolérance et souvent sur la complicité active d’autres groupes de travailleurs présents dans l’atelier. Roy décrit en détail la diversité des pratiques destinées à augmenter la production apparente ou réelle : depuis le ralentissement des machines au moment du chronométrage jusqu’à l’usage d’outils proscrits pour les tâches considérées, en passant par la tolérance du personnel qui contrôle le passage d’une tâche à une autre et des magasiniers qui fournissent les outils. Roy illustre de nouveau l’omniprésence dans la vie de l’atelier d’un antagonisme entre ouvriers et direction. Ainsi, contrairement à ce qu’avançaient Mayo et ses associés, ce n’est pas une défaillance de la communication entre une direction qui agirait rationnellement et des travailleurs « irrationnels » qui permet de comprendre ce qui se passe dans l’atelier. Roy refuse cependant de retourner complètement l’argument de Mayo et d’ériger le groupe ouvrier en détenteur de la logique de l’efficacité parce que celui-ci développe des

plans pour que la production soit en fin de compte menée à bien. Citant Dewey, Roy propose d’aller au-delà de ces descriptions stéréotypées et de prendre en compte à la fois les objectifs poursuivis et les sentiments de toutes les parties en présence. La formulation la plus claire de l’opposition à l’interprétation de Mayo qu’avance Roy se trouve au début de sa thèse, dans un développement où il met en avant l’importance du statut inférieur dans lequel sont placés les ouvriers : « Le point de vue ici soutenu est que les opérateurs sur machine constituent des groupes frustrés, mais la piqûre qu’ils ressentent n’est pas celle du moustique de l’incompréhension de la logique économique des directions, c’est le tigre du rejet, de leur exclusion de la participation, du statut dégradé que cette exclusion implique, qui lèse leurs intérêts vitaux et engendre de leur part une contre-attaque agressive. Les opérateurs sur machine sont rejetés comme groupe ou en masse par les directions. […] Ce sont les citoyens de seconde zone de l’usine et leur conduite est celle que l’on peut attendre de n’importe quel groupe subordonné qui n’accepte pas son statut inférieur. En tant que membres d’un groupe tenu à l’écart, ils développent leurs propres normes de groupe, leurs “codes sociaux inférieurs” de conflit avec les directions. […] Quelle que soit l’origine de la réaction de rejet, elle existe, et les opérateurs sur machine y répondent par un ressentiment individuel et des normes de conflit de groupe qui comportent des prescriptions relatives à la limitation de la production 104. » Le quatrième article tiré par Roy de sa thèse, mais resté inédit, porte sur les changements qui affectent au cours du temps les relations entre groupes 105. A partir de l’observation des formes de coopération et

d’antagonisme dans le travail dont le précédent article donnait déjà des exemples, Roy cherche à préciser la notion de groupe informel de travailleurs, qui, dans l’utilisation habituelle qui en est faite, n’est selon lui qu’une « entité flottante ». L’article correspond donc à une critique des études sur les petits groupes – des recherches en vue à l’époque –, dont Roy remarque avec ironie qu’elles se détournent de l’analyse des activités de production pour ne s’intéresser qu’aux aspects périphériques du travail, qui vont des « associations de travailleurs qui partagent un véhicule pour rentrer chez eux aux groupes qui prennent leur café ensemble ». Les notes de terrain de Roy illustrent l’idée que les relations entre les groupes de travailleurs sont soumises à de continuelles transformations en fonction du contexte dans lequel prennent place les interactions. Revenant sur la collaboration entre divers groupes d’ouvriers pour augmenter la production en violant les règles édictées par la direction, Roy montre, par exemple, comment la relation entre les opérateurs sur machine et le groupe des ouvriers chargés de surveiller la qualité de la production va de l’hostilité ouverte à une sorte d’association harmonieuse quand les intérêts des deux catégories ne s’opposent pas. Il souligne également qu’un antagonisme se développe par moments, même entre deux catégories généralement proches et alliées, comme les opérateurs et ceux qui règlent leurs machines. A l’intérieur de chaque groupe de travailleurs, des variations individuelles affectent aussi les relations avec les membres d’un autre groupe : les lignes de conflits entre groupes sont variables dans le temps et elles passent à l’intérieur de chaque groupe. Là encore, sur la base de notes de terrain qui témoignent d’une perception fine du sens et de la diversité des comportements, Roy s’écarte de la vision simpliste d’une opposition univoque entre groupes de travailleurs. C’est dans la direction ouverte par cet article – et prolongée par un article ultérieur de 1959, sur la vie des groupes ouvriers – que Hughes conseilla à Roy de s’engager pour écrire un ouvrage. Mais un autre sujet

