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HORS-SÉRIE
LES COLLECTIONS
LA BRETAGNE Une aventure mondiale
Le
temps des mégalithes Sur toutes les mers du monde Le mythe du roi Arthur Trois cents ans de combats BRETONNE ET RÉPUBLICAINE par
Mona Ozouf
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Vue du port de Brest, peinture de 1794
Tous les papiers se recyclent, alors trions-les tous.
C’est aussi simple à faire qu’à lire.
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HORS-SÉRIE
LES COLLECTIONS
www.lhistoire.fr REVUE MENSUELLE CRÉÉE EN 1978, ÉDITÉE PAR SOPHIA PUBLICATIONS 8, RUE D’ABOUKIR, 75002 PARIS TÉL. : 01 70 98 suivi des 4 chiffres Président et directeur de la publication : Claude Perdriel assisté de Martine Herbin Directeur général : Philippe Menat Directeur éditorial : Maurice Szafran Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol Pour toute question concernant votre abonnement Tél. : 01 55 56 71 19 Courriel : [email protected] L’Histoire, service abonnements 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex Belgique : Edigroup Belgique, tél. : 0032 70 233 304 Suisse : Edigroup SA, tél. : 0041 22 860 84 01 Tarif France : 1 an, 12 nos : 65 € 1 an, 12 nos + 4 nos Collections de L’Histoire : 85 € Tarif international : nous contacter Achat de revues et d’écrins L’Histoire, 24, chemin Latéral, 45390 Puiseaux Tél. : 02 38 33 42 89 Rédaction, documentation, réalisation Tél. : 01 70 98 19 19. Fax : 01 70 98 19 70 Courriel rédaction : [email protected] Directrice de la rédaction : Valérie Hannin (19 49) Assistantes et coordinatrices de la rédaction : Véronique Rotondi, Claire Wallet (19 51) Conseillers de la direction : Michel Winock, Jean-Noël Jeanneney Rédactrice en chef : Héloïse Kolebka (19 50) Rédactrice en chef adjointe responsable des Collections : Géraldine Soudri (19 52) Rédacteur en chef adjoint : Olivier Thomas (19 54) Secrétaire général de rédaction : Raymond Lévêque (19 55) assisté de Didrick Pomelle Chef de rubrique : Ariane Mathieu (19 53) Rédaction : Julia Bellot, Lucas Chabalier, Huguette Meunier, Fabien Paquet Directrice artistique : Marie Toulouze (19 57) Directrice artistique adjointe pour ce numéro : Valentina Léporé Service photo : Jérémy Suarez (19 58) Révision : Hélène Valay Comité scientifique : Pierre Assouline, Jacques Berlioz, Patrick Boucheron, Catherine Brice, Bruno Cabanes, Johann Chapoutot, Joël Cornette, Jean-Noël Jeanneney, Philippe Joutard, Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau, Pap Ndiaye, Séverine Nikel, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin, Yves Saint-Geours, Maurice Sartre, Laurent Theis, Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock Correspondants : Dominique Alibert, Claude Aziza, Vincent Azoulay, Antoine de Baecque, Esther Benbassa, Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet, Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau, Alain Dieckhoff, Jean-Luc Domenach, Hervé Duchêne, Olivier Faron, Christopher Goscha, Isabelle Heullant-Donat, Édouard Husson, Gilles Kepel, Matthieu Lahaye, Marc Lazar, Olivier Loubes, Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-Bonucci, Guillaume Mazeau, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory, Michel Porret, Yann Rivière, Pierre-François Souyri, Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth Ont collaboré à ce numéro : Bruno Bourgeois (infographie), Daphné Budasz, François-René Julliard, Sophie Suberbère Fabrication Responsable de fabrication : Christophe Perrusson (19 10) Activités numériques : Bertrand Clare (19 08) Services administratifs et financiers Responsable administratif et financier : Nathalie Tréhin (19 18) Comptabilité : Teddy Merle (19 15) Ressources humaines : Agnès Cavanié (19 71) Marketing direct et abonnements Responsable du marketing direct : Linda Pain (19 14) Responsable de la gestion : Isabelle Parez (19 12) Ventes et promotion Directeur : Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) Ventes messageries : VIP Diffusion Presse, Frédéric Vinot (N° Vert 08 00 51 49 74) Diffusion librairies Pollen/Dif’pop’ Tél. : 01 43 62 08 07 - Fax : 01 72 71 84 51 Communication : Isabelle Rudi (19 70) Régie publicitaire Mediaobs 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres Courriel : [email protected] Directeur général : Corinne Rougé (93 70) Directeur commercial : Jean-Benoît Robert (97 78) Directeur commercial : Christian Stefani (93 79) Publicité littéraire : Pauline Duval (97 54) Responsable Web : Romain Couprie (89 24) Studio : Brune Provost (89 26) Gestion : Catherine Fernandes (89 20) mediaobs.com
AVANT-PROPOS
Aux quatre vents D’où vient la force de l’identité bretonne ? Du territoire d’abord : la frontière du duché dessinée au xe siècle n’a guère changé jusqu’en… 1941, quand un obscur fonctionnaire de Vichy fit perdre à la Bretagne la Loire-Atlantique et Nantes, la ville-capitale de ses ducs. Une tradition ancrée d’autonomie ensuite. Au xve siècle, le duché, comparable par son poids au Portugal ou à la Suède, possède tous les rouages d’une principauté souveraine, avec ses institutions, sa monnaie, son armée, un duc couronné, des ambassadeurs jusqu’à Rome… Devenue française par le double mariage de la duchesse Anne, la Bretagne saura conserver, jusqu’à Louis XIV, des privilèges fiscaux et une prospérité commerciale qui expliquent l’âge d’or des xvie et xviie siècles et la violence des révoltes contre le tour de vis fiscal imposé par le Roi-Soleil. Une langue enfin, majoritairement parlée dans la partie occidentale de la péninsule jusqu’à la fin du xixe siècle et dont la vitalité n’a pas grand-chose à voir avec l’« idiome » qu’évoque un manuel scolaire des années 1920. Elle alimente une mémoire tenace que révèlent notamment les gwerziou, ces complaintes transmises de génération en génération. Mais la Bretagne ne se laisse pas enfermer dans une identité étroite. Terre pauvre et marginale ? Voire. La plus maritime des provinces françaises envoie dès le xvie siècle marins et pêcheurs sur toutes les mers du monde. Au temps de Jacques Cartier puis de Surcouf, Saint-Malo est bien un port mondial. Réactionnaire ? Pas plus. A-t-on oublié qu’en 1789 le Club breton est à l’origine du club des Jacobins ? Et qu’en 1940, la Bretagne est la première région à s’engager dans la France Libre ? Quant au vote breton, longtemps acquis à la droite conservatrice, il a désormais basculé vers la gauche. Rebelle au pouvoir de Paris, comme lors de la révolte des bonnets rouges en 1675, la Bretagne n’en est pas moins sourde aux sirènes centrifuges. Car le pays est apte au syncrétisme. Mona Ozouf et Michel-Édouard Leclerc, chacun avec ses mots, nous le redisent ici : les Bretons nous aident à comprendre que l’essentiel n’est pas d’opposer les appartenances, mais de les hiérarchiser. On n’est jamais plus ouvert que lorsqu’on est sûr de son identité. Et les Bretons prouvent que l’on peut être à la fois fier de sa province, fier d’être français, fier d’être européen. n
EN COUVERTURE :
Vue de l’intérieur du port de Brest, toile de Jean-François Hue, 1794 (Paris, musée national de la Marine/Dagli Orti/Aurimages). LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 3
Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 - JUILLET-SEPTEMBRE 2017
La Bretagne Une aventure mondiale 6 Carte : les Bretagnes 8 16 dates qui ont fait la Bretagne par JOËL CORNETTE
18 Des mégalithes par milliers par EMMANUEL MENS et VINCENT ARD ❙ Aremorica : les « peuples devant la mer » par YANN RIVIÈRE 22 Arthur, Nominoë et les autres.
Le grand mythe des rois bretons par AMAURY CHAUOU ❙ Brocéliande, forêt de légende
28 Une terre de mission par JOËL CORNETTE ❙ Qui a peur de l’Ankou ? 30 Chansons et complaintes.
L’arme des pauvres
entretien avec DONATIEN LAURENT ❙ Le « Barzaz Breiz »
2. LA PLUS MARITIME DES PROVINCES
34 Pourquoi la Bretagne est
devenue française
par JEAN KERHERVÉ ❙ Infographie : des institutions d’État ❙ Carte : 1487-1491, la guerre d’indépendance ❙ Qui sont les autonomistes bretons ? par CHRISTIAN BOUGEARD 42 Anne, duchesse en sabots par DIDIER LE FUR 44 Sur toutes les mers du monde par OLIVIER CHALINE ❙ Carte : de Terre-Neuve à Manille ❙ Saint-Malo, port mondial 52 1675. Les bonnets rouges
ou la fin de l’âge d’or
par JOËL CORNETTE ❙ Pot de fer contre pot de terre
58 Ouessant, l’« île de l’épouvante » par KARINE SALOMÉ 61 Le pays des bains de mer par PHILIPPE CLAIRAY
4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
G. BROUDIC/MUSÉE DE LA COMPAGNIE DES INDES/VILLE DE LORIENT – ANGELO/LEEMAGE
1. TERRE DE LÉGENDES
84 « Amoco Cadiz ».
Devant la justice américaine par JOËL CORNETTE ❙ Marées noires et algues vertes
88 « Bretonne et républicaine » entretien avec MONA OZOUF ❙ Retour à Plozévet 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter
3. TROIS CENTS ANS DE COMBATS
66 Révolution :
tout a commencé à Rennes par ROGER DUPUY ❙ Vous avez dit chouans ? par JEAN-CLÉMENT MARTIN
70 Le breton.
Itinéraire d’une langue meurtrie par ÉVA GUILLOREL ❙ 1975 : l’orgueil retrouvé par JOËL CORNETTE ❙ Carte : bretonnants et gallos
76 Blancs, Bleus, Rouges.
A gauche toute !
Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France et étranger (hors Belgique et Suisse) et un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.
STAFF/UPI/AFP
par CHRISTIAN BOUGEARD ❙ « C’est un terreau fertile » entretien avec MICHEL-ÉDOUARD LECLERC ❙ Cartes : l’évolution politique depuis 1910 ❙ Une terre de résistance
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LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 5 StoreLH.indd 1
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C’est par là que nous voulons commencer l’étude de la France. L’aînée de la monarchie, la province celtique, mérite le premier regard […]. De Pontivy jusqu’à la pointe du Finistère, c’est la vraie Bretagne, la Bretagne bretonnante, pays devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu’il est resté trop fidèle à notre état primitif ; peu français, tant il est gaulois […]. Le génie de la Bretagne, c’est un génie d’indomptable résistance et d’opposition intrépide, opiniâtre, aveugle. »
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La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu’elle s’était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison ; la dernière fois, elle a eu tort. Et pourtant au fond, contre la Révolution comme contre la monarchie, contre les représentants en mission comme contre les gouverneurs ducs et pairs, contre la planche aux assignats comme contre la ferme des gabelles, quels que fussent les personnages combattant, […] c’était toujours la même guerre que la Bretagne faisait, la guerre de l’esprit local contre l’esprit central. »
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J. Michelet, Tableau de la France, 1831.
Hugo : « Une vieille rebelle »
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Michelet : « Le génie de la Bretagne »
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V. Hugo, Quatrevingt-treize, 1874.
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Un espace marginalisé, en colère… … et un attractif, Jamais famille humaine n’aespace vécu plus isoléeconnecté du L’espace rural Les villes (millier d’habitants) monde et plus pure de tout mélange étranger. plusdes de 200 La crise de l’élevage (porcin et laitier) Resserrée sur la conquête dans îles et Usine agroalimentaire fermée des presqu’îles oubliées, elle a opposé une barrière plus de 50 entre 2008 et 2016 plus de 20 elle a tout infranchissable aux influences du dehors ; plus de 10 La crise environnementale tiré d’elle-même, et n’a vécu que de son propre Cours d’eau pollué Évolution de la population urbaine (1999-2013) fonds. De là cette puissante individualité, cette Prolifération d’algues augmentation haine de l’étranger qui, jusqu’à nos jours,diminution a formé Des contestations violentes Technopôle, pôleLa decivilisation compétitivité le trait essentiel des peuples celtiques. Opposition à la construction de Rome les atteignit àLepeine littoralet ne laissa parmi de la centrale nucléaire de Plogoff eux que peu de traces. L’invasion germanique Principaux ports de pêche Origine du mouvement les refoula, mais ne les pénétra point. A l’heure Station balnéaire, port de plaisance des « bonnets rouges » qu’il est, ils résistent encore à une invasion bien Opposition à l’aéroport Des axes de communication terrestres autrement dangereuse, celle de la civilisation Notre-Dame-des-Landes Axe routier majeur moderne, si destructrice des variétés locales et Axe routier régional des types nationaux. » Limite de la zone à moins
E. Renan, « La poésie des races celtiques », de 4 heures de TGV de 1854. Paris
6 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
… et un espace attractif, connecté
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Technopôle, pôle de compétitivité Le littoral Principaux ports de pêche Station balnéaire, port de plaisance Des axes de communication terrestres Axe routier majeur Axe routier régional Limite de la zone à moins de 4 heures de TGV de Paris
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LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 7
16 dates qui ont fait la Bretagne Statue du roi breton du viie siècle Judicaël dans la forêt de Brocéliande (Paimpont).
YASMINA TATOU
Débarqués en Armorique à la fin de l’Antiquité, les Bretons développèrent leurs institutions propres, point de départ d’une histoire marquée par sa singularité. De Nominoë aux manifestations des bonnets rouges, Joël Cornette retrace dix-sept siècles d’histoire.
IIIe SIÈCLE
Ve-VIe SIÈCLE
MUR DE L’ATLANTIQUE Le pouvoir impérial
ROIS DE LÉGENDES Des Vies de saints
MUNICH, BAYERISCHE STAATSBIBLIOTHEK, BSB CLM 10291, FOLIO 172R – QUIMPER, MUSÉE DES BEAUX-ARTS/BRIDGEMAN IMAGES
romain tente de protéger les côtes des invasions nordiques. Il fait ériger des fortifications en Armorique. On voit ici notamment les forts de Benetis (Vannes), Aleto (Alet), Mannatias (Nantes). Copie d’un document de 425.
rapportent les récits légendaires des premiers rois bretons. Ici, Dahut, fille du roi Gradlon, bâtisseur de la ville d’Ys, est précipitée dans les flots par son père sur ordre de Dieu pour la punir de son irréligion (Évariste Luminais, 1884).
Par JOËL CORNETTE
Ces peuples « avaient une telle abondance d’hommes que, tous les ans, ils quittaient l’île en grand nombre, accomMembre du comité scientifique de L’Histoire, pagnés de leurs femmes et de leurs enfants, et ils passaient professeur à l’université Paris-VIII, Joël Cornette chez les Francs, qui leur permettaient de s’établir dans la a notamment publié Histoire de la Bretagne et des Bretons partie la plus déserte de leur empire » (Guerres de Justinien, (Seuil, « Points histoire », 2015). livre VIII). Déjà romanisés, ces Bretons qui parvenaient en Armorique de plus en plus massivement (ils se trouvaient aussi chassés par les Angles et les Saxons) étaient déjà des chrétiens même si leur christianisme différait sensiblement de celui des Francs. Grâce à ce sang neuf, l’Armorique, devenue près la chute de l’Empire romain, la Bretagne « historique » fut d’abord « Bretagne » (Britannia), développa un ensemble d’inscomposée de trois petits royaumes, titutions qui se différencièrent fortement de celles du la Domnonée, la Cornouaille et le reste de la Gaule : pour longtemps, la péninsule appaBro Waroc (« le pays de Waroc »). rut plus solidaire des terres celtiques d’outre-Manche Aux ixe et xe siècles, elle devint un que de la Gaule continentale dont elle cessa d’être une royaume, puis un duché jusqu’au province périphérique. Leur langue et leur religion xve siècle. Défaite militairement indiquent que la majorité de ceux qui traversèrent la en 1488 par les armées de Charles VIII, elle fut peu à peu, Manche semblait venir du sud-ouest de l’Angleterre et non sans résistances et vicissitudes, intégrée au royaume du pays de Galles. C’est ainsi que ces hommes et ces femmes issus de France. Divisée en cinq départements pendant la Révolution, elle fut amputée de la Loire-Atlantique en de terres d’outre-Manche fusionnèrent avec les 1941. Au mépris d’une histoire multiséculaire dont voici Armoricains indigènes, engendrant ceux qu’il convient quelques dates emblématiques. désormais d’appeler les « Bretons ».
A
IIIe -VIe siècle : naissance des Bretons VIe -IXe siècle : l’échec des Francs Le témoignage de Grégoire de Tours (539-594) L’île Brittia [la Grande-Bretagne], écrit au milieu du vie siècle l’historien byzantin Procope de Césarée, renfer- est l’un des seuls que nous possédions sur cette période mait trois peuples : les Angles, les Frisons et les Bretons. confuse et obscure des temps mérovingiens, à l’aube de LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 9
845
MOYEN AGE
NOMINOË En s’émancipant de la tutelle
GRANDE ET PETITE BRETAGNE Les deux
l’histoire de la Bretagne : « Le duc Beppolène est envoyé [en 590] contre les Bretons et dévaste par le fer et le feu quelques localités de la Bretagne, ce qui provoque une fureur encore plus grande. » Cette « fureur » bretonne ne cessera de se manifester contre les agressions répétées des Francs, ce qui explique que tant qu’ils affirmeront leur souveraineté ou exprimeront des velléités d’indépendance les Bretons seront toujours présentés par leurs agresseurs sous les traits les plus noirs : perfidie, traîtrise, lâcheté… Face à ces offensives, les Bretons pratiquent la résistance, l’effacement, l’évitement et le maquis. Plus de deux siècles après Grégoire de Tours, Ermold le Noir décrit l’offensive franque de 818 : « Quant à rencontrer les Francs en rase campagne, le Breton ne s’y fie point : l’ennemi si fier refuse le combat. Caché dans les buissons, dans les touffes de fougères, il se montre çà et là et borne son offensive à des cris […]. Ils faisaient une guerre sans gloire, se faufilant par les sentes étroites, s’enfermant chez eux et se dérobant à la bataille. » En trois quarts de siècle, entre 753 et 830, pas moins de sept expéditions franques furent lancées contre les Bretons. Sans jamais parvenir à les réduire.
En 851 Erispoë reçoit, à Angers, le titre de roi des Bretons : c’est bien là la naissance politique de la Bretagne. Ce titre sera aussi porté par son successeur Salomon 10 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
pays ont longtemps entretenu des liens très forts, comme l’attestent au Haut Moyen Age des « royaumes doubles », aux nombreuses similitudes. Le Cornwall britannique trouve son pendant dans la Cornouaille bretonne.
845-851 : Charles le Chauve défait Nominoë, nommé en 831 par Louis le Pieux missus imperatoris, « envoyé de l’empereur », en Bretagne, choisit, en 844, la voie de la révolte contre Charles le Chauve, fils de Louis le Pieux. Ce dernier, souverain de la Francia occidentalis, fut vaincu militairement dans les marais de Ballon près de Redon, le 22 novembre 845. Si cette rencontre a été par la suite célébrée et glorifiée comme marquant la date de la véritable indépendance de la Bretagne, il faut retenir plutôt celle de 851 : cette année-là, Charles le Chauve, de nouveau défait à la bataille de Jengland, au nord de Nantes, signe un traité avec Erispoë, fils de Nominoë. Accueilli à Angers par le roi vaincu, ce dernier lui remet « tant les insignes royaux que la puissance jadis dévolue à son père » (Annales de saint Bertin). C’est bien là la naissance politique la Bretagne : Erispoë est reconnu « roi des Bretons ». Sept actes ont été conservés où Erispoë apparaît avec le titre de « roi ». Il sera porté aussi par son successeur Salomon jusqu’à son assassinat en 874, avant de s’effacer peu à peu. 1066 : retour en Grande-Bretagne Les Bretons participèrent activement à la conquête de l’Angleterre entreprise par Guillaume le Bâtard, dit Guillaume le Conquérant : ils formèrent le gros de son aile gauche à la bataille d’Hastings (1066). Revenant en quelque sorte en vainqueurs sur l’île abandonnée quatre siècles auparavant par leurs ancêtres, ils reçurent, en récompense, d’importants domaines en
RENNES, COLLECTION MUSÉE DE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE) ; DR – RMN-GP (DOMAINE DE CHANTILLY)/RENÉ-GABRIEL OJÉDA
des souverains carolingiens, Nominoë est considéré comme le « père de la patrie bretonne ». Mais c’est son fils Erispoë qui reçoit en 851 de Charles le Chauve le titre de roi (dessin de Xavier Haas, 1968).
1066
1364
CHÂTEAU DE NORWICH En récompense de
LA BATAILLE D’AURAY Victorieux en 1364
UNIVERSITY OF CAMBRIDGE, FITZWILLIAM MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES – COLLECTION JEAN VIGNE/KHARBINE-TAPABOR
sa participation à la bataille d’Hastings avec Guillaume le Conquérant, Raoul de Gaël-Montfort est promu comte de Norwich, dont on voit ici le château : les Bretons revinrent ainsi en vainqueurs sur l’île abandonnée par leurs ancêtres.
terre anglo-saxonne, renforçant ainsi les liens familiaux et lignagers de part et d’autre de la Manche. Le Domesday Book de 1086 permet de les identifier et de retrouver leurs fiefs, qui représentent environ le vingtième du pays. 1341-1364 : les guerres civiles A la suite de la disparition du duc Jean III, mort sans héritier, deux candidats revendiquent le duché de Bretagne : Jean de Montfort, le demi-frère du duc (soutenu par l’Angleterre), et Jeanne de Penthièvre, fille du frère cadet de Jean III, épouse de Charles de Blois, fils de Marguerite, la sœur de Philippe VI de Valois (soutenue par le roi de France). La guerre civile désole la Bretagne pendant vingttrois ans. La victoire de Jean de Montfort sur les Penthièvre, à Auray, le 29 septembre 1364, marque le début du « siècle d’or » des ducs de Bretagne (13641491), l’affirmation d’un « État breton » (Jean Kerhervé) érigeant les ducs en souverains, comme l’exprime clairement l’historien Pierre Le Baud (1450-1505) : « Le duc était aussi bien dans son duché comme était le roi à Paris. » 1488-1514 : la dernière duchesse Duchesse de Bretagne à 11 ans, reine de France à 15 ans quand elle épouse Charles VIII, mère à 16 ans, veuve à 21 ans, remariée (à Louis XII) et reine de France, une nouvelle fois, à 22 ans. Anne de Bretagne décède à 37 ans, en 1514, après avoir vu mourir sept de ses neuf enfants (seules deux filles ont survécu : Claude et Renée).
de Charles de Blois, Jean de Montfort met fin à vingt-trois ans de guerre civile et devient sous le nom de Jean IV le premier duc souverain d’un « État breton » (manuscrit du xive siècle).
À SAVOIR
L’ère des Vikings
Reprenant à son compte les témoignages de moines apeurés, l’historien Arthur de La Borderie (1827-1901) nous a transmis une vision catastrophique de l’invasion viking : depuis l’« inondation normande » de 919-921 jusqu’au retour de nombreux exilés sous la conduite d’Alain Barbetorte, en 936, la Bretagne, « désertée par ses fils, fut pendant tout ce temps vide de Bretons ». Il convient de nuancer cette vision noire. Plusieurs périodes doivent être distinguées durant l’ère viking : le premier temps, de 799 quand les premiers Scandinaves sont attestés dans les parages de Noirmoutier jusqu’en 845, fut celui des pillages occasionnels à partir du rivage et des estuaires. Il est suivi d’un établissement permanent (dans la seconde moitié du ixe siècle), auquel succèdent l’effondrement de la monarchie bretonne et le début d’une colonisation normande (907-937), avec levée d’impositions et expropriations forcées sur des populations terrorisées. Il faut aussi distinguer selon les territoires : les campagnes des bords de Loire furent les plus profondément touchées, avec la menace incessante des Normands, la ruine des monastères, l’absence de soutien militaire, qui provoquèrent l’exode panique des populations riveraines. C’est seulement vers 1050 que les cultures, peu à peu, ont redémarré. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 11
1491
1532
ANNE En épousant le roi de France en 1491, Anne de
UNE PROVINCE FRANÇAISE La Bretagne
DANS LE TEXTE
Anne est l’objet d’une légende tenace : celle de la « bonne duchesse en sabots », si attentive au sort de ses malheureux sujets… Et puis il y a aussi une Anne de Bretagne « politique », enjeu des partis, notamment dans la Bretagne « nationaliste » des années 1930. Si la dernière duchesse de Bretagne cristallise tant l’attention, c’est qu’elle incarne tout à la fois, pour les uns, les derniers feux de l’indépendance de la Bretagne, mais aussi, pour les autres, une sorte de trahison quand elle épouse le roi de France, unissant en même temps son duché au royaume.
Des privilèges conservés
«
Nous leur avons promis de les entretenir en leurs privilèges et libertés anciennes, et que de leurs privilèges dont ils ont ci-devant joui et usé, jouissent et usent encore de présent, c’est à savoir : que […] aucune somme de deniers ne pourra leur être imposée, si préalablement n’a été demandée aux états du pays et par eux octroyée […] ; que la justice soit entretenue en la forme et manière accoutumée, c’est à savoir le Parlement, Conseil et Chancellerie, Chambre des comptes, assemblée des états, les juridictions ordinaires dudit pays […] ; que nous ayons à confirmer tous les autres privilèges dont ils ont chartes anciennes et jouissance jusqu’à présent. » Donné au Plessis-Macé au mois de septembre l’an de grâce 1532 et de notre règne le 18.
Si Anne cristallise tant l’attention, c’est qu’elle incarne à la fois les derniers feux de l’indépendance bretonne, mais aussi une sorte de trahison en épousant le roi de France 12 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
est unie au royaume de France, mais elle conserve ses privilèges, notamment fiscaux. Ainsi « aucune somme de deniers ne pourra être imposée aux Bretons » sans le consentement des états (lettres patentes d’août 1532).
1532 : rattachement à la France Le contrat (ou le traité) de Vannes, signé en 1532 entre François Ier et les états de Bretagne, transforme le duché en une province française. Pour abolir tout risque d’une renaissance d’une principauté indépendante, le roi désirait qu’une convention de droit public sanctionne définitivement la réunion de la Bretagne au royaume. Mais, pour obtenir cette seigneurie « irrévocable », il fallait l’accord des délégués des états de Bretagne, représentants légaux du pays. Or ces députés avaient déjà manifesté leur hostilité à l’annexion pure et simple et exigé, en vain, que les actes royaux portent la mention expresse du « duché de Bretagne, principauté haute, belle, ample, de force et puissance ». Comment « forcer » les états ? L’arme principale fut l’argent. Les largesses royales se multiplièrent à la veille de l’acte d’union, pour anesthésier toute velléité d’opposition ; et François Ier gratifia la Bretagne d’un long séjour durant le grand « tour de France »
NANTES, MUSÉE THOMAS-DOBRÉE/DAGLI ORTI/AURIMAGES – ARCHIVES NATIONALES, AE/II/587
Bretagne scelle la fin de l’indépendance bretonne. Ici en 1504, elle reçoit de son confesseur les Vies des femmes célèbres, destinées à offrir à la reine et à sa cour des modèles d’élégance, de vertu et de beauté (manuscrit du xvie siècle).
XVIe SIÈCLE
1720
PLOUGASTEL Témoignages de prospérité
EXÉCUTION DE PONTCALLEC Accusé du
JEAN-DANIEL SUDRES/HEMIS.FR – DR
économique, les calvaires comportent de nombreuses statues de pierre figurant la Passion, comme ici à Plougastel, dominées par trois grandes croix (celles du bon et du mauvais larron encadrant celle du Christ).
crime de lèse-majesté contre le régent Philippe d’Orléans, le marquis de Pontcallec est décapité. Il devient un saint martyr de la cause bretonne (gravure sur bois reproduite dans un texte nationaliste breton en 1922).
qu’il entreprit en 1531 : en ce xvie siècle qui voit la construc- du Couëdic et Le Moyne de Talhouët – sont convaincus tion de l’État absolu, visiter le royaume, c’est gouverner. par un tribunal d’exception du crime de lèse-majesté et félonie. Ils périssent le soir même sur l’échafaud, déca1550-1650 : la Renaissance pités à coups de doloire, la hache des tonneliers. Si l’on L’imposant calvaire de Plougastel (non loin de en croit les juges, les condamnés ont tenté de soulever Brest), dominé par trois grandes croix (celles du bon la Bretagne avec le concours de l’Espagne, afin de renet du mauvais larron encadrant celle du Christ), est verser le régent Philippe d’Orléans. aussi et avant tout une prière de pierre, érigée entre Cette révolte est singulière par la part de mythe et 1602 et 1604 : le « conseil de fabrique » de la paroisse a d’imaginaire qu’elle a fait naître dès le lendemain de voulu remercier le Très-Haut de la fin des dévastations l’exécution : la légende du « bon marquis », symbole d’inde la Ligue et des ravages d’une épidémie de peste qui soumission, présenté comme un martyr des libertés de l’Armorique, un saint laïque défenseur de la cause breaffecta l’Ouest armoricain en 1598. Ce calvaire s’inscrit dans la Renaissance bretonne tonne, à travers les complaintes tristes des gwerziou, chandes xvie et xviie siècles, une Renaissance marquée par sons transmises de génération en génération, jusqu’à nos des multiples enclos paroissiaux édifiés surtout dans la jours… Les archives révèlent tout au contraire le véritable partie occidentale de la péninsule. Elle est le plus écla- visage de Chrisogone-Clément de Guer : un gentilhomme tant témoignage, toujours visible, de la prospérité d’un irascible, seigneur ruiné, jaloux de ses droits, toujours « âge d’or breton » fondé sur le commerce et l’industrie prêt à frapper ses paysans vassaux, et tentant de faire face, toilière. Car ces Bretons très pieux ont désiré convertir par tous les moyens, aux créanciers et aux huissiers qui une part de leurs bénéfices dans la pierre, pour la plus le pressent et le menacent de saisie. grande gloire de Dieu : les archives laissent entrevoir l’extraordinaire essor d’une demande artistique qui 1789 : les Bretons à Versailles se développa au milieu du xvie siècle. Sa singularité A Versailles, aux états généraux, les 47 députés bretient au fait que cette identité culturelle authentique tons du tiers état sont à la pointe du courant patriote. Dès leur arrivée au printemps 1789, ils fondent le « club est presque uniquement paroissiale. breton » afin de se réunir régulièrement et de discuter, notamment pour répondre à l’intransigeance de la 1719-1720 : la révolte du marquis Nantes, place du Bouffay, 26 mars 1720 : quatre gen- noblesse. Le Chapelier, député de Rennes, se distingue tilshommes bretons – MM. de Pontcallec, de Montlouis, par son éloquence et le radicalisme de ses propositions. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 13
4 AOÛT 1789
1804
À VERSAILLES Les 47 députés bretons du tiers état,
CADOUDAL Symbole de la résistance à la Révolution,
L’action la plus spectaculaire du « club breton » a lieu le 4 août 1789. Cette nuit-là, conséquence de la « Grande Peur » (des révoltes paysannes embrasent les campagnes), Le Chapelier, président de l’Assemblée constituante, donne la parole au vicomte de Noailles qui, au nom du peuple, demande l’abolition d’une partie des droits féodaux. Plusieurs députés bretons interviennent, en particulier Le Guen de Kérangal, qui monte à la tribune en habit de paysan ! Les esprits s’enflamment, les discours succèdent aux discours dans une assemblée « électrisée » : de partout, des députés se lèvent pour demander la parole et renoncer à leurs droits seigneuriaux. Et c’est ainsi que les députés bretons se sont trouvés aux avant-postes de ce que Rivarol devait appeler « la Saint-Barthélemy des propriétés », qui aboutira à l’abolition de la féodalité. 1804 : la mort d’un chouan Georges Cadoudal (1771-1804) est le plus célèbre des chefs chouans. Quand le pays de Vannes se dressa contre la Constitution civile du clergé, il se battit aux côtés des paysans pour défendre les prêtres réfractaires.
Tout s’accélère pour la Bretagne avec la mise en place progressive du Marché commun en 1958 et son potentiel de 200 millions de consommateurs 14 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
il tente, durant le Consulat, de faire renaître la chouannerie. Pisté, piégé, dénoncé, il est arrêté le 9 mars 1804. Dédaignant la grâce offerte par Napoléon, il est exécuté le 25 juin 1804 (peinture de Amable Coutan, 1827).
En mars 1793, il participa au rassemblement des paysans d’Auray contre le tirage au sort. Interné à Brest, il s’évada et « Monsieur Georges » prit la tête du mouvement chouan dans la région d’Auray. Après le massacre de Quiberon, celui qu’un rapport de police décrit comme « très puissant, très ventru, beau teint, frais, blanc et coloré » reprit la lutte comme commandant en chef de l’armée catholique et royale du Morbihan. A l’issue d’une série de trêves et de reprises de combat, il fut guillotiné à Paris le 25 juin 1804, après avoir organisé un complot visant à capturer ou à tuer Bonaparte, le Premier consul. 1850 : misère des « Penn Sardin » L’invention de la boîte de conserve fut le point de départ d’une extraordinaire expansion des communes du littoral sud de la Bretagne : dès les années 1850, les ports sardiniers se muent en autant de petits pôles industriels, autour desquels s’articule une grande partie de la vie économique et sociale de la région. La Bretagne s’affirme alors au tout premier rang mondial. Cette « révolution sardinière » a marqué le passage du littoral de la Bretagne Sud à l’ère industrielle : des milliers de filles (à partir de 12 ans) et de femmes ont accouru pour se faire embaucher à l’usine. Ce recrutement féminin correspond aux spécificités de l’industrie sardinière, qui réclame un personnel important, disponible, flexible, accomplissant des gestes répétitifs et soigneux : étêtage, éviscération, emboîtage…
JOSSE/LEEMAGE – CHOLET, MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE ; RMN-GP/GÉRARD BLOT
notamment Le Chapelier et Lanjuinais, se distinguent par le radicalisme de leurs interventions. Ils sont à l’origine des décisions de la nuit du 4 août (abolition de la féodalité) et de la création du club des Jacobins (lithographie de 1789).
XIXe SIÈCLE « PENN SARDIN » La pêche bretonne s’industrialise
GUSMAN/LEEMAGE – FRANK PERRY/AFP
à la fin du xixe siècle. Le travail féminin à l’usine est d’une grande dureté et les salaires sont misérables : « Il faut être debout, toujours debout » (Lucie Colliard, syndicaliste). Ici, les sardinières de Douarnenez.
1941 LES LARMES DE NANTES La loi du 19 avril 1941 créant les préfectures régionales rattache Nantes et la Loire-Inférieure. En 1955, la Loire-Inférieure est toujours détachée de la Bretagne. Ici, des militants de la réunification bâillonnent, en 2002, la statue d’Anne de Bretagne à Nantes.
Les Penn Sardin, comme on commence à les nommer, ont vite découvert, pour 20 à 30 sous par jour, amputées d’amendes en cas de poisson mal vidé ou de table de travail mal rangée, un monde du travail d’une grande dureté : elles sont payées à la tâche, par série de 1 000 sardines travaillées, dans l’odeur âcre de la friture, la chaleur poisseuse. Certaines alignent 80 heures de labeur en une semaine. En 1890, une sardinière non spécialisée doit travailler 6 heures pour pouvoir s’offrir une seule boîte de sardines.
croquis des régions en un après-midi, sans consulter personne ! Au mépris d’une histoire multiséculaire. Et du désir manifeste et majoritaire de réunifier la Bretagne historique. En 1989, à Nantes, un attentat endommageait même le palais de la région des Pays de la Loire, en signe de protestation contre la division du territoire breton. Ce qui n’empêcha pas la confirmation officielle d’une Bretagne amputée de la Loire-Atlantique dans le nouveau découpage des régions françaises en 2016.
1941 : la province décapitée Nantes est-elle bretonne ? Cette question n’est en rien incongrue. Elle est même d’une brûlante actualité depuis… 1941. Cette année-là, la loi du 19 avril créait les préfectures régionales. Et rattachait Nantes et la Loire-Inférieure à la région d’Angers. François Ripert, préfet d’Ille-et-Vilaine, qui devenait alors préfet régional, n’exerçait donc ses fonctions que dans les quatre départements des Côtes-du-Nord, du Finistère, de l’Illeet-Vilaine et du Morbihan : la Loire-Inférieure était placée sous l’autorité du préfet régional résidant à Angers. Mais il y eut pire : en 1955, sous la IVe République, Pierre Pflimlin, le ministre de l’Économie du gouvernement d’Edgar Faure, créait les « régions de programme ». Et la Loire-Inférieure se trouva alors étrangement intégrée à la région dite « Pays de la Loire ». La raison de ce changement : le haut fonctionnaire du Plan, chargé de procéder à ce dernier découpage, aurait réalisé le
1950-1970 : la révolution verte Tout s’accélère, pour la Bretagne, à partir des années 1950, dans un contexte national et international qui s’est radicalement modifié, avec la mise en place progressive du Marché commun à partir du 1er janvier 1958 et son potentiel de 200 millions de consommateurs. Cette révolution bretonne est marquée tout à la fois sur le plan politique par le Celib (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons, 1950, créé par René Pleven et quelques autres), et sur le plan économique par la révolution verte et le bond en avant de l’agriculture, l’industrie automobile (Peugeot à Rennes), les communications (Pleumeur-Bodou), etc. : la Bretagne, emportée par un dynamisme sans précédent, est au cœur des Trente Glorieuses. La « révolution verte » n’a pas seulement modifié l’économie, la société et le paysage breton, elle a aussi altéré tout un écosystème : baisse de la qualité de l’eau, LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 15
0000 1962
2013
RÉVOLUTION VERTE Ces tonnes d’artichauts
BONNETS ROUGES Les 20 000 à 30 000 « bonnets rouges » (en référence à ceux de 1675) rassemblés à Quimper contestent un excès de prélèvements, symbolisés par les impressionnants portiques de l’écotaxe qui rappellent les barrières d’octroi de l’Ancien Régime.
2013 : « stop aux taxes » eutrophisation et « marées vertes », contamination bac« Stop aux taxes » proclament les 20 000 à térienne des eaux littorales et interdictions périodiques du ramassage de coquillages… 30 000 manifestants arborant fièrement un bonnet rouge, comme leurs ancêtres de 1675, rassemblés à Quimper 1981 : le basculement à gauche le 2 novembre 2013. Ils contestent un excès de prélèveAprès une longue domination de la droite « gaul- ments de toute nature, avec pour symptôme cristallisalienne », les scrutins législatifs de 1973 et 1978 ont teur l’écotaxe (taxe sur le transport de marchandises) : vu des avancées significatives de la gauche, à partir le portique de Pont-de-Buis (entre Quimper et Brest), des villes (Rennes, Brest, Lorient). Mais 1981 marque autour duquel se sont déroulés de violents affrontements une vraie rupture : la gauche bretonne envoie alors dix- en octobre (un homme a eu la main arrachée), fait figure neuf parlementaires siéger à l’Assemblée nationale et de symbole de cette fronde bretonne, qui s’inscrit dans on assiste lors des élections de la fin du xxe siècle à un une crise structurelle du système économique breton. Face au choc de la mondialisation, la Bretagne doit très net rééquilibrage entre la droite et la gauche. Ces résultats confirment que la gauche est devenue plus inventer un modèle de développement, dans la mesure forte en Bretagne que dans le reste de la France : plus où les fondements qui ont permis et assuré la « révolution de 4 points d’écart, soit environ 10 % de plus. économique » des Trente Glorieuses sont tous en crise. C’est là un retournement, si l’on replace ces résultats Fleuron d’une économie bretonne offensive, l’industrie dans la longue durée de l’expression politique bretonne. agroalimentaire, qui s’était formidablement dévelopLes élections cantonales, régionales et européennes de pée dans les années 1960-1970, est à présent victime 2004 ont confirmé cette inflexion à gauche. Une gauche de son manque de compétitivité, de son éloignement socialiste tend à s’imposer. Tout se passe comme si la des grands marchés, de la sous-capitalisation des entreBretagne voulait rattraper un retard politique et s’éman- prises pour innover, former, grandir, de sièges sociaux ciper de ses comportements traditionnels en une sorte souvent trop lointains, dans un contexte européen et plad’accélération d’intégration aux grands courants traver- nétaire de plus en plus agressif : le secteur agroalimensant l’ensemble de la société française, avec toutefois une taire, qui a monopolisé jusqu’à un tiers des emplois à la triple singularité : un fort civisme politique ; une réticence fin des années 1960, ne représente plus que 11 % des à voter pour l’extrême droite ; le soutien au projet euro- actifs. Quant à la téléphonie (Alcatel) et l’automobile péen, comme vient de le montrer le vote pour Emmanuel (PSA), deux autres branches qui ont soutenu l’économie Macron en mai 2017 : 80 % dans les principales villes. bretonne, elles se trouvent, elles aussi, en difficulté. n 16 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO – SEBASTIEN SALOM-GOMIS/SIPA
déversés dans les rues de Saint-Pol-de-Léon traduisent l’inquiétude d’agriculteurs qui ont réalisé de lourds investissements afin de moderniser leur exploitation dans le cadre de la « révolution verte » des années 1950-1960.
