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UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID III~IIIIIIIIIIIIII 5405124699 WLADIMIR TROUBETZKOY L'ombre et la différence Le double

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UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID

III~IIIIIIIIIIIIII 5405124699

WLADIMIR TROUBETZKOY

L'ombre et la différence Le double en Europe ... une pensée debout devant son ombre Bernard Noël, L'ombre du double, 1993.

Resemblances are the shadows of differences. Vladimir Nabokov, Pale Fire, 1962.

Presses Universitaires de France

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A Laure, à Nicolas, ma femme, mon fils A la mémoire de mon père

Ce livre est né d'un cours sur le double professé à l'Université de Lille III à l'initiative de mon excellente collègue Christiane Solard, en 1980: qu'elle trouve ici l'expression de ma reconnaissance.

ISDN

2 130477496

Dépôt légal -

1re édition: 1996, mars

© Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

SOMMAIRE

Chapitre

I - Éclosions, 1

Chapitre

II - Le double e(s)t l'illusion, 29

Chapitre

III - E. T. A. Hoffmann, le Grand Opéra des Doubles, 59

Chapitre IV - Ce qu'a perdu Schlemihl, 109 Chapitre IIV - « Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine, 137 Chapitre

VI - Le Horla, c'est moi, 167

Chapitre VII - La chute de l'empire du double. La Méprise de Vladimir Nabokov, 189 Bibliographiegénérale, 209

Chapitre 1 1

Eclosions

Des bandits forcent une caisse, la nuit, dans un entrepôt du Bronx: Batman apparaît, assis dans la caisse! Il maîtrise les gredins, mais non sans que l'un d'eux ne lui vide son chargeur dans la poitrine. Batman, titubant, revient chez lui, accueilli par son fidèle majordome, fort inquiet: nous découvrons alors la vérité, nous avons affaire non au vrai Batman de chair et d'os, mais à une réplique, un robot, à qui le génie informatique a conféré une intelligence identique à celle de l'original. Ce répliquant parfait est l'arme suprême que l'ennemi du justicier a dépêchée contre lui: Batman est invincible, il ne peut être vaincu que par lui-même, par un autre lui-même. C'est bien vu, et la lutte commence, le double s'étant réparé luimême grâce à son «programme de dépannage» incorporé. Le vrai et le faux Batman échangent des coups inouïs, longtemps sans résultat décisif: Batman, se heurtant à une intelligence par définition égale à la sienne, est bel et bien mis en échec. Mais, soudain, le double s'effondre, tué, «déprogrammé» par sa contradiction intrinsèque: dans la mesure même où il est fait à l'image de Batman, il ne saurait venir à bout de son alter ego, à moins d'être supérieur à lui, mais alors il serait différent de lui: le faux Batman est une victime de la contradiction propre à la notion même du double (comment être à la fois même et autre ?). Et

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le vrai Batman a sur lui une supériorité décisive: il est capable d'inventer, de se renouveler sans pour autant cesser d'être luimême, la continuité fait sa force, le discontinu menace le robot de désintégration. Il n'y a, par définition, pas plus fort que Batman: Batman le seul, le vrai, a encore gagné. Parce qu'il n'y a qu'un seul Batman. Cet exemple, qu'on pourrait juger saugrenu, illustre pourtant assez bien la dialectique du double et de l'original: on peut imaginer, on peut rêver, fantasmer, (croire) voir le double, on ne peut le concevoir. S'il ressortit à l'imaginaire, le double relève de l'illusion, de l'erreur ou de l'hallucination, il ne peut relever de l'être. L'exemple, pourra-t-on objecter, est mal choisi: le faux Batman n'est pas un double dans l'acception traditionnelle du terme, il est fabriqué, sans génie, à l'imitation la plus parfaite possible de Batman, contrefaçon mécanique mais point double. Mais qu'est-ce, par définition, que le double, sinon une réplique imaginaire à l'identique de l'original, de l'unique? Comme le faux Batman, le double imaginaire, fantasmatique est, exactement au même titre que le robot mécanique, une construction de l'esprit: c'est un remake de l'un, de l'original. Le double est une reproduction, une re-présentation, une présentation à nouveau, il est une production seconde, à qui Platon, certes, dénie toute dignité ontologique: le double n'est que le simulacre de l'apparence, il se situe en deçà du réel et de l'idée. Le double n'a pas droit de cité dans la République de Platon, car un double exactement identique d'un objet sensible, selon le Cratyle, n'est pas plus concevable qu'un double d'une Idée intelligible, si l'on se reporte au Parménide. Dans les deux cas, l'on aurait affaire soit à un seul et même objet sensible, soit à deux idées distinctes et... différentes. Mais Aristote, qui distingue le sensible de l'intelligible, accorde au premier une consistance ontologique propre, et pose un troisième ordre de réalité, le fictif, au statut ontologique incertain, et qui entretient avec son modèle sensible un rapport de complémentarité et de concurrence fort ambigu et très fécond: le sensible n'est

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plus le règne du vide et de l'erreur absolue, il est structuré par l'intelligible, et mérite d'être représenté par l'art. L'œuvre d'art est activité d'intellection du sensible, et non pur et condamnable mensonge, l'artiste n'est pas un faussaire de talent, il est un savant. Complémentarité, concurrence, c'est toute l'histoire du double: image prétendant à la reproduction parfaite, il empiète sur le terrain où l'original croyait être seul, celui de l'être. Produit d'une imitation, d'une mimésis, le double naît ainsi de la même activité de l'esprit que l'œuvre d'art: le double est l'horizon de la mimésis, laquelle tend vers un idéal impossible, contradictoire et toujours fuyant, la production d'un double parfait de la réalité. Derrière le double se profilent ainsi les mythes de Pygmalion et de Narcisse, mythes de la confusion du réel et de l'imaginaire, de l'effacement de la frontière entre le sensible et l'intelligible, la vie et le marbre, ou la toile peinte, et, en tant qu'entreprise orgueilleuse de substitution d'une réalité forgée de main d'homme à une réalité «divine », les mythes de Prométhée ou de Faust: l'artisan humain prétend rivaliser avec l'artisan divin. Allons plus loin: nous sommes doubles et nous voyons toujours double, la dualité nous structure jusque dans notre corps (deux mains, deux yeux, etc.), et le dualisme philosophique est la chose du monde la mieux partagée: même le platonisme est une métaphysique du double, en dépit que son auteur en ait, car, comme nous le verrons, nous vivons dans l'ombre, dans un monde d'apparences et d'ombres que nous considérons comme la mince doublure du monde réel. Le Mythe de la Caverne peint les hommes enchaînés dans le crépuscule à regarder jouer les ombres sur le fond de la Caverne, la vraie vie, la réalité, celle des Idées, est hors de la Caverne. L'on assiste en Europe, à la fin du XVIIIe siècle, à un extraordinaire investissement littéraire dans le thème du double en Allemagne, au moment précis où la Raison, en France, tonne en son cratère: un siècle de Lumières françaises et le Sturm und Drang germanique se rencontrent à la fois sur les champs de bataille européens et dans l'esthétique du double, dont la figure exhibe à la fois

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les apories, les promesses et les limites de la modernité. Le double romantique, apparu avec le cycle de Siebenkas chez Jean-Paul en 1796 n'est pas mort avec Le Horla de Maupassant en 1887: nous verrons qu'il est le compagnon, le doppelganger, du rationalisme, du romantisme et du réalisme ainsi que de la littérature moderne du siècle suivant. Le préromantisme et le romantisme portaient inscrite en eux la thématique du double, c'est cette disposition qui a ouvert la porte au double: une pratique individualiste et introspective découlant d'une valorisation extrême du Moi s'exprime à travers des genres, le lyrisme, la confession, l'autobiographie, qui favorisent un dédoublement du discours entre un je écrivant et un je «écrit », un je racontant et le je qui a vécu et senti, mais sans penser. Se met en scène dans le texte, sur un mode de plus en plus explicite, un dédoublement des instances du discours: le je auteur et le je personnage sont à la fois le même et un autre, la différence entre celui qui est après, et qui écrit, et celui qui était avant et qui vivait pourra aller jusqu'à une dichotomie radicale. Clément Rosset, dans Le réel et son double, montre ainsi que le dédoublement est une maladie de l'hyperconscience moderne et qu'il est à la fois cause et conséquence de l'illusion, laquelle consiste à bien voir, mais à ne pas tirer les conséquences logiques de la vision du réel'. Ainsi, la tragédie est le spectacle de la résorption du double dans l'unicité. Œdipe était double, il n'était pas celui qu'il croyait, il pensait avoir évité de devenir ce qu'il était en fait, l'assassin de son père et l'époux de sa mère. Or la prophétie qu'il avait tout fait pour esquiver s'est accomplie point par point, et du fait même qu'il a fui ceux qu'il croyait être ses parents et qui lui avaient caché qu'ils étaient seulement ses parents adoptifs. La peste qui ravage Thèbes le fait monter lui-même en accusé sur les tréteaux de la spectaculaire

1. Clément Rosset, Le réel et son double. Essai sur l'illusion, Paris, Folio/Essais, 1993, p. 19 (1" éd., Gallimard, 1976, nouv. éd. revue et augmentée, 1984).

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enquête qu'il dirige de toute son autorité royale, le théâtre et la peste présidant au retour du refoulé, au retour du et au réel'. Lui qui s'était aveuglé sur ce monde où il figure désormais à ses propres yeux enfin ouverts comme fils incestueux et parricide, il s'aveugle, il s'arrache les yeux, car il a vu ce que l'homme ne saurait voir: sur lui convergent les regards de tous les Thébains que nous sommes, et il est pour jamais seul dans la nuit de l'être, il ne se leurre plus, Œdipe-roi marque la fin du leurre, la fin du double, le retour de la lumière et de la santé, le jour se lève sur Thèbes, mais pas pour Œdipe, partant mourir à Colone, qui a fermé les yeux sur ce monde d'erreurs, de doubles et de vanité; devin comme Tirésias, il n'a plus besoin de voir le monde, car il l'a connu. Le double existe en fait depuis bien avant le XVIIIe siècle, depuis bien avant le siècle de Sophocle et de Périclès, il existe depuis toujours, car il existe depuis le temps des mythes, lesquels sont des structures binaires où figurent souvent des jumeaux: il n'est pas faux de penser, avec Claude Lévi-Strauss, que l'esprit humain est structuré par la dualité. Et, de nos jours, la révolution informatique repose sur la structure duelle des messages, dont les atomes (les bits) vont par deux: d'ailleurs, la vie informatique elle-même ne connaît-elle pas, avec les virus (les bugs), ses problèmes de dédoublement? De plus, pour nous, l'ère de la communication est celle de la duplication, de la photocopie, quand le double que nous détenons nous semble, fallacieusement, plus important que la connaissance que nous n'avons pas de l'original. Le double en fait n'existe pas, le réel est toujours unique, le double n'est rendu possible, le temps d'une illusion, que par une erreur du regard: voir double n'a jamais aidé à connaître la vérité, et l'ivrogne voit bien mais deux fois, une de chaque œil, d'où ses hésitations bien compréhensibles. Comme être de regard, enfant de l'erreur et de l'illusion, le double est une figure éminemment théâ-

1. Ibid., p. 33-41. Cf. aussi Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard,1938.

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trale ; comme objet d'hésitation et d'incertitude, le double se prête au moins autant au fantastique. Mais s'il apparaît effectivement selon un statut tout à fait ambigu dans les récits fantastiques à partir de la fin du XVIIIe siècle, c'est sous une forme parfaitement claire et maîtrisée qu'il achève au même moment sa carrière histrionique. N ombre de comédies antiques ou modernes sont des variations sur le double, dont l'enjeu est l'établissement ou le rétablissement d'une identité, des Ménechmes de Plaute à la Comédie des erreurs de Shakespeare, et aux innombrables Ingannati (Les Abusés) de la comédie italienne. Les pièces à «sosies », du nom du héros inventé par Plaute dans son Amphitruo pour faire pendant à Mercure, Jupiter ayant dû emprunter l'apparence du général thébain, seul passeport acceptable pour s'introduire dans la couche de la vertueuse Alcmène, reposent sur ces doubles réels qu'offre la nature et que sont les jumeaux. De plus, à la différence de l'incertitude entre le double et l'original qui règne dans les romans mettant en œuvre, au XVIIIe siècle, le double psychologique ou fantasmatique, le spectateur hors scène (hors-là?) sait toujours qui est qui, lequel est Ménechme II, lequel Ménechme Il-Sosiclès, lequel Jupiter, lequel Amphitryon, il se joue de leurs erreurs et il jouit de sa connaissance toujours claire. Avec Molière, Kleist et Giraudoux, mais déjà avec Plaute, l'histoire d'Amphitryon commence cependant à devenir inquiétante: ce qui était comique (Sosie, interdit d'être soi, a de sérieux doutes sur le sujet) devient angoissant. Le double, jusqu'alors agent de réjouissances, attaque et détruit l'identité de l'original, et il faudra le bon plaisir aléatoire d'un deus ex machina, en l'occurrence Jupiter apparaissant en gloire, pour que les identités et les existences soient restaurées dans leur statut et dans leurs droits. A partir du XVIIIe siècle, on ne joue plus avec le double, le double ne fait plus rire et les sosies désertent progressivement la scène des théâtres pour , le roman, changeant ainsi de statut: on assiste à une intériorisation du thème du double, qui devient un fantasme, une obsession inquiétante. En se déréalisant, le double fait paradoxalement irrup-