retenait déjà son attention, et l’enquête sur le travail ouvrier en atelier ne fut pas davantage poursuivie par Roy, qui tira cependant, comme on l’a indiqué, deux articles supplémentaires de ses notes de terrain prises pendant qu’il était ouvrier. Il est remarquable que les références ultérieures aux recherches de Roy semblent largement ignorer le contexte très particulier dans lequel ont été faites les observations de Roy – les caractéristiques de la période, mais aussi celle de l’entreprise et de l’atelier. Comme celles d’Anderson, les interprétations de Roy ont été extraites sans précaution particulière de leur contexte. Je ne développe pas davantage ce point, qui se trouve mis en évidence par les recherches de thèse d’un autre étudiant de sociologie à l’Université de Chicago, Michael Burawoy, qui se retrouva trente ans plus tard dans l’atelier, presque inchangé, où avait travaillé Roy 106. Comme pour les recherches du Hobo, il est impossible de ne pas mettre en relation la qualité première des analyses de Roy – la richesse de ses notes de terrain – et son propre parcours biographique. Mais ce parcours a aussi influencé un objectif intellectuel qui transparaît derrière l’objectif explicitement poursuivi par Roy : l’analyse des déterminants de l’effort de production des ouvriers. Ce second objectif, que ni Roy ni ses lecteurs de l’époque ne semblent remarquer, est présent sous la forme d’une critique de ce qu’on peut qualifier d’« ethnocentrisme pro-encadrement » des recherches sur le travail ouvrier. Parmi les références reprises d’article en article par Roy figure un essai d’Allison Davis, qui présente, en s’adressant à un public de classes moyenne et supérieure, la logique du comportement des travailleurs défavorisés (Noirs, Mexicains, etc.) 107. Que tel ait été implicitement son objectif est également confirmé par sa correspondance avec Hughes et par des remarques éparses dans ses essais, où Roy met en avant sa sympathie et ses affinités avec les « rangs inférieurs » de la société – pour reprendre l’expression qu’il utilise parfois 108.

Le choix d’étudier des milieux populaires, présenté parfois par Roy comme fortuit, exprime une sorte d’affinité immédiate, comme il l’indique lui-même dans un article postérieur : « Je dois admettre que parler avec des travailleurs manuels est pour moi une façon de suivre ma pente naturelle. Les syndicalistes qui font campagne pour organiser des syndicats et que je connais sont pour l’essentiel des types améliorés de prolétaires ancien style, durs au travail et ayant une certaine expérience des plaisirs et des difficultés de l’existence ; j’éprouve une agréable confraternité dans nos relations, qui sont d’une certaine façon professionnelles, et corrélativement une facilité à communiquer informellement. Ma carrière académique a été en un sens l’à-côté d’une progression horizontale à travers une série de métiers variés, mais de dernier rang. Lorsque je faisais des études pour ma thèse, une recherche dans une usine me donna la possibilité d’échapper à mon groupe de référence pour passer l’après-midi à observer et interviewer des opérateurs sur machine appartenant à la plèbe. Dans les entrailles de l’usine, nous étions tous des perdants ; j’étais le perdant qui était venu pour faire un PhD 109. » La correspondance de Roy avec Hughes dans les années 1950 souligne la dimension critique des analyses de Roy, ainsi que la relation qu’établissait Roy lui-même entre ses caractéristiques biographiques et son aptitude à comprendre l’univers de l’atelier : « Tant d’auteurs ont un petit domaine, ils font la mouche du coche – coupant les cheveux en quatre et se rognant les ongles –, mais personne ne va jusqu’aux organes centraux. […] Ces types qui développent une théorie des rôles, comme Sarbin, Newcomb, Parsons, etc., sont toujours à tourner en rond, à faire des passes – mais ils ne concluent jamais. Je me demande comment ils peuvent ne pas le voir. Je pense que c’est parce que l’expérience des comportements des classes populaires leur manque. Peut-être

certaines expériences leur ont-elles fait défaut dans leur enfance, ou peut-être les ont-ils oubliées. Les techniques de l’enquête par questionnaires ne peuvent le saisir. Cela ne peut être expliqué. Sapir nommerait cela une “culture inconsciente” ; seule l’observation peut le saisir, l’observation précédée par l’expérience et la perspicacité 110. » Une lettre un peu antérieure, écrite à un moment où Roy désespérait de la vie universitaire et de l’atmosphère du département de sociologie de Duke, compare universitaires et travailleurs : « Pourquoi je ne peux accepter les institutions universitaires ? Je pense que cela renvoie à une expérience que j’ai eue avec des terrassiers dans le chantier de construction d’un tunnel. […] Ce n’étaient pas des gens instruits, mais des hommes véritables, pas des rats ou des vieilles dames fatiguées comme nos professeurs et nos administrateurs. Ils faisaient preuve de moins de souci à propos de leur vie que n’en montrent les universitaires à propos de certains problèmes de statut. […] Cette atmosphère ne m’a pas quitté, et depuis ce moment tout m’a semblé décevant 111. » 112