1.Terre de légendes SELVA/LEEMAGE
MERLIN ET VIVIANE
Du Moyen Age à Walt Disney, le cycle arthurien a inspiré de nombreuses œuvres (T. A. Steinlein, 1897).
La mer, la forêt, les landes, les mégalithes : le territoire armoricain se prête à l’imagination. C’est d’abord par la tradition orale, savamment entretenue, que la Bretagne a conservé son identité.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°00 17
Des mégalithes par milliers La région de Carnac possède une concentration de mégalithes exceptionnelle. Mais ce phénomène encore mal connu a touché en fait toute l’Europe atlantique. Membre associé au CNRS (Traces, université Toulouse-Jean-Jaurès), Emmanuel Mens a notamment codirigé avec Jean-Noël Guyodo Les Premières Architectures en pierre en Europe occidentale (PUR, 2013). Chargé de recherche au CNRS (Traces, université Toulouse-Jean-Jaurès), Vincent Ard a publié Produire et échanger au Néolithique (CTHS, 2014).
É
Cairn de Gavrinis A Gavrinis, dans le golfe du Morbihan, un dolmen
EFFET D’OPTIQUE C’est la région de Carnac et plus largement le golfe du Morbihan qui possèdent la plus dense concentration de files de pierres néolithiques. Ces alignements de menhirs ont été construits à la frontière de deux paysages radicalement différents, entre terre et mer. Ils s’étendent selon un axe nord-est/sud-ouest de 3 km de
précédé d’un long couloir a été construit vers 3500 av. J.-C. à l’aide de dalles ornées de gravures. Encore difficiles à interpréter, les symboles représentés sont caractéristiques de l’art néolithique : haches, crosses, divinités...
18 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
tymologiquement, le terme « mégalithe » renvoie à une architecture érigée en très gros blocs de pierre et, par extension, à des monuments de forme comparable réalisés en éléments plus modestes. De ces monuments, les dolmens et menhirs sont les plus connus du grand public et sont très souvent associés à une image fantasmée – mais inexacte – d’une Bretagne celtique. Le mégalithisme est en réalité un phénomène d’ampleur planétaire. Il apparaît en Europe atlantique, de la péninsule Ibérique à l’Armorique, au début du Ve millénaire av. J.-C., au cours de la période néolithique. Premières architectures de l’humanité, précédant de près de deux millénaires les pyramides d’Égypte, ces mégalithes symbolisent le savoir-faire technique et les nouvelles croyances des communautés originelles d’agriculteurs-éleveurs. Emblématique de ce phénomène, la Bretagne possède un patrimoine mégalithique exceptionnel, abritant les monuments les plus anciens, les architectures les plus variées et les plus spectaculaires, même si, en terme de nombre, les départements bretons ne sont pas les mieux pourvus – c’est l’Aveyron qui arrive en tête, l’Ardèche, l’Hérault et le Quercy en sont riches également.
ADAM WOOLFITT/ROBERT HARDING/AGE FOTOSTOCK
Par EMMANUEL MENS et VINCENT ARD
CarnaC Dressés il y a 6 000 ans, les menhirs de Carnac constituent l’un des premiers exemples d’architecture humaine.
GERARD SIOEN/GAMMA-RAPHO
Ici, l’alignement du Ménec : plus de 1 000 menhirs répartis sur onze files. On ignore encore leur vocation car les fouilles restent à faire.
long et regroupent 2 733 menhirs, chiffre sans doute largement en deçà de ce qui devait exister au Néolithique. Les files sont interrompues à plusieurs reprises, définissant ainsi trois grands ensembles : le Ménec, Kermario et Kerlescan. L’ensemble de Kerlescan illustre à lui seul la complexité des alignements de Carnac. S’inscrivant dans une zone riche en monuments d’architectures diverses (tumulus, cromlechs, tombes à couloir…), il est composé de 13 lignes de menhirs, qui pour la plupart sont précédées à l’ouest par une enceinte de pierres dressées et limitées au nord par un tumulus. Depuis une colline, l’enceinte domine les files de menhirs qui s’étirent ensuite vers l’est en direction d’un long replat central, puis d’une pente plus marquée. Kerlescan totalise 285 blocs dont l’implantation se rétrécit au fur et à mesure que l’on avance vers l’est de façon à former un « faisceau ». Parmi les files se dessine une allée centrale aboutissant à l’angle nord-est de l’enceinte. Les blocs les plus hauts sont érigés près de l’enceinte avec une décroissance en s’éloignant vers l’est. Les constructeurs ont ainsi créé un curieux effet d’optique : si un observateur se place à l’extrémité des files, ces dernières lui sembleront raccourcies, en revanche, s’il se place près de l’enceinte, les files lui paraîtront plus allongées. Les Néolithiques ont aussi pris soin de créer au sommet de la colline un espace fermé prolongé par une allée s’inscrivant dans les files. Les pierres de cette allée augmentent en taille au fur et à mesure que l’on s’approche de l’enceinte, sur le même modèle que les piliers du corridor des tombes à couloir de l’ouest de la France. Elles jouent à la fois le rôle de limite et d’accès à un espace consacré. Si cet espace est essentiellement
à vocation funéraire dans les tombes à couloir, il reste entièrement à explorer dans les alignements de Carnac, qui n’ont bénéficié d’aucune fouille moderne depuis celles menées par l’occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Carnac ne doit pas occulter les résultats de fouilles récentes sur des monuments moins imposants, mais beaucoup mieux conservés, telles celles conduites par Jean-Marc Large sur les alignements du Douet et du
PIERRES PRÉHISTORIQUES
Cromlech
Ce mot gallois désignait à l’origine le cercle formé par les pilliers d’une chambre funéraire. Par extension, il désigne les enceintes mégalithiques de taille plus grande et notamment les hémicycles comme celui d’Er Lannic.
Dolmen–Menhir
Dolmen (« table de pierre ») et menhir (« pierre longue », renvoyant à une pierre dressée) sont des mots bretons.
Tombe à couloir
Chambre funéraire construite à l’aide de pierres mégalithiques ou de pierres sèches, précédée d’un couloir pouvant atteindre une dizaine de mètres de long.
Tumulus
Mot latin désignant une accumulation de terre ou de pierres de forme arrondie ou ovalaire recouvrant une ou plusieurs sépultures. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 19
Fouilles Sur l’île d’Hoedic, l’alignement de Douet, récemment fouillé, et sa stèle anthropomorphe.
Groah Denn, sur la côte nord de l’île d’Hoedic, au large du golfe du Morbihan. Préservés par le sable dunaire, les sols d’occupation néolithiques ont livré des objets déposés au pied des menhirs et datés du milieu du Ve millénaire : lames de pierre polie, poteries, galets et même des patelles. La silhouette anthropomorphe présente de façon récurrente sur certains monolithes évoque l’existence d’un culte des ancêtres. Mais les files de pierres dressées, qu’il faut interpréter comme de véritables temples à ciel ouvert, notamment sur le secteur de Kerlescan de Carnac, ne sont en fait qu’une des expressions du monumentalisme néolithique. Des sites à vocation funéraire apparaissent en effet à cette période dans le Massif armoricain tels les tombes à couloir et les tumulus géants. DÉCOUVERTE MAJEURE A Locmariaquer (Morbihan), la ligne de crête qui prend naissance à l’entrée du golfe du Morbihan actuel et qui s’étire ensuite en direction du nord-ouest abrite une densité de monuments mégalithiques remarquable. Leur taille ne cesse de surprendre, tout comme la nature de la roche employée, l’orthogneiss, dont les affleurements les plus proches se situent à une dizaine de kilomètres. Ce n’est pas un hasard si cette région a été le théâtre d’une découverte majeure pour le mégalithisme européen que l’on doit à Jean L’Helgouac’h. Ce préhistorien a démontré que les stèles ornées à l’air libre ont été ensuite réemployées dans les tombes à couloir. L’exemple le plus emblématique est le rapprochement des blocs gravés formant les tables de couverture des tombes à couloir de Gavrinis et de la Table des Marchand, distantes de 4 km, de façon à former une stèle initiale de 14 m de haut. 20 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
La découverte de 19 fosses disposées en ligne au nord-ouest de la tombe à couloir de la Table des Marchand démontre l’existence d’une file de pierres dressées dès la première phase d’occupation du site, dans la première moitié du Ve millénaire. A ce paysage mégalithique, il faut ajouter deux autres files de blocs perpendiculaires, ainsi qu’une stèle en grès située à une vingtaine de mètres au sud-ouest. Cette stèle de forme ogivale ornée de gravures de crosses a nécessité un transport de plus de 10 km. Une deuxième phase d’occupation voit la chute des stèles vers 4500 avant notre ère. Bris intentionnel pour les uns ou chute accidentelle pour les autres, suite à un tremblement de terre, elles sont en tout cas réemployées dans la construction de la tombe à couloir de la Table des Marchand et du tumulus d’Er Grah. Cette troisième phase se situe vers 4000-3900 av. J.-C. La stèle ogivale en grès est alors insérée dans la tombe à couloir de façon à former la stèle de chevet. L’exemple du site de Locmariaquer illustre clairement que, dès l’origine du phénomène, files de pierres dressées et art monumental sont étroitement liés. La taille de certaines gravures, comme au Mané Rutual (4 m x 3 m), est à la mesure de leur support : gigantesque. De façon à être visibles de très loin, et par le plus grand nombre de personnes, puisque s’affichant perpendiculairement au principal cheminement de crête du secteur. Longtemps reconnus uniquement en Bretagne, certains thèmes de ces images géantes ont été récemment découverts ailleurs, comme au sommet du plateau de la Bretellière à Saint-Macaire-en-Mauges (Maine-et-Loire). Les tombes à couloir, les files de menhirs et les tumulus « géants » ne sont pas l’apanage de la région de Carnac. Les recherches que nous menons actuellement entre Loire et Pyrénées proposent d’examiner le phénomène mégalithique à travers une approche globale qui intègre l’étude des sites d’habitat, en particulier les grandes enceintes à fossés, qui constituent une autre forme de monumentalité. Dans le bassin de la Charente, en Ruffécois, les premiers résultats mettent en évidence un développement concomitant du monumentalisme du monde des morts et de celui des vivants. L’énergie déployée pour charrier des blocs de plusieurs tonnes, tout comme celle nécessaire au creusement de fossés de plusieurs centaines de mètres participent du même tournant économique et social qui marque le Néolithique moyen. C’est dans un contexte de montée des inégalités et des tensions sociales qu’il faut comprendre la construction de ces « géants » de pierre sur la façade atlantique par des élites qui rivalisent entre elles. En Europe de l’Est, cette compétition sociale exacerbée prend d’autres formes, notamment grâce à l’émergence de la métallurgie de l’or et du cuivre. En modelant le paysage à leur image et en cherchant l’ostentation, les Néolithiques ont ouvert une brèche qui ne s’est jamais refermée. n
NICK MATHER
Ces géants de pierre témoignent du savoirfaire technique et des nouvelles croyances des premiers agriculteurs-éleveurs
L’écl a i ra ge
AREMORICA : LES « PEUPLES DEVANT LA MER » En 57 av. J.-C., l’Armorique est romanisée. Non sans résistance.
CHRISTIAN GOUPI/AGE FOTOSTOCK
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a victoire de César contre les Vénètes en 57 av. J.-C. dans le golfe du Morbihan constitue l’une des pages les plus saisissantes de La Guerre des Gaules et parmi les plus évocatrices de la découverte du monde océanique par les Romains. Les Vénètes ont su mettre un temps à profit le rythme des marées pour se dérober aux tentatives de l’attaquant de s’emparer de chacun des éperons rocheux où ils avaient trouvé refuge. C’est grâce à l’encalminage de leurs lourds vaisseaux à voiles que les frêles navires de guerre romains finirent par l’emporter. Au détour de ce récit, on apprend aussi l’existence d’un commerce intense entre le Morbihan et les îles Britanniques que les Romains sauront exploiter ensuite pour leur compte. C’est également sous la plume de César que le terme Aremorica, emprunté au celte, apparaît en latin pour désigner les peuples situés « devant la mer » (ad ou ante mare). Son acception est large puisqu’il désigne tous les riverains de l’océan depuis l’embouchure de la Seine jusqu’à celle de la Loire : les Osismes du Finistère actuel, les Coriosolites des Côtes-d’Armor, ou les Redons (Ille-et-Vilaine) côtoient sous cette appellation les Unelles du Cotentin ou encore les Calètes du pays de Caux… Bien vite cependant les Romains apprirent à distinguer, parmi les riverains de l’océan, les habitants de l’actuelle Bretagne : ces « régions les plus reculées de la Gaule » furent pacifiées sans tarder et rattachées dans
un souci de centralisation administrative à la province de « Lyonnaise », entre l’Aquitaine au sud-ouest et la Belgique au nord-est. A la faveur de la pax romana et jusqu’au iiie siècle, la romanisation ici aussi fut à l’œuvre avec son maillage d’exploitations agricoles (villae), son urbanisme, son réseau routier encore perceptible dans les paysages actuels, avec ses usines de salaison et de fabrication de sauce de poisson (le fameux garum) dont les vestiges parsèment aujourd’hui encore la baie de Douarnenez (photographie ci-dessus). LA RÉVOLTE DES BAGAUDES Dans la seconde moitié du iiie siècle pourtant se font sentir les premiers signes de crise : le littoral armoricain se trouve exposé aux incursions maritimes des Francs, des Saxons, mais aussi des Scots irlandais. Il n’est donc pas surprenant que les habitants de l’Armorique aient soutenu les « usurpateurs de l’empire des Gaules », mieux aptes à les défendre que les empereurs légitimes occupés sur d’autres fronts. C’est aussi l’époque des insurrections connues dans nos sources sous le nom de « bagaudes » et qui visaient à pallier les carences du pouvoir romain face aux incursions barbares. Au ve siècle, ce processus s’accélère : « Les gens de Bretagne [Grande-Bretagne] prirent donc les armes et affrontèrent le danger pour leur propre défense […], de plus l’Armorique tout entière et d’autres provinces gauloises, imitant les Bretons, se libérèrent de la même manière », observe l’historien Zosime. Depuis la [Grande-]Bretagne, notamment le pays de Galles et la Cornouaille, jusque sur les côtes de l’Armorique, les migrations s’intensifient face à la progression des Saxons venus du bassin de Londres, mais surtout face aux attaques des Scots. Ces déplacements et l’unité culturelle unissant les deux rives de la Manche incite l’historien Procope à donner le nom de « Bretagne » aux territoires de l’ancienne Armorique romaine.
Yann Rivière, directeur d’études à l’EHESS.
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Arthur, Nominoë et les autres
Le grand mythe des rois bretons La royauté bretonne a été éphémère. Mais les ducs d’abord, puis le celtisme du xixe siècle firent de Nominoë et surtout d’Arthur de prestigieux ancêtres, capables de rivaliser avec les puissants souverains francs. Par AMAURY CHAUOU
H
âte-toi de reporter ces paroles à ton roi [Louis le Pieux] : les champs que je cultive ne sont pas les siens, et je n’entends point recevoir ses lois. Qu’il gouverne les Francs ; Murman [Morvan] commande à juste titre aux Bretons, et refuse tout cens et tout tribut […]. Aussitôt que la France apprendra ta criminelle réponse, elle frémira d’une juste colère, et se précipitera sur tes états […], et le vainqueur triomphant se parera de tes armes. » Ce furieux dialogue rapporté par Ermold le Noir dans ses Faits et gestes de Louis le Pieux1 traduit bien l’accès de fièvre entre Francs et Bretons dans les années 818-820 : incertain depuis le temps de Charlemagne lui-même, le contrôle de l’empereur des Francs sur les Bretons, assuré par une marche militaire centrée sur les comtés de Rennes et Nantes, requiert toutes les forces disponibles : l’insoumission bretonne n’est pas compatible avec la sécurité de l’Empire carolingien sur ses autres frontières. UN POUVOIR FORT Le ton véhément de l’abbé Witchaire, émissaire de Louis le Pieux envoyé auprès du roi breton Morvan, augure donc bien de l’issue du contentieux : Morvan meurt en combattant les armées franques, probablement près de Priziac, en 818. Wihomarc’h, un autre dignitaire breton, connaît le même sort en 825. Louis le Pieux pense bien alors pouvoir aboutir à la pacification et
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Héros Nous savons peu de chose
de Nominoë qui a longtemps fait figure de « père fondateur de la nation » bretonne. Il n’a en tout cas jamais porté le titre de roi. Il est ici sur une affiche de Xavier de Langlais (1906-1975), militant actif de la cause nationaliste bretonne.
RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE) ; DR
Professeur de classes préparatoires à Rennes et chercheur associé à l’université de Bretagne occidentale, Amaury Chauou a notamment publié Le Roi Arthur (Seuil, 2009).
AscendAnce Arthur est couronné roi à Silchester, en présence des barons de Grande-Bretagne, selon cette miniature de la chronique
BNF, FRANÇAIS 8266 FOLIO 73V
(1480-1482) de Pierre Le Baud, un familier des ducs de Bretagne, très fidèle à l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth.
à l’acculturation tant recherchées en intégrant les chefs de guerre bretons dans des liens de service et de fidélité. Il impose également aux moines bretons, jusque-là restés fidèles à des usages celtiques, la règle bénédictine partout en vigueur dans l’Empire carolingien. Mais, méfiant devant la capacité de résistance des aristocrates bretons, le Carolingien innove en nommant en 831 l’un d’entre eux, Nominoë, comme comte de Vannes et envoyé de l’empereur (missus) à la tête de ses frères de sang, alors que les territoires nouvellement soumis sont traditionnellement confiés à un commandement franc. Nominoë se comporte en gardien fidèle de la Bretagne, avant d’être obligé de défaire par les armes le successeur de Louis le Pieux, Charles le Chauve, qui tente de remettre en cause les équilibres locaux lors de la bataille de Ballon en 845. Un pouvoir fort émerge donc en Bretagne durant le ixe siècle. Jusqu’alors, et depuis les derniers feux de l’Empire romain, le paysage politique de cette périphérie au contact des territoires des Francs était pluriel : l’émigration des Bretons au ve siècle depuis l’île de Grande-Bretagne, entraînée par le repli des légions romaines chargées de défendre le cœur de l’empire, n’a abouti à aucune royauté unitaire. L’Armorique juxtapose alors trois royaumes (Domnonée au nord, Cornouaille au sud, auxquels s’ajoute rapidement le Vannetais) gouvernés par des roitelets qui incarnent avant tout des pouvoirs militaires et claniques. Nulle comparaison n’est possible avec la
royauté sacrée que représente le pouvoir franc ou la royauté wisigothique d’Espagne. C’est l’historiographie régionaliste bretonne, parfois exaltée, du xixe siècle, qui a fait de Nominoë le « père de la patrie » (Tad ar Vro), un unificateur des Bretons et un infatigable patriote. L’historien Arthur de La Borderie n’écrit-il pas : « Les vieux saints avaient fondé le peuple NOTES breton. Nominoë l’a constitué en nation2 » ? De fait, tué 1. Ermold en 851 lors d’un raid mené en pleine Francie occiden- le Noir, Faits gestes de tale, fondateur d’une dynastie poursuivie par son fils et Louis le Pieux : Erispoë (851-857), puis son neveu Salomon (857-874), Poème, éd. F. Guizot, coll. Nominoë est une personnalité complexe qui a incarné des Mémoires une réelle souveraineté. relatifs à l’histoire Les dénominations changeantes de sa charge de France, dans l’administration carolingienne prouvent toute- 1824, fois qu’elle n’a jamais été assimilée par la chancellerie chapitre III, pp. 63-64. franque à un office de nature royale, alors qu’Erispoë Ce long poème et surtout Salomon sont nettement désignés du terme en forme de panégyrique a de rex par les clercs impériaux. été composé L’entreprise de Nominoë inaugure quatre décen- vers 826 pour la cour nies de paix précaire, marquées par plusieurs alliances carolingienne. formelles entre le Carolingien et le souverain breton 2. Arthur de en place, notamment le traité d’Angers après une nou- La Borderie (1827-1901), velle victoire remportée par Erispoë contre l’ost royal le « Lavisse breton », est de Charles le Chauve en 851. l’auteur d’une L’ancienne marche militaire franco-bretonne dispa- monumentale raît au profit d’un royaume breton institué sur une base Histoire de Bretagne en ethnique, comme l’avait été la Bavière avant lui. Le roi 6 volumes des Bretons Salomon gouverne désormais des territoires (1896-1914). LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 23
L’écl a i ra ge
C’est là que la fée Viviane retenait Merlin prisonnier.
P
lus encore que la forêt de Sherwood pour l’Angleterre, la forêt de Brocéliande rassemble tous les éléments du lieu mythique associant une géographie particulière et un motif imaginaire célèbre. Sa localisation géographique correspond aujourd’hui à la forêt de Paimpont, vaste étendue boisée située à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Rennes. Parcouru par la petite rivière de l’Aff, ce massif forestier abrite de très nombreux étangs au fond de vallées assez encaissées. Quelques points culminants y contrastent de façon saisissante avec le relief plat du pays rennais. Les futaies qui donnent son unité au lieu, interrompues par des zones de landes, inversent le rapport au paysage environnant en multipliant les petites clairières et les ambiances intimistes. L’association entre la géographie de cette contrée de haute Bretagne et la « matière de Bretagne » est un processus complexe, réalisé en deux étapes. Sous les formes « Brécilien », « Bréhélien », « Brékilien » ou même « Bréchéliant », le toponyme de Brocéliande se retrouve dans des documents du xviie siècle, et même dans un document médiéval, la Charte des usements et coutumes de la forêt de Brocéliande (1467). On sait par ailleurs que Geoffroy Plantagenêt,
NOTES 3. Chronique de Saint-Brieuc (Chronicon Briocense), éd. G. Le Duc et C. Sterckx, Klincksieck, 1972. 4. P. Le Baud, Histoire de Bretagne avec les Chroniques des maisons de Vitré et de Laval, éd. d’Hozier, 1638 ; Chroniques et Histoires des Bretons, éd. partielle C. de La Lande de Calan, Nantes, Société des bibliophiles bretons, 1907-1922.
duc de Bretagne (mort en 1186) et troisième fils d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, fut surnommé « seigneur de Brocéliande » sur la fin de sa vie par le troubadour aquitain Bertran de Born, à une époque où le rapprochement entre la dynastie Plantagenêt et la royauté arthurienne était très fort. L’incorporation de la forêt dans la géographie imaginaire arthurienne a donc des origines médiévales. De fait, les enchantements de cette forêt ont inspiré Chrétien de Troyes dès le xiie siècle dans son Yvain ou le Chevalier au lion. Le début du roman met en scène la Fontaine bouillante, dont l’eau répandue sur le perron par le passant déclenche l’orage et la tempête, avant qu’un mystérieux Chevalier noir, défenseur de la fontaine, ne vienne y imposer l’aventure du duel. Yvain, jeune chevalier impétueux et neveu du roi Arthur, y triomphe du Chevalier noir et épouse sa veuve, Laudine. Par la suite, la fontaine figure comme un élément central du roman, symbole de la porte sur l’Autre Monde celtique. L’« ÂME CELTIQUE » En effet, parti tournoyer durant une année, Yvain déçoit sa dame en oubliant sa promesse de revenir auprès d’elle. Rejeté par Laudine, il sombre dans la folie et vit en sauvage dans la forêt de Brocéliande, jusqu’à ce qu’un onguent magique le guérisse. Ce n’est qu’après avoir affronté plusieurs adversaires redoutables, accompagné d’un lion qu’il avait autrefois sauvé, qu’il gagne le pardon de Laudine, devenue entre-temps la « Dame de la Fontaine ». Beaucoup de commentateurs ont voulu reconnaître dans cette fontaine un édifice assez singulier que l’on peut encore visiter.
étendus jusqu’au Cotentin, à la Sarthe et au pays de Baud4 et d’Alain Bouchart5, deux chroniqueurs breRetz, et incarne l’apogée de la royauté bretonne, sorte tons proches de la cour ducale d’Anne de Bretagne de vice-royauté autonome unifiée relevant du royaume au moment de ses mariages successifs avec les rois de de Francie occidentale à l’instar du royaume d’Aquitaine. France Charles VIII (1491) puis Louis XII (1499). Mais l’éclat que représente le règne de Salomon Leurs travaux ne sont pas neutres. Face à la volonté débouche sur son assassinat en 874. Le déclin de des rois de rattacher le duché à la France (cf. Jean l’expansionnisme breton est alors enclenché, et la Kerhervé, p. 34), ils exploitent la référence historique royauté bretonne s’efface comme acteur politique de pour souligner que les Bretons sont des alliés particupremier plan, victime des rivalités entre aristocrates. liers des Francs, qui ne se sont jamais trouvés en situaLe titre royal disparaît avant même la victoire d’Alain tion d’infériorité. Le genre de la chronique universelle Barbetorte, arrière-petit-neveu de Salomon et héri- remontant traditionnellement à la Genèse et aux temps tier des derniers vestiges de son pouvoir, contre les bibliques puis romains, ils jouent de l’antériorité de Vikings venus du Nord en 937. la présence bretonne en Gaule romaine et de Cependant, le souvenir de Nominoë et l’ancienneté de leur christianisation par rapde ses deux successeurs dynastiques n’est port aux Francs de Clovis pour fonder la légitimité et le prestige de l’autonomie pas complètement oublié. Il ressurgit bretonne. cinq siècles plus tard dans la Chronique de Saint-Brieuc, une compilation historiographique inachevée préparée dans l’entourage du duc Jean IV vers 14003. EmpErEur Monnaie à l’effigie de Maximus, On retrouve ensuite la royauté bretonne roi breton devenu empereur des Romains au ive siècle, dont Arthur serait le descendant. du ixe siècle dans les travaux de Pierre Le
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LONDRES, BRITISH MUSEUM, DIST.RMN-GP/IMAGE BM
BROCÉLIANDE, FORÊT DE LÉGENDE
SELVA/LEEMAGE
Chrétien de Troyes n’est pas le seul auteur à évoquer la forêt de Brocéliande ou la fontaine de Barenton. Au milieu du xiie siècle, le chroniqueur Wace, familier de la cour Plantagenêt, témoigne dans le Roman de Rou de son voyage en Bretagne armoricaine pour y retrouver la trace des contes sur les merveilles de Bretagne entendus de la bouche de bardes bretons. Mais de l’aveu même de l’auteur, l’expédition fut vaine : « Je vis la forêt et je vis le pays ; j’étais en quête de merveilles, mais je n’en ai pas trouvé. Je revins aussi sot que j’étais parti. » Dans les romans arthuriens des siècles suivants, la forêt de Brocéliande réapparaît, notamment parce que la fée Viviane y retient Merlin prisonnier. Quant à la Bretagne elle-même, Chrétien de Troyes en fait à nouveau le théâtre d’une scène célèbre en localisant à Nantes, en présence du roi Arthur, le couronnement d’Érec à la fin du roman Érec et Énide. Mais au-delà de ces indices médiévaux, l’association entre Brocéliande et la forêt de Paimpont est à imputer à un certain celtisme du xixe siècle qui, en réaction à l’unification territoriale française en cours, a participé de l’« invention des régions », comme en Provence ou en Occitanie. Il s’agissait alors de mettre en avant l’« âme celtique » contre les développements du rationalisme et de la révolution industrielle dans les domaines intellectuel et socio-économique. Dans le prolongement ultérieur du celtisme, il revient au chimiste et bibliophile rennais Félix Bellamy d’avoir fixé, peu avant 1900, l’identification des lieux dans un ouvrage publié sous le titre aguicheur : La Forêt de Bréchéliant, la fontaine de Bérenton, quelques lieux d’alentour, les personnages qui s’y rapportent. A. C.
Ils célèbrent le légendaire couronnement royal de Nominoë, avec sceptre et diadème, et le montrent en bienfaiteur des églises, alors que Clovis lui-même est vite éludé (son baptême et son couronnement ne sont même pas rappelés), comme il l’était des Vies de saints du ixe siècle qui leur servent de repère. Au total, la magnanimité de Nominoë n’a d’équivalente que l’implication bienveillante dans les affaires bretonnes de Childebert, roi de Paris (511-558) et fils de Clovis, qui réorganise les diocèses bretons. Cette prudence dans la mise en scène de deux pouvoirs souverains qui se respectent conforte l’hypothèse d’un traité d’alliance entre rois mérovingiens et chefs bretons, mentionné par Ermold le Noir et peut-être lié au règne de Clovis lui-même : les Bretons n’auraient pas eu de tribut à payer aux Mérovingiens voisins en échange de leur renoncement au titre royal, pour lequel les rois francs ne voulaient pas avoir de concurrents en Gaule. L’objectif de ces chroniqueurs est double : démêler les aspects problématiques de la relation entretenue par les « rois, ducs et princes royaux de Bretagne » avec les rois de France, sensibles pour un duché jaloux de son
Viviane retient Merlin dans la forêt de Brocéliande pour qu’il lui enseigne ses secrets, illustration de Gustave Doré, 1868.
indépendance, et rappeler la force des droits d’Anne de Bretagne sur son duché, où la loi salique propre aux Francs ne s’applique pas puisque le principe de la souveraineté y est d’une autre origine. Dans l’ensemble il fut atteint. LA FIGURE DU ROI ARTHUR Nominoë ne représente pas la seule référence à la royauté dans cette principauté particulière. Le plus grand mythe fondateur de la royauté bretonne durant les temps médiévaux est plutôt à rechercher du côté de la figure du roi Arthur, historicisé sous les couleurs de la chronique par Geoffroy de Monmouth dans son Histoire des rois de Bretagne (1138) et par le clerc normand Wace dans son Roman de Brut (1155). Best-seller médiéval, l’œuvre de Geoffroy de NOTE Monmouth rassemble un vaste matériau auquel elle 5. A. Bouchart, donne l’apparence de l’épaisseur historique. Puisant à Grandes une double tradition écrite et orale qui fait d’Arthur un Chroniques de Bretagne, chef de guerre breton repoussant les assauts des enva- texte établi par M.-L. Auger hisseurs saxons pour défendre la paix et la chrétienté et G. Jeanneau, dans l’île de Bretagne (la Grande-Bretagne actuelle), 1986. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 25
TrisTan eT LanceLoT Le redoutable Lancelot (à droite) au combat contre Tristan, enluminure du xve siècle.
À SAVOIR
La « matière de Bretagne »
Ce que l’on appelle la « matière de Bretagne » et qui a donné corps aux légendaires figures d’Arthur et de ses compagnons désigne en fait les exploits du roi breton sur l’île de Bretagne, soit la Grande-Bretagne. Si la « Petite Bretagne » (l’Armorique) figure parfois dans ces aventures de la matière arthurienne, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait été le siège des exploits du roi Arthur lui-même. Au vrai, seuls trois chevaliers de la Table ronde, Lancelot de Bénoïc, Tristan de Léonois et Bohort L’Essillié, cousin de Lancelot, ont des origines en Bretagne armoricaine ; et des hauts lieux du monde arthurien, seul le lac de la Fée Viviane, où Merlin serait retenu captif, y est régulièrement implanté, mais ce n’est le cas ni de Tintagel, ni de Camelot, ni de Salesbières. Tous les éléments de l’espace breton communément désignés comme « arthuriens » sont seulement imprégnés des présences que chacun veut bien y mettre, à l’appui des contes et légendes narrant les grandes heures de la vie de Merlin, de Viviane ou d’Yvain.
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Geoffroy est le premier à l’ériger en roi conquérant, unificateur de la Bretagne insulaire et triomphateur de l’empereur romain lui-même. Seule la trahison de son neveu Mordret terrasse ce roi élu de Dieu, alors que sa grande victoire sur les Saxons au mont Badon (483), lieu non identifié de Grande-Bretagne, a accordé un répit à ses sujets. Traduisant cette « matière » en ancien français, Wace est bien plus qu’un admirateur servile puisque c’est lui qui invente le thème de la Table ronde et de ses chevaliers. Dès lors, la « matière de Bretagne », bien distincte de la « matière de Rome » (portant sur les héros de l’Antiquité) et de la « matière de France » (centrée sur Charlemagne et ses paladins), est lancée. Son immense succès, relayé par Chrétien de Troyes en France, mais aussi Béroul ou Thomas d’Angleterre de l’autre côté de la Manche, ne se démentira plus. Cette matière apporte à l’image de la royauté bretonne ce que Nominoë ne pouvait lui offrir : des origines prestigieuses, une inscription dans la longue durée historique, un cycle de batailles glorieuses soutenant un véritable patriotisme breton avant la lettre, et un messianisme quasi identitaire. En effet, au-delà d’Uther Pendragon son père, la généalogie d’Arthur remonte à Maximus, roi breton devenu empereur des Romains à la faveur des soubresauts militaires de l’empire au ive siècle, et surtout à Brutus qui, à l’instar de son arrière-grand-père Énée quittant l’antique cité de Troie en flammes pour aller
BNF, FRANÇAIS 112 FOLIO 72R
Seuls ces deux chevaliers de la Table ronde ainsi que Bohort L’Essilié ont des origines en Bretagne armoricaine.
La Bretagne moderne ne revendique pas le souvenir de ces rois qui restent pourtant bien présents dans la tradition orale fonder un nouveau foyer en Italie, aborde une île inconnue qui devient éponyme : la « Britannia » (GrandeBretagne) des premiers Bretons. L’exploitation du mythe des origines troyennes, reprise de l’Histoire des Bretons (Historia Brittonum) longtemps attribuée à un Gallois nommé Nennius (ixe siècle), est un grand service rendu par Geoffroy de Monmouth à la cause bretonne : l’ascendance troyenne est la référence des références au sein des cours royales médiévales (les Capétiens font la même chose avec Clovis descendant de Francion ou Francus, fils d’Hector), et elle donne une noblesse incomparable à tout ce qu’elle touche.
BRITISH LIBRARY/AKG
L’ILE MERVEILLEUSE D’AVALON La richesse de la généalogie d’Arthur permet en outre de donner du lustre à la figure de Conan Mériadec, cousin de l’empereur Maximus qui l’installe comme roi à l’extrémité occidentale de la Gaule romaine pour en faire une « deuxième » Bretagne. Selon Geoffroy de Monmouth, après Arthur, la puissance de la royauté bretonne insulaire résiste encore aux Saxons jusqu’au roi Cadwalladr, mais ne se prolonge pas en Bretagne armoricaine. Les ressorts de cette matière de Bretagne apparaissent donc inépuisables, et il ne faut pas s’étonner qu’elle ait revêtu une dimension populaire au Moyen
Henri ii Pour le Plantagenêt, à la tête de la principauté
bretonne au xiie siècle, la référence à la royauté arthurienne permet de rassembler Petite et Grande Bretagne.
Age. Wace évoque ainsi les conteurs bretons qui « disent maintes fables » sur Arthur et la Table ronde, et le troubadour occitan Peire Vidal réprouve en 1187 les moqueries que rencontre le thème de la survie d’Arthur dans l’île merveilleuse d’Avalon, l’île des fées, le monde des morts, après son abdication sur le champ de bataille de Camlann. A la même époque, Henri II Plantagenêt devient maître de la principauté bretonne. Il concède aux seigneurs bretons que l’héritier tout juste né chez son fils Geoffroy de Bretagne soit prénommé Arthur, en souvenir du grand roi. La référence à la royauté arthurienne a donc quelque chose de rassembleur dans une forme « panbrittonique ». A la fin du Moyen Age, la monarchie d’Angleterre revendique plus nettement ses origines arthuriennes insulaires pour les opposer à la France dans la guerre de Cent Ans. Arthur est donc repoussé du côté anglais, même si la grandeur de sa geste est appréciée de toutes les cours européennes. Cependant, en Bretagne, du temps des prédécesseurs immédiats de la duchesse Anne confrontés à la volonté des rois Valois de réduire leur puissance, il reste valorisé pour soutenir les prétentions du duc à l’autorité en son duché. Non pas que la référence royale soit maintenue telle quelle : la Chronique de Saint-Brieuc expose « qu’il y eut un roi autrefois,/ Maintenant un duc qui a mêmes droits/ Que le roi, ni plus ni moins ». Le titre royal n’est donc pas explicitement revendiqué, mais le duc se comporte comme un roi parce qu’il considère tenir son duché « par la grâce de Dieu » et se sent responsable de ses peuples, qu’il veut unir autour de lui et gouverner selon des pouvoirs en tout point régaliens. Avec le temps, que reste-t-il du souvenir de cette royauté ? A-t-elle totalement disparu avec le rattachement de la Bretagne à la France scellé en 1532 ? On peut remarquer qu’il n’y a pas eu d’attachement en Bretagne moderne puis contemporaine à la dynastie de Nominoë, pas de nécropole vénérée ni de culte royal, contrairement au culte de Venceslas en Pologne ou d’Étienne en Hongrie. Le roi breton a seulement été honoré d’une statue érigée en 1952 à Ballon (aujourd’hui Bains-sur-Oust), en souvenir de sa victoire sur Charles le Chauve, avant qu’une autre statue ne vienne orner le parvis de la cathédrale de Dol-de-Bretagne (2010). En revanche, depuis la royauté bretonne du ixe siècle, les frontières de la province historique ont peu bougé. Dans la culture orale, La Villemarqué a collecté pour son Barzaz Breiz (1839 puis 1845) un chant intitulé « Tribut de Nominoë ». Le roi Arthur est aussi présent dans d’autres chants collectés, notamment le fameux « Dialogue entre Arthur, roi des Bretons, et Gwynglaff », enjeu d’une féroce controverse seulement refermée en 1924. C’est peut-être la marque de la survivance d’une ombre portée culturelle, participant du sentiment de profonde originalité que nourrissent plus ou moins confusément beaucoup de Bretons vis-à-vis de leur passé. n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 27
Pardon Depuis le Moyen Age, des milliers de pèlerins viennent implorer Notre-Dame de Kergoat pour guérir de maladies liées au sang.
Le peintre Jules Breton assista au pardon de 1890 et exprime ici l’intensité de la ferveur religieuse (Quimper, musée des Beaux-Arts, 1891).
Une terre de mission Particulièrement réceptive au discours sur la mort que tenait l’Église, la Bretagne fut au xviie siècle un véritable laboratoire de la Contre-Réforme. Par JOËL CORNETTE
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publié Histoire de la Bretagne et des Bretons (Seuil, « Points histoire », 2015).
ainsi en permanence devant les yeux les orbites creuses de leurs aïeux. Cette intimité macabre dont témoignait aussi la croyance en l’Ankou, ce terrifiant squelette à la faux dont on disait qu’il venait chercher ceux qui étaient promis au trépas, a créé un terrain idéal pour une pastorale de la mort. L’Église a su l’utiliser, surtout au xviie siècle, lors de la grande offensive de la Contre-Réforme. La Bretagne fut un laboratoire de choix pour l’expérimentation des formes de « bonne croyance » que le concile de Trente (1545-1563) reformula : jamais, sans doute, l’Église n’a autant innové dans la manière de diffuser son message, dans sa manière d’imposer « un
RMN-GP/MATHIEU RABEAU
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n Bretagne plus qu’ailleurs la mort imprimait de sa marque sombre les croyances, les comportements et les rituels, jusqu’aux sépultures dans l’église. C’est ainsi qu’à Malestroit, le soir du 8 décembre 1606, Guillaume Pouays alla déterrer sa femme dont le corps avait été placé dans le cimetière le 2 novembre, « à cause qu’elle [était] décédée de la contagion », pour l’enterrer « en l’église monsieur saint Michel ». La spécificité bretonne était bien cette étrange et familière relation entretenue avec la mort. DubuissonAubenay, un voyageur de passage à Quimper en 1636, ne put retenir sa surprise devant « une maisonnette remplie d’os ». En basse Bretagne, outre ces ossuaires, il était courant de mettre en valeur le crâne des défunts dans des boîtes, nominatives pour les notables : certains avaient
Membre du comité scientifique de L’Histoire et professeur à l’université Paris-VIII, Joël Cornette a notamment
QUI A PEUR DE L’ANKOU ?