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tion dans la littérature réaliste naissante et il prend une allure de plus en plus insolite. C'est que le sujet, le moi, est désormais un royaume en déshérence, sans constitution ni limites claires, un règne dont le maître s'est absenté. Le moi n'a plus ni Dieu ni maître, il voudrait encore, avec Descartes et Corneille, se croire maître de soi comme Auguste se dit de l'univers. Mais les espaces infinis, déjà, échappaient à Pascal, et le sujet qui, deux ou trois siècles plus tard, va proclamer la mort de Dieu dans l'exil par rapport au règne de l'homme où, au XVIIIe siècle, il l'avait relégué après l'avoir dégradé au rang de «grand horloger», n'est même plus très sûr de maîtriser sa propre subjectivité: réduit à parier sur un Dieu qui se cache, l'homme, face au silence éternel des sphères, monarque d'un pur désert, va le peupler de sa voix, de son écho et de son reflet; le double apparaît au XVIII' siècle comme le fantôme et le symbole de cette incertitude existentielle qui s'aggrave à proportion même de l'affirmation individualiste. Que reste-t-il à l'homme, seul au monde? Le moi. Mais est-ce assez? Plus personne, bientôt, ne se risquera à le dire. Le double a pour première fonction de combler la fissure entre l'homme et un monde qui le déborde. Car l'homme a horreur du vide. Le romantisme et la philosophie germaniques, avec Fichte au premier chef, apparaîtront, dans cette perspective, comme une tentative de reglobalisation de la saisie de l'univers, comme un retour tenté vers ce que la théologie médiévale avait de complet, pour l'homme, et surtout de rassurant: l'homme se redonne un Dieu et un maître, de qui faire dépendre la création continuée du monde et de soi, mais il n'y a plus personne au-dessus de l'empyrée, et ce Dieu, garant et soutien de l'être, c'est lui-même, l'homme-Dieu, le moi transcendantal qui se produit en produisant le monde, en le connaissant et en l'investissant. Le double apparaît, avec Jean-Paul, comme un prolongement, une application, et une dérision de la philosophie de Fichte. Rimbaud n'a fait que formuler dans sa fameuse expression ce qui est l'exaltante et angoissante découverte du XVIIIe siècle euro-

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péen: «Je» est toujours «un Autre ». Je deviens, je me fuis, je change, je suis ce qui change, ce qui donne le change. Dans le moi coexistent impossiblement le je et le il, celui qui est, car il parle, et l'absent d'Émile Benvéniste'. La conscience de soi et l'écriture sont une longue traque, une chasse au moi où nous sommes et le poursuivant et le poursuivi, courre qui ne cesse qu'avec la mort, mais alors, au moment de coïncider enfin, quand je rattrape il, quand celui qui est, car il parle, rejoint celui qui n'est et ne parle, quand le vif saisit le mort, le texte se tait et se clôt. Le moi est l'horizon du moi: fuyante proie, il est ce qui est de l'autre côté de cette ligne mouvante sur laquelle il se dessine comme un désir d'être. Le temps cesse d'être l'accomplissement d'un programme, d'une essence préfixée, préétablie en une instance éternelle, en Dieu ou dans le Cosmos, ce livre ouvert du destin où dès les anciens Mages la vie de l'individu était consignée en caractères d'étoiles et exposée aux regards de ceux, les astrologues, qui savaient lire. Le temps n'est pas davantage, ou pas forcément, une chute de soi par rapport à soi, un manque à être par rapport à ce que seule une grâce divine, de moins en moins assurée, pour les enfants de Port-Royal, rendait possible: le temps nous fait être sans cesse autres que ce que nous étions, autres que ce que nous sommes, et nous sommes hier et aujourd'hui, sous le signe de la contingence de nos actions, la seule cause, en dernier ressort, de ce que nous serons demain. Misère et grandeur, grandeur dans la misère et misère dans la grandeur, chaque homme est un petit tas d'indécision, d'erreurs et d'illusions : le roman devient, au xvnr siècle, une enquête, une histoire inquiète, une quête sans fin, comme une vis sans fin, une quête d'une fin à deviner dans les gestes esquissés de chacun, achevés dans un futur qui traverse notre présent. Retrouver le temps, c'est faire de l'esquisse un tableau complété. Je ne suis que ce que je me serai fait dans le temps et dans l'espace, ou ce que je me serai laissé faire,

1. Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 228. Sur cette question de la personne et de l'énonciation, lire, dans cet ouvrage de Benvéniste, "v. L'homme dans la langue» (p. 223-285).

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fils de mes choix, de mes erreurs et de mes renoncements: non pas pur produit de ceux-ci, sur un mode déterministe matérialiste simple -l'écrivain ne serait plus alors qu'un comptable qui, une fois rassemblées les données de l'expérience, n'aurait qu'à prendre son totalisateur pour dresser un bilan en deux parties, profits et pertes mon moi sera l'effet réactionnel par rapport à ce donné spatio-temporel brut im-balisé, in-dirigé, monde sans amers et sans azimuts: c'est moi qui trace dans le temps et dans l'espace ce que, par une pétition de principe et une erreur de perspective, je lirai ensuite comme une structure et un destin. L'histoire du double en Europe commence avec Jean-Paul, et toute la littérature préromantique et romantique allemande. Elle se poursuit au-delà de Maupassant, à travers les deux Horla, à peu près au moment où Freud va donner sa formulation décisive à cette idée que le moi n'est pas une monade, n'est pas un atome de conscience et d'existence, bien au contraire. On s'en doutait un peu, en effet, depuis le XVIIIe siècle, qui est à la fois celui des grandes certitudes, celles de la raison, et celui des grandes naïvetés: entre l'aplomb du savant et sa foi ingénue dans ses lumières, se glisse le fantastique, comme une hésitation et une incertitude qui ronge, élevée au rang de Doppelgiinger, d'accompagnateur et de fou du monarque-pensée. Siècle de la Raison géomètre et de la guillotine, l'Age des Lumières entoure le niveau terroriste du sabbat du fantastique. Double ricanant du philosophe, compagnon dont il est interdit de se débarrasser, le fantastique! transforme en limites perméables ce que le géomètre avait posé comme les bornes infranchissables de la faculté de connaître. D'une certaine façon, le double qui commence alors en littérature ses gesticulations variées et plus ou moins frénétiques est l'exposant épistémologique des limites et des insuffisances du rationalisme, et il en désigne le dépassement, sinon toujours possible, du moins parfois imaginable. Le double est, en effet, un produit de l'esprit rationnel. Sans la philosophie du xvnr siècle, 1. I. Bessière, Le récitfantastique, la poétique de l'incertain, Paris, Larousse-Université, coll. «Thèmes et textes », 1974.

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point de double en littérature, le besoin n'en eût point été éprouvé: sans le rationalisme philosophique, sans Kant et ses contours critiques posés à la raison, point de philosophie du moi, point de réaction idéaliste et romantique au cerclage de la raison, point de JeanPaul, point de Doppelgiinger, cette ouverture, à travers et malgré Kant, sur une totalité retrouvée, ne se serait pas avérée, simultanément, un aperçu sur un néant que le moi romantique s'épuise à remplir. Doppelgiinger ironique du savant qui se prend pour un sage, le double est aussi le poisson-pilote et l'éclaireur de la connaissance. «Enfant perdu» de l'esprit scientifique, il gambade dans la nature sauvage impénétrée qui entourait le domaine bien sarclé de la conscience claire. Mieux, il en explore les confins et le revers. L'homme en gris de Chamisso est puissant tant qu'il se met, en bon domestique, au service des désirs, à peine inavoués, de Peter Schlemihl ; il le suit comme son ombre et se substitue à elle, homme de l'ombre qui se nourrit d'ombre, face peu cachée du moi de Schlemihl, mais il disparaît quand Schlemihl, ayant appris à se connaître, renonce à ses désirs, bourse de Fortunatus et main de Mina, or et amour, pour l'idéal aride de la nomenclature scientifique. M. Goliadkine-cadet apparaît d'abord pour sauver l'aîné du naufrage et de la noyade, quand il a été chassé du «paradis» du bal chez Olsoufi Ivanovitch; à la fois projection horrifiée et agent secret, peu honorable correspondant de M. Goliadkine, extériorisation de tout ce dont ce dernier a honte et horreur, cloaque animé à ciel ouvert de l'esprit grouillant de désirs de J'infâme M. Goliadkine, et ego alter chargé de réussir là d'où M. Goliadkine n'a pu que se faire honteusement jeter dehors, le double (hors-là) de M. Goliadkine est ce qui de lui fait retour, et s'ébat triomphalement, accablant M. Goliadkine, réduit à sa vérité, celle d'un pauvre fou et d'un vilain bonhomme: comme Œdipe mène l'enquête qui résorbe inexorablement, réabsorbe l'Œdipe illusoire dans l'Œdipe réel, fait éclater ce dernier aux yeux de ses contemporains et à ses propres yeux comme le transgresseur criminel qu'il était sans le savoir, de même M. Goliadkine tourne autour de sa propre vérité, laquelle va être, dans un silence

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assourdissant, les mots s'avérant inutiles, solennellement proclamée à la fin: il est un fou qui a voulu donner le change, leurrer et se leurrer. C'est dans l'horreur de la faute, ayant perdu toute immunité mentale contre une écrasante culpabilité, que M. Goliadkine capitule et, prostré, s'en remet au terrible Dr Christian Ivanovitch Rutenspitz, «pointe de fouet », «Double décalé», selon l'expression de Marie-Claire Bancquart, de l'auteur, du narrateur et du lecteur, le Horla en est le négatif et le révélateur: le Horla est le produit d'une autoscopie de signe négatif censurée, et le texte du Horla, celui que lit la bête curieuse par-dessus l'épaule du scripteur du journal, est un non-texte, peutêtre le texte à venir, dont Le Horla est l'annonciateur dans la mesure où il proclame la fin des temps en égrenant les derniers instants de l'homme seul et roi. Hermann Karlovitch, le héros de La Méprise de Vladimir Nabokov, est un farceur tout aussi peu recommandable. Ce minable arrogant veut nous faire croire qu'il est un criminel génial et un écrivain tout aussi admirable. S'il fait souvent illusion, c'est parce qu'il nous attrape sans cesse, et ce dès les premières pages de son texte - nous ne savons jamais quand ce mythomane, cet affabulateur pathologique, ment, quand il ne ment pas, lui-même, d'ailleurs, ne le sait pas, et il s'en soucie encore moins - il n'est pas seulement un homme d'affaires raté et un mari impuissant et cocu, secrètement et intimement conscient d'être l'un comme d'être l'autre. Il ne veut pas seulement escroquer son assurance-vie, comme n'importe quel héros de roman bon marché, afin d'échapper à la faillite (à l'époque, un banqueroutier allait en prison) et de regagner Lydia, dont le cousin Ardalion (eardeur de Iion s I) s'occupe manifestement beaucoup, il veut se transformer en Félix W ohlfahrt le vagabond: «Felix» veut dire en latin « heureux, qui a de la chance» - ce qui ne manque pas d'ironie dans le cas du malheureux Félix; quant à Wohlfahrt, en allemand, cela signifie «voyager bien, heureusement », «qui voyage heureusement », c'est un nom typique de vagabond, qui convenait tout à fait au heureux jusqu'alors Félix, mais c'est surtout une identité sarcastique pour le