Si, comme l’a avancé Alvin Gouldner , l’un des traits des sociologues de la tradition de Chicago est l’adoption d’un point de vue en affinité avec des secteurs peu légitimes de la société, Roy offre un exemple typique de ces recherches dans la mesure où son analyse s’est développée à partir du point de vue de l’une des catégories alors les moins étudiées, pour des raisons qui tiennent à la fois à la division du travail entre disciplines, aux commanditaires, aux conditions d’accès à cet objet d’étude et à la trajectoire sociale des sociologues des générations concernées. En même temps, les convictions politico-sociales de Roy, comme celles d’Anderson, restèrent remarquablement fidèles à une sorte d’option démocratique et réformiste, dont l’une des références principales est, pour Roy, le 113 philosophe John Dewey . Une conférence, en 1962, suggérait – à ma

connaissance elle est la seule dans ce cas – une explication de l’antagonisme entre ouvriers et direction dans les termes de Cooley ou Park : « La crainte et l’hostilité endémique que j’ai observées sont, me semble-t-il, des phases de réactions stéréotypées à ce qui n’est pas familier, à l’étranger, si typique de l’homme pendant sa longue histoire de l’expérience des in-groups et des out-groups. […] Le monde des bons et des mauvais est […] le monde de la direction dans ses relations avec la maind’œuvre. Les monstres sont encore parmi nous, maintenant sous la forme du travailleur en col bleu, certes sans œil au milieu du front, mais avec une apparence fruste, un langage grossier, la propension à recourir rapidement à la violence physique 114. » En 1978, dans l’une de ses dernières conférences, il soutient toujours que la solution au problème de l’antagonisme entre ouvriers et direction exige la participation des premiers à l’organisation de la production – le point d’aboutissement même de sa thèse. Il conclut seulement ici que les syndicats constituent le moyen provisoire de réalisation d’une démocratie partielle par l’intermédiaire de groupes de pression 115. L’interprétation du rôle du syndicalisme à laquelle la conférence de 1978 fait allusion correspond à ce qui fut la préoccupation principale de Roy au cours de la deuxième partie de sa carrière. Après l’achèvement de sa thèse, Roy ne poursuivit pas longtemps l’étude de l’organisation des usines et de la limitation de la production dans les ateliers : en avril 1956, un organisateur de la campagne de syndicalisation de la Textile Worker Union (un syndicat affilié à la CIO) de Caroline du Nord prit contact avec lui pour trouver un étudiant en sociologie qui distribuerait des prospectus pour le syndicat. Roy ne réussit pas à recruter l’un de ses étudiants, mais il alla luimême observer la campagne de syndicalisation. Comme l’organisateur ne voyait pas d’inconvénient à ce que Roy prenne des notes, celui-ci commença à travailler sur le sujet, qui devait l’absorber jusqu’à la fin de sa vie. Au cours des années suivantes, Roy suivit en effet différentes

campagnes d’organisation de syndicats et quelques grèves, principalement dans l’industrie textile de Caroline du Nord – un secteur où les syndicats ne parvenaient pas à s’implanter, en dépit de bas salaires et de conditions de travail difficiles. Comme pour sa recherche précédente, Roy partit d’une question simple et pratique : comment expliquer succès et échecs des campagnes d’implantation syndicale ? Roy n’ignorait pas que le sujet était délicat dans le contexte du Sud et de Duke, et un collègue l’avait mis expressément en garde, en lui indiquant que le sujet était frappé d’interdit. Il fit, ainsi que l’un de ses proches, plusieurs expériences qui montrèrent le bien-fondé de cet avis. Il se sentit mis à l’index dans le milieu de l’industrie et pour une part dans le Sud, à l’occasion soupçonné d’être un quasi-communiste. Les progrès de cette nouvelle recherche furent lents. Roy publia plusieurs articles, mais une tentative pour écrire un livre, pendant une année sabbatique passée à Cornell auprès de William Whyte, tourna court : Whyte manifesta des réticences à l’égard de l’insuffisante intégration du matériel dans un cadre analytique d’ensemble 116. Durant les années suivantes, Roy se lança dans de nouvelles observations des campagnes de syndicalisation dans le Sud et, à la veille de sa mort, peu après son départ à la retraite, il avait presque achevé un ouvrage sur les difficultés de la syndicalisation dans le Sud – le manuscrit de celui-ci est conservé dans les archives de Duke University. On y retrouve les qualités des recherches de Roy sur le travail ouvrier, en particulier une variété et une précision presque sans équivalent dans les notes de terrain. La non-publication de cet ouvrage a peut-être relégué Roy, comme Nels Anderson mais pour de tout autres raisons, parmi les auteurs d’une unique recherche reconnue comme un classique mineur de la sociologie.