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CHRISTOPHE BOISVIEUX/AGE FOTOSTOCK
respect impliquant une soumission à l’égard des valeurs, des lieux, des usages ou des personnes jusque-là traités avec familiarité »1. Cette « bataille du respect » fut menée sur de nombreux fronts : le maniement des reliques, l’interdiction de la taverne comme celle des veillées, la dénonciation des « chansons et autres bouffonneries » comme la déférence due au prêtre. Ainsi, les évêques, lors de leurs visites pastorales, ordonnaient de ne pas approcher les prêtres à moins de « deux enjambées » durant les processions. DES TORRENTS DE LARMES Dans cette grande entreprise de discipline, les missions étaient la pièce maîtresse du projet d’évangélisation. Avec le Poitou (largement acquis au calvinisme), le Dauphiné et le Languedoc, la Bretagne fut l’une des provinces où s’exerça la mission de reconquête catholique menée par les Jésuites. A la fin des années 1610, Michel Le Nobletz décida d’évangéliser la population de Douarnenez, dans l’actuel Finistère. Pour convaincre une population en majorité analphabète, il fonda sa prédication sur d’étranges cartes de géographie, qui indiquaient les routes à suivre au long de sa vie pour gagner son salut, « la vie de l’homme, les dangers qu’il doit éviter, et les vertus qu’il lui faut pratiquer, pour arriver au port de la vie éternelle ». Cette bande dessinée avant la lettre obtint un succès immédiat auprès des fidèles. Elle fut reprise par Julien Maunoir, un Jésuite qui succéda à Michel Le Nobletz. La technique des images peintes chargées d’édifier les fidèles, appelées « taolennou », fut adaptée durant les siècles suivants, et jusqu’en 1950, par des prêtres allant de paroisse en paroisse organiser de spectaculaires missions. Ces tableaux constituent un document, sans doute unique au monde, sur les messages que l’Église catholique a diffusés dans les villes et surtout dans les campagnes bretonnes. Entre tous ces missionnaires, Julien Maunoir se distingua par son ardeur : infatigable, entouré de toute une équipe de prêtres, il effectua, entre 1640 et 1683, 439 missions en basse Bretagne. Chacune d’elles durait de trois semaines à un mois. Une journée représentait au moins douze heures de contact effectif entre les fidèles et les missionnaires. On se levait, en effet, en pleine nuit, à 4 heures, quand les cloches sonnaient à toute volée dans la paroisse, et le travail d’évangélisation débutait pour ne se clore que vers 18 heures. Vingt missionnaires étaient à l’œuvre en permanence. Chaque paroissien bénéficiait ainsi de plusieurs heures d’un contact personnel avec le prêtre, où le catéchisme et la confession jouaient un rôle important. En fin de mission, les journées s’allongeaient jusqu’à 20 ou 21 heures. Enfin, une procession sensationnelle était organisée le dernier jour. Plusieurs dizaines de fidèles étaient désignés par le père Maunoir pour figurer les apôtres et les martyrs et pour jouer les scènes de la Passion, tandis que le clergé précédait le « très Saint Sacrement de l’autel » et que l’assistance entonnait des
u lendemain du décès de mon grand-père, ma grand-mère nous dit qu’elle entendit, deux jours auparavant, une charrette faire le tour de la maison : c’était là, assurément, le char de l’Ankou et l’annonce d’une mort prochaine : « Lorsque l’Ankou se met en route pour sa tournée, sa charrette est dit-on pleine de pierres, afin de rouler plus lourdement et de faire plus de bruit » (Anatole Le Braz, La Légende la mort). Personnification du trépas, l’Ankou occupe une place exceptionnelle dans l’imaginaire des Bretons, de basse Bretagne surtout : le voici à Bulat (Côtes-d’Armor), bouche ouverte, nous interpellant pour nous montrer que le vif que nous sommes sera inéluctablement saisi par la mort. L’Ankou est l’héritier d’une double filiation culturelle : préchrétienne mais aussi catholique, quand la Contre-Réforme s’est emparée de la terreur inspirée par la mort pour convertir les fidèles.
cantiques en breton. On parvenait ensuite à un espace dégagé : une clairière, un champ de foire, le bord d’une rivière, où les fidèles venaient adorer le Saint Sacrement. C’était alors l’apothéose de la mission : Maunoir prêchait, sur la Passion, sur l’ampleur de la dette contractée par chacun à l’égard du Christ, avec parfois des effets spectaculaires. En 1644, à Plouhinec, il fit monter sur un théâtre des enfants qui devaient poser des questions au nom des vivants. Il avait aussi pris soin de placer, sous la scène, d’autres habitants du village, qui devaient prononcer les réponses des damnés. De nombreux témoignages évoquent les torrents de larmes des fidèles, des scènes proches de l’hystérie, des paysans se bousculant pour baiser la robe de Maunoir… Succès ou échec d’une telle entreprise ? Car la distance est grande entre la religion des fidèles et celle des clercs : quelle ne fut pas la surprise de Maunoir, lors de sa mission dans l’île d’Ouessant, en 1641, de voir les îliens attendre de lui, tel un sorcier, l’accomplissement de miracles ! En fait, la clé du succès de l’entreprise de christianisation a tenu avant tout à la création d’institutions plus durables, comme des sémi- NOTE naires (Tréguier en 1649, Saint-Brieuc en 1664, Vannes 1. Cf. A. Croix, La Bretagne en 1680), capables de former un clergé instruit, apte aux xvie et à s’adapter aux fidèles : le souci constant de Maunoir xviie siècles. vie, la mort, fut de convertir d’abord le clergé pour transformer, en La la foi, Maloine, quelque sorte, chaque prêtre en missionnaire. n 1981. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 29
Chansons et complaintes
L’arme des pauvres L’ethnologue Donatien Laurent a recueilli à partir des années 1950 des centaines de complaintes anciennes, transmises oralement à travers les siècles par les Bretonnes et les Bretons. Un trésor irremplaçable. Entretien avec DONATIEN LAURENT
L’Histoire : Vous êtes un pionnier de l’enquête orale dans la Bretagne de l’après-guerre. Pourriez-vous nous raconter votre expérience ? Donatien Laurent : J’ai mené à partir des années 1950 des enquêtes orales auprès d’informateurs au répertoire exceptionnel : avant tout, Marie Huilliou de Langonnet que m’avait présentée mon maître JeanMichel Guilcher, récemment disparu, mais aussi des chanteuses comme Catherine Gwern, Marie Boudehen ou les sœurs Goadec qui connaissent quantité de complaintes historiques au répertoire tragique (gwerziou) et de « chansons pour rire » (soniou) aux racines souvent très anciennes. Mais cette démarche n’est que la poursuite d’une série de travaux qui ont débuté au xixe siècle avec Aymar de Blois. Cet officier de marine polyglotte, devenu membre en 1805 de l’Académie celtique, joignait à la pratique des dialectes bretons
ColleCtes Au cours
des années 1950-1970, Donatien Laurent a collecté dans les campagnes les chants traditionnels bretons, révélant la richesse insoupçonnée de cette littérature orale.
30 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
la connaissance peu commune d’éléments du gallois. Issu de la petite noblesse terrienne de basse Bretagne, Aymar de Blois était suffisamment averti des vraies ressources de la tradition pour distinguer entre la poésie orale authentique et les mièvreries ampoulées à la mode chez les lettrés bretonnants. C’est lui le pionnier. Théodore Hersart de La Villemarqué (1815-1895), auteur du monumental Barzaz Breiz, s’est inscrit luimême dans les pas de ce précurseur. L’H. : Parmi ces complaintes, le récit du meurtre de Louis Le Ravallec, au xviiie siècle. Qu’est-ce que cela nous enseigne sur la mémoire orale ? D. L. : Cette histoire figure dans le Barzaz Breiz en une version brève « arrangée » par l’auteur sous le titre « Le pardon de Saint-Fiacre ». Le récit n’avait pas suscité l’intérêt de La Villemarqué qui le considérait comme trop récent : les faits qui se sont déroulés dans la paroisse de Langonnet remontent « seulement » à 1732 ! L’identité même du héros lui avait échappé en raison du déchiffrement fautif de l’inscription qui avait d’abord piqué sa curiosité et qui sert d’invitation au lecteur dans son ouvrage : « Sur le devant de l’ossuaire du Faouët, écrit-il, parmi les petits reliquaires qui y sont rangés, il en est un plus vieux que les autres, blanchi par la pluie et sans croix, sur lequel on lit ces mots : CI-GÎT LA TÊTE DE LOUIS RAUSEHAULET. » Un peu plus bas La Villemarqué dit aussi
CLAUDE PRIGENT/LE TÉLÉGRAMME
Ethnologue, ancien directeur du Centre de recherche bretonne et celtique, Donatien Laurent a notamment publié Aux sources du Barzaz Breiz (Ar Men-Le Chasse-Marée, 1989).
ROIGNANT/ANDIA.FR ; © ADAGP, PARIS 2017
SœurS Goadec Maryvonne, Anastasie et Eugénie Goadec ont popularisé dans les années 1960 les gwerziou, ces complaintes en breton transmises de génération en génération. Depuis 2014, leurs statues trônent à Carhaix (Annick Leroux). qu’il se nomme « Loéiz Rozaoulet, ou Raoualet, selon la prononciation de la haute Cornouaille ». Entraîné par des jeunes gens de sa connaissance au pardon de Saint-Fiacre, le jeune homme est assassiné sur le chemin de Kerli et jeté dans la rivière du Faouët pour une histoire de jalousie : on lui reprochait son amour pour la belle Marianna. François-Marie Luzel, autre enquêteur de tradition orale au xixe siècle et Fanch Gourvil au siècle suivant, l’un et l’autre ignorants du dialecte vannetais, ont affirmé n’avoir jamais trouvé trace d’un tel récit. J’ai pourtant pu recueillir une vingtaine de versions de cette gwerz, transmises durant près de deux siècles. C’est à Paris, d’abord, grâce à mon ami Pierre Le Padellec, que mon attention a été attirée par un chant qui évoquait un jeune homme de Langonnet pieux et amoureux d’une jeune fille, assassiné par ses camarades alors qu’il insistait pour rentrer chez lui « avant le coucher du soleil ». A Langonnet j’ai collecté plusieurs versions du même chant. Et plus je m’éloignais de Langonnet, plus j’avais des versions imprécises (par exemple, sans le nom des protagonistes). C’est toujours ainsi ; inversement, plus on se rapproche des lieux, plus la version est documentée. Toujours est-il que Louis Le Ravallec a existé et qu’il a succombé à une mort violente : j’ai retrouvé aux archives de Vannes les pièces du procès ouvert dès 1732 et qui s’est achevé par un non-lieu en 1736. L’H. : Vous avez aussi réhabilité Théodore Hersart de La Villemarqué, pionnier de l’enquête orale. Pourquoi a-t-il été considéré comme un faussaire ? D. L. : La Villemarqué est né en 1815 à Quimperlé d’un père morlaisien et d’une mère originaire de Nizon, près de Pont-Aven, qui l’avait sensibilisé dès son plus jeune
âge aux chants bretons. En 1833, il s’est lancé dans la collecte de chants. Il s’était juré de prouver que le peuple illettré de Bretagne avait conservé à travers sa poésie orale le souvenir des événements marquants de son histoire depuis son débarquement en Armorique au vie siècle jusqu’à la Révolution de 1793. Ce sera le Barzaz Breiz, publié en 1839. Personne ne songeait alors à mettre en doute son authenticité. En 1867, pourtant, lorsque paraît le troisième état de l’ouvrage, La Villemarqué est accusé d’avoir remanié, voire inventé, les plus beaux poèmes du recueil. Il aurait pu contrer ces attaques car il avait conservé toutes ses notations de terrain : trois carnets totalisant plus de 700 pages et dont le contenu s’échelonne de 1833 à 1892. Ces carnets qui m’ont été remis par son petit-fils s’offrent donc à une analyse dialectologique qui permet de vérifier l’authenticité des chants. La Villemarqué signale en marge du texte les réflexions que lui inspirent les chants recueillis, ainsi que des indications géographiques en français, « pointe du raz », « sur une route »… J’ai étudié le premier des trois carnets et prouvé que tous les textes, sauf deux, ont été notés sous la dictée de chanteurs qui les tenaient eux-mêmes de la tradition orale. L’H. : Comment expliquer l’extraordinaire présence en Bretagne de cette tradition orale ? D. L. : Parce qu’il s’agit de poésie chantée. La versification et la musique qui lui sont associées fixent une mémoire transmise par des poètes populaires dont le nom est tu et qui composent des chants à la demande. Cette mémoire populaire est essentielle pour contrecarrer la mémoire officielle, celle de l’autorité, de l’Église comme de l’État. Reprenons l’exemple de Louis Le Ravallec. On sait, grâce aux archives judiciaires, LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 31
L
e Barzaz Breiz. Chants populaires de la Bretagne de La Villemarqué paraît en 1839 à Paris avec la caution de plusieurs personnalités, dont l’historien Augustin Thierry, convaincu de la valeur de ces chants bretons comme documents d’histoire. L’ouvrage connut un extraordinaire succès dans toute l’Europe : plusieurs chants du recueil ont aussitôt été traduits en Angleterre, en Allemagne, en Suède et en Pologne. En 1845, la seconde édition du recueil est enrichie de 30 « ballades historiques » qui s’échelonnent entre le ive siècle et la chouannerie. La troisième, en 1867, suscite une querelle au Congrès celtique de Saint-Brieuc, certains accusant l’auteur d’avoir remanié, voire inventé, les plus beaux poèmes. Ci-dessus : extrait de la 8e édition, 1883.
que le père du jeune homme avait dénoncé les assassins au procureur fiscal. Au bout d’un an de procédure, le juge a établi un non-lieu, considérant que la victime était morte noyée après s’être enivrée. Le père a relancé la procédure en obtenant de changer de cour. Un témoignage crucial, celui d’une certaine Anne Piouff, indiquant que le corps retrouvé dans la rivière était couvert de sang et que des coups avaient précédé, a été écarté. Nouveau non-lieu ! Dans les minutes du procès il n’est jamais question de la jeune fille dont était amoureux Louis et qui apparaît dans le Barzaz Breiz sous le nom de Marianna de Langonnet. La tradition orale cherche donc à rétablir la vérité par rapport à la justice. La vérité ne peut se défendre qu’oralement car l’écrit est entre les mains des juges et des puissants. « Cette chanson-là est vraie », telle est la formule sans cesse répétée à la fin des gwerziou. Cette tension entre la version officielle et la version chantée recoupe également des rivalités à l’intérieur d’une communauté, transmises au fil des générations. Ainsi, lorsque je me suis rendu pour la première fois à Langonnet et que j’ai prononcé le nom de Louis Le Ravallec, mon premier informateur m’a brusquement indiqué la porte, refusant de répondre et m’intimant de sortir. 32 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
L’H. : Peut-on parler d’une « culture populaire » ? D. L. : Une culture qui se transmet oralement par des gens illettrés pendant des siècles, c’est bien une culture populaire ! C’est à l’ombre du romantisme qu’est apparu en Europe, dans les milieux cultivés, un vaste mouvement d’intérêt pour la poésie populaire. Commencé dès la fin du xviiie siècle, ce mouvement a gagné la France avec un certain retard puis a suscité la publication de nombreux ouvrages. Auparavant, nul ne se souciait de les transcrire et c’est un miracle si quelques témoignages très anciens nous sont parvenus, comme la chanson des maçons dans le Mystère de sainte Barbe, transcrite en 1632. Mais ces quelques chansons ne sont que l’affleurement visible d’un gisement que l’on ne songera à exploiter qu’au xixe siècle. Ce qui intéresse alors les milieux lettrés n’est pas tant la chanson que son caractère historique et légendaire et ce qu’elle nous apprend des coutumes anciennes. L’engouement fut tel qu’il a pu conduire à des erreurs : négligeant les authentiques gwerziou, on a fabriqué de fausses romances médiévales pour illustrer de pseudo-récits historiques. C’est à la petite noblesse terrienne de basse Bretagne que la curiosité devra de s’orienter dans une voie plus féconde. Bilingues, bercés par les chansons de leurs nourrices, mais participant aussi de la culture dominante et entraînés par les mêmes courants, les habitants des manoirs étaient prêts à comprendre la curiosité insistante des milieux lettrés et avaient les moyens de la satisfaire. Dans ses Recherches sur les ouvrages des bardes de la Bretagne armoricaine, l’abbé Gervais de La Rue (1751-1835) affirmait l’origine bretonne des romans épiques français du Moyen Age et invitait les « littérateurs bretons » à fouiller leurs bibliothèques. Ce fut sans doute dans les manoirs bretons l’étincelle qui déclencha le processus de redécouverte d’un gisement historique sans équivalent. n (Propos recueillis par Yann Rivière.)
DR
Le « Barzaz Breiz »
L’H. : Ne retrouve-t-on pas des traditions semblables dans les autres provinces françaises ? D. L. : Je crois que cette tradition est tout à fait originale car en Bretagne c’est l’arme des pauvres contre la justice et contre les riches. La particularité du répertoire breton est notamment la précision des noms de lieux et de personnes qui permet de retrouver les traces historiques des chansons en comparant avec des archives écrites. La tradition française procède par généralisations, du type « la fille du boulanger », tandis que la chanson bretonne précise « Marianna, la fille de tel boulanger, dans tel village ». Les gens savent que cela s’est passé à tel endroit. Et dans aucune autre région française une tradition orale chantée ne remonte aussi loin dans le temps. Des gwerziou transmises jusqu’à nos jours évoquent les mouvements populaires du xve siècle ou encore la célèbre conspiration du marquis de Pontcallec en 1719.
BREST, MUSÉE DES BEAUX-ARTS ; JOSSE/LEEMAGE
2. LE « FOUDROYANT »
Bateaux de commerce ou de guerre partent souvent des ports bretons. Ici la rade de Brest (A. Mayer, xixe siècle).
La plus maritime des provinces Rattachée à la France par le double mariage de la duchesse Anne, la péninsule, active et prospère, envoie marins, corsaires et pêcheurs sur tous les océans. Tout en devenant elle-même une destination prisée.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°00 33
Pourquoi la Bretagne est devenue française En 1491, Anne de Bretagne épouse le roi de France. C’est l’épilogue de plus d’un siècle de conflits entre une monarchie centralisatrice et un véritable État. Par JEAN KERHERVÉ Professeur émérite à l’université de Brest, Jean Kerhervé a notamment publié L’État breton aux xive et xve siècles. Les ducs, l’argent et les hommes (Maloine, 1987). Ce texte est la version revue de « Comment la Bretagne est devenue française », L’Histoire n° 147, septembre 1991.
Hermines Jean V, représenté au xve siècle dans
le Grand armorial équestre de la Toison d’or avec les hermines, « fleurs de lis » bretonnes.
34 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
BNF, ARSENAL RES-MS-4790 FOLIO 69
M
ardi dernier à Langeais furent faites les épousailles du roi et de la reine, notre souveraine dame, et cette nuit-là, audit Langeais, ils couchèrent ensemble et la reine laissa là son pucelage. Hier, à heure de dîner, le roi arriva au Plessix, et au soir la reine, et ils y firent bonne et grande chère. Nous avons bien voulu vous en avertir, afin que vous fassiez faire des processions générales, feux de joie et toutes choses joyeuses, en remerciant Dieu1. » C’est en ces termes laconiques que les bourgeois envoyés par la ville de Rennes à Langeais pour assister au mariage de la duchesse Anne de Bretagne et du roi de France Charles VIII rendent compte à leurs compatriotes des événements du 6 décembre 1491. La joie de commande cache mal l’amertume des Bretons devant le traitement cavalier que leur a réservé leur nouveau maître. Ce récit corrobore ce que l’on sait de la froideur des cérémonies de Langeais : mariage hâtif, absence de faste, empressement du milieu royal à faire consommer l’union pour la rendre irréversible. Ce mariage, qui intervient au terme de cinq années de conflit violent, marque en effet la fin de l’ambitieuse aventure de la dynastie des Montforts, dont Anne est
Le premier mariage Le 6 décembre 1491, la duchesse Anne épouse Charles VIII de France. Un mariage de raison imposé par
les Valois après cinq années d’affrontement : dernière descendante des puissants Montforts, la duchesse régnait sur une principauté reconnue en Europe désormais contrôlée par le royaume de France (détail du vitrail de Champigneulle, 1885, mairie de Vannes).
FANCH GALIVEL/ANDIA.FR
la dernière descendante directe. Depuis leur accession au trône en 1364, les Montforts ont construit un État princier, de plus en plus gênant pour le roi de France. Étendue sur 35 000 km2, la principauté compte environ 1 million d’habitants à la fin du Moyen Age. Naturellement tournée vers l’ouest, la Bretagne se trouve au cœur des grandes routes commerciales de l’Atlantique (cf. Olivier Chaline, p. 44). Au xiiie et au début du xive siècle, la Bretagne a subi l’influence du royaume de France, qui a installé à sa tête une dynastie ducale issue de la lignée capétienne, pour tenter de l’assimiler en douceur. Cette politique s’est heurtée à des oppositions tenaces, comme en témoigne la guerre de succession (1341-1364), épisode breton de la guerre de Cent Ans. La victoire de Jean IV de Montfort sur les Penthièvre à Auray, le 29 septembre 1364, marque le recul durable de l’influence française. Elle pousse la Bretagne à jouer, sous l’égide de ses princes « naturels », une carte politique personnelle.
roi autrefois,/ Maintenant un duc qui a mêmes droits/ Que le roi, ni plus ni moins ». Cette référence aux souverains d’autrefois s’appuie sur le mythe, ou le forge au besoin lorsque la tradition issue de l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, historien gallois du xiie siècle, ne permet pas d’établir la chaîne ininterrompue des rois qui auraient régné sur l’île de Bretagne (cf. Amaury Chauou, p. 22). Pareil héritage distingue les ducs parmi tous les autres princes territoriaux. Il est donc légitime de les glorifier, et les portraits flatteurs qui émaillent les ouvrages historiques soulignent leur allure de « princes bien magnifiques » et « l’état royal » de leur train d’existence ; ils mettent en avant leurs qualités humaines et leurs vertus politiques, garantie de sauvegarde et de prospérité pour leur peuple. L’amour du prince pour ses sujets, son dévouement à la chose publique appellent NOTES en contrepartie la fidélité des Bretons. D’où la volonté 1. Archives répétée d’exalter les succès des grandes heures d’unité municipales de (texte LOUIS XI, L’ENNEMI nationale, de condamner les traîtres, tel Du Guesclin Rennes modernisé). En effet, qu’il s’agisse de littérature administra- passé au service du roi de France, qui « Trop grand deuil 2. Les citations tive, historique ou même de poésie, les documents de en son cœur avait/ De la guerre et dissension/Étant entre qui suivent sont extraites des la fin du Moyen Age témoignent de l’émergence d’un sa nation/ Et les Français qu’il aimait ». œuvres de D’où, encore, la nécessité de clouer au pilori les Guillaume de « nationalisme » breton. Du temps de Jean IV à celui de la duchesse Anne, des chroniqueurs, méconnus par ennemis des ducs, au premier rang desquels on recon- Saint-André, Jean de Saintl’histoire littéraire royale, se sont ainsi succédé pour naît, même si son nom n’est pas cité, Louis XI : « Prince Paul, Pierre Alain soutenir l’entreprise des ducs2. Ils justifient les préten- qui hait avoir puissant voisin […]/ Prince qui porte et sou- Le Baud, Bouchart ou tions des princes bretons en rappelant qu’« il y eut un tient les mauvais/ Contre les bons, l’honneur de son palais Jean Meschinot. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 35
Le duc estime ne devoir au roi « serment, féauté, ni ligence ». Mais il exige de ses vassaux une obéissance « à lui seul »
Conseil ducal
Chambre des comptes
Chancellerie
Sénéchaux
Cour de parlement
Trésorerie et recette générale
Recettes domaniales
Nomination
États de Bretagne
Recettes du fouage
Dépendance hiérarchique
Tribunaux de baillie Présidence
Des institutions d’État
Le duc contrôle un ensemble administratif fortement hiérarchisé et étendu à la totalité du territoire. Les états de Bretagne, institution représentative de la population, relaient le pouvoir ducal, plus qu’ils ne s’opposent à lui.
Couronnement François Ier est couronné en 1442 dans la cathédrale de Rennes. Le duc, entouré des évêques de Bretagne et de l’élite aristocratique, porte déjà la couronne à hauts fleurons et reçoit l’épée. Le cérémonial s’inspire du sacre royal de Reims, l’onction en moins.
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DES DUCS À LA STATURE ROYALE Si les ducs n’ont jamais explicitement revendiqué le titre royal, le formulaire de leur chancellerie et le langage de certains de leurs porte-parole à l’étranger ou de leurs partenaires politiques en disent long sur l’idée qu’ils se font de leur pouvoir. Une phrase de l’historien Pierre Le Baud, empruntée aux archives judiciaires du pays, la résume parfaitement : « Le duc était aussi bien dans son duché comme était le roi à Paris. » La revendication de souveraineté s’exprime de multiples manières. Et d’abord dans le refus de l’hommage lige, le duc estime ne devoir au roi « serment, féauté, ni ligence ». Mais il exige de ses propres vassaux une obéissance à « lui seul et contre tous », véritable défi à l’autorité monarchique. Ce refus s’explique par la conviction qu’ont les Montforts de tenir leur pouvoir de Dieu : la formule « duc par la grâce de Dieu » apparaît systématiquement sous Jean V et ses successeurs à partir de 1417. Le pape Martin V y souscrit en 1418 lorsqu’il affirme que « le duc de Bretagne tient son pouvoir de la largesse divine, comme tout roi et prince ». Il en va de même du port de la couronne « royale » de Bretagne, « le grand cercle d’or » que l’on pose sur la tête du prince le jour du couronnement dans la cathédrale Saint-Pierre de Rennes et dont les « dix assiettes », plaques garnies de pierreries, et surtout les « hauts fleurons » arrogants font ombrage au roi. Lorsque s’institutionnalise cette cérémonie et que la couronne royale apparaît clairement dans la documentation écrite et figurée (1442), il y a déjà longtemps que les princes bretons se sont forgé une stature de souverains, utilisant à leur profit la notion romaine de lèse-majesté à laquelle se réfère Jean IV dès 1384 pour obliger les habitants de Saint-Malo, coupables de rébellion, à lui faire amende honorable. Aussi, lorsque la duchesse Anne déclare, en 1490, pendant la guerre d’indépendance, que « tous ceux qui obéiraient au roi de France seraient coupables de lèsemajesté », ce qui revient à inverser la hiérarchie des pouvoirs dans le royaume, son attitude apparaît comme la conséquence d’une évolution plus que séculaire. On ne saurait donc s’étonner de voir le prince inclure au nombre de ses « droits royaux et ducaux », corroborés par la grande enquête que diligente Pierre II en 1455, toute une série de prérogatives révélatrices de la véritable nature du pouvoir ducal breton. Le duc légifère et rend la justice dans tout le duché et, même si la coutume continue d’admettre, jusqu’en 1485, l’appel au roi, ce droit est strictement réglementé. En outre, il frappe monnaie d’or et d’argent, et, dès la fin du xive siècle, les types monétaires bretons se distinguent de ceux du roi, signe que la Bretagne n’a plus besoin de jouer sur l’imitation et la confusion pour faire
BNF, FRANÇAIS 8266 FOLIO 363R
Duc de Bretagne
[…] Prince tendant à fausseté couverte/ Pour prendre autrui et le mener à perte » (Jean Meschinot).
Forteresse Renforcé après 1466 par François II, le château de Nantes est à la fois la résidence des ducs
JS EVRARD/SIPA – RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE)
(les bâtiments de tuffeau blanc) et une forteresse défensive avec ses sept tours de schiste et de granit.
accepter des monnaies dont la valeur libératoire se renforce au cours du xve siècle. Il est vrai que, depuis l’avènement des Montforts, l’indépendance financière de la Bretagne, où existe un arsenal fiscal complet, est devenue une réalité qui a duré jusqu’en 1491. Il en va de même pour ce qui touche à la mobilisation de l’armée, à la construction ou à l’entretien des forteresses, qui requièrent l’autorisation préalable du pouvoir ducal. Sa diplomatie indépendante, active sur tout l’échiquier européen, permet à la Bretagne de maintenir des contacts directs avec le Saint-Siège et de multiplier les traités d’alliance avec les principales nations du Ponant : Castille (1430), Angleterre, Pays-Bas bourguignons (1440), Portugal (1452), Norvège et Suède (1467), Hanse germanique (1479). Le droit de créer les offices et charges publiques nécessaires à l’État, celui d’anoblir ou de privilégier « ceux de leurs sujets que bon leur semble », de concéder « lettres de grâce, rémission, relèvement, répit, sauvegardes et autres » complètent l’arsenal de pouvoirs dont disposent les ducs, et dont ils interdisent l’exercice aussi bien aux chefs de la puissante aristocratie locale qu’au roi, « qui n’a ni ne prend nuls droits souverains dans le duché ». Pour imposer le respect du prince, les Montforts modernisent les institutions du duché avec l’appui des classes dirigeantes de la principauté. Seule la grande noblesse, écartée de l’exercice effectif du gouvernement et soucieuse de ne pas perdre les terres qu’elle possède dans
le royaume, reste sur la réserve, lorsqu’elle ne verse pas dans l’opposition ouverte. La petite aristocratie, nombreuse en basse Bretagne, répond massivement à la demande de cadres politiques, administratifs et militaires ; la bourgeoisie, tardivement enrichie, joue un rôle grandissant, notamment dans l’administration financière, à partir du milieu du xve siècle. Dans la Bretagne des xive et xve siècles, on retrouve un schéma d’organisation institutionnelle commun aux monarchies centralisatrices du temps. Au conseil ducal se retrouvent à la fois les chefs des services administratifs et les représentants des forces politiques du pays. On peut y traiter de tout et son rôle dans le choix des orientations politiques est essentiel. La chancellerie est dirigée par un chancelier dont la place au conseil, la première après le duc, et les relations au sein de l’administration font un véritable Premier ministre. Une chambre des comptes a été créée à Vannes en 1365. Elle contrôle l’ensemble des officiers comptables, maintient la rentabilité du Domaine, surveille les fluctuations du nombre des contribuables et des exempts. Les finances sont placées sous l’autorité d’une trésorerie et recette générale, confiée à un gestionnaire unique, financier de haute volée : c’est le cas, dans le dernier tiers du xve siècle, de
Monnaie d’or « Cadière » d’or, émise à Nantes au nom de la reineduchesse Anne, siégeant en majesté. C’est la première monnaie française portant une date en chiffres arabes : 1498. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 37
Le désastre de saint-aubin
L’écrasement de l’armée bretonne, le 28 juillet 1488, à Saint-Aubindu-Cormier (Ille-et-Vilaine) constitue un jalon essentiel dans le rattachement forcé à la France (Histoire universelle, vers 1520).
38 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
UN COMBAT INÉGAL Le discours des ducs, leurs réalisations institutionnelles heurtent en effet les intérêts d’une monarchie qui mène avec persévérance son entreprise de centralisation. La crise de la fin du Moyen Age a contrarié ce processus : les perturbations de toute nature qu’elle a engendrées tournent naturellement vers les autorités les plus proches, comme celle du duc breton, les éléments de la société menacés de déclassement et ceux qui rêvent d’ascension sociale. Mais le pouvoir royal sort finalement grandi de la crise, assis sur des finances solides (taille permanente) et une armée de métier sans équivalent en Europe. Aussi, à partir du règne de Louis XI (1461-1483), le temps n’est plus au ménagement des autorités concurrentes. Dans ces conditions, le destin de la Bretagne est scellé. Seule face à la France royale après la victoire de Louis XI sur Charles le Téméraire en 1477, entraînant
PARIS, BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GENEVIÈVE, MS 523
Pierre Landais, qui devient le principal personnage du conseil. De lui dépend toute la levée des ressources ducales. L'essentiel vient de la fiscalité directe ou indirecte et non du Domaine – l’« Ordinaire » –, incapable de répondre aux besoins énormes de l’État. Les états de Bretagne regroupent une centaine de nobles, une soixantaine de clercs et une trentaine de bourgeois représentant vingt-cinq villes. Ils se réunissent au moins une fois par an. Leur action a été déterminante pour doter le duché d’une fiscalité publique, à laquelle ils doivent donner leur aval en vertu du principe que « ce qui touche tous doit être consenti par tous ». Mais le pouvoir associe également cette assemblée à la plupart des décisions engageant l’avenir du pays. Pas d’État moderne sans indépendance judiciaire. En ce domaine, les obstacles ont été difficiles à surmonter : l’appel au roi, dans les cas de déni de justice et de « faux jugement » (jugement partial), se trouve inscrit dans la tradition coutumière bretonne depuis le xiiie siècle. L’organisation d’une hiérarchie de tribunaux, depuis la « barre » locale jusqu’au parlement de Bretagne en passant par les cours de justice installées dans chacun des huit chefs-lieux de baillie (circonscription judiciaire et féodale) que compte la principauté, vise à décourager les appels à Paris, qui sont en fait peu nombreux. Mais le tribunal supérieur fonctionne mal. Il ne parvient à trouver ni siège fixe ni personnel stable avant 1485, année où le duc François II franchit le pas et, rompant totalement avec le roi, érige à Vannes le premier parlement souverain du duché, ce qui peut
être assimilé à un crime de lèsemajesté, puisqu’il remet en cause une composante essentielle de l’image royale, celle du souverain justicier pour l’ensemble du royaume. A cette date, la Bretagne dispose depuis une trentaine d’années d’un instrument militaire dont la modernité ne peut être mise en doute. Imitant le modèle royal, il repose sur trois éléments principaux : une base permanente de professionnels de la guerre, l’ordonnance ; la traditionnelle réserve de l’arrière-ban, nombreuse mais de valeur militaire réduite, fournie par les tenants-fief du duché ; les milices populaires enfin, réserves de spécialistes des armes de trait, exemptés d’impôt. A ces troupes s’ajoutent la garde du corps ducale, environ 200 combattants d’élite, et une bande d’artillerie pour laquelle de sérieux efforts ont été consentis sous François II, qui augmente le parc de canons et fait venir des pays germaniques, en leur offrant des salaires bien supérieurs à ceux de leurs homologues bretons, nombre de spécialistes des armes à feu. Cet intérêt porté à l’artillerie se double d’une attention particulière pour les fortifications urbaines, construites aux frais des villes, sous le contrôle des agents ducaux, en prévision d’un conflit avec la France.
Seule face à la France royale après l’effondrement de l’État bourguignon, la Bretagne n’a pas les moyens de résister Manche Tréguier Lannion Morlaix
Brest
Saint-Malo Guingamp Dinan
Carhaix
Fougères 1488 : Saint-Aubin-du-Cormier Montfort Guer Auray
Vannes
Duché de Bretagne Campagne française de : 1488 1489 1491 Bataille décisive
Rennes ne
Concarneau
Châteaubriant
Angers
Guérande
Océan Atlantique
Pouancé
Nantes
Siège de Rennes
50 km
Légendes Cartographie
Quimper
Vil ai
l’effondrement de l’État bourguignon, qui fut longtemps son allié privilégié, elle n’a pas les moyens matériels de résister. Le pays ne peut affronter l’épreuve d’une guerre longue : une seule année de conflit nécessite de mobiliser la totalité de ses ressources et même de recourir à l’emprunt gagé sur les rentrées de l’année suivante. Or, avec l’équivalent de 500 000 livres tournois de rentrées en année normale, on ne saurait rivaliser avec une France royale capable de mobiliser plus de 4 600 000 livres en année de guerre au début des années 1480. Restent les expédients, à l’efficacité limitée : l’aliénation des domaines de la Couronne et surtout la dévaluation monétaire, à laquelle on se résout quelques mois après le début de l’invasion française. Cette inégalité des ressources entraîne celle des combattants, la Bretagne peinant à rémunérer régulièrement 800 lances – 4 000 combattants au mieux – en temps de guerre, alors que le budget royal supporte d’en rétribuer dix fois plus. Et le duché ne pèse pas assez « lourd » sur l’échiquier international pour que ses partenaires politiques s’engagent à ses côtés. Le soutien que lui apportent Anglais, Allemands et Castillans reste limité, et l’entretien des corps expéditionnaires laissés à la charge des Bretons accroît encore les déficits : en 1488, par exemple, il faut mettre en gage le domaine entier du Gâvre, près de Nantes, pour payer les seuls Allemands du capitaine Lornay. A cette disproportion des moyens s’ajoutent des divisions politiques internes qui affaiblissent la Bretagne. Deux camps rivaux s’affrontent – francophiles et partisans de l’émancipation – dont les opinions se radicalisent à partir des années 1450, les ducs tolérant de moins en moins la contestation de leur autorité par une haute noblesse gagnée aux intérêts du roi de France. Les empiétements de la monarchie en Bretagne sont également favorisés par les incertitudes qui planent sur la succession de François II. Les gens du roi ne reconnaissent pas le choix des états qui, en 1486, s’est porté sur la princesse Anne. Ils persistent à considérer que la dévolution du duché doit se faire dans le respect du traité de Guérande, vieux de plus d’un siècle (1365), qui avait disposé, dans un contexte politique tout différent, que la couronne de Bretagne revînt aux Penthièvre ou à leurs ayants droit en cas de défaillance de la lignée mâle des Montforts. Or, depuis 1480, les droits des Penthièvre sont dans les mains du roi qui les a rachetés à la dernière descendante directe de la famille. C’est feindre d’ignorer que les Penthièvre ont depuis 1448 renoncé à se prévaloir de ces droits, pour rentrer en possession des biens bretons dont le duc les avait privés en 1420. Le roi n’a donc acheté que du vent, mais avec l’idée de s’en servir pour déchaîner la tempête ! Tout s’accélère au moment où triomphe en Bretagne le trésorier et receveur général Pierre Landais qui, après avoir éliminé son rival, le chancelier Guillaume
1487-1491 : la guerre d’indépendance
Quatre campagnes militaires opposent entre 1487 et 1491 les Bretons aux armées françaises. Trois sont figurées sur la carte. En 1489, la progression française est arrêtée sur la Vilaine. Mais Nantes est prise par trahison deux ans plus tard. La duchesse Anne, réfugiée dans Rennes investie, doit se soumettre aux conditions des Français.
Chauvin, favorable au maintien d’un dialogue avec la France, devient la tête pensante de la politique et de la diplomatie bretonnes, l’apôtre convaincu d’une indépendance tournant la Bretagne vers l’Atlantique, et partant l’homme à abattre pour la monarchie. La conjonction des ambitions françaises et des forces réactionnaires bretonnes ne tarde guère. Dès le mois d’octobre 1484, par le traité de Montargis, les grands reconnaissent le bien-fondé des prétentions royales à la succession de François II. Landais est exécuté à Nantes en 1485 : la confiance du duc François II n’a pas suffi à le garantir contre les manœuvres habiles de la haute aristocratie et des agents royaux. En 1487, les grands, rassemblés autour de Françoise de Dinan, renouvellent, au traité de Châteaubriant, l’accord de 1484, et franchissent le pas décisif en sollicitant l’intervention d’une armée royale limitée à 6 000 hommes pour chasser du pays les étrangers qui entourent le duc, essentiellement des princes français rebelles au roi. Ce dernier ne pouvait laisser passer sa chance. En mai 1487, 15 000 hommes envahissent le duché. On connaît les grandes étapes et les résultats des opérations : le désastre militaire de Saint-Aubin-du-Cormier, qui se solde par l’écrasement de l’armée bretonne et LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 39
EN PRIÈRE
L
a reine-duchesse, agenouillée, est entourée de ses saintes protectrices : de gauche à droite, Anne, en femme âgée, coiffée de la guimpe des veuves ; Ursule, portant la flèche de son martyre et la bannière de Bretagne qui rappelle ses origines royales ; Hélène, mère de l’empereur Constantin dont elle porte la croix, elle aussi rattachée à la légende royale bretonne (Grandes Heures d’Anne de Bretagne, enluminure de Jean Bourdichon, 1508).
de ses alliés (28 juillet 1488) ; la signature du traité du Verger, au terme duquel le duc s’engage à ne pas marier ses filles sans le consentement du roi et à laisser l’armée victorieuse occuper les principales forteresses du nord-est de la Bretagne (19 août 1488) ; les campagnes répétées (1487, 1488, 1489, 1491), violentes et dévastatrices des armées françaises toujours plus nombreuses ; la médiocrité des renforts étrangers ; l’étiolement progressif de la résistance, jusqu’à la chute de Nantes, prise par trahison (mars 1491), et l’investissement de Rennes enfin, ultime bastion d’une duchesse contrainte de se soumettre ou de se démettre (juillet-août 1491). Les conseillers d’Anne choisissent la première solution. L’année précédente, le gouvernement breton a pensé sortir de l’impasse en liant le sort du duché à celui de Maximilien de Habsbourg, roi des Romains, futur empereur germanique. Mais le mariage par 40 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
LA FIN DE L’INDÉPENDANCE Enfermé dans Rennes, le dernier carré des défenseurs d’Anne sait à quoi s’en tenir. Une reddition militaire permettrait peut-être à la duchesse de rejoindre son époux lointain, mais elle livrerait la Bretagne aux Français. Un nouveau mariage de la duchesse, rendu possible par les vices de forme constatés dans le premier et sa non-consommation, s’accompagnerait nécessairement d’une négociation, préférable à une capitulation sans conditions. Charles VIII (1483-1498) et Anne de Beaujeu, sa sœur, se prêtent au compromis matrimonial tout en n’épargnant pas les humiliations à la jeune épousée, incapable, compte tenu de son âge (14 ans), de s’opposer à une décision politique qui la dépasse. Et le contrat de mariage ne dit rien des « libertés et privilèges » du pays, mais prévoit que les époux se transmettent mutuellement tous leurs droits sur le duché, échange très favorable à la monarchie dont les droits sont rien moins qu’établis. L’obligation de remariage avec le successeur du roi ou le plus proche héritier de la Couronne, imposée à la reine-duchesse au cas où Charles VIII décéderait sans enfant mâle, signifie clairement que la France n’entend pas renoncer facilement à sa conquête. Sans même attendre le mariage, elle a commencé de l’aligner administrativement sur le reste du royaume puisque, dès le printemps 1491, un général des finances français a été nommé par le roi. Son arrivée transforme la Bretagne, financièrement parlant, en généralité du royaume. La page de l’indépendance est tournée, le processus d’intégration est en marche. Le fait que Charles VIII ait préféré le compromis matrimonial à l’annexion pure et simple mérite considération. En épousant la duchesse, le roi renonce à un autre mariage, celui de Marguerite d’Autriche, petitefille du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, promise à Charles VIII avec l’Artois et la Franche-Comté pour dot. Qu’on ait choisi de renvoyer la princesse autrichienne à son père Maximilien en dit long sur l’importance que la France accorde à la captation de la Bretagne. A l’heure où la civilisation occidentale bascule délibérément vers l’Atlantique, son intérêt stratégique est considérable, et sa position au cœur des routes du grand commerce international a déjà commencé de l’enrichir. Tout cela n’a pu échapper au roi de France. Il est aussi permis de croire qu’on a bien perçu à Paris
BNF, LATIN 9474
procuration qui unit Anne au prince autrichien le 19 décembre 1490 n’a pas été consommé et, bien qu’à la chancellerie de Bretagne soit apparue une titulature officielle nouvelle, « Maximilien et Anne, par la grâce de Dieu roi et reine des Romains, duc et duchesse de Bretagne », le nouveau « duc », trop absorbé par les questions flamandes, n’a jamais pu s’impliquer vraiment dans les affaires bretonnes.
