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French Pages 451 Year 2006
La fascination du Commandeur Le sacré et l’écriture en France à partir du débat-Bataille
FAUX TITRE 284
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
La fascination du Commandeur Le sacré et l’écriture en France à partir du débat-Bataille
Christophe Halsberghe
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2006
Illustration couverture: © Bibliothèque nationale de France Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN-10: 90-420-2027-X ISBN-13: 978-90-420-2027-6 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2006 Printed in The Netherlands
à Christel, qui sait…
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INTRODUCTION « SACRÉ (le décrasser) » (M. Leiris)
Le désir refoulé Où nous situons-nous par rapport à Bataille aujourd’hui ? Pourquoi encore évoquer son nom de nos jours ? Son œuvre aura marqué une époque, celle qui conduit de l’éclosion des fascismes à la fin de la guerre froide. Soit de l’entre-deux-guerres à la chute symbolique du mur de Berlin en 1989. Autant dire qu’elle accompagne une large part du vingtième siècle, qu’elle aura eu le souci de comprendre. Du surréalisme aux philosophes dits de la déconstruction en passant par l’avant-gardisme de Tel Quel, Bataille contribua à une vision neuve en matière politique, économique, philosophique, anthropologique et esthétique. Son influence aura été réelle : souterraine de son vivant, plus explicite par après. Mais participe-t-il toujours aux débats actuels ? Nous aide-t-il encore, plus de quarante ans après sa mort, à comprendre notre société ? En termes derridiens : y a-t-il acceptation ou refus de son héritage ? Les universitaires continuent à s’y s’intéresser, multipliant les séminaires, colloques et publications à son sujet. Son éditeur a investi tout récemment dans une édition en Pléaide de son œuvre fictionnelle. Celle-ci vient même d’être portée à l’écran. Bataille n’est donc pas sans public. Il continue à fasciner. Or, depuis sa mort, les paysages politique et social ont subi des mutations profondes, qui à leur tour ont engendré une évolution paradigmatique mettant les catégories de sa pensée à l’épreuve. À la guerre froide a succédé l’ébranlement toujours actif de l’empire russe, la domination géopolitique des États-Unis, ainsi que l’irruption brutale d’un fondamentalisme musulman, à l’anti-colonialisme le tiers-mondisme, au marxisme et à sa dérive stalinienne un ultra-libéralisme triomphant, aux états militaires un fascisme à visage couvert, au refoulement de l’inconscient la pra-
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tique du clonage et la manipulation des gênes humains, à la transcendance religieuse un immanentisme dénué de tout repère (soit la problématique des sectes et de la société dite du spectacle). La réflexion de Bataille offre-t-elle l’outillage requis pour faire face aux problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés ? La génération d’intellectuels qui prit forme dans l’ébullition d’un printemps agité se place toujours dans l’orbite de l’auteur, dont elle contribua à diffuser l’œuvre, non sans l’avoir élargie depuis par la lecture de certains de ses contemporains (dont Paulhan, Leiris, Blanchot et Lacan). D’autres demeurent à l’écoute de cette pensée, sans pour autant la revendiquer. C’est le cas notamment de Michel Onfray, que sa conception du bonheur contraint à se défaire de la logique de la transgression propre à Bataille. Son plaidoyer pour un hédonisme assumé, loin de tomber dans l’écueil d’un retour à une plénitude originaire - étant sur ce point en accord parfait avec Bataille -, s’inscrit dans la veine des Lumières qu’avec Sollers et d’Ormesson, il est un des rares à actualiser en France. Également penseur du désir et de son tabou camouflé par le mensonge du bonheur perpétuel, Pascal Bruckner ne se situe pas plus qu’Onfray dans l’axe de Bataille. Mais il dénonce autant que ce dernier à l’époque le refoulement du désir. Il en est de même pour Michel Houellebecq. L’univers fade et désolant qu’il dépeint dans ses romans est à mille lieux de celui du Bleu du Ciel ou de Madame Edwarda. Le désir n’ayant plus droit de cité dans une société où le mercantilisme fait loi, la tyrannie de la jouissance tient ses personnages en otage. Mécanique, leur désir demeure inassouvi. Leur déchéance est inéluctable, que Houellebecq décrit avec l’ironie du désespoir. Le désir comme exploration des limites alimente en revanche la fiction de Christine Angot, qui avec Catherine Millet place l’écriture de soi sur le plan de la transgression. Bataille se situe donc au croisement d’un débat brûlant sur le refoulement du désir. Inspirée à la fois de la phénoménologie allemande, de la sociologie durkheimienne, de la psychanalyse, du marxisme, du tragique nietzschéen, ainsi que de Proust et de Blanchot, son œuvre s’écarte des sentiers battus pour offrir, plus qu’une simple synthèse, une philosophie originale et novatrice, à même d’aborder l’être comme donnée biologique, sujet clivé et désirant ou entité sociale. Cette pensée hors cadre, en marge de l’université, voyage dans l’éther. Elle nourrit la réflexion contemporaine, mais sans se minéraliser sous forme d’un credo ou d’une école quelconque. Bataille a franchi avec
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nous le cap du vingt et unième siècle tant par l’acuité de sa réflexion que par l’actualité des questions qu’il soulève. Bataille t/Tel q/Quel Aujourd’hui spectrale, la présence de Bataille a été plus manifeste dans le passé. Bien avant que Foucault le présente au grand public en 1970 comme « un des écrivains les plus importants de son siècle », Bataille aura ouvert la voie à une réflexion sur le sujet dans son rapport au désir. Une réflexion qui engendra une révision de fond en comble du politique, ainsi qu’une révolution parallèle dans les arts. Soit le programme du mouvement Tel Quel, qui n’a jamais fait mystère de sa dette envers Bataille. Au contraire, l’équipe qui s’est formée autour de Sollers en 1962 revendiqua haut et fort le principe de souveraineté bataillien. Encore aujourd’hui, Kristeva et Pleynel continuent avec Sollers à fréquenter cette œuvre, dont la découverte fut décisive pour le cheminement de leur pensée. Bataille permit aux Telqueliens à l’époque de se positionner par rapport au surréalisme et à l’existentialisme sartrien, de même qu’il leur sembla offrir une issue à un gaullisme sclérosé et à un marxisme doctrinaire. Dès 1963, Sollers soulignera dans un numéro d’hommage de la revue Critique consacré à Bataille l’importance de cette écriture, qui s’est avancée après Sade et Proust sur un terrain où la dialectique est sévèrement mise à mal. Bataille conduit la raison discursive à son point d’implosion. Son grand mérite pour Sollers est d’avoir confronté la culture occidentale, façonnée par deux millénaires de christianisme, à son dehors. Sur le porche de l’église s’opère un sacrifice blasphématoire. Ce rituel profanateur est destiné à rendre aux convulsions d’énergie leur force de loi. Dieu mis à mort, le langage articule la souveraineté du désir. Instrument de travail ou enveloppe recouvrant l’esprit, le corps se transforme chez Bataille en un théâtre fascinant, où l’horreur le dispute à l’angoisse, le désir à l’effroi et la perversion au plaisir. Effrontée, la femme s’y exhibe, rompant le contrat qui la lie depuis toujours au social. Madame Edwarda supplante la Vierge Marie. Le référent est ainsi sacrifié au profit d’une écriture convulsive, à même le corps.1 1
P. Sollers, « Le toit », in Id., Logiques, Paris, Seuil, 1968, coll. Tel Quel, pp. 164197.
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Au moment où paraît l’article de Sollers, la revue est en pleine mutation. À l’origine une plateforme littéraire, elle se transforme en un laboratoire de réflexions sur les possibilités du langage. C’est l’époque de la sémiologie et ses variantes textuelles. Sur le plan politique, l’Algérie connaît un retour au calme, le marxisme est en perte de vitesse, tandis que l’économie reprend son souffle.2 L’engagement n’est donc plus une priorité. Il n’en sera plus de même en juin 1972, date à laquelle les Telqueliens organisent à Cérisy-La-Salle un double colloque intitulé Vers une révolution culturelle : Artaud, Bataille et destiné à cautionner sa nouvelle orientation politique. Sollers et les siens s’étaient tournés à l’époque vers la Chine de Mao, en qui ils placèrent désormais leur espoir pour un Occident en mal d’identité.3 Dans l’intervalle, le Quartier Latin avait connu l’ébullition de mai 1968. En août de la même année, Moscou mit brutalement un terme au Printemps de Prague. La pression augmenta sur Tel Quel, acculé à prendre position et à choisir son camp. D’abord hésitant à se défaire du cadre marxiste-léniniste, le groupe fera une cure symbolique en Chine. L’idéologisation accrue de la revue accélérera le départ de Derrida. Celui-ci ne se montra pas réfractaire en soi à l’idée de prendre position, à condition cependant de faire preuve de la prudence de mise. Aux yeux de Derrida, même s’il ne put le dire publiquement, Tel Quel s’était laissé obnubiler par un exotisme de surface, qu’un travail de déconstruction des plus élémentaires aurait suffi à mettre en évidence. La rupture sera courtoise, mais inéluctable.4 Or la lecture par Derrida de Bataille s’écartera de façon substantielle de celle qu’en firent les Telqueliens. Intitulée « L’acte Bataille », l’intervention de Sollers au Colloque de Cérisy marque le tournant politique de sa revue.5 Sollers tente d’y marier l’individuel au collectif. La révolution ne pourra pas se faire sans respect de la singularité du sujet. Inversement, la souve-
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Voir à ce titre : A. Boschetti, « Les Temps Modernes en Tel Quel », in J. Baetens & K. Geldof, Franse literatuur na 1945. Deel 3 : kritiek, theorie en essai, Louvain, Peeters, 2000, pp. 321-333. 3 Voir à ce titre : P. Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982), Paris, Seuil, 1994, coll. Fiction & Cie, pp. 437-441. 4 Voir à ce titre : J. Derrida, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, coll. Critique. 5 P. Sollers, « L’acte Bataille », in Bataille (sous la direction de P. Sollers), Paris, Union Générale d’Éditions, 1973, coll. 10/18, n° 805, pp. 11-47.
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raineté du sujet n’est réelle qu’à appuyer un idéal collectif. Elle doit accompagner une transformation radicale de l’infrastructure en vue d’un partage égal des richesses. Bataille se situant au croisement du freudisme et du marxisme, ses écrits permettent non pas d’opérer une synthèse (au sens hégélien du terme) de la théorie de l’inconscient et du matérialisme historique, mais d’assurer l’aboutissement d’un projet politique, sans pour autant faire injustice à l’irréductible autonomie du sujet. Autrement dit : la révolution ne fait sens qu’à intégrer la part d’excès inhérente à la vie. De même que Bataille durant l’entre-deuxguerres, Sollers s’efforce d’élargir le marxisme par l’insertion des découvertes freudiennes et du tragique nietzschéen. La dialectique est invitée de la sorte à intégrer le sacrifice à même la synthèse. Reste à déterminer la nature d’un tel sacrifice. Celui-ci relève-t-il de l’immédiateté ou est-ce une réalité signifiante ? Sans renier l’apport de Lacan à la question du sujet, Sollers refuse de ramener la problématique de l’excès à celle du langage, de crainte de reproduire de la sorte un réflexe idéaliste que Bataille n’aura cessé de combattre toute sa vie. Inévitablement, les lacaniens feront part de leurs réserves envers un tel programme. Dans une perspective lacanienne, la praxis ne se conçoit pas indépendamment du langage. Ce serait effacer le symbolique au profit de l’imaginaire. À ce titre, l’exposé de François Wahl se lit comme une correction autant à l’égard de Sollers, que de Bataille lui-même. L’éditeur des Écrits de Lacan, fidèle en cela à la théorie du sujet de ce dernier, tente de mettre à nu la tache aveugle d’une réflexion qui, faute d’attribuer au langage sa nature ontologique (une ontologie négative, respectueuse du clivage inhérent à l’être), n’a jamais réussi à intégrer pleinement le sujet dans un ordre symbolique.6 Ciblant L’érotisme, Wahl explicite davantage que ne le fit Lacan lui-même en 1959-1960, dans son séminaire consacré à L’éthique de la psychanalyse, la tentation fusionnelle à l’œuvre dans cet ouvrage. En substance, il manifeste son inquiétude devant une pensée qui, à défaut d’insérer la relation d’objet dans un processus de signifiance, demeure sous l’emprise du fantasme. Chez Bataille, la communication s’opère symétriquement, entre des sujets vivant la rupture de soi dans l’évanescence de la pratique érotique. L’Autre, comme chaîne de signifiants, y fait gravement défaut. Or, en l’absence du langage, l’expérience intérieure ne dépasse pas le stade du narcissisme. 6
F. Wahl, « Nu, ou les impasses d’une sortie », Ibid., pp. 199-265.
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Paradoxalement, Bataille congédie le sujet dans son effort de lui (re-) donner sa souveraineté intrinsèque.7 Kristeva aura beau prendre le contre-pied de Wahl et définir l’écriture de Bataille comme une tentative de rompre, par l’épuisement du langage discursif, avec le monothéisme propre à la culture occidentale, y compris dans son immanentisme humaniste (sartrien, en l’occurrence)8, un clivage put s’observer à l’époque non seulement entre les membres de Tel Quel et les lacaniens, mais également au sein même du mouvement. Ainsi, Barthes se montrait certes solidaire avec la ligne directrice de la revue, mais en préservant jalousement son indépendance d’esprit. Sa quête intellectuelle avait amené l’amoureux des signes à éprouver l’écriture comme une tentative de renversement de l’ordre discursif établi. Dans S/Z, de même que dans Sade, Fourier et Loyola, parus respectivement en 1970 et 1971, il proposa une lecture non linéaire de textes transgressifs, appliquant pour ce faire une classification thématique aléatoire. L’effet de scandale que continue à susciter une telle littérature réside dans sa poétique subversive, que Barthes remet à l’honneur afin de partager avec le lecteur le plaisir que ce type de lecture lui procure. La sortie de soi est provoquée par la faille que crée dans le langage commun la langue de la jouissance. Celle-ci prend du coup une dimension politique. Dans Le plaisir du texte paru en 1973, Barthes rêve en effet d’une Société des Amis du Texte : une chevalerie imaginaire, qui redonnerait au signifiant littéraire sa force intrinsèque. La lutte chez Barthes ne se situe pas sur le plan politique ou social. Elle s’opère au niveau du signe. Atopique, le plaisir du texte met à lui seul les conventions poétiques à l’épreuve, minant de la sorte l’idéologie bourgeoise autant que l’idéal marxiste. Une telle position tient Barthes éloigné à la fois de Sollers et de Bataille. Le premier pour situer la transgression parallèlement en dehors et en dedans du langage. Le second pour avoir en cours de route fait abstraction du signifiant. La langue fait les frais d’un engagement vécu sur le mode de l’immédiateté : 7
Sollers n’en fit-il pas de même, qui pensait élargir à l’époque le matérialisme classique par l’insertion de signes chinois dans son discours ? Ceux-ci étaient supposés miner les catégories traditionnelles de la représentation et rendre de la sorte sa force intrinsèque au signe. (Voir à ce titre : P. Sollers, Sur le matérialisme, Paris, Seuil, 1974, coll. Tel Quel.) 8 J. Kristeva, « Bataille, l’expérience et la pratique », in Bataille, op. cit., pp. 267314.
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Beaucoup trop d’héroïsme encore dans nos langages ; dans les meilleurs - je pense à celui de Bataille -, éréthisme de certaines expressions et finalement une sorte d’héroïsme insidieux. Le plaisir du texte (la jouissance du texte) est au contraire comme un effacement brusque de la valeur guerrière, une desquamation passagère des ergots de l’écrivain, un arrêt du « cœur » (du courage).9
Il convient selon Barthes de revenir à Sade, dont l’écriture « contamine réciproquement l’érotique et la rhétorique ».10 L’érotisme n’est transgressif qu’au sein de l’espace littéraire. Les personnages sadiens ne sont pas tant des bourreaux ou des victimes que des acteurs de langage. Ils reproduisent le geste d’écriture de leur père créateur, qui allie un style raffiné et élégant au crime. Barthes s’appliquera en toute logique à injecter du signifiant dans le discours bataillien. Pour ce faire, il propose une lecture non pas de L’érotisme, mais du « Gros orteil » et des textes corollaires datant de la revue Documents (19291931). Il focalise en d’autres mots cette période de l’œuvre de Bataille où l’esthétique eut la part belle, pour corréler le jaillissement du désir au langage. Tel que nous le présente Barthes, Bataille articule la perte de soi par rapport à la Loi. Il anticipe la théorie lacanienne du désir. Lacan pour qui le sacrifice met à nu la vérité intime de l’existence, qui est le vide ontologique. Ce « manque-à-être » empêche toute fusion du sujet avec un for intérieur qu’une sortie de soi suffirait à découvrir. La réussite du sacrifice est dans son échec. Le don de soi n’est autre que l’immersion du sujet dans un ordre symbolique qui lui donne la possibilité de se singulariser par un affrontement avec son désir. Une quête intérieure qui passe par une exploration des limites de la langue et de l’écriture. Aux yeux de Barthes, Lacan prolongerait le geste initial de Bataille, dont l’œuvre serait une recherche sans cesse relancée d’une expérience où, par le biais d’un sacrifice médiatisé, l’être est mis en jeu dans son existence même. Une hypothèse qu’affaiblira un an plus tard la parution du Plaisir du texte. En résumé, le colloque de Cérisy orienta la réception posthume de Bataille dans trois directions opposées. La première, incarnée par Sollers, vise une révolution simultanée sur les plans des arts et de
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R. Barthes, Le plaisir du texte, in Id., Œuvres Complètes (édition établie et présentée par É. Marty), tome II (1966-1973), Paris, Seuil, 1994, p. 1509. 10 R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, (1970), coll. Points/Essais, n° 128, p. 38.
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l’action politique. Bataille y intervient comme dispositif philosophique afin d’éconduire l’idéalisme par un matérialisme dualiste rééquilibrant sans hiérarchisation le haut et le bas, soit (en termes sociologiques) la dynamique du sacré et du profane. Une seconde marque une contre-offensive des lacaniens, qui se démarquent de toute logique sacrificielle mettant le signifiant entre parenthèses. Or, autant Sollers s’avance vers une écriture des limites pour laquelle Bataille lui sert entre autres de modèle, autant il reproduit aux yeux de Wahl le geste d’exclusion du langage de Bataille en déconnectant l’engagement du symbolique. À son activisme politique, les lacaniens durent sans doute préférer « Introduction aux lieux d’aisance », un article paru dans la N.R.F. en 1957, et qui se lit comme un chant d’amour du jeune Sollers à ces espaces sacrés de la civilisation où, ritualisé, le désir peut donner accès à l’extériorité de l’être.11 Le désir comme source d’effervescence de l’écriture constitue la troisième piste, ouverte par Barthes. Elle consiste à faire de Bataille le précurseur de Lacan. Tant pour l’un que pour l’autre, la perte de soi serait une réalité langagière ouvrant le sujet à son dehors. Barthes nuancera cependant l’adéquation qu’il établit dans un premier temps entre Lacan et Bataille. L’écart entre les différentes lectures de Bataille a donc trait à la nature du sacrifice. Celui-ci se vit-il comme une réalité empirique, à même le corps ou comme une expérience symbolique, médiatisée par une écriture transgressive ? Bataille dés-Œdipisé L’interprétation que Barthes proposa de Bataille lors du Colloque de Cérisy fut comme annoncée par Foucault, qui dans « Préface à la transgression » (un essai majeur pour la réception de l’auteur, paru dans le numéro d’hommage de Critique) tenta de démontrer comment Bataille rompit avec le discours philosophique pour ouvrir la voie à une pensée de l’extrême.12 Comment dépasser les limites de notre
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P. Sollers, « Introduction aux lieux d’aisance », in Id., L’intermédiaire, Paris, Seuil, 1963, coll. Tel Quel, pp. 31-44. 12 M. Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-195 : Hommage à Georges Bataille, août-septembre 1963, pp. 751-769 (Repris dans : Id., Dits et écrits, vol. 1, Paris, Gallimard, (1994)2001, coll. Quarto, pp. 261-278).
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finitude sans lever l’interdit qui nous conditionne ? Cette question n’aura pas cessé de préoccuper Bataille. Foucault évoque pour ce faire non seulement les textes théoriques, comme L’érotisme, mais également la production fictionnelle (L’Histoire de l’œil, L’Abbé C. ou Le Bleu du Ciel), ainsi que les écrits à caractère autobiographique (dont L’expérience intérieure). Il tente ainsi de faire la démonstration de la nature auto-représentative du langage chez Bataille. Intransitive, cette écriture se déploie à partir de la béance que creuse la mort en son intérieur. Elle poursuit le geste saturnien de Sade, qui se retira de l’espace du langage commun pour faire émerger une parole vide.13 Dans « Le langage à l’infini », paru simultanément que l’essai sur Bataille, Foucault avance l’idée d’une histoire de la littérature abordée sous l’angle de sa disparition intrinsèque. Un travail qu’il entama lui-même à travers sa lecture de Roussel (auquel il venait de consacrer un livre), du Nouveau-Roman (Robbe-Grillet, Ollier et Butor), du groupe Tel Quel (Sollers, Baudry, Pleynet et Hallier), ainsi que des écrivains inclassables comme Genet, Guyotat, Klossowski, Blanchot et Duras. Flaubert est également revisité, que Foucault relit à la lumière du fantastique imprégnant son œuvre. Ces écrits sur la littérature moderne ou immédiatement contemporaine sont parsemés de références à des auteurs modernes tels que Diderot, Sade, Nietzsche, Hölderlin, Joyce, Mallarmé, Artaud et Kafka. Aux yeux de Foucault, l’expérience de la folie ne peut pas faire l’économie d’un rapport essentiel à l’écriture. L’espace littéraire est à ce point englobant qu’il rend toute classification générique aléatoire. Pratique et critique littéraires se rejoignent désormais dans un mouvement de circularité.14 La lecture originale et audacieuse faite par Lucette Finas en 1972 de Madame Edwarda abonde dans le même sens.15 Débordante et éclatée, elle reproduit le geste transgressif de Bataille, rompant comme par un effet de radiation avec le commentaire discursif. La primauté du texte original est de ce fait contestée. Quant à la jouis13 M. Foucault, « Le langage à l’infini », Tel Quel, n° 15, automne 1963, pp. 44-53 (Repris dans : Ibid., pp. 278-289). 14 La littérature comme expérience de destitution du sujet accompagnerait les travaux de Foucault jusqu’à Surveiller et punir, paru en 1976. À partir de là, il se serait montré méfiant envers toute revendication de la littérature au droit à la mort. (Voir à ce titre : D. Hollier, « Le mot de Dieu : je suis mort », in Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1988, coll. Des travaux, pp. 150-165). 15 L. Finas, La crue, Paris, Gallimard, 1972, coll. Le chemin.
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sance, elle reprend ses droits sur la rigidité d’une lecture objectivante. Lire Bataille n’est pas sans déstabiliser un sujet présent à soi. Sa posture a-topique place Finas au croisement de Barthes et de Foucault. Il convient cependant de ne pas situer ces deux derniers sur le même plan. Nonobstant une entente commune sur l’essence de la littérature et son pouvoir de déstabilisation du sujet, la psychanalyse les sépara d’entrée de jeu.16 Même symbolique, le Père reste une notion suspecte aux yeux de Foucault, qui, tout en respectant la dialectique de l’interdit et de la transgression chez Bataille, rejoint Deleuze et Guattari dans leur dénonciation du mythe d’Œdipe.17 Ceux-ci s’opposèrent fermement à l’époque contre l’oedipianisme freudien. Inspirés à la fois de l’esprit contestataire de Mai 68 et du structuralisme, ils dénoncèrent avec fermeté le caractère castrateur de la pratique psychanalytique qui, même opérant au niveau de la signifiance, empêche la formation du désir.18 Vécu sur le mode du manque, le désir ne peut être que source de culpabilité. D’où l’appel de Deleuze et Guattari à en finir une fois pour toutes avec ledit complexe d’Œdipe, source de névrose.19 Face à ce qu’ils perçurent comme la tyrannie institutionnalisée de la cure psychanalytique, ils opposèrent une expérience autre de l’inconscient, régi par les dits « flux d’énergies » auxquels il importait à leurs yeux de laisser libre cours. Aux notions de sujet, d’objet, de
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Sur la sublimation lacanienne séparant Barthes de Foucault, voir : B. Sichère, Éloge du sujet, Paris, Grasset, 1990, coll. Figures, pp.187-230. Par ailleurs, selon François Wahl, la pensée de Foucault, faute de se libérer d’une approche traditionnelle de la représentation, n’est pas en mesure de respecter l’autonomie radicale du signifiant. Il ne put dès lors que rater son virage avec Lacan. (Voir à ce titre : Id., « La philosophie entre l’avant et l’après du structuralisme », in Qu’est-ce que le structuralisme ? (sous la direction de F. Wahl), Paris, Seuil, 1968, pp. 299-390). Le recueil contient également un texte de Moustafa Safouan sur le lacanisme. À ce titre, l’ouvrage se lit plus comme une critique des limites du structuralisme par les lacaniens que d’une présentation de ses ressources théoriques. 17 Selon Deleuze, se serait substituée à la notion de sujet dans l’œuvre foucaldienne la force disséminatrice de la littérature moderne, qui fait éclater l’ordre établi par la tradition linguistique du XIXe siècle. Foucault ne rendrait donc pas le sujet à son clivage inhérent, mais l’évacuerait tout simplement. Un point de vue auquel Barthes ne pouvait aucunement souscrire. (Voir à ce titre : G. Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, coll. Critique, pp. 131-141). 18 Voir à ce titre : G. Deleuze & C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, (1996) 2004, coll. Champs, n° 343, pp.93-147. 19 Voir à ce titre: G. Deleuze & F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, coll. Critique, pp. 17-28.
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castration symbolique ou de défaut d’être, ils répondirent par l’inconscient défini comme « machine désirante ». Celle-ci investit le champ social par sa puissance révolutionnaire. Du coup, la notion d’interdit est levée. Elle n’a de sens que dans une logique dite « familialiste », soit le triangle père-mère-enfant, qui reproduit le schéma de la Sainte Trinité. Pour Deleuze et Guattari, Lacan ne serait pas allé au bout de sa critique du mythe d’Œdipe. Il eût fallu pour cela supprimer le complexe de castration, qui, même symbolique, bloque le processus d’énergie activé au niveau de l’inconscient. La mort de Dieu annoncée par Nietzsche n’est pas du tout à l’origine d’un vide ontologique sur lequel viendrait s’ancrer le désir. Elle se lit au contraire comme une invitation à en finir avec le carcan de la loi une fois pour toutes. Le despotisme d’une transcendance, signifiante ou autre, a eu son temps. Sa tombe est dressée.20 Les travaux de Lyotard de l’époque allèrent dans le même sens. Lyotard radicalisa le geste de Deleuze et Guattari. Il s’agissait pour lui non pas de critiquer le capitalisme - ce qui est encore une emprise du théorique, donc un effet de refoulement de la jouissance -, mais plutôt de dégager le dispositif pulsionnel à l’œuvre dans le marxisme autant que dans le capitalisme.21 Toute économie politique est selon lui libidinale. En termes batailliens : la notion de dépense est le nerf de la guerre. Même dans des systèmes où tout est mis en œuvre afin de résorber le reste, que ce soit la révolution prolétarienne ou la logique capitaliste visant une rentabilisation maximale des moyens de production, demeure la force inaltérable des affects qui régissent nos agissements. Ce qui pour Lyotard importe dans la théorie marxiste n’est pas tant le projet d’unification du corps social, objectif premier de son programme, que le maintien de la perversité polymorphe du capitalisme. Marx écrivain étouffe la voix du théoricien en lui. Le désir ne se situe pas en marge du monde profane, dans l’extériorité d’une zone dite sacrée, mais au cœur même du système. Inutile donc d’exalter la pratique des dons ostentatoires érigée en culte par Bataille. Pas plus que Deleuze et Guattari, Lyotard ne prête foi à l’antinomie de l’interdit et de la transgression. À La part maudite et la théorie de la
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G. Deleuze & F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie. 1. L’anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, coll. Critique, pp. 60-162. 21 J.-F. Lyotard, Économie libidinale, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, coll. Critique, pp. 117-188.
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souveraineté, il préfère Madame Edwarda. L’exhibition effrontée de sa vulve, sa syncope dans la rue, le coït avec un chauffeur de taxi sont autant d’atteintes d’Edwarda au fantasme irréel d’un corps organique et unitaire. Les harmonies affectives du rapport amoureux sur lesquelles s’appuie selon Lyotard toute communauté factuelle sont sans cesse ébranlées par l’effet d’éclatement des pulsions, anarchiques et plurielles en leur essence. Loin de l’aliéner, son activité de prostituée relie Edwarda aux forces centrifuges du désir. Le scandale de ce récit réside dans la jouissance que la protagoniste éprouve dans l’accomplissement d’un acte que, par sa profession, elle eût dû exécuter avec la froideur de mise. Marx théoricien ne put qu’être dérouté face à la vérité d’une jouissance à même la production. Tout comme Bataille penseur de la transgression recula face à ce que l’écrivain en lui révéla sous les traits majestueux d’Edwarda : la part de subversion que le système recèle en lui-même. Exit l’idéal fétichiste d’un dehors sacré… Bataille ré-Œdipisé Le décès de Lacan en septembre 1980, la disparition brutale de Barthes quelques mois plus tôt, la mort sociale d’Althusser et le succès grandissant de ladite « nouvelle philosophie » annonçaient la fin d’une époque. De même, la désillusion quant au Grand Timonier et l’éveil de l’Orient, l’horreur des goulags révélée par le revenant Soljenitsyne, de nouvelles formes d’engagement aussi, comme dans la problématique des boat people, rendaient le clivage gauche-droite qui dessinait les contours de la réflexion politique de l’après-guerre de plus en plus obsolète. S’ajoutait à ce chambardement politique le retour du spectre collaborationniste. Autant de facteurs orientant la pensée des années quatre-vingt vers une critique de l’idéal communautaire. Celui-ci détermina la philosophie politique depuis l’entre-deuxguerres jusqu’aux avant-gardismes de l’après-guerre. En 1980, à l’aune d’une ère nouvelle, le temps était au bilan. Or, le groupe Tel Quel fut acculé au constat d’échec. L’utopie collectiviste de gauche, bien loin d’apporter des lendemains qui chantent, fut tout aussi dévastatrice que les extrémismes de droite. Comment sortir d’une telle impasse ? Un travail de refonte de l’action et de la pensée politiques dans leur rapport à la littérature s’imposait d’urgence. La question du sacrifice ne perdit donc rien de son actualité, mais elle s’inscrivit désormais
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dans un contexte paradigmatique et politique tout autre. Dans ce débat, Bataille eut encore un rôle à jouer. Le groupe Tel Quel n’était pas à la traîne sur le sujet de la psychanalyse. Dès la seconde moitié des années soixante-dix, Sollers et Kristeva multipliaient les interventions en vue d’une réhabilitation de la notion du symbolique dans son rapport à la littérature. Cette autocorrection de Tel Quel signifiait tout autant une réplique à Deleuze, Guattari et Lyotard. Penser le socius sous l’angle de l’intrication de la sexualité, la folie et la littérature, telle était la nouvelle voie dans laquelle s’engagea l’équipe de Sollers. L’expérience communautaire ne leur était désormais envisageable que sous le mode de l’Autre comme résistance à tout réflexe identitaire. Au frottement de la psychanalyse et de la littérature, le tissu social se défait.22 Le fantasme homosexuel qui sert de soubassement à toute société institutionnalisée trahit selon Sollers une peur inconsciente envers le corps comme entité signifiante. La plaie cachée du communautarisme est ainsi exposée, qui mine le pouvoir imaginaire de tout corps incarné, dont les prétentions ne peuvent qu’être totalitaires.23 Voie d’accès à la souveraineté du désir, la littérature permet seule de résister à tout repli sur soi. Aux yeux des Telqueliens, ladite « chose littéraire » est un acte performatif, qui échappe de la sorte à la mainmise de la raison.24 À ce titre, Sollers saluera les efforts de Lacan d’avoir repensé le rapport de la psychanalyse au texte. À l’assujettissement de celui-ci à celle-là, Lacan aura opposé une dynamique égalitaire, rendant ainsi justice à la polysémie intrinsèque du signifiant. Sollers lui-même ira jusqu’à inverser les rapports de force entre la psychanalyse et la littérature, suggérant une antériorité structurelle de celle-ci sur celle-là. La littérature serait selon lui l’inconscient de la psychanalyse. Elle met à nu un sujet clivé, qui par son vide originaire échappe à l’emprise du savoir. En conséquence, Tel Quel revendiquera l’amour courtois comme ouverture à la signifiance dont parla Lacan dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse.25 La vérité du désir est dans son effet de sublimation, soit dans la création artistique comme accession libératrice du sujet au
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P. Sollers, « La main de Freud », Tel Quel, n° 64, hiver 1975, pp. 25-30. P. Sollers, « Le sexe des anges », Tel Quel, n° 75, printemps 1978, pp. 87-91. 24 P. Sollers & S. Felman, « La chose littéraire : sa folie, son pouvoir », Tel Quel, n° 80, été 1979, pp. 73-83 et n° 81, automne 1979, pp. 37-51. 25 J. Kristeva, « Ne dis rien », Tel Quel, n° 91, printemps 1982, pp. 33-44. 23
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langage.26 D’avoir repensé le langage dans son rapport au désir, la psychanalyse devient aux yeux des Telqueliens l’horizon indépassable d’une ère nouvelle. Une relecture de Bataille à la lumière de Lacan s’avérait inévitable. À l’automne 1982, Bernard Sichère s’avancera en apologiste de Bataille. Il s’agit pour lui de répondre aux critiques de Lacan et de Wahl contre ce dernier.27 Contrairement au Président Schreber, dont les Mémoires d’un névropathe avaient inspiré Lacan pour sa théorie de la psychose, Bataille ne pose pas l’existence d’un Dieu, mais l’évacue par le biais d’une fiction érotique (en l’occurrence Madame Edwarda) respectueuse du trou que provoque le déterrement du totem. À une divinité castratrice, Bataille oppose une écriture à même la plaie. Selon Sichère, le corps social ne se maintient qu’à cultiver le tabou entourant la fascination masculine pour la jouissance féminine. L’écriture de Bataille est génératrice non pas d’une perte d’identité ce qui la distingue précisément d’un Schreber qui, privé de tout repère, n’eut d’autre choix que de se rabattre sur un imaginaire religieux -, mais d’une traversée du sujet jusqu’aux zones les plus reculées de son être. Cette mystique athéologique ouvre un espace où, médiatisée par le langage, la jouissance travaille. Sichère conteste ainsi l’argumentaire de François Wahl, pour qui l’œuvre de Bataille, à défaut de penser la relation à l’autre comme médiatisée par le langage, comble la béance ontologique. Loin de s’enfermer dans une clôture narcissique, les écrits batailliens font imploser selon Sichère le Cogito philosophique par l’épuisement du langage commun. Le silence dans lequel s’engloutit cette parole singulière ouvre sur l’espace d’un corps parlant : un langage au sein du langage que Sichère associe à la chaîne signifiante chez Lacan. En définitive, tant chez Bataille que chez Lacan, le don de soi serait poétique. Il passe par un sacrifice des mots.
26 P. Sollers, « L’Assomption », Tel Quel, n° 91, printemps 1982, pp. 7-15 ; ainsi que : J. Kristeva, « Nom de mort ou de vie », in Retour à Lacan ? (sous la direction de J. Sédat), Paris, Fayard, 1981, coll. L’analyse au singulier, pp. 163-182. 27 B. Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », Tel Quel, n° 93, automne 1982, pp. 58-75. L’auteur revendique toujours le texte, qui est repris dans : Id., Pour Bataille, Paris, Gallimard, 2005, coll. L’Infini, pp. 23-58. (Sur le sacré comme mise à nu du sujet opéré par le désir que véhicule la femme, voir aussi : J.-L. Baudry, « Bataille et l’expérience intérieure », Tel Quel, n° 55, automne 1973, pp. 63-76.)
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La lecture de Sichère n’est pas sans rappeler celle de Barthes en 1972. Or, ce dernier se corrigea lui-même un an plus tard.28 Il en sera de même pour Sichère. Comme si un grain de sable empêchait la mécanique de fonctionner, les deux hommes sentirent chacun l’écart séparant Lacan de Bataille. En 1983, dans Le moment lacanien, Sichère explicitera le différend entre ces deux derniers. Si indéniable que soit à ses yeux l’influence de Bataille sur Lacan - le premier ayant exhibé dès la fin des années vingt la plaie sexuelle au fondement même du lien social -, le second ne pouvait aucunement souscrire à une figure mystique dont le personnage d’Edwarda sert d’allégorie. Trop ancrée dans une tradition nietzschéenne qui confond la mort du père imaginaire et celle du père symbolique, la pensée de Bataille rate son virage avec la culture hébraïque. Son athéologie fait abstraction de l’ordre symbolique. La béance du vide n’est éprouvée telle selon Sichère qu’à condition de développer une éthique du bien-dire. Or Bataille est resté piégé dans un dualisme artificiel opposant la jouissance à la Loi. Tout l’effort de Lacan consistera à concilier la poésie et le mal. La sublimation lacanienne empêche la capture imaginaire dont Bataille ne sut se libérer.29 S’il n’est pas question pour Sichère d’un éloignement de Bataille, il ne cachera pas ses réserves envers une expérience intérieure intégrant mal le signifiant dans sa sortie de soi. Bataille et Lacan ont tous deux contribué à une critique de la posture scientifique, en situant la sexualité au cœur même de l’ontologique.30 Mais contrairement à Lacan, Bataille fit faux bond à l’Autre. En l’absence d’une instance symbolique tierce, la communauté ne peut pas se préserver d’un fantasme fusionnel. C’est certainement le cas pour le Bataille des années trente, qui n’aura pas cessé de multiplier des 28
Cet abandon de Bataille ira de pair chez Barthes avec une fascination croissante pour l’œuvre de Proust qui, y compris dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il entama une réflexion sur la préparation du roman, objet de ses séminaires de l’époque. Compagnon réfute de la sorte l’idée de Sollers, qui dans Femmes suggère que Barthes se serait laissé mourir. Une telle présentation des choses serait faire injustice selon Compagnon à la jouissance qu’éprouva Barthes à s’immerger dans la peau de Proust chantant l’amour de sa mère par une sublimation lacanienne. (Voir à ce titre : A. Compagnon, « Le Roman de Roland Barthes », La Revue des Sciences Humaines, dossier Romand Barthes, n° 266-267, avril-septembre 2002, pp. 203-231). 29 Voir à ce titre : B. Sichère, Le moment lacanien, Paris, Grasset, 1983, coll. Figures. 30 Voir à ce titre : B. Sichère, « Bataille, Lacan », in Bataille-Leiris, l’intenable assentiment au monde (sous la direction de F. Marmande), Paris, Bélin, 1999, coll. L’extrême contemporain, pp. 83-101.
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expériences communautaires. Des expériences qui, pour faire un pied de nez à toute forme d’autorité31, ne purent pas vraiment opposer une résistance aux fascismes montants. Et pour cause, le symbolique n’étant pas intégré dans leur enceinte. À moins de considérer, comme le suggère Sichère, Nietzsche comme le Père symbolique de Bataille : celui qui permit à ce dernier de renoncer une fois pour toutes au leurre d’un sacrifice réel. Soit ladite « erreur monumentale » qu’aura été Acéphale et dont Bataille prendra conscience au tout début de la drôle de guerre. Y aurait-il donc une césure dans l’œuvre de Bataille ? Un avant et après Nietzsche, marquant la transition de la jouissance au désir ? Le nietzschéisme bataillien des années trente est-il le même que celui d’après l’ouverture des hostilités ? Si Sichère n’est pas toujours univoque sur la question, suggérant parfois une constance du symbolique chez Bataille32, il indique le plus souvent une avancée progressive de cette pensée vers la signifiance. Cette ouverture au langage se situerait selon lui après la parution de L’expérience intérieure en 1943, au moment où, découvrant Le Temps retrouvé, Bataille revendique la nature médiate du sacrifice. Le revirement de Bataille s’opérerait donc grâce à la double parenté symbolique de Nietzsche et de Proust, qui le retiennent désormais de couvrir la béance du vide.33 Les travaux de Sichère rejoignent pour finir les réticences immédiates de Lacan et de Wahl, ainsi que les réserves de Barthes à l’égard du principe sacrificiel chez Bataille. Tout en restant fidèle à Tel Quel et sa continuation à travers la revue et la collection L’Infini dirigées par Sollers, il fait une lecture de Bataille qui ne recoupe pas celle qu’en proposent les ex-Telqueliens. Pour Sollers et Kristeva, le parcours intellectuel de Bataille, y compris cette partie du corpus recouvrant la période de l’entre-deux-guerres, annonce la Loi lacanienne 31
Voir à ce titre : F. Marmande, « De Contre-Attaque à Acéphale. Vers une révolution réelle », Europe, vol. 64, n° 683, 1986, pp. 59-69. 32 Voir à ce titre : B. Sichère, « Le « Nietzsche » de Georges Bataille », Stanford French Review, Georges Bataille, vol. XII, n° 1, 1988, pp. 13-34. Sichère opère ici une adéquation entre Madame Edwarda et le rire nietzschéen. Une association problématique dans la mesure où elle gomme les différences avec Lacan. Or, il n’est pas le seul à le faire. Voir à ce titre aussi : F. Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, coll. Philosophie d’aujourd’hui, pp. 104-116. 33 Voir à ce titre : B. Sichère, Le Dieu des écrivains, Paris, Gallimard, 1999, coll. L’Infini, pp. 23-100 ; ainsi que : Id., « Bataille, Proust et le mal», Les Temps Modernes (Georges Bataille), n° 602, décembre 1998-février 1999, pp. 189-198.
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en ce qu’il investit d’entrée de jeu le champ du mythe non pas comme fondement essentialiste du communautaire, mais au contraire comme une ontologie négative. L’ésotérisme d’Acéphale ne s’interprète aucunement comme un bond par-dessus le vide. La pensée mythique chez Bataille gravite au contraire autour dudit « manque-à-être » lacanien, auquel elle donne voix. C’est du moins l’hypothèse que défend Isabelle Rieusset, dont Kristeva dirigea la thèse.34 N’est-ce pas forcer la donne que de tirer le Bataille des années trente du côté du Lacan de l’après-guerre, opérant la synthèse de l’anthropologie structuraliste et de la linguistique formaliste? Sollers, quant à lui, suit de près l’actualité éditoriale de Bataille pour souligner à chaque fois le décentrement du sujet que celui-ci a opéré35 et le courage de ses engagements politiques. Il ne partage pas la prudence des batailliens envers la tache aveugle de cette pensée. De Contre-Attaque à Acéphale, préfèret-il nous rappeler, Bataille aura multiplié les initiatives pour contrecarrer la montée des fascismes en Europe.36 À la parution des romans et récits de Bataille en Pléiade, Sollers ne s’est aucunement montré embarrassé de la substitution obsessionnelle de la mère incestueuse à Dieu dans cette œuvre.37 Exit Lacan, que Sollers ne manque pas de saluer pour avoir osé repenser le rapport du corps au langage et au désir38, mais auquel il reproche une trop grande sévérité dans son jugement sur Bataille, associé dans les Écrits au Président Schreber.39
34 Voir à ce titre : I. Rieusset, « La société secrète Acéphale », L’Infini, n° 8, 1984, pp. 94-104 ; Id., Georges Bataille (Actes du Colloque International d’Amsterdam, 21-22 juin 1985), (sous la direction de J. Versteeg), Amsterdam, Rodopi, 1987, coll. Faux titres, n° 30, pp. 95-113 ; Id., « La déchirure du cercle : une éthique de la négativité », in Georges Bataille et la pensée allemande, Cahiers Georges Bataille, n° 1, Paris, 1986, pp. 101-115 ; ainsi que : Id., « Le Collège de Sociologie : de la crise à la mise en question », Textuel (dossier Écritures paradoxales), n° 17, mai 1985, pp. 53-66. 35 P. Sollers, Le rire de Rome (entretiens avec F. De Haes), Paris, Gallimard, 1992, coll. L’Infini, pp. 107-126. 36 Voir à ce titre : P. Sollers, « Une prophétie de Bataille », in Id., La guerre du goût, Paris, Gallimard, 1994, pp. 455-459, ainsi que : Id., « La société de Bataille », in Id., Éloge de l’Infini, Paris, Gallimard, 2001, pp. 506-510. 37 P. Sollers, « Scènes de Bataille », Le Monde des Livres, vendredi 3 décembre 2004, p. 1. 38 Voir à ce titre : P. Sollers, Lacan même (post-face de J.-A. Miller), Paris, Éditions Navarin, 2005. 39 P. Sollers, , La Divine Comédie (entretiens avec B. Chantre), Paris, Desclée De Brouwer, 2000, p. 226.
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Kristeva se démarque tout autant d’une telle lecture. Ce serait au prix de la liberté d’une expérience singulière mettant le sujet hors de lui.40 Heidegger revisité Du commun avis des lacaniens et des Telqueliens, Bataille a ouvert avec Nietzsche et Freud la perspective d’une expérience du partage vécu sur le mode de la béance. Toute son œuvre est bâtie sur l’exhibition de la plaie sexuelle. Le vingtième siècle aura payé très cher le refoulement de celle-ci. La logique unitaire des totalitarismes se nourrit du tabou autour du désir. Le désir démontre le leurre du fantasme homosexuel qui cimente tout idéal collectif. Cette lecture de Bataille se verra nuancée par les philosophes dits de la déconstruction, en particulier par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Ceuxci seront à l’origine, en décembre 1980, d’un Centre de recherches philosophiques sur le politique.41 En ouverture à ces activités, les deux principaux fondateurs justifieront la raison d’être de leur initiative. Eu égard aux atrocités de ce siècle, la philosophie ne pouvait pas ne pas s’interroger sur l’essence du politique. La co-appartenance essentielle du philosophique et du politique nécessitait à son tour une attitude auto-réflexive de la part de la philosophie. Le constat d’une clôture du politique va de pair ici avec le retrait du philosophique comme principe fondateur du politique. La philosophie aura donc à se pencher sur le principe d’immanentisation totale du politique - l’étau sur lequel s’est resserré le vingtième siècle. À ce titre, Bataille et Heidegger sont convoqués, pour avoir tous deux pensé le politique sur le mode de l’excès. Attribuer une dite « mission » au peuple allemand ou exalter la souveraineté d’une communauté élective revient à miner la nature contractuelle de toute société civile. La subjectivité absolue de l’État hégélien se trouve de ce fait fissurée. Or, Nancy et Lacoue-Labarthe croient discerner un réflexe de ré-appropriation et ce tant chez Bataille que chez Heidegger. L’implosion de la dialectique cacherait sa 40 J. Kristeva, « L’expérience de Georges Bataille », in Bataille-Leiris. L’intenable assentiment au monde, op. cit., pp. 79-82. Sur l’écriture fictionnelle de Bataille comme sublimation de la perversion maternelle, voir aussi : J. Kristeva, Histoires d’amour, Paris, Gallimard, (1983)1999, coll. Folio/Essais, n° 24, pp. 454-461. 41 P. Lacoue-Labarthe & J.-L. Nancy, « Ouverture », in Rejouer le politique (Collectif), Paris, Galilée, 1981, pp. 11-28.
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synthèse finale. Y a-t-il lieu de constater dans les deux cas de figure un « retrait du politique », soit l’épuisement de toute transcendance, ou plutôt une transsubstantiation ?42 Cette question cruciale d’une récupération de la perte nécessitait une relecture de Bataille et Heidegger sous l’angle de la problématique de l’identification et de la µιµησις. Les travaux engagés dans ce sens par Lacoue-Labarthe et Nancy connurent une exposition plus large suite à la parution en 1987 de Heidegger et le nazisme de Victor Farias. L’ouvrage de Farias provoqua un tollé en France et ailleurs dans le monde. Les médias s’étaient rués sur une problématique qui, jusqu’alors, s’était cantonnée aux seuls spécialistes.43 Les philosophes de la déconstruction réagiront avec précaution. Evitant à la fois la surenchère polémique et la crispation des heideggeriens, qui tentaient de minimiser au maximum la part de responsabilité du philosophe en instant sur l’ambiguïté du climat ambiant44, ils choisiront, quant à eux, de poursuivre leurs lectures des textes, séminaires et discours de cette époque, dont la complexité sera mise en évidence. Derrida se montra d’une grande prudence dans son approche de la problématique Heidegger.45 Sa stratégie de lecture consista à localiser dans le corpus des années noires du philosophe des prises de
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P. Lacoue-Labarthe & J.-L. Nancy, « Le « retrait » du politique », in Le retrait du politique (Collectif), Paris, Galilée, 1983, pp. 183-200. 43 Par ailleurs, des révélations au même moment sur une correspondance entre Jean Beauffret et le révisionniste Robert Faurisson empestèrent davantage un climat déjà tendu. L’antisémitisme de Beauffret avait déjà indigné Derrida et Blanchot en 1967, au moment où ceux-ci s’étaient engagés à participer à un recueil en son honneur. (Pour un aperçu de cette affaire, voir C. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, pp. 463-468). 44 Voir à ce titre : F. Fédier, Anatomie d’un scandale, Paris, Laffont, 1988, coll. Essais. Cette tentative de minimiser l’affaire, ce qui revient en somme à exclure toute relecture de Heidegger à la lumière de ce que ce débat (amplifié du côté de la droite à des fins politiques), a pu susciter comme questions quant aux limites éventuelles de cette pensée, n’est pas isolée. En atteste l’intervention de Crétella qui n’ajoute rien de neuf au point de vue pourtant fort contesté de Fédier. Autant dire les enjeux politicoinstitutionnels de l’affaire (Voir à ce titre : H. Crétella, « La mesure de l’affaire », Heidegger Studies, vol. 11, 1995, pp. 61-94). 45 J. Derrida, Heidegger et la question. De l’esprit et autres essais, Paris, Flammarion, (1987)1990, coll. Champs, n° 235. (Pour une critique de cette lecture, trahissant en vérité un préjugé défavorable à l’égard de la pratique de lecture de Derrida, voir : G. Guest, « La tournure de l’Evènement. Pour situer la « déconstruction » dans la topologie de l’Etre », Heidegger Studies, vol. 10, 1994, pp. 33-90).
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distance implicites du penseur de l’être à l’égard de la politique biologiste du nouveau pouvoir en place. Il choisit comme angle d’attaque l’évolution chez Heidegger du motif du ‘Geist’, sur lequel se greffe un nœud de problèmes philosophico-politiques. Sa lecture commence en 1927, date de parution d’Être et temps. Dans la première partie de cet ouvrage, Heidegger associe le ‘Geist’ à une détermination subjective de l’esprit, héritière de la tradition métaphysique occidentale, qui empêche une analyse existentiale du Dasein, défini comme ouverture à la question de l’être. Le Geist refait cependant son entrée - cette fois-ci sans guillemets - dans le Discours de rectorat (1933), à travers ladite « auto-affirmation de l’Université allemande ». Cette auto-affirmation n’est autre que celle de l’esprit à travers la Führung. Exaltation donc du spirituel par le recteur de Fribourg, qui en accentue le caractère völkisch. À ceux qui reprochent à Heidegger d’avoir spiritualisé de la sorte l’horreur nazie, Derrida rétorque qu’en procédant ainsi, celui-ci aura empêché toute idéologie raciale de s’accaparer le Geist.46 La distanciation de Heidegger à l’égard du biologisme nazi avait cependant pour condition de ré-inscrire le Geist dans une logique oppositionnelle. Retour, en d’autres mots, d’un sujet volontariste, bien décidé à recommencer ledit commencement grec, dans une philosophie dont l’enjeu consista à déconstruire la métaphysique traditionnelle. Tel était le prix à payer par Heidegger pour ne pas cautionner un régime totalitaire et racial. Tout comme son insistance, dans Introduction à la métaphysique (1935), sur la liberté de l’esprit comme possibilité de questionnement fit barrage au nazisme. Le Geist, défini comme Führer, n’y est pas mis au service d’une politique déterminée. Derrida revient ensuite aux conférences de Heidegger datant du semestre d’hiver 1929-1930. La réflexion que Heidegger y développe sur le rapport de l’homme au monde demeure largement légataire de la métaphysique traditionnelle. Le Dasein seul s’y voit accordé le privilège d’accès au monde comme tel. L’animal, lui, serait « Weltarm », c’est-à-dire pauvre d’esprit, car ne pouvant questionner l’étant. Nouvelle aporie dans cette déconstruction, certes, mais qui selon Derrida protège à nouveau la pensée de Heidegger de tout biologisme et de ses
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Lors d’une conférence prononcée en mars 1985 à l’Université de Loyola de Chicago, Derrida avait déjà insisté sur la condamnation par Heidegger du biologisme et du racisme nazis. (Voir à ce titre : Id., « La main de Heidegger », in Id., Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, coll. La philosophie en effet, p. 420).
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effets politiques. Déplorant ladite « destitution de l’esprit » qui, plutôt que d’être questionnement originaire, tantôt capitule au profit de l’entendement calculateur, tantôt se laisse récupérer par la propagande nazie, Heidegger réintroduit dès 1929 le Geist, qu’il définit comme « essence de l’être ». En outre, les séminaires qu’il consacre à Nietzsche dès 1936 témoignent selon Derrida du souci de Heidegger de soustraire cette philosophie à toute tentative de réappropriation biologiste. Heidegger ne se ralliera cependant pas au vitalisme nietzschéen, qu’il juge tributaire de la tradition métaphysique, préférant redéfinir le Geist à partir de la poésie de Hölderlin. L’esprit sera désormais vécu comme « envoi ».47 Dorénavant, le poète héberge l’esprit. Hölderlin (ainsi que Trakl en 1953) fera comprendre à Heidegger la « dépropriation » originaire de l’esprit, toujours déjà hors de soi. La langue ou la parole, conclut Derrida, ne peuvent pas ne pas promettre. Une promesse qui rend possible et précède la question de l’être, remettant en question l’attitude questionnante. Derrida montre l’évolution, dans les textes d’après-guerre de Heidegger (notamment dans L’essence de la parole et Acheminements vers la parole) vers une prise de conscience d’un « gage pré-originaire » : un oui d’avant toute question. En définitive, à suivre Derrida, Heidegger se serait immunisé dès le début contre la peste brune, aux dépens d’une déconstruction qui, de ce fait, n’a pas pu être menée jusqu’au bout. Mais l’enjeu d’une telle concession était de taille. Il s’agissait de préserver la pensée de l’être de toute récupération nazie. L’ennemi étant omniprésent, méfiant et scrutateur, Heidegger ne pouvait pas ne pas réintroduire une certaine conception du Geist comme une arme invisible contre la propagande du Reich. Une analyse à laquelle Lacoue-Labarthe ne pouvait pas tout à fait souscrire. Un désaccord implicite mais essentiel ayant trait à (la nature de) la responsabilité de Heidegger opposera les deux philosophes. Lacoue-Labarthe prend pour point de départ de sa lecture le 47 Derrida avait déjà développé ce thème lors d’une conférence organisée par l’Université de Strasbourg en juillet 1980. Sa lecture était focalisée sur un texte de 1938, intitulé : « L’époque des « conceptions du monde » », dans lequel Heidegger déconstruit le concept de Vorstellung, héritier de l’onto-mimétologie platonicienne, au profit d’une autre expérience de la représentation, la Geschick des Seins (l’envoi), qui, elle, ne se rassemblerait qu’en se différant. Cette pensée de l’envoi était isolée dans cette conférence du contexte politico-philosophique dans lequel Heidegger se mouvait à l’époque. (Voir à ce titre : Id., « Envoi », in Psyché, op. cit., pp. 109-143).
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mal d’identité dont souffre depuis toujours l’Allemagne et dont le nazisme serait le point culminant.48 Cette idéologie ne serait autre qu’un « national-esthétisme ».49 Lacoue-Labarthe entend par là une politique qui s’institue et se constitue comme œuvre d’art. Soit une « politiquefiction » qui s’alimente de mythes érigeant l’Allemagne en un Etat présent à soi et conscient de sa mission. La politisation du mythe aboutit ainsi au mythe d’une nation souveraine, à l’instar d’une Grèce Antique érigée en modèle à dépasser. Face à une telle onto-typologie, où la mimétologie serait fondatrice d’un « État-Sujet », Heidegger développera dès son retrait, c’est-à-dire dès ses séminaires sur Hölderlin entamés en 1934, une autre expérience de la µιµησις, où tant l’origine que le sujet de l’imitation sont différés. Toute tentative d’appropriation mimétique est de ce fait neutralisée. Cette « déconstitution » essentielle du sujet, l’ouverture originaire du Dasein en témoignait déjà dans Être et Temps, ainsi que dans les textes et séminaires ultérieurs. Désormais, Hölderlin se voit confié la mission historiale d’octroyer sa langue à un peuple. Pour ce faire, Heidegger inventa, à l’instar du poète, une Grèce qui n’a jamais vu le jour. La répétition, ici, est répétition de ce qui n’est jamais advenu. Face au geste d’exclusion du poète hors de la cité par Platon dans La République - l’artiste étant aux yeux de Platon sans visage propre, ruinant de ce fait la possibilité même de la Darstellung politique -, Heidegger réintroduit la parole poétique, mais afin d’y ordonner le politique défini comme l’irruption du Dasein dans l’étant.50 La Dichtung, c’est-à-dire la pensée et la poésie « dans leur connexion originaire essentielle », permet à Heidegger
48 Voir à ce titre : P. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique. Heidegger, l’art et le politique, Paris, Christian Bourgois, 1987, coll. Détroits. Du temps du Collège de Sociologie, Hans Mayer, exilé en France, donna une conférence remarquée sur l’exploitation par la propagande nazie de mythes datant du premier réveil, dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, du sentiment national en Allemagne. Hitler poursuivit selon lui avec outrance la lente métamorphose d’une Allemagne constituée comme Kulturnation, déjà pourvue donc d’une identité culturelle, en une Staatsnation, c’est-à-dire la formation d’un seul et grand Etat national. (Voir à ce titre : H. Mayer, « Les rites des associations politiques dans l’Allemagne romantique », in D. Hollier, Le Collège de Sociologie (1937-1939), Paris, Gallimard, 1995, coll. Folio/essais, n° 268, pp. 607-640). 49 Voir à ce titre aussi : P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Le mythe nazi, Paris, Editions de l’aube, (1991)1996, coll. l’aube poche, n° 23, p. 50 et passim. 50 P. Lacoue-Labarthe, « Poétique et politique », in Id., L’imitation des Modernes (Typographies 2), Paris, Galilée, 1986, coll. La philosophie en effet, pp. 175-200.
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de puiser à nouveau dans la langue grecque pour accomplir la mission spirituelle de l’Allemagne. Sa lecture de Hölderlin marque ainsi une tentative de supplanter le Führer comme témoin du manque ontologique, sans renoncer pour autant à la mission spirituelle de l’Allemagne. Cette réhabilitation du poète par le philosophe n’efface pas pour autant l’angoisse de celui-ci face à l’expérience de l’écriture comme pure perte. Les séminaires que Heidegger consacra à Nietzsche, s’ils ont le souci de soustraire celui-ci aux griffes nazies, dévoilent également selon Lacoue-Labarthe sa peur de la µιµησις vécue comme déclin, inadéquation, dissimilitude. Détachée de la pensée, en tant que question de l’être, la philosophie est confrontée au vide qui la (dé-) constitue. Un vide sitôt recouvert par Heidegger qui conjure ainsi l’émergence de l’impensé.51 Retour donc, par crainte de rupture avec la mimétologie ontologique, de la Darstellung platonicienne. Soit l’ontologie soumise à la dictature de la stèle (Gestell), la rectitude ou la stabilité, seule garante de l’ordre dans la cité. Finie l’alètheia définie comme une Gestalt toujours déplacée, sans figure qui lui soit propre.52 Une tension persisterait dans la philosophie heideggerienne entre, d’une part, l’Unheimlichkeit du Dasein défini dès Qu’est-ce qu’est la métaphysique ? comme « rapport à la révélation de l’être » et d’autre part, la tentation de la Darstellung, l’assurance de la Heimlichkeit. De l’avis de Lacoue-Labarthe, Heidegger se serait finalement rétracté face à l’extase originaire du Dasein, confondant le Mitsein avec une communauté repliée sur soi, en l’occurrence le peuple allemand et sa langue.53 Une confusion dont Lacoue-Labarthe évalue les implications politiques. Or, celles-ci ne sont pas des moindres. L’élection du peuple allemand interdira à jamais à Heidegger la moindre parole sur l’extermination des juifs. En conséquence, Lacoue-Labarthe soumet la question de l’être à un questionnement critique. Celle-ci ne 51
P. Lacoue-Labarthe, « L’oblitération », in Id., Le sujet de la philosophie (Typographies 1), Paris, Aubier-Flammarion, 1979, coll. La philosophie en effet, pp. 111184. 52 P. Lacoue-Labarthe, « Typographie », in Mimésis des articulations (Collectif), Paris, Aubier-Flammarion, 1975, coll. La philosophie en effet, pp. 167-270. (Voir à ce titre aussi la lecture de Nietzsche qu’en propose Derrida sous cet angle dans : Id., Éperons. Styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, (1978)1991, coll. Champs, n° 41, pp. 37-88). 53 P. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, op. cit., pp. 114-133.
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portait-elle pas en germe la possibilité même d’une adhésion au fascisme ?54 L’échec de la rencontre à Todtnauberg de Heidegger et Célan ne marque-t-elle pas la faillite de la pensée ?55 Todtnauberg, estime Lacoue-Labarthe, c’est le silence à la fois implacable et intenable du penseur allemand envers la prière du poète juif, dans l’attente désespérée du seul mot à partir duquel seraient encore possible la langue, la poésie ou le rapport à autrui.56 En définitive, Lacoue-Labarthe met le doigt sur une tension entre, d’une part, le désœuvrement d’une pensée hostile à toute forme d’idéologie à laquelle elle se soustrait par sa césure essentielle et, d’autre part, la récupération de celle-ci par un réflexe fondateur, qui refoule l’impensé. Le silence de Heidegger sur l’horreur de l’Holocauste s’expliquerait par cette seule tension. Lyotard ne se contentera ni de la déconstruction par Derrida du concept de l’esprit, ni de la lecture lacoue-labarthienne. Irrité par la tournure que prenait l’affaire (ce qu’il considérait comme le déni des uns et la prudence des autres), estimant, quant à lui, que « le silence sur l’extermination n’est pas un lapsus déconstructionniste »57 mais qu’il est significatif au contraire d’un malaise de la pensée occidentale, il ré-élaborera la question différemment, à partir de la théorie freudienne des affects et du refoulement originaire, ainsi que du sublime kantien. Il s’agit pour lui d’oser la confrontation à ce qui résiste à l’esprit de l’Occident, occupé depuis toujours à se fonder. Une angoisse ou une terreur originaire - que désigne le signifiant « juif » - hanterait notre âme comme un étranger à la maison. Cette Chose innommable (refoulement originaire ou expérience du sublime), l’Occident n’a eu de cesse selon Lyotard de vouloir s’en débarrasser. Si donc 54
Ibid., pp. 150-172. La lecture lacoue-labarthienne du corpus politique de Heidegger se situe ici dans la continuité directe des réflexions de Blanchot sur la question, pour qui l’égarement philosophico-politique du recteur de Fribourg relève prioritairement de l’écriture et ne s’éclaire qu’à la lumière de la tradition philosophique occidentale, soucieuse depuis Kant et Hegel d’attribuer à la Faculté de Philosophie sa seule autorité d’énonciation. Ladite « auto-affirmation de l’Université allemande » est donc la perversion paroxystique de l’institutionnalisation progressive de la pensée, soumise de ce fait à la tyrannie de la Gestell. (Voir à ce titre : M. Blanchot, L’Entretien Infini, Paris, Gallimard, (1969)1995, pp. 1-34). 55 Sur les circonstances précises de cette rencontre manquée, voir : R. Safranski, Heidegger et son temps, Paris, Grasset, 1996, pp. 440-443. 56 P. Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986, coll. Détroits, p. 57. 57 J.-F. Lyotard, Heidegger et les « juifs », Paris, Galilée, 1988, coll. Débats, p. 122.
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Heidegger s’est compromis, ce n’est certainement pas en se ralliant à la cause raciale d’un Führer fou - sur ce point, Lyotard rejoint Derrida et Lacoue-Labarthe - mais de n’avoir pas pu gérer l’angoisse d’un Dasein projeté au devant de rien. Préférant recourir à un savoir par lequel le Volk allemand se libérerait de cet étranger incongru, Heidegger autorisait de la sorte une politique biologiste. Si les séminaires sur Hölderlin rapprochent le philosophe de cet Oublié refoulé, ce rapprochement est empêché par une pensée de l’être qui ne peut aucunement s’ouvrir à cette altérité. À ce titre, Lyotard déplore que LacoueLabarthe soit réfractaire à l’égard d’un « autrement qu’être » et de « se laisser reprendre par le démon du philosopher, par l’installation grecque ». La déconstruction lacoue-labarthienne, par son attachement au primat ontologique, ne peut aucunement selon Lyotard s’exposer à cette affection secrète qui seule génère l’écriture. Pas plus qu’il ne peut penser jusqu’au bout l’extermination, plaie cachée d’un Occident hésitant à accueillir une altérité qui pourtant l’habite. Faute de faire son deuil de l’être, Lacoue-Labarthe ne se libérerait pas plus que Heidegger d’une (re-) mise en œuvre de l’écriture. Aux voix des philosophes de la déconstruction s’ajouta celle de Blanchot, pour qui l’engagement politique de Heidegger ne se comprend également qu’à la lumière de sa pensée. Le point de vue de Blanchot évoluera au fils des ans. Ainsi, il est possible après coup de distinguer trois phases dans son appréciation de l’affaire. Première phase : 1946, l’année où l’Université de Fribourg proposa au gouvernement militaire français, sur la base du rapport de Jaspers rédigé à ce sujet, de suspendre le philosophe de ses fonctions et de lui imposer un interdit d’enseignement.58 Des mesures draconiennes qui n’étaient pas sans préoccuper l’intelligentsia française, Sartre en premier.59 Le débat opposait ceux pour qui la position politique du philosophe était la résultante d’une réflexion nihiliste ne pouvant conduire qu’à un soutien appuyé au nazisme à ceux qui y voyaient l’égarement passager
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R . Safranski, Heidegger et son temps, op. cit., p. 358. Voir à ce titre les contributions de Maurice de Gandillac, Frédéric de Towarnicki, Karl Löwith, Eric Weil, ainsi que d’Alphonse de Waelhans parus dans les numéros des Temps Modernes parus entre novembre 1946 et juillet 1947. La rédaction de Critique ne se contentera pas de la seule contribution de Blanchot. Dès son premier numéro, en 1946, Koyré développera l’évolution de la pensée de Heidegger. 59
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de l’homme.60 Ce climat de suspicion autour de la personne et de l’œuvre de Heidegger amènera dans un premier temps Blanchot à prendre la défense de celui-ci. Dans « La parole « sacrée » de Hölderlin », une de ses premières contributions à la revue Critique, datée de décembre 1946, il suggérera l’incompatibilité de la pensée heideggerienne avec l’idéologie totalitaire nazie. L’essai décrit l’expérience de la poésie dans son rapport au Sacré, défini comme impossibilité de la parole poétique.61 Blanchot y suit en grande partie la conférence que Heidegger consacra à « Tel qu’en un jour de fête », le poème de Hölderlin, du temps où le fou de Berlin ralliait les foules à sa cause. Une conférence qui n’était pas sans enjeux politiques. La poésie de Hölderlin étant dépourvue de toute représentation et de tout fondement car toujours en rapport avec la mort, elle ne peut que dénoncer l’illusion d’une communauté nationale repliée sur soi. Toute politique axée sur l’idéal meurtrier du völkisch se trouve du coup désavouée. À bon entendeur… Actualisant ce commentaire sur Hölderlin au moment où le passé trouble de Heidegger refait son apparition, Blanchot rend un hommage crypté au recteur démissionnaire de Fribourg pour avoir ainsi rusé avec l’ennemi. Seconde phase : 1969. Dans L’entretien infini, Blanchot saluera le mérite de Heidegger d’avoir dénoncé dans ses séminaires sur Nietzsche l’exploitation par le service de propagande du Reich d’un corpus inachevé et par essence inachevable : soit la fabrication de toutes pièces d’une Volonté de Puissance détournée de son sens initial.62 Mais en même temps, il dénoncera la compromission de cette pensée avec un système politique ne pouvant que bannir celle-ci. Qu’une écriture projetée vers le vide ait été récupérée par un régime logocide suscitera l’indignation d’un auteur dont la réflexion se dit aimantée par la parole plurielle.63 Heidegger est donc à nouveau salué pour sa lucidité et son courage face au régime en place - un régime qu’il n’aura eu de cesse de dérouter -, mais en même temps sévèrement critiqué pour avoir cédé aux avances des sirènes national-socialistes. La parution en 60
Pour un aperçu du débat, voir : E. Roudinesco, Jacques Lacan, Paris, Fayard, 1993, pp. 291-296. 61 M. Blanchot, « La parole « sacrée » de Hölderlin », Critique, décembre 1946, n° 7, pp. 579-596 (Repris dans : Id., La part du feu, Paris, Gallimard, (1949)1993, pp. 115132). 62 M. Blanchot, L’Entretien Infini, op. cit., pp. 208-210. 63 Ibid., pp. 1-34.
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1962 de l’étude d’Eugen Weber consacrée à L’Action française étude dans laquelle était rappelée pour la première fois la participation de Blanchot à la revue L’insurgé64 -, de même que la résurgence inopinée de ce même passé trouble sous la plume de Jean-Louis Loubet del Bayle sept ans plus tard65, expliquent peut-être la révision par Blanchot de son point de vue sur l’affaire Heidegger. Le concerné dira surtout sa consternation à la découverte, un an après sa contribution à l’hommage pour les 70 ans du philosophe, des discours de celui-ci en faveur de Hitler durant son mandat rectoral.66 Ceci expliquerait-t-il cela ? Selon Michael Holland, deux facteurs permettent de comprendre la volte-face soudaine de Blanchot envers l’engagement de Heidegger. D’une part, sa découverte (suite à la parution simultanée d’une première bibliographie des écrits du philosophe établie par Guido Schneeberger, ainsi que de Nachlese zu Heidegger signé du même auteur) de discours politiques, dont l’allégeance au régime nazi était selon lui indéniable. D’autre part, le deuil quant à son propre passé politique engagé dès 1958. Pour appuyer sa thèse, Holland compare la première version de « Nietzsche, aujourd’hui », qui parut en article dans la Nouvelle Nouvelle Revue Française en août 1958, à sa reprise dans L’entretien Infini. Dans la première version, Heidegger intervient afin d’assurer le maintien d’une approche philosophique de Nietzsche. Une approche compromise à l’époque par les lectures de Jaspers et de Lukács. Cependant, l’éloge n’est sans équivoque. En qualifiant La Volonté de Puissance de « Hauptwerk », Heidegger a continué selon Blanchot à perpétuer la falsification de cette œuvre. Dix ans plus tard, Blanchot reviendra sur son point de vue. Heidegger, ainsi qu’en atteste la parution en 1961 du monumental Nietzsche (qui regroupe l’ensemble des séminaires que le philosophe allemand consacra à son compatriote durant les années trente), y parlerait non plus de « Hauptwerk », mais de « das sogennante « Hauptwerk » ». Une correction importante, mais qui en cache une autre, à charge cette fois-ci du penseur de l’être. Rappelant l’exis64
E. Weber, L’Action française, Paris, Fayard, (1962) 1990, coll. Pluriel, n° H8542, p. 561 et p. 588. 65 J.-L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, (1969)1987, coll. XXe siècle. 66 M. Blanchot, « Penser l’Apocalypse », Le Nouvel Observateur, 22 janvier 1988, p. 79.
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tence du Discours de rectorat, ainsi que d’une « Déclaration de soutien à Adolf Hitler et l’état national-socialiste», Blanchot se désolidarisera définitivement de Heidegger, en passant sous silence son propre passé douloureux.67 L’égarement de Heidegger servira en d’autres mots de paratonnerre à Blanchot, qui dans la troisième phase de son appréciation de la question, celle recouvrant les années quatre-vingt, aura également à répondre de son propre passé. Blanchot revisité À prendre en compte ses interventions majeures de l’époque que furent L’écriture du désastre (1980), La communauté inavouable (1983), « Les intellectuels en question » (1984) et Michel Foucault tel que je l’imagine (1986), on est frappé par le souci du politique chez Blanchot à l’époque. L’écriture du désastre se veut une réflexion sur les camps de la mort. Un thème qui alimentait déjà le recueil L’amitié (1971), ainsi que Le pas au-delà68 (1973), mais qui se trouvera désormais au centre des préoccupations de l’auteur. La communauté inavouable réactualise l’expérience communautaire et ses dérives totalitaires au vingtième siècle. « Les intellectuels en question » redéfinit à son tour le rôle de l’écrivain engagé à partir de l’affaire Dreyfus et de l’horreur nazie. Enfin, Michel Foucault tel que je l’imagine rend hommage aux travaux sur les mécanismes du pouvoir du philosophe disparu. Cette réflexion sans cesse relancée sur le politique s’explique par la résurgence du spectre collaborationniste en France. Un premier inventaire du corpus journalistique de l’entre-deuxguerres de Blanchot date du dossier consacré à l’écrivain par la revue Gramma en 1976.69 Le lecteur put se faire une première idée du degré
67 Voir à ce titre: M. Holland, « A wound to thought », in Maurice Blanchot. The demand of writing (edited by Carolyn Bailey Gill), London & New York, 1996, coll. Warwick Studies in European Philosophy, pp. 174-189. 68 Bien que rarement mentionnés, les camps de la mort sont cependant omniprésents dans cet ouvrage qui, articulant l’écriture dans son rapport à une impossibilité de mourir, à une mort toujours différée du fait de sa différance essentielle, oppose indirectement au non-événement intrinsèque au mourir la mort mécanique, industrielle et systématique. 69 Voir à ce titre: M. Holland & P. Rousseau, « Typographie-parcours d’une (contre-) révolution », Gramma, n° 5, 1976, « Lire Blanchot II », pp. 8-41.
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de ralliement de Blanchot à l’extrême droite catholique et bien-pensante de l’époque. Ces révélations intéresseront Jeffrey Mehlman, qui publia en 1982 dans Tel Quel un article (contesté) sur les années troubles de l’auteur.70 Remanié, l’essai constituera un chapitre entier de Legs de l’antisémitisme en France publié chez Denoël en 1984. L’universitaire américain tente d’y démontrer en quoi l’expérience du silence développée dans Faux pas, le premier recueil de commentaires de Blanchot paru chez Gallimard en 1943, serait, outre une expérience originelle de la littérature, une tentative de rompre avec un passé récent teinté d’antisémitisme.71 Rien d’étonnant à ce que cette hypothèse ait trouvé sa plateforme en la revue Tel Quel. Un différend essentiel opposait de longue date Sollers et son équipe à Blanchot, pour qui la transgression relève du seul ordre de l’écriture. Celle-ci ne peut donc aucunement se développer parallèlement à un combat politique qu’elle appuierait de la sorte. Dans « L’inconvenance majeure », sa préface à « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », le pamphlet de Sade que Pauvert réédita en 1965, Blanchot défendit l’idée que la négativité absolue dans l’œuvre du divin marquis est du seul ordre de l’écriture. En d’autres mots, la révolution poétique, quand bien même celle-ci prend naissance en temps de crise des institutions, ne va pas de pair avec une révolution politique. Pis même : le signifiant peut à lui seul compromettre l’action révolutionnaire. L’apathie n’est subversive que dans son rapport à la raison, ainsi qu’en témoigne selon Blanchot l’attitude de Sade du temps de la Révolution. Le discours des factions révolutionnaires étant en vérité de caractère monothéiste, l’athéisme exacerbé du marquis ne put que provoquer la suspicion des pères spirituels de ladite Révolution, ainsi décrits comme des déistes qui s’ignorent. Impossible de ne pas lire également cette préface comme une correction ou une mise en garde à l’égard des Telqueliens.72 Ce n’est qu’en septembre 1980, à l’issue de l’aventure de Tel Quel, que Sollers prit conscience de l’impossibilité d’une révolution simultanée du politique et du poétique.73 70
J. Mehlman, « Blanchot à Combat, littérature et terreur », Tel Quel, n° 92, été 1982, pp. 48-65. 71 J. Mehlman, Legs de l’antisémitisme en France, Paris, Denoël, 1984, coll. L’Infini, pp. 21-44. 72 Voir à ce titre : M. Blanchot, L’Entretien Infini, op. cit., pp. 323-342. 73 Voir à ce titre : P. Sollers, « Pourquoi j’ai été chinois », in Id., Improvisations, Paris, Gallimard, 1991, coll. Folio/essais, n° 165, p. 79.
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Tel Quel surexposera, à des fins de meurtre intellectuel, le passé trouble de Blanchot. L’héritage de son œuvre se trouvait de la sorte compromis. Il fallait donc riposter au plus vite et avec la prudence de mise. Pour ce faire, Blanchot déploya une tactique judicieuse, impliquant à la fois Bataille et les philosophes de la déconstruction. Avant tout, il s’agissait d’éviter l’écueil d’un droit de réponse ou d’une riposte frontale qui ne ferait que fragiliser davantage une réflexion qui, dès l’après-guerre, s’est développée en discussion notamment avec des penseurs ou écrivains juifs, tels que Levinas, Jabès, Kofman ou Simone Weil. Pour couper court au soupçon d’opportunisme insinué par Melhman, mieux valait souligner la continuité par rapport au premier récit, Thomas l’obscur (paru en 1941, mais rédigé entre 1932 et 1940), ainsi que la problématique du langage développée dans Faux pas. En d’autres mots, il s’agissait de faire entendre qu’en dépit du deuil inachevé à l’époque d’une éducation réactionnaire (à la fois monarchiste et nationaliste) émergeait déjà une pratique d’écriture inconciliable avec cette tradition anti-révolutionnaire. N’affichant pas un démenti et se gardant bien de l’indécence d’une auto-flagellation en public, soucieux plutôt de resituer ses prises de positions d’antan dans un climat d’époque en accentuant l’éclosion, parallèlement à un conformisme partiel à l’idéologie ambiante, d’une pratique d’écriture contestataire, Blanchot déblaya lui-même le terrain en vue des recherches à venir. Sollers continuera cependant à vilipender cet auteur et à appuyer des lectures ne pouvant que ternir son image.74 Le rappel d’une
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Ainsi, par exemple, la monographie de Philippe Mesnard (Id., Maurice Blanchot, le sujet de l’engagement, Paris, L’Harmattan, 1996), à l’origine un article paru dans L’Infini, et qui se révèle être un procès d’intention, documents à l’appui. La stratégie de lecture de Mesnard consiste à dresser le portrait d’un homme hanté par la radicale incommensurabilité de l’Autre et qui, après une phase d’éructation et de rejet (c’est-àdire le discours stéréotypé de ses contributions aux périodiques d’extrême droite des années trente), en vient progressivement, de par l’influence de Levinas et de la rencontre décisive avec Bataille, à élaborer une conception de la littérature et, corollairement, du politique, qui lui offre le double avantage de négocier son rapport à l’Autre, ainsi que de jeter le voile sur les calomnies compromettantes du temps de ses premiers engagements. Cette hypothèse d’une prédominance du littéraire sur le politique comme effet de refoulement d’un passé oublié ne fait que retarder de près de quinze ans (1982 étant la date de parution de l’article de Mehlman) les recherches sur cet aspect de l’œuvre blanchotienne. (Pour une critique de l’approche de Mesnard, voir : C. Bident, « Du politique au littéraire », Ralentir Travaux, n° 7, hiver 1997, pp. 4754). Pour Sollers ou Pleynet, la cause est entendue : le passé vichyste de Mitterand,
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écriture révolutionnaire permettra à l’auteur de faire le saut vers ses engagements d’après-guerre, qui ne pouvaient qu’être à sa décharge. Soit l’hostilité du cercle autour de Mascolo (cercle dont il fut) envers le revenant de Gaulle en 1958, l’intransigeance des signataires du Manifeste des 121 du temps de l’Algérie ou l’ivresse d’un mois de mai à Paris. À ce titre, « Les intellectuels en question », réédité en volume75 deux ans après L’instant de ma mort, le dernier récit de Blanchot paru en 199476, se lit comme une réaction cryptée à l’adresse des esprits sceptiques, voire des inquisiteurs de mauvaise foi à son égard. En temps de guerre, il s’agit de prendre les devants…
l’espionnage de Hernu ou l’affaire Blanchot sont autant de symptômes d’un passé non révolu, dont Céline et Heidegger ne cessent d’écoper. (Voir à ce titre : P. Sollers, L’Année du Tigre, Paris, Seuil, 1999, pp. 129-130 ; ainsi que : M. Pleynet, De Tel Quel à L’Infini, Paris, Gallimard, 1997, coll. L’Infini). Outre-Atlantique, la prudence n’est pas toujours de mise non plus. En atteste l’ouvrage de Steven Ungar, dont le projet de relecture de Blanchot s’articule en termes freudiens d’oubli et d’après-coup. Projet risqué, dans la mesure où il comporte le danger d’une approche policière de la production de l’après-guerre aux dépens de sa valeur intrinsèque. En effet, scruter des indices attestant l’hypothèse d’un refoulement d’un passé trouble revient à passer outre la spécificité du corpus dès lors réduit à un aveu malgré soi de l’auteur, une sorte de confession cryptée, voire une opération d’auto-immunisation intellectuelle à l’égard d’un passé de ce fait neutralisé. (Voir à ce titre : Id., Scandal & Aftereffect. Blanchot and France since 1930, Minneapolis/London, University of Minnesota Press, 1995. Pour une critique de l’ouvrage d’Ungar, voir: J.-M. Rabaté, « Le scandale de l’après-coup », Critique, n° 594, novembre 1996, pp. 915-924). 75 M. Blanchot, Les intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, Paris, Fourbis, 1996. 76 Sur la complexité générique de ce texte, laissant le lecteur indécis quant à sa part de fiction ou de témoignage, voir la lecture qu’en propose Derrida dans : Id., Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998, coll. Incises. L’interprétation par Derrida de L’instant de ma mort suscitera des réactions opposées. Les blanchotiens s’accordent avec lui à considérer cet ultime récit de Blanchot comme le concentré d’une réflexion de plusieurs décennies sur l’essence de la littérature (Voir à ce titre : A. SchulteNordholt, « L’instant de ma mort : entre témoignage et fiction », in Maurice Blanchot, la singularité d’une écriture, Les Lettres Romanes, N° hors série, à paraître). D’autres, violemment hostiles à cette œuvre, interprètent tant L’instant de ma mort que la lecture qu’en fit Derrida comme une tentative d’esquiver la relecture du corpus journalistique des années trente (Voir à ce titre : J. Lucarme, « Demeure la question de l’autobiographie », in Maurice Blanchot. Récits critiques (sous la direction de C. Bident et P. Vilar), Tours, Éditions Farrago & Scheer, 2003, pp. 451-462).
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Pour en finir avec l’être La sévérité croissante de Blanchot envers l’attitude de Heidegger du temps du Reich est à la mesure de l’impact grandissant de son œuvre et de l’écho de son point de vue en la matière. Un effet d’écho qui ne se comprend qu’à la lumière des enjeux à la fois philosophiques et politiques du dossier Heidegger. Tout se passe en effet comme si les philosophes de la déconstruction visent à l’époque à parer une offensive idéologique qui cache son nom. Offensive résultant, en ce qui concerne Heidegger et la déconstruction, de l’éternel clivage droitegauche de rigueur au sein des institutions universitaires.77 Quant à Blanchot : les attaques à son encontre étaient orchestrées à partir de la rue Jacob, le quartier général des Telqueliens, dont l’écart initial avec l’écrivain n’avait cessé de se creuser au fil du temps.78 Compte tenu de l’importance décisive pour les philosophes de la déconstruction de Heidegger autant que de Blanchot (la lecture par ce dernier du penseur allemand n’a pas été sans influencer celles de Derrida, Nancy et Lacoue-Labarthe), ceux-là ne pouvaient pas ne pas assurer la défense de ceux-ci. Par conséquent, l’affaire Heidegger, outre son intérêt intrinsèque, fut également un champ de bataille opposant différents actants luttant pour le maintien de leur crédibilité sur la scène intellectuelle internationale. Ce qui ne fut pas sans compliquer la donne pour Blanchot, qui servit de clef de lecture dans une contre-offensive proheideggerienne, à un moment où il importait pour lui de dénoncer l’égarement du philosophe et de répéter les limites de sa pensée. Une situation délicate qui contraindra l’écrivain à se livrer à un exercice de funambule périlleux, consistant à appuyer ouvertement les travaux des philosophes de la déconstruction, tout en s’en démarquant en crypté sur des points essentiels. Le litige implicite porta, outre sur le jugement quant à Heidegger politique, sur le maintien du primat de l’être, ainsi que sur l’expérience communautaire chez Bataille. 77
Voir notamment à ce titre L. Ferry et A. Renaut, auteurs du pamphlet La pensée 68, qui, tirant profit de l’affaire Heidegger, remontèrent à l’assaut dans : Id., Heidegger et les Modernes, Paris, Grasset, 1988, coll. Figures. 78 Il convient cependant de rappeler qu’au tout début du mouvement, Jean-Edern Hallier, qui dirigea la revue dans ses deux premières années, avait placé les travaux de Tel Quel sous la bannière de Blanchot. Celui-ci incarne dans l’article qu’il lui consacre en été 1962 le rôle du Commandeur. (Voir à ce titre : Id., « Le législateur », Tel Quel, n° 10, été 1962, pp. 36-46).
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Dispositif servant à sauver Heidegger par un éclairage sur le désœuvrement inhérent à sa pensée - un désœuvrement dont, nonobstant de nombreuses apories, attesterait déjà la production de l’entredeux-guerres - l’œuvre de Blanchot devait contribuer au maintien de la respectabilité de la déconstruction. « La parole « sacrée » de Hölderlin » traverse en filigrane chacune des argumentations (exceptée celle de Lyotard, à qui le deuil depuis longtemps entamé de Heidegger permit dès Le différend de se tourner à la fois vers l’éthique levinassienne et la théorie du langage de Wittgenstein). Du coup, le débat concernant le propre passé politique de Blanchot est ramené à sa juste dimension et abordé dans un sens qui lui est favorable. Ce dont il ne put que tirer avantage. Non sans avoir à manœuvrer à son tour. L’entente commune cache, outre une différence d’appréciation substantielle quant à l’engagement de Heidegger (la condamnation ferme de Blanchot contraste avec la lecture plus nuancée qu’en proposent Derrida et Lacoue-Labarthe), un désaccord fondamental sur le maintien de l’être. La question oppose Lyotard et Derrida à Nancy et LacoueLabarthe. Or, sauf le premier, tous s’inscrivent dans l’horizon de pensée tracé par Blanchot. Il importait donc pour le concerné de remettre les pendules à l’heure. Une opération délicate, qui s’était mise en place dès L’écriture du désastre. L’ouvrage synthétise en quelque sorte les réticences qu’eut toujours Blanchot envers les articulations principales de la pensée heideggerienne. Formulant des réserves à propos d’une écoute de l’être hantée par la recherche de la vérité (par le biais d’une approche étymologique scrutant un sens caché des mots), d’une conception du don soumise à cette même écoute et d’une réflexion sur la mort dépourvue du désœuvrement qui lui est consubstantiel, Blanchot déplore le rattachement de Heidegger à la tradition métaphysique occidentale, qu’il s’était pourtant donné pour objectif de déconstruire. Cette critique de Heidegger s’interprète également comme une adresse à l’égard de Lacoue-Labarthe et de Nancy, que Blanchot convie à renoncer au primat de l’être :
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La fascination du Commandeur Abandonne l’espoir futile de trouver en l’être l’appui pour la séparation, la rupture, la révolte qui pourrait s’accomplir, se vérifier. Car c’est que tu as encore besoin de la vérité et de la mettre au-dessus de « l’erreur », comme tu veux distinguer la mort de la vie et la mort de la mort, fidèle à l’absolu d’une foi qui n’ose pas se reconnaître vide et qui se contente d’une transcendance dont l’être serait encore la mesure. Cherche donc, ne cherchant rien, ce qui épuise l’être précisément où il se représente comme l’inépuisable, l’en vain de l’incessant, le répétitif de l’interminable pour où il n’y a peut-être pas lieu de distinguer entre être et ne pas être, vérité et erreur, mort et vie, car l’un renvoie à l’autre, comme le semblable s’aggrave en semblable, c’està-dire en non-pareil : le sans arrêt du retour, effet de l’instabilité désastreuse.79
Cette interpellation directe du lecteur, ici tutoyé, ne se veut ni une prière, ni un ordre, voire un souhait ou un acte de langage quelconque. Elle laisse plutôt la chance à la promesse d’une parole toujours différée. Cette parole à venir n’aura également eu de cesse d’intriguer Derrida, tout comme Blanchot, enclin à l’abandon de l’être.80 Urgence philosophique d’en finir avec l’être, mais également politique : l’« autrement qu’être » auquel invitent Blanchot et Derrida (de même que Levinas auquel ils se réfèrent chacun) garantit seul à leurs yeux l’implosion de tout système à prétention totalisante. Si donc Blanchot rend un éloge sincère, dans « Les intellectuels en question », aux travaux de Lacoue-Labarthe, c’est en même temps pour l’inciter à renoncer au primat ontologique. La tactique est subtile. Dénonçant l’adhésion de Heidegger au national-socialisme, Blanchot appuie son argumentation sur une conférence de Lacoue-Labarthe prononcée en 1981 à la rue d’Ulm, dans le cadre des activités du Centre de recherches philosophiques sur le politique. L’intervention parut ensuite en volume.81 Cette conférence, intitulée : « La transcendance finit dans la politique », avait pour objet l’attitude de Heidegger du temps du
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M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, (1980)1993, p. 140. Voir à ce titre : J. Derrida, « Pas », in Id., Parages, Paris, Galilée, 1986, coll. La philosophie en effet, pp. 19-116. Une lecture qu’il importe de lire en écho à la longue note dans « De l’esprit » où Derrida développe l’idée d’un « gage pré-originaire» de la langue, précédant l’attitude questionnante, et qui traverserait toute l’œuvre heideggerienne, quand bien même celle-ci se veut encore questionnante (Voir à ce titre : Id., Heidegger et la question, op. cit., pp. 114-120). 81 P. Lacoue-Labarthe, « La transcendance finit dans la politique », in Rejouer le politique, op. cit., pp. 171-214. 80
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rectorat. Plus précisément, il s’agissait pour Lacoue-Labarthe de déterminer ce qui, dans la pensée de celui-ci, n’a pas interdit l’engagement de 1933. Ciblant pour ce faire « L’auto-affirmation de l’Université allemande », le texte d’inauguration dans lequel le nouveau recteur de Fribourg définit le rôle primordial de l’université par rapport à la mission spirituelle qui dirige les nouveaux chefs de la nation, LacoueLabarthe évalue les implications de cette hégémonie de la science. Or, à suivre le texte de Heidegger, la science primordiale n’est autre que la philosophie, qui structure les savoirs de l’étant. Renouant avec le commencement du Dasein historique en puisant dans la tradition grecque pré-socratique, la science est appelée à rétablir le dialogue avec la grandeur du commencement de la pensée, qui s’offre comme une injonction au Dasein de la nation désormais à même de prendre son destin en main. L’essence de la science, c’est fondamentalement questionner l’étant. L’université, dès lors, n’est plus un agrégat sclérosé de sciences et de disciplines séparées. Elle se vit désormais sur le mode communautaire, à la fois national et langagier. Cette primauté du peuple allemand, loin de cautionner le nationalisme exacerbé d’un régime fasciste, annule toute tentative de récupération de l’ontologie fondamentale. En d’autres mots : ordonnant le politique au philosophique et non l’inverse, Heidegger trompe le pouvoir en place. Berné, celui-ci ne percevra pas tout de suite la nature inconciliable des positions philosophiques de Heidegger par rapport à l’idéologie nazie.82 Blanchot se référera à cette étude, mais en détournant l’intention de son auteur, suggérant au lecteur que tant pour Lacoue-Labarthe que pour lui-même, « cette hégémonie du philosophique au regard du politique et la certitude que le destin du peuple allemand est d’incarner cette hégémonie en répétant les exigences de la pensée grecque »83 sont à l’origine de l’égarement de Heidegger. De même, dans « Penser l’Apocalypse », sa contribution au dossier Heidegger constitué par Le Nouvel Observateur en pleine polémique Farias, Blanchot rend hommage à La fiction du politique (qui lui est dédiée) où, plus qu’ailleurs, Lacoue-Labarthe se montre sévère à l’égard de Heidegger, du fait de
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P. Lacoue-Labarthe, « La transcendance finit dans la politique », in L’Imitation des Modernes, op. cit., pp. 135-173. Le point de vue de Lacoue-Labarthe n’est pas sans résonance avec la défense du concerné du temps où la commission d’épuration se penchait sur son dossier (voir à ce titre : R. Safranski, op. cit., p. 355). 83 M. Blanchot, Les intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, op. cit., p. 10.
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son silence sur l’extermination des Juifs. Or, prises dans leur globalité, les contributions de Lacoue-Labarthe sur la question de l’engagement de Heidegger sont nettement moins fermes que le point de vue de Blanchot au même moment. Lacoue-Labarthe expose à chaque lecture une tension permanente chez Heidegger entre une écriture désoeuvrée, hostile à toute logique raciale et sa (re-)mise en œuvre, à l’origine du silence impardonnable du penseur sur l’Holocauste. Si les deux hommes dénoncent avec la même fermeté l’attitude de Heidegger quant à la réalité des camps, leur analyse diffère. Pour Blanchot, le problème est de part en part philosophique. L’égarement politique de Heidegger est à ses yeux la conséquence directe d’une expérience de la pensée demeurée inaboutie. Lacoue-Labarthe, quant à lui, indique la faiblesse d’une philosophie qui aura cependant osé penser la « dépropriation » de l’être. Ou encore, échec d’une pensée qui n’a pas pu affronter le neutre versus failles d’une écriture dont la nature désoeuvrée la rend, en dépit de tout, toujours actuelle. La réponse de Lacoue-Labarthe sera tout aussi indirecte que les hésitations de Blanchot à son égard. Plutôt que d’afficher un désaccord ouvert avec celui-ci, il maintient l’idée d’une entente parfaite. Non sans pirouettes. Ainsi, dans un entretien en 1982 avec Alain David et Philippe Jandin sur l’enjeu actuel de l’ontologie heideggerienne, Lacoue-Labarthe et Nancy - en dépit des efforts de leurs interlocuteurs pour entamer un débat de fond sur l’irréductible écart entre Heidegger et Blanchot - s’efforcent au contraire de gommer toute différence entre ces deux derniers. Lacoue-Labarthe reconnaîtra certes l’écart entre le neutre blanchotien et l’ontologie heideggerienne, mais en s’empressant de rapprocher l’appareil conceptuel de Blanchot des articulations de pensée du philosophe allemand.84 En vérité, le débat se fera par auteurs interposées. C’est surtout Levinas qui écopera de ce différend. Levinas, à qui à maintes reprises, Lacoue-Labarthe manifestera son refus de penser un « autrement qu’être ». Ainsi en 1986, dans La poésie comme expérience :
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P. Lacoue-Labarthe & J.L. Nancy, « Entretien », Heidegger, Exercices de la Patience, n°3-4, printemps 1982, p. 221.
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L’acte poétique (le poème) est une expérience singulière, le dialogue est un dialogue singulier. Et c’est bien entendu ce qui distingue la poésie de la pensée proprement dite, de l’exercice de la pensée, même (et surtout) si la poésie pense. Mais je ne crois pas qu’on puisse en tirer argument, comme se précipite un peu à le faire Lévinas, en faveur d’on ne sait quel improbable « au-delà » de l’ « ontologie ». En faveur d’un pathos, stricto sensu, de l’ « autrement qu’être ». Il est certain que le questionnement poétique s’engage selon une adresse singulière : à l’autre, en effet envisagé comme un « toi ». Mais cette adresse au toi est adresse à l’altérité du toi - de cet autre - c’est l’adresse, obscurément surgie de l’intimité […] à l’être de l’autre, qui « est » toujours et ne peut « être » que l’être.85
Il en sera de même à l’égard de Derrida et Lyotard. Lors de la décade consacrée à Derrida à Cérisy en juillet 1980, Lacoue-Labarthe saluera la pertinence et la précision avec lesquelles celui-ci sut débusquer l’appartenance de l’œuvre heideggerienne à l’anthropocentrisme occidental, tout en se montrant critique envers l’idée d’un éventuel rattachement de la pensée de l’être à cette tradition humaniste. Nuançant le point de vue de Derrida quant à une aimantation de l’œuvre heideggerienne par une logique du propre, Lacoue-Labarthe propose de définir l’être comme un « rapport sans rapport au rien ou à rien» qui déproprie l’homme. Un « rapport sans rapport » qu’il rapproche de Blanchot, ainsi que de Bataille et qui l’amène en conclusion à son exposé à s’interroger sur la possibilité d’un « oubli actif de l’être », auquel invite Derrida.86 Celui-ci ne peut dès lors que renvoyer son ami à la globalité de ses travaux, où l’être se trouve sans cesse substitué au Viens blanchotien.87 La même question sera adressée par
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P. Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986, coll. Détroits, p. 97. 86 P. Lacoue-Labarthe, « À Jacques Derrida. Au nom de », in L’Imitation des Modernes, op. cit., pp. 229-255. Ce rapprochement entre Heidegger et Blanchot du point vue d’une communauté désoeuvrée (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) fut déjà esquissée une première fois dans l’entretien accordé à la revue Exercices de la Patience (voir à la page 226). 87 Ce Viens que Derrida lecteur de Blanchot affirma éprouver sur le mode de l ’ « aimantation transférentielle », s’il n’est aucunement équivalent à l’amour courtois chez Lacan - encore trop ancré selon Derrida dans un phallo-logocentrisme -, en revanche, partage avec le lacanisme le souci programmatique d’en finir avec le Logos comme force de rassemblement au profit de la restance. (Sur la pratique de la lecture chez Derrida, voir : M. Lisse, « … le lire avec une patience infinie… », in Passions de la littérature (sous la direction de M. Lisse), Paris, Galilée, 1996, coll. La philosophie
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Lacoue-Labarthe à Lyotard deux ans plus tard, également à Cérisy. Celui-là objecte à celui-ci que, faute de penser l’être, abandonné au profit de l’« autrement qu’être » lévinassien, l’injonction d’un « tu dois » est impossible. L’inquiétante étrangeté de l’être pensé comme « rien » se trouverait de ce fait sans habitat, sans monde, au risque de s’ouvrir à un immonde politique à peine enterré.88 Le sacrifice Bataille Le Centre de recherches philosophiques sur le politique s’intéressera également à Bataille. Or, sur ce point, les avis seront tout aussi partagés entre Blanchot et les philosophes de la déconstruction. Déjà en 1967, tout en saluant le travail d’implosion par Bataille de l’Aufhebung au profit d’une écriture souveraine, Derrida s’était inquiété du risque de maintien dans cette pensée éclatée de la synthèse hégélienne.89 La même question revint, mais dans une perspective lacanienne cette fois-ci, sous la plume de François Wahl quelques années plus tard. Celui-ci s’était vu rejoint dans sa critique sur Bataille par Barthes et Sichère. Or Nancy, dans un article paru dans Aléa en 1983, fit également part de certaines réserves envers l’expérience communautaire chez Bataille.90 L’article sera retravaillé en 1986 dans un volume intitulé La communauté désoeuvrée91, en référence explicite à la pensée de Blanchot. Dans son essai, Nancy se montre plutôt sceptique sur l’expérience du sacré chez Bataille qui, dès les années trente, dans un contexte de fascismes montants, tenta d’échapper par la pratique de l’extase à l’impasse d’une immanentisation absolue de la communauté. Or, c’est sur la nature de cette sortie de soi que Nancy émet quelques doutes. Les états totalitaires que façonnèrent à l’époque tant les
en effet, pp. 191-208. Sur les résistances de Derrida envers la psychanalyse, voir : G. Michaud, « Lui- la psychanalyse », Magazine Littéraire, n° 430, avril 2004, pp. 6164). 88 P. Lacoue-Labarthe, « À Jean-François Lyotard. Où en étions-nous ? », in L’Imitation des Modernes, op. cit., pp. 257-285. 89 J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », in Id., L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, coll. Tel Quel, p. 405. 90 J.-L. Nancy, « La communauté désoeuvrée », Aléa, n° 4, 1983, pp. 11-29. 91 J.-L. Nancy, La communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgois, (1986)1990, coll. Détroits, pp. 9-104.
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communismes que les idéologies d’extrême droite s’alimentaient du fantasme (chrétien) d’une unité perdue, auquel Bataille opposait selon Nancy la mort comme excès immaîtrisable de la finitude. L’être est être de partage, mais ce partage ne se vit pas sous le mode de la fusion. Bataille comprit l’urgence d’en finir avec la fausse nostalgie d’une communion, mais, faute d’intégrer le langage dans sa pensée, ne put pas tout de suite échapper à la notion du sujet. La communauté qu’il convoque se replie sur des amants, s’abîmant seuls dans leur extase. Une logique communielle sous-tendrait de la sorte son discours de l’entre-deux-guerres. L’amour n’exprime, selon Nancy, le partage communautaire qu’à transiter par l’écriture. À ce titre, il rend implicitement hommage à Blanchot, qui, dès leur rencontre en 1941, aura fait comprendre à Bataille l’importance d’attribuer une essence symbolique au sacrifice. Dans ses publications ultérieures, soucieux de réélaborer la question de l’être sous l’angle des critiques formulées par Levinas et Blanchot à l’égard de l’ontologie, Nancy se référera à la fois à Blanchot et à Bataille. Le désœuvrement de l’être signifie son ouverture essentielle à l’autre. Cet accueil, seul un langage en rapport étroit avec la mort qui la génère peut selon lui en porter témoignage.92 Si redevable à Bataille Nancy se réclame-t-il (Bataille accompagnant sa pensée de ses premiers textes jusqu’à La pensée dérobée inclus93), en même temps, il ne cachera pas ses réticences envers le fétichisme sacrificiel qui entache par moments sa pensée. Plus particulièrement, il constate un tiraillement chez Bataille entre le sacrifice comme représentation et sa négation par un sacré immédiat. Ce qui l’amène à une invitation à renoncer une fois pour toutes au sacrifice.94 Cette fermeture de la béance explique le rapprochement de Nancy et Blanchot sur la question du partage95, ainsi que l’absence significative de Bataille dans la conversation qu’il engagea précédemment avec Lacan et où il s’agissait pour lui de repenser le rapport à l’autre en fonction du
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J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, coll. La philosophie en effet, p. 83 et p. 114. 93 J.-L. Nancy, « La pensée dérobée », in Id., La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, coll. La philosophie en effet, pp. 27-43. 94 J.-L. Nancy, « L’insacrifiable », in Id., Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, coll. La philosophie en effet, pp. 65-106. 95 Voir à ce titre : J.-L. Nancy, La communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, coll. La philosophie en effet, pp. 30-37.
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manque essentiel.96 Les objections de Nancy à la réactualisation d’une logique sacrificielle chez Bataille appuient le point de vue de Lyotard, pour qui également le principe sacrificiel bataillien est héritier du christianisme. Une logique de rédemption ne peut que récupérer l’inappropriable reste et nier le différend qui est d’essence langagière.97 Lacoue-Labarthe se montre sans doute le moins critique sur Bataille. De « Typographies » (1975) jusqu’à Poétique de l’histoire (2002), sa réflexion sur la µιµησις comme rupture de la Gestalt au profit de l’αληθεια définie comme destitution originaire du sujet est placée sous la bannière de Bataille, salué pour avoir insisté sur la nature spectaculaire, c’est-à-dire comique, du sacré.98 Qu’en est-il donc du sacrifice chez Bataille ? Difficile pour Blanchot de nier l’existence de ce débat. Le différend est bien réel, qui a pour enjeu à la fois le primat de l’être et la question du sacrifice.99 Or, sa réaction ne tardera pas. En 1983 paraît en effet aux Éditions de Minuit un petit ouvrage de sa main intitulé La communauté inavouable. Blanchot y propose de relancer sa réflexion sur l’expérience communautaire et l’idéal communiste qui ont marqué le vingtième siècle. Il souscrit à l’appel de Nancy à une communauté respectueuse du désœuvrement inhérent à l’écriture. À ce titre, ils rendent tous deux hommage à Bataille. Mais s’agit-il pour autant d’une même lecture ? La communauté inavouable est composé de deux parties. La première, intitulée « La communauté négative », retrace principalement le
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Voir à ce titre : J.-L. Nancy, L’ « il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, coll. Incises, 2001. 97 J.-F. Lyotard, Le différend, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, coll. Critique, pp. 205-206, ainsi que : Id., « C’est-à-dire le supplice. Une glose de L’expérience intérieure », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 50, automne 1994, pp. 227-236. 98 Voir à ce titre : P. Lacoue-Labarthe, « Typographies », in Mimésis des articulations, op. cit., pp. 247-248 ; ainsi que : Id., Poétique de l’histoire, Paris, Galilée, 2002, coll. La philosophie en effet, pp. 151-153. Cette revendication par Lacoue-Labarthe de Bataille n’ira cependant pas jusqu’à partager le point de vue de Blanchot quant à l’expérience d’Acéphale et du Collège de Sociologie (Voir à ce titre : Id., Heidegger. La politique du poème, Paris, Galilée, 2002, coll. La philosophie en effet, p. 65 et p. 129). 99 Voir à ce titre aussi : R. Bernasconi, « On Deconstructing Nostalgia for Community within the West : The Debate between Nancy and Blanchot », Research for Phenomenology, vol. 23, n° 4, 1993, pp. 3-21, ainsi que: E. Arnould, « The Impossibe Sacrifice: Bataille and the Nancian Critique on sacrifice », Diacritics, vol. 26, n° 2, pp. 8696.
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parcours politique de Bataille durant l’entre-deux-guerres jusqu’à la parution en 1943 de L’expérience intérieure. Dans la seconde partie, intitulée « La communauté des amants », Blanchot poursuit sa réflexion en commentant La maladie de la mort, le récit que Duras venait de publier l’année précédente. Cette deuxième partie est une version amplifiée d’un article, également intitulé « La maladie de la mort », paru au printemps 1983 dans la revue Le Nouveau Commerce.100 D’entrée de jeu, Blanchot revendique l’expérience communautaire chère à Bataille. Celui-ci, en réponse au mythe fusionnel du communisme et des fascismes, choisit une communauté dite d’absence. Il entendit par là rompre avec les rapports de symétrie ramenant l’Autre au Même. Le « principe d’incomplétude » qu’il défendit à l’époque dénonce le leurre d’un sujet se suffisant à lui-même. L’être cherche non pas à être reconnu (soit l’illusion du Maître kojèvien), mais à être contesté dans sa confrontation avec l’autre. Cette mise en jeu de son existence n’est véritable que par la mort d’autrui. Elle instaure une communion impossible où l’insuffisance est éprouvée sans jamais être comblée. Irrécupérable, la mort de l’autre n’est aucunement constituante d’une communauté. Si chacun est appelé par Bataille à vivre « à hauteur de mort », ce n’est pas donc dans le but de créer une surindividualité repliée sur soi, mais de laisser la chance au désœuvrement que la mort instaure. À ce point de son argumentation, Blanchot évoque l’expérience d’Acéphale, dont le secret à ses yeux n’est pas le projet inabouti d’un sacrifice humain, mais la prise de conscience progressive et irréversible chez Bataille de l’écriture comme seul rapport authentique à l’inconnu. S’il reconnaît l’erreur qu’aurait été la mise à mort, même imaginaire, d’une victime consentante, Blanchot refuse de réduire cette expérience à cela. Acéphale pour lui est le partage du temps. La mort (involontaire) de l’autre rompt avec la continuité. Elle fait éclater l’existence servile au profit de l’extase. Cette souveraineté, tout aussi intense qu’évanescente, n’est pas sans rappeler la cathédrale proustienne que curieusement Blanchot ne nomme pas ici, préférant mentionner Madame Edwarda et Le Petit. Des récits d’une sexualité transgressive qui font évoluer Bataille d’une conception immédiate et corporelle du partage vers la communauté d’écriture où Blanchot le 100
M. Blanchot, « La maladie de la mort (éthique et amour) », Le Nouveau Commerce, n° 55, printemps 1983, pp. 29-46.
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rejoint.101 La deuxième partie s’ouvre sur l’expérience inouïe de Mai 68, où le peuple s’est montré souverain dans son refus de s’accaparer la place vacante d’un pouvoir vacillant. Ce relâchement des liens sociaux, Blanchot le situe également dans ce que Bataille désigna par « la communauté des amants » à laquelle le récit de Duras rend honneur. La maladie de la mort s’inscrit selon Blanchot dans la tradition de l’amour courtois, où la mutualité et l’unicité cèdent le pas à la dissymétrie. Tout comme Acéphale fut le passage obligé chez Bataille vers l’écriture, Mai 68 réactualise aux yeux de Blanchot une littérature garante de la dissymétrie des rapports.102 Ce qui l’amène, en conclusion à son essai, à situer tant Madame Edwarda que La maladie de la mort dans la poursuite de la légende de Tristan et Iseult. Tout se passe donc comme si Blanchot revendiquait le point de vue de Nancy quant à l’éclosion progressive de la notion de l’écriture chez Bataille, mais en passant sous silence les critiques que Derrida, Wahl, Barthes, Sichère, Lyotard et Nancy lui-même avaient émis au sujet du principe sacrificiel dans cette œuvre. La communauté inavouable est une réaction indirecte aux objections quant au risque de relève de ladite « négativité sans emploi » par une pensée des limites qui ne sut trop que faire du signifiant dans sa quête de l’impossible. Isolée, la réponse de Blanchot sera davantage fragilisée en 1993, suite à la parution d’Écrire, qui s’avèrera le testament littéraire de Duras. L’auteur y marque son éloignement de Bataille, dont elle avait salué en 1957 la
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Sur les efforts de Blanchot de définir dès L’écriture du désastre le sacrifice (bataillien) comme une suspension de la médiation dialectique, voir Gisèle Berkman, « Le sacrifice suspendu : à partir de L’écriture du désastre », in Maurice Blanchot. Récits critiques, op. cit., pp. 357-376. Reste à savoir si l’expérience d’Acéphale s’inscrit dans cet « oubli de l’oubli du meurtre » que Blanchot puise dans la tradition judaïque. Derrida ou Nancy ne souscriraient aucunement à un héritage de la culture juive dans la pensée de Bataille. Si proches leurs conceptions respectives du don soient-elles de celle de Blanchot, elles ne peuvent, en raison même de cette proximité, revendiquer ce raccordement audacieux suggéré par ce dernier dans La communauté inavouable. Les liens d’amitié qui l’unissaient à Bataille expliquent sans doute un tel rapprochement. 102 Déjà la première version de Thomas l’Obscur mit à l’épreuve la réflexion, thématisée dans La communauté inavouable, sur l’intrication de l’écriture et du mourir essentiel. Une expérience de l’autre qui rapproche Blanchot davantage de Levinas que de Bataille (Voir à ce titre : J. Suglia, « The Communication of the Impossible », Diacritics, vol. 31, n° 2, Summer 2001, pp. 49-69).
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réédition de Madame Edwarda103, au profit d’un rapprochement avec l’écriture de Blanchot, plus apte à intégrer selon elle la folie dans la littérature.104 Hypothèse et démarche On est loin donc d’avoir fait le tour d’une question toujours actuelle et qui nécessite une approche globale et systématique. Celle-ci se fera en quatre chapitres, en respectant à chaque fois la chronologie des textes. Le premier chapitre dessine le contexte à la fois historique, politique et paradigmatique dans lequel il convient de situer l’émergence de la problématique du sacré dans la pensée du vingtième siècle français. Il met en évidence l’indécision de l’École Sociologique Française quant à la nature du sacré. Est-ce une essence quelconque ou une réalité langagière ? Ni Durkheim, ni Mauss n’oseront octroyer au langage sa fonction symbolique. Cette même indécision marque la réflexion de Bataille, qui valse sans cesse entre une conception immédiate de la transgression et une qui passe par une mise à l’épreuve de l’écriture. L’argumentation est développée en trois chapitres, qui recouvrent à chaque fois une période bien délimitée de l’histoire et du corpus de Bataille : l’entre-deux-guerres, l’Occupation et les années 1944-1962 (soit de la Libération jusqu’à la mort de l’auteur). L’entre-deuxguerres, objet du second chapitre, marque l’éclosion de la pensée de Bataille en dialogue simultané avec Breton, Caillois et Leiris. Le différend qui oppose ceux-ci à celui-là a trait au rôle du langage dans l’expérience du sacré. Chacun de ces trois auteurs appuiera Bataille dans sa lutte contre le fascisme, mais finira par se désister en raison de la mise entre parenthèses du langage par ce dernier. Le troisième chapitre, d’une part, revisite le dialogue qui s’est établi entre Bataille et Blanchot dès 1941 et, d’autre part, réexamine la polémique les opposant tous deux à Sartre. Dans cette discussion à trois voix, Blanchot sera amené à marquer ses distances à la fois envers l’activisme sartrien qu’envers le tragique bataillien. Tant le primat de l’engagement chez Sartre que la notion de dépense chez Bataille font abstraction du
103
M. Duras, « À propos de Georges Bataille », in Id., Outside, Paris, Gallimard, (1984)1996, coll. Folio, n° 2755, pp. 34-36. 104 M. Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1993, p. 55.
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La fascination du Commandeur
langage comme voie d’accès au vide. Le désaccord que Blanchot affiche ouvertement envers la conception littéraire de Sartre se lit tout autant comme une méfiance de sa part envers le sacré tel que Bataille le vit à l’époque. Le quatrième et dernier chapitre fait remonter ces mêmes auteurs sur scène. Il cible la question du mal, qui, suite à la découverte des camps d’extermination en 1945, était plus que jamais d’actualité. Or, faute d’octroyer au langage une fonction symbolique, l’approche sartrienne de la judéité, ainsi que sa négation antisémite, n’est pas à même de reconnaître la dimension ontologique du mal. Blanchot prendra le contre-pied d’un tel point de vue, en corrélant, par le biais d’une lecture de Sade, le mal au vide. Langagier, le mal se soustrait à toute présentification. Il retourne sans cesse au rien d’où il émane. La réflexion de Bataille aura évolué sous l’influence de Blanchot. En témoigne la production fictionnelle rédigée et/ou publiée après la Libération. Le sacré y est articulé par rapport au langage. Ce progrès dans les écrits de Bataille vers une conception médiate du sacré ne se fera cependant pas sans moments d’hésitation, que Lacan aura localisés tout de suite et qui expliquent la prudence, pour ne pas dire les réserves, de la seconde génération de lecteurs de Bataille envers sa pensée.
CHAPITRE 1 : RÉINVESTIR CES SOMPTUEUX TEMPLES DÉLAISSÉS « Écrire, c’est d’abord vouloir détruire le temple, avant de l’édifier. » (Maurice Blanchot)
1.0
Introduction
À lire la biographie que Michel Surya lui a consacrée, 1922 aura été une année charnière pour Bataille.105 Sitôt promu de l’École des chartes, il se rend en Espagne, sous prétexte, ainsi qu’en témoignera plus tard son condisciple et ami André Masson, de compléter sa formation à l’École des hautes études hispaniques. En vérité, pour parcourir le pays à la découverte de ce qui ne cessera plus de le fasciner. L’Andalousie le ravit pour la violence et la sensualité qui s’y étalent au grand jour. Pleinement assumé, le sacré y a droit de cité. L’ancien séminariste à la foi inébranlable est ainsi confronté au mal et à l’excès qu’une vie recluse empêche d’affronter du regard. Sa correspondance de l’époque reflète le basculement de sa piété en son contraire. Entre 1917 et 1921, Bataille proclame sa foi. Il n’en sera plus de même en 1922. Le séjour en Espagne l’éloignera peu à peu du catholicisme. La corne du taureau perforant l’œil du torero Manolo Granero lors d’une corrida à laquelle Bataille assista cette année-là sera comme l’intrusion brutale du Diable dans un sanctuaire. La part d’excès inhérente à la vie s’avère désormais indéniable. Bataille ressentira tout de suite cette secousse qui ébranle ses anciennes convictions. Ses lettres adressées à une certaine Colette R. sont révélatrices de ce renversement. Tiraillé entre une volonté de désordre et d’apaisement, il ne peut pas s’empêcher de céder à cette découverte essentielle qui l’intrigue au plus haut point :
105
M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, pp. 606618.
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La fascination du Commandeur Je ne sais pas si vous vous êtes rendu compte d’une chose assez curieuse. Si on sacrifie un plaisir pour quelque sérieuse raison, il y a aura toujours des moments où la sérieuse raison n’apparaîtra plus et où le goût du plaisir pourra légitimement l’emporter.106
L’épisode ibérique marquera une coupure irréversible de Bataille avec la foi chrétienne. Désormais, le religieux cédera le pas au sacré. Cette mutation du bien en mal aura été stimulée par une lecture assidue l’année précédant le séjour en Espagne de l’œuvre de Proust. Une lecture à ce point décisive que Bataille, ainsi qu’il en témoignera dans une lettre à sa cousine Marie-Louise rédigée à Madrid en 1922, croit découvrir en lui une vocation d’écrivain. Un roman est déjà en cours d’élaboration, calqué sur le modèle proustien : J’ai commencé à écrire un roman et, chose curieuse, à peu près dans le style de Marcel Proust. Je ne vois plus bien le moyen d’écrire autrement.107
1922 sera par ailleurs l’année de découverte de Nietzsche, suivie de celle, tout aussi déterminante, de Freud et de Dostoïevski. La perte de la foi au profit de l’exubérance dionysiaque, de la pulsion de mort et des bas-fonds de l’âme aura donc été accélérée par l’exploration de la Recherche. Tout comme le spectacle andalou ne pouvait être révélé dans sa splendeur souveraine que par une imprégnation préalable de cet imaginaire singulier. Proust intervient sous la plume de Bataille au moment où celui-ci perçoit les limites du catholicisme et part à la recherche de ce que la religion inhibe pour solidifier ses assises. La référence à Proust à ce tournant de sa vie demeure inexplorée. Or elle ne relève en rien de l’anecdotique. La littérature n’inspire guère Bataille à l’époque. À l’exception de Proust, dont la lecture ne put qu’être motivée. Par ailleurs, la Recherche traverse comme un fil rouge ses écrits, de L’expérience intérieure (1943) aux Larmes d’éros (1960) en passant par Manet (1955) et ses contributions à la revue Critique. Qu’est-ce qui amène Bataille, dont le choix de vie est à l’opposé de son modèle, à se revendiquer de Proust ? En quoi cette écriture peut-elle fasciner un jeune intellectuel à la recherche
106
G. Bataille, Choix de lettres : 1917-1962 (édition établie, présentée et annotée par M. Surya), Paris, Gallimard, 1997, coll. Les cahiers de la NRF, p. 46. 107 Ibid., p. 28.
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d’un sacré renié par la tradition chrétienne ? Nous verrons qu’à travers l’esthétique proustienne, c’est toute l’idéologie de la Troisième République qui se voit sévèrement contestée. Bataille se place ainsi, et d’entrée de jeu, dans une contre-offensive politique qui passe par l’écriture. S’agit-il d’un même combat pour les deux auteurs ? Et à supposer qu’il en soit ainsi, en quoi le sacré peut-il s’allier à l’écriture pour faire barrage à une idéologie quelconque ? Dans un premier temps, nous développerons la théorie esthétique de Proust (1.1.). Pour ce faire, nous ciblerons son intervention dans la polémique opposant les partisans de la séparation des Églises et de l’État à leurs opposants. Dans ce débat politique, Proust défend la seule cause de l’art, dont la pratique et la survie sont intrinsèquement liées à ses yeux au respect de sa nature sacrée. Une profession de foi qui ne sera pas sans ressemblance avec les premiers écrits de Paulhan issus de son séjour à Madagascar (1.2.). Inspirées de son observation des indigènes locaux, les réflexions de Paulhan sur le langage et la littérature recoupent celles de Proust. Dans les deux cas, la dimension sacrée du langage est rétablie. Pour Proust (1.3.) autant que pour Paulhan (1.4.), l’écriture s’articule dans son rapport au mal. Elle se soustrait au social et ruine l’illusion d’une appréhension immédiate du réel au profit de la déraison, la perversion ou le fantastique. Le rapprochement entre ces deux auteurs nous permettra ensuite de dresser le portrait d’une Troisième République réfractaire, pour des raisons idéologiques, à tout effort de réhabilitation du langage en littérature. Incontournable, la question du langage hantera cependant les nouvelles disciplines en sciences humaines, notamment l’histoire, mais surtout la sociologie. Une lecture des textes de Durkheim et de Mauss, figures emblématiques de cette époque, devrait en faire l’illustration (1.5.). La peur du langage ne sera pas sans conséquences pour la pratique de l’écriture qui ainsi perd en crédibilité (1.6.). L’influence de l’École sociologique française sur le cheminement intellectuel de Bataille a été immédiate et constante. Il s’agira donc, en fin d’analyse, d’évaluer la réception par celui-ci de pères fondateurs de la sociologie et de comparer son programme à ceux de Proust et de Paulhan, pour en évaluer le degré de compatibilité (1.7.).
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1.1
La fascination du Commandeur
Proust en croisade
Paris, 1903. La Chambre des députés discute du projet de loi sur la séparation des Églises et de l’État, rapporté par le socialiste indépendant Aristide Briand.108 Votée en décembre 1905, la loi proclamera l’entière liberté des cultes. En revanche, la République n’en salariera plus aucun. L’initiative ne se comprend qu’à la lumière du processus de laïcisation de la société entamé par les acteurs d’une Troisième République naissante. Jules Ferry entama le premier une politique de sécularisation. Soucieux d’instaurer une France moderne, respectueuse de la liberté des consciences, il lancera dès 1879 une offensive contre les congrégations et imposera la neutralité de l’enseignement dans les établissements publics.109 Isolée, l’Église perdait du terrain. Rome se devait de réagir avec prudence. Promulguée en 1892, l’encyclique Au milieu des sollicitudes de Léon XIII se lit comme une tentative de concilier le christianisme, menacé dans son existence, à la réalité d’une république laïque. Ce fut le début d’une discorde au sein des catholiques, opposant les conservateurs aux progressistes. Vint ensuite la ténébreuse Affaire Dreyfus. Les catholiques ayant massivement choisi le camp des traîtres et donné qui plus est dans la veine antisémite110, un anticléricalisme ouvert en résulta.