Que nous ont appris ces deux analyses des œuvres de sociologues marginaux sur la tradition de Chicago ? Elles confirment d’abord le caractère rudimentaire des attributions d’affiliations que véhicule l’histoire admise de la discipline. Même des œuvres souvent invoquées, comme Le Hobo, ont été lues sommairement et pour n’y chercher que la confirmation de stéréotypes – dans ce cas en dépit des efforts presque désespérés de l’auteur lui-même. Le type de rédaction et, ici, la forme d’usage et de référence de la documentation sont apparus comme des éléments décisifs dans l’appréhension des recherches. Pour Anderson comme pour Roy, on a vu qu’on ne pouvait dissocier l’originalité des travaux et certaines qualités spécifiques liées à leurs parcours biographiques particuliers. L’un et l’autre surent réaliser un travail de terrain particulièrement approfondi (même si, pour Anderson, l’utilisation n’en fut que partielle) dans des milieux qui étaient, pour leurs pairs, pratiquement inaccessibles – ou accessibles seulement à un coût élevé. Leurs notes de terrain illustrent abondamment l’importance de qualités de sociabilité liées à leurs expériences antérieures pour la bonne réalisation de leurs enquêtes. Dans les deux cas, mais surtout en ce qui concerne Roy, leur relation au milieu qu’ils étudiaient s’accompagnait d’une sorte de projet intellectuel visant à l’explicitation du sens des comportements dans cet univers, qui traduit leur orientation politicosociale. La valeur durablement reconnue à leurs recherches apparaît donc indissolublement liée à leur marginalité sociale et, d’une autre manière, aux carrières difficiles de l’un et de l’autre. Les différences entre Anderson et Roy sont cependant au moins aussi frappantes que les similitudes, ce qui suffirait, s’il en était besoin, à décourager toute réduction des œuvres à des caractéristiques d’ensemble des trajectoires sociales. A partir d’origines sociales relativement similaires, le premier fut durablement soucieux de se distancier de cette origine et du sujet de recherche qui en était un corrélat, alors que le second chercha au

contraire à rester proche de celle-ci, au moins par ses recherches. Autre différence : l’un fut durablement rattaché à une tradition de recherche à laquelle il se considérait lui-même partiellement étranger, et à juste titre, et dont il ne se souciait guère, tandis que l’autre, qui partageait avec les sociologues de Chicago de la même génération un peu plus que ce que suggère un survol rapide, ne fut pas spécialement associé à celle-ci par la postérité accordée à ses recherches.

1 . Iverson (1977). 2 . Thompson (1970). 3 . Sur Frank Tannenbaum, voir le chapitre 7. La prise en compte de ce cas permettrait de mettre en évidence la contribution du pragmatisme au point de vue sur l’investigation empirique du monde social des sociologues de Chicago. 4 . Kincheloe (1972 ; 1989). 5 . Je ne dispose pas d’informations assez exhaustives sur l’ensemble des sociologues formés à l’Université de Chicago pour affirmer que d’autres n’avaient pas une origine et une expérience sociales comparables à celles d’Anderson et de Roy, mais l’un et l’autre sont les seuls de leur génération à être toujours cités par ceux qui les ont connus comme appartenant à un univers à part. 6 . Une partie de la documentation qui concerne Anderson m’a été accessible grâce à Allan McDonell, à qui je dois les informations initiales qui m’ont poussé à étudier plus en détail cet exemple. Par son entremise, j’ai recueilli, en mai 1993, les témoignages de plusieurs amis de Nels Anderson à l’Université du NouveauBrunswick : Hugh Lautard, Noel Iverson, David Rehorick, Brent McKeown, Frank Wilson, que je remercie ici. Une première version de cette analyse, sur plusieurs points différente car antérieure au dépouillement des notes d’Anderson conservées dans les archives de Burgess, se trouve in Chapoulie (1998). 7 . C’est aussi comme une monographie typique que l’ouvrage a été traité lors de la publication en 1993 de sa traduction française. 8 . Anderson (1961 ; 1972 ; 1980-1981 ; 1982 ; 1983). J’utilise aussi une lettre d’Anderson à B.Y. Card, de Brigham Young University, conservée au département de sociologie de l’Université du Nouveau-Brunswick. 9 . Voir l’introduction aux papiers déposés par Nels Anderson aux archives de la bibliothèque de l’Université de l’Utah (Salt Lake City), qui donne une chronologie assez précise (mais avec au moins une erreur) des déplacements et des emplois occupés par Nels Anderson. Je n’ai mentionné ici qu’une petite partie de ceux-ci. 10 . En comparaison avec les anecdotes racontées par Anderson à ses amis, ses essais biographiques semblent avoir quelque peu atténué la difficulté de ses conditions