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fuyard ex-Hermann Karlovitch qui recule, s'abritant au moyen d'une effroyable éruption pileuse, devant l'identité qu'il prétendait adopter, celle de qui il s'était pourtant voulu le double. Hermann n'a pris que bien métaphoriquement le bâton de voyage de sa victime, abandonné, en fait, pour son malheur, dans sa voiture, l' «Icare» bleue, ce qui le perdra, le fera tomber, ailes brisées, au cœur du labyrinthe des identités perdues dans le dédale de son texte, autominotaurisé. Le plus affreux des voyages va le mener en France, à une station de montagne pyrénéenne au-dessus de Pignan, ville de l'Hérault, que Nabokov s'amuse à placer au pied des Pyrénées, et de là, du moins on l'espère, à la prison et à la guillotine. Ni criminel d'art, ni artiste génial, Hermann Karlovitch, qui a cru distendre assez les frontières du génie artistique pour leur faire englober l'acte criminel, à supposer que cela soit possible, non seulement est tombé sur une faute humiliante, une faute de débutant, mais c'est l'artiste en lui qui le dénonce et s'avoue artiste manqué, de manière impardonnable, son erreur est figurée en toutes lettres dans son texte, comme un aveu involontaire et une preuve, il la découvre, d'ailleurs, en se relisant. Il n'est pas possible d'échouer plus piteusement et dans la réalisation du crime présenté comme parfait et dans la composition du texte génial qui devait en rendre compte, œuvre d'art si géniale qu'elle devait empêcher d'attacher créance même à un aveu complet et argumenté de l'assassin. Hermann n'est pas plus agent qu'il n'est écrivain, parce qu'il est un être dédoublé entre ce qu'il croit être, ce qu'il veut que nous croyions qu'il est, et ce qu'il est, entre le génie qu'il se proclame et le fou en fin de partie qu'il est. De plus, il manque tout à fait d'étoffe, parce qu'il n'est luimême qu'un texte, un sur-texte surchargé, un tissu brodé de stéréotypes au point de n'être plus qu'une doublure, ce personnage rusé n'est qu'une figure usée, lui qui se présentait à Félix comme un acteur dont ce dernier devait remplir la fonction de doublure - qui est pourtant bien celle qu'il lui destine: que Félix (mort, « détail» qui change tout!) soit sa doublure de cinéma et son alibi; en fait il est la doublure usée jusqu'à la corde d'une incroyable série d'êtres de papier, il sort d'une quantité de pages déjà écrites, comme nous

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verrons, et, à la fin du chapitre XI, ce chapitre superflu qu'il n'avait pas l'intention d'écrire, il apparaît, dans toute sa misère, comme une doublure trouée, que l'auteur triomphant invite à jeter à la décharge de l'histoire littéraire. Revenons à l'histoire de l'exploitation du double en littérature. Le miroir romantique est un abîme et un révélateur: le moi s'y découvre avec émerveillement ou, au contraire, avec angoisse, il oscille de l'un à l'autre. Il s'émerveille de se lire sur fond de l'univers et en filigrane dans cet univers dont il fait partie sans solution de continuité et qu'il lit tout entier dans le microcosme de son moi transcendantal, comme dans ces tableaux de Caspar David Friedrich où le visage invisible du personnage se découvre sous la forme du paysage qu'il contemple dos tourné, et que nous contemplons comme à travers son cerveau et ses yeux: ce que nous voyons avec lui, n'est pas hors de lui, c'est ce qui est en lui, et c'est lui. Le monde est un grand Double, dont l'homme est à la fois le petit double, l'original et l'origine. En réalité, le sujet se découvre, plus souvent, écrasé par ces perspectives incommensurables, sous le signe du manque, son double en majesté développant sans relâche, comme devant son maître et son roi, les spectacles splendides de ses féeries naturelles, du Cosmos roulant ses galaxies en flammes à l'atome désintégré en infinités d'univers. Cette grandeur virtuelle même du sujet, appelé à comprendre parce qu'il les conçoit tant de merveilles comme posées par l'activité du moi, comme identiques au moi, souligne et sa faiblesse et son insuffisance réelles: le double mondial, trop puissant, est perçu comme une menace de dépossession. Le motif du double, du Doppelgiinger, redouble et accompagne, ricane et se moque. Surtout, ramenant le tout au moi, il vide l'univers de tout ce qui ne serait pas ce dernier: le moi se perd dans ce qui n'est plus qu'un désert d'échos de soi. A tout le moins, peut-être, garantis par ce grand Double (nous accorderons la majuscule à cette figure constitutive de l'Univers), en qui nous devons apprendre à nous (re)connaître en le connaissant, pourrions-nous trouver une confirmation à l'immémoriale croyance au double comme garantie, par son invulnérabilité, d'une

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vie conservée par-delà la mort'. Mais le Doppelganger, en creusant, par son immortalité, l'écart avec celui dont il est censé n'être que la copie, enfonce l'original dans sa médiocrité et en souligne le caractère périssable, mieux, l'original perd confiance en soi au point de s'exténuer en double de son double, en s'aliénant à soi, de se substituer à soi, au sens juridique du mot: le double hérite de l'être dont l'original se dépouille de son vivant. Ainsi, Schlemihl sans ombre n'est plus que l'ombre de lui-même, il se tapit dans l'ombre, la nuit, seul lieu et seul moment où il peut ne pas être mis en demeure de produire une ombre. Double de soi aux yeux des autres, puisqu'il ne fait pas d'ombre, fantôme de soi-même, il a acquis, comme Faust avec Méphisto, un vrai double, un véritable accompagnateur, qui détient son ombre, et qui n'est lui-même qu'une ombre, l'incarnation fantomatique de Satan, l'homme en vert-de-gris, dont on peut dire qu'il annonce la couleur et le grisé même de l'ombre, la couleur, lugubre et inquiétante, de la mort. Tantôt le Diable court après Schlemihl, tantôt celui-ci recherche désespérément son compagnon perdu de vue, comme s'ils pouvaient difficilement se passer l'un de l'autre, et l'on ne sait plus très bien qui est le double, et qui l'original. Ils cherchent aussi, d'ailleurs, à se «doubler» l'un l'autre, comme de vulgaires malandrins en miroir. M. Goliadkine a la même attitude ambivalente à l'égard de son double, l'un pourchassant l'autre. En fin de compte, le double triomphe, son apothéose chez Olsoufi Ivanovitch contraste avec l'effondrement et la déroute du «vrai» M. Goliadkine, qui lui a tout cédé, jusqu'à son identité et sa réputation: il ne lui reste plus qu'à «se laisser boire par le buvard» (stuievat'sja), s'évanouir symboliquement du monde, en s'occultant derrière les murs de l'asile. Le narrateur du Horla maigrit physiquement, vampirisé par cet ectoplasme de soi qu'il nourrit de sa chair comme il fait de son esprit. Pour finir, pour en finir avec le Horla, le seul moyen qui lui reste est sa propre réduction à zéro, le suicide, qui prolonge jusqu'à

1. Otto Rank, Don Juan et Le Double, Paris, Payot, 1973 (1" éd., 1922, 1914).

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son terme logique sa «perte de poids», car le Horla n'est rien sans lui, n'est rien d'autre que lui: mourir est le terminus obligé de cette conséquente reductio ad absurdum et la seule manière de la mener jusqu'au bout. Ce qui attend Hermann Karlovitch, c'est le désespoir, avantcoureur du même sort funeste. Lui qui aurait pu, après tout, n'être qu'une figure de plus dans la longue galerie des doubles littéraires, a commis deux ou trois péchés fatals, de ceux que Nabokov le Terrible ne pardonne jamais. Ce mannequin syncrétique, pétri d'échos littéraires innombrables, a non seulement assassiné celui qu'il s'était attribué comme double, mais vis-à-vis duquel il s'était, en fait, institué, non pas comme original mais comme double accompagnateur et persécuteur, il a assassiné son original, ce qui est une forme de suicide: le double ne vit pas longtemps si l'original meurt, il s'efface comme, sur la rétine éblouie, un mirage. Hermann n'est pas seulement un meurtrier, il est un présomptueux, un hubristès tragique et dérisoire: lui, la doublure d'occasion, il a défié l'auteur-destin, il s'est dit auteur, écrivain, il a eu le front de se présenter comme l'original de l'écrivain, soupçonné lui-même dans le texte d'imposture, accusé de vouloir lui dérober son manuscrit afin de le publier sous son propre nom, ce ridicule «Russe émigré», «l'auteur bien connu de romans psychologiques [...] très artificiels, quoique pas mal construits» (p. 107), en qui il convient de reconnaître en autoportrait humoristique et condescendant l'auteur impliqué, Vladimir Nabokov, qui, tel un roi contre qui l'on a osé conspirer, ne fait pas de quartier: il embastille en enfer, sans remise de peine ni aucun jour de permission, ce double insolent. Le double prend, au début du XIX e siècle, une importance d'autant plus considérable qu'il est le résultat de la convergence des deux grandes révolutions philosophiques des deux siècles passés, d'un débat qui continue de nos jours: la littérature sur le double exhibe ces deux moments essentiels de la pensée européenne que sont, d'une part, le cogito cartésien de 1641, prolongé par l'empirisme de Locke en 1690, d'autre part, la formulation de la philosophie fichtéenne du moi en 1794.

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La nouvelle définition, à partir du XVII" siècle, de la personne fragilise, en effet, celle-ci. D'une part, depuis Descartes, il n'est plus de référence, d'autorité ni d'instance de définition de la personne qui soit extérieure et transcendante à celle-ci: le sujet ne tient plus son existence et sa conscience d'une théologie - il n'existe plus en Dieu, ni par le secours continué de la grâce de Dieu - ou d'une essence sociale communautaire, d'une Église « catholique» (universelle) à laquelle il se rassure d'appartenir. Mais il dépend d'une subjectivité réflexive à la fois première, souveraine, infime et solitaire. Avant même que je pense, je suis. Je ne suis pas celui qui suis, comme Dieu, mais celui qui est, à la troisième personne, c'est-à-dire «l'absent», celui dont quelqu'un d'autre dit qu'il existe. Mais est-ce que j'existe? Je ne suis que cela, qui prétend exister, c'est-à-dire pas grand-chose, on l'accordera, je ne (me) suffis pas. Qui suis-je, ou, pour parler comme Stendhal, que suis-je? Le temps, à partir du XVIIIe siècle, apparaît, non plus comme le délai qui m'est dispensé pour décider, dans l'angoisse de la liberté, de mon salut dans une autre vie, mais comme la durée qui m'appartient, ou la durée qui me reste, pour devenir quelque chose ici-bas, pour remplir cet espace de temps qui m'a fortuitement été imparti, de mon moi en creux et pour combler mon moi, activité vide (le Ich- Prinzip de Fichte), au moins le temps d'exister, mais sans doute guère plus. Condillac répondra bientôt que je suis odeur de rose, le monde qui me pénètre de part en part et me traverse comme je le traverse me fait vivre, remplit le vide de mon moi du seul être auquel je puisse prétendre complaire. D'où une course à la sensation, qui est toujours d'actualité: que serais-je si, seul dans l'univers et sans recours ni garant, je ne sentais rien? L'homme est un creux inaltérable, assoiffé de tous les contenus possibles. La personne, selon Locke, apparaît comme une identité de conscience à travers une étendue de temps, l'individu est ce qui reste semblable à soi par le moyen des souvenirs des pensées et des actes passés, par la capacité à éprouver des désirs et à se projeter dans l'avenir, le présent n'étant que l'avenir du passé, un passé advenu dont le passé révolu est la cause, comme l'avenir est un

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futur présent, dont le présent actuel est déjà à la fois le passé, la cause et l'origine. L'ego est une fonction multiple de rassemblement selon le lieu et le temps, le roman est à l'image de cette enquête permanente qu'est, toute notre vie, l'activité de notre mémoire et de notre réflexion: je ne suis que ce que je suis devenu, et ce dont je me souviens, je ne deviens que ce que je me suis fait. Ne pouvant plus songer à m'en remettre à Dieu et à sa Providence - dont il fallait, sous réserve de la prédestination janséniste, mériter la faveur, la grâce: mais de nombreux codes religieux m'apprenaient comment me conduire pour rapprocher ce but - il devient de la dernière importance que je sois maître au moins de moi, si, après Auguste et Corneille, je ne puis plus songer à l'être de l'univers. Le temps, en passant, condamne à la non-réalité mes moi possibles: ma différence, ce que je n'ai pas pu être, demeure en moi, dans ma mémoire de moi, à titre de désirs rétrospectifs non réalisés. Ces desideria, regrets et nostalgie, vagues espoirs quand même, composent autour de chaque individu un halo de mondes fictionnels, fictionnalisés, de mondes possibles! peuplés des fantômes, des doubles de soi non advenus: chez nombre de Romantiques, le potentiel bascule vers un irréel passé où il fait meilleur vivre, qui est plus riche des possibilités évanouies qu'un présent où l'on est bien seul et qu'un avenir qui ne peut être qu'une perte continue. Chateaubriand est peut-être le plus accompli maître de ce dédoublement proliférant de virtualités possibles dans le passé": Chateau1. Lubomir Dolezel, « Le triangle du double. Un champ thématique", Poétique, 1985, 64, p. 464. The JoUy Corner de Henry James (1906) est un classique du double possible, la rencontre dans la vieille maison new-yorkaise du narrateur avec celui qu'il aurait été s'il était resté en Amérique au lieu de s'exiler plusieurs décennies en Europe. C'est un sujet qui intéresse tous les exilés, qui sont des êtres avec doubles, leur double (ou leur original ?) vivant, ou survivant dans leur terre d'exil, leur original (ou leur double?) vivant sa « vraie vie» dans la terre perdue et interdite. 2. Max Milner, « "Si ..." ou les possibles inaccomplis dans la première partie des Mémoires d'outre-tombe", Relire les Mémoires d'outre-tombe, journées d'études organisées par la Société des études romantiques (15-16 janvier 1977) à l'École normale supérieure, p. 54-67.