108
Pour un aperçu détaillé de la question, voir : J.-P. Lapierre et P. Levillain, « Laïcisation, union sacrée et apaisement (1895-1926) », in Histoire de la France religieuse (sous la direction de J. Le Goff et R. Rémond), vol. 4 : Société sécularisée et renouveaux religieux, Paris, Seuil, 1992, coll. L’Univers historique, pp. 54-63, ainsi que : J.-M. Mayeur, La séparation de l’Église et de l’État (1905), Paris, Julliard, 1966, coll. Archives, n° 20. 109 Sur l’infiltration dans les classes du radicalisme, du socialisme, du syndicalisme, ainsi que des valeurs républicaines, voir : J. Ozouf et M. Ozouf, La République des instituteurs, Paris, Seuil, (1992)2001, coll. Points/Histoire, n°H284. Sur la lutte entre les deux écoles, voir : M. 0zouf, L’École, l’Église et la République (1871-1914), Paris, Seuil, (1992)2001, coll. Points/Histoire, n° H165. Sur l’école comme terrain d’affrontement entre les tenants d’une France moderne ou traditionnelle, voir : C. Langlois, « Catholiques et laïcs », in Les lieux de mémoire (sous la direction de P. Nora), vol. 2. La République, La Nation, les France, Paris, Gallimard, 1997, coll. Quarto, pp. 2327-2358. 110 Pour une analyse de l’antisémitisme latent explosant à l’époque dans le camp des catholiques, y compris dans le discours du clergé, voir : P. Levillain, « Les catholiques à l’épreuve : variations sur un verdict », in La France de l’affaire Dreyfus (sous la direction de P. Birnbaum), Paris, Gallimard, 1994, coll. Bibliothèque des Histoires, pp. 411-450.
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Le gouvernement de Combes saisit l’opportunité de cette hostilité massive envers le clergé pour accélérer le processus de sécularisation. Privées dans un premier temps du droit d’enseigner, les congrégations furent ensuite dissoutes et leurs biens confisqués. Inquiet du climat hostile régnant en France, Pie X refusera le principe des associations cultuelles, présages à ses yeux du déclin de l’Église en France. Son refus signifiera la ruine de celle-ci. L’État répartira sans pardon les biens de l’Église pour les redistribuer à des établissements d’assistance publique. Frappé de plein fouet, le clergé est en état de choc. La proposition de loi provoque en revanche la joie des républicains, anciens dreyfusards et anticléricaux qui espèrent ainsi étouffer à jamais les derniers relents d’une veine réactionnaire qui faillit l’emporter sur les valeurs de justice et d’égalité du temps de la toute récente Affaire. Les défenseurs du capitaine réhabilité se relient à l’époque pour mettre le clergé au pilori, stigmatisant l’Église de la sorte. La littérature cautionne ici une politique d’enclavement du religieux au profit des valeurs républicaines. Zola et France se succéderont dans leurs efforts de mise à mort du divin en profanant, qui dans ses romans, qui dans ses discours, l’enceinte du culte, transformée dans leur imaginaire en théâtres ou en musées.111 Ces urbanistes laïques ne firent pourtant pas l’unanimité dans leur camp. Ainsi Péguy, voyant dans ces maquettes audacieuses un processus de sécularisation inabouti, mit en garde ces apprentis-architectes contre un retour inopiné du religieux. Sacraliser le profane, n’est-ce pas faire remplir par l’État la place vacante de Dieu ? La polémique incitera Marcel Proust, qui venait de préfacer La bible d’Amiens de Ruskin (un ouvrage dans lequel l’auteur, par le biais d’un hommage à la cathédrale picarde, articula l’art dans son rapport au religieux) à la rédaction d’un article paru dans Le Figaro le 16 août 1904.112 Dans ce texte intitulé « La mort des cathédrales », l’auteur évalue les conséquences qu’entraînerait le renoncement par l’État au financement du culte. La question ne l’intéresse que du seul point de vue artistique. Une telle décision aurait des implications
111
Sur les enjeux du débat, voir : D. Hollier, « 1905, 9 décembre - Pour le profane », in De la littérature française (sous la direction de D. Hollier), Paris, Bordas, 1993, pp. 778-783. 112 J.-Y. Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, coll. NRF/biographies, pp. 527-530.
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immédiates et irréversibles sur le plan de la création. L’art, suggère Proust, s’inscrit comme par définition dans un cadre sacré.113 Dès lors, quel rapport y aurait-il entre des artistes mimant une messe dans une église ou une cathédrale désaffectée et un ministre du culte officiant réellement face à un public de croyants ? La simulation d’un rituel religieux interdit la jouissance esthétique d’un tel événement. L’art et la religion, bien qu’autonomes, relèvent tous deux d’une logique participante. Ainsi, pas plus que Péguy, Proust ne se montre favorable aux plans de réaménagement de l’espace urbain esquissés par Zola et France pour cause de modernisation des esprits. Remanié, l’article figurera dans Pastiches et Mélanges, que Gallimard met en vente en 1919. Il ne s’agissait donc aucunement d’un billet d’humeur ou d’un exercice de style d’un génie en herbe. Au contraire, Proust persiste et signe : Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ, le sacrifice de la messe, ne sera plus célébré dans les églises, il n’y aura plus de vie en elles. La liturgie catholique ne fait qu’un avec l’architecture et la sculpture de nos cathédrales, car les unes comme les autres dérivent d’un même symbolisme.114
Vingt ans plus tard, le narrateur de la Recherche, au moment de l’apothéose dans la bibliothèque de la Princesse de Guermantes, au moment donc où sa vocation d’écrivain prend enfin forme, donnant du coup son sens à l’ensemble du projet (soit la fin du Temps Retrouvé paru pour le compte de la N.R.F. en 1927), comparera lui aussi une
113
Genette s’est intéressé à la position de Proust dans ce débat. À ses yeux, le point de vue de ce dernier est en conformité avec son esthétique, axée sur le principe de la métonymie entre une œuvre et son environnement naturel et /ou culturel. Un jeu d’association spontanée qui nécessite, outre le respect du site géographique de l’édifice, celui de son temps historique, ainsi que de sa fonction d’origine (voir à ce titre : Id., « Combray-Venise-Combray », in Id., Figures IV, Paris, Seuil, 1999, coll. Poétique, pp. 263-281). Si pertinente que soit cette interprétation, il s’agira ici de situer l’esthétique proustienne dans le débat sur la question du maintien de la rhétorique. Un débat auquel Genette a contribué, principalement dans les trois premiers volumes de ses Figures. 114 M. Proust, « La mort des cathédrales », in Id., Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges (édition établie par P. Clarac et Y. Sandre), Paris, Gallimard, (1971)1984, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 144.
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œuvre littéraire à une église ou une cathédrale.115 La sacralisation de l’esthétique demeure une constante chez Proust. Dans l’immédiat cependant, sa dénonciation de la profanation de l’art n’aura été qu’un cri dans le désert. La loi sera promulguée le 11 décembre 1905, consommant du coup le divorce de l’art et du sacré. Ainsi va la vie (politique). Cette apologie d’une « cathédrale chantante » n’est pas sans importance. Elle dépasse de loin le débat des mentalités ou l’histoire du catholicisme en France. Comment expliquer l’attachement d’un auteur, dont l’absence de foi provoqua les réserves ou la suspicion des écrivains catholiques (dont Mauriac, Bernanos et Claudel116) aux vestiges du Christianisme ? Les catholiques ne s’y tromperont pas, qui comprirent tout de suite qu’il ne s’agissait là aucunement d’une profession de foi d’un néophyte zélé, mais d’un acte de protestation d’un esprit libre, soucieux de la survie de l’art. Proust ne déplore pas du tout la déperdition d’un art chrétien. La création pour lui n’est pas au service du religieux. Souveraine, elle se soustrait à toute forme de tutelle, politique ou transcendante. Agnostique, Proust ne défend pas la cause du goupillon. Au contraire, il évacue le religieux au profit du sacré. La cathédrale demeure vivante, à ceci près qu’elle change de fonction. Jadis religieuse, elle se voit désormais érigée en atelier d’artistes profanes : (…) l’église (…) contient de belles et graves pensées sculptées et peintes, et d’autres pensées qui, n’ayant pas été appelées à une vie aussi distincte et sont restées plus vagues, à l’état de belles lignes d’architecture, mais aussi puissantes ainsi, quoique plus obscures, et capables d’entraîner notre imagination dans le jaillissement de leur essor ou de l’enfermer tout entière dans la courbe de leur chute.117
L’intervention de Proust annonce les futures préoccupations des théoriciens du langage et de la littérature. Son plaidoyer pour le
115
M. Proust, À la recherche du temps perdu, vol. IV (édition établie sous la direction de J.-Y. Tadié), Paris, Gallimard, 1989, coll. Bibliothèque de la Pléiade, pp. 609-610. 116 Pour une excellente présentation de la réception de l’œuvre proustienne en France, voir : A. Compagnon, « La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust », in Les lieux de mémoire, (sous la direction de P. Nora), vol. III, Les France. 2. Traditions, Paris, Gallimard, 1992, coll. Bibliothèque illustrée des Histoires, pp. 926-967. 117 M. Proust, « La mort des cathédrales : une conséquence du projet Briand », in Id., Chroniques, Paris, Gallimard, (1927) 1943, pp. 167-168.
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respect du culte, bien loin d’appuyer une foi en Dieu, vise le maintien de l’art dans un ordre symbolique auquel il est inhérent. Une idée insolite, à l’opposé de l’esthétisation du religieux prônée par un Zola en pleine polémique post-dreyfusarde, et qui révolutionnera la pratique littéraire. Du coup, l’article du Figaro prend une autre dimension pour se lire en écho avec un texte antérieur signé du même auteur, et consacré cette fois-ci à la poésie. Les deux textes forment ainsi comme un diptyque. Il s’agit de « Contre l’obscurité », un pamphlet qui dénonce le leurre de la poésie symboliste, paru dans La Revue Blanche le 15 juillet 1896. À l ’époque, Proust venait de publier Les Plaisirs et les Jours et entamait la rédaction de Jean Santeuil, trame d’une Recherche en gestation. C’est dire l’importance du texte en vue de la genèse de l’œuvre. Définissant la poésie de son temps comme une « initiation » et une « élection », c’est en tant qu’officiant des Lettres que Proust s’avance non sans ironie. Nous revoilà et d’entrée de jeu en pleine célébration du culte. Proust dénonce trois clichés tenaces qui expliquent selon lui l’égarement de la nouvelle génération de poètes, tous placés sous la bannière de Mallarmé.118 Déplorant les « vains coquillages » et les « vers libres » de la poésie contemporaine, notre polémiste s’en prend au défaut de rhétorique dont souffriraient depuis peu les Lettres. Défaut de rhétorique qui tiendrait, primo, à l’exaltation du talent, défini comme « l’originalité d’un tempérament »119 et érigé sans vergogne comme seule source de création aux dépens du « génie permanent de la langue »120. Secundo, à l’instrumentalisation des signes, soumis aux caprices des idées. Tertio, à un certain opportunisme non dénué d’élitisme, soit un désir de plaire sans donner dans le vulgaire. Ce qui, dans le concret, revient à cultiver l’obscurité, garante d’une prétendue authenticité accessible aux seuls esprits raffinés. Proust balaie tout cela d’un revers de main pour mettre le doigt sur le nœud du problème : le statut du langage. Pour en finir avec de telles inanités, il importe selon lui de redonner au langage ses lettres de noblesse.
118 Sur le détail de la polémique et de l’entente partielle ultérieure entre les deux hommes, voir : J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., pp. 307-312. Pour une mise en contexte de l’article, voir : A. Henry, Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Paris, Klincksieck, (1980)1983, pp. 55-65. 119 M. Proust, « Contre l’obscurité », in Id., Chroniques, op. cit., p. 138. 120 Ibid., p. 138.
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Cette obscurité, tant sur le plan des images et des idées que de la composition, s’alimenterait d’un dédain (inavoué ou ignoré) à l’égard du mot. Elle se maintiendrait du fait d’une conception erronée du langage et du monde. Une conception activiste qui fait voler en éclats les lois qui pourtant les régissent. Pour Proust, ni le langage ni le monde ne sont en mutation constante. Ils sont tous deux soumis à une législation stable et immuable qui garantit leur régulation. L’auteur conclut par un appel à un retour à la nature qui, pas plus que le langage, ne se montre réfractaire à qui veut bien en observer les lois : (…) la nature, sans un néologisme depuis tant de siècles fait de la lumière avec de l’obscurité et joue de la flûte avec le silence.121
On croirait lire ici une ode à la tradition bucolique, composée par un jeune réactionnaire hostile aux innovations stylistiques ou aux chambardements paradigmatiques qui font basculer son époque dans une ère nouvelle. Ce serait passer outre la perspicacité de son analyse. Entre 1896 et 1904, l’esthétique proustienne se développe à pas lents, mais assurés. Elle mettra encore quelques années avant de révolutionner à jamais l’écriture romanesque (soit la lente métamorphose du Contre Sainte-Beuve qui deviendra le cycle romanesque de la Recherche).122 La position de Proust dans le débat opposant les catholiques aux laïcs est a priori paradoxale. Progressiste, l’écrivain a tout de suite apporté son soutien à un Zola inquiété par ses prises de position en faveur du bouc émissaire du temps de l’Affaire. Le déroulement du procès contre le signataire du pamphlet « J’accuse » constitue en outre la trame de Jean Santeuil.123 Sa sympathie pour les idéologies de gauche auraient dû en toute logique le faire rejoindre le camp de Zola. Proust au contraire invite ses lecteurs à redécouvrir l’effet bénéfique des églises. La question ne s’éclaire qu’à la lumière de sa théorie esthétique. Tout comme les cérémonies religieuses impliquent le respect de rituels et de codes transmis par la tradition, le langage est régulé par un ensemble de règles et de normes qui garantissent son bon fonctionnement. Communiants et locuteurs sont plongés dans un ordre
121
Ibid., p. 144. Voir à ce titre : J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., pp. 619-642. 123 Ibid., pp. 367-375. 122
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symbolique, indispensable à la pratique religieuse autant qu’artistique. Les cathédrales incarnent cet ordre. Transformées en théâtres, celles-ci perdraient leur fonction régulatrice à l’égard des Lettres et des arts. Une intuition que Proust ne cessera de peaufiner. En septembre 1898, alors que l’Affaire bat son plein à Paris, il se rend à Amsterdam, accompagné de sa mère, pour visiter une exposition consacrée à Rembrandt. Une visite décisive selon Tadié, car les réflexions du critique d’art Proust, quand bien même celles-ci seraient demeurées inédites de son vivant, portent en germe le projet esthétique élaboré dans la Recherche.124 C’est en des termes religieux que se définit le credo artistique de Proust. L’art, pour ce dernier, ne relève pas de la µιµησις. Il n’est pas la reproduction fidèle d’une réalité déjà là. Au contraire, la création équivaut à un travail de « traduction »125 d’une lumière intérieure, dont l’artiste est porteur et qui seule génère la beauté. Une telle expérience plonge le créateur dans un état extatique proche des mystiques. L’inspiration, pour Proust, est la révélation d’une quintessence naturelle qui germe en l’artiste. Celui-ci se doit d’en débusquer la présence en lui. L’essence naturelle ne se donne jamais telle quelle. Obscure et enfouie, elle ne s’expose au soleil qu’à l’issue d’un exercice d’écoute et de retranscription. À l’issue de sa visite à l’exposition de Rembrandt, Proust note ceci : D’abord, les œuvres d’un homme peuvent ressembler plus à la nature qu’à lui-même. Mais plus tard, cette essence de lui-même que chaque contact génial avec la nature a excité davantage, les imprègne davantage, les imprègne plus complètement. Et vers la fin, il est visible que ce n’est plus que cela qui est pour lui la réalité, et qu’il lutte de plus en plus pour la donner tout entière. 126
Cette réflexion fait écho avec la conclusion de « La mort des cathédrales ». Débusquer les lois de la nature en respectant celles du langage fait entrer l’art dans une dimension sacrée, apparente à une révélation de type religieux. Sans enceinte sacrée, la source artistique tarit. Il faut un langage à l’artiste pour articuler une réalité intérieure,
124
Ibid., pp. 380-385. Sur la notion de « traduction » comme effort de reconstitution de l’expérience dans le texte, voir : J. Kristeva, L’avenir d’une révolte, Paris, Calmann-Lévy, 1998, coll. Petite bibliothèque des idées, pp. 75-79. 126 M. Proust, « Rembrandt », in Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 660. 125
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matrice de l’art. Si les républicains ont pu bénéficier de l’appui immédiat et inconditionnel de Proust dans leur lutte contre une justice partisane et une armée xénophobe, leurs pulsions déicides l’inquiètent au plus haut point. Les cathédrales méritent d’être respectées, quels que soient les événements qui agitent le monde temporel. Privée de ses temples, l’humanité ruinerait la pratique de l’art. On comprend mieux maintenant les réticences de Proust à l’égard du projet iconoclaste de Zola de transformer les cathédrales en théâtres ou en musées. Ce serait remplacer la participation, créatrice de l’art, par la contemplation, stérile par essence. Proust ne formule pas d’objection de principe quant à une multiplication éventuelle des musées. À condition cependant d’en franchir le seuil dans un même état d’esprit que le croyant une cathédrale. Tout comme l’offrande fait entrer le croyant en communion avec une réalité qui le transcende autant qu’il le constitue, la participation à l’œuvre d’art lors d’une visite dans l’atelier d’un artiste (par exemple celle du narrateur de la Recherche chez le peintre Elstir durant son séjour à Balbec) ou dans un musée suscite une expérience sacrée. Dans les deux cas, les sentiments religieux et artistique provoquent une sortie de soi indispensable à la communion de même qu’à la création. D’un musée l’autre. D’une part, celui de Zola, qui ne sert en vérité qu’à glorifier la victoire de la raison sur le surnaturel, ou de l’immanence sur le religieux. D’autre part, celui de Proust, qui, de salle d’exposition, se transforme en atelier. La sécularisation pour Proust signifie l’évacuation du religieux, aucunement du sacré. Ce que tant les politiciens que les artistes progressistes de l’époque refusent de comprendre : (…) un musée n’aura d’intérêt véritable pour un penseur que quand en aura tout d’un coup jailli une de ces idées qui aussitôt lui paraissent riches et susceptibles d’en engendrer d’autres précieuses.127
Les « idées » dans la Recherche deviendront des réminiscences. Quant au penseur, il se vêtira désormais des habits de l’écrivain. Le vocabulaire évolue, mais l’intuition première demeure inchangée. Le rapport à l’art fait entrer l’humanité dans une communauté sacrée qui
127
Ibid., p. 660.
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dépasse le leurre d’un réel empirique au profit d’une essence enfouie, substantielle au langage.128 Celui-ci seul permet l’émergence du sacré. 1.2
La possession des Hovas
Au moment où Proust défend la cause des cathédrales, un dénommé Jean Paulhan fréquente assidûment les cours de Durkheim en Sorbonne.129 La question du sacré dans son rapport au social, actualisée par l’ethnologie naissante en France, gagne en importance à l’époque. Bataille, Caillois ou Leiris plus tard logeront à la même enseigne que le jeune Paulhan. Celui-ci embarque en janvier 1908 à
128
Proust renoncera progressivement à cette conception ontologique de l’art. Genette a fait de brillants commentaires sur ce point crucial. Nous nous y référerons plus loin dans le texte. 129 Nous empruntons les données biographiques de Paulhan à la biographie de Frédéric Badré : Paulhan le juste, paru chez Grasset en 1996. L’ouvrage de Badré, auquel on peut reprocher un manque de rigueur et une approche par moments superficielle de l’œuvre paulhanienne, a cependant le mérite de combler une lacune en la matière. Les publications consacrées à cet auteur, dont l’influence dépasse de loin son pouvoir de décision en tant que directeur de la N.R.F., sont rares. À l’heure actuelle, outre L’Hommage que sa revue lui consacra un an après sa mort, et dont les contributions relèvent le plus souvent de l’éloge ou du témoignage, seuls deux colloques (le premier en 1973, l’autre vingt-cinq ans plus tard) ont réactualisé cette œuvre pourtant décisive pour qui s’intéresse au débat sur le surréalisme, la problématique du sacré dans son rapport au langage, la question du politique et de l’esthétique, la genèse de la déconstruction, l’impact de la Troisième République sur la pratique de l’écriture, etc. Certes, il y eut en 1948 la monographie de Maurice Toesca (Id., Jean Paulhan, l’écrivain appliqué, Paris, Editions Variété), mais dont l’approche hagiographique limite l’intérêt, suivie aussitôt de l’étude de Maurice-Jean Lefebvre (Id., Jean Paulhan, une philosophie et une pratique de l’expression et de la réflexion, Paris, Gallimard, 1949, coll. Les Essais, n° XXXIII), qui rendit la lecture de cette œuvre, à l’époque fort éclatée et à diffusion limitée, plus accessible, mais sans approche intertextuelle. La lecture de Roger Judrin quant à elle (Id., La Vocation transparente de Jean Paulhan, Paris, Gallimard, 1961) s’apparente, tant sur le fond que la forme, à l’ouvrage de Lefebvre. Seul Michel Beaujour proposa un travail de relecture de contemporains de Paulhan sous l’angle des réflexions du premier sur la question du langage (Id., Terreur & Rhétorique. Autour du surréalisme, Paris, Jean-Michel Place, 1999, coll. Surfaces). L’ouvrage plus récent de Brisset est surtout axé sur son rôle au sein de la N.R.F. (Id., La N.R.F. de Jean Paulhan, Paris, Gallimard, 2003, coll. NRF/essais). Paulhan continue donc à opérer dans l’ombre, principalement après sa mort dans les travaux de Genette et de Meschonnic aussi (il y aurait sur ce point tout un travail à faire).
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Marseille pour Madagascar, où il résidera près de deux ans. Une aventure à l’issue de laquelle les Lettres Françaises seront profondément révisées. Les premiers écrits de Paulhan, résultant de sa longue observation des indigènes malgaches, ne seront pas sans ressemblance avec l’esthétique proustienne. Dans les deux cas, le langage et la littérature ne se conçoivent pas sans leur insertion dans un ordre symbolique. La parenthèse africaine de Paulhan confirmera l’intuition de Proust quant à la dimension sacrée du langage. Durant son séjour sur l’île africaine, Paulhan a tout de suite été fasciné par des poèmes populaires, appelés hain-tenys, en usage auprès des populations locales. Ces poèmes, qu’il apparente à la veine des troubadours en Occident, ont pour fonction de concilier les différends au sein de la communauté des Hovas. Paulhan les qualifie de « duels poétiques », ou encore de « poésie de la dispute ».130 Le principe est simple : chacun des opposants dispose de partisans qui peuvent les aider en leur fournissant des arguments. Celui des deux qui aura prononcé le hain-teny avec la plus riche teneur en proverbes sera 130
J. Paulhan, Les hain-tenys, in Id., Œuvres Complètes, vol. II, Tchou, Paris, 1966, coll. Cercle du Livre Précieux, pp. 77-86. Ce volume des Œuvres Complètes, établies par l’auteur lui-même, reprend la seconde édition des hain-tenys parue chez Gallimard en 1939. Celle-ci diffère de façon substantielle de la première, intitulée Les Hain-Teny mérinas, poésies populaires malgaches, éditée à compte d’auteur par la librairie orientaliste Geuthner en 1913 (pour les références, voir : J.-Y. Lacroix, Bibliographie des Écrits de Jean Paulhan (1903-1995), Paris, IMEC éditions, 1995). Or il s’agit moins d’un travail de remaniement que d’une réécriture de fond en comble du projet. La première version de l’étude se présentait comme une anthologie de 160 poèmes recueillis et traduits par l’auteur, précédée d’une longue introduction. La seconde version quant à elle, intitulée Les Hain-Tenys, reprend une conférence prononcée la même année à Monaco et ne retient que les poèmes les plus courts. Dans l’intervalle, la réflexion de Paulhan sur le langage et la littérature avait pris forme tant dans des récits que dans des ouvrages plus théoriques, publiés ou demeurés inédits jusqu’à la parution des Œuvres Complètes. En outre, la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), dirigée par Marcel Griaule, relança une négrophilie qui avait déjà inspiré les arts plastiques dès les années vingt, mais qui risqua de cautionner la politique colonialiste du gouvernement. Piège que L’Afrique fantôme de Leiris, paru chez Gallimard en 1934, dénonça par une intransigeance envers l’impérialisme occidental, caché sous les dehors de la recherche désintéressée. Du coup, Paulhan fera preuve de davantage de modestie en insistant sur la nature impénétrable de cette poésie (Voir à ce titre : J. Clifford, « 1933, février - Négrophilie », in D. Hollier, De la littérature française, op. cit., pp. 844-850, ainsi que : S. Yeshua, « Jean Paulhan et les hain-tenys : de l’étude savante au récit initiatique », in Cahiers Jean Paulhan, n° 2 (Jean Paulhan et Madagascar (1908-1910)), Paris, Gallimard, 1982, pp. 338-356.)
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proclamé vainqueur. Un équilibre fragile s’impose entre des phrases dites fortes et des phrases dites faibles. Le combattant évitera un excès de fantaisie, tout en essayant de préserver l’obscurité de son message. La réussite ne s’obtient que par le secret d’un calcul inconscient qui marie à juste dose l’ordre et sa rupture, la loi et sa transgression. Respect et violation du code vont ici de pair. Un jeu d’équilibre fragile et intense, qui met les participants en transe. Paulhan assiste à ce qu’il conviendrait d’appeler un potlach verbal : un rituel de surenchère de proverbes entre deux camps soudés par la force sacrée du langage. Mais notre ethnologue s’intéresse moins à l’effet de cohésion d’une telle expérience qu’à la magie du langage, dont il réussit à mettre à nu le double mécanisme de calcul et d’artifice. Un jeu de combinaisons auquel, simple spectateur, il ne put participer tout de suite, en dépit de progrès en décryptage assez rapides et méritoires. Et pour cause : on n’entre pas dans la société des Hovas comme un public dans un théâtre, mais plutôt comme un croyant dans une église. Sans initiation, les efforts de décodage demeureront lettres mortes. Brillante idée donc que d’avoir désaffecté les cathédrales. L’ethnologie en écope, qui désormais voit ses chercheurs interdits d’entrée dans des sanctuaires échappant pourtant à la tutelle de Rome. À moins justement de participer à la cérémonie. Bref, de retrouver la foi (en le langage s’entend). Les hain-tenys relèvent de l’inspiration plus que d’un travail de composition. L’important, c’est d’y croire. En laboratoire, Dieu ne livrera jamais ses secrets. Il en est de même des sociétés primitives, qui inscrivent leur culture dans un ordre cérémonial, ritualisé. L’obscur demeurera obscur pour qui refuse de s’initier aux mystères du langage. Ni plus, ni moins. Ce dont Paulhan prit conscience très tôt. Si éloignés que puissent être a priori les chambardements politiques sévissant dans l’Hexagone pour l’ethnographe à l’œuvre sur le terrain, celui-ci se montre tout autant que Proust soucieux de préserver la dimension symbolique du langage. D’où l’importance de décrire avec lenteur et précision les difficultés d’accès à une matière organique qui se soustrait à l’immédiat. Le témoignage de son parcours de combattant peut s’interpréter comme une mise en garde de Paulhan contre toute tentative d’expulsion du sacré, quand bien même les motifs seraient des plus nobles. On ne badine pas avec le langage, nous dit-il en substance :
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(…) j’étais parvenu entre-temps à inventer et réciter moi-même des hain-tenys. Or non seulement je n’avais à aucun degré, ce faisant, le sentiment d’un calcul ou d’une combinaison, mais il arrivait encore que tout ce qui était dans mes propos, prévision et dosage d’influence, me gênât, loin de me favoriser. (…) Au moment venu, je ne savais comment entrer en eux. Au contraire, les hain-tenys dont je pouvais le mieux constater, après coup, le succès, étaient ceux dont l’invention ne s’accompagnait en moi à aucun degré d’une considération de phrases fortes ou faibles - ceux qui m’étaient venus, pour ainsi dire, tout naturellement, comme appelés par leur sens à la fois et par la situation.131
Le langage, et c’est là sa part secrète qui le rend à la fois rebutant et fascinant, relève de l’initiation. Il est régi par ce que dans L’expérience du proverbe (un important inédit dont la première version date de 1913 pour ne paraître qu’en 1966, dans le second volume des Œuvres Complètes), Paulhan qualifiera de « convention tacite ». Passée une première couche qui garantit la communication immédiate, la langue malgache échappe à toute tentative de contrôle, pour ne se dévoiler qu’à ceux et celles des locuteurs qui maîtrisent inconsciemment son code d’accès. Véritable société secrète, ne tolérant aucune intrusion du langage commun, cette « seconde langue » intronise ses pratiquants dans une expérience ésotérique vécue à leur insu. Langage symbolique, le proverbe ne cherche pas tant à véhiculer du sens qu’à convaincre. L’efficacité du proverbe tient moins à sa valeur sémantique qu’à sa force de persuasion. Il s’agit de l’emporter sur son rival par un défi verbal. Par conséquent, le sens apparent, conforme à une approche profane du monde, est appelé à reculer face à un activisme sacré qui rend le langage imprévisible. Un activisme qui ne s’acquiert pas par observation ou par mimétisme, mais par la seule magie de la foi. Tout comme la prière n’est que vain bredouillement pour le non croyant, le proverbe malgache ne se révèle efficace qu’aux yeux de pratiquants. Ce qui, en ces temps d’inquisition laïque, n’est plus aussi évident qu’à l’époque glorieuse des « cathédrales chantantes » regrettée par Proust. Celles-ci profanées, le symbolique périt avec elles, laissant ainsi libre cours à une poésie iconoclaste. À l’instar du chroniqueur du Figaro, Paulhan déplore le blasphème infligé au langage sur le vieux continent. Nous sommes régis par le langage et
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J. Paulhan, Les hain-tenys, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., p. 85.
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non l’inverse. À ce titre, le continent noir nous impose une leçon d’humilité : Tout se passait comme s’il y eût eu, à l’intérieur de la langue commune, et perçant par instants cette langue, un second langage, ésotérique, à la pratique duquel une convention tacite attachât toute influence. 132
L’ethnologie se doit de tirer les leçons de l’histoire. Celle de la littérature en particulier. Dans le premier chapitre des Hain-tenys, l’auteur dresse un portrait sévère de la Troisième République des Lettres, soumise aux jugements aléatoires de Sainte-Beuve. Le critique hégémonique de La Revue des deux Mondes se voit sévèrement accusé de crime de lèse-majesté à l’égard du langage, injustement réduit à un médium neutre et transparent véhiculant le sens, c’est-àdire : l’inspiration du poète. Face à une telle calomnie, Paulhan entend redorer le blason du dix-huitième siècle. Une époque selon Paulhan où la nature langagière du poème ne faisait encore point frémir des esprits pudibonds, ravissant au contraire le cœur des critiques à l’affût de la partie obscure contenue par la métaphore. L’obscur n’y était pas convoité comme label de qualité, condamné à un hermétisme artificiel déjà dénoncé par Proust, mais dégagé de son mystère par un réseau de similitudes et de correspondances. Un jeu de combinaisons et d’enchaînements révélateur du fonctionnement naturel du langage, qui échappe à l’immobilisme d’un sens prétendu univoque et préexistant à son énonciation. La grande leçon des Hovas pour l’Occident en panne de sacré, c’est que le sens se constitue dans l’acte de son énonciation. La ressemblance avec Proust s’impose ici à nouveau. Le signe, par sa nature transgressive, se soustrait, selon l’auteur de la Recherche, du socius pour prendre forme et consistance dans son émergence spontanée. Pluriel, il neutralise tout effort de mainmise sur lui. Soit l’argumentation du Contre Sainte-Beuve que l’ethnologie vient confirmer ici. Les hain-tenys autant que le pamphlet de Proust font obstacle à la profanation du sacré suite à la séparation des Églises et de l’État.133 Or il n’aura pas fallu attendre 1905 pour en mesurer les 132
J. Paulhan, L’expérience du proverbe, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., p. 101. Proust et Paulhan se seraient-ils montrés injustes envers Sainte-Beuve ? Cette impression se dégage de l’étude que Wolf Lepenies consacra récemment au critique. Se référant aux travaux de Fumaroli sur la tradition des conversations en France, régulées selon un rituel et un code implicites, Lepenies rapproche les « causeries » de 133
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conséquences en littérature. Le parlement n’aura qu’entériné un état de fait qui, de l’avis séparé de Proust et de Paulhan, remonterait au moins à la deuxième moitié du XIXe siècle : Les critiques du XVIIIe siècle étaient satisfaits lorsqu’ils avaient réduit un poème à quelques figures de langage ; mais les critiques du XIXe siècle et du XXe siècle, depuis Sainte-Beuve, le seraient bien plutôt lorsqu’ils ont ramené le poème à un état ineffable, que servent et trahissent quelques figures de langage. Je me trouvais tout prêt à prendre aux hain-tenys le même plaisir que donnaient à leurs lecteurs, vers la même époque (…) les poèmes de Stéphane Mallarmé (…). Je goûtais en eux, sans grand effort, une poésie discrète, hésitante, avançant dans un clair-obscur vers l’image ou le symbole qui, en venant dégager de leur première réalité et priver de substance un désir, une plainte, un aveu, les dissolvait dans un état poétique. 134
La littérature pour Paulhan a pour fonction d’extraire de l’obscur la clarté qui lui est inhérente. Un travail de décryptage qui transcende la réalité empirique pour atteindre l’extase d’une illumination tout aussi improbable qu’évanescente. L’effet de ravissement du langage n’est possible qu’à condition que lui soit octroyé son pouvoir d’envoûtement. Ce qui ne serait plus le cas depuis plus de deux siècles. Cette perte de confiance dans la valeur naturelle des mots a gravement contaminé la pratique littéraire. Paulhan en donnera l’illustration à maintes reprises. L’adéquation des mots et des choses, ainsi qu’il le démontre dans Jacob Cow ou Si les mots sont des signes, opère comme une stratégie de neutralisation d’une réalité inaccessible, dont l’opacité effare plutôt que d’émerveiller comme jadis.135 Le langage étant désormais tabou, rien d’étonnant à voir des ethnologues tels que Sainte-Beuve de l’esthétique proustienne. Réfractaire à toute critique normative, Sainte-Beuve aurait souligné l’inadéquation du réel et de la littérature. Celle-ci nécessiterait aux yeux de ce dernier un travail de transposition permanent. Par ailleurs, s’il accordait un pouvoir transgressif à l’écriture, c’était à condition de ne pas la soumettre à un programme politique. En d’autres mots : de même que Proust ou Paulhan, SainteBeuve aurait respecté la dimension symbolique de la littérature, sa perversion essentielle, ainsi que son autonomie inconditionnelle (voir à ce titre : Id., Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, Paris, Gallimard, 2002, coll. Bibliothèque des Idées). 134 Ibid., pp. 74-75. 135 J. Paulhan, Jacob Cow ou Si les mots sont des signes, in Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 133-134. (Parue originellement en feuilleton dans la revue surréaliste Littérature en 1920, l’étude sera mise en vente par les éditions du Sans Pareil l’année suivante.)
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Lévy-Bruhl, dont Paulhan fréquenta les cours à l’époque, se bercer dans l’illusion d’une transparence totale de la langue occidentale et en conclure à un défaut d’abstraction chez les primitifs. Hypothèse fallacieuse que dans un inédit intitulé La mentalité primitive et l’illusion de l’explorateur datant de 1925, l’élève renversera. Le lexique des cultures primitives n’étant pas abstrait, leur esprit ne peut qu’avoir une capacité d’abstraction plus développé que les occidentaux qui, eux, ont le matériau requis pour transcender le naturel. Un tel leurre présuppose une conception figée et mortifère du langage, mis au chômage pour des raisons de confort psychique.136 Si l’explorateur prend pour des idées les mots des primitifs, c’est dans la mesure où luimême tient ses propres mots pour idées et pour choses. Projection donc de l’observant sur l’observé. Or de l’ethnologie à la critique littéraire, il n’y a qu’un pas, ces deux disciplines travaillant la même matière. Le programme des futures Fleurs de Tarbes est annoncé, qui recoupe le projet proustien élaboré dans la Recherche. La littérature se doit désormais d’être respectueuse du signifiant qui la détermine autant que le signifié : (…) le critique juge des pensées d’un écrivain sur l’œuvre écrite, langage aussi nouveau que le peut être à l’explorateur la langue luganda ; l’écrivain lui-même se juge en critique, avec un esprit étranger. Tous deux ainsi s’exposent à des illusions qu’il faudrait mettre en lumière, si du moins l’on n’a pas le goût de tromper et d’être trompé.137
Le centre de gravité des réflexions de Paulhan s’est peu à peu déplacé de l’ethnologie vers la littérature. Comme si la première devait servir de boîte à outils à la seconde qui constituera la quête du Graal du futur directeur de la N.R.F. jusqu’à sa mort en 1968. Dès son retour de Madagascar en 1911, le milieu intellectuel parisien s’intéressera à ce jeune auteur qui, à l’époque pourtant, ne compte que quelques titres à son actif et dont la diffusion, en raison de tirages à chaque fois limités, ne peut aucunement garantir une large audience. Son itinéraire le conduira pourtant, après une parenthèse surréaliste fort
136
Pour une critique du symbolisme primitif dépourvu de toute dimension rhétorique chez Lévy-Bruhl, voir aussi l’analyse de Todorov (Id., Théories du symbole, Paris, Seuil, (1977)1985, coll. Points/Essais, n° 176, pp. 278-284). 137 J. Paulhan, La mentalité primitive et l’illusion des explorateurs, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 152-153.
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mouvementée, vers la revue de Rivière. Celui-ci lui proposera très tôt, quelques mois à peine après la publication dans la N.R.F. en février 1920 de « La guérison sévère »138, un premier bref récit, le poste de secrétaire de rédaction. Poulain de Rivière, Paulhan succédera, à la mort de celui-ci cinq ans plus tard, à la fonction de rédacteur en chef.139 Désormais, c’est dans l’enceinte de la plus prestigieuse des revues françaises, faisant depuis sa fondation de la liberté des Lettres son adage, que se poursuivra une longue réflexion sur le langage et la littérature. D’entrée de jeu, le comité de rédaction de la N.R.F. s’était fait un point d’honneur de demeurer impartial tant sur le plan politique que moral. Outre son souci de soustraire l’esthétique aux clivages idéologiques ambiants, il s’est toujours refusé d’apprécier les manuscrits ou la production littéraire en fonction de critères moraux préétablis. Au contraire, la revue accordait volontiers sa tribune à des auteurs tels que Proust ou Gide bien sûr, dont la focalisation exclusive sur la part d’ombre de l’âme était, si pas immorale dans son essence, pour le moins a-morale dans son approche. Cette volonté affichée d’autonomisation de la pratique littéraire peut également s’interpréter comme un engagement politique qui cache son nom. Anciens dreyfusards pour la plupart, les fondateurs et principaux collaborateurs de la revue avaient des affinités de gauche qui ne purent que les faire abhorrer les tentatives de mainmise par L’Action française sur l’esthétique, coincée par ses idéologues dans un carcan nationaliste et xénophobe.
138
J. Paulhan, «La guérison sévère », N.R.F., n° 77, février 1920, pp. 201-223. Pour plus de détails sur l’arrivée de Paulhan au sein de la rédaction de la N.R.F., voir : P. Assouline, Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française, Paris, Seuil, (1984)1985, coll. Points/biographies, n° B11, pp. 127-131, ainsi que M. Cornick, The Nouvelle Revue Française under Jean Paulhan (1925-1940), Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1995, coll. Faux Titre, n° 93, pp. 14-17. Son intronisation officielle coïncide avec le moment décisif où Rivière tente d’assurer sans fracas la relève de l’ancienne génération d’écrivains par du sang neuf (voir à ce titre : J. Lacouture, Une adolescence du siècle. Jacques Rivière et la N.R.F., Paris, Seuil, 1994, pp. 382-412). L’initiation de Paulhan par Rivière laisse supposer que celui-ci, bien que catholique à l’époque - en cela donc plus proche d’un Claudel que mettons le jeune Breton -, ne manqua ni de perspicacité, ni d’audace pour assurer une progressive et nécessaire métamorphose de sa revue, ainsi en écho permanent avec les mutations esthétiques de son temps. 139
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Faisant du pluralisme sa ligne de conduite, la N.R.F. aura fait barrage face à la percée de l’extrême droite en France.140 Paradoxalement, la liberté des Lettres se trouvait compromise selon Paulhan non pas par le politique, l’éthique ou le religieux, mais par elles-mêmes. Plus précisément : par une conception du langage légataire d’une vision désacralisée du monde. Une profanation pernicieuse, que Paulhan s’efforcera de dénoncer par une pratique d’écriture dévastatrice, ainsi que par un travail d’analyse subséquent. Comment remédier au mal qui ronge les Lettres depuis trop longtemps ? Une fois le diagnostic établi, Paulhan proposera un traitement qui bouleversa comme une bombe à retardement le champ littéraire. Tout comme Proust au même moment, il plaidera pour un retour aux cathédrales désenchantées, laissées à l’abandon depuis leur désertion collective. Réinvestir ces somptueux temples délaissés : chez Proust, ce programme se traduira par une réflexion inédite sur le temps dans son rapport à l’espace. Chez Paulhan, par un effort de ré-articulation du langage dans son rapport au temps. Même souci donc chez les deux hommes de rompre avec l’illusion d’une continuité temporelle, garante d’une logique unitaire régulatrice des différentes sphères de la vie en société. Un principe pernicieux qu’il importait de déconstruire avec l’efficacité de mise. Opérant dans l’enclos de l’espace littéraire, Proust et Paulhan élaboreront chacun séparément une riposte politique par le biais d’une esthétique innovatrice, contestataire de tout ordre établi. Il s’agira donc dans un premier temps d’exposer la nature révolutionnaire de l’écriture chez Proust. Une écriture qui puise dans le mal son pouvoir de transgression. Un mécanisme analogue stimule les réflexions de Paulhan, que nous étudierons par après. 1.3
Proust bâtisseur de cathédrales
Le moteur de l’écriture proustienne, illustré le plus souvent par la scène de la madeleine qui, dans Combray141, active la mémoire 140 Voir à ce titre : A. Anglès, André Gide et le premier groupe de La Nouvelle Revue Française. La formation du groupe et les années d’apprentissage. 1890-1910, Paris, 1978, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, pp. 168-220. 141 M. Proust, Du côté de chez Swann, in Id., À la recherche du temps perdu, (édition publiée sous la direction de J.-Y. Tadié), Paris, Gallimard, (1987)1991, coll. Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, pp. 43-47.
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involontaire du narrateur, est suffisamment connu pour ne pas avoir à la réexaminer ici. En revanche, que cette écriture, qui provoque la collision accidentelle du passé et du présent (expérience d’une sortie du temps suscitant une émotion forte de type extatique génératrice de l’œuvre), s’allie de la sorte au mal mérite que l’on s’y attarde de plus près. La question a notamment fait l’objet des lectures de Kristeva et de Sollers.142 Tous deux s’accordent à voir Proust bâtir sa cathédrale non pas sur les reliques d’un saint martyr, mais sur le site marécageux du Diable en personne. La perversion alimente l’édifice proustien, dont elle forme la charpente.143 Cette cathédrale du mal qu’est La recherche du temps perdu n’est aucunement constituante de la communauté. Bien au contraire : centrifuge par essence, elle fissure le tissu social, principalement selon Sollers par le biais du saphisme qui, plus encore que l’homosexualité masculine, mine le primat du social. Effrontées, les fleurs de Gomorrhe, dans les recoins enfouis de Balbec ou dans la maison ainsi profanée de feu M. Vinteuil, s’agitent entre elles sans l’intermédiaire d’un insecte. Une pratique infiniment plus subversive que la contre-société que, faute de reconnaissance sociale, les bourdons du type Charlus se voient contraints de former avec les jupiennes orchidées de passage.144 Rompant avec le mythe fondateur de « l’androgyne primordial », assises de toute vie en société, Proust met la pratique littéraire en rupture de ban. La perversion brouille les cartes sociales, donnant à l’écriture du mal une dimension politique.145 Toute pratique déviante de la sexualité, c’est-à-dire vécue dans une intention non procréatrice, sape la société, ainsi menacée dans sa
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En vérité, il conviendrait de remonter aux lectures par Bataille de Proust dès 1941 pour voir s’éclairer la question du mal dans cette œuvre singulière. Cette lecture ampute cependant le mal de son rapport à l’écriture. (Nous aurons l’occasion d’y revenir dans le troisième chapitre.) 143 Sur l’homosexualité originaire, qualifiée par Proust d’« l’Hermaphroditisme initial » et dont les signes sont interprétables par le seul artiste, voir aussi : G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, (1964)1998, coll. Quadrige, n° 219, pp. 97-102, ainsi que : A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1993, pp. 257-297. 144 P. Sollers, « Proust et Gomorrhe », in Id., Théorie des Exceptions, Paris, Gallimard, 1986, coll. Folio/essais, n° 28, pp. 75-79. 145 P. Sollers, Vision à New York (Entretiens avec David Hayman), Paris, Gallimard, (1981)1998, coll. Folio, n° 3133, p. 138.
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survie. C’est dans cette transgression qu’émerge l’œuvre proustienne.146 Kristeva rejoint Sollers sur ce point. L’écriture proustienne résulte selon elle d’un processus de désacralisation de l’image maternelle. La vengeance sur la mère pour ainsi s’en séparer provoque une cassure brutale et irréversible. Un préalable indispensable au plaisir sexuel, ainsi qu’à la création esthétique qui lui est corollaire.147 Perversion et écriture vont ici de pair. Dépassant le simulacre de la réalité immédiate, la fiction est seule à même d’atteindre la vraie vie. Le réel est symbolique ou n’est pas. En dehors des cathédrales, celui-ci n’est que pure évanescence. L’effort de réhabilitation par Proust de l’esthétique religieuse s’inscrit dans son projet d’incorporation du temps, ainsi rendu sensible. L’art seul permet d’y aboutir. L’outillage psychanalytique dont se sert Kristeva réintroduit la littérature dans l’enceinte sacrée :
146
Voir à ce titre aussi : S. Zagdanski, Le sexe de Proust, Paris, Gallimard, 1994, coll. L’Infini. 147 J. Kristeva, Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, (1994)2000, coll. Folio/essais, n° 355, pp. 41-45. L’argumentation sera reprise dans : Id., Pouvoirs et limites de la psychanalyse II, La révolte intime, Paris, Librairie Générale Française, (1997)2000, coll. Le livre de poche/biblio-essais, n° 4294, pp. 8695. Le thème du matricide symbolique comme condition d’émergence de l’écriture proustienne n’a pas cessé d’intriguer Butor (Id., « Les moments de Marcel Proust », in Id., Répertoire I, Paris, Les Éditions de Minuit, (1960)1979, coll. Critique, pp. 163172, Id., « Les œuvres d’art imaginaires chez Proust », in Id., Répertoire II, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, coll. Critique, pp. 252-292, et Id., « Les sept femmes de Gilbert Le Mauvais », in Id., Répertoire IV, Paris, Les Éditions de Minuit, (1974) 1981, coll. Critique, pp. 193-322). Il a par ailleurs été développé par V. Forrester (Id., La violence du calme, Paris, Seuil, 1980, coll. Essai, pp. 116-142), Philippe Boyer (Id., Le petit pan de mur jaune, Paris, Seuil, 1987, coll. Fiction & Cie), Vincent Kaufman (Id., L’équivoque épistolaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, coll. Critique, pp. 36-39), Michel Scheider (Id., Maman, Paris, Gallimard, 1999, coll. L’un et l’autre), ainsi que par Yves-Michel Ergal (Id., Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, l’écriture de l’innomable, Paris, éditions du Temps, 2002).
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Viril et inaccessible, l’amour homosexuel chez Proust condamne à l’impossible et prête en conséquence à la douleur, au rire ou au dépassement par l’art. « Célibataire de l’art », comme Swann, Charlus se trompe parce qu’il privilégie le désir. Le mari d’Odette ajoute à sa funeste dépendance physique un défaut sournoisement mais définitivement fatal à sa carrière : sa judéité. La singularité de l’artiste consiste à intégrer ses travers en les racontant, pour accéder à l’immense cathédrale du souvenir qu’est l’œuvre. Il n’en reste pas moins que tous les deux, le juif et l’homosexuel, demeurent ses doubles. Les épreuves, indispensables et absolues, qui jalonnent la voie de la sublimation.148
Sacrée, l’écriture proustienne réinsère l’homme dans les cathédrales rétablies de la sorte dans leur splendeur originaire. Reconduite dans ces saints lieux, l’humanité n’est pas pour autant conviée à revivre sous l’autorité de l’Un divin. Son émancipation ne se réalise selon Proust que par l’application d’un jeu subtil avec les règles de l’art. Or qui dit jeu, dit respect des lois : non pas pour les confirmer, mais pour les déjouer précisément. Tout est dans l’intelligence des règles. Ce qui explique pourquoi Proust se maintient dans l’axe du Christianisme. Si a-théologie il y a, celle-ci ne peut aucunement se couper de la dimension symbolique qui la sous-tend. À ce titre, les lectures de Genette demeurent d’actualité. Ce dernier mit le premier en évidence la trame judéo-chrétienne dans la Recherche. Le mythe d’un Paradis perdu, l’idée d’une chute dans le Temps, la promesse du Salut, l’extase finale de la Réminiscence, ainsi que la réalisation dans une œuvre de l’Adoration perpétuelle : toute la dialectique du cycle aboutit au dévoilement progressif d’une Vérité. En même temps, les fondements de cette cathédrale sont sans cesse ébranlés par une dynamique contraire qui empêche la Révélation finale. Cette dynamique est de nature langagière. L’architecture proustienne est marquée selon Genette par une tension permanente entre, d’une part, la transcription par la métaphore de la réminiscence et, d’autre part, la rupture de cette illusion substantialiste par le principe analogique. Alors que la métaphore tente de révéler une prétendue essence ontologique du réel, l’analogie fait s’évanouir celle-ci au profit de l’écriture. Éclatement du temps et de l’espace, la réalité est toujours déjà différée. Le mouvement vers le haut est sans cesse contrecarré par une force inverse : 148
J. Kristeva, Le temps sensible, op. cit., pp. 269-270.
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La fascination du Commandeur L’écriture proustienne se fait ainsi, entre ses intentions conscientes et son accomplissement réel, la proie d’un singulier renversement : partie pour dégager des essences, elle en vient à constituer, ou restituer, des mirages ; destinée à rejoindre, par la profondeur substantielle du texte, la substance profonde des choses, elle aboutit à un effet de surimpression fantasmagorique où les profondeurs s’annulent l’une par l’autre, où les substances s’entre-dévorent. Elle dépasse bien le niveau « superficiel » de la description des apparences, mais non pas pour atteindre celui d’une réalité supérieure (le réalisme des essences), puisqu’elle découvre au contraire un plan du réel où celui-ci, à force de plénitude, s’anéantit de lui-même. 149
À la logique identitaire propre à la métaphore, Genette oppose ce qu’il serait permis d’appeler la différance créatrice de l’analogie. Résistance, en d’autres mots, de l’écriture au réel. Une résistance qui ne peut s’éprouver ailleurs que dans l’enceinte sacrée du temple. La Recherche décrit la mutation progressive du langage vers son essence éclatée. Dans un premier temps, Proust tente vainement d’avoir prise sur le réel. Un échec qui le contraint à abandonner tout effort de présentification au profit de l’écriture : (…) le vrai miracle proustien, ce n’est pas qu’une madeleine trempée dans du thé ait le même goût qu’une autre madeleine trempée dans du thé, et en réveille le souvenir ; c’est plutôt que cette seconde madeleine ressuscite avec elle une chambre, une maison, une ville entière, et que ce lieu ancien puisse, l’espace d’une seconde, « ébranler la solidité » du lieu actuel, forcer ses portes et faire vaciller ses meubles. Or, il se trouve que c’est ce miracle-là (…) qui constitue l’ « immense édifice » du récit proustien.150
149
G. Genette, « Proust palimpseste », in Id., Figures, Paris, Seuil, 1966, coll. Tel Quel, p 52. 150 G. Genette, « Métonymie chez Proust », in Id., Figures III, Paris, Seuil, (1972)1996, coll. Poétique, pp. 57-58. La lecture de Kristeva se veut tributaire sur ce point des travaux de Genette (voir à ce titre : Id., Le temps sensible, op. cit., pp. 348397). Il en est de même pour Tadié, qui définit la métaphore dans la Recherche comme un feu d’artifice métamorphosant la réalité brute en un roman poétique (Id., Proust et le roman, Paris, Gallimard, (1971)1986, coll. Tel, n° 98, pp. 428-433). En 1950, Georges Poulet avait déjà analysé l’effet de déréalisation par l’écriture chez Proust (Id., Études sur le temps humain, Paris, Plon, 1950, pp. 364-404). Sur l’écriture comme éclatement d’une illusion essentialiste chez Proust, voir aussi : A. de Lattre, La doctrine de la réalité chez Proust, II. Les réalités individuelles et la mémoire, Paris, Corti, 1981, pp. 153-169.
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Proust et le narrateur de la Recherche auront chacun à faire le deuil d’une illusion essentialiste du langage. Cette démystification du langage permettra tant à l’un qu’à l’autre de découvrir la nature mensongère de celui-ci. Les connotations, lapsus, transferts et codes implicites régulant la conduite sociale, de même que les écarts entre le gestuel et le verbal ou entre les mots et la voix - écarts minutieusement analysés par le narrateur - témoignent selon Genette d’une pluralité inhérente au signifiant proustien. Véritable écriture idéographique, le langage nécessite, tel un palimpseste, un travail de décodage pointu et incessant, auquel se prête volontiers Marcel. La Révélation de la Vérité s’avère ainsi illusoire. Parallèlement à cette eschatologie profane, s’élabore un processus contraire de désenchantement du langage, seul générateur de la littérature. Proust, au même titre que Mallarmé ou Paulhan, dénonce le leurre d’une adéquation des mots et des choses ou d’une soumission de ceux-là à celles-ci : (…) Si les mots étaient l’image des choses, dit Mallarmé, tout le monde serait poète, et la poésie ne serait pas ; la poésie naît du défaut (au défaut) des langues. La leçon de Proust est à peu près parallèle : si le mot « premier » était véridique, le langage second n’aurait pas lieu d’être. C’est le conflit du langage et de la vérité qui produit (…) le langage indirect ; et le langage indirect, par excellence, c’est l’écriture - c’est l’œuvre.151
Dès lors, lire la Recherche en dehors des cathédrales ou dans des églises désaffectées reviendrait à céder à son insu au syndrome du docteur Cottard, dont l’insuffisance rhétorique atteste son enfermement dans un réel inexistant. Cottard n’est autre que Proust moins la littérature. Que le premier soit académicien ne relève aucunement de l’arbitraire. L’artiste règle de la sorte ses comptes avec un monde où la différance n’est plus guère de mise. La science se donne des airs de sérieux, alors qu’elle foule de plein pied la complexité du langage et du réel. À l’écrivain de tourner en dérision les prétentions d’exactitude de toute discipline scientifique par un portrait féroce d’une des personnalités les plus éminentes dans son domaine. Déplorant toute obscurité poursuivie pour elle-même, le signataire de « Contre l’obscurité », auteur depuis d’une œuvre inachevable, n’aura cessé de dénoncer la
151
G. Genette, « Proust et le langage indirect », in Id., Paris, Figures II, Paris, Seuil, 1969, coll. Tel Quel, p. 294.
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misère linguistique de son époque par le recours à une technique d’écriture respectueuse de la polysémie du signifiant. La langue et la littérature sont par essence plurielles. Qu’on se le dise… 1.4
Paulhan dans le sillage de Proust
Proust, on l’a vu, ne fera pas cavalier seul dans cette bataille. Très tôt, il sera rejoint par l’auteur des Hain-tenys. Il est improbable que le père de Paulhan, Frédéric, philosophe protestant avec des sympathies de gauche, ait été abonné au Figaro. Quant au Côté de chez Swann paru à compte d’auteur chez Grasset en 1913, Jean n’en aura probablement pas pris connaissance tout de suite. En revanche, des affinités électives s’observent entre les deux familles. L’ancrage des deux pères dans la tradition anticléricale et républicaine ne pouvait que favoriser une complicité à distance entre le futur directeur de la N.R.F. et le mondain insomniaque du boulevard Haussmann.152 Ce qui, de toute évidence, sera le cas. L’œuvre de Proust accompagne la réflexion de Paulhan sur le langage et la littérature, qu’elle scande de ses références. Dès 1930, dans un commentaire sur Les infortunes de la vertu que venait de publier Maurice Heine, Paulhan salue le talent d’écrivain de Sade, en qui il voit le précurseur de Proust.153 Il perçoit tout de suite l’intrication du mal et de l’écriture dans la Recherche. Cette revendication immédiate par Paulhan de l’œuvre proustienne semble néanmoins susciter quelques réticences en lui. Ainsi, dans une lettre à Gide avant le départ de celui-ci pour le Congo en juillet 1925, Paulhan affirme sans détour que l’œuvre du co-fondateur de la N.R.F. présente plus d’intérêt que celle de Proust ou de Valéry. Contrairement à ces deux écrivains, « chez qui la découverte d’un langage est un moment bien délimité de la vie et de l’existence », Gide ne cesserait quant à lui de peaufiner sa réflexion en la matière. Paulhan ira même jusqu’à placer son programme théorique sous la bannière de son mentor : 152
Pour un portrait détaillé d’Adrien Proust, voir : J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., pp. 45-56. Pour celui de Frédéric Paulhan : F. Badré, Paulhan le juste, op. cit., pp. 2330. 153 J. Paulhan, « Notes sur Les infortunes de la vertu du Marquis de Sade », N.R.F., n° 204, septembre 1930, pp. 414-417. (Repris dans : Id., Œuvres Complètes, vol. IV, op. cit., pp. 312-315.)
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Il me semble que votre œuvre pose des problèmes de langue, littéraires (…) tels (…) qu’ils exigent de ceux qui veulent les considérer une science que je me trouve encore loin de posséder. Il me semble qu’il y a ici toute une rhétorique - certes sans ressemblance avec l’ancienne - à découvrir ; cette rhétorique même, dont l’absence fait que l’activité et le génie d’un écrivain se doivent aujourd’hui dépenser à inventer, plutôt qu’à exercer un langage.154
Si dans sa correspondance avec Gide à l’époque, Paulhan se montre réticent vis-à-vis de l’auteur de la Recherche, il serait faux d’en déduire une méfiance aussi univoque de sa part. Toute sa vie durant, Gide ne cessera de buter sur l’obstacle Proust. Le différend implicite opposant les deux écrivains tient au mode de transposition du vécu sur le plan littéraire.155 Transposition directe pour l’auteur de Corydon, qui croit au témoignage en écriture, mettant du coup le symbolique et le réel sur le même pied. Transposition indirecte pour l’auteur du Contre Sainte-Beuve, dont le plaidoyer consiste à en finir avec l’illusion du réel au profit de l’imagination. Sous cet angle, le Journal de Gide peut se lire comme la chronique d’un rendez-vous manqué avec une œuvre qui le fascine autant qu’elle l’effare.156 Or Paulhan rejoint Proust sur ce point. Dans son commentaire sur Corydon qui venait de paraître, il salue le seul travail d’écriture de Gide, manifestant explicitement son indifférence quant à la thématique en soi. Corydon n’est pas un traité sur la sexualité humaine signé Cottard, mais une œuvre littéraire qui déjoue avec brio les règles de composition traditionnelles. Appréciant Corydon à la lumière de Sodome et Gomorrhe, Paulhan rapproche Gide de Proust. Du coup, sa suspicion à l’encontre de l’auteur de la Recherche se dissipe. Tout se passe comme si Paulhan, dans un souci de ne pas froisser Gide, simule dans le courrier qu’il lui adresse un scepticisme partagé envers Proust,
154
Voir la lettre datée du jeudi 9 juillet 1925 repris dans : A. Gide & J. Paulhan, Correspondance 1918-1951 (édition établie et annotée par F. Grover et P. Schartenberg-Winter, avec une préface de D. Aury), Paris, Gallimard, 1998, coll. Cahiers Jean Paulhan, n° 9, p. 39. 155 Á aucun moment, leur correspondance, placée sous le signe du repentir de Gide se pardonnant mal d’avoir refusé la publication d’Un amour de Swann, ne fait état de cette divergence de vue essentielle quant à l’écriture et son rapport au réel. 156 Voir à ce titre : A. Buisine, « C’est la faute à Proust… », Magazine littéraire, n° 306, janvier 1993, pp. 53-56.
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alors que son esthétique est dans le prolongement direct de la Recherche : Ce qui me touche le plus vivement dans Corydon, c’est une gravité, un ton dont je pensais bien qu’il nous était et même qu’il vous était défendu. Je me suis dit d’abord : … un livre trop ingénieux et trop habile à persuader les lecteurs les plus différents qui soient pour ne pas paraître à chacun d’eux composé d’éléments disparates (que me fait, par exemple, que la pédérastie soit ou non « naturelle » ?) Mais ce ton emporte tout : fallait-il un détour assez singulier pour que la vertu revînt nous parler, d’une voix naturelle, d’une voix si juste qu’elle semble porter sa preuve avec elle.157
Paulhan se montrera indécis par moments dans son appréciation de Proust. Dans le Traité des figures rédigé en 1953, mais demeuré inédit de son vivant, il lui reprochera son mépris de la rhétorique. L’expert des proverbes malgaches y déplore à nouveau le manque d’égard de l’auteur de la Recherche envers la rhétorique, qu’il tourne en dérision. À ce titre, M. Norpois est mis sur la sellette. Son langage pompeux et truffé de proverbes ne sert selon Marcel qu’à cacher la banalité de ses pensées.158 En même temps, dans sa Petite préface à toute critique paru chez Minuit deux ans plus tôt, Paulhan se revendique de Proust. L’argumentaire démontre la confusion chez Sartre du mot et de la pensée. Une confusion révélatrice d’un malaise à l’égard du signifiant.159 Or, contrairement à Sartre, Proust, lui, ferait « preuve d’humour ».160 Une citation sibylline qui nous renvoie à la Bastille. Dans « Le Marquis de Sade et sa complice », paru dans La Table Ronde en juillet 1945, Paulhan eut l’audace de rapprocher Justine du Nouveau Testament. Une démarche à première vue blasphématoire, mais qui se justifie aux yeux du commentateur par l’humour dont font preuve tant l’apôtre du Bien que celui du Mal.161 Le détachement amusé du Christ ou les éclats de rire accompagnant les scènes de torture dans l’imaginaire sadien nous rappellent que la littérature
157
A. Gide & J. Paulhan, Correspondance 1918-1951, op. cit., p. 81. J. Paulhan, Traité des figures ou la rhétorique décryptée, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 230-231. 159 J. Paulhan, Petite préface à toute critique, Ibid., p. 300. 160 Ibid., p. 300. 161 J. Paulhan, « Le Marquis de Sade et sa complice ou les Revanches de la pudeur », Œuvres Complètes, vol. IV, op. cit., p. 11. 158
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s’alimente du merveilleux. Rien de plus aberrant pour Paulhan que d’ignorer le fantastique inhérent au réel et que l’écriture reproduit. Le mérite de Proust est d’avoir revalorisé le langage en interprétant les sensations comme des signes d’autant de lois et d’idées. D’avoir en d’autres mots donné priorité à l’imagination sur le réel. Soit le programme du Temps retrouvé que Paulhan revendique au point de le reproduire intégralement : En somme, qu’il s’agisse des impressions comme celles que m’avait données la vue des clochers de Martinville, ou des réminiscences comme celles des deux marches ou le goût de la madeleine, il faut tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre, ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que de faire une œuvre d’art ?162
L’identification de Paulhan avec l’auteur de la Recherche ira s’accroissant. Au point qu’en 1957, dans Les douleurs imaginaires, il associera son destin à celui de Swann. Dans cet inédit à plus d’un titre fort énigmatique, Paulhan pose la question du rapport de la pensée au réel. Il y entame une réflexion sur l’imagination et la réalité d’un corps souffrant. La trame de ce récit rédigé à la première personne est autobiographique. L’idée de base, que Paulhan développera la même année dans un autre inédit intitulé Le clair et l’obscur, est que notre pensée ne suffit pas à elle-même, qu’il lui faut au contraire puiser dans l’obscur, le non-sens, le surnaturel, l’absurde ou la déraison les ingrédients de sa réflexion. De même dans la vie, tout événement contient sa part d’ombre. Swann est ensuite convoqué, qui décèle brusquement dans la fameuse sonate de Vinteuil la présence de ce que Paulhan appelle « la Réalité invisible et comme divine », qui se sert des impressions auxquelles l’amant d’Odette s’était abandonné pour parvenir jusqu’à lui. La petite musique fut comme un prélude à une révélation. Une expérience mystique qui échappe à l’entendement. Tout comme les douleurs qu’éprouve un Paulhan alité sont pour lui comme l’expérience d’un renversement. Le langage ici n’est plus guère de mise. Du moins dans sa conception profane. Car le seul fait d’avoir conscience de son défaut nous fait entrer dans la dimension
162
J. Paulhan, Benda, le clerc malgré lui, Œuvres Complètes, vol. III, op. cit., p. 250.
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sacrée du langage. Il ne s’agit donc pas, telle la tradition mystique, de rendre l’expérience extatique ineffable, mais de renoncer, sitôt ce seuil franchi, à instrumentaliser les signes163 : (…) tout se passe comme si l’événement sacré avait partie liée avec le peu, avec le manque. Et pour Swann aussi, la meilleure preuve qu’il ne se trompe pas en croyant à l’existence réelle de la phrase musicale, c’est -ajoute curieusement Proust - que le compositeur n’avait pas « cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main ». Ainsi, le morceau abonde en lacunes et en défaillances, et c’est sur les défaillances, sur les manques, sur la part de l’événement qui échappe à la pensée, que Swann reconnaît son caractère divin. Or il arrive que cette lacune ne soit pas seulement observée - mais appelée, mais souhaitée comme un prélude nécessaire à la révélation.164
Tout un travail reste à faire sur Paulhan lecteur de Proust. Mais les moments d’hésitation passagère n’affaiblissent en rien les points de convergence entre les deux écrivains. Proust et Paulhan ne conçoivent l’obscurité du langage qu’en fonction d’une transparence qui lui est corollaire et vice versa. Rompant avec une conception utilitaire du langage, ils s’intéressent à sa part sacrée, dont ils conçoivent chacun séparément les richesses à explorer. Ce travail de décryptage nécessite à leurs yeux le statut de sacerdoce ou de pratiquant. La langue ne se révélant transgressive qu’en cercles restreints d’initiés. La question du sacré intriguera Paulhan qui y consacrera un ouvrage entier. Rédigé entre 1934 et 1935, le Traité du Ravissement, matrice du Don des langues (1966) qui est en germe au même moment, est indéniablement un texte majeur de l’époque que Paulhan renoncera cependant à publier et qui ne figurera pas non plus dans ses Œuvres Complètes. Il s’agit d’une correspondance fictive et à sens unique entre le dénommé Jean Paulhan et son destinataire, Monsieur de Hohenhau. Trente-quatre lettres en tout, truffées d’ironie, qui développent une réflexion inédite sur la langue et la littérature face à 163
Cette lecture de Proust n’est pas sans rappeler celle, intitulée « L’expérience de Proust », qu’en proposa Blanchot en mai 1943 dans le Journal des débats et reprise dans Faux pas, son premier volume de commentaires publié chez Gallimard la même année, à l’invitation de Paulhan. C’est moins Paulhan qui est redevable à Blanchot de cette idée d’une intrication du mal et du langage que le second du premier. (Nous aurons l’occasion d’y revenir dans le troisième chapitre). 164 J. Paulhan, Les douleurs imaginaires, in Ibid., p. 328.
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l’extase. L’alter ego de l’auteur tente d’y débusquer le secret des écrivains par le décryptage du langage littéraire. Un secret qui a trait selon lui à quelque loi touchant aux rapports du langage et de la pensée. Fort de l’expérience ethnographique de son père créateur, le personnage Paulhan développe l’idée d’une trivalence du langage, à savoir qu’un même terme désigne à la fois et en même temps un mot, une pensée et un fait. Ce qui pour l’un n’est que mot peut être vécu comme un fait ou une idée par un autre et vice versa. Or la critique soumet le langage à la pensée et le mot à la chose. Elle découpe et hiérarchise une réalité qui ne ferait qu’une. L’écriture, au contraire, respecte cette trivalence. Le sentiment de possession du monde par le poète, l’effet de magie de l’art qui confond les mots et les choses, enfin, le paradoxe de l’écrivain qui ne distingue plus la pensée du langage démontrent bien aux yeux du héros-narrateur la dimension sacrée de la littérature, qui fait plonger l’auteur autant que ses lecteurs dans un état de ravissement. Tout comme Proust, « Paulhan » situe l’enjeu de la littérature au niveau du vide d’où elle émerge et qu’elle respecte comme tel. Qualifié de « défaut », ce vide donne au langage sa dimension sacrée. L’écriture se rapproche de la sorte des duels poétiques malgaches165 : (…) ces révélations mêmes qui nous viennent de l’œuvre littéraire, et les divers états du ravissement, ne sont pas sans nous offrir une ressemblance curieuse avec les traits du langage trivalent (…) Ainsi n’est-il pas un défaut du langage (…) à quoi ne semble correspondre un effet de la littérature.166
Ces moments d’illumination surviennent à condition de ne pas les convoiter. Ils émergent spontanément d’un inconscient réfractaire à tout découpage du langage et que le héros-narrateur désigne par le terme de considération. L’écrivain ne peut forger son œuvre que
165
C’est sous cet angle que Paulhan lira un passage des épreuves du Côté de Guermantes. Dans une lettre à Proust datant de septembre 1920, il communiquera son plaisir « (…) d’apprendre (…) à quel point la parole (que nous tenons obstinément à tenir, spontanément, pour transparente) crée ailleurs une situation nouvelle, où tout se trouve prêt pour sa justification. » (voir à ce titre : M. Proust & G. Gallimard, Correspondance 1912-1922 (édition établie, présentée et annotée par P. Fouché), Paris, Gallimard, 1989, pp. 271-272). 166 J. Paulhan, Traité du Ravissement (présentation par Y. Belaval), Paris, Périple, 1983, pp. 97-100.
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contre cette considération. Cette transmutation de la raison en son contraire provoque l’extase. Elle est comme une remontée du fleuve, un mouvement inverse au travail de composition de l’auteur. Deux forces adverses entrent donc ici en collision. Genette aurait-il puisé dans Paulhan ses réflexions sur les mécanismes du langage chez Proust ? Toujours est-il que pour les deux auteurs, le jeu d’arrangements et de combinaisons auquel se livre patiemment l’écrivain se voit sans cesse perturbé par une puissance adverse qui paralyse la raison. L’application scrupuleuse des lois de la rhétorique ne peut empêcher l’implosion de l’écriture, métamorphosée de la sorte en une expérience sacrée. Pis même, elle semble la provoquer. La force d’ébranlement de la littérature est proportionnelle à son refoulement : (…) cette métamorphose et cette considération contre laquelle l’écrivain patiemment forge et bâtit son œuvre, se produit cependant et vient transformer cette œuvre (…) nous ne parlons œuvre que là où cette transmutation s’est produite qui nous montre secrètement une révélation dans un groupe de mots, un événement dans des rêves, et dans les choses un langage. Ce serait peu : se produit avec d’autant de force, d’où nous vient un ébranlement et un ravissement bien plus grands qu’elle a failli davantage être refoulée.167
En définitive, le secret des écrivains est l’irruption d’une réalité autre, échappant aux prises de la conscience. La réussite de la littérature est dans son échec. À commencer par cette correspondance qui, ainsi que le souhaite ardemment le héros-narrateur dans sa dernière lettre, ne peut qu’enflammer l’esprit de son destinataire.168 Inquiété par l’obscurité de la poésie symboliste, Proust avait plaidé pour le maintien des lois de la rhétorique. Paulhan reprendra le flambeau en poursuivant cette croisade contre tout empêcheur de danser en rond. Le Traité du ravissement à peine rédigé, il publiera dans différentes revues la première version des Fleurs de Tarbes.169 L’ouvrage, qui ne paraîtra en volume qu’en août 1941, systématise la réflexion de Paulhan sur le langage et la littérature entamée dès son séjour à Madagascar. Il y démontre l’impasse dans laquelle se trouvent les Lettres Françaises, faute d’égard envers la rhétorique. Vécue 167
Ibid., pp. 129. Ibid., p. 178. 169 Sur le détail des prépublications des Fleurs de Tarbes, voir : J.-Y. Lacroix, Bibliographie des Écrits de Jean Paulhan (1903-1995), op. cit., pp. 20-21. 168
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comme un frein à l’esprit créateur, celle-ci a peu à peu fait l’objet de suspicions. Les lieux communs et autres expressions dites figées sont traqués, qui obstrueraient la source de l’inspiration artistique. Depuis le XIXe siècle au moins, période principalement ciblée ici par Paulhan, écrivains et critiques ont perdu confiance en eux. La polysémie du signe les angoisse plutôt que de les éblouir comme ce fut le cas jadis. L’authenticité est devenue le seul critère d’appréciation des œuvres : l’écriture n’étant plus qu’une enveloppe sans chair et vide de tout sens. La surenchère du sensationnel a fait déplacer l’attention du langage vers la thématique. Paulhan qualifie de terrorisme cette aversion du signifiant. Le terroriste propage cette fausse idée que la pensée est supérieure au langage et que celui-ci est une menace pour celle-là qu’il risque à tout moment de neutraliser : Et simplement faut-il ici marquer deux points. L’un est que la Terreur admet couramment que l’idée vaut mieux que le mot et l’esprit que la matière : il y a de l’un à l’autre différence de dignité, non moins que de nature. Telle est sa foi et, si l’on aime mieux, son préjugé. Le second porte que le langage est essentiellement dangereux pour la pensée : toujours prêt à l’opprimer, si l’on n’y veille. La définition la plus simple que l’on puisse donner du terroriste, c’est qu’il est misologue.170
Paulhan tente ensuite de démontrer l’aporie d’un tel discours en contestant la prétendue incompatibilité du langage et de la pensée. Pour ce faire, il oppose Proust à Bergson. L’écriture donne accès à la vie profonde, quoi qu’en pense le philosophe spiritualiste. Celui-ci, cousin par alliance de Proust, se démarque de son neveu par une hostilité affichée envers le signifiant. Or Paulhan récuse - rejoignant l’auteur de la Recherche sur ce point -, l’idée d’une perte du langage comme expression de la vie intérieure. Une hypothèse qui présuppose l’hégémonie de l’esprit. Paulhan et Proust préfèrent quant à eux prendre le contre-pied d’une telle philosophie, défendant l’un l’adéquation du mot et de la pensée, l’autre la source créatrice du « moi profond » :
170
J. Paulhan, Les fleurs de Tarbes, Œuvres Complètes, vol. III, op. cit., p. 41.
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La fascination du Commandeur Notre vie intérieure, si l’on en croit Bergson, ne parvient pas à l’expression sans laisser en route le plus précieux d’elle-même. L’esprit se trouve, à chaque moment, opprimé par le langage. (…) Il est curieux d’observer à quel point les réflexions de Bergson touchant au langage - et à ce langage fragile et toujours repris : la littérature sont devenues vraies. Comme si l’on n’avait attendu qu’elles. (…) Bergson écrit ainsi : « Le romancier déchirant la toile habilement tissée -tissée par l’intelligence, et plus encore par le langage - de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie. » (…) la remarque devient admirablement exacte, sitôt que l’on songe (…) à Proust.171
Aucun grammairien ou philologue ne confirmerait la thèse d’une prédominance de la pensée sur le langage. Les lieux communs ne sont jamais perçus tels quels par qui les prononce. Le verbalisme est toujours la pensée des autres, jamais la sienne. Expérience à chaque fois singulière, liée à un fait à chaque fois unique, le langage est toujours une aventure nouvelle. Paulhan retourne contre eux les armes des Terroristes, dont les propos seuls relèvent selon lui du lieu commun. La Terreur poussée à bout, la Rhétorique retrouve droit de cité, qui permet à l’écrivain « de s’abandonner aux tempêtes de son cœur ». Reconnu dans sa singularité, le langage ravit l’esprit. Mots et pensées se retrouvent dans leur excès intrinsèques. Ce qui permet une nouvelle fois à Paulhan d’incendier ses propres propos par un « Mettons enfin que je n’ai rien dit» final. Bien que rarement cité, Proust est appelé à la rescousse pour appuyer une argumentation dénonçant principalement à travers Bergson le leurre terroriste.172 La silhouette de Marcel se profilait déjà à travers les pages du Traité du ravissement. Invisible mais omniprésent, l’auteur de la Recherche y est une seule fois convoqué, au même titre certes que d’autres auteurs tels que Balzac, Stendhal ou Gide, pour avoir comblé le vide laissé par la vieille rhétorique. Pas moins préoccupé de justifier et d’expliquer son œuvre que de l’écrire 171
Ibid., pp. 37-38. Paulhan s’est donc corrigé sur ce point, qui en juin 1929, dans une lettre à Gide, déplore encore « la soumission sans réserve de Proust à la pensée bergsonienne » : preuve à ses yeux de la faiblesse de cette œuvre, qu’il fait contraster avec l’écriture gidienne. Est-ce là de la méfiance envers l’esthétique proustienne ou une tactique pour ne pas froisser le directeur de la N.R.F. ? L’ambiguïté demeure. (voir à ce titre : A. Gide & J. Paulhan, Correspondance 1918-1951, op. cit., pp. 88-90). 172
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le cycle n’étant guère qu’une explication du fait qu’il a écrit À la recherche du temps perdu -, Proust élabore selon « Paulhan » une réflexion critique sur le roman par le biais de la création.173 Un retour aux premiers écrits de Paulhan s’impose. Dans son Entretien sur des faits divers paru chez Gallimard en 1945, mais cogité entre 1910 et 1930, il met en scène un héros-narrateur nommé Paulhan relatant une conversation vieille de vingt-cinq ans avec un dénommé René Martin. Personnage fictif dont nous ne saurons rien, pas même sa profession ou sa description physique, Martin aura marqué le héros du récit de ses méditations sur le langage. Au point que celui tente de se remémorer cette série d’entretiens tant d’années plus tard. Dans leurs échanges, les deux hommes déplorent le reflux du hasard et du merveilleux. Une dépossession du monde provoquée par « l’illusion de la totalité », ainsi que par une conception étriquée du temps. Le mal des temps présents, à en croire les deux amateursphilosophes, c’est leur méfiance envers l’inconnu. Tout événement non identifiable sera immédiatement nié dans son existence propre. Son irréductible singularité sera effacée par la raison, qui interdit au fantastique toute raison d’être, de même qu’elle bannit l’arbitraire du réel. Cédant à l’illusion de prévoir le futur et écartant l’aléa du quotidien, l’homme contemporain se ferme à la notion de chance pourtant inhérente à la vie. Refoulant la part d’exubérance qui le détermine autant que la rationalité, il se condamne de la sorte à une existence rabougrie. Face à ce leurre monumental, Martin et le héros-narrateur plaident pour une représentation activiste du réel. Mise en scène, la déraison conduirait les acteurs à l’extase. Ceux-ci participeraient de tout leur corps à une représentation du réel. Représenter ici ne signifie donc pas reproduire une réalité figée, transposée sur la scène pour le seul plaisir des sens, mais s’évader de soi, faire la scène à une réalité conventionnelle, à l’instar des protagonistes de ce récit. La réarticulation du langage dans son rapport au temps permet seule à la raison de se réconcilier avec sa part obscure. De Proust à Paulhan, la boucle est bouclée. Dans les deux cas, les cathédrales désenchantées sont réhabilitées afin d’empêcher tout réflexe totalitaire. L’engagement politique ne peut pas faire l’économie du langage, transgressif pour être symbolique. La révolution, n’en déplaisent à Robespierre et autres
173
J. Paulhan, Traité du ravissement, op. cit., pp. 51-53.
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misologues du même acabit, se fera dans l’enceinte des temples dévastés : R.M. - Eh quoi ! De ce que l’on s’applique d’abord à entrer dans la peau des acteurs - en chassant tout souci personnel, qui viendrait se mettre à la traverse - s’ensuit-il que l’on renonce à transformer le spectacle ? Il me semblerait plutôt que c’est l’effet d’un goût violent de la vérité, de se défier à ce point des illusions et des erreurs… M. - De préférer ces instants réguliers, où nous nous sentons détachés de nous-mêmes, libres de sens et d’émotions, et comme volants… R.M. - Où nous sommes nous-mêmes à nous-mêmes spectacle.174
Le langage est un rituel, ne cessera de répéter Paulhan. Il est régi par un ensemble de règles qui assurent son bon fonctionnement. D’où l’importance de respecter les lieux communs. Ceux-ci sont uniques dans leurs répétitions mêmes. Ils attestent l’importance du symbolique. Dans Éléments, un inédit de 1938, Paulhan en appellera à une réhabilitation de la rhétorique. Seul moyen à ses yeux de préserver la nature sacrée du langage face à un public participant de son plein gré à sa révélation. Sans églises, pas de langage. Et sans langage, pas de révolution: Il est à peu près admis que nous pouvons regarder, sans que notre regard y vienne altérer quoi que ce soit, les événements qui nous entourent et nous accompagnent (…) La science est à ce prix et l’on sait quelles difficultés l’attendent sitôt qu’elle veut mener ses enquêtes à l’échelle où le spectateur (…) change par sa présence le spectacle (…) Mais il est au contraire des objets que le regard aussitôt modifie, et des spectacles qui ne supportent pas de spectateur. Ce sont les mots.175
En définitive, le spectre de Proust n’aura pas cessé de planer sur les écrits de Paulhan. Dans les deux cas, le mal s’articule dans son rapport au langage ou à l’écriture. Rien de plus précipité donc que d’attribuer, tel Sollers, à son éducation protestante une prétendue pudibonderie de Paulhan à l’égard du mal en littérature.176 La 174 J. Paulhan, Entretien sur des faits divers, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 37-38. 175 J. Paulhan, Éléments, Ibid., p. 191. 176 P. Sollers, « Le jeu de Paulhan », Éloge de l’Infini, op. cit., pp. 850-853. Il y aurait beaucoup à dire sur cette réserve de Sollers, qui pour le reste se montre favorable au projet d’ensemble de Paulhan. Elle tient principalement à la transcendance cryptée des
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littérature retrouvera sa dignité et sa raison d’être à condition de ne pas appuyer le Bien (social, religieux ou politique), mais d’assumer au contraire sa nature sacrée. Malheureusement, le climat de l’époque n’était guère propice à une telle réhabilitation. Paulhan tentera de remonter à l’origine du malaise régnant dans les Lettres Françaises, dans l’espoir de pouvoir ainsi en éradiquer la racine. Un diagnostic qui l’amènera à dénoncer la dérive du dix-neuvième siècle, des Romantiques aux années fondatrices de la Troisième République. 1.5 1.5.0
Un malaise dans les Lettres Introduction
Officialisée en 1905 par l’approbation du projet de loi de Briand, la profanation des Lettres était déjà monnaie courante au siècle précédent. Avec Proust et Paulhan s’engage une lutte tenace contre ce blasphème de l’art. Le diagnostic de Paulhan évoluera cependant. Longtemps il en attribuera la responsabilité aux seuls critiques et écrivains. Un point de vue qu’il se verra contraint d’abandonner au profit d’une approche plus globalisante, prenant en compte les aspects à la fois idéologique, paradigmatique et politique du problème. Ce qui l’amènera, tout comme Proust avant lui, à évaluer le cadre de pensée de la Troisième République. Nous retracerons dans un premier temps les deux phases d’analyse de Paulhan, pour ensuite dresser le portrait d’une époque qui ne put accueillir favorablement les innovations des deux auteurs.
réflexions de ce dernier. Son inclination progressive vers le Très-Haut aurait empêché Paulhan de vivre pleinement une expérience intérieure relayée par l’écriture. Traduisez : Paulhan n’est pas Bataille. Or les remarques de Genette sur les deux forces opposées dans l’œuvre de Proust nous semblent également valoir pour Paulhan. Octroyer une dimension religieuse à la littérature ne signifie pas pour autant la soumettre à cette instance religieuse. Chez Paulhan, celle-ci demeure inféodée aux lois du langage. En quoi donc l’on peut franchir le seuil d’une cathédrale pour des motifs divers, l’essentiel étant de ne jamais en sortir. Ce que fit pourtant l’auteur de La Somme Athéologique. (Nous reviendrons amplement sur cette question dans les prochains chapitres.)
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1.5.1
La fascination du Commandeur
La peur des écrivains
Dès la libération, Paulhan dressera à maintes reprises un bilan de santé des Lettres Françaises. Ainsi, dans F.F. ou le critique, rédigé en hommage à Félix Fénéon177 et paru chez Gallimard en avril 1945, il s’en prend sévèrement aux Romantiques, dont le libre cours au jeu de la création s’est fait selon lui au détriment de l’esprit critique. Le XIXe siècle aura développé le mythe de l’écrivain de génie, sacralisé aux dépens de l’écriture. Le silence de Rimbaud ou de Lautréamont sera perçu comme un gage d’authenticité. Créateur dévoré par sa création, le poète se trouve depuis à l’écart du monde. Cet isolement de la vie publique forgé par le mythe se retournera contre l’artiste, à qui sera reproché son incapacité de transformer la réalité sociale. Condamné au silence, le poète est dans l’impossibilité de miner les idéologies de son époque en déjouant les règles de composition. Seul un retour à l’écriture, joint à une réflexion sur sa nature et ses possibilités redonneront aux poète et le critique la confiance requise pour réhabiliter les Lettres et, par ce biais, œuvrer sur le plan politique. Il ne s’agit pas pour l’écrivain de s’ingérer dans les affaires de la cité, mais de veiller à ce que l’écriture ne se fasse embrigader par le politique. La littérature n’est contestataire que lorsqu’elle maintient son autonomie. Écrivain et critique ont pour tâche, le premier de révolutionner en permanence la pratique de l’écriture, le second de développer un langage rigoureux, sans céder à l’endoctrinement. Dans les deux cas, l’esprit critique demeure indispensable. À ce titre, Paulhan rend hommage à Gide pour son souci permanent d’innovation poétique, ainsi qu’à Fénéon, dont l’humour accompagnant ses réflexions en arts plastiques et en littérature empêche que ceux-ci ne s’érigent en système.178 177
Félix Fénéon (1861-1944) renonça très tôt à la création romanesque pour se dévouer à la poésie et aux arts plastiques. Éditeur des Illuminations de Rimbaud, l’homme accorda la tribune à des auteurs tels que Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine ou Laforgue dans des revues symbolistes qu’il dirigea. Grand amateur d’art plastique, il consacrera un ouvrage aux Impressionnistes, dont il tentera de promouvoir la production dans sa galerie. Son anarchisme foncier lui vaudra des démêlés avec la justice (Pour une présentation de l’auteur, voir : F. Court-Perez, « Félix Fénéon », in Dictionnaire des littératures de langue française (sous la direction de J.P. de Beaumarchais et alii), Paris, Bordas, 1987, vol. E-L, p. 867). 178 J. Paulhan, F.F. ou le critique, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit. pp. 83-116.
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Reste à comprendre comment le Romantisme a pu s’installer et faire régner un tel climat de terreur au sein des Lettres Françaises. Paulhan évoque trois pistes suggérées par les théoriciens de la littérature, les sociologues et les historiens. Premièrement : le triomphe du scientisme. Le Romantisme ne se comprendrait qu’à la lumière d’une époque marquée par le progrès des sciences. Progrès qui permit notamment à l’historien Sainte-Beuve de se profiler comme critique. La science prend ici le pas sur la littérature. Du coup, le merveilleux se voit expédié au profit du leurre réaliste.179 Deuxièmement : la sécularisation de la société. Les cathédrales désertées, le poète a progressivement été amené à assumer le rôle du prêtre chassé.180 La portée référentielle du texte l’emporte ici sur le libre jeu du signifiant. Troisièmement : l’impact et le travail de sape de la Révolution. Les notables se rallieront peu à peu au peuple, dont les littérateurs se feront les chantres.181 Valsant sans cesse entre la littérature et la réalité, la poésie est amputée depuis de sa dimension sacrée.182 En définitive, depuis l’époque romantique, le sacré est privé de son rapport au langage, qui de la sorte perd toute efficacité politique autant qu’esthétique. Si convaincantes que soient ces explications, il importe aux yeux de Paulhan de ne pas confondre la cause et l’effet. C’est parce que les Romantiques se sont méfiés du langage que leurs œuvres et réflexions critiques se sont imprégnées de l’air du temps et non inversement. Dans Un embarras de langage en 1847, rédigé en 1945 mais demeuré inédit, Paulhan ne cachera pas son ironie envers toute tentative d’explication historique ou culturelle de la « misologie » :
179
J. Paulhan, Un primitif du roman : Duranty, Œuvres Complètes, vol. IV, op. cit., p.
53. 180
J. Paulhan, « Jacques Ducour », Ibid., p. 283. J. Paulhan, « Jules Vallès », Ibid., pp. 56-63. 182 J. Paulhan, « Joe Bosquet », Ibid., pp. 195-209. 181
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La fascination du Commandeur Tantôt les critiques et sociologues s’en sont pris à la diffusion de la science et tantôt aux progrès de l’analyse ; à l’oubli de la religion et à l’anarchie des morales ; aux expositions universelles et à l’invention des chemins de fer. Ici encore les plus étranges raisons semblaient les plus vraisemblables. (…) S’il est un caractère commun aux écrivains romantiques, d’où coulent, de l’orgueil à la solitude, les divers traits que l’on a vu et jusqu’à l’incertitude où ils nous jettent, c’est que l’échange et la langue ont commencé par leur faire défaut. Ce sont des gens qui étouffent.183
En définitive, le Romantisme n’est rien d’autre qu’un déni des mots au profit de l’individu exalté dans sa singularité existentielle. Le vécu l’emporte sur l’écriture et la passion sur la raison. Face à cet échec, Paulhan propose, à l’instar de Rimbaud, Lautréamont ou Mallarmé auxquels il rend hommage, l’invention d’un langage nouveau. Le sort de la poésie dépend entièrement d’une volonté de la réanimer. Paulhan ne cessera de lancer des appels au secours d’une poésie en déperdition. Ainsi, plutôt que d’applaudir son départ pour l’Abyssinie, mieux vaut saluer en Rimbaud son mépris des conventions en écriture. Contrairement aux Romantiques, la poésie rimbaldienne refuse de soumettre la forme au fond ou le mot à l’idée. Le respect du merveilleux inhérent au réel suffit à faire barrage aux Terroristes de tous bords.184 La littérature comme événement sacré ne se vit que dans l’instantanéité d’un poème ou d’un récit qui, comme le fait Gide dans Les caves du Vatican185, Hamsun dans La faim186, Bataille dans L’histoire de l’œil, Pauline Réage dans Histoire d’O187 ou Jacques Rivière agonisant prenant note de ses états seconds188, lie l’extase à l’écriture et la raison à la déraison. Aux écrivains de regagner confiance en eux plutôt que de fuir leur table de travail.
183 J. Paulhan, Un embarras de langage en 1817, Œuvres Complètes, vol. III, op. cit., pp. 157-158. 184 J. Paulhan, « Rimbaud d’un seul trait », Œuvres Complètes, vol. IV, op. cit., pp. 65-74. 185 J. Paulhan, « Les caves du Vatican », Ibid., pp. 331-333. 186 J. Paulhan, « Hamsun l’affamé », Ibid., pp. 75-82. 187 J. Paulhan, « Nuptial de Robert Poulet », Ibid., pp. 341-343. 188 J. Paulhan, « Mort de Jacques Rivière », Ibid., pp. 149-156.
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1.5.2
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La faute aux Romantiques ?
L’histoire littéraire a davantage développé les trois hypothèses de travail mentionnées par Paulhan. Concernant la sécularisation de la société et l’impact de la Révolution sur la pratique de l’écriture en France, ce sont principalement les travaux de Bénichou qui font autorité. Ses études tentent d’évaluer le rapport entre la littérature et le politique depuis la deuxième moitié du dix-huitième siècle. Bénichou défend l’hypothèse selon laquelle dès le rayonnement des philosophes des Lumières, mais principalement après la Révolution, l’écrivain s’est vu contraint d’investir les lieux jadis réservés aux ecclésiastiques et d’assumer ainsi une autorité morale. Dans une société où la transcendance s’est violemment fait expulser pour cause de despotisme exacerbé, l’homme de Lettres assurera désormais le poste vacant de sacerdoce. Ce repositionnement des cases de l’échiquier suite à l’élimination d’un des pions n’implique pas pour autant la soumission du poète à une instance ou une autorité quelconque. Si complexes, mouvementés ou conflictuels qu’aient pu être les rapports entre les poètes d’une part et les philosophes ou doctrinaires de l’autre, la littérature au dix-neuvième siècle a su maintenir une autonomie récemment acquise. Dès l’avènement du Romantisme vers 1820, la poésie, libérée du dogme catholique, sera sacralisée. Héritiers de l’Ancien Régime dont ils gardent le primat du divin et de la Révolution professant une foi humaniste, les Romantiques réactualiseront la notion du sacré désormais vécu dans son rapport à l’écriture. Le sacré sera poétique ou ne sera pas..189 Cette magnification de l’art se poursuivra à travers tout le siècle. Que se soit le libéralisme, le néo-catholicisme, l’utopisme des Saint-Simoniens et des Fouriéristes ou la pensée humanitaire, aucune chapelle ne réussira à s’accaparer la poésie. Libérés de tout dogme, les poètes ne se laisseront pas éblouir par les théories sociales, les idéaux scientifiques ou le relent du religieux.190
189
P. Bénichou, Le sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne (1750-1830), Paris, Gallimard, (1973) 2001, coll. Bibliothèque des Idées. 190 P. Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, coll. Bibliothèque des Idées, ainsi que : Id., Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, coll. Bibliothèque des Idées.
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Le point de vue de Bénichou recoupe partiellement celui de Gusdorf. Ce dernier analysa également les implications en littérature du processus de sécularisation accéléré par les révolutionnaires. Gusdorf rejoint Bénichou quant au besoin du religieux dans une société où les cathédrales ont brutalement été laissées à l’abandon, parlant à ce titre d’une « intériorisation du religieux ». Il conclut également à la souveraineté de l’art. Une souveraineté qui se traduit par la fusion du poétique et du divin. Relevant désormais de la sphère subjective, le religieux s’apparente à une illumination de type mystique. Privée de ses anciennes assises récemment disloquées, soustraite de la sorte à la surveillance du magistère, la religion s’est libérée de toute obligation sociale au profit de l’imagination créatrice. La crise de la conscience religieuse que provoqua le siècle des Lumières mit un terme au temps des orthodoxies, non au sentiment religieux. Celui-ci s’articulera désormais à travers la poétique. Le subjectivisme religieux nécessitera en d’autres mots un travail d’artisan. Chaque croyant sera appelé à s’inventer une langue adéquate à l’exigence intime. L’ancien ordre symbolique répudié, se constituent depuis des particules isolées qui, chacune, décodent le message crypté émanant de l’univers. D’où l’intérêt croissant des penseurs romantiques pour les sciences occultes, telles que l’astrologie ou l’alchimie. Visionnaire, le poète romantique communie avec un univers signifié dont il tente de révéler le sens. L’accès à cet univers de signes requiert une véritable initiation. À l’Église romaine s’est substituée une « Église invisible des significations vers laquelle convergent les vœux des consciences individuelles» et dont la quête est aussi infinie que celle de Dieu.191 Si Bénichou et Gusdorf s’accordent à octroyer aux Romantiques un rôle émancipateur envers l’écriture, l’orientation de leurs travaux cependant diffère. Alors que le premier conclut à une libération progressive de la poésie des différentes institutions régulant le social, le second tente d’évaluer les implications de ce processus d’autonomisation au niveau du langage. L’approche de Bénichou est historique. Elle met en contexte l’émergence du courant romantique en France. Celle de Gusdorf s’intéresse davantage aux qualités imputées à l’époque au langage. D’où la prise en compte par ce dernier des Romantiques allemands, qui n’ont pas été sans influencer l’Hexagone. La 191
G. Gusdorf, Le romantisme I, Paris, Payot, 1985, coll. Grande bibliothèque Payot, pp. 657-883.
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corrélation de la voix du poète à une divinité affranchie de toute assise ne pouvait qu’émaner d’une culture protestante. L’autorité pontificale contestée, du coup, la parole poétique se fait prophétique. Hanté par des idéaux tels que le roman absolu, l’anonymat, la pratique collective et la fragmentation, le Romantisme naissant constitué autour du groupe de L’Atheneum192 ne se comprend qu’en fonction du vide institutionnel provoqué par la Contre-réforme en Allemagne et que la Révolution n’aura fait que cautionner. Une vacance institutionnelle qui ne signifie aucunement l’ébranlement des normes en écriture. Au contraire : à une grille normative imposée de l’extérieur s’oppose désormais un ordre symbolique. L’écriture a pris la place des poncifs. Le Romantisme tel que le décrit Gusdorf partage le souci du jeune Proust d’inscrire l’écriture dans un ordre symbolique. Ordre divin pour les Romantiques, ordre sacré pour l’auteur de la Recherche. L’idée d’une fusion organique entre le langage et le monde aurait également pu séduire Paulhan, qui pourtant se montre intransigeant envers le Romantisme. La nature absolue de cette expérience ne pouvait que générer des réticences chez Paulhan. Si la parole poétique est l’expression directe du divin, quelle est encore sa part d’arbitraire, qui seule la rend révolutionnaire ? Partisan de l’autonomie de l’art, Paulhan ne pouvait souscrire à l’idée d’un absolu littéraire. C’eût été au prix de la polysémie du signifiant. Par ailleurs, Paulhan comprit que la sacralisation du vécu du temps des romantiques se fit aux dépens de l’écrit. La fin de la rhétorique était dès lors inéluctable. Bénichou, en historien de la littérature, n’y donne pas le même poids que l’auteur des Fleurs de Tarbes. Pas plus d’ailleurs que Gusdorf qui, en historien des idées, choisit de se focaliser sur la nature ésotérique de l’écriture romantique sans en évaluer les conséquences par rapport à l’ars retorica. En revanche, des études plus récentes donnent raison à Paulhan.193 La question du déclin de la rhétorique ne se comprend qu’à la
192
Voir à ce titre : P. Lacoue-Labarthe & J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du Romantisme Allemand, Paris, Seuil, 1978, coll. Poétique. 193 Voir à ce titre notamment : J. Bender & D. E. Wellbery, « Rhetoricality », in The Ends of Rhetoric. History, Theory, Practice (Edited by J. Bender and David E. Wellbery), Stanford, Stanford University Press, 1990, pp. 3-39. Sur la riposte de Paulhan au Romantisme, voir : M. Hawcroft, Rhetoric. Readings in French literature, Oxford, Oxford University Press, 1999. Sur l’importance de Paulhan pour le renouveau de la rhétorique au vingtième siècle en France, voir : A. Compagnon, « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle », in Histoire de la rhétorique dans l’Europe
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lumière de l’idéal collectiviste de la Troisième République, qui bouleversera considérablement le paysage académique. 1.5.3
Pour une approche contextuelle
Si rétif soit-il dans un premier temps à toute approche contextuelle permettant de mieux comprendre le malaise régnant dans les Lettres Françaises, Paulhan ne pourra nier une évidence. Au tournant du siècle, au moment où le divorce entre les Églises et l’État est sur le point d’être prononcé, l’Université domine le champ littéraire. Elle en détermine la sélection, l’approche et la distribution. Thibaudet, ainsi que l’affirmera Paulhan dans un article du Figaro paru en septembre 1950, aura été le premier à avoir libéré la critique du carcan académique : Qui faisait autorité vers 1900, lorsque Thibaudet commence à écrire ? Trois universitaires : Lanson, Brunetière, Faguet, flanqués de deux fantaisistes : Lemaître, Anatole France. Ceux-ci plutôt timides (comme tous les fantaisistes) ; ceux-là légèrement butés (comme certains universitaires). Somme toute, Thibaudet est le premier critique français qui ne tienne pas Baudelaire pour un extravagant, Mallarmé pour un fumiste et Lautréamont pour un simple fou. C’est là sa grandeur.194
La référence à Thibaudet peut surprendre. Paulhan, ainsi qu’en témoigne sa correspondance de l’entre-deux-guerres, ne ressentit guère d’affinités avec celui-ci. Bien au contraire, sa disparition en 1936 ne signifiera aucune perte aux yeux du rédacteur en chef de la N.R.F.195 La polémique de Thibaudet et Proust sur le style de Flaubert en 1920 n’a certainement pas été à l’avantage du premier. Proust, sans être grand admirateur de l’auteur, défendit Flaubert contre le
Moderne, 1450-1950 (sous la direction de M. Fumaroli), Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 1261-1282. 194 J. Paulhan, « Le berger de Bellone d’Albert Thibaudet », in Id., Œuvres Complètes, vol. IV, op. cit., pp. 324-330. 195 J. Paulhan, Choix de lettres I. 1917-1936. La littérature est une fête, Paris, Gallimard, 1986, p. 126 et p. 369.
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scepticisme de Thibaudet quant à la qualité d’écriture de celui-ci. 196 La question dévoila au grand jour la mésentente à l’époque entre, d’une part, les défenseurs d’une conception formaliste de la littérature, vécue comme une pratique de la langue ou un fait de style et, d’autre part, ceux qui réduisent la littérature à un lieu d’expression de sentiments et d’idées.197 C’est pourtant en commentant Thibaudet que Paulhan reverra son point de vue sur les causes de la « misologie » régnante. Le cas Thibaudet est tout sauf univoque. Son profil est assez singulier.198 Il se démarquera de la tradition universitaire, mais sans rupture spectaculaire. Tout au plus apportera-t-il quelques corrections aux paradigmes de lecture en vigueur à l’époque. Corrections qui néanmoins s’avéreront essentielles. C’est ainsi que Thibaudet développa une « critique créatrice » qui consiste à grimper dans la peau d’un écrivain afin de l’accompagner dans son travail de création. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Sainte-Beuve, à ceci près qu’elle ne prend en compte que l’imaginaire de l’artiste et non sa personne. Sa sympathie ira spontanément vers Mallarmé, Gide, Proust ou Valéry. Autant d’auteurs dont la quête poétique échappe aux canons littéraires ambiants. En outre, si ses lectures font la part belle à l’histoire, c’est dans le souci de rompre avec l’illusion de la continuité ou de l’universel au profit du hasard et du singulier. En définitive, si les chroniques de Thibaudet n’ont pas l’acuité des réflexions de Proust ou de Paulhan, sa méthode rejoint le credo littéraire de ceux-ci. S’installe ainsi une connivence insoupçonnée ou un consensus implicite entre trois personnalités qui, a priori, ne semblent pas être sur la même longueur d’onde. Or ils plaident chacun pour une réinvention de la pratique de l’écriture, respectueuse des lois de la rhétorique. À ce titre, et sans pour autant minimiser les écarts ou dissonances, Thibaudet, Proust et Paulhan constituent une riposte décidée face à une conception des Lettres qui prit naissance dès les années de 196
Pour le détail de la polémique, voir : L’esprit N.R.F. 1908-1940 (édition présentée et établie par P. Hebey), Paris, Gallimard, 1992, pp. 272-277, ainsi que : J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 822. 197 Sur cette lutte opposant les Mainteneurs aux Terroristes, voir : G. Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940), Paris, Gallimard, 2003, coll. Bibliothèque des Idées. 198 Pour un aperçu du parcours de Thibaudet, voir : A. Compagnon, « Thibaudet, le dernier critique heureux », Le Débat, n° 120, mai-août 2002, pp. 33-54.
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fondation de la Troisième République. Il s’agira dans ce qui suit d’en éclairer l’émergence et de mesurer les implications en littérature de ses chambardements politique, institutionnel et paradig-matique. 1.5.4
Extensions et rivalités académiques
La Troisième République naquit dans la honte de la défaite face à l’armée prussienne et de la répression sanglante de la Commune. La jeune République, placée sous la tutelle de Thiers nommé chef du pouvoir exécutif en février 1871, fera, de la libération du territoire, de l’ordre moral et de la paix intérieure ses priorités. Les légitimistes tenteront une restauration de la monarchie, mais en vain. Les dissociations internes empêcheront la formation d’une force mobilisatrice. Le temps était désormais aux valeurs républicaines, revendiquées en ces années agitées tantôt par la droite cléricale (incarnée par le maréchal conservateur Mac-Mahon élu à la présidence en mai 1873), tantôt par le radicalisme de gauche de Gambetta (anti-clérical de la première heure dont la victoire aux élections législatives en 1877 signifia le coup de grâce des réactionnaires, catholiques et nobles confondus), tantôt encore par les modérés de gauche, dont le gouvernement Ferry fut le porte-drapeau de 1879 à 1885. Un clivage idéologique opposa ainsi et d’entrée de jeu les républicains aux conservateurs. Or l’esprit du siècle donnera l’avantage aux premiers. L’écart entre la droite et la gauche tient au rôle que joue l’Église dans leurs visions du monde respectives. L’égalité des chances prônée par les partisans d’une démocratie laïque finira par l’emporter sur une conception figée et hiérarchique de la société, hostile à toute ascension sociale ou promotion politique. Le libéralisme régulant par ailleurs la vie économique, toute référence au christianisme s’avérera désormais anachronique.199 Les fondateurs de la Troisième République ne jureront que par l’Ordre et le Progrès, attestant ainsi leur ancrage dans la tradition d’Auguste Comte. Le positivisme s’infiltrera progressivement dans la sphère politique, transformée de la sorte en une science sociale, à
199
Pour une chronologie détaillée des événements, à consulter surtout : J.-M. Mayeur, Les débuts de la IIIe République, Paris, Seuil, (1973)1999, coll. Points/Histoire, n° H110, ainsi que : Id., La vie politique sous la Troisième République, Paris, Seuil, (1984)2001, coll. Points/Histoire, n° H 73.
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même de peaufiner sans cesse la gestion de la cité. La liberté absolue, la raison et l’expérience - autant de valeurs prônées par des actants politiques tels que Gambetta, Littré ou Ferry -, ne pouvait trouver ses assises ailleurs que dans un régime républicain. Trait marquant de l’époque : celui-ci est à la fois un objet et un produit de la science. Le politique s’alimente donc du paradigme scientifique ambiant, qu’il cautionne à son tour par la propagation des principes de la laïcité, de la tolérance et de la vertu morale.200 Cette fécondation réciproque du politique et du scientifique résulte de l’institutionnalisation et de l’hégémonie croissante de nouvelles disciplines en sciences humaines, toutes placées sous la tutelle directe de la sociologie.201 Celle-ci établit ses assises après la chute du gouvernement Ferry en 1885, à un moment où le pays traverse une crise grave. L’économie perdant de la vitesse à l’époque, l’antisémitisme et le nationalisme empestaient de plus en plus le climat politique. Seul l’idéal d’une justice sociale pouvait contrecarrer la montée de ces deux fléaux. L’égalitarisme gagna principalement l’esprit de la génération montante d’intellectuels formée à l’École Normale Supérieure. La foi aveugle en la science du coup se tempéra au profit d’une idéologie du partage, laïque ou chrétienne. Le social étant désormais prioritaire sur l’agenda politique, le paysage académique fut redessiné en conséquence. C’est principalement Durkheim qui donna à la sociologie ses lettres de noblesse.202 René Worms avant lui avait certes multiplié la création d’institutions et de revues propageant la nouvelle science sociale, mais, à défaut d’une théorie consistante, ses initiatives n’eurent qu’un impact limité. Durkheim, en revanche, convaincu de la supériorité intellectuelle des Allemands, comprit l’urgence de remouler le champ universitaire sur le modèle des vainqueurs. Sa réussite tient à son efficacité stratégique, ainsi qu’à la rigueur et l’actualité de sa réflexion. Il réussit à former une équipe solide de chercheurs autour d’un consensus épistémologique minimal sur la nature et la mission de la sociologie. Celle-ci 200
Voir à ce titre : C. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, (1982)1995, coll. Tel, n° 251, pp. 187-248. 201 Pour un historique précis et global de la question, voir : L. Mucchielli, La découverte du social : naissance de la sociologie en France (1870-1914), Paris, Éditions de la Découverte, 1998, coll. Textes à l’appui/sociologie. 202 Pour le détail de son ascension sociale, voir : S. Lukes, Émile Durkheim. His life and work, London, Penguin Books, 1973.
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se voulait à la fois indépendante et morale. L’équipe dont s’entoure Durkheim à l’époque est issue pour la plupart de la rue d’Ulm, qui, sous l’instigation de Jaurès, Andler et Herr, fit de l’engagement pour Dreyfus et de l’idéal égalitaire son cheval de bataille.203 Elle se donnera pour objectif l’élaboration et la propagation d’une nouvelle science, soucieuse du respect du bien commun. Forte de son actualité politique, la sociologie durkheimienne n’eut aucune peine à s’accaparer d’autres disciplines en sciences humaines, telles que l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie politique, la psychologie, la linguistique, la philosophie ou l’histoire. Chacune revendiquera pleinement le paradigme social que les collaborateurs de L’Année sociologique, la revue créée par Durkheim en 1895, appliqueront aux différentes disciplines ralliées à la cause. Les épousailles entre la sociologie et l’histoire seront motivées par des raisons politiques. La passerelle entre ces deux disciplines fut l’irruption de l’Affaire Dreyfus. Leur engagement dans cette cause marqua la réussite tant personnelle que symbolique de Durkheim et de Lanson. Désormais, sociologie et histoire rimeraient avec démocratie et justice sociale. Les deux intellectuels récupéraient chacun de la sorte la victoire de leur camp sur l’armée et l’Église pour justifier le développement de l’esprit critique propre à leurs disciplines respectives. Lanson trouva en Durkheim un allié solide pour renforcer sa position sur la scène intellectuelle. Celui-ci à son tour tenta de placer l’histoire sous la houlette de la sociologie, érigée de la sorte en science matrice. La politique d’élargissement menée par Durkheim butera cependant sur des obstacles. Langlois et de Seignobos, en chiens de garde de leur métier, s’accorderont au ralliement de l’histoire au programme de la sociologie mais au maintien de son autonomie. Cette crispation institutionnelle n’était elle-même exempte d’impérialisme intellectuel. L’histoire, à l’époque de la redistribution des disciplines,
203
Sur le rôle des normaliens dans l’Affaire Dreyfus, ainsi que leur influence dans l’émergence et la propagation des valeurs sociales, voir : C. Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, coll. Le sens commun, pp. 86-93, ainsi que : C. Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre (1900-1930), Paris, Seuil, 1993, coll. L’Univers historique, pp. 122-129. Sur la rencontre dès 1898 de Durkheim et de Mauss avec les normaliens, voir : M. Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, pp. 201-214.
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réussit à s’émanciper de la littérature.204 Celle-ci fut dorénavant placée sous la tutelle de celle-là et non plus l’inverse. La critique littéraire se voulait désormais historique. L’histoire se voulait être une science adulte, aux dépens de la théorie littéraire qu’elle annexa aussitôt. L’expansionnisme intellectuel des deux disciplines maîtresses obligea Lanson à un exercice d’équilibriste assez périlleux. Le défi consistait à revendiquer le programme moral des sociologues tout en respectant l’indépendance et la soif de conquête des historiens. Ceux-ci partageaient l’anti-cléricalisme, le souci patriotique et l’idéal social des durkheimiens. À ce titre, la pédagogie mérita autant d’importance chez les uns que les autres. Ces points de convergence renforcèrent les deux sciences. En même temps, ils rendaient la rivalité entre elles inéluctable. Or, dans cette lutte mimétique opposant la sociologie à l’histoire, la littérature sera la grande victime. Négligée par Durkheim, reniée dans son identité propre par les historiens, elle sera menacée dans sa survie. La différance inhérente au langage et à une certaine pratique d’écriture risquait de compromettre le programme de rééducation morale, dont les historiens et les sociologues se feront les chantres à l’époque. 1.5.5
De la littérature considérée comme une servante de l’histoire
Définitivement bannie des écoles par une loi votée en 1902, la rhétorique était déjà à l’agonie bien avant. Dans sa leçon d’ouverture prononcée à la Sorbonne un an plus tôt, Lanson s’était érigé en apologiste de la méthode historique, jugée indispensable au redressement de l’honneur national. À l’apprentissage des lois du langage devait succéder des leçons de civisme véhiculées par des écrivains respectueux de leur patrie. Ce messianisme patriotique attribué après coup aux auteurs s’inscrivit dans un souci de maintenir le pouvoir en place, ébranlé par des premières secousses qui le minaient dans ses assises. La politisation du champ académique aboutit à une dichotomie réductrice, faisant contraster le legs de l’Ancien Régime aux innovations de la Troisième République. Lanson et ses adeptes transposèrent l’opposition entre les deux régimes politiques sur le plan 204
Pour ce qui suit, voir : A . Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Seuil, 1983.
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littéraire. L’élitisme et l’individualisme d’antan expliquaient selon eux la domination de la rhétorique, accusée d’entretenir un culte du moi. Une exaltation de l’ego que les valeurs démocratiques et collectivistes de rigueur à l’époque ne purent que répudier au bénéfice de la solidarité et de l’unité nationale. L’impératif social assurera à Lanson gloire et renommée. Refoulé, le signifiant remontera cependant à la surface, sapant à la base l’édifice théorique du pédagogue. Lanson ne réussit pas à concilier le respect de l’individuel et l’impératif collectif. La méthode historique devait aborder l’objet littéraire comme un produit social, soumis à l’appréciation d’une équipe de chercheurs. Or celle-ci pouvait à l’aide des mêmes instruments dégager autant la part subjective que sociale de l’auteur. En outre, quand bien même axé sur le passé, le lansonisme ne pouvait pas pour autant nier l’actualité de son objet d’étude. Historique, la littérature est également présente. Faute de trancher entre ces deux options, Lanson contribua à la réduction progressive de la méthode historique à une quête de sources somme toute assez stérile. Cette indécision entre deux orientations méthodologiques opposées tenait, pour reprendre l’expression de Lanson lui-même, aux « résidus inexplicables » qui dans l’œuvre authentifient la singularité de l’auteur. Un inventaire même exhaustif des sources laissera toujours ce « résidu » dont Lanson ne put que faire les frais. Cette résistance du langage au rouleau compresseur théorique l’affolera tellement qu’il développera un comparatisme exacerbé, calqué sur le modèle de Taine. Sa survie sociale força Lanson à effacer cette tache sur son tableau. Or la tache est indélébile, signifiant la mort dans l’œuf du lansonisme. Une description des sources ne réussira jamais à révéler le génie singulier d’un auteur. Cette fuite en avant du maître s’accélérera chez ses disciples, qui de la sorte perdront tout contact avec leur public. Compagnon s’en réfère à Proust pour comprendre cette chronique d’une mort annoncée. Si, au terme de sa vie, Lanson finira par jeter des soupçons sur l’intellectualisme, la tradition positiviste et les déterminismes qui avaient fait leur temps, c’est grâce au travail souterrain de Proust. Au leurre d’un art à la fois démocratique et populaire, l’auteur de « Contre l’obscurité » aura préféré une approche analogique du monde. L’impression l’emporte ici sur la raison et la langue sur le référent. Réhabilitant le style, la puissance de la phrase, Proust redonna à une rhétorique en régression ses lettres de noblesse.
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1.5.6
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L’oublié de la sociologie
Il n’est pas que l’histoire à s’être embarrassée du langage à l’époque. La sociologie, pour les mêmes raisons que sa discipline rivale, ne put accueillir favorablement cette matière poreuse et impalpable. Autant donc s’en débarrasser. L’effet boomerang ne se fera pas attendre, qui contraindra Durkheim, et surtout Mauss, à se pencher sur la question.205 Sur ce point crucial, la lecture de Tarot est éclairante.206 Celui-ci tente de relire le corpus des deux sociologues à la lumière de la problématique du langage. Compte tenu de l’influence déterminante qu’eut la science sociale sur la génération d’intellectuels et écrivains de l’entre-deux-guerres (dont Bataille, Caillois, Leiris et Paulhan), la nature et l’enjeu du langage dans leurs réflexions respectives méritaient d’être analysés de près. Or les conclusions de Tarot sont novatrices. Elles dépassent de loin le seul champ sociologique pour recouper les recherches de Compagnon et de Genette sur le déclin progressif de la rhétorique à la fin du dix-neuvième siècle. Des études qui, à leur tour, viennent corroborer les points de vue de Proust et de Paulhan quant au malaise dans les Lettres. Tarot situe une coupure nette entre, d’une part, la sociologie élaborée par Durkheim et les siens et, d’autre part, les travaux de Mauss et de Hubert. Si ces derniers demeurent largement tributaires du canevas du premier, notamment sur les plans méthodologique et moral, certains déplacements d’accent témoignent d’une volonté d’ouverture de l’école de Mauss pour le langage, de plus en plus reconnu dans sa nature souveraine. Le rationalisme scientifique et le principe collectiviste permirent à Durkheim de revendiquer un rôle directif pour sa science. Désormais et sous sa direction, d’autres disciplines en sciences humaines tenteront chacune de décrire les représentations collectives propres aux sociétés primitives ou modernes. Or Durkheim attribuerait, selon
205
Comte le premier redonna à la littérature ses lettres de noblesse, suite à sa rencontre en avril 1845 avec Clothilde de Vaux. Une expérience amoureuse qui l’amènera à revoir son jugement sur les Lettres (voir à ce titre : W. Lepennies, Between Literature and Science : the Rise of Sociologie, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, pp. 19-40). 206 C. Tarot, De Durkheim à Mauss : l’invention du symbolique, Paris, Éditions de la Découverte, 1998, coll. Recherches.
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Tarot, une essence aux faits sociaux. Ceux-ci se voient ainsi octroyés une qualité ontologique que le langage viendrait signifier. En témoignerait notamment Les formes élémentaires de la vie religieuse paru chez Alcan en 1912. Durkheim y développe l’idée d’une symbolisation à la fois collective et inconsciente du réel. Elle serait consubstantielle à l’émergence de la vie sociale et incarnée par le totem. En ces temps d’anti-cléricalisme ouvert, le sacré prend la place du divin pour ordonner la communauté. Le totem sert à rattacher la société à une réalité enfouie qu’il symbolise. Le symbolique est ainsi réduit à une simple expression, étrangère à ce qu’elle signifie. Durkheim conçoit la nécessite fonctionnelle de la symbolisation, mais en insistant sur l’extranéité complète du langage par rapport au réel.207 Cette ligne de partage intenable entre la réalité et le langage confronte la sociologie durkheimienne de la religion à un certain nombre d’apories, que Tarot pointe du doigt. Ainsi elle semble hésiter entre, d’une part, l’évolutionnisme propre au paradigme positiviste dans lequel elle prit forme et qui relègue la religion au passé et, d’autre part, le parti pris collectiviste qui attribue une fonction symbolique au religieux. Par ailleurs, la nature prétendument enfouie du social se concilie mal avec le principe méthodologique consistant à étudier, à l’instar du naturalisme, les faits sociaux comme des phénomènes distincts et observables. Le langage est le maillon manquant de la théorie de Durkheim, qui seul lui aurait permis de surmonter ces obstacles. Cet oubli du langage traverse l’ensemble de son œuvre. Tarot distingue pas moins de trois définitions du symbolique, conçu tantôt comme une métaphore ajoutant une puissance émotive à l’expression verbale, tantôt comme le symptôme d’un dysfonctionnement social, tantôt encore comme le médium neutre, asexué et transparent d’une idée. Dans les trois cas, le signe n’est pas reconnu dans sa nature propre. Il est réduit à n’être que le support d’une force, l’expression d’un malaise ou le véhicule d’une pensée. Durkheim ignore la matérialité des signes. Tout l’appareil symbolique pour lui relève du
207
Une hypothèse qui se voit confirmée par l’étude de Martuccelli, qui met à nu l’impossibilité chez Durkheim de penser la cohésion sociale hors d’une dimension morale et morphologique. Il faut du mesurable au sociologue pour appuyer sa théorie (voir à ce titre : D. Martuccelli, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard, (1999) 2000, coll. Folio/essais, n° 348, pp. 35-66).
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déguisement. Le symbole et le langage ne sont qu’une allégorie du réel ou d’une idée. Ils n’ont aucune existence autonome. Les signes ne renvoient pas ici à un réseau de significations. Le sociologue comprit que l’homme ne pouvait pas échapper à la symbolisation car c’est en cela qu’il est un être social. Mais il n’a pas pu s’en rendre compte, prisonnier qu’il était d’une tradition spiritualiste opposant le corps à l’esprit et le mot à l’idée.208 Traduit en termes paulhaniens : Durkheim est un terroriste qui s’ignore. Soucieux de la réalisation de son projet (à savoir : stimuler l’esprit civique et la conscience sociale de la population), il ne put s’intéresser à la nature polysémique du langage. Au contraire, la résistance du signifiant à son programme politique ne put que l’inquiéter. 1.5.7
Le retour d’un premier refoulé : le langage
Mauss, tout en en revendiquant les finalités morale et scientifique, comprit très tôt l’écueil de la théorie durkheimienne. Son effort consistera à désubstantialiser les faits sociaux. Réfutant l’idée que les phénomènes religieux cachent une essence autonome et prélangagière, il contribuera à une resémantisation du monde. Cette reconnaissance du caractère symbolique des faits sociaux impliquera une révision du statut et de la fonction de la sociologie. Celle-ci devra renoncer à sa politique de conquête et s’appuyer sur les apports de l’histoire comparée, la critique des textes, la philologie et la linguistique afin de réactiver la dialectique du réel et du langage. Le substrat social équivaut à un processus de symbolisation que la sociologie est invitée à mettre à nu. Mauss réintroduit ce que la sociologie avait dû exclure pour se fonder. Cette réhabilitation du langage l’amènera à présenter à la Société de Psychologie en 1924 le programme d’une anthropologie du symbolique. Désormais les représentations collectives relèvent non 208
Sur ce point, Tarot rejoint Lévi-Strauss qui, lors de son exil aux États-Unis durant la Seconde Guerre Mondiale, rédigea un article faisant un état des recherches en sociologie en France. L’anthropologue, tout en soulignant l’importance des travaux de Durkheim pour la compréhension du social, en perçut déjà les limites. Le père fondateur de la sociologie française réduit le symbolique à l’expression des faits sociaux, qui se voient de la sorte attribués une qualité d’essence (Id., « French sociology », in Twentieth Century Sociology (Edited by G. Gurvitch and W. E. Moore), New York, 1945, coll. The Philosophical Library, p. 518).
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plus d’une réalité isolable traduite par le langage, mais d’un réseau de signifiants. Un jeu de renvois mutuels qui rend caduque l’herméneutique durkheimienne. Tarot, contrairement à ce que suggéra Lévi-Strauss209 à l’époque, ne conçoit pas le primat langagier prôné par Mauss comme un structuralisme avant la lettre. S’il partage avec l’auteur des Structures élémentaires de la parenté l’idée d’une redécouverte du symbolique par Mauss, sa lecture de ce dernier ne s’y limite pas. Le holisme structural développé par Lévi-Strauss pose le primat du symbolique, défini comme une infrastructure mentale relevant d’un inconscient collectif. Une psychologie intellectualiste contestée à plus d’un titre. Outre qu’elles ne permettent pas à elles seules d’expliquer le caractère normatif de certaines règles, coutumes ou pratiques210, les structures psychiques font abstraction selon Tarot d’une puissance énergétique échappant aux lois de l’esprit. La refonte anthropologique que le neveu de Durkheim met en chantier à l’époque ne s’inspire pas de la linguistique saussurienne, mais plutôt de la vague orientaliste et indologiste qui traverse la France au tournant du siècle. Si problématique soit elle car survalorisée et détournée pour cause de romantisme de pacotille, cette indomanie permit néanmoins à Mauss la découverte d’une autre approche du symbolique, articulé dans son rapport au sacrifice et à la magie. La parole s’avère activiste. Elle relève d’une logique participante dont Paulhan et Leiris feront chacun l’expérience sur le continent africain. Mauss décrit le sacrifice comme une totalité signifiante, faisant sens en elle-même. Sa dramaturgie garantit son efficacité. Il en est de même du rite magique, qui s’avère tel grâce à une force qui déborde les symbolismes constitués. Le signe ne se laisse pas réduire à sa fonction référentielle. Or le formalisme de Saussure est dans l’impossibilité de reconnaître la force sacrée du langage. À première vue, les réflexions de Mauss sur ce point crucial s’apparentent à celles de Paulhan. Le ravissement comme l’irruption spontanée et évanescente d’une force inconsciente hors des gonds de
209 C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, coll. Sociologie d’aujourd’hui, pp. IX-LIV. 210 Voir à ce titre : V. Descombes, La denrée mentale, Paris, Les Éditions de Minuit, 1995, coll. Critique, pp. 237-266, ainsi que : Id., Les institutions du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1996, coll. Critique, pp. 70-94.