d’existence au cours de ces années. 11 . Anderson (1972). 12 . Voir Carey (1975) : 47. L’un des moins éloignés socialement d’Anderson était sans doute Guy Brown, dont Anderson affirma plus tard qu’il avait une certaine connaissance des hobos travaillant dans les campagnes, et avec lequel il recueillit et publia une biographie de travailleur migrant vivant aux crochets des services sociaux. 13 . Témoignage de Guy Johnson in IJTC. D’après ce qu’il raconta plus tard à ses collègues de l’Université du Nouveau-Brunswick (mais qui paraît peu crédible), Anderson aurait fait aussi un séjour l’hiver, pendant une période de « dèche », dans une prison de Chicago, grâce à la bienveillance d’un juge ; il aurait été découvert avec étonnement dans cet endroit par certains de ses condisciples lors d’une visite de la prison effectuée sous la conduite d’un de leurs professeurs. 14 . Anderson (1975) : 164-165 [© E. J. Brill, Leiden, 1975]. 15 . Voir le témoignage de Harriet et Ernest Mowrer in IJTC. Robert Faris ([1970] : 66) rapporte qu’un autre étudiant de sociologie à l’Université de Chicago ne réussit pas, quelques années plus tard, à recueillir des biographies de hobos en utilisant une mission religieuse comme intermédiaire. 16 . Anderson (1961) [1923] : 173. Sur la biographie de Reitman, voir Bruns (1987). 17 . Reitman (1937). 18 . Je doute, sans avoir pu l’établir formellement, qu’il s’agisse d’une appellation usuelle de ce quartier à l’époque. Zorbaugh (1929), qui en a étudié une partie, ne l’emploie pas, et le terme ne figure ni dans l’index de l’ouvrage de Bruns (1987), ni dans celui de l’histoire du développement de la ville de Chicago de Mayer, Wade (1969). Le terme a peut-être été introduit en 1917 par un article de journaliste, dont un extrait figure, sur la suggestion de Park, en exergue au Hobo. 19 . Anderson (1961) : XII. 20 . Anderson recueillit approximativement 400 questionnaires lors d’un séjour dans la région de Salt Lake City et environ 60 biographies à Chicago. Une partie importante des documents à partir desquels il écrivit son livre est conservée in AEWB, dossier 126 : 11, et dossier 127 : 1 et 2. Je n’ai trouvé aucun indice des raisons de l’absence de certains originaux des documents qui figurent dans l’ouvrage. Une partie des documents a été publiée, avec des extraits du Hobo, in Anderson (1998). 21 . Anderson (1972). Le point est confirmé par une lettre d’Anderson à Hughes en 1967 (AECH, dossier 24) et une autre à Raushenbush (AREPA, dossier 6 : 6). 22 . En 1923, il ne s’agissait encore que d’un projet de collection. Divers témoignages suggèrent que Park, alors peut-être seul responsable pressenti pour la collection, attendait l’ouvrage de Thrasher sur les bandes de jeunes. C’est en 1926 qu’un autre ouvrage mentionne explicitement l’appartenance du Hobo à cette collection, d’après ce que j’ai pu constater en examinant les éditions originales disponibles. 23 . Anderson (1975) : 169. 24 . La catégorie homeless est imprécisément définie, comme le révéleront les évolutions ultérieures des faits et de l’usage de ce terme aux États-Unis. J’ai utilisé ici l’expression « sans-domicile ». Les sans-domicile de Chicago, en 1922, vivent à

l’hôtel quand ils en ont les moyens, dans différents refuges et asiles organisés par des associations charitables, dans des logements de fortune ou, l’été, dans des camps au bord du lac Michigan. 25 . Anderson (1961) : XII. La réaction de Small ne me semble pas surprenante : à l’inverse de nombreux fondateurs de la sociologie, et aussi de ce que suggère le caractère spéculatif de ses propres publications, de nombreux témoignages insistent sur le fait qu’il était convaincu des nécessités de l’enquête empirique. 26 . Ninth New Collegiate Dictionary, 1983. 27 . Montgomery (1987) : 78. 28 . Montgomery (ibid.) fait une seule allusion aux hobos, de même que Rodgers ([1974] : 227) et Dubofsky ([1969] : 438). Ce dernier ouvrage, qui porte sur l’une des principales tentatives d’organisation des travailleurs de la période 1905-1925, l’Industrial Workers of the World, rapidement évoquée par Anderson dans son livre, analyse les tentatives infructueuses d’organisation des types de travailleurs habituellement inclus dans la catégorie des hobos – notamment salariés de l’agriculture et bûcherons ; voir Anderson (1961) [1923] : 174-175 ; 292-293 ; 313315 ; 446-448. On trouvera dans Spence (1971) une description de la catégorie des hobos dont les sources, imprécises, incluent les trois livres d’Anderson sur le sujet. 29 . Rodgers (1974) : 285. 30 . Voir Bruns (1987) : 22. Anderson cite lui-même un exemple de cet usage dépréciatif (qu’il ne relève pas) du terme hobo dans un extrait d’un rapport officiel : « Appartenant désormais à ce groupe [celui des travailleurs migrants et occasionnels], ils perdent tout respect d’eux-mêmes et deviennent des hobos » (Anderson [1961] [1923] : 94). 31 . James Eads How (1874-vers 1930) appartenait à une famille d’industriels des chemins de fer et des travaux publics. Il fit des études de théologie, puis fréquenta Harvard et Oxford, avant d’entrer en contact avec la Fabian Society. Il abandonna une partie de son héritage à ceux qui l’avaient gagné (selon sa propre formulation) et se lança dans diverses actions en faveur de la justice sociale. 32 . Bruns ([1987] : 44-45) n’indique ni la date ni la référence précise, mais il s’agit à l’évidence d’un document conservé dans les papiers de Reitman. Jacob Coxey (18541942), un entrepreneur de travaux publics de l’Ohio, avait gagné l’appellation de « général » en organisant en 1894 une marche de travailleurs sur Washington pour réclamer une politique de financement de construction de routes afin de donner du travail aux travailleurs migrants sans emploi lors de la dépression économique de 1893-1894. 33 . Anderson (1975) : 163. 34 . Anderson (1961) [1923] : 87. 35 . AEWB, dossier 126, documents 150, 46, 75. 36 . Anderson (1975) : 167. 37 . AEWB, dossier 126, document 73. 38 . Il s’agit du tirage par photocopie de quelques exemplaires de l’ouvrage de 1930 accompagné d’une courte préface, destinés à quelques amis de l’Université du