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briand, de tous les Romantiques, à égalité au moins avec Byron, son tourment secret, s'est montré le plus riche en poses, qui sont toutes celles de ses personnages possibles, rêvés, renoncés. Une âme parfaitement rassemblée, à supposer qu'elle soit concevable, serait une «grande âme », et elle serait, sans déperdition, coextensive au temps et à l'espace. Mais le siècle s'avance vers la dérision du «grand homme». Napoléon est, à l'orée du XIX e siècle, un grand souvenir, déjà quasiment un fossile, le dernier Romain du dernier Empire qu'il s'est taillé pour lui-même, car il est le dernier à avoir lu et mis en pratique Plutarque, et vraiment le dernier à avoir cru à une humanité de héros. L'homme est, en fait, ce qui échappe sans cesse à lui-même, chaque acte de sa part est choix et abandon de ce qui cesse par là même d'être possible et se fige en destin. En se faisant, l'homme se dépouille de ce qu'il n'a pas eu la volonté d'être, mais il persiste à se voir comme il désirait se voir, en oubliant ou en occultant ce qu'il a renié ou refoulé de soi. Le gros petit et rebondissant Porphyre Pétrovitch, à la vivacité élastique et au regard pénétrant, est ce qu'il a manqué à être, il est un Napoléon raté: double du gros petit homme gris qui, un demi-siècle auparavant, régentait les champs de bataille de l'Europe, le policier-instructeur de Crime et châtiment est le double de Raskolnikov dont il a lu les articles sur le surhomme et le droit au sang, car il les avait pensés déjà, ce qui lui permet de percer à jour l'étudiant famélique. L'homme ne se voit pas tel qu'il est dans le présent, il se rêve tel qu'il aurait pu être, parfois tel qu'il a été, ou se croit ce qu'il voudrait être: revenir au réel, c'est cesser de se laisser fasciner par ses doubles fantaisistes. Que se passe-t-il si un rêve de maîtrise, de rassemblement de soi à travers le temps, si difficile à assurer déjà dans l'angoisse d'une subjectivité aussi solitaire, même au prix des pertes et des abandons que nous avons dits, vient à faillir? Qu'est-ce que je deviens, si j'oublie ou j'ignore tout ou partie de ce qui constitue mon moi? Suis-je encore moi? Le doute et l'incertitude vont me saisir sur ce qui est moi et sur ce qui n'est pas moi, d'autant, pour le dire encore une fois, que je me sens être aussi ce que je ne suis pas encore et ce que

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je n'ai pas été. Cet Autre de mon moi relève indiffêrernment du même ou du différent: le double peut naître, il ne peut pas ne pas naître à la fin du XVIIIe siècle, comme il ne peut pas, toutes choses restant égales, renaître encore et encore de nos jours, pour les mêmes raisons, et aussi pour d'autres. Le double, au XVIIIe siècle, naît et prospère ainsi des miettes échappant au contrôle de notre personnalité. Cela peut être tout un aspect de notre personne que nous avons oublié ou refusé, cela peut être aussi une partie du corps, le nez par exemple, ou un appendice senti comme une dépendance de notre corporéité, l'ombre en l'occurrence. Il convient de remarquer que le nez comme l'ombre relèvent de la même problématique d'appartenance: tous deux sont des parties superflues de notre être matériel, c'est leur absence qui produit le sens que leur présence tranquille n'engendrait nullement. Qu'ils s'absentent, et tout à coup se déclenche une avalanche de conséquences catastrophiques surprenantes, hautement instructives, non pas tant sur le nez ou sur l'ombre, sur ce qu'ils signifient ou symbolisent (ilsne signifient ni ne symbolisent rien), mais sur le contexte humain qu'ils labourent de bouleversements inouïs. Qu'on se le dise bien: un nez est un nez, et l'ombre est ombre, s'ils étaient autre chose, cela se saurait, et s'ils étaient pour autre chose, le récit ne serait plus qu'une allégorie à clés, s'épuisant dans ses interprétations. Le double, dès sa naissance, apparaît comme un élément incontrôlé, comme un évadé en cavale: il est ce qui de moi s'évade de la prison du moi, mon émissaire vers les pays dontje rêve, il est ce qui de moi erre aux alentours de moi, le double est ce qui de moi habite et parcourt les terrains vagues d'un univers qui n'est plus un jardin à la française. Le double est ce qui cerne et délimite nos certitudes, à proportion même de notre volonté de «cercler » le réel: il est le singe odieux de mes prétentions au sérieux exhaustif et à la gestion maîtrisée d'un univers en expansion, ce qui grimace et se moque derrière les barrières, les barreaux de la pensée rationnelle et du texte réaliste. La seconde révolution philosophique qui confère au thème du double une pertinence accrue vient d'une réaction contre cette incertitude même qui accompagne l'avènement des Lumières: la

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philosophie du moi de Fichte est une tentative pour réinvestir l'univers en levant les bornes posées à la pensée par le rationalisme du XVIIIe siècle, en particulier par le kantisme. Le paradoxe est que ce sont précisément ces «prolégomènes» kantiens qui devaient interdire toute métaphysique future qui ont servi à faire des bornes des frontières, traversables à merci dans les deux sens: plus de phénomènes et de noumènes, d'objet pour moi et d'objet pour soi, de nature et de surnature, de physique et de métaphysique, mais le règne d'une continuité, d'une fusion, d'une consubstantialité entre le moi transcendantal et l'univers, le moi et le non-moi, lequel n'est que le moi non encore pris en conscience, non encore réinvesti, le moi étant absolument thétique, la seule instance active à poser la réalité de ce qu'il pense en continuité ontologique avec soi. Sans cette révolte philosophique contre le harnais épistémologique passé par Kant à la raison humaine, point de romantisme et point de double. Le rationalisme séparait l'esprit de ce qu'il cherchait à connaître: la Naturphilosophie allemande réintroduit le moi dans un monde qui n'en est plus que l'expansion à I'infini', Le double serait resté ce qu'il était, un motifludique et à peine contestataire, sagement cantonné sur la scène comique, le temps de quelques quiproquos entre personnages livrés à toutes les erreurs et à toutes les extravagances, pour la plus grande joie d'un spectateur qui, lui, sait toujours qui est qui: avec le romantisme allemand, le double devient un motif crucial, car il est l'illustration d'une conception nouvelle, non plus réduite, et pas davantage réactionnaire, de l'homme, mais terriblement moderne. Le chemin qui mène tout droit à Dostoïevski passe par le romantisme allemand. «Je n'ai jamais rien lancé en littérature de plus sérieux que cette idée», écrit Dostoïevski en 1876 à propos du double, qu'il est allé chercher chez E. T. A. Hoffmann. Cette seconde révolution philosophique est liée à la première

1. Georges Gusdorf, Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1986 (p. 1339: «Introduction: la Naturphilosophie, restauration d'une science totale»; p. 323345 : «Épilogue: apologie pour la Naturphilosophie »).

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dans ses conséquences pour tout le romantisme européen comme elle l'est dans ses origines. Par exemple, c'est sans doute l'influence du romantisme allemand, en particulier d'B. T. A. Hoffmann, qui explique en grande partie le système génial des personnages, ressemblances troublantes et différences surprenantes, dans un roman comme Le Père Coriot de Balzac (1835) : cette dernière figure éponyme du texte se lit, se dessine à travers celles de Vautrin ou de Rastignac, ou même de Mme Vauquer, née de Conflans, qui se mirent en elle, aussi curieux que cela puisse sembler, et la force fascinante de ces figures vient de ce qu'elles s'éclairent et s'expliquent les unes les autres, les unes par les autres; le principe balzacien de l' «unité de composition », emprunté aux sciences naturelles, se montre par la communicabilité des caractères entre eux, si Goriot est un «Christ de la paternité» sur qui le peintre a fait tomber la lumière du tableau, Vautrin, diable roux fuliginant dans l'ombre, en est le Satan, le double sulfureux et le complice, sur le plan de la perversion homosexuelle, d'un Goriot poussant la passion pour ses deux filles jusqu'aux limites de l'inceste, tandis que Rastignac est le fils, l'héritier, le vengeur et le successeur de Goriot, un Goriot qui, cette fois, ne se laissera pas dévorer les entrailles par ses filles. Pierre Citron et Rose Fortassier ont étudié la dynamique du double chez Balzac": il est, à notre avis, du plus haut intérêt de comprendre le système magnétique du monde balzacien comme structuré et galvanisé par une conception toute hoffmanienne de la relation entre eux des personnages qui sont les doubles les uns des autres. Du Père Coriot date le retour systématique des personnages qui fit des romans de Balzac la cathédrale de La Comédie humaine: c'est de la découverte que chaque personnage dépend secrètement de tous les autres, que tous sont les doubles les uns des autres, car «tous sont responsables de tout devant tous i (Dostoïevski), chaque geste est une réponse composée en fonction des gestes de tous, c'est de cet héritage de l'idéalisme allemand philosophico-littéraire qu'est née 1. Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Seuil, 1986; Rose Fortassier, «Balzac et le démon du double», L'Année balzacienne, 1986,7, p. 155-167.