A l’heure où la civilisation occidentale bascule délibérément vers l’Atlantique, son intérêt stratégique est considérable les transformations profondes qui ont affecté le duché depuis l’arrivée des Montforts. Car la Bretagne dont hérite Charles VIII ne ressemble plus guère à celle du siècle passé : les Montforts l’ont habituée à la présence d’un gouvernement centralisé, ils ont fait progresser la connaissance du pays par l’administration, obligé les grands à plier devant le pouvoir, sensibilisé la population à la notion d’État. Ce faisant, ils ont aussi favorisé la cristallisation du sentiment national et marqué les mentalités. Ce qui importe en 1491, c’est la relative facilité avec laquelle se déroule le changement de régime, comme si le temps des Montforts avait été l’intermède d’acculturation politique nécessaire à l’intégration de la Bretagne dans l’État français. Certes en 1491, le duché existe toujours, mais la duchesse, à laquelle on refuse même son titre, est totalement marginalisée, et seule une union personnelle le lie à la France, lien fragile qui peut se rompre à tout moment. Pour apaiser les tensions, le roi doit pourtant se résoudre à confirmer les privilèges et libertés de la Bretagne (1492), auxquels, en 1498, l’absence d’héritier donne un sens nouveau : Anne devenue veuve de Charles VIII retrouve, en application du contrat de 1491, pleine et entière disposition de l’héritage des Montforts. Revenue en Bretagne, elle s’y comporte en souveraine, bat monnaie d’or, rétablit la chancellerie
supprimée par son mari, rappelle aux affaires les serviteurs du temps passé. Et lorsqu’elle épouse Louis XII à Nantes en 1499, le nouveau contrat de mariage multiplie les précautions pour éviter que la Bretagne ne revienne à l’héritier du trône de France. La raison d’État est cependant plus forte que la volonté d’une reine, et en 1506 on fiance la fille d’Anne et de Louis, la princesse Claude, à François d’Angoulême, héritier présomptif de la Couronne. Jusqu’à sa mort, en 1514, Anne parvient à éviter le mariage qui condamne la Bretagne à se fondre dans le royaume. On le célèbre dès le 18 mai 1514 et François d’Angoulême, roi l’année suivante sous le nom de François Ier, se fait céder le duché en usufruit, puis à titre perpétuel en 1515. La mort de la reine Claude (1524) fait du dauphin François le nouveau propriétaire du duché, que son père continue d’administrer en son nom. Le réalisme politique finit par l’emporter : personne n’imagine plus une nouvelle guerre de succession et la propagande royale a habilement travaillé, multipliant les cadeaux et les faveurs aux membres influents des états. Le 4 août 1532, les états « sollicitent » l’union de la Bretagne au royaume. L’édit d’Union, publié à Nantes le 13 août 1532, confirme les privilèges et les libertés locales et règle pour plus de deux siècles le statut juridique du pays. n
Qui sont les autonomistes bretons ?
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR
L
e mouvement breton ou Emsav qui signifie « révolte » ou « soulèvement », dont certains représentants trouvent un argumentaire dans le souvenir de l’indépendance bretonne, est né sur des bases régionalistes à la fin du xixe siècle, dans les milieux conservateurs, pour défendre la langue et la culture bretonnes contre l’uniformisation française. Avant 1914, ce premier Emsav connaît une scission d’orientation républicaine. Trouvant ses adeptes trop mous, sept jeunes gens signent en 1911 le Manifeste du Parti nationaliste breton, origine du deuxième Emsav qui se développe pendant l’entre-deux-guerres. En 1919, François Debeauvais et Morvan Marchal créent Breiz Atao, nationaliste et régionaliste, qui évolue vers le fédéralisme et le panceltisme au sein du Parti autonomiste breton (PAB) fondé en 1927. Le PAB amalgame plusieurs tendances dont celle de l’abbé
Perrot, le fondateur du Bleun Brug en 1905. Mais il éclate en 1930 : l’aile gauche et fédéraliste s’en va. Avec les frères Delaporte (courant catholique) et Olivier Mordrel attiré par le nazisme, un Parti national breton (PNB) voit le jour en 1932. En marge, le groupe Gwenn ha du de Célestin Lainé commet des attentats (à Rennes en 1932). Le PNB est isolé dans la société. En 1939, ses deux chefs fuient en Allemagne, revenant en 1940 dans les fourgons de l’occupant en espérant un État breton dont les Allemands ne veulent pas. Le PNB est le principal parti collaborationniste en Bretagne. Lainé et l’aile ultra organisent à la fin 1943 la milice ou bezen Perrot qui, sous uniforme SS, pourchasse la Résistance, discréditant pour longtemps le mouvement breton. Après guerre, un troisième Emsav avance des revendications culturelles et linguistiques ; sa fraction politique évolue vers la gauche dans Christian Bougeard les années 1960-1970.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 41
Anne, duchesse en sabots Reine de France, Anne ne vécut que six mois dans son Armorique natale. C’est après sa mort qu’est née une image promise à un bel avenir : celle d’une duchesse opposée à l’annexion de sa terre au royaume. Par DIDIER LE FUR Spécialiste du xvie siècle, Didier Le Fur a notamment codirigé Anne de Bretagne. Une histoire, un mythe (Somogy, 2007). Cet article est la version revue de « C’était Anne de Bretagne, duchesse en sabots… », L’Histoire n° 254, mai 2001.
DANS LE TEXTE
« Vivent les sabots de bois »
«
C’était Anne de Bretagne, duchesse en sabots, Revenant de ses domaines, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. Entourée de châtelaines, duchesse en sabots, Voilà qu’aux portes de Rennes, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. L’on vit trois beaux capitaines, duchesse en sabots, Offrir à leur souveraine, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. Un joli pied de verveine, duchesse en sabots, S’il fleurit, tu seras reine, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. Elle a fleuri la verveine, duchesse en sabots, Anne de Bretagne, reine, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. Les Bretons sont dans la peine, duchesse en sabots, Ils n’ont plus de souveraine, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. Ils n’ont plus de souveraine, duchesse en sabots, C’était Anne de Bretagne, en sabots, mirlitontaine. Ah ! ah ! ah ! Vivent les sabots de bois. »
« C’était Anne de Bretagne », vers 1880.
42 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
L
a chanson date des années 1880. Elle résume le souvenir que la Bretagne a conservé de ce personnage très populaire : une jeune duchesse qui, à la fin du xve siècle, lutta héroïquement contre le puissant roi de France pour préserver l’indépendance de sa chère Bretagne. Cette belle image de noble paysanne, fière de sa terre et de sa culture, n’est pourtant qu’une légende. En réalité, par ses deux mariages successifs avec les rois de France Charles VIII et Louis XII, Anne amena bien le rattachement de la Bretagne au domaine royal (cf. Jean Kerhervé, p. 34). Malgré sa grande renommée, elle n’est citée dans les histoires du royaume des xvie et xviie siècles qu’en qualité d’épouse du roi. Si certains textes en esquissent le portrait, ils la présentent comme le symbole de l’union de la Bretagne à la France. L’histoire écrite par les Bretons fut, quant à elle, bien différente. Soucieuse de préserver ses privilèges comme ses prérogatives (les charges et emplois au parlement de Bretagne, par exemple), la noblesse bretonne, après le rattachement officiel en 1532, s’évertua à prouver que sa dernière duchesse avait résisté à cette annexion. Le contrat de 1499, passé avec Louis XII la veille de leurs noces, assez favorable à la Bretagne, fut redécouvert au milieu du xvie siècle, et constitua pour eux une preuve tangible : on y put lire la volonté que la Bretagne ait un duc, qu’elle conserve sa fiscalité et qu’elle soit
RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE) ; © ADAGP, PARIS 2017
administrée par les gens du pays. Ce fut grâce à ce texte que la noblesse s’opposa en 1577 à toute levée de deniers et création d’office exigées par le pouvoir royal mais non consenties par elle. Puis, afin d’asseoir ses revendications, elle commanda une nouvelle histoire du duché. Écrite par Bertrand d’Argentré, un jurisconsulte, sénéchal de Rennes, celle-ci fut publiée en 1582. Elle défendait les arguments que les historiens bretons avaient développés depuis la fin du xive siècle : la Bretagne aurait toujours été une terre indépendante gouvernée par des rois, des comtes et des ducs jusqu’en 1491. Anne de Bretagne, malgré ses mariages avec deux rois de France, en aurait conservé l’autonomie. UNE IMAGE DE PAYSANNE Par une sélection d’événements et de pièces juridiques, l’historien breton esquissa un portrait d’une duchesse fermement opposée à l’annexion de sa terre au royaume. Bertrand d’Argentré la présenta comme la vraie souveraine du duché pendant la guerre francobretonne de 1489-1491, luttant contre Charles VIII. Son échec s’expliquait par son jeune âge, ce qui permettait de dénoncer la conquête du roi de France comme forcée et abusive. Son remariage avec Louis XII aurait été l’occasion de prendre une revanche en imposant un contrat qui conserve à la Bretagne ses lois et ses privilèges. D’abord isolée, cette réputation se généralisa au xviiie siècle. Pour pallier l’absence de textes sur son rôle de duchesse entre le décès de son père en 1488 et son mariage en 1491, les historiens bretons lui inventèrent une enfance conforme à l’image qu’ils se faisaient du dernier combat de la Bretagne « libre » : celle d’une reine de courage et de patriotisme. Anne apparut dès lors comme une souveraine décidée à défendre ses droits pour le bonheur de son peuple. Elle aurait été de toutes les batailles. Son jeune âge donnait un caractère exceptionnel à ses actes, rendant son souvenir encore plus attachant. S’ils ne pouvaient nier son inaction pendant le règne de Charles VIII, les historiens bretons amplifièrent son emprise sur Louis XII. L’historiographie royale alla désormais dans le même sens. Elle reprit la légende selon laquelle Louis XII aurait été depuis fort longtemps amoureux d’Anne de Bretagne – un amour qui expliquait le contrat de mariage avantageux mais aussi ses erreurs politiques, telles que la guerre contre le pape Jules II entre 1510 et 1513. Selon cette tradition, Anne aurait été, durant cette période, la vraie gouvernante de son duché. Cependant, parce qu’elle était femme, et donc mauvaise conseillère, elle aurait été à l’origine de nombreuses maladresses. La Révolution marque la fin de l’existence officielle de la Bretagne. Cette rupture engendra la création d’un mouvement régionaliste. Présentée comme la dernière souveraine d’une terre libre, Anne devint le symbole de la lutte de la Bretagne. Tout ce qui avait été écrit sur son supposé héroïsme fut repris et amplifié : Anne n’aimait que sa Bretagne et détestait la France, qu’elle cherchait sans cesse à quitter.
LA MAÎTRESSE DES LIEUX
C
ette affiche, dessinée par André Galland vers 1930 pour la Compagnie des chemins de fer de l’État, illustre la permanence de l’image de la duchesse. Chevauchant une monture d’apparat, elle incarne la noblesse des traditions de sa province et s’affirme en défenseur incorruptible des particularismes bretons. Une représentation fabriquée en grande partie au xixe siècle.
Son caractère breton, qui depuis la fin du xvie siècle s’illustrait seulement par des actes politiques, fut désormais justifié par son appartenance à une « race ». C’est au xixe siècle qu’on commença à dépeindre une duchesse parlant le breton, portant une coiffe, un costume traditionnel et de petits sabots de bois – ce qui affirmait l’ancienneté et la singularité de la culture bretonne. Son physique, décrit comme petit, trapu, serait typique des Bretons, un peuple avec une morphologie et un tempérament propres. Son image de paysanne coïncidait avec le discours du mouvement régionaliste breton, qui reprit l’idéologie agrarienne, s’opposant à la révolution industrielle. Figure secondaire de son vivant, même si la propagande royale, sous Louis XII, lui rendit hommage, Anne de Bretagne est donc devenue, grâce à un souvenir entièrement recomposé, un personnage incontournable de notre imaginaire national. « C’était Anne de Bretagne, duchesse en sabots… » n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 43
L’arsenaL de Brest Au xviiie siècle, l’arsenal, bien intégré à la ville et dominé par le bagne, construit, arme et répare une grande partie des vaisseaux du roi (peinture de Van Blarenberghe, 1774, musée des Beaux-Arts de Brest).
Sur toutes les Passage obligé du trafic maritime entre le nord et le sud de l’Europe, la Bretagne abrite au xvie siècle une centaine de ports actifs. Ses petits navires transportent tous les produits possibles, dont les toiles, véritable or blanc de la province. Par OLIVIER CHALINE
44 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
S
i les Bretons se sont lancés sur toutes les mers du globe, c’est d’abord parce qu’ils ont su s’accommoder de celles, difficiles, qui baignent leurs rivages. Ceux-ci, couvrant plus de 2 000 km en comptant les îles, ont été propices à la naissance de nombreux havres de fond de ria ou d’estuaire et de quelques ports plus importants. Mais c’est aussi la puissante « fin des terres » (le Finistère, finis terrae en latin) entre Manche et Atlantique qui a valu aux Bretons d’être à la fois le long d’une route maritime majeure et en position de maîtriser la navigation dans les raz (les courants marins violents).
ANGELO/LEEMAGE
Professeur à l’université Paris-Sorbonne, Olivier Chaline a récemment publié La Mer et la France. Quand les Bourbons voulaient dominer les océans (Flammarion, 2016).
Barque de Plougastel Les populations côtières utilisent quotidiennement différents types de bateaux aux voilures singulières pour la pêche, le transport des marchandises ou pour l’acheminement des personnes (F. Perrot, 1837, musée des Beaux-Arts de Brest).
mers du monde
SELVA/LEEMAGE
La mer n’est pas, pour autant, leur seul horizon : en arrière de la Bretagne des flots et de l’estran (Armor, « près de la mer »), il en est une autre, terrienne et ignorant le littoral (Argoad ou Arcoat, « pays boisé »), tandis que, longtemps, une partie des marins ont été des paysans qui embarquaient pour la pêche proche ou le cabotage. MOYEN AGE : LE TEMPS DU CABOTAGE Dans l’histoire maritime bretonne, les horizons ne font pas que se dilater : ils s’ouvrent et s’articulent. Le cabotage commence par la desserte littorale, la mer étant le chemin le plus pratique. Au xiiie siècle, il s’étend dans le golfe de Gascogne jusqu’à Bilbao pour distribuer les merlus et les congres pêchés vers la pointe Saint-Mathieu et les sardines de la côte sud. La guerre franco-anglaise (guerre de Cent Ans) et l’effacement momentané des Normands aux xive et xve siècles stimulent les navigations de part et d’autre des raz. C’est le temps des ports de Penmarc’h et du Conquet, à l’extrémité du Finistère. Les Bretons transportent les vins de Bordeaux jusqu’à la mer du Nord et échangent leurs toiles, produits d’exportation majeurs, contre de la laine castillane. Les « rouliers des mers » de l’époque moderne, ce sont eux. S’ils
UNE FLOTTE DIVERSE
Bisquine
Bateau de pêche maniable, aussi utilisé pour le dragage des huîtres.
Brick
Voilier à deux mâts rapide et maniable très répandu, particulièrement prisé des corsaires.
Dundee
Bateau de pêche à voile utilisé en Bretagne pour la pêche au thon.
Frégate
Jaugeant entre 200 et 400 tonneaux, avec 60 à 120 hommes, elle sert à la grande pêche et aux voyages de plus en plus lointains. Fortement armée, elle peut aussi être reconvertie en bâtiment corsaire.
Goélette
Élégant voilier rapide à voiles triangulaires, très maniable, avec un petit équipage.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 45
Routes maritimes et ports bretons au Moyen Age au XVIe siècle expédition de Jacques Cartier au XVIIe-XVIIIe siècle
OCÉAN PACIFIQUE
La grande course Principaux ports bretons
Canada
Saint-Pierre-et-Miquelon Terre-Neuve
Commerce maritime breton esclaves commerce triangulaire moka produit importé par les marins bretons
OCÉAN ATLANTIQUE NORD
mo ru e
s
sucre, tabac
Antilles
lav es c es
toi les
Bilbao
zone de production de toile bretonne
OCÉAN PACIFIQUE
Islande Mer du Nord
Cadix
Saint-Malo
Macao Manille
Méditerranée
Chandernagor Inde Goa Pondichéry
Brest
Paimpol
Saint-Brieuc
Rio
Saint-Malo
b
Mozambique
épi ces OCÉAN INDIEN
îles Mascareignes
t argen
Le Croisic Nantes
Golfe de Gascogne
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L
Afrique, Amérique
OCÉAN ATLANTIQUE SUD
Valparaiso
Lorient Afrique, Inde, Chine
Angola
, su
Cancale
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Roscoff
cre,
Mer du Nord
moka
Amérique
tabac
Terre-Neuve
Cap Horn art og rap hie
De Terre-Neuve à Manille
A partir du traditionnel cabotage provincial ou ouest-européen, les horizons des marins bretons se sont dilatés en deux temps : d’abord au début du xvie siècle avec la grande pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve, puis, dans la seconde moitié du xviie siècle, avec les Antilles et surtout, au commencement du xviiie, avec les armements malouins dans presque toutes les directions connues. Si la route du Pacifique est aussi extraordinaire qu’éphémère, la carte des navigations bretonnes est désormais largement en place. Le xixe siècle rouvre l’accès au Pacifique et dirige les pêcheurs bretons vers l’Islande.
XVIe SIÈCLE : LA GRANDE TRAVERSÉE Une autre histoire, de très longue durée, débute au xvie siècle, lorsque des Bretons traversent l’Atlantique Nord pour gagner les prolifiques bancs de morues proches de Terre-Neuve, au large du Canada. Les marins de la côte nord, notamment ceux de SaintMalo, s’installent l’été sur les rivages terre-neuviens pour y sécher la morue que les Nantais, qui pratiquent la pêche errante sur les bancs, rapportent salée. Les trois voyages (1534-1541), sans lendemain, du pilote malouin Jacques Cartier envoyé par François Ier découvrir le passage vers la Chine montrent que la réputation morutière de ce port est bien établie au xvie siècle. Elle le demeurera pour près de quatre siècles. C’est la morue séchée qui a ouvert aux Malouins d’autres horizons plus méridionaux, européens d’abord.
Porcelaine chinoise C’est à L’Orient, port de
la Compagnie des Indes de 1666 à 1769, qu’arrivent les produits rares dont la porcelaine chinoise (La Dame au parasol, xviiie siècle, musée de la Compagnie des Indes).
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G. BROUDIC/MUSÉE DE LA COMPAGNIE DES INDES/VILLE DE LORIENT
perdent progressivement cette prédominance au profit des Hollandais après 1560, ils poursuivent le cabotage jusque dans le premier tiers du xxe siècle, transportant denrées du quotidien et pondéreux.
En 1666, Colbert établit sur la côte sud de la Bretagne le port d’armement de la Compagnie des Indes : L’Orient
DAGLI ORTI/AURIMAGES
Pour la vendre, ils se rendent en doublant Gibraltar vers l’Andalousie, la Provence et les États pontificaux. Ils en rapportent des produits méditerranéens tandis que les Nantais poursuivent leur commerce avec la côte basque. A Cadix, les Malouins se trouvent à l’extrémité européenne de la carrera de Indias (la route des Amériques). Ils y livrent des toiles bretonnes (vitréennes notamment), y chargent des produits exotiques et, de plus en plus, de l’argent des mines des Andes. Des navigations régulières se mettent en place, dégageant des profits et faisant entrer indirectement l’Amérique des Espagnols dans les champs malouins. DU SUCRE ET DES ESCLAVES Au xviie siècle, les Nantais se tournent quant à eux vers les Antilles dont ils rapportent du tabac puis du sucre. Pour les plantations, ils transportent une maind’œuvre d’engagés tentant leur chance aux îles, puis, à partir de 1706, de captifs africains. Le sucre et les esclaves dominent jusqu’au xixe siècle les trafics nantais : armements en droiture pour les îles et circuits de traite qui s’étendent de plus en plus au xviiie siècle, jusqu’à l’Angola, voire le Mozambique. Nantes est le principal port négrier français : il comptabilise 43 % des armements français négriers entre 1713 et 1792, Saint-Malo 6,5 %. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ferment la mer au commerce au long cours. Lorsqu’elle s’ouvre à nouveau après le congrès de Vienne de 1815, la traite est désormais interdite. Mais jusque vers 1830 des négriers, presque tous nantais, continuent le commerce d’esclaves. Le sucre survit à la traite atlantique mais provient désormais des Mascareignes (Réunion, île Maurice), où il entraîne le transport de coolies (travailleurs) recrutés en Inde. A partir du Second Empire, Nantes mais aussi Saint-Nazaire envoient leurs clippers sur tous les océans, Pacifique compris. En 1666, Colbert a établi sur la côte sud de la Bretagne le port de construction et d’armement de la Compagnie des Indes orientales : L’Orient, dont le nom résume à lui seul l’ambition – la graphie Lorient s’impose au xixe siècle. Le monopole concédé à la Compagnie jusqu’en 1769 en fait le seul lieu en France d’embarquement pour les Mascareignes, qui servent d’escale et attirent des ouvriers engagés bretons pour les comptoirs de l’Inde, notamment Pondichéry, puis au xviiie siècle pour la rivière de Canton en Chine. La Compagnie disparue en 1769, l’horizon de Lorient se rétracte ou plutôt se confond avec ceux, multiples, de la marine de guerre jusqu’aux chalutiers à vapeur du xxe siècle. Ainsi, entre 1650 et les années 1730, les perspectives se sont largement ouvertes devant les marins bretons. Certaines se sont assez vite refermées, comme la mer du Sud des Malouins, d’autres ont perduré durant des siècles, non sans changements. Du Moyen Age à nos jours, la pêche est l’activité la plus durablement
L
Saint-Malo, port mondial
a guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et la lutte contre l’Angleterre et les Provinces-Unies (Pays-Bas du Nord) obligent à une reconversion de la grande pêche dans la course, avec un succès certain. Il existe désormais à Saint-Malo (ci-dessus : représentation datant du xviie siècle) un milieu d’armateurs dynamiques à même de saisir de nouvelles opportunités. Constatant le dérèglement des navigations espagnoles vers Cadix, ils se lancent dans l’interlope, la contrebande, pour commercer directement avec l’Amérique, d’abord avec les Caraïbes, puis, à partir d’un premier voyage en 1706, avec la mer du Sud et le Pacifique (par le cap Horn), afin d’y charger l’argent dans les ports chiliens au plus près des mines des Andes. Récupérant en 1708 le monopole de la Compagnie des Indes, les « Messieurs de Saint-Malo » se tournent aussi vers l’océan Indien et la Chine, d’où ils rapportent café, poivre, cotonnades et porcelaines. Grâce à eux, le port de l’estuaire de la Rance est le premier de France à armer simultanément presque toutes les destinations du monde connu. Les denrées arrivent dans leurs entrepôts et contribuent à financer dots, objets de luxe et malouinières, ces maisons construites par les armateurs dans la campagne environnante. Éblouissante, cette réussite est aussi solitaire que jalousée. Soutenue puis abandonnée par le pouvoir royal après la mort de Louis XIV, elle ne dure guère plus d’une génération. La pêche à la morue et le cabotage reprennent leur primauté après 1720, non sans que certains leur cherchent un temps un substitut et une occasion de se refaire dans la traite des Noirs, tel René Auguste de Chateaubriand, père de l’écrivain. O. C.
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De chaloupe en frégate, les Bretons ont su, maintes fois, mettre au point les bateaux qu’il leur fallait
L’ÉPOPÉE DES FRÉGATES S’il y a eu des Bretons sur presque toutes les mers du globe, c’est qu’ils ont su, à plusieurs reprises, mettre au point les navires qu’il leur fallait. A partir du xive siècle, ils ont adopté les petits tonnages (70-80 tonneaux1) à franc-bord qui leur permettaient de desservir des ports modestes et de remplir plus aisément leurs soutes que des grosses nefs. Au mât unique à voile carrée succède un gréement plus complexe et diversifié sur plusieurs mâts qui rend le navire très maniable. Ils s’imposent ainsi sur les routes maritimes du Ponant jusqu’au moment où la croissance des tonnages et la concurrence des flûtes hollandaises les cantonnent dans un cabotage interprovincial ou local juxtaposant une très grande variété de bâtiments : des chaloupes servant à la pêche de moins de 10 tonneaux avec un seul mât et une grande voile aurique aux omniprésentes barques de 10 à 40, voire 60 tonneaux, à deux mâts et voiles carrées.
NANTES, LE PREMIER PORT NÉGRIER
C
ette aquarelle (v. 1770, Nantes, château des Ducs de Bretagne) représente la Marie-Séraphique, dont le doux nom cache la sombre réalité d’un navire négrier. Elle pouvait transporter, outre les marchandises en deux cales superposées, plus de 300 esclaves dans l’entrepont. Nantes, troisième port de France grâce au commerce du « bois d’ébène », envoya environ 550 000 Africains en Amérique entre la fin du xviie siècle et l’arrêt effectif de la traite, en 1830. Le port vit aussi l’essor d’industries liées au commerce triangulaire, comme les raffineries de sucre ou, après 1760, les manufactures d’« indiennes », ces tissus imprimés en vogue aussi bien pour les vêtements que pour l’ameublement des superbes hôtels particuliers qui se multiplient à Nantes.
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A lA guerre Portant un nom célèbre depuis son combat
durant la guerre d’Indépendance américaine, la Surveillante est une frégate à vapeur. Avec la machine, un autre type de marin apparaît, plus proche de l’ouvrier (A. Sebille, 1870).
CHÂTEAU DES DUCS DE BRETAGNE-MUSÉE D’HISTOIRE DE NANTES/ALAIN GUILLARD – HERITAGE IMAGES/ART MEDIA/AKG ; © PARIS, ADAGP 2017
pratiquée par les Bretons, mais quelle diversité et quels renouvellements ! Les migrations de la sardine concernent les eaux côtières, de Roscoff au Croisic. Toutefois, les crises répétées de cette pêche après 1880 poussent vers d’autres ressources, hauturières et éloignées : la langouste de l’Irlande à la Mauritanie, puis le thon que l’on va chercher de nos jours dans l’océan Indien. La longue domination de la morue change au xixe siècle : Saint-Malo et aussi Cancale passent à la pêche errante sur les bancs et font sécher la morue à Saint-Pierreet-Miquelon, tandis que Paimpol arme pour l’Islande jusqu’aux années 1930. Le xxe siècle est, à bien des égards, le temps du resserrement.
Des rouliers des mers
Jacques cartier L’aventureux Malouin
SELVA/LEEMAGE – SAINT MALO, MUSÉE D’HISTOIRE DE LA VILLE/BRIDGEMAN IMAGES – MUSÉE NATIONAL DE LA MARINE/DR
(1491-1557), dont Théophile Hamel a imaginé le portrait en 1844, explore l’Atlantique Nord à la demande de François Ier qui cherche une autre route pour la Chine. Il dresse des cartes détaillées, notamment du futur Canada.
robert surcouf Arrière-petit-fils
d’un corsaire de Louis XIV, ce Malouin (1773-1827) navigue pour la marine marchande, sur des négriers, puis se lance dans la course jusqu’à son interdiction en 1814 (peinture française, 1796, Saint-Malo, musée d’Histoire de la ville).
A partir du xviie siècle, les Malouins ont su créer ou adapter la frégate. Jaugeant entre 200 et 400 tonneaux, avec entre 60 et 120 hommes à bord, elle sert à la grande pêche comme aux voyages de Cadix. Fortement armée et naviguant en convois quand elle rapporte l’argent américain, elle se reconvertit en bâtiment corsaire, facilite l’interlope et, croissant en tonnage, permet d’atteindre la mer du Sud. L’arsenal de Brest construit une grande partie des vaisseaux et des frégates du roi. Lors des dernières guerres de Louis XIV, certains sont affrétés par des armateurs malouins reconvertis dans la course. C’est à Lorient que sont lancés, en pleine guerre de Succession d’Espagne, les bâtiments très rapides destinés à gagner l’Amérique en échappant aux Anglais pour en rapporter de l’argent. Ils sont les ancêtres des vaisseaux de 74 canons qui deviennent l’armature des flottes de guerre du xviiie siècle. La Compagnie des Indes utilise de gros tonnages, jusqu’à 900 ou 1 200 tonneaux, emportant marchandises et réserves d’eau et de vivres pour les plus longs voyages du temps. Mais remonter le Hooghly jusqu’à Chandernagor ou passer les détroits de l’Insulinde oblige à se limiter, par exemple à 600-700 tonneaux. Pour les Mascareignes, plus proches, une forte frégate de 400-500 tonneaux suffit. NOTE La traite négrière contraint à s’approcher de côtes 1. Le tonneau inhospitalières et mal reconnues. Les navires nantais, est une unité de volume pour d’abord de 120-150 tonneaux, voient leur tonnage chiffrer les croître vers la fin du siècle. Il leur faut embarquer capacités intérieures vivres et pacotilles, un équipage plus fourni, à la d’un navire. mesure de l’effectif d’esclaves. Un siècle plus tard, ce Il vaut cubes, sont de grands trois-mâts à coque en acier et avec d’im- 100 pieds soit 2,8 mètres menses surfaces de voiles qui sillonnent les mers. Ils cubes.
Yves de Kerguelen Officier du roi
Louis XV, le jeune aristocrate (1734-1797) se passionne pour l’exploration. Il cherche en vain le fameux continent austral mais découvre en 1772 l’archipel du sud de l’océan Indien qui porte aujourd’hui son nom.
DANS LE TEXTE
Sylvestre, pêcheur d’Islande
«
[Sylvestre] était un enfant vierge, élevé dans le respect des sacrements par une vieille grand’mère, veuve d’un pêcheur du village de Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un chapelet, à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père avait disparu autrefois dans un naufrage. Comme ils étaient pauvres, sa grand-mère et lui, il avait dû de très bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s’était passée au large […]. Le navire se balançait lentement sur place, en rendant toujours sa même plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en rêve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs hameçons et leurs lignes, tandis que l’autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s’asseyait derrière eux pour attendre. Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils le relevèrent avec des poissons lourds, d’un gris luisant d’acier. Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre. » P. Loti, Pêcheur d’Islande, 1886.
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CommerCe Patrie de Chateaubriand, principal port de la côte nord de Bretagne, Saint-Malo reste actif dans l’import-export (en particulier de produits issus de l’agriculture bretonne) et le transport de passagers vers le Royaume-Uni (plus de 1 million par an).
LA FIGURE DU MARIN Le marin appartient depuis longtemps au folklore associé à la Bretagne. Mais il n’existe pas « un » seul type de marin breton. Aux xviie et xviiie siècles, il faut distinguer les navigants professionnels (naviguant toute l’année) de ceux qui, mi-paysans mi-marins, ne s’embarquent que quelques mois ou semaines pour pêcher la sardine ; ceux qui pratiquent une « navigation de clocher », de ceux qui ont passé le cap Horn. Mais il n’y a pas toujours de nette séparation entre la pêche et le cabotage ou entre celui-ci et le long cours. Il y a aussi ceux qui commandent un navire qui leur appartient en tout ou partie et les autres, ceux Brest, port militaire L’île Longue, dans la rade de Brest, fut choisie qui embarquent avec leur père et ceux qui migrent en 1965 par le général de Gaulle pour abriter la base des sous-marins vers une grande ville pour s’engager sur un navire nucléaires lanceurs d’engins sur lesquels repose la dissuasion française. à l’équipage nombreux… L’expérience maritime bretonne est multiple, faite de dangers conjurés – les exsont plus grands encore que le Belem (534 tonneaux voto à la Vierge et à sainte Anne en témoignent – et de jauge brute), construit en 1896 à Nantes pour le de péris en mer, de pas mal d’alcool, de rudesse et encore de profits. commerce avec le Brésil. De tels navires au long cours nécessitent les moyens Si une barque sardinière transporte 4 matelots et un du roi, d’une compagnie ou de gros armateurs, contrai- novice, ils sont déjà 7 sur un chasse-marée, plusieurs rement aux embarcations de la pêche côtière. Le dizaines sur un négrier, plus d’une centaine sur une fréxviiie siècle voit l’essor du chasse-marée, qui sert à aller gate corsaire, plus d’un millier sur un gros vaisseau du vite vendre la sardine « en verd » (fraîche) mais aussi roi. Au début du xxe siècle, une goélette embarque de 5 aux navigations de cabotage de la côte sud. à 10 hommes, un dundee thonier, 6 ou 7, un grand voiMais c’est au xixe siècle que la diversité des gréements lier, une vingtaine, un cuirassé, 600, déjà plus proches de navires de pêche et de cabotage est maximale : goélettes de l’ouvrier que du marin traditionnel. 50 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
LAURENT GRANDGUILLOT/RÉA – STÉPHANE JÉZÉQUEL/LE TÉLÉGRAMME/PHOTOPQR/MAXPPP
pour l’Islande, bricks-goélettes pour Terre-Neuve, dundees pour la langouste ou le thon, lougres, bisquines… en attendant le triomphe, tardif, de la vapeur. Les reconversions hauturières d’une pêche longtemps côtière changent l’armement traditionnel et la vie des marins.
À SAVOIR
La première région de pêche
CÉDRIC PASQUINI/RÉA
C’est alors que culminent les effectifs maritimes bretons. A la fin du xve siècle, 4 000 à 5 000 Bretons naviguent sur une population de 1,25 million d’habitants pour le duché, soit 0,4 % environ. Vers 1900, ils sont 100 000 sur une population de 3,2 millions d’habitants (Loire-Inférieure comprise), soit 3 %. Les trois quarts des marins français sont alors bretons ! Cette montée en puissance s’est traduite par une prédominance visible au xviiie siècle à bord des navires de la Compagnie des Indes : presque les neuf dixièmes des équipages, plus des deux tiers des officiers (la moitié d’entre eux étant malouins ou d’origine malouine). Plus durablement, c’est la Marine qui est investie. Si les classes établies sous Louis XIV et relayées en 1795 par l’Inscription maritime pèsent toujours plus sur les littoraux bretons, les marins bretons se sont taillé une place prédominante parmi les matelots et officiers mariniers. Ceux de Brest en 1755 étaient jugés par un commissaire aux classes de la marine « l’élite de toutes les classes du royaume. Libertins, ivrognes, mutins à terre ; mais à la mer, intrépides dans les dangers, fermes dans les combats ». Au xviiie siècle, la noblesse bretonne fait jeu égal avec la noblesse provençale dans le corps des officiers. C’est le temps des Guichen, La Motte-Picquet, Kerguelen… Ce dernier commande, sous Louis XV, deux expéditions scientifiques destinées à vérifier l’existence de
La région Bretagne est la première de France pour la pêche, avec plus de 5 000 marins embarquant chaque année pour des durées très variées puisque la moitié d’entre eux pratiquent la petite pêche ou pêche côtière ; 1 293 navires ont été armés pour la pêche en 2013. Encore faut-il ajouter aux 22 ports de la région Bretagne ceux du littoral de Loire-Atlantique comme La Turballe.
l’hypothétique continent austral. Son nom est donné par le capitaine Cook à un archipel au sud de l’océan Indien. Aujourd’hui, pour être marin d’État, il faut étudier en Bretagne, à l’École navale ou à celle de maistrance. C’est de l’île Longue, dans la rade de Brest, que partent les SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins). Mais la Bretagne, notamment Saint-Malo, a aussi fourni un nombre considérable de capitaines au long cours. Elle compte deux des quatre sites de l’École nationale supérieure maritime : Saint-Malo et Nantes. Combien y a-t-il de Bretons sur les 16 000 marins français au commerce actuels ? La région Bretagne est, bien après la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, la deuxième région française pour l’emploi maritime (80 000). Avec plus de 5 000 marins pêcheurs (le tiers de la France), elle fournit plus de 40 % du poisson débarqué. Le secteur économique de la plaisance y est très développé et c’est aussi le pays d’Éric Tabarly, des frères Peyron, d’Armel Le Cléac’h et d’Olivier de Kersauson. Sans oublier les grandes courses qui partent de Bretagne : la Route du Rhum de Cancale, le Trophée Jules-Verne de Brest… n
Le « BeLem » Armé en 1896 à Nantes pour le chocolatier Menier qui rapporte du cacao du Brésil, le Belem est le dernier
trois-mâts à coque acier construit en France. En 1984, il est classé monument historique et rallie New York en 1986 pour le centenaire de la statue de la Liberté. En 2012, il est le seul vaisseau étranger à participer au jubilé de diamant d’Élisabeth II. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 51
CRÉDIT
1675
Les bonnets rouges ou la fin de l’âge d’or La révolte des bonnets rouges contre la pression fiscale de l’État royal marque la fin d’un siècle de privilèges. Entre 1532 et 1675, la Bretagne avait en effet expérimenté son propre modèle de croissance. Par JOËL CORNETTE
L
’année 1675 est celle de la révolte dite des « bonnets rouges », considérée comme la dernière grande insurrection antifiscale de l’Ancien Régime. Cette violente « émotion » a surtout valeur de symptôme et d’indice fort : elle met un terme à l’« âge d’or » que connaissait la Bretagne depuis la fin du xve siècle. La série de taxes inédites imposées par Louis XIV pour financer la guerre de Hollande suscite la colère contre l’État royal et « parisien ». Ces mesures autoritaires outrepassent en effet les privilèges accordés à la Bretagne, en particulier le droit reconnu aux états provinciaux d’accepter, ou non, des impôts nouveaux. Devenue française en 1532, la Bretagne n’en constituait pas moins une province en marge du royaume, bénéficiant d’une indépendance relative. Celle-ci signifiait essentiellement le maintien du système fiscal du duché (les Bretons ne payaient pas la taille mais un fouage assez modéré) et la tenue régulière d’états – annuels jusqu’en 1630, bisannuels ensuite, formés des représentants des trois ordres : haut clergé, noblesse, bourgeois et officiers des villes principales.
Membre du comité scientifique de L’Histoire et professeur à l’université Paris-VIII,
Joël Cornette a notamment publié Histoire de la Bretagne et des Bretons (Seuil, « Points histoire », 2015).
BNF – DR
Richesse A gauche : cette vue de Rennes, datée
de 1543, est la plus ancienne image de la ville. Elle associe représentation cartographique et perspective cavalière et met en valeur l’activité commerciale de la Vilaine, qui traverse la cité. Ci-contre : une image très offensive des bonnets rouges, réinterprétés par Xavier Haas, qui fut proche du Parti national breton. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 53
L’impôt royal, la dîme mais aussi les prélèvements des seigneurs y étaient plus faibles qu’ailleurs La Bretagne se situait aussi en marge du royaume en raison de sa position géographique. Cette marginalité était encore renforcée par l’impression que ressentaient la plupart des voyageurs lorsqu’ils traversaient la province, ou tentaient de la traverser. Une légende noire s’est bientôt attachée à cette terre répulsive, difficile d’accès en raison du mauvais état de ses routes et de la « difficulté des chemins », comme l’écrivent nombre de contemporains. Les archives nous apprennent même qu’en 1621 un homme périt noyé « en une ornière de chemin » ! Aussi la Bretagne fut-elle longtemps considérée comme un « désert » composé de « terres froides qui ne sont défrichées que de trente à quarante ans une » (Colbert de Croissy), peuplé de « sauvages » analphabètes, plus proches, par leur langue, leurs coutumes et leurs croyances, des Hurons que des sujets policés du roi « très chrétien » : « Près d’un certain canton de la basse Bretagne / appelé Quimper-Corentin / Dieu nous préserve du voyage ! » peut-on lire dans Le Chartier embourbé de Jean de La Fontaine… Il convient de rompre avec ces stéréotypes. Car nous avons trop pris l’habitude de centrer le regard à partir de l’État royal, de ce grand royaume terrien et paysan que fut, assurément, la France des Valois et des Bourbons. Tout change quand l’angle d’observation s’ajuste sur le versant atlantique de ce même royaume. On découvre alors, loin du roi, un paysage nouveau, presque inconnu, d’une richesse insoupçonnée : « Il n’y a membre, en tout l’Occident, de si grande importance
À SAVOIR
Aussi peuplée que les Pays-Bas
Au xvie siècle, la Bretagne fait partie du « monde plein » (Pierre Chaunu) : 1 400 paroisses, de grande taille et très peuplées, 1 200 habitants en moyenne, pour une densité de 53 habitants au km2, soit autant qu’aux Pays-Bas, et même plus le long du littoral… Ces Bretons sont peu urbanisés : Brest et Lorient, villes tardives, ont le statut de cités « étrangères », nées et développées par la seule volonté de l’État guerrier (Brest) et mercantiliste (Lorient). En 1600, les seules grandes villes sont Nantes (20 000 habitants environ), Rennes (20 000) et Saint-Malo (10 000). La prospérité naissait de la terre, des terrains littoraux notamment : champs de froment et de seigle, enrichis d’engrais naturels marins, élevage de vaches pie-noires et de chevaux réputés pour leur robustesse, production de toile et de grains. Grains qui firent la fortune de la Bretagne. Les toiles, de leur côté, constituent l’« or blanc » de la province : les tisserands bretons tenaient alors la première place dans la fourniture des voiles de toile de chanvre.