Nouveau-Brunswick. 39 . Anderson (1975) : 167 [© E. J. Brill, Leiden, 1975]. 40 . Park (1929) : 8 (in Human Communities : 78 ; Grafmeyer, Joseph [1979] : 170). 41 . Anderson (1961) [1923] : 117. 42 . Deux des documents qu’il a rédigés reposent sur ses propres souvenirs des conditions dans lesquelles il quitta lui-même, à la suite de son frère aîné, le domicile familial, comme devaient le faire plus tard ses trois autres frères. Résumés et modifiés, ces documents (36, p. 80-81 ; 40, p. 83-84) figurent dans Le Hobo. Anderson a modifié la durée de son absence – trois ans au lieu de deux mois, selon ses notes dactylographiées. Il attribue son départ en partie à la fascination exercée sur lui par les lettres de son frère aîné à ses parents, dans lesquelles celui-ci peignait en rose ses nouvelles conditions d’existence. 43 . Voir sur ce point Anderson (1940) : 9-12. 44 . D’après la correspondance d’Anderson avec Louis Wirth, in ALW, dossier 1 : 2. 45 . Anderson (1940) : 17-24. Bien plus tard, l’ouvrage de Douglas Harper (1982) – issu de la dernière thèse dirigée par Hughes à Brandeis – rappellera l’existence durable de travailleurs manuels vagabonds aux États-Unis, certainement peu nombreux. 46 . Park (1921) (in Society : 197). Ce texte figure également dans l’Introduction to the Science of Sociology. 47 . Même dans le cas de Cressey, le modèle de référence fut fourni par « Les digressions sur l’étranger » de Simmel (1908) plutôt que par la situation des anthropologues, comme le montre un article découvert par Martin Bulmer dans les archives de Burgess : voir P.G. Cressey (1983). 48 . Anderson (1961) : XXVII-XXIX. 49 . Même auparavant, Anderson maintenait sans doute une certaine distance à l’égard des hobos : il écrit dans la préface à l’édition de 1978 de The Milk and Honey Route : « […] au moment où je menais la vie errante des hobos qui constituaient la force de travail de la frontière, j’évitais d’être identifié de quelque manière que ce soit avec la culture des hobos. » 50 . Anderson (1983) : 403. 51 . Anderson envisagea un peu plus tard d’étudier un autre sujet délicat : la prostitution, ce que lui déconseilla Reitman, en lui suggérant que ses « amis sociologues n’apprécieraient pas d’être en relation avec un expert en problèmes de vice ; il est plus prudent d’être un expert en matière de pauvreté » (Anderson [1975] : 173 [© E. J. Brill, Leiden, 1975]). 52 . AEWB, dossier 127, document 80. Les notes sur la visite d’Anderson à des officines de paris ne sont pas non plus reproduites dans son livre. 53 . Les seules allusions à cette enquête se trouvent dans les documents sur lesquels s’appuient le chapitre 1 et p. 127-128, mais Anderson n’a pas repris le document, pourtant fort instructif, qu’il avait rédigé : AEWB, dossier 126, documents 37 et 115. Les documents autobiographiques d’Anderson sont silencieux sur le recueil de ce