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l' œuvre balzacienne et que Balzac est effectivement devenu «un génie», comme il l'écrit à sa sœur Laurence en 1833. Pour ce qui est de Dostoïevski, tout aussi grand lecteur, dix ans plus tard, d'E. T. A. Hoffmann, au moment d'écrire Le Double, la démonstration pourrait être refaite, s'il en était besoin. La première œuvre de Dostoïevski fut une traduction, une adaptation plutôt, en 1843, d'Eugénie Grandet (1833): c'est le «contact» par lequel le jeune admirateur russe du colosse français s'en inocule le secret et le génie, le système de parenté magnétique des personnages entre eux. Lui qui avait commencé, avec Les Pauvres gens, en 1846, comme un «nouveau Gogol », mais un Gogol revu et corrigé par les soins du groupe d'influence de Bélinski en auteur sociale-humanitaire dénonçant les malheurs infligés par l'injustice sociale au « petit homme », tourne, la même année, le dos à une si belle carrière, à un avenir si assuré, pour revenir au Gogol prébélinskien, au Gogol hoffmannien duJournal d'un fou (1835) et du Nez (1836). E. T. A. Hoffinann était passé de mode en Russie dès le début des années 1830, et encore davantage en 1846, mais le jeune Dostoïevski a compris qu'il y a plus de découvertes sensationnelles à faire dans ce retour à E. T. A. Hoffmann et cet approfondissement d'un sillon, en réalité superficiellement tracé en son temps en Russie comme ailleurs, que dans la répétition et le ressassement démagogique de la littérature de dénonciation, qui devait mener à la grande faillite de 1917. Il avait l'impression, quand il écrivait Le Double, de donner une œuvre de génie: il fut prodigieusement incompris, les instituteurs du genre humain et des revues progressistes de l'époque marquèrent Le Double comme de la «littérature d'hôpital », crièrent à la trahison des idéaux humanistes élevés de la littérature russe, mais Le Double fut tout de même un coup de génie, un coup de maître, de lui sortit toute l' œuvre ultérieure de Dostoïevski, une des dix grandes de l'humanité de tous les temps, Sigmund Freud passa sa vie à rendre des hommages éclatants à Dostoïevski et à s'inspirer dans sa réflexion de celui en qui il reconnaissait son grand prédécesseur. Du manteau de Dostoïevski, ou de M. Goliadkine, est sortie toute notre modernité. Lisez Crime et châtiment (1866): on croirait du Hoffmann en

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terre russe, mais poussé à un degré de génie visionnaire inimaginable. Hoffmann redivivus, Hoffmann ressuscité, mais Hoffmann transformé, Hoffmann dépassé au point d'en être méconnaissable, Dostoïevski dicte Crime et châtiment en même temps qu'il réécrit Le Double. L'œuvre entière de Dostoïevski, désormais, sera pleine de «quasi-doubles », pour reprendre Joseph Frank', chaque roman progresse plus par les décalages et les non-coïncidences entre les figures que par leurs ressemblances, les premières provoquant chez les personnages des mouvements de différenciation, de recul, car les ressemblances, comme l'écrit Vladimir Nabokov dans Pale Fire (1962), ne sont que «les ombres des différences ». Dans Crime et châtiment, Raskolnikov se découvre dans ses ressemblances et se choisit dans ses différences, à travers ses multiples accompagnateurs, Svidrigai1ov, Porphyre Pétrovitch, Marmeladov, Loujine, et même Aliona Ivanovna, l'usurière assassinée, ainsi que Sonia, la prostituée évangélique. Dans Les Frères Karamazov (1880), Smerdiakov, le valet épileptique, l'exécuteur du crime, est le double difforme et la vérité laide de son demi-frère, le haut intellectuel Ivan Karamazov, le théoricien du parricide, lequel est par la suite confronté, sur un mode fantastique, rare chez Dostoïevski, à son double, le Diable, «moi-même, mais avec une autre gueule», et la «pensée Karamazov », qui est une pensée d'araignée, celle d'Ivan - Albert Camus aurait dû mieux lire Dostoïevski, avant de faire d'Ivan le héros de Dostoïevski et le sien - Satan humain et double du Diable, archange terrestre révolté, est smerdiakovlëina, pensée d'esclave (smerd) et qui pue (smerdit). Ivan plonge dans la fièvre chaude, et M. Goliadkine périt parce qu'il est confronté, lui, à son double sous tous les rapports, lui-même mais, cette fois, «avec la même gueule» : si Le Double, malgré sa réécriture en 1866, est, du point de vue de la forme et de la mise en œuvre de l'idée, manqué, de l'aveu même de Dostoïevski, c'est parce que aucune différence, dans la bio-noosphère de la diégèse, aucun décalage dynamique ne vient ini-

1. Joseph Frank, Dostoevsky: The Seeds of Revoit. 1821-1849, Londres, 1976.

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tier et nourrir une dialectique entre personnages égaux dans l'autonomie entre eux et par rapport à leur créateur, aucun dialogisme, tel que le conçoit et le définit Mikhaïl Bakhtine', et parce que règne de bout en bout et sur tous les plans le monologisme de la voix damans in deserto sui du pauvre malade, du pauvre fou Goliadkine, seul dans un monde désert qui ne lui accorde pas un mot. Si, pour Kant, le sujet est, sur le plan transcendantal, strictement limité dans sa faculté de connaître, s'il n'est de connaissance du monde que dans les limites cognitives du moi et selon ses modalités constitutives, les Romantiques renversent magistralement la proposition kantienne: si les limites du monde sont les limites du moi, alors les limites du moi sont les limites du mondez. Prendre conscience du monde, en prendre connaissance n'est plus s'en détacher en esprit, il n'y a pas de solution de continuité entre le monde regardé et l'esprit regardant, lequel fait partie du monde, est même par excellence ce qui est commensurable et coextensif au monde. La connaissance du monde est de même nature que la connaissance de soi: l'esprit ne voit pas le monde à côté de soi, il le voit à l'intérieur desoi. Voilà à quoi mène le refus de la dichotomie esprit/monde, moi/monde: en connaissant le monde, l'esprit se connaît, en se connaissant, l'esprit connaît le monde, dans un seul et même mouvemenr', Une pareille continuité du moi et du monde suppose 1. Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L'Age d'Homme, 1970 (l " éd. en russe: Problemy tvoréestva Dostoevskogo, 1928, rééd., Problemy poétiki Dostoevskogo, Moskva, 1979), p. 246-266: sur Le Double. 2. Alain Montandon, « Hamlet ou le fantôme du moi: le double dans le romantisme allemand », in Le double dans le romantisme anglo-américain, Clermont-Ferrand, Centre du romantisme anglais, fasc. 19, II, 1984, p. 31-56. 3. Georges Gusdorf, 1976, p. 38. Maurice Merleau-Ponty publiait, à la fin des années 1950, les propos suivants, étranges et novateurs pour un philosophe de formation universitaire française: «La nature n'est pas seulement l'objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C'est un objet dont nous avons surgi [...[ le rapport originaire de l'homme et de l'Être n'est pas celui du pour soi à l'en soi» (Annuaire du Collège de France, 1956-1957, cité dans Claude Lefort, «L'Idée d'Être brut et d'Esprit sauvage », Les Temps modemes, octobre 1961, p. 273). La Naturphilosophie comme logique de l'implication et de l'inclusion reparaît dans le champ philosophique déjà avec Ravaisson, Bergson et Teilhard de Chardin.

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levée la dualité épistémologique du phénomène et de la chose en soi. C'est à ce coup de force que procède avec éclat Johann Gottlieb Fichte en 1794, avec La Doctrine de la Science. Tout objet au monde est un produit du moi transcendantal. Connaître, c'est être avec, co-naître: connaître, c'est être. Le moi transcendantal est un principe thétique absolu: s'il est en soi une forme vide, par son activité de connaissance, de prise de conscience, il pose la réalité de ce qu'il investit, en le connaissant il le fait être. L'identité gagne sans relâche sur la différence, intègre cette dernière: le même apparaît comme la nature, la réalité profonde, de ce que le moi, dans la naïveté de son ignorance première, croyait lui être autre. Naïveté, certes, mais aussi conséquence du dédoublement spéculatif constitutif de la connaissance rationaliste, qui suppose un dédoublement artificiel et stérilisant entre sujet connaissant et objet étudié, une impossible mise du moi hors du monde étudié qui entraîne une mise du monde hors du mm. Les Romantiques se passionnèrent, avec angoisse parfois, pour Fichte, et, piètres philosophes comme tout bon écrivain, pratiquèrent tout de suite la confusion entre le moi transcendantal! et le moi empirique individuel: l'individu, pensèrent-ils, par l'activité cognitive peut connaître le monde de manière totale, l'univers n'étant qu'une expansion de son moi. Les conséquences de cette révélation furent incalculables et vite désastreuses: passé un premier moment d'exaltation, ce fut l'ennui dans un univers uniforme qui n'est plus qu'un vertige, un labyrinthe ou un tourbillon de reflets, d'échos et de fantômes du moi. Bélises métaphysiques, les Romantiques s'étonnèrent que le monde ne

1. Est transcendantal, chez Kant, par opposition à l'empirique, ce qui est une condition a priori et non une donnée de l'expérience. L'aperception transcendantale est l'aperception que nous avons de nous-mêmes, non par la conscience psychologique, mais en raison de la nécessité de principe qui exige, en face de la multiplicité des sensations et des sentiments, un sujet un et identique auquel ils soient rapportés (André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 9' éd., 1962, p. 1145-1146).

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réponde pas toujours à leur demande d'amour auto-adressée: le double, c'est ce qui du monde fait faux bond. Le rêveur (Schwiirmer) devient l'homme du siècle qui s'annonce, parce qu'il veut faire de ses rêves qui embrassent l'univers une réalité et un art de vivre totalement nouveaux. Solipsiste, il va retrouver partout le même dans l'autre, l'identité dans la différence, mais cela va presque aussitôt se traduire par un malaise existentiel, un ennui, un dégoût allant jusqu'à l'indifférence devant la vie (taedium vitae), qui sont les formes variées du Weltschmerz, du spleen ou des «diables bleus» (blue devils) anglais, ce «mal du siècle» métaphysique des Préromantiques et des Romantiques des cimetières d'Albion ou des forêts de Germanie, et à qui, en France, Chateaubriand et ses disciples européens, aristocrates individualistes mis en vacances forcées de destin par la Révolution française, donnent, sur un plan psychologique plutôt bénin, le nom de «vague des passions». La vie devient cependant ennuyeuse, pour qui pressent que le monde n'est sans doute qu'un grand avatar du moi: je remplis le monde, mais je suis seul au monde, labyrinthe de reflets et peuple de doubles surgis de l'eau profonde des choses devant mon regard pénétrant et désabusé. Le double est partout, est tout, l'univers, émanation du moi, ne renvoie plus à ce dernier que son image monotone, mais surtout inquiétante: je suis aussi mon non-moi, car le moi, le même, étant dans l'autre, est aussi (l')autre. Ipse diffuse dans idem et s'y dissout. Dès le début, par exemple avec le Siebenkâs de Jean-Paul, qui paraît deux ans après La Doctrine de la Science de Fichte, le double n'est que le vertige du moi penché sur son propre vide, sur un univers vidé de toute altérité, devenu un gigantesque cabinet de miroirs, un espace-temps en sursis de réabsorption, comme la maya de l'hindouisme, dans un moi créateur qui fait penser à Vishnu, et tout rempli des reflets passagers et changeants du moi. Passé l'émerveillement du sujet de se découvrir partout dans un univers dont son moi est le principe, le maître et le Créateur, l'angoisse ne peut pas ne pas naître: plus rien n'existant, dans un monde qui ne fait que céder devant mon regard, contre quoi m'opposer pour me poser,

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toute altérité n'étant qu'une illusion provlSOIre, le moi a perdu toute identité possible. La thématique du miroir devient hautement significative, le moi y lit son destin, car l'image de soi réfléchie en miroir - et l'univers entier peuplé des fantômes du moi est un grand miroir n'est qu'un reflet de reflet. Mon image perd toute réalité, au point qu'aucun moi n'apparaît plus dans mon miroir, ou plutôt, me concevant comme la pensée d'une pensée, le rêve d'un rêve, je ne me lis plus dans mon miroir parce que je ne m'y inscris plus par la construction perceptive. Nous retrouverons ce phénomène à l'autre extrémité du siècle, avec la fameuse scène du miroir du Horla de Maupassant. C'est, en fait, simple: réduit à être mon propre double, le reflet de mon reflet, je ne renvoie plus de reflet. La duplication du miroir, en créant un double sans fin répété, déréalise à l'infini le modèle originel. Du miroir surgit le double, passé ou futur du moi, mais le miroir absorbe dans son gouffre d'eau celui qui se penche sur lui. Je ne me vois pas en miroir parce que mon reflet incarne non plus mon identité, mais ma perte d'identité au monde, ma dissolution dans l'eau de l'être, mon aliénation, comment je me défais au monde. Je ne me vois pas parce que je ne me lis plus dans mon identité mais dans mon indifférence, dans mon indifférenciation. On ne se contente, en effet, jamais de se regarder dans un miroir: on s'y consulte, on s'y déchiffre, on s'y interprète, le narrateur du Horla ne se voit pas parce qu'il s'est pris pour ce qu'il craint d'être devenu, son propre double. Ce positiviste outré, qui multiplie les protocoles expérimentaux pour appréhender ce qu'il suppose être un «corps/msaisissable », selon son propre insoutenable oxymore, ce postpositiviste est un néo-romantique. En brûlant sa maison, c'est son lieu ontologique, ses racines, etc., qu'il détruit au profit de ce «hors-là» dans lequel il erre et dont il ne peut s'échapper que dans la mort. Le solipsisme pathologique dont sont morts bien des Romantiques leur fait considérer autrui comme des productions de leur imagination, et l'univers comme un labyrinthe d'échos sonores

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dont eux-mêmes sont à la fois l'émetteur et le récepteur solitaires'. On comprendra donc que la conjugaison de l'individualisme cartésien et des conceptions de Locke qui entraînent une incertitude inquiète quant au contrôle du moi par lui-même, laquelle se traduit par la conviction que je suis aussi ce qui m'échappe, ce que je ne suis pas encore et ce que j'aurais pu être, avec cette formidable démultiplication du monde en doubles du moi qui de loin se confondent comme en un labyrinthe de glaces et frappent en retour ce moi d'un doute quant à ses contours ontologiques propres, se traduise par une figuration abondante, en littérature, du double: le double est l'homme nouveau d'une ère nouvelle, car qu'est-ce que le héros moderne sinon le double encore pâle de l'homme à venir? Sans passé, sans Dieu ni maître, ayant largué les amarres avec l'homme ancien, homme rangé, l'homme moderne est à la recherche de soi, et il croit tomber sur lui-même à la faveur de toutes les rencontres les plus fortuites qui l'intéressent parce que ce sont des rendez-vous avec soi. Novalis imagine cette rencontre mystique, dans ses Parolipomènes ajoutés aux Disciples de Saïs: III. Un favori du sort ressentait le désir d'embrasser l'ineffable Nature. Il se mit en quête du mystérieux séjour d'Isis. [...] IV. Un seul y parvint - qui souleva le voile de la déesse de Saïs. Mais que vit-il? Il vit - miracle des miracles - lui-même.