54 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
pour le regard des affaires générales du monde que la possession de la Bretagne, pour autant qu’elle est située, comme un centre au milieu de sa circonférence, tant par mer que par terre, entre tous les États de l’Occident, à savoir Espagne, France, Angleterre, Irlande, et tous les Pays-Bas. » Tout le bonheur mais aussi tout le malheur de la Bretagne, et des Bretons, tiennent peut-être en ces quelques mots, prononcés en 1592 par Yves Gourmil, un ligueur de Morlaix. En effet, ce « finistère » du royaume fut, à sa manière, un « empire du Milieu », à l’échelle de l’Occident, comme en témoigne l’aventure de milliers de Bretons, « rouliers des mers » (cf. Olivier Chaline, p. 44). Au xviie siècle encore, les petits navires de Bretagne, de 100 à 200 tonneaux, transportaient tous les produits possibles. La Bretagne participa ainsi, à son échelle, à la vaste entreprise de découverte des terres lointaines : les fabricants bretons tenaient alors la première place dans la fourniture des voiles de toile de chanvre des navires. Et c’est ainsi qu’une partie de l’Armada espagnole qui voulut attaquer l’Angleterre en 1588 fut poussée par des toiles à voiles tissées à Locronan… RENAISSANCE ARTISTIQUE Trop souvent passée sous silence par les historiens de l’art, la Renaissance bretonne des xvie et xviie siècles – une Renaissance décalée dans le temps par rapport au reste du royaume – est le plus éclatant témoignage de cette prospérité. Car les Bretons, très pieux, ont désiré convertir une part de leurs bénéfices dans la pierre, pour la plus grande gloire de Dieu : les archives laissent entrevoir l’essor d’une demande artistique qui se développa à partir du milieu du xvie siècle. L’originalité ici, probablement unique en France, est la structure presque exclusivement paroissiale de cette demande, qui exprime une identité culturelle authentique. Le grand mouvement de construction des calvaires monumentaux, orgueil des paroissiens, surtout de basse Bretagne, s’étend de 1554 (Plougonven) à 1610 (Saint-Thégonnec). Les sommes d’argent, parfois énormes, que nécessitaient ces chantiers étaient produites par la prospérité économique, des régions toilières en particulier : le Léon, la région de Locronan, le pays de Vitré. Il y a là des dizaines de millions de livres – autant que le prix du château de Versailles –, figées dans le bois, la pierre et le granit travaillés puis peints (car toutes ces sculptures étaient polychromes) par des artistes locaux. Ces créateurs sont restés anonymes, à quelques exceptions près, tel ce Jean Berthelot, un « peintre assez éminent », si l’on en croit son acte de décès, rédigé à Guingamp en 1623. La Bretagne des xvie et xviie siècles était peuplée de 2 millions d’habitants environ – soit 10 % de la population du royaume –, et aussi densément humanisée, en particulier le long du littoral, que les plaines fertiles des Pays-Bas. Ici, comme ailleurs, la société était avant tout
RENÉ MATTES/HEMIS.FR – ALAMY/PHOTO12
paysanne mais, sans doute ici plus qu’ailleurs, le paysan pouvait être en même temps tisserand, tailleur, charpentier, maçon, ou pêcheur, capable donc de résister moins mal que d’autres aux crises et aux accidents climatiques. On découvre aussi un équilibre alimentaire bien meilleur que dans d’autres provinces, grâce aux ressources de l’élevage, de la pêche, et au goût immodéré des Bretons pour le beurre. A ce sujet, quelle ne fut pas la surprise d’un voyageur charentais, nommé Jouvin, quand, faisant étape à l’hôtellerie de Muzillac, on lui présenta un grand bassin contenant « cinq ou six grosses mottes de beurre frais, qui est une coutume ordinaire dans les hôtelleries en Bretagne ». En matière de démographie on retrouve les mêmes caractéristiques que dans le reste du royaume, mais avec de notables nuances. Nous connaissons bien la démographie bretonne grâce à la précocité exceptionnelle des registres paroissiaux, une autre originalité de la Bretagne : c’est, en effet, le synode de l’évêché de Nantes qui a décidé, dès 1406, la tenue des registres des baptêmes par les curés. Il fut bientôt imité en 1446 par le diocèse de Dol, en 1450 par celui de Saint-Malo, en 1464 par celui de Rennes. Alain Croix a montré que les familles bretonnes comportaient en moyenne 4,68 enfants entre 1640 et 1670 (contre 4,10 pour l’ensemble de la France), et le mariage des femmes était précoce : 22 à 24 ans, ce qui, malgré le poids de la mortalité des jeunes enfants en ville notamment (à Nantes par exemple, 4 enfants sur 10 parvenaient à l’âge adulte), assurait à la province une vitalité remarquable. Au total, ces Bretons, toujours plus nombreux entre 1532 et 1675, étaient aussi des hommes et des femmes un peu moins pauvres, et donc un peu plus consommateurs que les autres sujets du roi : le social, l’économique et le démographique se rejoignaient ainsi dans ce qu’on pourrait qualifier de « modèle de croissance breton ». D’autant que des indices tendent à prouver la relative légèreté, comparés à d’autres provinces, des prélèvements du propriétaire foncier – il s’agissait souvent d’un seigneur, ou d’un bourgeois dans les domaines proches des villes –, la modération de l’impôt royal (sauf les aides qui touchaient surtout le vin), et la faiblesse de la dîme. 1675 marque donc la fin de cet « âge d’or ». La violente révolte, urbaine et rurale, qui secoue la province révèle une série de déstabilisations : la Bretagne atteint alors son sommet démographique (près de 2,2 millions d’habitants, au maximum) ; elle parvient aussi au point culminant de son expansion économique, comme en témoigne une tendance à la baisse des prix à partir des années 1660. L’analyse des offrandes que recevaient les fabriques paroissiales, celles-là mêmes qui commanditèrent la construction de tant d’œuvres d’art, est encore plus parlante : elles plafonnèrent en Cornouaille, dès les années 1650, en Léon, dès les années 1660, un peu partout ensuite.
Sacré Les enclos paroissiaux, singularité bretonne, traduisent la séparation de l’espace religieux : la clôture qui leur donne leur nom isole un territoire du sacré composé le plus souvent d’une église, d’un calvaire et d’un ossuaire.
Saint-thégonnec Le calvaire de Saint-Thégonnec comporte une
scène étrange : Henri IV souffletant le Christ ! Était-ce là une manière pour des Bretons ligueurs de dénoncer celui qui fut huguenot ? LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 55
L’écl a i ra ge
L
a guerre de Hollande (1672-1678), voulue et envisagée par Louis XIV comme une guerre éclair, s’enlise et coûte cher : pour entretenir une armée de plus de 200 000 hommes, l’État impose une série d’impôts et de taxes. Cause directe de la révolte dite du « papier timbré » ou des « bonnets rouges » (ou parfois « bleus », coiffure habituelle des paysans) en Bretagne : l’édit publié par Colbert en 1674 qui impose que tous les actes judiciaires et notariaux soient rédigés sur un papier marqué aux fleurs de lis, tarifé suivant le format et la nature de l’acte. Le timbre, qui élève le prix de la juridiction, irrite particulièrement les officiers, les notaires et les procureurs. Cinq mois plus tard, un nouvel édit, daté du 27 septembre 1674, s’attaque cette fois au tabac en en réservant l’exclusivité au roi : les stocks, désormais interdits aux habitants, doivent être rachetés par un fermier général. Au même moment, un autre édit rend obligatoire une marque à 1 sol sur tous les objets en
étain, mécontentant les paysans aisés, qui ont souvent de la vaisselle en étain ordinaire – ou étain « sonnant ». Puis c’est une taxe sur les francs-fiefs imposée aux roturiers propriétaires d’un fief noble. Les Bretons ne sont pas les seuls, ni les premiers, à s’insurger contre ces taxes : dès le mois de mars 1675 une révolte contre le fisc a éclaté à Bordeaux. Les insurrections bretonnes suivent, d’abord dans les villes : à Rennes, le 18 avril, le bureau pour la distribution du tabac et le bureau du papier timbré sont pillés. Parvenues à Nantes deux jours plus tard, les nouvelles des événements rennais provoquent le pillage des deux bureaux concernés par la vente de tabac et la marque d’étain. Goulven Salaün, qui donna le signal de la révolte en sonnant le tocsin, fut pendu ; d’autres Nantais furent arrêtés et un savetier fut condamné à être attaché au pilori, sur la place du Bouffay. LA RÉDACTION D’UN CODE PAYSAN Le monde rural n’est pas en reste : mécontent des taxes royales, il l’est aussi de la lourdeur du régime seigneurial. Or, face aux difficultés économiques et à la baisse de leurs revenus, les seigneurs ont tendance à renforcer leurs droits, notamment dans le domaine congéable de Prohouër (pays de Carhaix) et de Rohan (où s’imposent les rentes les plus onéreuses) : c’est là
Cet étrange tableau est une allégorie de la révolte des bonnets rouges : le gouverneur, le duc de Chaulnes, qui commanda la répression, apparaît sous la forme de l’être repoussant qui conduit le char tiré par deux tigres écrasant la population (J.-B. Charlette, 1676).
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RENNES, MBA, DIST. RMN-GP/ADÉLAÏDE BEAUDOIN
POT DE FER CONTRE POT DE TERRE
Saint-Malo Guingamp Brest
Dol Dinan
Plédéliac Montfort
Quimper
Pontivy
Rennes
Saint-Jean-Brévelay Vannes
Les révoltes de 1675 Urbaines Rurales
Questembert
Nantes
50 km
Légendes Cartographie
Hennebont
Cette carte met en valeur les deux composantes, urbaine, puis rurale, de la révolte du printemps et de l’été 1675.
qu’éclate la révolte paysanne, qui s’étend bientôt un peu partout en basse Bretagne, mais surtout en Cornouaille et dans les pays de Carhaix et de Pontivy. Le 9 mai, le bruit se répand, en Cornouaille, que le marquis de Lacoste, lieutenant pour le roi dans les quatre évêchés de basse Bretagne, est chargé d’introduire la « gabelle » (impôt sur le sel dont la Bretagne était jusque-là dispensée). La nouvelle déclenche un phénomène de panique collective : le tocsin sonne à Châteaulin et 30 paroisses prennent les armes. Une bande de paysans, armés de mousquets, de fourches et de bâtons, marche sus au marquis de Lacoste. Blessé à l’épaule, ce dernier promet aux insurgés d’obtenir la révocation des édits avant de se réfugier à Brest, où il abandonne toutes ses promesses. Au même moment, des paysans pillent et incendient un manoir près de Quimper ; les jours suivants, ce sont les bureaux du papier timbré qui sont pillés, des châteaux attaqués, des gentilshommes maltraités et tués. Des textes revendicatifs sont rédigés, des cahiers de doléances, notamment un « code paysan » composé de quatorze articles, exigeant un allégement des charges, en particulier celles qui pèsent le plus : corvée, dîme, champart. Et les paysans réclament la possibilité de députer six de leurs notables aux états provinciaux : leurs communautés doivent fournir « à chacun un bonnet et une camisole rouges, un haut-de-chausses avec la veste et l’équipage convenable à leur qualité ». Il demeure que la résistance des « bonnets rouges » fut un peu la lutte du pot de terre contre le pot de fer : le régime seigneurial n’a subi aucun changement et nulle revendication paysanne n’a été suivie d’effet. La révolte a été sévèrement réprimée : paysans pendus, condamnés aux galères, clochers des villages contestataires abattus… Les paysans ont été bien punis de leur rébellion, écrit de son côté, le 24 septembre, une habitante de l’évêché de Tréguier : « Ils sont maintenant souples comme un gant, car on en a J. C. pendu et roué une quantité. »
Et il y a plus spectaculaire encore : l’intervention de l’État, cet État royal lointain et plutôt discret. Il pesa, en effet, d’un poids de plus en plus lourd à partir des années 1670. La commission d’enquête ordonnée par Colbert dans toutes les provinces en 1663-1665 témoigne de cette volonté étatiste de contrôle. Elle trouva une première application en 1668 avec la réglementation des finances locales, un peu plus tard avec la taxe dite du papier timbré, puis, surtout, avec la répression armée de la révolte de 1675. L’INTERVENTION DE L’ÉTAT L’aboutissement de ce durcissement coïncida avec l’installation définitive, en 1689, de l’intendant, Auguste-Robert de Pomereu, chargé, suivant un mot de Saint-Simon, d’« apprivoiser la province », mais avec un peu moins de rigueur ! Au même moment, en raison de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), interdiction fut faite de commercer avec les Espagnols, les Néerlandais et les Anglais. Cette interdiction portait sur tous les produits qui assuraient la richesse de la province, les toiles en particulier. En même temps, les décisions protectionnistes prises à l’encontre de produits manufacturés importés conduisirent les pays étrangers à des mesures de rétorsion dont ont été victimes les textiles bretons. On le voit, en perturbant des relations économiques traditionnelles, tissées depuis plusieurs siècles, la politique louisquatorzienne a fait perdre à la Bretagne l’essentiel de ses marchés. Elle a provoqué une succession de crises de reconversion qui ont contribué à casser l’essor de l’industrie textile et, dans une grande mesure, le commerce maritime. Or, l’économie bretonne était une économie comparable, toutes proportions gardées, à celle de l’Angleterre ou des Pays-Bas, c’est-à-dire largement ouverte aux échanges lointains. Le déclin breton s’explique aussi par des causes internes à la province : la dispersion des ports, la plupart trop petits pour s’adapter au changement de dimension du commerce maritime européen, l’éparpillement géographique et social de la bourgeoisie, la dépendance des marchés extérieurs la stérilisation d’une part considérable des profits dans la construction d’innombrables édifices religieux et la production d’objets liés au culte. Et, ici comme ailleurs, on observe un investissement massif des revenus – on parla autrefois de la « trahison de la bourgeoisie » – vers l’achat des offices, ces charges d’État, de justice, de police et de finances tant convoitées par les « gens de bien », dont certaines permettaient d’accéder à la noblesse. Au siècle des Lumières, la Bretagne se singularisa donc en se tenant plutôt à l’écart des évolutions et des transformations, notamment économiques, porteuses de modernité. Pour le comprendre, c’est bien deux siècles auparavant, au temps des misères, des grandeurs et des contradictions de l’« âge d’or », qu’il faut se placer. n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 57
Ouessant, l’« île de l’épouvante » Considérée au xviiie siècle comme un site hostile et arriéré, Ouessant, au large de Brest, change d’image à l’époque romantique. Par KARINE SALOMÉ Chargée de cours à Paris-VII, Karine Salomé a notamment publié Les Iles bretonnes. Une image en construction, 1750-1914 (PUR, 2003). Cet article est la version revue de « Ouessant, l’île de l’épouvante », L’Histoire n° 348, décembre 2009.
S
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L’enfant mort En 1899, Charles Cottet montre un
enfant mort, entouré de rubans et de fleurs de papier, exposé comme une poupée selon la tradition (Gens d’Ouessant veillant un enfant mort, Paris, Petit Palais).
imparfaites. La possible conquête de ce qui constitue depuis Vauban un point essentiel du système de défense nationale apparaît bien facile. Mal protégée, l’île offre, en outre, le spectacle d’une terre triste et terne. Bien loin du modèle du jardin cultivé et ordonné qui incarne alors le paysage idéal, elle est couverte de landes et d’ajoncs. Les cultures agricoles sont insuffisantes, les arbres presque absents. Ainsi, aux yeux des agents du roi qui en imputent la responsabilité à l’indolence des habitants, Ouessant est dépourvue de tout charme.
JOSEPH MARTIN/AKG
ituée au large de Brest, longue de 8 kilomètres et large de 4 kilomètres, l’île d’Ouessant ressemble à un plateau déposé sur l’océan, bordé de récifs et d’écueils, balayé par les vents. Habitée depuis la préhistoire, elle compte au xixe siècle près de 2 900 habitants. Les hommes qui y vivent sont pour la plupart marins au long cours, dans la marine marchande ou de guerre. L’île apparaît comme une île de femmes. En l’absence des hommes, ce sont elles qui font les travaux agricoles, élèvent les moutons, refont les routes et les chemins. Au xviiie siècle encore, les liaisons avec l’île sont longues et dangereuses, car tributaires des passages de rares pêcheurs. Les seuls étrangers à s’y rendre sont les ingénieurs et les administrateurs du roi. Chargés d’évaluer les capacités défensives et productives du territoire, ils envisagent ce séjour sous l’angle de la contrainte. Souvent, l’embarcation doit rebrousser chemin en raison des conditions météorologiques. Une fois sur place, le paysage semble dépourvu d’attraits et bon nombre d’entre eux expédient leur tâche afin de regagner le continent. Lorsqu’ils prennent le temps de parcourir l’île, c’est pour déplorer ses insuffisances. Certes les hautes falaises préviennent tout débarquement hostile et les courants violents rendent l’accostage périlleux, mais la plupart des anses sont peu protégées et les fortifications
Pointe de Pern Le xixe siècle en quête de sensations fortes redécouvre le sublime dans les paysages déserts et chaotiques, propices au tourisme et aux légendes (Le Rocher du roi Gradlon, Lansyer, 1885, Loches, maison Lansyer).
LOCHES, MUSÉE LANSYER ; PHOTO FRANÇOIS LAUGINIE
A la fin du xviiie siècle, le regard évolue : la nature ingrate s’imprègne de poésie. A cette époque se manifeste le goût pour le sublime, les paysages confus et chaotiques. Un goût qui s’accompagne de la quête de sensations intenses, de la recherche du vertige et de l’effroi. Dans ce changement de perspective, Jacques Cambry, un administrateur qui voyage dans le Finistère en 1794 et 1795, joue un rôle décisif1. Il admire le spectacle grandiose et effrayant de l’immensité de la mer. Dans les premières décennies du xixe siècle les romantiques s’entichent à leur tour de cette terre brute, primitive, une terre de granit qui invite à la mélancolie. UNE TRAVERSÉE ÉPROUVANTE Se rendre dans l’île devient plus aisé à partir de 1880, avec la mise en service de la Louise, un vapeur. La traversée demeure longue – plus de trois heures. Fréquemment, les courants et les flots déchaînés la rendent éprouvante. Toutefois, ce périple devient l’une des finalités du voyage dont les visiteurs apprécient le charme, même s’ils en appréhendent la difficulté. La traversée commence comme un voyage agréable. Le touriste découvre les insulaires embarqués avec lui, observe leur physionomie et leur comportement. Il cherche à reconnaître les petites îles, telles Trielen et Bannalec, à nommer les phares qui forment autant de points de repère. Il guette l’apparition de l’île qui se dessine à travers une brume vaporeuse, et donne l’impression d’une terre mystérieuse. Mais, une fois dépassée l’île de Molène, la mer grossit, les mouvements du navire s’amplifient et font naître l’angoisse du
naufrage. La crainte est d’autant plus forte que, au long du parcours, les voyageurs aperçoivent les carcasses éventrées de navires échoués sur les récifs entre Molène et Ouessant. L’abordage puis le débarquement, souvent sous le regard amusé des insulaires, sont une délivrance. La traversée prend l’allure d’une aventure. Elle rompt avec la monotonie et la banalité des itinéraires touristiques mais elle confère aussi à l’île une dimension inquiétante. Sur l’île, on peut loger chez l’habitant, ou à l’auberge Stéphan, où descendent les voyageurs de commerce, ou encore dans deux hôtels du xixe siècle. Les séjours ne durent que quelques jours au cours desquels le touriste s’emploie, comme sur le littoral, à reconnaître rapidement les plus beaux sites. Certains visiteurs, toutefois, se risquent à faire le tour d’Ouessant. Ils en découvrent l’ampleur depuis le sommet du phare du Créac’h, construit en 1863. Ils jouent les Robinson, livrés à une terre méconnue dans laquelle ils parviennent à se perdre. Dans les années 1840-1860 pourtant, l’île s’est NOTES J. Cambry, modernisée : on y a érigé un dispensaire et une école, 1. Voyage dans le Finistère une nouvelle église, amélioré les routes et des ports. ou état de ce Mais les touristes retiennent avant tout le pittoresque. département Une fois le bourg visité, ils arpentent la côte, longent en 1794 et Brest, les falaises et s’arrêtent devant les amoncellements 1795, Cercle social, rocheux de la pointe de Pern : « Si Dante eût rencontré an VII (1799). ces roches sur sa route, écrit l’un de ces voyageurs, il en 2. T.-M. Caradec, eût fait sans doute le vestibule de son enfer2. » Par-dessus Autour des îles bretonnes, tout, les visiteurs savourent le spectacle de l’océan. L’île, comme Bréhat ou Belle-Ile, invite à une atten- Librairie Nilsson, tion plus minutieuse que le continent. On y trouve les 1904, p. 97. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 59
Le xixe siècle a favorisé l’élaboration d’une image à la fois fascinante et inquiétante de l’île à laquelle les insulaires se conforment
NOTES 3. J.-A. Piganiol de La Force, Nouvelle description de la France…, T. Legras, t. VIII, 1754. 4. V.-E. ArdouinDumazet, Voyage en France, BergerLevrault, t. IV, 1895. 5. C. de La Paquerie, En Bretagne, Tours, Alfred Mame et fils, 1896. 6. G. Toscer, Le Finistère pittoresque. Sites et monuments, Brest, A. Kaigre, t. I, 1906, p. 183. 7. Délibérations municipales d’Ouessant, 2 juillet 1852, archives municipales d’Ouessant.
L’obsession racialiste du siècle pousse certains visiteurs à s’interroger sur l’existence d’une race qui serait propre aux îles. Les femmes sont l’objet d’une attention particulière. Dans leur costume sombre, de teinte brune ou noire, la tête couverte d’une petite coiffe blanche, elles apparaissent sévères et hautaines, à l’image des Italiennes ou des Corses. Leur beauté grave, rude et puissante se révèle ambiguë : les Ouessantines sont parfois dépeintes comme les « mâles » de l’île. UN PEUPLE PRIMITIF ET ARCHAÏQUE On recherche les traditions dont l’île est le conserDès le xviiie siècle quelques auteurs de dictionnaires vatoire, parmi lesquelles la « proella » : lorsque le corps géographiques3 estimaient que l’âge d’or avait survécu d’un marin mort en mer n’a pas été retrouvé, les voisins à Ouessant. La communauté ouessantine, digne des apportent une petite croix dans la famille du défunt. La Hébreux ou des Hurons, n’aurait connu que la candeur, nuit se passe en prières. Le lendemain, le prêtre vient la simplicité et l’harmonie avec la nature. Cette image chercher la croix et, après les cérémonies funèbres habid’un peuple primitif, innocent et vertueux devient tuelles, procède à son inhumation : la croix est dépovite un stéréotype. Elle cède pourtant la place, dans la sée dans un cercueil, puis, à partir de 1865, dans une seconde moitié du xixe siècle, à une autre image, celle construction édifiée à cet effet dans le cimetière. Cet usage devient l’emblème de la singularité de de sociétés rurales traditionnelles où des gens simples et bons mènent une existence rude, mais paisible et la société ouessantine. Il s’accorde avec l’idée que la saine. La contemplation nostalgique n’empêche pas la mort omniprésente imprègne la vie des Ouessantins. critique. Des contemporains comme Ardouin-Dumazet4 L’appellation l’« île de l’épouvante » se répand dans les ou La Paquerie5 raillent l’archaïsme et la sauvagerie des guides touristiques. Ce terme trouve son origine dans l’interprétation erronée de l’étymologie en breton de Ouessantins au mode de vie arriéré. l’île. « Enez Eussa » signifie l’« île haute » mais, dans les années 1820, on préfère y voir un dérivé du dieu celte Heuz, connu pour sa colère et sa cruauté. Or cette interprétation ressurgit à la fin du xixe siècle et contribue à construire une image morbide de l’île. Dans ce paysage âpre, la mort hante les côtes et conduit les navires au naufrage. Si la population s’empresse de secourir les naufragés, si les actions héroïques des sauveteurs sont amplement relatées par les journaux, l’idée prévaut cependant que la fatalité plane sur l’île. La description donnée par un guide touristique publié au début du xxe siècle est éloquente : « Rongée par l’action incessante du flot, battue presque constamment par les vents du large, entourée d’écueils et de rochers, terreur de ceux qui s’en approchent, l’île d’Ouessant, vaste bloc granitique, reste encore, comme autrefois, l’île de l’Épouvante6. » Le xixe siècle a favorisé l’élaboration d’une image à la fois fascinante et inquiétante de l’île à laquelle les insulaires finissent par se conformer. Les délibérations municipales insistent sur les difficultés de l’isolement. Les Ouessantins ont l’impression d’être tenus à l’écart du progrès, comme des « âmes séparées du reste du monde »7. Dans le même temps, ils éprouvent une certaine fierté : nés au milieu de l’océan, ils mettent en avant leur qualité de gens de mer, de sauveteurs dévoués. Ils vantent aussi leurs traditions dont ils soulignent la pieuse conservation. Voici comment, alors que se développent la fascination pour le spectacle de L’îLe des femmes Les hommes sont souvent en mer. la tempête et de l’immensité de l’océan, le goût pour les Les femmes accomplissent donc les tâches les plus dures rivages rocheux et les précipices, Ouessant, l’île ingrate, comme casser des cailloux pour refaire des routes, suscitant est devenue une île sublime. n admiration et perplexité chez les visiteurs (photo de 1934).
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KEYSTONE/GAMMA-RAPHO
paysages plus beaux et plus curieux. La nature n’en conserve pas moins une dimension inquiétante qui sert de décor à bien des romans tels Les Enfants de la mer de Gabriel de La Landelle en 1861 ou L’Ile d’épouvante d’Émile Vedel en 1904. Parallèlement, les voyageurs prêtent une grande attention à la population locale, qui apparaît comme une société traditionnelle aux pratiques singulières.
Prudence ! Au début du xxe siècle, des cordages permettent aux baigneurs de se tenir. Des professeurs privés et des maîtres-nageurs proposent leurs services. Le costume, superposant plusieurs pièces de tissu, et le bonnet sont vivement conseillés par les médecins.
Le pays des bains de mer Avant de devenir un loisir de masse, le bain de mer, au milieu du xixe siècle, fut une pratique médicale très encadrée, réservée aux plus téméraires. Et d’abord en Bretagne, réputée « tonique et vivifiante ».
MUSÉE D’ORSAY, DIST. RMN-GP/PATRICE SCHMIDT
Par PHILIPPE CLAIRAY
D
epuis les années 1960, les joies de la plage sont devenues un plaisir accessible à tous. Une pratique relativement récente, si l’on veut bien se souvenir qu’en France les bains de mer n’ont guère plus de 200 ans. Dans cette conquête touristique des bords de mer, la Bretagne occupe une place éminente. « La topographie de la Bretagne, presqu’île exceptionnellement découpée de caps, de golfes, de criques, de fjords, d’estuaires, précédés d’une multiplicité d’îles, îlots ou récifs, fait de cette
Docteur en histoire contemporaine (université Rennes II), Philippe Clairay est directeur des musées de Villedieu-les-Poêles (50). Cet article est la version revue de « Les bains de mer ont une patrie : la Bretagne », L’Histoire n° 266, juin 2002.
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région le pays des bains de mer par excellence », affirmait déjà le guide Joanne en 1896. Ce sont les Anglais qui, les premiers, ont apprivoisé les rivages maritimes. Depuis le milieu du xviiie siècle, de jeunes aristocrates britanniques sillonnent l’Europe, et notamment les rives de la Méditerranée, réalisant leur « Grand Tour », véritable parcours initiatique sur les traces des civilisations disparues. De cette vogue britannique découle notre « tourisme », néologisme introduit
DANS LE TEXTE
Le décalogue des baigneurs
«
I. Après les émotions vives, ne te baigne pas. II. Après un malaise subit, ne te baigne pas. III. Après une nuit d’insomnie, après un excès de fatigue, ne te baigne pas. IV. Après un repas copieux, après de chaudes libations, ne te baigne pas. V. Lorsque tu te rends au bain, ne cours pas. VI. Ne te baigne pas dans une eau dont tu ne connais pas la profondeur. VII. Déshabille-toi lentement ; mais aussitôt déshabillé entre dans l’eau. VIII. Jette-toi dans l’eau la tête la première ; si tu ne sais pas plonger, immerge-toi en un instant. IX. Ne reste pas trop longtemps dans l’eau, à moins que tu ne sois d’un tempérament fort. X. Après le bain, frictionne-toi ; habille-toi promptement et marche. » Ernest Le Nordez, Le Guide des baigneurs à Saint-Quay-Portrieux, nouvelle édition, Saint-Brieuc, imprimerie Frédéric Courtel, 1923, p. 57.
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dans la langue française par Stendhal, qui publie en 1838 ses Mémoires d’un touriste. En France, les Anglais font de Nice et de Hyères des lieux de villégiature hivernale, où l’on se délecte du climat, mais où l’on ne se baigne pas. En Bretagne à la même époque, la grève – qui deviendra la « plage », du grec plagios « oblique » et de l’italien plaggia « en pente douce » – représente une étroite bande de terrains infertiles, sinon inutiles, fréquentée par les seuls à en tirer quelques menus profits : les marins, les pêcheurs, les goémoniers, les ramasseurs de varech utilisé comme engrais, ou les cueilleurs de coquillages. Les traditions peuplent ces lieux de créatures redoutables, sans parler de la terrible légende du Bag Noz, le sinistre « bateau de nuit » conduit par le premier défunt de l’année, et dont la vue annonce à l’imprudent promeneur sa mort prochaine. SE BAIGNER, C’EST SE SOIGNER Les origines des bains de mer relèvent de l’histoire de la médecine. Et c’est (encore !) en Grande-Bretagne que furent codifiés, au xviiie siècle, les principes du bain pris « à la lame », c’est-à-dire au milieu des vagues. Le thérapeute Richard Russell est le premier à publier, en 1750, un ouvrage décrivant les bienfaits de l’eau de mer sur diverses maladies. Atteint d’aliénation mentale, le roi George III, surnommé « the Mad » (le Fou), se voit prescrire des bains de mer, dans les années 1780, à Brighton, future station balnéaire très courue. Après les stations « hibernales », selon le terme médical alors en usage, de la Méditerranée et les stations balnéaires anglaises, le bassin d’Arcachon, la Picardie, la Normandie suscitent d’abord l’engouement, y compris des Français. Vers 1840, les principales zones balnéaires
ADDISON GALLERY OF AMERICAN ART, PHILLIPS ACADEMY, DIST. RMN-GP/IMAGE AGAA ; DR
Saint-Malo plage La ville portuaire accueille des baigneurs dès 1830, d’abord britanniques puis français, de plus en plus nombreux. Les plages alignent les cabines où l’on s’habille et se protège du soleil (M. Prendergast, 1907).
ADOC-PHOTOS
Au contraire de la Méditerranée, dite « stagnante », l’Océan, animé par la marée, est réputé sain et bénéfique sont déjà bien établies en Bretagne. L’histoire des bains de mer en Bretagne peut s’apparenter à une colonisation. Au milieu du xixe siècle, artistes et écrivains sillonnent la région à la recherche d’une nature sauvage et romantique. Ces petits cercles distingués, souvent parisiens, font le succès mondain des stations. A partir de 1852, où arrivèrent les premières familles britanniques, Dinard, modeste village de pêcheurs, connaît un essor touristique : construction de villas avec bowwindows, tourelles et toits aigus, ouverture de casinos, aménagement des plages, événements mondains. Les premières régates naissent à Dinard en 1869, et le plus ancien club de tennis français y est fondé en 1879. Et c’est encore sur la Côte d’Émeraude qu’est fondé, en 1839, l’un des premiers établissements de bains de mer bretons par un médecin malouin, le Dr Chapel. Dès 1840, les grèves de la région sont labourées par des cabines roulantes. Un établissement de bains est inauguré au Croisic en 1845. D’autres suivent autour des deux grands pôles que sont Dinard et Le Croisic, prélude au futur ensemble de La Baule-Pornichet-Le Pouliguen. Le séjour océanique estival complète désormais la saison d’hiver au bon air de la Côte d’Azur. Au contraire de la Méditerranée, dite « stagnante », l’océan Atlantique et la Manche, animés par les marées, sont réputés sains et bénéfiques. Le bain est alors encadré par des professionnels de la santé. Dans les stations les plus et les mieux fréquentées, jusqu’aux années 1860, des médecins inspecteurs contrôlent l’activité des établissements. Le curiste fait appel à un guide-baigneur qui l’emmène dans l’eau, l’aide à y faire la planche et procède aux immersions. A l’orée du xxe siècle, les médecins déconseillent encore de se plonger dans l’eau en début de séjour. Il faut laisser quelques jours au corps pour s’adapter à l’air marin. En attendant, on peut prendre des bains chauds dans un établissement ad hoc. Lorsque l’on est enfin prêt, l’expérience n’est pas des plus agréables : « Le premier [effet du bain], immédiat, est le résultat de l’immersion ; c’est une sensation de saisissement, d’oppression plus ou moins intense, particulièrement chez les sujets très jeunes, chez lesquels elle s’accroît d’une peur instinctive. La respiration et la circulation se ralentissent, la peau pâlit, le sang reflue vers les viscères, surtout vers la tête : de là provient la teinte rouge ou bleutée du visage1. » De même qu’on absorbe un médicament en plusieurs prises, on se baignera de façon répétée : « Le bain devra durer deux, puis trois, puis cinq, et enfin dix minutes comme fortifiant ; plus longtemps si l’effet calmant est recherché. » Cette hygiène balnéaire s’appuie sur des pratiques codifiées. Le Dr Brémond, repris notamment par la suite par Ernest Le Nordez, énumère ainsi au début des années 1920 le « décalogue des baigneurs » (cf. p. 64). Se baigner c’est alors se soigner. Les découvertes de la science contribuent aussi à la promotion du littoral breton. On vient y profiter de
l’iode, du brome, de la radioactivité supposée de l’air. Le vent lui-même est assimilé à un aérosol bienfaisant. Si la plupart des pionniers des bords de mer viennent entretenir leur bonne santé, d’autres sont véritablement malades. Les bains de mer sont réputés soigner la rage, les maladies infantiles, le rachitisme, les écrouelles et autres abcès dus à la tuberculose ou à la syphilis. Mais la clientèle des établissements médicaux, en particulier des sanatoriums de bord de mer, comme il en existe de nombreux en Bretagne, ne se mêle pas à celle des plages mondaines : les patients en sont exclus et les hôpitaux marins sont souvent bâtis en des lieux isolés. Depuis les années 1870, pourtant, le bain est devenu un exercice. Avec les progrès de l’éducation physique, inscrite au programme des écoles de la IIIe République, s’enseignent de nouvelles pratiques corporelles, comme la natation. Dans les stations de Bretagne apparaissent des professeurs de gymnastique « privés » qui proposent
NOTE
Mondanités La présence des touristes entraîne
la construction de villas et le développement de nouvelles activités. Dans les stations chics s’ouvrent les casinos ou des terrasses dominant la mer (guide de 1930).
1. Cf. Dr GaltierBoissière, Larousse médical illustré, Larousse, 1924, article « Bains ».
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leur valeur médicale. Ce sont désormais le farniente et le plaisir qui priment. Après la Seconde Guerre mondiale, ces loisirs se démocratisent réellement (ici des enfants dans les années 1960).
leurs services aux villégiateurs. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, des clubs de plage initient les enfants à la natation qui se développe lentement, mais bouleverse la pratique des bains. Le nageur, libéré, devient téméraire. Les stations balnéaires doivent alors instaurer une surveillance accrue et doter les plages d’équipements adaptés : canots, poste d’observation, etc. Une ère nouvelle commence.
NOTE 2. Archives départementales du Finistère, 8 M 106, Tourisme divers.
NAISSANCE DE LA CÔTE D’ÉMERAUDE Les sites y gagnent de nouveaux noms, plus évocateurs. Sur le modèle de la « Côte d’Azur », née en 1887, la Bretagne s’orne d’une « Côte d’Émeraude » en 1894 et d’une « Côte d’Amour », autour de La Baule, en 1913. Les activités balnéaires se diversifient et s’organisent. La plage se divise en plusieurs espaces réservés à chaque sexe. Point de mixité alors, dans aucun domaine. Les communes ont pour impératif d’assurer la sécurité, l’ordre public et le respect des bonnes mœurs. Des installations se font jour : des cordages sont tendus entre des piquets enfoncés dans le sable. L’ensemble forme une main courante très utile lors du bain, et qui sert aussi à séparer les hommes des femmes. Dans le
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RUE DES ARCHIVES/AGIP
ViVe les Vacances ! A partir des années 1930, les bains de mer perdent
même souci d’organisation des plages, on les équipe d’« aides à la baignade » : plongeoirs, estacades, reposoirs, périssoires, et bien entendu cabines de plage. D’autres cabines, roulantes, conduisent les baigneurs jusqu’à l’eau en toute discrétion : on en descendait pour s’immerger graduellement, grâce à une petite échelle et aux mains secourables des guides-baigneurs. L’existence des stations balnéaires s’affirme à travers des travaux apparemment anodins : les plongeoirs sont bâtis en dur, solidement plantés sur la grève à longueur d’année… Des cabines, qui, jadis remisées à la morte saison, passent également l’hiver en bordure de plage. Sentinelles immobiles, elles témoignent encore de nos anciennes pudeurs. Quant au costume de bain, il comportait à ses débuts jusqu’à six pièces de tissu, bien souvent en laine : on imagine le poids de ces « maillots » au sortir de l’eau ! En 1924, le Dr Galtier-Boissière conseille aux femmes de couvrir « leur tête d’un bonnet imperméable caoutchouc, toile cirée, afin que les cheveux ne soient pas mouillés ». La tendance, toutefois, est à la simplification, qui conduit de l’ensemble tunique-pantalon bouffant-coiffe des années 1880 aux modèles actuels en passant par le maillot d’une seule pièce moulant des années 1920. Dans les années 1930, le maire de la petite commune de Loctudy, dans le Finistère, ne plaisante pas avec la pudeur. En 1936, un arrêté municipal de police des bains de mer précise : « Il est inadmissible que les baigneurs circulent dans l’agglomération du bourg dans des tenues seulement permises à la plage. » Dans le même texte, le maire interdit le port du caleçon y compris pour les petits enfants, du short et des corsages découvrant le dos pour les femmes. Un peintre-graveur en villégiature va s’indigner dans une lettre au préfet du Finistère, le 31 août 1936 : « Ma femme notamment a été gratifiée d’un PV le 25 août car elle portait un short et un corsage découvrant le dos. Le garde champêtre a été d’une grossièreté révoltante vis-àvis d’elle. Il a provoqué un vrai scandale en lui ordonnant à haute voix “d’aller s’habiller’’ et en lui répondant grossièrement quand elle lui demandait la raison d’avoir à lui décliner son identité : “Pour vous foutre un PV !’’ Ce sont des procédés infâmes, surtout à l’égard d’une femme2. » Après la Grande Guerre, de nouvelles activités sportives se déploient sur des plages de plus en plus fréquentées. A l’ancienne pratique thérapeutique se substitue une pratique hédoniste du bain, plus proche de la nôtre. La frontière homme-femme s’estompe dans les années 1920. La révolution des congés payés et des loisirs initiée par le Front populaire favorise la mixité. Désormais, on prend son temps. Le temps de bronzer – le hâle devient à la mode chez les privilégiés – et celui de s’amuser : c’est l’essor des jeux de plage, des concours de châteaux de sable, de la gymnastique et des clubs pour enfants. Après la Seconde Guerre mondiale, ces loisirs balnéaires se démocratisent réellement. Alors, prendre un bain de mer, c’est aussi prendre un bain de foule. n
VINCENT MOUCHEL/PHOTOPQR/OUEST-FRANCE/MAXPPP
3. BONNETS ROUGES
En 2013, des manifestants brandissant le drapeau breton défilent à Quimper pour défendre l’emploi dans leur région.
Trois cents ans de combats La chouannerie a forgé son image royaliste et catholique mais la Bretagne a très tôt affirmé son ancrage républicain. Avec des revendications sociales fortes, scandées par le drapeau blanc et noir.