matériel, qui semble avoir précédé de six mois au moins le recueil du reste de la documentation sur les hobos de Chicago conservée dans les archives de Burgess. 54 . Solenberger (1911). 55 . Anderson (1975) : 169. 56 . Interview de Guy Johnson in IJTC. 57 . Anderson (1983) : 405. 58 . La seule allusion figure dans la citation d’un extrait de Park, Miller (1921) : Anderson (1961) : 82. 59 . On trouve par contre ce type d’interrogations un peu plus tard dans la monographie de P.G. Cressey (1932) sur les taxi-dance halls, qui contient les analyses ethnographiques parmi les plus fines publiées à cette époque. 60 . Anderson (1983) : 404. 61 . Cette thèse, dirigée par Harvey Zorbaugh à New York University, porte sur l’histoire d’un quartier de taudis de Manhattan (Anderson [1975] : 180) ; elle a pour titre The Migration of the Slum in Manhattan, d’après Pullman (1972). 62 . Anderson, Bain, Lundberg (1929). 63 . Anderson (1975) : 170 [© E. J. Brill, Leiden, 1975] ; voir aussi Anderson (1982) : 14. Anderson refusa cependant, semble-t-il, une proposition de recrutement de l’Université de l’Utah, car il voulait s’établir à New York. 64 . Anderson (1940) : 1. 65 . Anderson (1975) : 171-177. 66 . Grâce à William Thomas, Anderson enseigna d’abord un temps à la New School for Social Research ; un peu plus tard, il enseigna à l’Université Columbia. 67 . Anderson (1942). 68 . J’emprunte l’essentiel de ces indications biographiques à Pullman (1982) et aux témoignages que j’ai recueillis à l’Université du Nouveau-Brunswick. 69 . Anderson (1975) : 183 [© E. J. Brill, Leiden, 1975]. Le regret de ne pas avoir trouvé un poste universitaire est exprimé à plusieurs reprises dans la correspondance d’Anderson ; voir par exemple une lettre à Louis Wirth en 1945, in ALW, dossier 1 : 2. 70 . L’aisance de plume d’Anderson contraste avec la faiblesse de la production d’une bonne partie des sociologues formés à Chicago, qui, comme Zorbaugh ou Thrasher, n’écrivirent presque plus après 1930. 71 . Pour le recueil de la documentation sur laquelle reposent ces analyses, j’ai une dette particulière à l’égard de Howard S. Becker, qui me signala l’existence de ces archives. J’ai également bénéficié de l’assistance généreuse de Thomas Harkins, archiviste à Duke University. 72 . Voir ADR, dossier M, à Duke University, où Roy passa la quasi-totalité de sa carrière de sociologue. Ce dossier comprend notamment un mémorandum de la seconde femme de Roy (se présentant comme sa cousine) qui me semble contenir quelques inexactitudes mineures, quelques témoignages d’amis de jeunesse de Roy sollicités

par celle-ci et quelques lettres de Roy au contenu autobiographique. On y trouve également un récapitulatif des activités et des publications de Roy établi par un sociologue anglais ami de celui-ci, Huw Beynon, qui a collaboré au premier classement des archives de Roy. Ce matériel peut être complété par les indications qu’une lecture attentive permet de découvrir dans la thèse de Roy, dans ses articles et dans quelques conférences. J’ai également utilisé la correspondance de Roy avec er

Hughes, in AECH, dossier 53, notamment une lettre de Roy du 1 juillet 1946, ainsi que les témoignages de Howard Becker et d’Edward Tiryakan. Les différences entre ces diverses sources sont limitées. 73 . On trouve aussi une confirmation de cette obsession dans Roy (1959) : il rapporte que les ouvriers avec lesquels il travaille le plaisantent à propos de sa ferme. 74 . ADR, dossier G. Les sans-domicile de Seattle étaient environ 55 000 à l’époque. Roy s’était fait enregistrer lui-même comme sans-domicile. Je n’ai trouvé aucune trace d’un quelconque contact direct de Roy et Anderson. J’ai cependant mentionné, sans insister davantage dans ma présentation de l’un et de l’autre, quelques-uns des points de coïncidence entre leurs biographies. 75 . Lundberg et Queen étaient deux des leaders du courant opérationaliste en sociologie ; Hayner, un ancien élève de Park dont les recherches relèvent de l’écologie urbaine. En 1937, l’Université de Washington comptait un autre élève de Park, Edgar Thompson, comme visiting professor. 76 . Un article fut tiré de ce mémoire : Roy (1939). 77 . Comme Anderson, Roy envisagea d’entreprendre une carrière littéraire : à deux reprises, il écrivit des nouvelles ; l’une d’elles est inspirée par l’étude de Hooverville. 78 . Lettre à Hughes du 1er juillet 1946, in AECH, dossier 53 : 6-7. 79 . Whyte ([1994] : 116-119) décrit ce stage sans mentionner Roy (ni d’ailleurs l’autre étudiant de sociologie qui y participa). 80 . ADR, dossier L, conférence d’avril 1956 titrée « Suggestions on Non-Academic Training for Industrial Research ». 81 . Roy quitta son emploi d’opérateur lors d’une réduction de personnel, bien qu’on lui eût proposé un transfert dans un autre atelier ; voir Roy (1952a) : 53. 82 . Roy n’est pas le seul sociologue de cette génération de diplômés de Chicago à avoir travaillé comme ouvrier d’usine : ce fut aussi le cas d’Orvis Collins – qui écrivit, comme on l’a vu, au moins un article sur le travail ouvrier – et sans doute de Robert Habenstein. 83 . Roy (1959 ; 1974). 84 . Roy (1950), in ADR, dossier L. 85 . De cette réflexion collective sortit un article : Collins, Dalton, Roy (1946) ; et une partie des analyses de Whyte (1955). 86 . Dans une lettre à Thompson, 29 avril 1950 (in ADR, dossier M), Hughes fait preuve d’un enthousiasme chez lui inhabituel dans son appréciation des qualités de Roy : « Je ne pense pas que vous serez déçu par Don Roy, j’ai repris le manuscrit de sa thèse, et elle s’approche du génie. En ce qui concerne sa suffisance [celle de Roy], je crois que