Ainsi, aux confins des mers, aux franges sacrées de l'univers, l'homme rencontra... lui-même. Il leva le voile de Saïs, et que vit-il? Son double'.

1. Alain Montandon (1984, p. 33-35) cite les héros de Jean-Paul, le roman par lettres William Lovell de Ludwig Tieck (1795-1796), les Naehtwaehen von Bonaventura (1804), le roman de Karl Philipp Moritz, Andreas Hartknopf Eine Allegorie (1786). Sur le motif du Doppeltgiinger chez Jean-Paul, on lira avec intéret : Marianne Wain, «The Double in Romantic Narrative: A Preliminary Study », The Germanie Review, 36, 4, décembre 1961, p. 257-268. 2. Romantiques allemands, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », l, 1963, p. 1574.

Chapitre II

Le double e(s)t l'illusion

Et pourtant... Le monde, notre vie, nos textes pullullent effectivement, concrètement de doubles: illusion, peut-être, mais illusion tenace, illusion obsédante. Sosie est un personnage de théâtre, mais il est descendu de la scène dans la salle, et de la salle dans la rue. Qui ne connaît des jumeaux, onarhémérophanton, songe en plein jour, songe fait chair? Les jumeaux font de la vie un perpétuel quiproquo, mais leur simple existence suggère que la différence entre les êtres est aussi aléatoire que la ressemblance, ils suscitent un fantasme de pan-signification: un en deux, ils renvoient à l'Un, à la Loi qui, à l'évidence, régit la vaine diversité des apparences. Les jumeaux ont toujours été sacri: monstrum en deux corps, prodige édifiant, maléfiques/bénéfiques, les deux à la fois, car si, excrementa divum, progéniture du divin, ils ont reçu de leur origine surnaturelle la puissance de faire le mal, ils peuvent, si l'on sait, à travers eux, rendre propice le dieu ou le génie qui les a engendrés, exercer la même puissance, par les mêmes voies, mais à l'inverse faire le bien, réparer le mal comme faire tourner le bien au mal : toutjumeau est sorcier'. 1. Sur la gémellité, les frères ennemis, etc., on lira en priorité, mais la bibliographie est immense: William Sangree, «La gémellité et le principe d'ambiguïté », L' Homme, juillet-septembre 1971 ; Nicole Belmont, «Quelques sources anthropologiques du problème de la gémellité », Topique, 50, 1992, p. 185-203; René Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, Paris, PUF, 1960, 2 vol. ; René Zazzo, Le paradoxe des jumeaux, Paris, Stock/Laurence Pemoud, 1984, réed. 1987; René Zazzo, Reflets de miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993; Jean Perrot, Mythe et littérature sous le signe des jumeaux, Paris, PUF, 1976; Michel Tournier, Les météores, Paris, Gallimard, 1977; Roger Dadoun, «Frères ennemis, la violence fondatrice », in Psychanalyse entrechien et loup, Paris, Imago, 1984, p. 101-118.

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Mais, hélas, les jumeaux ne se sont jamais ressemblés! Dès le ventre de leur mère, ils se combattent, une lutte pour la domination a commencé, qui durera toute leur vie, car les jumeaux, rivaux et complices attachés l'un à l'autre comme à une même chaîne, celle de l'existence, sont des personnes qui forment un couplé: ne trouvet-on pas, après l'accouchement, parfois, un «jumeau papyrisé », réduit à deux dimensions par son alter ego vainqueur, qui s'est vampiriquement, dans la matrice même, nourri de la dépouille de son " frère? La similitude parfaite n'existe pas: elle est une illusion, un fantasme, un désir ou une crainte, la différence seule existe, le particulier, l'unique et non l'uniforme. L'Un est une vue de l'esprit, l'unique seul est réel. Le double est une fatalité, car il est un engrenage sans fin, qui se met en route et ne s'arrête jamais une fois qu'on lui a donné le branle. Le thème du double en est lui-même une riche illustration: il est possédé par le démon du dédoublement. Je perds mon double, mon ombre, mon reflet, mon âme. Sans cette ombre, cette image mince de moi, cette représentation de mon corps, je ne suis plus rien, et je perds paradoxalement jusqu'au sentiment de mon corps: je deviens même aux yeux des autres mortels un fantôme, un esprit, un intrus de l'autre monde. Je ne suis, sans ombre, même plus reconnu comme un corps, je suis à moi-même mon ombre, mon double. Je rencontre un autre moi, ou plusieurs, sosies bien réels, jumeau(x) que je ne me connaissais pas. Le résultat est le même, sinon pire. Le doute s'instaure quant à l'identité (qui est qui? lequel est lequel ? ..), ce qui permettra, on l'a déjà dit, au théâtre, les quiproquos les plus désopilants, à condition que le spectateur sache toujours auquel des deux ménechmes il a affaire, sinon la pièce sombre dans la confusion, la barrière scène/salle disparaît et les spectateurs comme les protagonistes deviennent fous. Sosie-Sosie

1. Sur ce sujet, voir R. Zazzo, 1960, ainsi que Topique, 50 et 51, 1992 et 1993, «Les jumeaux et le double " passim, en particulier: Alessandra Piontelli, «Recherches sur les jumeaux avant et après la naissance », Topique, 51, 1993, p. 89-111.

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confronté à son double Sosie-Mercure en vient à se dédoubler malgré lui et à douter de son existence, de son droit à l'existence. Le double, le dédoublement ne devraient pas être permis: les philosophes, de Platon à Kant, n'ont pas de paroles assez dures pour dénoncer cette illusion néfaste. Mais le caractère sempiternel de leurs dénonciations, la persistance de l'illusion du double montrent que celle-ci ' a la vie dure. Le double représente une expérience diverse, que l'on peut ramener à trois modalités: 1 / Le corps morcellé: le petit enfant rassemble les éléments de sa personnalité en rassemblant, en s'appropriant comme siennes les parties de son corps. Le thème du corps morcellé est une des formes connues des histoires de dédoublement, par exemple chez Nathaniel Hawthorne, Edgar Allan Poe et Nicolas Gogol. La plupart du temps, il s'agit de parties fort inutiles du corps, mais dont le départ et la fugue plus ou moins prolongée amènent paradoxalement le personnage, en doutant de son intégrité, à douter de son identité et à remettre en cause jusqu'à son existence. 2 / L'ombre, ce contour en sombre de notre corps, cette carence en photons, pourrions-nous dire, qui souligne en creux notre plénitude matérielle, en est l'indice sûr, a de tout temps été considérée comme une forme du double ou de l'âme: en latin (umbra) comme en grec (skia), l'ombre désigne l'âme, le reflet pâli sous la forme duquel l'individu survit misérablement dans les ténèbres grises et poussiéreuses de l'Hadès (Homère, Odyssée, chant XI; Virgile, Énéide, chant VI). 3/ Le reflet dans l'eau et au miroir. Des profondeurs de l'eau, du cœur de la transparence mystérieuse montent au regard de celui qui s'y plonge, derrière l'image et le double inverse qui est par la surface brillante opposé à son regard, son altérité, son autre vérité. Le miroir est un instrument d'optique complexe par l'intermédiaire duquel le moi se pose symboliquement en face de soi pour se connaître. La toile du peintre, la page blanche de l'écrivain sont des avatars du miroir: le moi y lit ce qu'il y trace, de son regard, de son pinceau, de sa plume, toujours un moi pour moi, un autoportrait. L'homme, toute sa vie, refait devant son miroir ce que le petit

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enfant, grâce à l'intercession de sa mère et aux bras de celle-ci, a fait: il se reconnaît lui dans cet autre, l'autre au miroir s'avère le même. C'est ce que Jacques Lacan appelle le «stade du miroir s'. Cet enfant, comme l'adulte qu'il sera, n'arrêtera de sa vie de refaire le chemin d'Œdipe, de Corinthe à Colone, depuis ce qu'il croyait être, et qui était son autre, jusqu'à soi. Egô phanô: «j(e m'japparais » ce que je suis". Je me découvre dans un autre qui est le même. Comme toute résorption du double impossible, l'association du même et de l'autre dans le moi un et indivisible peut fonctionner dans l'autre sens: je puis, schizophrène, me penser autre et même me voir en l'autre, sentir l'autre en moi, avoir l'impression pénible d'avoir perdu quelque chose de fondamental, qui est moi-même. A ce moment, je suis fou. Ou écrivain: découvreur d'hommes, l'écrivain est un fou qui s'ignore, mais qui se soigne, se contrôle et s'analyse en se retrouvant en l'autre. Le double pose de manière angoissante la question de la personnalité. Qu'est-ce qu'être moi? L'on n'a encore rien dit, quand on a dit: «Je suis moi.» On vous demandera de décliner votre identité et, pour cela, de montrer vos papiers. Le moi est une forme vide, en même temps que, si l'on suit le premier philosophe du moi, René Descartes, une forme résistante, sinon résiduelle. Le moi est ce qui (me) reste quand on m'a tout ôté, mais il est ce qui ne se prête à aucun inventaire, ni à description ni à évaluation: il est ce qui est sans valeur, mais aussi sans prix. Inutile et irremplaçable, je SUIS une personne. En tant que personne, justement, je suis double. «Personne» vient de persona qui signifie en latin le masque de théâtre, ce à travers quoi l'acteur parle (per, sonare), puis rôle, et enfin personnage, avant de désigner la notion politico-philosophique de personne, de personnalité, par exemple par opposition à celle d'esclave, res ou jumentum. Notre personne serait-elle, peu ou prou et secrètement, notre

1. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je», in Jacques Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97. 2. C. Rosset, 1976-1984, p. 40.