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la rhétorique n’est pas sans ressemblance avec l’activisme langagier de Mauss. Dans les deux cas, le sacré résulte d’une puissance irrationnelle qui, pour être symbolique, ne s’y limite pas. Le langage entre ici en contact avec une réalité qui, tout en lui étant extérieure, la détermine. Une force de l’esprit qui ne peut émerger que par ce frottement réciproque. Mauss et Paulhan s’opposent à tout repli sur soi du langage, échappant ainsi au piège idéaliste auquel céda Durkheim. Or la comparaison ne vaudra pas. Mauss, pas plus que Durkheim, n’est à même de reconnaître la nature autonome de la littérature. 1.5.8
La littérature à l’estomac
Durkheim s’est soucié d’élaborer une science à même de soustendre le régime républicain qui venait de s’installer. Calquée sur le naturalisme et le positivisme, sa méthode devait, conformément au modèle allemand, s’infiltrer dans les universités et diriger l’ensemble des travaux des différentes disciplines consacrées désormais à la seule question du social.211 L’époque ne jurant que par la sécularisation, la force de cohésion de la société ne sera plus d’ordre divin, mais sacré. Les représentations religieuses ne relèveront plus de la croyance aveugle. Observables, elles font désormais l’objet des recherches scientifiques. Les formes futures de la religion seront plus rationnelles et plus morales aussi. Ce dictat de la raison, qui va jusqu’à contrôler la sphère sacrée, explique à lui seul le plaidoyer petit-bourgeois de Durkheim pour le mariage, noyau central dont dépendent les autres sphères de la vie en communauté, telles que le politique ou l’économie. Après coup, ses interventions en faveur d’une éducation sexuelle peuvent prêter à sourire. Elles répondaient à son souci de préserver l’ordre domestique. En prohibant toute sexualité extra-conjugale, Durkheim s’érige en défenseur d’une morale laïque élevée au statut de science à part entière.212 Pour ce faire, Durkheim élaborera une sociologie de la famille, analysant les systèmes de parenté (artificielle ou biologique), 211 Pour le détail des interventions, voir : É. Durkheim, Textes, vol. 1. Éléments d’une théorie sociale (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit., 1975, coll. Le sens commun. 212 Pour le détail des interventions, voir : É. Durkheim, Textes, vol. 2. Religion, morale, anomie (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, coll. Le sens commun.
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les types de sociétés (patrimoniales ou matrimoniales), la fonction du testament, les modes d’adoption, les droits d’héritage, etc. Dans ce tableau, la littérature est mise sur le même pied que la psychologie, les langues ou l’histoire. Elle se voit dérobée à sa réalité propre pour être abaissée à un rôle strictement documentaire. Sa nature langagière se trouve niée de ce fait. L’épopée médiévale y est mentionnée et traitée de la même façon qu’une étude scientifique ou un document administratif. Elle sert à illustrer l’hypothèse du sociologue, qui ne s’y intéresse qu’au seul niveau thématique. Silence total sur la valeur intrinsèque de l’objet littéraire, qui ne peut que déboussoler le scientifique.213 Celui-ci réduira le roman épique à un témoignage de l’époque, une étape décisive en vue de la constitution en Occident d’une cellule familiale. Que l’idéalisation de la femme relève de la création artistique, passe encore. Mais que ce moteur d’inspiration ne soit pas aussitôt corrélé à la dialectique du social est inconcevable du point de vue de l’orthodoxie durkheimienne. La reconnaissance de l’autonomie de l’art signifierait un démenti en bloc du programme sociologique : La promiscuité d’autrefois était incompatible avec la dignité dont la femme était désormais revêtue ; elle se laisse donc moins facilement approcher ; par suite de la distance morale qui, dès lors, les séparait, les deux sexes mêlèrent moins leur existence que par le passé. Or cette séparation s’établit d’abord dans la littérature, dans les romans de la chevalerie ; et c’est de là seulement qu’elle passa dans la vie réelle. Il y eut ainsi, semble-t-il, une curieuse réaction du monde de l’art et de l’imagination sur le monde de la réalité.214
Le rejet de la littérature pour cause d’incompatibilité avec l’agenda politique explique également la méfiance immédiate et spontanée de Durkheim envers l’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie, demeurés sous l’emprise de la rhétorique aux dépens de l’esprit scientifique. Le caractère littéraire du curriculum constitue un véritable danger pour le développement et l’instauration
213
É. Durkheim, « Introduction à la sociologie de famille », in Id., Textes, vol. 3. Fonctions sociales et institutions (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, coll. Le sens commun, pp. 107-108. 214 Ibid., p. 145.
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de l’idéologie républicaine en France.215 Soustraire les signifiants de la tutelle d’un signifié univoque et transparent, exprimant à chaque fois une réalité identique et observable, reviendrait à déstabiliser l’édifice positiviste sur lequel s’est bâti le modèle républicain. La science ne peut guère se maintenir sans sa part de terrorisme. Le dédain affiché de Durkheim envers le libre jeu de l’imagination est à ce titre significatif : Du moment que l’action du maître ne peut plus s’exercer sur la nature interne des idées, elle ne peut plus viser que la façon dont elles sont extérieurement agencées. Les élèves ne peuvent donc manquer d’être excités à rechercher par-dessus tout, non pas l’exactitude dans l’analyse et la rigueur dans la preuve, c’est-à-dire les qualités qui font le savant et le philosophe, mais je ne sais quel talent littéraire, d’un genre particulièrement bâtard, qui consiste à combiner les idées comme les artistes combinent les images, pour charmer le goût et non pour satisfaire la raison, pour éveiller des impressions et non pour exprimer des choses.216
Toute l’argumentation de Durkheim repose sur le présupposé idéaliste, qu’il revendique par ailleurs, d’une dualité de la nature humaine.217 Opposition en d’autres mots entre le spirituel et le matériel. Une dichotomie qui conditionne à son tour le contraste entre, d’une part, « le social », « l’âme » et un sacré qualifié de « pur » et, d’autre part, « l’individuel », « le corps » et un sacré dit « impur ». Cette suprématie de la tête sur le corps fait prévaloir l’esprit sur la matière, et l’idée sur la chair du mot. En conséquence, l’ordre symbolique ne pouvait aucunement dépendre d’une chaîne de signifiants. Antiproustien sans le savoir, Durkheim ne s’inquiétera pas du projet de sépara-tion des Églises et de l’État. En bon républicain, il ne put qu’applaudir cette initiative qui appuya son programme de rationali-
215
Conservatrice tant sur le fond que sur la forme, la philosophie ne s’est guère empressée de s’aligner sur le programme durkheimien, privilégiant tant que faire se peut le développement de la réflexion au dépens de l’action sociale (voir à ce titre : J.L. Fabiani, Les philosophes de la république, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, coll. Le sens commun). 216 É. Durkheim, « L’enseignement philosophique en France », in Textes, vol. 3, op. cit., p. 412. 217 É. Durkheim, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », in Textes, vol. 2, op. cit., pp. 23-59.
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sation du sentiment religieux au profit de la morale et du politique.218 Que la rhétorique en paie les frais n’est que la sanction qui lui revient. Bon débarras… 1.5.9
Le retour d’un second refoulé : la littérature
La peur du langage empêcha Durkheim de faire place à l’art. Il n’en sera pas de même chez Mauss. Conscient de la dimension symbolique des représentations sociales, le sociologue accompagnera ses réflexions sur le sacré de multiples références à la création artistique. La danse, le mime ou le drame témoignent à ses yeux d’une effervescence collective.219 La littérature participe de cette fusion énergétique : que ce soient les mythes sacrificiels, la littérature orale australienne, africaine ou hindoue, la littérature rituelle archaïque, la poésie ou encore les contes magiques.220 Faut-il en conclure à un retour du refoulé ? La réponse est double. Mauss, ainsi que le démontre Tarot, a tout de suite corrigé Durkheim sur un point essentiel : la reconnaissance de la nature symbolique des représentations sociales. Une conviction qu’il ne cessera pas de réitérer dans ses écrits et interventions publiques.221 La littérature, au même titre que le langage, y est à chaque fois abordée comme une réalité sacrée car source de cohésion sociale. Le symbolique chez Mauss fait coïncider la communauté de fait à la communauté élective. Cette puissance d’attraction du symbolique est en même temps sa faiblesse. Le langage, à entendre dans le sens le plus large du terme, perd sa souveraineté au bénéfice d’un conformisme aux institutions établies :
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É. Durkheim, « Débat sur les conséquences religieuses de la séparation des Églises et de l’État », in Textes, vol. 2, pp. 165-168. 219 M. Mauss, Œuvres, 2. Représentations collectives et diversité des civilisations (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, coll. Le sens commun, pp. 196-206. 220 Pour le détail des textes, voir : M. Mauss, Œuvres, 1. Les fonctions sociales du sacré (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, coll. Le sens commun. 221 Ainsi, à titre d’exemple : M. Mauss, Œuvres, vol. 2, op. cit., p. 122 et Id., Œuvres, 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie (présentation de V. Karady), Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, coll. Le sens commun, p. 302.
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L’art a non seulement une nature sociale, mais encore des effets sociaux. Il est le produit de la fantaisie collective, mais il est aussi ce sur quoi on s’accorde et dont les effets sentimentaux sont relativement les mêmes chez tous à un moment donné, dans une société donnée. C’est cette nature et cette fonction qui expliquent, probablement, la persistance et les variations, l’universalité et l’instabilité du sentiment du beau.222
Le symbolique chez Mauss refuse tout droit d’autonomie à l’individu. Celui-ci se définit exclusivement par rapport à la communauté qui le détermine dans son existence. Impossible même pour le poète de vivre en rupture de ban. La poésie moderne, quand bien même celle-ci serait devenue une expression personnelle, n’échappe pas à l’emprise de la collectivité. Issue de chants primitifs dansés en groupes, elle garde de ses racines sa fonction sociale. Si le poète s’est acquis une certaine indépendance envers l’ancienne horde, le respect du rythme l’empêche de se détacher du groupe pour faire cavalier seul.223 L’absence physique d’une foule ne signifie pas pour autant son effacement. L’art est une institution parmi d’autres, un fait total partagé par une communauté dans le but de souder les liens entre ses membres. Soit l’abécédaire de l’école durkheimienne : La poésie, même une fois que le lien qui la mettait sous la dépendance du groupe et de la nature se fut détendu, une fois qu’elle fut devenue une réaction pure de l’individu, conserva toujours sa forme sociale, instrument nécessaire de son action.224
Une telle conception des arts, qui en neutralise toute force transgressive, présuppose une idée étriquée de l’ordre symbolique comme à la fois préétabli et extérieur à l’individu. Celui-ci ne pourra d’aucune façon s’en libérer par un travail sur les lois du langage. Le Terrorisme remonte ici à la surface. Son conformisme au programme sociologique
222
M. Mauss, « L’art et le mythe d’après M. Wundt », in Œuvres, vol. 2, op. cit., p. 206. 223 On est loin ici de la récupération par l’écriture au dix-neuvième siècle des contes magiques. Le ravissement poétique suppose un travail de la langue qui ne peut se faire à une époque où l’enchantement par les Lettres est jugé suspect. Rimbaud, Lautréamont ou Mallarmé feront pourtant perdurer cette tradition, ouvrant ainsi la voie aux surréalistes (voir à ce titre : Y. Vadé, L’enchantement littéraire. Écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Paris, Gallimard, 1991, coll. Bibliothèque des idées). 224 M. Mauss, « L’art et le mythe », in Œuvres, vol. 2, op. cit., p. 255.
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amène Mauss à abaisser le langage à une fonction strictement instrumentale. Il le déclare ouvertement dans un article qu’il signe avec Fauconnet pour La Grande Encyclopédie en 1930 et qui se lit comme une présentation des travaux de son équipe : Le langage est un autre fait dont le caractère social apparaît clairement (…) Le seul fait de déroger aux règles et aux usages traditionnels se heurte le plus généralement à de très vives résistances de l’opinion. Car une langue n’est pas seulement un système de mots ; elle a un génie particulier, elle implique une certaine manière de percevoir, d’analyser et de coordonner. Par conséquent, par la langue, ce sont les formes principales de notre pensée que la collectivité nous impose.225
1.5.10
La sociologie entre l’imaginaire et le symbolique
Mauss demeure fidèle à son oncle en ceci qu’il réfute l’idée d’un reste irrécupérable par la sociologie ou ses disciplines annexes. Tous deux demeurent attachés à l’illusion d’un holisme absolu. Organique, la société ne peut assurer sa survie que par une interaction efficace et permanente de chacun de ses membres. Inversement, ceuxci trouvent leur raison d’être dans l’accomplissement de leurs tâches. La fourmilière est une machine bien huilée, où la moindre déviance est annulée d’avance. Rien de plus opposé à l’utopie sociologique qu’une négativité dite « sans emploi », c’est-à-dire : l’interruption rituelle de la machinerie sociale au profit de la dépense inutile. Même le sacrifice témoigne de l’état de santé de la collectivité qui garantit de la sorte sa cohésion. Défini comme un « acte religieux », il atteste la volonté du sacrifiant de renoncer à son individualité au profit de la collectivité ainsi sanctifiée.226 On reconnaît ici le legs de Durkheim qui, dès De la division du travail, la version remaniée de sa thèse de doctorat publiée chez Alcan en 1893, plaidait pour une solidarité organique par le travail partagé. Il y insistait sur l’urgence d’organiser la vie économique autour de groupes professionnels, garants du social. Ce qui amena Mauss, au tournant du siècle, à appuyer l’idée de
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M. Mauss, « La sociologie, objet et méthode », in Œuvres, vol. 3, op. cit., p. 144. M. Mauss, Les fonctions sociales du sacré, in Œuvres, vol. 1, op. cit., pp. 301-307.
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coopératives et à en créer une lui-même. Une idée qui ne le quittera plus jamais.227 Inspirée des idéologies socialistes, cette exaltation de l’idéal collectif servira à Mauss de réplique pour faire face à l’offensive fasciste dans les années trente. Il s’était déjà inquiété de la montée du nationalisme à l’issue de la Première Guerre mondiale. En 1920, il s’était rendu à Oxford pour une communication dans le cadre d’un colloque consacré à ce sujet. Le scientifique y plaida pour une solidarité entre les nations. L’idéal internationaliste saura seul préserver une paix mondiale encore précaire. L’année suivante, il critiqua sévèrement la propagation par Sorel du mythe de la violence et opposa au bolchévisme une nouvelle morale axée sur le respect mutuel et la redistribution des richesses. La cohésion sociale sera par ailleurs le thème de prédilection de ses cours durant l’entre-deux-guerres, que ce soit au Collège de France où il sera reçu en février 1931 ou à l’Institut d’Ethnologie. Pacifiste convaincu, Mauss participera en 1934 au Comité mondial contre la guerre et le fascisme. Indigné de la montée de l’extrémisme en Espagne, il y appellera à une intervention des démocraties. Engagé pour la bonne cause, il adhérera au Comité de Vigilance des Intellectuels Anti-fascistes. Sa correspondance de l’époque témoigne de sa tristesse d’avoir à assister, au nom du primat de l’État, aux pires crimes et à la régression de la société. Les durkheimiens, c’est le moins que l’on puisse dire, sont politiquement alertes. Leurs prises de position sont claires et univoques.228 Tout doit être mis en œuvre pour sauvegarder les valeurs républicaines menacées par les fascismes partout en Europe. Dès lors, comment expliquer la suspicion dont feront l’objet à l’époque leurs travaux et interventions publiques ? Certaines voix contesteront leur programme politique en établissant un lien de parenté entre l’idéologie corporatiste propagée par les extrémistes des deux bords et la théorie durkheimienne des groupes professionnels. Une critique d’autant plus embarrassante que Marcel Déat s’enfoncera dès 1942 dans la collaboration en revendiquant les idéaux communautaires et de l’homme total propagés par l’École sociologique française. 227
Voir à ce titre : M. Mauss, Écrits politiques (Textes réunis et présentés par M. Fournier), Fayard, 1997. 228 M. Fournier, Marcel Mauss, op. cit., pp. 683-691.
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Scepticisme et récupération nous semblent être les deux versants d’un même problème, à savoir : la pruderie des durkheimiens envers la force du signifiant. Le corporatisme rend les adhérents muets. À ce titre, la méfiance de Mauss envers la psychanalyse229 est significative. Le scientifique n’y est pas défavorable par principe, mais refuse de l’intégrer pour cause d’incompatibilité avec le primat du social. Tarot a raison d’insister sur la part que Mauss fait à l’inconscient et d’y voir une réponse à la violence prônée par les extrémistes.230 À la violence directe et brutale d’un affrontement physique, Mauss oppose une violence symbolique, canalisée par la coutume. Le potlach est symbolique en ce qu’il est une institution de sens, destinée à solidifier la cohésion sociale. Mais il n’est en rien transgressif. La communauté de fait s’assure de son unité par l’application stricte d’un code, conformément à un calendrier rituel. En revanche, les rêves ou lapsus sont les symptômes d’une force tout autre et d’autant plus menaçante pour le sociologue qu’elle se moque de l’intérêt général. Si Mauss eut la perspicacité de reconnaître l’existence de pulsions inconscientes, c’est pour les embrigader aussitôt par un ordre symbolique hermétiquement clos. Celui-ci fait office de services de l’ordre, garants du Bien collectif. Toute possibilité d’émergence du mal, dont Proust et Paulhan se sont faits les défenseurs dans leurs écrits, est neutralisée d’avance. Si courageux et novateurs qu’aient été les efforts de Mauss d’intégrer le symbolique dans le modèle hérité de son oncle, sa fidélité au projet de celui-ci l’empêchera d’articuler pleinement le mal dans son rapport au langage et à l’écriture. Un échec qui affectera à son tour la pratique littéraire autant que la réflexion sur le politique. 1.6
Quitter ou réinvestir la cathédrale ?
Dans une société où, tant sur le plan politique qu’institutionnel et paradigmatique, tout est mis en œuvre pour garantir le maintien des valeurs républicaines, jusqu’y compris un déni ouvert de l’autonomie du signifiant, le langage et la littérature seront les premières victimes. Le climat de Terreur instauré par les actants de la Troisième République ne put qu’étouffer les voix dissonantes d’esprits alertes tels que 229 230
Ibid., pp. 479-482. C. Tarot, De Durkheim à Mauss : l’invention du symbolique, op. cit., pp. 613-614.
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Proust ou Paulhan. La rhétorique périt à l’époque sous les ruines des cathédrales non désertées. À l’emplacement de celles-ci désormais jugées obsolètes, s’est instauré un ordre profane, soucieux d’éradiquer la religion. La politique de sécularisation en France aura tenté de mettre un terme à la transcendance au profit d’une immanentisation du principe de cohésion sociale. Or, faute de respecter le langage dans sa réalité plurielle, les républicains échoueront dans leur projet de laïcisation. En vérité, les sanctuaires auront non pas été laissés à l’abandon, mais réinvestis par un ordre profane tout aussi replié sur lui-même, et à ce titre donc tout aussi despotique, que le Christianisme pourtant banni de ces lieux pour cette raison même. Si, de Durkheim à Mauss, la sociologie française rompt avec l’approche onto-théologique du social pour évoluer vers une conception symbolique de celle-ci, elle n’ira pas jusqu’à respecter la béance inhérente à toute réalité langagière. Cette crainte de la béance par les tenants du pouvoir fournira aux poètes d’avant-garde de l’époque les armes requises pour demeurer contestataires des valeurs établies. Traduit en termes psychanalytiques : les pulsions refoulées par le corps social au profit du maintien de sa cohésion et de sa productivité trouveront dans une pratique à même le corps de l’écriture leur lieu d’expression. Ce fut, on le sait, l’hypothèse des travaux de Kristeva des années soixante-dix, qu’elle développa dans La révolution du langage poétique. Inspirée de Lacan auquel elle se réfère, la sémioticienne y critiqua les limites de l’approche symbolique du social tant chez Mauss que chez Lévi-Strauss.231 L’adéquation du langage et du social prônée par les deux sociologues risque de méconnaître les pulsions qui sont pourtant à l’origine du symbolique. S’il est vrai que toute société est structurée selon un ordre de signes qui introduit le pulsionnel dans le langage, cette unité symbolique ne peut pas faire abstraction de cette réalité hétérogène et prélangagière que Kristeva qualifie de « sémiotique » et qui la constitue. Retirer la part sémiotique du symbolique reviendrait à nier le procès de signifiance à l’œuvre dans le langage, qui de la sorte se soustrait à toute tentative d’idéologisation du symbolique. Double écueil auquel il convient d’échapper : d’une part, le refoulement du mal inhérent à toute structure langagière et, d’autre part, le reniement du symbolique 231
J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, (1974)1997, coll. Points/Essais, n° 174, pp. 70-83.
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qui réduirait la transgression à un fétichisme de la langue guère menaçant pour les rouages du pouvoir. Le langage a besoin des chiens de garde que sont les artistes. Ceux-ci font passer dans l’ordre symbolique une pulsion asociale qui à la fois le détermine et le déstabilise. À l’anthropologie sociale et la sociologie donc d’étudier les structures établies autant que leur émergence ou corruption éventuelle par le sémiotique. L’art, et plus particulièrement la littérature, réintroduit la jouissance dans le langage, désexualisé pour cause de soumission à l’impératif de production. À ce moment de son argumentation, Kristeva fait intervenir Mallarmé et Lautréamont qui minèrent par leur poésie les valeurs bourgeoises de la Troisième République. Bouleversant le rythme et la syntaxe, les deux poètes empêchèrent que ne se ferme la clôture signifiante. Avec Kristeva s’impose le constat d’un clivage entre, d’une part, un ordre symbolique guère désireux d’affronter l’abjection qui pourtant le conditionne et, d’autre part, une conception de la littérature comme pratique signifiante. Soit le contraste entre un discours scientifique qui se mord la queue et une expérience de l’écriture comme procès permanent du sujet. Ou encore : le clivage entre une pratique ancillaire ou souveraine de la poésie. De Kristeva à Tarot et Martuccelli aujourd’hui, un consensus existe sur la question de la logophobie de Durkheim et de Mauss. Depuis lors, les écrivains ont à trancher entre le legs d’une Troisième République peu accueillante envers le signifiant ou la voie ouverte par des auteurs tels que Lautréamont, Mallarmé, Proust ou Paulhan, qui, loin d’appuyer le Bien, choisirent au contraire de demeurer dans l’enceinte des cathédrales, seul endroit propice pour qui veut fréquenter le Diable. Genette (qui très tôt a saisi l’affinité d’esprit entre Proust et Paulhan232) observe dans un essai de 232
Tadié étayera cette piste en analysant les procédés d’écriture de Paulhan. Le spécialiste de Proust juxtapose la narration dans les récits de Paulhan à celle dans la Recherche. La comparaison s’impose à plus d’un titre. Dans les deux cas, le héros, qui a renoncé à lui-même, se voit comblé par un secret. Les personnages paulhaniens, autant que Marcel, ont pour fonction de décrypter des signes. En outre, les deux auteurs rompent avec l’illusion de la linéarité temporelle par des états de ravissements subits. Enfin, bien que la poétique de Paulhan ne soit pas liée, telle celle de Proust, à la métaphore ou à la métonymie, elle respecte tout autant que la Recherche la polysémie du signifiant (Id., « Paulhan narrateur », in Paulhan le souterrain (Actes du colloque de Cérisy-La-Salle, juin 1973), Paris, Union générale d’édition, 1976, coll. 10/18, n° 1034, pp. 41-65). Un point de vue qui rejoint celui de Jan Baetens sur le principe d’analogie structurant Le guerrier appliqué : principe qui, contrairement à la méta-
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1966 consacré à la rhétorique que la littérature au XXe siècle est marquée, outre par un souci poétique, par une dimension critique. L’enseignement ayant substitué l’histoire littéraire à ses fonctions poétique et critique, la littérature a dû prendre en charge celles-ci. Depuis Mallarmé, l’écriture a été amenée à devenir de plus en plus rhétorique.233 Les analyses de Genette et de Kristeva permettent-elles de conclure à une autonomisation progressive et irréversible de la littérature ? Certains le suggèrent, en interprétant l’avant-gardisme de l’entre-deux-guerres comme une tentative d’aboutissement, après un premier reniement, du projet du Livre mallarméen. Le rejet de l’écriture, pourtant affiché haut et fort, ne serait qu’une phase préalable à son retour inopiné.234 La rhétorique n’aurait jamais perdu prise sur le langage. Le silence du jeune Rimbaud n’aura guère inspiré les écrivains après lui. Comme par un effet de boomerang, le langage revient toujours à la figure de qui cherche à s’en débarrasser.235 Interpréter les sorties du Livre comme des éclipses momentanées, n’est-ce pas forcer la donne ? N’y aura-t-il eu que des revenants de guerre ? Que de repentis et jamais des renégats ou d’éternels hésitants? En outre, ces écarts, si momentanés soient-ils, ne convient-il pas de les aborder à chaque fois dans leur singularité ? Que dire par exemple des parcours pour le moins atypiques de Blanchot ou de Céline ? Réduire leurs égarements respectifs à un détour malheureux mais passager reviendrait à céder à la facilité de l’après coup au détriment de la complexité de la question.236 Mallarmé et les autres auteurs mentionnés ci-dessus
phore, place l’écriture au sein du symbolique (Id., « Jean Paulhan et le discours analogique », L’Esprit Créateur, vol. XXXI, n° 2 (summer 1991), pp. 30-38). 233 G. Genette, « Rhétorique et enseignement », in Figures, op. cit., p. 41. 234 Voir à ce titre : V. Kaufman, Poétique des groupes littéraires (Avant-gardes 19201970), Paris, Presses Universitaires de France, 1997, coll. écriture. 235 Voir à ce titre : M. Beaujour, Terreur et Rhétorique. Autour du Surréalisme, op. cit., ainsi que : J. Monnerot, La poésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1949, coll. Les Essais, n° XVI. 236 Ce à quoi pourtant les Telqueliens ont cédé dans leur lecture de Céline, en neutralisant la tension dans la trilogie pamphlétaire entre une écriture tragique d’inspiration nietzschéenne et sa négation immédiate par la haine antisémite. Celle-ci n’aura été à leurs yeux qu’une déviation momentanée et corrigée en vue d’une expérience « sublime » dont témoignerait la production romanesque d’après-guerre (voir à ce titre : J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, coll. Tel Quel, ainsi que : P. Muray, Céline, Paris, Seuil, 1981, coll. Tel Quel). Le cas
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n’auront pas été sans provoquer des tergiversations et des craintes chez les écrivains de l’époque et même chez ceux d’après.237 La Troisième République aura fait valser la littérature entre son renoncement brutal au profit de l’engagement et son émancipation progressive des sphères politique et économique. Cette tension permanente et qu’il importe de respecter telle quelle, aura en particulier marqué la production littéraire des années folles jusqu’à la déclaration de Munich. 1.7
L’offensive Bataille
Qu’en est-il de Bataille dans ce tableau ? Le jeune admirateur de Proust s’était lancé dans un projet romanesque qu’il voulait similaire quant à la Recherche par le style. Cette folle entreprise sera pourtant abandonnée en cours de route. Le renouveau en sciences humaines qu’apportaient l’ethnographie et la psychanalyse à l’époque captera désormais toute son attention. Le programme théorique et politique de Bataille trouve son origine principalement dans ses lectures de Freud et des pères fondateurs de la sociologie et de l’ethnologie en France. Toute lecture étant subjective, celle qu’en propose Bataille ne fera guère preuve d’orthodoxie. Tant sur le plan politique que scientifique, un écart abyssal opposera le Maître à son disciple, qui n’en fera qu’à sa tête. Écart entre, d’une part, une réflexion collective élaborée dans le souci de garantir la victoire de la raison, du progrès et du partage sur l’obscurantisme et un primat onto-théologique peu soucieux d’effacer les
Blanchot est plus complexe encore. Il fera l’objet d’une analyse dans le troisième chapitre. 237 Une approche globale du processus d’autonomisation de la pratique littéraire nécessite une mise en contexte plus large, respectant autant l’aspect paradigmatique que strictement matériel du problème. Sur le fond, la question remonte au moins à l’idéalisme kantien et à son échec de penser jusqu’au bout l’indépendance des trois domaines de la raison. Sur la forme, la reproduction mécanisée de l’imprimé engendra des obstacles quant à la réception et la gestion de l’information. Ce qui nous fait entrer dans le débat sur la modernité (voir à ce titre : K. Geldof, « De ondraaglijke lichtheid van de literatuur. De moderniteitsproblematiek in Charles Taylors Sources of the Self », in Id., Kritische profielen. Opstellen over politieke filosofie, esthetiek en (Franse) literatuur, Louvain, Peeters/Vrin, 1999, coll. Accent, pp. 141-187, ainsi que : Id., « La théorie littéraire à l’ère de sa reproduction mécanisée : de la prolifération et du pluralisme comme faits primitifs », Littérature, n° 94, mai 1994, pp. 68-96).
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inégalités sociales et, d’autre part, une pensée hors orbite ancrée dans la veine dionysiaque réactualisée à l’époque238 et qui fit d’une mystique laïque son adage.239 Bataille renforcera en la détournant la définition du sacrifice que proposèrent Hubert et Mauss dans leur « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » paru en 1899 dans le deuxième numéro de L’Année Sociologique. Alors qu’il s’agissait pour les deux auteurs d’intégrer le rituel du sacrifice dans une économie plus large de prestations et de contre-prestations qui dans les cultures primitives équilibrent les rapports sociaux et anticipent sur des rivalités intertribales, Bataille développe une philosophie de la nature axée sur la notion de dépense indispensable à tout organisme vivant et dont la pratique sacrificielle serait le mode d’expression le plus tragique. Toute approche symbolique du social, qu’elle soit structuraliste ou d’inspiration durkheimienne, passe à côté de cette réalité énergétique qui conditionne la vie. 240 Une conviction qui amènera Bataille à réhabiliter l’irrationnel dans une société où les lois de la productivité régissent seules les échanges humains, ouvrant ainsi la voie aux extrémismes politiques des deux bords. En définitive, le détournement de texte auquel se livre Bataille participe d’un programme d’insémination artificielle du sacré dans un monde désenchanté. Sa philosophie relève plus du mythe que de la rigueur scientifique dont, en successeur autoproclamé de Zarathoustra, il ne se préoccupait guère.241 Bataille l’empêcheur de danser en rond réinjecte le mal dans une société qui, à ne plus vouloir considérer que le Bien, risque de provoquer sa propre chute. L’édifice social cogité par les partisans des représentations collectives est construit sur le déni des pulsions 238
Sur la réception de Nietzsche en France, voir : P. Boudot, Nietzsche et l’au-delà de la liberté. Nietzsche et les écrivains français de 1930 à 1960, Paris, AubierMontaigne, 1970, ainsi que plus récemment : L. Pinto, Les neveux de Zararthoustra : la réception de Nietzsche en France, Paris, Seuil, 1995. Ces ouvrages, qu’il importe de lire avec l’esprit critique de mise, donnent une idée de l’importance et des canaux d’infiltration du nietzschéisme dans la première moitié du vingtième siècle. 239 Voir à ce titre : J.-C. Marcel, « Bataille et Mauss : un dialogue de sourds ? », Les Temps Modernes (Georges Bataille), n° 602, décembre 1998-janvier-février 1999, pp. 92-108. 240 Voir à ce titre : M. Augé, « Le triangle anthropologique : Mauss, Bataille, LéviStrauss », Critique, (Hommage à Lévi-Strauss), n° 620-621, janvier-février 1999, pp. 4-12 . 241 Voir à ce titre : R. Corbey, « Gift and Transgression. Some observations to Georges Bataille », Tijdschrift voor Wijsbegeerte, n° 2, juin 1994, pp. 272-312.
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souterraines. L’École durkheimienne élabore une architecture refoulant ses soubassements. Bataille quant à lui préfère se perdre dans les méandres du labyrinthe.242 L’extase que provoque l’expérience d’une sortie de soi, Proust en avait fait sentir les premières palpitations au jeune chartiste. Elle passait par une écriture rompant avec le leurre de la continuité spatio-temporelle. En sera-t-il de même chez son lecteur enthousiasmé ? Bataille revendique-t-il la voie ouverte par l’auteur de la Recherche et la poésie d’avant-garde ? On serait tenté de le croire. N’est-il pas l’auteur de récits illicites tels que L’histoire de l’œil, Madame Edwarda ou Le petit, dont la charge libidinale ébranle toute logique du propre et de la représentation ? Sa lecture de Mauss en revanche nous montre un penseur tragique sacralisant la dépense inutile sous ses formes les plus violentes sans que jamais n’intervienne encore le langage. La sortie de soi y relève certes du partage, mais elle ne s’insère plus dans un ordre symbolique. Ce qui du coup fait de Bataille un fétichiste. Il s’agira donc dans les chapitres qui suivent de relire l’auteur sous l’angle du sacré dans son rapport au langage et de tenter, en respectant la chronologie et la généalogie des textes, d’évaluer la façon dont il négocie ce virage.
242 D. Hollier, La prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974, coll. Le chemin. (Voir aussi : Id., « Bloody sundays », Critique, vol. 46, n° 516, mai 1990, pp. 347-363.)
CHAPITRE 2 : POUR EN FINIR AVEC LA LITTÉRATURE « Il n’y a pas d’antipathie entre la raison et ce qui la dépasse, alors que l’anti-raison ne guérit la myopie que par l’énucléation et les maux de tête que par la guillotine » (R. Queneau)
2.0
Introduction
Durant la période de l’entre-deux-guerres, Bataille développera sa réflexion sur la nature et l’importance du sacré dans une société faisant de la sécularisation une priorité politique. Une réflexion qui se fera en dialogue avec des interlocuteurs qui explorent également les limites de la raison. Ainsi, parallèlement à l’éclosion de la pensée de Bataille, se déploie le discours de Breton et des surréalistes sur l’urgence d’aborder l’inconscient par le biais de l’écriture automatique. Une polémique s’engagera entre le chef de file du mouvement surréaliste et Bataille. En même temps, celui-ci butera sur les réticences partagées et somme toute convergentes de Caillois et de Leiris. Trois jeunes intellectuels dont la réflexion et l’écriture vont marquer le vingtième siècle français confronteront donc d’entrée de jeu Bataille aux limites d’une théorie du sacré ne sachant donner au langage le rôle qui lui revient. Nous étudierons dans un premier temps la querelle opposant Bataille à Breton (2.1.), pour ensuite exposer les objections similaires de Caillois (2.2.) et de Leiris (2.3) envers une approche du sacré amputée du rapport à la rhétorique.
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2.1 2.1.0
La fascination du Commandeur
Qui la tête, qui le corps : la confrontation Bataille-Breton Introduction
Bataille et Breton, la cause est entendue, ne réussirent guère à s’entendre. Les deux hommes n’ont eu de cesse de se tirailler à coups d’insultes et de phrases assassines. C’est en 1924, suite à la rencontre avec Leiris, que Bataille entre en contact avec le mouvement surréaliste. Les réticences de ce dernier, ainsi qu’il en témoigna lui-même dans Le Surréalisme au jour le jour (1951)243, furent immédiates et instinctives. Le clinquant et le sulfureux du mouvement de Breton cachaient mal à ses yeux l’inanité de l’entreprise. Le surréalisme ne pouvait en rien stimuler la quête du mal que Bataille mûrissait déjà à l’époque : […] j’avais l’impression d’une bruyante supercherie. Je ne pouvais me reporter qu’à une violence secrète et agacée qui m’animait, qui me vouait, croyais-je, à quelque sort voyant et digne d’intérêt. Je pensai vite que l’atmosphère épaisse du surréalisme me paralyserait et m’étoufferait. Je ne respirais pas dans cette atmosphère de parade. (VIII, 171)
Ni le premier Manifeste du Surréalisme, ni « La Confession dédaigneuse », ni Poisson soluble - trois textes signés Breton et parus en cette même année 1924 - ne réussirent à convaincre Bataille, pour qui l’écriture automatique n’était qu’un « jeu dépaysant » (VIII, 173), bien éloigné de ses propres préoccupations. En outre, le ton autoritaire de Breton, et surtout son auréole grandissante sur la scène culturelle française, ne furent pas sans déplaire à un Bataille qui, bien qu’étant de la même génération que Breton, ne jouit pas du même prestige à l’époque. Il est vrai qu’en ce début des années vingt, la bibliographie de Bataille est quasiment inexistante. Quant à Breton, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il appréhenda mal la présence de Bataille dans son sillage. Qualifiant celui-ci d’ « obsédé », Breton s’est tout de 243
Rédigé en 1951, « Le Surréalisme au jour le jour » ne paraîtra qu’en 1970, dans le septième numéro de la revue Change. Pour les références aux écrits de Bataille, nous nous servirons des douze volumes des Œuvres Complètes édités chez Gallimard entre 1970 et 1988 et numérotés de I à XII. Nous indiquerons à chaque fois entre parenthèses dans le texte le numéro du volume, suivi de la pagination.
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suite senti menacé par cette personnalité peu malléable, qui risquait par son seul charisme de semer la zizanie au sein d’un mouvement naissant dont il importait coûte que coûte de souder les liens et de s’en assurer l’hégémonie.244 Les crispations furent donc des deux côtés. Dès lors, rien ne laissa présager une collaboration entre eux deux. Collaboration qui pourtant eut lieu, non sans fracas, entre 1935 et 1936. Le fascisme pointant alors du nez partout en Europe, une contre-offensive s’imposait. Ce fut l’histoire de Contre-Attaque. L’échec fut immédiat. L’idéalisme de Breton étant incompatible avec le matérialisme de Bataille, les deux hommes ne pouvaient éviter l’affrontement. Encore aujourd’hui, un consensus sur la question semble acquis. Or la problématique nous paraît moins univoque qu’elle n’en a l’air. Il y aurait tout intérêt à revoir le conflit opposant Bataille à Breton, plutôt que de reproduire telles quelles les attaques que ces derniers se sont lancées à la figure en ces temps agités. Nous retracerons dans les pages qui suivent le différend opposant les deux hommes dès leur première rencontre en 1924 jusqu’au déclenchement de la drôle de guerre. Un différend qui s’articule autour de la nature et des enjeux du matérialisme, noyau de la réflexion de Bataille et Breton à l’époque. 2.1.1
L’impératif freudien
À première vue, un terrain d’entente entre les deux intellectuels aurait pu se trouver autour de la notion de subjectivité, à la base de la réflexion de Bataille sur la transgression et de celle de Breton sur la rupture du legs métaphysique occidental. Les références massives à Freud dès les premiers textes surréalistes, ainsi que dans les essais de Bataille au cours des années trente, ciblèrent la tyrannie de la raison. Celle-ci empêche le libre cours aux pulsions qui pourtant la déterminent. Découvrir la part maudite du cerveau, tel est bien l’objectif que se sont fixé, certes avec des accents différents, le surréalisme et Bataille.
244
Pour une présentation plus détaillée de la rencontre Bataille-Breton, voir : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 94-107.
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La fascination du Commandeur
Commençons par Breton. La définition que celui-ci donne de son mouvement dans le premier Manifeste se veut très claire sur ce point : SURREALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.245
Les découvertes de Freud ne pouvaient plus rester lettre morte. Il fallait à tout prix en finir avec le règne de la logique et donner à l’inconscient ses lettres de noblesse. Cette foi en le pouvoir libérateur des pulsions de l’inconscient impliquait un rejet radical de la littérature. Une hostilité qui était à l’origine de la revue Littérature, fondée en 1919, et dont le titre se voulait ironique. Les Lettres étant soumises au diktat de l’esthétique, elles se voyaient rejetées au profit de l’attitude de l’écrivain, qui seule désormais primait. Le centre de gravité se déplaça de l’œuvre à l’auteur, soit de l’écrit au vécu. « La Confession dédaigneuse » annonça tout de suite la couleur du programme surréaliste. Paru originellement dans une revue non littéraire, La Vie moderne, durant l’hiver 1923, ce texte se lit comme une mise à mort de la conception classique des Lettres, soumise à la tutelle de la raison, la logique et la psychologie, à laquelle est opposée la notion du hasard. Repris en ouverture des Pas perdus édité chez Gallimard en 1924, l’essai fera écho à d’autres interventions de Breton allant toutes dans le sens d’une sacralisation de l’auteur. Ainsi l’hommage réitéré à Jacques Vaché, l’ami disparu qui ne laissa aucune œuvre derrière lui246 ; ainsi l’hommage à Alfred Jarry, l’auteur d’Ubu roi, personnage que, aux dires de son entourage, il incarna lui-même jusqu’au bout247 ; ainsi également l’hommage à Lautréamont et à Rimbaud, emblèmes du surréalisme qui tous deux mirent fin à « l’enfantillage littéraire » et favorisèrent « la victoire de l’arbitraire »248 ; hommage plus mitigé au
245
A. Breton, Manifeste du surréalisme, in Id., Œuvres Complètes, vol. I, (édition établie par M. Bonnet), Paris, Gallimard, 1988, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 328. 246 A. Breton, « Jacques Vaché », Ibid., pp. 227-230. 247 A. Breton, « Alfred Jarry », Ibid., pp. 216-226. 248 A. Breton, « Les chants de Maldoror », Ibid., pp. 233-235.
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mouvement Dada aussi, dont l’attitude contestataire dénonçait « l’horreur de l’intelligence ».249 Ainsi la dénonciation dans un entretien fictif avec Gide du souci de postérité d’un auteur qui, plutôt que de se livrer au hasard ou à la chance, n’a d’égard que pour son œuvre.250 De même, le récit d’une aventure amoureuse manquée d’Aragon251 présagea une Nadja qui ne tardera pas à faire son apparition dite fortuite dans la vie de Breton. Enfin, en réponse à une enquête sur les nouvelles tendances de la poésie française parue dans le supplément littéraire du Figaro datant du 21 mai 1922, le chef de file du mouvement surréaliste donna le coup de grâce à la poésie, qui désormais devra céder le pas à l’existence de l’auteur. Celle-là s’évaluera dorénavant à l’aune de celle-ci. Le texte sera repris dans Les pas perdus : La poésie écrite perd de jour en jour sa raison d’être. Si des œuvres comme celles de Ducasse, de Rimbaud, de Nouveau, jouissent de ce prestige sur les jeunes, pour commencer c’est que ces auteurs n’ont pas fait profession d’écrire (…) C’est que leur attitude en tant qu’hommes laisse loin leurs mérites d’écrivains et seule cette attitude donne son sens véritable à leur œuvre, telle que nous l’admirons. Celle-ci en prend un caractère manifeste : à tout prix nous cherchons à y voir la manifestation de celle-là.252
L’argumentation sera réitérée avec encore plus d’aplomb dans « Clairement », un article paru dans Littérature en septembre 1922 et également repris dans le premier recueil de textes de Breton. Celui-ci, histoire de bien enfoncer le clou, ne laissera aucune chance de résurrection à la poésie. Si dans sa réponse à l’enquête du Figaro, il accorda encore à la poésie une fonction de miroir d’une existence pleinement vécue, une existence dont elle serait en quelque sorte l’écho, en revanche, dans « Clairement », la poésie n’est plus jugée nécessaire pour refléter un destin assumé. La rupture entre la poésie et le surréalisme y est définitivement consommée :
249
A. Breton, « Pour Dada », Ibid., pp. 236-241. A. Breton, « André Gide nous parle de ses morceaux choisis», Ibid., pp. 253-254. 251 A. Breton, « L’Esprit nouveau », Ibid., pp. 257-258. 252 A. Breton, « Réponse à une enquête », Ibid., p. 267. 250
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La fascination du Commandeur […] la poésie, qui est tout ce qui m’a jamais souri dans la littérature, émane davantage de la vie des hommes, écrivains ou non, que de ce qu’ils ont écrit ou de ce qu’on suppose qu’ils pouvaient écrire.253
Le jeune Breton se montre ici héritier de Jacques Vaché dont il vénère le destin. Celui-ci meurt dans une chambre d’hôtel à Nantes, en janvier 1918, des suites d’une overdose. À côté de lui, sur le même lit, gisait le corps dénudé d’un autre homme, également toxicomane.254 Une mort accidentelle que, primat du destin oblige, Breton transformera aussitôt en un suicide consciemment orchestré. Que dans ce cas, son héros ait entraîné ce malheureux compagnon de hasard dans sa chute ne semble guère le préoccuper. Bien au contraire : Vaché, dans le fantasme de Breton, se voit érigé en suicidé d’une société à laquelle, en fin dandy, il choisit de faire un ultime pied de nez, s’assurant de la sorte une sortie triomphale. Assumant son destin jusqu’à la mort incluse, Vaché osa affronter le tragique sans céder à la tentation de l’écriture : Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle, bien que, comme on pense, il ne fut pas un fumeur inexpérimenté. En revanche, il est fort possible que ces malheureux compagnons ignoraient l’usage de la drogue et qu’il voulut en disparaissant commettre, à leurs dépens, une dernière fourberie drôle.255
Breton demeure également tributaire du dadaïsme pour lequel, ainsi que l’écrivit Tristan Tzara dans une « Lettre à Jacques Rivière » parue dans Littérature en 1919, l’écriture signifie l’avilissement de l’existence humaine, qui ne se vit pleinement que hors de l’espace littéraire. Honteux en quelque sorte de céder à la tentation de l’écriture, si iconoclaste soit-elle, l’écrivain malgré lui que se veut être le chef de file du dadaïsme à l’époque cherche aussitôt à s’en excuser en invoquant pour ce faire ses insuffisances physiques. On ne cède pas impunément à la Muse en ces temps de contestations anti-bourgeoises :
253
A. Breton, « Clairement », Ibid., p. 265. Voir à ce titre : M. Polizzotti, André Breton, Paris, Gallimard, 1999, coll. NRF/Biographies, pp. 100-104. 255 A. Breton, « La confession dédaigneuse », Id., Œuvres Complètes, vol.I, op. cit., p. 202. 254
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Je n’écris pas par métier. Je serais devenu un aventurier à grande allure et aux gestes fins si j’avais eu la force physique et la résistance nerveuse pour réaliser ce seul exploit : ne pas m’ennuyer.256
Essoufflé dès le début des années vingt (bien qu’il faille attendre mars 1922 pour que la rupture avec le surréalisme soit consommée), le dadaïsme n’aura pas été sans marquer Breton, qui gardera de sa fréquentation du mouvement iconoclaste de Tzara une aversion haineuse envers la littérature. Un rejet de la vanité littéraire qui l’amènera, outre à décrier Aragon rédigeant La défense de l’infini, un projet littéraire qu’en fin stratège, celui-ci développa en parallèle des activités du groupe surréaliste, à observer la réalité sociale et politique. Soit le clivage entre une bourgeoisie solidement installée et une classe ouvrière en quête d’émancipation. Soit encore une France décidant en 1925 une intervention militaire dans la Guerre du Rif, non sans susciter de virulentes protestations d’intellectuels de gauche dans L’Humanité. Le profit en capital symbolique d’un engagement pour la cause du peuple n’étant pas des moindres257, celui-ci ne tardera pas à s’imposer aux yeux de Breton. Dès 1925, le mouvement surréaliste s’approcha du groupe Clarté et fit peu à peu siennes les prémisses du matérialisme historique.258 La lecture par Breton du Lénine de Trotsky ne fera qu’accélérer cet apprentissage. La ferveur affichée des surréalistes pour le credo marxiste ne sera pas vue d’un bon œil par l’appareil du PCF. Pour reprendre l’expression de son biographe, Breton ne voyait dans l’adhésion au PCF qu’ « un moyen de plus de remettre en question les attitudes
256 T. Tzara, « Lettre ouverte à Jacques Rivière », cité par M. Polizzotti, André Breton, op. cit., p. 133. 257 Si réelle que soit l’infiltration du marxisme dans l’esprit de la génération de Breton à l’époque en France, elle demeure marginale à l’époque par rapport aux idéologies de droite. L’éclosion des doctrines de gauche ne date que d’après la Libération (voir à ce titre : K. Geldof : « Les écrivains et le marxisme en France : problématique d’ensemble et essai de périodisation », in La littérature française contemporaine. Questions et perspectives (sous la direction de F. Baert et D. Viant), Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1993, pp. 49-70). 258 La mobilisation du PCF contre la Guerre du Maroc favorisa son accueil au sein de l’intelligentsia française, au point de donner naissance à l’intellectuel révolutionnaire (voir à ce titre : J.-P. Morel, Le roman insupportable. L’internationale littéraire et la France (1920-1932), Paris, Gallimard, 1985, coll. Bibliothèque des Idées, pp. 83-86).
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culturelles occidentales ».259 Ce dont le bureau du parti et les idéologues de service semblent bien vite avoir pris conscience. Ainsi, Pierre Naville critiquera dans une brochure l’inefficacité révolutionnaire des surréalistes. Une diatribe qui risqua de compromettre la demande d’adhésion de Breton et des siens au PCF. Il fallait donc riposter au plus vite et avec fermeté. Résultat : la parution en 1926 de Légitime défense, une plaquette signée Breton, dans laquelle il tenta l’exercice périlleux de concilier les impératifs économiques du communisme aux priorités de son mouvement. Or celles-ci sont d’ordre spirituel et non matériel. Face aux communistes pour lesquels seule une transformation de fond en comble de l’infrastructure économique peut faire modifier les comportements, Breton plaide pour une revalorisation de l’esprit tout aussi urgente à ses yeux que le partage des richesses et la suppression des classes : Ce que nous ne pouvons souffrir, et c’est là tout le sujet de cet article, est que l’équilibre de l’homme, rompu, c’est vrai, en Occident, au profit de sa nature matérielle, puisse espérer se retrouver dans le monde par le consentement de nouveaux sacrifices à sa nature matérielle. C’est pourtant ce que, de bonne foi, pensent certains révolutionnaires, notamment à l’intérieur du Parti communiste français.260
Rétorquant aux détracteurs de gauche du surréalisme qui lui reprochaient le défaut de synthèse entre cette quête intérieure et la Révolution prolétarienne, Breton, faute d’arguments plausibles, ne put que réitérer une profession de foi appuyée à l’adresse du PCF. Il ne réussit cependant qu’à accentuer l’écart qui l’opposa depuis les premiers contacts avec l’orthodoxie marxiste. Cette correction apportée au matérialisme historique risquait d’affaiblir la position encore précaire du parti naissant sur l’échiquier politique français. L’incompatibilité du postulat matérialiste avec le primat psychique sauta tout de suite aux yeux des théoriciens du parti. Or le PCF étant à l’époque en quête de reconnaissance, il ne pouvait se permettre la moindre déviation par rapport à l’orthodoxie marxiste. Ladite légitime défense de l’un provoqua aussitôt celle, tout aussi légitime, de l’autre. La
259
M. Polizzotti, André Breton, op. cit., p. 133. A. Breton, « Légitime défense », in Id., Œuvres Complètes, vol. II, (édition établie par M. Bonnet), Paris, Gallimard, 1992, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 295. 260
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demande d’adhésion de Breton en janvier 1927 sera donc accueillie avec scepticisme. La situation n’ira qu’en s’empirant. Au point qu’en 1929, Breton dut se battre pour la survie de son mouvement, que l’échec des avances hésitantes au PCF mit en péril. Afin de remettre les pendules à l’heure, il entame la rédaction d’un Second manifeste du surréalisme, édité par les éditions Skra l’année suivante. Breton y jettera à nouveau l’anathème sur la poésie, l’art et les sciences, toutes trois disciplines soumises selon lui au diktat de la raison. Définissant le surréalisme comme une « révolte absolue », une « insoumission totale », et même une « violence »261, c’est à un geste immédiat et intentionnellement déraisonnable qu’il invite le lecteur, afin que celui-ci manifeste de la sorte sa souveraineté absolue : L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans la foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous.262
Isolé de son contexte, l’extrait peut paraître puéril ou gratuit. Or il en dit long sur le tiraillement chez Breton à l’époque entre, d’une part, une volonté d’alignement de son mouvement à l’idéologie marxiste et d’autre part, son intransigeance quant à l’exploration du psychique. Entre Vaché mettant sa vie et celles de ses compagnons de hasard en jeu et un quidam tirant en toute lucidité au hasard dans la foule, l’écart est nul. Dans les deux cas, il s’agit pour Breton de dénoncer les limites d’un matérialisme asphyxiant, dépourvu du psychique qui pourtant lui est constitutif. Jamais Breton ne cédera sur ce point. Double écueil donc contre lequel il met en garde son époque : une révolution menée sur les seules barricades, aux dépens de l’esprit, et la pratique de l’écriture, tout aussi avilissante que le système de production mis en place par la classe bourgeoise. Le dévouement
261
A. Breton, « Second manifeste du surréalisme », in Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., p. 782. 262 Ibid., pp. 782-783.
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La fascination du Commandeur
exclusif à la cause du peuple ou la foi aveugle en la poésie empêchent l’émergence spontanée des pulsions de l’inconscient. Or, à les refouler, on les fait revenir en force. Déambuler dans les rues ne sera plus sans risques. Reste à savoir si une telle attitude réhabilite vraiment l’esprit. Récapitulons. La psychanalyse confrontant l’être humain aux limites de son entendement, une révolution s’impose. Ayant pour enjeu l’exploration de l’esprit en vue d’une libération de l’homme du joug de la raison, elle ne peut plus se fier aux Lettres. Héritières d’une conception classique du sujet, celles-ci sont à contre-courant des dernières innovations en sciences humaines. Véhiculant les valeurs bourgeoises qui asservissent l’être humain ainsi réduit à sa seule valeur marchande, la littérature se fait complice d’un système qu’il importe de renverser afin d’optimiser les réussites d’une révolution de l’esprit. Les revendications matérialistes, si justifiées soient-elles, ne peuvent en rien contrecarrer l’émancipation psychique. Or le marxisme, de par sa crispation à l’égard du dispositif freudien, est réactionnaire sans le savoir. À l’inégalité des richesses s’oppose désormais le partage égal des biens. Alors que Breton ne voit en elle qu’une « première condition de l’esprit », aux yeux du parti, en revanche, l’enjeu de la Révolution prolétarienne se situe exclusivement au niveau de la matière. L’exploration de l’esprit reste taboue. Dès lors, les épousailles des surréalistes avec les communistes se feront sans passion. Tout au plus un mariage de raison et encore : aux intérêts divergents. Il en résulte la formation d’un Janus bicéphale où, en définitive, chacune des deux têtes se méfie de l’autre. De quoi en perdre la raison et tirer au hasard dans la foule. Jouer au flingueur fou, n’est-ce pas contradictoire pour qui cherche justement à replacer la tête entre les épaules ? Le Second Manifeste témoigne du malaise de Breton qui, prenant conscience de l’impasse dans laquelle il a entraîné son mouvement, tout à coup s’égare. Tout se passe comme si l’engagement politique déroutait le chef de file des surréalistes qui, initialement, fit de la révolution de l’esprit la raison d’être de son mouvement. Faut-il en conclure à une impasse chez Breton dans sa tentative d’articuler le matérialisme par rapport à l’esprit ? Laissons la question en suspens. Toujours est-il que dans l’immédiat, à présenter les choses ainsi, un tel parcours ne pouvait que rapprocher Breton de Bataille.
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2.1.2
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Du Janus bicéphale au monstre sans tête
Le retour à Freud scande également les interventions de Bataille dès la fin des années vingt. Ainsi, dans la revue d’avant-garde Documents dont il assure la direction de 1929 à 1931, il dénonce, tout comme Breton avant lui dans Légitime défense, la conception traditionnelle du matérialisme.263 À ne pas prendre en compte les innovations de Freud dans l’approche de la question du sujet, le matérialisme ne pourra jamais se libérer du carcan théologique dans lequel il s’est trop longtemps trouvé enfermé. Le refoulement des pulsions de l’inconscient assure seul l’hégémonie d’une raison soumise à la tutelle divine, dont elle n’est que le pâle reflet. Le matérialisme, sous peine de n’être qu’un idéalisme qui s’ignore, ne se conçoit pas sans son rapport à l’esprit. Un esprit revu et corrigé par les découvertes freudiennes, ainsi que par l’ethnologie de Durkheim et de Mauss. Voici la définition du matérialisme que propose Bataille dans le troisième numéro de Documents, paru en juin 1929 : Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques et sociaux et non sur des abstractions telles que les phénomènes physiques artificiellement isolés. Ainsi, c’est à Freud entre autres (…) qu’il faut emprunter une représentation de la matière. (…) Il est temps, lorsque le mot matérialisme est employé, de désigner l’interprétation directe, excluant tout idéalisme, des phénomènes bruts et non un système fondé sur les éléments fragmentaires d’une analyse idéologique élaborée sous le signe des rapports religieux. (I, 180)
Dans « La critique des fondements de la dialectique hégélienne », un article co-rédigé avec Queneau264 pour La critique sociale265 en mars 1932, Bataille avait déjà plaidé pour la fusion de la
263
Nous reviendrons plus en détail sur l’histoire de Documents dans le troisième volet de ce chapitre, où il sera question du différend implicite opposant Bataille à Leiris. 264 La collaboration entre Bataille et Queneau ne sera que de courte durée. La quête poétique chez ce dernier finit par l’emporter sur l’engagement politique. D’où une irritation croissante de Bataille à l’égard d’un auteur dont le travail sur le langage le rapprochera davantage de Leiris (voir à ce titre : M. Lécureur, Raymond Queneau, Paris, 2002, Les Belles Lettres & Archimbaud, pp. 127-147). 265 La revue La Critique Sociale (1931-1934) fut fondée par Boris Souvarine. Ancien militant communiste, Souvarine (Lifschitz de son vrai nom) fut membre du
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matière et de l’esprit, seul moyen pour lui de ne pas reverser dans l’idéalisme d’antan. Réfractaires à une recherche dans la nature des fondements des lois dialectiques, Bataille et Queneau y insistaient sur la nécessité de prendre en compte les pulsions de l’inconscient. À une dialectique abstraite, éloignée du concret de l’existence individuelle, s’oppose une dialectique de l’expérience vécue. Faute de quoi, le matérialisme historique n’est que pur verbiage, en décalage par rapport à la réalité. L’insertion des données psychanalytiques permet d’en finir avec cette fausse séparation de la tête et du corps : […] les phénomènes dont la psychanalyse rend compte se laissent réduire en dernière instance à des pulsions dont le but s’exprime en termes biologiques mais dont la source est de nature somatique. Il n’est pas question d’un dualisme de la matière et de l’esprit : les objets de l’investigation dialectique ne représentent que les produits les plus complexes de la nature. Le problème de leur caractère spécifique ne peut être posé honnêtement que si l’on écarte dès l’abord l’hypothèse haïssable et vulgaire du spiritualisme, ce qu’autorise précisément la psychanalyse. (I, 288)
De même que chez Breton à la même époque, la redéfinition du matérialisme engendrera chez Bataille une méfiance à l’égard des Lettres. Cette suspicion sera cependant nettement moins thématisée chez le second. Dans le cas de Bataille, elle s’observe surtout par un silence qui en dit long. À parcourir le corpus de l’entre-deux-guerres, on est étonné de constater la parcimonie avec laquelle l’auteur de L’histoire de l’œil (1928) et du Bleu du ciel (rédigé en 1935, publié en 1957) aborde la littérature. Outre quelques publications surréalistes, sur lesquelles nous reviendrons, seules deux œuvres littéraires seront commentées par Bataille à l’époque. Celles-ci ne seront certes pas des moindres : il s’agit du Voyage au bout de la nuit (1932) et de La condition humaine (1933). Mais sa façon d’en parler est révélatrice du Komintern en Union Soviétique dès 1920. Fidèle aux idéaux de la Révolution d’Octobre, il adhéra aux idées de Trotsky, ce qui l’obligea à s’expatrier vers la France. Opposé d’abord à Lénine, ensuite au régime stalinien, Souvarine créa en 1926 le Cercle Communiste Démocratique, un mouvement auquel se rallièrent les communistes hétérodoxes, dont fut Bataille. Sa rencontre avec Colette Peignot (ancienne maîtresse de Jean Bernier qui, sous le nom de Laure, s’érigera en muse de Bataille dont elle sera la future compagne) lui permit le financement de cette revue. (Pour un portrait plus détaillé de Souvarine, voir : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 195-203.)
Chapitre 2 : Pour en finir avec la littérature
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malaise de Bataille à l’égard de l’écriture. Ce qui frappe après coup à la lecture du commentaire qu’il consacre au premier roman de Céline, c’est la volonté de réduction de cette œuvre, dont le travail d’écriture est prépondérant, à ce qu’il conviendrait d’appeler sa valeur documentaire. Pas un mot chez Bataille sur la révolution poétique déclenchée par Céline. Alors que la presse de l’époque ne cesse de gloser sur la singularité d’une écriture qu’elle dénonce ou exalte266, Bataille quant à lui situe l’intérêt du Voyage au seul niveau thématique. Il salue le plaidoyer célinien pour la solidarité dans la misère et applaudit la part faite par l’auteur à l’inconscient. Qu’en outre celui-ci se sente des affinités avec le peuple dont il dénonce la condition le rend d’autant plus crédible à ses yeux. Contrairement à Zola qui, tout en décrivant la misère des basses souches, s’en distancia, Céline parlerait en connaissance de cause. La vanité littéraire ne trouve pas plus de grâce chez Bataille que chez Breton. La littérature se doit dorénavant d’appuyer la cause sociale, plutôt que de maintenir le système capitaliste en place. On notera le saint-beuvisme spontané de Bataille qui, mettant le « moi profond » et le « moi social » sur le même plan, foule de plein pied l’interdit proustien. Confusion significative d’un déni de l’écriture :
266
C’est principalement l’extrême droite qui, à l’époque, sous les plumes de Georges Bernanos et de Ramon Fernandez dans Les Nouvelles Littéraires ou de Léon Daudet dans Candide, exaltera la poétique révolutionnaire déployée dans le Voyage. En revanche, la droite traditionnelle, réfractaire à une écriture iconoclaste, ne put accueillir favorablement ce premier roman de Céline. André Rousseaux et Henri de Régnier dans Le Figaro, ainsi qu’André Thérive dans Le Temps s’indigneront chacun des grossièretés et obscénités qui parsèment le récit de Bardamu. Si la gauche socialiste vit en l’auteur du Voyage un nouvel allié à la cause du peuple, l’extrême gauche se montrera plus mitigée. Triolet s’empresse, à des fins de propagande marxiste, de traduire le roman en russe, mais les idéologues du parti ne pipent mot sur la poétique du Voyage. Une poétique qui, à elle seule, rendit le roman politiquement irrécupérable. Jdanov pointant déjà du nez à l’époque, Jean Fréville dans L’Humanité ne put dès lors qu’enterrer vivant ce Rabelais des temps modernes. Trotsky quant à lui regrettait l’absence de prise de position de l’auteur à l’égard du prolétariat. (Pour la réception du Voyage en France, voir : F. Vitoux, La vie de Céline, Paris, Grasset, 1988, pp. 221227, P. Alméras, Céline. Entre haine et passion, Paris, Robert Laffont, 1994, coll. Biographies sans masque, pp. 120-123, ainsi que : M. Angenot, La critique au service de la révolution, Louvain, Peeters/Vrin, 2000, coll. Accent, pp. 335-338).
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La fascination du Commandeur La misère n’est pas seulement souffrance, elle est à la base d’un grand nombre de formes humaines dont la littérature a pour fonction de signifier la valeur […] Le roman déjà célèbre de Céline peut être considéré comme la description des rapports qu’un homme entretient avec sa propre mort, en quelque sorte présente dans chaque image de la misère humaine qui apparaît au cours du récit. (…) Il n’est plus temps de jouer le jeu dérisoire de Zola empruntant sa grandeur au malheur des hommes et demeurant lui-même étranger aux misérables. Ce qui isole le Voyage au bout de la nuit et lui donne sa signification humaine, c’est l’échange de vie pratiqué avec ceux que la misère rejette hors de l’humanité […] (I, 321-322)
Le compte rendu de La condition humaine va dans le même sens. Tout comme pour le Voyage, il s’inscrit dans un souci d’intégration des apports des sciences nouvelles dans la théorie marxiste. Freud étant dorénavant incontournable, la Révolution ne peut rester cantonnée au seul niveau de la matière. Aux yeux de Bataille, tout le mérite de Malraux consiste à en avoir fait la preuve dans un roman convaincant. Les personnages de La condition humaine, si engagés soient-ils dans la cause du peuple, sont régis par des mécanismes psychiques incontrôlables qui ne minent en rien les possibilités de réussite de la lutte sociale, mais ne limitent pas leurs actions aux objectifs pratiques. La pulsion de mort a sa raison d’être. Il importe de lui octroyer la place qui lui revient sur le plan individuel autant que collectif. À nouveau, Bataille n’a d’égard que pour le signifié du texte, aux dépens de la poétique qu’il ne fait qu’effleurer : La grandeur, en conséquence la valeur de la Révolution a été liée jusque dans le vocabulaire souvent poétique de Marx à son caractère catastrophique. La Révolution ne se laisse évidemment pas réduire à ce caractère, toutefois la description de Malraux, qui suspend sans les nier les différents aspects positifs de l’activité subversive, révèle la relation essentielle de la valeur d’attraction de cette activité avec son orientation négative. (I, 374).
Rien d’étonnant à ce que les idéologues du PCF, Jean Bernier267 en tête, s’insurgent contre les efforts d’innovation par Bataille du 267
Jean Bernier prit part à Clarté, une revue d’obédience trotskyste, avant de rejoindre Souvarine dans sa critique de la dérive stalinienne. Dès 1924, Bernier jouera un rôle d’intercesseur entre le mouvement de Breton et le PCF (voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 89-93, ainsi que F. Marmande, « La passe de Jean Bernier », in Des années Trente : groupes et ruptures, Paris, 1983,
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matérialisme historique. Le compte rendu que ce dernier consacra à Psychopathia sexualis, l’ouvrage de Krafft-Ebing, irritera Bernier qui dénoncera l’incompatibilité de telles thèses avec la théorie marxiste. Le compte rendu mettait en évidence la discorde constatée par KrafftEbing entre les pulsions sexuelles de l’individu et la volonté de cohésion de la société, qui ne peut que refouler celles-ci (I, 275-276). Si antagonisme il y a, répliqua Bernier, il ne peut se situer qu’au niveau de l’infrastructure économique, soit sur le seul terrain de la lutte des classes. Bataille ne se laissera aucunement intimider par les réprimandes de Bernier. Bien au contraire, l’incompréhension de celui-ci l’amènera à insister une fois de plus sur l’urgence de ré-actualiser le matérialisme historique par l’application des nouvelles découvertes en sciences humaines (I, 291-294). Bataille est sur la même longueur d’onde que Breton. Si la matière a droit au chapitre, si les revendications du peuple méritent d’être cautionnées, c’est à condition de pas négliger l’esprit qui, de l’avis séparé des deux hommes, ne peut qu’en pâtir. La matière est esprit, de même que l’esprit est matière. Or la théorie marxiste, à force de faire la sourde oreille aux apports freudiens sur la question du sujet, risque bien vite de se faire rattraper par les événements. Ce dont Bataille prit conscience dès le début des années trente. La montée de la peste brune en Italie et en Allemagne, ainsi que le totalitarisme stalinien, écrira-t-il dans « Le problème de l’État », un article sombre et prophétique paru dans La Critique Sociale en septembre 1933, sont autant de fléaux qui minent la confiance aveugle et irréfléchie en l’orthodoxie marxiste, ainsi devenue caduque.268 Le matérialisme historique se doit de reconnaître sa défaite face à la menace d’une guerre imminente (I, 332336). D’autant plus que celle-ci s’annonce pire que les précédentes. L’armée moderne ne pourra pas faire face aux machines de guerre allemande ou italienne, dont la composante « délirante » constitue toute la force (I, 329-330). La compréhension de l’affectif, c’est-àdire des lois obscures de l’inconscient, sera déterminante pour qui
Editions du Centre National de Recherche Scientifique, coll. Les publications de l’URL, n° 5, pp. 165-173). 268 Voir aussi les essais de sociologie (en particulier : II, 205-232), esquisses d’un ouvrage sur Le fascisme en France qui n’aura jamais vu le jour, mais dont les prémisses et les analyses ne sont pas sans faire écho aux publications de Bataille dans La Critique Sociale.
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veut remédier à ce fléau grandissant qu’est le fascisme émergeant un peu partout en Europe à ce moment-là. C’est ainsi que paraîtra en novembre 1933 et en mars 1934, toujours dans la revue de Souvarine, une analyse détaillée et innovatrice de Bataille sur la nature du mal fasciste. Intitulé « La structure psychologique du fascisme », l’article relie les notions de sacré et de dépense inutile issues des réflexions de Durkheim et de Mauss aux thèses freudiennes sur les mécanismes pulsionnels de l’inconscient. Sur fond de marches à pas cadencé, la boîte à outils marxiste ne paie plus guère de mine. De l’appareil conceptuel propre à la théorie marxiste demeurera l’idée d’une lutte des classes, mais corrigée dans son rapport à l’infrastructure économique. Le chambardement de celle-ci ne suffira plus à espérer des lendemains qui chantent. Incapable de saisir l’enjeu de ce phénomène à la fois inouï et universel qu’est le pouvoir fusionnel du sacré, le matérialisme historique a failli. Seuls le freudisme et l’ethnologie sont en mesure de comprendre cette réalité psychique. Pour ce faire, Bataille aura recours à deux concepts antinomiques, soit l’homo- et l’hétérogénéité. Est homogène à ses yeux tout ce qui participe à l’enrichissement permanent des détenteurs des moyens de production, à commencer par les rouages de l’appareil étatique. Le concept d’hétérogénéité recouvre quant à lui tant les exclus de cette richesse que tout ce qui entrave le bon fonctionnement du processus de productivité constante. Ramenée à son essence, cette dualité conceptuelle marque la ligne de partage entre le conscient et l’inconscient ou, traduit en des termes issus de l’anthropologie sociale, entre le profane et le sacré. À ne pas rééquilibrer les rapports entre ces deux régions de l’esprit, la dérive est inéluctable. Or le fascisme n’est rien d’autre que le déni de l’affectif. Refoulées, les pulsions collectives reviennent au galop, mais perverties, concentrées désormais en la seule personne d’un chef. L’hétérogénéité dans un régime totalitaire étant une homogénéisation outrancière, elle ne fera qu’accroître l’oppression des sujets. Là où le chef de tribu s’arroge le droit de vie et de mort sur ces inféodés, dont, de par sa fonction sacrée, il se distingue sans pour autant les mépriser, le leader fasciste quant à lui personnalise le pouvoir au point de se distancier de ses sujets. L’individuation du sacré hétérogène entraîne le rejet à froid des membres d’une telle communauté, condamnée à une implosion finale. Le sadisme, inhérent à la condition humaine et, en particulier, à l’exercice
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du pouvoir ne va pas sans son pendant masochiste, sauf à basculer dans la pathologie. Ce qui semble bien être le cas du fascisme, où la tentation de la cruauté n’est jamais portée sur la personne du chef : Dans ce cas, l’exclusion des formes immondes qui servent d’objet à l’acte cruel n’est pas suivie d’une position comme valeur et, en conséquence, aucune activité érotique ne peut être associée à la cruauté. Les éléments érotiques eux-mêmes sont rejetés en même temps que tout objet immonde […] le sadisme accède ainsi à une pureté éclatante. (I, 352)
Dès lors, on comprend mieux pourquoi, face à la montée du fascisme, Bataille entend redorer le blason du sujet. Non pas le sujet de la métaphysique traditionnelle, sujet cartésien qui s’est lui-même emprisonné dans sa tour idéaliste, mais un sujet qui échappe à l’appropriation intellectuelle. Un sujet qui ne se laisse pas poser en objet, soustrait à la conscience raisonnante et pourvu du mal qui lui est intrinsèque. Bataille en définit la nature dans un texte inédit consacré à Sade, intitulé : « La valeur d’usage de Sade ». La rédaction du texte accompagne les articles mentionnés ci-dessus. L’hétérologie prend en compte la complexité du mécanisme psychique, où le bien ne s’éclaire qu’à la lumière du mal et la raison qu’en fonction de l’inconscient : [L’hétérologie] procède au renversement complet du processus philosophique qui d’instrument d’appropriation qu’il était passe au service de l’excrétion et introduit la revendication des satisfactions violentes impliquées par l’existence sociale. (II, 63)
L’hétérologie est subjective dans la mesure où il n’existe aucun moyen de placer des réalités telles que l’érotisme, le sacrifice, la dépense ostentatoire, voire la défécation dans le domaine objectif immédiat. L’objectivation de leur caractère spécifique aboutirait selon Bataille à leur incorporation dans un système intellectuel homogène, annulant de ce fait leur caractère transgressif. Déjà du temps de Documents, les interventions de Bataille ciblèrent ces objets du quotidien, parties du corps, monuments, créations plastiques, astres ou rites anciens qui, tous, de par la gêne spontanée qu’ils suscitent de nos jours, témoignent du malaise contemporain face à la réalité d’un matérialisme libéré de toute autorité d’emprunt. Cette promotion dudit bas
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matérialisme269 n’ira que s’en accentuant durant ces années d’embrigadement à grande échelle de l’esprit. Réintégrer, à l’instar des personnages sadiens ou des tribus primitives, cette part de violence et d’excès intrinsèques à la nature humaine constitue la seule stratégie efficace pour endiguer le fléau fasciste. Dès lors, la notion de dépense, à laquelle Bataille consacrera un article important dans La critique sociale en janvier 1933, sera d’ordre sacrificiel. À l’instar de Van Gogh s’auto-mutilant270 ou d’une culture aztèque se livrant à des sacrifices humains271, l’homme, ainsi que l’écrit Bataille dans un fascicule intitulé Sacrifices paru en décembre 1936, se doit d’affronter la mort dans un face-à-face brûlant : C’est seulement à la limite de la mort que se révèle avec violence le déchirement qui constitue la nature même du moi immensément libre et transcendant ce qui existe : non dans l’investigation logique se donnant à l’avance la forme de son objet, ou dans l’activité pratique. (I, 94)
L’individuation progressive du pouvoir nécessite une décapitation immédiate et collective. La tête incarnant l’idéalisme, tremplin aux fascismes en tout genre, ce n’est qu’acéphales que les sujets s’immuniseront contre la peste brune. Mais ceux-ci ne risquent-ils pas de se faire enrégimenter à leur tour ? Bataille ne semble pas concevoir l’incompatibilité d’une logique sacrificielle avec une révision du concept de matérialisme. De même que Breton, dans l’impossibilité de concilier le matérialisme historique avec l’exploration de l’inconscient, tout à coup s’embrouille et plaide pour un tir à l’aveuglette, de même Bataille, confronté à la montée du fascisme, cède à la tentation de se débarrasser de la tête. Dans les deux cas, le matérialisme 269
Voir entre autres l’article « Le bas matérialisme et la gnose » paru dans le premier numéro de l’année 1930 de la revue Documents. Bataille y tente de ramener l’hégélianisme du début à la tradition gnostique dont il serait selon lui tributaire. La gnose définissant la matière comme un principe à la fois actif et autonome, elle rompit avec le monisme idéaliste propre à la métaphysique hellénique. Par conséquent, le matérialisme dialectique, par son enracinement dans l’hégélianisme, s’inscrit dans une tradition philosophique reconnaissant le bas comme seul principe régulateur de l’ordre du vivant (I, 220-226) 270 G. Bataille, « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh » dans Documents, n° 8, 1930, pp. 10-20 (Repris dans : I, 258-270). 271 G. Bataille, « L’Amérique disparue », Cahiers de la république des lettres, des sciences et des arts, 1928 (Repris dans : I, 152-158).
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s’articule à nouveau en termes dualistes. L’antinomie entre l’esprit et la matière refait son apparition, en dépit des efforts isolés de Bataille et de Breton d’en démontrer l’incohérence. L’éphémère mouvement Contre-attaque n’aurait jamais vu le jour sans ce retour tout aussi imprévu qu’inopiné d’un idéalisme pourtant ouvertement renié par les deux. 2.1.3
Contre-attaque : échec d’une offensive anti-fasciste
C’est en septembre 1935 que Breton et Bataille créent ContreAttaque, un mouvement de lutte révolutionnaire indépendant des organes officiels du parti communiste. L’époque n’était pas à la clémence. Rappelons qu’un an plus tôt, le 6 février 1934, des ligues d’extrême droite avaient manifesté en grand nombre autour du Palais de Bourbon. La manifestation s’était envenimée et avait pris des allures de révolte, contraignant la police à monter à l’assaut. La riposte fut brutale et sanglante. Bilan : quinze morts et près de deux milles blessés. Un événement dramatique, révélateur du climat régnant en ces temps-là en France et en Europe.272 La gauche avait aussitôt répliqué par une grève générale et une contre-manifestation virulente. La polarisation de l’échiquier politique ne fit que s’accentuer. Ce qui n’était pas sans inquiéter une partie de l’intelligentsia qui, à juste titre, présageait dans ces événements la montée d’une déferlante fasciste à l’échelle mondiale. Il fallait intervenir rapidement et avec efficacité, surmonter les conflits de personnes et créer d’urgence une plateforme commune. Le mouvement surréaliste s’approcha de Bataille et des anciens adhérents du Cercle Communiste Démocratique récemment dissous. L’initiative revint à Caillois, mais Bataille rédigea le manifeste inaugural. De quoi s’agissait-il ? Contre-Attaque mena un combat double, mais complémentaire: réactiver la lutte contre le capitalisme et parer à la menace fasciste. L’innovation de l’extrême gauche avait déjà fait l’objet des réflexions séparées de Bataille et de Breton. Contreattaque dénoncera avec sévérité l’anachronisme de la théorie
272
Pour un aperçu détaillé des événements, voir : J.-L. Pinol, « Le temps des droites », in Histoire des droites en France (sous la direction de J.-F. Sirinelli), vol. I : Politique, Paris, Gallimard, 1993, coll. NRF/Essais, pp. 310-322.
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marxiste, dont la faillite théorique et l’impuissance pratique mirent un terme aux espérances issues de la Révolution d’Octobre. Celle-ci, institutionnalisée sous la forme d’un parti jugé inerte et complaisant, n’est plus qu’un souvenir lointain. De par son impuissance endémique, l’extrême gauche laisse le champ libre à son opposant en plein assaut. Dès lors, compte tenu de la gravité de la situation, ContreAttaque, par la voix de Bataille, appelle à une descente dans la rue, à l’instar de la contre-manifestation de février 1934 : Nous nous adressons, nous, aux impulsions directes, violentes, qui dans l’esprit de ceux qui nous écoutent peuvent contribuer au sursaut de puissance qui libérera les hommes des absurdes maquignons qui les conduisent. (I, 403)
Retourner contre lui les propres armes de l’ennemi, telle est aux yeux de Bataille la stratégie à suivre. L’arme fasciste étant en l’occurrence le sacré, en vertu de sa puissance de cohésion, Contreattaque en appelle à rien de moins qu’à une union sacrée aux effets dévastateurs. Face à une Europe sous la botte fasciste, seule peut répondre une insurrection organisée, organique, voire orgiaque, si tant il est vrai que désormais les pulsions sexuelles ne seront plus refoulées : Ce qui décide aujourd’hui de la destinée sociale, c’est la création organique d’une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable d’exercer le jour venu une autorité impitoyable. Une telle composition de forces doit grouper l’ensemble de ceux qui n’acceptent pas la course à l’abîme - à la ruine et à la guerre - d’une société capitaliste sans cerveau et sans yeux ; elle doit s’adresser à tous ceux qui ne se sentent pas faits pour être conduits par des valets et des esclaves - qui exigent de vivre conformément à la violence immédiate de l’être humain […] (I, 380)
« Force », « fanatisme », « autorité », « violence » : autant de concepts qui, à l’époque, purent prêter à équivoque. Bataille aurait-il dérapé, glissant - intentionnellement ou pas - dans les bas fonds de l’extrême droite ? Le débat est ouvert.273 Quoi qu’il en soit, Breton 273
Le débat tourne essentiellement autour du sacré prôné par Bataille et dont la nature ambivalente n’est jamais prise en compte. D’où sa fausse assimilation avec les régimes d’extrême droite. Ce sont surtout les membres exilés de l’École de Francfort qui, à l’époque, se montraient méfiants envers le primat de l’excès prôné par Bataille,
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craignant une dérive involontaire vers le fascisme (Voir à ce titre : M. Weingrad, « The College of Sociology and the Institute of Social Research », New German Critique, n° 84, Fall 2001, pp. 129-161). Idem pour Mauss qui, dans une lettre à Caillois datant de juin 1938, ne cacha pas ses craintes quant à un dérapage politique chez Bataille et les siens, associant à cet égard la tentation sacrificielle d’Acéphale au Discours de rectorat de Heidegger (Voir à ce titre : M. Fournier, Marcel Mauss, op. cit., pp. 709-710). Encore aujourd’hui, un climat de suspicion entoure les interventions politiques de Bataille (Voir à ce titre : J.-P. Aron, Les modernes, Paris, Gallimard, (1984)1986, coll. Folio/essais, n° 44, pp. 33-37, D. Lindenberg, Les années souterraines (1937-1947), Paris, 1990, Editions de la Découverte, coll. Textes à l’appui/l’aventure intellectuelle du XXe Siècle, pp. 52-65, F. Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe Siècle, Paris, Laffont & Calmann Lévy, 1994, p. 361, ainsi que les Mémoires de Balthus recueillis en 2001 par Alain Vircondelet pour le compte des éditions du Rocher, en particulier les pages 191-194). Pour un aperçu global de la polémique en France, voir : C. Bident, « Pour en finir avec le surfascisme », Textuel, Présence de Bataille, exigence de Leiris (sous la direction de F. Marmande), n° 30, mai 1996, pp. 19-36. L’historique de la polémique en Italie est retracé par M. Gallinetti dans : Id., « Le monstre souterrain - Georges Bataille dans la culture italienne », in Georges Bataille après tout (sous la direction de D. Hollier), Paris, Bélin, 1995, coll. L’extrême contemporain, pp. 245-270. Aux Etats-Unis, la question émerge également de temps à autre. Bataille se voit ainsi dépeint comme un proto-fasciste, réceptif à un courant de pensée réactionnaire en Allemagne qui favorisa l’éclosion du nazisme (voir entre autres : A. Stephens, « Georges Bataille’s Diagnosis of Fascism », Thesis, vol. XI, n° 24, 1989, pp. 62-93 et R. Wolin, « Left fascism : Georges Bataille and the german ideology », Constellations, vol. II, n° 3, 1996, pp. 397-428). Les lecteurs les plus avertis de Bataille ont déjà apporté une réponse à cette question épineuse. Voir à ce titre les interventions de Hollier, qui insiste sur l’ambivalence du sacré chez Bataille (Id., « Mimétisme et castration 1937» et Id., « De l’équivoque entre littérature et politique », repris dans : Id., Les dépossédés, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, coll. Critique, pp. 55-72 et pp. 109-130, ainsi que : Id. « January 21st », Stanford French Review, 1988, vol. XII, n° 1, pp. 31-47). Voir aussi la mise en garde de F. Marmande contre l’évidence trompeuse de l’antinomie du sacré gauche et du sacré droit chez Bataille (Id., Georges Bataille politique, Paris, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1984, p. 48). Son insistance sur le rapport dialectique des contraires fait écho aux lectures foucaldienne et derridienne de l’auteur. Jean-Michel Besnier rappelle la nature souveraine de l’expérience politique de Bataille durant l’entre-deux-guerres. Une souveraineté d’inspiration nietzschéenne qui empêche la récupération de celle-ci par une idéologie totalitaire (Id., « Georges Bataille in the 1930s : A politics of the Impossible », A. Stoekl (ed.),On Bataille, Yale French Studies, n° 78, 1990, pp. 169-180 et Id., «Bataille, the emotive intellectual », Carolyn Bailey Gill (ed.), Bataille, Writing the sacred, London & New York, 1995, Routledge, coll. Warwick Studies in European Philosophie, pp. 12-25). Sur le bas matérialisme comme réponse de Bataille à l’idéalisme totalitaire, voir aussi : C. Pasi, « Acéphale ou mise à mort du chef/du père », in Des Années Trente, groupes et ruptures, op. cit., pp. 207-222. Bernard Sichère à son tour insiste sur l’interdépendance de l’érotisme et de la poésie chez Bataille, qui assure de la sorte une ouverture du sujet
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semble s’y retrouver. Ses propres interventions insisteront avec autant de résolution sur la création en urgence d’une force disciplinée et fanatique, soudée par des liens affectifs. Face à un discours marxiste sclérosé et un Front populaire dépourvu d’une cohésion organique indispensable à la contre-offensive à la fois anti-capitaliste et antifasciste, Breton s’en réfère au maître de Vienne pour encadrer un mouvement de lutte efficace et décidé. Or la tête en écopera à nouveau. La « communauté fraternelle » à laquelle aspire Breton implique un parricide commis par des sujets acéphales : Comme vous voyez, camarades, le mot fanatisme, dont on nous a reproché de nous être servis, n’a cependant aucunement dépassé notre pensée. Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle - aveugle par définition durant le temps où elle est déchaînée. Si, dans une foule en marche, l’exagération de l’affectivité entraîne un abaissement indiscutable du niveau intellectuel, tant pis : nous en passerons systématiquement par cet abaissement du niveau intellectuel ! S’il est vrai que le combat mystérieux que persistent à se livrer ceux qui, par remords atavique, s’efforcent de ressusciter le père tué et ceux qui, en proie peut-être à une incroyable frénésie, rêvent de le tuer à nouveau, nous sommes avec ceux qui tuent.274
La voix de Breton est en parfait écho avec celle de Bataille au même moment. Comment expliquer dès lors les dissonances qui, très vite, surgiront entre les deux hommes ? L’impératif orgiaque, pourtant revendiqué dans ses propres interventions, constituera la pierre d’achoppement sur laquelle butera Breton. Celui-ci semble tout à coup s’effrayer de la nature de ses propos. Il fallait donc se corriger au plus vite et saisir la première occasion pour rompre avec Bataille. Ce sera sur l’infini (Id, « Bataille et les fascistes », La règle du jeu, n° 8 et n° 9, septembre 1992, pp. 152-178 et janvier 1993, et pp. 80-95). L’extase et le désœuvrement propres à l’expérience communautaire de Bataille empêchent que la société ne se replie sur soi, faisant ainsi barrage à la montée du fascisme (voir à ce titre : G. Agamben, « Bataille e il paradosso delle sovranità », in Georges Bataille : Il Politico e il Sacro (sous la direction de J. Risset), Napoli, Liguori Editore, 1987, pp. 115-119). Enfin, signalons le témoignage du philosophe allemand Hans Mayer, ancien participant aux conférences du Collège de Sociologie qui, lors d’un colloque en 1986, salua la lucidité et le courage de Bataille à l’époque dans sa lutte contre le fascisme (Id, « Georges Bataille et le fascisme : souvenirs », in Georges Bataille et la pensée allemande, op. cit., pp. 81-93). 274 A. Breton, « Trois interventions d’André Breton à Contre-Attaque », in Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., p. 609.
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chose faite en mars 1936. Bataille, dans un excès de zèle, commit l’imprudence de rédiger seul, au nom du mouvement, un tract faisant appel à cette union sacrée. Maladroit, le texte pouvait prêter à équivoque et se lire comme un soutien au fou de Berlin. En conclusion à un pamphlet intitulé « Sous les feux des canons français…et alliés », on put en effet lire ceci : Nous sommes contre les chiffons de papier […] Nous leur préférons, en tout état de cause, et sans être dupes, la brutalité antidiplomatique de Hitler, moins sûrement mortelle pour la paix que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens. 275
Bataille aura beau se corriger au plus vite en affichant haut et fort son hostilité à l’égard des nationalismes français ou allemand,276 le divorce avec un Breton à l’affût du moindre prétexte était inéluctable. Il n’en fallut pas plus à celui-ci pour enterrer vivant le projet. Dénonçant la dérive fasciste de Bataille et des siens, Breton sauva la face à peu de frais et put ainsi poursuivre les activités de son mouvement.277 Contre-attaque aura duré moins d’un an. Une mort dans l’œuf qui en dit long sur la précarité de l’entente entre Bataille et Breton. Tout semblait pourtant les rapprocher : un postulat initial identique, un encadrement théorique commun, une méfiance partagée envers le marxisme et le parti communiste, une hostilité égale envers la littérature, ainsi qu’une foi solide en un activisme fanatique face à la montée des extrêmes droites en Europe. En outre, la tentation sacrificielle se manifesta spontanément dans le discours des deux hommes et ce bien avant leurs efforts de rapprochement. Une fusion orgiaque n’aurait dû
275
J. Pierre (éd.), Tracts Surréalistes et déclarations collectives (1922-1939), Paris, Editions Le Terrain Vague, 1980, p. 298. 276 Notamment dans le tract « Travailleurs, vous êtes trahis » qui suivit de peu la distribution du précédent. Voir : Ibid., p. 300. 277 Dès lors, il serait précipité de conclure, tel Henry Béhar, à une méfiance immédiate de Breton à l’égard d’un prétendu aveuglement de Bataille face à la menace hitlérienne. Au contraire, c’est plus un effet d’identification qu’un écart abyssal entre les deux hommes qui amènera le premier à prendre ses reculs envers le second et à se repositionner sur le spectre politique (Voir à ce titre : Id., André Breton, Paris, Calman-Lévy, 1990, coll. Biographies, pp. 292-295).
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effrayer aucun d’eux.278 En vérité, sans l’impasse théorique dans laquelle se trouvait Breton au moment de sa collaboration éphémère avec Bataille, jamais Contre-Attaque n’aurait pu se faire. La lutte mimétique ou le prestige symbolique ne suffisent pas pour comprendre les rétractions immédiates de Breton.279 Pour ce faire, une relecture du corpus, des Champs Magnétiques (1919) à L’Amour fou (1937) s’impose. 2.1.4
Du matérialisme considéré comme une réalité langagière
Si résolue qu’ait été sa condamnation de la poésie à l’époque, Breton n’aura cessé de convoiter la Muse. Tout se passe comme si une main poursuivait imperturbablement ce que s’était interdit l’autre. Une ambivalence qui s’explique par des raisons stratégiques. Il s’agissait pour le chef de file du surréalisme de ne pas compromettre les avances au PCF. Or le matérialisme historique situant la lutte au seul niveau de l’infrastructure, une certaine prudence, pour ne pas dire une dose nécessaire d’opportunisme, était de mise. D’où un déni catégorique de la poésie. Cependant, l’impératif freudien étant aux yeux de Breton de l’ordre du langage, qui seul assure le lien entre le corps et l’esprit, on comprend pourquoi celui-ci tenait à tout prix à maintenir la poésie en vie. Encore faut-il que celle-ci soit en rupture avec la tradition des Lettres, inapte à se montrer à l’écoute de l’inconscient. Ce qui ne semble pas avoir été le cas tout de suite. Il faudra du temps à Breton avant de développer une pratique d’écriture qui soit à la hauteur des découvertes freudiennes. Du temps avant d’être lui-même en accord avec son propre programme. Ce ne sera qu’en 1924, après quelques années de tâtonnements, que Breton fera son deuil des Belles Lettres.
278
En quoi il convient de prendre avec la prudence de mise le reproche d’idéalisme formulé à l’époque, ainsi qu’après coup, par Bataille envers Breton. En vérité, les deux hommes se rejoignent dans leur point de discorde. Ce que les lecteurs de Bataille ne semblent pas toujours comprendre, cédant de la sorte au mimétisme (ainsi, entre autres : M. Pernolia, L’instant éternel. Bataille et la pensée de la marginalité, Paris, Méridiens, 1982, coll. Sociologies au quotidien, pp. 43-56). 279 Il ne suffit donc pas d’invoquer la rivalité sous-jacente entre les deux principaux fondateurs pour expliquer l’échec de Contre-Attaque, ce que suggère pourtant Polizzotti (voir à ce titre: Id., André Breton, op. cit., p. 490).
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Les Champs Magnétiques, écrit avec Philippe Soupault au printemps 1919 et paru l’année suivante aux éditions du Sans Pareil, témoigne après coup de la difficulté pour Breton de renoncer à une conception classique de l’écriture. Dédié en hommage à Vaché, dont on sait l’impact immédiat qu’il eut sur le jeune Breton, le volume se présente comme un recueil de textes automatiques écrits en prose et en poésie. Certains extraits avaient déjà paru préalablement dans Littérature ou dans des revues dadaïstes. L’intention des deux auteurs était des plus claires. Il s’agissait non de poésie, mais de sa dénonciation, par le biais de l’écriture automatique. Les mots ne servent pas à exprimer une idée ou un sentiment profond, pas plus qu’ils ne sont au service du beau ou du goût. Ils se justifient par leur possibilité d’accès au monde enfoui de l’inconscient. L’écriture automatique n’est pas un procédé littéraire, mais une technique spontanée d’exploration du psychique. L’abandon à l’irrationnel et à la pulsion de mort légitime seul le maintien de l’écriture. La mise en pratique de ce programme ne s’est cependant pas fait sans concessions inavouées à la poésie. Marguerite Bonnet en a analysé les mécanismes.280 Si l’écriture automatique devait générer des phrases involontaires, illogiques, formées dans le demi-sommeil, comment expliquer que, dans sa version définitive, Les Champs Magnétiques ait été à maintes reprises la résultante de plusieurs coulées verbales ? La genèse des textes laisse supposer que les deux auteurs se lisaient l’un l’autre avant de poursuivre leur propre travail, limitant de la sorte l’improvisation et le hasard. La numérotation des pages manuscrites, le choix d’une écriture à deux voix, les nombreuses retouches, le travail de montage et la relative homogénéité des ensembles témoignent selon Bonnet d’une volonté de contrôle de la production. En outre, le choix de placer la dédicace à Vaché en fin de volume et non, comme il est de coutume, en ouverture de l’ensemble reflète la gêne de Breton et Soupault qui, intuitivement, ont dû ressentir les limites de leur tentative. La dédicace annule en quelque sorte l’opération partiellement échouée, en suggérant qu’en définitive, seul importe le vécu. La récupération de la poésie ne se fait pas impunément. Des précautions rhétoriques et structurelles s’imposent. Polizzotti partage les doutes de Bonnet quant à la réussite du projet. Les Champs Magnétiques atteste selon lui un double échec. 280
A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., pp. 1121-1146.
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Outre le fait qu’il n’ait pas réussi à pousser cette expérience langagière jusqu’au bout, Breton, quelle que soit la nouveauté de son écriture, n’a toujours pas renoncé aux Lettres à cette époque-là. L’écriture automatique est-elle l’expression immédiate de l’inconscient ou le reflet d’une vision poétique de l’inconscient ?281 Breton semble indécis sur ce point. D’où le sentiment mitigé de celui-ci au terme de cette première expérience surréaliste.282 Breton en deuil des Lettres ? On comprend mieux pourquoi le chef de file du surréalisme n’hésite pas à publier conjointement dans un même numéro de Littérature des lettres de Jacques Vaché et des poèmes néo-symbolistes.283 On comprend mieux aussi pourquoi, malgré son hostilité affichée envers ladite « vanité littéraire », il continue à admirer Lewis, Hardy, Huysmans ou Restif de la Bretonne. Une même ambivalence s’observe dans Clair de terre. Paru trois ans après Les Champs Magnétiques, ce volume réunit une série de poèmes, de récits de rêves, ainsi que des calligrammes et des textes automatiques en prose. Les illustrations sont de la main de Picasso. Alors qu’à peine quelques mois plus tôt, dans un entretien à Roger Vitrac, il avait encore désavoué haut et fort la littérature284, Breton se dira satisfait de sa poésie récente.285 Cette contradiction entre une volonté de renoncer à la poésie et l’envie de s’y consacrer plus complètement ne semble guère le préoccuper. Polizzotti n’a pas tort de constater une indécision chez Breton entre une renonciation à la forme poétique et le renouvellement de ses possibilités.286 Comment lire Clair de terre ? Comme un adieu ou un retour à la poésie ? Tout comme la dédicace à Vaché en fin de volume pouvait se lire comme un reniement des Champs Magnétiques, « A Rrose Sélavy », poème
281
Voir à ce titre : T. Tlatli, « La rature odieuse », Critique, vol. 46, n° 516, mai 1990, pp. 385-392. 282 M. Polizzotti, André Breton, op. cit., pp. 125-127. 283 Ibid., p. 128. 284 R. Vitrac, « André Breton n’écrira plus », Le journal du peuple, 7 avril 1923 (Repris dans : Ibid., p. 216). 285 Il en témoigna dans une lettre à Jacques Doucet, datant du 22 août 1923 : « Quelques-uns des poèmes qui entrent dans ce recueil […] comptent peut-être pour moi un peu plus que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici. J’en suis même content, ce qui est rare. » (Repris dans : A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., pp. 1184-1185). 286 M. Polizzotti, André Breton, op. cit., pp. 222.
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bref et énigmatique qui clôt Clair de terre, peut s’interpréter comme une stratégie de camouflage d’une veine poétique surexposée.287 Indéniablement, la poésie reprend le dessus. Certes non sans pirouettes de la part de l’auteur. En dépit de déclarations tonitruantes et d’invectives à l’adresse de monuments tels qu’Anatole France railleries théâtrales imposées par son rôle de chef de file d’un mouvement contestataire -, le jeune Breton ne réussit pas à renoncer à ses premiers amours. D’où un double discours, imbriquant à la fois l’abandon de la veine poétique et son retour illicite dans des ouvrages à première vue conformes au programme surréaliste. Il importe, à la lecture des textes de cette époque, de respecter cette schizophrénie omniprésente. Si une première lecture des Pas perdus montre un Breton soucieux de se démarquer de la tradition littéraire, exaltant l’existence au prix de l’œuvre, en même temps, il y rend à maintes reprises hommage à la poésie ainsi réhabilitée. Prenons quelques exemples. Breton aura beau, dans « La confession dédaigneuse », dénoncer la poésie, c’est toujours par rapport à elle qu’il définira son mouvement. Le dédain affiché n’est qu’un mépris de parade, cachant en vérité un amour inavouable : Après toutes les déceptions qu’elle m’a déjà infligées, je tiens encore la poésie pour le terrain où ont le plus de chance de se résoudre les terribles difficultés de la conscience avec la confiance, chez un même individu.288
Commentant Les chants de Maldoror, le livre culte des jeunes surréalistes, Breton se dit opposé à l’art pour l’art ou à la vie au service de l’art, mais en reprenant l’argument que, pour découvrir les recoins cachés de l’esprit, les lois enfouies de l’imaginaire, la littérature seule est de mise. D’où un hommage élogieux à Apollinaire, admiré pour son don d’émerveillement, son travail d’écriture et de composition, son libre cours à la fantaisie et son lyrisme. Bref, pour son effort
287
Sur ce point, les avis sont partagés. Polizzotti considère le poème final comme une tentative de nier l’existence de ces poèmes (Ibid., p. 223). Bonnet quant à elle y voit « la victoire de la poésie salvatrice sur l’appel du silence » (A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., p. 1214). Quoi qu’il en soit, les deux spécialistes de Breton reconnaissent chacun l’éclosion chez l’auteur d’une veine poétique antérieurement refoulée. 288 A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., pp. 197-198.
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de réinvention de la poésie. Le tiraillement entre l’amour et la haine de la poésie est parfois tel qu’en un même texte, il arrive à Breton d’affirmer péremptoirement la mort de la poésie tout en la récupérant dans un même geste. Ainsi par exemple dans « Clairement », texte dans lequel il déplace l’accent de l’œuvre à l’auteur, donc de l’imaginaire au réel, mais sans trop y croire. Car sitôt après avoir expédié la poésie, il insère une incise qui semble lui échapper, mais qui est révélatrice de son indécision de l’époque. Incise qui fait rentrer la littérature par la grande porte : […] la poésie, qui est tout ce qui m’a jamais souri dans la littérature, émane d’avantage de la vie des hommes écrivains ou non, que de ce qu’ils ont écrit ou de ce qu’on suppose qu’ils pouvaient écrire. (…) C’est encore, je ne sais pourquoi, dans les domaines avoisinants la littérature et l’art que la vie tend à son véritable accomplissement.289
Son attachement à la poésie et à l’art en général empêchera Breton de comprendre la nature des réticences de Freud, qui le reçut dans son cabinet à Vienne en octobre 1921290, à l’égard du mouvement surréaliste.291 Si le père fondateur de la psychanalyse cherche 289
Ibid., pp. 802. Sur le détail de cette rencontre et la déception immédiate qui s’ensuivit chez Breton, voir : M. Polizzotti, André Breton, op. cit., pp. 185-187. 291 Les travaux de Breton et de son mouvement n’auront jamais la caution du Maître. Ainsi, lors de la parution des Vases communicants en 1932, un ouvrage qui, par sa tentative de concilier le monde du rêve et la réalité consciente, s’approche plus que les autres publications surréalistes de l’époque des préoccupations de Freud, celui-ci ne put que manifester son incompréhension à l’égard du surréalisme, qu’il ne cessera de considérer comme un mouvement artistique (voir : M. Polizzotti, André Breton, op. cit., p. 441). C’est donc sans Freud dont il espéra pourtant la collaboration à ce projet, que Breton publiera et préfacera en 1938 un recueil d’écrits sur l’inconscient, intitulé : Trajectoire du rêve. Elisabeth Roudinesco situe l’écart entre Freud et Breton au niveau de leurs objectifs respectifs. Alors qu’il s’agissait pour celui-ci de dénoncer une culture bourgeoise sacralisant la raison aux dépens des richesses d’une réalité psychique demeurée inexplorée, celui-là s’efforça quant à lui de développer une pratique thérapeutique qui ne soit pas pour autant contestataire de l’ordre établi. Le maître de Vienne n’était donc pas en mesure d’évaluer l’enjeu de ce mouvement naissant. Impossible dès lors d’envisager des vases communicants entre le surréalisme et la psychanalyse de stricte obédience freudienne (Voir à ce titre : Id., La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France. 2. 1925-1985, Paris, Seuil, 1985, pp. 19-49). S’ajoute à cet écart politique, un second différend, tout aussi essentiel que le premier et qui a trait à la méthodologie. Les réticences de Freud envers l’écriture automatique tenaient également à la mise à l’écart par ses adeptes surréalistes de la 290
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l’illustration de ses thèses dans la littérature autant qu’à travers l’observation clinique, il considère le surréalisme comme un mouvement artistique, et non comme une pratique thérapeutique qui seule l’intéresse. Breton ne cachera pas sa déception et son amertume suite à l’échec de cette rencontre.292 Freud demeurera cependant le pivot de la quête surréaliste. Le matérialisme, ainsi que nous avons pu le voir, ne s’articule dorénavant qu’en fonction des découvertes psychanalytiques. Seul l’inconscient a désormais droit de cité. L’inconscient qui permet de rompre tant avec l’idéalisme qu’avec un matérialisme détaché de l’esprit. Ce qui revient à dire que le matérialisme est langagier ou n’est pas. Breton l’affirmera une première fois avec netteté dans « Les mots sans ride », paru originellement dans Littérature en mars 1922. Il y invite le lecteur à affranchir les mots, afin de rendre au langage sa destination pleine.293 Pour appuyer son plaidoyer, Breton se réfère, outre à Rimbaud et les surréalistes, à Jean Paulhan, dont les réflexions sur le langage s’étaient engagées dans Littérature. Ce travail de détournement du langage de sa fonction pratique à celle d’émerveillement se concrétisera une première fois en 1924, par la parution aux Editions du Sagittaire de Poisson soluble. Recueil de textes automatiques rédigé entre 1922 et 1924, Poisson soluble se lit comme une mise en scène du langage entièrement livré à lui-même : des associations par contamination phonétique, des jeux sur le signifiant et ses divers signifiés et des images par constructions analogiques l’emportent ici sur la fonction significative du langage.294 Dans les deux Manifestes, Breton fera également la part belle au langage, matière première des surréalistes. En finir avec l’idéalisme revient non
raison. Or celle-ci garantit aux yeux du psychanalyste l’accès à l’inconscient (voir à ce titre : J. Starobinski, « Freud, Breton, Myers », in Id., L’œil vivant II, La relation critique (édition revue et augmentée), Paris, Gallimard, (1970)2001, coll. Tel, n° 314, pp. 381-403). Jean-Betrand Pontalis situe le différend entre Freud et Breton plutôt au niveau de la foi qu’ils accordent chacun à la part du rêve dans le quotidien. Celle-ci complète un réel sinon insuffisant aux yeux du surréaliste, ce que sa formation interdit le psychiatre de concevoir (voir à ce titre : Id., « Les vases non communicants », in Id., Perdre de vue, Paris, Gallimard, (1988)1999, coll. Folio/essais, n° 351, pp. 171194). 292 A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., pp. 255-256. 293 Ibid., pp. 284-286. 294 Voir à ce titre l’analyse qu’en propose M. Bonnet dans : A. Breton, Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., p. 1377.
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pas à se faire révolutionnaire, encore moins à jouer au flingueur fou, mais à donner au langage ses lettres de noblesse : Le problème de l’action sociale n’est, je tiens à y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever et qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. Qui dit expression dit, pour commencer, langage. Il ne faut donc pas s’étonner de voir le surréalisme se situer tout d’abord presque uniquement sur le plan du langage et, non plus, au retour de quelque incursion que ce soit, y revenir comme pour le plaisir de se comporter en pays conquis.295
Si nombreuses que soient dans le Second Manifeste les déclarations d’amour à l’adresse du parti communiste et les professions de foi envers le matérialisme historique, le primat du langage discrédite les aspirations politiques du surréalisme. Valsant sans cesse entre une volonté d’expansion de son mouvement et la fidélité aux principes et objectifs initiaux, Breton, en fin de compte, ne trahira jamais sa cause. Déni de la poésie et récupération immédiate, adhésion à la doctrine marxiste et méfiance simultanée, allégeances envers le PCF et souci d’autonomie : le double discours qui sans cesse parcourt ses interventions de l’époque fait preuve d’une efficacité stratégique. Une stratégie à deux temps. Première étape : séduire tant bien que mal les idéologues du parti en reprenant haut et fort leurs slogans et créneaux, tout en essayant de réaliser son agenda caché. Ensuite, en cas de suspicion de la part des esprits les plus alertes, réitérer avec plus d’aplomb sa solidarité inconditionnelle. Le cas échéant, rebaptiser la revue.296 Une offensive qui fait ses preuves : les Bernier se font moins bruyants que durant les fiançailles du couple. Breton réussit donc à trafiquer un produit illicite, le langage, dans un paysage idéologique qui réprime sévèrement sa manipulation à des fins non instrumentales. La couverture politique octroie en d’autres mots le crédit nécessaire à Breton pour mener à bien son projet de déstabiliser, par le biais du langage, les assises de la civilisation occidentale.
295
Ibid., p. 802. C’est en 1930 que La révolution surréaliste (1924-1929) sera rebaptisée Le surréalisme au service de la révolution (1930-1933). 296
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2.1.5
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Un adieu à Marx, ou l’échec d’une sortie
Cette stratégie de camouflage aura ses limites. En témoigne notamment l’affaire Aragon, qui dévoila les premières failles du système. Un bref rappel des faits. En avril 1931 paraît dans La Littérature de la Révolution mondiale un poème d’Aragon intitulé « Front rouge ». Le poète y chante les louanges du matérialisme historique sur un ton virulent, incitant le lecteur à abattre les policiers ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin, maintiennent la bourgeoisie au pouvoir. Inquiété dans cette affaire, Aragon bénéficiera du soutien de Breton qui, tout de suite, volera à sa rescousse. D’abord en diffusant une Pétition Aragon, signée des siens, ensuite en rédigeant une plaquette « Misère de la poésie : l’affaire Aragon devant l’opinion publique », parue en février 1932. Ces initiatives de Breton ont lieu à un moment où l’amitié qui le lie depuis toujours à Aragon traverse une crise profonde suite au reniement aussi brutal qu’imprévu par ce dernier du surréalisme lors du Congrès des Ecrivains Révolutionnaires de Kharkov, en novembre 1930. Aragon, envoyé sur place comme ambassadeur de Breton, y avait subitement retourné sa veste, se laissant volontiers enfermer dans le corset marxiste et signant, à la consternation des siens, une « lettre d’autocritique » dénonçant les activités du mouvement surréaliste.297 Que Breton ait fait preuve ou non de loyauté envers son ami dans l’affaire « Front rouge » importe peu. Sa réaction entre parfaitement dans son souci de maintien du primat du langage. Pour disculper Aragon, Breton se réfère aux lois de l’inconscient, aux pouvoirs enfouis et insoupçonnés du langage qui, plutôt que d’être contrôlé par le conscient, au contraire, le détermine. Aragon
297
Pour le détail de l’affaire, voir : M. Polizzotti, André Breton, op. cit., pp. 405-410, J.-P. Morel, Le roman insupportable, op. cit., pp. 416-430, J.-P. A. Bernard, Le Parti Communiste et la question littéraire (1921-1939), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1972, pp. 101-104, ainsi que P. Daix, Aragon, Paris, Flammarion, 1994 (édition mise à jour), pp. 300-331. Collaborateur de longue date d’Aragon aux Lettres Françaises, Daix réduit la rupture entre Breton et son protagoniste à la seule question du politique. La quête du merveilleux et du surréel devant aboutir aux yeux d’Aragon à la révolution prolétarienne, celui-ci ne put que s’écarter du mouvement surréaliste, qui optait plutôt pour un mariage blanc avec le PCF. Une hypothèse tout à l’honneur d’Aragon, dont la motivation n’était cependant pas dénouée d’intérêt personnel. Dans le sillage de Breton, jamais son œuvre n’aurait eu l’écho et la diffusion que la plateforme du PCF pouvait lui garantir.
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étant poète surréaliste, ses propos séditieux ne pouvaient qu’être dictés par l’inconscient. Dès lors, au nom de quoi entamer des poursuites à son encontre ? La tactique de Breton est malicieuse. Récupérant une brebis égarée, le pape du surréalisme fait d’une pierre deux coups. En même temps qu’il confirme son ascendant sur les autres membres, Breton réaffirme la primauté de la quête surréaliste sur les aspirations marxistes. Mais le prix à payer n’en est pas moindre. Plaidant pour un non-lieu, il détache à nouveau l’esprit de la matière, s’enfermant de la sorte dans l’étau idéaliste : C’est jouer à mon sens sur les mots que d’avancer que le poème « dépasse » en signification et en portée son contenu immédiat. Il échappe, de par sa nature, à la réalité même de ce contenu. Le poème n’est pas à juger sur les représentations successives qu’il entraîne mais bien sur le pouvoir d’incarnation d’une idée, à quoi ces représentations, libérées de tout besoin d’enchaînement rationnel, ne servent que de point d’appui. La portée et la signification d’un poème sont autre chose que la somme de tout ce que l’analyse des éléments définis qu’il met en œuvre permettrait d’y découvrir […]298
Du coup, sa tentative de manipulation du PCF perdra en efficacité. Le plaidoyer en faveur d’Aragon minera à jamais la confiance des marxistes à l’égard de Breton et de son mouvement. À commencer par le concerné lui-même qui, conscient de la tactique perfide de son ancien ami, claqua à jamais la porte au nez de Breton.299 Celui-ci aura beau tenter dans Les vases communicants (1932) de concilier ses recherches sur les mécanismes de l’inconscient avec le matérialisme historique et de prendre ses distances à l’égard de Freud, pêchant ainsi par excès de complaisance, il ne trouvera plus guère grâce chez les idéologues marxistes ni chez les apparatchiks du PCF. Accueillis après maintes tractations au sein de L’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) en 1932, les surréalistes s’en
298
A. Breton, « Misère de la poésie », Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 14. Il serait dès lors précipité ou tendancieux de réduire la question de l’engagement politique des surréalistes à une sortie de route passagère, un accident de parcours dont témoignerait l’affaire Aragon. Une lecture fautive, mais qui permet aux nostalgiques d’une époque révolue de n’en retenir que la part glorieuse, aux dépens de l’ambivalence de l’attitude de Breton et de siens quant au politique (ainsi par exemple : J.-J. Brochier, L’Aventure des Surréalistes, Paris, Stock, 1977, coll. Les grands auteurs, pp. 247-298). 299
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verront écartés au plus vite à la suite d’un incident insignifiant.300 Breton n’en sera pas pour autant attristé, qui, dans une lettre à Paul Eluard datée du 11 mars 1933, se montre plutôt soulagé de pouvoir à nouveau respirer de l’air frais : Je crois de plus en plus à la nécessité d’une rupture brillante avec ces cocos et de la reprise de l’activité surréaliste la plus intransigeante.301
Si le divorce avec le PCF est retardé en raison des manifestations de février 1934, il s’avère inéluctable. Car, outre l’affaire Aragon, il y eut l’indignation de Breton face à l’expulsion par la France du dissident Trotsky. Le tract qu’en signe de protestation il signa en avril 1934 suscita bien évidemment la réprobation immédiate des communistes, exaspérés du énième écart de voix des surréalistes. L’intervention de Breton au sein du Congrès des Ecrivains, tenu à Paris en juin 1935, donnera le coup de grâce. Dénonçant à la fois le pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle en cas de guerre, ainsi que la doctrine du réalisme socialiste de Jdanov, qui réduit l’art à une fonction de propagande, Breton provoqua une réplique immédiate d’Aragon. La rupture définitive du mouvement surréaliste avec le PCF se verra ainsi consommée. Une rupture qui permit à Breton de dénoncer par la suite et sans pudibonderie les procès staliniens et de revoir avec Trotski, lors d’un long séjour au Mexique en 1938, les rapports entre l’art et la révolution. Une rupture que, pour n’être pas encore officialisée à l’époque, la parution de Point du jour chez Gallimard en 1934 annonça. La plupart des essais critiques repris dans ce recueil recouvre les années 1924 à 1930. Après coup, on est frappé par le désaveu implicite, mais omniprésent, du marxisme dans ces textes. Un désaveu qui, le plus souvent, se paie d’une rechute d’idéalisme. Ainsi, par exemple, l’« Introduction au discours sur le peu de réalité », paru dans la revue Commerce en septembre 1924. Breton y plaide pour l’urgence d’arracher le langage à son servage en faisant appel au pouvoir hallucinatoire de certaines images et à l’éveil de l’Orient, seul en mesure de rendre à l’homme sa souveraineté perdue par deux millénaires de
300 301
M. Polizzotti, André Breton, op. cit., pp. 442-443 Ibid., p. 443.
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culture gréco-latine.302 En d’autres mots : seul le pouvoir transgressif du langage rehaussera l’homme à sa valeur intrinsèque. La Révolution, pour être vraiment révolutionnaire, ne peut se contenter de revendications d’ordre matériel. Le merveilleux se doit d’être rétabli d’urgence. Breton ira même jusqu’à voir dans le merveilleux la synthèse des réalités intérieure et extérieure : Le surréalisme ne tend-il pas, du reste, à donner à la limite ces deux états pour un seul, en faisant justice de leur prétendue inconciliabilité pratique par tous les moyens, à commencer par le plus primitif de tous […] l’appel au merveilleux.303
Breton appliquera sa réflexion dans le domaine des arts plastiques. Déjà dans les Pas Perdus, il avait salué les efforts jugés réussis de Max Ernst de relier la réalité empirique au merveilleux304, ainsi que les initiatives similaires d’artistes modernes tels que Picasso, Picabia, Duchamp, de Chirico et Man Ray.305 C’est au même Marx Ernst qu’iront ses éloges dans un ouvrage de l’artiste dont il signera l’avis au lecteur. Breton y insiste sur l’importance de rompre l’approche utilitaire du monde. Les détournements d’objets auxquels se livre Ernst sont propres à la création artistique. La part maudite est langagière ou n’est pas. Cependant, le sacrifice du principe utilitaire ne s’envisage pas chez Breton comme une finalité en soi, mais plutôt comme un accès au merveilleux. L’idéalisme pointe à nouveau du nez. Au monde réel, Breton oppose le merveilleux, qui le dépasse ou le surplombe. Ce détachement du monde sensible de la réalité est à l’opposé de ses tentatives de conciliation des deux mondes :
302 A. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., p. 280. 303 A. Breton, « Légitime défense », Ibid., p. 292. 304 A. Breton, « Max Ernst », Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., pp. 245-246. 305 A. Breton, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe », Ibid., pp. 291-308.
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Toutes choses sont appelées à d’autres utilités que celles qu’on leur attribue généralement. C’est même du sacrifice conscient de leur utilité première (…) que se déduisent certaines propriétés transcendantes qui s’y attachent dans un autre monde donné ou donnable […]306
La confusion n’ira que s’accroissant. Ainsi, en juin 1930, suite au suicide de Maïakovski quelques mois plus tôt, Breton publiera dans le Surréalisme au Service de la Révolution un vibrant hommage au poète, intitulé « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante ». Sous des dehors de soutien à la cause communiste, Breton y sacralise la liberté poétique et l’amour. Le destin de Maïakovski reflète à ses yeux le malaise du poète tiraillé entre un dévouement à la cause collective et son sort particulier. Conflit qui donnera toujours l’avantage au destin personnel. La synthèse de l’individuel et du collectif ne pouvant se faire, le matérialisme historique est voué à l’échec. En conséquence, importe non plus l’économique ou le social, mais le sentimental. En termes batailliens, cette primauté de l’amour sur la matière signifie la reconnaissance de la notion de dépense, inhérente à la vie. La perte de soi conduisant ici au sacrifice de sa vie, du coup, le langage est mis entre parenthèses. Breton aura beau insister sur le caractère incontournable de la vocation poétique, sacraliser le suicide du poète aux dépens de son travail d’écriture revient à lui clouer le bec. La pulsion de mort se trouve ainsi amputée de son rapport à l’écriture : […] les poètes sont encore et seront peut-être toujours sujets à cette sorte […] d’illusion selon laquelle la perte irréparable de l’être qu’ils aiment ne peut manquer, en les provoquant à la mort, de faire chanceler sous leurs yeux le miroir du monde. 307
Le spectre de Vaché remonte ici de façon impromptue à la surface. Le cœur ferait-il perdre la tête à Breton qui, reniant sa nature langagière, foule de pleins pieds le primat matérialiste ? Tout se passe comme si l’adieu crypté à Marx entraîne un adieu involontaire au langage, au profit d’un merveilleux exalté ou d’un vécu sanctifié pour son imprévisibilité. L’expérience de Minotaure ne fera qu’attester 306
A. Breton, « Avis au lecteur pour « La femme 100 têtes » de Max Ernst », Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 306-307. 307 A. Breton, « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante », Ibid., p. 316.
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l’écart entre les déclarations d’intentions de Breton pamphlétaire et le concret de ses interventions. 2.1.6
Minotaure, un monstre avec ou sans tête ?
À l’origine une initiative de Bataille, la revue d’avant-garde Minotaure (1933-1939), fondée par Skira et Tériade, sera vite accaparée par le mouvement de Breton qui espérait y trouver une nouvelle plateforme pour poursuivre ses recherches. Les directeurs de la revue n’étant guère favorables aux idées de gauche, les allégeances envers le communisme seront quasiment inexistantes. Les interventions seront entièrement consacrées à l’exploration de l’inconscient, principalement par le biais des arts plastiques. Or, d’entrée de jeu, il convient de distinguer les contributions signées Breton et les siens de celles de personnalités telles que Tériade, Mabille, Raynal, ou du jeune Lacan qui, quoique solidaires avec le mouvement de Breton, ne sont pas pour autant d’obédience surréaliste. Tout comme les positions de Dalí ne sont guère conformes au credo de Breton. Une lecture comparative des textes de celui-ci et ceux des auteurs mentionnés ci-dessus devrait à nouveau mettre en évidence une dérive idéaliste chez le premier. Les articles de Raynal, Tériade et Mabille ont tous ceci en commun qu’ils intègrent l’homme dans la nature, dont l’excès est à maintes reprises accentué. Une exubérance que l’artiste se doit de respecter. Ainsi pour Raynal, l’art se définit comme « une émanation nouvelle de forces vivifiantes, d’ordre purement physique ».308 L’inspiration artistique, de même que l’énergie vitale, est débordante. Nourrie de sa sève lyrique, elle se montre réfractaire aux règles établies. Excessive, la liberté plastique ne peut céder au mimétisme. D’où la méfiance de Raynal envers la tradition hellénique. Emanant des arts primitifs du Proche Orient, l’art grec, conformément à la dialectique aristotélicienne, a relevé son modèle pour imposer son diktat idéaliste à travers l’histoire.309 L’hellénisme, dès lors, a fait son temps. Au conformisme académique, Raynal oppose les transes propres à la création spontanée qui, libérée de toute contrainte, permet à la sensibilité
308 309
M. Raynal, « Variétés du corps humain », Minotaure, n° 1, 1933, p. 44. M. Raynal, « À propos du fronton de Corfou », Ibid., pp. 6-7.