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Révolution : tout a commencé à Rennes En janvier 1789, les nobles et leurs hommes de main s’opposent violemment à l’avant-garde patriote de la bourgeoisie bretonne. Par ROGER DUPUY Professeur émérite à l’université Rennes-II, Roger Dupuy a notamment publié La Politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme (Albin Michel, 2002). Cet article est la version abrégée de « La Révolution a-t-elle commencé à Rennes ? », L’Histoire n° 117, décembre 1988.
O
ù et quand a commencé la Révolution française ? Gageons que chacun répondra : à Grenoble, lors de la journée des Tuiles, le 7 juin 1788. Car c’est cette révolte des magistrats contre le pouvoir royal qui a provoqué l’union des trois ordres, déterminés à résister au despotisme ministériel, à Vizille, le 21 juillet 1788. La Révolution aurait donc débuté en Dauphiné, durant l’été 1788. D’où le silence sur les affrontements violents qui se sont déroulés à Rennes les 26 et 27 janvier 1789. Or la révolution radicale, celle qui met aux prises la noblesse et le tiers état, a sans doute commencé en Bretagne. Rappelons d’abord les faits. Les affrontements de Rennes opposent la noblesse et ses hommes de main à l’avant-garde « patriote » de la bourgeoisie bretonne, ceux qu’on appelle les « jeunes gens », principalement des étudiants en droit conduits par Moreau – futur prestigieux général de la République.
féministe, se présente au club des Jacobins, fondé par des Bretons comme le revendique fièrement ce tableau de 1792 sous l’égide du bonnet phrygien (Rennes, musée de Bretagne).
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CRÉDIT
Club breton Théroigne de Méricourt, révolutionnaire
La journée des BricoLes Le 26 janvier 1789, le peuple, encouragé par la noblesse, marche sur le parlement de Rennes et obtient
une baisse du prix du pain. Le statu quo est ainsi sauvé contre les bourgeois patriotes qui réclamaient plus de droits (estampe, xixe siècle).
RENNES, COLLECTION MUSÉE DE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE)
Car, en Bretagne, à la fin de l’année 1788, un conflit extrêmement violent se superpose à la polémique nationale concernant la convocation des états généraux : il a pour cadre les états de la province. La Bretagne est, en effet, avec le Languedoc et la Provence, une des rares grandes provinces à avoir conservé une assemblée des trois ordres (noblesse, clergé, tiers état), chargée de négocier avec l’intendant du roi le montant des impôts. Négociation efficace puisqu’en 1785, selon Necker, un paysan breton paie trois fois moins d’impôts qu’un paysan normand ! UN LOBBY NOBILIAIRE ACTIF Ces états sont dominés par la noblesse : tout noble, âgé d’au moins 25 ans et possédant un fief, peut y siéger. Il en vient, selon les sessions, entre 600 et 1 200 ! Puisqu’on vote par ordre, leur nombre importe peu, mais les représentants du clergé – on en compte une trentaine – sont tous nobles, et les 43 députés des villes bretonnes délégués par le tiers état sont anoblis ou espèrent l’être bientôt. Les états de Bretagne constituent donc un lobby nobiliaire qui, certes, protège la province des appétits fiscaux de la monarchie, mais qui s’efforce surtout, avec l’appui intéressé du parlement de Rennes – dont les 90 magistrats sont nobles –, de sauvegarder et d’accroître les privilèges de l’aristocratie. C’est encore contre cette confiscation que protestent les négociants de Nantes et de Lorient, les avocats de Rennes et de Quimper. Ils réclament une réduction massive de la représentation des nobles et le renforcement
de celle du tiers état. La noblesse ne veut rien savoir : elle se considère comme le protecteur naturel des intérêts de la province. Pour elle, porter atteinte au statu quo, ce serait encourager les empiétements du pouvoir central en permettant au gouvernement de se faire des partisans parmi les délégués du tiers état. Exaspérés par cette hostilité, les députés des villes bloquent les délibérations des états ouverts à Rennes en décembre 1788. C’est la répétition générale de ce qui se passera à Versailles cinq mois plus tard. Louis XVI, craignant que l’affaire n’entrave la perception des impôts, décide, le 3 janvier 1789, de suspendre les états jusqu’au 3 février. Il veut permettre aux esprits de se calmer. Le clergé et le tiers état obtempèrent, mais la noblesse refuse d’obéir. Elle occupe jour et nuit la salle des délibérations, dans le couvent des Cordeliers, sur la place du Palais, à proximité immédiate du parlement qui soutient cette fronde. Le 8 janvier 1789, tous les nobles présents prêtent le serment d’exclure de leur ordre ceux qui céderaient aux exigences des bourgeois. Dans les rues de Rennes et au théâtre, les altercations se multiplient entre gentilshommes et jeunes gens du tiers. La noblesse décide de dresser les pauvres contre le « haut tiers », les riches bourgeois dont ils font les inspirateurs intéressés de la contestation politique. L’hiver est rude et la récolte a été médiocre. Le prix du pain a doublé. Les états de Bretagne, paralysés par la crise politique, n’ont distribué aucun secours. Il est donc facile de mobiliser les indigents contre la municipalité, qui fixe le prix du pain en ville. >>> LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 67
L’écl a i ra ge
Contrairement à ce qui s’est passé en Vendée, la chouannerie n’a pas unifié la Bretagne contre la Révolution.
M
algré une légende tenace, la chouannerie n’est pas la suite immédiate des affrontements entre aristocrates et patriotes qui commencent dès 1789 : les premiers refusent de participer aux états généraux, les seconds forment, dès leur arrivée à Versailles, le Club breton, qui devint ensuite le club des Jacobins. C’est aussi de Bretagne que part le mouvement des fédérations, qui pousse les députés parisiens à inventer la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, pour éviter d’être dépassés par les exigences des provinciaux ! Dès 1791, les patriotes bretons traquent les contrerévolutionnaires, nobles et curés, tandis que les paysans envahissent les villes pour réclamer le maintien de l’Église romaine. Mais en 1793 leurs soulèvements sont brutalement écrasés : il n’y aura pas une autre « Vendée ». De fait, la Contre-Révolution est loin d’avoir gagné la province : les villes, une partie des campagnes (Finistère Sud, bassin rennais) demeurent républicaines, tandis que la chouannerie, dont le nom vient de Jean Cottereau dit Jean Chouan qui s’était déjà soulevé en 1792, dans la limite de la Bretagne et de la Mayenne,
mobilise les villageois. A vrai dire, il n’y a d’unité dans aucun camp. Les défenseurs de la république sont majoritairement « Girondins », hostiles à la Montagne et aux sans-culottes ; les chouans sont liés à un lieu ou à un chef et se méfient des jeunes nobles venus les commander. La chouannerie, née au nord de la Loire, garde ainsi sa spontanéité mais aussi ses divisions, à la différence de « la guerre de Vendée ». Les vagues d’insurrection successives en 1794, 1795, 1797 et 1799 peuvent bien menacer la République et même le Consulat, elles échouent avant de dégénérer en brigandage après 1800. Les derniers soulèvements importants, en 1815, sont inefficaces, si bien que les royalistes ont bien conscience d’avoir rencontré les chouans « par hasard », selon l’heureuse formule de Michel Denis, tandis que républicains et impériaux font cause commune de gré ou de force. UN ROYALISME POPULAIRE ARCHAÏQUE Par la suite, la vie politique s’articule entre royalisme et catholicité, qui est la tendance majoritaire, contre républicanisme (modéré) et laïcité ; les « Bleus de Bretagne », libéraux, anticléricaux, étant bien représentés dans les institutions. En outre, ici et là, en Cornouaille, autour de Vannes, des poches de « christianisme bleu » affichent des sentiments républicains, auxquelles il faudrait ajouter les chrétiens « audacieux » comme Lamennais qui veulent réformer la société au nom du christianisme. Loin de la situation de la « région-Vendée » devenue dès la fin du xviiie siècle un sanctuaire catholique et royaliste aux yeux des partisans de la monarchie et de l’Église, comme à ceux de leurs opposants républicains et libéraux, la mémoire chouanne, en Bretagne, est très ambivalente. L’ambiguïté peut être illustrée par Marche-à-Terre le personnage créé par Balzac, incarnant dans Les Chouans un royalisme populaire archaïque, inquiétant même pour ses alliés. C’est dans les années 1830 que le mythe prend corps. La première histoire de la chouannerie est publiée par Duchatellier, la sortant de son purgatoire avant que les peintres se mettent à représenter des messes en mer et des batailles au milieu des landes et des rochers de granite. La confusion s’opère entre Vendée et Bretagne, rejetant la province dans l’hostilité d’une grande partie des ruraux de l’Ouest envers la République. En 1871, paradoxalement, ces Bretons contrerévolutionnaires s’engagent dans les colonnes commandées par le général de Kératry pour défendre la République contre les Prussiens, retrouvant les ex-zouaves pontificaux des généraux vendéens Charette et La Rochejaquelein ! L’union sacrée s’arrête là, avant que la République, IIIe du nom, ravive les souvenirs de la Révolution et fige les stéréotypes.
Jean-Clément Martin, professeur émérite à l’université Paris-I.
Une famille chassée par les combats, 1793.
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RENNES, MBA, DIST. RMN-GP/ADELAÏDE BEAUDOUIN
VOUS AVEZ DIT CHOUANS ?
Les 47 députés bretons, les plus nombreux après ceux de Paris, forment à Versailles le noyau dur du parti patriote Or c’est cette même municipalité qui a conduit >>> la protestation contre le conservatisme des états de Bretagne. Le 26 janvier, vers 9 heures du matin, sur le champ Montmorin, au sud de la ville, une partie du petit peuple de Rennes, encouragé, voire payé par les nobles, manifeste donc contre le prix du pain. Cette « journée des Bricoles » se termine par une marche vers le parlement. Quelques conseillers accueillent les plaintes de la « gent bricolière », qu’ils assurent de leur compassion. Ils promettent même d’imposer une baisse des prix à la municipalité et déplorent que les états n’aient pu procéder aux distributions habituelles. La foule acclame le parlement, les nobles et la Constitution bretonne garante des privilèges de la province. Ce faisant, elle se prononce pour le maintien du statu quo et refuse tout ce que réclamaient les « patriotes ». La misère du petit peuple a été utilisée par l’aristocratie pour rompre l’unité du tiers état et empêcher ainsi toute remise en cause de l’hégémonie nobiliaire sur la province. C’est ce que proclame une poignée d’étudiants en droit, sortie du café de l’Union, au bas de la place du Palais. Les jeunes gens s’interrogent à haute voix sur la spontanéité des manifestations populaires. Des quolibets on passe aux insultes, et des insultes aux coups. Le lendemain, 27 janvier, étudiants et badauds, rassemblés aux abords du Palais, bousculent les nobles qui voulaient entrer dans le couvent des Cordeliers occupé par leurs pairs. A l’intérieur, on s’estime assiégé par la canaille et la basoche, et l’on décide d’en finir une fois pour toutes. La porte du couvent des Cordeliers s’ouvre donc brusquement : les députés de la noblesse jaillissent du bâtiment, épée et pistolet au poing, mais, cette fois, les étudiants sont armés. Des coups de fusil claquent depuis les fenêtres de certains immeubles, et d’autres protagonistes, alertés par la fusillade, arrivent les armes à la main. Pendant près de deux heures, le centre de Rennes se transforme en un champ de bataille. L’AILE GAUCHE DU TIERS ÉTAT Le bilan est lourd : on relève des dizaines de blessés de part et d’autre, et deux morts, deux aristocrates, M. de Boishué, âgé de 25 ans, et M. de Saint-Riveul, qui n’en avait que 19, camarade de collège du jeune Chateaubriand qui participait, lui aussi, à cette empoignade. L’écrivain en parle, avec solennité, dans ses Mémoires d’outre-tombe (cf. ci-contre). Le lendemain, les nobles regagnent leurs châteaux, bien décidés à se venger : ils veulent soulever leurs paysans contre les prétentions dangereuses des bourgeois des villes. C’est déjà un avant-goût de la chouannerie ! Au même moment, les jeunes gens de Rennes appellent à leur secours ceux des autres villes de la province, et même d’Angers. Plusieurs centaines d’entre eux arrivent les jours suivants avec armes et bagages. Dès le 3 février, ils tiennent dans l’église de Toussaints une « diète » et
DANS LE TEXTE
Chateaubriand : « un fleuve de sang »
«
Lecteur, je t’arrête : regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre […]. Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras. » F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1849.
jurent de se prêter mutuellement aide et secours en cas d’agression aristocratique. C’est ce serment qui sera renouvelé, un an plus tard, à Pontivy, lors de la fédération des provinces de Bretagne et d’Anjou. L’élan formidable des fédérations a donc bien été amorcé par cette assemblée de la jeunesse bretonne. Quant aux campagnes, elles ont provisoirement basculé du côté de la bourgeoisie. Car les cahiers de doléances rédigés au printemps 1789 en font foi : la noblesse ne parvient pas à dresser les paysans contre les villes. En avril, le tiers état, unanime, désigne comme députés aux états généraux des bourgeois considérés comme des patriotes notoires. Cette députation de 47 membres, la plus nombreuse après celle de Paris, devient le noyau dur du parti patriote. Dès les premiers jours de mai 1789, elle se réunit dans une arrière-salle de café louée à cet effet, et le « club breton » devient célèbre : c’est là que se définit la stratégie de l’aile gauche du tiers état. En octobre 1789, quand l’Assemblée constituante rejoint Paris, à la suite de la famille royale contrainte d’abandonner Versailles, les députés du Club breton cherchent un nouvel endroit pour se réunir. Ce sera la bibliothèque du couvent des Jacobins. Complot aristocratique, élan des fédérations, club des Jacobins : l’essentiel de la Révolution est en germe lors des affrontements sanglants de Rennes. A Paris, à Versailles, rien ne s’est encore passé en janvier 1789. A l’assemblée de Vizille, dans la banlieue de Grenoble, le 21 juillet 1788, nobles et bourgeois s’étaient entendus pour tenter d’instaurer un gouvernement national de grands propriétaires. A Rennes, le consensus se brise, la violence se déchaîne et les positions se radicalisent brusquement. Si l’esprit de Vizille l’avait emporté, la Révolution aurait été faite avant d’avoir eu lieu. Tandis qu’à Rennes le compromis avorte et la noblesse, exaspérée par l’impudence du tiers état, prend l’initiative de la violence et en devient, de façon prémonitoire, la première victime. n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 69
Le breton
Itinéraire d’une langue meurtrie Interdit par la IIIe République dans l’enseignement public, le breton est, à la veille de la Première Guerre mondiale, encore couramment parlé. Ils sont aujourd’hui moins de 200 000 bretonnants. Par ÉVA GUILLOREL
Panneaux bilingues Dans les villes et les villages,
signalétique et noms de rues sont aujourd’hui fréquemment écrits en français et en breton.
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L
e visiteur qui traverse aujourd’hui la Bretagne ne peut manquer d’apercevoir la signalétique bilingue qui s’est développée depuis une quarantaine d’années. Panneaux d’entrées de communes et de directions à l’attention des automobilistes, annonces d’édifices publics, pancartes publicitaires, enseignes ou rayonnages de certains magasins : la langue bretonne semble irriguer largement le territoire, y compris en haute Bretagne – ou Bretagne gallésante car on y parle une langue romane connue sous le nom de gallo –, c’est-à-dire dans la moitié orientale de la région historiquement non bretonnante. Pourtant, si cette langue a acquis une réelle visibilité publique, le nombre de ses locuteurs n’a jamais été aussi faible, et la possibilité que ce même visiteur entende parler breton dans la rue ou au café est infiniment moins grande. En cela, son expérience diffère totalement de celle d’un voyageur comme Dubuisson-Aubenay qui, en 1636-1637, décrit avec attention les multiples informations de nature linguistique qu’il relève lors de son périple à travers la Bretagne1. Les sondages qui se succèdent enregistrent la diminution continue du nombre de bretonnants : plus de 1 million à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, mais moins de 200 000 d’après la dernière grande enquête réalisée en 2007, et le chiffre a encore baissé depuis. Langue parlée par les trois quarts de la population de basse Bretagne dans les années 1950, le breton est pratiqué aujourd’hui par moins de 13 % de ces mêmes habitants (172 000 locuteurs de plus de 15 ans en 2007).
FRANÇOIS DESTOC/LE TÉLÉGRAMME/PHOTOPQR/MAXPPP
Maître de conférences à l’université de Caen, Éva Guillorel a notamment publié La Complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne, xvie-xviiie siècle (PUR, 2010).
Le « Gwenn ha du » C’est dans les années 1970 que la langue bretonne retrouve une image positive. Manifestations politiques et culturelles renouent avec une identité marquée, et le Gwenn ha du, le drapeau blanc et noir imaginé dans l’entre-deux-guerres, est aujourd’hui souvent présent dans les rassemblements.
EMMANUEL PAIN/AFP
Ce chiffre tombe à 5 % si l’on considère l’ensemble de la Bretagne historique (incluant la Loire-Atlantique), en tenant compte des quelques dizaines de milliers en dehors de la basse Bretagne, en particulier dans des grandes villes comme Rennes ou Nantes. Malgré un tel effritement, un sondage réalisé en 2007 montre que 88 % des Bretons estiment qu’il faut conserver cette langue2. Le breton est donc aujourd’hui fortement intégré dans les représentations de l’identité de la Bretagne alors même que sa transmission est très menacée : dans l’Atlas des langues en danger dans le monde publié par l’Unesco en 2009, il est classé dans la catégorie « sérieusement en danger ». Un retour sur la longue histoire de cette langue nous fait comprendre comment on en est arrivé à une telle situation. VENUE D’OUTRE-MANCHE Ses origines se fondent dans l’histoire des migrations européennes de l’Antiquité tardive. La romanisation de l’Armorique à partir du ier siècle permet l’implantation du latin comme langue d’administration pour des peuples qui parlent déjà une langue celtique, le gaulois, dont on sait peu de chose et dont seuls quelques mots subsistent dans le breton moderne. Pendant le Bas-Empire, des Bretons d’outre-Manche commencent à s’installer – d’abord par l’intermédiaire de mercenaires recrutés par l’armée romaine – et un courant migratoire régulier se met en place entre le ve et le viie siècle. Après la chute de l’Empire romain en 476, ces nouvelles populations réorganisent le territoire
autour de la religion chrétienne et de leur langue, issue d’une branche celtique insulaire, cousine du gaulois continental. Le nom de Britannia se substitue progressivement à celui d’Aremorica. Les premières traces écrites de vieux breton apparaissent dans des gloses placées dans les marges de manuscrits latins réalisés dans les monastères bretons dès la fin du viiie ou début du ixe siècle. Mais le latin puis le français sont les langues des autorités et de l’administration. A partir du xie-xiie siècle, les principaux centres de pouvoir se situent à l’est du duché, dans des villes qui n’ont jamais été bretonnantes comme Rennes et Nantes. NOTES
DANS LE TEXTE
Breton et français
«
Passé le trajet, vous entrez en La RocheBernard, bourg bien gros, par eux appelé ville ; mais de la clôture de qui ils n’ont nulle mémoire, même qu’il y ait eu jamais de château. Là, la langue maternelle est gallote ou française, la bretonne demeurant au-delà de la rivière qui sépare les diocèses de Vannes et de Nantes, tous deux mixtes. Car dans celui de Nantes, plus bas vers la mer, on parle breton et français. » Dubuisson-Aubenay, Itinéraire de Bretagne en 1636.
1. Cf. A. Croix (dir.), La Bretagne d’après l’« Itinéraire » de monsieur DubuissonAubenay, Presses universitaires de RennesSociété d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 2006. 2. F. Broudic, Parler breton au xxie siècle. Le nouveau sondage de TMO-Régions, Brest, Emgleo Breiz, 2009.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 71
Les enfants de l’après-guerre comprennent encore la langue de leurs parents mais ne la parlent presque plus
À SAVOIR
Parlez-vous breton ?
Cet extrait du manuscrit de Leyde (viiie siècle), un traité de médecine en latin, contient une trentaine de mots bretons. Le breton est une langue indoeuropéenne appartenant à la famille des langues celtiques, elle-même subdivisée en deux branches : la branche gaélique – qui comprend le gaélique écossais, l’irlandais et le manxois – et la branche brittonique – qui comprend le breton, le gallois et le cornique. Une des caractéristiques des langues celtiques est la présence des mutations consonantiques : la première lettre d’un mot peut changer en fonction du mot qui le précède. On distingue habituellement quatre dialectes en breton, même si cette division calquée sur les limites territoriales des anciens diocèses est discutable : les dialectes de Cornouaille, Léon et Trégor (rassemblés sous le nom de KLT) sont souvent dissociés du vannetais, qui est linguistiquement plus éloigné. Au sein de ces dialectes, une grande variété de parlers existe selon l’origine géographique et sociale des locuteurs.
DES « JARGONS BARBARES » Jehan Lagadeuc est l’auteur, en 1464, d’un premier dictionnaire trilingue breton-français-latin, imprimé en 1499. En 1659, la grammaire publiée par le missionnaire jésuite Julien Maunoir pose les jalons d’une réforme orthographique qui inaugure symboliquement l’entrée dans le breton moderne. La séparation sociale entre breton et français s’accentue au xviiie siècle, même si de nombreux intermédiaires culturels – bas clergé, noblesse rurale ou petite bourgeoisie urbaine – maîtrisent à la fois le breton et le français, voire le latin.
L’abbé GréGoire En 1794, il présente à
la Convention un rapport pour « anéantir les patois ». L’heure est à l’homogénéisation linguistique du pays.
72 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
BIBLIOTHÈQUE DE L’UNIVERSITÉ DE LEYDE, VASSIANUS LAT. 96A – NANCY, MUSÉE DES BEAUX-ARTS ; JOSSE/LEEMAGE
Un fossé croissant se creuse entre la langue du peuple et celle des élites. Cette distinction est particulièrement nette pour Brest jusque tardivement : sur la rive gauche de la Penfeld, quartier administratif et résidentiel des officiers de la Marine, on parle le français depuis le xviie siècle alors que le breton est la langue commune du petit peuple de l’arsenal sur la rive droite, le quartier de Recouvrance. Le breton évolue en intégrant des influences issues des langues romanes et se différencie de plus en plus des langues celtiques insulaires comme le gallois. Son aire de diffusion se stabilise autour d’une frontière linguistique entre haute et basse Bretagne qui passe approximativement de l’ouest de Saint-Brieuc au nord à l’est de Vannes au sud : représentée dès 1588 sur une carte publiée dans l’Histoire de Bretagne de Bertrand d’Argentré, elle a peu muté par la suite. Le moyen breton qui prend forme à cette époque n’est connu que par un faible corpus d’écrits, pour beaucoup d’inspiration religieuse : ils ne constituent qu’une fraction de la production en langue bretonne, dont tout un pan a été perdu.
Perros-Guirec Roscoff Lannion Lesneven Ploudalmézeau
Morlaix
Paimpol
Plouaret Guingamp
Saint-Malo
Saint-Brieuc PlougastelCallac Daoulas CÔTES-D’ARMOR CarhaixLangue bretonne Plouguer Rostrenen Loudéac Douarnenez FINISTÈRE Gourin Langue gallo Brest
Quimper
Concarneau
Limite linguistique du breton : en 1588 en 1886 en 1976 Intensité de la pratique du breton en 1995 importante faible
Pontivy Quimperlé
Rennes
ILLE-ET-VILAINE
Languidic MORBIHAN
Ploërmel
Lorient Vannes LOIRE-ATLANTIQUE
Saint-Nazaire Nantes Source : (collectif), Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Skol Vreizh, 2008.
50 km
Légendes Cartographie
Si le breton est peu représenté dans la langue écrite par rapport au français, il s’épanouit à travers une riche tradition orale, connue grâce aux enquêtes ethnographiques réalisées depuis les premières années du xixe siècle pour recueillir les contes, légendes, chansons ou proverbes. La Révolution française accorde une furtive visibilité publique et politique à cette langue par un décret de janvier 1790 incitant à traduire les délibérations de l’Assemblée dans les différents « idiomes » de France. Cette décision n’est appliquée que très brièvement et n’empêche pas, dans les années qui suivent, le développement de réflexions sur l’homogénéisation linguistique du pays : en 1794, dans un rapport du Comité de salut public, Bertrand Barère propose un plan de lutte contre « ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contrerévolutionnaires ». Quelques mois plus tard, l’abbé Grégoire présente à la Convention un Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Pourtant, ces recommandations n’ont guère d’effet immédiat et le breton est toujours parlé au xixe siècle. L’alphabétisation croissante va de pair avec l’essor d’une vaste production imprimée : journaux, chansons sur feuilles volantes ou écrits religieux. Les enquêtes menées tout au long du siècle montrent l’importance d’une population bretonnante et souvent monolingue : un inspecteur de l’Instruction primaire rapporte par exemple en 1864 que, dans les circonscriptions de Quimper et Morlaix, « un dixième de la population adulte ne sait que le français et une moitié sait le français et le breton. Le reste ne sait que le breton ». Dans les communes rurales, les habitants « parlent exclusivement le breton. C’est à peine si l’on y trouve parmi les adultes 1/25 sachant assez bien le français pour le parler avec quelque facilité »3. Les réglementations scolaires instituent le français comme langue unique d’instruction dans les écoles publiques, renvoyant l’usage du breton à la sphère familiale et religieuse : comme toutes les langues régionales, il est écarté lors des lois scolaires de Jules Ferry dans les années 1880. Des méthodes encourageant la délation (en utilisant des objets – morceaux de bois, sabots cassés ou autres – connus sous le nom générique de « symboles ») sont adoptées dans certains endroits pour punir les enfants qui parlent leur langue maternelle. Le breton reste la langue majoritaire de la sociabilité et des échanges, mais les mobilités croissantes de population – pour le service militaire ou pour la recherche de travail dans les villes de la région ou à Paris –, de même que l’essor du tourisme balnéaire, renforcent la place du français en basse Bretagne. L’idée que connaître le français est utile aux enfants pour réussir dans la vie s’affirme peu à peu. Les premières années du xxe siècle sont aussi celles du conflit entre le gouvernement radical et l’Église, qui
Bretonnants et gallos
C’est en basse Bretagne, à l’ouest, que le breton est le plus pratiqué, alors que les populations de haute Bretagne, à l’est, parlent plutôt le gallo. La limite entre les deux zones s’est déplacée vers l’ouest entre l’ouvrage – censuré – de Bertrand d’Argentré Histoire de la Bretagne, en 1588, et l’enquête de terrain effectuée par l’Américaine Lenora Timm en 1976. Mais de nombreux toponymes, à l’est de la ligne, attestent de l’influence du breton en pays gallo.
aboutit à la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905 : la lutte contre le breton est alors associée au combat contre la religion, alors que la rhétorique catholique rappelle que « ar brezoneg hag ar feiz a zo breur ha c’hoar e Breiz » (« le breton et la foi sont frère et sœur en Bretagne »). Les deux guerres mondiales et le brassage géographique, social et culturel qu’elles entraînent accentuent la mise en place d’une société diglossique, avec une répartition fonctionnelle et hiérarchisée des deux langues, qui se fait au détriment du breton. Le nombre de monolingues bretonnants est de plus en plus faible. Même à l’église, la langue bretonne perd du terrain, et l’exode rural s’amplifie. Bécassine, personnage créé en 1905 dans La Semaine de Suzette, incarne une représentation négative de l’identité bas-bretonne à travers une bonne (une domestique) arriérée dont l’absence de NOTE 3. Cf. F. Broudic, bouche symbolise l’incapacité à s’exprimer – parce que La Pratique ne maîtrisant pas le français – hors de son pays natal. du breton, de Régime La fin des années 1940 et les années 1950 sont celles àl’Ancien nos jours, d’un basculement très rapide : en quelques années, les Presses universitaires parents font massivement le choix d’élever leurs enfants de Rennes, en français, considéré comme la langue de l’avenir. Un 1995, p. 55. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 73
1975 : l’orgueil retrouvé
P
NOTE 4. B. Tanguy, Aux origines du nationalisme breton, Union générale d’éditions, 1977.
aru en 1975, Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden est un livre largement autobiographique : Pierre-Jakez Hélias y raconte la vie quotidienne du monde paysan dans le pays bigouden, pendant la première moitié du xxe siècle : « A l’école, il est interdit de parler breton. Il faut tout de suite se mettre au français, quelle misère ! » Il rencontre un immense succès (près de 3 millions d’exemplaires vendus), mais provoque une vive polémique avec Xavier Grall qui, dans son Cheval couché (1977), reproche à l’auteur son « folklorisme fossilisant ». Il n’en reste pas moins que ce mélange de dignité humaine et de valeur ethnologique a contribué à une visibilité inédite de l’idée régionale et à un incontestable renouveau, notamment culturel, de la Bretagne. Et puis, ce livre a suscité un renversement d’image : « Aujourd’hui c’est un honneur d’être breton »,
explique Jean Rohou dans Fils de ploucs (2006), alors que « jusqu’aux environs de 1970 nous étions un antimodèle pour tout le monde ». Il y a bien eu une extraordinaire inversion : d’une identité négative à une identité positive. Le résultat est la conviction d’une « bretonnité » pleinement assumée, à l’image des panneaux routiers où Morlaix s’enorgueillit de s’appeler à nouveau « Montroulez », à l’image aussi des prénoms bretons, des harpes celtiques, de la langue bretonne à l’école et des drapeaux blanc et noir brandis avec vigueur lors de toutes les fêtes locales. La boutade lancée en 1998 par l’entrepreneur Jean-Jacques Goasdoué est un juste résumé de cette fierté reconquise : « La Bretagne a un pétrole fabuleux : son identité ! » Joël Cornette
même schéma se répète dans toute la basse Bretagne, notamment dans les campagnes (les villes ayant été plus anciennement imprégnées par le français) : les enfants de l’après-guerre comprennent encore la langue de leurs parents mais ne l’utilisent quasiment plus, et leurs enfants ne parlent ni ne comprennent le breton. En trois générations, la transmission de cette langue s’est presque totalement tarie.
plus large de valorisation d’une identité devenue positive ; il s’accompagne d’un engouement nouveau pour la musique, la danse et les traditions bretonnes, relayées par l’essor du tourisme de masse. L’association Diwan, fondée en 1977 pour développer l’enseignement scolaire immersif en breton, met en place un réseau d’écoles allant de la maternelle jusqu’au baccalauréat. Cette initiative est suivie par la création de classes bilingues dans les établissements publics ou privés catholiques. Ce sont 17 000 enfants qui sont aujourd’hui scolarisés dans une filière bilingue, et plusieurs milliers d’autres qui étudient le breton comme option de langue vivante. Plus de 3 000 adultes sont inscrits dans des cours du soir hebdomadaires. Ces chiffres sont à la fois élevés et faibles. Élevés car le déclin constaté dans les années d’après-guerre ne laissait pas envisager un tel regain d’intérêt. Faibles car, comparés à l’ensemble de la population de Bretagne (4,5 millions d’habitants en comptant la Loire-Atlantique), l’usage de cette langue est devenu très minoritaire, et la transmission familiale, sans être totalement éteinte, est extrêmement rare. Même si elle est peu utilisée en tant que langue d’expression dans les médias (en particulier à la télévision), elle continue, à petite échelle, à être une langue de convivialité. Elle est aussi devenue pour certains une langue de travail dans les domaines de l’enseignement, de la traduction, de l’édition et plus accessoirement du patrimoine, autant de secteurs qui ont produit un nombre non négligeable d’emplois dans la région. Elle a retrouvé aujourd’hui une image favorable, bénéficie du soutien des autorités publiques, et participe d’une identité bretonne multiforme perçue comme moderne et tournée vers l’avenir. Autant de caractéristiques qui permettent d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire complexe et paradoxale de cette langue millénaire. n
DES CLASSES BILINGUES Face à ce reflux progressif de la langue bretonne, des voix s’élèvent pour la défendre. Dès les premières années du xixe siècle, suite au succès éphémère des idées celtomanes et de l’Académie celtique, se développe le bretonnisme, courant littéraire et idéologique qui a pour objectif la promotion de la langue et de la littérature bretonnes. Théodore Hersart de La Villemarqué pose les jalons d’un « premier nationalisme breton » autour de son anthologie de chants, le Barzaz Breiz, dont la version originale paraît en 18394. Tout au long du xxe siècle, des associations de défense du breton s’organisent, qu’elles soient catholiques (Bleun Brug fondé en 1905) ou laïques (Ar Falz après 1933). Dans la mouvance nationaliste de l’entredeux-guerres, la revue Gwalarn propose, à partir de 1925, de créer une littérature moderne sur la base d’un breton rénové qui s’éloigne des parlers dialectaux utilisés au quotidien. Ce breton est celui qui s’impose dans la graphie et la prononciation des néobretonnants. Cette catégorie nouvelle de personnes souvent jeunes qui réapprennent le breton se développe dans les années 1970 dans un contexte de prise de conscience du déclin de la langue régionale et de la civilisation rurale : Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias, paru en 1975, connaît un immense succès (cf. ci-dessus). Ce mouvement s’inscrit dans un courant
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ANNÉE 2016 N°419 janvier 2016 Dossier : La révolution gothique. Portrait historique des djihadistes. N°420 février 2016 Dossier : Les sociétés préhistoriques. Édition «Mein Kampf», histoire d’un livre. N°421 mars 2016 Dossier : Les juifs de Pologne. Colloque : Le siècle des reporters de guerre. N°422 avril 2016 Dossier : Les fanatiques de l’Apocalypse. Dublin, 1916 : Naissance de l’Irlande. N°423 mai 2016 Dossier : Le vrai pouvoir des califes. Verdun vu d’ailleurs. N°424 juin 2016 Dossier : Guillaume le Conquérant. Japon-Corée : les femmes de réconfort. N°425-426 juillet-août 2016 Dossier : XIXe siècle, le monde est à nous ! Louis XIV, l’ordre et le chaos. N°427 septembre 2016 Dossier : Guerre d’Espagne. 1516, naissance des ghettos. N°428 octobre 2016 SPÉCIAL : Moyen Âge. Le feuilleton de la présidentielle. N°429 novembre 2016 Dossier : Les Kurdes. Trump : les racines du populisme américain. N°430 décembre 2016 Dossier : Les Cathares. 1789, les animaux ont-ils des droits ?
ANNÉE 2015 N° 66 : L’Australie, des Aborigènes aux soldats de l’Anzac N° 67 : L’âge d’or des abbayes : une révolution religieuse au Moyen-Age N° 68 : La Renaissance de François Ier N° 69 : Le Proche-Orient, de Sumer à Daech ANNÉE 2016 N° 70 : De Carthage à Tunis N° 71 : Venise, la cité du monde N° 72 : La famille dans tous ses états N° 73 : L’Odyssée des réfugiés
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Monarchiste En 1885, le pape Léon XIII tire l’oreille d’Albert de Mun, député monarchiste de Bretagne qui souhaite fonder un parti catholique. Avant de se rallier à la république en 1892.
Drapeau rouge En 1924, la grève
des sardinières de Douarnenez, dont le maire communiste est blessé par des nervis du patronat, frappe l’opinion (toile de Charles Tillon,1926, Rennes, musée de Bretagne).
Blancs, Bleus, Rouges
Traditionnellement conservatrice, la Bretagne est devenue l’une des premières terres socialistes de France. Comment expliquer ce retournement ? Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale-Brest, Christian Bougeard publie cet automne Les Années 1968 en Bretagne aux Presses universitaires de Rennes.
76 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
Par CHRISTIAN BOUGEARD
H
érité de la Révolution française, l’affrontement entre ses partisans – les Bleus – et les défenseurs de la monarchie et de l’Église assimilés aux « chouans » – les Blancs – marque durablement l’histoire politique de la Bretagne. Pour s’imposer, la république doit, au xixe siècle, faire face au solide ancrage des Blancs en Bretagne où les notables monarchistes (légitimistes ou orléanistes1) occupent mairies et conseils généraux. En 1881, la république devient majoritaire en Bretagne (avec 22 députés contre 19), mais, quatre ans plus tard, en 1885, les monarchistes forment encore, avec les bonapartistes, le bloc conservateur qui gagne
CARICADOC/LEEMAGE – RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE) ; DR
A gauche toute !
Vague rose Le Parti socialiste unifié
FRAC BRETAGNE (TOUS DROITS RÉSERVÉS) ; ALAIN LE QUERNEC – ALEXIS DUCLOS/GAMMA-RAPHO
(PSU) contribue à la rénovation du socialisme en Bretagne, sa principale région d’implantation après Paris (ci-dessous : affiche d’Alain Le Quernec, 1981). A droite : Mitterrand accueilli par des élèves à Dinard en 1985. En 1981, la vague rose a déferlé sur la région.
les élections législatives : 36 députés dont 9 d’extrême droite contre 9 républicains2. On ne compte plus les comtes, marquis, ducs et princes qui siègent à la Chambre : la mainmise aristocratique s’étend sur le Morbihan et la Loire-Inférieure et consolide ses places fortes dans les Côtes-du-Nord (Côtes-d’Armor). Des dynasties d’élus se succèdent au moins jusqu’en 1914 à l’Assemblée et au Sénat. Le Vannetais, le Léon, la bordure orientale de l’Ille-etVilaine et les campagnes de Loire-Inférieure restent durablement attachés à cette tradition blanche. Conservatoire des Blancs, la Loire-Inférieure élit trois ou quatre députés « conservateurs » jusqu’en 1940, forgeant une contre-culture monarchiste. Pour tenter d’enrayer l’enracinement des Bleus dans les villes et sur le littoral, ces aristocrates s’appuient sur l’Église, l’école catholique mais aussi les grands syndicats agricoles, comme le syndicat des Lices à Rennes ou l’Office central de Landerneau dans le Finistère dirigé par le comte Hervé Budes de Guébriant. A la fin des années 1880, le boulangisme3 connaît un large écho dans les milieux de la droite et de l’extrême droite bretonnes, séduisant même certains républicains les plus avancés et radicaux. Il est vrai que Boulanger est lui-même originaire de la capitale bretonne. CATHOLIQUES MAIS RÉPUBLICAINS Mais l’hégémonie du bloc des Blancs est remise en cause en 1892 par le ralliement des catholiques à la république prôné le 20 février par le pape Léon XIII dans son encyclique « Au milieu des sollicitudes ». Dans une région de très forte pratique religieuse, c’est un tournant majeur : désormais des candidats « catholiques et républicains » peuvent s’engager dans la vie publique sans trahir leur foi. Personnalité nationale et légitimiste, >>>
À SAVOIR
Granite de droite et calvaire de gauche ?
Professeur à l’École libre des sciences politiques de Paris, André Siegfried publie en 1913 son Tableau politique de la France de l’Ouest et fonde ainsi les travaux de géographie électorale et de sociologie politique. De son étude des onze élections législatives de 1871 à 1910 dans quatorze départements de l’Ouest il dégage les comportements politiques des électeurs et un tempérament politique ancré dans les terroirs. Il explique les comportements électoraux en croisant plusieurs paramètres : nature des sols, structure de l’habitat et mode de peuplement, régime de la propriété foncière, classes sociales et forces politiques, poids de l’Église et du château. Selon lui, toute une palette d’invariants ethnopsychologiques (la « race ») expliquerait « les permanences du tempérament politique collectif ». Ainsi, le sol granitique comme dans le Massif armoricain produirait un terrain accidenté, un habitat dispersé, donc de grandes fermes possédées par de grands propriétaires. Les communautés y seraient plus fortement hiérarchisées, favorisant le vote à droite. Au contraire, le sol calcaire, comme dans la plaine du Poitou, du fait de la rareté de l’eau impliquerait le développement de grandes communautés, de petits et moyens propriétaires et de relations sociales plus égalitaires, d’où un vote plutôt à gauche. Si ces explications très datées sont aujourd’hui abandonnées, André Siegfried demeure un pionnier de la sociologie électorale. Et les grandes régions électorales qu’il a identifiées ont perduré tout au long du xxe siècle, notamment en Bretagne. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 77
Des Bretons dans la République
le catholique rallié Le comte Albert de Mun est un monarchiste légitimiste qui, en 1876, est élu député de Pontivy contre un bonapartiste et un républicain. Il siège à l’extrême droite en se disant hostile au suffrage universel. Mais, obéissant au pape, il devient à partir de 1892 l’un des principaux leaders du ralliement des catholiques à la république.
Hervé budes de GuébriAnt,
leader agrarien Né à Saint-Pol-de-Léon, grand propriétaire foncier, le comte Hervé Budes de Guébriant est un leader agrarien qui s’appuie sur l’Église catholique pour maintenir l’hégémonie des Blancs sur le monde rural contre les progrès de la république en basse Bretagne, tout en modernisant l’agriculture.
LE PREMIER QUOTIDIEN RÉGIONAL
F
ondé en 1899 à Rennes par l’abbé Trochu et l’avocat Desgrées du Lou, L’Ouest-Éclair, démocratechrétien, s’oppose aux conservateurs. Il est lu dans tout l’Ouest. Avec 350 000 exemplaires en 1939, c’est le premier quotidien régional français (ci-dessus : affiche de 1914). Interdit pour collaboration, il est remplacé par Ouest-France en 1944.