c’est l’impression que donnent certaines de ses manières. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’en réalité il est tout à fait timide. » 87 . Voir par exemple Goffman (1959) ou Becker (1963). 88 . ADR, dossier M. 89 . Gilman (1956). 90 . ADR, dossier L. 91 . Roy (1952a) : 3. 92 . Dans la préface à la réédition de l’ouvrage sur le même sujet – la limitation de la production par les ouvriers – d’un ingénieur, Mathewson, initialement publié en 1931, Roy indique qu’il connaissait celui-ci en 1945. Ni la thèse ni les articles des années 1950 ne comprennent cependant de référence à ce livre. 93 . Dans un résumé de sa thèse (ADR, dossier G), Roy évoque sans prendre de distances une interprétation des relations entre employeurs et ouvriers en termes de désorganisation sociale « au sens de Sutherland » : cela confirme ce que j’ai suggéré plus haut quant à l’influence sur Roy des analyses des sociologues de la tradition de Chicago. 94 . Roy (1952a) : 36. 95 . P. Young (1939). 96 . Roy (1952a) : 40. 97 . La seule explication précise de ce point se trouve ibid. : 80. 98 . Voir H. Harris (1982). 99 . Roy (1952a) : 99. 100 . Ibid. : 311, 339, 208, 224-227. 101 . Ibid. : 508. 102 . Roy (1953). 103 . Roy (1954). 104 . Roy (1952a) : 23 [droits réservés]. 105 . Roy (s.d. [1954]) (in ADR, dossier L). 106 . Voir Burawoy (1979), ainsi que l’examen critique publié par Roy (1980) où celui-ci compare les résultats obtenus par Burawoy et par lui-même. 107 . Deux autres articles sur le caractère stéréotypé de la perception de groupes « inférieurs » par les groupes « supérieurs » sont cités par Roy à plusieurs reprises : un article de Copeland (1939) sur le rapport des Noirs et des Blancs, et un article de Weinberg (1942) sur les rapports des prisonniers et des gardiens. 108 . Des notes conservées dans ses archives confirment l’attention et la sensibilité de Roy aux différences de classes. Dans ses notes de travail, il reproche à Warner de s’intéresser principalement aux formes de participation sociale et de délaisser l’étude de l’accès aux instruments de base qui assurent la survie des classes populaires, ainsi que le domaine des interactions entre classes (ADR, dossier F). 109 . Roy (1970) : 220.

110 . Lettre à Hughes, 5 mars 1956, in AECH, dossier 53 (l’expression en italique est soulignée par Roy). 111 . Lettre à Hughes, 13 janvier 1956, in AECH, dossier 53 (l’expression en italique est soulignée par Roy). L’intérêt de Roy pour les classes populaires semble s’être aussi parfois accompagné d’un intérêt pour les classes supérieures, dont témoignent divers détails, à commencer par le mémoire, conservé dans ses archives, d’une étudiante sur les classes supérieures de Philadelphie. 112 . Gouldner (1962). 113 . Les références de Roy en la matière restent toujours les mêmes, notamment Mary Parker Follett, ainsi que les expériences sociales patronnées par l’ex-leader syndicaliste Joe Scanlon (qui avait obtenu grâce à la participation ouvrière une augmentation substantielle de la productivité dans une aciérie menacée de fermeture) et par le président d’une société produisant des équipements électriques, James Lincoln. 114 . Roy (1962) (in ADR, dossier L). 115 . Roy (1978) (in ADR, dossier G). 116 . ADR, dossier F.

Conclusion « Les sciences sociales doivent remplir deux missions. La première est l’analyse des processus du comportement humain, de leur persistance et de leurs changements dans des termes relativement indépendants du temps et de l’espace. La seconde est la description de l’actualité en adoptant un cadre et un point de vue – quantitatifs et comparatifs – susceptibles de fournir des indices qui permettent de saisir les aléas des interactions pour l’action. La pondération entre ces deux fonctions ou missions varie d’un chercheur à l’autre, et selon le temps et le lieu. C’est dans une tension entre ces deux missions que se développent les sciences sociales. » EVERETT C. HUGHES

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« Une manière de voir est aussi une manière de ne pas voir – l’attention à l’objet A implique la négligence de l’objet B. » KENNETH BURKE

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« Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot “ressemblance de famille” ; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les diffé