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plastique des débordements lyriques.310 Raynal rend ainsi hommage aux artistes anciens ou contemporains qui, refusant de s’inscrire dans une tradition jugée délétère, n’ont pas renié leur veine authentique. Ainsi les Cranach qui, plutôt que d’illustrer des mythes, extériorisent ceux de leur propre sensibilité. Freudiens ou surréalistes avant la lettre, Cranach père et fils, forts de leur rusticité primitive et de leur virulence de tempérament, expriment tous deux une vérité à la fois personnelle et inquiétante. Effet d’Unheimlichkeit qui n’est pas sans exalter le spectateur ainsi touché, telle Lucrèce, en plein cœur.311 Hommage au peintre Borès aussi qui, de même que Picasso, Mirò ou Dalí, poursuit selon Raynal la tradition primitive espagnole en privilégiant l’expression émotive aux dépens des conventions de la Renaissance italienne. À l’illusion du réel, Borès oppose la remise en cause systématique de l’immédiateté.312 Les interventions de Tériade vont dans le même sens que celles de Raynal. Exaltant « l’éblouissante frénésie du lyrisme » qui restaure selon lui le contact de l’homme avec la nature, Tériade applaudit la nouvelle génération de peintres qui, inspirée du baroque, situe à nouveau l’homme dans le chaos universel. Loin de tout conformisme, cette forme de peinture donne libre cours aux pulsions exaspérées et délirantes de la vie.313 Que ce soit Matisse à l’écoute de l’inconscient, Braque ensorcelé par l’hallucination créatrice ou Borès laissant à chaque fois la chance s’emparer de la toile, l’art moderne s’est émancipé de tout ce qui n’est pas lui, laissant au hasard et à la spontanéité la liberté de s’exprimer.314 Exeunt la description littérale et objective, l’exécution mécanique, le statisme, bref, l’équation illusoire du fond et de la forme. Seule importe désormais la recherche poétique d’une réalité inexprimée.315 En quête d’irrationnel et de merveilleux, la peinture surréaliste scrute les rêves et l’inconscient, élargissant de la sorte notre connaissance du réel.316 Peintures pures, puisant leurs thèmes
310 311
M. Raynal, « Dieu-table-cuvette », Minotaure, n° 3/4, 1933, pp. 39-54. M. Raynal, « Réalité et mythologie des Cranach» , Minotaure, n° 9, 1936, pp. 11-
19. 312
M. Raynal, « Borès », Minotaure, n° 7, 1934, pp. 17-19. E. Tériade, « Valeur plastique du mouvement », Minotaure, n° 1, 1936, pp. 45-51. 314 E. Tériade, « Émancipation de la peinture », Minotaure, n° 3/4, 1933, pp. 9-21. 315 E. Tériade, « Aspects actuels de l’expression plastique », Minotaure, n° 5, 1934, pp. 33-48. 316 E. Tériade, « La peinture surréaliste », Minotaure, 1936, n° 8, pp. 5-17. 313
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dans la poésie, les productions les plus récentes de Picasso, Matisse ou Bonnard témoignent selon Tériade d’une nouvelle violence fauviste, coupant court à un académisme mortifère.317 De même que Raynal, Tériade insiste sur le rôle créateur de la peinture qui, plutôt que d’être descriptive, se doit de refaire les images du monde. Tout comme la poésie se rapporte à une réalité insaisissable par essence, la peinture ne peut céder à l’illusion du déjà là.318 Considérant lui aussi l’homme comme partie intégrante de la nature319, Mabille attribuera à l’art la fonction d’écoute de l’inconscient.320 Contestant, à travers une étude sur le miroir, tant l’illusion du réel que le leurre d’un sujet plein et conscient de soi, Mabille oppose à la conception mimétique de l’art celle, moderne, qui, plutôt que de conserver l’image du réel, évoque les émotions personnelles et enfouies de l’artiste. En produisant des images qui n’existent pas, l’artiste horrifie son public, confronté de plein fouet à l’illusion du réel. Le mystère et le merveilleux, conclut Mabille, ne sont pas en dehors, mais dans les choses et les êtres, qui se transforment ainsi mutuellement.321 En témoignent notamment des dessins inédits de Seurat qui suppriment, par un jeu sur les couleurs, les frontières entre les hommes et le monde. L’œil n’est pas tant un organe nous renseignant sur la réalité extérieure qu’un instrument au service de l’imagination. Rêves, dictées automatiques ou exploitation du hasard objectif : les techniques d’exploration de l’esprit élaborées par les surréalistes rendent une représentation sensorielle du monde anachronique. Mabille en appelle dès lors à une révolution de l’esprit, seule à même d’enterrer ladite « vieillerie poétique ».322 Exubérant au même titre que la nature dont il émane, l’esprit humain est lyrique. Un lyrisme qui alimente l’inspiration artistique. Le flux d’images émanant de l’inconscient est plus réel que le prétendu monde empirique, objet désormais de suspicion. L’irréel ou le merveilleux l’emportent dorénavant sur l’illusion d’un dehors à la fois stable et palpable. Rompant avec la tradition réaliste ou naturaliste, 317
E. Tériade, « Constance du fauvisme », Minotaure, n° 9, 1936, pp. 1-8. E. Tériade, « La peau de la peinture », Minotaure, n° 7, 1935, pp. 1-4. 319 P. Mabille, « Notes sur le symbolisme », Minotaure, n° 8, 1936, pp. 1-3. 320 P. Mabille, « Préface à l’éloge des préjugés populaires », Minotaure, n° 6, 1935, pp. 1-3. 321 P. Mabille, « Miroirs », Minotaure, n° 11, 1938, pp. 14-18. 322 P. Mabille, « Dessins inédits de Seurat », Minotaure, n° 11, 1938, pp. 3-9. 318
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Dalí définira à son tour l’activité surréaliste comme une tentative d’intervention dans la réalité des états automatiques. Cette pratique d’évocation est active, dans le sens où la part de délire propre au monde de l’inconscient est toujours déjà systématisée. En d’autres mots, l’artiste, en même temps qu’il se laisse dicter par son inconscient, est parfaitement à même d’interpréter ces images ou ce flux verbal au moment de leur production.323 Ce qui échappe à la raison ne s’en détache pas pour autant. Les contributions de Dalí font écho à l’article du jeune Lacan sur la paranoïa. Le cas des sœurs Papin, jeunes servantes assassinant brutalement leurs employées, inspira le futur psychanalyste qui en conclut à une paranoïa dite d’« auto-punition ». Lacan entend par là que la pulsion meurtrière à laquelle ont cédé subitement ces deux sœurs, en temps même qu’elle témoigne d’un défaut d’intégration sociale de nature pathologique, atteste de la conscience simultanée par celles-ci de leur incapacité d’insertion. Le trouble va de pair avec la conscience de ce trouble.324 La déraison se définit par rapport à la raison, qui se maintient toujours. Dès lors, la pathologie et l’inspiration artistique, pour être chacune irrationnelle dans leur fond, n’en sont pas moins pourvues d’une signification intentionnelle. L’art ou le trouble pathologique produisent ce que Lacan appelle « une syntaxe originale » qu’il convient de maîtriser afin de mieux saisir l’être humain.325 La réalité est à chaque fois terra incognita. Fascinante et merveilleuse, elle ne se laisse cependant pas dévoiler sans peine. Sa conquête nécessite l’application de techniques appropriées. Générée par le désir, son évocation n’est pas neutre. Pas plus qu’elle ne serait objective, voire objectivable. Erotique par essence, le réel serait « comestible ». Dalí en fait l’illustration en décrivant l’architecture Modern’ style. La charge érotique dégagée par de tels monuments est selon lui à la mesure des désirs inavouables qu’ils contiennent.326 « Comestible » également la femme dont l’attirance sexuelle transforme
323
S. Dalí, « Interprétation paranoïaque-critique de l’image obsédante. « L’Angélus » de Millet », Minotaure, n° 1, 1933, pp. 65-67. 324 J. Lacan, « Motifs du crime paranoïaque », Minotaure, n° 3/4, 1933, p. 25-28. 325 J. Lacan, « Le problème du style et les formes paranoïaques de l’expérience », Minotaure, n° 1, 1933, pp. 68-69. 326 S. Dalí, « De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture Modern’style », Minotaure, n° 3/4, 1933, pp. 69-76.
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l’homme en cannibale. La convoitise masculine signifie aux yeux de Dalí une envie de décomposer le corps de la femme désirée.327 En définitive, les réflexions développées par les principaux intervenants non orthodoxes dans la revue Minotaure sont conformes au programme de révision de la notion de matérialisme annoncé dès le premier Manifeste. Or si le langage, et le langage seul, coupe court à l’idéalisme en remettant la tête entre les épaules, reliant de la sorte exubérance de vie et mécanismes de l’inconscient, Raynal, Mabille, Tériade, Lacan et Dalí sont plus catholiques que le pape du surréalisme qui, lui, fera fi de son propre credo.328 Les publications de Breton dans cette même revue nieront de façon flagrante le primat matérialiste pourtant prôné par lui-même dès la création de son mouvement. Amputant dans ses textes parfois le corps, parfois la tête, il redonnera à son insu dans la veine idéaliste. Regroupées en 1937 chez Gallimard sous le titre L’amour fou, les contributions de Breton à la revue Minotaure insistent toutes sur la notion du hasard, déjà amplement développée dans Nadja en 1928, mais dépourvue désormais de sa dimension langagière. Tout comme Dalí au même moment, Breton se focalise dans ses interventions sur le désir, source tant de la beauté dite « convulsive »329 que de la rencontre fortuite.330 Détaché de son rapport à l’écriture, le principe de plaisir dans L’amour fou ne fait plus que déterminer la trouvaille d’objets insolites permettant à l’acquéreur de sortir d’une impasse affective ou plastique331 ou encore, d’assurer 327
S. Dalí, « Les nouvelles couleurs du « sex appeal spectral » », Minotaure, n° 5, 1934, pp. 20-22. 328 En vérité, il conviendrait de subdiviser davantage les contributions à la revue en distinguant le primat du maintien de la raison préconisé par Dalí et Lacan d’un certain conformisme de Mabille et Tériade au credo surréaliste de l’immédiateté de l’inconscient. Tout s’en s’appuyant sur des toiles anciennes ou modernes qui, chacune, explore l’inconscient par le biais d’un travail de transposition - attestant de la sorte du maintien de la tête dans le processus de la création -, ces derniers demeurent tentés par l’idée d’un accès direct à l’inconscient. Une même ambiguïté quant au maintien ou non de la raison dans le travail de refonte du matérialisme s’observe dans les articles de Leiris du temps de sa collaboration à Documents. (Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas dans le texte). 329 A. Breton, « La beauté sera convulsive », Minotaure, n° 5, 1934, pp. 8-16 (Repris dans : Id, Œuvres Complètes, vol. II, op. cit., pp. 675-687). 330 A. Breton, « Enquête », Minotaure, n° 3/4, 1933, pp. 101-116 (Repris dans : Ibid., pp. 688-696). 331 A. Breton, « Équation de l’objet trouvé », Documents 34, juin 1934 (Repris dans : Ibid., pp. 697-709).
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le triomphe de l’amour suite par exemple à une rencontre fortuite annoncée onze ans plus tôt dans un poème automatique.332 Breton aura beau thématiser l’adéquation de l’amour et de la poésie, l’écart entre le discours et la pratique d’écriture est flagrant. L’idéalisme apparaît également à l’époque sous sa plume par un refoulement du mal. En témoigne sa lecture de La Nouvelle Justine. Se disant intrigué par les « outrances de la sensation », Breton refuse pourtant de lire l’œuvre de Sade comme un éloge du mal. Ne pouvant pas ne pas reconnaître dans les personnages du récit une perpétuation du crime, il dépeint ceux-ci comme de bons sauvages qui s’ignorent, unis par le crime à la nature. Le mal pour Breton étant encore une façon d’aimer, il est récupéré par le bien. Du coup, l’antithèse entre l’idéalisme de Rousseau et le matérialisme de Sade est relevée au profit du premier : Le problème du mal ne vaut d’être soulevé que tant qu’on n’en sera pas quitte avec l’idée de la transcendance d’un bien quelconque qui pourrait dicter à l’homme des devoirs. Jusque-là, la représentation exaltée du « mal » inné gardera la plus grande valeur révolutionnaire. Au-delà, j’espère que l’homme saura adopter à l’égard de la nature une attitude moins hagarde que celle qui consiste à passer de l’adoration à l’horreur.333
L’article, qui vise indirectement Bataille, fait écho à la première intervention de Breton dans Minotaure, reprise ultérieurement dans Point du jour. Ce texte, intitulé « Picasso dans son élément », relate la révélation du poète surréaliste face à un tableau du maître représentant un papillon près d’une feuille sèche. À une première lecture, les effets d’écho avec les articles de Raynal, Tériade, ou Mabille sautent aux yeux. Breton y dénonce l’illusion du réel, saluant chez Picasso l’interpénétration de l’objectif et du subjectif, qui empêche toute relève idéalisante. Une pensée dialectique de type matérialiste confronte ici sans cesse l’existence intérieure à l’extériorité des choses. Cependant, au fur et à mesure que sa réflexion se développe, Breton en viendra à ré-idéaliser la matière en privilégiant, bien qu’à son corps
332
A. Breton, « La nuit du tournesol », Minotaure, n° 8, 1936, pp. 48-55 (Repris dans : Ibid., pp. 710-735). 333 A. Breton, « Le château étoilé », Minotaure, n° 8, 1936, pp. 25-39 (Repris dans Ibid., p. 762).
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défendant, l’esprit. À son corps défendant car, aux yeux de Breton, le dualisme dudit bas matérialisme et son opposé, le haut matérialisme, atteste selon lui d’un ancrage de la pensée dans la tradition idéaliste qu’il dénonce. Ce qui l’amène, en conclusion à son article, à répudier ceux qui, à l’instar de Bataille ici à nouveau indirectement attaqué, donnent dans la veulerie ou la laideur. Une condamnation sans équivoque du bas matérialisme qui signifie autant qu’un retour inopiné de l’idéalisme : Un esprit aussi constamment, aussi exclusivement inspiré est capable de tout poétiser, de tout ennoblir. Il est fait pour contrarier au suprême degré, pour faire échouer misérablement les sombres desseins de tous ceux qui, à des fins inavouables, tentent d’opposer l’homme à luimême et, pour cela, veillent à ce que, par un côté faible, il n’échappe pas au trouble écœurant que provoque et entretient la pensée dualiste.334
En conclusion à son essai, Breton décrit la découverte, dans l’atelier de Picasso, d’un petit tableau inachevé, en forme de papillon, représentant, aux dires du peintre lui-même, un excrément. La création artistique en neutralise selon Breton le dégoût. L’excrément n’est plus une réalité rebutante, confrontant l’homme au bas matérialisme dont il émane directement, mais un tremplin vers un Eden fantasmatique, « (…) un ailleurs où il [fait] bon vivre, parmi les fleurs sauvages, la rosée (…) ».335 La tête décolle ici à nouveau du corps, jugé trop lourd pour atteindre les hautes sphères du merveilleux. Un merveilleux suffisant, sans contact avec l’impureté du monde extérieur, à l’instar du monde des idées platonicien. Dès lors, Breton est-il encore en droit, dans Les vases communicants, de reprocher à Freud une rechute d’idéalisme ? Le surréaliste y dénonce la dualité du corps et de l’esprit dans l’œuvre du maître. Un regain d’idéalisme que Breton ne put empêcher lui-même. À ce titre, le reproche adressé à Freud se lit comme un acte de repentir inavoué ou inconscient de Breton envers lui-même :
334
A. Breton, « Picasso dans son élément », Minotaure, n° 1, 1933, pp. 4-29 (Repris dans : Ibid., pp. 371). 335 Ibid., p. 372.
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[…] Freud [s’est] laissé aller finalement à cette déclaration au moins ambiguë, à savoir que la « réalité psychique » est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la « réalité matérielle ». Etait-ce bien la peine d’avoir combattu […] la « confiance médiocre des psychiatres dans la solidité de l’enchaînement causal entre le corps et l’esprit » ?336
Si univoque qu’elle puisse être dans ses intentions, la revue Minotaure s’avère être un monstre incarnant à la fois les inconciliables revendications du matérialisme et celles de l’idéalisme. Tout se passe comme si les théoriciens sympathisant avec le surréalisme se montrent plus conséquents dans l’élaboration du programme surréaliste que Breton lui-même, dont le projet de refonte du matérialisme ne cesse d’échouer. Dès lors, l’échec de Contre-Attaque, indépendamment des rapports de force qui ont empesté le climat, était prévisible. Valsant à l’époque entre, d’une part, un matérialisme affiché, prenant en compte l’imbrication du corps et de la tête et, d’autre part, un idéalisme ignoré, Breton ne pouvait pas cautionner une stratégie de réplique anti-fasciste axée sur une décapitation collective. C’eût été au prix du langage, que la psychanalyse invitait à explorer. En même temps, l’engagement auprès du PCF, tout comme son reniement ultérieur, ne s’est pas fait sans concessions au respect de la nature langagière du matérialisme. Tiraillé entre un souci de conformité au programme surréaliste édicté dès le premier Manifeste et la plus-value symbolique d’un engagement auprès des communistes, Breton s’était déjà embrouillé une première fois en 1929. Invitant le lecteur à tirer au hasard dans la foule, il renonça du coup au langage. Une confusion qui ne cessera de perdurer par la suite et qui explique sa participation tout aussi improbable qu’éphémère à Contre-Attaque. Il aura beau tenter de discréditer les initiatives politiques et intellectuelles de Bataille à l’époque, l’effet de miroir s’avère indéniable. Cette part d’idéalisme, dont Breton ne semble pas pouvoir se débarrasser, Bataille l’aura repéré tout de suite, qui en tirera un profit certain. L’idéalisme étant aux yeux de ce dernier le foyer du malaise politique régnant à l’époque, la réplique sera immédiate et sans pitié. On se s’étonnera donc pas de voir celui-ci sortir son artillerie lourde pour torpiller lesdits « emmerdeurs idéalistes », Breton en premier.
336
A. Breton, Les vases communicants, in Ibid., p. 111.
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2.1.7
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La dispute
À différentes reprises, Bataille montera à l’assaut. Le premier conflit ouvert opposant les deux hommes date de la parution du Second Manifeste en 1930. Bataille et les renégats ou désavoués du mouvement surréaliste, sévèrement pris à parti par un Breton amère, répliquèrent en rédigeant Un cadavre, un pamphlet assassin paru en cette même année. L’initiative en revenait à Bataille, furieux du portrait qu’avait dressé de lui le chef de file du surréalisme. Des deux côtés, le ton sera à l’insulte. Une crispation bilatérale qui en dit long sur la nature des tensions entre ces deux personnalités. Bataille est une menace croissante pour Breton dont le projet de révision du matérialisme, ainsi que nous avons pu nous en rendre compte, n’est pas sans rencontrer des obstacles majeurs. Dans le Second Manifeste, Breton règle ses comptes avec Bataille, dont les contributions pour la revue Documents plaident toutes pour une réhabilitation du bas matérialisme. Breton y tentera une entourloupe des plus hasardeuses : promouvoir la quête de l’esprit tout en affichant, par le biais d’une critique à l’égard de Bataille, l’adhésion du mouvement surréaliste au matérialisme historique. Bataille faisant à l’époque cavalier seul tant sur le plan idéologique que philosophique, la stratégie de Breton était sans risque : Avec M. Bataille, rien que de très connu, nous assistons à un retour offensif du vieux matérialisme antidialectique qui tente, cette fois, de se frayer gratuitement un chemin à travers Freud. Matérialisme, dit-il, interprétation directe, excluant tout idéalisme, de phénomènes bruts, matérialisme qui, pour n’être pas regardé comme un idéalisme gâteux, devra être fondé immédiatement sur les phénomènes économiques et sociaux. Comme on ne précise pas ici « matérialisme historique » (et d’ailleurs comment pourrait-on le faire ?) nous sommes bien obligés d’observer qu’au point de vue philosophique de l’expression, c’est vague et qu’au point de vue poétique de la nouveauté, c’est nul.337
L’extrait mérite que l’on s’y attarde, car il est révélateur de la situation de Breton à l’époque. Celui-ci s’efforce de reléguer la
337
A. Breton, « Second Manifeste du Surréalisme », in Œuvres Complètes, vol. I, op. cit., p. 825.
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réflexion de son adversaire au rang des anachronismes de la pensée contemporaine, sans pour autant argumenter son point de vue. Fort du scepticisme du PCF à l’égard de Bataille, il ne juge pas nécessaire de justifier son jugement, se contentant d’évacuer son alter ego d’un revers de main. Qui plus est, il se permet de déformer la définition du matérialisme que proposa Bataille en juin 1929, dans la revue Documents, en suggérant son défaut d’application au marxisme. Rappelons que jusqu’à l’émergence des fascismes en Europe (annoncée dans « Le problème de l’État »), Bataille n’aura cessé d’en appeler non pas à l’abandon du matérialisme historique, mais à une ré-actualisation de celui-ci par la prise en compte des innovations freudiennes.338 L’infrastructure, Bataille ne pouvait être plus clair sur ce point, ne s’éclaire plus à la seule lumière du primat économique. Breton disait-il autre chose à l’époque ? Pas vraiment. Si ce n’est que dans sa pratique de lecture ou d’écriture, il retomba le plus souvent de plein pied dans le panneau idéaliste. Court-circuit de la pensée qu’aussitôt repéré, Bataille ne manquera pas de d’exploiter à travers ses interventions dans Documents. L’effet de miroir étant menaçant, Breton ne put faire autrement que de renvoyer la balle à son ennemi juré. Conscient de l’impasse dans laquelle ses épousailles avec les communistes l’avaient conduit, il ne lui restait plus qu’à se couvrir envers le PCF par une exécution sommaire de Bataille. Des attaques ad hominem serviront ainsi à masquer la faiblesses théorique de ses propres interventions. Bataille ne se laissera pourtant pas aussi facilement marcher sur les pieds. Il percera tout de suite la faille dans l’offensive de Breton. Dans Un cadavre, dépeignant son adversaire sous les traits d’un « lion châtré », il dénoncera avec fermeté l’idéalisme du mouvement surréaliste, incapable, de par son détachement des réalités à la fois économiques et pulsionnelles, d’œuvrer sur le terrain politique, qui, pour Bataille à l’époque, demeure le nerf de la guerre (I, 218-219). Ce qui explique pourquoi, en conclusion à son article inédit sur Sade, « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Bataille, conforme en cela à son programme de révision du matérialisme historique, plaide pour le triomphe du socialisme, sans pour autant renoncer à la pratique collective de destruction orgiaque (II, 68-69). Question de ne rien laisser au hasard, Bataille reprendra son argumentation dans un autre inédit intitulé « La « vieille taupe » et le 338
Voir plus haut (1.1.2.).
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La fascination du Commandeur
préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste ». Attribuant au seul bas matérialisme un pouvoir d’émancipation, il y prédit l’échec de l’engagement surréaliste, demeurant à l’écart du soulèvement des couches sociales. Un échec engendré par l’exaltation aveugle de l’esprit par Breton et les siens. Cette révolution de l’esprit camoufle, ainsi que le prétendra Bataille dans un compte rendu des textes surréalistes paru dans La Critique Sociale en 1932, l’incapacité du mouvement à réaliser une liaison entre la poésie et la vie réelle (I, 323325). Pour Bataille, la tête de Breton, à force de demeurer rivée sur un au-delà dit merveilleux, a perdu tout contact avec le corps. Et Bataille de descendre dans la rue, un revolver au poing, pour faire sauter la cervelle des passants surréalistes : La terre est basse, le monde est monde, l’agitation humaine est au moins vulgaire, et peut-être pas avouable : elles est la honte du désespoir icarien. Mais à la perte de la tête, il n’y a pas une autre réponse : un ricanement grossier, d’ignobles grimaces. (II, 108)
Breton arroseur arrosé se voit ainsi réduit au silence. Faut-il pour autant en conclure à une victoire de Bataille sur les surréalistes ? Ce serait au prix de la complexité de la question. Car, si légitime qu’ait été la réplique de Bataille à Breton à l’époque, ce dernier n’a pas eu tort non plus de se montrer sceptique à l’égard de l’entreprise du premier, également enclin à une dérive idéaliste. L’échec d’Acéphale est à ce titre significatif. 2.1.8
Acéphale, un matérialisme décapité
C’est en 1936 que Bataille crée le mouvement ésotérique Acéphale, dont nous connaissons aujourd’hui, grâce à des témoignages partiels d’anciens participants, une part de son mystère. Ainsi la commémoration annuelle de l’exécution, place de la Concorde, de Louis XVI. Ou la détermination de ses adhérents de ne jamais donner la main à un individu antisémite. Ou encore des séances de recueillement à intervalles réguliers et selon un rituel établi d’avance autour d’un tronc d’arbre rompu par un éclair dans la forêt de Saint-Nom-LaBretèche, dans la région parisienne. Des sacrifices d’animaux s’y
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seraient pratiqués. Il aurait même été question, à un moment donné, d’un sacrifice humain.339 Bataille se serait porté volontaire pour donner sa vie. Initiative qui, faute de bourreau, n’a pas pu se réaliser. On comprend la gêne que suscita chez les participants le rappel de ces activités. Surtout l’idée d’un sacrifice humain amènera les anciens membres de la secte à se murer dans un silence de marbre. Leiris, dont on ignore toujours le degré de participation à cette histoire, n’en dira jamais rien. Caillois, dont il n’est pas abusif de croire à un engagement réel, minimisera quant à lui les faits et tentera de limiter son implication personnelle dans cette affaire.340 Klossowski prendra également ses distances envers ce projet qu’il attribuera à la seule extravagance de Bataille.341 Enfin, Patrick Waldberg, conscient dès 1943 de
339
Voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 286308. 340 Ainsi par exemple en 1964 : « (d)ans l’exaltation du moment, rien moins qu’un sacrifice humain ne semble capable de lier les énergies aussi profondément qu’il était nécessaire pour mener à bien une tâche immense et d’ailleurs sans objet défini. […] Finalement, tout demeura en suspens. Je l’imagine du moins, car j’étais l’un des plus réticents et les choses peut-être allèrent plus loin que je ne le sais. » (Id., « Préambule à l’esprit des sectes », in Id., Instincts et société, Paris, Éditions Gonthier, 1964, coll. Bibliothèque Méditations, n° 24, p. 66-68). Voir aussi : Id., « Entretiens avec Gilles Lapouge », La Quinzaine Littéraire, n° 97, 16 juin 1970, pp. 8-12 (Repris dans : Roger Caillois (sous la direction de J.-C. Lambert), Paris, Éditions de la Différence, 1991, coll. Les Cahiers de Chronos, p. 134-137) ; Id., « Paradoxe d’une sociologie active », in Id., Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, coll. Bibliothèque des Idées, pp. 57-60, ainsi que : H. Bianciotti, « Le dernier encyclopédiste », Le Nouvel Observateur, n° 521, 4-10 novembre 1974, pp. 72-73. 341 L’embarras de Klossowski à l’égard de ce passé trouble explique pourquoi, dans un premier temps, celui-ci se souvint d’abord d’un Bataille fasciné par la montée du fascisme (« Que les tentations profondes du fascisme se soient exercées sur son génie propre, on ne saurait le contester. », in Id., Le peintre et son démon. Entretiens avec Jean-Maurice Monnoyer, Paris, Flammarion, 1985, p. 189), pour se corriger ensuite sur ce point dans un entretien avec Bernard-Henry Lévy (« Je n’ai jamais dit cela. C’est un mot du livre de Surya où j’apparais là comme le traître - et ce n’est pas juste », in Id., Les aventures de la liberté. Une histoire des intellectuels, Paris, Grasset, 1991, p. 168), tout en ne retenant que ses articles pour la revue homonyme, ainsi que ses interventions au sein du Collège de Sociologie. Textes et conférences qu’il désavouera ouvertement (« Je faisais du zèle ! », in A. Arnaud, Pierre Klossowski, Paris, Seuil, 1990, coll. Les Contemporains, n° 11, p. 186), mais dont certains figureront quand même dans le dernier recueil de textes publié de son vivant (Id., Écrits d’un monomane. Essais 1933-1939, Paris, Gallimard, 2001, coll. Le promeneur). Ces réticences, rétractions et autocorrections sont révélatrices d’un malaise de l’auteur à l’égard de ses années d’activisme forcené. Peut-être aussi faudrait-il voir
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l’aberration que fut l’aventure d’Acéphale, choisit également de reléguer tout ce pathétique sacrificiel au rang des oubliettes342, pour ne dévoiler que longtemps après certaines pratiques du groupe. Le refoulement fut donc immédiat et collectif. Après coup, tout ceci peut relever de l’anecdotique et prêter à sourire. Ce serait sous-estimer le sens et l’importance de cette aventure. Les intellectuels qui s’étaient engagés corps et âme dans cette expérience ésotérique étaient tous convaincus que seule une expérience immédiate d’un sacré vécu à même le corps était à même d’en finir avec la déperdition progressive du Vieux Continent, de plus en plus obnubilé par les effets tapageurs des parades fascistes. Donner en toute lucidité sa vie en présence d’une communauté élective participant à ce sacrifice, n’était-ce pas le seul moyen de démasquer le leurre gigantesque du démon allemand, sadique asexuel canalisant la puissance transgressive des forces hétérogènes à des fins d’impérialisme débridé ? Un sacré gauche comme contrepoids à un faux sacré, dit sacré droit, garantirait l’équilibre menacé de la civilisation occidentale. Soit un activisme à caractère affectif et ésotérique. Finies les descentes en masse dans les rues de Paris ou les appels à poursuivre à l’aide de l’instinct une lutte sociale que le matérialisme historique n’était plus à même d’encadrer. Désormais, de petits cercles d’affinités électives riposteront à un machine de guerre impitoyable et bien déterminée à ne pas se faire arrêter sur sa lancée. Parallèlement aux activités de la communauté secrète Acéphale, il y eut la revue homonyme, parue entre 1936 et 1939, et à laquelle participèrent principalement Bataille, Klossowski, Caillois, Monnerot et Masson. Le premier numéro de la revue, intitulé La conjuration sacrée, sortit de chez l’imprimeur le 24 juin 1936. La couverture, signée Masson, illustra le programme des Acéphaliens. Le lecteur y
dans cette valse d’hésitations les derniers avatars d’une foi chrétienne pourtant reniée dès la Libération au profit du diabolique Marquis de Sade. 342 Voir à ce titre la lettre qu’il adresse à sa femme en septembre 1943 et reproduite dans V.V.V., la revue des surréalistes exilés aux Etats-Unis et qui, la première, leva le voile sur les pratiques ésotériques d’Acéphale, contraignant entre autres Caillois à réagir. Waldberg y invite sa femme à « […] disqualifier toute la partie de notre activité à Saint-Germain qui avait pour thème : « la joie devant la mort ». Là, plus que partout ailleurs, nous avons gravement failli à la pudeur, à l’humour, à la dignité » (V.V.V., n° 4, février 1944, p. 42 ; Repris dans : D. Hollier, Le Collège de Sociologie (1937-1939), op. cit., p. 733).
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voit un homme décapité, tenant un poignard dans sa main gauche et une grenade dans sa main droite. Une tête de mort est placée à hauteur de son sexe. Pour Bataille et les siens, il s’agissait de la sorte d’en finir au plus vite avec le servage humain. L’homme se devait de retrouver sa souveraineté originelle par la perte de soi, c’est-à-dire : par le sacrifice de sa tête, principe d’unité totalitaire : Au-delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire parce qu’il est sans tête, qui m’emplit d’angoisse parce qu’il est fait d’innocence et de crime : il tient une arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un sacré-cœur dans sa main droite. Il réussit dans une même éruption la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi, mais il est plus que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre. (I, 445)
Tout comme du temps de Contre-Attaque, l’ennemi demeure pour Bataille le fascisme, auquel les démocraties débilitantes, faute de sacré, n’ont pu faire barrage. Réinjecter le religieux dans l’esprit des Occidentaux, à l’instar des civilisations anciennes ou primitives, voilà l’objectif que se sont fixé les Acéphaliens. L’extase de la participation orgiaque, refoulée tant par l’utilitarisme outrancier du système capitaliste que par les tyrannies, assure seule une cohésion de type communiel, indispensable à l’hygiène sociale d’une collectivité en déroute.343 Le deuxième numéro de la revue, intitulé Nietzsche et les fascistes, s’efforcera de tirer le philosophe allemand des griffes nazies, dénonçant pour ce faire la récupération idéologique de cette œuvre par Elisabeth Foerster, la sœur du philosophe, flirtant ouvertement avec le fou de Berlin à l’époque. Revendiquant l’exubérance dionysiaque de Nietzsche, Bataille en appellera à nouveau à une décapitation collective de la société, seule arme efficace face à la montée des régimes dictatoriaux :
343
G. Bataille, « L’unité des flammes », Acéphale, n° 1, juin 1936, page non numérotée.
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La fascination du Commandeur La seule société pleine de vie et de force, la seule société libre est la société bi- ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante mais limitée aux formes les plus riches. La dualité ou la multiplicité des têtes tend à réaliser dans un même mouvement le caractère acéphale de l’existence, car le principe même de la tête est réduction à l’unité, réduction du monde à Dieu. (I, 469)
Une fois la philosophie nietzschéenne lavée de tout soupçon idéologique, le champ était libre aux Acéphaliens pour redonner à l’esprit dionysiaque ses lettres de noblesse. Ce qui se fit en juillet 1937, dans un numéro double consacré au dieu élu de Nietzsche. Dieu de l’extase et du tragique, Dionysos approuve la vie jusqu’à la mort incluse. Dans sa « Chronique nietzschéenne », Bataille développera à nouveau l’idée d’une société soudée par le principe orgiaque et la volonté de puissance. « L’exubérance destructrice de la vie » sera exaltée par un nouvel appel au sacrifice, dont la charge émotive est seule en mesure de libérer l’humanité du carcan national-socialiste : À l’unité césarienne qui fonde un chef, s’oppose la communauté sans chef liée par l’image obsédante d’une tragédie. […] L’élément obsessionnel qui donne une valeur obsédante à l’existence commune est la mort.344
En juin 1939, tout de suite après l’échec du Collège de Sociologie, Bataille fait paraître le dernier numéro d’Acéphale, entièrement rédigé par lui-même. Un éloge à la folie nietzschéenne l’amène à faire un appel à la combativité de l’homme tragique. La guerre étant imminente, seule une société religieuse soudée comme l’Église jadis peut faire un bouclier face à la menace allemande. Il s’agit moins ici d’efficacité dans le combat que d’une « pratique de la joie devant la mort ». Non plus la mise à mort rituelle d’un sacrifié consentant, mais une expérience mystique amenant le sujet à s’identifier au tragique par une pleine conscience de la mort de soi : La « joie devant la mort » signifie que la vie peut être magnifiée de la racine jusqu’au sommet. Elle prive de sens tout ce qui est au-delà intellectuel ou moral, substance, Dieu, ordre immuable ou salut. Elle est une apothéose de ce qui est périssable, apothéose de la chair et de l’alcool aussi bien que des transes du mysticisme. (I, 554)
344
G. Bataille, « Nietzsche Dionysos », Acéphale, n° 3, juillet 1937, p. 21-22.
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Dorénavant, la mort n’est plus à prendre au sens littéral du terme. Elle signifie plutôt la perte de soi dans l’ivresse ou l’extase érotique. C’est que dans l’intervalle, Bataille dut essuyer trois échecs successifs. D’abord celui d’Acéphale, qui n’a pu aboutir. Les adhérents ont tous peu à peu décroché, contraignant son fondateur à l’abandon du projet de réactivation du sacré par le biais d’un sacrifice humain. Du coup, la revue homonyme en écopa. Bataille s’est ainsi trouvé seul à composer le dernier numéro. Enfin, les conférences du Collège de Sociologie (1937-1939), en dépit d’une déclaration commune signée par ces fondateurs, cachaient mal des désaccords essentiels quant à la nature et l’expérience du sacré dans la société moderne occidentale. Le primat sacrificiel, dans son acceptation originale, était ainsi devenu intenable. Bataille finira par y renoncer, articulant désormais la perte de soi en rapport à la nature à la fois sociale345 et tragique346 de l’être humain. À l’exception cependant de sa dernière intervention, qui précéda de peu ce qui ne devait être qu’un bilan provisoire. Cette ultime conférence, datée du 6 juin 1939, porte presque le même titre que le dernier article signé Bataille pour Acéphale au même moment, à savoir : « La joie devant la mort ». Si l’article se situe dans la continuité directe des plaidoyers pour une perte de soi symbolique auxquels était amené Bataille du fait du scepticisme croissant que suscita son fétichisme d’un sacrifice réel, en revanche, la conférence revendique à nouveau le droit à la mise à mort de soi. Dénonçant à la fois l’instrumentalisation de la mort par la logique militaire et le déni de sa force transgressive par le christianisme, Bataille plaide pour le respect de l’impératif sacrificiel. En dépit des échecs d’Acéphale et du Collège de Sociologie, le deuil du sacrifice ne semble toujours pas accompli :
345
G. Bataille, « La sociologie sacrée et les rapports entre « société », « organisme » et « être » », Le Collège de Sociologie, op. cit., pp. 31-60. 346 G. Bataille, « Attraction et répulsion. I et II », Ibid., pp. 120-168.
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La fascination du Commandeur Le changement lourd et décisif qui résulte de la mort frappe les esprits à tel point qu’ils sont, loin du monde habituel, rejetés, transportés, haletants, entre terre et ciel : comme s’ils apercevaient tout à coup le mouvement vertigineux et incessant qui les possède. Ce mouvement apparaît alors en partie horrible, hostile, mais extérieur au menacé de mort ou au mourant […] C’est ainsi que, la mort présente, ce qui reste de vie ne subsiste que hors de soi.347
2.1.9
Conclusion : d’un idéalisme l’autre
Inspiré de Freud pour qui le matérialisme est la fusion du corps et de l’esprit, Breton articulera dès le premier Manifeste le programme de son mouvement autour de l’exploration des mécanismes de l’inconscient. Une quête de l’esprit qui impliquera d’entrée de jeu un dédain affiché des surréalistes à l’égard des Lettres, jugées inaptes à éclairer la raison sur la part d’ombre qu’elle refoule et dont seul le hasard de l’existence permet à leurs yeux de rendre compte. Rejet de la poésie qui, en outre, amènera progressivement Breton et les siens à s’approcher du PCF. Le matérialisme historique s’appuyant sur le primat économique et non sur les pulsions de l’inconscient, les fiançailles entre les marxistes et les surréalistes seront à la fois longues et pénibles. La méfiance immédiate et légitime des idéologues de gauche à l’égard du mouvement de Breton contraindra celui-ci à déployer une stratégie de séduction percée à jour par les esprits les plus alertes du parti. En dépit de déclarations tonitruantes contre les littérateurs en vogue, Breton refuse de faire le deuil de la poésie, à laquelle il demeure attaché par un amour inavoué. Dès lors, tout en alignant ouvertement son mouvement au credo marxiste, répudiant pour ce faire ladite « vanité littéraire », le jeune poète qu’il est à l’époque donne libre cours à sa propre veine littéraire et réhabilite comme à son insu la poésie dans des textes qui pourtant chantent les louanges du matérialisme historique. Schizophrénie donc de Breton qui court deux lièvres à la fois, ambitionnant autant une expansion de son mouvement par le biais d’un engagement auprès des communistes que le maintien du programme initial, axé sur la découverte de la part maudite du cerveau. L’ambiguïté d’une telle position permet de mieux comprendre les 347
G. Bataille, « La joie devant la mort », Ibid., p. 742.
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échecs successifs de Breton dans ses efforts de réactualisation du matérialisme. Insistant sur la nature langagière de celui-ci, il retombe à chaque fois et de plein fouet dans le panneau idéaliste, que ce soit en détachant le merveilleux du réel ou en amputant le principe de plaisir de son rapport à l’écriture. Ou, traduit en des termes batailliens : Breton, à force de détacher la tête du corps, n’aura eu de cesse durant l’entre-deux-guerres de transformer le bas matérialisme en haut matérialisme. Ce regain d’idéalisme pourtant ouvertement renié par le concerné dès ses toutes premières interventions explique à lui seul l’éphémère aventure de Contre-Attaque, vouée d’avance à l’échec. Le fétichisme sacrificiel et l’activisme immédiat prônés par Bataille et Breton étant incompatibles avec le primat langagier propre au principe matérialiste, ce dernier se rétractera assez vite, sans pour autant réussir à rééquilibrer par la suite l’équilibre du corps et de la tête. Quant à Bataille, la réflexion de celui-ci s’engage également dans la continuité directe des travaux de Freud. Tout comme Breton au même moment, il insiste sur l’importance de revoir le matérialisme historique en fonction des apports de la psychanalyse et de l’ethnologie naissantes. Conscient de l’urgence d’élargir la théorie marxiste compte tenu de la menace fasciste, Bataille butera sur le refus des idéologues de service. Ce qui le contraindra peu à peu à se méfier d’une science ainsi tombée en désuétude et à accentuer avec encore plus d’entrain l’importance du sacré dans une société capitaliste dont il dénonce avec fermeté la logique de productivité suicidaire. Le primat sacrificiel auquel il se réfère tant du temps de Contre-Attaque que d’Acéphale et du Collège de Sociologie s’inscrit dans un souci de contrecarrer la montée du fléau fasciste. À une perversion du corps par des esprits en mal de sacré, Bataille répond par une décapitation immédiate et collective. Cette fascination pour la mort de soi a cependant son revers. Le sacrifice humain envisagé par Bataille à l’époque contraindra progressivement les membres d’Acéphale à renoncer. Amputé de son rapport intrinsèque au langage, le matérialisme n’est qu’un idéalisme qui s’ignore. Ce dont les Acéphaliens, à l’exception de Bataille, prirent les premiers conscience. Bien des années plus tard, dans l’hommage que la N.R.F. consacra à Breton qui venait de mourir, Caillois eut le premier la perspicacité d’associer l’obsession sacrificielle de Bataille à l’incitation
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théâtrale du chef de file du surréalisme à braquer une arme sur des passants de hasard.348 Du coup, la violence du conflit opposant les deux hommes se trouve expliquée. Si Bataille voit juste dans sa dénonciation d’une dérive idéaliste chez Breton et les siens par une sacralisation exclusive de la tête, ce dernier n’a pas tort non plus de dénoncer un projet de refonte du matérialisme privé du rapport au langage. A aucun moment, Bataille n’articule le bas matérialisme en fonction du langage ou de l’écriture. Comme si, à force de couper les têtes, il avait fini par en perdre la parole. Seule lui importe la réalité des tripes que le cerveau, toujours enclin selon lui à l’ennoblissement du bas, ne peut que nier. Dans les deux cas, une amputation, qui du corps, qui de la tête, empêche qu’aboutisse un même projet de réactualisation du matérialisme. La boucle est bouclée. Aux yeux de Bataille et de Breton, le matérialisme ne se conçoit que dans la fusion du corps et de l’esprit. Or, à ne s’intéresser qu’à l’une ou l’autre de ces composantes, l’unité organique se trouve irrémédiablement atteinte. Autrement dit, le langage et le mal sont interdépendants, ce que ni l’un, ni l’autre n’ont réussi à élaborer. En définitive, les violents affrontements opposant Bataille et Breton durant l’entre-deux-guerres tiennent moins à la nature inconciliable de leurs parcours respectifs qu’à l’effet de miroir que provoquent chez les deux hommes les critiques de l’autre sur les limites de leurs efforts de revoir le concept de matérialisme. Limites perçues à chaque fois par l’adversaire qui le fait bien sentir, mais dont les attaques sont à la mesure du malaise intérieur ressenti du fait d’apories dans son propre discours. Breton, par son refus obstiné de couper des têtes, menace en permanence Bataille, tout comme l’exaltation du corps par celui-ci ne peut qu’inquiéter le premier, chez qui le corps s’efface au profit d’une sacralisation exclusive de la tête.349 Breton
348 R. Caillois, « Breton et le mouvement surréaliste », N.R.F., Hommage à Breton, avril 1967, pp. 686-698 ; Cité par M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 307. 349 Nous ne partageons donc pas le point de vue d’Annie Le Brun, éditrice chez JeanJacques Pauvert des Œuvres Complètes de D.A.F. de Sade, qui différencie le legs chrétien chez Bataille - legs qui expliquerait la séparation chez lui du corps de l’esprit -, d’un athéisme surréaliste maintenant la tête sur le corps. Le Brun suggère ainsi une parfaite conformité des surréalistes du temps de Minotaure au matérialisme sadien. Or, si la part d’idéalisme dans l’œuvre de Bataille à l’époque (et même après) est incontestable, la réflexion de Breton, faute d’affronter le bas matérialisme, n’en est pas
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incarne ainsi le maillon manquant dans la réflexion de Bataille à l’époque, qui donc ne peut que l’abhorrer et vice versa. Or, en termes de miroirs qui reviennent, le pape du surréalisme ne sera pas le seul à dérouter Bataille. Les contacts tumultueux avec le jeune Caillois, ainsi qu’avec Leiris, ne seront pas sans confronter en permanence Bataille à sa tache aveugle. 2.2
2.2.0
Du faux équivoque à l’écart insoupçonné : les frictions Bataille - Caillois Introduction
Bataille et Caillois se seraient rencontrés pour la première fois en janvier 1934 chez Lacan.350 Depuis quelques mois, les trois hommes s’accoudaient régulièrement dans les auditoires de l’École pratique des hautes études, où le dissident Kojève (re)lisait Hegel à la lumière de Marx. La négativité serait-elle désormais sans emploi ? Nous savons depuis qu’aucun des jeunes intellectuels présents dans les tribunes ne put se rallier à ce point de vue devenu anachronique en cette ère du soupçon entamée par Freud, Nietzsche et Marx luimême.351 La philosophie française du vingtième siècle, toutes tendances et directions confondues, sera une réplique décidée face à
exempte non plus. En particulier, les rapports du désir au mal ou du mal à l’écriture ne seront pas toujours maintenus par Breton, dont on a pu voir dans L’amour fou les mécanismes de relève idéalisante. Dès lors, amputant qui le corps, qui la tête, les deux hommes sont plus proches dans leurs échecs similaires de réarticuler le matérialisme, qu’opposés l’un à l’autre (Voir à ce titre : Id., Sade, aller et détours, Paris, Plon, 1990, pp. 109-145). 350 O. Felgine, Roger Caillois, Paris, Stock, 1994, p. 87. 351 Voir à ce titre : J.-M. Besnier, La politique de l’impossible, Paris, Éditions de la Découverte, 1988, pp. 59-60, ainsi que le témoignage de R. Queneau dans : Id., « Premières confrontations avec Hegel », Critique, Hommage à Georges Bataille, n° 195196, août-septembre 1963, pp. 694-700. L’auteur du Dimanche de la vie, un roman paru chez Gallimard en 1952 et qui tourne en dérision le leurre d’une synthèse atteinte dans l’histoire, y décrit l’état de consternation dans lequel Kojève plongea son public à l’époque.
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l’illusion du vide comblé.352 Le reste se soustrait à toute forme de relève pour demeurer tel quel. La dialectique avait fait son temps, perdant à jamais la force de conviction dont elle bénéficiait souverainement du temps des Romantiques allemands. Son implosion s’avérait imminente, quoi qu’en pensèrent le maître russe ou les propagateurs d’un matérialisme historique sclérosé faute d’efforts d’actualisation. Dans un entretien avec Gilles Lapouge accordé en juin 1970, Caillois se souvient avoir été intrigué à l’époque par la parution dans La Critique Sociale de « La notion de dépense ».353 Après coup, ce texte de Bataille se lit comme une machine de guerre contre l’idéalisme ambiant et la montée irréversible des extrémismes en Europe. L’intérêt de Caillois pour la part maudite n’est aucunement fortuit. Les années 1934-1935 marqueront un tournant décisif dans l’orientation intellectuelle du jeune auteur. Déçu de l’approche de l’irrationnel par Breton et les siens, jugée fantaisiste, il tournera définitivement le dos au mouvement surréaliste auquel il s’était joint quelques années plus tôt, pour peaufiner en toute liberté et avec la rigueur requise sa recherche sur les rouages de la mécanique inconsciente. La suspicion immédiate et tonitruante de Bataille envers l’entreprise de Breton, qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque, ne put qu’augmenter son crédit aux yeux de Caillois. Quant au premier, il dut percevoir assez vite la singularité du jeune Rémois, s’aventurant à concilier les prémisses méthodologiques de l’École durkheimienne et la quête du sacré en une synthèse ne manquant ni d’audace ni de créativité. Le réfractaire et le renégat du mouvement surréaliste trouvèrent un terrain d’entente suffisamment stable pour envisager une collaboration qui ne tardera pas. Celle-ci aboutira cependant à un échec dû à un différend substantiel quant à la nature et le rôle du langage par rapport au sacré. Cet écart, insoupçonné des deux, orientera notre lecture de leurs parcours respectifs durant cette période.
352
Voir à ce titre : V. Descombes, Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française, Paris, Les Éditions de Minuit, (1979)1986, coll. Critique. 353 R. Caillois, « Entretien avec Gilles Lapouge », op. cit..
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2.2.1
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Rigueur, esprit critique et poésie
Installé à Paris en 1929, Caillois s’inscrit en classe de philosophie au Collège Louis-Le-Grand, tout en poursuivant sa quête du merveilleux engagée quelques années plus tôt. Cette fascination pour le fantastique l’amène à lire et à fréquenter le groupe du Grand Jeu, animé par Daumal, Vailland et l’excentrique Gilbert-Lecompte, de 1927 à 1932.354 Se voulant plus radicaux que Breton et les siens dans leur accès au monde surréel, les membres du Grand Jeu tentaient tous de faire coïncider le réel et l’imaginaire, outre dans leurs poésies respectives, par le biais d’expériences de médiumnité, de voyance et d’hallucinations stimulées par des produits stupéfiants. Ils ne reculaient pas face aux risques de telles pratiques. Même les plus téméraires des surréalistes ne purent qu’être épatés de leur détermination à franchir les zones les plus reculées de la raison. Gilbert-Lecompte finira par y perdre la vie en 1932, suivant de la sorte le destin tragique de Jacques Vaché. Quant aux autres membres, effrayés sans doute de leurs propres excès, ils quittèrent chacun le navire avant un naufrage qu’ils durent pressentir comme imminent. Éphémère, ce mouvement d’avant-garde ne fut cependant pas sans importance pour l’éclosion de la pensée de Caillois. Celui-ci ne se laissa guère impressionner par la nature spectaculaire des pratiques extra-littéraires du groupe. Futur théoricien d’un sacré de transgression, lui-même préféra garder son sang-froid en la matière. Une attitude paradoxale qui s’explique par son mode d’approche du réel. Toute sa vie durant, Caillois n’aura cessé de préconiser la rigueur dans l’analyse de phénomènes relevant a priori de l’insolite. L’esprit critique propre à un rationalisme qu’il revendique pleinement - étant en cela un produit de sa formation -, le retiendra de toute exaltation gratuite, de constats improvisés, voire de conclusions précipitées ou tendancieuses quant à un surréel imprégnant en la biaisant la réalité d’un quotidien à la fois lisse et monochrome. Le fantastique pour Caillois se donne à lire, au sens littéral du terme, tel un palimpseste dont le déchiffrage des différentes couches d’écriture nécessite maîtrise et application. Peine perdue que d’explorer l’imaginaire dans des
354
Pour une présentation du mouvement et de la revue, voir : M. Random, Le Grand Jeu, vol. 1, Paris, Denoël, 1970.
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paradis artificiels. La raison n’y étant pas conviée, les visiteurs ne peuvent que se perdre dans le dédale d’un tel labyrinthe. L’appréhension de l’inconscient requiert la lucidité de la raison, qui, tel le fil d’Ariane, garantit seule la sortie hors de ces couloirs sans fin. Un rôle qui revient à la littérature. Le fantastique n’est pas envisageable sans le maintien d’un esprit critique. Sur ce point, Caillois ne cèdera jamais. Invité par ses amis du khâgne en 1932 à répondre à une enquête de Paris Soir sur les goûts littéraires des classes préparatoires aux grandes écoles, il rend hommage aux Romantiques, parmi lesquels il compte Balzac et Nerval.355 Le premier pour La Recherche de l’absolu et Séraphîta qu’il salue. Des romans attestant de la foi de l’auteur en la part de démonisme, de magnétisme et de spiritisme habitant l’homme et certains lieux en proie à des forces psychiques qui les hantent. Intrigué depuis toujours par le mysticisme et les sciences occultes, Balzac vit en Mme Hanska une mystique à qui il dédiera Séraphîta.356 Le choix des œuvres n’est donc aucunement arbitraire. Quant à Nerval, choyé à l’époque par les surréalistes pour avoir donné droit de cité à la déraison, ce n’est pas sa folie effective, mais le brouillage de l’opposition entre le réel et le rêve dans une production poétique faisant la part belle au merveilleux qui intrigue le jeune Caillois. Dans les deux cas, le fantastique se situe au niveau de l’écriture et non du vécu. L’étudiant de la rue d’Ulm ne put qu’appuyer le programme novateur du Grand Jeu. L’appel de ses membres à la création d’une communauté initiatique, sa volonté d’élaborer une éthique nouvelle conduisant l’esprit vers sa résorption dans l’unité originaire, son approche mystique du réel, sa foi en le pouvoir évocateur de la poésie, sa dénonciation des groupes littéraires et des limites de la logique discursive, ainsi que sa critique anti-individualiste cautionnèrent les revendications de Caillois.357 Celui-ci dut se réjouir des efforts de ses amis avant-gardistes de réactualiser la poésie de Rimbaud, dont la 355
O. Felgine, Roger Caillois, op. cit., pp. 60-61. Voir à ce titre : F. Marceau, Balzac et son monde, Paris, Gallimard, (1970)1986, coll. Tel, n° 108, pp. 408-414, ainsi que : P.-G. Castex, Le conte fantastique en France, Paris, Corti, (1951)1994, pp. 168-213. 357 Voir à ce titre : R. Gilbert-Lecomte, « La force des renoncements », Le Grand Jeu, n° 1, été 1928, pp. 12-18 ; R. Daumal, « Liberté sans espoir », Ibid., pp. 19-25, ainsi que : R. de Renéville, « L’élaboration d’une méthode », Le Grand Jeu, n° 2, printemps 1929, pp. 10-16. 356
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suspicion quant à l’illusion d’un langage référentiel, véhiculant une réalité immuable et à la portée des sens, fait tout l’intérêt. Ce n’est pas le déserteur aventureux, trafiquant d’armes dans les déserts du Harar, mais l’explorateur de l’inconnu, poussant le langage aux limites de ses capacités d’expression, qu’il importe de réhonorer. Enfin, la force de persuasion du mythe, objet du troisième numéro de la revue, emportera tout de suite l’adhésion du futur disciple de Mauss. Réalité symbolique, c’est-à-dire langagière, le mythe comme récit collectif partage avec la littérature romantique le souci d’ancrer le fantastique au cœur même d’un réel avec lequel il coïncide. L’entente avec les membres du Grand Jeu cache cependant des différends essentiels qui amèneront peu à peu Caillois à prendre ses distances vis-à-vis de ceux-ci. La réabsorption de l’esprit dans « l’Être Un », conformément à une vision cosmique du monde, équivaut à une « identification du sujet et de l’objet » que revendique GilbertLecomte.358 Un fantasme fusionnel qui risque d’évincer le langage. Le passage de la connaissance discursive à l’omniscience immédiate se traduit ici par un abandon de la raison au profit des seules facultés sensibles. Caillois plaide quant à lui non pas pour une mise entre parenthèses de la conscience, mais pour son exploration par une révision incessante de ses limites arbitraires. L’esprit critique demeure indispensable pour qui se proclame révolutionnaire. Faute de quoi, la destruction des belles lettres risque d’engendrer une décapitation (in)volontaire. L’erreur du Grand Jeu est d’avoir confondu la raison et une pratique esthétisante de l’art, déplaçant ainsi le domaine de la lutte du langage et de l’écriture au corps. À l’origine, le Grand Jeu et les surréalistes expérimentaient simultanément sur les deux terrains du corps et de l’esprit. Or chez les premiers, la mise à l’épreuve du physique l’emportera progressivement sur la découverte des rouages du psychique. Ce recentrage aussi spontané qu’inconscient du mode d’appréhension du surréel sera à l’origine de la brutale dissolution du mouvement. Les expériences-limites auxquelles se livra le groupe devaient compenser la naïveté des surréalistes, demeurés prisonniers des Arts. D’où une sévère admonestation à l’égard de leur chef de file. En vérité, une même misologie rapproche les membres du Grand Jeu de leurs frères ennemis : 358
R. Gilbert-Lecomte, « L’univers des mythes », Le Grand Jeu, n° 3, automne 1930, pp. 3-17.
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La fascination du Commandeur Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguerions quelques honneurs, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes.359
Le litige opposant les deux groupes d’avant-garde n’est pas sans rappeler celui séparant Bataille de Breton au même moment. Le Grand Jeu et Documents dénonçaient chacune séparément la dérive idéaliste des surréalistes. Elles ont beau se rejoindre dans leur point de discorde envers le mouvement de Breton, ce même écart les mettra dos à dos. Là où le penseur tragique plaide pour un abandon définitif de la littérature pour cause de sacré neutralisé, la rédaction du Grand Jeu n’en désavoue que la conception bourgeoise. Les pratiques du groupe de Daumal n’eurent pas la caution de Bataille, qui ne put qu’y voir émanations chimériques de la tête. Pas plus que le surréalisme, le Grand Jeu n’aura réussi à ses yeux à élaborer un matérialisme conséquent, libéré de toute entrave idéaliste. Quant à Daumal et les siens, le désintérêt flagrant de Bataille pour une pratique expérimentale de la poésie ne put que susciter des suspicions identiques à son encontre. En définitive, aucune des aventures d’avant-garde de l’époque ne semble à même d’aboutir dans son projet de refonte du matérialisme, cédant à l’amputation, qui du haut, qui du bas. Caillois ne semble pas partager les réticences de Bataille ou de l’entourage de Daumal envers le mouvement surréaliste, qu’il s’apprête à rejoindre. Est-ce l’amitié avec Artaud ou le soutien imprévisible du Grand Jeu à Aragon du temps de l’affaire du « Front rouge »360 qui explique un tel rapprochement ? Les contacts avec Artaud ne s’inscriront pas dans la durée. Quant à la signature apposée par le groupe du Grand Jeu au bas de la pétition de Breton venu en aide à son ancien ami, il convient de ne pas en tirer de conclusions hâtives. En ces temps révolutionnaires, des passerelles entre les groupuscules avant-gardistes se construisaient assez facilement. Fugaces, elles n’avaient aucune valeur contractuelle. Caillois fait tout simplement preuve de cohérence en quittant un mouvement qui avait abandonné tout esprit critique pour se replier sur des pratiques corporelles guère convaincantes à ses yeux. Son ralliement au surréalisme, officialisé
359 360
R. Daumal, « Lettre ouverte à André Breton », Ibid., p. 82. Ibid., pp. 55-56.
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par une lettre d’invitation de son initiateur en avril 1932, répond à son souci de mener jusqu’au bout un travail de recherche sur les lois de l’inconscient. Or sur ce point, le Grand Jeu n’avait plus rien à lui apporter. Embarqué sur le navire de Breton, Caillois signera son premier texte important en mars 1933, dans les colonnes du Surréalisme au Service de la Révolution. Intitulé « Spécification de la poésie », ce bref article argumente les épousailles de l’auteur avec le mouvement surréaliste. Celui-ci se doit d’avoir pour mission l’élaboration d’une « critique de l’imagination empirique», qui ferait fi des derniers « résidus irrationnels ». La poésie, comme voie d’ouverture au merveilleux, garde ses lettres de noblesse, à condition de renoncer au fantaisiste et de se plier à la rigueur méthodologique requise. À ce titre, Caillois établit une distinction incertaine car insuffisamment argumentée entre la littérature et la poésie. La première cèderait à un « emploi hâtif et inconsidéré des mots ». La seconde s’en distinguerait par sa nature dite « scientifique ». Elle approcherait le mot « dans l’infinité théorique de ses représentations ».361 L’intervention de Caillois est atypique et ce à deux niveaux. Licencié ès Lettres en Sorbonne en cette même année 1933, Caillois utilise une dichotomie conceptuelle guère d’usage dans le jargon scientifique de l’époque. Sa distinction, flottante au premier abord, entre la poésie et ce qui, sous l’étiquette de « littérature », serait dès lors soit la prose, soit toute forme de production écrite mettant l’esprit critique entre parenthèses, atteste de l’influence du positivisme, dont l’étudiant s’imprégnera durant ses longues années de formation de l’Université jusqu’à l’École pratique des hautes études, où il fréquentera les cours de Mauss. Elle demeure néanmoins en marge de l’idéologie ambiante, qui fit de la littérature un maillon de la chaîne sociale, fibre de la veine nationale, lieu d’expression de l’élan patriotique et non un terrain d’exploration des soubassements de la vie consciente.362 La raison, lui objecteraient les maîtres à penser d’une Troisième République victorieuse et triomphaliste, ne doit pas se prendre pour point de mire ou se dépareiller pour s’ériger en son propre objet d’étude. Sa
361
R. Caillois, « Spécification de la poésie », Le Surréalisme au Service de la Révolution, n° 5-6 (mai 1933), pp. 30-31 (Repris dans : Id., Approches de l’imaginaire, op. cit., pp. 15-18). 362 Voir à ce titre le premier chapitre.
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mission collectiviste lui interdit toute contemplation de soi, derniers relents d’un individualisme romantique combattu sur tous les fronts. Sciemment, Caillois scie la branche sur laquelle les idéologues de l’époque se sont perchés pour répandre leur évangile laïc. Son anticonformisme se manifeste également dans son manque de soutien envers les surréalistes. Cet essai, dénué de toute préoccupation politique, ne favorise en rien une réconciliation entre le PCF et le mouvement de Breton. À l’époque, celui-ci tente de limiter les dégâts qu’avait provoqués son soutien à Aragon en 1932 en entonnant une dernière fois et sans grande conviction dans la voix l’hymne de L’Internationale. L’article ne mentionne nulle part les travaux de Breton et des siens. La demande en mariage vient de Caillois qui, jeune intellectuel inconnu à l’époque, a l’insolence de ne s’engager que sous ses conditions à lui. Le surréalisme assumera désormais la mission des universités, qui préconisent certes la rigueur et le rationalisme dans l’observation du réel, mais délaissent ce continent riche et inexploré qu’est l’inconscient. Tout se passe donc comme si les surréalistes se ralliaient au projet intellectuel de Caillois et non inversement. Imperméable aux tempêtes laissant ses amis surréalistes sans habitat politique, Caillois poursuit son projet de rationalisation du fantastique dans La nécessité d’esprit, rédigé entre 1933 et 1935, mais demeuré inédit de son vivant. L’ouvrage systématise les objectifs et la démarche de son programme de recherche. En écho avec « Spécification de la poésie », il y appelle à une science en mesure de systématiser les manifestations de l’inconscient par le biais d’une « phénoménologie de l’imagination ». Celle-ci se verrait assigner pour tâche de localiser la part d’irrationnel logeant dans le creux de la langue. Une méthodologie adéquate, appliquée ici à son propre imaginaire, garantit une interprétation fiable des mécanismes d’association générés par ce foyer de la vie affective. La réflexion de Caillois aboutit au constat risqué d’une harmonie régulée par les lois de l’univers, entre, d’une part, le substrat d’un inconscient collectif à l’origine de représentations universelles, et, d’autre part, la réalisation de celles-ci dans le monde extérieur. Il témoigne de la sorte de sa fidélité envers la tradition romantique, qui ne comprend le phénomène du langage que dans son interaction avec le macrocosme qu’il décrypte. Cette recherche d’une science nouvelle conduit Caillois à substituer à l’écriture automatique ladite « pensée automatique ». Les
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surréalistes, pour être scientifiques, se doivent de renoncer à une pratique qui s’apparente à l’esthétique bourgeoise par son défaut d’esprit critique. Le développement spontané d’une chaîne associative ne peut faire l’économie d’une réflexion préalable sur la nature du langage et son rapport à la pensée. Celui-là est plus que l’articulation de celle-ci. L’idée d’une telle adéquation, compte tenu des progrès en psychanalyse, est devenue anachronique. Réactionnaire, elle garantit le maintien d’une littérature bourgeoise que Breton et son mouvement n’ont eu de cesse de dénoncer.363 Le surréalisme mérite le respect et la confiance de Caillois pour avoir donné au fantastique l’importance qui lui revient. Mais il se montre lacunaire dans son outillage, ne distinguant pas le langage instrumental de « la pensée lyrique ». Une telle imprécision empêche l’écriture automatique de réaliser l’objectif fixé par Breton dès 1919 d’exprimer directement le fonctionnement réel de la pensée. La production surréaliste chavire sans cesse entre la transcription immédiate du flux verbal émanant de l’inconscient et un souci esthétique révélateur d’un deuil des Lettres raté. Au leurre surréaliste d’un accès direct à l’inconscient, Caillois oppose la théorie paranoïaque-critique de Dalí. Celle-ci recoupe à ses yeux ses propres observations quant à l’interdépendance de la raison et de son contraire. Pas d’effusion verbale ou visuelle sans décodage simultané de leur effusion. La poésie comme voie d’ouverture à l’imaginaire est « organisée », c’est-à-dire soumise à un exercice de déchiffrement permanent. Elle obéit à une législation stricte qu’il serait pernicieux d’ignorer. Ce que Breton ne semble pas vouloir comprendre, provoquant du coup le départ de cet esprit réfractaire. 2.2.2
Du terrorisme littéraire au terrorisme politique
Le 27 décembre 1934, Caillois signe une lettre de rupture avec Breton. Le texte paraîtra ensuite sous forme d’une plaquette aux Cahiers du Sud. Intitulé Procès intellectuel de l’art, le document étonne par l’imprévisibilité avec laquelle Caillois subitement, à la suite d’un événement en soi sans importance, coupe les ponts avec les surréalistes. Cet événement, qui précéda de peu la rédaction de la
363
R. Caillois, La nécessite d’esprit, Paris, Gallimard, 1981, pp. 45-49.
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lettre, Caillois l’évoquera à maintes reprises par après.364 Il s’agit des fameux haricots sauteurs en provenance du Mexique et qui fascinèrent Breton et ses compagnons pour leur teneur en magie. Or il aurait suffi de découper le légume pour y déceler la présence d’un insecte qui est seul la clé du mystère. La réalité peut être prosaïque aussi. Cette exaltation gratuite pour un fantastique omniprésent, Caillois finit par s’en exaspérer. Il déplorera avec la prudence de mise le manque de rigueur et de rationalisme chez Breton. La quête de l’irrationnel ne peut se faire sans exigence de cohérence : Récemment les satisfactions que j’avais pu rencontrer à la lecture de Point du jour m’invitèrent à me résigner définitivement à vous voir jouer sur les deux tableaux : investigation et poésie (…) Après tout, il était explicable - je suis tenté d’écrire en songeant à la démarche de votre pensée depuis son origine : il n’était que trop explicable (j’entends par là que le surréalisme est né d’un milieu littéraire) - que vous soyez porté à tenir la balance égale entre les satisfactions qu’apporte l’une et les jouissances que procure l’autre, pour employer les deux mots qui sont venus à peu prés simultanément à nos lèvres hier soir.365
On aura remarqué le glissement de la poésie jadis définie comme attitude scientifique vers la catégorie littéraire. La dichotomie de départ entre la poésie et la littérature n’est plus d’application : celle-ci ne faisant désormais plus qu’une avec celle-là. Cette dévalorisation imprévue de la poésie donne son sens au titre de la plaquette. À travers sa critique de Breton, Caillois dénonce la pratique de l’art sous toutes ses formes. Il généralise de la sorte ses commentaires sur les défauts des surréalistes. Dorénavant, la science exclura de son champ d’investigation la métaphysique et la création artistique, toutes deux jugées inaptes à interpréter les phénomènes psychiques. Les arts plastiques, la littérature et la poésie se sont discrédités pour avoir préféré le sentimentalisme, le conventionnalisme, l’exotisme de pacotille et l’illusion de la ressemblance à la découverte de l’imaginaire. L’art - la littérature en particulier - ne se relèvera pas de sitôt de la crise profonde qu’il traverse. Au contraire, à sa complaisance sévèrement condamnée, Caillois riposte par la constitution d’une élite d’esprit, 364
Voir à ce titre : R. Caillois, « Divergences et complicités », op. cit., pp. 686-689 et Id., Rencontres, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 293. 365 R. Caillois, « Procès intellectuel de l’art », in Approches de l’imaginaire, op. cit., p. 35.
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une armée d’intellectuels appelés à redorer le blason terni de la science : Il est des circonstances où toute activité suspecte doit immédiatement attirer sur elle l’interdit et l’excommunication majeure. Dans un temps de libéralisme bourgeois, on ne peut compter ni sur le recours au bras séculier, ni sur la sanction du pouvoir temporel. Il faut cependant espérer qu’un tel terrorisme doit rallier à lui les meilleurs esprits, ne serait-ce que parce qu’il oppose le prestige de la fermeté et de l’intransigeance aux desseins hésitants et vulgaires de l’incompétence et de la confusion.366
« Terrorisme », « sanction », « fermeté », « ralliement », « intransigeance » : un lexique guerrier à la mesure du climat d’instabilité politique régnant en France et en Europe s’est subrepticement introduit dans le discours de Caillois. Les démocraties occidentales, minées par des forces hostiles, vacillent sur leur socle. La situation ne cessant d’empirer, une intervention s’impose. C’est ainsi que Caillois, demeuré jusqu’alors dans une indifférence totale envers les réalités du monde sublunaire, lance l’idée de Contre-Attaque. Il implique tout de suite Bataille dans ce projet. Celui-ci le remercie dans sa réponse de l’aider de la sorte à se débarrasser de « l’inertie assez désespérée » dans laquelle il dit se trouver.367 La lettre date d’août 1934. Elle coïncide donc avec la dissolution imminente du Cercle Communiste Démocratique suite à des conflits intérieurs devenus insolubles, avec la mainmise par Breton de la revue Minotaure dont Bataille et Masson eurent pourtant l’initiative, ainsi qu’avec les premiers mois de rédaction du Bleu du Ciel, dont la publication sera différée de vingt ans.368 L’état de torpeur ressenti par Bataille provient donc d’un double échec et d’un acte manqué. Nous reviendrons dans le quatrième chapitre sur cet acte manqué. Dans l’immédiat, tout se passe comme si le projet de ContreAttaque était lancé par deux hommes partageant un même rejet de la littérature : l’un en lui tournant le dos, l’autre en s’interdisant la diffusion de sa propre production imaginaire. Le bleu du ciel circulait certes parmi les fidèles de Bataille, mais celui-ci n’en assumera la 366
Ibid., p. 52. G. Bataille, Lettres à Roger Caillois : 4 août 1935-4 février 1959 (présentées et annotées par J.-P. Le Bouler, préface de F. Marmande), Rennes, Éditions Folle Avoine, 1987, p. 41 368 M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 636-640. 367
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paternité que dans les dernières années de sa vie. Une même motivation terroriste est à la base du mouvement Contre-attaque. Ce projet n’aurait jamais vu le jour sans la disgrâce en laquelle étaient tombés le langage et la littérature à l’époque. Bataille et Caillois s’allient en vertu d’un malentendu insoupçonné qui, très vite, sèmera le trouble entre eux. 2.2.3
Du terrorisme politique au terrorisme littéraire
Si l’initiative de Contre-Attaque revient à Caillois, son désengagement immédiat contraindra Bataille à reprendre le flambeau. L’ancien surréaliste aurait pu servir de tampon ou de relais entre Breton et son ancien ennemi juré. Or il fit faux bond à chacun des rendez-vous. Tout comme il ne signa aucun des tracts, manifestes ou cahiers rédigés par Bataille. Celui-ci lui reprochera dans une lettre datant du 7 octobre 1935 son manque total de sens politique. L’engagement de Caillois aura été de courte durée, comme s’il n’y croyait pas vraiment. Le cœur a-t-il vraiment fait le deuil de la littérature ? Bataille a ses doutes, voyant plutôt dans l’attitude de son ami la ré-émergence impromptue du spectre idéaliste : Vous ne savez pas obéir à la nécessité d’une cause. Vous invoquez quant à cette nécessité des principes supérieurs qui révèlent tout simplement une aptitude à réagir sur le plan de l’expression littéraire, non sur celui de la réalité.369
La rupture avec Bataille durera plus d’un an : d’octobre 1935 à novembre 1936.370 Or durant ce laps de temps, Caillois, tout en préparant son concours à l’agrégation, multiplie les initiatives afin de se profiler sur la scène intellectuelle parisienne. Le 16 octobre 1935, soit une semaine après réception du courrier de Bataille, il fait parvenir à Paulhan un exemplaire du Procès intellectuel de l’art, dans l’espoir que celui-ci en signe un compte rendu dans les colonnes de la N.R.F.371 Le directeur de la revue transmettra la demande à Jean Wahl,
369
G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, op. cit., pp. 49-50. O. Felgine, Roger Caillois, op. cit., p. 115. 371 Cahiers Jean Paulhan, n° 6 : Correspondance Jean Paulhan - Roger Caillois (1934-1967), Paris, Gallimard, 1991, p. 29. 370
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mais l’essentiel est qu’un contact est établi. En même temps, Caillois participe avec Bachelard, Monnerot, Tzara et Aragon à la création de la revue Inquisitions. Le projet est à l’initiative du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine fondé en octobre 1935 dans le souci d’élargir la politique culturelle du Front Populaire jugée trop limitée. La formation d’un réseau d’intellectuels sympathisants devait nourrir la politique culturelle de gauche.372 S’établit ainsi un programme baptisé « surrationalisme » par Bachelard, et qui ambitionne une appréhension novatrice du réel, prenant en compte l’irrationnel avec la rigueur et la systématisation de mise. Caillois ne put que se réjouir de l’intérêt porté par l’intelligentsia de gauche à un fantastique auquel celle-ci avait trop longtemps imposé un interdit de parole. En outre, l’esprit scientifique qui anima la direction de la revue apporta un nouveau démenti aux résultats des travaux surréalistes. Le Procès intellectuel de l’art gagna du coup en actualité. La contribution de Caillois au premier et unique numéro de la revue, paru en juin 1936, s’intitule « Pour une orthodoxie militante : les tâches immédiates de la pensée contemporaine». Il se lit en écho avec La nécessité d’esprit et autres textes corollaires. À nouveau, l’auteur exprime son désarroi envers les pratiques contemporaines de l’art, la littérature et la science, dénoncées pour le caractère aléatoire de leur approche du (sur)réel. Aucune des trois pratiques ne respecte le rationalisme qui seul garantit la réussite de leur quête commune. Un tel échec n’est remédiable qu’à la condition d’un redressement intellectuel nécessitant à la fois « une grande vigueur dans la décision et une grande sévérité dans la réalisation ».373 Ladite « orthodoxie militante » répond à une responsabilité morale à laquelle artistes, écrivains et scientifiques sont désormais astreints. À ce titre, Caillois rend hommage à Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont pour leur intransigeance intellectuelle et morale. L’article ne serait qu’un plaidoyer de plus pour une (re)valorisation du primat rationaliste, si ne s’y ajoutait une dimension activiste. La science ne sert pas à un enrichissement stérile du savoir, encore moins au perfectionnement des technologies au service d’une logique
372
Voir à ce titre : H. Béhar, « Préface », in Inquisitions, Paris, Centre National de Recherche Scientifique, 1990, pp. 5-22. 373 R. Caillois, « Pour une orthodoxie militante : les tâches immédiates de la pensée moderne », Inquisitions, n° 1, juin 1936, p. 8.
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libérale homicide, mais à la création, à l’image du modèle romantique ici à nouveau exalté, d’une communauté élective. Ces nouveaux aristocrates revigoreraient par leur noblesse d’esprit le corps social malade. Le sacré fait ici son apparition. Un sacré militant, pour ne pas dire militaire, puisque c’est en métaphores guerrières qu’il s’annonce : Dès la déclaration des hostilités, il importait de signifier avec clarté les buts de la guerre : l’édification lente et sûre d’une doctrine dont l’exactitude se situe aussi bien sur le plan de la vérité philosophique que sur celui des satisfactions affectives et qui, en même temps qu’elle, donne à chacun la certitude de son destin, lui soit concurremment un impératif moral pour tous les conflits et la solution technique de tous les problèmes.374
Caillois ne fera pas cavalier seul dans son appel à une efficacité sociale du sacré. Il se verra soutenu sur ce point par Monnerot. Avec lui futur membre fondateur du Collège de Sociologie, celui-ci propose, dans un article faisant pendant au sien, un bref historique de l’art. Le sociologue constate l’incapacité de la poésie (nom générique donné ici à l’ensembles des pratiques artistiques) à assumer une souveraineté que sa libération de la double tutelle du trône et de la croix aurait pu lui garantir. L’art a failli dans sa mission d’alimenter l’esprit d’appartenance au groupe, donnant de la sorte le champ libre à la logique de la plus-value. Les poètes ont du travail en perspective. Il n’est pas certain que leurs efforts suffiront à re-souder les liens sociaux.375 Le programme du Collège prend peu à peu forme. Or l’exaltation d’un ordre nouveau n’est pas sans conséquences quant au statut de la langue et de la littérature. Elles risquent de se faire évincer au profit des seules valeurs morales. En attestent les comptes rendus que Caillois signe dans la revue. Le fanatisme croissant avec lequel il prône l’intégrité morale de ses alter ego lui fait oublier la dimension poétique des ouvrages commentés. Ainsi Nietzsche est salué pour l’actualité politique de sa pensée.376 La parution posthume de La volonté de puissance, que les éditions de la N.R.F. venaient d’éditer dans une traduction de Geneviève Biancquis, appuie indirectement l’appel
374
Ibid., p. 14. J. Monnerot, « Remarques sur le rapport de la poésie comme genre à la poésie comme fonction », Ibid., pp. 14-20. 376 R. Caillois, « La volonté de puissance, par Thierry Maulnier », Ibid., p. 55. 375
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de Caillois à une communauté de surhommes indispensables à mesure que l’extrême droite gagne du terrain. Le langage n’est dès lors plus qu’un médium neutre donnant accès à la pensée du philosophe. L’esthétique ne mérite aucune attention. De même, les innovations narratives de Faulkner, qui n’étaient pas sans impressionner Malraux, Sartre, Blanchot ou des Fôrets à l’époque, seront perçues par Caillois comme un obstacle à l’impératif moral. L’écriture a un rôle éducatif : annoncer l’avènement d’une ère nouvelle. Dans cette optique, toute poétique un tant soit peu innovatrice sera considérée comme vaines fanfreluches encombrant la compréhension du message : Il faut de plus en plus distinguer dans les romans ceux qui se proposent d’observer et de reproduire et ceux qui ont l’ambition d’illustrer une conception éthique de la vie. On peut voir dans ces derniers, la forme actuellement la mieux fondée de la littérature. Faulkner est encore embarrassé (…) dans ses préoccupations trop exclusivement techniques (…) ainsi, fréquemment, passent au second plan ses préoccupations éthiques (…) ce qui laisse l’œuvre dans une certaine équivoque : dramatique sans être pour cela exemplaire.377
Cette même logophobie amène Caillois à privilégier des textes à portée strictement référentielle, soit des pamphlets ou des études. C’est le cas du Service inutile de Montherlant, paru chez Grasset en octobre 1935 et qui n’est pas sans ressemblances avec le code d’honneur des nouveaux aristocrates. Caillois y distingue les valeurs de « mépris », de « politesse » et de « sobriété » qu’il prise lui-même.378 Cette ligne de conduite n’a rien en commun avec celle revendiquée par Maulnier dans son Nietzsche édité en 1933. Son adhésion à l’idéologie de l’Action Française l’exclut a priori de l’élite spirituelle.379 Le Kinderland de Zarathoustra s’allie mal au Vaterland des nationalistes. L’intégrité politique de Caillois ne fait aucun doute. En revanche, il ne semble aucunement percevoir le mutisme dans lequel, en terroriste qui s’ignore, il plonge les enfants du prophète. Terrorisme qui ne put que le rapprocher à nouveau de Bataille.
377
R. Caillois, « William Faulkner : « Sanctuaire, Tandis que j’agonise, Lumière d’Août », Ibid., p. 56. 378 R. Caillois, « H. de Montherlant : « Service inutile », Ibid., p. 56. 379 R. Caillois, « Thierry Maulnier : « Nietzsche », Ibid., p. 55.
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2.2.4
La fascination du Commandeur
Quand Lucifer rejoint Dionysos
Sa méfiance envers les Lettres conduit Caillois à cultiver un terrorisme politique qui n’en est que sa traduction. Lui-même se défendra d’une telle lecture, attribuant après coup la fin d’Inquisitions à la volonté commune d’Aragon et de Tzara, les deux dirigeants membres du PCF, de politiser un organe créé dans le but d’une recherche phénoménologique de l’esprit.380 Or ses propres écrits de l’époque témoignent d’un activisme mettant le langage au garde à vous. Au communautarisme de type totalitaire (marxiste ou fasciste), Caillois répond par une confrérie jésuitique. Autant celle-ci se veut affranchie de toute captation unitaire, autant elle partage avec son opposé une même phobie du signifiant. Les réflexions de Caillois s’alimentent, d’une part, des apports de la sociologie381 et de l’étude des religions primitives382, d’autre part, du romantisme. Autant de sources d’inspiration qui nourrissent une vision du monde des plus personnelles. De « L’ordre et l’empire » paru dans la revue Europe en mai 1936 à La communion des forts édité à Marseille en 1944, se dessine le portrait fantasmagorique d’un esprit passionnel, lié par la force de cohésion des mythes et des fêtes rituelles à sa communauté. Ce héros vit le tragique qui l’habite comme facteur de socialisation et non d’individualisation.383 Sévérité, détachement et discipline le contraignent au renoncement, y compris sur le plan sentimental. Il revendique de la sorte l’éthique de l’amour cornélien qui, à l’esclavage de la passion chéri par Racine, préfère cultiver la domination de soi.384 Cette réactualisation de la veine épique, que Caillois situe vers le milieu du dix-neuvième siècle, marque la fin du satanisme et la naissance de l’esprit luciférien. Dès cette époque, l’écrivain renonce progressivement au défaitisme et à la poésie de 380
R. Caillois, Approches de l’imaginaire, op. cit., pp. 57-58. Voir à ce titre e. a. : R. Caillois, « Fêtes ou la vertu de la licence » », Verve, n° 4, janvier-mars 1939, pp. 133-134 ; Id., « L’ambiguïté du sacré », Mesures, avril 1939, pp. 33-64 et Id., « Théorie de la fête », N.R.F., décembre 1939, pp. 863-882 et janvier 1940, pp. 49-56. 382 En témoignent ses nombreux compte rendus sur les ouvrages d’autorité telles que Lévy-Bruhl, Dumézil ou Frazer, parus dans des revues scientifiques ou plus littéraires, telles que la N.R.F. 383 R. Caillois, « L’ordre et l’empire », Europe, n° 161, mai-août 1936, pp. 59-70. 384 R. Caillois, « Un roman cornélien », N.R.F., mars 1938, pp. 477-482. 381
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refuge. Regagnant en assurance, il abandonne sa stratégie de repli pour s’ingérer dans les affaires de la cité. Baudelaire et Balzac seront les principaux vecteurs de cet impératif éthique. Malraux et Faulkner en assureront la relève par après.385 Cet héroïsme romantique d’inspiration cornélienne accélérera l’abandon par Caillois du poétique au profit du politique. La littérature se voit ici à nouveau réduite à une fonction illustrative. Sa dimension éthique seule importe, qui est supposée amener le lecteur à agir à l’instar des protagonistes mis en scène dans des récits exemplaires. La valeur d’usage de la poésie se mesure à son efficacité politique immédiate. Un tel terrorisme littéraire ne put que rapprocher une nouvelle fois Caillois de Bataille. L’idéal viril cultivé par le premier n’est pas sans ressemblance avec l’homme sans tête que le second appelle de ses vœux. Apatrides, ils peuplent tous deux « le pays des enfants » de Zarathoustra. Ces nouveaux maîtres font preuve de vitalisme, de solidarité et de détermination. En 1939, dans le dernier numéro d’Acéphale, Bataille placera une citation de Saint-Just en exergue d’un article intitulé « La menace de guerre », dans lequel il en appelle au rétablissement urgent d’une « véritable d’Église » : une élite d’hommes cultivant l’agressivité et la tragédie.386 Ces valeurs aristocratiques les distinguent de leurs sosies national-socialistes. Lucifer s’est ainsi allié avec Dionysos, auquel Caillois rendra hommage dans le troisième numéro d’Acéphale.387 Une alliance que scellera la déclaration d’intention des fondateurs du Collège de Sociologie.388 Un différend essentiel continuera cependant à ternir les rapports entre Bataille et Caillois. Ce dernier oscille entre la tentation de couper des têtes et une méfiance envers toute forme de mutilation.
385
Voir à ce titre e.a. : R. Caillois, « Paris, mythe moderne », N.R.F., mai 1937, pp. 682-699 ; Id., « Essai sur le titanisme dans la poésie romantique occidentale entre 1815 et 1850 par Vaclav Cerny », N.R.F., novembre 1937, pp. 847-849 ; Id., « La comédie humaine par Balzac », N.R.F., janvier 1938, pp. 136-138 ; Id., « Un roman cornélien », op. cit., ainsi que : Id., « Résurrection de Corneille », N.R.F., octobre 1938, pp. 659-665. 386 G. Bataille, « La menace de guerre », Acéphale, n° 4, juin 1939, p. 9. 387 R. Caillois, « Les vertus dionysiaques », Acéphale, n° 3, pp. 24-26. 388 G. Bataille, R. Caillois, et alii, « Note sur la fondation d’un Collège de Sociologie », Ibid., p. 26.
190
2.2.5
La fascination du Commandeur
Pour une chirurgie de l’amputation ?
Le compte rendu qu’en octobre 1937 Caillois consacre à Léon Blum dans la N.R.F. ne put que fortifier l’impression qu’entre Bataille et lui-même, les écarts s’étaient atténués au point même d’avoir disparu. Il aurait manqué au chef du Front Populaire l’aura pontificale qui seule fonde l’autorité. Contrairement à Saint-Just qui comprit qu’on ne règne pas innocemment, l’ancien Président du Conseil n’a pas osé assumer le tragique en lui. Le révolutionnaire sanguinaire se distingue du partisan socialiste pour exercer la tyrannie plutôt que de la subir. Le roi accède au trône après sa victoire mythique sur les dieux389, ce que la logique profane de Blum l’empêche de comprendre.390 En termes batailliens : sa conception administrative du pouvoir fait de lui un émasculé qui s’ignore plutôt qu’un souverain acéphale. D’où sa mise à l’écart. Lucifer se serait-il réconcilié avec Dionysos au point de s’identifier à lui ? Rien n’est moins vrai. Car plus qu’à Nietzsche qu’il rejettera avec Sade pour cause d’individualisme exacerbé391, c’est à Loyola qu’ira la préférence de Caillois. Le sacré dionysiaque est incompatible avec l’élitisme auquel tend sa réflexion. Lucifer ne conçoit pas que l’on puisse renoncer à la discipline et au travail sur soi. Une telle marque de faiblesse contraste avec l’éthique de Corneille, qui n’est pas sans écho avec la ligne de conduite des jésuites. Les héros qui peuplent l’imaginaire du dramaturge, tout comme les fidèles de Loyola, se distinguent du masochisme involontaire des politiciens contemporains ou du sacré extatique de Bataille par un contrôle personnel total et permanent, seul rempart contre l’invasion de l’ennemi et unique garantie pour le respect de leur propre personne. Si réticent Caillois soit-il à l’idée d’une décapitation, geste fatal qui empêche la raison d’imposer les valeurs de renoncement et de sacrifice de soi, la tête demeure menacée dans une pensée où le langage est absent. Caillois situe la force de ses héros dans « l’aliénation
389
R. Caillois, « Nemrod », Verve, n° 3, octobre-décembre 1938, p. 111. R. Caillois, « Du mariage par Léon Blum ; En lisant M. Léon Blum, par Marcel Thiébaut », N.R.F., octobre 1937, pp. 673-676. 391 R. Caillois, « Le vent d’hiver », Le Collège de Sociologie, op. cit., p. 335. 390
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de leur nature d’individu ».392 À ce titre, l’abstinence s’impose. La communauté des amants dont il rêve entame un processus de purification de l’esprit au terme duquel s’établit un rapport aussi symétrique qu’asexuel entre eux. Les désordres de la chair n’ont ainsi plus aucune chance de pervertir leur relation. La chasteté maintient l’intégrité de chacun. Face à l’extension de la peste brune, l’humanité est acculée au choix de la liberté ou de l’amour.393 Dans cette optique, la sexualité ne peut que jouer le jeu de l’ennemi. Une telle conception des liens sociaux s’avèrera vite intenable. Caillois glissera à maintes reprises et à son insu sur la pente fasciste. La négation de sa nature langagière expose l’ordre nouveau au risque permanent d’une récupération par des idéologies extrémistes. À défaut de fondement symbolique, la confrérie cailloisienne ne peut assurer son maintien ou son extension autrement que par la force. L’abstinence se transforme du coup en un viol involontaire. La langue coupée, cette nouvelle élite se métamorphose en une horde de bourreaux qui s’ignorent. L’Ëtre Suprême en Perversion terrorisant l’Europe à l’époque ne put qu’applaudir les propos suivants : Il est juste (…) que la supériorité de la force sur la faiblesse (…) se marque dans les faits par la seule vertu des qualités impliquées dans leurs nature respective. Enfin, s’il reste, et il doit rester, un résidu d’êtres insensibles à la persuasion de l’exemple. Celle-ci épuisée, il est non moins juste qu’ils subissent celle de la contrainte, dût-elle leur donner la cohésion qui leur manquait, les engager à leur tour sur la voie qui a mené leurs vainqueurs à la victoire, et leur faire prendre conscience d’eux-mêmes.394
Caillois ne prendra pas tout de suite conscience de l’aporie dans son argumentation. Convaincu de la nécessite de combattre à la fois les fétichismes raciaux et nationaux du national-socialisme et le fétichisme collectiviste du communisme, il en appellera ouvertement à une « hiérarchie des êtres ». Celle-ci s’imposerait par le degré naturel de force ou de faiblesse des uns et des autres. Les forts se verraient octroyés la responsabilité morale de guider les faibles dans le souci de ressouder les liens sociaux. Une telle communauté éviterait le double 392
Voir à ce titre : R. Caillois, « Sociologie du clerc », N.R.F., août 1939, n° 311, pp. 291-301, ainsi que : Id., « Marcuse : Ignace de Loyola », Sur, janvier 1940, pp. 86-87. 393 R. Caillois, « Un roman corneillien », op. cit.. 394 R. Caillois, « L’agressivité comme valeur », L’Ordre Nouveau, juin 1937, p. 58.
192
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piège du repli sur soi fasciste ou de la dégradation de l’esprit de cohésion du groupe propre à une société contractuelle que façonnent les démocraties.395 Or comment éviter que les nouveaux tenants du pouvoir n’abusent de leur pouvoir, sinon par une confiance assez naïve en leur bonne foi ? Muette, l’élite dirigeante n’est pas en mesure de se démarquer des dictatures fascistes. « Le vent d’hiver » qui suit la déclaration sur la fondation du Collège de Sociologie reprise par la N.R.F. en juin 1938 ne fera qu’enfoncer le clou. Caillois s’y montre impétueux au point de semer le trouble chez le lecteur averti. Le lexique hygiéniste qu’il y déploie sans s’en inquiéter le rapproche davantage des totalitarismes qu’il abhorre que de l’idéal fraternel qu’il exalte : Chacun (…) dans ses rapports avec les êtres en rencontre qui se révèlent d’une autre espèce morale que lui, et presque d’une autre race. De ces gens, on est invinciblement conduit à s’écarter comme d’une étrangeté nocive. (…) En deçà de cette ligne, est établie du fait même une communauté de personnes fortement liées (…) alors qu’au-delà vit sous ses lois la multitude des misérables avec qui rien n’est commun, à l’égard de qui il est juste et fondé d’éprouver du mépris et dont on s’éloigne d’instinct comme des choses impures (…) Une société comme un organisme doit savoir éliminer ses déchets.396
À aucun moment, Caillois ne s’est montré complaisant ou tenté par les pensées fascistes que répandirent, outre l’artillerie propagandiste d’un Troisième Reich désormais solidement établi, les nombreuses chapelles d’extrême droite entachant la réflexion politique en France. Sur ce point, il ne peut pas planer le moindre doute.397 Compte tenu des nombreux ennemis que s’étaient fait les membres fondateurs du Collège de Sociologie en se désolidarisant ouvertement des idéologies animant l’hémicycle ou la rue à l’époque, les prises de position de Caillois ne purent que crisper son lectorat. L’adéquation du « Vent
395
R. Caillois, « La hiérarchie des êtres », Volontaires, n° 5, avril 1939, pp. 317-326. R. Caillois, « Le vent d’hiver », Le Collège de Sociologie, op. cit., pp. 338-341. 397 Pour être problématique, la position de Caillois n’appuie aucunement l’esthétique du corps dressé propre au fascisme français de l’époque (voir à ce titre : M. Lacroix, De la beauté comme violence. L’esthétique du fascisme français, 1919-1939, Montréal, Les Presses Universitaires de Montréal, 2004, coll. Socius, pp. 312-313.) 396
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d’hiver » au fascisme ambiant nous semble néanmoins forcée.398 Si ces interventions, par leur maladresse, l’amèneront après la guerre à renoncer progressivement au sacré comme source de jaillissement du sentiment collectif au profit d’une expérience individuelle399, elles ne diminuent en rien l’authenticité de sa lutte contre les dictatures.400 Son insistance sur l’ambivalence du sacré le lave de tout soupçon de visées politiques, quand bien même l’agressivité rhétorique mise en œuvre dans « Le vent d’hiver » laisserait supposer le contraire. Les techniques d’expression dont il se sert nous montrent un Caillois prestidigitateur, contraint de dramatiser le langage ainsi ouvert au partage communautaire.401 Irrité par son exaltation du froid, Jean-Paul Aron ne prit pas en compte l’effet d’« entropie inverse » qu’opère la pensée de Caillois.402 Le régime démocratique favorisant la mise au pas d’individus détachés du tissu social, il importe d’y réinsuffler artificiellement le chaud et le froid. Ce qui revient à encourager l’arrivée d’un clergé laïc en vue d’apaiser et de protéger contre elles-mêmes les têtes chaudes, susceptibles d’être enrôlées à peu de frais dans les parades fascistes.403 Une rhétorique de la surchauffe (version Duffo) ou du gel (version Hollier) assure l’interaction entre le sacré et le profane. À la lecture du « Vent d’hiver », les idéologues fascistes n’eurent donc pas grand chose à se mettre sous la dent. Les suspicions entourant les interventions de Caillois à cette l’époque ne sont cependant pas sans fondement. Elles dévoilent la présence d’une logique de l’amputation, symptomatique d’un substrat idéaliste des plus tenaces.404
398
Voir à ce titre : J.-F. Fourny, « Roger Caillois au Collège de Sociologie : la politique et ses masques », The French Review, vol. 58, n° 4, march 1985, pp. 533-539. 399 Voir à ce titre : L. Jenny, « L’hiver du sacré », in Roger Caillois, la pensée aventurée (sous la direction de L. Jenny), Paris, Bélin, 1992, coll. L’extrême contemporain, pp. 195-214. 400 Voir à ce titre : A. Pajon, « L’intrépidité politique de Roger Caillois avantguerre », Roger Caillois, op. cit., pp. 373-387. 401 Voir à ce titre : J.-P. Duffo, « Rhétorique de la surchauffe et rhétorique sévère : à la recherche du lieu commun », Roger Caillois, la pensée aventurée, op. cit., pp. 175194. 402 J.-P. Aron, Les modernes, op. cit., pp. 33-37. 403 Voir à ce titre : D. Hollier, « Mimétisme et castration », Les Dépossédés, op. cit., pp. 67-68. 404 Voir à ce titre : V. Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1999, pp. 69-95.
194
2.2.6
La fascination du Commandeur
La plaie idéaliste
L’impasse dans laquelle se trouve la réflexion de Caillois à la veille de la guerre tient à la nature hybride de sa formation. Héritier de Mauss autant que d’une culture catholique dont il n’a jamais fait le deuil, Caillois hésite sur le seuil de la cathédrale à pénétrer l’édifice, pour finalement mettre un pied dedans tout en gardant l’autre dehors. Il retient du christianisme le principe sacrificiel, mais, produit d’une Troisième République sécularisée, ne vit plus cet idéal du renoncement comme une réalité signifiante. Privé de sa dimension symbolique, le don de soi se traduit par une chirurgie de l’amputation. L’ablation du sexe suit ici une décapitation involontaire. Une tache aveugle dont Caillois ne mesurera pas tout de suite les implications théoriques. En atteste la parution en 1938 du Mythe et l’homme, suivie aussitôt de L’homme et le sacré. Le premier ouvrage est composé de trois parties. Les deux premières, dont La nécessité d’esprit servit de matrice, présentent le mythe comme une matière vivante et constitutive de l’être humain, dont il met à nu les déterminations inconscientes. Ces virtualités affectives alimentent l’imagination collective et conditionnent le comportement d’autres espèces vivantes, telles que la mante religieuse.405 L’homme et l’animal tendent chacun vers un au-delà du principe du plaisir. La notion de dépense revendique son droit d’existence. L’instinct de conservation entre ici en compétition avec un besoin d’abandon. Or dans la troisième partie, où il évalue le rapport du mythe à la société, Caillois finira par lâcher la part maudite.406 Inquiété par ces forces centrifuges, il évacue la veine dionysiaque et invite son lectorat à endosser la soutane d’un officiant de l’Église républicaine. Dionyse se mue ainsi en prêtre d’un Évangile laïc. Le mythe et l’homme reflète l’évolution de la pensée de Caillois durant les années trente qui, à défaut de respecter la dimension symbolique du langage, déplace la rigueur de l’écriture à la morale. Le
405
Les premières parties de l’ouvrage s’inspirent dans de : Id., « La mante religieuse », Minotaure, n° 5, 1934, pp. 23-26, ainsi que de : id., « Mimétisme et psychasténie légendaire », Minotaure, n° 7, 1935, pp. 5-10. 406 Cette troisième partie réélabore : Id., « L’ordre et l’empire », op. cit. et sur Id., « Paris, mythe moderne », op. cit.. La recherche sur l’imaginaire élaborée dans les deux premières parties ont ainsi un enjeu politique, que Caillois explicite dans sa conclusion.
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terrorisme politique n’est que la conséquence inévitable d’un terrorisme littéraire. L’homme et le sacré ne fera qu’accentuer cette lacune. L’étude s’inscrit explicitement dans la lignée des travaux de L’École Sociologique Française, confortée de la sorte dans son autorité. Sans originalité aucune par rapport à celle-ci, l’analyse de Caillois systématise la théorie du sacré et du profane. Or, de même que ses pères spirituels, l’élève fait la sourde oreille au langage ou à l’écriture. Le sacrifice s’intègre certes dans un rituel qui le symbolise mais, tout comme chez Mauss, il est amputé de sa dimension langagière. Le sacré sert ici à régénérer la vitalité d’une communauté. Loin de la défier par un potlach de signifiants, il consolide celle-ci dans ses assises. Le rêve politique de Caillois est d’étendre à l’échelle de la société entière ce sentiment de communion. Les affinités électives sont ainsi figées dans un carcan qu’une pratique transgressive du langage n’est plus à même de défaire. Si la revendication du sacro-saint « esprit critique » n’aura pas cessé de faire obstacle à toute entente avec un Bataille jugé trop nietzschéen, force est de reconnaître un même résidu d’idéalisme les rejoignant tous les deux. En conséquence, les nombreuses critiques indirectes de Caillois à l’adresse de Breton et des siens407 durant les années précédant l’ouverture du conflit valent tout autant pour luimême, dont la réflexion, d’avoir perdu la tête en cours de route, finit par s’enliser. Autant que celle de Bataille et des surréalistes, la pensée de Caillois à l’époque est marquée par une contradiction interne. Dès lors, s’étonnera-t-on de le voir quitter le vieux continent en juin 1939 sur un sentiment d’échec personnel ? 2.2.7
Pour la réhabilitation de la rhétorique
Un séjour prolongé en Argentine apaisera cet esprit fougueux et turbulent. Caillois y trouvera la sérénité requise pour reprendre les choses du début. La « dialectique de la servitude volontaire » qu’il continuera à prôner retrouvera progressivement son biotope originel, qui était non pas la scène politique, mais la pratique de l’écriture. Ainsi, la parution à Buenos Aires en 1944 des Impostures de la poésie 407
Voir e.a. : R. Caillois, « L’aridité », Mesures, avril 1938, pp. 5-12.
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marquera une coupure nette avec le passé. La poésie contemporaine y fait l’objet d’un examen approfondi. En écho avec ses premiers écrits esthétiques, Caillois plaide pour le respect de règles en écriture. La poétique est seule à même de corriger la dérive de l’écrit au vécu. L’arbitraire, la rareté et le mystère l’ont emporté sur les contraintes formelles auxquelles la poétique est soumise. La priorité accordée à la sincérité traduit l’embarras des écrivains envers la rhétorique. L’illusion de l’inspiration revient à exalter le fond au détriment de la forme. Or, l’esprit ne pouvant se détacher du corps, toute tentative d’amputation sera sévèrement condamnée.408 Caillois développera davantage sa critique dans Aventures de la poésie et Art poétique : deux études rédigées durant la parenthèse prolongée en Amérique Latine. Dans le premier texte, qui servit de préface à une Anthologie de la poésie française moderne parue chez un éditeur argentin en 1945, il dénoncera la déchéance de la poésie qui, depuis le Romantisme, sacralise l’inspiration aux dépens des règles qui la conditionnent. L’art des vers se dégrade ainsi en une activité privilégiée de la pensée. Du coup la rhétorique, au lieu d’être libératrice, sera perçue comme contraignante. Paniqués à l’idée du pouvoir d’ensorcellement des mots, les surréalistes ainsi que les membres du Grand Jeu y auraient renoncé. À une exploration de la chair des mots s’est substitué un repli sur l’esprit pour les premiers et un renfermement sur le corps pour les seconds.409 Les analyses de Caillois se sont progressivement rapprochées des plaidoyers de Paulhan pour une réhabilitation de la rhétorique. Dans Art poétique, rédigé entre 1940 et 1950 pour n’être édité qu’en 1958, l’alignement de Caillois sur les positions de Paulhan s’explicite davantage. Au vain subterfuge du vers libre, Caillois oppose une poétique articulée dans son rapport à la rhétorique. Science des images, celle-ci garantit par de savants croisements l’alliance de deux données étrangères l’une à l’autre.410 Un principe d’analogie qui n’est pas sans rappeler le mécanisme d’écriture proustien mis à nu par Genette. La poésie n’est transgressive que si elle défie de manière dosée les conventions de rigueur. Impossible de se singulariser hors de l’enceinte
408
R. Caillois, Les Impostures de la poésie, in Id., Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 1978, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, p. 46. 409 R. Caillois, Aventures de la poésie moderne, Ibid., pp. 59-61. 410 R. Caillois, Art poétique, Approches de l’imaginaire, op. cit., p. 113.
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sacrée, affirme Caillois, qui revendique de la sorte avec Paulhan l’esthétique proustienne : Le poète tire de lui-même ses règles et ses principes : c’est en ce sens qu’il n’imite personne et par ce moyen qu’il se réserve, à l’intérieur d’une tradition, une place personnelle.411
On reconnaît ici la conclusion des Hain-tenys que Caillois a dû lire, comparant le jeu incantatoire de la poésie au combat d’énigmes en Afrique.412 Dans « L’énigme et l’image », dont une première version parut dans la N.R.F. en juin 1956 pour clôturer ensuite Art poétique, il associe le phénomène scandinave du kenningar présenté par Borgès dans ses Labyrinthes (1954) à la poétique paulhanienne. Art combinatoire, le kenningar trouverait son équivalent occidental dans la rhétorique. Dans les deux cas, l’extase n’est possible qu’à condition d’un rapprochement naturel entre deux réalités différentes.413 Ce principe analogique, Borgès l’oppose à la religion brahmanique. Le tournoi d’énigmes qui a lieu dans ces cultures dépend de la détention d’un mot de passe. On est loin ici de l’exercice d’équilibrisme sur la corde raide reliant le poète au langage. Pour Caillois autant que pour Paulhan, il s’agit d’échapper au piège de l’association insolite. Inversement, un rituel figé ne peut générer qu’une répétition stéréotypée consolidant la société dans ses institutions. Un piège auquel seule la rhétorique permet d’échapper. La liberté poétique ne peut pas faire abstraction de règles. Celles-ci n’imposent aucunement une obéissance mécanique. Elles invitent au contraire le poète à défier le langage. La sincérité, l’originalité, l’instinct, l’ineffable ou le paradigme de l’art pour l’art sont autant de leurres dont Caillois fera table rase dans son Vocabulaire esthétique, paru en 1946. Dorénavant, l’artiste s’impose un esclavage calculé.414 La « servitude volontaire » de jadis demeure, mais pourvue désormais d’une dimension symbolique. Babel deux ans plus tard appuiera cette idée. L’ouvrage se lit en écho avec les Fleurs de Tarbes, dont il est largement tributaire. L’argumentation de Caillois se 411
Ibid., p. 122. Ibid., p. 168. 413 Ibid., p. 185. 414 R. Caillois, Babel, précédé de : Vocabulaire esthétique, Paris, Gallimard, (1946) 1978, coll. Idées, n° 399, p. 99. 412
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veut dégagée de tout contexte. Un même historique de la question que celui établi par Paulhan amène Caillois à situer à l’époque romantique le début d’une misologie galopante. L’engagement des écrivains n’est que la résultante d’un désaveu préalable de l’écriture. Sera désormais aristocratique non plus une élite morale s’imposant en vertu de ses qualités humaines, mais tout poète ayant la bravoure de redonner à la rhétorique les lettres de noblesses qui lui reviennent. S’il ne partage pas ses réticences envers Daumal et le Grand Jeu, s’il ne peut en outre cautionner son projet de transformer la société - celle-ci devant au contraire s’accommoder d’un art transgressif415 -, Paulhan propose à Caillois dès novembre 1936, donc bien avant le rapprochement progressif de leurs réflexions respectives, une collaboration régulière à la N.R.F. Et pour cause : celui-ci n’a-t-il pas mis après Proust et en écho avec Paulhan lui-même le doigt sur le nœud du problème ? L’entre-deux-guerres fait perdurer l’héritage d’un dix-neuvième siècle désarmé face à un signifiant polysémique. Paulhan comprit très tôt la perspicacité du diagnostic de Caillois, dont le pathos activiste est à la mesure d’un désabusement suite au reniement de la poésie. En bon directeur de revue, il laissa à ce jeune esprit le temps de mûrir. Et il n’eut pas tort. Le parcours de Caillois reflète la tactique que lui révèle son aîné dans une lettre datant de juin 1936 : Je croirais assez volontiers pour moi qu’il suffit de pousser la terreur, naturelle aux lettres de nos jours, jusqu’au point où elle avoue et contraint enfin l’esprit qui l’a jusque-là conduite, à se dépasser et à se renverser.416
La parution du « Vent d’hiver » inquiéta Paulhan, qui le fit savoir au concerné. Celui-ci se montra à son tour sceptique quant à la focalisation jugée exclusive du premier sur la poésie.417 Or Paulhan dût pronostiquer une implosion imminente de l’activisme logocide chez Caillois, accélérant un retour chez lui à la rhétorique. Il n’y avait donc pas lieu d’amplifier une mésentente passagère, périphérique qui plus est à ce qui unifiait déjà les deux hommes. La leçon d’ouverture
415
Voir à ce titre ses réticences à l’égard du projet politique d’Artaud. Réticences qui valent également pour Caillois dans : J. Paulhan, Choix de lettres, vol. I. 1917-1936, op. cit., pp. 367-368. 416 Cahiers Jean Paulhan, n° 6, op. cit., p. 35. 417 Voir à ce titre : O. Felgine, Roger Caillois, op. cit., p. 161.
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qu’en novembre 1974 Caillois donna au Collège de France expose l’orientation de ses recherches depuis son établissement en Argentine. Tout en lui étant personnels, ces travaux cadrent avec la perspective d’un sacré de l’écriture tracée par Paulhan dès les années dix. La « poétique généralisée » à laquelle œuvrera Caillois lors de sa retraite prolongée en Argentine correspond à sa vision analogique de l’univers. Celui-ci n’est pas sans concordance avec l’imaginaire collectif. Un jeu d’association devrait en apporter la preuve, qui fixe dans leur évanescence des moments de tressaillement.418 Caillois n’aura cessé de peaufiner son projet d’exploration du fantastique, dont il s’efforcera de percer la logique secrète en élargissant son champ d’investigation. Force énergétique, la dissymétrie structure l’univers cosmique, de même que les mondes naturel et humain.419 Cette part maudite alimente l’imaginaire420, tout comme il détermine le comportement animalier421 et même le monde minéral.422 Une lecture originale des formes naturelles permet à Caillois de dégager une « esthétique généralisée », où s’établissent des correspondances entre l’imaginaire et le naturel.423 D’où la reprise de la plupart de ces études dans des volumes retraçant en les unifiant ces recherches souterraines.424 En définitive, la rhétorique s’intègre ici dans une économie générale à l’échelle cosmique, où les lois de l’écriture reflètent celles de l’univers. Elle s’inscrit ainsi dans un théorème romantique, qui donne à l’esthétique cailloisienne toute son originalité. Si donc à la fin de sa vie, retraçant son cheminement intellectuel, Caillois avouera avoir abandonné en cours de route le monde de l’imprimé au profit des pierres, c’est toujours en vertu du langage. Les minéraux, au même titre que la poésie, se donnent à lire. Ils ont leur rhétorique à
418
R. Caillois, Résumé sur la poésie, Approches de la poésie, op. cit., pp. 229-248. Voir à ce titre : R. Caillois, La Dissymétrie, Paris, Gallimard, 1973. 420 Voir à ce titre : R. Caillois, Au cœur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965. 421 Voir à ce titre : R. Caillois, Le Mimétisme animal, Paris, Hachette, 1973. 422 Voir à ce titre : R. Caillois, Pierres, Gallimard, 1966. 423 Voir à ce titre : R. Caillois, Méduse et Cie, Paris, Gallimard, 1960, ainsi que : Id., Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962. 424 Voir à ce titre : R. Caillois, Cohérences aventureuses, Paris, Gallimard, 1976, coll. Idées, n° 359, ainsi que : Id., Obliques, précédé de Images, images, Paris, Stock, 1974, coll. Le monde ouvert. 419
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eux, que Caillois ne dédaignera pas explorer.425 Dans l’imaginaire proustien, la collision accidentelle du passé et du présent provoque une sortie de soi qui alimente l’écriture. Un vertige similaire se produit chez Caillois par le rapprochement légitime de deux réalités distinctes. Involontaire chez le premier, la sortie de soi peut être provoquée chez le second. Dans les deux cas, l’écriture se veut transgressive. La rhétorique revient par la grande porte dans une œuvre qui, dans un premier temps, ne sut qu’en faire. En appuyant Caillois, Paulhan se fit un allié à sa cause. À la Libération, le premier prit conscience de sa métamorphose. Il en témoignera dans un courrier adressé non sans raison à l’auteur des Fleurs de Tarbes. La boucle est bouclée : Ces six années m’ont beaucoup changé, et surtout beaucoup approché de la littérature (…) Renégat de la terreur, il s’en faut de peu que je ne passe à la rhétorique (…)426
2.2.8
Résistance du spectre idéaliste
Lucifer n’aura-il été qu’un alibi servant à masquer le désabusement d’un rhétoricien convaincu ? Cela n’est vrai qu’en partie. L’empreinte des Jésuites empêchera paradoxalement Caillois de pénétrer dans la cathédrale des deux pieds. Une fois à l’intérieur de l’édifice, il semble pressé d’en sortir au plus vite. La vertu, pour être symbolique, restera une qualité humaine, mesurable et profitable même en dehors de toute liturgie. La quiétude qui émane de l’officiant et des pratiquants est à la mesure d’une paix extérieure. Un climat politique permettant à la rhétorique de générer une littérature dite « édifiante ». Caillois entend par là un produit dont la facture témoigne d’une maîtrise des règles de composition. L’harmonie qui se dégage d’une telle création reflète la stabilité d’un régime dans lequel l’écrivain a son rôle à jouer. Sa poétique soude les liens entre les sujets d’une nation. Le poète a des obligations civiques à respecter :
425 Voir à ce titre : R. Caillois, Le fleuve Alphée, Paris, Gallimard, (1978)1979, pp. 215-219. 426 Cahiers Jean Paulhan, n° 6, op. cit., p. 154.
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C’est par l’effet d’une même perversion que le poète s’estime né rebelle, que l’artiste se juge dégagé du moindre devoir envers la Cité, que le roman recourt à l’obscénité ou à la scatologie, que les romanciers décrivent avec prédilection la faiblesse de l’homme et son ignominie, que l’écrivain s’applique à séparer le mot de sa signification pour le traiter en réalité indépendante.427
La veulerie, la bassesse et la déchéance ne seraient valorisés qu’en temps d’iconoclasme esthétique. S’il rejoint Paulhan dans son appel à redonner à la rhétorique le rôle que Seignobos, Langlois et les durkheimiens lui ont retiré, Caillois n’ira pas jusqu’à reconnaître en le mal qu’il confond avec le sordide le sol nourricier de l’écriture. Une telle méfiance explique son silence sur Proust, ainsi que son embarras envers les imaginaires de Sade et de Nietzsche. Cette pudibonderie catholique explique par ailleurs la poursuite, parallèlement à l’éclosion d’une veine rhétorique, d’un activisme politique inconciliable avec celle-ci. Dès son établissement à Buenos Aires, Caillois publiera des conférences sur le mythe, le sacré, le bourreau et la nature de l’hitlérisme.428 Autant d’interventions tenues originairement dans les locaux de la revue Sur. Tout se passe donc comme si Le Collège de Sociologie, plutôt que de s’être interrompu, s’était délocalisé. Le totalitarisme entachant le Veux Cotinent, Caillois se sent plus que jamais dans l’obligation morale de réagir. Du coup, la littérature perd tout droit de cité. L’idéal sectaire revient sous la plume de Caillois, qui espère encore ainsi renouveler le tissu social.429 La parution simultanée en 1946 du Rocher de Sisyphe et de Circonstancielles, deux recueils d’essais, révèle la contradiction ignorée de l’auteur entre, d’une part, la reconnaissance de la rhétorique et, 427
R. Caillois, Babel. Orgueil, confusion et ruine de la littérature, Paris, Gallimard, 1948, p. 271. 428 Voir surtout : R. Caillois, « Sociología del verdugo », Sur, mai 1939, pp. 17-38 ; Id., «Naturaleza del hitlerismo », Sur, octobre 1939, pp. 93-107 ; Id., « Teoría de la fiesta », Sur, janvier 1940, pp. 57-83 ; Id., « Atenas frente a Filipo », Sur, mai 1940, pp. 7-23 ; Id., « Debates sobre Temas sociológicos : en torno a « Defensa de la república » », Sur, juillet 1940, pp. 86-104, Id., « El gran dictator », Sur, avril 1941, pp. 122-124 ; Id., « La victoria de Atenas », Sur, juin 1941, pp. 33-35, ainsi que : Id., « El nueven orden », Nación, 15 mars 1942. 429 Voir à ce titre : R. Caillois, La communion des forts, Mexico, Éditions Quetzal, 1943, coll. Renaissance (ouvrage réédité dans une version remaniée à Marseille en 1944 par les Éditions du Sagittaire), ainsi que : Id., Ensayo sobre el Espíritu de las Sectas, Mexico, El Colegio de Mexico, 1945, coll. Jordanas.
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d’autre part, sa négation au profit d’un sacré immédiat. Les quatre textes qui constituent le premier ouvrage exaltent la maîtrise de soi. La peste brune faisant des ravages sur le globe entier, il est à craindre que le vertige soit porteur du virus.430 Mieux vaut donc assurer son ascendant à la vertu, que ce soit par une traversée de la Patagonie ou par la réactualisation de la victoire légendaire d’Athènes sur Philippe grâce à la mobilisation d’une sainte légion de chevaliers célibataires. Le sacrifice de soi s’impose à nouveau431, que les contributions dans Circonstancielles viennent appuyer. Caillois y salue le ralliement chez Malraux de l’écriture à un vitalisme régénérateur de la vertu.432 La littérature se faisant accaparer par un impératif moral, le signifiant perd son autonomie intrinsèque. La rhétorique est ainsi mise au chômage. Quant au mal, désormais synonyme de déchéance, il perd tout droit de cité. L’idéal fraternel de Loyola est à ce point ancré dans sa mémoire que Caillois ne réussit pas à s’en défaire. Il enverra donc deux messages contradictoires au monde : l’un en rhétoricien, garant du respect des lois en écriture, l’autre en luciférien, chevalier de l’ordre moral. La littérature est à la fois souveraine et ancillaire. Cette contradiction explique la parution quasi simultanée des Impostures de la poésie et de La communion des forts. Elle génère également une dichotomie chez Caillois entre, d’une part, un scepticisme immédiat envers le projet existentialiste de Sartre, accusé au même titre que le matérialisme historique de mainmise sur la littérature433 et, d’autre part, son attachement à une littérature dite « édifiante ». Caillois dut sentir l’incohérence de sa démarche. En témoigne notamment les deux versions d’ « Athènes devant Philippe ». La première est une traduction fidèle de l’article paru dans Sur en mai 1940. Caillois remaniera cependant la fin du texte pour la réédition du Rocher de Sisyphe en 1973, en ajoutant en appendice sa conclusion originelle. D’une version à l’autre, l’accent se déplace de la morale à 430
R. Caillois, « Civilisation », in Id., Le rocher de Sisyphe, Paris, Gallimard, (1973) 1993, p. 87. (L’ouvrage parut à l’origine en espagnol sous le titre de : Id., La Roca de Sisifo, Buenos Aires, Éditions Sudamericana, 1942). 431 R. Caillois, « Sources de la morale », Ibid., p. 140. 432 R. Caillois, Circonstancielles, 1940-1945, Paris, Gallimard, (1973)1980, pp. 119132. 433 Voir à ce titre : R. Caillois, Chroniques de Babel, Paris, Denoël & Gonthier, 1981, coll. Médiations, n° 221.
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l’esthétique. Pour vaincre l’ennemi, il importe désormais de respecter les préceptes et les codes artistiques. La violence ne se neutralise que par la force de la poétique et non plus par une intégrité morale.434 Exit Lucifer… 2.2.9
Conclusion : le miroir qui revient
Parallèle à celle, déjà violente, avec Breton, la confrontation avec Caillois dut amener Bataille à douter de la validité de ses prémisses. Le différend opposant les deux hommes n’est pas sans ressemblances avec celui alimentant l’animosité entre l’initiateur du surréalisme et le directeur d’Acéphale. Dans les deux cas, Bataille est confronté aux limites de sa pensée, qui, à défaut de reconnaître le langage dans sa réalité symbolique, échoue dans ses efforts de révision du matérialisme. Il ne cessera de revendiquer un sacré immédiat, émanant directement des tripes, convaincu que la tête ne peut qu’être rivée vers une instance castratrice. Une lecture rapide de leurs productions respectives laisserait croire à une entente possible entre Bataille et Caillois. Très tôt, celuici s’est montré méfiant envers le mouvement surréaliste pour cause de repli idéaliste. La quête de Breton, bien qu’affichée comme telle, manque gravement de sérieux. Son approche jugée infantile du fantastique relève d’une pratique bourgeoise des Arts, cible pourtant des attaques de son mouvement. Cette contradiction flagrante entre le programme de Breton et sa mise en pratique contraindra Caillois à rompre avec lui. Désormais, seule la science aura les compétences requises pour descendre dans le sous-sol de la vie inconsciente. Parue en 1935, la plaquette Procès intellectuel de l’art se lit comme un faire-part de deuil des Arts, lesquels cèdent ainsi le pas à un terrorisme littéraire ouvertement revendiqué par l’auteur. Cette misologie sera à l’origine d’un premier rapprochement entre Bataille et Caillois. Créé à l’initiative de ce dernier, le mouvement Contre-Attaque voit le jour suite à une méfiance partagée par ses deux instigateurs envers la pratique de l’écriture. Il traduit l’impasse dans laquelle se trouvent autant Bataille s’interdisant la publication du Bleu du Ciel dont il entame la rédaction à l’époque que Caillois, dont 434
R. Caillois, Le rocher de Sisyphe, op. cit., p. 60.
204
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les crispations envers l’écriture sont à la mesure d’un désabusement croissant envers une poésie dédaignant la rhétorique. Désabusement dont il ne prendra pas tout de suite conscience, mais qui empêchera son activisme politique d’aboutir. Du coup, sa position s’avère intenable. La collaboration avec Bataille aura été comme une confrontation brutale avec la tâche aveugle qu’à ce stade de son cheminement, Caillois n’est certes pas encore à même de voir, mais qu’il ressent déjà. Son intuition lui dicte de ne pas s’aventurer davantage dans la voie tracée par Bataille. D’où son désistement aussi prompt qu’inexpliqué. Ce mouvement de retrait du politique ne libère pas pour autant une réflexion toujours inapte à respecter la dimension symbolique du langage. Sa contribution au seul numéro d’Inquisitions, « Pour une orthodoxie militante : les tâches immédiates de la pensée », ainsi que ses comptes rendus dans la même revue, nous montrent un Caillois demeuré méfiant envers la pratique de l’écriture. L’extension de la peste brune partout en Europe transforme son terrorisme littéraire en un terrorisme politique. Seule une intransigeance intellectuelle et morale permettra d’endiguer le fléau fasciste. Si sa (re-)valorisation du primat rationaliste aurait dû en toute logique l’écarter du projet d’Acéphale, une même misologie amènera inévitablement Caillois à appuyer Bataille dans ses initiatives politiques. Synthèse originale d’une veine épique réactualisée et d’une réaction au défaitisme romantique, l’esprit luciférien préconisé par Caillois signifie renoncement et domination de soi. Autant de vertus éloignant son idéal moral du dionysisme de Bataille. Or l’abaissement de la poésie à une fonction illustrative ouvre à nouveau la porte à une logique de la décapitation. La revendication par Caillois de la veine dionysiaque dans la revue Acéphale révèle une impasse théorique, imputable à un terrorisme littéraire des plus tenaces. Un terrorisme qui l’amènera à appuyer Bataille dans sa création d’un Collège de Sociologie. Cette dérive progressive de sa réflexion ne fit qu’accroître un malaise chez Caillois. Sur tous les points son opposé, Lucifer ne put aucunement endosser les habits de Dionysos. Rien ne rapproche un dieu austère et responsable, calqué à la fois sur l’héroïsme cornélien et le modèle jésuitique et un dieu exubérant, faisant rimer tragique avec excès ? Or c’est pourtant ce qui se produit. Incongrue, cette métamorphose ne peut être corrigée que par une suraccentuation du principe d’aliénation. L’élitisme ignacien
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revient ainsi sous la plume de Caillois. Le renoncement à soi ira jusqu’à l’abstinence, la sexualité ne faisant dans une telle logique que favoriser des rapports de forces propices à l’émergence de totalitarismes en tout genre. Cette conception non symbolique des liens sociaux fera glisser à son insu Caillois sur la pente fasciste. « L’agressivité comme valeur » et « Le vent d’hiver » marqueront le retour par la petite porte d’une logique sacrificielle évacuée par la grande porte. Les parangons de la vertu auxquels en appelle Caillois, tous aristocrates de l’âme, ne se distinguent de la horde hitlérienne que par leur bonne foi. La langue coupée, ils risquent à tout moment de renforcer les rangs des bourreaux militaires. Une plaie idéaliste provoque le sabordage de la pensée de Caillois. Produit à la fois d’une Troisième République sécularisée et d’une éducation catholique, celui-ci demeure attaché à un idéal sacrificiel, mais amputé de son rapport au langage. Cette tension se ressent notamment dans Le mythe et l’homme paru en 1938, ainsi que dans L’homme et le sacré mis en vente l’année suivante. Faute de reconnaître le signifiant dans sa nature symbolique, Caillois déplace l’exigence de rigueur de l’écriture à l’action. Privé du langage, le sacré ne peut que solidifier les assises d’une communauté de fait. Il faudra attendre son établissement en Argentine pour que Caillois prenne conscience de ce qui n’aura cessé d’entraver sa réflexion. La parenthèse sud-américaine lui permet de recibler ses propos. Rédigés durant les années du guerre, Impostures de la poésie et Aventures de la poésie renouent avec la rhétorique. Jadis morale, la rigueur s’applique désormais en littérature. Caillois contresigne le diagnostic de Paulhan quant à l’abandon depuis l’époque romantique des lois de l’écriture au profit de l’inspiration et de l’originalité. Alignement donc de Caillois sur les positions de l’auteur des Fleurs de Tarbes, dont atteste la parution en 1958 d’Art poétique. Analogique, la rhétorique garantit l’authenticité dans l’association de deux images ou réalités distinctes. Caillois revendique de la sorte les combats d’énigmes analysés et relatés par Paulhan dans ses Hain-tenys, de même qu’il apparente son esthétique à l’écriture proustienne. Dans les trois cas, le poète opte pour une servitude volontaire : une soumission intentionnelle à un ordre symbolique dont il ne cesse de défier les règles. Vocabulaire esthétique en 1946 et Babel en 1948 renforceront les affinités électives entre Caillois et Paulhan. Celui-ci comprit très tôt la force d’une réflexion qui, devant certes encore mûrir, dévoile l’inquiétude
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d’un jeune auteur envers une rhétorique mise en chômage technique. Après un faux départ, Caillois sut redonner à celle-ci la place qui lui revient dans « une poétique généralisée ». La rhétorique s’intègre ici dans une théorie cosmique d’inspiration romantique, où les lois du langage reflètent celles de l’univers. Les moments de tressaillement qu’un tel jeu d’associations permet de susciter, il convient à l’écriture de les fixer. Celle-ci devient de la sorte transgressive. Cette réhabilitation tardive de la rhétorique aurait dû entraîner la disparition spontanée de Lucifer. Or celui-ci eut la vie dure. Son éducation auprès des Jésuites jouera de mauvais tours à Caillois qui, rhétoricien et se revendiquant tel, poursuivra néanmoins son action politique entamée à Paris. Cette schizophrénie de Caillois explique la parution simultanée des Impostures de la poésie et de La communion des forts. Le double message d’un retour et d’un abandon de la rhétorique est ainsi envoyé au monde. Caillois dut prendre conscience de cette incohérence, qui, d’une version à l’autre d’ « Athènes devant Philippe », un article figurant dans le recueil Le rocher de Sisyphe en 1946 et remanié en vue de sa réédition en 1973, fait dépendre la réussite sur l’ennemi non plus d’une intégrité morale, mais du respect des règles en écriture. En définitive, la réflexion de Caillois n’aura cessé de valser entre une réactualisation et un déni de la rhétorique. Sous cet angle, l’adhésion au surréalisme et la collaboration avec Bataille s’avèrent être après coup la double méprise d’un jeune intellectuel ne prenant pas encore conscience à l’époque de la nature de sa quête. Le ralliement au programme de Breton se justifiait au nom d’un retour urgent à la rhétorique, ignoré comme tel par le concerné. Son primat de la raison revendiqué haut et fort annonça un rétablissement imminent des lois de l’écriture. Or toute structure étant synonymique d’étau (bourgeois en l’occurrence) dans son esprit, Breton ne put aucunement cautionner les exigences de son poulain, contraint de la sorte à partir. Quant aux deux tentatives avortées de rapprochement avec Bataille, elles tinrent à chaque fois à l’indécision de Caillois envers la nature de la soumission volontaire. Tout comme pour Breton au même moment, Bataille renvoie une image de lui qu’il abhorre. L’Umheimlichkeit n’étant rien d’autre que le retour impromptu du refoulé, le monstre acéphale affole Caillois pour cause d’identification non voulue. Quant à Bataille, l’échec des initiatives entreprises avec ce dernier devrait l’amener à se remettre en question.