78 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
Henri dorGères,
le fasciste rural Dorgères crée en 1928 des comités de défense paysanne. Tribun et agitateur, tenant d’un « fascisme rural », il fonde les Chemises vertes en 1935 dont la devise est : « croire, obéir, servir ». Il recourt à la violence pour briser des grèves d’ouvriers agricoles en 1936. En 1940, il est chargé de la propagande dans la Corporation paysanne de Vichy.
Aristide briAnd,
le radical Né à Nantes, Briand est député de la Loire en 1902. Il devient le leader du Parti républicainsocialiste (1911) avant de se faire élire député de Loire-Inférieure en 1919. Rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905 et grand militant de la sécurité collective il est l’un des principaux hommes d’État français de la IIIe République.
>>> le comte Albert de Mun prend la tête du mouvement. Le Ralliement s’opère si bien qu’en 1898 les républicains laïques et catholiques sont majoritaires en Bretagne (39 % des inscrits contre 30,8 % aux conservateurs). Désormais, dans des régions cléricales comme le Léon, le courant démocrate-chrétien naissant n’hésite plus à affronter des aristocrates blancs. Cette mouvance démocrate-chrétienne se développe dans le Finistère, où l’avocat Paul Simon, élu à Brest-Landerneau en 1913, peut s’appuyer sur le quotidien régional, républicain et catholique, L’Ouest-Éclair créé à Rennes en 1899. Avant la guerre de 1914, le Sillon de Marc Sangnier, qui rassemble la fraction la plus avancée des catholiques ralliés à la république, tout comme l’engagement syndical des « abbés démocrates » amènent une partie des catholiques à prendre conscience de la question sociale. Il s’agit de combattre l’anticléricalisme et la diffusion des idées socialistes dans les milieux ouvriers alors que de nombreux Bretons sont contraints de partir chercher du travail, surtout en région parisienne. Cette émigration bretonne résulte d’exploitations agricoles trop petites pour nourrir les familles nombreuses et d’une industrialisation insuffisante. LES COMBATS DES BLEUS Quelques années plus tard, en 1925, des responsables politiques, dont Paul Simon, fondent le Parti démocrate populaire (PDP), le premier grand parti démocrate-chrétien français. Durant l’entre-deuxguerres, ce parti obtient jusqu’à six députés, arrachant aux aristocrates des zones blanches du Vannetais. Les républicains laïques, les Bleus, sont les héritiers des opposants à la Restauration, à la monarchie de Juillet,
ROGER-VIOLLET – ROGER-VIOLLET – ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET – ADOC-PHOTOS – RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE)
Albert de Mun,
Victor Aubert,
ARCHIVES MUNICIPALES DE BREST, 2FI01288 – HENRI MARTINIE/ROGER-VIOLLET – GILBERT UZAN/GAMMA-RAPHO – MUSTAFA YALCIN/ANADOLU AGENCY/AFP
un socialiste à Brest En 1904, l’ouvrier horloger Victor Aubert conduit la liste socialiste aux élections municipales de Brest. Allié au 2e tour avec les radicaux, le « père » Aubert emporte tous les sièges, provoquant la grande peur d’un « régime collectiviste ». C’est la première ville de Bretagne gagnée par les socialistes.
FrAnçois-tAnguy Prigent, yVon bourges,
paysan et ministre Fermier, militant syndicaliste socialiste agricole, Tanguy Prigent est élu conseiller général SFIO de Lanmeur en 1934 à 25 ans. En 1936, il devient député de Morlaix et soutient les réformes du Front populaire. Résistant en 1940, il devient ministre de l’Agriculture en 1944. Il rejoint le PSU en 1960.
et pour certains au Second Empire. Depuis 1870-1871, ils doivent se battre contre l’emprise du clergé pour asseoir la république. Ils peuvent s’appuyer sur les villes comme Rennes, Nantes, Brest, Saint-Brieuc, sur les ports et les pêcheurs, à l’image de Louis Armez, député de Paimpol de 1876 à 1917, et sur certaines régions rurales pauvres, anticléricales et dominées par les grands propriétaires fonciers de basse Bretagne. Mais tandis que la république s’affermit avec le Ralliement des catholiques, l’aile gauche du « parti » républicain, qui défend les lois laïques du Bloc des gauches de 1901 à 1906, se trouve isolée et minoritaire : 10 députés bretons seulement sur 43 votent la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Dans le Trégor, à l’initiative du comte Gustave de Kerguézec, passé du royalisme au radicalisme, « la bataille » pour l’érection à Tréguier, en face de la cathédrale, de la statue d’Ernest Renan, originaire de la ville, est soutenue par tout le « parti » laïque et la ligue des Bleus de Bretagne fondée en 1899. L’affaire de la statue de Renan, inaugurée par Émile Combes en personne le 13 septembre 1903, illustre le vif affrontement entre la gauche républicaine et la droite catholique. En pays bigouden, une famille incarne ce combat pour la république laïque et contre le cléricalisme : les Le Bail, au point que l’on a pu parler de « radical-baillisme ». En basse Loire, c’est la personnalité d’Aristide Briand, originaire de Nantes, qui incarne le radicalisme. Le père de la loi de séparation de 1905 se fait élire député de LoireInférieure en 1919. Une fois président du Conseil dans les années 1920, il fait entrer le maire et député de Nantes Gabriel Guist’hau dans son gouvernement. Entre-temps, en Bretagne comme ailleurs en France, c’est l’Union sacrée qui a consolidé définitivement la
baron du gaullisme Haut fonctionnaire, Yvon Bourges est député gaulliste de Saint-Malo de 1962 à 1980, puis sénateur d’Ille-et-Vilaine de 1980 à 1998. Maire et conseiller général de Dinard, il occupe sans discontinuer différents postes ministériels de 1965 à 1973 puis il est ministre de la Défense de Valéry Giscard d’Estaing de 1975 à 1980.
JeAn-yVes Le DriAn,
le PS au pouvoir Député PS de Lorient de 1978 à 1993, puis de 1997 à 2007, Jean-Yves Le Drian est maire de la ville de 1981 à 1998. En 2004, il fait basculer le Conseil régional de Bretagne à gauche. Ministre de la Défense (2012-2017) puis de l’Europe et des Affaires étrangères sous Emmanuel Macron, il a dû renoncer à la présidence de la région.
république. Longtemps inférieure à la moyenne nationale, la participation électorale tend à augmenter. Et en 1919, avec l’alliance sur une même liste d’Union républicaine d’élus autrefois opposés, la gauche laïque et modérée devient majoritaire. Mais cela n’a pas fonctionné partout. Lorsque les démocrates-chrétiens du Finistère ont tenté une convergence des centres avec des laïques modérés, Georges Le Bail s’y est opposé : les démocrates-chrétiens sont rejetés dans le camp des droites car ils restent assimilés aux Blancs par leurs adversaires. NOTES Ainsi, en 1924, 12 députés bretons seulement contre 1. Les 32 soutiennent le gouvernement de Cartel des gauches orléanistes misent sur d’Édouard Herriot qui rassemble radicaux et socialistes la branche des (soutien sans participation) sur le thème de la laïcité. cadette Bourbons Les opposants se mobilisent aussitôt contre l’application portée au pouvoir de la loi de Séparation en Alsace-Lorraine et la remise en 1830 par en cause de l’école privée. Louis-Philippe ; ils prônent un De 1924 à 1926, des milliers de manifestants encacompromis drés par la hiérarchie catholique combattent la politique entre l’ancienne du Cartel des gauches. De même, ils s’opposeront en monarchie et la Révolution. 1936 au Front populaire. Porteurs des valeurs des Bleus, Les légitimistes les radicaux-socialistes ne s’enracinent néanmoins restent fidèles la branche jamais solidement en Bretagne car ils sont concurren- àaînée et à une vision cés par les Rouges. Ils ont atteint leur apogée lors du réactionnaire. néo-Cartel en 1932 (15 députés dont 3 ralliés). 2. En Appuyés sur les syndicats dans les villes ouvrières opposition comme Brest et Lorient (arsenaux), Nantes et Saint- aux lois de Jules Ferry, Nazaire (chantiers navals, industries diversifiées), des la poussée militants anarchistes ou anarcho-syndicalistes (à Brest conservatrice a forte dans surtout et à Saint-Nazaire) et socialistes (à Rennes, été toute la France, Fougères, Saint-Brieuc, Morlaix) émergent à la fin du les républicains ne l’emportant xixe siècle. Une Fédération socialiste de Bretagne est qu’au second tour. fondée en 1900 à Nantes. >>> LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 79
A la Libération, en captant l’électorat modéré et catholique, la démocratie chrétienne s’impose L’évolution politique depuis 1910 Saint-Brieuc
Saint-Brieuc Brest
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Rennes Quimper
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Saint-Nazaire Nantes
50 km
Part des suffrages Front populaire plus de 50 % de 40 à 49,9 % de 30 à 39,9 % moins de 29,9 %
Saint-Nazaire
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50 km
1910, la peau de léopard
1936, le rejet du Front populaire
Cette carte élaborée par André Siegfried après les élections législatives de 1910 montre que les régions monarchistes sont situées en haute Bretagne et dans le Léon (nord-ouest du Finistère), région de « démocratie cléricale ». Entre ces blocs blancs existent des zones de transition, républicaines et modérées. Les gauches, de tradition bleue et anticléricale, sont présentes dans les villes, sur le littoral et dans la diagonale qui, en basse Bretagne, s’étend du Trégor à la Cornouaille.
L’affrontement Front populaire-front national de toutes les droites et du centre antimarxistes mobilise fortement les Bretons en 1936. Les opposants au Front populaire progressent partout en haute Bretagne, sauf dans les villes et en basse Loire. Les bastions blancs se renforcent alors que le vote de gauche a glissé des radicaux vers la SFIO. Les Côtes-du-Nord et le Finistère Sud sont plus ancrés à gauche.
Saint-Brieuc
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Légendes Cartographie
Circonscription :
Candidat arrivé en tête Emmanuel Macron Marine Le Pen François Fillon Jean-Luc Mélenchon
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Légendes Cartographie
Vannes
Vannes
Socialiste UDF RPR ou divers droite
Légendes Cartographie
Vannes
Légendes Cartographie
Vannes Droite Gauche Cléricale Gauche Royaliste Du littoral Bonapartiste Démocratie radicale Tendance Îlot socialiste à droite Difficile à classer
1981, le tournant à gauche
2017, Macron en tête
Au premier comme au second tour de l’élection présidentielle de 1981, François Mitterrand est minoritaire contre Valéry Giscard d’Estaing. Mais les Bretons s’affichent de plus en plus favorables à la gauche, notamment dans les villes, en basse Loire, dans la diagonale centrale d’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord, la Bretagne centre et le Finistère Sud. Les élections législatives qui suivent entraînent une vague rose, comme le montre cette carte : 19 députés socialistes sont élus.
Lors de l’élection présidentielle de 2017, on assiste à une redistribution des cartes au détriment du PS. Conjuguant votes socialiste et centriste, Emmanuel Macron arrive en tête au premier tour dans deux communes sur trois (29,05 % des voix) suivi de Jean-Luc Mélenchon (19,28 %) qui fait ses meilleurs scores dans les villes et dans les terres rouges de la Bretagne centre. François Fillon (19,04 %) et Marine Le Pen (15,33 %) l’emportent dans la bordure orientale et le Vannetais.
80 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
USIS-DITE/PHOTO12
Avec l’unification des partis socialistes au sein >>> de la SFIO en 1905, les socialistes bretons doivent s’organiser en fédérations départementales : ils passent de 1 146 à 1 959 adhérents en 1913. Quelques conseillers municipaux sont élus dans les villes principales. La première grande municipalité socialiste de Bretagne est élue en 1904 par Brest et dirigée par l’ouvrier Victor Aubert. Perdue en 1908, elle est reprise en 1912 et va rester « Brest-la-Rouge » jusqu’en 1929. Quant au premier député socialiste breton, il est élu en 1910 : Émile Goude, un employé de l’arsenal de Brest. Les socialistes gagnent Lanester (1909), banlieue ouvrière de Lorient, les ports de Concarneau (1911) et du Guilvinec (1912) ainsi que deux communes de la banlieue brestoise. Cette implantation repose sur un anticléricalisme virulent, des liens étroits avec le syndicalisme révolutionnaire, l’appui au mouvement coopératif et une prise en compte de la question agraire. En 1919, la SFIO obtient deux députés dans le Finistère et un troisième en Ille-et-Vilaine. Après le congrès de Tours, en 1920, et la division du Parti socialiste, le jeune Parti communiste obtient de faibles scores électoraux dans la région, même s’il progresse dans le Trégor et le Finistère Sud en 1936. Le PCF ne dirige que le port de Douarnenez et reprend Concarneau à la droite grâce à une alliance avec la SFIO en 1934-1936. Pendant l’entre-deux-guerres, les socialistes s’enracinent dans les villes et les terres républicaines et bleues de basse Bretagne. Au début des années 1930, au moment où s’effacent les notables radicaux ou républicains-socialistes comme Aristide Briand, la SFIO capte leur électorat bleu. Le parti passe de cinq députés en 1932 à huit en 1936, année où les radicaux-socialistes sont réduits à six sièges. En 1936, même si certains résultats ont été serrés, les adversaires du Front populaire (droites catholique et agrarienne, Parti démocrate populaire) l’ont nettement emporté en Bretagne. LE TEMPS DU GAULLISME A la Libération, le nouveau Mouvement républicain populaire (MRP), issu de la démocratie chrétienne et dirigé par des résistants s’impose comme la première force de Bretagne : 40 % des voix et la moitié des 39 députés en novembre 1946. Relayé par le quotidien Ouest-France, fondé sur les débris de L’Ouest-Éclair le 7 août 1944 par Paul Hutin, résistant et futur député MRP du Morbihan (1946), il capte l’électorat modéré et catholique même si la droite (15 % des voix) se réorganise avec Raymond Marcellin dans le Morbihan. Se présentant en héritier des Bleus de Bretagne, René Pleven s’implante dans les Côtes-du-Nord à la tête d’un centrisme laïque. Du côté des Rouges, le rapport des forces s’est modifié. Très engagé dans la Résistance, le PCF dépasse la SFIO. Ces deux partis s’implantent surtout dans les villes, les ports et en basse Bretagne. Mais les élections municipales de 1947 voient >>>
Une terre de résistance
L
a situation géographique de la Bretagne en fait une position géostratégique importante pour les belligérants de la Seconde Guerre mondiale. Lors de la débâcle de 1940, bon nombre de Bretons poursuivent le combat en Angleterre. A l’image des 129 hommes de l’île de Sein partis sur cinq bateaux de pêche les 24 et 26 juin, marins et volontaires constituent l’un des fondements de la France Libre. La Bretagne est la première région à s’engager : 17,2 % des Français Libres dont 8,7 % de Finistériens, soit une contribution cinq fois supérieure à la moyenne nationale. La construction de bases sous-marines à Brest, Lorient et Saint-Nazaire et la présence de croiseurs allemands à Brest expliquent l’envoi dès 1940 de missions de renseignement. Le Vannetais Gilbert Renault, alias colonel Rémy, jette les bases du futur réseau de renseignement la Confrérie Notre-Dame. En 1941, le réseau Johnny se déploie dans le Finistère. Tous les grands réseaux recrutent des agents dans les ports bretons. Des filières d’évasion par mer se mettent en place sur la côte nord de la Bretagne. En 1944, le réseau Shelburne évacue 124 aviateurs alliés par la plage Bonaparte de Plouha. En 1941 et 1942, les mouvements de résistance de la zone occupée s’implantent dans les villes puis s’élargissent en 1943. Une résistance communiste précoce a lancé le Front national en 1941. L’attentat contre le commandant allemand Hotz à Nantes le 20 octobre 1941, qui provoque l’exécution de 48 otages (27 à Châteaubriant), la fait basculer dans la lutte armée. De 1942 à 1944, les FTP effectuent des centaines de sabotages et d’attentats. Avant le débarquement, les maquis sont rares. Après, ils se concentrent dans la Bretagne centre et vont s’armer grâce aux parachutistes SAS largués sur les deux bases de Duault et de Saint-Marcel. La première est détruite par les Allemands le 12 juin 1944, le camp de Saint-Marcel le 18. A partir du 3 août, appuyant les Américains, quelque 35 000 FFI bretons contribuent à la libération de leur région (ci-dessus : un soldat des FFI en Bretagne en août 1944).
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 81
L’écl a i ra ge
Michel-Édouard Leclerc, PDG de l’enseigne de grande distribution, nous raconte l’influence du creuset breton.
L
’enracinement des Leclerc en Bretagne ne date que de deux générations. La famille de mon père n’est pas bretonne : Leclerc est un nom franc-comtois et protestant. Mon grand-père s’est converti à la Bretagne et au catholicisme pour épouser ma grand-mère. Ancien militaire, il s’est établi après la Première Guerre mondiale à Landerneau comme horticulteur. Mon père Édouard, né en 1926, ne porte donc pas un nom breton, mais il trouve tout de suite en Bretagne ses attaches. Alors qu’il travaille sur les docks de Brest, il découvre les effets du marché noir et les marges colossales des intermédiaires. Il est influencé par les discours anticollectivistes et surtout par un livre : L’Économie distribuera de l’abbé Laudrin, un curé engagé de Lorient. Mon père a un credo : « Le commerce, c’est acheter le moins cher possible pour revendre le plus cher possible ; la distribution, c’est acheter le moins cher possible pour revendre le moins cher possible. » Pour lui, le juste prix est celui qui rémunère l’ensemble des acteurs. Avec ma mère Hélène, il s’engage pour cette idée. Pendant dix-sept ans, mes parents ne vont pas gagner d’argent, c’étaient des militants. En 1949, ils ouvrent le premier magasin Leclerc à Landerneau, dans leur
Michel-Édouard Leclerc à Paris en mai 2017.
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cuisine, où ils vendent de l’huile, du sucre, de la lessive à bas prix, que mon père est allé se procurer en camionnette. Ce qui va les faire connaître, c’est la colère des concurrents qui vendent à perte et font pression sur les fournisseurs pour que mon père ne soit pas livré. En réaction, mon père achète des pages de journaux où il dénonce ces procédures et défie les autres enseignes en inventant la publicité comparative. Relayée dans la presse, leur expérience devient célèbre. En 1955, un deuxième magasin ouvre à Brest ; en 1956, ils en ont quatre en Bretagne et font des adeptes. En 1958, le premier centre Leclerc ouvre en région parisienne. Au début des années 1960, il demande de l’aide à l’Élysée : c’est l’origine de la circulaire Fontanet qui interdit le refus de vente. La saga s’échappe alors de Bretagne. DE BELLES SAGAS D’ENTREPRISES Mais le creuset breton fut déterminant. Landerneau, qui abritait la plus grande coopérative agricole d’Europe, était une grande capitale du mutualisme. Mes parents étaient imprégnés par le christianisme social, celui des frères Lamennais. Et ils en ont retenu deux leçons : le modèle coopératif et la nécessité de se tourner vers le consommateur. D’où l’importance du prix, de l’absence d’intermédiaire et de circuits courts. C’est ce même terreau fertile qui a produit Bolloré ou encore Louis Le Duff et la Brioche dorée. Jusqu’à l’âge de 10 ans, à Landerneau, je fus le témoin attentif de cette expérience. Puis je suis entré en pension au petit séminaire de Viry-Châtillon et j’ai poursuivi mes études à Paris : j’ai adhéré au PSU, été nourri des lectures d’Aron, de Camus, j’ai découvert le monde, milité aux Amis de la Terre. Mais à 20 ans, alors que je voulais être journaliste, un désir de Bretagne a réémergé, pas celui d’une Bretagne folklorique mais moderne, celle de ma mère. Lorsque j’ai rejoint le groupe Leclerc en 1979, j’ai privilégié la Bretagne comme modèle pour nos enseignes. J’ai rencontré la nouvelle génération d’entrepreneurs. Le deuxième modèle breton, celui de l’industrialisation agroalimentaire mais aussi électronique, informatique des années 1990 et 2000, m’a influencé et, en retour, nous avons surinvesti en Bretagne. A Landerneau, nous avons créé une Fondation pour l’art et la culture qui a attiré en quatre ans 550 000 personnes et où se tient cet été une grande exposition sur Picasso. Sur le plan commercial, les marques bretonnes sont surreprésentées dans les centres Leclerc en Europe. Mais cela résulte d’abord à la qualité des produits. Le fondateur d’Intermarché, Jean-Pierre Le Roch, ou encore Yves Rocher ont fait la même démarche. Si la Bretagne a produit de belles sagas d’entreprises, les héritiers de ces sagas n’ont pas oublié d’où ils viennent et ont réinvesti en Bretagne, mais dans une Bretagne où ils veulent faire profiter les habitants du meilleur de ce qu’ils ont découvert ailleurs. » (Propos recueillis par Géraldine Soudri.)
ANTOINE BONFILS
« C’EST UN TERREAU FERTILE »
Né dans le Morbihan, Jean-Marie Le Pen n’a pas fait école. Le vote Front national est inférieur de 5 à 6 % à sa moyenne nationale
Plogoff De 1978 à 1980, des milliers de personnes
manifestent contre la construction d’une centrale nucléaire à Plogoff. Le projet est abandonné en 1981.
Zadistes Le projet d’aéroport du Grand Ouest sur le site de
Notre-Dame-des-Landes a soulevé une forte opposition d’agriculteurs et d’écologistes. En dépit du référendum de 2016, le dossier reste ouvert.
regagne lentement du terrain : deux députés en 1962, cinq en 1967 (trois FGDS, deux PSU dont Yves Le Foll à Saint-Brieuc). Pourtant, les transformations économiques et sociales (urbanisation, industrialisation), Mai 68 et les fortes mobilisations paysannes et ouvrières ont des répercussions électorales. Aux élections municipales de 1977, l’Union de la gauche enlève Rennes, Brest, Nantes et plusieurs autres villes ; en 1978, le PS obtient sept députés et le PCF un à Guingamp. A partir de 1973, la relève est assurée au PS par de jeunes élus comme Charles Josselin qui a battu le ministre René Pleven à Dinan et prend le conseil général des Côtesdu-Nord en 1976. Aisément élu en 1974 (57,9 % des voix au 2e tour), Valéry Giscard d’Estaing est rattrapé par NOTE François Mitterrand le 10 mai 1981 (49,2 %). Ministre de « La vague rose » de juin 1981 (19 députés PS) donne 3. la Guerre de à voir la mutation de la Bretagne. Depuis lors, épousant janvier 1886 à mai 1887, L’APRÈS MAI 68 les fluctuations nationales, toutes les consultations électo- symbole de Le retour en 1958 au scrutin d’arrondissement et rales expriment un sur-vote pour les « roses », c’est-à-dire la Revanche, le général les divisions rayent la gauche de la carte parlementaire le Parti socialiste qui s’est imposé à gauche, tandis que le Boulanger bretonne (aucun député), sans favoriser pour autant les centrisme démocrate-chrétien s’affaiblissait. Depuis 2004, acquit à ce titre gaullistes de l’UNR (6 sièges sur 33). Avec plus de 60 % la région Bretagne présidée par Jean-Yves Le Drian (PS) et une immense popularité. des suffrages, les droites et le centre vont dominer la quatre départements sur cinq sont à majorité de gauche. Écarté du vie politique pendant vingt ans. Mais la crise politique Bien que Jean-Marie Le Pen soit né dans le Morbihan, le pouvoir, il rassemble de 1962 sur l’élection du président de la République vote Front national reste depuis 1984 toujours inférieur sur son nom un puissant au suffrage universel et la censure du gouvernement de 5 à 6 % à sa moyenne nationale. Et ces résultats ont été mouvement Pompidou par la plupart des députés bretons voient la confirmés par l’élection présidentielle de 2017. protestataire, Sur la longue durée, ce qui frappe est avant tout caractérisé percée de l’UNR au détriment de la droite libérale et une le rejet du bonne résistance des centristes. Le gaullisme référen- une certaine permanence des orientations politiques par parlemendaire et présidentiel s’impose : 48,5 % au premier tour des territoires, celle qu’avait déjà mise en valeur André tarisme et la volonté de et 62,6 % au second pour le général de Gaulle à l’élec- Siegfried en 1913 dans son Tableau politique de la rendre la parole tion présidentielle de 1965. Mais la gauche socialiste France de l’Ouest. n au peuple.
ANDRÉ DURAND/AFP – GEORGES GOBET/AFP
>>> l’effritement du MRP : le Rassemblement du peuple français (RPF), le mouvement gaulliste, rafle plusieurs villes (Rennes, Nantes, Brest, Quimper…). Dans les zones blanches, bon nombre de maires de droite ont pris l’étiquette gaulliste pour se faire réélire ou l’emporter. Avec la disparition du RPF en 1953, centristes et indépendants de droite contrôlent à nouveau les assemblées locales. Après la guerre, dans le cadre de la reconstruction de ses ports et villes, de l’émigration qui reprend faute d’emplois suffisants, de l’exode rural qui accompagne la « révolution silencieuse » des campagnes, les élites bretonnes prennent conscience des handicaps et des retards de développement. Elles se retrouvent au sein du Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons, le Celib, créé en 1951. Celui-ci obtient une politique de décentralisation industrielle et de modernisation régionale.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 83
« Amoco Cadiz »
Devant la justice américaine
C’était le 16 mars 1978. L’Amoco Cadiz, brisé en deux, déversait ses 230 000 tonnes de pétrole sur les côtes du Finistère Nord… La catastrophe a fait progresser le droit maritime.
Par JOËL CORNETTE
publié Histoire de la Bretagne et des Bretons (Seuil, « Points histoire », 2005). Cet article est la version revue de « Marée noire en Bretagne », L’Histoire n° 276, mai 2003.
A ChiCAgo Les Bretons obtiennent, le 18 avril 1984,
la reconnaissance de la responsabilité de la société Amoco Corp dans le désastre écologique de 1978. Cette victoire juridique est un tournant.
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A
ffrété par la société Shell pour transporter 223 000 tonnes de pétrole léger et 4 000 tonnes de fioul lourd provenant de l’Arabie saoudite et de l’Iran et destinées au marché de Rotterdam, l’Amoco Cadiz est un pétrolier géant de 330 mètres de long. Il appartient à une compagnie de Chicago, la Philips, dont le siège est situé aux Bermudes. Le bateau lui-même est immatriculé à Monrovia, au Liberia. Le commandant du navire, Pascale Bardari, est italien, comme les 44 membres de l’équipage. Le 16 mars 1978, vers 9 h 45, alors que la tempête fait rage, le tanker connaît une panne de gouvernail non loin des côtes bretonnes, à l’entrée sud de la Manche. A 10 h 5, le commandant arrête les machines et demande de l’assistance. Un remorqueur allemand, le Pacific, approche du navire-citerne en détresse. Dès 11 h 28, il est opérationnel. Mais l’armateur de Chicago, contacté au téléphone par le commandant, refuse l’offre payante d’assistance : il ne faut pas perdre un seul dollar de profit. Que l’équipage répare seul l’avarie ! De longues négociations suivent, alors que l’Amoco Cadiz, poussé par un fort vent d’ouest, dérive dangereusement vers les côtes bretonnes. L’assistance a finalement été acceptée, et, un peu avant 14 heures, le Pacific commence à tirer l’Amoco Cadiz dans des creux de 7 à 8 m. En vain : les vents dépassent alors 130 kilomètres à l’heure. A 19 heures, une tentative pour passer une seconde amarre se solde par un échec. A 21 heures, l’irréparable se produit : le bateau échoue sur les hauts-fonds
STAFF/UPI/AFP
Membre du comité scientifique de L’Histoire et professeur à l’université Paris-VIII, Joël Cornette a notamment
Solidarité Ce sont 400 km de côtes souillées ; des mois d’un travail harassant pour dépolluer le littoral ; sept ans pour que les espèces
PHOTO CAMPIGLIA/KHARBINE TAPABOR – ASSOCIATION LES AMIS DE LA TERRE ; RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE)
marines et l’ostréiculture soient pleinement reconstituées : le naufrage du pétrolier Amoco Cadiz fut l’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire. Ci-dessus : des bénévoles ramassent le goudron à la pelle en 1978. Ci-dessous : affiche des Amis de la Terre, 1978.
au large de Portsall. Pour finir, à 21 h 55, par se briser en deux. René Martin, le pilote du premier hélicoptère parvenu sur les lieux, découvre alors « un spectacle poignant : sur l’aileron bâbord, dans le froid glacial, une masse d’hommes, brassières de sauvetage enfilées, attend, fouettée par les embruns, enveloppée déjà de cette forte, pénétrante et tenace odeur de mazout »… Dans la nuit, l’équipage est évacué, au prix de mille difficultés. Les jours qui suivent, près de 230 000 tonnes de pétrole s’échappent du tanker, avant qu’il ne coule définitivement le 28 mars. EFFORTS ACHARNÉS « Quel gâchis ! » titre Ouest-France dès le 18 mars. Plus qu’un gâchis, c’est un désastre, qui provoque stupeur, tristesse, puis colère : en quelques jours, près de 360 km de côtes, de Brest à la baie de SaintBrieuc, sont souillées. Des centaines de millions de poissons, de coquillages, de mollusques sont asphyxiés ou empoisonnés par la nappe tueuse ; 30 000 oiseaux sont touchés à mort. Le 27 mars, à Brest, 15 000 manifestants expriment leur indignation : « La Bretagne n’est pas une poubelle ! »
Des études réalisées dans la baie de Morlaix révéleront que le nombre d’espèces a été réduit d’un cinquième et que la densité des animaux a été divisée par cinq. Pour faire barrage à cette marée poisseuse, gluante, nauséabonde, qui recouvre bientôt 400 km de littoral, le dispositif immédiatement mis en place est impressionnant : plan Polmar (Pollution maritime) déclenché par le ministre de la Culture et de l’Environnement, Michel d’Ornano ; épandage de produits « dispersants » – malheureusement toxiques pour la faune et la flore –; barrage flottant de 11 km ; aspiration du fioul et de l’eau de mer par les pompiers. Les Bretons se mobilisent pour aider les pompiers et les soldats à nettoyer les plages. Par milliers : marins, écoliers, étudiants, retraités… L’élan de solidarité gagne bientôt la France et une partie de l’Europe. Deux ans d’efforts acharnés seront nécessaires pour effacer, pour l’essentiel, les traces du désastre : si les abers demeurent encore pollués, la marée noire a disparu du reste du littoral breton, et les espèces animales sont revenues – même les guillemots et les macareux, des espèces pourtant en voie d’extinction. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 85
Le 24 juillet 1990, les sociétés responsables sont condamnées à payer 690 millions de francs, une somme jugée insuffisante
Marées noires et algues vertes
L
es algues vertes sont l’autre agent polluant qui infeste les plages bretonnes : 50 000 tonnes sont ramassées tous les ans. Outre leur aspect peu engageant qui fait fuir les touristes, elles posent un risque majeur pour la santé publique : quand elles pourrissent, elles développent de l’hydrogène sulfuré, un gaz aussi mortifère que le cyanure. En 1989, le corps d’un joggeur de 26 ans fut retrouvé dans les algues vertes sur la plage de Saint-Michel-en-Grève (Côtes-d’Armor). L’origine en est bien connue : c’est la conséquence de la pollution des eaux par l’agriculture intensive et ses rejets de nitrate, mais encore les déjections animales dues aux millions de porcs d’élevage. Doté de près de 200 millions d’euros, le plan « Algues vertes », qui a débuté en 2000, n’a pas porté ses fruits : sur les plages bretonnes, la quantité d’algues toxiques est toujours aussi importante… Seul un changement profond des pratiques agricoles et du modèle économique pourrait endiguer cette « marée verte » qui se renouvelle chaque printemps.
Au total, moins de 10 % des 230 000 tonnes de pétrole déversées par l’Amoco Cadiz ont été récupérées. La nature a « digéré » le reste. La catastrophe a démontré que, si on leur en laisse le temps, les bactéries naturelles ont le pouvoir d’éliminer les hydrocarbures. Mais une autre lutte, tout aussi âpre, attend les Bretons : la bataille juridique. Car il s’agit à présent de faire payer aux responsables les efforts immenses du nettoyage, les préjudices subis par le tourisme, l’ostréiculture, la pêche, etc. Les villes et les villages touchés, 90 collectivités locales en tout, se regroupent dans un Syndicat mixte de défense et de protection des communes bretonnes. 86 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
TOTAL CONDAMNÉE Mais l’obstination bretonne finit par payer : le 24 juillet 1990, les sociétés responsables sont condamnées à payer 690 millions de francs, une somme jugée insuffisante. Nouvel appel, nouvelle procédure, nouveaux frais… Finalement, le 24 janvier 1992, la cour d’appel de Chicago condamne Amoco Corp à verser 1 milliard de francs à l’État français et 212 millions au Syndicat mixte. Le gouvernement reversera 100 millions de francs aux collectivités locales du littoral souillé. L’Amoco Cadiz a bousculé le droit maritime : pour la première fois, une compagnie pétrolière est reconnue et responsable et coupable. Au niveau de l’État, la leçon a été entendue et bien des mesures ont été prises : trafic repoussé au large par la mise en place du rail d’Ouessant, sorte d’autoroute de la mer, avec des voies de circulation séparant les navires montants des navires descendants ; meilleures coordination et centralisation des moyens de prévention et de protection ; aménagement de centres de stockage, de barrages antipollution ; création du Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (Fipol). Mais l’histoire se répète : en 1999, le naufrage de l’Erika, affrété par Total (plus de 400 km de côtes souillées, 150 000 oiseaux mazoutés), a redonné la parole aux associations qui se sont remobilisées pour faire émerger une politique européenne d’ensemble, fondée sur la reconnaissance de la mer comme « bien commun de l’humanité ». Mobilisation de nouveau payante : après maintes procédures, Total fut condamnée le 25 septembre 2012. Néanmoins la Bretagne reste l’une des régions les plus exposées à ce type de catastrophe – la moitié du trafic mondial d’hydrocarbures transite au large de ses côtes. Elle n’est nullement à l’abri d’autres désastres, d’autres marées noires et, plus insidieux encore, des pollutions dues aux dégazages et déballastages sauvages… n
LIONEL LE SAUX/SIPA
Ce syndicat, soutenu par l’État français, assigne devant la justice américaine le propriétaire de l’Amoco Cadiz et son constructeur. De multiples procédures seront nécessaires, des centaines de témoignages devront être rassemblés, des quintaux d’expertises, de contre-expertises. Le 18 avril 1984, le tribunal de Chicago attribue la responsabilité principale de l’accident à la société Amoco Corp et une responsabilité partielle aux chantiers navals Astilleros Espanoles, de Cadix. Reste à fixer le montant des indemnités. Nouvelle procédure longue, coûteuse : plus de 120 millions de francs dépensés par les parties civiles en frais d’avocats et en expertises.
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Il y a 900 ans, en 1115, saint Bernard et ses moines partaient fonder en Champagne l’abbaye de Clairvaux. En ce XIIe siècle, monastères et prieurés clunisiens, cisterciens, chartreux ou camaldules peuplaient par milliers les campagnes de l’Europe.
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Qu’elle séduise ou qu’elle inquiète, l’Allemagne charrie de nombreux mythes et idées reçues. Depuis le temps où les pays germaniques se fondaient dans un vaste ensemble politique, le Saint Empire, jusqu’à la réunification « à marche forcée », c’est une autre histoire de l’Allemagne que livrent dans ce numéro les plus grands spécialistes.
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« Bretonne et républicaine » Fille d’instituteurs bretons, Mona Ozouf a été élevée dans le culte de l’école laïque, mais aussi des particularismes régionaux. Entretien avec MONA OZOUF Philosophe et historienne, directrice de recherche au CNRS, Mona Ozouf a notamment publié Composition française. Retour sur une enfance bretonne (rééd. « Folio », Gallimard, 2010).
88 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
Huelgoat Mona Ozouf à l’École des filles de Huelgoat,
en 2014. L’historienne a légué la bibliothèque de son père à ce lieu de rencontres littéraires.
parle comme d’un trubard (un « traître »). Bref, l’école et la maison sont deux univers antinomiques. Et voilà qui m’inspire une grande perplexité : preuve, pour répondre à votre question, que la double appartenance ne va pas de soi. Il y a pourtant un élément commun, qui permet le passage d’un univers à l’autre : l’identité de gauche de la maison. Bien sûr, la Bretagne canonique, mélancolique, celle des druides, des chapelles, des fontaines, est présente, notamment dans la littérature de mon enfance. Mais le bretonnisme de mon père n’était pas du tout archaïque. Il célébrait surtout une Bretagne
PHOTOPQR/LE TÉLÉGRAMME/MAXPPP
L’Histoire : Comment être à la fois bretonne et fille de la République ? Cette double appartenance vat-elle de soi ? Mona Ozouf : Si j’ai été les deux à la fois, c’est à cause de la volonté militante de mon père qui a d’abord souhaité faire de moi une petite Bretonne. Ce que montrent le choix de mon prénom et la règle immédiatement édictée : on ne doit pas parler français à la maison. J’ai donc appris à lire dans l’histoire d’une petite fille élevée par des grenouilles, écrite en breton : Lizig, priñsezig an dour (Lizig, la petite princesse de l’eau). Mais d’un autre côté, j’entre très tôt à l’école républicaine, pour une raison prosaïque : ma mère, institutrice dans une école maternelle, réunit dans sa classe les enfants de 2 à 6 ans ; une troupe assez effrayante d’une soixantaine de bambins. Comme elle est inquiète de me confier à des jeunes personnes inexpérimentées, j’entre dans sa classe à 2 ans. A l’école de la République, on parle français, et j’apprends des choses qui n’ont nullement cours à la maison et, même, qui sont un objet de contestation : je revois ma mère lever un sourcil dubitatif à l’évocation de « nos ancêtres les Gaulois » et je l’entends me dire qu’on raconte aussi cette histoire aux petits Algériens et aux petits Tunisiens : le thème du colonialisme intérieur pratiqué par l’État français est déjà présent dans ma prime éducation familiale. L’école, c’est aussi le lieu où l’on rencontre des personnages différents. La maison et l’école n’ont pas les mêmes grands hommes : de Du Guesclin, passé au service du roi de France, et célébré à l’école, la maison
EnfancE Mona Ozouf et sa grand-mère sur la plage de Kerfissien à Cléder, été 1935. « La Bretagne vivait à la maison en la personne de ma grand-mère, et pourtant c’était elle qui m’entretenait de la France. »
COLLECTION PARTICULIÈRE MONA OZOUF
nouvelle, et même régénérée ; une Bretagne énergique, décidée à vivre autrement que dans la mémoire dévote de ses usages archaïques. Ce que la maison déteste par-dessus tout, c’est ce qu’on appelle les « bretonneries », c’est-à-dire la représentation sentimentale d’une Bretagne où les fiancés se tiennent par le petit doigt, la Bretagne des ajoncs d’or et des clochers à jour. Je crois que mon père aurait été comblé par la Bretagne que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Peut-être pas totalement malgré tout, car il y avait sûrement aussi chez lui un rêve d’autonomie. Il y avait donc un passage entre les deux cultures. L’H. : Par la suite, quand vous grandissez et devenez de plus en plus républicaine, parisienne, comment cela se passe-t-il ? M. O. : De façon tout à fait classique, et qui ne me fait pas honneur. J’abandonne le parler breton ; si mon père avait vécu, il aurait maintenu avec force la pratique de cette langue à la maison. Mais il est mort très tôt. Ma mère s’est alors enfouie dans le travail pour tenir à distance le chagrin et c’est ma grand-mère qui m’a élevée. Or c’est elle qui était l’agent du français à la maison, elle qui était bretonnante et parlait un français approximatif ! C’est un processus classique : le français était pour elle la langue de l’ascension sociale, même si bien sûr elle n’aurait pas exprimé les choses ainsi. Elle aurait dit plutôt : « avec le français, on a moins de mal », ce qui résume tout. Ma prière du soir est donc bilingue : ma grand-mère se charge de la prière en
français – avec toutes ces obscurités extraordinaires pour moi, comme « le fruit de vos entrailles est béni ». Puis ma mère, pour rattraper cette trahison, me fait dire sa prière à elle qui est un hommage breton à mon père : un thème, une version, un exercice de grammaire. L’H. : Quand vous devenez normalienne puis professeur, où en êtes-vous de votre Bretagne ? M. O. : On ne se défait pas comme cela de l’identité bretonne. J’éprouve des remords aujourd’hui, mais aucun à l’époque. A l’adolescence, la vie s’étend devant vous comme un champ extraordinaire de possibles, surtout quand on a quitté la Bretagne pour Paris, et surtout pour ma génération qui a vécu la guerre, et qui en sort avec le sentiment que l’avenir est ouvert pour le meilleur. L’H. : Le communisme joue-t-il un rôle dans cet oubli ou ce semi-oubli ? M. O. : Oui, c’est un autre militantisme, et un militantisme qui prétend à l’universel, non au particulier. Mais il y a des choses qui demeurent : même en dehors de la Bretagne, les paysages où je me sens chez moi sont toujours ceux dont on sent l’ossature, où la pierre affleure, avec une certaine austérité minérale. C’est pour cela que le Quercy a pu être pour moi une patrie adoptive. L’H. : Quelle est la nature de votre remords ? M. O. : Simplement de ne pas avoir fait fructifier l’héritage culturel de mon père, et d’être maintenant incapable de suivre une conversation à plusieurs en breton. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 89
« La pratique de plusieurs langues est toujours bénéfique. L’idée qu’une langue fait du tort à l’autre est une idée folle »
L’H. : Est-ce que votre évolution peut être généralisée ? M. O. : Elle peut être généralisée dans une certaine mesure pour tous les Bretons qui ont gagné les villes, adopté les modes urbaines, etc. Mais la résistance culturelle est quelque chose qui renaît aujourd’hui, et avec quoi je me sens en véritable sympathie. Certes, l’uniformisation démocratique n’a pas épargné la Bretagne, mais a-t-on pour autant détourné les Bretons de leur identité ? C’est vrai de l’identité folklorique, mais cela n’a pas enlevé aux Bretons, en tout cas à moi, le sentiment d’une identité profonde. L’H. : Certains prétendent que l’école républicaine a cherché à supprimer l’identité bretonne. Qu’en est-il à vos yeux d’historienne ? M. O. : Si j’avais eu à répondre à cette question dans mon adolescence, j’aurais répondu un « oui » massif. Oui, la France a cherché à supprimer l’identité bretonne, dans son aspect linguistique essentiellement. Ma commune était située à la frontière linguistique, là où le problème du breton était moins brûlant qu’ailleurs. Mais les récits de la maison étaient pleins d’histoires d’enfants sévèrement punis pour avoir parlé leur langue. Étaientelles toutes vraies ? C’est difficile à dire. Cette question s’est beaucoup transformée dans mon esprit, grâce à de très bons livres. Le premier est L’École républicaine et les petites patries de Jean-François Chanet (Aubier, 1996), qui répond très exactement à la question : les hussards noirs de la République ont-ils participé à une entreprise de colonisation intérieure ? L’auteur a une réponse très nuancée. D’abord il montre qu’une entreprise systématique de colonisation aurait conduit à nommer des instituteurs corses en Flandre ou des instituteurs bretons en Occitanie. Tel n’a pas été le cas puisque le recrutement était départemental, au point qu’un instituteur avait beaucoup de mal à obtenir son exeat vers un département frontalier. D’autre part, les réponses ont été très variables selon les endroits. L’agressivité envers la langue locale était d’autant plus grande que cette langue avait un caractère d’étrangeté par rapport au français. Autrement dit, la répression de l’occitan a été moins systématique que celle du basque ou du breton. Troisième élément de réponse : les instituteurs sont loin d’avoir été hostiles à 90 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
tout particularisme. Au contraire, on peut plaider qu’ils ont constamment participé à ce qu’on pourrait appeler une culture de l’harmonie organiciste : chaque « petite patrie » est censée apporter la couleur et la forme de ses fleurs particulières au bouquet national. Dans son enquête sur les instituteurs ayant enseigné avant la Première Guerre mondiale, Jacques Ozouf montre que les accents d’agressivité contre la langue française de la part des instituteurs interrogés ne s’entendent vraiment que dans l’échantillon breton. C’est là que l’on trouve des réponses qui font penser à une guerre menée contre la « langue inférieure »1. Cela vient aussi, simplement, du redoutable problème pédagogique que rencontre l’institutrice du cours préparatoire : devant une classe de petits bretonnants, que faire, que dire ? Ma mère m’a souvent raconté que, nommée dans des communes plus occidentales que celle où j’ai passé mon enfance, elle recevait des classes hébétées. On pouvait parler tant qu’on voulait des méfaits du renard aux petits enfants, les visages restaient complètement neutres. Il suffisait de dire al louarn « le renard » en breton, pour voir tout à coup les yeux briller.