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masque, le masque dont nous nous affublons pour autrui, ou celui dont nous nous couvrons pour répondre d'avance à sa demande, afin de lui échapper? Notre personne, comme imago sui, se confond avec la personnalité d'emprunt que nous endossons et que nous jouons, et par laquelle nous nous distinguons d'autrui, lequel joue exactement le même jeu, nous opposant l'un à l'autre un texte de conventions, de stéréotypes en qui nous nous reconnaissons mais grâce auquel nous échappons l'un à l'autre. « Personne» contient implicitement une négation, peut ainsi être ressenti comme un vide, une absence, un manque: la personne permet d'esquiver toute saisie, ce peut être un pur non-là. Polyphème en sait quelque chose, qui a perdu la vue pour avoir cru que «Personne» (Outis) était quelqu'un. Pur non-là, je me situe dans un hors-là: mon extérieur est mon intérieur. La personne apparaît comme une fiction, quelque chose de forgé, de construit. Persona, imago, iffigies, tous objets d'une activité artisanale, signifient aussi «spectre, fantôme, ombre ». Notre personne est ainsi notre représentation: en nous présentant, nous nous donnons en représentation, nous nous re-présentons par deux fois, notre personne c'est notre double, nous dont la majeure partie de la vie consiste à pratiquer la mise en scène de soi. Le masque nous aurait-il collé au visage au point que notre vérité individuelle se confond avec notre semblant, ce que nous sommes pour les autres? Paraître c'est être, mon moi c'est mon double. Le visage est la vitrine et la scène sur laquelle se joue, dans ma relation à autrui, le drame du moi, comme l'explique si bien le regretté Emmanuel Lévinas. Le russe décline ainsi le masque sur le visage, lièina, le masque de carnaval, sur lico, visage, qui entre dans liènost, la personne. M. Goliadkine proteste curieusement qu'il ne porte jamais de masque, sauf au Carnaval. Et encore... mais il en porte en permanence! car il joue le rôle de soi tel que les autres (fonctionnaires) l'attendent de lui. La seule définition de la personne à laquelle nous puissions prétendre, nous la trouverons chez Émile Benvéniste. A la différence

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de Dieu qui seul peut dire: «Je suis celui qui est», l'homme ne peut dire que «Je suis celui qui parle. »1. Notre personne n'est rien en elle-même, elle n'est pas une substance, elle est une relation, elle ne s'érige que dans l'acte de locution, et plus précisément dans Y'intetlocutiorr, et même dans et grâce au contexte social: ne possède une identité que celui qui a des papiers d'identité' Si ma subjectivité n'existe qu'en tant qu'intersubjectivité, selon Jacques Lacan, je suis une relation qui n'existe qu'en fonction de mes relations, entre autres, ce qui est très moderne, avec le gendarme, mon interlocuteur le plus fidèle. Sans masque, sans double de papier, seul digne de foi, je ne suis rien: ma carte d'identité vaut pour moi, sans elle, en certaines périodes de crises et d'incertitudes, je suis bon pour la prison, ce qui est une manière un peu primitive de m'assigner une case sur le plan de l'être, ou je suis collé le dos au mur par des gens pressés à qui le temps manque pour me «caser ». Forme vide par excellence, notre personnalité s'élabore sur le modèle de l'autre: nous commençons toujours par ressembler à nos parents, à nos amis, à tous ceux que nous choisissons d'imiter parce qu'ils sont des modèles à suivre. Nous commençons notre vie dans une société de doubles, dont nous nous efforçons nous-mêmes d'être les semblables: il n'est que trop naturel de hurler avec les loups, d'être semblable, tout commence, en fait, et nous commençons à être quand nous construisons notre différence. Rien de plus difficile que de se distinguer... Eugène de Rastignac, dans Le Père Coriot de Balzac (1835), est un jeune homme au carrefour, aux aguets, confronté à des choix entre plusieurs modèles et pris entre un double mouvement d'attirance et de répulsion, l'une n'étant jamais tout à fait étrangère à

1. Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 dans la langue », p. 223-285), p. 228: «Je» désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de «je»: disant «je », je ne puis ne pas parler de moi. 2. Jacques Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse» (1953), in Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 135-136. 3. C. Rosset, 1976-1984, p. 116-124. (, s'exclame la foule tombant à genoux, vox populi qui sanctifie la jeune sœur qui, désormais, se confond avec son double et son modèle (p. 616). C'est donc porté sur la vague de la clameur du peuple rassemblé, ecclesia catholica, Église universelle, que Médard, qui a résisté au double profond, se convertit enfin: son cœur rebelle et ardent se brise, et du tableau qu'il a peint jadis de sainte Rosalie, mais enfin purifié de ses blasphèmes impliqués,

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racheté et sanctifié par le martyre de celle qui est l'ultime descendante de son impie modèle, descend le vieux peintre pour annoncer au monde, urbi et orbi, le salut à Médard, enfin repentant... La douceur et le sang de Rosalie - Aurélie n'est plus, ne vit plus à jamais que Rosalie, la sainte - roses de sang et sang des roses de la grâce, parfum des roses et fleurs de l'amour à jamais, ont fait ce que nulle pénitence, même les plus dures, n'ont pu faire: la fin prochaine de Médard sera la fin de ses épreuves, la rédemption des péchés de la race maudite qu'il a exterminée autour de lui, par double interposé, et en lui, et la paix du tombeau ensevelira l'ancêtre et ses longs tourments, la cause et la souche du mal (p. 617). Les Élixirs du Diable sont un auto sacramentale se terminant sur l'apothéose des champions de Dieu et sur la déroute de Satan et de ses suppôts. Le vieux peintre réapparaît une dernière fois au moment de la mort du Frère Médard, pour que le très borné bibliothécaire puisse rédiger son témoignage, la «Note finale du Père Spiridion », d'autant plus digne de foi que l'auteur est bien incapable de rien inventer, son honnêteté lui tenant lieu de tout. Le spectre du vieux Francesco est revenu une dernière fois pour veiller à l'accomplissement des promesses de salut faites à Médard, à ce double de l'enfant divin parvenu au terme solennel de sa passion, et l'arracher aux derniers assauts du double (p. 621). Le double enfui n'a pu être retrouvé: enfant du Prince de ce Monde, gageons qu'il demeure en vie pour hanter les halliers de la Nature déchue qu'il souille et signe de sa présence. Projection médardienne ou hallucination collective, reste le petit couteau planté dans le corps de Sœur Rosalie: le double règne et régnera en ce bas monde, qui est le double pâle du seul monde réel, le monde céleste auquel accède la sainte avant de tendre une main secourable au grand réprouvé repentant. Pour être sauvé, Médard a dû se libérer de son double, s'instituer en mourant le double solide de son double terrestre, et, pour cela, s'en dédoubler, abandonner le vieil homme en lui, son vieux compagnon, le vieux double: l'unité, la réintégration n'est pas d'ici-bas, elle ne peut se faire que dans l'autre monde, l'autre vie, la vraie vie.

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Au cours du Requiem - que Médard repose en paix, requiescat in pace: il a mérité au moins le repos - chanté par ses frères capucins, «une très forte odeur de roses» se répand dans l'église (p. 621), signe terrestre du succès au ciel de l'intercession au Ciel de la Princesse des Roses en faveur de l'âme de Médard, nouvellement présentée: rosalia, offrande et sang qui s'est fait roses de la grâce, celle-ci est accordée à Médard, le salut lui est donné, il repose désormais dans le sein de Dieu avec tous les siens que, Bon Berger, il a sauvés ... Toute activité artistique est représentation, re-présentation d'une réalité pareille ou autre, toute esthétique est de re-production: tout art est du double, re-présenter, c'est faire de la réalité une deux réalités. Platon tranche le nœud gordien de toute philosophie en toute rigueur: l'être n'est pas du côté du simulacre, qui n'est qu'apparence d'apparences, sans «le chaud et le mou» de Cratyle, sans Cratyle, pur mirage tout à fait inconsistant, illusion d'optique et fantôme inane. Pour Aristote, par contre, nous l'avons vu, le fictif participe également des deux ordres, le sensible et l'intelligible, l'art est l'imitation de la vie, dans le sens où il est recréation en acte de la vie, semblant qui est vrai: mimésis est poiésis. Les œuvres de l'art participent de l'être sur un mode intermédiaire entre celui-ci et le néant: une œuvre d'art, ce n'est pas rien. Mais tel est le drame de la mimésis et l'enfer du double: toute imitation en acte double et redouble l'action qu'elle imite, ajoute à la réalité sa représentation, en fait une re-présentation, une représentation ontologiquement superflue. Plus grave: elle déréalise la réalité, car chacun, objet et copie, s'institue copie de l'autre, autre de l'autre, copie de copie, et commence la dialectique proprement infernale décrite par Clément Rosset (p. 91). On n'en sort pas: ce que l'on a perdu, c'est la réalité.. Les choses sur terre vont par deux: elles-mêmes et leur représentation, dès leur reflet dans la prunelle puis sur la rétine de l'être regardant que l'homme est par excellence. Les choses du monde tombent dès lors sous les coups de l'implacable dialectique qui préside aux relations entre le double et l'original: la représentation de

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la chose, double de la chose originale et sentie comme plus vraie, plus réelle, de plus en plus réelle, que la chose qui s'institue double pâlissant de son double, lequel se colore et s'étoffe de la substance que la chose blêmissante semble perdre. C'est vrai, en particulier, de la naïveté réaliste, qui s'astreint à un aussi fantasmatique qu'il est laborieux (photo)copiage, exact et scrupuleux d'un réel mythifié par les sciences cognitives, sociologie d'Auguste Comte, physique et biologie expérimentale de Claude Bernard: l'art, en fait, c'est la réalité, mais une réalité plus vive, plus haute en couleur, plus frappante. L'esthétique réaliste est une esthétique du double, avec tout ce que cela comporte de déréalisant et d'aliénant. Au temps d'Hoffmann, on pouvait encore dénoncer l'enfer de la duplication en recourant aux notions transcendantes de Dieu et du Diable, les deux compères doubles l'un de l'autre. Mais, de nos jours, Dieu est mort, et le Diable en congé indéterminé, le double, lui, s'en porte d'autant mieux, évidemment. Mais la problématique reste inchangée en ses termes fondamentaux, tronquée qu'elle est de toute métaphysique: l'absurde a occupé la place et la fonction de la transcendance, de même que le theatrum mundi, si l'on refuse l'hypothèse d'un divin spectateur-metteur en scène, n'est plus qu'un très innocent et superflu divertissement ludique gratuit auquel nos ancêtres «baroques» auraient eu la curieuse idée, entre 1580 et 1640, de se livrer, méritant bien le nom dont nous les affublons', avant que le contrôleur Malherbe vienne y mettre le holà. Mais, dans un cas comme dans l'autre, l'enjeu a toujours été grave, il n'yen a pas de plus grave: sommes-nous acteurs inconscients enrôlés dans une comédie qui se joue sur les tréteaux du néant, devant une salle vide, ou bien jouons-nous la comédie de notre salut devant un Spectateur qui est en même temps notre metteur en scène et notre Juge suprême? Dédoublés en un acteur et en un personnage qui n'est pas le nôtre, comment devons-nous jouer le rôle qui nous est imposé et

1. Un livre est à lire, et qui recoupe plus d'une fois la problématique du double pour l'époque dite baroque: Didier Souiller, La littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988. Nous renvoyons nos lecteurs à cette étude excellente.

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dont dépend notre salut (Calderon, El Gran Teatro dei Mundo, vers 1645)? De même, l'art du double est-il défi à Dieu, hymne au Créateur ou Création corrigée à partir d'une réalité sans origines et sans fins dernières, donné amorphe dont l'homme tire simplement une statue? Où que l'on se trouve, depuis l'époque baroque jusqu'à nos jours, nous nous heurtons, dès que nous prenons la plume, le pinceau ou le burin, mais aussi dès que nous portons les yeux sur le livre, le tableau ou la statue, au problème, à l'existence et à la légitimation du double. Médard délire, déraille au sens étymologique de ces deux mots, à partir du moment où il prétend sculpter la statue de luimême, Pygmalion de soi, il se dédouble en prédicateur éloquent, il va de sermon en sermon, de chaire en chaire se forger orateur génial et saint. Singe de saint Antoine, en fait saint Antoine retourné depuis qu'il a vu à demi nue la sœur du maître de chapelle, courant après les tentations sexuelles que le glorieux ermite, lui, avait bien su repousser - le Diable, ayant raté avec ses bataillons érotiques enchanteurs, n'a-t-il pas recours à une tentation à la fois plus basse et supérieurement efficace, avec ses bouteilles de bon vin, celle de l'ivresse, de l'illusion d'une puissance d'un autre ordre, toujours disponible et, sans fatigue, renouvelable, celle-là, mais plus sûrement destructrice? - il imite en acte la sainteté, sa première dupe étant lui-même quand il se croit réellement devenu saint Antoine, la seconde étant le popolo romain qui court après « il Santo! ») le Frère Médard qui se mortifie en public aux carrefours de la Ville au grand dam du successeur de saint Pierre, lequel lui médite benoîtement mille morts toutes plus affreuses les unes que les autres. Comme Médard se sculpte en saint Antoine redivivus, le vieux peintre en son jeune temps, à force de l'imiter, a pensé être devenu Léonard de Vinci: lui qui, jusqu'à sa mort, a fait le parcours de l'erreur jusqu'au bout, puis, montrant la voie et l'issue à son dernier rejeton, s'est repenti, converti, retourné pour accomplir le trajet inverse, revient pour avertir, guider, ramener Médard sur le droit chemin, procéder à l'involution et à l'implo-