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2.3 2.3.0
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Un esprit récalcitrant : l’écart Bataille - Leiris Introduction
La rencontre de Bataille et de Leiris date de 1924, l’année durant laquelle ce dernier s’était approché du mouvement surréaliste. Une longue et sincère amitié s’établira entre les deux hommes. Une amitié tourmentée aussi, traversée de coups de tonnerre et de portes claquées. L’estime demeurera cependant intacte et ce des deux côtés. Leiris dédiera L’âge d’homme, sa première œuvre de maturité, à Bataille, pour être « à l’origine de son livre ». En outre, il signera pas moins de trois hommages consacrés à son ami, dont deux après sa mort. Ces textes seront regroupés de son vivant en un recueil : À propos de Georges Bataille, tombeau pour un écrivain qui a sa place dans son Panthéon.435 Leiris aura ainsi fait preuve toute sa vie durant d’un intérêt réel pour une œuvre qui, de même que la sienne, explore les recoins enfouis de l’âme, chacune rudoyant de la sorte une raison sévèrement mise à mal. Quant à Bataille, il déclarera ouvertement sa dette à l’égard de Leiris par le biais d’une dédicace dans L’érotisme, scellant de la sorte une complicité de plus de trente ans. Nonobstant une entente programmatique, l’écriture de Leiris ne cessera de s’éloigner, voire de s’écarter de celle de son ami Bataille, qui mettra longtemps à en comprendre la cause. D’où son désarroi à chacun des désistements de Leiris envers ses initiatives politiques. Un désabusement révélateur de sa cécité envers une quête intellectuelle qui - s’approchant en cela des réflexions de Proust, Paulhan ou du futur Blanchot - ne considère le sacré ou le sacrifice que dans leur dépendance au langage. Une généalogie comparative du parcours de Leiris et de Bataille devrait mettre en évidence l’écart essentiel mais demeuré dans le non-dit entre eux quant à l’essence du sacré et son rapport au langage.
435
M. Leiris, À propos de Georges Bataille, Paris, Fourbis, 1988.
208
2.3.1
La fascination du Commandeur
Le poids du secret
L’œuvre de Leiris résiste à une approche textualiste. L’écriture y est intimement liée à la vie de l’auteur, marquée par les scellés du secret de famille. Un premier secret a trait à sa femme, Louise Godon, dite Zette, qui passait pour la soeur de Lucie Godon, alors qu’en vérité celle-ci était sa mère. Une différence d’âge pas trop importante entre mère et fille rendait un tel scénario crédible. Lucie mit sa fille au monde avant de se marier avec le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler, qui était donc le beau-père de Louise, mais s’accordait à jouer le rôle de beau-frère. Impliqué dans cette tactique de camouflage, Leiris présenta toujours ce dernier comme son beau-frère et Lucie comme sa belle-soeur. S’ajoute à ce voile quant à la nature réelle des liens de parenté entre les deux femmes un second mystère ayant trait à la propre enfance de l’auteur. Michel était en effet le seul des quatre enfants Leiris à connaître l’identité véritable de l’aînée, Juliette. Celleci était non pas leur soeur, mais leur cousine germaine. Le tableau se complique davantage encore quand on sait le rôle de seconde mère que Juliette, de plus de dix ans son aînée, joua dans l’esprit de Michel. Un surplus d’amour auquel le mariage de celle-ci, mais surtout la naissance de sa fille Madeleine un an plus tard, mirent un terme. Le cadet des trois fils vécut cet événement sous le mode tragique de l’abandon. Dans son chef, la blessure était double. Par sa seule naissance, la petite Madeleine le priva désormais de l’affection maternelle que lui donna sa sœur/cousine. En outre, elle s’accaparait dans le cœur de Marie Leiris, la mère de Michel, la place privilégiée qu’il occupait jusqu’alors. Enceinte une dernière fois, Marie avait vivement souhaité accoucher d’une petite fille, qu’elle aurait prénommée Micheline. Cette naissance aurait allégé sa souffrance suite à la perte de sa fille aînée, qui portait également le nom de Madeleine, morte en bas âge. Or, à son grand regret, un troisième garçon vit le jour. Micheline devint ainsi Michel. Assumant mal son deuil, Marie habilla son dernier né de vêtements qu’elle eût tant aimé faire porter à sa fille. Le travestissement servit à masquer le sexe de cet enfant de substitution que fut Michel à ses yeux.436
436
Voir à ce titre : A. Armel, « Sous le signe du mot « tendresse » », in BatailleLeiris. L’intenable assentiment au monde, op. cit., pp. 47-48.
Chapitre 2 : Pour en finir avec la littérature
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Cet imbroglio familial laissera des traces dans la vie de Leiris, entravé par ce jeu de masques dans sa quête identitaire. Son œuvre se greffera sur ce trauma originel. Largement autobiographique, elle se situe dans le prolongement direct d’un traitement psychanalytique entamé chez Adrien Borel dès septembre 1929, à l’instigation de l’ami Bataille. Les démons semant le trouble dans son esprit se transposèrent ainsi dans une pratique d’écriture. Celle-ci avait déjà fait son entrée dans la vie de l’auteur bien avant la révélation sur le divan de son mal de vivre. Sa fréquentation dès le tout début des années vingt de l’avant-garde artistique (incarnée par des écrivains ou peintres révolutionnaires tels qu’Artaud, Jacob, Queneau, Miró, Masson et Picasso), ainsi qu’une lecture assidue d’Apollinaire et surtout de Rimbaud, avaient amené Leiris à la publication d’un premier poème, « Désert de main », paru en 1923 et à la rédaction du « Lycanthrope », matrice d’Aurora, un roman fantastique inspiré tout droit de l’imaginaire de Nerval. La poésie se veut donc salutaire. Elle permet à Leiris de se trouver, qui décide d’interrompre des études de chimie qui ne l’enthousiasment que moyennement pour se consacrer désormais entièrement à l’art. La création libère dans un premier temps l’auteur du poids d’un secret alimentant un malaise latent. En vérité, elle s’en imprègne au compte-gouttes pour inspirer, après le passage obligé d’une adhésion au surréalisme, une pratique poétique conciliant la littérature et le mal. Le trauma demeure donc bien présent, mais à l’état d’incubation. Un délai permettant à Leiris d’élaborer une écriture répondant à sa quête. 2.3.2
La parenthèse surréaliste
Dès ses premiers textes, Leiris explore les lois du langage, qu’il met à l’épreuve par un jeu de combinaisons infini. Utilitaire, le langage devient chez lui pouvoir de création, levier vers un ailleurs fantastique. La publication de Simulacre en 1925 (avec des illustrations de Masson) se traduit comme une première tentative d’exploration des effets du hasard dans le processus de création. À l’instar du poème de Mallarmé, il y secoue les mots comme le joueur de poker les dés. Leur assemblage aléatoire défie la logique, carcan interdisant l’émergence d’un sens spontané. La parution en cette même année 1925 de Glossaire, j’y serre mes gloses dans les colonnes de La révolution
210
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surréaliste, outre qu’elle officialise son adhésion au mouvement de Breton, atteste de la détermination du jeune poète à peaufiner ses recherches sur le pouvoir évocateur du langage. Il tente d’y faire émerger la signification réelle des mots au-delà de leur portée référentielle par l’association spontanée de sons, de formes et d’idées. Leiris partage avec Breton et les surréalistes l’idée d’une révolution par le pouvoir créateur des mots. Le merveilleux l’emporte ainsi sur l’insipidité du quotidien. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’à la demande du couturier Jacques Doucet, mécène de l’avant-garde durant l’entre-deux-guerres en France, il signe en 1926 un traité sur la question. Aspiration vers l’inconnaissable, le merveilleux reflète cette force vive de l’esprit qui permet à l’être humain d’échapper au sens commun par un jeu spontané de l’imagination. Un univers magique vient ainsi se superposer au spectacle morne du quotidien. Nerval, Rimbaud, Jarry et Roussel sont érigés en icônes d’un révolte poétique contre les conventions lénifiantes de la raison.437 Tout se passe donc comme si le jeune poète avait trouvé dans une évasion idéaliste un refuge à ses angoisses. Or la fuite dans l’imaginaire s’avère très vite être un pis-aller. Acculé à ce constat, Leiris sera amené à élaborer un nouveau concept de réalité. À l’arrachement du quotidien prôné par la doctrine surréaliste, il propose une approche du réel englobant sa part de poésie. C’est elle qui régule la raison et non l’inverse. Loin d’appuyer le credo surréaliste, la commande de Doucet se révèle après coup être un travail de deuil, éloignant progressivement Leiris de Breton.438 Faute de les revendiquer, ses premiers écrits resteront pour la plupart longtemps inédits. C’est le cas de Grande fuite de neige, une épopée brodée sur le thème de la tauromachie qui ne paraîtra qu’en 1964, sans modification aucune. Dans sa préface, l’auteur affiche une certaine prudence envers une œuvre de jeunesse dont la publication tardive sert à ses yeux à témoigner de sa fidélité envers la Muse, même si celle-ci est convoitée différemment depuis lors. D’autres écrits, tels que les Textes surréalistes, deux cahiers d’écoliers remplis de poésies et de contes fantastiques, L’évasion souterraine, un recueil de poésie entrecoupé de réflexions sur le
437
M. Leiris, Le merveilleux (édition établie, présentée et annotée par C. Maubon), Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 2000. 438 Voir à ce titre : C. Maubon, « « …ce mot si lumineux qu’il m’aveugle… » », Ibid., pp. 9-28.
Chapitre 2 : Pour en finir avec la littérature
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sommeil et de descriptions de rêve, ou encore Les foraminifères, une prose poétique, sont demeurés à l’état de manuscrit. Ils ne seront offerts au public qu’après la mort de l’auteur, à l’initiative de Catherine Maubon, pour attester leur rôle d’expérimentation d’une œuvre en germe.439 2.3.3
La littérature et le mal
Ces premiers jets d’écriture, dont l’obédience surréaliste est tout sauf univoque, exposent la plaie sur laquelle viendra se greffer l’écriture de la maturité, en même temps qu’ils marquent déjà la singularité d’une quête poétique. Celle-ci sera toujours vécue sous le mode de l’évasion, mais l’objectif n’est plus le même qu’avant. Jadis détournement du réel, elle se doit dorénavant d’offrir accès à une « surréalité »440 qui, pour appréhender cette part de magie que recèle le réel, reste néanmoins les deux pieds sur terre. Les faits de langage continuent à intriguer Leiris, en vertu de leur pouvoir de révélation, mais il renoncera progressivement au leurre de la spontanéité. Son rapprochement avec Breton en 1925 reposa sur une intention partagée de faire basculer la Raison de son socle. Une divergence latente quant aux modalités de renversement retint d’entrée de jeu Leiris de s’engager corps et âme dans l’aventure surréaliste, voire de faire preuve d’obéissance envers le chef spirituel de cette nouvelle religion. Au moment de s’engager auprès de Breton, Leiris note dans son journal ses réticences envers les principes d’effusion immédiate et d’association libre qu’applique l’écriture automatique, déplorant dans ces procédés l’absence de toute « technique poétique » et le maintien caché d’un souci littéraire.441 L’écart avec le credo surréaliste se ressent le mieux dans un hommage à Masson, qui figure dans l’un des cahiers des Textes Surréalistes. Après Jacob, Masson devint très vite le mentor du jeune Leiris, qui gardera un souvenir vif de sa fréquentation de l’atelier du
439
C. Maubon, « Un archipel désemparé », in M. Leiris, L’évasion souterraine, Montpellier, Fata Morgana, 1992, pp. 11-23. 440 M. Leiris, Le merveilleux, op. cit., p. 49. 441 M. Leiris, Journal, 1922-1989 (édition présentée, établie et annotée par J. Jamin), Paris, Gallimard, 1992, pp. 137-138.
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peintre. Le témoignage qu’il en rend en 1982 appuie celui rédigé près de soixante ans plus tôt. Les deux commentaires insistent sur le souci de composition de cet univers pictural, qui fait fonction de garde-fou contre tout merveilleux flottant mettant le respect de règles entre parenthèses. La main de l’artiste explorant la toile reste reliée à la tête. Loin de la neutraliser, le peintre a recours à la conscience pour mieux déjouer les conventions d’usage. Peintres et poètes ont une même mission à accomplir : dénoncer la tromperie communément admise d’un réel à portée de main et préexistant à la création, en affranchissant leurs œuvres de tout conformisme au diktat de la logique. La transfiguration du réel signifie non pas la suppression pure et simple de contraintes esthétiques, mais audace et originalité dans leur manipulation. Le fond et la forme en peinture, au même titre que le signifié et le signifiant en poésie, sont conviés à se rapporter différemment l’un envers l’autre. À un rapport hiérarchique donnant primauté à l’idée sur la matière, il convient d’opposer une chorégraphie sans cesse renouvelée où les deux composantes se complètent mutuellement.442 Inscrivant l’œuvre de Masson dans la tradition matérialiste, Leiris apporte un correctif crypté mais de taille à Breton, auquel il impute la dérive idéaliste de son mouvement. L’escapade surréaliste aura confirmé Leiris dans son impression que la poésie ne peut faire abstraction de la rhétorique. Comment rompre avec les lois du langage si celles-ci ne comptent plus ? Le projet de Breton d’abattre les cloisons derrière lesquelles la Raison s’était recluse, Leiris ne put que le cautionner. S’il se montre suspicieux envers le programme surréaliste, c’est pour s’avancer dans cette zone d’ombre où les interdits sont transgressés et non supprimés. À ses yeux, l’écriture automatique équivaut à une décapitation, dont les pratiquants mesurent mal l’incompatibilité avec leur propre primat matérialiste. D’où sa sévérité dans son appréciation de Breton et les siens, qu’il rejette pour cause de merveilleux mécanique, dépourvu de toute valeur émotive.443 L’escapade surréaliste n’aura pas été sans intérêt pour le jeune poète, qui frotte son travail d’écriture à celui de ses aînés pour mieux cerner la sienne.
442
M. Leiris, « André Masson », in Id., L’évasion souterraine, op. cit., pp. 57-60; ainsi que : Id., « 45, rue Blomet », Revue de Musicologie, tome 68, n° 1-2, pp. 57-63 (Repris dans : Id., Zébrage, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, n° 200, pp. 219-229). 443 M. Leiris, Journal, op. cit., p. 177.
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Parallèlement à l’éclosion d’une poétique, les premiers écrits de Leiris se confrontent déjà à une fissure originelle alimentant l’imaginaire de l’auteur. La nostalgie d’une plénitude traverse en filigrane son œuvre de jeunesse. C’est le cas notamment du Forçat vertigineux, dont Maubon observe à juste titre la hantise du sujet de l’écriture « par l’image d’une catastrophe primordiale » ébranlant une unité perdue que rien ne semble plus à même de recomposer.444 L’atmosphère noire et mortifère de ce conte magique traduit le désœuvrement du narrateur, abandonné dans un monde qui se fend et gronde de toutes parts. La langue s’effiloche, qui dans cet univers éclaté et hostile voit subitement ses assises logiques ébranlées pour faire place à une symbolique hermétique, parodie de l’occultisme intriguant Leiris à l’époque. Difficile d’échapper à un tel marasme où la mort suinte à toutes les pages. Le lecteur, au sortir de cet enfer, se sent comme asphyxié à son tour. La fracture du langage, Grande fuite de neige l’exploitera également. Rédigée vers 1927, cette allégorie mythique puise dans une corrida à laquelle assista l’auteur en août 1926 les deux thèmes de la tragédie et du sacrifice qui charpenteront son œuvre ultérieure. De même que dans Le forçat vertigineux, Leiris s’efforce d’y conformer sa poétique à la thématique qui l’obsède. Non sans ironie, il officialise le décès de l’entendement kantien, qui dans un univers jouant sur l’être et le paraître perd tout repère. Ce faire-part du décès de la phénoménologie ne peut que ravir le narrateur. Désormais dispensé d’accaparer par le langage cette part du réel supposée se laisser dévoiler, il laisse libre cours à son imagination. Ce qui l’amène à inventer une épopée mythique sur le thème de la tauromachie, dont il fait remonter la tradition jusqu’aux sacrifices humains pratiqués par les Atlantes. Les Titans atterrissent sur la piste et ressuscitent « les anciens habitants de l’Amérique Centrale »445 : allusion directe à la culture aztèque, dont les rituels sacrificiels allaient faire l’objet d’un article de Bataille en 1928. Leiris en eût sans doute eu connaissance avant sa parution. L’épopée s’achève sur une reproduction à la Place de l’Étoile des grandes hécatombes de l’histoire. Des conquêtes de César à la Terreur de Robespierre en passant par la nuit de la SainteBarthélemy, le tragique aura habité l’humanité depuis la nuit des temps. La corrida est la preuve vivante d’un sacré sanguinaire et 444 445
C. Maubon, « Un archipel désemparé », L’évasion souterraine, op. cit., p. 19. M. Leiris, Grande fuite de neige, Montpellier, Fata Morgana, (1964)1982, p. 35.
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dévastateur inhérent à la vie. Le langage de ce fait perd sa mainmise sur le réel. Récupéré par la poésie, le fétichisme homicide de Leiris prend d’entrée de jeu une dimension symbolique. Il en sera le premier conscient, faisant dire à son personnage le caractère métaphorique de tout mythe qui, de n’être que simple jeu d’esprit, « un petit détournement de langue », a partie liée avec le néant.446 La tragédie pour Leiris relève de la représentation. Elle épouse le vide véhiculé par le langage. L’idée d’un reste échappant à toute relève ne put prendre forme que dans une écriture désœuvrée. Cette intrication de la littérature et du mal rapproche la poétique leirisienne de celle de Proust. Cathédrale du vide, la Recherche dût faire l’objet d’une première lecture du temps où, jeune homme, Leiris se cherchait encore. Une découverte qui sera loin du coup de foudre. Mais, si complexes que seront les rapports de Leiris avec cette œuvre déterminante pour le vingtième siècle français, la Recherche, au même titre que la poétique de Roussel, comptera parmi les influences les plus décisives sur l’auteur. 2.3.4
À l’ombre de la Recherche En 1953, dans un hommage à Picasso, Leiris écrit ceci : Un coup de génie jamais n’abolira le temps perdu, pourrait-on dire, parodiant tant Marcel Proust que Stéphane Mallarmé et s’inscrivant en faux contre leur foi en l’œuvre d’art comme moyen de se retrouver et de neutraliser la mort, malgré le temps dont la fuite torrentielle vous étourdit et vous égare.447
Le jugement est clair et univoque : Proust s’est leurré. Le projet de reconquérir le temps écoulé par le biais d’une écriture souveraine, à l’écart de l’érosion du temps, est illusoire. Au moment de dresser ce constat, Leiris a déjà publié certaines de ses œuvres les plus marquantes, dont L’Afrique fantôme (1934), L’âge d’homme (1939) ou
446
Ibid., p. 37. M. Leiris, « Picasso et la comédie humaine ou les avatars du gros pieds », Verve, vol. 8, n° 29-30, 1954 (Repris dans : Id., Brisées, Paris, Gallimard, (1966)2002, coll. Folio/essais, n° 188, p. 208).
447
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Biffures (1948) et entamé la rédaction de Fourbis (1955). L’écart le séparant de Proust ne put donc qu’être pleinement revendiqué. La règle du jeu, vaste projet autobiographique entamé durant la drôle de guerre pour aboutir, trente ans et quatre volumes plus tard, en la parution de Frêle Bruit (1976), qui met un point final à l’aventure, est aux antipodes de l’entreprise proustienne.448 Contrairement au narrateur de la Recherche, Leiris ne connut pas de métamorphose à l’issue de son travail d’écriture. La patiente et méticuleuse remémoration de faits marquants de son existence (souvenirs anodins de l’enfance évoqués en vertu de leur puissance émotive restée intacte ou affres de la vie auxquelles l’âge d’homme l’expose), ainsi hissés à l’échelle de la littérature, ne fut pas libératrice d’angoisses existentielles qui continuent à le ronger. La sublimation par l’art n’aura pas lieu. L’extase d’une plénitude conquise in fine équivaut chez Proust à l’éveil de la vocation d’écrivain de son héros-narrateur. Cet éveil coïncide avec la mort physique de l’auteur, comme si le temps retrouvé rendait dérisoire la déchéance organique. Cette sacralisation de l’écriture aux dépens de l’existence terrestre jugée veule et basse - un mépris de la chair que Yourcenar n’eut sans doute pas tort d’imputer au legs judéo-chrétien dont serait imbibé l’imaginaire proustien449 -, Leiris préféra en prendre le contre-pied, n’ayant cesse de s’inquiéter d’une prise en otage de la vie par la poésie. Exit le sacrifice de soi sur l’autel de l’art. Intrigué par la littérature cyclique, Leiris lui-même ne se lancera pas dans une telle entreprise, étant convaincu d’une fissure originelle empêchant son aboutissement. Les quatre volumes de La règle du jeu s’achemineront chacun vers un inachèvement qui leur est consubstantiel. Leur gestation prit forme sans eschatologie inversée. L’écriture autobiographique accompagnera l’existence de Leiris dans ses errances, déviances, écarts, sorties de route et incertitudes multiples et nombreuses. Si le temps, pour évoquer à nouveau Yourcenar, est « ce
448
Voir pour ce qui suit : D. Hollier, « Préface », in M. Leiris, La règle du jeu (édition publiée sous la direction de D. Hollier), Paris, Gallimard, 2003, coll. Bibliothèque de la Pléiade, pp. IX-XLVII. 449 M. Yourcenar, D’Hadrien à Zénon (correspondance 1951-1956), Paris, Gallimard, 2004, p 163. Sur la prohibition de la chair, substance coïncidant avec la signification qu’elle appuie en s’effaçant, voir aussi l’argumentaire de J.-P. Richard dans : Id., Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, (1974)1990, coll. Points, n° 208.
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grand sculpteur »450, esthète façonnant le monde dont il embellit de son seul art la ruine inéluctable, l’évanescence est maquillée. À ce jeu de dupe proustien, Leiris préféra l’acceptation pleinement assumée d’une poésie de la décrépitude. Acteur de sa propre vie qu’en même temps de la vivre, il met en scène, l’écrivain en lui se sentira sans cesse tiraillé entre une écriture de l’abandon et l’abandon de l’écriture. Pour être tenaces, les réticences de Leiris envers la Recherche ne l’auront pas empêché de se montrer fasciné toute sa vie durant par cette œuvre qui, à plus d’un titre, le rapproche de ses propres démons. Invité à lire La prisonnière par Limbour en 1927, lors d’un séjour en Égypte, Leiris se montre réfractaire envers Proust, qualifiant son écriture de psychologisme.451 Dernier relent d’un surréalisme récemment désavoué ou faux préjugé communément admis à l’époque (et appuyé par les critiques extrémistes des deux bords452) ? Quoi qu’il en soit, Leiris reviendra sur ses positions. En 1939, alors qu’il est stationné à Béni-Ounif, dans le Sud-Oranais, il profitera de cette oisiveté forcée pour enfin donner à la Recherche l’attention qu’elle requiert. Sartre, Blanchot et Bataille feront pareil au même moment.453 La lecture du Temps Retrouvé sera vécue par Leiris comme une révélation qui déterminera le projet autobiographique en germe.454 Il en témoignera dans une lettre à sa femme, datant de novembre 1939. Elle ne laisse planer aucun doute sur l’impact et l’effet d’identification immédiats de l’esthétique proustienne : J’ai lu à toute vitesse la fin du Temps retrouvé. De plus en plus, je trouve Proust génial. Dans peu d’ouvrages, il m’est arrivé de trouver à un tel point ce que j’ambitionnerais de faire moi-même. Il expose, dans cette fin, sa doctrine littéraire - les raisons qu’il a d’écrire - et je n’y trouve, presque, pas un mot à redire.455
450
M. Yourcenar, « Le Temps, ce grand sculpteur », in Id., Essais et mémoires, Paris, Gallimard, 1991, coll. Bibliothèque de la Pléiade, pp. 312-316. 451 A. Armel, Michel Leiris, Paris, Fayard, 1997, p. 255. 452 Sur les crispations tant de l’extrême droite que de la gauche marxiste envers la Recherche dans les années vingt, voir : J.-Y. Tadié, Proust (édition revue et mise à jour), Paris, Pocket, (1983)1998, coll. Agora, n° 209, pp. 186-187. 453 Voir à ce titre le troisième chapitre. 454 A. Armel, Michel Leiris, op. cit., pp. 399-400. 455 M. Leiris, « Notes sur Proust », Magazine Littéraire, n° 350, janvier 1997, p. 62.
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L’empreinte de Proust sur son cheminement se traduira également par une conférence inédite, prononcée en mars 1956 et que Leiris envisagera même un moment de reprendre dans ce qui sera Brisées en 1966. La lecture qu’il y propose de la Recherche fait preuve d’acuité dans la perception des innovations formelles et thématiques de cette œuvre. On peut s’étonner a priori de la victoire de l’écriture sur le temps qu’en guise de conclusion, Leiris semble revendiquer avec Proust - tous deux rompant de la sorte avec le renoncement rimbaldien à la poésie.456 Or pas question ici d’une Rédemption imprévue. La reconnaissance par Leiris de la souveraineté de l’art appuie la conception proustienne de l’écriture comme facteur de désocialisation. Comme l’indique Hollier, la conformité de Leiris à la linguistique durkheimienne n’est que de surface.457 Loin d’être un fait social parmi d’autres, le langage met le poète en rupture de ban. « … Reusement ! », le chapitre d’ouverture de Biffures, relate l’interpellation de Leiris enfant par le Principe de Réalité, Commandeur inébranlable ne tolérant aucune entorse à la langue. Son Surmoi castrateur empêche le sujet de sortir des rangs. Force centrifuge, la libido est embrigadée par tout idéal social refusant d’octroyer au symbolique le rôle qui lui revient. L’érotisme étant une réalité signifiante, le langage sera sévèrement contrôlé. On ne dit pas « … Reusement », mais « heureusement » ! À l’issue de cette leçon, l’enfant prend conscience du langage comme instrument de communication. Pour être universelle, la langue doit faire respecter les règles qui la gouvernent. Leiris écrivain foulera de plein pied le diktat sociologique. La pulsion de mort l’emportera très vite chez lui sur le respect du bien commun. En réponse à une Troisième République propagatrice d’un collectivisme logocide, il développe après Proust une poétique redonnant à l’écriture ses lettres de noblesse. À la recherche d’un paradis linguistique perdu, son œuvre se lit selon Genette comme « un essai de remémoration du langage enfantin».458 Cet effet sortilège des mots ajoute à sa valeur conventionnelle une dont la nature à la fois arbitraire et motivée se soustrait à la contrainte collective. Écrire isole l’individu, plutôt que
456
M. Leiris, Journal, op. cit., p. 535. D. Hollier, « Préface », in M. Leiris, La règle du jeu, op. cit., pp. XIII-XXIX. 458 G. Genette, Mimologiques. Voyages en Cratylie, Paris, Seuil, 1976, coll. Poétique, pp. 353. 457
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de le faire entrer dans la danse. Solitaire, le poète rame à contrecourant. Mais il y a plus. La transgression dépasse la gratuité d’un simple ludisme verbal pour faire vivre cette jouissance ambiguë d’un discours qui dit vrai, tout en étant faux. L’écriture, qu’elle se veuille autobiographique comme chez Leiris ou qu’elle s’imprègne du vécu de l’auteur, ainsi qu’il en est chez Proust, relève d’une législation particulière. Elle n’a pas de comptes à rendre aux tribunaux civils où l’authenticité se mesure à l’exactitude du témoignage. Les carnets459 et les fiches à l’origine de la Recherche et de La règle du jeu ne sont que de la matière brute, que l’écrivain transpose dans une création autonome. Déroutant pour qui s’en tient à l’illusion d’un réel antérieur au langage, ce jeu de miroir rend toute prétention à la véracité caduque. La littérature est à l’écart d’une vérité dite objective. Importe en arts une représentation du réel qui, par-delà le présentifiable, lève le voile sur la part de conditionnement de nos pensées et agissements. Le social impose son diktat dans notre appréhension quotidienne du monde. Proust ancre son œuvre dans une vision théâtrale de l’existence, qui trouve ainsi toute sa dimension rituelle et symbolique. La question avait déjà intrigué Barthes, dans un commentaire sur le principe d’inversion à l’œuvre dans la Recherche.460 Les personnages proustiens cachent leur identité véritable par souci de conformité aux interdits édictés par le code de conduite sociale. Au terme de la Recherche, les masques tombent. La vie mondaine est comme un échiquier où les pions se meuvent sans cesse en appliquant des stratégies insaisissables pour l’observateur extérieur. Véritables sociétés secrètes, les salons disposent chacun d’une clé invisible, mais indispensable pour qui cherche à s’intégrer dans les cercles les plus en vogue. La réussite sociale, le nerf de la guerre dans l’univers feutré de Proust, ne s’acquiert que par une dextérité constante dans la manipulation des règles du jeu. Celles-ci ne sont inscrites nulle part. L’art du courtisan est dans l’exploitation à son seul avantage d’un codex muet. Un exercice périlleux qui exige doigté et savoir-faire.461
459
Voir à ce titre : M. Proust, Carnets (édition établie et annotée par F. Callu et A. Compagnon), Paris, Gallimard, 2002. 460 R. Barthes, « Une idée de recherche, in Recherche de Proust (sous la direction de R. Barthes, et alii), Paris, Seuil, (1980)1998, coll. Points/Essais, n° 113, pp. 34-39. 461 Voir à ce titre : G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., pp. 83-102.
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Tout ce petit monde s’agite sur une scène, qui est le théâtre de leur vie. Proust fait preuve d’un sens du social, non pas tant en ce qu’il s’est ouvert aux débats politiques de son époque462 qui dans la Recherche font fonction d’arrière-fonds463, matière à discussion récupérée avec cynisme à des fins de promotion sociale464, mais par la méticulosité quasiment maladive avec laquelle il tente de mettre à nu les manigances des uns et des autres. Son écriture fait ressortir le potentiel de subversion que recèle le social.465 Elle seule et non la thématique en soi rend cette œuvre frondeuse. Personnages-clés de la Recherche, Albertine et Charlus jouent tous deux sur cette corde raide qui les exposent sans arrêt à une déchéance sociale. Le moindre relâchement de leur part signifierait une ruine immédiate et irréversible. Il en sera ainsi de Charlus dans La prisonnière. De plus en plus las, le baron finit par négliger ce jeu de grime auquel pourtant son secret le contraint, pour un soir se livrer sans défense aux chacals Verdurin, arrivistes bourgeois dépourvus de tout scrupule.466 Quant à Albertine, elle ne sera pas épargnée par le destin non plus. Une chute à cheval lui sera fatale, comme si elle devait payer de sa vie une trop grande licence de mœurs.467
462
Sur l’effet d’écho de l’actualité et des débats politiques de l’époque dans l’œuvre proustienne, voir : M. Sprinker, History and Ideology in Proust. À la recherche du temps perdu and the Third French Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, coll. Cambridge Studies in French. 463 Sur le non-conformisme politique de la Recherche, qui ne traduit aucunement les engagements réels de l’auteur du temps de l’Affaire Dreyfus, pas plus qu’elle ne se veut militante envers l’homosexualité ou l’identité juive, voir : P. Sollers, « Proust et l’expérience intérieure », La guerre du goût, op. cit., pp. 290-291. 464 Il suffit de comparer le mode d’approche de l’Affaire Dreyfus dans Jean Santeuil, où le héros-narrateur, à l’instar de l’auteur lui-même, s’engage pleinement pour la cause du capitaine victime d’un complot et la façon dont ce même scandale est réintégré dans la Recherche. D’une écriture à l’autre, le dispositif évolue d’un activisme politique à un cynisme de mondains caméléons, dont les positions sur la question varient selon le biotope où ils se meuvent. 465 Voir à ce titre : J. Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, 1997, coll. Liber. 466 M. Proust, La prisonnière, in Id., À la recherche du temps perdu (édition publiée sous la direction de J.-Y. Tadié), Paris, Gallimard, (1988)1993, coll. Bibliothèque de la Pléaide, vol. III, p. 812-819. 467 M. Proust, Albertine disparue, in. Id., À la recherche du temps perdu (édition publiée sous la direction de J.-Y. Tadié), Paris, Gallimard, 1989, coll. Bibliothèque de la Pléiade, vol. IV, p. 58.
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Cette idée du vice dans son rapport au social s’avère une constante dans l’œuvre de Proust, qui en avait déjà fait l’objet de sa toute première publication, L’indifférent, une nouvelle publiée en 1896 dans La vie contemporaine, une revue obscure de l’époque. Elle sera longtemps oubliée des exégètes. Kolb lui donna enfin vie en 1978. L’histoire ne manque pas d’intérêt. La scène d’ouverture se déroule dans une loge d’opéra à Paris, d’où la trame va se déployer. L’amour que Madeleine de Gouvres ressent pour Lepré sera sans répondant de sa part. Désespérée, elle s’informe de sa vie auprès de son entourage. C’est ainsi qu’elle apprend son penchant pour « les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue ».468 Proust tente de récupérer le matériau du récit au moment de mettre en route Un amour de Swann.469 Et pour cause : l’oncle Adolphe, Odette, Saint-Loup, Gilberte, Albertine, Andrée ou Charlus illustreront tous après Lepré l’intrication de la perversion et de la mascarade dans un milieu entièrement régulé par le faux-semblant. La théâtralité détermine d’entrée de jeu l’imaginaire proustien. Or il en est de même chez Leiris. Le point cardinal, un récit fantastique paru en 1925, s’ouvre sur les coulisses d’un grand théâtre. Grande fuite de neige à son tour met en scène le héros-narrateur dans une corrida. L’écriture, au même titre que les planches ou la tauromachie, est une scène où l’auteur s’expose. Celui-ci n’y joue d’autre rôle que sa propre vie. Dans un premier temps, cette représentation de soi s’articulera sous différentes modalités : outre par le théâtre et la tauromachie, par le biais d’un jeu sur la forme ou la sonorité de l’alphabet. C’est le cas du Forçat vertigineux, où Leiris dégage son identité à partir d’associations spontanées que suscite la graphie des lettres composant son nom et son prénom.470 Un même procédé s’observe dans Aurora. Le récit relate les mémoires de Damoclès Siriel, qui n’est autre que l’anagramme de Leiris. Il faudra attendre son mariage avec Zette, en février 1926, pour voir Leiris s’avancer à découvert dans son écriture. Cet engagement, qui coïncide avec un retrait progressif du mouvement surréaliste,
468
M. Proust, L’indifférent (préface de P. Kolb), Paris, Gallimard, (1978)2002, p. 60. P. Kolb, « Une nouvelle perdue et retrouvée », Ibid., pp. 22-31. 470 M. Leiris, L’évasion souterraine, op. cit., pp. 43-45. 469
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marque la transition de l’imaginaire à l’autobiographique.471 Zette amène son époux à cet âge d’homme où la part du réel l’emporte sur celle de l’évasion. C’est pourquoi celui-ci la mettra en scène dans ses écrits. À différentes reprises, elle l’apaise au sortir de rêves alimentés par ses angoisses. Leiris en apporte lui-même témoignage dans Nuits sans nuit (1961), brèves annotations de rêves faits entre 1923 et 1960. Du coup se pose la question du rapport chez lui entre la femme et la création. Quel rôle Zette s’est-elle vue octroyer par son mari ? D’après sa biographe, Leiris a tout de suite associé la personne de son épouse à celle de sa mère. Les deux femmes se ressemblaient tant par le physique que par le tempérament. En outre, Marie Leiris partagea jusqu’à sa mort en novembre 1956 l’essentiel de leur vie de couple. L’identité de Zette est calquée sur le modèle de la mère, omniprésente au sens propre et figuré du terme. Perverse parce que castratrice, cette « répétition de l’identique »472 entraîna chez Leiris un refus radical de la paternité. Comment engendrer un enfant auprès d’une femme sur qui s’est projeté le fantasme d’une mère dédoublée ? Ethnologue, Leiris sut la nature symbolique de la prohibition de l’inceste. Un interdit qu’il avancera spontanément comme argument lorsqu’il sera interrogé par Jean Jamin sur cette question délicate.473 Le trauma remonte donc à la surface. En refusant d’assurer la descendance, Leiris maintient cette « conception horizontale des relations familiales» que le secret de parenté avait instaurée dans les foyers Godon et Leiris.474 De l’importance de couper le cordon ombilical. Faute de quoi, un malaise s’installe, qui trouble la vie de couple. Son trop grand attachement à sa mère conduit - on le devine - Leiris à de nombreux moments de crise. Des querelles opposant parfois le fils à sa génitrice, parfois l’époux à sa conjointe. D’où le sentiment d’impuissance qu’éprouve à chaque fois Leiris envers la femme aimée. Une angoisse constante qui traverse l’ensemble de ses écrits. À ce titre, son journal est un document précieux. Inédits de son vivant car relevant d’une intimité qui échappe du gré de l’auteur à l’impératif
471
Voir pour ce qui suit : D. Hollier, « La poésie jusqu’à Z », Les dépossédés, op. cit., pp. 28-35. 472 A. Armelle, « Sous le signe du mot « tendresse » », in Bataille-Leiris : l’intenable assentiment au monde, op. cit., p. 56. 473 Ibid., p. 58. 474 Ibid., p. 59.
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du « tout dire », ces cahiers tenus au fil des jours et des ans se lisent comme la chronique d’un sujet en proie à une peur de la castration. Si décousues, éclatées ou impressionnistes qu’elles semblent a priori, les réflexions notées au jour le jour dans ce journal dévoilent les affects habitant l’esprit de Leiris. Ce dernier y expose, à l’abri des regards, son impuissance sexuelle475, sa peur de l’érotisme476, ainsi que son impossibilité d’aimer une femme477 et de lui faire un enfant.478 Cette incapacité d’assumer son désir, Leiris l’impute à l’institution du mariage, qu’il accuse de « transformer les relations amoureuses en relations familiales ».479 La peur est ainsi camouflée, qui se dévoile par une sacralisation fétichiste du sexe féminin480, ainsi que par un vif intérêt pour les histoires sacrificielles.481 L’impasse affective est bien réelle. Leiris se montre lucide quant au nœud du problème. Jeune adolescent, le sentiment d’une identité confuse l’envahissait déjà, notamment lors de la souillure, comme si une femme habitait en lui.482 L’inquiétante étrangeté d’une telle expérience, les travaux d’Armelle permettent d’en deviner la cause : le deuil raté de la mère (dans le double sens du génitif). Le fils ne l’épargnera pas, qui conçoit l’urgence de la tuer symboliquement. À différentes reprises, il crie sa haine à son égard. Une haine à la mesure d’un amour malsain. Ainsi, en juillet 1936 :
475
M. Leiris, Journal, op. cit., p. 238. Ibid., p. 250. 477 Ibid., p. 250, 251, 275-276. 478 Ibid., p. 278. 479 Ibid., p. 349. 480 Ibid., p. 289. Voir à ce titre aussi l’ouverture du Point Cardinal. Le narrateur y explore les coulisses d’un grand théâtre, désireux de s’introduire dans la loge de l’Ingénue de la pièce qui venait de se jouer. Il hallucine et rêve de marcher non pas dans un couloir, mais dans les cuisses d’une femme. Finalement, il ouvre la loge de l’actrice, qui dort nue au fond de la pièce. Un doigt de plâtre gigantesque pointe son sexe. Tout à coup, la porte se referme sur le narrateur, qui n’ose pas se rapprocher de l’Ingénue. Celle-ci l’y invite pourtant, en indiquant d’une main obscène la porche de ses cuisses. Le narrateur finit par se jeter sur elle, mais pour être aussitôt entraîné ailleurs (Id., Le point cardinal, in Id., Mots sans mémoire, Paris, Gallimard, (1969) 1998, coll. L’imaginaire, n° 375, pp. 27-35). 481 Ibid., pp. 217-220, p. 722. 482 Ibid., p. 284. 476
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Une mère c’est le premier être qu’on devrait haïr et, moralement, étrangler. Viendra-t-il jamais à l’esprit d’une de ces innocentes salopes de vous demander pardon pour ce crime : vous avoir enfanté ?483
Des propos d’une violence inouïe guère de coutume dans les écrits de Leiris. Or c’était là une question de survie. L’emprise imaginaire de sa mère sur sa personne provoque en lui un sentiment de « solitude »484 et d’ « isolement » complet.485 Un état de déréliction que « les mots n’arrivent plus à chanter ».486 Le gouffre ne pouvant se combler, Leiris se sent de plus en plus détaché, inapte à relier son moi profond au monde extérieur.487 La seule issue serait de renoncer à l’imaginaire et d’affronter ses angoisses. Une esthétique de combat prend ainsi peu à peu forme, qui consiste à « peindre sa vie (…) afin de donner une consistance à son être ».488 Pour celui à qui la virilité fait défaut, le matador sera érigé en idéal du moi.489 Première tentative d’autobiographie, L’âge d’homme verra ainsi le jour. La haine de la mère génère chez Leiris un projet d’écriture. Cette profanation indispensable à l’émergence du je, Proust en fit l’épreuve avant lui. La Recherche se lit comme une expiation du double matricide du narrateur. Se culpabilisant d’avoir assassiné sa mère et sa grand-mère, l’enfant choyé élabore sa cathédrale, mausolée édifié en guise d’expiation de crimes imaginaires. La relation oedipienne qui l’attache à sa mère ne peut être rompue que par la castration symbolique que réalise une écriture matricide. Kristeva a parfaitement démontré ce mécanisme. Pour se libérer d’un fantasme incestueux, Proust est contraint de souiller la pureté maternelle par l’exhibition des meubles de famille au bordel qu’il fréquente. Quant aux personnages masculins, ils s’attachent tous, à l’instar de Lepré, à « ces femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue », ternissant de la sorte l’image de la mère ainsi rabaissée. La jalousie envers celle-ci sera métamorphosée en une écriture du désir.490
483
Ibid., p. 221. Ibid., p. 250. 485 Ibid., p. 282. 486 Ibid., p. 251. 487 Ibid., pp. 282-305. 488 Ibid., p. 288. 489 Ibid., p. 290. 490 J. Kristeva, Le temps sensible, op. cit., pp. 13-62. 484
224
La fascination du Commandeur
Si réfractaire soit-il envers la sublimation - en quoi il se sera très tôt démarqué d’une scolarité catholique stimulée par la mère -, Leiris élabore à l’instar de Proust une esthétique matricide qui s’efforce dans les deux cas de figure de respecter la dimension symbolique du réel. Le langage participe de la théâtralité inhérente à la vie intérieure autant qu’aux rapports sociaux. Il donne au mal sa nature représentative. Ni Proust ni Leiris n’attribuent une qualité d’essence au sacré. Le vice n’est vice que pour autant qu’il soit véhiculé par une écriture du vide mettant en scène un je mensonger au regard de l’extérieur, mais dont l’authenticité poétique seule importe. 2.3.5
Rousseleries
Parallèlement à cette fascination pour l’univers de la Recherche, Leiris est intrigué très tôt pour l’imaginaire de Roussel.491 Subversive, l’œuvre de Roussel fut revendiquée par les surréalistes, mais sans être vraiment lue par eux. Leiris en revanche en comprit tout de suite l’enjeu. Il consacrera différents essais au décryptage de cet univers de signes des plus singuliers et envisagea longtemps de rédiger une biographie de l’auteur. C’est dire l’importance pour lui de cette écriture. Dans le cahier de notes en vue de cette biographie entamée dès 1934 mais demeurée inaboutie, Leiris définit le procès d’écriture de Roussel comme « (…) une entreprise de transmutation de l’univers par désintégration du langage (…) ».492 Un tel projet distingue d’entrée de jeu la production rousselienne du programme surréaliste. À la gratuité de l’écriture automatique, l’auteur des Impressions d’Afrique aura préféré l’application stricte de procédés rationnels. Ses jeux de mots mettent la faculté inventive de l’esprit à l’épreuve. Dégagée de toute préoccupation sentimentale ou didactique, la poésie de Roussel
491
Les liens d’amitié entre les familles Roussel et Leiris sont connus. Par sa profession de boursier, Eugène Leiris était entré en contact avec Raymond Roussel, dont il gérait une partie de la fortune. Amateur de musique, il partagea avec celui-ci son amour pour l’opéra. Des récitals se tinrent dans le salon des Leiris, auxquels ce dernier assista. Les Roussel accueillirent par ailleurs les enfants Leiris au moment de la mobilisation, en septembre 1914. (voir à ce titre : A. Armel, Michel Leiris, op. cit., pp. 199-203). 492 M. Leiris, Cahier Roussel, in Id., Roussel & Co. (édition établie par J. Jamin, présentée et annotée par A. Le Brun), Paris, Fayard & Fata Morgana, 1998, p. 96.
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donne naissance à un univers mythique qui supplante la représentation commune du monde. Ce « nominalisme magique »493, l’auteur l’aurait vécu comme une ascèse mystique. Une aspiration vers l’absolu l’obséda, mais dénuée de toute transcendance. Traduite dans l’écriture, cette quête se voulait au contraire « le reflet du vide intérieur ».494 La part que Roussel réserve à la rhétorique ne put que conforter Leiris dans l’élaboration de sa propre poétique. Le maintien de la raison et le respect de la nature mythique du langage, perçu comme émergence du néant qui lui est intrinsèque, distinguent ces deux écritures de la foi surréaliste en une immédiateté illusoire. L’inconscient ne se fait entendre que de biais, à l’aide d’une technique d’inspiration. Cet assujettissement volontaire à des contraintes linguistiques permet seul d’atteindre « les couches affectives les plus profondes »495 du sujet. Inscrites à même le corps, ces techniques diffèrent d’un auteur à l’autre. Cette individualité n’empêche pas l’écriture de mettre à nu « tous les grands thèmes mythiques de l’humanité ».496 Quelles sont donc les obsessions de Roussel ? Sur ce point, Leiris se montre discret. Tout au plus donnera-t-il quelques indices. Dans les notes préparatoires, il consacre une section au processus de la création chez Roussel. Il y relate le suicide de l’auteur, auquel il donne un sens psychanalytique : Comment Martial s’est esquivé tout entier dans sa mort. En jargon psychanalytique : revolver enfermé dans une caisse qu’il voulait faire venir = virilité du père (c’est pourquoi il demande à sa confidente - sa Mère - d’appuyer sur la gachette) ; porte de communication devant laquelle il meurt = seuil du Féminin, qu’il ne peut pas franchir ;497
Roussel a été trouvé mort dans la suite d’un hôtel prestigieux de Palerme, au matin du 14 juillet 1933. L’autopsie révéla une overdose de barbituriques. Son corps gisait près d’une porte intérieure reliant sa chambre à celle de la suite attenante. Il n’est pas exclu qu’il ait tenté
493
Ibid., p. 103. Ibid., p. 122. 495 M. Leiris, « Comment j’ai écrit certains de mes livres », N.R.F., n° 268 (Repris dans : Brisées, op. cit., pp. 68-71). 496 M. Leiris, Cahier Raymond Roussel, Roussel & Co., op. cit., p. 193. 497 Ibid., p. 113. 494
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d’appeler de l’aide au moment de suffoquer. L’hypothèse du suicide s’avère en tout cas probable. Aspirant à la gloire, Roussel a beaucoup souffert de sa marginalité dans le domaine des Lettres. Leiris semble voir dans cet acte fatal une ultime mise en scène du mythe de la castration alimentant l’imaginaire de l’auteur. Il interprète le geste tragique de Roussel comme un effort désespéré d’attribuer à ses parents leur fonction symbolique, suggérant le triangle oedipien bousculé. Quoi qu’il en soit de la véracité mythique d’une telle assertion, le lecteur de Leiris ne peut s’empêcher d’y voir également une part de projection du biographe lui-même. L’écriture chez Roussel et Leiris est convoquée afin de gérer une peur de la castration. Celle-ci est omniprésente, au point d’aboutir tant chez l’un que chez l’autre à une tentative de suicide. Tentative malheureusement réussie pour Roussel. Leiris quant à lui se contentera d’une tragédie avec une fausse chute, que l’écriture autobiographique récupérera aussitôt qu’il sera remis sur pied. Le sacrifice de soi auquel Roussel s’est résolu ne s’éclaire aux yeux de Leiris qu’à la lumière de l’emprise imaginaire de la mère sur son être. Plutôt que de la tuer elle, il aura préféré s’en prendre à luimême. Le revolver symbolique incarne le phallus dont elle est privée. Le fils décide de s’effacer afin d’incarner le rôle du père absent, objet du désir de sa mère. Variations sur le thème proustien d’une écriture expiatoire, les mythes de Leiris et de Roussel font coïncider l’écriture et le mal. Leiris observe la dimension sadique dans Impressions d’Afrique et Locus Solus.498 Une même obsession du sacrifice nourrit ses propres fantasmes à l’époque. A-t-il craint de rapprocher ses angoisses de celles de Proust et de Roussel ?499 Les comparaisons qu’il établit entre ces deux derniers dans ses notes, pour être nombreuses et pertinentes (telles que des origines sociales communes, l’homosexualité, une approche microscopique du monde, ainsi qu’une hantise égale de l’écoulement du temps et de la mort, qui dans les deux cas donne lieu à une évasion dans un univers créé de toutes pièces500), lui servent surtout à masquer ce qui les rejoint sur le fond : une même
498
Ibid., p. 110. Sur une même angoisse de l’accouchement et des douleurs maternelles chez Leiris et Roussel, voir ce qu’en suggère prudemment Pierre Vilar dans : Id., « Un échange de bons procédés », Critique, août-septembre 1996, n° 591-592, p. 667-668. 500 Ibid., p. 175. 499
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peur de la castration. Pas un mot de Leiris sur cette donne pourtant essentielle chez Proust. La conférence de 1956 explicite certes le thème de l’homosexualité masculine et féminine dans Sodome et Gomorrhe, mais uniquement dans son rapport aux interdits sociaux. Quant à Roussel, le trauma d’enfance n’est épinglé qu’en passant. La biographie, à en juger d’après les notes, n’aurait certainement pas pris l’allure d’une lecture psychanalytique de l’œuvre. La composante poétique aurait été prépondérante, qui aurait permis au biographe de passer sous silence les obsessions de l’auteur que, paradoxalement, celle-ci est amenée à exposer au grand jour. Tout se passe donc comme si Leiris biographe faisait sien le code déontologique de rigueur en psychanalyse : ne jamais divulguer les révélations faites sur le divan. Hypothèse d’autant plus probable que le secret faisait depuis toujours partie de son quotidien. Le sentiment d’impuissance auquel le conduirent ses propres angoisses dut jouer aussi. L’année 1934 est marquée par le constat d’un triple échec affectif. Primo envers sa femme Zette, dont il refuse d’exaucer le vœu d’enfant, secundo envers Léna, sa maîtresse de l’époque, qui perçoit comme de l’indifférence son incapacité d’aimer, tertio envers Emawayish, la fille d’une prêtresse dont il tomba amoureux lors du passage de la Mission Dakar-Djibouti en Abyssinie. À chaque fois, la mère vient s’interposer entre lui et son désir.501 Cette plaie, mieux vaut donc ne pas l’exposer chez soi ou chez les autres. La douleur serait trop grande. Or, d’avoir fréquenté Freud, Leiris dut connaître les effets pervers du refoulement. Ils génèrent en lui une fascination morbide pour la cruauté envers la femme aimée. Le trauma remontera à la surface de façon assez abrupte, par le biais d’un compte rendu sur Poe. La part de projection y est indéniable : C’est parce que, n’aimant de femmes que dans la mesure où transparaissait en elles l’image convoitée de sa mère, il était paralysé par la crainte inconsciente de l’inceste et, qui plus est, n’aurait peut-être pas pu exercer sa virilité autrement que sur le mode sadique, l’amour ne se présentant pour lui que sous l’aspect de « la mort d’une belle femme. »502
501
A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 355-362. M. Leiris, « Edgar Poe », La critique Sociale, deuxième année, n° 10, novembre 1933, p. 187 (Cité par : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., p. 357.)
502
228
2.3.6
La fascination du Commandeur
En préambule à Acéphale
En 1929, Leiris accepte la fonction de secrétaire du comité de rédaction de Documents. La toute nouvelle revue était financée par Georges Wildenstein, qui possédait également la Gazette des beauxarts, dont elle devait respecter l’esprit et reprendre le concept. À l’origine, Documents était donc destiné à un lectorat friand de revues d’art de qualité, sur beau papier et riche en illustrations. Soit un public de bourgeois cultivés, ayant l’académisme pour seul point de repère. C’était ne pas prendre en compte l’esthétique iconoclaste préconisée par son directeur, Georges Bataille, qui se servit de la revue comme laboratoire afin d’enterrer un classicisme anachronique, mais dictant toujours sa loi dans le milieu des arts.503 Dans sa contribution à l’hommage posthume que lui consacra Critique en 1963, Leiris revint sur l’esthétique subversive de Bataille du temps de leur collaboration pour Documents. La notion d’impossible, comme effet d’implosion de la dialectique hégélienne, ne confrontait pas seulement la métaphysique traditionnelle à ses limites. Elle donnait le coup de grâce à une conception des arts et à un idéal du Beau demeurés largement tributaires de l’Antiquité. Documents se donnait pour mission de prolonger le chambardement esthétique que provoquèrent dès le tournant du siècle les peintures de Courbet, Manet, Van Gogh, ensuite de Picasso, Dalí et Giacometti, tous convoqués par Leiris pour saluer le courage de l’ami disparu d’avoir osé rompre après ou avec eux avec cette fausse assurance d’un monde assujetti à un ordre divin.504 La collaboration entre Bataille et Leiris vint à point nommé pour les deux. Elle atteste leur volonté commune d’injecter du sang neuf dans la réflexion, l’écriture et la pratique des arts, trop souvent en retard sur l’ère du temps. Leurs efforts conjugués pour libérer la pensée et la création de tout relent idéaliste se traduit en outre comme une riposte décidée face au mouvement surréaliste. Pour les deux hommes, il importait de libérer une fois pour toutes l’Occident du legs thomiste, perçu comme un joug pour la création. Bataille entendait s’en défaire par une esthétique d’inspiration 503
Voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 147157. 504 M. Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents », Critique, 1963, n° 195-196 (Repris dans : Brisées, op. cit., pp. 292-293.)
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nietzschéenne. Ciblant l’idéal mimétique d’une humanité cherchant refuge en Dieu, son « gai savoir visuel » s’en prendra au leurre de la perfection anthropomorphique.505 Défigurer le visage ou la figure humaine pour laisser transparaître la dissemblance inhérente à la vie, tel est le défi que s’était lancé avec lui l’équipe de Documents. À l’idéal chrétien d’une aequiformitas divinae, elle oppose la dynamique de l’excès et de l’écart. Du coup, la forme n’est plus réduite à sa simple fonction d’enveloppe véhiculant dans son imperfection une idée pure parce qu’intangible. Le bas matérialisme permet à la matière de reprendre ses droits sur l’esprit. Loin d’inverser la hiérarchie du corps et de la tête, il renégocie leurs rapports pour démontrer leur dépendance mutuelle. Une offensive est ainsi lancée pour empêcher la résurgence du substantialisme chrétien. Réalité organique, le corps humain, au même titre que tout ce qui vit, échappe aux fausses illusions de la stabilité et de l’harmonie. Si Dieu est en chômage technique, l’unité fait défaut. Sans principe divin, aucun cercle ne peut se clore, aucune boucle se boucler. À défaut d’absolu, la µιµησις comme reproduction d’un idéal de perfection est condamnée à l’échec. D’où l’intention de Bataille de tourner en dérision cette aspiration vaine à un visage modèle, aux traits irréprochables. Pour ce faire, il confronte le lecteur à la gêne de clichés montrant des rites d’initiation dans des tribus primitives, des mannequins entassés pêle-mêle dans le grenier du Musée de l’Homme, un gros orteil ou une bouche ouverte exposés sur une page entière, etc. Chacun de ses clichés dénonce la supercherie d’une représentation idéaliste de l’être humain. Cette aversion du haut ne s’arrêtera pas là. Elle franchira l’interdit d’une mutilation d’organes. Des pattes de bovins apposées contre un mur des abattoirs de la Villette, un lever de rideaux aux Folies Bergères arrêté à hauteur des jambes des danseuses ou l’exposition de collages où le buste fait défaut rappellent la fascination de Bataille pour les rituels sacrificiels. L’effroi que provoque un regard horrifié ou la cavité des yeux sur des têtes de morts, la cruauté aussi de
505
Pour ce qui suit, voir : G. Didi-Huberman, La ressemblance informe. Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, coll. Vues, pp. 33-164. (Sur l’esthétique de l’informe du temps de Documents, voir aussi : V. Teixeira, Georges Bataille, la part de l’art, Paris, L’Harmattan, 1997, coll. Ouverture philosophique, pp. 63-74.)
230
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masques de cuir couvrant le visage entier d’une femme soumise à des sévices sexuels marquent l’empreinte de celui-ci sur l’orientation de Documents. La hargne envers le Père, modèle de la ressemblance, provoque l’envie de le décapiter. En témoignent les nombreux clichés et articles brodant sur ce thème durant les deux années de fonction de Bataille comme rédacteur en chef de la revue, de 1929 à 1931. Les contributions de Leiris à Documents appuient l’esthétique de la cruauté préconisée par Bataille. En même temps, elles exposent sa tension intérieure entre, d’une part, l’expérience du bas matérialisme comme réalité immédiate et, d’autre part, sa médiatisation par une mise au défi des lois du langage. Soit le sacrifice comme mise à mort effective ou principe symbolique. L’alignement de Leiris sur les positions esthético-philosophiques de la revue ne sera pas sans tergiversations de sa part. Une main corrigera sans cesse l’autre. Sacralisant une énergie ancestrale que le discours logique étouffe en nous, Leiris cautionne le credo revendiqué par la rédaction. L’urgence d’abolir la dualité du corps et de l’esprit - réflexe tenace en cet Occident légataire de deux millénaires de chrétienté -, crée une ouverture pour le continent africain, que Leiris invite à découvrir.506 À ce moment-là, il s’apprête à participer à la mission ethnographique de Marcel Griaule, qui traversera l’Afrique de l’Ouest à l’Est. Le vitalisme primitif que dégage la race noire, Leiris le mythifie par référence aux Black Birds, une troupe de danse afro-américaine en vogue à l’époque et qui venait de se donner en spectacle à Paris. Son culte du génie nègre va jusqu’à l’amener à encourager les spectateurs à des « actes sordides ou de débauches extravagantes ».507 Une conception activiste du mythe qui, outre qu’elle présuppose le cliché - désavoué par après508 - d’une mystique noire génératrice d’ « hystérie » et d’« extase sacrée »509, n’est pas sans rappeler les futures séances d’Acéphale. En écho avec le principe matérialiste de la rédaction, Leiris dénonce l’arbitraire de toute hiérarchisation du haut et du bas, qui fait 506
M. Leiris, « L’œil de l’ethnographe (À propos de la mission Dakar-Djibouti)», Documents, 1930, n° 7, pp. 405-414. 507 M. Leiris, « Civilisation », Documents, n° 4, septembre 1929, pp. 221-222. 508 M. Leiris, C’est-à-dire (entretien avec J. Jamin et S. Price), Paris, Jean-Michel Place, 1992, pp. 23. 509 M. Leiris, « Saints Noirs », La revue du cinéma, deuxième année, n° 11, 1er juin 1930, pp. 30-33 (Repris dans : Zébrage, op. cit., pp. 21-25).
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prévaloir - idéalisme oblige - l’esprit sur le corps et la tête sur la bouche.510 À ce titre, il s’entiche pour ladite « sensualité ardente » que dégagent selon lui certains films parlants511 et se montre fasciné par la ruine totale à laquelle l’univers et l’humanité sont tentés de céder.512 Son souci de redonner au trop plein énergétique la place qui lui revient dans l’équilibre de l’univers ne put que conduire Leiris à revendiquer à son tour la décapitation. Des photographies de masques que lui fit voir le journaliste américain William B. Seabrook lui inspirent une réflexion sur la symbolique du visage masqué.513 Couvrir un visage de femme, c’est comme lui couper la tête. La jouissance sadique qu’un tel rituel provoque est due au fantasme universel de la reine décapitée. L’article fait écho à d’autres contributions dans la revue allant toutes dans le sens soit d’une mutilation de soi (voir à ce titre « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh »514, un article majeur de Bataille à l’époque, qui précède celui de Leiris dans le même numéro de la revue, comme s’il s’agissait aux yeux de la rédaction de présenter les deux articles comme un diptyque), soit d’une mise à mort rituelle d’animaux515 ou d’êtres humains516, soit de suicides collectifs517, soit encore d’une invitation à une dévastation universelle.518 Parallèlement à cette cruauté immédiate, Leiris en élabore une symbolique. Son intérêt pour les arts plastiques l’amène à commenter Massacre d’une proscription de la république romaine, une toile d’Antoine Caron composée huit ans avant la nuit sanglante de la Sainte-Barthélémy, que le peintre annonce non sans délectation dans
510
M. Leiris, « Crachat », Documents, n° 7, décembre 1929, pp. 381-382 M. Leiris, « Talkie », Documents, n° 5, octobre 1929, p. 278. 512 M. Leiris, « Débâcle », Documents, n° 5, octobre 1929, p. 382. 513 M. Leiris, « Le caput mortuum ou La femme alchimiste », Documents, 1930, n° 8, pp. 461-466. 514 G. Bataille, « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », op. cit.. 515 Z. Reich, « Le massacre des porcs », Documents, 1930, n° 8, pp. 32-34. 516 R. Hervé, « Sacrifices humains du Centre-Amérique », Documents, 1930, n° 4, pp. 205-214, ainsi que : L. Frobenius, « Dessins rupestres du sud de la Rhodésie », Documents, 1930, n° 4, pp. 185-190. 517 A. Eichhorn, « La mort d’une tribu », Documents, n° 6, novembre 1929, pp. 336337. 518 G. Limbour, « André Masson : le dépeceur universel », Documents, 1930, n° 5, pp. 286-287. 511
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la cruauté.519 Leiris salue en outre les efforts d’Arp de bouleverser dans son œuvre les classifications délétères qu’impose le diktat idéaliste520, pour rejeter avec Giacometti521, Picasso522 et Schoenberg523 tout canon esthétique524 ou académisme525 dans la création artistique ou la représentation du corps. L’art est appelé à ruser avec les lois du monde extérieur plutôt qu’à s’en défaire. Du coup, la transgression n’est plus muette. La tête repose à nouveau sur les épaules. Se corrigeant sur ce point essentiel de sa réflexion, Leiris renoue avec luimême. Son éloge à Schoenberg redonne de la voix à l’humanité. La musique, la sculpture et la peinture modernes participent de la révolution qu’annoncèrent les poésies de Rimbaud et de Mallarmé.526 Exeunt donc lesdits Beaux-Arts, au même titre que la guillotine. Ce tiraillement entre un sacré immédiat ou une cruauté symbolique, Leiris le vécut très mal. Des réserves latentes l’auront empêché d’adhérer totalement au créneau esthétique de Documents. Après coup, il aura soin d’effacer toutes les traces de ses démêlés de l’époque avec son âme de poète. Dans l’hommage à Bataille paru dans Critique en 1963, il n’en souffle mot, donnant au contraire l’impression d’une connivence parfaite avec celui-ci. Par ailleurs, un échantillonnage plus que représentatif de ses contributions pour Documents figurera dans Brisées, comme s’il revendiquait pleinement la tournure que prit sa réflexion durant ces deux années de collaboration avec Bataille.527 Or leur correspondance ne triche pas. En juillet 1931, au 519
M. Leiris, « Une peinture d’Antoine Caron », Documents, décembre 1929, n° 7, pp. 348-355. 520 M. Leiris, « Exposition Hans Arp », Documents, n° 6, novembre 1929, pp. 340342. 521 M. Leiris, « Alberto Giacometti », Documents, n° 4, septembre 1929, pp. 209-210. 522 M. Leiris, « Toiles récentes de Picasso », 1930, n° 2, pp. 57-71, ainsi que : Id., « Picasso », Documents, 1930, n° 3, pp. 129-130. 523 M. Leiris, « Quant à Arnold Schoenberg », Brisées, op. cit., pp. 23-28. (L’article a été rédigé du temps de Documents, mais sans y être publié. Il cadre pourtant parfaitement avec les autres contributions de Leiris pour la revue.) 524 M. Leiris, « Fox Movietone Follies of 1929 », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 388. 525 M. Leiris, « L’homme et son intérieur », Documents, n° 5, décembre 1930, pp. 261-266. 526 M. Leiris, « Quant à Arnold Schoenberg », op. cit., p. 27. 527 Il y a omission de textes dans les deux recueils, en l’occurrence des commentaires sur Giacometti et Picasso, mais cette non-reprise tient au fait que Leiris accompagnera ces deux artistes dans leur évolution artistique. Seuls ont disparu des plaidoyers pour
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tout début de son périple en Afrique, Leiris reçoit un courrier de Bataille, qui lui témoigne de sa profonde affection, tout en faisant allusion à un froid entre eux avant le départ de la Mission. Leiris lui répondra sur le même ton allusif, l’assurant à son tour de son amitié, que les « beaucoup de choses » auxquelles ce dernier réfère dans sa lettre ne peuvent entacher.528 Même prudence dans les deux cas envers un différend qui n’aura cessé de se creuser entre eux. Au moment de se lancer dans le projet de Documents, Leiris est en proie à des doutes quant à la poursuite de son activité poétique. En mai 1929, il dresse dans son Journal un constat d’échec total. L’essentiel de sa production n’a toujours pas vu le jour chez un éditeur.529 Sa sévérité envers luimême l’empêche de comprendre que ces avortements répétés sont à la mesure d’un travail de réflexion et de peaufinage de sa poétique, qui, pour être récente, avait déjà muée plus d’une fois, notamment après l’abandon de la piste surréaliste. Les affres de la création le prennent à la gorge et le plongent dans « une incertitude complète ».530 Une crise qui le fait valser entre la poésie et son rejet. De même que pour Breton et Caillois, la participation de Leiris aux projets de Bataille se situe à un moment crucial de son cheminement où l’écriture est mise en question. Une pulsion logocide qui chez Leiris traduit une crainte de céder après les surréalistes à un « verbalisme » stérile.531 D’où son refus de se contempler en poète dans le miroir, phraseur amoureux de ses prouesses rhétoriques. En aucun cas la littérature ne peut s’abaisser à une projection narcissique de sa petite personne. Sous cet angle, le projet d’un journal, où l’écriture d’un je se met à l’œuvre, n’est pas sans risque. Le rapport entre la vie et l’écriture s’y négocie en permanence. Celle-ci est supposée accompagner celle-là et non l’inverse. Son souci de ne pas tomber dans le même piège que les surréalistes amène Leiris à une sévère autocritique.532 Or la réflexion de Bataille encourage à renoncer au symbo-
les sciences occultes, dont la part de merveilleux dut faire craindre à Leiris un rattachement de sa pensée au mouvement surréaliste. 528 G. Bataille & M. Leiris, Échanges et correspondances (édition établie et annotée par L. Yvert, avec une postface de B. Noël), Paris, Gallimard, 2004, coll. Les inédits de Doucet, pp. 98-99. 529 M. Leiris, Journal, op. cit., p. 159. 530 Ibid., p. 142. 531 Ibid., p. 142. 532 Ibid., p. 169.
234
La fascination du Commandeur
lique. Celui-ci lui fera part de sa méfiance envers un tel projet.533 Son emprise sur son ami est réelle à l’époque. Dérouté, Leiris se dit déçu de ses contributions pour Documents et avoue ressentir un « complexe d’infériorité » envers Bataille.534 Ses incertitudes le font plonger dans un « état d’hébétude » coupant court à la création.535 Comment sortir de l’impasse ? Boudé, c’est pourtant Proust qui offrira une issue. Son esthétique du mal permet à Leiris de réinscrire le sacrifice dans l’espace de la représentation. À l’issue de l’aventure de Documents, il appert que toute sortie hors du symbolique se solde par un échec. Leiris a beau bannir le nom de Proust de son discours, l’urgence d’une poétique du vide se fait ressentir au moment où, à défaut du langage, le bas matérialisme perd de son efficacité. Son angoisse de la castration, Leiris crut pouvoir la refouler en adoptant la posture bataillienne du coupeur de tête. Un fantasme pervers qui, loin de créer la fusion escomptée, alimente au contraire la peur de se perdre. Seule une écriture désœuvrée permet le détachement d’une emprise imaginaire de la mère. Soit la thématique proustienne du « moi profond » qu’une poétique adéquate peut faire éclore. Leiris en prendra acte en des termes voilés. L’écriture relève pour lui d’une « intense solitude » voisine de l’extase mystique.536 Une telle expérience efface toute référence préétablie pour redonner au monde l’intensité d’une renaissance constante. Le sujet se redécouvre à chaque fois dans un nouvel univers. Une régénérescence qui donne une « conscience du corps »537 autre qu’utilitaire : référence directe à « la mémoire involontaire des membres », le thème d’ouverture de Combray que Leiris commentera dans sa conférence sur Proust.538 L’intensité d’une pareille écriture tient au combat contre la mort qu’elle ose engager. La poésie comme mystique immanente est hantée par une victoire de l’art sur l’évanescence de la vie.539 Cette écriture souveraine fait imploser la classification idéaliste opposant le moi au monde extérieur et respecte la dimension langagière du mal. Toute violence sacrificielle est bannie de la sorte. L’écriture matricide 533
Ibid., p. 186. Ibid., pp. 188-189. 535 Ibid., p. 202. 536 Ibid., p. 186. 537 Ibid., p. 151. 538 M. Leiris, « Notes sur Proust », op. cit., p. 58. 539 M. Leiris, Journal, op. cit., p. 164. 534
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apaise plutôt qu’elle augmente la part d’angoisse de l’écrivain. L’esthétique proustienne permet à Leiris d’échapper au piège d’Acéphale, dont Documents annonçait déjà la couleur. Le sacrifice est symbolique ou n’est pas : Je suis obligé de convenir que bien souvent les faits réels ne sont pour moi que prétextes à la création poétique. Ainsi il m’arrive fréquemment de me dire : « Quel beau poème j’écrirai à la mort de la mère ! »540
2.3.7
L’Afrique ou l’échec d’une cure
S’il se rapproche de Proust, le seul fait de ne pas de s’y référer explicitement révèle la retenue de Leiris envers une poésie de la souveraineté. Une retenue qui l’empêche de trouver cette tranquillité intérieure qui lui fait cruellement défaut. Tenaces, ses angoisses continuent à le ronger. Afin d’exorciser ses démons, il décide sur les conseils de Borel de participer comme secrétaire-archiviste à la Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : une expédition scientifique qui, tout en se voulant telle, cautionna la politique coloniale française.541 L’équipe de Griaule542 s’était donné pour objectif, outre la collecte d’objets usuels, l’initiation aux mystères des langues secrètes, du savoir ésotérique, des mythologies, ainsi que du pouvoir de possession des esprits et des génies. Leiris aura son rôle à jouer dans la saisie de la symbolique de ces pratiques ancestrales. Peu à peu, il appliquera également cette technique de sondage à l’exploration de sa propre vie intérieure. En même temps qu’un journal d’expédition, L’Afrique fantôme se lit comme une opération à cœur ouvert d’un poète en proie à un mal de vivre l’asphyxiant. L’observation de cultures étrangères ira de pair avec une « ethnologisation de la subjectivité ».543 Inversement, ce travail d’introspection influencera la méthodologie de 540
Ibid., pp. 181-182. Voir pour ce qui suit : J. Jamin, « Introduction », in M. Leiris, Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1995, coll. Quarto, pp. 9-59. 542 Pour un aperçu de la carrière de Griaule, voir : I. Fiemeyer, Marcel Griaule, citoyen Dogon, Arles, Actes Sud, 2004. 543 Voir à ce titre : K. Geldof, « Entre exorcisme et possession. Littérature, ethnologie et autobiographie dans L’Afrique fantôme de Michel Leiris », Romantische Zeitschrift für Literaturgeschichte, vol. 23, n° 1/2, 1999, pp. 145-169. 541
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l’ethnographe, qui se convainc en cours de route que l’objectivité ne s’atteint que par une subjectivité maximale.544 Une démarche peu conventionnelle qu’avec Geldof on peut qualifier de « subjectivation de l’ethnologie ». Il en va ainsi du sujet dans L’Afrique fantôme. Un sujet qui bouscule les codes d’usage en science autant qu’en littérature. À cette hybridité générique s’ajoute une maladresse politique. La transparence de Leiris dans la relation de certains faits d’armes peu glorieux de l’équipe, comme le pillage répété du patrimoine culturel de la population locale545 - pillages auxquels, comble du paradoxe, il reconnaît participer lui-même546 -, ne seront pas sans attirer la foudre de Griaule et de la communauté scientifique avec lui. Leiris craignait cette rupture, qu’il sentait venir pendant la rédaction de l’ouvrage547, mais refusa tout compromis avec lui-même. En outre, le lecteur ignorant des inégalités de traitement sous les tropiques y apprend l’arrogance dont fait preuve l’homme blanc envers les colonisés.548 Le journal de bord de la Mission était donc doublement non-conforme.549 Premièrement, par sa mise entre parenthèses du paradigme scientifique de rigueur à l’époque, à savoir le rationalisme tel qu’il était défini et propagé par l’école durkheimienne.550 Deuxièmement, en pointant du doigt les institutions locales, la métropole, ainsi que la communauté de recherche. Les trois instances ont leur part de responsabilité dans la brutalité infligée aux sujets noirs.551 Leiris, c’est le 544
M. Leiris, L’Afrique fantôme, Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 394. Ibid., p. 185, p. 204 et p. 255. 546 Ibid., pp. 195-196. 547 Ibid., p. 404. 548 Ibid., p. 336, p. 341, p. 355, p. 380 et p. 388. 549 Leiris s’embarrassera le premier de la nature hybride de cet ouvrage, dont il ne cessera pas d’en redéfinir le genre discursif. Une première réédition en 1951 se fera dans la collection blanche, l’auteur reconnaissant de la sorte la dimension poétique de l’ouvrage. Une nouvelle réédition en 1981 s’insérera cependant dans la collection Bibliothèque des Sciences Humaines, comme s’il s’agissait pour Leiris de camoufler la part de poésie que recèle le journal. (Voir à ce titre : J. Jamin, « Les métamorphoses de L’Afrique fantôme », Critique, n° 418, mars 1992, pp. 200-212.) 550 Voir à ce titre le premier chapitre. 551 Cette dénonciation par Leiris des droits de l’homme bafoués et de l’intégrité culturelle menacée des colonies annonce ou anticipe sur son engagement politique de l’après-guerre. Farouche partisan de la décolonisation, il accompagnera Sartre dans les premières années suivant la Libération et chantera la race noire dans les colonnes des Temps Modernes (voir à ce titre : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 459-462). 545
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moins que l’on puisse dire, ne donne pas dans la propagande colonialiste.552 Une telle attitude répond à l’impératif du « tout dire » qu’impose à ses yeux la pratique du journal intime.553 Elle est donc esthétique et éthique au départ. La sphère politique et le milieu académique paient pour ainsi dire les frais d’une dimension littéraire venue se greffer sur un document administratif. L’Afrique fantôme marque l’émergence d’une écriture autobiographique.554 À ce titre, l’ouvrage occupe une position matricielle dans l’œuvre leirisienne. Le Journal relevant de la clandestinité, Leiris s’avance pour la première fois sans masque ni travestissement aucun dans ce livre. Pour la première fois, il ose faire emploi du je dans son écriture, mettant ainsi un terme aux expérimentations poétiques des productions antérieures.555 Enfui d’Europe, le sujet écrivain demeure en proie à ses démons. L’ethnographe à son tour s’empêtrera dans ses travaux de décodage. Un combat à deux niveaux s’engage donc pour lui sur le continent noir. Or, tant les tensions intérieures que les frustrations grandissantes face à l’opacité du langage rituel africain révèlent un même malaise chez Leiris envers la dimension symbolique du réel. Les recherches, volet professionnel de la mission, n’avanceront que lentement. Pour chaque pas en avant, Leiris a l’impression d’avoir à reculer de deux pas. Il s’en impatiente très vite et met en doute la fiabilité ou le degré de collaboration de ses informateurs.556 À d’autres moments, il se méfie de l’authenticité des rituels sacrificiels, trop souvent objet à son avis d’une logique mercantile.557 L’Européen en lui se croit berné par une population alerte et rusée. Conscient d’appuyer par son attitude policière un impérialisme cynique qu’il dénonce au même moment558, Leiris poursuivra jusqu’au bout ses investigations sur le terrain. Comme s’il s’agissait pour lui d’en finir une fois
552
L’état français lui fera sentir sa rancœur : l’ouvrage sera rangé dans les placards du temps du régime de Vichy. 553 Ibid., p. 303. 554 Voir à ce titre : C. Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, Paris, José Corti, 1994, pp. 85-153. 555 Voir à ce titre : J. Mercier, « Présentation », Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 891893. 556 M. Leiris, L’Afrique fantôme, in Ibid., p. 256. 557 Ibid., p. 187, p. 573, p. 627 et p. 672, p. 745, p. 759, p. 770, p. 774. 558 Ibid., p. 211.
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pour toutes avec la notion du secret, quitte à avoir recours à la violence. Pour quiconque en proie à un secret familial incrusté comme une tumeur dans le corps, un détour en Afrique pour s’en guérir est plutôt tentant. Cela permet de lâcher la cure psychanalytique, qui rattache encore le voyageur à son ombre.559 Cette ombre fantomatique qui gêne Leiris car le rattachant toujours à son ancienne vie dans la capitale, mais dont il lui est impossible de se défaire. Ses difficultés à saisir les rituels d’initiation ou les séances de possession font croître le sentiment chez lui de n’avoir pas réussi à rompre avec la culture occidentale.560 Le discours logique l’étouffe comme une pieuvre. Tout se passe pour lui comme si un barrage invisible l’empêchait d’aller à la rencontre de l’Autre. Cette impression d’inaccessibilité des sociétés africaines l’attristera tout au long de son périple à travers le continent. Leiris tentera de combler ce gouffre. Durant le séjour de l’équipe à Gondar, il se laissera tenter par l’idée d’une fusion partagée avec les tribus locales. Déjà avant la rencontre de la prêtresse Malkam Ayyahou et de sa fille Emawayish, il crut éprouver « un sentiment religieux ».561 Une extase que provoqueront à nouveau les séances de possession auxquelles il participa en sa qualité de scientifique. L’intensité en sera telle qu’à maintes reprises, il exprimera l’envie de se défaire de son costume d’ethnographe pour vivre à son tour une possession.562 La seule observation du phénomène ne lui suffira plus. Le sacré l’éblouit au point de vouloir s’y perdre totalement. Mais en vain. La fusion n’aura pas lieu. Désabusé, Leiris se convainc que ses racines occidentales l’empêchent de réaliser son fantasme. Il estime s’être dupé en croyant pouvoir vivre la transgression.563 Une déception à la mesure des attentes.564 La suspicion dont il fait preuve envers la population locale tient en grande partie à sa frustration de n’avoir pas pu partager une expérience sacrée. Dans son échec, Leiris bute sur la dimension symbolique inhérente à toute culture. Elle sous-tend chacune des pratiques collectives. Inutile de répertorier les langages rituels ou de dresser des listes
559
Ibid., p. 267. Ibid., p. 390. 561 Ibid., p. 200. 562 Ibid., p. 560, p. 579, p. 588, p. 599, p. 602. 563 Ibid., pp. 656-660, p. 674, p. 742, p. 771. 564 Ibid., p. 596, p. 599, p. 658, p. 675. 560
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taxinomiques. Paulhan en prit conscience avant lui lors de son séjour à Madagascar. La langue n’est aucunement une réalité immobile. Organique, elle donne vie et structure toute communauté par le biais de rituels et de mythes fondateurs, qui soudent les liens entre les membres.565 L’implicite donne seul accès au secret. La traduction littérale de séquences orales sera toujours en retard sur le symbolique. D’où les frustrations, par moments même les accès de colère de Leiris, qui ne saisit pas encore la nature polysémique du langage. Celui-ci ne se laisse pas réduire à sa portée référentielle. Il s’adresse à des initiés qui, à l’instar des personnages proustiens, maîtrisent à leur insu un codex immatériel : Colère bleue contre un homme qui vient vendre des grigris et qui, quand je lui demande quelles sont les formules magiques qu’il est nécessaire de prononcer en s’en servant, donne, à chaque fois que je lui fais répéter une de ces formules pour la noter, une version différente et, chaque fois qu’il s’agit de traduire, encore de nouvelles versions…566
La dimension théâtrale des pratiques primitives échappe à Leiris, qui impute l’échec d’une fusion sacrée à un écart culturel jugé trop large pour être comblé. L’exotisme des steppes africaines se marie mal avec le cogito européen. Ce n’est que vingt-cinq ans plus tard, fort d’une expérience sur le terrain aux Antilles, où il put observer avec Métraux le phénomène du vaudou567, et nourri de certaines lectures, dont L’être et le néant pour le concept de la mauvaise foi568, qu’il comprit la mascarade propre aux séances de possession. Véritables confréries de langue parentes de rituels d’initiation, avec leurs apparats vestimentaires qui donnent à la cérémonie sa part de spectacle, ces « théâtres vécus » rendent la ligne de démarcation entre le rite et le jeu ténue. Comédie et sérieux, mensonge et vérité vont ici de pair
565
Voir à ce titre le premier chapitre. Ibid., p. 211. 567 Sur les contacts avec les communautés vaudous lors du séjour de Leiris à Haïti de septembre à octobre 1948, expérience déterminante pour l’évolution dans sa perception du phénomène de l’envoûtement, voir : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 500-501. 568 Voir à ce titre : J. Mercier, « Présentation », Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 907908. 566
240
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sans qu’il soit possible de les démêler l’un de l’autre.569 Ils révèlent la nature représentative de tout rituel. Réalité signifiante, le sacré ne précède pas sa convocation. À ce titre, La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, édité chez Plon en 1958, est un texte important pour l’anthropologie, en même temps qu’il marque une évolution dans la réflexion de Leiris sur le phénomène du sacré.570 Reste à déterminer le point d’intersection du subjectif et de l’objectif. À quoi aboutit le chiasme d’une subjectivation de l’ethnologie et l’ethnologisation de la subjectivité ? Si Leiris ethnographe refuse de s’effacer, c’est dans la conviction que la découverte de l’Autre ne peut se faire qu’à partir de son propre vécu. L’être humain ne se laisse pas réifier. Observant et observé ne peuvent faire abstraction de leur identité, culturelle ou personnelle.571 Cette correction à la méthodologie durkheimienne, Leiris la mettra également à l’essai dans les notes préparatoires à sa biographie sur Roussel. Sans jouer sur l’identique, il y articule l’œuvre rousselienne dans son rapport aux mythes universels. La littérature se voit ainsi dotée d’une dimension activiste semblable aux rituels ancestraux. L’effet d’identification à la fiction plonge le lecteur dans une extase similaire à celle que provoquent auprès des populations locales des pratiques transgressives. L’écriture de Roussel répond de la sorte aux mêmes mécanismes linguistiques que les hains tenys malgaches. La poésie se nourrit donc d’un substrat mythique. Les mythes universaux ont tous trait à la conception. On sait la hantise de ce thème chez Leiris. Ce trauma remontera à la surface lors de son séjour en Afrique. Si l’objectivité ne s’atteint que par un maximum de subjectivité, n’en serait-il pas de même inversement ? La découverte de l’Autre en apprend également sur soi-même. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le je leirisien ne pouvait voir le jour que loin de chez
569
M. Leiris, La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, in Ibid., pp. 949-1061. 570 En même temps peut-on constater le génie de Paulhan, qui comprit tout de suite la nature représentative des hains tenys et sut en dégager les conséquences sur le plan littéraire. 571 Il ne serait pas faux de voir dans cette idée une anticipation sur (ou pour le moins un parallélisme avec) le concept du symptôme dans la cure psychanalytique chez Lacan. Dans les deux cas est dénoncé le leurre de la communication comme transport entre deux sujets d’un message univoque, transparent et détaché de tout affect. (Nous reviendrons sur la notion du sujet chez Lacan dans le quatrième chapitre.)
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241
lui. Un séjour dans un biotope exotique rend la mise à nu d’une plaie de l’âme si pas moins douloureuse, au moins menaçante. L’habitude étant bousculée par la rencontre de l’Autre, les points de repère traditionnels deviennent tout à coup inopérants. Le chambardement que provoque une telle collision offre la chance au sujet de redécouvrir son for intérieur, expérience propice à une libération de soi. De même que Marcel au réveil dans sa chambre d’hôtel à Balbec, Leiris en Abyssinie est amené à se repositionner par rapport à lui-même. Impossible, dans de telles conditions, de se leurrer. La vérité éclatera au grand jour le 18 juillet 1932. Sa transparence émeut : (…) je ne me sens pas un homme ; je suis comme châtré. Et voilà, peut-être, au fond, tout mon problème. Pourquoi je voyage, pourquoi je m’ennuie, pourquoi, à une certaine époque, assez platement, je me saoulais. Voilà aussi ce que depuis longtemps je m’avoue ; mais je n’ai pas encore osé l’écrire, même pour moi, encore bien moins le dire à qui que ce soit572
L’aveu précède de peu une scène pénible. Lors d’un rituel sacrificiel, Leiris ivre avait glissé sa main sous la robe d’Emawayish, la fille de Malkam Ayyahou, une prêtresse abyssine possédée par des génies. Ce geste suggestif incita Emawayish à entonner avec sa mère des chants d’amour. Leiris n’osera pas s’avancer davantage dans une parade qu’il avait pourtant lui-même entamée. Emawayish aura beau, quelques jours plus tard, poser à son tour sa main sous les aisselles de Leiris, simulant être commandée dans ses gestes par les zar de sa mère, plus rien n’y fera. Ce n’est qu’en décembre 1932, moins d’un mois avant le retour de l’équipe au continent, que Leiris reviendra sur ces événements.573 Comme s’il lui fallait le confort du désenchantement à l’arrivée pour aborder ce sujet délicat. Mercier indique l’exaspération que provoqua en lui, lors de cette fameuse nuit du 23 août, la « joute poétique » entre mère et fille.574 Son esprit avait comme opéré une identification immédiate entre la femme convoitée et sa génitrice. Malkam Ayyahou et Emawayish formaient ainsi à elles deux une mante religieuse, allégorie de l’angoisse de la castration
572
M. Leiris, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 551. Ibid., p. 837. 574 Voir à ce titre : J. Mercier, « Présentation », Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 893896. 573
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rongeant Leiris à l’époque. D’où la présentation de la première dans le Journal comme « la châtreuse ».575 D’ou également l’ajout d’une note dans L’Afrique fantôme, dans laquelle l’auteur avoue post factum s’être senti bloqué dans ses avances envers Emawayish de la savoir excisée. L’ablation du clitoris lui fit craindre de ne pas pouvoir l’émouvoir.576 Sa phobie de l’impuissance l’aura retenu de s’engager plus loin dans un jeu de séduction avec elle. Cette angoisse de la castration se traduit ailleurs dans le texte par une exaltation de la jouissance masculine et une momification conjointe de la femme adulée : J’ai toujours plus ou moins regardé le coït comme un acte magique, attendu de certaines femmes ce qu’on peut attendre des oracles, traité les prostituées comme des pythonisses…577
Le 17 juillet 1932, soit la veille du grand aveu, Leiris se dit chagriné jusqu’aux larmes par un rêve récent, qui mettait en scène Zette s’étant jetée dans les bras d’un de ses amis à lui. Une infidélité qu’il impute à son absence physique. Dans ce rêve, Zette apparaît en « petite fille ».578 Si donc elle a trompé son mari, ce n’est pas dû à son séjour prolongé dans des contrées lointaines, mais du fait de son impossibilité de la percevoir dans sa réalité de femme. La confusion chez Leiris entre sa mère et son épouse perdure durant la parenthèse africaine, au point de se projeter sur la personne d’Emawayish et de sa mère Malkam. Celle-ci est à celle-là ce que Lucie Godon est à Zette. Cette équation systématique de la mère et de la femme désirée ne put en toute état de cause qu’alimenter la hargne de Leiris envers l’icône de la génitrice, monstre perfide lui barrant l’accès à la jouissance : La mère, c’est la chienne et l’ogresse, la goule qui hante les songes, le spectre réveillé soudain qui s’interpose entre l’âme (riches pilastres, altière ruine) et toute joie, tout pur amour.579
La citation date de juillet 1933, peu de temps après le retour en France de la Mission. Elle sera intégrée par après dans « La mère », un 575
M. Leiris, Journal, op. cit., p. 284. Ibid., p. 837. 577 M. Leiris, L’Afrique fantôme, Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 578. 578 Ibid., p. 551. 579 M. Leiris, Journal, op. cit., p. 221. 576
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poème figurant dans Haut mal, un recueil de poésie paru en 1943.580 Faut-il en conclure à une persistance du refoulé ? À première vue, l’on serait tenté de le croire. La déception de Leiris se lit dans le prière d’insérer de la première édition de L’Afrique fantôme, qui donne tout son sens au titre : Las de la vie qu’il menait à Paris, regardant le voyage comme une aventure poétique (..) un moyen symbolique d’arrêter la vieillesse en parcourant l’espace pour nier le temps, l’auteur (…) prend part à une mission scientifique qui traverse l’Afrique. 581
L’extase convoitée ne s’est pas produite. Et pour cause. Pour rendre le temps sensible, il lui aurait fallu se détacher du réel pour atteindre cette zone de la conscience qui transforme l’observation du réel en une quête de soi. Il aura manqué à Leiris cette dimension symbolique qui seule permet à une aventure poétique d’aboutir. Faute de quoi, les sensations éprouvées demeurent à l’état brut. L’écoulement du temps ne sera arrêté que par la création. Elle seule permet, si pas de déjouer la mort, du moins de la différer.582 Proust et Roussel sont les grands absents de L’Afrique fantôme.583 L’ouvrage en pâtit, qui, tout en demeurant fidèle à la poésie, en même temps la désavoue. L’impératif du « tout dire » ne fait sens qu’à s’imprégner du symbo-
580
M. Leiris, « La mère », in Id., Haut mal, suivi de Autres lancers, Paris, Gallimard, (1943)1990, coll. Poésie, p. 94. 581 M. Leiris, « L’Afrique fantôme », Brisées, op. cit., pp. 64-65. 582 Voir à ce titre : A. Armelle, « Je suis ce quelqu’un qui jamais ne serait né », in Michel Leiris, le siècle à l’envers (Textes rassemblés par F. Marmande), Tours, Éditions Farrago & Scheer, 2004, pp. 99-108. 583 Proust en est absent, mais la quête de soi entamée durant le séjour en Afrique va dans le sens d’un sacrifice symbolique entamée en Europe. Refoulée, la dimension poétique est néanmoins présente dans l’ouvrage. Sous cet angle, L’Afrique fantôme n’est pas sans parenté avec Tristes Tropiques, favorablement accueilli par Leiris au moment de sa parution en 1955. S’il s’y montre discret sur la dimension littéraire de l’ouvrage, Leiris souscrit au parti pris subjectiviste de Lévi-Strauss, se situant avec ce dernier en porte-à-faux par rapport au scientisme de l’école durkheimienne. (Voir : M. Leiris, « À travers Tristes Tropiques », in Id., Cinq études d’ethnologie, Paris, Gallimard, (1969)1994, coll. Tel, n° 133, pp. 113-127. Sur l’influence de la Recherche dans Tristes Tropiques, voir : A. Buisine, « Le dernier des mythes : « Marcel Proust » », Magazine Littéraire, Lévi-Strauss, l’ethnologie ou la passion des autres, numéro hors série, n° 5, 2003, pp. 93-96.).
244
La fascination du Commandeur
lique. Faute de quoi, le « rendez-vous urgent avec soi » dont parle Marcel dans le Temps retrouvé ne peut se faire. Or Leiris ne reniera pas tout à fait l’écriture. La parution en 1934 de L’Afrique fantôme, qui déjà, par sa facture poétique, faisait prévaloir comme à l’insu de l’auteur le symbolique sur le réel, sera aussitôt suivie de celle de L’âge d’homme, un premier récit autobiographique dont Leiris remit la version définitive à Malraux un an plus tard. Par ailleurs, Roussel revient sous sa plume dès son retour à Paris pour avoir compris que le voyage ne peut qu’être intérieur.584 Le poète corrige post mortem l’erreur de l’apprenti-ethnographe, qui avait cru pouvoir s’évader autrement que par les mots. 2.3.8
Du sacrifice considéré dans son rapport à l’écriture
Le récit L’âge d’homme, que Gallimard met en vente en 1939, se lit comme un premier effort allant dans ce sens. Désormais, les démons seront exposés au grand jour. Une franchise totale sera respectée dans l’exposition de sa personne. Défauts, ni faiblesses ne seront escamotés. Loin de là. Si complaisance il y a, elle est dans un plaisir masochiste à étaler sa petitesse. Picasso le comprit tout de suite. À la lecture de l’ouvrage, et plus particulièrement de la description physique qui ouvre le récit, le peintre fit remarquer à Leiris que « son pire (ou meilleur) ennemi n’aurait pas fait mieux ! ».585 Cette intransigeance dans la confession n’est pas gratuite. Loin de le consolider dans son narcissisme, elle devait permettre l’irruption hors de son être d’un individu entièrement replié sur soi pour cause d’enfermement dans l’imaginaire.586 Cette sortie de soi nécessite une poétique adéquate, que Leiris décrit dans les termes suivants :
584
M. Leiris, « Voyageur et son ombre », in Mer et outre-mer, première année, juin 1935, pp. 43-47 (Repris dans : Zébrage, op. cit., pp. 48-56.) 585 M. Leiris, Journal, op. cit., p. 298. 586 Ibid., p. 297.
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Retracer patiemment toute sa vie avec toute la précision désirable ; revivre un à un chaque événement et tout fixer avec le maximum de détails, sans se préoccuper d’être ou non fastidieux. Peindre sa vie comme un portrait de primitif, afin - par la vertu de ce portrait - de donner une consistance à son être. Non pas ressasser le passé, par masochisme de mémoire, mais le ressusciter, le sculpter aussi ressemblant que possible, en faire une sorte de solide. Il ne peut pas être question de truquer, car ce serait mourir que de truquer.587
Un programme esthétique auquel répond L’âge d’homme. À l’écriture du présent déployée dans L’Afrique fantôme succède une quête du passé. Il ne s’agit pas ici d’un travail d’historien, mais d’une recherche sur soi voisine de la pratique psychanalytique. Leiris espère atteindre par la description minutieuse de souvenirs d’enfance ou de tableaux d’un passé plus récent les couches enfouies de son inconscient. L’éclatement d’une personne sentant son identité s’effilocher ne peut être empêché à ses yeux que par un travail de sonde dans son for intérieur. Cette intimité ne se révèle jamais telle quelle. Elle ne s’expose que de biais, par l’éveil intentionnel et orienté de souvenirs anciens qui convergent tous vers un même point. En l’occurrence, dans le cas de Leiris, un complexe aigu de castration. Les différentes sections de l’ouvrage s’articulent autour des deux figures mythiques de Lucrèce et Judith. La toile de Cranach, Judith et Holopherne, découverte par Leiris du temps de sa collaboration pour la revue Documents588, déclencha la rédaction de L’âge d’homme, entamée en décembre 1930 et achevée cinq ans plus tard, en novembre 1935, non sans remaniements substantiels en cours de route. Judith tranchant la tête d’Holopherne dont l’armée assiégeait la ville589 ou Lucrèce se poignardant sous les yeux de son père et de son mari pour s’être donnée sous la contrainte de la menace590 sont comme une allégorie à deux visages de la phobie de la castration paralysant l’auteur. Dans les deux cas, l’érotisme est conçu dans son rapport à la cruauté. Crime et châtiment, sadisme et masochisme se donnent ici la main. Le mal n’est tel que dans son rapport au bien qu’il piétine en toute lucidité. 587
Ibid., pp. 288-289. Voir à ce titre : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., p. 299. 589 M. Leiris, L’âge d’homme, précédé de De la littérature considérée comme une tauromachie, Paris, Gallimard, (1946)1993, coll. Folio, n° 435, p. 86. 590 Ibid.., p. 69. 588
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Ce mythe universel de la femme castratrice ou châtiée fascinait déjà Leiris enfant. L’icône d’une jeune vierge suppliciée du temps de la persécution des chrétiens par les Romains n’était pas sans le troubler591, au même titre que Tante Lise cantatrice assumant les rôles de Carmen la meurtrière perdant à son tour la vie à la fin de la pièce, de Salomé, l’héroïne de l’opéra de Strauss tranchant la tête du prophète pour être ensuite châtiée par Hérodote, d’Électra, complice d’Oreste dans le meurtre de Clytemnestre, de Dalila châtrant Samson, enfin de la Tosca poignardant le policier qui a fait fusiller son amant.592 À chaque fois, Tante Lise incarne la mante religieuse de Caillois, c’est-àdire le mythe de la femme « mangeuse d’homme »593 attestant de l’intrication dans l’amour de la menace et de la fatalité. Une telle image de la femme sous-tend un idéal viril tout aussi prononcé. Au fascinans tremendum de l’amante ogresse répond la bravoure gratuite de Prométhée et de l’enfant spartiate594 ou le panache de l’oncle acrobate, le frère de Marie Leiris, frappé jadis - ainsi que le voulait la légende familiale - d’un coup de couteau par la femme qu’il s’apprêtait à quitter.595 Grande et petite mort se rejoignent dans l’imaginaire leirisien, au même titre que sont mêlés chez lui l’angoisse et le désir. Attiré par les femmes enchanteresses comme Judith, Leiris avoue qu’elles lui échappent. Sa fragilité le fait se rapprocher davantage des Lucrèce, « sœurs consolatrices »596 qui confirment à leur insu son défaut de virilité. L’effet d’humiliation que crée une telle impuissance, il le compense par un plaisir pervers à martyriser les Lucrèce l’accueillant dans leur intimité. Une conduite qu’il désavoue pour la lâcheté qu’elle trahit, mais qui éveille en lui de façon biaisée le sentiment de terreur inhérent à l’érotisme.597 La jouissance lui étant interdite, la poésie prendra peu à peu le pas. L’horreur sacrée que suscite en lui l’union sexuelle provoquant un malaise physique, Leiris ne put assumer dans l’acte amoureux. Même la perte de sa virginité n’y
591
Ibid., pp. 82-83. Ibid., pp. 92-93. (Cette réflexion sur l’opéra comme espace poétique où le drame se déploie annonce déjà les futures Operratiques, une publication posthume que les éditions P.O.L. mettront en vente un an après la mort de Leiris.) 593 Ibid., p. 100. 594 Ibid., pp. 101-135. 595 Ibid., p. 80. 596 Ibid., p. 152. 597 Ibid., pp. 152-53. 592
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changea rien. La pratique de la poésie lui offrira le confort d’une fuite hors d’un réel hostile où les femmes le menacent dans son tréfonds. L’émergence de l’écriture du temps de sa fréquentation de l’atelier de Masson et de ses premiers contacts avec les surréalistes trouve sa raison d’être dans un besoin d’évasion hors d’un monde peuplé de mantes religieuses : De cette époque datent mes premières aspirations à la poésie, qui m’apparaissait à proprement parler comme un refuge, un moyen d’atteindre à l’éternel en échappant à la vieillesse en même temps que de retrouver un domaine clos et bien à moi dans lequel ma partenaire n’aurait pas à s’immiscer.598
L’imaginaire comme substitut du réel amène Leiris à cultiver un dandysme romantique, modèle baudelairien du poète maudit parce que mal compris. À l’instar de l’ordre cailloisien, il chérit l’amitié masculine vécue sur le mode du secret ésotérique.599 Un communautarisme viril auquel la rencontre avec Masson ne changera rien dans l’immédiat. Se convainquant d’une « vocation »600 poétique, Leiris attribuera une dimension mythique à son existence, s’identifiant pour ce faire à Icare, Prométhée et Phaeton.601 Figures emblématiques d’un héroïsme idolâtré, ces trois personnages mythiques donneront à Leiris le panache requis pour mettre sens dessus dessous le banquet tenu en l’honneur de Saint-Pol-Roux à la Closerie des Lilas en juin 1925, geste iconoclaste des surréalistes voulant manifester de la sorte leur nonconformisme à l’ordre bourgeois et présage à un engagement politique imminent.602 Roué de coups, Leiris dut garder la chambre pendant près d’une semaine.603 Le don de soi relève donc toujours d’une immédiateté partagée ici avec les amis surréalistes. Un leurre auquel le mariage avec Zette mettra un terme. Cette alliance permit à Leiris de prendre acte de la leçon de Proust. Le sacrifice passera désormais par la représentation. Soit l’émergence progressive et hésitante d’une écriture à la première personne du
598
Ibid., p. 177-178. Ibid., p. 183-184. 600 Ibid., p. 191. 601 Ibid., pp. 191-192. 602 Voir à ce titre : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 234-236. 603 M. Leiris, L’âge d’homme, op. cit., pp. 192-193. 599
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singulier. Progressive en ce qu’il faudra attendre l’année 1934 pour voir paraître L’Afrique fantôme, suivi aussitôt de L’âge d’homme. Hésitante en ce que la dimension symbolique y est à chaque fois entravée. Dans le cas de L’Afrique fantôme, l’expérience du sacré comme médiation du langage est refoulée au profit du fantasme de l’immédiateté. Leiris reconnaît dans L’âge d’homme n’avoir pas réussi à évacuer dans les steppes africaines le sentiment du vide qui le tint à la gorge à l’époque.604 L’échec est dû à une conception du sacré ne sachant que faire du symbolique. Or la scrutation de son âme par le biais d’une psychanalyse rendue publique ne l’aura pas plus apaisée. Après coup, Leiris prendra ses distances envers une telle écriture. Dans Langage tangage paru en 1985, retraçant son évolution poétique, il prendra conscience des limites d’une création littéraire puisant son matériau dans le biographique sans travail subséquent sur le langage.605 La franchise seule ne suffit pas. Nouvelle tentative d’expulser les démons habitant l’esprit de son auteur, L’âge d’homme aboutit à une impasse. 2.3.9
La passe
Cette nouvelle impasse risque d’ouvrir une brèche pour les entreprises de Bataille. Publié originellement dans la N.R.F., l’essai Miroir de la tauromachie marque en effet le retour chez Leiris d’une conception du sacrifice parente à celle que préconisa Bataille en ces années noires. Au moment où l’esprit tragique est de plus en plus brimé en Europe pour cause d’autoritarisme fasciste, Leiris essaie de réintroduire l’élégance de l’art tauromachique.606 Le spectacle d’une corrida offre, en réponse à la violence brute et mécanique des troupes militaires, une esthétique qui, vivant la mort sur le mode de la dramatisation, fait fonction de révélation.607 Leiris situe cet art dans le prolongement direct de la conception artistique de Baudelaire. L’interpénétration de l’éternel et de l’accidentel se traduit sur la piste par la 604
Ibid., pp. 200-201. Voir à ce titre : E. Prieto, « La musique et la mimésis du moi. Leiris lyrique », Poétique, octobre 1995, n° 104, pp. 483-501. 606 Voir à ce titre : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 376-380. 607 Sur l’art tauromachique comme expérience de l’amour face à la haine montante, voir : L. de Heusch, « La transe, la corrida, la poésie », Revue de l’Université de Bruxelles, 1991, n° 1/2, pp. 57-58. 605
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passe : geste suggestif, chargé d’érotisme et qui marque l’irruption calculée du dyonisisme dans une harmonie apollinienne. Le plaisir que suscite un tel spectacle réside dans la transgression d’un ordre idéal : transgression éprouvée telle quelle par un public en transe. La perfection du geste du matador est aussitôt gauchie par une esquive évitant in extremis la collision fatale de l’homme et de la bête.608 De même que la jouissance érotique, la corrida expose la fêlure inhérente à la vie, contraignant l’humanité à faire le deuil de tout idéal fusionnel.609 Si l’art expose l’être humain à son inachèvement essentiel, le mythe sacrificiel perd du coup en crédibilité. Leiris demeure attaché à l’idée bataillienne d’une intégration de la mort à la vie, mais une telle expérience ne peut s’éprouver selon lui que par le biais de la création. La pratique de la joie devant la mort comme réaction à son refoulement par la rédemption chrétienne ou une décapitation collective imminente rend urgente la réconciliation du corps et de la tête. Ce sentiment de tangence au monde et à soi-même, souveraineté évanescente à l’image d’une étincelle, il appartient aux artistes seuls de le provoquer : Ils n’ont de chance d’y parvenir qu’en mêlant à l’alliage dont ils composeront le tain de leur miroir (spectacle, mise en scène érotique, poème, œuvre d’art) un élément susceptible de faire pointer à travers la beauté la plus rigide ou la plus tendre quelque chose d’éperdu, de misérable sans retour et d’irréductiblement vicié.610
Autant dire les conséquences désastreuses d’un idéalisme triomphant. Soucieux de redonner au corps le rôle qui lui revient, Leiris rejoint à nouveau les préoccupations de Bataille. Si inconcevable soit-il pour le premier de redonner dans la veine d’un sacré physique et muet cher au second, son ouverture pour une expérience tragique impliquant l’érotisme et la mise à mort rituelle d’animaux n’est pas sans risque de court-circuiter le rapport du sacré au langage. Paulhan, à qui Leiris fit parvenir le texte, en sera le premier conscient, qui tout en en acceptant sa parution (appréciant sans doute, outre l’élégance du style et la perspicacité de l’argumentation, la contre-offensive politique
608
M. Leiris, Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana, (1980)1989, pp. 38-41. 609 Ibid., pp. 52-56. 610 Ibid., pp. 66-67.
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qu’il véhicule), ne cachera pas à l’auteur ses réticences envers l’équation périlleuse qu’il y établit entre tauromachie et érotisme.611 Son embarras envers l’essai tient au glissement hors de l’espace littéraire que peut provoquer une telle association. La correction indirecte apportée à l’auteur de Corydon en 1925 demeure d’application.612 L’érotisme peut générer un processus d’écriture, à condition cependant de ne pas perdre en cours de route le langage de vue. Ce à quoi Leiris faillit succomber, à en juger d’après l’extrait ci-dessous d’une lettre envoyée à Maurice Heine le 2 décembre 1938 : Vous me voyez donc fermement persuadé que la corrida vaut d’être défendue et qu’elle représente même, dans l’ordre du spectacle, une des rares choses qui vaillent la peine d’être défendues, - en tant qu’art grave, art réel, dans lequel l’exécutant risque vraiment quelque chose et n’expose pas seulement à des dangers intellectuels ; en tant, aussi, que tragédie authentique, présentation d’une mise à mort, et non représentation, comme cela se passe au théâtre lorsqu’on y joue ces simulacres (si ce n’est : parodies) auxquels on attache bien légèrement le nom de « tragédie »…613
Leiris ne se prêtera cependant plus au jeu de Bataille sur un sacré de transgression. Le différend entre eux deux sera immédiat. Dès ses premiers textes, Leiris aura tenté de se positionner comme sujet dans le monde. En témoignent, outre les écrits du temps de son compagnonnage avec les surréalistes, où l’exploration du rêve et de l’inconscient était déjà corrélée à une recherche sur la langue614, les années Documents. Deux années durant lesquelles Leiris évolue vers un sacré symbolique qu’il mettra encore quelques années avant de pouvoir intégrer dans son écriture, mais qui, en définitive, finira par l’emporter sur l’illusion de l’immédiateté à laquelle Bataille demeurait attaché. D’où l’absence significative de son nom dans les archives du Cercle Communiste Démocratique, ainsi que dans celles de Contre-
611
J. Paulhan, Choix de lettres, II. Le traité des jours sombres (1937-1945), Paris, Gallimard, 1986, p. 59 (Cité par : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., p. 380). 612 Voir à ce titre le premier chapitre. 613 M. Leiris & J. Paulhan, Correspondance 1926-1962 (édition présentée et annotée par L. Yvert), Paris, Éditions Claire Paulhan, 2000, p. 222 (Cité par : D. Hollier, « Préface », in M. Leiris, La règle du jeu, op. cit., p. XXXVII). 614 Voir à ce titre : X. Garnier, « Michel Leiris ou l’écriture au risque du style », Poétique, n° 134, avril 2003, pp. 239-244.
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Attaque et d’Acéphale.615 À supposer qu’il ait participé, ainsi que l’aurait confié Bataille à Michel Fardoulis-Langrange durant la guerre, à l’ésotérisme d’Acéphale au point même de se proposer comme victime consentante pour le sacrifice rituel envisagé un certain moment616, cet égarement hypothétique n’est qu’une déviance passagère par rapport à un cheminement de pensée plaçant d’entrée de jeu la quête poétique au centre de ses préoccupations. Dans le rare courrier qu’il lui adresse ces années-là, Bataille manifeste ouvertement son irritation envers les désistements répétés de Leiris. Une irritation à la mesure de son incompréhension envers ce qu’il perçoit lui comme un abandon de son ami à un moment où, plus que jamais, l’union sacrée s’impose à ses yeux. Soucieux de rétablir un sacré gauche pouvant seul contrecarrer la montée en flèche de l’extrême droite, Bataille ne put saisir l’orientation que prirent progressivement les écrits de Leiris, de plus en plus conscient de l’importance du langage dans l’appréhension du phénomène du sacré. Pour Bataille, la poésie n’a sa raison d’être qu’intégrée dans un activisme plus général, qui ainsi ferait fi de tout idéalisme intellectualiste. Il tentera de s’expliquer sur ce point dans une lettre à Leiris datant de janvier 1935, soit au tout début du projet de Contre-Attaque. À ce moment-là, la tension entre les deux hommes est à son comble. Le lecteur sent l’exacerbation que provoque chez Bataille le scepti-cisme de Leiris envers ses initiatives. Or ce dernier se montre bien décidé à ne pas dévier de son tracé :
615
Voir à ce titre : G. Bataille, L’Apprenti Sorcier (textes, lettres et documents (19321939) rassemblés, présentés et annotés par M. Galletti), Paris, Éditions de la Différence, 1999, coll. Les Essais. 616 Voir à ce titre : M. Galletti, « Secret et sacré chez Leriris et Bataille », in Bataille Leiris, l’intenable assentiment au monde, op. cit., p. 133.
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La fascination du Commandeur Je t’avoue que je suis (…) choqué dans ce que je sens le plus intérieurement par l’idée d’une nouvelle cohue littéraire. Je n’y mets pas de répugnance morale : s’il existait une telle cohue, je n’hésiterais pas à m’en servir pour peu que j’y trouve mon intérêt (…) l’expression littéraire ne pourrait trouver place (…) que dans la mesure où elle se trouve spontanément en cohésion avec une certaine investigation : une disjonction des deux efforts priverait de sens des démarches proprement intellectuelles, étant donné que ces démarches, en principe, tendraient à établir le primat d’une connaissance lyrique (ou du moins quelque chose de semblable).617
Le quiproquo entre eux a trait à la nature de l’offensive de Contre-Attaque. Membre actif du Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes, Leiris ne put en toute logique qu’appuyer toutes les initiatives en vue d’enrayer ce fléau. Mais avec Paulhan, il perçut le piège d’un sacré immédiat. En mai 1939, le directeur de la N.R.F. fit une intervention peu orthodoxe au sein du Collège de Sociologie. Non-conforme au programme établi par Caillois, sa présentation exposa les enjeux des Fleurs de Tarbes en germe.618 L’exposé de Paulhan n’était pas sans écho avec la conférence de Leiris un an plus tôt (voir plus bas). Tant pour l’un que pour l’autre, le langage seul constitue une arme redoutable face aux fascismes ambiants. Combattre ces régimes par un terrorisme dans les Lettres revient à jouer leur jeu. Un piège auquel chacun des deux auteurs tentent de mettre le public en garde. Le « surfascisme » de Bataille était condamné à l’échec. En conséquence, l’implication de Leiris dans la création en 1935 de La Bête noire, une revue artistique et littéraire dirigée par Raynal et Tériade619, ne relève aucunement d’une conception romantique de l’art pour l’art. Elle témoigne au contraire de lucidité dans la stratégie à adopter, ce dont Bataille ne prit pas conscience. La mésentente grandissante avec ce dernier contraignit Leiris à s’en distancier. Dans son Journal, à la date du 7 janvier 1936, il relate une de leurs conversations tenue la veille. S’il rejoint Bataille dans l’idée d’une littérature transgressive, cette pratique poétique ne peut aucunement glisser vers un activisme muet. Or, entre la rédaction d’Histoire de l’œil et le lancement de Contre-Attaque, la préoccupation du langage chez Bataille s’est dissipée : 617
Ibid., p. 121. J. Paulhan, « Le langage sacré », Le Collège de Sociologie, op. cit., pp. 699-728. 619 Voir à ce titre : A. Armelle, Michel Leiris, op. cit., pp. 365-370. 618
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Certes, Bataille a tort avec Contre-Attaque. Sa valeur est surtout littéraire, etc. Mais c’est justement cette volonté de se dépasser, ce refus de se laisser enfermer dans les limites littéraires qui est le signe de sa valeur poétique. Faire de la littérature en se disant que ce n’est que de la littérature : manière de n’être pas dupe, mais autre cercle vicieux. Toutefois cette volonté de se dépasser n’a pas à prendre nécessairement une forme politique.620
2.3.10
Proust, pour finir
Le différend opposant Bataille à Leiris ne fera que s’accentuer durant les quatre années à venir. Les échecs successifs du second dans ses tentatives de s’inscrire comme sujet dans un ordre symbolique lui précédant, pour être réels, ne l’empêcheront pas de persister dans cette voie. Dicté par son intuition, il sentit la direction dans laquelle il importait de poursuivre ses recherches sur soi. À ce titre, « Le sacré dans la vie quotidienne », la seule conférence qu’il prononça dans le cadre des activités du Collège de Sociologie, marquera une césure nette avec la production antérieure et ne cessera pas d’accentuer le fossé le séparant depuis toujours de Bataille. La conférence, remarquée, expose au grand jour l’écart opposant depuis toujours les deux hommes. Par sa thématique, elle annonce Biffures, le premier des quatre volumes de La règle du jeu, qui, pour ne prendre véritablement forme qu’entre 1939 et 1942621, germe déjà dans l’esprit de Leiris à l’époque. Fort de son expérience africaine transposée dans L’Afrique fantôme en une écriture du je que L’âge d’homme était venu prolonger en l’innovant, Leiris se démarque de l’activisme préconisé par Caillois et Bataille en articulant l’antinomie du sacré et du profane dans son rapport au langage. Alors qu’au même moment, Bataille faisait sienne la posture du scientifique tentant de dégager à travers une théorie globale de la dépense le tragique de l’existence, Leiris quant à lui scrute dans sa mémoire objets usuels ou pièces de la maison parentale, ensuite bribes de mots, noms propres ou expressions inconnues le fascinant enfant pour la part de mystère
620
M. Leiris, Journal, op. cit., p. 298. Sur la genèse de la quadrilogie autobiographique, voir : C. Maubon, « De « bifurs » en « biffures ». À l’origine de La règle du jeu », Poétique, n° 130, avril 2002, pp. 211-233.
621
254
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qu’ils recelaient.622 Bafouant de la sorte les règles d’application en sociologie, il préfèrera au leurre de l’objectivité scientifique la vocation poétique.623 Ou, pour reprendre les mots de Hollier, le public assiste à l’éclosion d’un idiolecte, signature d’un écrivain qui ne se sait pas encore tel.624 Intitulées par Leiris lui-même L’homme sans honneur, les notes préparatoires à la conférence sont demeurées inédites de son vivant. Elles sont comme le laboratoire d’un projet autobiographique dont, à l’instar de Proust rédigeant Contre Sainte-Beuve, l’auteur n’eut pas le moindre soupçon à l’époque. Rédigées entre 1938 et 1939, alors que l’Europe pressent, inquiète, une guerre inéluctable, les notes développent des considérations sur l’imminence d’un conflit mondial, en même temps qu’elles traitent déjà du matériau pour les futures Biffures, dont la maturation se fait en conversation avec des auteurs tels que Sartre pour La nausée et bien sûr Bataille.625 Elles annoncent par ailleurs la révélation que fut la lecture du Temps Retrouvé en 1939. Les réflexions de Leiris sur la poétique ne sont pas en effet sans rappeler celles déployées dans le cycle de la Recherche. L’ethnographie du quotidien à laquelle invite Leiris dans « Le sacré dans la vie quotidienne » révèle sa passion pour le langage. Une passion qui le distingue du sacré tragique de Bataille autant que de l’essentialisme de Caillois626, pour le rapprocher de Proust. Dans son introduction à L’homme sans honneur, Jamin rapproche à juste titre la démarche de Leiris de l’épisode final du Temps retrouvé.627 La chute du narrateur sur le pavé de la cour intérieure de l’hôtel des Guermantes traduit ce
622 M. Leiris, « Le sacré dans la vie quotidienne », Le Collège de Sociologie, op. cit., pp. 102-119. 623 Voir à ce titre : C. Maubon, « L’instant sacré. Colette Peignot, Leiris et Bataille », Cahiers Georges Bataille, n° 3, mars 1983, p. 40. On ne s’étonnera donc pas de l’influence décisive de Leiris sur l’émergence de l’écriture chez Colette Peignot (Voir à ce titre : C. Maubon, « Colette Peignot - Michel Leiris : une amitié sous le signe de la communauté », in Michel Leiris, le siècle à l’envers, op. cit., pp. 261-274). 624 D. Hollier, Le Collège de Sociologie, op. cit., p. 102. 625 Voir à ce titre : D. Hollier, « « Nos seuls moyens d’action » », Gradhiva, n° 13, 1993, pp. 61-65. 626 Voir à ce titre : C. Reichler, « Les intermittences du sacré », Les Temps Modernes, n° 535, 1991, pp. 20-36. 627 J. Jamin, « Présentation », in M. Leiris, L’homme sans honneur (édition établie, présentée et annotée par J . Jamin), Paris, Jean-Michel Place, 1994, coll. Gradhiva, p. 24.