InstItuteurs Anne et Yann Sohier,
les parents de Mona Ozouf, en 1934. Son père, militant de la langue bretonne, avait créé, en 1933, le journal breton et prolétarien Ar Falz dont l’emblème était une faucille inscrite dans un motif celtique (ci-contre).
COLLECTION PARTICULIÈRE MONA OZOUF
En tête à tête, avec des mots rudimentaires, ça peut aller ; mais à un colloque par exemple, je deviens muette. C’est idiot d’avoir laissé tomber cette pratique alors qu’elle permettait d’avoir accès à un monde autre. Par ailleurs, j’imagine que cet abandon n’a pas fait plaisir à ma mère, mais elle n’a pas eu la force de s’y opposer.
KHARBINE-TAPABOR
Les revues pédagogiques étaient pleines de méthodes différentes pour venir à bout de ce problème, et certaines militaient pour l’immersion absolue, c’est-à-dire pour l’enseignement du français sans aucun recours à la comparaison bretonne. C’était un problème presque insurmontable pour les instituteurs, complètement démunis quand ils recevaient les instructions pédagogiques d’inspecteurs qui leur enjoignaient de surtout ne jamais avoir recours au breton pour se faire comprendre. Donc c’était à la fois un problème technique, pédagogique et philosophique, si l’on admet qu’on rencontre ici une sorte de crispation française devant la pluralité. A une république une et indivisible, il faut une langue une, et qui n’admette aucune adjonction. L’H. : Les instituteurs ont servi de boucs émissaires ? M. O. : La conclusion de ce livre, qui est tout à fait mesurée et équitable, c’est qu’il n’y a pas eu de répression systématique de la part des instituteurs, ni de « génocide culturel ». Précisons que le procès des instituteurs a été intenté par la droite comme par la gauche. Le premier procès, venu de la droite, visait des instituteurs laïques, assassins supposés des traditions anciennes, y compris religieuses. Il est relayé, après Mai 68, par un procès de gauche plus destructeur encore ; cette fois, les instituteurs étaient les agents du capitalisme industriel, en quête de producteurs dotés d’un savoir minimal. Donc les deux procès se sont additionnés. Ce que l’auteur explique très bien, c’est que les instituteurs ont servi de boucs émissaires commodes pour une entreprise qui les a largement débordés. Il faut dire aussi qu’elle rencontrait l’assentiment des populations indigènes, comme le montre l’exemple de ma grand-mère. Pour les ruraux, le français représentait la sortie de la vie pénible et l’ouverture vers des horizons nouveaux. Cette conclusion de Jean-François Chanet rencontre ma sympathie immédiate : je n’oublie pas que, la plupart du temps en France, ce sont les instituteurs qui portent la responsabilité des catastrophes nationales ; il est plus facile de leur attribuer les défaites qu’aux généraux. Autre chose : le spécialiste de l’Occitanie Philippe Martel, dans son livre L’École française et l’occitan. Le sourd et le bègue (Presses universitaires de la Méditerranée, 2007), revisite l’irénisme, non pas de Jean-François Chanet, mais de certains de ses interprètes ; irénisme qui consiste à dire que l’école, qui a effectivement pourchassé les parlers minoritaires ou régionaux à l’intérieur de l’école, les aurait tout à fait tolérés à l’extérieur, en ménageant ainsi aux élèves la chance d’une double culture. Or ce que Philippe Martel met très bien en évidence, c’est que ce dédoublement ne pouvait se faire à parts égales. Le français et la langue locale n’ont ni le même statut ni le même prestige ; il y a une langue haute et
Bonnet d’âne Pour promouvoir le français, la IIIe République combat
les langues régionales. D’autant que le breton est associé à la religion. On affuble les enfants surpris à parler breton de bonnets d’âne et de sabots cassés, comme le montre cette lithographie des années 1880.
une langue basse, une langue publique et une langue privée. En réalité, la langue locale pâtit même d’une mise à égalité formelle ; sa mort est contenue dans le dédoublement. L’H. : Et quel est votre idéal aujourd’hui ? M. O. : Mon idéal serait l’utilisation du breton chaque fois que les élèves ou leurs parents en expriment le désir, dans un climat de liberté absolue. Je souhaiterais que l’on développe les cours de breton, et pourquoi pas aussi, pour comprendre simplement le paysage et le patrimoine, des cours d’histoire locale. Pas seulement en Bretagne, partout. Mais ces propositions modestes rencontrent toujours en France les mêmes résistances. A preuve, le feuilleton interminable de la signature de la Charte européenne des langues régionales2. L’H. : Concrètement, vous voudriez qu’à l’école on puisse enseigner dans les deux langues ? M. O. : Non. Simplement, donner à ceux qui le désirent NOTES toute latitude pour apprendre le breton, comme une 1. J. Ozouf, seconde langue. L’idée qu’une langue fait du tort à M. Ozouf, La République l’autre est une idée folle. Il suffit d’aller aux Pays-Bas, des instituteurs, Gallimard-Seuil, par exemple, pour voir que la pratique de plusieurs lan1992. gues est toujours bénéfique. L’H. : Mais y a-t-il un breton unifié ? M. O. : On isole traditionnellement quatre grands dialectes. Si l’on voulait, on pourrait même aller plus loin, en disant qu’il y en a beaucoup plus. La Bretagne est un pays où les modes varient de canton à canton – la hauteur des coiffes, la couleur des costumes, le nombre de bandes de velours au bas des jupes des filles, etc. Breizh,
2. La charte, adoptée en 1992, a été signée et ratifiée par 25 États, 8 États l’ont signée sans la ratifier dont la France, 14 États ne l’ont ni signée ni ratifiée.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 91
Retour à Plozévet
E
n 1961 débute à Plozévet, commune rurale et maritime de 4 000 habitants dans le Finistère Sud, une enquête unique en son genre. Des chercheurs s’y installent et, pendant cinq ans, vont s’attacher à étudier les transformations liées à la modernisation de la société. Edgar Morin est sollicité pour rejoindre cette cohorte de démographes, ethnologues, psycho-sociologues, géographes et historiens. Du 14 mars 1965 au 7 janvier 1966, il tient son Journal au jour le jour (Journal de Plozévet. Bretagne, 1965, éditions de L’Aube, 2001). Ce récit de la quotidienneté permet d’observer le cheminement suivi par le sociologue. Peu habitué jusqu’alors aux enquêtes de terrain, il développe une méthode pragmatique, sans définir a priori son champ d’investigation. Il se mélange à la population, se promène, s’intéresse à tout : les costumes, les repas, les pêcheurs… L’enquêteur et le chercheur se confondent pour tenter de définir la notion de « changement ». Edgar Morin a été très vite critiqué, tant par des habitants de Plozévet que par ses pairs universitaires, qui n’ont pas toujours compris que la convivialité recherchée était avant tout une méthode d’investigation. Reste que, suite à ces recherches, la publication de quatre livres, d’une quarantaine de rapports, de nombreux articles, la réalisation de cinq films ethnographiques ont fait de Plozévet la commune française sur laquelle nous possédons le plus de données : on y découvre une société locale forte de son enracinement dans son passé, mais bouleversée par les Trente Glorieuses. Pour André Burguière, l’historien chargé de faire la synthèse de l’ensemble des études, le monde rural de Plozévet a connu une révolution sans doute aussi importante que celle du Néolithique (Bretons de Plozévet, Flammarion, 1975). L’Histoire
92 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
L’H. : L’histoire politique de la Bretagne contemporaine est marquée par le passage du conservatisme à la gauche, comment l’expliquez-vous ? M. O. : Il y a toujours eu en Bretagne une bigarrure politique tout à fait étonnante, parce qu’elle peut opposer, à quelques kilomètres de distance, des communes blanches qui votent uniformément à droite, et des communes qui votent uniformément à gauche. Le basculement dont on parle aujourd’hui, c’est plutôt une uniformisation croissante des votes bretons. Autre remarque : contrairement à toute attente, ce n’est pas la Bretagne francophone qui a été la plus républicaine, mais, au contraire, l’Ouest bretonnant. Cela remet en cause l’équivalence qu’on suppose communément entre une Bretagne retardataire sous l’emprise des prêtres et une Bretagne progressiste affranchie de cette emprise. Prenez le canton de Saint-Thégonnec, dans le Léon : il reste blanc pendant toute la IIIe République. A quelques encablures, Le Cloître-Saint-Thégonnec, plus proche des monts d’Arrée, est resté bleu (on dirait rouge aujourd’hui). Cette différence s’explique-t-elle par l’encadrement clérical ? La question reste ouverte. Il est clair que ces fractures sont présentes depuis très longtemps, il suffit d’étudier les scrutins. Pourquoi assiste-t-on ensuite à une uniformisation, une « rosification » globale de la Bretagne ? Il y a d’abord eu la naissance d’un mouvement syndical agricole chrétien, combatif, issu de la JAC (Jeunesse agricole chrétienne). On se met à chanter l’hymne de la JAC dans les pardons locaux, et sous la bannière des prêtres ! C’est un syndicalisme jeune, très engagé dans les luttes locales, mais aussi dans la modernisation. L’un des objectifs, pour ces jeunes paysans, c’est de vivre une vie personnelle, de rompre avec l’habitat chez les parents, d’avoir sa maison et une autonomie financière. Le rôle des femmes dans ce combat est tout à fait capital. Elles sont les agents de la modernité partout, mais particulièrement, je crois, en Bretagne. C’est ce que racontent très bien les livres d’Edgar Morin et d’André Burguière sur Plozévet (cf. ci-contre). Ce syndicalisme jeune, combatif, féminisé, a été fondamental pour rallier la démocratie chrétienne à la social-démocratie. Il est né, et c’est décisif, dans des poches politiques blanches, du côté de l’Église et non de l’école laïque. Cette circonstance a d’autant plus aidé au ralliement que la fracture sur laquelle s’édifiait la vie politique locale était celle de l’école laïque et de l’école catholique. C’est leur combat qui fendait la commune de mon enfance en deux. Mais tout à coup, on a vu cette fracture se résorber.
JACQUES WINDENBERGER/LA SAIF IMAGES
la Bretagne, signifie « bigarré ». Mais les grammairiens ont maintenant établi une langue bretonne canonique, une sorte de mixte entre le breton du Léon qui est le mien et le breton du Morbihan, vannetais.
« Désormais, ce qui frappe en Bretagne, c’est la fierté. C’est la Breizh Pride : la honte bretonne retournée en fierté » Aujourd’hui, on assiste à une raréfaction des prêtres et à une crise de la pratique religieuse, en Bretagne comme ailleurs en France. Paradoxalement, le catholicisme a favorisé, de façon dialectique, son propre affaiblissement, comme le montre le livre extrêmement intéressant d’Yves Lambert Dieu change en Bretagne (Cerf, 1985). L’H. : Avec le recul, diriezvous que la Bretagne tient une place à part dans l’histoire de la France ? M. O. : L’expression « place à part » me gêne, parce que l’histoire de toute région est particulière et que toute région a ses dates symboliques autour desquelles se structure la mémoire. Pour la Bretagne, c’est évidemment 1532, date du rattachement officiel à la France. On peut quand même dire que toutes les régions périphériques françaises ont une histoire commune, et qu’en ce sens la Bretagne peut s’insérer dans un vaste ensemble de régions pauvres, rurales et rebelles. Une région qui résiste à l’injonction culturelle et politique venue d’en haut, ce que déplorait déjà Stendhal, en désignant à l’ouest et au sud du pays un « fatal triangle où les prêtres sont tout puissants […], où l’on croit aux sorciers, où l’on ne sait pas lire et où l’on ne parle pas français ». Ma réponse est donc double : bien sûr, l’histoire de la Bretagne est particulière. Mais y a-t-il une histoire de la Bretagne qui puisse être subsumée sous une histoire commune ? Oui également. On trouverait des illustrations voisines dans d’autres régions. En dépit de ces deux réponses équilibrées, je mettrais volontiers l’accent sur la singularité bretonne. Vous me passerez un moment de chauvinisme paroissial, mais je dirais que la Bretagne offre à mes yeux une image absolument exemplaire de ce qu’est l’identité. Il y a d’abord eu une identité bretonne totalement négative. Le militantisme de mon père m’a rendue familière de ce thème : l’identité bretonne était une identité dépressive, mélancolique, qui venait de l’intériorisation du mépris, un mépris parisien pour aller vite. La honte d’être breton était quelque chose de commun dans mon enfance. Cette honte se nourrissait des citations des grands écrivains français qui s’étaient aventurés dans les fondrières de la Bretagne. Ils croyaient y rencontrer la sauvagerie même, comme cette langue bretonne qu’on ne peut parler « qu’avec un bâillon dans la bouche », disait Mérimée. Chez moi, ils étaient honnis
Bretons Lancé en 2005,
le mensuel Bretons allie tradition et modernité dans ses reportages sur les personnalités qui font la région.
pour leur mépris stupide des particularismes. Aujourd’hui, cette identité honteuse s’est retournée. Désormais, ce qui frappe en Bretagne, c’est la fierté. C’est la Breizh Pride : la honte bretonne retournée en fierté. C’est ce qui arrive aux minorités opprimées. Comment s’est fait ce retournement ? Largement par l’évolution politique dont j’ai parlé, mais aussi par la musique, la redécouverte du patrimoine architectural, l’extraordinaire vitalité des associations culturelles. Or, c’est une identité exemplaire parce qu’elle n’est jamais vécue sur le mode de l’exclusion, comme une fermeture à l’universel, mais au contraire comme un moyen d’accès à l’universel. Les Bretons ont compris très bien et très vite le contresens fait sur l’identité par beaucoup de nos hommes politiques qui la conçoivent nécessairement comme susceptible d’une définition achevée, fixiste, substantialisée, et donc possiblement meurtrière. Ils méconnaissent ce fait fondamental : l’identité est une relation mouvante, une composition des appartenances. C’est, il me semble, ce que les Bretons ont parfaitement compris et intégré, et le résultat est qu’il n’y a aucune force centrifuge en Bretagne aujourd’hui. Ce qui me frappe toujours, c’est que ce trait est partagé par les régions périphériques. Au tournant des années 2000, une enquête posait la question à des sondés de toutes régions : 1) Êtes-vous très fier d’être breton, auvergnat, picard, basque, normand, etc. ? 2) Êtes-vous très fier d’être français ? 3) Êtes-vous très fier d’être européen ? Chose étonnante, ce sont les Bretons et les Alsaciens, c’est-à-dire des régions les plus périphériques, les plus chargées de particularités, qui arrivent en tête à chacune des questions posées ; preuve qu’on peut vivre « en même temps » (mot d’époque) plusieurs appartenances. Lors d’une conférence en Alsace, où j’avais eu recours à des exemples bretons, un homme a pris la parole et m’a dit : « Mais Madame, entre vous et nous, il n’y a que la France ! » J’accepte volontiers d’adjoindre l’Alsace à cet éloge des régions qui ont le mieux compris ce que sont l’appartenance et l’identité. (Propos recueillis par Michel Winock.) LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 93
Lexique
ANKOU Personnification de la mort très présente dans la mythologie bretonne. L’ossuaire de La RocheMaurice, dans le Finistère, en présente la version la plus implacable avec son phylactère « Je vous tue tous ». BÉCASSINE Vedette de La Semaine de Suzette à partir de 1905, Bécassine, alias Anaïk Labornez (la bornée !), dessinée par Joseph Porphyre Pinchon, est cette paysanne bretonne d’une déconcertante naïveté, stigmatisant l’archaïsme de la Bretagne. Pourtant, son image a évolué : à travers 4 albums, la Première Guerre mondiale la transforme en patriote. Mais il faut attendre les années 1970-1980 pour assister à une révolution d’image dont Alain Le Quernec est le maître d’œuvre. La Bécassine sans bouche de 1905 retrouve la voix : « Une grande bouche ouverte, parce qu’elle gueule, le poing levé et avec une paire de seins. »
migrations vers l’Ouest à partir du viiie siècle av. J.-C. et dont la culture s’est répandue comme un courant d’idées et de représentations communes. Le breton est une langue celtique. La celtomanie saisit l’Europe au xixe siècle en rejet de la culture classique gréco-romaine et devient un objet de curiosité pour les folkloristes.
ARGOAD Désigne la Bretagne intérieure boisée ou « ar coat : le bois » par opposition au littoral ou « ar mor : la mer ». ARMORIQUE Le mot Aremorica, probablement celtique, désigne les peuples situés « devant la mer ». César désigne ainsi les riverains de l’océan Atlantique, depuis l’embouchure de la Seine jusqu’à la Loire. Vers le vie siècle, l’ancienne Armorique commence à être appelée Britannia. AUTOROUTE Les autoroutes sont gratuites en région Bretagne. Une décision remontant aux années 1960, lorsque le gouvernement voulait désenclaver la région à 4 départements (donc pas la Loire-Atlantique, située en Pays de la Loire). Il s’agit en fait de routes à quatre voies. BARAGOUIN Du breton bara, « pain », et gwin, « vin ». Le mot serait apparu à la fin du xvie siècle comme sobriquet. Rabelais l’utilise en 1532 dans le sens de « personne qui parle un langage incompréhensible ». BARZAZ BREIZ C’est en 1839 que Théodore Hersart de La Villemarqué publie ce recueil bilingue de chants populaires bretons. Souvent critiqué ou présenté comme un faux, l’ouvrage est aujourd’hui reconnu comme un trésor authentique de la littérature orale. BREIZH (OU BREIZ) Bretagne en breton. CALVAIRES Typiques de la basse Bretagne, ils ont surtout été édifiés entre 1450 et 1650, période de prospérité économique. Ceux que l’on rencontre dans
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BIGOUDÈNE Cette coiffe est portée par les femmes du pays bigouden (la pointe occidentale de la Bretagne, dans le Finistère Sud) pour les fêtes et cérémonies. Elle n’a cessé de prendre de la hauteur au xxe siècle pour atteindre 30 à 40 cm de haut. En 2015, le couturier Jean-Paul Gaultier a revisité le costume traditionnel breton pour sa collection automne-hiver (photo).
les enclos paroissiaux (l’église, le calvaire, le baptistère et l’ossuaire) du Centre Finistère sont souvent les plus ouvragés. Ils représentent des scènes des Ancien et Nouveau Testament, dont la Passion, mais aussi, parfois, des personnages légendaires locaux. CELIB Le Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons a été fondé en 1950 et animé par des politiques et des universitaires, dont René Pleven, pour favoriser le développement de la Bretagne dans le cadre de la reconstruction nationale et du plan Marshall. CELTES On appelle Celtes les peuples qui se sont installés dans une bonne partie de l’Europe au cours de plusieurs vagues de
CHOUAN De Jean Cottereau dit Jean Chouan. Le terme désigne les insurrections contre-révolutionnaires au nord de la Loire en 1794, 1795, 1797 et 1799, qui dégénèrent en brigandage en 1800. Mais contrairement à ce qui s’est passé en Vendée, le mouvement n’a jamais unifié la Bretagne. CLUB BRETON En mai 1789, les 47 députés bretons présents aux États généraux se réunissent dans une arrière-salle de café à Versailles : le club breton devient le noyau dur du parti patriote. Il donne naissance en octobre 1789 au club des Jacobins. CORSAIRE On appelle ainsi à la fin du xvie siècle, les marins autorisés par une « lettre de course » à attaquer tout bateau ennemi, civil ou militaire, exclusivement en période de guerre. La guerre de course a été interrompue en France en 1814 et abolie en 1856 par le traité de Paris. De nombreux Bretons furent corsaires, surtout des Malouins tels Duguay-Trouin ou Surcouf. A ne pas confondre avec les pirates. CRÊPE ET GALETTE En basse Bretagne on parle de crêpe de blé noir et de froment. En haute Bretagne, on dit plutôt galette. La farine n’est pas moulue de la même
LAURENT VU/SIPA – KHARBINE-TAPABOR ; © GAUTIER-LANGUEREAU 2017
ABER (OU RIA) Les géographes les nomment rias, les Bretons abers : ce sont des vallées fluviales envahies par la mer, formant un estuaire profond. Eau salée et eau douce s’y mélangent.
GWERZ Chant breton proche de la ballade, racontant une histoire, anecdote locale ou épopée, le plus souvent tragique. HERMINE Ce petit mammifère carnivore est au duc de Bretagne ce que la fleur de lis est au roi de France. Elle est utilisée très tôt en héraldique, soit de manière réaliste (c’est l’hermine passante), soit sous forme stylisée (une croix avec 3 pointes vers le bas), comme sur le drapeau breton.
COMPAGNIE DES INDES Créée par Colbert en 1664, la prestigieuse Compagnie française pour le commerce des Indes orientales connaît diverses vicissitudes jusqu’à la Révolution. L’installation de son premier siège en Bretagne entraîne la création de la ville de L’Orient (Lorient au xixe siècle) face à la citadelle de Port-Louis, qui abrite aujourd’hui le musée de la Compagnie des Indes. Ci-dessus : Vue du port de Lorient par Jean-François Hue, xviiie siècle (Paris, musée du Louvre). façon. Quoi qu’il en soit la recette a fait le tour du monde et on trouve aujourd’hui des crêperies bretonnes de Tokyo à l’Amérique du Sud en passant par New York.
RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE)/FRANCK RAUX
DIWAN Réseau français d’écoles, du primaire au secondaire, enseignant principalement en breton, créé en 1977 ; 4 000 élèves environ y sont aujourd’hui scolarisés. ÉCOLE DE PONT-AVEN De nombreux peintres du xixe siècle ont trouvé l’inspiration dans ce petit bourg du Finistère Sud, au point de faire naître le terme impropre d’« école ». Les plus connus restent Paul Sérusier et Paul Gauguin, séduits à la fois par les paysages champêtres et vallonnés et par les habitants aux mœurs paysannes. A quelques kilomètres de là, le Pouldu attire ces mêmes artistes.
FEST-NOZ « Fête de nuit » mise à la mode dans les années 1950 dans toute la Bretagne, même non bretonnante, pour recréer les fêtes traditionnelles avec un réel succès, puisque l’Unesco a inscrit en 2012 le fest-noz au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. FINISTÈRE Terme géographique (Finis terrae, littéralement « la fin des terres ») qui a donné, à la Révolution, son nom au département le plus occidental de la Bretagne, appelé Penn-ar-bed en breton, c’està-dire « le bout du monde ». FREIZH La fraise (du latin fragaria, « celle qui embaume ») était déjà consommée par les Romains, sous la forme de petites fraises des bois. En 1714, l’explorateur Amédée Frézier (du nom de l’un de ses ancêtres qui le reçut en 916 du roi de France en remerciement d’un plat de fraises des bois servi à la fin
d’un banquet) débarque à Marseille avec 5 plants de fraises blanches du Chili. Un botaniste de Plougastel en rapporte un plant pour son jardin. La fraise chilienne se croise avec les fraises locales et une nouvelle espèce voit le jour : la Freizh (contraction de fraise et de breizh) qui allait conquérir les marchés d’Europe. GALLO Langue romane ancienne, issue du latin populaire, parlée dans la haute Bretagne. GWENN HA DU (BLANC ET NOIR) Inspiré à la fois du blason de Rennes et du drapeau des États-Unis, le drapeau breton a été inventé en 1925 par Morvan Marchal. Les 5 bandes noires représentent les 5 pays gallos (Dolois, Malouin, Nantais, Penthièvre, Rennais), les 4 blanches les pays bretonnants (Cornouaille, Léon, Trégor, Vannetais) et le quart gauche en haut reprend 11 queues d’hermine.
JAC La Jeunesse agricole chrétienne est née vers 1930. Active en Bretagne, elle a contribué à la modernisation des campagnes et à la formation de cadres syndicaux, politiques et associatifs dans toute la France. MENHIR Le terme est breton (« pierre longue ») comme celui de dolmen (« table de pierre ») mais les mégalithes sont présents sur toute la façade atlantique. ONION JOHNNIES Dès les années 1830, des fermiers de Roscoff vendent leurs oignons rosés en GrandeBretagne. Reconnaissables à leur blouse, leur casquette et leurs grappes d’oignons suspendues à un bâton ou à leur bicyclette, les « Onion Johnnies », qui font du porte-à-porte, restent une figure bien ancrée dans l’imaginaire des Britanniques. PENN SARDIN (« TÊTE DE SARDINE ») Surnom des habitants de Douarnenez dès le xviiie siècle, dont beaucoup, souvent des femmes, travaillaient dans la préparation des sardines. Le terme désigne aussi la coiffe des femmes de la région.
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A lire, voir et écouter Littératureet etBD BD Littérature
Musique
COMPOSITION FRANÇAISE Fille d’une institutrice de Plouha, l’historienne déroule son enfance heureuse malgré l’absence du père, militant autonomiste.
ALAN STIVELL Ce best of reprend de grands titres du barde qui a revivifié avec sa harpe la musique celtique dès les années 1960.
M. Ozouf, Gallimard, « Folio », 2010.
L’ÉPERVIER Les aventures du chevalier Yann de Kermeur, corsaire du roi au xviiie siècle. Neuf volumes ont déjà paru de cette formidable bande dessinée historique. P. Pellerin, Dupuis, 1994-2015.
LE PAIN DES RÊVES A la veille de 1914, un garçonnet privé de tout, sauf d’amour et de rêves. L’auteur du Sang noir dépeint son quotidien. L. Guilloux, Gallimard, 1942.
LA CÔTE SAUVAGE Dernier été avant l’âge adulte pour un frère, ses deux sœurs et le fiancé de la sœur préférée. J.-R. Huguenin, Seuil, 1960.
LE CHEVAL D’ORGUEIL Rédigé en breton et traduit en français par l’auteur, ce best-seller autobiographique fait revivre le quotidien d’une famille bigoudène peu après 14-18. P.-J. Hélias, Plon, « Terre humaine », 1975.
PÊCHEUR D’ISLANDE Yann, marin pêcheur de Pors-Even, se fiance avant son départ en Islande. Loti décrit la vie des hommes à bord de la goélette et celle des femmes restées à terre.
Ar Pep Gwellan, Universal, 2012.
P. Loti, Saint-Pourçain, Bleu autour, 2015.
TOUTE LA LUMIÈRE QUE NOUS NE POUVONS VOIR L’Américain Anthony Doerr a reçu le prix Pulitzer de la fiction en 2015 pour cet envoûtant roman qui, entre 1934 et 1944, de Paris à SaintMalo, raconte la vie d’une jeune Française et d’un jeune Allemand. A. Doerr, Le Livre de poche, 2015.
ARMORIQUES. BALADES DE CORTO MALTESE EN BRETAGNE Si Corto Maltese était allé en Bretagne, il aurait sans doute suivi les chemins vagabonds de ses deux admirateurs. J. Ferrandez, M. Pierre, Casterman, 2004.
MAGIES DE LA BRETAGNE Anatole Le Bras (18591926) a recueilli des légendes sur la mer ou sur la mort auprès de marins et de paysans.
Mémoires d’outre-tombe
C
’est entre Saint-Malo et le proche château de Combourg que le futur écrivain passe une jeunesse rêveuse et passionnée, matrice de son œuvre. Ces Mémoires posthumes, parus en feuilleton dans La Presse, à partir de 1848, puis en douze volumes, de 1849 à 1850, constituent avant tout une « épopée de [son] temps » et des bouleversements politiques qu’il observe attentivement. On y découvre aussi, dans les premiers livres, un petit gentilhomme aux chausses déchirées, dénicheur de pies et fouetteur de lièvres, et une Bretagne aux « campagnes pélagiennes [où] l’alouette de champ vole avec l’alouette marine ». F.-R. de Chateaubriand, Garnier-Flammarion, 1998.
A. Le Bras, Robert Laffont, « Bouquins »,1997, 2 vol.
ET AUSSI > Carnac Guillevic décrit le lieu où il est né, des « herbes coléreuses/ Des reflets sur la mer,/ Des troupeaux dans les landes », Gallimard, 1961. > L’Enchanteur Le mythe de Merlin réactualisé par Barjavel, Denoël, 1984.
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YANN-FANCH KEMENER ET DIDIER SQUIBAN Une rencontre poétique entre voix et piano qui invite au voyage à travers un splendide répertoire en langue bretonne. Enez Eusa, L’Oz, 1995.
COMPLAINTES Deux CD qui ont fait date sur les traces des complaintes de Bretagne, d’après des enquêtes réalisées tout au long du xxe siècle. Tradition chantée de Bretagne. Les sources du Barzaz Breizh aujourd’hui et Tradition chantée de haute Bretagne. Les grandes complaintes, ArMen-Dastum, 1989-1998.
CHRISTOPHE MIOSSEC De ce chanteur brestois (diplômé d’histoire) on citera notamment Boire (1995). Pias.
CHOUANS ! Un jeune noble défend la monarchie, son frère, la république. Inspiré d’Honoré de Balzac avec un casting savoureux (Philippe Noiret, Sophie Marceau, Lambert Wilson, Stéphane Freiss).
WESTERN Un Espagnol dragueur et un émigré russe marchent sur les routes de Bretagne, prêts à toutes les rencontres et aventures.
LA FILLE DE BREST Le scandale sanitaire du Mediator éclate grâce au docteur Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, et à son confrère le docteur Le Bihan. E. Bercot, 2016.
P. Lioret, 2004.
CORNOUAILLE Odile hérite de la maison de sa tante, près d’Audierne. Toute sa vie en est bouleversée.
REMORQUES A Brest, le capitaine d’un remorqueur (Jean Gabin) sauve un mauvais capitaine et tombe amoureux de sa femme (Michèle Morgan).
P. Perrault, A. Le Ny, 2011.
BÉCASSINE L’adaptation ridicule et vulgaire de Jean Nohain soulève un tollé en Bretagne : les élus en appellent à Daladier. J. Nohain, 1939.
GARDIENS DE PHARE Huis clos entre un gardien de phare et son fils rendu fou par la morsure d’un chien enragé. J. Grémillon, 1929.
LES VIEILLES CHARRUES Carhaix (13-16 juillet) Une programmation musicale internationale avec 4 groupes pour le fest-noz.
M. Poirier, 1997.
L’ÉQUIPIER Camille revient à Ouessant, son île natale, vendre la maison familiale. Elle y apprend l’histoire d’un soldat blessé en Algérie, venu faire équipe avec son père, gardien du phare de la Jument, et que toute la population rejette.
P. de Broca, 1988.
Festivals
Lieux
Cinéma
J. Grémillon, 1941.
FINIS TERRAE Quatre Ouessantins, ramasseurs de goémon, passent l’été sur l’île désolée de Bannec. Blessé, Ambroise tente de regagner Ouessant. J. Epstein, 1928.
À LORIENT
Le musée de la Compagnie des Indes
C
e musée témoigne de l’activité intense des Bretons hors de l’Hexagone, en particulier lors des grandes explorations transatlantiques. Maquettes de bateaux, mobilier, porcelaines chinoises et « indiennes », ces superbes cotonnades imprimées, illustrent ces voyages.
Citadelle, avenue du Fort-de-l’Aigle, 56290 Port-Louis – http://musee.lorient.fr
À OUESSANT Le musée des Phares et Balises Au pied du phare du Créac’h, le musée retrace l’histoire de la signalisation maritime avec maquettes, pièces d’optique et la chambre des gardiens du phare d’Ar-Men. Phare du Créac’h, 29242 Ouessant.
À LANDERNEAU Le fonds H. & É. Leclerc Picasso s’installe jusqu’au 1er novembre dans l’ancien couvent désormais fondation dédiée à l’art contemporain. http://www.fonds-culturel-leclerc.fr/
À VOIR AUSSI > Nantes Au château des ducs de Bretagne, un musée retrace toute l’histoire de l’ancienne capitale bretonne. > Guingamp Festival de la danse bretonne de la Saint-Loup (15 août-20 août).
ÉTONNANTS VOYAGEURS Fondé en 1990 par Michel Le Bris, le festival international du livre et du film réunit chaque année en juin à Saint-Malo plus de 200 écrivains. FESTIVAL DE CORNOUAILLE Quimper (18-23 juillet) Concerts et animations variées, avec les meilleurs bagadoù, sonneurs ou danseurs… FESTIVAL INTERCELTIQUE Lorient (4-13 août) Toutes les musiques des pays celtiques avec plus de 4 500 participants et quelque 50 000 spectateurs à la grande parade du dimanche ! FESTIVAL DU CHANT DE MARIN ET DES MUSIQUES DES MERS DU MONDE Paimpol (11-13 août) 160 groupes et 200 bateaux attendus.
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A lire, voir et écouter Bibliographie
OUVRAGES GÉNÉRAUX J. Cornette, Histoire de la Bretagne et des Bretons, 2 vol., Seuil, 2005, rééd., « Points histoire », 2015 ; Histoire illustrée de la Bretagne et des Bretons, Seuil, 2015. A. Croix, A. Chédeville, Histoire de la Bretagne, PUF, « Que sais-je ? », 1996. J. Delumeau (dir.), Histoire de la Bretagne, Toulouse, Privat, 2000. A. de La Borderie, Histoire de Bretagne, Rennes, Plihon et Hervé, 1896-1914, 6 vol. G. Minois, Nouvelle histoire de la Bretagne, Fayard, 1992. J.-J. Monnier, J.-C. Cassard (dir.), Toute l’histoire de Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2012. B. Tanguy, M. Lagrée (dir.), Atlas d’histoire de Bretagne, Morlaix, Morlaix, Skol Vreizh, 2002. Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2008.
Les migrations bretonnes entre histoire et légendes, PUR, 2012. J.-L. Monnier, La Préhistoire de Bretagne et d’Armorique, Jean-Paul Gisserot, 1991. L. Pape, La Bretagne romaine, Rennes, Ouest-France, 1995.
LES RACINES J. Briard, La Protohistoire de Bretagne et d’Armorique, Jean-Paul Gisserot, 1991. J.-C. Cassard, Les Bretons de Nominoë, PUR, 2003. N.K. Chadwick, La Colonisation de la Bretagne armorique depuis la Bretagne celtique insulaire, Crozon, Armeline, 1999. A. Chauou, Le Roi Arthur, Seuil, 2009. L. Fleuriot, Les Origines de la Bretagne, Payot, 1980. B. Merdrignac, D’une Bretagne à l’autre.
UNE PROVINCE FRANÇAISE G. Aubert, Les Révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle, PUR, 2014. F. Broudic, La Pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, PUR, 1995. O. Chaline, La Mer et la France. Quand les Bourbons voulaient dominer les océans, Flammarion, 2016. J. Cornette, Le Marquis et le Régent. Une conspiration bretonne à l’aube des Lumières, Tallandier, 2008.
LE DUCHÉ J.-C. Cassard, La Guerre de Succession de Bretagne, Spézet, Coop Breizh, 2006. M. Jones, La Bretagne ducale, PUR, 1998. J. Kerhervé, L’État breton aux xive et xve siècles, 2 vol., Maloine, 1987. D. Le Fur, Anne de Bretagne, Somogy, 2007. D. Le Page, Finances et politique en Bretagne au début des Temps modernes, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002. F. Morvan, La Chevalerie bretonne et la formation de l’armée ducale, 1260-1341, PUR, 2009.
98 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76
A. Croix, L’Age d’or de la Bretagne, 1532-1675, Rennes, Ouest-France, 1996 ; La Bretagne aux xvie et xviie siècles. La vie, la mort, la foi, 2 vol., Maloine, 1981. É. Guillorel, La Complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne, xvie-xviiie siècles, PUR, 2010. G. Le Bouëdec, Les Bretons sur les mers, Rennes, Ouest-France, 1999. D. Le Page, M. Nassiet, L’Union de la Bretagne à la France, Morlaix, Skol Vreizh, 2003. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, PUR, 2011, 2 vol. J. Tanguy, Quand la toile va. L’industrie toilière bretonne du xvie au xviiie siècle, Rennes, Apogée, 1994. DEPUIS 1789 C. Bougeard, Les Forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants, 1914-1946, PUR, 2011 ; Histoire de la Résistance en Bretagne, Jean-Paul Gisserot, 1992.
B. Calvès, Brest secret et insolite, ParigrammeLes Beaux Jours, 2013 ; La Côte d’Émeraude secrète et insolite, ParigrammeLes Beaux Jours, 2017. X. Dubois, La Révolution sardinière, PUR, 2004. R. Dupuy, La Bretagne sous la Révolution et l’Empire, 1789-1815, Rennes, Ouest-France, 2004. T. Kernalegenn, R. Pasquier (dir.), L’Union démocratique bretonne. Un parti autonomiste dans un État unitaire, PUR, 2014. D. Laurent, Aux sources du Barzaz Breiz. La mémoire d’un peuple, Douarnenez, Ar Men-Le Chasse-Marée, 1989. R. Le Coadic, L’Identité bretonne, PUR, 1998. J.-J. Monnier, Le Comportement politique des Bretons, 1945-1994, PUR, 1994. P. Pierre, Les Bretons et la République. La construction de l’identité bretonne sous la IIIe République, PUR, 2001. K. Salomé, Les Iles bretonnes. Une image en construction, PUR, 2003.
Plus de titres sur www.lhistoire.fr La rédaction de L’Histoire est responsable des titres, intertitres, textes de présentation, encadrés, notes, illustrations et légendes. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4 du Code de propriété intellectuelle). Toute copie doit avoir l’accord du Centre français de droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70. Fax : 01 46 34 67 19). L’éditeur s’autorise à refuser toute insertion qui semblerait contraire aux intérêts moraux ou matériels de la publication. Les nom, prénom(s) et adresse de nos abonnés sont communiqués à notre service interne et aux organismes liés contractuellement avec L’Histoire, sauf opposition motivée. Dans ce cas, la communication sera limitée au service de l’abonnement. Les informations pourront faire l’objet d’un droit d’accès ou de rectification dans le cadre légal.
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