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« faux pas »628 de l’écrivain qui met en poésie le gauchissement du sacré. Sa maladresse cautionne pour ainsi dire son statut de poète. L’imaginaire revendique ses droits sur l’Histoire qu’elle accompagne certes, mais sans pour autant renoncer à soi.629 La rupture de l’ordre, quel qu’il soit, se fait par les mots, détournés de leur fonction utilitaire. Leiris a beau vouloir se démarquer d’un projet d’écriture visant la souveraineté par une victoire sur le temps, se donnant lui pour objectif l’émotion ressentie au moment de l’évocation d’un fait du passé630, il se rapproche de Proust plus qu’il ne s’en démarque. Dans les deux cas se développe une poétique de l’imaginaire. Quatre biographies n’auront suffi à épuiser la trame de la Recherche. L’écriture proustienne résiste à une vérification factuelle. Pas question ici d’une œuvre calquée sur la vie de l’auteur. Son vécu alimente tout au plus son inspiration, qu’elle transpose à sa guise. La cathédrale proustienne ne pouvait que ravir Leiris pour chanter la gloire d’un art autonome. Se rendait-il compte de sa proximité avec Proust en manifestant sa résolution à partir à « la recherche de l’honneur perdu »631 ? L’analogie avec le titre de l’opus proustien est d’autant plus suggestive que la déchéance en question tient non pas à un malaise collectif envers la pratique rituelle d’un sacrifice sanguinaire (soit le discours de Bataille, dont Leiris se distancie à nouveau en préférant « la nostalgie » à « la passion »632), mais à un oubli du pouvoir de révélation du langage. L’écriture palimpseste de Proust, telle que Genette l’a décrite633, annonce celle de Leiris. Toutes deux marquent un intérêt profond pour l’effet de magie de la langue. Le rappel des noms de lieux chez Proust et celui des noms propres chez Leiris n’est pas dépourvu de force transgressive. De même, le thème de l’enfance est tout aussi prédominant dans les écrits autobiographiques de Leiris que dans les
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Ibid., p. 24. Sur l’insertion d’événements marquants tels que la Seconde Guerre Mondiale dans l’écriture autobiographique de Leiris, qui ne font figure ni d’illustration, ni d’encadrement, mais plutôt de miroir à l’écrivain, voir : L. D. Hewitt, « L’histoire et La règle du jeu », Revue de l’Université de Bruxelles (Michel Leiris) 1990, n° 1/2, pp. 65-72, ainsi que : A. Stoekl, Politics, Writing, Mutilation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985, pp. 57-69. 630 M. Leiris, L’homme sans honneur, op. cit., p. 33, p. 106, pp. 109-110. 631 Ibid., p. 46. 632 Ibid., p. 118. 633 Voir à ce titre le premier chapitre. 629
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premiers volumes de la Recherche. Enfin, l’initiation à l’écriture et le goût pour des rituels non-figés, où la part du mal n’est pas absente, sont des thèmes tout aussi centraux dans La règle du jeu que dans l’œuvre de Proust. La mention dans L’homme sans honneur de la scène dans Justine où celle-ci « se masturbe pour se consoler du chagrin qu’elle éprouve suite au décès du père »634 n’est pas sans rappeler celle des deux amantes dans Combray observée par le narrateur, qui les épie.635 La fille de feu Monsieur Vinteuil ne peut jouir qu’à condition d’avoir durant l’acte amoureux une photographie du père récemment disparu dans son champ de vision. Sa jouissance est à la mesure d’une perversion voulue telle quelle. Ce sadisme, avec son pendant masochiste, réapparaîtra en la personne d’Odette envers Swann, de Gilberte envers Marcel et de celui-ci envers Albertine, enfin en celle du baron de Charlus se délectant de se faire flageller. Le mal chez Proust s’intègre dans un processus d’écriture qu’il alimente. La référence à Sade marque donc une évolution chez Leiris dans la perception du sacré. Immédiat mais relaté après coup dans L’âge d’homme, il s’inscrit à même la langue dans les notes préparatoires au « Sacré dans la vie quotidienne ». À ce titre, la scène dans Combray aurait eu la même valeur argumentative que l’actualisation du comportement de Justine. En préférant Sade à Proust, Leiris révèle ses hésitations envers une œuvre dont il ne voit toujours que l’incompatibilité avec ses propres positions quant au rapport entre l’écriture et de la mort. Ses réserves témoignent du même coup de sa cécité envers sa propre poétique, qui atteint ici sa phase de maturation. Leiris rejoint Proust en donnant forme à une poésie mythique. Celle-ci implique, outre une communauté de langage préexistante et extérieure au sujet écrivain (soit « … Reusement », le chapitre d’ouverture de Biffures, dont on découvre ici les premières esquisses636), l’éclosion libre d’une pensée non-discursive parente à « une espèce d’illumination ».637 Rimbaud remonte ici à la surface, qui avec Proust dans la conférence de 1956 permettra à Leiris de proclamer la victoire du temps sur la mort. Pour demeurer réfractaire à l’idée d’une victoire sur le temps par le biais de l’art,
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Ibid., p. 109. M. Proust, Combray, À la recherche du temps perdu, vol. I, op. cit., pp. 636 M. Leiris, L’homme sans honneur, op. cit., p. 121. 637 Ibid., p. 113. 635
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Leiris définit néanmoins dans L’homme sans honneur le sacré comme « ce qui peut tenir le coup à l’échelle de la mort. ».638 La corrida, ainsi qu’une pratique tauromachique de l’art, sont certes toujours revendiquées639, mais pour être thématisées, elles cèdent le pas au profit d’une écriture en pure perte. Cette poésie du vide, L’âge d’homme en fut déjà une première démonstration.640 Le programme d’une exposition de soi y est d’entrée de jeu contrecarré par un sacrifice symbolique. L’écriture, quand bien même se voudrait-elle présente à soi, convoquée afin de consolider le sujet, confronte celui-ci au néant qui lui est constitutif.641 C’est en ces termes que Blanchot analysera le récit.642 Sa lecture accompagne la parution de Biffures, où, davantage que dans L’âge d’homme, la quête de soi se fait dans la jouissance du langage, vécu comme une chaîne signifiante. Le désir s’y détache de l’objet pour renouer avec la langue.643 En conséquence, la fusion dont seule « la communauté des amants » ferait l’expérience aux yeux de Bataille - qui en fait l’apologie dans un article paru dans les colonnes de la N.R.F. en juillet 1938644 et destiné à clouer une fois pour toutes le bec aux scientifiques, de même qu’aux dits « hommes de fiction », aucun n’osant assumer à ses yeux le tragique inhérent à la vie645 -, Leiris ne put que la renier. Il préfère laisser libre jeu à l’analogie, inscrivant de la sorte le sacré dans un ordre symbolique qui ne se laisse aucunement avaler par le réel. Ses jeux de langage, observa à juste titre Butor à la parution de 638
Ibid., p. 113. Ibid., p. 141. 640 Voir à ce titre : D. Hollier, « À l’en-tête d’Holopherne », Les dépossédés, op. cit., pp. 139-152. 641 Sur l’inachèvement inhérent à l’écriture leirisienne, voir : V. Debaene, « La Règle du jeu : fin de partie », Critique, n° 689, 2004, pp. 791-806. 642 M. Blanchot, « Regards d’outre-tombe », La part du feu, op. cit., pp. 238-248. 643 Voir à ce titre : P. Lejeune, Lire Leiris. Autobiographie et langage, Paris, Klincksieck, 1975, coll. Bibliothèque du XXe Siècle. À ce titre, la référence à Leiris dans les Écrits atteste de l’importance qu’accorda Lacan à une poétique articulée sur un désir qui ne se laisse objectiver (voir à ce titre : C. Vereecken, « Rides = Leiris, Lacan et les mots », in Revue de l’Université de Bruxelles (Michel Leiris), 1990, n° 1/2, pp. 169178). 644 Au texte de Bataille s’ajoutent la conférence de Leiris, l’essai « Le vent d’hiver » de Caillois, ainsi que le programme du Collège de Sociologie. Réfractaire aux projets de Bataille, pour leur composante terroriste, Paulhan appuya néanmoins le projet du Collège pour sa transparence envers les extrémistes ambiants. 645 G. Bataille, « L’apprenti sorcier », Le Collège de Sociologie, op. cit., pp. 302-326. 639
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Fourbis en 1955, ne sont pas sans rappeler les impressions éprouvées et abondamment décrites par le narrateur de la Recherche.646 Avec La règle du jeu, Leiris renonce à une conception oraculaire du langage pour enfin lui donner sa valeur de signifiance. Un univers fantasmagorique, qui fit fonction de rempart contre la mort, cède désormais la place à une écriture du vide pleinement assumée.647 Désormais pour Leiris, la vérité de l’autobiographie se situe dans l’originalité d’une écriture qui se démonte.648 Véritable césure avec la production antérieure, La règle du jeu marque le glissement d’une écriture de la vérité à la vérité de l’écriture.649 Proust, enfin. 2.3.11
Conclusion
L’œuvre de Leiris prend forme dans un traumatisme qu’elle est conviée à alléger. L’écriture prend d’entrée de jeu chez lui une dimension thérapeutique. La plaie a trait à l’angoisse de la castration qu’exerce sur lui l’emprise imaginaire de la mère. L’émergence de ce trauma remonte à sa naissance. Enfant conçu dans l’espoir de faciliter le deuil de la mère suite à la perte quelques années plus tôt d’une petite fille disparue en bas âge, Michel est invité à jouer un rôle de substitution. Il entre donc dans la vie comme un acteur sur les 646
M. Butor, « Une autobiographie dialectique », Répertoire I, op. cit., pp. 250-261. Voir à ce titre : J.-B. Pontalis, « Michel Leiris ou la psychanalyse sans fin », in Id., Après Freud, Paris, Gallimard, (1968)1993, coll. Tel, n° 223, pp. 313-335. Le commentaire de Pontalis parut originellement dans Les Temps Modernes. Il s’inscrit dans sa tentative à l’époque de compléter l’existentialisme sartrien à l’aide des prémisses lacaniennnes. Tentatives qui n’aboutirent pas du fait de crispations de Sartre envers la psychanalyse et de Lacan envers la philosophie de la liberté sartrienne. Avec Pontalis ou Merleau-Monty, Leiris - qui fit paraître de larges extraits de Biffures dans Les Temps Modernes avant sa publication en volume - dénonce indirectement les limites de la théorie de la liberté sartrienne. S’il se montre solidaire envers cette philosophie, au point de préfacer le Baudelaire de Sartre en 1947, il ne put se réconcilier avec le credo de l’écriture comme acte de liberté. À ce titre, la publication tardive d’Aurora peut se lire comme un correctif indirect de sa part à la révocation sartrienne du surréalisme (voir à ce titre : J. De Sermet, Michel Leiris, poète surréaliste, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, coll. Écrivains, p. 169.). 648 Voir à de titre : R. H. Simon, Orphée médusé. Autobiographies de Michel Leiris, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1984, coll. Lettera. 649 Voir à ce titre : C. Masson, L’autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 68-72. 647
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planches. Son identité est masquée afin de consoler la mère. Niant de la sorte son individualité, celle-ci sèmera d’obstacles sa quête identitaire. Elle s’interposera à chaque fois dans l’inconscient de son fils entre lui-même et l’objet de son désir. Sa haine envers elle n’en sera que plus grande. Parallèlement à cette agressivité imaginaire, se développe en lui un sentiment douloureux d’impuissance envers les femmes. La poésie fera dans un premier temps fonction d’évasion. L’engagement de Leiris auprès des surréalistes tient au besoin de se perdre. Une fuite en avant que sa franchise interdira au jeune poète de prolonger. Conscient d’une fêlure, source en lui d’inhibitions sur les plans sexuel et artistique, Leiris tentera dès ses tous premiers écrits d’affronter de face les démons habitant son esprit par l’élaboration patiente et progressive d’une poétique adéquate à son mal de vivre. Très tôt, il comprit l’impasse d’une perte de soi faisant l’économie de l’art. À ce titre, il partage les réserves de Paulhan envers Breton et son mouvement. La rhétorique, en tant qu’approche non-utilitaire du langage, corrige le leurre de l’écriture automatique, associant spontanéité et terrorisme au lieu de manipuler les règles d’usage. Le merveilleux ne peut aucunement faire l’impasse sur le langage. La poétique leirisienne inscrit le mal dans un ordre symbolique qui le sous-tend. La part d’excès et de cruauté qui alimente son imaginaire dès ses premiers écrits du temps de sa fréquentation de la rue Blomet et des surréalistes prend tout de suite une dimension mythique. L’univers sanguinaire et dévastateur qu’est le sien épouse le vide. Langagier, le néant chez Leiris expose son être à l’abîme qui lui est intrinsèque, plutôt que de le raffermir dans une souveraineté illusoire. Cette écriture en pure perte n’est pas sans rappeler celle de Proust, qui ne cessera pas d’intriguer Leiris tout au long de sa vie. Sceptique envers une projet d’écriture qui, voulant faire barrage contre la décrépitude et la mort, momifie la vie à ses yeux, il n’aura cessé pourtant de graviter autour de cette œuvre qui l’aimante par son articulation du sacrifice de soi dans son rapport au langage. Pour Proust autant que pour Leiris, l’écriture relève de la représentation. Elle ne transpose pas un réel lui précédant, mais crée par un mécanisme analogique un univers parallèle dont la vérité ne peut qu’être mythique. Le symptôme sur lequel s’est greffée la production leirisienne a trait à la présence envahissante de la mère dans sa vie. Son meurtre s’impose donc, qui, de même que chez Proust, passera par la création. L’écriture matricide
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met seule un terme à une spirale de violence à laquelle une agressivité imaginaire, dictée par un instinct de survie, laisse libre cours. L’idée d’une reconstitution mythique de l’univers et de son for intérieur, Leiris la découvre au même moment dans l’œuvre de Roussel. Il fréquentera et commentera cet auteur toute sa vie. Celui-ci n’aura eu de cesse de dégager, par l’application stricte et rigoureuse de règles de composition des plus complexes, les affects qui le travaillaient. Affects universaux, qui rejoignent les mythes fondateurs de l’humanité. Leiris lui-même croit situer dans un complexe de castration le moteur de l’inspiration rousselienne. L’interprétation n’est donnée qu’en passant dans un cahier de notes prises de longues années durant en vue d’une biographie inaboutie sur l’auteur. Son extrême discrétion sur ce point révèle le malaise de Leiris envers cette angoisse le travaillant. Ce malaise explique à lui seul son engagement auprès de Bataille du temps de Documents. Ses contributions à la revue valsent sans cesse entre, d’une part, une conformité à l’esthétique logocide préconisée par la rédaction et, d’autre part, une médiation de la cruauté par l’exploration des lois du langage. Soit un mouvement de pendule allant d’un sacrifice immédiat à sa représentation symbolique. Les hésitations de Leiris sont à la mesure des doutes qui le rongent à l’époque. Soucieux d’éviter le double écueil que sont le verbalisme stérile des surréalistes ou une complaisance dans l’écriture de soi, il traverse une crise profonde qui n’est pas sans affecter son inspiration. Or Proust lui offrira une issue. L’esthétique qu’il élabore à la fin des années vingt s’apparente fort à celle qu’appliqua avant lui l’auteur de la Recherche. L’écriture plonge les deux auteurs dans une solitude proche de l’extase mystique. Un sacré immanent que provoque la régénérescence de l’écriture. Celle-ci refaçonne le monde et le sujet écrivain à chacun de ses jets. La poétique engage ainsi une lutte contre la mort. Celle-ci n’est pas vaincue pour autant - Leiris n’ira jamais jusque là - mais différée. L’euphorie que génère une telle poétique tient à l’ébranlement des cloisons séparant le sujet du monde extérieur. Le rapprochement avec Proust permet à Leiris de se ressourcer. Ses angoisses continueront cependant à le ronger, qui motivent son départ pour un séjour de deux ans en Afrique, dans le cadre de la Mission Dakar-Djibouti. L’expérience ne sera guère salutaire. Il ne le cachera pas. L’Afrique fantôme, son journal de bord, se lit comme la
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chronique d’un Occidental revenu désabusé des Tropiques. Le prière d’insérer fait fonction de mise en garde contre l’enchantement trompeur du continent noir. En vérité, Leiris projette sur l’Autre son incapacité à gérer ses propres démons. Il oublie la leçon de Proust dans les steppes africaines. Déplorant une fusion sacrée qui lui est interdite, l’ethnographe redonne à son insu dans la veine bataillienne d’un sacré immédiat. La frustration grandissante que provoque en lui la tentative échouée d’une extase religieuse, doublée d’un échec érotique, témoigne non pas d’un écart culturel entre les races noire et blanche - ce dont il se convainc trop vite -, mais de sa cécité envers la dimension symbolique du sacré. D’où aussi son agressivité croissante envers ses informateurs, qu’il accuse de biaiser intentionnellement les phrases entendues. Or le langage rituel échappe à toute emprise taxinomique. Cet aveuglement envers la médiation du langage facilite le retour du refoulé. À maintes reprises, Leiris transcrit des rêves où se dévoile clairement son angoisse de la castration. Proust et Roussel sont les grands absents de L’Afrique fantôme, qui donc en termes de thérapie, ne fut guère profitable à son auteur. De retour à Paris, Leiris remontera à l’assaut. Il s’attaque à une biographie sur Roussel et se lance dans l’écriture de L’âge d’homme. Désormais, à l’instar du matador affrontant le taureau sur la piste, l’écrivain s’exposera au public en dévoilant sans escamotage ou fausse pitié sa personne. Pour ce faire, il remontera le fleuve de sa vie en focalisant ces scènes du passé dont la remémoration suscite en lui une émotion forte. Articulé autour des deux figures mythiques de Judith et de Holopherne, le récit tente d’apprivoiser l’angoisse de la castration dont souffre l’auteur. Celui-ci refait l’historique de sa vocation poétique. Attiré depuis toujours par les femmes fortes du type Judith, il les sait néanmoins inaccessibles pour lui. Il se rabat sur les Lucrèce, au tempérament plus doux, mais qui ne peuvent qu’accentuer son défaut de virilité. L’écriture sert dans un premier temps d’abri à Leiris à un univers hostile, peuplé de mantes religieuses s’en prenant à lui. En même temps, il adopte une posture de héros, calquée sur les figures mythiques d’Icare, Prométhée ou Phaeton. Ce culte du moi prendra fin avec le mariage avec Zette, qui permettra peu à peu à Leiris de saisir la nature symbolique du sacrifice. Soit l’émergence progressive d’une écriture du je. À la fin de sa vie, le cycle La Règle du Jeu ayant été conduit à son terme, si arbitraire soit-il, Leiris verra les
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limites d’un projet autobiographique détaché d’un travail substantiel sur le langage. Proust et Roussel auront donc à nouveau été absents. Cette nouvelle impasse ne créera pas pour autant une ouverture sur le sacré immédiat préconisé par Bataille à l’époque. « Le sacré dans la vie quotidienne », l’unique conférence qu’il tiendra dans le cadre du Collège de Sociologie et que l’intervention de Paulhan viendra appuyer un an plus tard, marque l’émergence progressive chez Leiris d’une écriture de soi passant par une recherche du langage. Une recherche qui s’était engagée dès les tous premiers textes, mais qu’une tentation sacrificielle était venue entraver à plusieurs reprises. D’où les incertitudes de Leiris du temps de sa participation à la revue Documents, la frustration éprouvée à l’issue de l’aventure africaine, ainsi que l’insatisfaction ultérieure de L’âge d’homme. Lucide, il s’interdira cependant de retomber dans le panneau d’un sacré muet, à même le corps. Absent à la fois des archives du Cercle Communiste Démocratique, de Contre-Attaque et d’Acéphale et contestant de biais le programme du Collège de Sociologie, il s’orientera vers une poétique du je alliant l’écriture et le mal. Miroir de la tauromachie, ainsi que L’homme sans honneur, les notes préparatoires à la conférence sur « Le Sacré dans la vie quotidienne », dessineront le tracé du parcours conduisant Leiris à la composition de Biffures, le premier volume de La règle du jeu. L’écriture analogique comme effet de supplantation du réel par l’imaginaire rapproche en définitive Leiris de Proust, envers qui, nonobstant l’écart qui les oppose quant au rapport de l’art à la mort, il sera demeuré tributaire toute sa vie. Du coup se mesure aussi l’écart l’opposant d’entrée de jeu à Bataille. 2.4
Conclusion
La réflexion de Bataille émerge et prend forme durant les années confuses et agitées que sont celles de l’entre-deux-guerres en Europe. Elle se fait en conversation avec des auteurs de sa génération qui, comme lui, conçoivent l’urgence de ré-explorer les limites d’une tradition matérialiste désarmée parce qu’obsolète face au cancer galopant que sont à l’époque les extrémismes de gauche et de droite. Les idéologies totalitaires des deux bords progressaient à une vitesse foudroyante. Le grand mérite de Bataille est d’en avoir saisi très tôt la menace et d’avoir tenté d’y remédier par des initiatives politiques
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inspirées d’une philosophie se situant au croisement de ce que les sciences humaines pouvaient offrir de plus novateur en la matière. Nourri de la sociologie de Mauss et de Durkheim, qu’il complète à l’aide d’un freudisme encore inexploré en France, ainsi que de la philosophie nietzschéenne qu’il rallie à sa cause, Bataille se voit muni d’une boîte à outils suffisamment équipée pour corriger à la fois une approche rousseauiste de la société et la théorie marxiste. Toutes deux sont vouées à l’échec, faute d’assumer la dimension tragique inhérente à la vie. Une théorie contractuelle de la société partage avec une bâtie sur les activités souterraines de l’économie le défaut de ne pas prendre en considération la part d’excès qui conditionne l’existence. Son escamotage traduit aux yeux de Bataille la persistance d’une culture chrétienne. Celle-ci sut résister à une politique de sécularisation menée pourtant avec détermination afin d’en finir avec toute forme de transcendance, qu’elle soit temporelle ou éternelle. Or le christianisme continue à opérer en sourdine. Bataille traquera avec obstination sa présence vivante dans les réflexes de pensée de son temps. Tant que ce travail de sape n’aura pas été fait, le vingtième siècle naissant ne pourra jamais atteindre cet âge d’homme qui, à ses yeux, équivaut à une émancipation définitive de la tutelle divine. Cette mise à mort de Dieu, proclamée en écho avec Zarathoustra dont il répand la prophétie, Bataille ne la corrèlera pas à une quête poétique. À établir d’urgence vu la montée des fascismes partout en Europe, le principe sacrificiel s’impose tel quel dans son esprit. Dépourvues de toute forme d’adhésion, les communautés de fait que sont les démocraties occidentales se montrent inaptes à opposer la moindre résistance à la tentation totalitaire gagnant de plus en plus de terrain en ces années noires. À défaut d’accueillir le sacré, elles sont le sol nourricier dans lequel l’idéal monocéphale prend racine. Or, de ne pas prendre en compte la dimension symbolique du sacrifice, Bataille s’enlisera dans des projets qui, pour être authentiques et politiquement univoques, jouèrent le jeu des fascismes ambiants. Si ses positions continuent encore aujourd’hui à susciter méfiance et suspicion, c’est pour avoir été mal négociées dans leur rapport à l’écriture. Même mis à l’épreuve, le langage n’obtiendra jamais de sa part le statut d’expérience transgressive à part entière. Bataille le perçoit comme un véhicule neutre, le plus souvent comme un obstacle à un sacré immédiat, physique, à même le corps, qui seul mérite sa confiance.
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C’est précisément sur cette tache aveugle que buteront ses premiers lecteurs que sont Breton, Caillois et Leiris. Indépendamment des rivalités qui envenimèrent tout de suite leurs contacts, le chef de file du surréalisme ne put adhérer pleinement à une pensée qui, de s’inscrire comme la sienne dans un projet de refonte de la tradition matérialiste, ne sut que faire de la tête. Décapité, même de son plein gré, l’homme ne peut aucunement afficher une souveraineté retrouvée. L’unique participation de Breton à un projet de Bataille, à savoir Contre-Attaque, se situe à un moment de son cheminement où, se risquant à élargir le rayonnement de son mouvement par un compagnonnage guère convainquant avec le PCF, il en perdit la tête. La dispute véhémente qu’engagèrent les deux hommes à l’époque démontre la double impasse d’un sacré muet ou détaché de son rapport au corps. Oubliant, qui la tête, qui le corps, ni Bataille, ni Breton ne réussirent à sortir le matérialisme de l’impasse théorique dans laquelle il s’était engouffré. Le jeune Caillois se montrera plus lucide que ses deux aînés. Son retrait du mouvement surréaliste, de même que son manque d’implication dans le projet de Contre-Attaque sont motivés par les mêmes raisons. Rhétoricien désabusé, il crut un temps devoir substituer aux exigences de la raison une discipline de soi. Le dadaïsme, les membres du Grand Jeu et le surréalisme estimèrent chacun pouvoir faire l’économie de la conscience dans l’exploration des zones reculées de l’inconscient. Or le paradis artificiel n’est paradisiaque que pour qui s’y avance les deux pieds sur terre et la tête entre les épaules. Rien de plus naïf aux yeux de Caillois qu’une mise entre parenthèses de la raison dans la descente vers ses tréfonds. Elle seule permet d’enregistrer la découverte de sa face cachée et d’en peaufiner les recherches. Les activités du mouvement surréaliste n’eurent plus aucun crédit chez Caillois, qui crut trouver en Bataille un allié pour ancrer sa théorie du sacré. Or, comme Breton au même moment, il se rebiffera très vite. Son faible degré d’implication dans la mise en route de ContreAttaque trahit ses réserves spontanées envers le mode de pensée de Bataille. À ce moment-là, Caillois lui-même ne comprend pas encore ce que Paulhan, lui, perçut tout de suite. En réponse à une conception traditionnelle de la littérature (soit lesdites Belles Lettres qui eurent encore un bel avenir devant elles), s’est développé avec le temps un terrorisme littéraire dont une première version des Fleurs de Tarbes firent l’historique. Cette méfiance envers le langage est à la mesure de
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la crainte que suscite son pouvoir d’envoûtement. Or Bataille incarne mieux que quiconque de sa génération cette misologie généralisée. Celle-ci est également présente dans les écrits de l’époque de Caillois, notamment dans « Le Vent d’hiver » et textes corollaires qui, pour cette raison-là, font l’objet depuis d’un même débat que celui entourant l’œuvre de Bataille. Mais cette crispation envers les richesses du signifiant finira, non sans rechutes (comme ses interventions au sein du Collège de Sociologie, ainsi que L’homme et le sacré et Le mythe et l’homme, les deux ouvrages théoriques qui en découlent), par céder devant une réhabilitation de la rhétorique. Si un premier désaccord entre Caillois et Bataille est lié à une incompatibilité quant à leurs conceptions respectives du sacré (efficace et politique pour l’un, gratuit et en pure perte pour l’autre), un autre différend tout aussi substantiel ayant trait au langage et à l’écriture dans leur rapport à la transgression les sépare d’entrée de jeu. Après coup, les annéesBataille sont pour Caillois celles où le langage, tombé en disgrâce pour ne plus déjouer les lois qui le régulent, n’eut plus droit au chapitre. Un ordre moral, à l’instar des Jésuites érigés en modèles, vint se supplanter à une quête poétique. Un exil prolongé en Argentine lui permettra cependant de se corriger sur ce point. Le recul aidant, le renégat de la rhétorique comprit le leurre d’une discipline de soi faisant l’impasse sur le langage. Le parcours de Leiris est également riche en embûches. Une même tentation sacrificielle que chez Breton et Caillois l’habite, qui facilite un rapprochement avec Bataille. Or nulle trace ici d’une foi en un sacré immédiat. Dès ses tous premiers textes rédigés du temps de sa fréquentation du mouvement de Breton et de l’entourage du peintre Masson, Leiris articule une quête de soi en rapport à une poétique adéquate. La recherche de soi va de pair chez lui avec une exploration des possibilités du langage. La production de l’entre-deux-guerres de Leiris est consistante. L’intégralité de ce corpus montre néanmoins les progrès d’une écriture de soi qui se cherche. Angoissé, l’auteur connut de nombreux moments de doute quant à la poursuite de sa vocation poétique et l’orientation à suivre. Or, c’est quand l’hésitation est à son comble que le sacrifice perd chez lui sa nature symbolique. Les contributions à la revue Document, l’escapade africaine, ainsi que le tauromachie esthétique déployée dans L’âge d’homme sont autant de détours par rapport à un parcours ne pouvant qu’aboutir, à l’instar de Proust, à une écriture analogique, supplantant le vide à l’illusion d’un
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déjà-là. Les réserves de Leiris envers Bataille tiennent à la fuite de celui-ci hors de la cathédrale dont il sait, pour s’en être évadé luimême à maintes reprises, l’importance pour contrôler une angoisse de la castration qui, à ne pas être traitée comme il se doit, risque à tout moment de serrer l’étau sur une Europe bientôt à feu et à sang. Nonobstant leurs propres égarements, Breton, Caillois et Breton ont eu tôt fait de dénoncer le leurre d’un sacré non médiatisé par l’écriture. Ils ne purent cependant faire douter Bataille de la validité de ses prémisses. Celui-ci demeure convaincu de l’urgence de redonner sa chance à un tragique dévastateur au point de rendre l’humanité muette. Exit Proust, dont la cathédrale s’effondre sous les yeux éblouis de Bataille, bien décidé à couper court à tout relent idéaliste. Les gardiens du temple que furent, chacun à sa façon, Breton, Caillois et Leiris, ont aussitôt prêté résistance en insistant sur sa fonction symbolique. L’iconoclaste préféra se montrer sourd à leurs complaintes et crut devoir pousser l’outrance jusqu’à pratiquer une Crucifixion païenne hors de l’enceinte sacrée, façon d’abjurer à jamais la foi en un Dieu quelconque. Sa réflexion politique en pâtira, où fait gravement défaut toute considération quant à la part maudite qu’est le langage.
CHAPITRE 3 : RETOUR IMPROMPTU DE L’INDÉSIRÉE « Fuyez langage, il vous poursuit. Poursuivez langage, il vous fuit. » (J. Paulhan)
3.0
Introduction
Pour Bataille, la période de l’entre-deux-guerres aura été marquée par des échecs successifs. Échecs attribuables à sa méfiance spontanée envers l’autonomie du signifiant. À ce titre, la rencontre de Maurice Blanchot signifiera un tournant décisif. Pour la première fois, Bataille se sentira contraint de se poser explicitement la question du langage et de l’écriture dans leur rapport intrinsèque au sacré. C’est par l’entremise de Pierre Prévost, à l’époque actif dans la mouvance de Jeune France, que les deux hommes firent connaissance.650 À première vue, rien ne les prédestinait à se croiser un jour. Au contraire, Blanchot en ces temps-là évoluait dans des groupuscules radicaux issus d’une Action Française en perte de vitesse. Ses prises de position réactionnaires, à la fois nationalistes, anti-parlementaires et bienpensantes, au point de frôler passagèrement l’antisémitisme, ne pouvaient que susciter le dégoût de Bataille. Fin 1940 pourtant, cet homme de gauche, opposant de la première heure à l’extrémisme des deux bords, intransigeant dans sa lutte contre la montée du fascisme en France et ailleurs, sera tout de suite frappé par l’acuité d’esprit de ce jeune homme, de onze ans son cadet, n’ayant à son actif que la signature de chroniques dans des quotidiens ou périodiques qui ne pouvaient que le compromettre aux yeux du premier. Une amitié durable s’établira du coup entre eux deux. Une complicité immédiate qui dut trouver un terrain d’entente suffisamment solide que pour expliquer une influence aussi décisive que réciproque. Blanchot n’aura cessé de revendiquer les travaux de Bataille, 650
M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 378-379.
268
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au point de s’ériger après la mort de celui-ci en 1962 en garant moral de son œuvre. Inversement, Bataille se sera montré fasciné jusqu’au bout par la force de pensée de Blanchot. Qu’en est-il de cette entente commune ? Repose-t-elle sur un vision partagée du politique et de l’écriture ou au contraire sur un malentendu de départ ? Le cheminement de pensée de Blanchot est hors du commun. Enracinée dans une culture philosophique et littéraire très vaste mais que vient contrarier dans un premier temps une idéologie extrémiste et réactionnaire, son écriture n’émergera que progressivement (3.1.). Proustienne, elle se démarque de l’esthétique autant que de la philosophie sartriennes (3.2.). Un même écart séparera Blanchot de Bataille. Le dialogue entre eux deux se déroule à deux niveaux. Sous des dehors de connivence mutuelle, Blanchot ne cessera de corriger son ami. La leçon se fera indirectement, par auteurs interposés. L’élève donnera l’impression de comprendre le maître et même de prendre acte de ses remarques. En vérité, il maintiendra sa conception originelle du sacré (3.3.), partageant à son insu la misologie sartrienne (3.4.). Évacué par la grande porte, le terrorisme littéraire est ainsi réintroduit par la fenêtre (3.5). 3.1 3.1.0
Progrès en écriture assez lents Introduction
Les années précédant ladite « drôle de guerre » ont été noires pour bon nombre d’écrivains du Vieux Continent, tout à coup fatigué de son propre poids. Le climat d’incertitude économique favorisa l’émergence ou l’extension de pensées extrémistes, sur lesquelles vint se greffer un antisémitisme latent. Or l’écriture ne put enrayer ce mal du siècle. Un sentiment de déchéance envahit l’esprit d’auteurs tels que Pound, Céline ou Benn (pour ne citer qu’eux). Le jeune Blanchot n’échappa pas non plus à ce malaise généralisé. Depuis plus de deux décennies, un débat s’est engagé sur la nature de ses prises de position. Un débat animé, le plus souvent révélateur des crispations que continue à susciter cette œuvre. Il y aurait tout intérêt à traiter la question avec la sérénité de mise. Outre son importance pour l’histoire politique de l’entre-deux-guerres en France, elle permet de mieux saisir la résurgence progressive d’une conception sacrée du langage.
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
269
Le parcours du jeune Blanchot est atypique. Tout en s’en revendiquant, il se distingue des chapelles extrémistes qu’il fréquente ouvertement par une conception du politique qui ne se comprend qu’à la lumière d’une quête littéraire l’englobant. Une lecture orientée du corpus journalistique s’impose donc, qui sera précédée d’un état de la question. Elle mettra en évidence l’éclosion chez Blanchot d’une veine poétique s’inscrivant dans l’axe proustien. Une filiation l’approchant davantage de Paulhan que de Bataille, avec qui pourtant il entame un dialogue poursuivi jusqu’à la fin de sa vie. 3.1.1
Blanchot politique : pistes de lectures
La période des années trente dans le parcours de Blanchot demeure un sujet délicat, surtout en France. Globalement, depuis la publication du numéro que lui consacra la revue Gramma en 1976 et où, pour la première fois, son lectorat put prendre connaissance de certains textes journalistiques de l’entre-deux-guerres, trois orientations sont à dégager : primo, l’approche historique, secundo le règlement de compte idéologique et tertio l’approche littéraire. L’apport des historiens au dossier est double. Outre qu’ils facilitent une mise en contexte de ces articles, leurs travaux auront permis de sensibiliser le lecteur à la rigueur qu’impose l’étiquetage des parutions de l’époque. En guise de préambule méthodologique, la participation des historiens à ce débat était des plus urgentes. Les spécialistes du fascisme s’accordent tous à souligner la nature polysémique de ce signifiant.651 Concept flottant, recouvrant des événements ou positions aussi divers qu’éclatés, phénomène historique aussi, soumis à l’évolution des sociétés où il s’incruste, le fascisme ne se laisse guère réduire à son acception courante. Réserve et prudence sont ici de mise. Il en est de même du champ sémantique qu’il recouvre et où se trouvent intégrées des notions telles que nationalisme, antiparlementarisme, conservatisme ou extrême droite. À l’unanimité, les historiens mettent
651
Voir à ce titre, e. a. : P. Burrin, « Le fascisme », in Histoire des droites en France (sous la direction de J.F. Sirinelli), vol. I. Politique, op. cit., pp. 603-647 ; P. Milza, Les fascismes, Paris, Seuil, (1985)2001, coll. Points/Histoire, n° H147, pp. 126-166, ainsi que : Id., Fascisme français. Passé et présent, Paris, Flammarion, (1987)1991, coll. Champs, n° 236, pp. 11-59.
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le public en garde contre une approche impressionniste des pensées extrémistes, dont le champ d’application est aussi large qu’hétérogène. Malheureusement, ils n’ont pas toujours été suffisamment sensibles à la nature du corpus traité. Écrivains, Blanchot ou Céline se démarquent du discours stéréotypé d’auteurs de propagande. Leurs prises de position, pour s’en imbiber partiellement ou plus, ne sont pas pour autant le décalque fidèle d’une idéologie quelconque. Ne pas prendre en compte une telle donne revient à ignorer la complexité de ces textes-là. Une complexité provoquée par la force du signifiant, qui échappe à la mainmise d’un sens univoque et lui préexistant. Or trop souvent, le nom de Blanchot se trouve associé sans plus à la mouvance d’extrême droite de l’époque. Ainsi, le lecteur apprendra que celui-ci s’est rallié très tôt à Jeune Droite, un cercle de jeunes intellectuels déçus de l’idéologie maurassienne tombée en désuétude pour cause d’immobilisme et désireux de renverser par d’autres voies que l’Action Française l’ordre établi. Sous cet angle, la vision politique du jeune Blanchot ne diffère guère des réactionnaires traditionnels, qui firent également de l’antiparlementarisme et du nationalisme leur cheval de bataille.652 D’un point de vue factuel, cela n’est pas faux : l’homme a en effet fréquenté ces milieux-là et publié un nombre important de textes, répertoriés depuis, dans des canaux tels que Cahiers, La Revue Française, Réaction, La Revue du Siècle, Combat ou L’Insurgé. Autant de revues, évanescentes pour la plupart, financées par et/ou cautionnant cette nouvelle génération de radicaux. Mais un tel rappel des faits n’explique toujours rien. Tout au plus peut-il servir de point de départ à une analyse globale du corpus en question. Mettre les interventions de Blanchot sur le même plan que celles de personnalités telles que Maulnier, Maxence, de Fabrègues, voire Brasillach ou Vincent ne fait guère preuve d’acuité dans la lecture. Un malaise persistant, qu’explique sans doute la position dominante de Blanchot sur les scènes littéraire et philosophique, a retardé un traitement global et systématique de son œuvre. La production journalistique de ces années noires a longtemps été refoulée, de
652
Voir à ce titre : P. Milza, Fascisme français. Passé et présent, op. cit., pp. 199200 ; Id., « L’ultra-droite des années trente », in Histoire de l’extrême droite en France, op. cit., p. 182, ainsi que : M. Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, (1982)1990, coll. Points/Histoire, n° H131, pp. 276277.
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crainte qu’elle ne ternisse la réputation de l’auteur. Ce silence aura laissé libre cours à des démarches visant à neutraliser l’impact et la portée de son écriture. Le groupe Tel Quel ne s’est pas privé sur ce point.653 Inquisition ou jugement lapidaire d’un côté, patient travail de (re)lecture de l’autre. Les littéraires ont rattrapé leur retard depuis quelques années. Outre l’essai biographique de Christophe Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible qui, pour la première fois, prend en compte l’intégralité de la production journalistique et littéraire de l’époque, il y a l’étude de Lesly Hill, Maurice Blanchot. Extreme Contemporary. Leurs pistes de lecture concordent. Bident et Hill soulignent chacun l’ambiguïté du discours blanchotien de l’époque.654 Si ses contributions aux quotidiens ou périodiques mentionnés ci-dessus reprennent nombre de clichés du discours officiel de L’Action Française, en revanche, pour qui veut bien les lire, ils s’inspirent également d’une autre veine, qui resurgira à chacun des engagements d’après-guerre de l’auteur. Hill observe une dichotomie entre, d’une part, ce qu’il désigne par a Politics of the Possible, soit un discours contestataire à l’égard du pouvoir en place, légitimant le recours à la violence afin de garantir le maintien de la communauté de fait (c’està-dire le territoire national), invoquant pour ce faire la mémoire collective et la continuité avec le passé, et d’autre part, a Politics of the Impossible qui, en rupture avec ce discours typique de l’extrême droite, en appelle à la violence comme excès ou rupture par rapport à toute institution, soit l’éclatement du présent, promesse d’un futur toujours à venir. À la manière du ventriloque, Blanchot plaide donc à la fois et en même temps pour la nécessité d’une révolution nationale et le rejet de toute institutionnalisation de la révolte, tant à droite qu’à gauche. Ce double discours aboutira progressivement à l’abandon définitif de la composante traditionnelle au bénéfice de l’autre, irrécupérable par essence.655
653
Voir à ce titre l’introduction. C. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., 1998, pp. 49-157; L. Hill, Maurice Blanchot. Extreme Contemporary, London & New York, 1997, Warwick, coll. Warwick Studies in European Philosophy, pp. 1-52. 655 Ce qui crée une marge de manœuvre pour une lecture apologisante. Insistant sur cette veine révolutionnaire marquant la continuité autant que la singularité de l’engagement blanchotien, elle escamote le corpus journalistique. Or les prises de position de Blanchot sont problématiques en ce qu’elles glissent par moments vers un nationalisme et un antisémitisme des plus conformes à l’idéologie xénophobe régnant à 654
272
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En d’autres mots et pour schématiser un peu, Blanchot durant l’entre-deux-guerres se voit tiraillé entre Maurras et Proust. Un conflit intérieur qui explique l’incompatibilité de ses prises de position à l’époque. Le deuil de Maurras une fois accompli, l’homme se revendiquera de plus en plus d’une autre veine, calamiteuse, scandaleuse car outrancière et minant les assises mêmes de toute société axée sur l’identitaire : celle de Proust, dont le nom n’apparaîtra que durant l’Occupation, mais qui déjà cache de son ombre la silhouette de Maurras. Cette veine alimente ses premières réflexions critiques, notamment celle consacrée en 1940 à Lautréamont, ainsi que son premier roman, Thomas l’Obscur, paru chez Gallimard en 1941, mais rédigé entre 1932 et 1940. Un roman qui, tels La recherche du temps perdu ou Les chants de Maldoror, puise dans le mal. Le réel y est mis à l’épreuve par un esprit de création excessif, débridé, marqué par une inquiétante étrangeté. Blanchot déjoue de la sorte les conventions de l’écriture édifiante, à la gloire nationale, clouant ainsi définitivement le bec à un Maurras glissant vers les bas-fonds de la collaboration et de la haine raciale. Du coup, le rapprochement avec l’auteur de L’histoire de l’œil s’éclaire. Avec cela cependant, tout n’est pas dit. Car l’intérêt immédiat et permanent de Blanchot pour la littérature le distingue d’entrée de jeu de Bataille, dont on connaît l’attitude mitigée envers l’écriture. L’engagement de Blanchot au contraire se doit d’être interprété à l’aune de l’émergence progressive en lui de cette veine poétique.
l’époque (voir à ce titre : U. Haase & W. Large, Maurice Blanchot, London & New York, Routledge, 1998, coll. Routledge Critical Thinkers, pp. 85-95). Mehlman formulera indirectement un reproche de malhonnêteté intellectuelle à l’égard de Bident, le biographe de Blanchot, qu’il accuse de donner dans la veine apologétique. Mehlmann fut signataire en 1982 d’un article dans Tel Quel suggérant que la théorie blanchotienne de l’écriture comme expérience du vide est entièrement motivée par des raisons autobiographiques, à savoir : la douloureuse parenthèse de l’entre-deuxguerres. Un point de vue peu nuancé, à la mesure de l’embarras que semble provoquer chez lui les questions que suscitent cette œuvre. (Voir à ce titre : J. Melhman, « Vie et œuvre de Maurice Blanchot : le partage du mythe », Critique, novembre 1999, n° 630, pp. 942-952.)
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
3.1.2
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Pour le sacrifice de soi
Le parcours politique de Blanchot durant l’entre-deux-guerrres, les littéraires s’accordent sur ce point656, se découpe en trois étapes distinctes. Chacune de ces étapes marquera un progrès irréversible vers une pratique d’écriture où le politique et le littéraire, après plusieurs faux départs, finiront par se rejoindre en une synthèse singulière. Une synthèse qui distingue d’entrée de jeu le parcours initial de Blanchot de l’orthodoxie extrémiste qu’il côtoie en ces années troubles. Une première étape couvre les années 1931-1933. À l’époque, Blanchot venait de se diriger vers le journalisme, qu’il préférera à l’Université. Cet ancien étudiant en philosophie et en allemand, qui avec son ami Levinas rencontré à la Faculté de Strasbourg à la fin des années vingt découvre à la fois Proust et la phénoménologie allemande657, choisit de collaborer à des périodiques d’extrême droite, tous dans la mouvance de Thierry Maulnier. La préoccupation de Blanchot sera non pas politique, mais littéraire. Or, d’emblée, le ton sera défaitiste. Partisan d’une souveraineté absolue des Lettres, le jeune intellectuel s’indigne de la veulerie d’une modernité inapte à respecter la nature sacrée de l’écriture. Se développe à partir de là une dichotomie tranchée entre « l’esprit » exalté et une « médiocrité du monde » sévèrement condamnée.658 Ce manichéisme simplificateur produira à son tour un champ sémantique opposant « la raison », « la beauté millénaire » et les « exigences éternelles » à « la paresse » et « l’abdication » contemporaines. Défenseur acharné des valeurs spirituelles qu’il juge perdues, Blanchot en appelle au sacrifice. La « virilité » et « l’héroïsme » sont seuls en mesure à ses yeux de redonner à l’esprit ses lettres de noblesse. Le don de soi comme ultime rempart 656
Nous suivons sur ce point les lectures convergentes de Bident, Hill et d’Arthur Cools : Id., L’écriture et l’engagement. Une étude sur le silence de Maurice Blanchot, Mémoire de licence non publié (sous la direction de K. Geldof), Katholieke Universiteit Leuven, 1995 ; ainsi que de Shinichiro Yasuhara : Id., L’exigence politique et littéraire de Maurice Blanchot dans les années trente, Mémoire de D.E.A. non publié (sous la direction de L. Jenny), Université de Genève, 2000. 657 Voir à ce titre : C. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., pp. 3548. 658 M. Blanchot, « La culture française vue par un Allemand », La Revue Française, n° 10, 27 mars 1932, pp. 363-365.
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contre le « désordre », la « faillite », le « désarroi », la « ruine » et la « décadence » auxquels l’Occident serait en proie659 fait déplacer le discours blanchotien de la littérature vers l’action : L’homme lui-même, livré à l’action dissolvante d’une psychologie subjective, appauvri par une analyse trop riche qui substitue des observations théoriques à la vie de l’âme, cesse d’avoir la valeur que lui donne l’unité de l’âme, cesse d’avoir la valeur concrète que lui donne l’unité d’une personne. (…) La civilisation finit par manquer à la littérature, réduite à en accepter le désordre ou à se réfugier, pour le fuir, dans des abstractions inhumaines ou enfin à la combattre et à lui opposer l’espoir de la révolution.660
L’écriture a cédé à la facilité des conventions bourgeoises, perdant de la sorte sa force de refus. L’idéal sacrificiel est maintenu mais, jadis spirituel, il se veut désormais activiste. L’esprit ne trouvant plus de place dans un monde où règnent le chaos et l’arbitraire, l’intervention directe s’avère inévitable. Il ne s’agit pas pour Blanchot de mettre l’esprit entre parenthèses, mais de reconquérir son champ d’action. Ce qui revient, outre à congédier les Lettres, à déclarer la guerre au matérialisme. Le marxisme est visé en premier qui, en cela tributaire du capitalisme qu’il combat, maintient l’asservissement de l’homme aux moyens de production.661 Dans ses contributions à la revue Rempart d’avril à août 1933, Blanchot s’en prendra avec virulence aux idéologies de gauche et d’extrême gauche, ainsi qu’aux régimes démocratiques qui aliènent l’homme. Si révolution il y a, elle ne peut avoir pour enjeu que le rétablissement de l’hégémonie de l’esprit. Lui seul a la faculté d’extraire l’essence du réel. Alors que le matérialisme historique et sa dérive stalinienne gagnent du terrain, Blanchot s’accroche à l’illusion idéaliste d’une unité originelle disparue. La littérature a failli dans sa mission de rétablir cette harmonie perdue. Il faut donc changer d’armes. Son appel à la révolution ira dans ce sens. Elle trouve sa raison d’être dans la régénération d’une nation française larvée par l’étatisme, le socialisme et l’anarchie régnant aux plus hauts échelons.
659 M. Blanchot, « Le monde sans âme », La Revue Française, n° 3, 25 août 1932, pp. 460-470. 660 M. Blanchot, « Âmes et visages du XXe Siècle », La Revue Universelle, n° 18, décembre 1932, p. 745. 661 M. Blanchot, « Le marxisme contre la révolution », La Revue Française, n° 4, avril 1933, pp. 506-517.
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Aux jeunes de faire preuve de bravoure et de vitalisme.662 La survie de la nation en dépend. Ce discours activiste à la rhétorique pompeuse annonce le vent d’hiver soufflé par Caillois en 1938 dans l’espoir de voir ainsi périr les éléments corrompant cet organisme qu’est toute communauté. La spiritualisation de la notion de révolution n’ira pas sans contradictions internes qui conduiront l’engagement de Blanchot vers une impasse éprouvée telle quelle. La littérature et le langage n’ayant plus droit au chapitre, son plaidoyer pour un « retour à l’ordre » se voit privé du seul garde-fou pouvant empêcher une irruption inopinée de réflexes fascistoïdes dans son discours. Comment concilier un nationalisme français, même revisité, aux forces salvatrices de l’esprit ? En quoi l’ordre dit « véritable » serait-il hexagonal et non germanique ou italien ? Blanchot a beau condamner l’hitlérisme qui, à défaut de l’esprit, ne partage en rien son idéal révolutionnaire, l’écart entre le nationalisme allemand et celui qu’il propose à la France est mince. Si univoque soit-il dans sa dénonciation réitérée du régime nazi663, il ne peut qu’applaudir toute révolution remplaçant les leurres que sont pour lui le matérialisme et les idéologies collectivistes par l’exaltation d’une nation requinquée : (…) le fascisme et l’hitlérisme ont appris aux partis de gauche que la foi révolutionnaire (…) ne leur appartenai(en)t plus : l’ère de l’Internationalisme est close. C’est aujourd’hui dans le cadre de la nation que s’élabore la société nouvelle.664
L’égarement de Blanchot sera plus manifeste encore dans sa critique du régime parlementaire, qu’il fera contraster avec l’effet de régénérescence en Italie et en Allemagne d’un sentiment patriotique auprès des jeunes. Il saluera en outre le rejet dans ces régimes-là du capitalisme665 autant que du marxisme et opposera le vitalisme, la 662
M. Blanchot, « Le rajeunissement de la politique », Journal des débats, 2 mai 1932, p. 1. 663 M. Blanchot, « Des violences antisémites à l’apothéose du travail », Le Rempart, n° 10, 1er mai 1933, p. 3, ainsi que : Id., « La levée en masse de l’Allemagne », Le Rempart, n° 22, 13 mai 1933, p. 2. 664 M. Blanchot, « Le socialisme marxiste s’effondre. Un socialisme national se tourne vers des voies nouvelles », Le Rempart, n° 88, 18 juillet 1933, p. 18. 665 M. Blanchot, « Les quatre vérités. La jeunesse française devant le monde », Le Rempart, n° 67, 27 juin 1933, p. 2.
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La fascination du Commandeur
fraîcheur et même la violence du fou de Berlin à la démocratie, jugée obsolète, mortifère et pourrie dans ses assises. Isolé de son contexte, l’extrait ci-dessous se lirait sans peine comme un appui ouvert de son auteur à la dictature hitlérienne et ferait de lui une antenne de la propagande national-socialiste : Le hitlérisme a eu sur la sociale-démocratie la triple supériorité de la violence, de l’autorité légale et d’une doctrine encore intacte.666
Les publications de Blanchot dans Combat et L’Insurgé entre 1936 et 1937 se distinguent des articles antérieurs par la récurrence d’invectives et un dégoût croissant envers le gouvernement Blum. L’appel à la révolution cède le pas à une dénonciation stérile, la France n’étant plus jugée à même de réaliser un tel projet. Ce constat d’échec générera un discours verbeux, mécanique et vide de sens.667 À peine établi, le Front Populaire fait l’objet de remarques acerbes de la part de Blanchot, au point même de donner passagèrement dans la veine antisémite. Tout en dénonçant avec fermeté les premières persécutions contre la communauté juive668, Blanchot, après l’invasion par les troupes allemandes de la Rhénanie, cède à la tentation du bouc émissaire.669 Inquiété par l’imminence d’un conflit armé, il lancera un appel au « terrorisme » pour cause de survie d’une nation en déperdition :
666
M. Blanchot, « La crise du socialisme », Le Rempart, n° 82, 12 juillet 1933, p. 3. M. Blanchot, « Réquisitoire contre la France », L’Insurgé, n° 1, 13 janvier 1937, p. 4, ainsi que : Id., « M. Delbos a raison », L’Insurgé, n° 15, 21 avril 1937, p. 4 ; Id., « Préparons la vengeance », L’Insurgé, n° 11, 24 mars 1937, p. 7 ; Id., « Blum provoqué à la guerre », L’Insurgé, n° 12, 31 mars 1937, p. 4 ; Id., « La France condamnée à avoir tort », L’Insurgé, n° 18, 12 mai 1937, p. 4 ; Id., « La seule manière d’être Français », L’Insurgé, n° 23, 16 juin 1937, p. 4. 668 Voir à ce titre : M. Blanchot, « Des violences antisémites à l’apothéose du travail », op. cit.. 669 Voir à ce titre : M. Blanchot, « Après le coup de force germanique », Combat, n° 4, avril 1936, p. 59. 667
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
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Il est nécessaire que cette révolution soit violente, parce qu’on ne tire pas d’un peuple aussi aveuli que le nôtre les forces et les passions propres à une rénovation par des mesures décentes, mais par des secousses sanglantes, par un orage qui le bouleversera afin de l’éveiller.670
Le ton boursouflé et viril, ainsi que le recours à des métaphores climatiques, ne sont pas sans rappeler « Le vent d’hiver », l’antisémitisme en plus. Désormais, l’objectif est d’assurer au plus vite la résurrection de la France et non plus de revaloriser l’esprit. Les descentes répétées dans les rues de Paris, qui ont conduit aux événements sanglants du 6 février 1934, marqueront cependant l’échec d’un activisme immédiat. Dans « La fin du 6 février », paru dans Combat deux ans jour pour jour après les faits, Blanchot rectifie le tir. Conscient du danger de toute action coupée du langage, il réexamine sa position, proposant l’exploration d’une « voie où l’esprit cherche à rencontrer en dehors de lui quelque chose qui le confirme en lui-même ».671 Un mode de pensée qu’il ne cessera de peaufiner par après et qui, dans l’immédiat, signifie le renoncement au leurre de l’action directe. La réflexion politique de Blanchot entre ici dans une troisième phase, dont le tournant se situe au début de 1937. Dorénavant, la révolution passera par la littérature. Le programme d’une telle politique est annoncé dans « De la révolution à la littérature », où se dégage pour la première fois l’idée de l’œuvre d’art comme acte de libération. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière. L’art n’est pas coupé du réel ou aveugle à la réalité politique. Mais prenant acte de son égarement, Blanchot se voit contraint de remettre en question sa conception de l’engagement. Amputée de la langue, l’action politique équivaut à une violence de type fasciste. Elle ne sera sauvegardée qu’à condition qu’y soit réinjecté du signifiant. En conséquence, l’acte révolutionnaire par excellence consistera non plus à tirer «quelques balles dans la peau »672 de politiciens abjects, mais à résister en tant que créateur aux facilités des conventions de rigueur. L’art, la littérature en particulier, est invité à sortir de son isolement et à extraire son essence d’un réel dont il s’imprègne. L’esprit comme principe unifiant remonte ici à la
670
M. Blanchot, « Le Terrorisme, méthode de salut publique », Combat, n° 7, juillet 1936, p. 106. 671 M. Blanchot, « Positions », La Revue du Siècle, n° 6, octobre 1933, p. 77. 672 M. Blanchot, « Le caravansérail », Combat, n° 10, décembre 1937, p. 171.
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La fascination du Commandeur
surface. Dès lors, le refus se traduit par un effort de dépasser par la pratique de l’écriture le leurre d’un empirisme immédiat : Ce qui compte aussi, c’est la force de résistance que l’auteur a opposée à son œuvre par les facilités et les licences qu’il lui a refusées, les instincts qu’il a maîtrisés, la rigueur par laquelle il se l’est soumise.673
L’art est politique par sa nature à la fois non-conformiste et créatrice. Plutôt que de reproduire telle quelle une réalité déjà là, l’artiste forge celle-ci dans l’acte même de la création. Cette politisation des arts - qui est à l’opposé de tout propagandisme - donne à Blanchot les armes adéquates pour attaquer l’hitlérisme, de même que le stalinisme. L’œuvre d’art est un dépassement de l’irrationalisme fasciste, dont il prophétise l’échec. Blanchot revient ici à son idée originelle d’une souveraineté absolue de l’art, pourvu de la sorte d’une force de résistance à tout effort d’arraisonnement du langage. Celui-ci remis en orbite, l’auteur se voit lavé de tout soupçon d’intelligence avec l’ennemi : La Russie soviétique et l’Allemagne hitlérienne ont tenté de construire un univers où chaque homme, pensant et agissant, suivît l’ordre commun et restât fidèle à sa vocation. Tous deux ont échoué (…) Dans les deux cas, l’artiste a collaboré à la destinée générale en recevant d’une réalité qui le commande, l’État, les thèmes mêmes de sa création. Il doit faire œuvre personnelle en s’assimilant. Il est astreint aux choses plutôt qu’il n’est réconcilié avec elles.674
Son parcours politique aura fait évoluer Blanchot d’une conception autonome mais insulaire de la littérature vers une approche plus globalisante. Sa souveraineté inconditionnelle donne à l’art sa valeur politique. La littérature, pour être authentique, sera « dissidente ».675 Elle n’a de consistance et de raison d’être que pliée à une discipline de la raison. Une raison que Blanchot faillit perdre, mais dont il ne cessera désormais de faire l’apologie dans sa critique littéraire, dès
673
M. Blanchot, « De la révolution à la littérature », L’Insurgé, n° 1, 13 janvier 1937, p. 3. 674 M. Blanchot, « Penser avec les mains, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, n° 3, 27 janvier 1937, p. 5. 675 M. Blanchot, « On demande des dissidents », Combat, n° 20, décembre 1937, pp. 154-155.
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
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1938 objet quasi exclusif de ses interventions journalistiques. La décapitation n’aura pas eu lieu. La sortie de route aura été réelle, mais corrigée à temps. 3.1.3
À la recherche du langage perdu
En février 1942, Blanchot consacre sa chronique dans le Journal des débats à la philosophie de l’intuition de Bergson. Il y marque l’écart entre une pensée ne pouvant donner au langage la place qui lui revient et une pratique de la poésie qui se veut gardienne des mots. Sa méfiance légitime envers une approche profane du monde, réduit de la sorte à l’état d’outil, amena Bergson à chercher une intimité obscure que le langage pervertit à ses yeux. Blanchot au contraire, rejoignant sur ce point Proust et Paulhan, comprit l’urgence de (re)donner aux mots leurs lettres de noblesse. Rien n’est qui croit pouvoir faire l’économie du langage. La remarque vise indirectement le surréalisme, que Blanchot (pas plus d’ailleurs que Proust ou Paulhan) ne put cautionner pour cause de respect envers la dimension sacrée du langage : Le langage spontané, c’est peut-être le langage qui explique le mieux l’informe de la vie intérieure, mais le langage qui importe à l’artiste, c’est celui de l’extrême conscience, et il n’y a rien que l’esprit méprise plus vivement que la spontanéité irréfléchie, image de ses accidents et des hasards. Ce qui, à un certain point de vue, est le contre-pied de la philosophie bergsonienne.676
Blanchot jugera son commentaire suffisamment important pour l’intégrer dans Faux pas. Ce même volume reprend la lecture qu’il fit de Proust en mai 1943 dans les colonnes du Journal des débats. Son attention s’y focalise sur le mécanisme de la réminiscence. L’effet d’étourdissement que la mémoire involontaire provoque sur le narrateur libère celui-ci, le temps d’une syncope, d’une angoisse constante et omniprésente. L’extase le rend souverain au point de défier la mort. Cette Rédemption, l’art seul en permet l’aboutissement. À ce titre, Blanchot parle de « l’abus » que ferait Proust des impressions que le langage discursif, soumis au diktat de la logique, empêche
676
M. Blanchot, « Bergson et le symbolisme », Journal des débats, 10 février 1942, p. 3 (Repris dans : Id., Faux pas, Paris, Gallimard, (1943)1987, pp. 132-135).
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La fascination du Commandeur
d’accueillir. Celles-ci ne sont pas reproduites à l’état brut dans la Recherche, mais canalisées par l’intelligence. La raison n’est pas réduite au silence. Au contraire, elle fait fonction de décodeur d’une expérience intérieure mettant la connaissance à l’épreuve. La Révélation finale du Temps Retrouvé n’est cependant pas le triomphe de la conscience sur l’angoisse. Bâtie sur le vide inhérent au langage, la Recherche replonge sans cesse le narrateur dans une angoisse originelle que l’écriture ne peut ni ne cherche à épuiser.677 Après une période d’égarement, Blanchot se revendique donc de Proust. Tout se passe comme si la lecture de la Recherche en 1922 avait été comme une bombe à retardement dans son esprit. Une éducation catholique et bien-pensante, ainsi qu’un climat politique diffus et agité, auront empêché Blanchot d’actualiser sur le champ les acquis d’une lecture s’avérant décisive. Le sacrifice de soi sera proustien ou ne sera pas. Il se traduira par une Adoration Perpétuelle de l’Art, scandée par des interventions ponctuelles sur la scène politique. Non pas un dilettantisme ou un dandysme fin de siècle, mais la conscience aiguë de la dimension ontologique du langage, qui astreint l’écrivain à assumer un destin que gloire et honneurs ou mal de vivre de type romantique ne font qu’esquiver. L’être est être de langage. Le néant qui l’habite s’articule par un discours poussé aux limites de ses capacités d’expression. L’écriture est une expérience originelle qui annihile toute prétention de la vie. La mort comme expérience à la fois irrécupérable et incommensurable passe par une pratique de l’écriture qui fait se croiser les chemins de Proust et de Blanchot. Une influence qui, d’entrée de jeu, créera un différend majeur opposant ce dernier à Sartre. 3.2 3.2.0
Tableaux Introduction
Il sera surtout question ici de musées ou d’ateliers. Balzac, Proust, ensuite Blanchot et Sartre font chacun entrer leurs personnages dans ces endroits sacrés. Une stratégie des plus commodes, pourrait677
M. Blanchot, « L’expérience de Proust », Faux pas, op. cit., pp. 53-58.
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
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on croire, pour permettre à l’auteur de développer son esthétique. Ce serait cependant au prix de la fiction qui, réduite de la sorte à une fonction purement référentielle, se trouverait mise entre parenthèses. En vérité, la question est plus complexe. Artistes ou simple spectateurs, les héros dans l’imaginaire des auteurs mentionnés ci-dessus paieront de leur vie cette initiative. Étrange coïncidence que ces musées qui tuent à chaque fois. Il serait pourtant précipité d’en conclure à une filation ou une parenté dans les quatre cas de figure. Une mort n’est pas l’autre. La ressemblance des scènes cache une dispute philosophique qui s’articule au niveau de l’écriture. Une dispute qui opposera Proust à Balzac, comme Blanchot à Sartre. Pour illustrer l’écart entre ces deux derniers, nous visiterons d’abord la Recherche, puis Le chef d’œuvre inconnu de Balzac, pour ensuite comparer Thomas l’obscur et Aminadab à la production sartrienne des années trente à la Libération, soit La nausée, les trois premiers volumes des Chemins de la liberté, ainsi que Huis clos et les Carnets de la drôle de guerre. 3.2.1
Proust versus Balzac
Le 21 avril 1921, Proust se rend au Jeu de Paume, pour contempler la Vue de Delft de Vermeer, dont la découverte à La Haye en octobre 1902 fut pour lui une Révélation. À l’époque, il est déjà fort affaibli. La mort le guette et il le sait. Il s’agit d’épargner ses forces pour faire aboutir l’œuvre. Cette sortie, il la veut pourtant.678 À ce moment-là, il travaille à la scène de la mort de Bergotte. Une mort qui se déroule dans un musée, lors d’une exposition de peintures hollandaises. Saisi d’étourdissements qui le contraignent à s’assoupir sur un canapé, le vieil écrivain quitte la vie en se reprochant de n’être pas allé, tel Vermeer, au bout de son art.679 La gloire et la renommée ne compensent aucunement le renoncement au sacrifice qu’impose la création. Sacrifice auquel a consenti Proust, qui aura consacré sa vie entière à une Adoration Perpétuelle de l’Art. La Rédemption est à ce prix. Bergotte est donc à l’opposé de son créateur, qui se voit contraint
678
Pour le détail de la visite et les témoignages à ce sujet, voir : J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., pp. 872-874. 679 M. Proust, La prisonnière, in Id., À la recherche du temps perdu, vol. III, op. cit., pp. 689-693.
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La fascination du Commandeur
de l’expulser de la scène bien avant la découverte par Marcel de sa vocation d’écrivain dans Le Temps Retrouvé. Dans Le chef-d’œuvre inconnu (1845) de Balzac, le jeune Poussin se rend au domicile de François Porbus, portraitiste d’Henri IV. Il y assiste à une leçon envoûtante de Maître Frenhofer, un peintre imaginaire. Celui-ci déplore l’indécision dont pâtissent les toiles de Porbus entre, d’une part, la rigueur des maîtres allemands et, d’autre part, la vitalité débordante de l’école italienne, Titien le premier. La confiance régnant, Frenhofer dévoile à ses admirateurs un portrait en cours d’élaboration depuis plus de dix ans déjà et qui serait l’incarnation parfaite de la vie. Or, à la consternation des deux jeunes peintres, la toile ne représente rien, si ce n’est le bout d’un pied. Exalté, le vieil artiste s’indigne dans un premier temps de l’embarras de ses deux épigones, pour ensuite se rendre à l’évidence et se donner la mort la nuit même, après avoir brûlé ses toiles. À première vue, les scènes de la mort naturelle de Bergotte et du suicide de Frenhofer sont ressemblantes : dans les deux cas, un artiste paie de sa vie un constat d’échec quant à sa propre création. Constat qui se fait par une confrontation aussi violente qu’imprévue avec l’œuvre ou le regard d’un ou de plusieurs artistes. La mort du personnage proustien n’est cependant pas identique à celle du héros balzacien. Si irréversible soit-il pour les deux, la nature de l’échec diffère. Freinhofer croyait pouvoir combler la béance du vide par une création prétendument souveraine.680 Claude Lantier, le peintre insatisfait de L’Œuvre (1886) de Zola, pensa de même. Or les deux artistes se donneront la mort en ne laissant rien derrière eux. Bergotte quant à lui comprit l’échec d’un tel leurre. Le tableau de Vermeer est comme la ville de Venise : une splendeur s’engouffrant dans le néant d’où elle prit forme. Un écart oppose ainsi Proust à Balzac, qui séparera également Blanchot et Sartre.
680
Frenhofer, à s’obstiner à vouloir capter son Eurydice, rate son désir, qui par essence ne peut s’articuler qu’au rien. Sur cette interprétation blanchotienne de la nouvelle balzacienne, voir : G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Les Éditions de Minuit, (1985)2001, coll. Critique, pp. 65-70.
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
3.2.2
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Titien ou la mort à l’œuvre
Dans Thomas l’Obscur (première version), le personnage d’Irène déambule dans une salle d’un vaste musée, ornée de portraits du dix-septième siècle italien. Titien y occupe une place prépondérante. Or la seule contemplation d’une toile du maître accule Irène au suicide.681 Cette scène, centrale dans le roman, ne s’entend qu’à la lumière de l’émergence progressive de la parole chez Thomas.682 Il lui faudra pour cela la rencontre de deux femmes l’accompagnant dans son errance. Rencontre qui à son tour ne sera pas sans conséquences pour ces dernières. Anne, la première des deux, se voit, par le seul contact avec Thomas, libérée du factice qui, comme une fine pellicule, couvrait jusqu’alors son désœuvrement essentiel. Confrontée, au même titre que quiconque le croisant sur son passage, au vide de Thomas, elle ne pourra plus échapper au sien. Elle tentera cependant d’amener Thomas à la vie, à laquelle elle s’accrochera à mesure que celle-ci lui glisse entre les mains. Ne supportant pas l’abîme qui le sépare d’elle, elle se donne pour tâche de rendre Thomas humain, commettant de la sorte la même erreur qu’Orphée à l’égard d’Eurydice. D’où son effacement au profit d’Irène, attirée à son tour par le mourir incessant de Thomas, qu’elle partage avec lui. Mais elle non plus ne supportera pas longtemps son regard vide, qui la dépouille de ses artifices pour la confronter au néant qui l’habite. La contemplation des maîtres italiens chantant la gloire d’une classe royale ou divine est comme un miroir lui reflétant son propre leurre d’une vie présente à soi. Or le tableau de Titien, loin de participer à la sacralisation d’une élite installée dans sa certitude d’être, meurt à chaque regard posé sur lui. Un mourir incessant qui entraîne à son tour l’agonie de son public. À l’opposé de l’illusion mimétique d’une société tentant de la sorte de maintenir ses privilèges, la toile de Titien est œuvre d’art dans son
681
M. Blanchot, Thomas l’obscur, Paris, Gallimard, 1941, p. 153. Nous suivons sur ce point la lecture qu’en propose A. Cools dans : Id., « L’instant de la mort dans Thomas l’obscur. Le temps du renversement et la question de l’origine », in L’épreuve du temps (sous la direction d’É. Hoppenot), Drôme, Éditions Complicités, 2006, coll. Compagnie de Maurice Blanchot. (Sur Thomas l’obscur comme dramatisation de l’écriture, voir aussi : D. Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, coll. Philosophie d’aujourd’hui, pp. 207-210.) 682
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La fascination du Commandeur
refus de se conformer à toute volonté de représentation. Elle ne se donne à voir qu’à un être lui aussi déjà mort et qui, la contemplant d’un regard vide, la peint avec le même désenchantement que Titien lui-même à l’époque. Thomas recrée ici la toile du maître.683 En conséquence, le musée dans l’imaginaire blanchotien est un atelier où un regard privé de vision refait sans possibilité d’achèvement une création émanant du vide. Vide auquel elle retourne sans cesse. Une situation intenable pour Irène, devenant aveugle à mesure qu’elle se cramponne à la vie. À l’énucléation d’un Thomas fort de son défaut de vision, elle préférera se suicider, s’imaginant ainsi disposer de soi jusqu’à la mort incluse. De même que Frenhofer refuse de céder sur une souveraineté irréelle qu’il s’octroie à son insu - une souveraineté absorbant le néant dans une dialectique donnant l’avantage à l’être -, de même Irène tente de couvrir en vain le vide dans lequel elle se sent glisser non sans s’en être apeurée. Réalité langagière, les arts plastiques sont générés par la béance du vide qu’aucune toile ne serait à même de (re)couvrir. Le musée ici, à l’instar de la cathédrale proustienne, est un espace où ce vide se donne à voir. Genette a amplement démontré l’abandon progressif dans la Recherche d’une illusion substantielle originaire traduite par la métaphore, au profit de l’analogie, respectueuse du vide d’où le langage émerge.684 Un même mécanisme s’observe dans le premier roman de Blanchot, où le voir et l’image reculent face au désœuvrement d’une toile résistant au fétichisme de toute présentification. L’écriture est une peinture qui échappe au réel et vice versa. L’émergence du langage chez Thomas se fera après le retour d’Anne qui, d’abord conscience présente à soi, aura entamé depuis lors le deuil de sa certitude d’exister pour donner sa voix au néant. Grands ouverts, ses yeux offriront paradoxalement un regard vide à son entourage.
683
M. Blanchot, Thomas l’obscur, op. cit., p. 156. Outre les articles auxquels nous nous sommes déjà référé dans le premier chapitre, voir aussi : G. Genette, « La question de l’écriture », in Recherches de Proust, op. cit., pp. 7-12. Sur les tableaux comme écriture palimpseste chez Proust, voir : E. Eells, « L’envers de quelques tableaux », Bulletin d’informations proustiennes, 2001/2002, n° 32, pp. 107-119). L’effet d’ébranlement sur le spectateur d’une peinture non référentielle chez Proust a fait l’objet d’un commentaire de G. Didi-Huberman dans : Id., Devant l’image, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001, coll. Critique, pp. 291-294. 684
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
3.2.3
285
Sartre, peintre affolé
Bouville, l’entre-deux-guerres. Antoine Roquentin, héros de La nausée paru en 1938, s’y établit afin d’entamer des recherches sur la vie Monsieur de Rollebon, un aventurier du XVIIIe siècle, au sujet duquel il envisage d’élaborer une thèse. Une visite au musée local le fera cependant renoncer à son projet.685 Autre façon, symbolique cette foisci, de se donner la mort. Roquentin s’y essaiera une dernière fois, mais en vain. Un écœurement, annonciateur de la nausée que suscitera peu de temps après le constat accidentel de la nature contingente de la vie, l’envahit soudainement et fait tomber la plume de ses mains. Désormais, les mots n’auront pas plus de raison d’être que la racine exposée d’un arbre dans un square quelconque. Que s’est-il donc produit de si maléfique dans le Musée de Bouville pour qu’un tel malaise puisse saisir et paralyser Roquentin ? Les personnalités représentées dans la salle le rebutent à cause de leur suffisance. Pour chacun d’eux, leur portrait garantissait leur immortalité. La mort dans cette optique ne sert qu’à raffermir la vie, qu’elle prolonge de la sorte. Le musée se transforme ainsi en un mausolée de citoyens confortés dans leur souveraineté illusoire. Or plus celle-ci s’étale au grand jour, plus se dévoile le mourir incessant qui les rongea tous de leur vivant. Roquentin observe derrière l’éclat de visages se complaisant dans une assurance triomphale « des yeux aveugles »686 qui s’ignorent comme tels. Les arts plastiques ont beau être insolents au point de s’imaginer pouvoir éconduire la mort, ils s’apparenteront toujours à une écriture palimpseste qui aboutit notamment au cycle de la Recherche. Le désœuvrement annihile toute prétention de vie, que la mort viendrait à culminer. L’abandon de la thèse fonctionne ici comme le stylet tranchant le cou d’Irène. Le leurre d’une écriture, plastique ou littérale, ayant une emprise sur une réalité palpable et qui la précède, répugne Roquentin, qui finit par y renoncer. Son journal se veut une chronique à froid, sans prouesses stylistiques, de sa prise de conscience progressive de l’absurdité de l’existence. Le sujet a-t-il pour autant perdu ses lettres de noblesse ? Il est à craindre que
685 J.-P. Sartre, La nausée, in Id., Œuvres romanesques (édition établie par M. Contat et M. Rybalka), Paris, Gallimard, (1981)1987, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 113. 686 Ibid., p. 106.
286
La fascination du Commandeur
non. Récit d’une expérience impossible, La nausée se lit comme une tentative, annoncée dès l’incipit, de surmonter cette absurdité par l’écriture : « tenir un journal pour y voir clair »687, n’est-ce pas rendre la vue aux yeux ? Tout se passe donc comme si Roquentin comblait le vide à l’origine pourtant de ses écrits. Tels Frenhofer ou Irène, il se dérobe de la sorte au néant qui l’aspire. Septembre 1945 voit la parution simultanée des deux premiers volumes des Chemins de la liberté. Dans le premier, L’Âge de raison, Mathieu visite une exposition consacrée à Cézanne, accompagné d’Ivich.688 Le musée, cette fois-ci, servira de laboratoire à la phénoménologie sartrienne. Sentant Ivich s’éloigner de lui, Mathieu s’efforce de la reconquérir. Une telle attitude revient à sacrifier sa liberté sur l’autel de l’amour. Un masochisme qui n’est pas sans rappeler la trame de La prisonnière, où, rongé par la jalousie, Marcel ne cesse de traquer Albertine, ne trouvant d’apaisement passager que dans l’accompagnement éveillé de son sommeil. Or la comparaison ne tient pas. La phénoménologie de Sartre n’articule pas le rapport à autrui en fonction d’un vide qui lui serait inhérent. Bien au contraire : la dépossession étant synonyme d’aliénation, le respect d’un prétendu manque ontologique équivaudrait à une abdication de sa souveraineté.689 Pour Sartre, l’inquiétude de Marcel provient de son impossibilité de se poser en objet de désir d’Albertine. Lui dérober sa conscience pour accomplir son fantasme d’amant ne solutionnerait rien. La liberté n’est réelle que par le respect d’autrui.690 La confrontation avec Ivich montre à quel point le philosophe existentialiste contrôle l’imaginaire de l’écrivain en lui. À défaut d’intégrer le non-être, Sartre ne peut concevoir le langage autrement que de façon activiste. S’il reconnaît la nature langagière du rapport à l’autre, c’est pour autant qu’elle garantisse la transcendance d’autrui. Sa liberté permet de résister à l’envoûtement du discours amoureux. La situation, pour être toujours déjà là, est une facticité que nous sommes à même, en vertu de cette liberté qu’est notre essence ontologique, de transformer en un projet 687
Ibid., p. 5. J.-P. Sartre, L’Âge de raison, Ibid., pp. 467-479. 689 J.-P. Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, (1943)1980, coll. Tel, n° 1, pp. 413-429. 690 Sur la lecture de Proust comme acte manqué chez Sartre, voir : J. Deguy, « Sartre lecteur de Proust », in Lectures de Sartre (Textes réunis et présentés par C. Burgelin), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1986, pp. 199-215. 688
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
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d’existence. Le langage n’est autre qu’un « acte libre » par lequel le locuteur se positionne, se réalise dans le monde auquel il donne son sens.691 Pour étayer sa thèse, Sartre se réfère notamment aux Fleurs de Tarbes, dont il détourne l’enjeu. Là où pour Paulhan il s’agissait de dénoncer le déclin, depuis le Romantisme, de la rhétorique - déclin à l’origine d’un reniement croissant de l’autonomie du signifiant -, Sartre quant à lui préfère en faire l’appui de sa théorie de la liberté, fondement du langage. Ce détournement de propos est révélateur d’un refoulement du vide. Or les conséquences ne sont pas des moindres. La hantise du vide génère une crainte du langage, à son tour source de violence. Ladite misologie généralisée que diagnostique Paulhan crée un climat de « terrorisme ». Ainsi Mathieu, à l’issue de sa visite à l’exposition, ne se libère pas de son agressivité envers Ivich. Une agressivité à la mesure du mutisme que lui impose son père créateur. Il se fera embrigader par le parti communiste, espérant de la sorte avoir prise sur un réel qu’il sent lui échapper. Son adhésion au PCF lui sert de gage pour une virilité qui se veut « réfractaire aux tentations angéliques de l’art ».692 Mais cela ne lui suffira pas. Sartre terroriste entraîne son héros dans une spirale de violence, culminant dans La mort dans l’âme paru en 1949 en une rafale de tirs sur la Beauté de la terre ainsi répudiée : Il s’approcha du parapet et se mit à tirer debout. C’était une énorme revanche. (…) Il tirait sur l’homme, sur la Vertu, sur le Monde : la Liberté, c’est la Terreur. (…) Il tira : il était pur, il était tout-puissant, il était libre.693
Du coup, Mathieu tombe dans le même piège que Breton vingt ans plus tôt, lançant un appel à tirer au hasard sur la foule. Appel que Paul Hilbert, le héros d’Érostrate, l’une des nouvelles du recueil Le mur que Gallimard mit en vente en 1939, s’était donné pour tâche de réaliser. Son dégoût du monde lui faisait mijoter le projet d’abattre froidement un quidam dans la rue. Acte qu’il commettra, mais sans en éprouver le sentiment de souveraineté escompté.694 De 1939 à 1949, le 691
J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., pp. 567-589. J.-P. Sartre, L’Âge de raison, Œuvres romanesques, op. cit., p. 522. 693 J.-P. Sartre, La mort dans l’âme, Ibid., p. 1344. 694 J.-P. Sartre, « Érostrate », Ibid., pp. 262-278. 692
288
La fascination du Commandeur
sens de la violence a évolué. Paul Hilbert est devenu le contreexemple de Mathieu. Son acte aboutit à un échec à la mesure d’une contingence demeurée telle. Mathieu quant à lui s’efforce d’imposer sa liberté au monde. Cette évolution, l’art et le langage en feront les frais. Si dans La nausée, un air de jazz permet à Roquentin de relever la torpeur d’une absurdité omniprésente, du Mur à La mort dans l’âme, sa peur du signifiant interdit à Sartre de (re)donner au langage ou à l’écriture leurs lettres de noblesse. La pièce Huis clos, présentée pour la première fois au théâtre du Vieux Colombier en mai 1944, et dont la publication en 1945 accompagne celle des deux premiers volumes des Chemins de la liberté, met également à nu la tache aveugle de Sartre. Les trois protagonistes se dérobent mutuellement leur liberté par l’envoûtement du regard ou par une parole captivante. Une attitude des plus agressives, qui les transforme chacun en bourreau aux yeux des deux autres. Résidant en enfer, coupés donc du monde des vivants, ils n’ont pas pour autant rendu l’âme. Leur faculté de vie égale celle des citoyens de Bouville, solidement installés dans leur suffisance trompeuse. 3.2.4
Blanchot ou Titien le revenant
Il n’en est pas de même dans cet autre huis clos qu’est l’immeuble peuplé d’étranges individus que découvre Thomas dans Aminadab, le second roman de Blanchot paru chez Gallimard en 1942. Une conversation avec un jeune homme - scène centrale du roman - lui apprend l’état d’abandon dans lequel sont laissés les locataires. Ceuxci développent l’idée astucieuse de remplacer le personnel. Un élan de solidarité en résulte, qui peu à peu s’atténue pour faire place à l’ennui et au désœuvrement. La confusion entre les locataires et les propriétaires finit même par créer un climat de violence accrue. L’Autre est perçu comme un « être monstrueux » qui déroute. La situation dégénère en tortures de malades. Un meneur d’hommes n’aura dès lors plus aucune difficulté à embrigader ces esprits égarés. Une Apocalypse en résultera : le désir de tout anéantir, allant même jusqu’à la mise à mort de soi. Cette violence inouïe, l’interlocuteur de Thomas l’attribuera au « regard de la loi »695 posé sur cette petite communauté. 695
M. Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 126.
Chapitre 3 : Retour impromptu de l’Indésirée
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Regard écrasant, qui n’attend que d’être anéanti à son tour. On reconnaît là toute la dialectique de Sartre, dont Blanchot pousse les implications à outrance. Comment sortir d’une telle impasse ? En assumant sa liberté, affirme l’un. Erreur, réplique l’autre. Ce serait au risque de recréer un espace où les portraits étaleraient une gloire qu’on sait désormais vaine. Le Très Haut se soustrait au regard. À l’étage supérieur de l’immeuble, zone interdite d’accès aux habitants, les tableaux sont décrochés. Il n’y a plus rien à voir ou à désirer. Seul demeure un espace vide laissant la chance à un langage non instrumental de se faire entendre. Un endroit propice au sommeil. Ce même sommeil qui berce Albertine et qui apaise Marcel non pas pour lui donner un moment de répit dans sa traque infinie, mais pour lui faire éprouver involontairement l’impossibilité de tout rapport. Si son propre sommeil est générateur d’une écriture transposant l’évanescence d’un réel insaisissable parce qu’en mouvance perpétuelle696, l’observation du sommeil de l’autre ne peut en toute logique que confronter le narrateur à la béance régissant tout rapport. De s’enraciner dans le vide, le rapport à autrui relève d’une absence : ce mourir incessant que Sartre s’obstine à nier et auquel Blanchot après Proust ne cesse de le confronter.697 3.2.5
Sartre entre Irène et Thomas
À bon entendeur… Or Sartre dut percevoir les limites de son ontologie, qui, dans sa critique d’Aminadab parue dans Les cahiers du Sud en 1943 et reprise dans Situations I quatre ans plus tard698, fera la sourde oreille à Blanchot, voulant éviter à tout prix d’entamer un débat de fond avec ce dernier. Mauvaise foi de Sartre, dont le commentaire se bornera à des réflexions sur les limites du roman fantastique contemporain. En créant de toutes pièces un héros inhumain, celui-ci s’évaderait de la condition humaine, pourtant objet de sa
696
Voir à ce titre : C. Yu, « La pensée du sommeil dans À la recherche du temps perdu », Littérature, n° 129, mars 2003, pp. 33-46. 697 M. Blanchot, « Adolphe ou le malheur des sentiments vrais », L’Arche, n° 20, octobre 1946, pp. 82-94 (Repris dans : Id., La part du feu, op. cit., pp. 230-231). 698 Pour le détail bibliographique, voir : M. Contat & M. Rybalka, Les écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, pp. 93-94.
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La fascination du Commandeur
quête. En outre, pour discréditer l’auteur, Sartre ajoute cette petite phrase assassine, à la mesure de son malaise envers Blanchot : Sur une transcendance teintée de maurrassisme, le fantastique fait l’effet d’être plaqué.699
Une attaque ad hominem que le concerné, contrairement à Bataille, lui aussi sévèrement pris à partie par Sartre à la même époque, choisit de laisser sans réponse. Il préférera la sérénité d’une lecture mettant en question tout roman à thèse qui, telle l’œuvre sartrienne, se voudrait détaché de l’imaginaire au profit d’un réel inexistant.700 S’observe à nouveau le clivage entre un philosophe réfractaire à l’égard de l’abîme du vide et un écrivain refusant de croire en l’existence d’une réalité que le langage viendrait signifier. Un langage de réalisation tend ainsi à couper la parole au rien dire du dépossédé. Pour Sartre, il n’y a pas de problème métaphysique du langage.701 Pour Blanchot au contraire, l’engagement ne peut se situer ailleurs que dans le désengagement de l’espace littéraire.702 Un différend essentiel oppose les deux auteurs. Dans ce tableau, Proust marque l’écart. Irritation du premier à l’égard d’une œuvre privilégiant les mécanismes psychologiques à l’activisme d’un Dos Passos703, l’illusion d’une vie intérieure à l’intentionnalité husserlienne704, l’instant à l’avenir705, ou encore le liquide au solide.706 Autant d’obstacles empêchant le héros de réaliser
699
J.-P. Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage», in Id., Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 140. 700 M. Blanchot, « Les romans de Sartre », L’Arche, n° 10, octobre 1945, pp. 121-134 (Repris dans : Id., La part du feu, op. cit., pp. 188-203). 701 J.-P. Sartre, « Aller et retour », Situations I, op. cit., p. 241. 702 M. Blanchot, « Quelques réflexions sur le surréalisme », La part du feu, op. cit., p. 102. (Sur cet écart essentiel entre une littérature de la praxis revendiquée par Sartre et l’écriture du vide blanchotienne, voir : D. Hollier, Politique de la prose. Sartre et l’an quarante, Paris, Gallimard, 1982, coll. Le Chemin, pp. 47-50.) 703 J.-P. Sartre, « À propos de John Dos Passos », Situations 1, op. cit., p. 23. 704 J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Ibid., p. 31. 705 J.-P. Sartre, « La temporalité chez Faulkner », Ibid., p. 77. 706 J.-P. Sartre, « L’homme et les choses », Ibid., p. 285. Cette aversion envers le liquide peut se lire comme un rejet du corps, de la chair et du sexe au profit de l’âme. Une métaphysique du pur sous-tendrait la réflexion sartrienne, qui s’inscrit de la sorte dans la tradition dualiste chrétienne. (Voir à ce titre : S. Lilar, À propos de Sartre et de l’amour, Paris, Grasset, 1967, pp. 17-66, ainsi que plus récemment : M. Onfray,
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291
sa liberté. Hommage du second à Proust pour ces mêmes raisons. L’écriture proustienne conduit la littérature vers son point de chute. L’extase relève ici d’une écriture non discursive rompant avec la linéarité et la continuité temporelle.707 Cela vaut-il pour toute écriture, y compris celle de Sartre ? Celui-ci nierait en bloc une telle assertion. Or ses carnets de guerre, demeurés inédits de son vivant, jettent un regard différent sur l’auteur. Autant le lecteur y retrouve après coup les prémisses de son ontologie, autant s’y dévoile un autre Sartre, sans cesse tiraillé entre la dépense inutile708 et l’épouvante de se sentir fou709, entre une envie de vivre l’instant toujours hasardeux (quitte à être contradictoire710) et la tentation d’une complaisance au public711, entre la prose et la poésie712, entre une liberté en situation et un « complexe d’infériorité »713 à l’égard d’artistes tels que Gauguin, Van Gogh ou Rimbaud ayant osé se perdre, entre une dénonciation du salut par l’art714 (exit donc Proust) au profit d’une conscience agissante bâtie sur le modèle romantique et la tentation (proustienne en l’occurrence) d’écrire à partir de rien, sur le vide.715 Cette indécision entre la détente et le resaisissement, qu’il
« Pour un libertinage solaire », in Id., Le désir d’être un volcan. Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1986, coll. Figures, pp. 133-146, ainsi que Id., L’archipel des comètes, Paris, Grasset, 2001, pp. 227-240.) Un legs qui transperce dans le vocabulaire sartrien, sacralisant la Passion christique. En témoignent notamment les différentes versions des Mots. Peu à peu cependant, ce langage religieux sera corrélé à l’écriture, vécue comme une Révélation proustienne. Il en sera ainsi dans l’étude sur Flaubert demeurée non sans raison inédite de son vivant. Le graphique l’emporte ici sur le biographique (voir à ce titre : S. Vassallo, Sartre et Lacan. Le verbe être : entre concept et fantasme (avec une préface de F. Régnault), Paris, L’Harmattan, 2003, coll. La philosophie en commun, pp. 57-84.) 707 M. Blanchot, « Proust », in La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 20, août 1954, pp. 286-294, ainsi que : Id., « Jean Santeuil », in La Nouvelle Nouvelle Revue Française, septembre 1954, n° 21, pp. 479-487 (Repris dans : Id., Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, pp. 18-34). 708 J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939 - Mars 1940 (nouvelle édition augmentée d’un carnet inédit), Paris, Gallimard, 1995, p. 122 et p. 478. 709 Ibid., p. 101. 710 Ibid., p. 167. 711 Ibid., p. 124 et pp. 147-148. 712 Ibid., p. 564. 713 Ibid., p. 214. 714 Ibid., p. 287. 715 Ibid., p. 287.
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croit repérer dans le Journal de Gide716 auquel il s’identifie, Sartre la vit mal. La seule issue serait l’écriture d’un récit d’introspection, à l’instar de L’âge d’homme que Leiris venait de publier et que Sartre dévore, ou de la Recherche, qu’il dit avoir fréquenté assidûment entre ses 17 et 20 ans.717 Projet auquel correspond ce journal improvisé qui, contrairement à celui de Roquentin, lui échappe par moments. Sartre en Proust qui s’ignore ? La boucle est bouclée… 3.3 3.3.0
D’un écart qui creuse Introduction
Trop souvent, la rencontre entre Bataille et Blanchot est placée sous le signe d’une connivence immédiate. Le second devrait au premier de s’être libéré de ses anciens démons. Quant au premier, il serait redevable au second d’avoir enfin saisi la nature langagière du sacré. Une telle présentation des choses fait abstraction d’un différend immédiat, mais implicite, opposant les deux hommes. Un différend insurmontable qu’amitié oblige, ils ne purent que passer sous silence, préférant thématiser ce qui rejoint leurs réflexions communes. En vérité, le même écart l’opposant à Sartre séparera Blanchot de Bataille. Blanchot s’abstiendra cependant d’en faire ouvertement état. Au lecteur de faire la part des choses. Une stratégie à laquelle il sera demeuré fidèle toute sa vie. L’accueil favorable qu’il réserve à L’expérience intérieure, pour être sincère718, ne l’empêchera pas cependant de faire montre de certaines réserves et ce à maintes reprises. La leçon se fera indirectement, par auteurs interposés. À ce titre, Faux pas se lit comme un correctif massif mais en crypté apporté aux écrits de Bataille de l’époque, regroupés en 1954 sous le titre de La Somme Athéologique.
716
Ibid., pp. 290-294. Ibid., p. 351. 718 Sur l’influence immédiate de cet ouvrage sur le cheminement de Blanchot, voir : D. Rabaté, « Maurice Blanchot et l’expérience littéraire », in Maurice Blanchot, la singularité d’une écriture, Les Lettres Romanes, n° hors série (à paraître). 717
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3.3.1
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Une connivence parfaite
À première vue, rien ne laissait supposer le moindre écart entre Bataille et Blanchot. Bien au contraire, le premier a la loyauté de reconnaître une dette envers le second. Grâce à sa rencontre avec Blanchot, l’ancien membre fondateur d’Acéphale put prendre conscience de la nature de son erreur d’antan. Dans la première partie de L’expérience intérieure que publie Gallimard en 1943, Bataille place sa quête de l’impossible sous la bannière de Blanchot. Définie comme « la mise en question, dans la fièvre et dans l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être » (IV, 17), l’expérience intérieure se veut souveraine, c’est-à-dire libérée de tout dogme, autorité, savoir ou finalité extérieurs à son objet. D’où son caractère subversif, que traduit le qualificatif d’« athéologique ». Seule sa nature évanescente empêche une telle expérience de s’arroger la place vacante de Dieu. La révolte, pour ne pas se corrompre, se doit d’être consommée à la vitesse d’une allumette. L’extase n’est contestataire que dans l’éphémère. De ne pas s’inscrire dans la durée, cet état de non-savoir est empêché de s’ériger en système et de s’institutionnaliser de la sorte. Bataille attribue à Blanchot cette approche dynamique du sacré. Ce dernier l’aide à comprendre que si l’expérience intérieure n’a aucun compte à rendre à quelque instance ou réalité que ce soit, en même temps, cette autonomie absolue ne peut qu’être fugace. Faute de quoi, elle se rendrait présente, neutralisant de ce fait son pouvoir de transgression. Cette relance incessante de l’expérience-limite, Blanchot l’aurait traduite par le terme d’« expiation » (IV, 67). Du coup, ses projets de refonte du sacré entrepris durant l’entre-deux-guerres embarrasseront Bataille, qui fera table rase du passé pour reprendre les choses du début : Je m’irrite si je pense au temps d’ « activité » que je passai -durant les dernières années de paix à m’efforcer d’atteindre mes semblables. (…) La guerre mit fin à mon « activité » et ma vie se trouva d’autant moins séparée de son objet de recherche. (IV, 109)
Bataille semble enfin avoir compris que descendre dans les rues, réinjecter du sacré à l’échelle collective, voire se sacrifier littéralement ne sont que vaines aberrations. Condamnée à l’échec, l’action directe relève désormais du passé. Elle fait place à une exploration de l’être, nouvelle forme de partage. Sa propre sortie de route passagère aura permis à Blanchot de corriger Bataille sur un aspect essentiel de
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La fascination du Commandeur
son engagement. Le sacré immédiat est un piège redoutable. À l’imaginer tel, on laisse la porte ouverte aux extrémismes de toutes obédiences. Ceux-ci déclenchent une spirale de violence que plus rien ne peut arrêter, excepté le langage. Blanchot l’affirmera dans le compte rendu de L’expérience intérieure qu’il signera pour le Journal des débats. S’accordant avec Bataille pour définir le non-savoir comme manque ontologique, soit le défaut d’être auquel la condition humaine est confrontée, dénonçant ensuite toute récupération du néant par une transcendance jugée inexistante, il insiste sur la nature langagière de l’expérience intérieure : Cette contestation est conduite par la raison. Elle seule peut défaire la stabilité qui est son œuvre. Seule, elle est capable d’assez de continuité, d’ordre, et même de passion pour ne laisser subsister aucun refuge. Mais à chacune de ses démarches, l’angoisse l’accompagne.719
La dialectique de l’angoisse et du langage fait l’objet du texte d’ouverture à la première partie de Faux pas. Cet essai, intitulé « De l’angoisse au langage », tente de dévoiler le paradoxe de l’écrivain qui, pour être confronté comme quiconque à sa solitude existentielle, génératrice d’angoisse, s’en libère par l’écriture. Or cette libération n’est en rien définitive, pas plus qu’elle n’équivaudrait à un salut par l’art. Le néant inhérent à l’être ne se laisse récupérer par rien. Il se soustrait à toute forme de relève, pour laisser béant le vide essentiel. Un vide d’où l’écriture émane. D’où s’ensuit que la communication en tant que rupture des cloisons constituant l’individu ne se laisse pas accaparer par un sujet présent à soi. L’angoisse ne se vit telle qu’à l’écrit. Le langage ne comble aucunement le gouffre du néant. Plutôt que de trouver dans l’écriture les assises de son être, le sujet est amené par ce biais à sortir de soi et à faire partager son angoisse. Ainsi définie, l’écriture établit une communauté ouverte vivant le manque ontologique comme une mise à l’épreuve continue de la pensée discursive. L’expérience intérieure relie l’écrivain et le lecteur par la force transgressive d’une pratique langagière défiant sans cesse les lois du possible. La raison dans ce tableau n’est pas mise à l’écart. Au contraire, elle sert à authentifier cette expérience. L’être se définit comme un défaut irrécupérable parce qu’ontologique. L’écriture seule nous permet
719
M. Blanchot, « L’expérience intérieure », Faux pas, op. cit., p. 49.
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d’en faire l’expérience. L’automutilation ne s’opère donc jamais à même le corps. Le sacrifice est médiatisé par le signifiant : L’écrivain est appelé par son angoisse à un réel sacrifice de lui-même. (…) Il est nécessaire qu’il soit détruit dans un acte qui le mette réellement en jeu. L’exercice de son pouvoir le force à immoler ce pouvoir. L’œuvre qu’il fait signifie qu’il n’y a pas d’œuvre faite. L’art dont il use est un art où doivent apparaître à la fois la parfaite réussite et le complet échec, la plénitude des moyens et l’irrémédiable déchéance, la réalité et le néant des résultats.720
La rencontre fortuite d’un jeune réactionnaire tentant de se délivrer de ses angoisses et d’un anti-fasciste s’embourbant dans des projets politiques échouant à chaque fois pour cause de contradiction interne aura mis en lumière le fait que, quelle que soit la cause, l’action directe ne peut que jouer le jeu des dictatures. D’évacuer le langage, le terroriste laisse libre cours à la violence de s’installer. Au sacré « droit » des régimes totalitaires répond le sacré « gauche », qui se distingue de son opposé par sa nature langagière. La littérature y trouve son creuset. C’est pourquoi Bataille, après L’histoire de l’œil paru en 1928 et un Bleu du Ciel demeuré à l’état de manuscrit, se relance dans l’écriture et revendique les deux premiers romans de Blanchot, dont il reprend en les commentant de larges extraits dans L’expérience intérieure et Sur Nietzsche. Blanchot quant à lui ne jurera plus que par la littérature. Désormais, sa vie, selon l’expression d’usage, « sera entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre ». Ses engagements politiques, comme du temps de la crise d’Algérie, du retour de De Gaulle ou de Mai 68, seront réels, mais sans jamais s’opérer au détriment de l’espace littéraire d’où l’auteur formule ses positions. Dans les deux cas (encore que le même parallélisme vaille également pour Caillois et Leiris), tout se passe comme si le sacrifice de soi évoluait peu à peu d’une conception littérale vers une d’ordre symbolique. Une complicité immédiate semble ainsi s’être installée entre les deux hommes, qu’une première lecture des textes vient confirmer.
720
M. Blanchot, « De l’angoisse au langage », Ibid., pp. 9-23.
296
3.3.2
La fascination du Commandeur
Une pensée à deux voix
Le sacré comme réalité médiate constitue-t-il le fil conducteur reliant l’ensemble des textes des années de guerre de Bataille ? Celuici en tout cas en est convaincu, qui se situe sur la même longueur d’onde que son ami Blanchot. Dans son intervention en vue de la création d’un Collège socratique, il signale avoir repris dans L’expérience intérieure (VI, 285) les propositions avancées par ce dernier quant à l’expérience de la sortie de soi. À première vue, une telle revendication se justifie. Comment définir La Somme Athéologique sinon comme une scolastique inversée, mettant la transcendance à l’épreuve ? Or la raison n’y est pas mise entre parenthèses. Bien au contraire, elle conditionne la réussite de l’exercice : Nous n’atteignons l’accomplissement de la transparence que dans le maximum de conscience. (VI, 283-284)
La citation semble extraite de Faux pas, dont elle synthétise parfaitement l’enjeu. Le recueil tente d’articuler le rapport de la raison avec cette part d’elle-même qu’elle se doit d’explorer, mais sans essayer de se l’accaparer. D’où des références répétées et abondantes dans L’expérience intérieure à Thomas l’Obscur et à Aminadab, parus au moment où la réflexion de Bataille prend forme. Celui-ci ressent une telle complicité avec son ami, qu’il n’hésite pas à présenter son propre texte dans le prolongement de Thomas l’Obscur. Il reconnaît en Blanchot un allié direct dans son effort de renverser tout principe transcendant, objet de sa mystique immanente : En dehors des notes de ce volume, je ne connais que Thomas l’Obscur, où soient instantes, encore qu’elles y demeurent cachées, les questions de la nouvelle théologie (qui n’a que l’inconnu pour objet). D’une façon toute indépendante à son livre, oralement, de sorte cependant qu’en rien il n’ait manqué au sentiment de discrétion qui veut qu’auprès de lui j’ai soif de silence, j’ai entendu l’auteur poser le fondement de toute vie « spirituelle ». (V, 120)
Un même accueil favorable est réservé à Aminadab, dont Bataille salue l’effort de détachement des conventions de rigueur, toutes légataires d’un canevas chrétien récupérant la perte de soi par une logique de Rédemption (V, 349). De transformer le non-être en être, le non-savoir en savoir ou le je en un moi présent à soi, la négativité est
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relevée. Une Rédemption annonçant le salut divin comble ici le gouffre du néant. Création du ciel, l’homme a sa place dans un univers façonné par Dieu, dont il est l’image. Un leurre qu’il convient de dénoncer. L’être humain ne se libère du lourd fardeau idéaliste qu’à mettre la transcendance au chômage. L’homme n’est homme qu’à condition de l’oublier (V, 352). Pour en faire l’illustration, Bataille juxtapose dans Le Coupable un large extrait d’Aminadab et un passage de Thomas l’Obscur. Il fait ainsi partager au lecteur l’angoisse du protagoniste des deux récits s’avançant à chaque fois en aveugle dans l’inconnu que la chance et le désœuvrement effarent (V, 323-325). En plaçant L’expérience intérieure sur le même plan que la production imaginaire de Blanchot, Bataille attribue à son propre texte une dimension littéraire. Une identification générique qui a priori se justifie. De nombreuses références à des auteurs tels que Proust, Sade, Dostoïevski, Rimbaud et Blake, à des mystiques tels qu’Angèle de Foligno et Jean de la Croix, ainsi qu’à des philosophes pour qui la poésie est prépondérante dans leur œuvre scandent la réflexion de Bataille. C’est le cas de Nietzsche et de Kierkegaard, tous deux réfractaires à une tradition phénoménologique n’ayant cure du signifiant. En toute logique, l’écriture de L’expérience intérieure se veut elle-même éclatée. Le franchissement des limites de la connaissance au profit d’une mise en question de l’être passe par la poésie, définie comme « holocauste des mots » (V, 158). La philosophie ne se conçoit plus autrement que dans son point de tangence avec la poésie. D’où l’agencement non linéaire d’une réflexion au croisement du journal intime, de la poésie et de la littérature mystique, l’entremêlement de l’écriture et de la lecture afin d’en démontrer la nature communautaire ou l’interférence de la première et de la troisième personne dans l’énonciation de considérations quant à l’appréhension de l’inconnu pour mieux déjouer les règles classiques de la pratique philosophique. La typographie participe également à cette stratégie de contestation de la pensée discursive. À l’instar de la poésie symboliste, elle matérialise dans L’expérience intérieure la discontinuité. La poésie appuie et accompagne la réflexion de Bataille, conduisant la connaissance à son point d’implosion. Se déploie de la sorte une antinomie entre deux conceptions incompatibles du langage. Une première, classique, conçoit celui-ci comme instrument véhiculant du sens en vue d’un projet quelconque. Il capitalise de la sorte du savoir et renforce les rouages du monde profane. C’est le propre des sciences
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La fascination du Commandeur
et d’une tradition philosophique qui, de l’idéalisme à la phénoménologie, « suspend l’angoisse » (V, 60). La certitude de Dieu à partir du Cogito chez Descartes (V, 124), le triomphe du savoir absolu chez Hegel (V, 130), la subordination de l’expérience à la connaissance chez Heidegger (V, 202) ou la pensée comme rempart contre le néant chez Sartre (VI, 197) sont autant de subterfuges pour fuir l’impossible et préserver l’illusion d’un savoir clair et distinct mis au service du monde du travail. Une autre approche du langage consiste à sacrifier les mots (V, 156). Le sujet s’y aventure dans le dédale du labyrinthe qu’est la composition de l’être. Le sol s’ouvre sous ses pieds. Or la raison ne pouvant couvrir l’abîme, il se trouve sans maîtrise face au gouffre qui s’ouvre à lui. Le ravissement l’emporte ici sur la conscience de soi. À ce titre, Kierkegaard (V, 24) et Nietzsche (V, 41) sont convoqués pour avoir atteint l’extrême du savoir dans leurs écrits respectifs. Même hommage à Rimbaud pour avoir tourné le dos au possible (V, 171), à Sade pour avoir escaladé dans les Cent vingt journées de Sodome le sommet de l’effroi (V, 56), à Dostoïevski dont le Sous-sol confronte son lecteur au comble de la honte (V, 56), à Proust enfin, dont la poésie défie la connaissance (V, 173). Si le Sur Nietzsche, pour exalter la part du feu inhérente à la vie, se focalise principalement sur l’auteur du Zarathoustra, rendant ainsi les références à d’autres auteurs plus rares, il se lit en écho avec L’expérience intérieure. Tout porte donc à croire que pour Bataille, le sacré n’est tel que médiatisé. D’où son goût pour le drame, dont Blanchot fera le témoignage longtemps après, dans une lettre à Mascolo datant de septembre 1966 : (…) m’est toujours apparue comme « dramatique » cette évocation non préparée et immotivée dans L’expérience intérieure, cette transcription soudaine de pensées non écrites et, malgré le nom, maintenues dans l’incognito (…)721
La communion comme rupture de l’isolement du sujet relève du drame. Elle n’a de chance de se produire que mise en scène. Le rituel a son efficacité. Durkheim et Mauss n’ont pas manqué de le rappeler. Cette volonté de représentation est générée chez Bataille par le besoin intérieur d’assumer la vie à hauteur de mort. Un défi à la vie qui ne 721
Cité par Christophe Bident dans : Id., Maurice Blanchot, partenaire invisible, op. cit., p. 177.
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peut se vivre en solitaire. L’amitié, thème omniprésent dans Sur Nietzsche parce qu’inspiré d’une lecture assidue du Zarathoustra, n’est autre que le partage de et dans l’angoisse de notre réalité d’être. L’angoisse circule, tel le courant électrique, dans les mots, les relie entre eux le temps d’une extase à la fois involontaire et imprévisible. Évanescente, la fusion qui en résulte est d’essence langagière. Bataille se veut très clair sur ce point : En ce qui touche les hommes, leur existence se lie au langage. (…) L’être est en lui médiatisé par les mots, qui ne peuvent se donner qu’arbitrairement comme « être autonome » et profondément comme « être en rapport ». (V, 99)
En définitive, la rencontre entre Bataille et Blanchot semble avoir généré une pensée à deux voix. Pour des raisons à la fois politiques, éthiques et philosophiques, les deux hommes œuvrent chacun en vue de la réhabilitation urgente de l’écriture. Une écriture qui, contrairement aux pratiques iconoclastes dadaïstes et surréalistes, ne paralyse pas la raison - tentation pernicieuse à laquelle Bataille et Blanchot ont eux-mêmes cédé quelque temps - mais en revoit la fonction. Plutôt que de renforcer l’ipse dans une autonomie illusoire, le langage libère le sujet, ainsi ouvert à la communion. Une communauté d’écriture s’établit de la sorte entre les deux intellectuels, laquelle engage tout autant leurs lecteurs. 3.3.3
Prudence de Blanchot
Alors que tout fait penser à une sonate à quatre mains, Blanchot fera quand même preuve de prudence envers Bataille. Il s’avance à reculons dans cette œuvre, comme s’il sentait d’entrée de jeu la différence irréductible qui les sépare. Méfiant, il se rétracte face au projet de création du Collège socratique.722 Il ne s’agissait pourtant pour Bataille que de formaliser la série de réunions auxquelles participait depuis quelques mois déjà un groupe d’amis intellectuels, dont Leiris, Queneau, Fardoulis-Lagranche, Rollin, ainsi que Blanchot lui-
722
Ibid., p. 179.
300
La fascination du Commandeur
même.723 Est-ce le souvenir de l’activisme propagé jadis par Le Collège de Sociologie, voire la dérive d’Acéphale qui amèneront ce dernier à déclarer forfait ? Aux yeux de son instigateur, qui en présenta le programme à son cercle d’amis, ces séances de discussion trouvaient leur raison d’être dans la réactualisation de la tradition scolastique. Celle-ci offre une clé à qui cherche à s’aventurer dans les tréfonds de l’âme. De telles lectures ne restent pas lettre morte. Écrite à même le corps, la littérature mystique plonge le public dans un même état de transe que ses auteurs : Des propositions réduites à une forme claire - la plus dépouillée d’artifices poétiques - peuvent seules engager la conscience véritablement et lier des expériences, autrefois dites mystiques, à la mise à nu de leurs démarches. Et ces propositions ne peuvent pas être l’œuvre d’un seul mais le résultat d’une élaboration à plusieurs liée à la mise en commun de l’expérience profonde et la provoquant en même temps. (VI, 283)
On est loin ici du fantasme d’un sacrifice humain. Quant à la communauté qu’une telle pratique engendre, elle n’a plus les dimensions d’une Europe à feu et à sang, étant désormais limitée aux effets de radiation d’une lecture faite à voix haute. La communion est langagière ou n’est pas. Blanchot n’est pourtant pas convaincu. La persistance d’une dimension activiste dans l’argumentation de Bataille qu’il repéra tout de suite dut l’inquiéter. Un symptôme tenace évoquant d’anciennes initiatives qui, pour être désavouées depuis, n’en demeurent pas moins présentes dans son esprit. Quoi qu’il en pense luimême, Bataille n’a aucunement accompli le deuil d’un sacré immédiat. En atteste son exposé, dont le point de départ ne peut qu’aboutir à une sortie du langage, tremplin vers une transgression muette. L’intervention propose un historique de la dépense inutile. Un point de vue qui présuppose le sacré comme réalité énergétique, soit le trop-plein d’énergie à l’échelle cosmique. Dans ce tableau, la communion relève du mythe fusionnel. La transgression équivaut ici à un désenclavement du sujet réabsorbé dans un Tout originel, version laïcisée du paradis perdu. La culture païenne rendit hommage à cette part d’excès inhérente à tout organisme vivant par l’application de rituels
723
Voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 385387.
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sacrificiels. Avec l’avènement de l’ère chrétienne, de telles pratiques disparurent, provoquant la déchéance inéluctable du sentiment de souveraineté. S’il conçoit désormais l’impossibilité d’un retour au passé, Bataille demeure nostalgique d’une gloire ancienne à laquelle l’humanité, à un moment de son histoire, aurait préféré renoncer. À n’être plus que symbolique, la gloire déteint à ses yeux, portant atteinte à la dignité humaine. Le sacré se vit dans la chair. Une relecture de La Somme Athéologique à la lumière de cette intervention de Bataille s’impose donc, qui mettra en évidence le maintien dans sa réflexion de son approche originelle du sacré. 3.3.4
Une fausse césure
La césure établie par Bataille entre, d’une part, la fin d’Acéphale et des réunions du Collège de Sociologie et, d’autre part, la rédaction de L’expérience intérieure est-elle bien réelle ? Il y a de bonnes raisons d’en douter. La reconnaissance de la nature langagière du sacré est annulée dans La Somme Athéologique par la persistance d’un autre discours refusant de concevoir la transgression autrement que comme une réalité physique. L’entendement, la raison, le langage ou l’écriture sont soupçonnés de freiner, voire d’annuler la transgression. La médiation est perçue comme un obstacle à l’expérience du sacré. Si le ravissement se vit comme un drame, si l’existence n’atteint l’extrême du possible que représentée, la poésie n’y a que faire. Bataille est à ce point obnubilé par son projet d’abolir le pouvoir des mots qu’il en perd la tête. Le Terroriste en lui remonte à la surface et se revendique tel. Fier de faire souffler un vent de « terreur dans les lettres » (V, 173), il impose le silence au langage. La haine envers toute poésie évitant la perte de soi s’est généralisée. Le langage et l’écriture sont mis au pilori. Leur supplice est irréversible. L’expression de Paulhan ne sert pas à Bataille pour dénoncer avec lui un mal d’époque. Au contraire, il y voit plutôt un remède au processus d’émasculation entamé à ses yeux depuis au moins l’avènement de l’ère chrétienne. Qui dit émasculation dit castration. La femme a beau incarner la chance d’une effusion (V, 405), aux yeux de Bataille, elle a sa part de responsabilité dans la déchéance de la notion de souveraineté. La « non-chalance poétique » serait une forme de passivité féminine (V,
302
La fascination du Commandeur
53), à laquelle seule peut répondre une virilité ici exaltée. Or traduite comme le meurtre de Dieu (V, 308), celle-ci est castratrice à son tour. À l’indécision féminine, Bataille oppose non pas une pratique autre de l’écriture, mais une amputation de la tête. Ce retour de l’idéal sacrificiel ne marque pas pour autant pour Bataille la victoire d’Acéphale. La mise à mort étant désormais de l’ordre de la représentation, la tête reste plantée entre les épaules. Hors scène, la décapitation perdrait toute raison d’être. Elle ne peut qu’être imaginaire : Autrefois l’homme tentait d’obvier au souci par une perte (le sacrifice religieux), il tente aujourd’hui d’obvier à l’angoisse à l’aide de l’action utile (…) Une attitude vraiment virile ferait une part à la perte non plus grande, mais plus consciente. (V, 337)
Cette mise en garde aux tombeurs de tête n’empêchera cependant pas Bataille de se muer en bourreau. Comment la conscience peut-elle encore faire office de garde-fou dans une approche de l’expérience intérieure refusant de reconnaître la part de feu inhérente au langage ? On ne peut que s’étonner de voir Bataille réhonorer le sacrifice religieux après l’échec d’Acéphale. Une initiative qui résultait de son interprétation de l’enseignement de Durkheim et de Mauss. Interprétation problématique en ceci qu’elle ne prenait aucunement en considération la dimension symbolique que l’École Sociologique Française octroyait tant bien que mal au sacré.724 La fréquentation de Blanchot semblait l’avoir aidé à sortir de cette impasse. L’idéal de la mise à mort resurgit cependant dans ses écrits. Imaginaire, elle devient réelle en cours de route. Les clichés du supplice dit des Cent morceaux montrant le calvaire d’un justiciable chinois ayant tenté un attentat sur la personne du prince Ao Han Ouan - clichés que lui remit en 1925 le docteur Adrien Borel chez qui il était en psychanalyse à l’époque725 - hantent à nouveau son cerveau. Il en fait état à maintes reprises dans L’expérience intérieure et dans Sur Nietzsche, ne réalisant pas le risque de compromettre de la sorte le projet de refonte du sacré auquel l’avait contraint l’erreur d’Acéphale :
724
Voir à ce titre le premier chapitre. Voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 120122. 725
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303
Je suis hanté par l’image du bourreau chinois de ma photographie, travaillant à couper la jambe de la victime au genou : la victime liée au poteau, les yeux révulsés, la tête en arrière, la grimace de ses lèvres laisse voir les dents. (V, 275)
Ce retour du refoulé entache dans son ensemble les écrits de Bataille. L’ablation des nombreux passages où ces photographies font leur apparition ne suffirait pas à endiguer l’étendue de la nappe phréatique sapant les fondements de sa pensée. Tout se passe comme s’il effaçait d’une main ce qu’il écrit de l’autre, refusant de conduire sa réflexion au point où s’efforce de l’amener Blanchot. Celui-ci ne pourra dès lors que prendre acte de cette rechute aiguë d’acéphalite. Il ne dut guère s’étonner du scepticisme affiché de Bataille envers les pouvoirs de transgression du langage : Elle [= la poésie] n’est à la fin qu’une évocation ; elle ne change que l’ordre des mots et ne peut changer le monde. Mais l’idée d’une révolution à partir de la poésie mène à celle de la poésie au service de la révolution. (V, 221)
La citation, on l’aura compris, vise indirectement le mouvement surréaliste. Mais au-delà d’un énième règlement de compte avec Breton, s’observe un regain d’activisme qui rapproche davantage L’expérience intérieure des tracts rédigés du temps de Contre-Attaque que de Faux pas, avec lequel l’écart ne cesse de se creuser. La souveraineté pour Bataille ne s’inscrit pas dans l’espace littéraire, qui n’est à ses yeux qu’un faux-fuyant. Elle se vit ailleurs, dans cette zone maudite où le monde profane recule pour faire place au rire (V, 388), à l’extase érotique (V, 261) voire à la douleur d’un sacrifice réel, qui continue à le fasciner : (…) le sacrifice n’en diffère pas moins de la poésie en ce qu’il n’est pas, d’habitude, limité au domaine des mots. S’il faut que l’homme arrive à l’extrême, que sa raison défaille, que Dieu meure, les mots, leurs jeux les plus malades, n’y peuvent suffire. (V, 156)
À défaut du langage, le fantasme fusionnel a le champ libre pour s’installer. Du coup, la communauté d’écriture se métamorphose en leurre d’une union pleine. Serpent se mordant la queue, Bataille rapproche sa théorie de la transgression de la dialectique hégélienne. Dans les deux cas, le désœuvrement est récupéré par un réflexe unitaire. L’athéologie a beau s’en démarquer par l’insistance sur la part
304
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d’inconnu que le sacré fusionnel atteint et qui maintient la brèche entre le sujet et l’objet (V, 74), faute d’intégrer le langage, celle-ci ne résiste guère à l’Aufhebung. L’élève de Zarathoustra, qui à l’exaltation de la race et de la terre chère aux nationalismes triomphants répond par le tragique nietzschéen, en appellera à une communauté de surhommes comparable à l’ordre des forts cailloisien. Or cet ordre ne se distingue de la horde hitlérienne que par une intégrité morale et une lucidité affichées et non par son essence, qui est tout aussi imaginaire que le fantasme hitlérien. Rien ne préserve en effet cette confrérie d’une dérive vers une structure totalitaire : Je veux créer un ordre nouveau : un ordre d’hommes supérieurs auprès desquels les consciences et les esprits tourmentés iront prendre conseil, des hommes qui, comme moi, sauront non seulement vivre à l’écart des crédos politiques et religieux mais auront triomphé de la morale elle-même. (VI, 255)
Au moment où Bataille écrit ces lignes, Caillois a renoué avec l’esprit des lettres. Le rhétoricien désabusé que Paulhan perçut tout de suite en lui s’est corrigé depuis sur la question de l’expérience communautaire. Sa misologie continue en revanche à aveugler Bataille. Misologie sur laquelle viendra buter sa confrontation avec Proust. Sa relecture de la Recherche fera voir à Bataille les limites d’une sortie de soi n’impliquant pas le signifiant. 3.3.5
L’obstacle Proust
À l’exception de Nietzsche, aucun auteur n’est aussi abondamment commenté dans La Somme Athéologique que Proust. Qui plus est, il est le seul écrivain pour lequel l’appréciation de Bataille évoluera. Les pages que celui-ci lui consacre dans Sur Nietzsche s’annoncent comme une correction apportée à la lecture qu’il en fit deux ans plus tôt. Y a-t-il lieu de croire en une césure ? Ce serait improbable, compte tenu de son tiraillement à l’époque entre deux conceptions incompatibles du sacré. Tiraillement donnant l’avantage à un sacré immédiat. Mais pourquoi alors revenir à Proust ? La question n’est pas sans intérêt eu égard à l’impact de cette œuvre sur le vingtième siècle français. Véritable invasion souterraine, le projet littéraire de Proust mine les assises idéologiques d’une Troisième République anxieuse
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sur la question du signifiant.726 Un travail de sape que mènera avec le même flair Paulhan dès les années dix, rejoint dans son combat par Leiris et Blanchot. Dans un premier temps, Bataille semblait également s’être placé dans cet axe, mais pour se désister par après. Sa lecture de Proust reflète cette indécision. Tant pour Blanchot que pour Bataille, l’articulation de l’expérience intérieure nécessite une visite de la cathédrale proustienne. Bataille, que la découverte de la Recherche au début des années vingt n’avait pas été sans impressionner, se hasarde à une nouvelle lecture en ces premières années d’Occupation. Dans l’intervalle, sa perception du monde a changé de fond en comble. L’homme n’est plus le même. Le séminariste s’est mué en diable. Quant au mal, il ne le vit plus de la même façon en 1942 que durant l’entre-deux-guerres. Sous l’influence de Blanchot, une dimension poétique s’y est ajoutée. Pour être réelle, cette empreinte est aussi précaire. Thématisée, l’importance du langage dans son rapport au sacré n’est guère assumée par Bataille dans sa pratique de lecture. A-t-il vraiment lu les romans de Blanchot ? La quête de Thomas relève du langage, qui seul articule le désœuvrement inhérent à l’être et libère le personnage d’une extranéité aliénante. L’ouverture à l’autre ne s’envisage ici qu’à condition d’un renoncement aux mythes de la présence à soi ou de la perte de soi immédiate. Ce à quoi Irène dans Thomas l’Obscur finit par succomber. Or Bataille lecteur est plus proche de celle-ci que d’Anne dans le même roman ou de Lucie dans Aminadab. En atteste sa lecture de Rimbaud, dont le mérite pour Bataille consiste moins dans le fait d’avoir conduit la poésie vers l’inquiétante étrangeté de régions inhabitables, que d’y avoir tout simplement renoncé. N’est viril que le poète faisant le deuil des Lettres : Le dernier poème connu de Rimbaud n’est pas l’extrême. Si Rimbaud atteignit l’extrême, il n’en atteignit la communication que par le moyen de son désespoir : il supprima la communication possible, il n’écrivit plus de poèmes. (…) Rimbaud maintint sa volonté extrême sur d’autres plans (celui surtout du renoncement). (V, 64)
En d’autres mots, l’héroïsme rimbaldien se situe dans son négoce d’armes à Harar et non dans une Saison en enfer, dernier relent de féminité que les sables d’Éthiopie auront tôt fait d’anéantir. Virile, la 726
Voir à ce titre le premier chapitre.
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transgression se vit à même le corps. Elle ne se prête guère à la captation envoûtante des mots. L’écriture ne sera jamais en mesure de réactiver la souveraineté dite originelle. Il convient de sacrifier une fois pour toutes le langage et de renouer avec le don de soi : L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient à lui. D’où il s’ensuit que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissances d’images il est vrai retirées du domaine servile (…) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à l’inconnu. (V, 170)
Curieusement, ce qui vaut pour Rimbaud ne vaudra plus tout à fait pour Proust. La Recherche résiste à l’assaut des terroristes. La digression qu’en propose Bataille dans L’expérience intérieure se montre hésitante. Les critiques envers cette œuvre sont sans cesse contredites par des éloges et vice versa. Un jeu d’attraction et de répulsion à la mesure de l’embarras de Bataille envers une écriture le confrontant à son insu à sa tache aveugle. D’entrée de jeu, l’entreprise proustienne fait l’objet de réserves de sa part. Vouloir retrouver le temps n’est envisageable qu’à le réinscrire dans la durée. Or le temps ne se prêtant guère à la connaissance, l’inconnu chez Proust est relevé par le connu. Le non-savoir s’inscrit ici dans une logique dialectique aboutissant au triomphe d’un sujet présent à soi. Ce scepticisme immédiat sera ensuite nuancé. L’approche proustienne de l’amour relèverait du supplice. Le martyre de Marcel traquant en vain Albertine, prisonnière récalcitrante lui échappant sans cesse en dépit de ses efforts pour la cloîtrer dans son imaginaire, réinsère la part d’inconnu que le projet du Temps Retrouvé refoule. Construit sur du vide, le désir chez Proust se dérobe à la possession, neutralisant de la sorte toute prétention au savoir (IV, 159-161). Sitôt rétablie, l’affinité avec la Recherche sera une nouvelle fois affaiblie. La jalousie maladive à laquelle Marcel est en proie trahit son vain espoir de posséder l’autre. Ce besoin de totalité rend selon Bataille la communication de Proust avec le lecteur impossible. La perte de soi ne se laisse guère objectiver. Une critique substantielle, mais qui sera à son tour contredite. Car en définitive, le mécanisme de la mémoire involontaire sauve l’entreprise proustienne. Pour argumenter ses propos, Bataille établit une distinction entre les principes de connaissance et de reconnaissance. Le premier est une émanation de
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l’intelligence. Défini comme la faculté de projet, il vise la continuité et l’avenir. La reconnaissance par contre est une expérience du temps où passé et présent se rejoignent accidentellement. L’impression qui s’en dégage relève de la mémoire involontaire qui, de se dérober à l’ordre discursif, provoque l’extase. Insaisissable, elle ne peut être arrêtée par la raison et se transformer en objet : Si l’impression n’est pas actuelle et ressort dans la mémoire (…) elle est la même communication, la même perte de soi, le même état intérieur que la première fois. Mais cet état, nous le pouvons saisir, arrêter un instant car il est devenu lui-même « objet » dans la mémoire. Nous pouvons le connaître -au moins le reconnaître- partant le posséder, sans l’altérer. (V, 162)
Émergence spontanée d’un sentiment intense provoqué par l’interpénétration du passé et du présent, la réminiscence permet à Proust de saisir les impressions sans porter atteinte à leur nature éphémère. L’auteur sort ainsi d’une impasse. Or, au moment où une réconciliation avec Proust semble s’annoncer, une autre voix s’élève en Bataille. Trouble-fête, elle tentera une nouvelle fois de discréditer le projet de la Recherche. Le principe de la mémoire involontaire ne vaudrait que pour Proust (IV, 162). Un constat des plus étranges que Bataille se dispense d’argumenter. En vérité, c’est son propre malaise envers la poésie qui reprend ici le dessus. La Recherche demeure à ses yeux régulé par le principe de connaissance. Le sentiment de triomphe éprouvé par Marcel dans la bibliothèque de la Princesse de Guermantes embarrasse Bataille, qui y voit une persistance de la pensée discursive. La réminiscence est médiatisée par la poésie. Soumise au diktat de la représentation, celle-ci compromet l’expérience intérieure. Seule une perte de soi réelle est authentique. L’ordre symbolique crée un faux sentiment de souveraineté. S’il reconnaît une part maudite à l’œuvre dans la Recherche (V, 165-169), Bataille se distancie du projet proustien. Le principe sacrificiel l’emporte chez lui sur l’écriture. L’âge d’homme atteint, il renie l’état de transe dans lequel réussit à le plonger vingt ans plus tôt sa lecture de Proust : Je me rappelle avoir fait le rapprochement de ma jouissance et de celles que décrivent les premiers volumes de La recherche du temps perdu. Mais je n’avais alors de Marcel Proust qu’une idée incomplète, superficielle (le Temps retrouvé n’était pas encore paru), et jeune, ne songeais qu’à de naïves possibilités de triomphe. (V, 132)
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Rien de plus conséquent du point de vue de Bataille que de désavouer l’écriture proustienne. Sa virilité nietzschéenne lui interdit de cautionner un édifice faisant une part trop belle à la poésie. L’amitié entre surhommes échappe à la sphère littéraire. « Célibataires de l’art », pour reprendre l’expression de Proust, les chevaliers de l’ordre bataillien n’ont que faire de la poésie. Lucides quant à la réalité politique, ils insistent sur l’urgence de se détourner de l’écriture : La littérature (la fiction) s’est substituée à ce qu’était précédemment la vie spirituelle, la poésie (le désordre des mots) aux états de transe réels. L’art constitue un petit domaine libre en dehors de l’action, payant sa liberté de sa renonciation au monde réel. (VI, 22)
La dimension poétique du Zarathoustra est pourtant bien réelle. Difficile de nier le statut de poète du prophète et la nature littéraire de l’œuvre. Sur ce point crucial, Bataille tentera de contourner l’obstacle, soucieux qu’il est de conformer la philosophie nietzschéenne à son propre programme. Pour ce faire, il sur-accentue la détermination avec laquelle Nietzsche tenta de reconquérir la souveraineté déchue de l’humanité. La part maudite se vit dans le rire d’une veine tragique pleinement assumée (VI, 211). Pour les disciples de Zarathoustra, les chinoiseries du boulevard Haussmann sont sans intérêt. Elles sont les élucubrations malsaines d’un esprit bourgeois à la fois décalé et décadent. En ces temps de meurtre à grande échelle, la référence à Proust relève plus que jamais de l’inconscience, voire d’une insouciance condamnable : L’innocence de Proust, l’ignorance où il se tint des vents du dehors le limitent. (VI, 27)
Pourtant Bataille reviendra dans Sur Nietzsche sur ses positions. Le journal qu’il tient entre février et avril 1944 et qui sera intégré dans la troisième partie du volume sera principalement focalisé sur la Recherche. D’entrée de jeu, il avoue s’être trompé dans son appréciation de Proust en 1942 (VI, 70). Il soumet à un nouvel examen le phénomène de la réminiscence, dont il dit mieux saisir l’effet. L’impression issue de la mémoire involontaire est extatique pour atteindre sans le posséder le sujet aimé. Bataille reconnaît désormais à Proust le mérite d’avoir fait fi de toute forme de transcendance (VI, 160). On devine la cause d’un tel revirement. Entre la parution de L’expérience
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intérieure et du Sur Nietzsche, Faux pas sortit des presses de l’imprimeur. Le commentaire sur Proust y est repris en début de volume. Selon son biographe, Blanchot en marque ainsi l’importance.727 Il serait faux cependant d’en conclure à une césure ou un tournant dans l’œuvre de Bataille. La simultanéité de deux discours incompatibles rend le dispositif Proust dans La Somme Athéologique problématique. La conversion au credo proustien aurait dû amener Bataille à renoncer à jamais au leurre d’un sacré immédiat au profit d’une pratique d’écriture explorant les limites de la pensée. Or, loin d’y renoncer, il continue à cultiver le fétichisme sacrificiel. Son obstination à vivre la transgression sans médiation de la poésie entache sa relecture de Proust. Associant ce dernier à Nietzsche pour avoir tous deux atteint des instants de ravissement (VI, 159), il dénature l’œuvre proustienne. L’extase dans la Recherche est d’essence langagière. Ce qu’en définitive Bataille refuse de croire. L’esthétique faisant à ses yeux obstacle au sacré, il s’était empressé de camoufler la dimension poétique d’Ainsi parlait Zarathoustra. Or en plaçant Proust sur le même plan que Nietzsche, il l’ampute lui aussi de sa langue. L’extase se produit dès lors hors texte. La poésie n’est plus impliquée dans l’événement. Tout au plus en porte-t-elle témoignage après coup, invitant de la sorte le lecteur à vivre une expérience similaire. Dépouillés de leur tenue de poète, Zarathoustra et Marcel incarnent respectivement une bravoure et une lucidité à suivre et non pas des pratiques d’écriture provoquant à elles seules une sortie de soi. Proust demeure une pierre d’achoppement pour Bataille, qui persiste dans sa misologie. Une attitude qui contraindra Blanchot à jouer le rôle de maître d’école ayant à corriger sans cesse cet élève récalcitrant.728 3.3.6
La leçon
L’oisiveté forcée que furent pour bon nombre d’intellectuels français les années d’Occupation contraignit la plupart d’entre eux à approfondir ou réexaminer leur position quant à la nature et l’enjeu du
727
C. Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, op. cit., p. 226 Sur l’écart entre Bataille et Blanchot par rapport à Proust, voir aussi : A. SchulteNorholdt, Le moi créateur dans À la recherche du temps perdu, Paris, L’Harmattan, 2002, coll. Critiques littéraires, pp. 39-65. 728
310
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langage. Faux pas, au même titre que Les Fleurs de Tarbes, Le parti pris des choses de Ponge, L’expérience intérieure, les Recherches sur la nature et les fonctions du langage de Parain, Biffures ou les premières critiques littéraires de Sartre, dégage une réflexion novatrice en la matière.729 S’établit ainsi un débat déterminant pour la seconde moitié du vingtième siècle sur le rôle de la poésie par rapport à la rhétorique, la réalité dite empirique, la transgression ou l’engagement. La plupart des essais dans Faux pas furent d’abord publiés dans le Journal des débats, où Blanchot maintint sa « chronique de la vie intellectuelle » jusqu’en août 1944. À première vue, cette fidélité à un périodique appuyant ouvertement le pétainisme peut choquer. Elle peut également être perçue comme une stratégie de conquête de l’espace littéraire qu’opposé à toute forme d’embrigadement de la pensée, Blanchot choisit de protéger, rusant de la sorte avec l’ennemi.730 Or comment faire cesser les ravages d’un Occident décapité autrement que par le rétablissement de la raison ? Blanchot - en cela un héritier direct de Proust -, aura pour souci de « faire servir le discours à la révélation de ce qui est à l’écart de tout discours ».731 Le sacrifice de soi ne se vit que dans la création artistique. L’action politique s’articule à travers la pratique de l’écriture. Du coup, le différend avec Bataille saute aux yeux. Un dialogue par auteurs interposés permettra à Blanchot de corriger ce dernier sur la question du sacré. La leçon se fera à deux niveaux. D’une part, par une lecture divergente de mêmes auteurs, d’autre part, par la fréquentation de textes qui lui servent à appuyer sa propre expérience d’écriture. La première des quatre sections de l’ouvrage traite d’auteurs également commentés dans La Somme Athéologique, à savoir les écrivains mystiques, Nietzsche, Kierkegaard, Blake, Proust et Sartre. Or, loin de les appuyer, Blanchot se démarque des lectures de Bataille par l’accentuation de la nature langagière du sacré. Faux pas déploie un dispositif de textes en partie identiques à ceux de Bataille mais qui, pour partager ses préoccupations, s’en écartent substantiellement. Si
729 Sur l’effervescence éditoriale au sein de la N.R.F. durant l’Occupation, voir : E. Parinet, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2004, coll. Points/Histoire, n° H341, pp. 369-371. 730 Voir à ce titre : C. Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, op. cit., pp. 186-187. 731 M. Blanchot, « Maître Eckhart », Faux pas, op. cit., p. 35.
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Blanchot applaudit dans son commentaire sur L’expérience intérieure le courage de son ami d’arpenter la ligne de crête creusant l’écart ténu entre la raison et son contraire732, que dire de son hommage à Kierkegaard, salué pour ne pas avoir cédé, dans sa recherche d’une communication authentique, au sacrifice direct ? Tenté à un certain moment de sa vie par la mise à mort de soi, le philosophe danois eut la clairvoyance de préférer le langage au martyre. La communication est une révélation impossible : la vérité demeurant voilée par essence.733 À ce titre, l’existentialisme kierkegaardien prolonge la mystique d’Eckhart, qui lui aussi maintient la raison dans son approche du néant. Une lecture qui s’éloigne de l’interprétation par Bataille de la tradition mystique, pour qui celle-ci représente également un acheminement vers l’inconnu, mais sans qu’y intervienne encore le langage. Alors que Bataille déplore la limite qu’en la personne de Dieu, les mystiques chrétiens se sont imposés dans leur appréhension du non-savoir (V, 17), Blanchot quant à lui voit en une dialectique conduite à son point d’implosion la puissance et la force d’actualité de cette littérature. 734 Un même écart avec Bataille s’observe dans le commentaire que Blanchot consacre à la poésie de Blake. Bien loin d’être une « apologie du désir », celle-ci préserve la tension entre le bien et le mal. Dialectique sans synthèse, la transgression passe par l’écriture. Toute sortie du langage est vouée à l’échec. 735 Rien de plus aberrant donc que de chercher la communication authentique dans « le rire, les larmes, l’acte sexuel »736 ou dans un esprit de chevalerie dédaigneux des valeurs sociales.737 Ce serait au prix de la raison, seule à même de révéler l’angoisse et le tragique inhérents à la condition humaine. La souveraineté ne se vit pas hors de l’écriture. Proust est ainsi convoqué, dont l’expérience extatique dans la Recherche ne court-circuite jamais l’intelligence.738 De même qu’est salué Paulhan, auquel Blanchot avait consacré son premier essai, Comment la littérature est-elle possible ?, une plaquette parue aux éditions José Corti en février 1942. L’expert 732
M. Blanchot, « L’expérience intérieure », Ibid., p. 49. M. Blanchot, « Le « Journal » de Kierkegaard », Ibid., pp. 25-30. 734 M. Blanchot, « Maître Eckhart », Ibid., pp. 31-36. 735 M. Blanchot, « Le mariage du ciel et de l’enfer », Ibid., pp. 37-41. 736 M. Blanchot, « Recherches sur le langage », Ibid., p. 107. 737 M. Blanchot, « De l’insolence considérée comme l’un des beaux-arts », Ibid., pp. 349-352. 738 M. Blanchot, « L’expérience de Proust », op. cit.. 733
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en proverbes malgaches interdit désormais à la pensée de mettre le langage entre parenthèses. Pour revenir à sa source, elle se doit au contraire de respecter les lois de la rhétorique.739 Le différend implicite opposant Blanchot à Bataille transpercera également dans leur appréciation de Sartre. À première vue, leurs avis semblent converger. Tous deux se montrent méfiants envers cette philosophie de la liberté. Dans le cas de Bataille, les réticences seront immédiates. Son jugement sera à la mesure d’une irritation épidermique envers cette œuvre. Se dispensant même de le commenter, il lapide Sartre en quelques phrases expéditives. Il reproche à ce dernier de ne pas oser s’avancer dans les régions de l’inconnu, préférant se réfugier dans une pratique de la pensée le mettant à l’abri de toute perte de soi (VI, 90). Sartre manquerait de courage. Faute d’assumer la vie à hauteur de mort, la liberté qu’il préconise n’est qu’une supercherie. Blanchot quant à lui fait preuve de davantage de nuance. Contrairement à Bataille, il suit de près et commente la production fictionnelle de Sartre. Dès 1938, il salue la parution de La nausée, dont il perçoit tout de suite l’importance. Dans son compte rendu, il rend un double hommage à Sartre. Primo pour s’être aventuré dans ce premier roman dans l’exploration de l’être. Secundo, pour avoir compris la nécessité d’une écriture à même de traduire une telle quête.740 Lucide, Sartre écrivain rompt avec les conventionnalismes formel et thématique issus d’une tradition réaliste obsolète que la jeune génération s’obstine à garder en vie.741 La facture classique propre au roman d’introspection cède le pas chez lui au « mythe », soit un art qui se soustrait à l’ordre naturel apparent, surmontant de la sorte le leurre réaliste au profit d’une fiction réinventant sans cesse le réel.742 Pour Blanchot, le roman est exclusivement « art de langage ». Univers de mots, sa raison d’être ne relève pas d’une extériorité quelconque, mais d’un rapport d’authenticité avec le langage.743 L’écriture poétique ou romanesque relèvent toutes deux de la connaissance métaphorique, source d’images révélatrices744 et non du principe analogique. Refus de céder 739 740
M. Blanchot, « Comment la littérature est-elle possible ? », Ibid., pp. 92-101. M. Blanchot, « L’ébauche d’un roman », Aux écoutes, n° 1054, 30 juillet 1938, p.
31. 741
M. Blanchot, « Le jeune roman », Faux pas, op. cit., pp. 209-212. M. Blanchot, « Poésie et roman », Ibid., pp. 237-241. 743 M. Blanchot, « L’énigme du roman », Ibid., pp. 213-218. 744 M. Blanchot, « La naissance d’un mythe », Ibid., pp. 222-223. 742
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à l’inconnu, l’approche analogique de l’être se cramponne à une unité et une présence illusoires.745 Plutôt que de se plier à un réel inexistant, l’écriture romanesque est destinée à thématiser sa création.746 Le poète est ainsi appelé à ériger le langage en absolu.747 Mythique, la réalité ne prend forme que dans l’inspiration. L’influence de Proust sur la réflexion blanchotienne de l’écriture s’avère ainsi indéniable. Influence dont serait également tributaire l’auteur de La nausée. Or, si dans un premier temps Blanchot inscrit Sartre dans l’axe proustien, il se corrigera par après. Ce désistement tient à l’évolution de la réflexion sartrienne. Après La nausée, celle-ci prendra une toute autre tournure. Le néant est désormais relevé au profit de l’action. Du coup, Proust devient encombrant. Qualifiant de solipsiste son appréhension du monde, Sartre croit pouvoir s’en débarrasser une fois pour toutes dans L’imaginaire. L’intentionnalité y a déjà sa part belle. On y apprend que la conscience, même imageante, est toujours en rapport avec l’objet qu’elle pose. Faute de quoi, elle emprisonne le sujet. Enfermé dans son en soi, Proust se recroqueville dans sa coquille.748 Blanchot ne put l’accompagner dans ce nouveau virage. Il ne cachera pas ses réticences envers Les Mouches, qu’il confrontera à Phèdre que réactualisa à l’époque Maulnier. L’écart n’est aucunement idéologique. Il a plutôt trait à l’oubli du langage chez Sartre. Un oubli dont n’atteste pas seulement sa production romanesque. Son théâtre fait preuve d’une même désinvolture envers le langage comme expérience du néant. Inspirée du mythe d’Oreste, Les Mouches exalte la libération de l’homme de l’emprise maléfique des dieux. Cette atteinte au sacré, Sartre ne put qu’y trouver grâce. Blanchot quant à lui y voit plutôt un « échec » : la véritable souveraineté n’est rien. L’expiation faisant gravement défaut dans une pensée ne sachant préserver la béance du vide, la liberté sartrienne aboutit à une impasse.749 Un sacrifice n’est pas l’autre. Si Phèdre a également la volonté de se donner la mort, ce don de soi vient s’ajouter à un mourir préalable et non relevable. Le néant est ainsi préservé, dont l’écriture porte témoignage.750 Sartre est 745
M. Blanchot, « Une œuvre de Paul Claudel », Ibid., pp. 328-336. M. Blanchot, « Lautréamont », Ibid., pp. 197-202. 747 M. Blanchot, « Mallarmé et l’art du roman», Ibid., pp. 187-196. 748 J.-P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, (1940)2002, coll. Folio/essais, n° 47, pp. 135-145. 749 M. Blanchot, « Le mythe d’Oreste », Faux pas, op. cit., pp. 72-78. 750 M. Blanchot, « Le mythe de Phèdre », Ibid., pp. 79-85. 746
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à Blanchot ce que Corneille est à Racine. Le primat de l’action ou de la poésie les sépare. En toute logique, leur lecture de la Recherche sera déterminée par le degré d’importance qu’ils accordent chacun à la dimension langagière de l’être.751 Inscrit dans l’espace littéraire ouvert par Proust (ainsi que par Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé et Valéry, auxquels Faux pas rend hommage pour ne pas avoir profané cette cathédrale qu’est l’écriture), l’imaginaire blanchotien contraste avec celui de Sartre, hésitant à plonger dans le gouffre auquel la création invite. Le cas Sartre, plutôt que d’atténuer, accentue davantage encore le clivage entre Bataille et Blanchot. Si tous deux s’accordent à déclarer en faillite le projet sartrien, par manque d’exploration des contrées inquiétantes de l’inconnu, leur argumentation diffère. Pour Blanchot, l’échec est imputable à l’oubli du langage articulé dans son rapport au vide. La liberté sartrienne est à ce prix. Le sacrifice du coup relève d’une immédiateté illusoire à laquelle Bataille, quoi qu’il en pense, demeure également soumis. Sous cet angle, Sartre est plus proche de ce dernier que celui-ci n’aurait voulu l’admettre. Retour du refoulé, le symptôme-Sartre ne put que susciter une réaction paniquée de la part de Bataille. Inversement, le règlement de compte de Sartre avec Bataille peut se lire comme une expiation indirecte, par miroir interposé. 3.4 3.4.0
Quand deux ennemis se rejoignent Introduction
La polémique entre Bataille et Sartre est trop souvent interprétée à l’avantage du premier. Le second n’aurait pas osé assumer l’enjeu d’une écriture défiant la métaphysique occidentale qui, de ravaler le rien, met le sujet auteur ou lecteur à l’abri du vide.752 Sartre ou 751
Sur Proust comme pierre d’achoppement à l’idéal collectiviste, le primat sociologique et l’activisme politique de l’époque, voir : D. Hollier, « De Malraux à Proust, panoramas », in G. Picon, Lecture de Proust, Paris, Gallimard, (1963)1995, coll. Folio/Essais, n° 266, p. 20. 752 Voir à ce titre entre autres : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 408 ; G. Bennington, « Lecture : de Georges Bataille », in Georges Bataille après tout, op. cit., p. 19, ainsi que P. Sollers, « L’acte Bataille », in Bataille, op. cit., p. 9.
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la pensée comme paratonnerre contre une mystique inversée empêchant le sujet de se réaliser dans le monde : une telle présentation des faits est correcte, mais incomplète dans la mesure où elle fait abstraction de la tache aveugle de Bataille. Or celui-ci rejoint Sartre sur le point de discorde les opposant. La violence qu’ils témoignent l’un envers l’autre trahit un même refoulement du langage comme expérience du vide. 3.4.1
Oublier le langage ou s’y oublier ?
En 1943, Les Cahiers du Sud publie un long commentaire de Sartre sur L’expérience intérieure. Le ton virulent révèle l’intention de l’auteur. Véritable machine de guerre destinée à écraser l’ennemi, l’essai propose une déconstruction sans concessions des présupposés implicites qui sous-tendent le projet a-théologique de Bataille. Pour ce faire, Sartre établit une distinction, a priori plutôt naïve, entre ce qu’il appelle « la forme » et « le contenu ». En vérité, il s’agit d’une stratégie en vue de neutraliser la force transgressive de cette écriture. Tout comme Blanchot, Sartre analyse la tentative de Bataille de conduire la raison vers ses limites. Une telle opération est destinée à provoquer l’éruption du langage hors de ses gonds. Selon Sartre, l’écriture par spasmes sous forme d’aphorismes où l’évocation l’emporte sur la référence, de détournements de sens ou de mélange de preuves et de prédications dramatiques sont autant d’astuces permettant à Bataille de vivre l’instantanéité qu’un discours continu et linéaire neutralise. Sartre passe ensuite à l’analyse dite du « fond ». Cette souveraineté retrouvée, loin d’être jubilatoire, crée au contraire un climat de morosité. Dans L’expérience intérieure, le mépris s’étale à toutes les pages. Ce nuage assombrissant le bleu d’un ciel désormais dégagé de toute transcendance tient au désabusement ignoré de cet ancien séminariste qui, bien que défroqué, n’a toujours pas désavoué son Dieu honni. Bataille porte en soi le lourd fardeau d’un acte déicide. Son ouvrage traduit le malaise de ce geste sacrificiel :
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La fascination du Commandeur L’érotisme, le « sacré » trop humain de la sociologie lui offrirent des refuges précaires. Et puis tout s’effondra et le voilà devant nous, funèbre et comique comme un veuf inconsolable qui se livre, tout habillé de noir, au péché solitaire en souvenir de la morte.753
L’image dont se sert ici Sartre n’est pas sans rappeler Le Petit, un récit scandaleux que, pour brouiller les pistes, Bataille diffusa sous le pseudonyme de Louis Trente et sans nom d’éditeur en 1943. Tout comme dans L’expérience intérieure dont Bataille poursuit la quête dans l’imaginaire, s’y réalise la mort de Dieu. Or le narrateur y dévoile tout à coup sa nécrophilie envers la personne de sa mère. Le comble de la profanation vient se greffer ici sur le meurtre du Père ainsi redoublé : Je me suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma mère (quelques personnes ont douté, lisant les « Coïncidences » : n’avaient-elles pas le caractère fictif du récit ? comme la « préface », les « Coïncidences » sont d’une exactitude littérale : bien des gens du village de R. en confirmeraient la substance ;) (III, 60)
Que cette scène soit autobiographique ou pas n’a qu’un intérêt secondaire. Seule importe sa dimension mythique, au sens où l’entend Blanchot. Surdéterminée, elle génère une écriture visant la rupture de soi. Le mal s’inscrit dans un ordre symbolique. Le coupable expie son crime imaginaire par le biais de la création. La pulsion matricide était déjà à l’origine de la Recherche. En est-il de même pour Le Petit ? L’aveu ressemble au traumatisme de Proust. Dans les deux cas, le blasphème inspire une œuvre. On serait donc tenté d’établir un parallélisme entre ces deux écritures.754 Sartre lui-même ne s’aventure pas dans ce sens, préférant appuyer son argumentation sur L’expérience intérieure. Bataille écrivain n’a pas droit au chapitre ici. Pas plus d’ailleurs que Proust. Si Sartre met la réminiscence proustienne et la discontinuité bataillienne sur le même plan755, c’est pour se démarquer de toute dialectique supprimant le moment de la relève. L’aliénation de soi est constitutive de la synthèse qu’elle annonce. Le néant n’est que transitoire. Rien à voir avec une ontologie négative respectueuse 753
J.-P. Sartre, « Un nouveau mystique », Situations I, op. cit., p. 154. Nous reviendrons en détail sur le matricide dans Le bleu du ciel dans le quatrième chapitre. 755 Ibid., p. 162. 754
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du vide. Le signifiant est constituant du monde qu’il transforme. Or, que Sartre le veuille ou non, le rien génère l’écriture chez Proust, Blanchot et Bataille, chacun d’eux est sévèrement pris à partie pour cette raison-là. La relève n’est garantie qu’à condition que soit éliminée toute conception du langage autre qu’activiste. Son ton dédaigneux envers le travail du langage dans L’expérience intérieure, évacué dès le début de son essai, ainsi que son silence sur les deux fictions qui accompagnent l’ouvrage (Madame Edwarda et Le Petit) trahissent l’embarras de Sartre envers toute poétique désoeuvrée. Sa misologie empêche Sartre de reconnaître la nature sacrée du langage.756 Non content de dénoncer la supercherie de son écriture, il qualifiera de « scientiste »757 l’attitude de Bataille. En mettant l’expérience du sujet chez Bataille et Durkheim sur le même plan, il transforme le premier en un pur produit de la Troisième République. L’École Sociologique Française, primat rationaliste oblige, ne pouvait qu’octroyer une fonction référentielle au langage. Tout en reconnaissant la dimension symbolique du sacré, elle refusait de mettre le langage à l’épreuve. Sartre n’était pas sans ignorer l’écart abyssal entre Bataille et les sociologues. Tributaire de ceux-ci pour l’effet de cohésion du sacré, Bataille ne s’en écarte pas moins. À la victoire du progrès et de la raison ou à l’idéal du partage, il préférera une mystique dionysiaque que déploie L’expérience intérieure. L’approche durkheimienne du social passe à côté de cette réalité énergétique qui conditionne la vie. Mise en jeu du sujet, l’écriture chez Bataille relève du mythe et non de l’exactitude scientifique. Sartre croit constater une même aporie dans l’œuvre de Blanchot que dans le texte de Bataille. L’irruption hors de ce monde n’est envisageable qu’à prendre la place vacante de Dieu. L’impasse de Blanchot, c’est de se hasarder dans ce sens. Relançant pour ce faire la veine kafkaïenne, son projet souffre déjà d’anachronisme. La littérature trouve sa raison d’être dans son pouvoir de transformer le sujet. Or plutôt que de les confronter à leurs responsabilités envers euxmêmes, Blanchot égare ses lecteurs en leur projetant le mirage d’une sorie de soi. Une conviction qui amène le critique littéraire Sartre à
756
Sur l’aversion de Sartre envers l’écriture de Bataille révélatrice d’une phobie du langage comme pure perte, voir : M. Macé, « La haine de l’essai, ou les mœurs du genre intellectuel, au XXe siècle », Littérature, n° 133, mars 2004, pp. 122-126. 757 J.-P. Sartre, Un nouveau mystique, Situations I, op. cit., p. 157.
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préférer en écho avec son primat de l’existence un style dit de « comat », annonciateur de « l’âge d’homme », aux « emportements oratoies » et au « beau style» d’un « âge de jeunesse » désormais révolu.758 Soit l’opposition entre Corneille et Racine. Pour être identique sur le fond, l’argumentation de Sartre diffère dans son déploiement selon qu’il s’en prend à Bataille ou à Blanchot.Celui-ci avait engagé le débat avec lui sur le plan de l’imaginaire. D’après lui, la fiction de Sartre négocie mal le rapport du langage au vide. C’est en écrivain que celui-ci répliquera. L’écriture blanchotienne a beau s’afficher comme une immanence menée à bout, en vérité, c’est d’une transcendance ignorée comme telle qu’il s’agit. Bataille quant à lui avait taquiné le philosophe Sartre. Piqué, l’auteur de L’être et le néant voudra faire la démonstration de l’incohérence de cette pensée. Ce jeu de cache-cache assez enfantin, qu’impose le positionnement des trois actants sur le champ symbolique, ne doit pas masquer la tache aveugle de Sartre, dont le terrorisme seul empêche d’accueillir favorablement les textes de Bataille et de Blanchot. La pierre d’achoppement demeure Proust. Le mal, la ruse avec les lois de la rhétorique et la perte de soi constituent l’univers de la Recherche. Autant de facteurs d’irritation pour le penseur de la liberté, qui s’en débarrasse à peu de prix. Une boutade assassine fera l’affaire : Proust est un classique et un Français : les Français se perdent à la petite semaine et ils finissent toujours par se retrouver. L’éloquence, le goût des idées claires, l’intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie.759
Sa conclusion à sa lecture de Bataille formule les mêmes objections. L’expérience intérieure se lit comme une réécriture du Temps Retrouvé. Dans les deux cas, la quête de l’inconnu masque un défaut de courage. Nous sommes condamnés par notre essence sans cesse différée à nous réaliser en permanence. Impossible d’échapper à nos responsabilités envers nous-mêmes. Toute perversion, même transposée dans l’écriture, est fallacieuse. La perte de soi n’étant qu’un passage obligé vers une consolidation de son être, Sartre terroriste discrédite toute expérience d’écriture qui fait la part belle au sacrifice 758
J.-P. Sartre, « La conspiration par Paul Nizan », Ibid., pp. 30-31. J.-P. Sartre, « À propos de Le bruit et la fureur. La temporalité chez Faulkner », Ibid., p. 77. 759
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symbolique. D’où une violence dans ses propos, dont Bataille surtout écopera : (…) pas plus qu’à cette expérience inutilisable, s’intéressera-t-on à l’homme qui se livre dans ces pages, à son âme « somptueuse et amère », à son orgueil maladif, à son dégoût de soi, à son érotisme, à son éloquence souvent magnifique, à sa logique rigoureuse qui masque les incohérences de sa pensée, à sa mauvaise foi passionnelle, à sa quête vaine d’une évasion impossible.760
Inédits de son vivant, les Carnets de la drôle de guerre dévoilent une face cachée de Sartre. Ils permettent de mesurer la part de masochisme du personnage. La mauvaise foi y est toujours de renoncer à œuvrer en vue de sa réalisation dans le monde, mais en même temps de refouler l’écriture en tant que balancement sur le vide. L’existentialisme se réalise sur l’autel du mal signifié. Cette tension intérieure chez Sartre ressortit-elle à sa détention, sept mois durant, dans le Stalag XII D à Trèves ? Une expérience décisive selon son biographe. L’intellectuel, enfermé jusqu’alors dans sa tour d’ivoire, se voit brutalement confronté à la misère de la condition humaine.761 L’événement marque la transition selon Bernard-Henry Lévy entre un Sartre à la fois nietzschéen et bataillien, s’en prenant aux derniers substrats de substantialisme en psychanalyse et s’adonnant à une écriture de l’excès, à la fois désinvolte, lapidaire et inachevée, un Sartre dont la vie aussi est placée sous le signe de la vie inutile762, et un double qui tout à coup se crispe pour se cramponner à l’idée d’un sujet plein.763 Si la coupure n’est pas aussi nette - il conviendrait plutôt de parler d’un Sartre bicéphale, tiraillé jusqu’à sa mort entre l’engagement et son contraire - force est de constater un malaise dans son rapport au sacrifice symbolique. Oublier le langage ou s’y oublier : l’énigme l’aura déchiré toute sa vie. Sa part consciente aura refusé au néant d’œuvrer en lui.
760
J.-P. Sartre, « Un nouveau mystique », Ibid., p. 187. Voir à ce titre : A. Cohen-Solal, Sartre, Paris, Gallimard, 1985, pp. 210-223. 762 Voir à ce titre aussi : J.-F. Louette, « Existence, dépense : Bataille, Sartre », Les Temps Modernes (Georges Bataille), n° 602, décembre 1998-janvier-février 1999, pp. 16-36. 763 Voir à ce titre : B.-H. Lévy, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, pp. 503-542. 761
320
3.4.2
La fascination du Commandeur
Au seuil de la cathédrale
Offensé, Bataille répliquera. Dans une « réponse à Jean-Paul Sartre » intégrée dans Sur Nietzsche, il tentera de soustraire l’expérience intérieure au piège de la dialectique. Pour ce faire, il oppose la mobilité et ladite « désinvolture » de sa pensée à l’immobilité et la « lenteur » d’une philosophie croyant pouvoir faire l’économie d’une mise à l’épreuve de soi. L’implosion de l’Aufhebung n’est possible qu’à condition de neutraliser toute forme de transcendance. Soit la thématique nietzschéenne de la mise à mort de Dieu. En même temps, cette souveraineté retrouvée ne peut en aucun cas se figer, contrainte qu’elle est de se remettre sans cesse en jeu. Bataille ne fait donc que reprendre ici son argumentation, qu’il ramène à son essence. Il justifie son mode d’écriture pour être attaqué sur ce point. À une souveraineté évanescente répond une écriture fugace, en mouvement constant. Or même désinvolte, s’articulant par éclairs, le langage chez Bataille n’accompagne pas le sujet dans l’extase d’une sortie de soi. Son approche dionysiaque l’empêche d’intégrer pleinement le signifiant dans l’expérience du sacré. La transgression a comme besoin de larguer ses amarres pour prendre le large. Du coup, l’idéal fusionnel a le champ libre, qui laisse libre cours à la synthèse de récupérer la perte. Il ne s’est donc rien produit. Le séismographe n’a pas enregistré la moindre secousse : L’expérience de la séparation (…) à partir du continuum vital (…) le retour au continuum ne laissent pas en nous de souvenir distinct ; nous n’atteignons le noyau de l’être que nous sommes qu’à travers des opérations objectives. Une phénoménologie de l’esprit développée suppose la coïncidence du subjectif et de l’objectif, en même temps qu’une fusion du sujet et de l’objet. (VI, 201)
Sartre perçut tout de suite la faille dans l’argumentation de Bataille, qu’il ne manquera pas d’exposer dans l’espoir de voir ainsi vaciller la position de son interlocuteur. Un débat s’engage entre les deux hommes suite à la conférence que prononce Bataille en mars 1944, à la demande de Marcel Moré. Le public n’était pas seulement constitué de chrétiens. Adamov, Paulhan, Leiris, de Beauvoir, Camus et Blanchot ssistaient également à la séance. Dans son exposé, Bataille développe l’enjeu de sa réflexion. On devine les réserves de son cercle d’amis face à la ré-émergence explicite du fétichisme sacrificiel. Un
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don de soi non médiatisé, ritualisé certes, mais dépourvu de toute dimension symbolique l’emporte sur l’écriture comme perte de soi. Le sommet du mal s’atteint par le biais de « dépenses désordonnées d’énergie » que procurent le crime, l’érotisme et la transe mystique. Vécue telle quelle dans des temps révolus, cette ruine de soi relève aujourd’hui de la représentation. Faut-il s’en réjouir, ou est-ce un fauxfuyant ? Aux yeux de Bataille, il s’agit d’un « compromis moral » (VI, 319) qui ne l’enthousiasme guère. L’immédiateté d’un sacrifice réel a l’avantage sur la dramatisation de ne pas se laisser absorber par une recherche du salut. Or face à la Rédemption chrétienne ici visée, la critique ne suffit pas. Même contestataires, les mots ne disposent pas de cette vitalité débordante qui seule nous préserve du déclin. Dans l’optique de Bataille, le langage (poétique ou discursif) demeure suspect parce que toujours enclin à servir de tampon à la transgression. Il annonce en quelque sorte la déchéance du sacré : Le fait de parler d’une « morale » du sommet relève lui-même d’une morale du déclin. (VI, 321)
Dans la discussion qui fait suite à son exposé, Bataille se verra questionné par des intellectuels catholiques ainsi que par des philosophes laïcs. Or les critiques formulées par les deux camps, pour être différentes quant à leurs enjeux, se rejoignent. Chrétiens et phénoménologues font le constat d’un malaise chez Bataille envers le symbolique. Un malaise qui prête à conséquence. Le Révérend Père Danielou ouvre la danse. Il s’agit pour lui de réhabiliter la notion de Rédemption. Impossible de vivre l’expérience du péché sans la foi. Le mal nous fait prendre conscience de l’existence de Dieu, qui seul nous permet de nous libérer de nous. Le dépassement des limites de notre personne, ce que Bataille désigne par « la communication », n’est envisageable qu’à l’horizon d’une transcendance divine. Or celle-ci inscrit le croyant dans un ordre symbolique, ce qu’une conception organique de la vie empêche de concevoir : L’individualité biologique est close, mais non la personne qui peut être totalement communiquée, qui est sans limite, qui peut être totalement immanente à un autre. (VI, 327)
Jean Hyppolite, traducteur de la Phénoménologie de l’Esprit dont il s’apprête à publier un long commentaire en guise d’initiation à
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cette pensée, manifestera un même embarras envers une réflexion demeurant sur le seuil de la cathédrale proustienne.764 Il parle à ce titre de « l’ambiguïté » de la position de Bataille qui, pour se servir de son lexique, ne se démarque pas moins de la tradition chrétienne. L’exégète de Hegel conçoit l’originalité d’une telle démarche, mais demeure réservé. Sa rigueur de pensée lui fait pressentir l’impossibilité d’une implosion de la dialectique sans inscription du néant dans un ordre symbolique. À défaut du langage, l’expérience extatique n’est qu’une fausse sortie de soi : une négativité appelée à être relevée par le moment de la synthèse. La jonction chez Bataille d’une inspiration nietzschéenne et d’une ontologie négative ne semble pas aboutir. Son flou conceptuel fragilise aux yeux d’Hyppolite cette pensée, relevant davantage de la « sincérité intérieure », pour reprendre son expression, que d’une exactitude argumentative. Le néant est-il intérieur ou extérieur à l’être ? S’il est intérieur, la sortie de soi est constitutive de l’être, qui se retrouve de la sorte. Le deuxième cas de figure, en revanche, présuppose une plénitude originaire. Bataille saisit le problème, mais ne peut répondre à la question. « Esprit intuitif », il affirmera ne guère se préoccuper de la cohérence interne de ses propos. Hyppolite relève une même indécision dans son choix terminologique. Le langage chrétien, massivement présent dans les textes de La Somme Athéologique, offre-t-il seul accès à cette rupture de soi ? Bataille s’en défend, qualifiant de « désinvolture » son attitude envers le catholicisme. Un point de vue révélateur de son incapacité d’intégrer le symbolique dans sa pensée : (…) je ne suis enfermé nulle part (…) j’ai ressenti un sentiment d’aisance qui outrepassait toutes les règles communes à ces situations. (VI, 349)
Fort des réserves d’Hyppolite, Sartre s’avance au moment propice pour enfoncer le clou. Mais tout comme Bataille, il se montre aveugle envers la dimension langagière du problème. Ses critiques ont principalement trait à la négativité sans emploi. Une expérience irréelle à ses yeux, qu’un minimum de sérieux philosophique suffit à 764
Sur le rôle de Jean Hyppolite dans la réception de l’hégélianisme en France, voir : D. Éribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, (1989)1991, coll. Champs, n° 243, pp. 32-40.
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déconstruire. Le désœuvrement n’est là que pour raffermir l’être. Il ne se conçoit pas indépendamment d’une relève. Soit l’argumentaire d’« Un nouveau mystique ».765 Or, les deux adversaires se rejoignent à leur insu. Sa misologie foncière amène Sartre à disséquer l’exposé de Bataille sans considération aucune pour le langage, qu’il perçoit toujours comme un obstacle à un affrontement avec le néant : Ce qui compte, c’est l’heure, le moment où, sans parler ou parlant le moins possible, vous réalisez le péché. Ce moment-là existe et c’est ce moment-là qui est important. (VI, 345-346)
En écho aux réserves d’Hyppolite quant au mode d’articulation du sacré chez Bataille, Sartre suggère l’impossibilité du péché une fois déclarées en ruine les cathédrales. Autre façon d’anéantir l’idée d’une perte demeurée telle. La remarque déroute Bataille, au point qu’il se revendiquera « hégélien » et optera pour le concept de « dépassement » au lieu de l’idée d’une « suppression » (VI, 348). Si le « dépassement » ne peut avoir pour lui le sens que lui donne Hegel - ce serait faire virer le projet d’une théopathie sans concession en son contraire en revanche, Bataille se met dans l’impossibilité de marquer sa singularité par rapport à la Aufhebung. Il ne lui reste plus dès lors qu’à réitérer son parti pris dionysiaque du sacré, que la phénoménologie hégélienne n’est pas à même d’intégrer dans son système : Le langage manque parce que le langage est fait de propositions qui font intervenir des identités à partir du moment où, du fait du tropplein de sommes à dépenser, on est obligé de ne plus dépenser pour le gain, mais de dépenser pour dépenser, on ne peut plus se tenir sur le plan de l’identité. (VI, 350)
Bataille étend sa méfiance envers la discursivité au langage en général, mettant ainsi la poésie comme « holocauste des mots» entre parenthèses. Le différend l’opposant à Sartre porte sur la nature de la négativité (inhérente à l’être et, à ce titre, appelée à être relevée pour l’un, génératrice d’une perte de soi irrécupérable pour l’autre), aucunement sur son rapport au symbolique. La philosophie de la liberté et l’expérience intérieure n’ont que faire du langage. Sartre et 765
Sur ce désaccord philosophique fondamental opposant Bataille à Sartre, voir le bel article de F. Marmande : Id., « Sartre et Bataille : le Pas de deux », Lectures de Sartre, op. cit., pp. 255-262.
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La fascination du Commandeur
Bataille se rejoignent dans leur point de discorde. Leur querelle a lieu sur le seuil de la cathédrale, que, hésitants, ils pénètrent à tâtons, pour aussitôt s’empresser vers la sortie la plus proche. 3.5
Conclusion
L’ouverture des hostilités en septembre 1939 contraint Bataille à l’abandon brutal de ses projets politiques. L’activisme et les séances de réflexion accompagnant cet engagement cessent tout à coup d’exister. Les cinq années d’oisiveté forcée qui l’attendent lui permettront cependant de faire le point et de cibler différemment son offensive contre les fascismes et contre tout système ou idéologie stimulant une fusion castratrice. À ce titre, la rencontre avec Blanchot fin 1940 sera marquante. Au moment où leurs parcours se croisent, celui-ci se sera déjà corrigé sur un aspect essentiel de sa pensée : la nature du sacrifice. Médiatisé par l’écriture, le don de soi est symbolique. Ce credo proustien, Blanchot ne put le faire sien qu’après un égarement de plusieurs années. La dérive extrémiste de ses prises de position politiques entre 1932 et 1937 tint à ses hésitations à revendiquer une lecture de Proust faite dès les années vingt. Il lui aura fallu une phase de repli sur l’identitaire avant de prendre conscience de la nature langagière de la perte de soi. Cette autocorrection déterminera désormais sa conception de la littérature. Celle-ci sera vécue comme le creuset dans lequel vient s’articuler le vide inhérent à l’être. Est politique toute œuvre puisant dans le mythe, c’est-à-dire se détachant de l’illusion référentielle au profit d’une quête du vide. Quête inachevable par essence. Les deux premiers romans de Blanchot, Thomas l’Obscur et Aminadab, ainsi que des conversations avec l’auteur, ne seront pas sans influencer Bataille, qui se montrera davantage sensible à la nature symbolique du sacré. Désormais, l’extase relève de la représentation. Le leurre d’un sacrifice direct est aussitôt abandonné. L’expérience intérieure fera la part belle à l’écriture, souveraine dans son évanescence même. La transgression ne peut se faire hors langage. Discursif, celui-ci se mue en une écriture éclatée. Libérée de tout réflexe d’arraisonnement, la raison est substantielle au sacré qu’elle conditionne. Proust, Sade, Dostoiëvski, Rimbaud, Blake, Jean de la Croix, Angèle de Foligno, mais également Nietzsche et Kierkegaard sont convoqués
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pour avoir conduit le langage vers cette zone maudite où l’être est mis en question. Si indéniable que soit la tournure que prend dès 1940 la pensée de Bataille - une tournure principalement attribuable à Blanchot - en même temps, le fantasme d’un sacré immédiat demeure présent dans ses écrits. Ce dont ce dernier prit conscience, contraint dès lors à tenir un double discours de cautionnement intellectuel des travaux de son ami et de correction en crypté. L’expérience d’écriture de Bataille appuyant la sienne, l’hommage qu’il lui rend dans Faux pas n’est pas dicté par la nature de leurs liens. Pour être authentique, cette revendication n’exclut cependant pas une inquiétude envers la persistance dans cette œuvre d’une tentation d’acéphalisme. Bataille, tout en insistant sur sa nature représentative, continue à exalter le sacrifice réel. Nostalgique de temps révolus où le sacrifice était pleinement assumé par une communauté inscrivant de telles pratiques dans son calendrier rituel, il conçoit la poésie comme une déchéance. D’où un appel à un ordre viril et muet, coupant la parole aux phraseurs efféminés, ainsi que la résurgence dans L’expérience intérieure des clichés du supplicié chinois. Cette exaltation aveugle de l’extase vécue à même le corps sera mise à l’épreuve par la relecture de la Recherche. Pierre d’achoppement à tout mythe fusionnel, l’œuvre proustienne résiste aux interprétations précipitées et fallacieuses qu’en fait Bataille. Croyant pouvoir s’en débarrasser à peu de frais en 1942 par une adéquation entre le projet de la Recherche et la discursivité, il se sentira contraint de revoir sa copie deux ans plus tard. On devine dans cette attitude l’influence de Blanchot, dont la lecture de Proust avait paru entre-temps. Les contradictions internes dont souffre la lecture de Proust par Bataille, qu’il rectifie d’abord pour ensuite les maintenir et ainsi de suite, exposent sa tache aveugle. Proust incarne cette inquiétante étrangeté d’un symptôme refoulé, que Bataille cherche à garder enfoui à l’aide d’entourloupes. Faute de reconnaître la nature et le rôle du langage dans l’approche du sacré, la Recherche ne crée en lui que malaises et embarras. Les réticences de Blanchot envers cette dimension de l’œuvre bataillienne où persiste sa conception originaire du sacré comme expérience immédiate s’avèrent donc légitimes. À ce titre, Faux pas se lit comme une correction sévère, mais indirecte, par auteurs interposés, de Blanchot envers toute sortie de soi croyant pouvoir faire
326
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l’économie de la raison. Blanchot ne souscrit pas à l’interprétation que propose Bataille de mêmes textes. La littérature dite transgressive n’est telle que pour autant que le langage accompagne une telle expérience. Ce différend immédiat opposant Blanchot à Bataille, pour n’être thématisé par aucun des deux, transpercera cependant dans leur appréciation respective de Sartre. Le point de vue de Bataille est réducteur. L’attitude philosophique empêcherait tout sujet de mettre ses limites à l’épreuve. Un a priori qui dispense Bataille d’une lecture de la production fictionnelle de Sartre. Blanchot en revanche fait preuve de davantage d’honnêteté intellectuelle, en suivant de près l’évolution de cette œuvre. Saluant en 1938 l’auteur de La nausée pour avoir osé mettre l’être au défi, il se distanciera par la suite d’une pratique d’écriture qui, primat de l’existence oblige, refuse toute attention au langage comme mode d’accès au néant. Les chemins de la liberté, pas plus que Les Mouches ou Huis clos ne peuvent avoir la confiance de Blanchot, qui oppose le mythe au réel, le vide à la plénitude et le désœuvrement à l’activisme. Cet écart, esthétique autant que politique et philosophique, se laisse mesurer à la lumière de Proust. Blanchot se situe dans cette veine poétique-là. En revanche, même rejet de la Recherche chez Sartre que chez Bataille. Si donc celui-ci est violemment pris à partie par celui-là, cet éreintement est en fonction d’une angoisse commune face à la perte comme réalité signifiante. La réplique que Bataille lui donne ne fera que confirmer un même défaut théorique. Plutôt que de réinvestir la cathédrale, ce à quoi Proust invite son lectorat, Sartre et Bataille choisissent tous deux le terrorisme poétique. Dans les deux cas, le langage éjecté leur reviendra comme un boomerang à la figure.
CHAPITRE 4 : LA CATHÉDRALE DÉFENESTRÉE « Je ne reconnais plus le vaisseau de la cathédrale : les carreaux qui ont remplacé les vitraux de la nef l’éventrent de lumière. » (A. Malraux)
4.0
Introduction
À l’issue de la guerre, le débat sur l’essence du langage et de l’écriture ne se traduira plus dans les mêmes termes qu’avant. Un nombre effroyable de victimes civiles et militaires, le génocide juif, ainsi que deux bombes atomiques plongèrent le monde dans la stupeur. Des événements sans précédent venaient de se produire, contre lesquels l’humanité n’avait pas pu se parer. Le traumatisme est bien réel et déambule comme un esprit dans les couloirs souterrains de l’inconscient collectif. Comment reprendre le débat sur les Lettres alors que la terre est à feu et à sang ? Est-ce même moral de s’interroger sur la littérature après un tel carnage ? À Paris, le débat ne tardera pourtant pas à reprendre, que facilite l’établissement par le Comité National des Écrivains d’une liste noire d’auteurs ayant porté leur appui à l’ennemi.766 Le suicide tragique de Drieu La Rochelle, l’exécution symbolique de Brasillach, la fuite vers le Danemark de Céline, enfin les procès et mises à l’index d’écrivains accusés d’intelligence avec l’ennemi devaient s’interpréter comme autant de facteurs faisant table rase d’un chapitre noir de l’histoire du pays. Un chapitre qui était loin d’être clos, mais que le gaullisme, par souci d’unité nationale, s’efforçait de ranger au plus vite dans les placards de l’oubli.767 766
Pour une histoire globale et détaillée des années d’épuration en France, voir : P. Assouline, 1944-1945 : l’épuration des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 1985, coll. La mémoire du siècle, n° 44. 767 Au prix d’un deuil inachevé et qui remontera à la surface trente ans plus tard, avec la parution de La France de Vichy de Robert Paxton, un véritable pavé dans la mare qui, en écho avec de premières études et films français, eut le double mérite, d’une
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L’enterrement en cachette de Vichy et avec lui du pogrom juif s’imposait d’urgence. Il n’était pas jusqu’à Sartre à vouloir mettre un terme au climat empoisonné de l’époque, qui empêchait la littérature de se repositionner dans le monde.768 Mieux valait-il aller de l’avant que de déterrer des cadavres, même si ceux-ci empestaient encore. La discussion renaîtra donc dans un climat de fausse sérénité retrouvée. Sur la tribune, on put reconnaître certains des actants de l’époque, dont Sartre, Bataille et Blanchot. Très vite, dès 1944, ils domineront à eux trois l’avant-scène. Le débat qu’ils avaient engagé durant l’Occupation se poursuivra après la Libération. Leurs points de vue respectifs provoqueront les ralliements, ruptures, récupérations et détournements d’idées inévitables. Grossièrement, deux conceptions de la littérature se disputeront le monopole. Celle, activiste, qu’incarne Sartre et que diffuse la rédaction des Temps Modernes et celle, en pure perte, que développent Blanchot et Bataille dans les colonnes de la revue Critique, crée par ce dernier en 1946. Ce débat ne pouvait cependant pas faire abstraction de l’Histoire récente. Mal à l’aise par rapport à la réalité des camps, Sartre ne sut intégrer cette donne dans sa pensée (4.1.). La conciliation qu’il tente d’opérer à l’époque entre l’action politique et la prose sera comme différée du fait de cet événement indicible qu’est l’Holocauste. Son discours sur l’essence du judaïsme, au même titre que sa biographie de Baudelaire parue au même moment ou son étude sur Genet, trahissent sa gêne envers le désir comme vérité du sujet. Bataille insistera au contraire sur l’urgence, après l’extermination des Juifs, de réarticuler la dialectique du bien dans son rapport au mal qui lui est consubstantiel. Une exploration qui se fait chez lui à travers l’érotisme, où le désir exprime sa souveraineté. Il se verra soutenu sur ce point par Blanchot, qui rejettera également, par le biais d’une lecture de Sade, tout angélisme humaniste ou
part, de mettre en lumière la responsabilité des autorités françaises dans l’émergence et la mise en place du régime de Pétain et de l’idéologie réactionnaire qui le soustendait, et d’autre part, d’avoir démontré la participation du régime à ladite solution finale. (Sur le retour de Vichy comme traumatisme mal refoulé, voir : H. Rousso, Le syndrome de Vichy. De 1944 à nos jours, Paris, Seuil, (1987)2001, coll. Points/Histoire, n° H135. Pour une mise en contexte de l’ouvrage de Paxton, voir : Id., Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, Gallimard, 2001, coll. Folio/Histoire, n° 102, pp. 453-485.) 768 Voir à ce titre : J.-P. Sartre, « Présentation », Les Temps Modernes, octobre 1945, p. 8.
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religieux. Ses commentaires sont un correctif de taille à l’égard des existentialistes, ainsi qu’au catholicisme de Klossowski. Pour être réelle, cette antinomie entre, d’une part, Sartre, et d’autre part, Bataille et Blanchot, ne doit pas pour autant faire abstraction d’un différend persistant entre ces deux derniers (4.2). Le même écart qui les opposait déjà durant les années de guerre émergera une nouvelle fois, mais dans un contexte tout autre. Le mal pour Blanchot s’inscrit dans un ordre symbolique qui en empêche toute récupération. Réalité évanescente, il s’engouffre dans le vide d’où il émane par le biais de l’écriture. Si Bataille partage le point de vue de Blanchot auquel il se réfère explicitement pour appuyer sa propre argumentation, cette connivence cache une mésentente profonde, mais non explicitée. Tout en revendiquant la vision blanchotienne du mal comme réalité langagière, Bataille demeure fidèle à sa conception originelle du sacré comme immédiateté physique. En conséquence, la double leçon que fut amené à donner Blanchot durant l’Occupation, corrigeant à la fois Sartre et Bataille, s’imposera à nouveau pour lui. Il trouvera pour ce faire un allié puissant en la personne de Jacques Lacan, dont les séminaires entamés à Sainte-Anne en 1953 feront écho avec ses propres réflexions (4.3). La critique cryptée de Blanchot ou celle, plus explicite, de Lacan envers son mode d’accès au sacré ne furent pas sans faire hésiter Bataille, qui, comble du paradoxe, avait saisi le premier la nature symbolique du mal, mais sans oser l’assumer. En témoigne Le Bleu du Ciel, un roman rédigé durant l’entre-deux-guerres pour n’être publié qu’en 1957. Les doutes traverseront la plupart de ses textes d’après-guerre, marqués par une tension permanente entre le sacré comme expérience immédiate ou langagière. Celle-ci cédera de plus en plus le pas au profit de celle-là. Or, l’écriture sauvera Bataille (4.4.). Paru en 1950, le récit L’Abbé C. se lit comme un hommage à la cathédrale proustienne. Il s’agira donc de reproduire dans les pages qui suivent le débat subtil qui s’est déployé entre ces différents actants.
330
4.1 4.1.0
La fascination du Commandeur
Le miroir qui effare Introduction
Après l’euphorie d’une Libération triomphale, le temps sera aux règlements de compte, ainsi surtout qu’à l’acceptation progressive de l’indicible réalité des camps de la mort. Le réveil sera pénible. Les témoignages de survivants se succéderont, relatant leur détention dans ces usines de la mort qui entachent à jamais l’histoire de l’humanité. Si L’espèce humaine de Robert Antelme demeure encore aujourd’hui d’actualité, c’est pour avoir osé démontrer que cet événement, pour être inimaginable, n’était pas impensable.769 Toute la force de ce récit réside en cette idée affolante que l’extermination systématique de plusieurs millions d’êtres humains par mesure d’hygiène envers une population en proie à la déraison érigée en Vérité nationale est inhérente à la nature humaine. L’horreur nazie prend du coup une dimension universelle. L’espèce humaine sort de presse en 1947. Un an plus tôt, Sartre avait fait publier ses Réflexions sur la question juive, parues originellement en feuilleton dans Les Temps Modernes qu’il venait de créer. Bataille de son côté multiplie les interventions invitant son public à repenser le rapport du bien au mal. De même, Blanchot explorera avec obstination cette zone noire de l’âme. Les thèmes de la torture et de la cruauté alimenteront la réflexion de l’après-guerre en France et en Europe. Si « (l)’image de l’homme est, désormais, inséparable, d’une chambre à gaz… » (XI, 226), ainsi que l’écrira Bataille en 1949, les fondements mêmes de la civilisation occidentale sont à revoir. Ce à quoi s’attelleront avec lui notamment Sartre et Blanchot. Or le différend opposant ces trois intellectuels durant l’Occupation s’accentuera davantage encore dans leurs approches respectives de la question des camps. La découverte des camps de la mort sera à l’origine d’une actualité éditoriale autour de l’œuvre de Sade. Les multiples références au divin Marquis qui scanderont jusqu’à sa mort les conférences, articles, romans et ouvrages théoriques de Bataille rapprochent celui-ci de
769
Voir à ce titre : C. Rabant, « Se soulever contre ce qui est là… », in Robert Antelme. Textes inédits sur L’espèce humaine. Textes et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, pp. 120-139.
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Blanchot qui, dès 1946, choisit de perpétuer le crime de Sade contre la société. La connivence qui s’installe de ce fait entre les deux hommes leur permettra de faire barrage aux positions de Sartre et la rédaction des Temps Modernes. La revue Critique leur servira de plateforme pour contester l’activisme sartrien. Dans cette bataille rangée, des affinités se feront. Le commentaire sur Sade de Blanchot est tributaire de celui de Paulhan. Quant à Klossowski, son approche chrétienne de l’œuvre du Marquis n’est pas sans parenté - la question de Dieu mise à part - avec l’angélisme profane des existentialistes. 4.1.1
À l’écart du boudoir
À l’issue de la guerre, Sartre tentera non sans succès de se propulser sur les devants de la scène publique. La philosophie de la liberté élaborée dans L’être et le néant était plus que jamais d’actualité. Elle gagnait cependant en pertinence à être inscrite dans le concret de l’histoire. D’où l’idée d’une existence « en situation ». La liberté ne s’acquiert que par rapport à un contexte historique précis. Or la conscience des possibilités qu’offre l’existence n’est jamais aussi perceptible qu’en temps de crise. Toute guerre contraint les occupés à sortir de leur torpeur, à ne plus considérer leur vie comme une essence immuable et figée à jamais. La libération est toujours et avant tout une libération de soi. Sartre l’écrira en des termes aussi clairs dès l’entrée des chars alliés dans les rues de Paris : Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que les oppresseurs voulaient donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres.770
La prise en charge de son existence s’articule chez Sartre dans un rapport sado-masochiste. La dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave demeure la dynamique de sa pensée, mais porte un autre
770
J.-P. Sartre, « Paris sous l’Occupation », in Id., Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p. 11.
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visage depuis les révélations toutes récentes sur l’Holocauste. L’envoi dans les chambres à gaz de convois de déportés aurait pu rendre caduc le primat de la liberté avant même son éclosion. Il fallait donc prendre les devants en confrontant les prémisses d’une ontologie donnant priorité à l’existence à cet événement indicible. L’exercice de pensée auquel sera livré Sartre à l’époque consistera à renverser les rapports de force opposant la victime à son bourreau. Sa survie sociale en dépendait. Lesdites Réflexions sur la question juive sont une tentative de saisir les mécanismes de la haine. À ce titre, elles sont plus une étude sur l’antisémitisme qu’une approche de la singularité judaïque. Conformément à l’argumentaire esquissé dans L’être et le néant, Sartre y définit la xénophobie comme la peur d’assumer sa vie. L’antisémitisme est une « passion » : une idée préconçue, qui ne se laisse nullement vérifier dans les faits. Soit la mauvaise foi dont le garçon de café dans un premier temps servit d’exemple. Ce rejet d’une communauté spécifique est à la mesure d’une angoisse qui cache son nom. L’antisémite trahit sa peur de s’avancer dans l’intimité de sa conscience. Plutôt que de sortir de soi, il choisit par faiblesse de se nicher dans le leurre d’une réalité accueillante. Plus besoin dès lors de se confronter à soi. Cette intériorité illusoire est garantie par le culte de la tradition auquel sont opposés à la fois l’intelligence et l’argent. Palpables, la terre et les coutumes du pays sont considérées comme nettement plus authentiques que la Raison ou les lois d’accumulation de biens. La mystique nationale l’emporte de loin ici sur l’esprit, comme le collectif sur l’individuel. Une telle conception du monde, réduite à une antinomie caricaturale opposant le vrai au faux, ne se fait qu’au prix d’une satanisation d’une catégorie de l’humanité. L’évacuation des facteurs nocifs suffirait aux yeux de l’antisémite pour assurer un rétablissement rapide de l’organisme social. Plutôt que de remettre en question les rouages de la société ou l’idéologie qui la régule, il se contente d’une intervention chirurgicale mineure. Rien ne bouge dans sa vie, qu’une paresse foncière lui interdit de bouleverser. À ce point de son argumentation, Sartre affirme avoir recours à la psychanalyse. Sa haine envers le Juif serait à la mesure de la fascination qu’éprouve l’antisémite à l’égard de la dimension du mal. Le malaise qui l’empoigne se traduit par une perversion ignorée comme telle :
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Aussi une des composantes de sa haine est une attirance profonde et sexuelle pour les Juifs. C’est d’abord une curiosité fascinée pour le Mal. Mais surtout, je crois, elle ressortit au sadisme.771
La torture infligée aux Juifs est sans risque. L’Occident a à ce point fragilisé cette communauté à travers son histoire que lui infliger des sévices ne relève aucunement de la bravoure héroïque. Cette désexualisation du sadisme, que Bataille avait démasquée avant lui sous les traits du dictateur772, Sartre la considère comme la faiblesse de l’antisémite : le point d’où une contre-attaque peut s’envisager. Si le raciste éprouve sa jouissance dans un faux rapport de force, la victime n’a qu’à sortir de son rôle pour mettre un terme à cette violence à sens unique. La xénophobie camouflant une lâcheté envers la vie, il suffirait de lui tirer sa cagoule pour que tout à coup le bourreau s’affole et rentre la queue entre les jambes. Dans ce combat à armes inégales, le démocrate ne peut être d’aucun secours pour les Juifs. Partisan des valeurs égalitaires, il fait en même temps preuve d’ « une nuance d’antisémitisme »773 par son refus d’accepter la singularité de l’identité juive. Sartre lui-même ne définit celle-ci ni par la race, ni par la religion, ni par une adhérence à une terre quelconque. Le Juif se comprend exclusivement à travers sa « situation », c’est-à-dire par la façon dont l’autre le perçoit. En l’occurrence, la tradition chrétienne qui le tient depuis toujours pour responsable de la mort de Dieu. Une accusation lourde de conséquences, les Juifs étant depuis lors freinés dans leur volonté d’assimilation. Cette diabolisation du Juif révèle son identité négative. Il n’est ce qu’il est qu’à travers le regard malveillant de l’autre, à savoir la Chrétienté, qui l’accuse des malheurs de l’Occident. Que faire face à tant de mauvaise foi ? Seule la prise en mains de leur vie permettrait aux Juifs de percer le barrage de la peur. Sartre distingue pour ce faire le Juif dit « authentique »774, qui ose aller au-
771
J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, (1947)1954, pp. 55-
56. 772
Voir à ce titre le premier chapitre. J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, op. cit., p. 69. 774 Ce juif authentique porte un visage et un nom. Il s’agit de Raymond Aron, qui s’est reconnu dans le portrait que Sartre dressa de lui. Aron éprouva un double sentiment d’attraction et de répulsion envers la thèse sartrienne sur l’identité juive. Un embarras à la mesure du malaise que ses racines juives provoquèrent en lui. (Voir à ce titre : P. 773
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delà du mépris qu’on lui porte, de celui dit « inauthentique », qui, faute de courage, préfère se dérober. L’ironie juive n’est jamais qu’un écran pour parer les assauts de l’ennemi. Elle anticipe des attaques éventuelles. Outre le maniement de l’humour, les Juifs « inauthentiques » ont recours à la Raison pour sa portée universelle. Elle devrait être en mesure à leurs yeux de répliquer aux faux arguments des antisémites, qui relèvent de la seule passion. En vérité, une telle tactique n’aboutit qu’à un effet contraire. Inclinant la raison vers l’abstraction, les Juifs « inauthentiques » alimentent le mythe d’une race coupée de toute mystique. La perversion est donc des deux camps. Sartre ne laisse planer aucun doute sur la question. Antisémites et Juifs dits « inauthentiques » se rejoignent dans leur masochisme. Tous deux fuient leur responsabilité. Plutôt que de se révolter, ils optent pour l’abdication. Rien d’étonnant donc à ce que les Juifs « inauthentiques » soient antisémites à leur tour.775 La haine de l’autre est au départ une haine de soi. Seul le courage de se faire respecter de tous offre une issue. L’action sociale, au même titre que l’éducation, permettront la création progressive d’une société sans classe, faisant preuve de tolérance envers les différences culturelles. Il y va dans ce combat du sort de la démocratie. L’analyse de Sartre n’est pas sans susciter certaines réserves.776 À la fin de sa vie, suite à sa rencontre de Benny Lévy, il reconnaîtra lui-même les imperfections que contenait son analyse.777 Sans renier les Réflexions sur la question juive, il avouera ne rien connaître à l’époque de la réalité juive.778 La question est de savoir si son anthropologie philosophique était en mesure de respecter la singularité de l’Autre. Tout en en thématisant l’importance, Sartre semble éprouver de réelles difficultés à intégrer l’altérité dans sa réflexion. Comment
Birnbaum, Géographie de l’espoir. L’exil, les lumières, la désassimilation, Paris, Gallimard, 2004, coll. NRF/Essais, pp. 168-199). 775 J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, op. cit., p. 131. 776 Pour un aperçu du débat, voir : M. Winock, La France et les Juifs. De 1789 à nos jours, Paris, Seuil, (2004)2005, coll. Points/Histoire, n° H350, pp. 291-305. L’auteur insiste surtout sur l’importance et l’impact du texte à l’époque, sans vraiment problématiser l’omission dans l’argumentaire de Sartre de la culture juive et donc de la question du langage. 777 Sur la rencontre et l’influence de Benny Lévy dans les dernières années de la vie du philosophe, voir : A. Cohen-Solal, Sartre, op. cit., pp. 630-656. 778 J.-P. Sartre, « L’espoir maintenant (III) », Le Nouvel Observateur, 24 mars 1980.
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ne pas s’étonner avec Meschonnic (qui, tout comme Derrida, reconnaît sa dette envers ce texte qui n’est pas sans les inquiéter chacun779) de l’excès de rationalité et d’universalisme qu’il impute aux penseurs juifs ?780 Un tel point de vue trahit sa cécité envers la tradition judaïque. Par ailleurs, si déjà le reproche de rationalité risquait de faire écho aux clichés antisémites, que dire de l’antinomie opposant le Juif dit « authentique » à celui dit « inauthentique », sur lequel Sartre appuie la deuxième partie de son exposé ? Le déni de soi caractérise tout autant les antisémites que ceux des Juifs n’osant revendiquer le droit au respect de leur personne. Un tel amalgame est problématique dans la mesure où il ne spécifie plus rien au sujet de la xénophobie. Une lacune grave qui révèle l’incapacité de Sartre d’intégrer le génocide et le régime de Vichy dans l’horizon de sa pensée.781 Les concepts d’ « authenticité » et d’ « inauthenticité » lui étaient cependant nécessaires pour appeler en conclusion à son analyse à la responsabilité du lecteur. L’enjeu des Réflexions sur la question juive est une légitimation de l’existentialisme sartrien. Qu’à présenter les choses ainsi, l’antisémitisme se vide de tout sens au point de ne plus être qu’un signifiant vide traduisant le reniement de son existence - un phénomène à la fois transculturel et anhistorique, détaché donc du concret desdites « situations » - ne préoccupe guère Sartre, pour qui seule importe la suprématie de l’être. La faiblesse de l’anthropologie sartrienne se situe dans sa conception guerrière de l’imaginaire, qui est comme un champ de bataille où les sujets s’affrontent sans cesse. Elle se déploie à partir d’une logique duelle que son attachement à la phénoménologie hégélienne empêche Sartre de dépasser. Meschonnic a démontré l’impasse à laquelle aboutit l’interprétation sartrienne de l’histoire juive, prisonnière qu’elle est d’une rivalité calquée sur la trame du Maître et de l’Esclave. Sa singularité ne s’établissant qu’à être relevée par la tradition
779
Voir à ce titre : H. Meschonnic, « Je travaille à réhébraïser la Bible (propos recueillis par Samuel Blumenfeld)», Le Monde 2, n° 51, samedi 5 février 2005, p. 21 ; ainsi que : J. Derrida, « Abraham, l’autre », in Judéités (Collectif), Paris, Galilée, 2002, coll. La philosophie en effet, p. 27. 780 H. Meschonnic, L’utopie du Juif, Paris, Desclée De Brouwer, 2001, coll. Midrash, pp. 335-398. 781 Voir à ce titre : E. Traverso, « L’aveuglement des clercs. Les Réflexions sur la question juive de Sartre et ses critiques », in Lignes, n° 1 (nouvelle série), mars 2000, pp. 47-59 ; ainsi que H. Meschonnic, L’utopie du Juif, op. cit., p. 382.
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grecque, le Juif demeure chez Sartre sans histoire propre.782 Il reprend ainsi à son compte le dédain flagrant infligé par Hegel à la communauté juive. Derrida est sur ce point en parfait écho avec Meschonnic.783 Le sujet sartrien a-t-il perdu la parole à force de vouloir reconquérir son paradis originel ? Ou est-ce parce qu’il est toujours déjà muet que, même dans sa posture juive, il ne fait que batailler ? Toujours selon Meschonnic, des Réflexions sur la question juive aux Cahiers pour une morale, Sartre aura privé le Juif de son rapport essentiel à la langue et à l’écriture.784 La « situation » dans laquelle le sujet sartrien, juif ou autre, se trouve plongé et d’où il est amené à se forger une existence, est coupée de tout rapport au symbolique. Inscrite dans la tradition métaphysique chrétienne, l’anthropologie sartrienne subordonne le signe au référent et le signifiant au signifié. Elle ne conçoit pas le sujet comme une réalité signifiante. À défaut du symbolique, l’univers sartrien est une cascade d’énoncés, sans instance énonciatrice. Autant dire l’absence du sujet, qui n’est tel que pris dans une chaîne signifiante qui l’accueille, le constitue en même temps qu’il l’individualise.785 La signifiance est comme une folle farandole où les 782
H. Meschonnic, L’Utopie du Juif, op. cit., pp. 373-381. Voir à ce titre la lecture contrastive faite par Derrida de Hegel et Genet dans Glas. Tout l’enjeu de cet ouvrage consiste à dégager, à partir d’une déconstruction de la phénoménologie hégélienne mise en contraste avec la poétique de Genet, ce qui échappe à toute relève. Ce rien, une écriture transgressive telle que celle de Genet s’en alimente. Sans père, le Juif dans l’épopée hégélienne est appelé à être relevé par la religion chrétienne, qui à son tour garantit l’instauration de l’État. De même que l’enfant de père inconnu et remis à l’Assistance Publique qu’est Genet, dont le rapport au signifiant est celui du poète souverain, le Juif est le fils bâtard de l’onto-théologie chrétienne. Celle-ci subordonne l’art à la religion et le langage au référent (Voir à ce titre : Id., Glas. Que reste-t-il du savoir absolu ?, Paris, Denoël & Gonthier, (1975) 1981, coll. Méditations, n° 203-204). Si Derrida rejoint Meschonnic sur les limites de la métaphysique chrétienne, un écart essentiel subsiste cependant entre eux. Aux yeux du dernier, la déconstruction derridienne demeure elle-même inaboutie. Une métaphysique du vide la sous-tendrait, qui l’empêche de se montrer à l’écoute de la parole et du rythme, donc du signifiant juif (voir à ce titre : Id., Le signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, coll. Le chemin, pp. 401-492, ainsi que plus récemment : Id., Célébration de la poésie, Paris, Verdier, 1999, pp. 70-75). Il est étonnant que ce débat, essentiel dans la mesure où la judéité n’aura cessé de préoccuper Derrida, n’ait jamais eu l’attention qu’il mérite. 784 Voir pour ce qui suit : H. Meschonnic, « Le signifiant errant », in Id., Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, (1981)1996, coll. Le Chemin, pp. 77-134. 785 Une telle conception du sujet n’est pas sans s’apparenter à celle de Lacan. Or le parallélisme serait précipité. Meschonnic a très tôt formulé ses réserves envers une 783
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signifiants valsent entre eux sans jamais fermer le cercle. Au primat du sens, l’herméneutique et la métaphysique du signe propres à la culture chrétienne, la tradition judaïque aura préféré faire du signe un signifiant errant, que le rythme garde en mouvement. Elle réussit ainsi à échapper au piège d’un totem castrateur empêchant les sujets de danser en rond. Évacuer le Juif signifie donc refouler le signifiant dans son errance intrinsèque, pour le rattacher de force à l’univocité d’un signifié transparent. Toute l’œuvre de Meschonnic est un effort pour rappeler le rapport inhérent de la communauté juive à une écriture donnant au signifiant ses lettres de noblesse. Or la force du langage n’aura cessé d’embarrasser Sartre. S’il parle mal de la réalité juive, c’est pour n’avoir pas conduit jusqu’au bout une critique de la poétique classique. D’avoir en d’autres mots raté son virage avec Proust et s’être montré sourd aux critiques directes ou plus implicites de Paulhan et Leiris envers son écriture, demeurée légataire de la tradition chrétienne. Une parenthèse africaine aura permis à ces derniers d’en accélérer le deuil.786 La pluralité inhérente au signe, Sartre n’en sut que faire. La mort de Dieu l’inquiète tout autant que les chrétiens antisémites, dont il dénonce la bêtise de leur accusation. Au contraire d’une libération, Sartre vit le déterrement du totem comme une menace. Jumelés de force, signifiants et signifiés sont convoqués chez lui pour garder en sentinelles l’entrée de sa demeure. Le terrorisme sartrien extériorise sa peur de l’étranger en lui-même. Cet étranger n’est autre que le retour du signifiant refoulé, source d’une inquiétante étrangeté que rien sauf l’écriture - du moins, une pratique d’écriture avançant le sujet vers l’impossible - n’est en mesure de dissiper. Or c’est là un pas que Sartre s’est toujours interdit ou n’a jamais osé franchir. En témoignent le cycle des Chemins de la liberté et son univers théâtral. Les personnages mis en scène sont à chaque fois pris dans une spirale de violence du fait de la misologie de leur créateur.787 Celui-ci fut le premier conscient de son masochisme, qu’il tentera soit d’escamoter en
conception essentialiste du langage à laquelle demeure attachée à ses yeux la psychanalyse lacanienne (voir à ce titre : Id., Le signe et le poème, op. cit., pp. 319-323). 786 Sur l’écriture de soi comme processus de singularisation du sujet, voir : C. Halsberghe, « Déterré, le totem : l’enjeu de l’écriture autobiographique chez Proust et Paulhan », Les Lettres Romanes, à paraître. 787 Voir à ce titre le troisième chapitre.
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surenchérissant dans la terreur, soit de maîtriser en s’approchant dans certains de ses écrits du vide qui n’aura cessé de l’effarer. La terreur sartrienne s’articule le plus explicitement dans ses préfaces et biographies. C’est le cas bien sûr de L’idiot de la famille, sa monumentale étude sur Flaubert parue en 1972 et qui se veut un règlement de compte de Sartre avec son moi écrivain.788 Une lente mise à mort entamée dans Les Mots en 1963 ou, plus tôt encore, à travers les biographies sur Genet et Baudelaire, ainsi que dans la préface au Portrait d’un inconnu, le premier roman de Sarraute. Ainsi que l’observe Genette, aucun écrivain de sa génération ne se sera montré plus prolixe comme préfacier que Sartre.789 Et plus injuste aussi. Genet vécut très mal l’insolence de Sartre, produisant en guise de préface à l’édition de ses Œuvres Complètes un mausolée de plusieurs centaines de pages. Flatté dans un premier temps par l’importance que ce philosophe au rayonnement international lui accorda, il s’indigna très tôt de la nature du projet et finit par manifester son dégoût envers une lecture qui, en plus d’être bourgeoise dans la propagation d’une foi aveugle en la possibilité d’une liberté universelle, surexposa un individu rebelle et non sa poétique subversive.790 Genet se trouva du coup incarner le rôle d’exhibitionniste qui s’ignore. Dans sa lecture du Saint Genet, comédien et martyr paru en 1952, Sichère met le doigt sur la plaie cachée chez Sartre.791 La fiction de Genet, après l’acte manqué que fut sa rencontre avec Bataille, contraint Sartre à remettre en question son rapport au mal par un examen approfondi de la mystique et de l’athéologie contemporaines. Une confrontation indispensable pour qui explore les possibilités du sujet, mais menaçante car mettant en branle tout un mode de pensée bâti sur les assises d’un cogito présent à soi. Même après Auschwitz, Sartre se refusera à attribuer un statut ontologique au mal. Son écriture, loin de
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Pour une lecture à la fois intrinsèque, contrastive et contextuelle de L’idiot de la famille, dont la valeur d’actualité par rapport aux paradigmes aujourd’hui de rigueur en écriture (auto-)biographique ainsi qu’en théorie littéraire s’avère réelle, voir : K. Geldof, « Individium est ineffabile ? », in Id., Analytiques du sens II, Louvain, Peeters/Vrin, coll. Accents (sous presse). 789 G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, (1987)2002, coll. Points/Essais, n° 474, p. 275. 790 Voir à ce titre : E. White, Jean Genet, Paris, Gallimard, 1993, coll. Biographies, pp. 381-382. 791 B. Sichère, « Sartre et Genet : une scène », Les Temps Modernes, 1990, n° 531533, pp. 614-637.
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se risquer dans cet abîme pour en explorer les tréfonds, reste à la surface. Comment intégrer le mal dans une philosophie visant la réalisation d’un bien commun ? Fonder son espoir, moins de deux ans après la découverte officielle du génocide des Juifs, sur l’éducation et la lutte sociale pour éradiquer ce fléau du vingtième siècle qu’aura été l’antisémitisme dut déjà faire sourire à l’époque. Or, autant « Un nouveau mystique » se lit comme une fin de non-recevoir brutale et injuste de la quête de l’impossible bataillienne, autant le Saint Genet révèle selon Sichère l’effort réel de Sartre de saisir cette inquiétante étrangeté qui l’habite. Le désir d’abjection qui alimente l’imaginaire de Genet le fascine pour s’y reconnaître sans se l’avouer. Cette jouissance ne relève aucunement du masochisme tel que lui-même le conceptualisa dans L’être et le néant. Au contraire d’un renoncement à soi, elle affiche une souveraineté dans la perte.792 D’où l’affirmation provocante mais juste de Sollers selon laquelle la littérature réellement engagée du vingtième siècle a pour nom Proust, Joyce, Céline, Artaud, Kafka et Genet et non pas Sartre, qui esquive la question du désir dans son rapport au corps et à l’écriture.793 La sexualité fait avancer Sartre sur un terrain où, cramponné à l’idée d’un sujet raffermi par un plongeon obligé dans le néant, le philosophe en lui finit par reculer. La liberté sera collective, atteinte sur les barricades et non pas dans l’isolement d’un boudoir. Exit Sade et avec lui les Genet, Bataille et autres pervers du même acabit. Le reproche d’onanisme adressé à Bataille en 1943794 sera également formulé à l’égard de Genet. Pour qui se dit fier dans Les Mots d’avoir évacué son Surmoi et avec lui la fonction de la paternité795, croyant ainsi faire un pied de nez aux psychanalystes traditionnels, la répétition d’un tel signifiant est révélatrice d’un affect mal refoulé.796 Son 792
Sur l’écriture comme perte de soi chez Genet, voir aussi : B. Sichère, « L’athéologie de Jean Genet », L’Infini, n° 16, automne 1986, pp. 27-37 et n° 17, hiver 1987, pp. 102-128. 793 P. Sollers, « Physique de Genet », in Id., La guerre du goût, op. cit., p. 185. (Sur le corps de l’écrivain dans son rapport au rythme, la sensation et l’érotisme chez Sollers, une épiphanie corporelle du temps par le biais de l’écriture, voir : J.-F. Pascal, « Un corps à l’œuvre », L’Infini, n° 88, automne 2004, pp. 77-111). 794 Voir à ce titre le second chapitre. 795 J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1963, p. 11. 796 Peut-être que le scénario de Freud, le film inabouti de Huston, libéra Sartre, le temps de sa rédaction en 1958, de ce poids. (Voir à ce titre : J.-B. Pontalis, « Freud en images », in Id., Perdre de vue, op. cit., pp. 263-282.). La séparation forcée opérée par
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désir fait peur à Sartre, dont la conception du sujet comme conscience politique, en même temps que d’exprimer une foi en l’homme, est une fuite en avant.797 Sarraute dut également en écoper, pour laquelle Sartre signa en 1947 la préface au Portrait d’un inconnu. Sa lecture du roman va à l’encontre du projet de l’auteur de Tropismes de donner la chance aux sous-conversations, qu’un accident anodin dans la banalité d’une communication quotidienne suffit à faire émerger, à passer par l’écriture. Sartre n’hésitera pas à détourner un tel programme et à le récupérer pour sa cause. Mettre à nu les lieux communs est un acte révolutionnaire. Tout conformisme au regard de l’autre se trouve de ce fait compromis. L’authenticité est dans le courage de briser le miroir déformant qu’on vous tend. Elle transite par un langage en contact avec l’être. La référence à Heidegger à cet endroit de sa préface est une pirouette permettant à Sartre de déplacer l’accent de l’inconscient vers l’existence.798 La fiction de Sarraute devient de la sorte une succursale de sa propre philosophie. L’écriture au service de la cause politique : les irritations de la romancière envers une telle grille de lecture furent - on le devine - immédiates. Mais plus encore que les préfaces aux romans de Genet et de Sarraute, la biographie de Baudelaire expose la tache aveugle de Sartre. L’antisémitisme y est à nouveau corrélé à une renonciation à soi. À l’instar du portrait qu’en dressa Caillois dans ses publications de l’entre-deux-guerres799, Sartre dépeint Baudelaire comme un pur produit de son époque, cultivant le mythe de l’artiste incompris du public bourgeois et vivant en marge de la société. La sociologie sert de canevas à Sartre pour déployer une psychanalyse existentialiste qui articule entre eux la poésie et les affects. L’imaginaire baudelairien est régi par Sartre entre l’imaginaire et le réel, et qui explique, ainsi que le suggère à juste titre Pontalis, l’embarras de Sartre envers l’enfance évacuée au même titre que l’écriture dans Les Mots, pour être programmatique, n’est cependant pas aussi univoque. Le deuil de l’écriture chez Sartre n’a jamais été accompli (voir à ce titre : J.-P. Pontalis, Traversées des ombres, Paris, Gallimard, (2003)2005, coll. Folio, n° 4294, pp. 68-71). 797 Sur le désir comme volonté de posséder une liberté chez Sartre et non comme prise de conscience d’un manque qui rend le plaisir inépuisable, une différence substantielle qui explique son malaise envers Bataille et Proust, voir : S. Lilar, À propos de Sartre et de l’amour, Paris, Grasset, 1967. 798 J.-P. Sartre, « Préface », in N. Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, (1948)1989, coll. Folio, n° 942, pp. 9-15. 799 Voir à ce titre le second chapitre.
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un ordre dit « théocratique ».800 Surveiller et punir y sont les deux mots d’ordre. Cet univers carcéral, peuplé de juges, bourreaux et victimes, loin de l’asphyxier, rassura Baudelaire, qui préféra faire l’impasse sur son désir plutôt que de l’assumer. N’osant pas prendre sa liberté en mains, il développa une tendance masochiste. Véritable ruse, cette autopunition le dispensa de briser la coquille de son œuf. La vie de Baudelaire est celle du prisonnier volontaire qui transforme son entourage en juges et geôliers malgré eux. Plutôt que de sortir du nid et de prendre son envol, il choisit la réclusion à perpétuité. Toute sortie se voit soldée par un échec. Frêle enfant sous la double emprise d’une mère et d’un beau-père dictateurs, incarnation à eux deux de la Loi et la Raison universelle, Baudelaire fut condamné à rester sur le quai. L’Ordre doit être préservé à tout prix. Cette comédie de masochisme se traduira en outre par un relent d’antisémitisme801, qui trahit l’attirance du poète pour le sordide. Sarah, « l’affreuse Juive », en sera l’allégorie.802 La bassesse appelle à son tour l’image de l’Ange, personnification de la femme respectable, à la fois frigide et castratrice. L’acte amoureux s’inscrit ici dans un triangle pervers où la pureté se doit d’être souillée. Les bourreaux deviennent ainsi victimes et vice versa. Quant au désir, il est doublement empêché de se réaliser. S’étonnera-t-on de voir Sartre qualifier d’ « avarice onaniste »803 l’imaginaire baudelairien ? Dans cette messe noire où impuissance et perversion sexuelles riment avec torture et mutilation de soi, l’écriture n’a aucun effet pharmacologique. Même transgressive, la poésie ne sera jamais à même de compenser la fuite de la conscience hors du monde. Pis même, c’est un acte de mauvaise foi : le mal est éprouvé dans ce tableau pour consolider le bien. La poésie de Baudelaire ne fait que refléter le piège d’un sujet constitué dans son être sans transit préalable par les affres du néant.804 En définitive, tout se passe comme si, rétif à la sexualité comme mise en jeu de son être, Sartre rabattait à la fois sur l’antisémite et le poète sa propre angoisse envers la souveraineté de son désir. Le
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J.-P. Sartre, Baudelaire (précédé d’une note de Michel Leiris), Paris, Gallimard, 1947, coll. Les Essais, n° XXIV, p. 68. 801 Ibid., p. 76. 802 Ibid., p. 100. 803 Ibid., p. 146. 804 Ibid., P. 214.
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sadisme désexualisé qu’il impute au xénophobe le frappe le premier. Genet, Baudelaire, mais également l’antisémite et le Juif dit « inauthentique » sont comme Bloch devenu chair. Son langage corporel et tout son discours trahissent le mal qu’éprouve ce grossier personnage issu de la Recherche à assumer son identité juive. Son ridicule frappe le narrateur, qui transcrit non sans s’en amuser le phrasé pompeux de cet individu pataud. Lors de son séjour à la station balnéaire Balbec, Marcel l’entend s’indigner ouvertement de la trop forte présence d’ « Israélites », dont il ira même jusqu’à en imiter l’accent.805 De peur d’être persécuté, observe Kristeva, Bloch se traque le premier.806 Bel exemple d’inauthenticité juive, se précipiterait de conclure Sartre.807 Or le narrateur est redevable à Bloch de son initiation au mal et, par ce biais, à l’écriture. Marcel lui doit la découverte des plaisirs de la chair dans l’intimité du boudoir. C’est à la propriétaire du lieu de plaisirs où Bloch le conduit qu’il fera cadeau du sofa de tante Léonie.808 On sait le rôle de la perversion matricide dans l’éclosion de l’écriture chez Marcel et Proust lui-même.809 Une perversion que dans Vérité et existence, un cahier inédit de l’époque, Sartre aura tôt fait d’évacuer en la mettant sur le compte d’un défaut de courage envers l’existence :
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M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in Id., À la recherche du temps perdu (édition établie par Y. Tadié), Paris, Gallimard, 1988, coll. Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, p. 97. 806 Voir à ce titre : J. Kristeva, Le temps sensible, op. cit., p. 80. 807 L’écart abyssal entre la conception sartrienne du judaïsme comme courage d’assumer son être et celle de Proust, qui tout en ayant apporté son appui au dreyfusisme, situa la lutte non pas sur le plan socio-politique mais artistique (soit la création comme processus d’individuation) se révèle également dans les deux volumes qu’Albert Memmi consacra à l’identité juive. Cet intellectuel juif tunisien de la mouvance sartrienne présentera son autobiographie comme un acte politique contribuant à la libération du peuple juif. Il applique pour ce faire la dialectique sartrienne conduisant du déni de soi vers le courage de s’accepter et prendre sa vie en mains. Or cette prise en charge de son être n’est aucunement médiatisée par la création artistique. Elle se situe, en toute conformité avec les prémisses de l’existentialisme, sur le seul plan de l’action. (voir à ce titre : A. Memmi, Portrait d’un juif, Paris, Gallimard, 1962, ainsi que : Id., La libération du juif, Paris, Gallimard, 1966). 808 J. Kristeva, Le temps sensible, op. cit., p. 85. 809 Voir à ce titre le premier chapitre.
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Proust et les intermittences du cœur : son savoir de la mort de sa grand-mère est une vérité fermée, une vérité pour d’autres, non compromettante. Un jour il la réalise, c’est-à-dire que l’absence définitive de sa grand-mère, son ne plus être au monde, est absence dévoilée sur les choses…810
Dans l’imaginaire sartrien, Bataille, Baudelaire et Genet sont comme le personnage de Bloch, mais détaché de la dialectique proustienne, qui traduit le lent acheminement du narrateur vers une écriture de soi. Le temps retrouvé comme découverte de la souveraineté du désir ou l’écriture comme émergence progressive de la singularité du je mirent Sartre mal à l’aise. À l’écart du vice, la littérature en 1947 est appelée à faire le deuil d’une pratique autistique des Lettres, destinée à consolider les assises d’une société bourgeoise. Elle se doit d’être en situation, en intégrant à même sa chair la réalité de deux guerres mondiales. La création artistique, ainsi que l’affirmera Sartre dans Qu’est-ce qu’est la littérature ?, trouve sa seule raison d’être dans l’incitation à un esprit de révolte. Libérée de la poésie, jugée inutilisable, l’écriture sera l’arme de l’intellectuel pour lutter contre les injustices sociales. La violence avec laquelle il s’en prendra une nouvelle fois à Bataille expose la plaie qui le tourmente. Si Proust n’est pas passé au crible - son confort de rentier suffit à Sartre pour déclarer son œuvre obsolète811 -, son ombre continue à le tourmenter. À travers Bataille, c’est toujours aussi à Proust qu’il s’en prend. Sartre ou le juif inauthentique : Au reste la littérature de l’entre-deux-guerres se survit péniblement : les gloses sur l’impossible de Georges Bataille ne valent pas le moindre trait surréaliste, sa théorie de la dépense est un écho affaibli des grandes fêtes passées ; 812
Pourtant, cette violence sur soi ne sera pas sans fin. Déjà les Carnets de la drôle de guerre nous montraient un Sartre vivant mal une philosophie à l’abri du vide.813 Faute de se corriger lui-même - ce qui aurait été un suicide social -, il mettra la tribune des Temps Modernes à la disposition d’auteurs dont la conception du langage et 810
J.-P. Sartre, Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, coll. NRF/Essais, p. 107. J.-P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 208. 812 Ibid., p 241. 813 Voir à ce titre le troisième chapitre. 811
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de l’écriture est radicalement opposée à la sienne. Surya rappelle à juste titre la générosité de Sartre envers ses propres adversaires.814 Paulhan y put contester son activisme politique par une réactualisation de la rhétorique.815 Sarraute y dégagea ses réflexions reprises dans L’ère du soupçon (1956) sur l’avènement d’un nouveau roman, libéré du psychologisme traditionnel. Des réflexions qui se lisent en même temps comme un correctif explicite de l’auteur à la préface de Sartre au Portrait d’un inconnu.816 Blanchot y fit paraître certains de ses essais les plus importants de l’après-guerre, dont sa lecture d’Aytré qui perd l’habitude (le récit de Paulhan dont la première édition date de 1943), une première lecture de Sade aussi817, ainsi qu’un essai publié en deux parties sur la littérature comme expérience du vide.818 Quant à Leiris et Genet, leur compagnonnage de route avec l’existentialisme ne se fit jamais au détriment de l’écriture, qu’ils continueront à pratiquer, nonobstant leurs engagements politiques respectifs, dans un souci d’autonomie absolue que Sartre était loin d’ignorer.819 À une notion
814
Voir à ce titre : M. Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires (1944-1956), Paris, Fayard, 2004, coll. Histoire de la pensée, pp. 19-33. 815 J. Paulhan, « La Rhétorique était une société secrète », Les Temps Modernes, n° 6, 1946, pp. 961-984 (Repris dans : Œuvres Complètes, III, op. cit., pp. 167-189.) 816 Sur l’ambiguïté de Sartre dans son appréciation du Portrait d’un inconnu, qu’il apprécia à sa juste portée indépendamment de l’intention impérialiste à l’origine de sa préface, voir ce qu’en dira après coup l’auteur elle-même dans : S. Benmussa, Entretiens avec Nathalie Sarraute, Paris, La Renaissance du Livre, 1999, coll. Signatures, pp. 42-44. 817 M. Blanchot, « À la rencontre de Sade », Les Temps Modernes, n° 25, octobre 1947, pp. 577-612. 818 M. Blanchot, « L’art, la littérature et l’expérience originelle », Les Temps Modernes, n° 79, mai 1952, pp. 1921-1951 et n° 80, juin 1952, pp. 2195-2212. 819 L’écart entre, d’une part, Sartre et, d’autre part, Genet et Leiris s’observe notamment dans leurs commentaires respectifs sur la sculpture de Giacometti. Le texte que Sartre consacre au sculpteur à l’issue d’une visite à l’exposition de son œuvre par la Galerie Maeght en juin 1951 témoigne de sa cécité envers la singularité de ces sculptures. L’existentialiste voit dans ce travail de modelage incessant le pouvoir créateur de l’homme, qui revendique de la sorte sa liberté sur le monde. Leiris, qui signa la préface au catalogue, insiste lui sur l’héritage surréaliste de Giacometti et salue les efforts de l’artiste de déjouer par un travail sur l’espace et la matière, les conventions de l’art classique. Genet enfin observe la nature évanescente des dessins et sculptures de Giacometti, qui dégagent une impression de solitude irréductible. (Voir à ce titre : J.-P. Sartre, « La recherche de l’absolu », Situations III, op. cit., pp. 289-305 ; M.
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étriquée de la liberté, s’est d’entrée de jeu ajoutée une polyphonie de voix qui chacune complète, par un rapport autre qu’utilitaire au signifiant, l’anthropologie existentialiste. Sartre ou le Juif authentique… 4.1.2
L’envers du Bien
Le 12 mai 1947, Bataille est invité à prendre la parole au Collège Philosophique à Paris. Son intervention portera sur le mal, dont il dresse l’historique de Platon à Sade. La conférence est en écho avec ses essais et compte rendus de l’époque, qui tous invitent le lecteur à réexaminer la dialectique du bien et du mal après l’horreur des camps de la mort. Dans ce débat essentiel, la mésentente avec Sartre sera plus flagrante que jamais. Repris en 1948 dans les Cahiers du Collège Philosophique sous le titre de « Sade et la morale », ce texte important de Bataille insiste sur l’urgence, compte tenu du génocide juif, de réévaluer le legs d’une culture chrétienne réfractaire depuis ses origines à accorder au mal un statut ontologique. L’extermination systématique d’une communauté ethnique ne se comprend qu’à la lumière du dualisme tenace dans la culture chrétienne entre l’esprit et la matière. La suprématie de la raison, soit la prédominance de la tête sur le corps, entache la métaphysique occidentale depuis au moins Platon. Cette contestation du principe matérialiste, Bataille la critique par une actualisation de l’athéologie sadienne. Il rend hommage à l’écrivain pour avoir détaché la cruauté du cynisme de la raison. Le grand mérite de Sade est d’avoir imaginé un univers immanent, sans Dieu ni Maître. Son œuvre est transgressive en ce qu’elle évacue le divin au profit du sacré. La raison y est acculée au silence, tandis que les passions se déchaînent sans entrave aucune. Elles seules donnent conscience à l’être humain de sa souveraineté absolue. Sade est l’antidote à une tradition idéaliste ayant perdu tout contact avec le bas matérialisme. Le déni du mal inhérent à la vie a fait qu’à un moment de son histoire, l’humanité ne put neutraliser autrement que par la destruction industrielle d’une part d’elle-même l’affect qu’elle refoulait depuis plus de deux millénaires. L’extermination des Juifs est comme un boomerang revenant à la figure de l’Occident, qui a trop longtemps cru pouvoir
Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », Brisées, op. cit., pp. 165-175 et J. Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, Paris, L’Arbalète, (1963)1995).
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réduire le mal à une excroissance somme toute innocente du bien, une sortie de route guère inquiétante : (…) cette définition du mal qui est donnée dans La Philosophie dans le Boudoir est la condamnation profonde de tout ce que nous avons vu opérer par les Allemands. Car il est clair que comparées aux exécutions de la Terreur que Sade envisageait dans La Philosophie dans le Boudoir, les exécutions des nazis répondaient bien davantage aux images, aux suggestions de Sade. Mais aussi, elles répondaient tout le temps à l’objection fondamentale que faisait Sade aux exécutions de la Terreur, puisque d’un bout à l’autre, le déchaînement des passions qui a sévi dans Buchenwald ou dans Auschwitz était un déchaînement qui était sous le gouvernement de la raison. (VII, 376)
Bataille ne s’en tiendra pas à cette seule conférence. En novembre 1947, il publie dans Critique un essai sur le même thème, inspiré d’une lecture des Jours de notre mort, le témoignage du revenant David Rousset sur l’univers concentrationnaire. L’ouvrage attire l’attention de Bataille pour sa valeur anthropologique. Il démontre la part d’abjection inhérente à l’humanité et que sa nature ontologique empêche de nier. Les camps de la mort matérialisent le refoulement du mal dans une culture persistant à maintenir en vie l’idéalisme par un culte de la raison et de la transcendance divine. À la veulerie des tortionnaires incarnant la peur de la civilisation chrétienne envers la réalité crue du corps, s’oppose la souveraineté des déportés, dont l’être est mis à l’épreuve par des sévices quotidiens (XI, 262-267). Or même un système aussi sacricide que le régime nazi n’arrivera jamais à évacuer la notion de dépense. Celle-ci explique notamment l’ordre injustifiable d’un point de vue tactique de Hitler d’envoyer à la mort des dizaines de milliers de militaires allemands sur le front de l’est. Le massacre de Stalingrad imposait en toute logique un retrait immédiat des troupes. Le fou de Berlin ne sut pourtant pas s’y résigner. Non seulement par refus d’accepter la réalité de sa défaite et l’effondrement imminent de son régime, mais aussi et surtout parce que, comme tout un chacun, il fut animé par un besoin de dilapider la part d’excès inhérente à la vie. Refoulé, le sacré revient au galop, faisant des ravages énormes. Une machinerie aussi froide et bien huilée que l’armée allemande ne réussit jamais à éviter cette convulsion d’énergie que les rituels de dépense dans les cultures primitives ou l’intimité du boudoir dans notre société furent en mesure de canaliser :
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Le fait que le système n’était pas à l’abri du caprice même contre lequel il est ordonné, le fait que le caprice réintroduise sous la forme la plus haïssable, au sommet du système, ce que celui-ci a pour fin de supprimer, achève d’en manifester l’impuissance, qui est généralement l’impuissance de la pure activité servile, subordonnée. (XI, 479)
De même, la bombe sur Hiroshima trouve moins son sens dans l’action politique - à savoir le souci d’une superpuissance de rééquilibrer les rapports de force après l’armistice - que dans une mise à l’épreuve du principe de la raison et avec elle des notions de durée et de rentabilité. Après Auschwitz et Buchenwald, le cataclysme d’Hiroshima confronta une nouvelle fois l’humanité à la force explosive de la passion et de l’instant (XI, 172-187). Impossible d’éradiquer le mal, qui n’est dévastateur qu’à être réprimé. Les réflexions de Bataille sur le génocide juif ne purent pas faire abstraction de l’essai de Sartre sur l’antisémitisme. Or le différend entre les deux hommes sur l’essence du mal est flagrant. Sa conception du Juif dit « inauthentique » s’accrochant à l’universalité de la raison pour ne plus se faire exclure par les autres témoigne aux yeux de Bataille de l’ancrage de la pensée sartrienne dans un dualisme traditionnel opposant le corps à la tête. S’il s’accorde avec Sartre pour voir dans cette aspiration à l’universalité une tentative de lutter contre l’isolement qui frappe la communauté juive dans son histoire, il en conclut quant à lui à un acte de révolte et non à un déni de soi. Sa « situation » contraint le Juif à se défendre. Le problème n’est donc pas du côté de la victime, mais du bourreau. En l’occurrence, la culture chrétienne qui n’a jamais su gérer la béance provoquée par la mort de Dieu. Le déterrement du totem révèle le vide du ciel. Un néant que tente de couvrir la transcendance divine et la raison avec elle. « À Auschwitz », écrit Bataille, « la raison souffrait dans la chair des Juifs » (XI, 228). À la raison comme policier du ciel est assignée la tâche de brimer la sensibilité, d’étouffer la passion et d’interdire toute forme de débordement. Cette raison-là ne put que s’en prendre à la culture juive, qui, de l’avis partagé de Sartre et Bataille, est stigmatisée par la chrétienté pour avoir crucifié le Christ. Renverser le totem ne se fait pas impunément. Effarés par le miroir qui leur est tendu, les membres de la tribu prennent tout à coup conscience de la nature imaginaire de leurs assises. Les passions remontent brutalement à la surface, que la tyrannie du bien s’était efforcée en vain de tenir en laisse. Si donc « inauthenticité » il
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y a, elle réside dans l’obstination à clouer le bec au Diable. Après Auschwitz, toute forme d’angélisme ne put qu’être objet de suspicion. Au contraire des anges, le Diable a un corps et un sexe. Difficile d’encore nier la bête quand, après avoir été brimés, les corps ont été détruits en masse et ce dans une discrétion absolue, à la mesure de la gêne qu’ils suscitèrent. 4.1.3
Dans l’intimité du boudoir
En 1946, dans un des tous premiers numéros de Critique, Blanchot dégage, à partir d’une lecture des Idées sur les Romans de Sade tout juste rééditées, l’esquisse d’une longue réflexion qu’il mûrissait à l’époque sur l’emprise du mal.820 L’article lui servira de trame pour « À la rencontre de Sade », un long essai que Les Temps Modernes publieront en octobre 1947 et pour « L’inconvenance majeure », paru dans la N.R.F. en octobre 1965. Plus qu’un simple compte rendu d’un ouvrage qui de son avis n’aide guère à comprendre cet éloge du vice, le commentaire de Blanchot tente de sonder les mystères de l’univers sadien. Il espère ainsi démontrer l’actualité des questions soulevées par le Marquis. De même que pour Bataille, les camps d’extermination expliquent le retour à Sade chez Blanchot. Il met ainsi la littérature à l’épreuve d’un événement indicible. Si l’Holocauste n’est jamais mentionné explicitement avant avril 1962, date à laquelle paraît dans la N.R.F. « L’indestructible », un essai inspiré de sa lecture de L’Espèce humaine821, il alimente dès 1946 ses réflexions sur le langage et l’écriture. D’entrée de jeu, Blanchot situe l’œuvre de Sade dans le climat de la Terreur. Avant d’entrer dans la chair du texte, il évoque la vie de l’auteur, fascinante par son parcours atypique. Le comportement de Sade suscita tout autant la méfiance de l’ancienne que de la nouvelle société. Révolutionnaire, il ne fit guère preuve de conformisme envers les valeurs égalitaires. Aristocrate, il se verra désavoué par sa caste, 820
M. Blanchot, « Quelques remarques sur Sade », Critique, n° 3-4, août-septembre 1946, pp. 239-249. 821 Voir à ce titre : M. Lisse, « Écrire « après Auschwitz » ? Maurice Blanchot et les camps de la mort », in Les Lettres Romanes, n° Hors série, La littérature des camps : la quête d’une parole juste, entre silence et bavardage (études présentées et rassemblées par V. Engel), 1995, pp. 121-138.
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dont il est la honte. Sade lui-même eut-il conscience de la nature transgressive de sa vision de l’homme ? Les lectures qu’il propose dans ses Idées sur les Romans ne le laissent guère penser. Elles ne sont pas à la mesure de sa propre œuvre. Tout se passe comme si la révolution qu’il échafaude le déboussolait tout autant que ses contemporains. Blanchot suggère ainsi que les vérités profondes sur l’humanité n’émergent qu’à travers l’écriture. Elle seule permit à Sade de dégager sa « philosophie de l’égoïsme absolu », qui organise la trame de sa fiction. Les personnages sadiens sont tous partisans d’un égalitarisme radical dans le plaisir. Cette « Déclaration des Droits de l’érotisme » se veut a-morale : elle consiste à prendre autant de plaisir aux autres qu’à leur en procurer. Il ne s’agit nullement ici de partage altruiste, mais au contraire d’une indifférence absolue envers la souffrance de l’autre. Celle-ci comptera toujours moins que la volupté perverse qu’elle suscite. Dans l’univers de Sade, toute réciprocité est exclue. La morale biaise la nature en niant la solitude radicale inhérente à l’existence. Victimes et bourreaux se soustraient chez Sade à toute forme de dialectique. Les Seigneurs s’adonnant à la torture ne sont pas élus en vertu de leur descendance, encore moins au nom de leur rigueur morale. Quoique issus pour la plupart de la noblesse ou membres du haut clergé, c’est leur force naturelle et non leurs assises sociales qui les amène à infliger des sévices plutôt que d’en subir. Cette souveraineté dans le mal - et c’est là toute l’originalité de Sade - ne renforce pas pour autant le tortionnaire. Blanchot affirme indirectement que les héros qui peuplent cet univers sont à mille lieux des régimes totalitaires. Solitaire et aveugle, le désir chez Sade est toujours déjà mort. Il se vit en retrait du monde, dans des demeures où le temps s’est arrêté. Les châteaux et monastères que ces Seigneurs pervertissent par leurs pratiques sont des « espaces vides », en marge du monde profane. Il n’est pas jusqu’à l’écriture même de Sade à s’engouffrer dans le néant. Dans ce monde parallèle, tout, y compris le langage, est déjà consommé par une destruction universelle et irréversible. Blanchot développera davantage son argumentaire dans l’article paru un an plus tard dans les colonnes des Temps Modernes et repris dans Lautréamont et Sade, dont la première édition date de 1949. Plus encore que dans le commentaire de 1946, il explicitera le rapport intrinsèque du mal à l’écriture. Les pensées de Sade, pour être cohérentes et articulées avec précision, échappent à la raison. Celle-ci perd
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prise face à un débordement d’énergie qui l’alimente, mais la dépasse en même temps. Toute la dynamique de sa pensée fait progresser Sade vers une écriture du néant. La simplicité de la philosophie sadienne axée sur le primat de l’égoïsme intégral est trompeuse. Jamais descente dans les affres du vice n’aura été conduite avec autant de détermination que dans cette œuvre. La trame des fictions de Sade se déploie en fonction d’un principe de néantisation qui s’articule en différentes étapes. Première étape : le triomphe des Souverains de la débauche dans leurs excès répétés. Leur complicité dans le vice les conduit à s’allier. Ils créent une « Société des Amis du Crime ». Chacun des membres fait le serment de ne pas s’infliger mutuellement des passions cruelles. Ce serait au prix du plaisir qu’ils convoitent à tout prix. Les bourreaux sont tenus d’assumer leur rôle et jamais celui de la victime. Seconde étape : si la souveraineté des bourreaux réside dans la destruction des autres, une telle dépendance risque de compromettre l’autonomie absolue vers laquelle tendent leurs gestes. Ce paradoxe sera relevé par la multiplication des meurtres. Une hécatombe qui annule toute possibilité de rapport entre le Souverain et ses victimes. Chacun se trouve de ce fait acculé à sa solitude profonde. Les mises à mort rendent manifeste le néant de l’existence. Les innombrables sacrifices humains opérés dans le château de Sade exposent l’immense force de négation de la vie : (…) dans la mesure où l’homme sadique paraît étonnamment libre à l’égard de ses victimes, dont pourtant ses plaisirs dépendent, c’est que la violence, en elles, vise autre chose qu’elles, va bien au-delà d’elles et ne fait que vérifier, frénétiquement, à l’infini, sur chaque cas particulier, l’acte général de destruction par lequel il a réduit Dieu et le monde à rien.822
Dernière étape : l’anéantissement par l’homme souverain successivement de Dieu, des êtres humains et de la nature. Cette destruction de l’univers s’opère dans une indifférence absolue. L’homme qui sera allé jusqu’au bout de l’esprit de négation qui l’habite est « apathique ». Il se montre insensible aux passions destructrices qu’il fait subir au monde. Cet outrage à la création, seule l’imagination peut en rendre compte. Pour que l’homme normal puisse découvrir la part 822
M. Blanchot, « La raison de Sade », in Id., Lautréamont et Sade, Paris, (1963)1984, coll. Arguments, p. 34.
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d’ombre en lui, il faut l’enfermement à la Bastille d’un individu aberrant, dont le système de pensée rétablit le mal dans l’ordre de l’univers. Excessive, la raison chez Sade développe une dialectique qui, contrairement à celle de Hegel, donne à la folie droit de cité. Son écriture intègre la tension de la raison, qu’elle conduit vers ses limites.823 La lecture blanchotienne de Sade recoupe celle que Paulhan proposa en guise de préface à la réédition en 1946 de Justine ou les infortunes de la vertu.824 Tout l’effort de Paulhan consistera à cerner la singularité de cette œuvre, qui échappe aux conventions d’usage dans la littérature érotique, ainsi qu’à celles du roman noir. Sade est un produit du Siècle des Lumières, un disciple de l’Encyclopédie qui va jusqu’au bout de ses recherches sur l’homme en scrutant le mal. Il ouvrit ainsi la voie à la psychanalyse freudienne. À l’instar d’Œdipe, Justine se trouve confrontée aux énigmes du sphinx. Celui-ci l’invite à réfléchir sur l’essence du plaisir, qui ne se laisse pas embrigader par un bien collectif. Le contrat social, la religion et la morale sont autant de leurres permettant à l’ordre établi de consolider ses assises. Rien de plus transgressif dans un tel tableau que de redonner à la cruauté ses lettres de noblesse. La fiction de Sade abonde de séances de tortures et de massacres. Dans ces châteaux et monastères terrifiants, le mal reprend ses droits sur le bien, sans que cette inversion annonce un retour à un ordre naturel quelconque. Le crime n’est crime qu’à enfreindre la loi. D’où l’incompréhension des révolutionnaires envers le citoyen Sade, président des Piques, qui refusa d’appliquer la peine de mort. C’eût été une récupération du mal par la société. Celle-ci s’empressera d’enfermer cet esprit rebelle dans une cellule de la Bastille, où il écrira avec rage Les Infortunes de la vertu. Plus donc que par ses débauches ou son non-conformisme du temps de son engagement éphémère auprès des factions révolutionnaires, Sade aura miné les fondements de la société occidentale par la force d’une écriture transgressive. Son œuvre conteste les valeurs qui sous-tendent la civilisation chrétienne en exposant la part d’abjection inhérente à la vie. L’écriture s’allie de la sorte au mal.
823
Voir à ce titre aussi : M. Blanchot, « L’insurrection, la folie d’écrire », in Id., Sade et Restif de la Bretonne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986, coll. Le regard littéraire, n° 5, pp. 67-101. 824 J. Paulhan, Le Marquis de Sade et sa complice, Œuvres Complètes, vol. IV, pp. 936.
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4.1.4
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Le mal expié
Les études de Klossowski sur Sade sont à l’opposé des points de vue de Paulhan et Blanchot. Sade, mon prochain peut se lire comme une réplique des catholiques face à l’athéisme outrancier du divin Marquis et ceux des contemporains qui s’en revendiquaient à l’époque. La parution du recueil en 1947 était déjà anachronique pour l’auteur lui-même, qui avait entamé son deuil de Dieu deux ans plus tôt, au sortir de la guerre. L’abjuration de sa foi aura été moins brutale chez Klossowski que chez son ami Bataille en 1922. Si dans les deux cas, la parenthèse religieuse aura été de courte durée - à peine cinq ans pour Klossowski, le temps d’une Occupation -, elle fut en outre compromise chez ce dernier par la lecture d’ouvrages bannis des bibliothèques de séminaires. Au moment de sa rencontre avec le Père Fessard, en 1939, Klossowski avait un parcours intellectuel guère propice pour qui veut se lancer dans une aventure spirituelle. Sa participation à la revue et la communauté ésotérique Acéphale, ainsi que ses premières fréquentations de Sade et de Nietzsche ne purent qu’entacher sa quête religieuse. Nourri de cette littérature blasphématoire, son discours fit très vite l’objet de suspicions de la part des dominicains, au noviciat desquels il s’était cru destiné.825 Ce n’est donc pas son mariage avec Denise Morin-Sinclaire, la future Roberte dans la trilogie Les lois de l’hospitalité (1965), mais son cheminement de pensée qui conduit Klossowski à déloger son écriture du tabernacle au boudoir et à se rapprocher ainsi de Blanchot. Toute l’argumentation de Klossowski consiste à identifier la « monstruosité intégrale » dont se targue l’illustre prisonnier de la Bastille comme un acte de repentir de l’assassinat de Dieu. Son immanentisme radical donna mauvaise conscience à Sade, qui se trouva dans l’incapacité de justifier le crime qu’il convoite. Cet univers peuplé de criminels traduit le ressentiment de l’humanité envers un Dieu absent, livrant ses sujets à leur sort. Ceux-ci se sentirent désarmés dans un monde féroce. Déboussolés parce que sans repère, ils s’inventèrent un Dieu méchant, une instance cosmique exigeant l’anéantissement de la vie. Les passions ont ainsi une dimension transcendantale. Loin d’attester d’une souveraineté quelconque, les crimes
825
Voir à ce titre : A. Arnaud, Pierre Klossowski, op. cit., pp. 186-187.
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sans fin perpétrés par les personnages sadiens trahissent la nostalgie d’une pureté originelle qui les hantent. Au lieu de chanter, telle la littérature courtoise, cette pureté par un hommage à la Vierge adorée, qui exalte la virilité au-delà de l’instinct de procréation en l’associant à l’amour de Dieu, Sade cède à une délectation morose qui rend son imaginaire morbide. Loin de le libérer, sa faculté créatrice ne fait que l’enchaîner davantage à ses passions, que rien ne pourra jamais assouvir.826 Si Klossowski s’accorde avec Paulhan et Blanchot à attribuer une fonction libératrice à l’écriture, cette victoire sur soi équivaut chez lui au salut chrétien. Cette logique de la rédemption marque l’écart entre le catholicisme et les esprits profanes dans le débat sur la question du mal. En quête d’expansion, les existentialistes feront également entendre leur voix dans ce débat essentiel. La tonalité humaniste de son point de vue rapproche davantage l’essai sur Sade de Simone de Beauvoir de l’interprétation de Klossowski que de celle qu’en proposèrent Blanchot et Paulhan. Son commentaire pose la question du degré de compatibilité entre, d’une part, nos aspirations à l’universalité et, d’autre part, notre souci de préserver notre individualité. L’univers de Sade révèle selon de Beauvoir le paradoxe d’un auteur désireux de se faire accepter par la communauté tout en cultivant ses différences avec outrance. Sade fit de sa perversion sexuelle une éthique et de celle-ci une œuvre littéraire. Le parcours de sa vie permet à de Beauvoir d’illustrer son hypothèse. Très tôt, Sade perçoit que le mal ne se revendique qu’en fonction du bien. Se débaucher dans des endroits qui s’y prêtent, ainsi qu’il était de coutume à l’époque, n’est pas un acte transgressif. Inversement, le bien peut se rendre complice du mal. Ce fut le cas de Renée-Pélagie, l’épouse du Marquis, qui a longtemps couvert les fautes de son mari. Leur couple diabolique fit barrage à Mme de Montreuil, incarnation de la justice abstraite qui brime la liberté individuelle. Mais la vraie liberté ne commencera pour Sade que lors de sa première détention. Désormais, l’écriture remplacera la jouissance. Les quelques retours à la vie se solderont à chaque fois d’un échec. Seul l’imaginaire permet de vivre pleinement l’expérience du mal. Sade élabore à travers sa fiction une éthique de la cruauté. Cette écriture blasphématoire cherche dans les fantasmes la vérité sur 826
P. Klossowski, Sade, mon prochain précédé de Le philosophe scélérat, Paris, Seuil, 1967, coll. Pierres vives, pp. 159-171.
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l’être humain, la part d’ombre occultée. L’idéal du Bien est sévèrement mis à l’épreuve. Sade rend honneur à l’homme libre, détaché des vertus. Sur ce point, de Beauvoir rejoint Blanchot, auquel elle réfère explicitement.827 Il n’est pourtant pas question pour elle de revendiquer avec lui l’apathie sadienne. L’être-pour-autrui sartrien lui interdit de faire abstraction de la personne de l’autre. L’argumentaire de Blanchot est axé sur le mourir préalable, principe du néant générateur du processus d’écriture chez Sade. Par sa nature imaginaire, cette poésie souveraine empêche toute tentative d’institutionnalisation du mal. Or si elle partage avec Sade et Blanchot l’idée d’une solitude existentielle inhérente à la condition humaine, de Beauvoir refuse de faire le deuil de l’action politique. À ses yeux, la révolte sadienne n’est réalisable que dans les classes aisées. Pour les plus défavorisés, qui sont majoritaires en nombre, assumer pleinement l’apathie reviendrait à se suicider. Sade cède ainsi le pas à Marx. L’écriture du vide perd du coup tout droit de cité. En définitive, la réflexion sur le mal oppose deux approches inconciliables. D’une part, celle des catholiques et des existentialistes, qui, indépendamment de leur mésentente sur la question de Dieu, refusent d’assumer pleinement la nature ontologique du mal. Dans le cas de Klossowski, cette pudibonderie envers la part maudite de l’existence se traduit par une condamnation de la souveraineté de l’homme intégral chez Sade. Dans le cas de de Beauvoir, porte-parole de Sartre dans le débat sur le mal, le déni s’articule par l’impératif de l’action politique. À cet angélisme religieux et profane, Bataille, Blanchot, ainsi que Paulhan répliquent par l’insistance sur la part d’excès inhérente à la vie, que son refoulement par deux mille ans de Christianisme aura fait revenir de façon débridée. La hiérarchisation du bien sur le mal chez les chrétiens et les humanistes sartriens distingue leur conception du monde de celle de leurs adversaires. Radicalement athées, Bataille, Blanchot et Paulhan empêchent par une revendication du mal l’immanence de muer en transcendance profane. La seule riposte efficace pour parer aux dictatures et aux dites « solutions finales » vers lesquelles elles ne pouvaient en toute logique qu’aboutir consiste selon eux en une acceptation de la dimension du mal, qui n’est néfaste qu’à être brimé. 827
S. de Beauvoir, « Faut-il brûler Sade ? », in Id., Privilèges, Paris, Gallimard, (1955)1979, coll. Les Essais, n° LXXVI, p. 79.
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4.2 4.2.0
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Entente réelle, dissonances cachées Introduction
L’entente entre Bataille et Blanchot porte sur l’importance après Auschwitz d’octroyer au mal la place qui lui revient. Elle leur permet d’attaquer frontalement les prémisses de l’anthropologie sartrienne et de faire barrage à la pruderie des penseurs chrétiens. En même temps, cette connivence cache un différend qui s’est établi dès leur rencontre en 1940.828 Blanchot se trouve de la sorte dans la situation de fidèle allié de Bataille, tout en ayant à le corriger sur la question de la nature du mal. Leurs lectures convergentes de Breton, Camus et Gide insistent sur la nature symbolique de la transgression. Or tout en donnant au langage ses lettres de noblesse, Bataille retombera par moments dans le piège d’un sacrifice réel. Blanchot ne pourra aucunement revendiquer cette composante de l’œuvre de Bataille. 4.2.1
Du droit à la littérature : l’enjeu Breton
Tout de suite après la Libération, au moment où la fusée Sartre prend son envol, Bataille et Blanchot érigent un barrage contre la montée d’une littérature engagée, pour lequel le second volume des Situations fait figure de profession de foi. La parution simultanée des deux premiers titres des Chemins de la liberté en 1945, ainsi que du premier tome de son œuvre théâtrale en 1947 marquent l’intention de Sartre de produire comme seule fiction la libération des consciences. Blanchot et Bataille riposteront tout de suite, par le biais de réflexions critiques ainsi que par des récits minant toute sortie du langage hors d’un espace littéraire tâtant les limites de la raison discursive. Critique et Les Temps Modernes se disputeront le monopole de la littérature. Dans cette rivalité mimétique829, le surréalisme, qui peine à reprendre son souffle, fait l’objet d’une récupération par Bataille et Blanchot. Il 828
Voir à ce titre le troisième chapitre. Voir à ce titre : A. Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, coll. Le sens commun, pp. 205-214, ainsi que : S. Patron, Critique 1946-1996. Une encyclopédie de l’esprit moderne, Paris, Éditions de l’IMEC, 1999, pp. 203-216.
829
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se trouve ainsi au cœur même du litige opposant ceux-ci aux existentialistes. Attaqué ouvertement par Bataille avant la guerre, critiqué moins frontalement par Blanchot dans Faux pas, Breton se verra accaparé par ceux-ci afin de faire vaciller l’édifice sartrien. Dès 1945, Bataille appuie Breton dans ses efforts de relancer le projet surréaliste. Un premier rapprochement eut lieu durant l’Occupation. Si dans L’expérience intérieure, Bataille se montre encore sceptique envers Breton qu’il affirme s’être rétracté face au « désœuvrement poétique » (V, 62-63) - une allusion au ralliement hasardeux des surréalistes au PC -, en revanche, dans Sur Nietzsche, il salue ses efforts en vue d’une « mise en question sans limite de soi-même » (VI, 205). Au moment où le dispositif Sartre se met en place par la parution de L’être et le néant et la montée de premières pièces annonçant une césure nette par rapport à La nausée, Bataille fait volte-face et salue le courage du chef de file du mouvement surréaliste de ne pas reculer face au défi de l’impossible. Entre 1945 et 1950, il consacrera pas moins de quinze articles (la plupart pour Critique) et deux conférences au surréalisme et signera en outre le Catalogue pour l’exposition internationale organisée à Paris en 1947, afin de lui redonner l’éclat d’antan. Le plus souvent, il mentionne le nom de Blanchot dans ces textes. Autant dire l’enjeu tactique de son appui à Breton. Son revirement soudain relève plus de la récupération que d’une relecture d’une œuvre dont il n’aurait pas saisi tout de suite la portée. Dans ce tableau, Breton n’est ni Proust, ni Blanchot. Comment se démarquer de Sartre sinon en prenant le contrepied de ses positions, notamment sur la question de l’apport du mouvement surréaliste, dont Qu’est-ce qu’est la littérature ? devait accélérer la mise en bière ? Indépendamment de ses tares, la « morale de la révolte » (XI, 17) à laquelle le surréalisme sut demeurer fidèle suscite dorénavant le respect de Bataille. Le mouvement de Breton eut le mérite selon lui de sonder l’impossible sans recours à un principe transcendant d’ordre esthétique, philosophique, moral ou religieux (XI, 231-235). Bataille ira même jusqu’à réactualiser Nadja, Les vases communicants et L’amour fou. Qualifiant jadis la quête de Breton d’idéalisme périmé, il oppose désormais la souveraineté de la poésie surréaliste à la conception étriquée de la liberté que préconise Sartre au même moment. L’assujettissement de la conscience à la réalisation d’une cause signifie un renoncement à la jouissance de l’instant présent, que la poésie seule est en mesure selon Bataille de faire
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éprouver. Le compte rendu qu’il consacre à Arcane 17 est une réplique indirecte à l’égard de l’écriture activiste de Sartre. L’ouvrage fait revivre l’expérience intérieure de Breton. Son effet de contagion tient au travail sur le langage qui est opéré. Détachée du continuum de la vie profane, l’écriture chez Breton arrache le sujet aux projets qui l’enchaînent pour lui rendre sa liberté intrinsèque (XI, 70-82). Dans une Lettre à Merleau-Ponty que publie Combat en juillet 1947, Bataille condamne le dédain flagrant de Sartre envers le surréalisme. Un dédain révélateur de ses angoisses envers « l’émoi sensible » que suscite la poésie (XI, 251-252). Or, qu’il le veuille ou non, Sartre ne pourra pas nier davantage la force sacrée de celle-ci (259-261). Cette « méchanceté du langage », Queneau (XI, 382-390) et Prévert (XI, 87106) continuent en effet à la cultiver avec Breton. Le surréalisme connaît ainsi un nouveau relent, que la poésie de Char, les interventions ponctuées de Paulhan, le théâtre de Genet ou les fictions de Klossowski, Beckett et Blanchot - autant d’auteurs commentés de 1944 jusqu’à sa mort en 1962 - prolongent selon Bataille. Bataille suggère de la sorte l’existence d’un clivage dans la littérature française immédiatement contemporaine entre, d’une part, les tenants d’une prose n’osant explorer les limites de l’être et, d’autre part, des auteurs épuisant jusqu’au bout les possibilités d’une écriture se dérobant sans cesse. Cette ligne de crête invisible est tracée dans son discours par le contraste de deux noms propres : Sartre et Blanchot. Ainsi en 1952, lorsqu’à la demande d’une revue encyclopédique américaine, Bataille fait un état des lieux de la littérature française, il rend honneur, outre à Éluard qui venait de mourir, aux dernières publications en date de Breton, Beckett et Blanchot. Face à eux, Sartre ne fait selon lui guère le poids (XII, 237-240). La poésie souveraine prend clairement le dessus sur la littérature existentialiste. Son hommage appuyé à Blanchot, que Bataille présente comme « un des plus grands écrivains de ce temps », est à la mesure de l’influence que celui-ci exerce sur lui à l’époque. En août 1945, Blanchot dégage « Quelques réflexions sur le surréalisme » qu’il reprendra dans La part du feu.830 Il y présente le mouvement de Breton comme une pratique révolutionnaire, contestataire par son refus de réduire les mots à leur fonction utilitaire d’un ordre économique rabaissant l’être 830
M. Blanchot, « Quelques réflexions sur le surréalisme », L’Arche, n° 8, août 1945, pp. 93-104. (Repris dans : Id., Faux pas, op. cit., pp. 90-102).
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humain à l’état d’outil. Objet de sus-picion dans Faux pas pour sa haute teneur en misologie, l’écriture automatique est désormais équivalente à la rhétorique paulhanienne : Si la rhétorique consiste, comme le dit Jean Paulhan, à soutenir que la pensée procède des mots, alors il est sûr que le surréalisme c’est la rhétorique.831
Asservi de toute contrainte extérieure, l’art surréaliste appuie la révolution sans se laisser embrigader par l’idéologie marxiste. Sa souveraineté intrinsèque l’immunise contre toute récupération idéologique. Ladite fin de l’histoire se trouve de la sorte sans cesse différée.832 Bataille reprend ce même argument dans ses interventions sur l’enjeu du surréalisme. Dans « Le mensonge politique », un article paru dans Critique en juin 1948, il revendique pleinement le rapport de l’art au politique tel que Blanchot le développe dans le texte mentionné ci-dessus. Tout en souscrivant au programme du communisme, il plaide pour un dépassement par l’art de l’engagement politique (XI, 333-338). « Langage excédant les choses » (XI, 375), le surréalisme rejoint les efforts de Paulhan de respecter le libre jeu des mots, que l’action politique ne peut corrompre (XI, 361-366).
831
Ibid., p. 95. (Voir aussi la description par Blanchot de l’écriture automatique comme dépossession du sujet dans : Id., « L’écriture automatique, l’inspiration », Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 3, mars 1953, pp. 485-492 ; Repris dans : Id., L’espace littéraire, Paris, Gallimard, (1955)1993, coll. Folio/Essais, n° 89, pp. 233248). 832 L’appui de Blanchot à Breton relève-t-il du seul jeu tactique ? Sur ce point, les avis sont partagés. La réactualisation de la morale de la révolte du surréalisme par Monnerot, Bataille, Blanchot et Gracq dans les années d’après-guerre manifeste selon Compagnon une alliance contre l’existentialisme. Cet hommage se serait fait aux dépens d’un travail de lecture qui n’aura lieu que bien plus tard. Laurent Jenny estime quant à lui que Blanchot s’est réellement frotté aux textes surréalistes et a tenté d’en extraire sa part d’ombre : ce versant de l’imaginaire qui alimente sa propre écriture, notamment la seconde version de Thomas l’obscur, plus proche de l’onirisme que de la fantasmagorie (Voir à ce titre : A. Compagnon, « Évaluations du surréalisme : de l’ « illisible » au « poncif » », in André Breton (sous la direction de M. Murat), Paris, Éditions des Cahiers de l’Herne, 1988, pp. 413-426; ainsi que : L. Jenny, « Blanchot théoricien du surréalisme », in Ibid., pp. 405-412 ; ainsi que : Id., « Mauvais rêve : Blanchot surréaliste », Critique, août-septembre 1997, n° 603-604, pp. 658-670).
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4.2.2
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Par-delà Camus, Proust
Paulhan et Breton en vases communicants servent tant à Blanchot qu’à Bataille de pare-choc pour résister aux assauts de Sartre. Celui-ci, après avoir opposé dans un premier temps un refus ferme au stalinisme et avoir dénoncé avec Merleau-Ponty les camps de travail en URSS, finit par succomber aux avances des communistes, dont il se fera compagnon de route de juillet 1952 à novembre 1956, date à laquelle Moscou réprimera avec violence l’insurrection de Budapest.833 Sartre eut beau motiver son soutien au Parti Communiste comme une tentative de faire contre-poids au gaullisme triomphant, son retournement de veste provoqua une cassure dans son camp. Camus surtout, qui fit depuis toujours déjà cavalier seul, s’exaspéra de l’orientation politique de Sartre. Francis Jeanson annoncera le divorce des deux hommes dans « Albert Camus ou l’âme révoltée », un article paru dans Les Temps Modernes en mai 1952. Il y critique le refus de ce dernier d’accorder à l’histoire et à l’économie leur rôle naturel dans la fomentation d’une révolution.834 Le papier de Jeanson est une réaction à L’homme révolté, qui venait de paraître. Camus y mettait le lecteur en garde contre l’inclinaison totalitaire du marxisme. La liberté ne s’acquiert pas par l’aboutissement d’un idéal communautaire, mais par la force subversive de la poésie. En pleine Guerre Froide, le spectre de Proust remonte sur scène pour rappeler la nature transgressive de l’écriture qui, sans se refuser au réel, le réinvente sans cesse. La poésie souveraine est un vaccin redoutable contre la peste brune. Sa beauté intrinsèque s’avère nettement plus efficace pour stimuler un esprit de révolte que l’éveil des consciences par une littérature totalisante ou un compagnonnage idéologique. Le différend entre Camus et Sartre se situe dans leurs approches respectives du néant. Pour Camus, l’Histoire le ravale, entraînant l’humanité entière dans sa chute. L’écriture en revanche le laisse tel quel, empêchant la terreur de s’installer. Si l’art seul ne suffit pas à la révolte, il en prépare le terrain par son refus d’un monde servile, figé et réifié :
833
Voir à ce titre : A. Cohen-Solal, Sartre, op. cit., pp. 428-467. Voir à ce titre : O. Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, coll. NRF/biographies, pp. 560-565. 834
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La fascination du Commandeur L’œuvre de Proust (…) apparaît comme une des entreprises les plus démesurées et les plus significatives de l’homme contre sa condition mortelle. Il a démontré que l’art romanesque refait la création ellemême, telle qu’elle nous est imposée et telle qu’elle est refusée. Sous l’un de ces aspects au moins, cet art consiste à choisir la créature contre son créateur. Mais, plus profondément encore, il s’allie à la beauté du monde ou des êtres contre les puissances de la mort et de l’oubli. C’est ainsi que sa révolte est créatrice.835
La poésie comme dépassement de la dialectique du Maître et de l’Esclave met un frein à une spirale de violence que Sartre, dans sa foi en la réalisation d’un monde meilleur, ne put que générer à son tour. La référence à Proust ne sert pas à Camus à plaider pour une fuite hors du monde par le plaisir esthétique, pas plus qu’il n’appelle à une esthétisation du politique. Elle lui permet en revanche de mettre à nu les effets ravageurs de toute aspiration à l’absolu. L’obsession de la synthèse, qui consiste à vouloir boucler l’histoire alors que celle-ci est en mouvement constant, n’aura abouti qu’à la création d’états totalitaires, transformant le monde en un univers concentrationnaire. Camus suggère que l’humanité a depuis toujours tenté d’escamoter sa peur du néant par la mise en œuvre d’idéaux communautaires. Massif, l’être collectif comble de tout son poids la béance du vide. Un tel point de vue ne pouvait que séduire Bataille et Blanchot, qui suivent de près les publications de Camus. Blanchot signa un commentaire brillant sur L’étranger, dont il sera un des premiers à percevoir la déconstruction à l’œuvre de la notion classique du sujet. Le roman de Camus traduit ce manque ontologique vers lequel tend sa propre réflexion.836 Camus lui-même s’était intéressé à l’écriture de Blanchot au moment de la rédaction de La peste.837 Une complicité d’esprit s’était ainsi spontanément instaurée entre, d’une part, le penseur de l’absurde et, d’autre part, un écrivain du neutre. Or, pour être sincère, le soutien que Bataille et Blanchot apportaient à Camus entre 1951 et 1954 n’était pas dénué d’intérêt tactique. Rallier l’homme désavoué par Sartre, avec un programme de réflexion sur une littérature en pure perte, ne pouvait que renforcer la position de Critique dans sa lutte l’opposant aux Temps Modernes. 835
A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, (1951)1999, coll. Folio/essais, n° 15, p. 334. 836 M. Blanchot, « Le roman de l’étranger », Faux pas, op. cit., pp. 248-253. 837 Voir à ce titre : O. Todd, Albert Camus, op. cit., p. 320.
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En décembre 1951, quelques mois avant que le conflit SartreCamus n’éclate au grand jour, Critique publie un commentaire élogieux de Bataille sur L’homme révolté. L’exercice de pensée auquel il dut se livrer ne fut pourtant pas des plus évidents. Dans son essai, Camus ne cache pas son scepticisme envers le surréalisme, pas plus qu’il ne croit en l’apologie du mal chez Sade. La négation absolue à la source de l’écriture du Marquis annonce selon lui l’horreur totalitaire à laquelle l’humanité a désormais à faire face. L’apathie sadienne, suggère Camus, est porteuse du virus fasciste. Sa lecture est à l’opposé de celle qu’en propose Blanchot dans Lautréamont et Sade, que Camus cite pour s’en démarquer aussitôt. Autant, pour Blanchot, l’univers sadien tire sa force de sa part d’imaginaire, autant Camus voit dans cette frénésie débordante le germe du mal du siècle. Pour l’un, l’imaginaire pervers de Sade est l’unique mode d’accès à une expérience souveraine. Pour l’autre, il est un leurre, que Sartre à l’époque qualifiait d’« inauthenticité ». L’hommage de Camus à Proust ne sera pas sans réserves. Il n’ira pas jusqu’à une sacralisation du vice en littérature : On a exécuté Sade en effigie ; il n’a tué de même qu’en imagination. Prométhée finit dans Onan. Il achèvera sa vie, toujours prisonnier, mais cette fois dans un asile, jouant des pièces sur une estrade de fortune, au milieu d’hallucinés. La satisfaction que l’ordre du monde ne lui donnait pas, le rêve et la création lui en ont fourni un équivalent dérisoire.838
Quant au mouvement surréaliste, l’intransigeance dont il fait preuve l’apparente aux yeux de Camus à cette révolte suicidaire contre la création que Sade a voulu mener jusqu’au bout. Par leur exaltation de l’individu et leur culte du merveilleux, les surréalistes ne purent tenir leurs engagements envers les marxistes, dont la cause servit à la réalisation de leurs propres fins. Celles-ci étaient d’ordre spirituel et non matériel. Le mysticisme athée auquel se sont adonnés Breton et les siens ne put que paralyser toute action en vue d’un idéal de société. À l’engagement politique, ils opposèrent une attitude morale qui, tout en suscitant sa sympathie, ne convainc guère Camus. Autant dire l’échec de tous ceux qui, à l’instar de Breton ou Bataille nommément cité, placent la révolte sous le signe du sacré. Pour Camus, même s’il 838
A. Camus, L’homme révolté, op. cit., p. 68.
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contribue à l’élaboration d’une morale laïque vers laquelle tend sa propre réflexion, un tel choix est entaché d’idéalisme. Le nihilisme est pour lui une forme stérile de protestation contre la condition humaine. L’échec de Breton et, du même coup, celui de Bataille est indéniable: Il [=Breton] a (…) fait diminuer, contre lui-même souvent, la part de négation et mis au jour la revendication positive de la révolte. Il a choisi la rigueur plutôt que le silence et retenu seulement la « sommation morale » qui, selon Bataille, animait le premier surréalisme. (…) Il n’a sans doute pas réussi, ni personne aujourd’hui, dans cette tentative de fonder une nouvelle morale. Mais il n’a jamais désespéré de pouvoir le faire.839
Bataille choisit de passer sous silence sa mésentente avec Camus, même si celle-ci touche à l’essence même de sa pensée. Pour ne pas fragiliser la position de ce dernier, attaqué de front par les existentialistes, il opte pour une correction en oblique. Son commentaire élogieux d’Au moment voulu, le récit de Blanchot paru en 1951, ainsi que son intérêt pour les états mystiques et une souveraineté immanente sont autant de manœuvres pour garder intact le principe de la transgression que « son aversion pour la démesure » (XII, 159) empêche Camus d’explorer. Bataille étouffera les dissonances entre Breton et Camus. Le premier reproche au second de vider la révolte de son sens en supprimant sa dimension tragique.840 Une critique à laquelle Bataille ne peut en toute logique que souscrire, mais que, par prudence, il préférera effacer. L’offensive contre Sartre interdit le moindre écart de voix. De même que Blanchot associant Breton et Paulhan, Bataille tentera de sceller un mariage de raison entre Breton et Camus (XII, 149-169). Dans les deux cas de figure, la poésie comme perte de soi sert d’alliance. Suite à la publication dans Les Temps Modernes de l’article de Jeanson, Bataille prend tout de suite la défense de Camus, dont il dit partager l’effroi face à l’histoire (X, 230-236). En même temps, il publie dans Critique « Silence et littérature », un compte rendu d’Au moment voulu. Il s’y montre fasciné par l’écriture blanchotienne, qui se précipite les yeux ouverts dans le vide. Cette perte de soi est source d’un bonheur aussi intense qu’évanescent. L’authenticité est dans l’éphémère qu’une poésie souveraine transcrit :
839 840
Ibid., pp. 129-130. Voir à ce titre : M. Polizzotti, André Breton, op. cit., p. 658.
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D’un tel langage dont l’abondance est une sorte de chute vertigineuse, cependant maîtrisée, comment ne pas voir que le sens est de révéler ce qui déjà est un néant, l’instant seul en étant l’éclat, ce qui n’est dans ce monde de la durée (et des intentions) que le vide sans lequel cet état intérieur serait moins intense. (XII, 178)
De larges extraits du récit appuient la lecture de Bataille. Autant il ne sut que faire d’une telle littérature durant les années de guerre841, autant il se montre décidé ici à prendre le taureau par les cornes. Les personnages du récit de Blanchot vivent en toute lucidité le moment présent. S’ils ne se coupent pas du monde profane, ils ne se laissent pas pour autant engloutir par les lois qui le régissent. L’impossible n’est tel qu’en se frottant au possible. Blanchot initie de la sorte son lecteur à une mystique profane qui apparente son écriture à celle de Proust, que Bataille salue au même moment. Du coup, la cathédrale de l’art est à nouveau pourvue de vitraux : Sans croyance, un littérateur moralement aussi seul que le fut Proust atteignit ces moments où les murs s’ouvrent, où chaque chose est enfin sans opacité et sans poids, où la chaîne du temps est brisée. (XII, 182)
La revendication par Bataille de l’écriture blanchotienne le rapproche de Proust, en même temps qu’elle l’éloigne de Breton et de Camus. L’association qu’il établit en juin 1947 entre l’écriture automatique et l’esthétique de la Recherche en vertu de leur immanence absolue (XI, 232) ne put se faire qu’à condition de passer sous silence l’incompatibilité radicale entre une écriture croyant pouvoir abandonner la raison et une qui s’en sert afin d’articuler les impressions qui la dépassent. Soit la correction cryptée de Blanchot à l’égard de Breton dans Faux pas. L’année 1952 est marquée par une actualité éditoriale autour de Proust. André Maurois, qui venait de signer À la recherche de Marcel Proust, découvre et publie Jean Santeuil. Ce roman inabouti relance le débat sur la veine proustienne. Blanchot s’y intéressera de près. Il consacrera un long essai publié en deux parties dans La Nouvelle Nouvelle Revue Française sur la notion du temps
841
Voir à ce titre le troisième chapitre.
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dans l’imaginaire proustien.842 Son étude sera reprise en ouverture du Livre à venir, après une réflexion inaugurale sur le chant des sirènes comme rapport de l’écriture au vide.843 Autant dire l’importance pour lui d’une œuvre dont il démontre l’apport dans l’émergence, vers le tournant du siècle, d’une littérature s’acheminant vers sa disparition. Tout comme dans Faux pas, Blanchot focalise son attention sur le mécanisme de la mémoire involontaire, qu’il analyse davantage encore. La réminiscence proustienne est l’émergence d’un « temps pur » qui, pour ne pas être hors du temps, ne coïncide pas avec lui. Ce temps irréel, issu d’un monde imaginaire qu’il ressuscite spontanément, ne relève aucunement du souvenir, mais d’une instance énonciatrice souveraine. Une souveraineté évanescente car toujours à reconquérir. La coïncidence accidentelle du passé et du présent étant toujours à refaire, son effet d’ébranlement ne peut qu’être fugitif. Le sacrifice proustien est celui d’un réel illusoire au profit d’un imaginaire qui résiste à la lumière du jour. L’Habitude couvre le néant que l’irruption brutale du passé dans le présent expose, le temps d’une syncope inspiratrice pour l’art. La Recherche annonce une écriture du désastre, source d’une joie intense : (…) la Recherche, œuvre massive, ininterrompue, a réussi à ajouter aux points étoilés le vide comme plénitude et à faire (…) merveilleusement scintiller les étoiles, parce que ne leur manque plus l’immensité du vide de l’espace.844
De Camus à Blanchot, Proust est resté le même, tout en étant dans une autre perspective. Pour l’un comme pour l’autre, il sert de barrage contre tout idéal collectif surplombant le vide inhérent à la condition humaine. Chez Camus, l’esthétique proustienne marque la transition d’un combat perdu d’avance contre la création vers l’éclosion d’un esprit de révolte. Par son gage d’amour, l’homme révolté surmonte à la fois le nihilisme destructeur de Sade que l’enfermement des esprits dans une idéologie totalitaire. L’écriture est ainsi relevée au profit d’une conscience de soi. Blanchot récuse une telle idée. C’est
842
M. Blanchot, « Proust », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 20, août 1954, pp. 286-294, ainsi que : Id., « Jean Santeuil », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, septembre 1954, n° 21, pp. 479-487. 843 M. Blanchot, Le livre à venir, op. cit., pp. 19-37. 844 Ibid., p. 30.
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faire injustice à ses yeux au désœuvrement inhérent à l’existence. Une béance qui régit les rapports entre les personnages de la Recherche. Si l’écriture proustienne résiste à toute récupération, c’est parce qu’elle respecte le vide dans lequel l’être s’engouffre. La scène dans La prisonnière où Marcel, qui ne cesse de la traquer, observe avec quiétude Albertine endormie - un tableau qui fascinait déjà Sartre dans L’être et le néant et dont Blanchot récuse ici indirectement l’interprétation qu’il y donne - est significative pour celui-ci de l’ensemble du projet de la Recherche. Elle révèle la solitude essentielle de l’existence que seule une écriture du vide permet d’exposer. Tout se passe donc comme si sa conscience politique contraignait Camus à s’éloigner de Meursault, que Blanchot convoque ici par Proust interposé : Proust (…) fait l’expérience du paradoxe de toute communication (…) selon lequel ce qui fonde les rapports c’est leur impossibilité, ce qui unit les êtres c’est ce qui les sépare et ce qui les rend étrangers c’est ce qui les rapproche.845
L’amour est sans objet (ce que Lacan ne tardera pas développer de dans ses premiers séminaires). Si le dispositif Proust dans son discours empêche Camus de s’entendre avec Sartre, qui met tout en œuvre pour ranger une fois pour toutes cette littérature dans les placards de l’oubli, en même temps, ses hésitations à aller jusqu’au bout d’une telle aventure poétique le tiennent à distance de Blanchot. En d’autres mots, Camus est à l’intersection d’un discours activiste et d’une voix de dépossédé. De sorte que les commentaires que Blanchot consacre à Camus en 1954, et qui présentent cette œuvre comme aimantée par une impossibilité de mourir qui fait déplacer la révolte de l’action à une parole non référentielle, ne convainquent guère.846 Ils sont principalement motivés par le souci de contredire les thèses de Sartre sur la littérature engagée. Quitte à forcer un peu leur interprétation…
845
M. Blanchot, « Adolphe ou les malheurs des sentiments », La part du feu, op. cit., p. 231. 846 M. Blanchot, « Réflexions sur l’enfer », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 16, avril 1954, pp. 677-686 ; Id., « Réflexions sur le nihilisme », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 17, mai 1954, pp. 850-859 ; ainsi que : Id., « Tu peux tuer cet homme », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 18, juin 1954, pp. 10591069 (Repris dans : L’Entretien Infini, op. cit., pp. 256-280).
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4.2.3
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Le retour à Sade
Avec Proust émerge à nouveau la question du mal. Face à lui, Breton ne paie guère de mine. Pas plus d’ailleurs que Camus. Bataille comprit tout de suite que la morale de celui-ci avait en commun avec l’humanisme sartrien une aversion envers le tragique. Ni Sartre ni Camus n’osent fréquenter le Diable. Leur écart porte sur la nature de la révolte et sur la place que la poésie y prend. Mais dans les deux cas, un angélisme naïf, tributaire d’une tradition chrétienne mal assumée, empêche une descente dans les profondeurs de l’âme. À ce titre, le long commentaire qu’en juin 1947 Bataille consacre à Camus est sans doute le plus honnête, en termes de conformité avec sa propre quête, qu’il ait écrit au sujet de cet auteur. Il y fait ouvertement part de ses réserves envers une morale qui, tout en refusant la moindre soumission à une instance quelconque, rate son virage. La tragédie de Camus est de s’être aventuré dans le château de Lacoste en en effaçant toute trace. Bataille montre en quoi le théâtre camusien est une exaltation du mal, que les personnages assument pleinement. La délectation dans le crime non légalisé, en violation des lois de la Cité, est incarnée en la personne de Martha dans Le Malentendu ou de Caligula dans la pièce homonyme. Ce déchaînement des passions devait en toute logique rapprocher Camus de Sade. Or il n’en est rien. La souveraineté de ses personnages n’est pas le reflet de la sienne. Son impératif moral empêche Camus de s’avancer dans les bas fonds de l’âme. L’esprit de solidarité qui permet seul à ses yeux de surmonter l’absurdité d’un monde sans sens depuis la mort de Dieu contraint Camus à se désolidariser de son propre théâtre. Exit Caligula. Les passions qui animent l’empereur romain, Camus ne peut les faire siennes. L’esprit de révolte a son prix. Or, pour Bataille, la mise entre parenthèses des passions n’est profitable qu’au seul démon totalitaire. Faute de revendiquer la dimension sadienne de son œuvre, Camus joue le jeu des fascismes : L’exemple de Camus montre à partir d’une morale de la révolte une possibilité de glissement, par où l’on revient vite à une morale déprimée. (…) Même en Caligula, on ne pourrait dire que le mal soit profond, puisque ses caprices détruisent rapidement sa puissance - et qu’il le sait. Le mal est le fait du S.S. des camps, qui acquiert en tuant de la puissance, qui accroît en tuant la puissance du régime qu’il sert. (XI, 248).
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Bataille quitte le sentier où s’est engagé Camus pour reprendre la voie tracée par Sade, Proust et Blanchot. L’adéquation entre Sade et ce dernier sera explicitée dans « Le bonheur, l’érotisme et la littérature », un article paru dans Critique en avril et mai 1949, suite à la parution de Lautréamont et Sade. Le titre et l’argumentation du texte annoncent la lecture d’Au moment voulu. Bataille parle d’une « sournoise communauté » (XI, 452) reliant le divin Marquis à Blanchot. Cette affinité est d’ordre poétique. L’écriture de Blanchot, suggère Bataille, accomplit plus qu’elle n’actualise celle de Sade en ce qu’elle revendique pleinement le principe de négation développé par ce dernier. L’apathie sadienne est source de joie et non d’effroi. Elle échappe au cynisme et à la pesanteur d’une raison servile. À la désolation de l’univers fasciste, Blanchot répond par un chant de volupté sadien. La terreur est réduite au silence par une écriture donnant droit de cité au neutre, qui se soustrait à toute dialectique. Il n’en est pas de même chez Gide, que Bataille et Blanchot commenteront à différentes reprises. Même après la guerre, l’immoraliste sut garder son autorité morale. Or l’insoumis s’est assagi depuis. Son rapport au mal le rapproche davantage de Camus que de Bataille ou Blanchot. Ceux-ci ne feront pas mystère de leurs réticences envers une œuvre teintée d’une sagesse qui les exaspère. Gide, suggère Blanchot, s’est pris au piège d’une littérature institutionnalisée. L’accent s’est peu à peu déplacé chez lui d’une mise à l’épreuve de soi par une écriture s’aventurant sans concession aucune dans les profondeurs de l’âme vers le souci du chef d’œuvre et de la postérité.847 Blanchot cible surtout le premier Journal, ainsi que Thésée, qui venait de paraître. Son article fait écho au compte rendu que Bataille signa un an plus tôt dans Critique du Journal de Gide recouvrant les années 1939-1942. Il y dit son irritation envers le besoin d’ordre et le climat de sérénité que dégage cette écriture du quotidien, qui prétend se mesurer aux malheurs des temps présents sans faire le deuil préalable d’un humanisme latent (XI, 113-114). Le même esprit de sagesse se dégage de Thésée, dont Bataille déplore l’anachronisme avec une sévérité qui sera celle de Blanchot un an plus tard (XI, 126). En mars 1951, alors que Gide venait tout juste de mourir, paraît dans Critique « Le journal, jusqu’à la mort », un texte de Bataille. Celui-ci y contresigne le commentaire 847
M. Blanchot, « Gide et la littérature d’expérience », L’Arche, n° 23, janvier 1947, pp. 87-98 (Repris dans : La part du feu, op. cit., pp. 208-220).
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de Blanchot paru dans L’Arche en 1947. Une tension permanente traverse le Journal de Gide, qui n’aura eu de cesse de valser, toute sa vie durant, entre le maintien d’un sujet présent à soi et une envie de franchir les limites. Le tragique de l’existence l’aura certes fasciné toute sa vie, mais cette attraction ira toujours de pair avec la peur de se perdre (XII, 58-64). Gide a voulu faire œuvre d’art de l’écartèlement qu’il ressentit entre le petit garçon en lui et le pasteur au Surmoi castrateur qu’incarnèrent à la fois sa mère et Madeleine. L’art pour Gide - et Bataille le rejoint sur ce point - est cet « immense et injustifiable détour » qui rend sa souveraineté à l’existence. Cet art ne peut être luimême que de l’ordre de l’impossible. En déchirant les lettres dans lesquelles il tentait de se forger une image de soi, Madeleine confronta à son insu Gide à l’inanité d’une esthétique totalisante (XII, 131-148). Bataille et Blanchot s’accordent (avec Lacan, dont l’argumentaire sur l’intransitivité du désir s’inspire directement de leurs lectures de Gide848) à octroyer au mal la part qui lui revient de droit. Or ni pour l’un, ni pour l’autre, le mal ne se conçoit indépendamment du langage. Sade est consacré par les deux pour avoir donné naissance à une œuvre démoniaque, qui donne voix aux passions et pulsions sinon refoulées. Nombreuses sont les références chez Bataille au divin Marquis. Son interprétation de Sade est sous l’autorité directe de Blanchot, qu’il cite à presque chaque reprise. L’auteur de Justine scelle l’entente entre deux auteurs amis qui décidèrent, en réponse à Auschwitz, de situer leur écriture dans l’axe du mal. Bataille insiste, outre dans les textes mentionnés ci-dessus, dans L’Histoire de l’érotisme (une étude rédigée entre 1950 et 1951, mais demeurée inédite de son vivant) sur la nature médiate du sacré, se référant pour ce faire à Aminadab (VIII, 9), ainsi qu’au Lautréamont et Sade (VIII, 148-157). Il salue Sade pour son courage d’être allé à l’encontre de l’institutionnalisation progressive de l’art. Cette abdication des artistes résulte à ses yeux d’une déchéance progressive du principe de souveraineté. Plutôt que de couvrir la béance du vide suite à l’exécution de Louis XVI, Sade eut la clairvoyance de développer un imaginaire individuel et outrancier (VIII, 296-301). Les « grandes irrégularités de langage » auxquelles le Marquis procède afin de respecter la nature souveraine de la raison 848 J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Critique, n° 131, 1958, pp. 291-315 (Repris dans : Écrits, Paris, Seuil, 1966, coll. Le champ freudien, pp. 739764).
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distingue celui-ci de Don Juan. La quête de volupté de Don Juan n’est pas interrompue par un affrontement avec le Commandeur. Le sacré se voit ainsi coupé de l’ordre profane, pourtant substantiel à toute forme de transgression : Ivre de volupté cruelle, en apparence inaccessible au doute, don Juan, de lui-même, élude le dialogue. À peine si le commandeur et les affres de l’enfer ont le pouvoir, un seul instant, de l’arracher au plaisir et de tirer de son emportement quelques paroles, dont l’essentiel est « non ! ». Cet incroyable « non » à la face du Dieu de terreur ? Mais Sade qui, sans doute, aurait entendu en tremblant de joie ce « non ! » qui est le sommet, sut bien que sa vie même était et ne pouvait être qu’un dialogue, opposant le possible et l’impossible. (XII, 297)
La citation est extraite d’une note parue dans Critique en novembre 1953, au moment où Lacan venait d’entamer le premier de ses séminaires. Or la sublimation telle que celui-ci la concevra dans L’éthique de la psychanalyse s’y trouve déjà annoncée. Blanchot, qui rendra un hommage indirect à Lacan dans sa chronique de la Nouvelle Nouvelle Revue Française de septembre 1956, sobrement intitulée « Freud »849, partagera le scepticisme de Bataille à l’égard d’un Don Juan sans visage. En mars 1954, il s’intéresse au personnage de Don Juan et au mythe de Tristan et Iseult.850 Don Juan convoite la multiplication des conquêtes féminines, tout comme les maîtres libertins dans l’univers de Sade optent pour le sacrifice d’un nombre maximal de victimes. Dans les deux cas, le désir se croit souverain. Le séducteur en série qu’est Don Juan se heurte cependant au Commandeur qui lui fait voir l’autre face du désir. Celle où la maîtrise, la liberté ou la souveraineté se diluent dans la passivité et l’impersonnalité de la nuit. La fascination du Commandeur fera entrer Don Juan dans l’extimité que partagent Tristan et Iseult. Une séparation absolue qui génère l’écriture. Le désir échappe au réel. Il n’a pas trait à un objet, mais au vide dont une parole non maîtresse d’elle-même, toujours déjà différée, se porte garante. Un an plus tôt, Blanchot avait commenté la
849
M. Blanchot, « Freud », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 45, septembre 1956, pp. 484-496 (Repris dans : Id., L’Entretien Infini, op. cit., pp. 343-354). 850 M. Blanchot, « Orphée, Don Juan, Tristan », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 15, mars 1954, pp. 492-501 (Repris dans : Ibid., pp. 280-288).
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poésie de René Char.851 Il s’y était notamment attardé sur le poème « Seuls demeurent » où l’on lit ceci : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». Autrement dit, le désir étant désir de rien, il a pour seule réalité la parole du dépossédé. Soit tout l’enjeu des lectures par Blanchot de Sade. Enfin, en juillet 1956, toujours dans la revue de Paulhan, Blanchot rend hommage à la beauté du récit Madame Edwarda, que Pauvert venait de rééditer. Une beauté qui s’explique par le fait que l’excès ne s’y donne pas tel quel, à l’état brut, mais est « dépassé par les mots », c’est-à-dire sublimé par l’écriture.852 Blanchot ne craint donc pas la provocation en ancrant l’œuvre de Sade ainsi que celle de Bataille dans la veine des troubadours, que Lacan après lui remettra à l’honneur. Exeunt Camus et Gide… 4.2.4
Les mots hors jeu
Bataille s’accorde avec Blanchot et Lacan à octroyer une dimension langagière au sacré. L’entente entre ceux-ci et celui-là aura pourtant ses limites. Tout en revendiquant les critiques et les récits de Blanchot et en ouvrant la voie à la philosophie lacanienne, Bataille demeure fasciné par l’illusion d’un sacré muet, à même le corps. Cette oscillation entre une approche immédiate du sacré et une autre symbolisée par le langage traverse sa production d’après-guerre. En dépit de ses efforts réels de faire sortir le langage hors de ses gonds, il n’abandonnera jamais vraiment l’idée d’une unité du sujet et de l’objet, s’obstinant au contraire à vouloir les faire coïncider. Sa lecture de l’œuvre de Sade est prisonnière par moments de cet idéal fusionnel. Le spectre d’Acéphale planant toujours sur son esprit, l’homme acéphale en lui décapite à différentes reprises la tête de l’écrivain libertaire, qu’il est pourtant le premier à exalter. En mai 1955, dans un article sur « Les paradoxes de l’érotisme », Bataille oppose la pornographie, qu’il décrit comme une mécanique des corps sans force transgressive, à la littérature érotique, où la répétition ressasse l’horreur à l’infini (XII, 851
M. Blanchot, « La bête de Lascaux », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 4, avril 1953, pp. 684-693 (Repris dans : Id., Une voix venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, coll. Folio/essais, n° 413, pp. 45-67). 852 M. Blanchot, « Pierre Angélique : Madame Edwarda », La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 43, juillet 1956, pp. 148-150 (Repris dans : Id., Le livre à venir, op. cit., pp. 260-262).
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321-325). Il faillit appuyer de la sorte les pensées de Blanchot et de Lacan, si ce n’est que pour ces derniers, la répétition marque l’entrée sur scène du langage.853 Faute d’articuler le désir dans son rapport au signifiant, Bataille s’embrouille, regrettant que Sade n’ait pas pu se préserver de « la répétition obsédée ». Le contraste entre l’écriture sadienne et un érotisme gratuit s’atténue de la sorte. Or les conséquences ne sont pas moindres. Le signifiant expulsé, la littérature comme représentation tragico-comique du sacrifice cède peu à peu le pas aux sévices réels infligés par un Gilles de Rais. Bataille signera une introduction à une édition chez Pauvert en 1957 des minutes du procès de ce tueur d’enfants, qu’il idolâtre pour sa mise en pratique de l’apathie sadienne. Les personnages des fictions de Sade sont ici brutalement métamorphosés en êtres de chair. Le mourir préalable et incessant est ainsi relevé par une logique de la présentification, qu’un deuil du sacrifice aurait dû en toute logique évacuer du discours de Bataille. Celui-ci au contraire s’en réfère au témoignage du chambrier Henriet pour exalter les pulsions meurtrières de son Maître : Gilles, selon lui, se délectait à regarder les têtes coupées et il les montrait à lui, témoin, et à Étienne Corillaut… « leur demandant laquelle desdites têtes était la plus belle de celles qu’il leur montrait, la tête tranchée au moment même, ou celle de la veille, ou une autre de l’avant-veille, et il baisait souvent la tête qui lui plaisait davantage, et il s’en délectait. (X, 311)
Les sévices et meurtres répétés auxquels se livre Gilles de Rais sont détachés de tout rapport à l’imaginaire. Le fétichisme d’un sacrifice physique finit ainsi par prendre le dessus sur une perte de soi symbolique. Bataille a beau dénoncer dans « Hegel, la mort et le sacrifice », un texte majeur paru dans Deucalion en octobre 1955, le 853
Dans Le pas au-delà, Blanchot développera à son tour l’idée de l’écriture comme automatisme de répétition. Les références à Sade et à Lacan y sont implicites, mais impossible de ne pas lire cet ouvrage sans écho avec les séminaires de ce dernier sur L’identification et L’angoisse. Tout comme Lacan, Blanchot oppose la passivité de la mort au leurre du sacrifice ou à l’illusion de la jouissance sexuelle, apportant de la sorte et après coup un correctif crypté mais essentiel à la réflexion de Bataille. Sous cet angle, Le pas au-delà se lit comme un appui différé à l’argumentation de Lacan et, à ce titre, comme un des rares textes où se dévoile l’écart qui l’oppose à cette dimension de l’œuvre de Bataille entachée du fétichisme sacrificiel qui marqua l’entre-deuxguerres (Voir à ce titre : Id., Le pas au-delà, Paris, Gallimard, (1973)1992, pp. 47-48, 77-78, 137, 169).
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subterfuge d’une mise à mort réelle (XII, 326-345) et s’évader dans les univers pervers de Sade (IX, 239-258) et de Proust (IX, 259-279) ou encore, explorer les grottes de Lascaux en quête des premiers balbutiements d’un sacré médiatisé (IX, 9-101), une rechute d’acéphalite l’empêche de vivre l’extase dans l’enceinte de l’espace littéraire. Le glissement vers un sacré immédiat s’observe principalement après 1955, même s’il y eut des signes avant-coureurs. Ainsi, dans « Marcel Proust et la mère profanée », paru dans Critique en décembre 1946, Bataille identifie Albert Agostinelli derrière les traits d’Albertine.854 Il rabat de la sorte les scènes des parents profanés dans la Recherche au plan autobiographique (XI, 151-161). Le signifiant se réduit de la sorte à un médium neutre et asexué, voire à un obstacle aux palpitations immédiates des sens. Dans un autre commentaire sur Proust paru en novembre 1948, Bataille déplore qu’en « philosophe malhabile », l’auteur ait étouffé les états de ravissement qui jalonnent son œuvre (XI, 391-394). Un diagnostic injuste, qui rapproche Proust de Sartre, auquel Bataille ne cessera à l’époque de reprocher son refus de plonger dans l’inconnu. Ce malaise persistant envers l’écriture l’amènera à se distancier définitivement de Sade. Désormais, il préférera un sacrifice réel à l’holocauste des mots. L’adieu se fera dans Les Larmes d’Éros, qui s’avère après coup son testament littéraire. Le langage évacué, les clichés du supplice du meurtrier chinois remontent à la surface (X, 626-627), compromettant par leur symbolique l’ensemble du projet de refonte du sacré entamé par Bataille suite à la rencontre de Blanchot au début des années quarante : Le problème qu’ouvrit la tristesse solitaire de Sade ne saurait être résolu dans un effort lassant, ne mettant en jeu que des mots. L’humour seul répond toutes les fois qu’est posée la question dernière de la vie humaine. À la possibilité de surmonter l’horreur répond seul le mouvement du sang. (X, 618)
En octobre 1960, Bataille sent ses forces décliner. La mort est imminente et il le sait. D’Orléans, il adresse une lettre émouvante à
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Cette sortie brutale du personnage d’Albertine hors de l’espace littéraire, René Crevel l’opéra bien avant Bataille dans Mon corps et moi (1925), faisant ainsi le premier injustice aux méthodes de composition proustiennes (Voir à ce titre : J.-L. Jeannelle, « L’aveu homosexuel », Magazine Littéraire, n° 426, décembre 2003, pp. 48-50).
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Leiris, son ami de toujours, pour lui manifester son intention de revivre l’expérience d’Acéphale. Non plus le projet d’un sacrifice humain, qu’il désavoue une dernière fois, mais « quelque chose qui n’a pu mourir »855 en lui. Soit une expérience directe de l’amitié, faisant l’économie du langage. Vingt ans de dialogues cryptés avec Blanchot (de même qu’avec Paulhan, Lacan et Leiris lui-même) n’auront pu empêcher Bataille d’évincer l’écriture pour faire triompher le leurre d’un sacré immédiat. Du coup, on mesure l’écart opposant les deux hommes, nonobstant de nombreux points de tangence. Or il s’agit le plus souvent de textes rédigés après 1955, à un moment où la progression de la maladie contraint Bataille à freiner sa collaboration avec Blanchot. Celui-ci aura ainsi incarné le rôle de Commandeur que son ami n’aura cessé de désavouer à son insu. En vérité, il conviendrait mieux de parler d’un Commandeur bicéphale, Lacan s’étant ajouté depuis au débat, qui aura à jouer le même rôle que Blanchot à l’égard de Bataille. 4.3 4.3.0
À défaut du père Introduction
1957 : parution simultanée de L’érotisme et du Bleu du Ciel. Un simple hasard d’édition qui écarte l’hypothèse d’un diptyque où la théorie viendrait appuyer la fiction et vice versa. En vérité, le roman a été rédigé durant le séjour de l’auteur à Tossa de Mar, en Espagne, au printemps 1935.856 Cette coïncidence ne rend pas caduque pour autant toute question quant à l’interdépendance des deux textes. Son éditeur ayant déjà dû s’expliquer quelques années plus tôt au tribunal pour la publication des Œuvres Complètes du Marquis, Bataille fera précéder le récit de Troppmann d’un avant-propos à l’usage d’un public non averti. Il y invite son lecteur à lire l’ouvrage à la lumière notamment des Crimes de L’Amour, de la Recherche et de L’arrêt de mort. Sade, Proust et Blanchot sont convoqués ici pour cautionner une écriture elle-même scandaleuse. Parallèlement, L’érotisme est dédié à Leiris,
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G. Bataille, Choix de lettres, op. cit., p. 549. Voir à ce titre : M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 282.
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qui dans Miroir de la tauromachie articule la pratique érotique dans son rapport au poétique. Lu à travers le prisme de Blanchot, Sade domine largement la deuxième partie de l’étude. Les deux ouvrages s’inscrivent donc explicitement dans la veine littéraire. Bataille participe-t-il de la sorte à ce brouillage des genres qui singularise l’écriture blanchotienne857 ? Rien n’est moins sûr. Les références à ces auteurs témoignent tout au plus de sa sensibilité pour une écriture puisant ses racines dans le mal. Qu’en est-il de l’écriture chez Bataille ? Comment la vit-il dans sa chair ? Et quel rôle Blanchot, prédominant dans les deux ouvrages, y joue-t-il ? Autant de questions nécessitant une relecture du Bleu du Ciel. Qu’est-ce qui amène un écrivain à publier une œuvre plus de vingt ans après sa rédaction ?858 Ou, ce qui revient au même, comment expliquer l’oubli par Bataille d’un roman salué depuis pour sa valeur visionnaire ?859 À l’exception de L’Abbé C. paru en 1950, la quasiintégralité de la production fictionnelle de Bataille a été rédigée pendant la guerre. Certains de ces textes, comme Ma mère ou le mort, n’ont été publiés qu’après sa mort. Quant à ceux qui ont vu le jour de son vivant, ils ont paru sous un pseudonyme et à un tirage fort limité. La pratique littéraire sera une phase bien délimitée de sa vie. Ou fautil dire une parenthèse ? Bataille tardera à assumer la parenté de ce pan de son œuvre, préférant le clôturer après la Libération. Comme si la critique littéraire et la réflexion théorique interdisaient la poursuite d’une écriture de soi entamée dans L’expérience intérieure ou la
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Voir à ce titre : D. Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999, coll. Les Essais, pp. 17-25, ainsi que : C. Bident, Reconnaissances, Paris, Calmann-Lévy, 2003, coll. Petite Bibliothèque des Idées, pp. 92-112. 858 Acte manqué en effet que la non-publication du récit relatant la déchéance de Dirty et Troppmann. Brûlante et actuelle, la thématique nécessitait une écriture adéquate. Or la première version du récit provoque un même effet de tremblement sur le lecteur que la définitive. L’état initial du récit, pour différent qu’il soit du second, n’est en rien un brouillon ou un collage inachevé, mais un véritable texte. Si la seconde version témoigne des efforts de l’auteur de purifier davantage le récit de toute convention littéraire, la première méritait déjà un éditeur (voir à ce titre : F. Marmande, L’indifférence des ruines. Variations sur l’écriture du Bleu du Ciel, Marseille, Éditions Parenthèses, 1985, coll. Chemin de ronde, pp. 35-42). L’ouvrage de Marmande mérite d’être salué pour avoir fait le premier une lecture de ce texte, déterminant pour qui s’intéresse à cette période du vingtième siècle français. 859 Voir à ce titre : P. Sollers, « Une prophétie de Bataille », La guerre du goût, op. cit., pp. 455-459.
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continuation de l’exploration de l’imaginaire. À ce titre, l’avantpropos du Bleu du Ciel ne trompe pas. Le lecteur y apprend que l’ouvrage ne doit sa publication qu’à la seule insistance de l’entourage de son auteur. Celui-ci a du mal à reconnaître la paternité d’un texte qui l’embarrasse. Rattrapé par l’Histoire et détaché depuis de son histoire à lui, Bataille affirme n’exposer ce manuscrit, dénué à ses yeux de toute actualité politique ou existentielle, qu’afin de répondre à un besoin extérieur à sa personne : Je suis loin aujourd’hui de l’état d’esprit dont le livre est sorti ; mais à la fin cette raison, décisive en son temps, ne jouant plus, je m’en remets au jugement de mes amis. (III, 382)
Un tel désengagement étonne de la part d’un auteur qui n’a cessé d’insister toute sa vie durant sur la nature dite communicative de la littérature, c’est-à-dire, la mise au défi de son être par le lecteur, ravi par un récit relatant la confrontation réelle de l’écrivain avec les limites du possible. Les différents textes rédigés durant la drôle de guerre et regroupés ultérieurement sous le titre de La Somme Athéologique (1954) ne sont autres que des tentatives incessamment répétées d’un sujet nommé Bataille de sortir de soi par le biais d’une écriture destituant le Cogito, fondement de la connaissance discursive. Sorties évanescentes, ainsi que le lui fit comprendre Blanchot dès leur rencontre en 1941. La sortie du système est une dynamique incessante, sauf à tomber dans le panneau de Hegel recouvrant par les scellés de la synthèse un vide qui l’épouvante. Proust avait été salué dans Sur Nietzsche pour avoir élaboré une poésie de l’instant sur son lit de mort. La Recherche s’évanouit avec le décès de son auteur.860 Le contraire d’un écrivain mettant sa vie au service d’un chef d’œuvre. Proust à l’agonie est plus vivant qu’un Gide sacrifiant sa souveraineté au profit de la postérité ou d’un Genet interdisant à son lecteur l’accès à son univers (XII, 287-317). La transgression n’est réelle qu’à être authentique et partagée. En toute logique, la production romanesque accompagnant La Somme Athéologique sera rédigée à la première personne du singulier. Il en est de même du Bleu du Ciel. Sauf qu’ici, le partage ne peut se faire, l’auteur ne s’identifiant plus à cette époque lointaine de sa vie. Qu’est-ce qui a pu inciter le cercle amical de Bataille à le faire
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Voir à ce titre le troisième chapitre.
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déroger à cet impératif éthique ? Est-ce la même chose que dans Madame Edwarda, dont Blanchot applaudira la publication en 1956 ? S’il en était ainsi, Bataille ne se serait pas montré aussi hésitant envers la parution du Bleu du Ciel. Il dut sentir une différence entre les deux récits. 4.3.1
La mère
Le Bleu du Ciel s’articule autour de deux parties. Le récit en soi est précédé d’une introduction demeurée inachevée. Un narrateur extradiégétique y présente les deux protagonistes, Dirty et Troppmann, en pleine débauche dans un hôtel luxueux de Londres. Suit la première partie, qui relate, à la première personne cette fois-ci, la rencontre du narrateur avec le Commandeur. Troppmann l’avait invité non sans ironie à passer chez lui l’après-midi même. L’identification immédiate de ce dernier avec le personnage de Don Juan oriente la suite des événements, calqués sur la trame du livret de Lorenzo Da Ponte. La deuxième partie est dominée par l’interaction du héros avec trois femmes, qu’après avoir fréquentées d’abord séparément, il entraînera à leur insu dans un imbroglio digne de l’opéra de Mozart. Elles apparaîtront, avec d’autres femmes encore, sur scène dans un ordre qui est tout sauf aléatoire. Lazare ouvre la danse. Décrite à la fois comme laide, sale et ignorante de la vie, elle sert d’interlocutrice à Troppmann, qui la prend en confiance pour lui confier un triple secret : sa honte d’avoir trompé sans cesse sa femme Édith, son impuissance sexuelle à l’égard de Dirty et sa tendance nécrophile. Il reconnaît ici une première fois s’être mis à nu face à la dépouille mortelle d’une vieille dame. Celleci, précise-t-il à la demande de Lazare, n’avait aucun attrait, étant au contraire « tout à fait flétrie » (III, 407). L’excitation de Troppmann est à la mesure d’une répulsion qui la conditionne. Ce lourd aveu ne peut se faire qu’à l’oreille d’une femme pudibonde et au physique ingrat. Redoublée, la perversion est niée. Comme est effacée toute trace de jouissance procurée par des prostituées en compagnie de qui il reconnaît prendre son pied. Il en va tout autrement avec Dirty, aux pieds de laquelle Troppmann se prosterne. Érigée en déesse de l’antiquité, elle fait l’objet d’une adoration de sa part. Déjà dans l’introduction, il ne voit en elle
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que pureté et beauté, qu’une descente en Enfer laisse intacte. Voulant « [s]e jeter à ses pieds » (III, 387), il l’idéalise de la sorte. Difficile de ne pas songer ici à Norbert Hanold, l’archéologue de Gradiva (le récit de Jensen commenté par Freud en 1907) tombant amoureux d’une figure de bas-relief dont il sacralise également les pieds. Cette idéalisation castratrice conduit Dirty à une rupture, acculant son amant à un suicide avorté in extremis. Contraste donc entre un bas et un haut matérialisme, entre le gros orteil, « objet de séduction basse » ainsi qu’aima le rappeler Bataille du temps de la revue Documents et les pieds d’une belle femme statufiée par un regard fétichiste. Le bas est refoulé au profit du haut. Or, amputer le sacré droit de son pendant gauche revient à commettre un acte sacricide. Un même processus morbide interdit à Édith, sa femme, tout droit d’existence. Elle est la grande absente du récit. Résidant avec les deux enfants à l’étranger, elle fait parvenir une lettre à son mari. Elle y décrit un rêve récent dans lequel se manifeste sa crainte de le perdre. Devine-t-elle l’infidélité répétée de son conjoint ? D’agir ainsi, celuici la momifie, niant de la sorte son être sexué. Se révèle ainsi l’angoisse de Troppmann envers les femmes. Une angoisse qu’il tente d’esquiver en effaçant leurs visages, que ce soit par une élévation divine ou un rabaissement ordurier. Dans les deux cas, la confrontation avec l’altérité de l’Autre est contournée. La jouissance chez Troppmann, bien loin d’être une pulsion de mort pleinement assumée, se voit entravée. Les pieds, au lieu d’être érogènes, sont ici mortifères, à la mesure d’une perversion insoupçonnée du personnage. La deuxième séquence, intitulée « Les pieds maternels », marque l’entrée sur scène de Xénie. Or, réémergence du symptôme, Troppmann se montrera sadique avec elle et d’autres femmes qui les entourent dans la boîte de nuit où ils se rencontrent. Elle ne le quittera pas pour autant. Pas de sadisme sans masochisme. Ce masochisme, ignoré d’elle-même, interpelle Troppmann, qui l’invite à son domicile. En véritable Justine, elle s’attriste de le voir fiévreux et tourmenté. Tant de bonté éveille la perversion latente de Troppmann. Il formule le vœu de souiller cet ange du bien. Tout comme avec Lazare, ce processus de dénigrement lui permet de confesser son crime. Or, la défunte s’avère être sa propre mère, dont, terrorisé, il projette l’image sur Xénie. Sa mère était déjà apparue préalablement dans un rêve, sous forme d’une Minerve sortant d’une bière pour se précipiter armée sur lui. Cette angoisse de la castration le tourmente depuis le début du
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récit. Imaginaire, elle se réalise également dans la chambre à coucher, où l’entrée inopinée de la vieille bonne empêche Troppmann de passer à l’acte avec Xénie. Ubiquité d’un traumatisme remontant à un sacrilège ancien qui interdit à son désir de se réaliser. Les pieds de Dirty, par un effet de déplacement, étaient ceux de la mère. La profanation de celle-ci doit être expiée. Du coup, la chambre se transforme en un « bordel » permettant à Troppmann de « rendre [s]a mort plus sale » (III, 434). Xénie accepte de se dévêtir. Esprit naïf, elle ne se rend pas compte du rituel macabre auquel elle participe en venant s’allonger nue contre lui. La scène primitive se serait reproduite ici, si le Commandeur n’avait pas tout à coup surgi dans la chambre. « Rideau de nuages », comme dirait Leiris… Le troisième acte se déroule à Barcelone, où Troppmann est allé rejoindre son ami Michel, qui a rallié les républicains. À nouveau, il se sent guéri, au point même d’oublier sa maladie. Jusqu’à ce qu’il apprenne que Lazare s’était déjà rendue dans la capitale catalane avant lui. Or elle n’est plus la même. Son déterminisme bravant la torture trouble Troppmann. Et pour cause. Elle le confronte à ce qu’il est : un Christ blasphémant le ciel en niant sa soumission à une transcendance religieuse. Agnostique, Troppmann revendique la souveraineté sadienne : « (…) ceux qui ne s’inclinent devant rien sont dans les prisons ou sous terre… » (III, 428). Pourquoi alors se sentir « un homme perdu » (III, 427), se dénigrer au point de se croire « le détritus que chacun piétine » (III, 430) ? Possédé par elle, il craint le moment où, ancien maître déchu, il n’agira plus selon ses passions à lui, mais selon celles de Lazare. Celle-ci, préférant libérer les prisons plutôt que d’attaquer des dépôts d’armes comme le voudrait Michel, redonne à Sade ses lettres de noblesse. Troppmann dut s’en réjouir. Or il l’appréhende tel « un rat immonde » (III, 460) s’approchant de lui. Suit un chassécroisé burlesque de personnages féminins, tous convoqués par Troppmann dans l’espoir d’être ainsi apaisé. Il télégraphie à Xénie. Dans l’intervalle, Dirty avait formulé son vœu de le revoir à Paris dans une lettre dont l’informe sa belle-mère. Le drame se transforme en vaudeville avec l’arrivée de Xénie, qui coïncide avec celle, imminente, de Dirty. Exaspéré, Troppmann envie à ce moment-là « les gens qui ont un Dieu auquel se rattraper » (III, 467). Sade se fait ici renverser par le curé Hegel. Dans une telle impasse, que faire ? La dernière séquence, intitulée « Le jour des morts », est placée sous le signe de la délivrance. Invisible mais omniprésent, le Com-
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mandeur remonte à la surface. La scène centrale se déroule dans un cimetière à Trèves. Sur scène : Dirty et Troppmann. Ce dernier ne perçoit plus sa compagne de la même façon qu’avant. À son arrivée à l’aéroport de Barcelone, elle lui avait fait l’impression d’être « un déchet » (III, 470). Son corps ne dégageait plus la pureté d’antan. Mais, détrônée de son socle, elle se fait chair. Jadis sculpture de marbre à la peau blême et aux yeux sans vie, Dirty affiche une souveraineté retrouvée. L’extase qu’elle dit avoir ressentie en se prosternant à même le sol dans une église à Vienne est d’une toute autre nature que celle éprouvée par Troppmann du temps de leurs amours. Tandis que lui renonce de la sorte à son être, elle au contraire le revendique ce faisant. La prosternation chez elle ne relève pas de l’obédience envers une instance transcendante. Elle défie plutôt celle-ci par le scandale d’un acte blasphématoire. Ce qu’elle tente de lui expliquer : « Je peux me prosterner devant lui si je crois qu’il n’existe pas » (III, 477). L’immanence reprend ainsi ses droits sur la soumission à une autorité imaginaire, quelle qu’elle soit. Désormais pourvue d’un visage, Dirty n’a plus, pour communiquer cette expérience à son amant, qu’à faire l’amour avec Don Juan dans la demeure éternelle du Commandeur. Elle prolonge l’apparition de celui-ci au début du roman par un geste symbolique qui, accompli sur une tombe, libère paradoxalement Troppmann de sa nécrophilie. Sa parole, « Je t’aime… » (III, 484), est libératrice. Dirty est à son amant ce que Zoé Bertgang est à Hanold. Les deux femmes arrachent leur homme d’un fantasme obsessionnel. Cet amour qu’enfin Troppmann sera à même d’assumer contraste avec « la marée montante du meurtre » (III, 487) dont, libéré de lui-même, il perçoit les premiers signes. L’Allemagne s’apprêtant à tuer à grande échelle, qu’est-ce d’autre qu’un don-juanisme collectif ? Hitler en faux Commandeur s’érige, impérieux face à un peuple décapité, entièrement livré à sa perversion débridée. 4.3.2
Le père (Lacan, Blanchot, Proust)
L’année de parution du Bleu du Ciel, Lacan consacre son séminaire à Sainte-Anne à la relation d’objet. Il y dégage la dimension symbolique du complexe d’Oedipe par le biais d’un commentaire sur les phobies du petit Hans. Ce jeune enfant analysé par Freud en 1908 éprouva une peur castratrice à l’égard de ses parents. Une angoisse
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que Lacan explique à la lumière du triangle père-mère-enfant. Matrice de la théorie freudienne de l’inconscient, le complexe d’Oedipe est perçu par Lacan dans sa réalité signifiante. S’érigeant en objet de désir de sa mère, le petit Hans ne peut se libérer de cette captation imaginaire que par l’intervention du père symbolique, dont le double rôle consiste, d’une part, à interdire à la mère de réincorporer son enfant, transformé ainsi en substitut du phallus que lui seul incarne, d’autre part à l’enfant lui-même de pénétrer la zone tabou qu’est la chambre à coucher des parents. Cette double castration symbolique permet à l’enfant d’échapper à l’illusion d’une « phallisation réciproque »861 : tableau fantasmatique où la mère et l’enfant vivent en une osmose tout aussi perverse qu’irréelle. Le père symbolique écarté, l’enfant est privé du modèle indispensable à sa Bildung. Le processus d’identification avec l’Idéal du moi étant ainsi interrompu, il demeure en proie aux désirs aléatoires de la mère. Tout l’effort du petit Hans consiste à repositionner inconsciemment les trois actants dans la structure triangulaire. Il jette le père dans les bras de la mère.862 Une scène mythique qui permet aux deux géniteurs d’assumer leur rôle symbolique. L’intimité retrouvée des parents relève non pas de la sexualité telle quelle, mais de la parole, génératrice du désir. La langue en tant que chaîne signifiante met un terme à l’enfer de la jouissance, ruse maléfique visant à contourner la castration symbolique. Le père comme métaphore se substituant à la mère, l’enfant n’est plus dans un rapport de dépendance affective envers celle-ci. La béance inhérente au désir est ainsi rétablie. En toute logique, Lacan définira la psychose comme une tentative désespérée de « suppléer au manque de ce signifiant qu’est le Nom-du-Père ».863 Pour étayer sa thèse, il réactualise les Mémoires d’un névropathe (1903) de Daniel Paul Schreber, président de la cour d’appel de Saxe. L’ouvrage avait déjà intrigué Freud, qui y consacra une étude en 1911. Pour Lacan, le délire verbal de ce magistrat se croyant persécuté par Dieu est symptomatique d’une vacance du père
861 J. Lacan, Le séminaire, livre III : Les psychoses, Paris, Seuil, (1981)2002, coll. Le champ freudien, p. 359. 862 J. Lacan, Le séminaire, livre IV : La relation d’objet, Paris, Seuil, (1994)2003, coll. Le champ freudien, pp. 361-362. 863 J. Lacan, Le séminaire, livre V : Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, coll. Le champ freudien, p. 147.
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symbolique, ce qu’il désigne par « la forclusion du Nom-du-Père ». La tragédie de Schreber est d’avoir tenté de recouvrir ce trou dans le champ signifiant par l’invention d’un mythe de régénérescence de l’humanité grâce à une fécondation divine. Vain effort de convoquer le père symbolique. En vérité, c’est la mère qui prit la place vacante, avec comme conséquence l’émasculation symbolique du fils.864 Comment résister à une telle emprise de la mère ? Privée du phallus symbolique, celle-ci n’a d’autre choix que de se ruer sur son enfant, transformé ainsi en objet de son désir. À ce titre, Don Juan est « un rêve féminin ».865 Il incarne l’imposture d’une castration évitée. La « forclusion du Nom-du-Père » révèle la peur du sujet face à l’indétermination du désir de l’Autre qui, de n’être pas perçu dans sa réalité signifiante, ne peut que terroriser son objet. Cette angoisse, Don Juan la partage avec les personnages peuplant l’univers sadien. Ceuxci sont au service d’un Être Suprême, auquel ils s’efforcent de procurer une jouissance maximale. Le trou dans la langue est bien là. Rien de plus faux que de soutenir, à l’instar notamment de Bataille ici indirectement visé, le mythe nietzschéen de la mort de Dieu : Car le mythe du Dieu est mort - dont je suis, pour ma part, beaucoup moins assuré, comme mythe entendez bien, que la plupart des intellectuels contemporains, ce qui n’est pas du tout une déclaration de théisme, ni de foi à la résurrection - ce mythe n’est peut-être que l’abri trouvé contre la menace de la castration.866
L’athéisme nietzschéen confond le Père imaginaire et le Père symbolique. Le sacrifice du second, que Lacan baptise du nom de « Dieu obscur »867, se paierait d’un retour de la jouissance aux dépens du désir. Face à une telle perversion, seul résiste l’amour. Réalité langagière, il permet au sujet de transcender le plan imaginaire. La médiatisation du langage apaise l’agressivité primaire.868 Si donc
864
J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits II, Paris, Seuil, (1971)1993, coll. Points/Essais, n° 21, pp. 43-102. 865 J. Lacan, Le séminaire, livre X : L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, coll. Le champ freudien, p. 224. 866 J. Lacan, Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, (1973)2000, coll. Points/Essais, n° 217, p. 36. 867 Ibid., p. 306. 868 J. Lacan, Le séminaire, livre I : Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, (1975) 1998, coll. Points/Essais, n° 366, pp. 269-290.
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éthique il y a, celle-ci ne peut consister qu’à respecter la béance logeant au creux du désir. La parole introduit la différence dans le réel. Restituant l’objet du désir au rien, elle cloue le bec aux tyrans de tous poils. L’amour courtois, dont Lacan réactive la veine, perturbe la jouissance par l’introduction du signifiant dans un réel sinon amorphe.869 À ce titre, Lacan rendra hommage dans son séminaire de 19611962 consacré à l’identification, outre à Sade et à Paulhan, également à Blanchot, qu’il dépeint comme « le chantre de nos Lettres ».870 Il commente ensuite la scène de Thomas l’Obscur où Thomas, lisant dans sa chambre, se trouve tout à coup en proie à un sentiment d’angoisse. Il se sent envers le livre comme le mâle envers la mante religieuse. Les mots s’emparent de lui. Thomas a beau essayer d’établir un rapport de complicité avec ceux-ci, il ne peut refouler un sentiment de menace croissante. Il se croit mordu par un rat, qu’il a envie de dévorer à son tour.871 Une inquiétante étrangeté qui n’est pas sans rappeler le malaise de Troppmann envers Lazare à Barcelone. Dans les deux cas, une angoisse de castration paralyse le héros. Faute de phallus, le processus d’identification est interrompu. D’où l’impossibilité de Thomas d’entrer en contact avec les baigneurs et les hôtes d’une station balnéaire où il séjourne, ou la fuite en avant de Troppmann n’osant affronter les femmes qu’il attire dans son jeu. Anne dans Thomas l’Obscur comme Dirty dans Le Bleu du Ciel accomplissent la mission du Commandeur. Le « Nom-du-Père » dans les deux fictions est incarné par la femme et non par l’homme. Un travestissement qui ne met pas pour autant en cause la fonction du père symbolique, garant du respect de la béance inhérente à la parole. Dans ce même séminaire, Lacan dira également sa dette à l’égard de L’arrêt de mort (1948), qu’il invite son public à lire en écho avec ses propres réflexions sur « la seconde mort » dégagées lors du séminaire de l’année 1959-1960 consacré à l’éthique de la psychanalyse. Le récit de Blanchot relate l’agonie pendant les jours troubles des accords de Munich de J., souffrante depuis plus de dix ans déjà. Or, loin de se laisser mourir, elle fait preuve d’une « affirmation
869
J. Lacan, Le séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, coll. Le champ freudien, pp. 167-184. 870 J. Lacan, L’identification (séminaire 1961-1962), Publication hors commerce, p. 392. 871 M. Blanchot, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 22-26.
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violente ».872 Alors que le médecin et son entourage familial la déclarent décédée, un événement insolite se produit. J. ouvre à nouveau les yeux en présence du narrateur arrivé à son chevet et dont elle avait attendu le retour. Celui-ci gardera le silence sur ce suspens de la mort. Sa complicité avec J. se situe au niveau du mourir. Une santé précaire les met tous deux à l’écart desdits vivants, pour leur faire vivre l’expérience indicible du mourir incessant. Après la mort de J., le narrateur fait la connaissance de N(athalie), une employée du bureau, qui s’était introduite dans son appartement. Effarée par le désœuvrement émanant de la personne du narrateur, elle tentera de s’éclipser. Suit une scène d’une violence inouïe, où il essaie de la rattraper. Condamné à son tour par la médecine, il décide de reprendre contact avec N(athalie). S’instaure peu à peu un même rapport au mourir entre eux deux qu’au départ entre le narrateur et J. Cette béance creusée par le mourir annule toute possibilité de fusion. Elle se traduit par un amour réciproque dont ce récit à la première personne est le chant. 873 La fiction de Blanchot distingue la mort du mourir. La mort, la médecine occidentale croit la maîtriser. « Personnage ridicule et sans tact »874, le médecin traitant de J. exaspère le narrateur pour la « répugnante familiarité »875 avec laquelle il se permet d’en parler. Ce catholique pratiquant incarne la caricature d’une expérience de la mort vécue comme le prolongement de la vie. Une logique de la Rédemption sous-tend une telle approche. Rien à voir avec « la seconde mort » qui, elle, échappe au leurre de la présentification. Le mourir ne se vit que pour être porté par une parole respectueuse du vide d’où elle émerge. Lacan illustre l’opposition entre ces deux morts par une lecture d’Antigone, la pièce de Sophocle. Le roi Créon, incarnation d’un ordre symbolique hermétiquement clos, s’y montre sourd à cette autre voix qui dicte à Antigone de ne pas céder sur son désir d’enterrer le frère maudit. D’une part donc, le texte de la loi, de l’autre, la beauté d’une parole articulée dans son rapport au rien. Ou encore : le principe du plaisir versus la pulsion de mort, les règles de la Cité versus la Loi comme au-delà de la loi, qu’Elle complète en la transgressant. Soit
872
M. Blanchot, L’arrêt de mort, Paris, Gallimard, (1948)1999, coll. L’Imaginaire, n° 15, p. 27. 873 Ibid., pp. 110-111. 874 Ibid., p. 30. 875 Ibid., p. 33.
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l’enjeu de l’énigmatique « Kant avec Sade » qu’accueille la revue Critique en avril 1963.876 Une même dichotomie est à l’œuvre dans la Recherche. Blanchot dut s’en inspirer. La scène de l’agonie de J. ressemble en effet à celle de la grand-mère dont Marcel décrit les derniers moments dans Le Côté de Guermantes. Or c’est la seule mort à laquelle il assistera. Chez Proust, la mort opère en sourdine.877 Le docteur Dieulafoy est convoqué afin de constater le décès de l’aïeule. Ce personnage réel, au nom éloquent, Proust l’introduit dans son imaginaire pour ironiser sur l’attitude seigneuriale de la profession envers ce qui ne peut qu’échapper au vivant.878 Or, au contact des lèvres de Marcel sur le visage de sa grand-mère, celle-ci fait « un effort violent »879 et ouvre les yeux. Une même jeunesse et beauté que celles de J. se dessinent ensuite sur le visage de la défunte.880 Dans une version antérieure, Proust la fait même resurgir de la mort : (…) ma grand-mère semblait prête à recommencer la vie (…).881 Citati y voit à juste titre une illustration de la dynamique résurrectionnelle à l’œuvre dans la Recherche.882 Le mourir n’y est pas relevé par la vie. Il donne plutôt naissance à un chant d’amour chez Marcel. La Recherche se lit comme une expiation du double matricide du narrateur. Se culpabilisant d’avoir assassiné sa mère et sa grand-mère, Marcel élabore sa cathédrale en guise d’expiation. La relation oedipienne qui l’attache à sa mère ne peut être rompue que par la castration symbolique, que réalise une écriture s’imprégnant du rien. La mort ne devient mourir qu’à se faire signifiante. D’où la référence dans cette même version antérieure évoquée ci-dessus au mythe de Tristan et Iseult. Proust y fait allusion à la scène de l’opéra de Wagner où Isolde chante la mort de son amant.883 876
J. Lacan, « Kant avec Sade », Critique, n° 191, avril 1963, pp. 291-312. Voir à ce titre : J. Yoshida, « Maladie et mort de la grand-mère : quelques réflexions génétiques », La revue des Lettres Modernes, dossier Marcel Proust, n° 3, 2001, pp. 75-91. 878 M. Proust, Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, vol. II, op. cit., pp. 637-638. 879 Ibid., p. 640. 880 Ibid., pp. 640-641. 881 Ibid., p. 1210. 882 P. Citati, La colombe poignardée, Paris, Gallimard, 1997, coll. Du monde entier, p. 324. 883 M. Proust, Le Côté de Guermantes, op. cit., p. 1208. (Sur l’influence du Tristan et Iseult de Wagner sur tout le projet de la Recherche, soit l’élaboration de l’écriture 877
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Deux ans avant la parution du Bleu du Ciel, Blanchot avait consacré sa chronique dans la Nouvelle Nouvelle Revue Française au mythe de Don Juan, ainsi qu’à la légende de Tristan et Iseult.884 De même que Lacan, il associe le premier aux personnages sadiens. Dans les deux cas, le désir se croit souverain, que ce soit par la multiplication mécanique de conquêtes féminines ou par la cruauté des sévices infligés à des partenaires sans visage. La forclusion du Nom-du-Père les berce tous dans l’illusion d’une jouissance illimitée. Une spirale de violence que l’écriture seule permet d’interrompre. La légende de Tristan et Iseult est actualisée pour le chant d’amour que la mort inspire. La conception littéraire de Blanchot, développée notamment dans « La littérature et le droit à la mort »885, texte majeur qui accompagne la parution de L’arrêt de mort en 1948, est entièrement calquée sur l’idée d’un mourir incessant sur lequel se bâtit l’écriture. 4.3.3
L’absence du père
On comprend mieux maintenant la référence à Blanchot dans l’avant-propos du Bleu du Ciel. Si différente que soit la trame des deux fictions, elles ont en commun le respect de la béance. Le roman de Bataille vient à point nommé, recoupant les préoccupations littéraires de Blanchot et le travail de refonte de la psychanalyse entamé à l’époque par Lacan. Les trois auteurs relancent chacun selon leur propre sensibilité la sublimation proustienne. Reste pourtant à éclaircir la question de la paternité du Bleu du Ciel, que Bataille assume mal. L’entente avec ses deux amis ne cache-t-elle pas un différend essentiel quant à l’écriture ? Autant Lacan se montre silencieux dans ses séminaires et publications sur ce roman qu’il ne pouvait pourtant qu’applaudir parce qu’étayant ses propres thèses quant à la dimension symbolique du réel, préférant un hommage appuyé à Duras pour Le
comme phénomène mnémonique, voir : L. Keller, « La biscotte salvatrice. À propos des petites madeleines de Marcel Proust », Poétique, n° 139, septembre 2004, pp. 271-277). 884 Voir plus haut dans le texte. 885 M. Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », Critique, n° 20, janvier 1948, pp. 30-47. (Repris dans : La part du feu, pp. 312-321).
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ravissement de Lol V. Stein886 (1964), autant il ne cache pas ses réticences envers L’érotisme. Ciblant la lecture qui y est faite de Sade, il reprochera explicitement à Bataille d’avoir perdu de vue le signifiant : Seuls les esprits grossiers peuvent considérer que les dissertations sont là pour faire passer les complaisances érotiques. Même des gens beaucoup plus fins que ces esprits grossiers en sont venus à attribuer à ces dissertations, dénommées digressions, la baisse de la tension suggestive, sur le plan où les esprits fins en question - il s’agit de Georges Bataille - considèrent l’œuvre comme tenant sa valeur de nous donner accès à une assomption de l’être en tant que dérègle-ment.887
L’ouvrage semble pourtant faire écho à la théorie lacanienne du désir. La première partie du volume constitue une argumentation complète et charpentée sur l’enjeu actuel de la pratique érotique. Mise en question de l’être, l’érotisme se définit comme un dépassement de l’ordre naturel par le biais de sa transgression. Sur ce point, Bataille est tributaire de la structure symbolique de Lévi-Strauss. Mais l’écart avec Lacan est manifeste. En atteste leur conception diamétralement opposée du sacrifice. Si Bataille s’accorde avec Lacan pour y voir une « représentation théâtrale » (X, 89), c’est pour s’empresser d’en conclure à une mort de Dieu esquivée. Avec l’avènement de l’ère chrétienne, l’humanité n’aurait plus osé affronter la violence d’un meurtre réel, trouvant compensation dans le symbolique. Son nietzschéisme empêche Bataille de dépasser l’écran de l’imaginaire. Une haine tenace envers Dieu l’aveugle au point de ne plus distinguer la relève de la mort par une instance divine émasculant ses sujets et l’inscription de la mort dans un ordre signifiant. Toupie en proie aux caprices de la jouissance, Bataille ne peut aucunement souscrire à l’approche lacanienne de l’érotisme. Celle-ci déplace l’accent de l’excès au vide. La sexualité se nourrit d’un double manque. La petite mort ne se vit qu’inscrite dans le champ signifiant où elle prend sens.888 En l’absence d’un « Dieu obscur », la théorie du sacré élaborée par Bataille s’ap-
886 J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein », Cahiers Renaud-Barrault, n° 52, Paris, Gallimard, 1965, pp. 7-15 (Repris dans : J. Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, coll. Le champ freudien, pp. 191-197). 887 J. Lacan, Le séminaire, livre VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 236. 888 J. Lacan, Le Séminaire, livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 229.
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proche davantage des écrits autobiographiques du Président Schreber la pathologie en moins -, que de la théorie du désir lacanienne. La deuxième partie de l’ouvrage est constituée d’études diverses. Certaines firent d’abord fonction de préface, d’autres parurent originellement dans Critique. Sade traverse comme un fil conducteur l’ensemble de ces textes. Or Bataille y est tiraillé entre la reconnaissance de la nature langagière de l’excès sadien et le refoulement du signifiant au profit d’une transgression immédiate, à même le corps.889 Cette hésitation se perçoit le mieux dans la préface à La Nouvelle Justine paru chez Pauvert en 1954 et que Bataille reprend ici dans une version partiellement modifiée. Le texte tente de mettre à nu la stratégie du Marquis. Le langage étant vassal du pouvoir en place, la ruse de l’écrivain consistera à se servir contre l’État de cette arme redoutable qu’est la raison. Sourde à l’excès, celle-ci connaît pour seule violence la torture sournoise de sujets réfractaires. Sade dérègle le langage en donnant droit de cité à la volupté d’un excès pleinement assumé : La violence exprimée par Sade avait changé la violence en ce qu’elle n’est pas, dont elle est même nécessairement l’opposé : en une volonté réfléchie, rationalisée, de violence. (X, 190)
Sur ce point, Bataille suit l’argumentation de Blanchot développée dans Lautréamont et Sade (réédité chez Minuit en 1963), mais pour s’en écarter aussitôt. Reconnaissant dans un premier temps la force d’un tel langage, il en déplore l’effet contraire. Impossible de se révolter et d’éclairer la conscience en même temps. Pour être courageux, le projet d’écriture de Sade était voué à l’échec :
889
Cette tension chez Bataille entre le sacré comme réalisation immédiate du désir ou expérience d’écriture n’est pourtant pas relevée par ceux de ses commentateurs s’intéressant à la rencontre de ces deux pensées. Ils insistent surtout sur l’influence réelle et décisive qu’eut Bataille sur le cheminement de pensée de Lacan en masquant les écarts réels quant à l’enjeu du signifiant. (Voir à ce titre : B. Baas, Le désir pur. Parcours philosophiques dans les parages de J. Lacan, Louvain, Peeters, 1992, coll. Accent, pp. 120-161, ainsi que : J.-F. de Sauverzac, Le désir sans foi ni loi. Lecture de Lacan, Paris, Aubier, 2000, coll. Psychanalyse, pp. 21-60).
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La fascination du Commandeur Sade exposa la doctrine de l’irrégularité de telle sorte, mêlée à de telles horreurs, que personne n’y prit garde. Il voulait révolter la conscience, il aurait voulu l’éclairer : mais il ne peut en même temps la révolter et l’éclairer (X, 194)
En conséquence, le même différend opposant Bataille à Lacan le sépare de Blanchot. S’ils s’accordent tous les trois à définir la souveraineté sadienne comme l’opposé d’une tyrannie déguisée où la perte de soi masque un renforcement du sujet, Bataille lâche ses interlocuteurs en cours de route, faute d’intégrer le mourir dans son rapport à la béance. À ce titre, la parution du Bleu du Ciel est un acte manqué. Ce roman, dont la lucidité dépasse de loin la triste réalité politique de l’entre-deux-guerres, Bataille ne put le revendiquer. Or si l’ouvrage avait paru en 1935, le cheminement intellectuel de son auteur aurait été tout différent. Le langage aurait enfin eu droit au chapitre. Au lieu de quoi, le sujet Bataille choisit de se détacher de son héros Troppmann et de contre-attaquer non pas sur le plan du désir, mais de l’action politique. Cet adieu aux Lettres compromet toute sublimation.890 Comble de l’ironie : Troppmann libéré de soi ne peut communiquer son expérience à son créateur, dont l’attachement à la mère s’avère trop fort. Que dire en effet des récits érotiques tels que Le petit, Le mort ou Madame Edwarda, qui tous évacuent le « Dieu obscur » et le langage avec lui ? À chaque fois, la femme, objet non de désir mais d’une jouissance destructrice, s’y accapare la place vacante du Père assassiné, et ce non pas pour protéger sa fonction symbolique, comme c’est le cas dans les fictions de Blanchot, mais pour incarner la Mère imaginaire.891 Une mère à ce point dominante qui, non contente d’émasculer le fils, lui coupe aussi les doigts. Le tabou social frappant d’interdit de tels textes suffit-il à expliquer les métamorphoses incessantes de leur auteur se présentant parfois partiellement, parfois
890
Voir à ce titre : D. Hollier, « Préface », in G. Bataille, Romans et récits (édition établie sous la direction de J.-F. Louette), Paris, Gallimard, 2004, coll. Bibliothèque de la Pléiade, pp. XXXV. 891 Si donc Michel Surya a raison de définir le projet intellectuel de Bataille comme un effort d’explorer de l’intérieur les limites de la philosophie - une démarche qu’il qualifie « d’idiotie de Bataille » -, il n’est pas certain en revanche que cette implosion du discours philosophique par le biais d’une écriture subversive ait abouti. La part faite au signifiant n’y est pas toujours aussi univoque (Voir à ce titre : M. Surya, Humanimalités. Matériologies 3, Paris, Éditions Léo Scheer, 2004, pp. 17-48).
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entièrement camouflé892 ? Lacan n’y va pas par quatre chemins, qui à l’écart des jambes si cher à Bataille, répond par l’ouverture de la béance. L’expérience intérieure n’est telle qu’à être médiatisée par la Loi. En conséquence, l’hommage à Bataille, duquel venait de paraître Madame Edwarda, n’est pas sans ambiguïté.893 La même remarque vaut pour le commentaire que Blanchot consacra au récit de Bataille. Son texte se lit comme une injection artificielle du signifiant dans un récit que la parole a déserté. 4.3.4
Le fils et sa fille…
L’écriture ne se pratique pas sans exposition de soi. Elle dévoile la vérité du sujet : son histoire, qui est tout autre chose qu’une remontée linéaire du fleuve de la vie. Chez Bataille, la répétition du symptôme tourne autour du noyau familial, dont le bref récit Le petit garde toute la charge affective. Le narrateur y décrit l’abandon du père dans une ville de province rasée par l’aviation allemande en 1915. Aveugle, paralysé et délirant par moments, l’homme est livré à son sort, son épouse ne pouvant agir autrement. Reprise dans un texte au titre éloquent, Le coupable (1944), la scène constitue le symptôme sur lequel est venue se greffer toute une chaîne signifiante. Surya a parfaitement raison de corréler la conversion au catholicisme du jeune Bataille à ce traumatisme originel.894 Comment se pardonner un tel acte sinon par l’expiation ? La culpabilité est d’autant plus forte que le père souffrait de débilité physique et mentale. Ce qui pose la question de l’identité symbolique du concerné. Est-ce le père ou l’enfant qui, aux yeux de Bataille, a été livré aux loups ? Bataille lui-même écrira après coup ces quelques lignes émouvantes par leur retenue : Mon père m’ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m’arracher les yeux comme Oedipe. (III, 60)
892
Sur le jeu des préfaces dans les récits de Bataille, voir : G. Genette, Seuils, op. cit., pp. 286-286. 893 J. Lacan, « Du traitement possible de la psychose », in Id., Écrits II, Paris, Seuil, (1966)1993, coll. Points/Essais, n°21, p. 101. 894 M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 31. (Voir à ce titre aussi : D. Hollier, La prise de la Concorde, op. cit., pp. 45-52.)
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En termes lacaniens : mon géniteur n’ayant pas pu assumer son rôle symbolique, la castration m’a fait faux bond. L’enfant devenu adulte depuis a beau multiplier les efforts pour convoquer Oedipe, imputant pour ce faire une bravoure au père - bravoure provoquant en lui le sentiment d’une « horrible fierté » (III, 61) -, d’entrée de jeu, la structure est ébranlée, laissant le champ libre à la mère de se muer en mante religieuse. Celle-ci se faufile dans la peau des innombrables personnages féminins semant le trouble dans l’imaginaire de Bataille. À défaut du père, Le Bleu du Ciel, de même que ses autres récits, fut condamné à l’orphelinat. La fiction écope ici d’une carence symbolique dans la vie de l’auteur. Au moment de la rédaction du Bleu du Ciel, Bataille est luimême père de Laurence, une petite fille de cinq ans qui, déjà à l’époque, aura enterré son papa dans ses rêves.895 Elle vivra auprès de sa mère, Sylvia Maklès (à laquelle ressemble le personnage d’Édith dans le récit), et de son beau-père, Jacques Lacan, appliquant de la sorte dans le quotidien la thèse du « Nom-du-Père ».896 Son texte cautionne le témoignage de Sollers, selon lequel elle ne revendiquait guère les travaux de son père.897 Tout se passe donc comme si à l’échelle du vécu, l’absence du père se transmet d’une génération l’autre. Ou plutôt : manque de se transmettre. L’écriture à la première personne d’un récit personnel pleinement assumé par son auteur est le chant d’amour de Laurence qui, rejoignant de la sorte Antigone, fut à elle-même ce que Blanchot et Lacan furent à Bataille : le Commandeur. 4.4 4.4.0
Au bout du tunnel, Proust Introduction
Cette tension constante chez Bataille entre, d’une part, une écriture en pure perte, et, d’autre part, la tentation d’une sortie hors de la cathédrale, pour être indéniable, n’aboutit pas cependant à un échec
895
L. Bataille, L’Ombilic du rêve, Paris, Seuil, 1987, pp. 55-59. Voir à ce titre : E. Roudinesco, « Bataille entre Freud et Lacan : une expérience cachée », in Georges Bataille après tout, op. cit., pp. 191-212. 897 P. Sollers, « Solitude de Bataille », Éloge de l’Infini, op. cit., p. 785. 896
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final. Le récit L’Abbé C., paru en 1950 et dont la rédaction, compte tenu des faits relatés, daterait des premières années après la Libération, marque la volonté de Bataille de respecter le signifiant dans son essence symbolique. Il se lit comme un hommage crypté à l’édifice proustien. En effet, la trame du récit n’est pas sans ressemblance avec l’émergence à l’écriture du narrateur de la Recherche. Bataille rejoint de la sorte Blanchot et Lacan dans leur critique d’un sacré muet traversant son œuvre. 4.4.1
Au sein de la cathédrale
La première partie du récit s’ouvre sur une préface de l’éditeur imaginaire. Celui-ci, qui est sans nom, évoque le souvenir de sa première rencontre de Robert C. Un jour, il se rend à la demeure de son ami Charles C., mais se voit accueilli par son frère jumeau, Robert, ecclésiastique de son état, qui l’informe du mauvais état de santé de son frère. Le narrateur perçoit le curé comme un personnage pitoyable et foncièrement lâche. Il évoque ensuite les conditions dans lesquelles il fut amené à éditer le manuscrit de Charles, qu’il lui présenta comme le « récit de la mort de Robert » (III, 242). Charles lui demande de publier son histoire et d’en signer la préface. La lecture du manuscrit fit à ce point horreur au narrateur, qu’il ne l’éditera que quatre ans après réception. Au moment de sa rencontre avec le narrateur, Charles s’était marié depuis quelques années avec Germaine, une riche libertine qui n’éprouve que du dédain envers le narrateur. Robert était mort depuis deux ans. Un malaise grandissant s’installe entre Germaine et lui. Elle était décolletée au point de donner l’impression d’être nue. Il propose d’aller voir le spectacle d’un prestidigitateur, afin de dissiper le malaise. Or, arrivée sur place, elle ne cherchera qu’à aviver la tension entre eux. Le narrateur maudit l’absurdité de sa conduite. Tout en la méprisant, il s’avoue fasciné par elle. Un jeu de séduction qui ne fait sens que par la présence de Charles, les empêchant tous les deux d’assouvir leur désir. Or Germaine tire sa jouissance d’une telle situation. Son mari fait mine de ne rien savoir. Tous les trois mangent et boivent, afin d’apaiser leur esprit par une envie de sommeil. Endormi, le narrateur aurait traité Robert de pitre et mis sa main sur les jambes de Germaine. Son comportement lui vaudra la foudre de Charles. Suit la
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séance du prestidigitateur, que Germaine exaspère en biaisant son jeu. Charles la gifle au sortir de l’établissement. Le narrateur finit par rentrer chez lui et entame la lecture du manuscrit avant de s’endormir habillé. Le souvenir de la platitude de la veille le dégoûte. Tout à coup, il se rappelle la mort de sa mère et refuse d’admettre le caractère abominable du récit qu’il vient de lire. Il envisage de retourner à Paris mais trop malade, il doit remettre son retour de deux jours. Entre-temps, Charles lui fait savoir son mépris pour sa lâcheté, tout en le priant de s’en tenir à ses engagements. Le médecin psychothérapeute du narrateur lui conseille de publier le récit, en y ajoutant sa part. Ce traitement littéraire, il dit avoir mis quatre ans pour l’achever. La deuxième partie débute par le récit de Charles. Celui-ci ne cache pas son dédain envers le statut et les convictions de son frère. Pour lui, le sacerdoce est un attrape-nigaud. Les événements qu’il relate ensuite se sont déroulés durant l’Occupation, dans une ville de province. Un dimanche après-midi, après avoir bu avec Éponine, une jeune femme qu’il fréquente à l’époque, Charles prit rendez-vous avec elle sur la tour de l’église. Il était passé au préalable au presbytère pour demander de l’aide à son frère, sous prétexte d’avoir besoin d’infini. Charles glissa sur l’escalier, mais Robert put le sauver in extremis en le rattrapant dans ses bras. Pendant que les deux frères montaient l’escalier, Éponine professa du haut de la tour des injures à l’égard de Robert. Celui-ci comprit alors le piège dans lequel les deux amants l’avaient entraîné. Charles et Robert finirent par atteindre le sommet. Éponine avait l’air aux anges. Le mystère peu à peu se dévoile : enfant, Robert eut les faveurs d’Éponine. Mais le jour où elle commença à se dévoyer, il feignait de ne plus la connaître. Pour se venger, elle lui tendit ce piège. Là-haut, l’abbé ne pouvait plus s’en aller. Il dut avoir recours à une volonté de pureté spirituelle et de raison face à Charles et Éponine, dont la passion atteignit son apogée dans la perversion. Une hostilité envers la transcendance les unissait. Tout à coup, l’abbé entonna un chant sacré, que Charles interpréta comme l’expression de son angoisse face à la nudité d’Éponine. Le vent avait soulevé sa robe, exposant ses fesses dénudées. Le prêtre ne put cacher sa jouissance face à un tel spectacle. Après l’histoire de la tour, le caractère de Robert changea de fond en comble. Il accepta dorénavant les missions les plus dangereuses de la Résistance. Charles, qui s’était engagé à donner Robert à Éponine, comprit face à l’effondrement de son frère que celui-ci ne
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pouvait survivre à la joie que lui procurerait celle-ci. En même temps, il réalisa que toute résistance de sa part serait vaine. La soutane de Robert fut pour Éponine la plus irritante des provocations. Elle ne cessera pas avec ses amies de le provoquer. S’étant échappé de la ville de R., Robert sera contraint d’y retourner pour remplacer un abbé mort. Charles lui dit être dégoûté du dédain qu’il affiche l’égard d’Éponine : « Elle ne supporte pas ton mépris » (III, 269). Sur quoi il quitte les lieux en claquant la porte. Charles dresse ensuite le portrait de la mère d’Éponine, Madame Hanusse, que le dévergondage de sa fille ne trouble aucunement. Et pour cause, elle en vivait. Charles est un soir chez Éponine. Celle-ci croit reconnaître Robert qui passe devant la maison sans s’y arrêter. Après avoir tenté en vain de le retrouver, elle spécule avec Charles sur le motif de cette promenade dans sa rue. Cette attitude fait de Robert un lâche aux yeux de Charles. En outre, « ce mort » lui mettait « un pied dans la tombe en ce qu’au vêtement près, Robert était [s]on image dans la glace. » (III, 272). Le refus de Robert de céder aux avances d’Éponine aura comme double conséquence d’amplifier le désir entre celle-ci et Charles et de provoquer une agressivité croissante entre les deux frères. « Furieuse et lasse d’en rire », Éponine voulait de l’abbé qu’il la reconnût, qu’elle existât enfin pour lui » (III, 273). Elle fait promettre à Charles de le faire revenir le lendemain. Elle l’attendrait nue dans la chambre. Il devait venir chez sa mère comme « en maison » (III, 273). À ce moment de son récit, Charles dégage une réflexion sur la littérature. L’objet que poursuit l’écrivain n’est le sien qu’à condition, « non pas d’être saisi, mais, à l’extrémité de l’effort, d’échapper au terme d’une impossible tension » (III, 275). Importe non pas la revendication de la jouissance, mais « la conscience » de la vérité du bonheur. Suit l’aveu de Robert à Charles de ne plus porter de masque depuis deux jours. Il envisage même de quitter la prêtrise. Charles l’invite à retrouver Éponine ce même soir, afin de réparer le mal qu’il lui a fait. Robert lui propose de prendre sa soutane, mais Charles refuse ce jeu de travestissement : « Il te faut trouver un moyen pour réparer le mal que tu as fait. », dit-il et il ajoute : « Tout est faux entre nous depuis le jour où tu es passé devant elle sans la voir. » (III, 276). Robert reconnaît sa faute, se dit incapable de se leurrer davantage et annonce sa résolution de cesser de jouer la comédie. Il exprime sa joie de s’être retrouvé et d’avoir ainsi regagné la confiance de son frère, mais préfère se taire sur les implications de cette métamorphose subite.
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Cette conversation ne peut qu’éloigner Charles d’Éponine, qui lui formule de violents reproches. Après une visite de la mère de celle-ci, la « mégère » qui ne cherche qu’à obtenir un billet de la part de Charles, ce dernier se rend chez le boucher dans l’idée de retrouver Éponine. Il entend des râles derrière le rideau. Il quitte aussitôt la boutique, et la voit du bar d’en face en sortir à son tour. Il décide d’acheter un filet, conscient de la solitude dans laquelle l’engagement envers son frère l’avait plongé. Confronté à son existence, Charles décide d’aller se recueillir dans la montagne. Or le paysage ne lui offre qu’un plaisir évanescent. L’angoisse le liant au monde demeure bien vivant en lui. Il se sent entrer dans cette région que le silence seul a la vertu selon lui d’évoquer (III, 286). Suit la scène-pivot, appelée la grand-messe. Robert est supposé animer une messe le dimanche. Il est résolu à quitter R. tout de suite après. Charles décide d’assister à la célébration, afin de protéger son frère en cas d’incidents provoqués par la présence d’Éponine. Celle-ci avouera plus tard à Charles avoir été annihilée d’avance « devant la majesté de l’officiant » (III, 288) quand elle aurait dû se précipiter sur lui dans un désordre de vêtements. Leur présence incongrue dans l’église agaçait également ses amies. Ses ornements permettaient à Robert d’être au-delà de toute angoisse. Or, tout à coup, en plein office, Robert se tourne vers Éponine, la regarde droit dans les yeux et s’effondre. Charles ne comprendra qu’après coup que son frère lui ressemble plus qu’il ne diffère de lui. Une même irritabilité d’esprit les unissait, que Robert choisit cependant de camoufler par tout un jeu de comédie. Deux sœurs et des enfants de chœur se précipitèrent au secours à l’abbé. « L’architecture classique du cœur donnait à la scène une gravité théâtrale. » (III, 292). La pâleur de mort sur le visage de Robert semblait celle d’un « vitrail de légende » (III, 292). Il pince le bras de Charles, qui lui souffle à l’oreille que son supplice était en un sens plus vrai que l’imagina le médecin appelé à la rescousse. Pour Charles, la scène dans l’église eut l’effet d’une révélation : « J’avais honte d’être si léger, et de n’avoir pas deviné le drame dans la comédie que jouait Robert - ou la comédie dans le drame. », écrit-il (III, 296). Il ressent cette épreuve comme équivalente à des « ravissements involontaires et malheureux » (III, 296). Le pincement voulait dire que Robert trichait, mais il n’en était pas moins malade et pouvait même devenir fou. Cet événement sacré renforça la complicité entre les deux frères. Robert insista pour que cette forme singulière d’amitié
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passa par le silence. Charles comprit que ce qu’il lui était donné de connaître ne pouvait l’être que pour le sentir définitivement lui échapper (III, 301). Il sentait son frère déjà s’accorder à la corruption et à la mort. Or sa mort inévitable annonçait à ses yeux la sienne propre (III, 302). Pendant que Robert se repose, Charles, qui l’assiste, apprend de Madame Hanusse qu’Éponine s’était fait renvoyée de chez Henri, le boucher. Celui-ci avait provoqué un vrai scandale dans la rue en la traitant de tous les noms. Charles décide de se rendre chez Éponine, qui s’est convaincue que Robert était tombé pour elle à ses pieds. L’état mourant de Robert ne la décourage nullement. Elle est toujours tout aussi résolue à coucher avec lui. Charles espère qu’elle le libère de cette participation étroite à la mort qui le lie à son frère. Or c’est le contraire qui se produit. L’acte amoureux, les deux amants le vivent sous le mode de la délectation morose. Elle lui demande en effet de lui faire l’amour comme si elle était morte. Charles a le sentiment qu’on a dans la chambre des mortes : « Ce qui nous chavirait le cœur, par-delà le sommeil ou la volupté, tenait de l’angoisse de la mort » (III, 309). Il découvre une saleté déposée avec intention sous la fenêtre d’Éponine, comme pour objectiver l’état morbide dans lequel ils avaient sombré. Charles apprend que l’état de santé de son frère s’aggrave. Arrivé au chevet de son frère, il voit des taches de boue sur la soutane de son frère. C’est donc lui qui avait déposé la saleté devant la demeure d’Éponine. Voyant mourir Robert, Charles craint pour sa propre vie. Néanmoins, il se pose la question si les cris de Robert ne sont pas une nouvelle fois de la comédie. Charles se sent vivre, tandis que Robert sombrait de renoncer à l’espoir qu’offre la religion. Animé autant par la peur que par le désir de s’engager du côté du mal, Robert contraint Charles à l’expiation de ses fautes. De retour chez Éponine, Charles apprend de Madame Hanusse que Henri, le boucher, veut sa peau et qu’il ferait donc mieux de s’en aller. Il décide pourtant de rester et de faire un rendez-vous avec Éponine le soir même. La menace de mort ne fait que corser l’angoisse de Charles. En faisant l’amour, les deux amants vivent l’angoisse de mort à laquelle Charles était littéralement exposé. Tout à coup, ils entendent quelqu’un pénétrer la maison. Tous deux jouissent de leur peur. Or, il appert que le visiteur est non pas Henri, mais Robert. Éponine rit par excès d’angoisse. « Tu es la même chose que mon frère. », lui dit Charles. « Oui, je suis heureuse. », répond-elle (III, 321). Les deux se couchent ensuite sans se toucher.
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Pour, Charles le ravissement que provoque la rupture de l’ordre profane, l’écriture seule la garantit (III, 322). La troisième partie du récit est l’épilogue du récit de Charles. Il apprend l’arrestation et la mort de son frère. Une arrestation qui précipite sa mort inéluctable. Éponine a également été exécutée pour des faits de résistance. Charles affirme avoir écrit ce récit pour répondre à l’exigence qu’il ressent (III, 327). Il relate ensuite les conditions de capture de son frère. Celui-ci avait décidé de se joindre à la résistance, non sans avoir fait au préalable l’amour avec Rosie, une amie d’Éponine, qu’il avait croisée sur sa route. S’enfermant pendant quelques semaines dans une chambre avec Rosie et Raymonde, il vécut une idylle avec elles avant de se faire arrêter. Charles découvre les notes que son frère avait laissées sous les coussins de son lit. Ces notes, qui constituent la dernière partie du récit de Charles, témoignent de la volonté de Robert de prendre conscience du bonheur qui sinon lui échapperait. Dans l’avant-propos qui les précède, Charles s’irrite de la nature mensongère de ce témoignage de libertin. Mensongère non pas dans la relation des faits, mais dans l’écart, inhérent à la langue, entre le silence comme expression la plus authentique de l’impossible et le travail de composition d’un texte (III, 336-337). Seule la destruction d’une telle création permet à ses yeux l’effet d’étourdissement. Charles lui-même fait tourner son récit autour d’une énigme : cette même énigme qui est à la source de l’écriture de Robert, mais dont lui préfère respecter la part d’ombre (III, 339). Les feuillets de Robert sont ensuite repris dans le récit. Ils décrivent l’extase que provoqua sa rencontre des deux femmes et insistent sur le bonheur intense que suscite la conscience d’atteindre l’impossible. L’Abbé C. se termine sur le récit de l’éditeur. Celui-ci relate une conversation qu’il eut avec Charles après la remise du manuscrit. Un jour, Charles reçut la visite d’un compagnon de cellule de Robert, qui tint à se délivrer du poids d’une énigme. Torturé, Robert avait dénoncé Charles et Éponine. Or la trahison était à la mesure des sentiments qu’il éprouva pour ceux-ci. Le codétenu ne comprit pas qu’il s’agissait pour Robert d’atteindre l’extase par le comble de la perversion. Charles lui-même en parle avec lucidité, sans rancune ou indignation aucune, laissant sa part d’inachevable à la perte de soi.
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L’espace proustien
L’Abbé C. a pour thématique l’identification. La spirale de violence à laquelle les personnages de ce récit énigmatique sont en proie tient à leur défaut de visage. Tous, y compris l’éditeur, ont pour quête leur identité. À défaut d’un père symbolique, ils s’avèrent chacun dans l’incapacité de respecter la singularité de l’autre. L’agressivité et la détermination dont Éponine fait preuve sont à la mesure de son dépit. L’agitation croissante qui la ronge ne pourra être apaisée que si Robert reconnaît pleinement son existence. L’entêtement de celui-ci à la nier n’a pas seulement des implications néfastes pour elle. Son entourage immédiat en écope tout autant. Charles, qui d’être son frère jumeau se trouve dans un rapport de proximité des plus étroits avec Robert, se sent menacé dans le tréfonds de son être par son comportement dédaigneux à l’égard d’Éponine. Déboussolée, celle-ci se donnera à Charles ainsi qu’à Henri, amplifiant de la sorte le climat de violence qui les tient tous les quatre en otage. Par sa fuite en avant, Robert crée un sentiment de dépit chez les autres héros du récit. Son refus de donner un visage à Éponine est présenté dans le récit de Charles comme un fait ancien, datant de l’entrée de Robert dans les ordres. Pourquoi ne pas le considérer aussi comme une scène primitive ? L’ensemble du récit prendrait du coup une dimension mythique. Les événements relatés se soustrairaient de la sorte au vérifiable pour faire émaner la vérité de l’inconscient. Or le symptôme autour duquel s’organise la trame de L’Abbé C. est ladite « forclusion du Nom-du-Père ». Éponine espère trouver en Robert le père symbolique qui lui fait cruellement défaut. Victime d’une même vacance en lui, ce dernier ne peut aucunement assumer ce rôle-là. Il tente de suppléer à cette béance par la foi. Autant dire qu’il se replie dans l’imaginaire. D’où les efforts vains d’Éponine de l’arracher à sa prêtrise, qui dans l’esprit de Robert fait fonction de garde-fou contre l’autre en lui. Cet autre qui, à défaut de l’Autre comme réalité signifiante, ne peut qu’émerger à l’état d’ogre le dévorant lui et son entourage. Charles est lui aussi en quête de soi. Son processus d’identification se traduit par le fantasme d’une interchangeabilité parfaite avec son frère jumeau. En conséquence, tant que Robert renonça à son désir en persistant à ignorer Éponine, Charles se sent empêché de se réaliser dans son être. La situation se complique par l’absence chez chacun des protagonistes de la mère. Une absence qui redouble celle du père. L’éditeur songe
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spontanément à sa mère morte à la lecture du manuscrit de Charles, comme s’il vivait le traumatisme affectant les personnages mis en scène comme le sien au départ. L’impression de déroute que dégage le récit de Charles le prend à la gorge car il se trouve brutalement confronté à son propre désarroi. Elle explique l’exaspération et la violence inouïe que Germaine sut provoquer à leur rencontre. La réciprocité de deux sujets aimantés l’un par l’autre parce qu’en prise chacun à un même besoin de jouissance est destructrice. Seule l’écriture, à laquelle l’encourage le médecin thérapeute de l’éditeur, peut offrir une issue.898 Il en sera de même pour Charles et Robert, dont l’éditeur reproduit en quelque sorte le geste d’écrire dans une même intention de sublimation. Des parents des frères C., rien n’est dit. Mais le sentiment de dépendance mutuelle, voire de fusion qui lie ceux-ci met à nu l’absence symbolique de ceux-là. L’angoisse de la castration qui fait fuir Robert des bras d’Éponine expose Charles, comme par le principe des vases communicants, à son propre symptôme. Plus Robert se renie, plus Charles se délecte avec Éponine dans la morbidité. La mère d’Éponine ne peut rien faire pour rompre le cercle vicieux dans lequel se trouve enfermée sa fille. Personnage sordide au nom éloquent, Madame Hanusse ne prend aucunement conscience du rôle libérateur que son statut de mère lui permettrait d’avoir envers sa fille. Le comportement de Robert, en qui se sont cristallisées les attentes d’Éponine et de Charles, eût conduit à une impasse pour tous, s’il n’y avait pas eu l’accident de son retour imprévu à la ville de R., en remplacement d’un curé qui venait de mourir. La scène dite de la « La grand-messe » est le pivot sur lequel s’appuie la trame du récit de Charles. Elle marque un tournant décisif parce que irréversible dans l’histoire. En quoi un office religieux peut-il remédier à la problématique de la relation d’objet ? Tout se passe comme si l’évanouissement simulé de Robert mettait un terme à l’emprise sur lui et sur son frère de l’imaginaire. Contrairement à Éponine que la seule vue d’une soutane dans un édifice religieux suffit à rendre inoffensive, Robert et Charles prennent tous deux conscience à ce moment précis de l’histoire de l’importance d’aller au bout de soi, d’affronter le tragique les yeux ouverts. Le spectacle ambigu de Robert feignant une syncope tout en vivant pleinement un état de ravissement marquera Charles, qui en dégagera après coup ses réflexions sur l’écriture comme 898
Difficile de ne pas identifier Adrien Borel sous les traits de ce médecin thérapeute.
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conscience d’une perte de soi qui, non transcrite, ne pourrait pas être vécue telle quelle. Le récit de Charles n’aurait jamais vu le jour sans cette scène cruciale. Quant à Robert, il peut enfin assumer une mutation qui était déjà en cours et qui le libère progressivement de l’emprise de l’imaginaire. Il accélérera son deuil de Dieu par sa bravoure de résistant, ainsi que par sa renonciation à son vœu de chasteté. Son idylle avec Rosie aboutit à une écriture de soi, où se reflète à chaque page l’intensité d’un bonheur partagé dans la pleine conscience de sa nature évanescente. La cathédrale de R. est purifiante. Elle supplante la Loi à la loi, le Dieu obscur de Lacan au Dieu des chrétiens, le Désir intransitif au déni de soi, l’Autre comme chaîne signifiante à la tyrannie du Même, une immanence souveraine à une transcendance castratrice. Les ravissements involontaires de Charles lors de la grand-messe ne sont pas sans échos avec les considérations du narrateur de la Recherche sur les intermittences comme source d’inspiration de son écriture. Une dialectique similaire à celle qui organise la trame de l’œuvre proustienne structure L’Abbé C. Dans les deux cas, un narrateur progresse vers une prise de conscience de sa vocation d’écrivain. Robert et Charles autant que l’éditeur sont animés chacun par un besoin intérieur qui les amène à écrire. Cette polyphonie d’instances narratives n’est pourtant pas homogène. Charles se montre méfiant envers l’écriture de son frère qu’il estime encore trop tributaire de la linéarité discursive pour traduire l’expérience-limite qu’il vécut avec Rosie. Il revendique la nature inachevée de son propre récit : un non-aboutissement qu’il considère comme inhérent à une écriture de l’impossible. Il s’interdit en toute logique d’assumer la paternité de son texte, laissant ce soin à son ami éditeur. Ladite « indifférence des ruines » (III, 336) à laquelle répond à ses yeux l’écriture l’empêche de signer son propre texte. La voix de l’éditeur est, outre la sienne, celle que lui ont déléguée les deux frères. Ceux-ci sont comme Albertine et Charlus qui, tout en ayant osé assumer leur désir, ne sont pas allés jusqu’au bout du processus de libération de soi. Il leur eût fallu pour cela transformer leur vécu en une cathédrale telle que Marcel l’édifie à pas lents. Robert et Charles ont certes fait transiter leur expérience par l’écriture, octroyant de la sorte une dimension symbolique au sacrifice, mais la sublimation n’aboutit pas. À son arrestation, Robert choisit délibérément de trahir ses proches et non le réseau de résistants qu’il avait
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rejoint. Il voulut pousser l’horreur du sacré à son comble. Sa trahison est à la mesure de la complicité dans le mal qu’il éprouve avec Éponine et Charles. Or par son geste, il envoie la première à la mort et laisse le second dans un état d’hébétude tel que relater un tel événement lui est impossible. Le récit de Charles gravite autour d’une énigme qu’à défaut de Charles lui-même, l’éditeur révèle afin de lui donner tout son poids. Robert est comme Bataille fasciné par les clichés du supplicié chinois et ébloui par les crimes infanticides répétés de Gilles de Rais. Le mal est ainsi violemment catapulté hors de l’espace littéraire. Cet égarement de Robert, l’éditeur aura à le corriger par la publication en un seul volume du récit de Charles et des écrits de Robert. Des écrits qu’en beau-père symbolique, il prendra en charge. Par ce seul geste, il rend un retour au calme envisageable. En 1974, Denis Hollier publia Notre Dame de Rheims, un inédit de Bataille, vraisemblablement le tout premier texte qu’il ait écrit. Ce document, Bataille ne le revendiqua jamais. Et pour cause : le jeune séminariste qu’il était à l’époque y chante la gloire de Dieu et fait vibrer la veine patriotique par le biais d’un hommage appuyé à la cathédrale de Rheims, ravagée durant la Première Guerre mondiale par les obus allemands : Ses deux tours étroites étaient droites dans le ciel comme des gerbes de lis et l’image des foules accueillantes se glissait parmi le peuple des saints qui avaient sous les porches des gestes éternels en des robes hiératiques et des visages joyeux comme jamais n’a souri la pierre. Et Notre-Dame la Vierge, sous sa haute couronne, au portail, était si royale et si maternelle qu’il fallait bien que tout son peuple de fidèles devint joyeux comme des enfants et comme des frères et toute la pierre était baignée de bonté maternelle et divine.899
L’édifice religieux incarne aux yeux de Bataille la sécurité du sein maternel. D’où l’évocation plus loin dans le texte de Jeanne d’Arc, Notre-Dame et la France. Ainsi que l’observe Hollier, la présence maternelle, très explicite dans ce texte, se greffe sur l’absence du père.900 La castration alimente les fictions de Bataille rédigées durant les années de guerre, notamment Le petit.901 Un phénomène
899
G. Bataille, Notre Dame de Rheims, La prise de la Concorde, op. cit., pp. 33-43. Ibid., p. 47. 901 Voir à ce titre le troisième chapitre. 900
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similaire se produit dans le cycle de la Recherche. Aux yeux de Marcel, l’édifice religieux fait également figure de symbiose maternelle : (…) Saint-André-des-Champs. Que cette église était française ! Audessus de la porte, les Saints, les rois chevaliers, une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise. (…) On sentait que les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIX) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne (…) ils les tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.902
Dans l’univers proustien, l’église de Saint-André-des-Champs incarne un rapport au monde dépourvu de toute dimension métaphorique, une vérité incarnée inscrite dans la pierre par un artiste homme du peuple incitant les sujets de la nation à une communion fusionnelle.903 L’homme y prend certes la place de la femme, mais tout aussi émasculé que dans le texte de Bataille, il est victime d’une même castration symbolique, génératrice d’un repli imaginaire sur une entité territoriale culturellement homogène. Tant Bataille que Proust et le narrateur de la Recherche délogeront cependant leur écriture d’édifices érigés à la gloire de Dieu et de la patrie vers une cathédrale du vide. La scène dite de « la grand-messe » n’a plus rien en commun avec l’hommage rendu par le jeune Bataille à la cathédrale de sa ville natale, voire avec les sévices infligés dans L’histoire de l’œil (1928) au curé de l’église de Don Juan à Séville. Le père faisant défaut, la violence y bat son plein. C’est ainsi qu’après de violentes scènes érotiques dans la sacristie, Simone, la protagoniste du récit, assène des coups de calice sur le crâne du prêtre. Il est ensuite battu et ligoté par ses complices Sir Edmond et le narrateur. Pendant que Simone l’égorge, ce dernier insère le sexe du curé en elle. Une fois mort, le prêtre se voit arracher un œil que Simone glisse entre ses cuisses. De la cathédrale de Rheims à celle de R. dans L’Abbé C. en passant par l’église de Séville, Bataille aura fait un long parcours : celui de Marcel dans La recherche. Il poursuit ainsi avec Blanchot et Lacan (ainsi qu’avec 902
M. Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, vol. I, op. cit., p. 149. 903 Voir à ce titre : J. Rancière, La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, coll. La philosophie en effet, pp.137-152.
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Paulhan et Leiris) le travail de sape mené par Proust contre une pratique de l’écriture faisant injustice à la souveraineté du langage. À ce titre, L’Abbé C. se situe dans le prolongement direct de l’œuvre proustienne. La déconstruction du roman classique entamée par Proust, Bataille la fait sienne. Même si des doutes quant à la nature du sacré persisteront après la parution du récit, le sacrifice prend au moins dans sa fiction d’après-guerre le sens d’une perte de soi symbolisée. Irrécupérable, la mort passe par une pratique de l’écriture qui fait se croiser les chemins de Proust et de Bataille. La boucle est bouclée… 4.5
Conclusion
Le débat opposant Sartre à Blanchot et Bataille durant la drôle de guerre s’est poursuivi après la Libération. Dans les deux cas de figure, Blanchot eut à corriger autant le premier que le second. La revue Critique forma un barrage contre le raz-de-marée éditorial des existentialistes. Elle tentera de sensibiliser son lectorat à cet autre versant de l’imaginaire qui, loin d’appuyer l’illusion du réel, fait entendre une voix de dépossédé. À l’impératif de l’engagement, Bataille et Blanchot répondent par le désengagement d’une écriture s’engouffrant dans le vide qui l’épouse. Leurs lectures de Sade, Breton, Gide et Camus convergent vers ce point où l’écriture s’efface à même sa production. Au moment où l’humanité est confrontée à l’horreur des camps de la mort, Sartre met sa théorie de la liberté à l’essai. La fragilité de sa position tient à sa misologie galopante. À défaut de prendre en compte le langage, il n’est pas en mesure d’intégrer l’ordre symbolique dans sa pensée. La violence demeure latente, même manifeste dans une anthropologie qui croit pouvoir résorber l’imaginaire dans la praxis. Les Réflexions sur la question juive auront eu le mérite de plaider pour le respect de la culture juive, par-delà les clichés stigmatisant cette communauté, mais elles ne répondent aucunement à la question de son identité. Encore moins offrent-elles une analyse de l’antisémitisme à la mesure du désastre qu’il a engendré. Sartre aurait dû pour cela soumettre sa méfiance innée envers la langue à un examen approfondi. Ce à quoi il se sera toujours refusé, non sans ambiguïtés. En effet, que sont Les Mots sinon une évacuation brutale de cette part de soi que l’auteur s’est refusé toute sa vie à choyer, mais qu’ils n’auront fait qu’éclairer davantage ? Le refus par Sartre du Prix Nobel en 1964
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est un signe de victoire de l’écrivain en lui et non une comédie de masochisme telle qu’il crut l’observer chez Baudelaire. Reste que le philosophe engagé s’expose sur un flanc où Bataille et Blanchot l’attaqueront de plein fouet. Son obstination à nier le langage dans sa réalité signifiante met Sartre dans l’impossibilité d’attribuer une essence ontologique au mal. Une pruderie qu’il ne suffit pas de mettre sur le seul compte d’une culture familiale religieuse. Elle met à nu la tache aveugle d’une philosophie de l’existence ancrée dans un idéalisme anachronique depuis la mise en application de ladite « solution finale ». Un idéalisme qui se traduit par la prédominance du référent sur le signe, du signifié sur le signifiant et du bien sur le mal. Bataille et Blanchot prendront le contre-pied du point de vue de Sartre. Amputé de son rapport au symbolique, le mal se fait engloutir par l’imaginaire. Un repli sur soi destructeur, mais que plus rien ne pourra empêcher. Le respect de l’autre n’est réel qu’à reconnaître la part de perversion qui alimente notre désir. Intransitif, rattaché à la langue qui, telle une chaîne qu’un maillon manquant empêche de tourner en rond, le rend au vide qui lui est intrinsèque, le désir se soustrait au piège de son incarnation en la personne d’un chef, guide d’une nation en quête de soi. La perversion ne renforce pas l’être, sauf à lui couper la parole et à l’enrôler dans des hordes fascistes. Bataille rejoint Blanchot et Paulhan dans leur critique de l’évangélisme d’un Klossowski orientant sa lecture vers un besoin de transcendance autant que dans leur méfiance de l’humanisme des existentialistes, dont l’idéal d’un Bien collectif empêche la reconnaissance de la part de perversion qui habite l’être. Se constitue donc après-guerre un clivage entre, d’une part, une pratique d’écriture comme prolongement direct d’un activisme qui le précède et lui donne tout son sens, et d’autre part, une expérience du langage comme mode d’approche du mal. La césure est marquée par les positions diamétralement opposées des Temps Modernes et de Critique. Le rayonnement immédiat de Sartre et de sa revue amèneront Bataille et Blanchot à récupérer un surréalisme à bout de souffle et à appuyer Camus dans sa critique cryptée de Sartre, quitte dans les deux cas à gommer des différences essentielles, notamment la question du tragique dans son rapport à l’écriture ou de la perte de soi envers la raison. L’œuvre de Proust jouera un rôle important dans la prise de conscience progressive de Bataille de la nature symbolique du mal. Or des doutes traverseront ces commentaires et réflexions théoriques de l’après-guerre. Lacan ne fera aucun mystère de ses réticences envers
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une pensée qui, de s’avancer comme la sienne vers le tragique, abandonne le langage en cours de route. Il explicite de la sorte la méfiance de Blanchot envers cette composante de l’œuvre de Bataille qui, surtout après 1955, exalte, à l’instar d’Acéphale pourtant désavoué, le sacré comme crime réel et non symbolisé par le langage. La réactualisation des clichés du supplicié chinois dans Les Larmes d’Éros ou l’exaltation des crimes perpétrés par Gilles de Rais rendent compte de la volonté de Bataille de vivre le mal en dehors de l’espace littéraire. Or ce glissement vers une conception immédiate de la transgression, pour être réel, ne permet pas de conclure à un échec de Bataille. Fasciné à la fois par la prose de Blanchot et l’édifice de la Recherche, il s’investira dans une écriture imaginaire où la béance du vide est pleinement assumée. C’est le cas du Bleu du Ciel, dont l’édition en 1957, plus de vingt ans après sa rédaction, témoigne d’un travail de deuil d’un sacrifice réel. Il en est de même de L’Abbé C., un récit édité en 1950, qui se lit comme une poursuite du travail de déconstruction du roman classique entamé par Proust. Don Juan se sait sans issue sans l’apparition finale du Commandeur.
5.
CONCLUSION Finalement, c’est simple : une des raisons principales d’écrire consiste à essayer de déloger le père de sa mère. (P. Sollers)
Il est temps de finir, de mettre un terme - provisoire - à une recherche qui prit pour objet le sacré dans son rapport au langage et à l’écriture au vingtième siècle français. Un drame en quatre actes avec, à l’ouverture des rideaux, une Troisième République combattive, bien décidée à en finir une fois pour toutes avec la religion. Accusée de tous les maux de la société, l’Église chrétienne est sévèrement mise à mal depuis son attitude pour le moins malheureuse dans l’Affaire Dreyfus. Mais davantage qu’à une compromission politique quelconque, le discrédit qui frappe Rome à l’époque tient à une mutation paradigmatique substantielle, rendant tout principe divin anachronique. Ladite Troisième République se comprend en effet comme la troisième secousse d’un ébranlement des esprits provoqué par les philosophes des Lumières et que la Révolution aura amplifié. Selon Bénichou, la seconde moitié du dix-huitième siècle a plus que jamais convié l’artiste à mettre en question son rôle d’artisan au service de ses deux principaux commanditaires que furent l’Église et l’État. Les révolutionnaires, quant à eux, ont chassé les prêtres du temple dévasté, laissant ainsi une vacance morale à remplir. Artistes et écrivains seront conviés par la société à assumer cette tâche. Une telle responsabilité ne devait pas compromettre la poursuite de leur artisanat. Au contraire, la dévastation des édifices religieux symbolisait la souveraineté absolue de l’art, enfin libéré de la double tutelle de la croix et du trône. Le dix-neuvième siècle verra cependant l’émergence du Romantisme, cultivant avec délectation le mythe de l’artiste incompris du public et déplaçant par sa posture de dandy l’accent de l’écrit au vécu. Cette méfiance grandissante envers l’écriture, résultante directe d’un repositionnement de l’artiste sur la place publique, marquera également le vingtième siècle. Il est à l’origine du malaise des
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durkheimiens envers la force intrinsèque du signifiant littéraire, dont ils accélèrent et officialisent l’évacuation par un culte aveugle de la raison. Du coup, le primat collectiviste qui les anime se voit dépourvu du socle sur lequel s’appuyer. Proust sera un des rares intellectuels de gauche à mesurer - et ce très tôt, dès le tournant du siècle, les conséquences néfastes d’une mise à mort irréfléchie des cathédrales. Le retrait du religieux risquait d’entraîner celui du sacré. Déterrer le totem signifie aux yeux de Proust restituer son irréductible autonomie au signifiant littéraire. Faute de quoi, le symbolique comme cimentation du social n’est que terrain propice à un repli sur soi communautaire étouffant les sujets ainsi privés du langage. Déloger le père de sa mère, c’est donner sa chance à l’écriture. Cathédrale symbolique, la Recherche est bâtie en guise de respect pour la nature langagière du socius. Sa polysémie intrinsèque empêche le signifiant de se mettre au pas. Rien d’étonnant donc à ce que Proust ait joué le rôle du Commandeur pour les générations d’écrivains après lui. De la sienne propre, Paulhan surtout aura été en écho avec lui. Les considérations qu’il développe dès les années dix, suite à sa parenthèse africaine, sur la langue comme à la fois pouvoir de cohésion et force de déstabilisation n’est pas sans rappeler l’esthétique proustienne, qui s’articule également en termes de respect et de violation de règles et de conventions langagières. Tous deux s’accordent à définir la langue comme une force transgressive qui, pour être fondatrice du social, en même temps, empêche le cercle de se fermer. Sa nature symbolique interdit la langue de se réifier sous la forme d’une essence ou d’une vérité quelconque. La poétique proustienne, autant que l’écriture paulhanienne forment une contre-offensive contre l’idéal de la raison et l’impératif collectiviste, qui doivent chacun leur hégémonie au refoulement de la polysémie intrinsèque du signifiant. La seconde génération de lecteurs de Proust se montrera davantage fascinée par son œuvre que la première. Autant celle-ci n’osa pas assumer les conséquences politiques d’une écriture subversive, autant celle-là se sentira interpellée justement par sa force de libération. Pour les jeunes auteurs de l’entre-deux-guerres, indépendamment de leurs choix politiques ou cheminements de pensée respectifs, la lecture de Proust aura été vécue comme une issue leur permettant de sortir d’une impasse intellectuelle éprouvée telle. Une impasse du fait d’hésitations de leur part envers la nature médiatisée du sacré. Bataille, Breton, Caillois, Leiris et Sartre
Conclusion
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ont chacun cru au leurre d’un don de soi immédiat, détaché de tout rapport au langage. Le sacrifice humain envisagé par Bataille du temps de la confrérie secrète Acéphale, l’exaltation par Caillois d’une bravoure masculine en réponse au chaos régnant, les appels à une descente dans la rue lancés par les surréalistes du temps de ContreAttaque, la fausse nostalgie d’une perte de soi inaboutie rongeant Leiris à son retour d’Afrique, le don de soi comme force de cohésion d’une société en déroute car dépourvue de tout principe structurant chez Blanchot ou le sacrifice de soi comme illusion de souveraineté dans le théâtre et la production romanesque de Sartre sont autant de fuites hors de l’espace littéraire, propres au climat de l’époque. Ces sorties de route répétées, à chaque fois vécues sur le mode de l’échec, Proust en permettra la correction. Tôt au tard, les auteurs mentionnés ci-dessus auront eu à se frotter à cette écriture, pour finalement octroyer une dimension symbolique au sacrifice. Le sacré n’est tel qu’à être représenté, c’est-à-dire dramatisé sur une scène imaginaire qui le détache de l’immédiateté illusoire du réel. Cette prise de conscience de la nature langagière du sacré se situera chez Breton, Caillois ou Leiris vers la fin des années Trente, à un moment où les régimes totalitaires auront déjà abondamment fait preuve de leur peur du langage. Chez Bataille, elle viendra plus tard, après la Libération, et ce non sans moments d’hésitation dont Lacan mesurera les conséquences philosophiques, annonçant de la sorte les lectures critiques de Derrida, Barthes, Wahl, Nancy et Sichère. Quant à Sartre, conscient de la nature du problème et de ses implications à la fois politiques, philosophiques et littéraires, il continuera à préconiser un activisme du langage, tout en se corrigeant en oblique. Sa revue se montrera en effet accueillante envers les légataires de l’héritage proustien. Un tel débat mériterait d’être élargi dans le temps et l’espace. Il jette un regard autre sur les avant-gardismes d’avant et d’après-guerre en Europe - la cause de leur émergence autant que de leurs impasses respectives tout comme il permet de mieux saisir l’origine d’un embarras persistant parmi les écrivains et philosophes du vingtième siècle envers l’irréductible souveraineté de l’art. Une problématique qui s’inscrit dans celle, à la fois vaste et complexe, de ladite modernité, dont les perspectives d’études demeurent fécondes.
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6.
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