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sion de la race fautive' née de sa présomption d'artiste et de son pacte fatal. Médard est la chance d'un anti-destin, pourvu qu'il le comprenne et le veuille - car telle est le liberté du pécheur: la grâce ne descend sur lui que s'il la veut - pourvu qu'il abjure le double. A l'origine de la vocation du peintre, de l'acteur, de l'écrivain est la «blessure narcissique»: éperdus, ils se mirent dans les yeux d'autrui, dans le monde, sur la feuille blanche, la toile, ou ils pêchent leur reflet, dans les profondeurs du miroir du marbre. Étreints par un inguérissable doute sur soi qui les lance dans une quête de leurs origines", de leur vraie vie ou de leur imaginaire de prédilection, les artistes sont des êtres qui ne cessent de susciter des doubles, doubles possibles, doubles rêvés, doubles non advenus, doubles regrettés. Par le succès, ils recherchent une assez vaine garantie de soi, une image de soi vaine de n'être rien ou presque dans l'espace ou dans le temps, mais qui, à leur yeux, prouve leur existence auprès du public. En filigrane à travers toute œuvre, dans tout tableau, livre ou sculpture, se devine l'autoportrait de l'homme en artiste. L'artiste, ce sont ses œuvres, Michel-Ange, c'est, à Florence, le buste de Brutus ou le Davidjeune. Bartolomeo Colleone, pour moi, c'est Verrochio qui s'avance. Que m'apprendra sur son art Buonarotti revenu sur terre? Rien que je ne sache déjà par ses œuvres. Mais l'artiste désespère, car Narcisse finit par mourir d'aimer son image, ce qu'il est, encore une fois, pour et par les autres. L'artiste

1. Le Diable est vraiment l'être le plus à plaindre qui se puisse concevoir: il manque toutes ses entreprises, de Faust à Melmoth, finalement la justice de Dieu a toujours le dernier mot. Mais The Monk? Le Diable roule Ambrosio, le sauve du cachot et du supplice moyennant son âme, mais c'est pour se payer au plus vite, en envoyant le moine odieux se fracasser à l'abîme et y agoniser longuement. Ce n'est, cependant, que justice sur la Terre comme au Ciel, et ce Diable jésuite et bon catholique, encore et toujours, a travaillé ad majorem Dei gloriam, en dépit que le papiphobe Matthew Gregory Lewis en ait eu. 2. C'est la thèse de Marthe Robert, in Roman des oriçines et origines du roman, Paris, Gallimard, « Teh, 1977 (1re éd., Grasset, 1972).

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meurt dans les yeux du public, son tombeau c'est son public. Le monde l'a connu, et lui, il est resté à ses propres yeux un mystère angoissé. Car s'aimer en miroir est l'erreur par excellence. C'est croire que le sujet, le moi, peut être objet, objet d'un regard même si c'est, grâce au miroir, du mien. C'est m'aliéner à mon petit double dans l'œil et, de là, dans l'esprit de l'autre, à mon double pupillaire qui danse sur le cristallin d'autrui. En me rendant ainsi dépendant de ma gloire problématique, je me dédouble, je dépends de ce que je suis sur le film de la caméra qui est comme la rétine de celui pour qui je n'existe que s'il me regarde, je m'institue, angoissé, en double de mon double, qui seul compte, je m'exténue à la confection et à la poursuite de mon reflet partout où je puis le saisir sinon le contrôler. La blessure narcissique est de ces blessures que l'on ne guérit pas, que l'on entretient, et dont on meurt. Le salut vient de l'abandon du miroir de la sorcière, l'acteur sera sublime quand il se sera oublié, l'amoureux quand il se sera donné. Vermeer génial se peint de dos dans son Atelier, le modèle de face, et c'est une incroyable irradiation de bonheur et de presence'. Car je suis à moi-même ma propre Gorgone, et aucun miroir ne me sauvera, Persée malheureux, de la pétrification, si je m'attarde trop devant la glace. Déprenons-nous du miroir, qui nous distrait de nous comme il nous détourne des autres. Il faut renoncer à l'idée que le moi puisse être saisi dans une réplique qui permette au sujet de se saisir lui-même comme un autre. Je ne puis connaître que ce que je suis pour les autres, mais ce que je connais alors ce n'est pas moi, c'est ce que les autres croient connaître de moi. Décidément, le double n'existe pas, sinon comme leurre du néant. Revenons à la grande idée romantique, cessons de nous séparer, pur esprit, spectre ascétique et desséché, du monde pour le connaître, comme si ce recul en esprit, ce quant-à-soi inhabitable, déshumanisant nous donnaient seuls une perspective sur un univers dont nous ne serions pas censés faire partie: le plus grand monarque

1. C. Rosset, 1976-1984, p. 111.

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du plus grand empire du monde est à soi le premier de ses sujets, et il est partie continue de son royaume, seul le savant et le penseur croient indispensables de se retirer sur l' Aventin de leur science: nous ne pouvons, en fait, comme dit le moderne Francis Ponge, que co-naître, naître avec le chaos et le monde et ordonner le cosmos sous le régime de notre logos continu avec l'univers. L'image, encore une fois, tue le modèle, le double vampirise l'original: l'artiste rêve d'un art qui ne soit point du double, du diable, qui échappe à la malédiction de la duplication et du narcissisme obsédant. Toute particularité de la peinture répond à une particularité du peintre lui-même [car lejugement du peintre] l'oblige à se copier lui-même [...] Le plus grand défaut des peintres est de répéter dans une composition les mêmes mouvements et les mêmes visages et draperies, et de faire que la plupart des visages ressemblent à leur auteur'.

Tout grand peintre, tout grand écrivain, tout grand écrivain, tout grand musicien, Vélasquez, Stendhal, Mozart, sont reconnaissables à l'instant parce qu'ils sont inimitables, dès le premier coup d' œil, dès les premiers mots, dès les premières notes, car ils sont eux-mêmes, sans doubles, et ils ne daignent être les doubles ni d'eux-mêmes ni de quiconque. S'il n'est pas possible d'échapper au narcissisme naïf, du moins le grand artiste doit-il se soumettre à une observance stricte des lois de la nature et, ce qui peut sembler choquant à un esprit d'aujourd'hui, à un respect de l'opinion reçue en art : Note les belles parties d'un grand nombre de beaux visages dont la beauté est confirmée par l'opinion commune plutôt que par ton propre jugement, car tu pourras te tromper en choisissant des visages semblables au tierr',

C'est une invitation à l'académisme, au respect des canons établis de la beauté, contre les dangers de l'individualisme et du subjecti1. Léonard de Vinci, La peinture, Paris, Hermann, «Miroir de l'Art », p. 185. Cité par S. Kofman, 1975, p. 121. 2. Ibid.

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visme en art : le meilleur moyen de lutter contre l'autoportrait est le respect des lois de la nature. Déjà les lois nouvellement formulées de la perspective dépossédaient l'artiste de son point de vue au profit de celui du spectateur; une imitation rigoureuse de la nature sous le contrôle des Anciens garantira une impersonnalité de la création qui manifestera l'humilité du peintre. Cette ascèse éthique -le peintre de la Renaissance comme le peintre d'icônes russes n'abordaient leur chevalet qu'après s'être purifiés par la prière, et même après avoir communié - écarte de l'artiste les risques de la folie: l'œuvre n'est pas vertige de la création prométhéenne d'une réalité autre ou d'une réalité corrigée, mais humble hymne aux œuvres de Dieu. En effet, le fantasme orgueilleux du peintre ou du sculpteur est d'être Pygmalion, donner la vie, «le mou et le chaud », à la forme, au simulacre, au double qu'il forge et qu'il fige, de la Création. Singe de l'artifex sublime, le peintre, devenant fou, voit son tableau se conformer à son désir, s'animer: mais c'est de sa propre vie, de son propre sang, ou du sang du modèle dont il trace la copie: Je suis le vautour rouge et je peins lorsque j'ai fait un repas de rayons colorés. Je sais peindre lorsque j'ai pour vernis du sang chaud... et c'est ton sang qu'il me faut, petite Princesse!

s'écrie, inspiré, le peintre fou Ettlinger en sortant un «petit couteau »', qui ne laisse par de faire penser au petit instrument d'égorgeteur qui, dans les Élixirs, se transmet de génération en génération parmi les fils du vieux peintre, tous «artistes» à leur manière. Car, pour peindre, pour dérober son âme ou son double au modèle et en animer la représentation qu'il en fait, l'artiste a vendu son âme au Diable, ou, artiste à vendre, il ne demande qu'à le faire. L'image peinte est souvent, chez les Romantiques, assimilée au reflet volé en miroir. Nombreux sont les récits de portraits maléfiques qui ont capturé et retiennent, même au-delà de sa mort, l'âme du modèle, à jamais conservé, vivant et agissant avec des facultés et des pouvoirs supérieurs. Il convient, à ce 1. Hoffmann, Le Chat Mu", Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1980 (l " éd., en allemand, 1819-1821), p. 159.

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propos, de citer The Picture of Dorian Gray d'Oscar Wilde, qui vit, évolue à la place de son modèle, épinglé à vie sur son irréelle beauté du moment où le portrait fut peint: le tableau vit, vieillit, enlaidit, inscrit les stigmates des vices effrénés auxquels se livre, intouché par le temps, comme un tableau desoi-même qui serait doué demobilité, l'immortellement beau Dorian, Grec mais de Bas-Empire, que l'on retrouve mort, poignardé par soi-même au moment où il voulait lacérer ce double qui avait dévoré sa vie, recroquevillé et convulsé de vieillesse hideuse, nœud écrasé des stigmates tombés du tableau sur le modèle, tandis que le portrait restitué miraculeusement dans sa splendeur pérenne de jadis, resplendit pour toujours sur le mur de la chambre d'enfant de Dorian Gray. Dans Le Portrait de Gogol (1835), un étrange et terrible usurier continue par-delà la mort à nuire efficacement, au moyen du tableau qui le représente, à son prochain. La Cafetière (1831), Onuphrius Wphly (1832), Omphale ou la tapisserie amoureuse (1834) sont des histoires, passablement parodiques, comme l'indiquent leurs titres, d'images qui s'animent: Théophile Gautier se moque parce qu'il est Jeune-France, et qu'Hoffmann, après 1830, est passé de mode, mais chez Gautier la pensée persiste, funeste, que la «vraie vie» est celle de l'objet représenté... 1. Francesco le vieux peintre, élève de Léonard de Vinci, et Médard, disciple de soi-même, ont été d'abord animés d'un véritable enthousiasme soutenu par une foi authentique. Mais, cessant de s'oublier en art et en religion, ils se sont souvenus d'eux-mêmes pour courir éperdus après le succès mondain, l'argent et les voluptés les plus matérielles d'ici-bas: leur corps a pris le pas sur leur âme et leur art est devenu un moyen de gratification de ce qui, en eux, était le plus périssable (eTour pour la tripe! »). Leurs œuvres picturales ou verbales ne sont plus que les tableaux de leurs rêves, comme dira le Lorenzaccio de Musset de ses plus indécentes catins, ou les plus exhibitionnistes autobiographies sous le masque de l'éloquence sacrée. Tous deux tournent le dos à Dieu. Hantés par eux-mêmes, se dédoublant à l'in1. P. P. Whyte, « Gautier, Nerval et la hantise du Doppelgônger », Bulletin de la Société Théophile Gautier, 1988, 10, p. 17-31.

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fini, chacun rencontre son double qui devient son rival. Victorin fou est un artiste qui joue Médard, à tous les sens du mot, comme le peintre avec son modèle, il l'invite au combat, le vainqueur devenant magiquement l'autre en buvant son sang: Victorin est le commentaire accablant de Médard. Ce cannibalisme esthétique représente, au plan du fantasme, l'horizon de Narcisse peintre. Francesco, à force de se vouloir le double de Léonard de Vinci, en devient le spectre. Médard, au moment même du pic de son éloquence, va se croire devenu réellement saint Antoine, quand ses yeux tombent sur le spectre qu'est devenu son ancêtre dans l'erreur: il s'écroule, comme fauché devant cette prophétie figurée du sort qui l'attend, l'être et la substance lui faisant soudain défaut devant ce double originaire. Francesco et Médard courent éperdus tous deux après le pouvoir absolu de la mimésis, la capacité de jouer tous les rôles, car aucune identité claire ne leur a été assignée, en particulier le Frère Médard, qui est François, Franz, Franciscus, Léonard, et lutte pour ne pas être Victorin: romantiques de ce point de vue, Hamlets tous deux, ils ne peuvent, avant d'être, que sejouer. Ils aspirent à se transformer, à se transporter hors de soi en autrui. Mais, annonçant Hermann Karlovitch, le héros de La Méprise de Nabokov, ces «peintres fous» ne veulent qu'une chose.. boire le sang de leur modèle: meurtre et vampirisme sont les fantasmes secrets de tout peintre... Il y a que, courant après leur gloire aux yeux d'autrui, qui seule compte désormais pour eux - leur être se ramène à leur paraître - ils s'aliènent à leur double pupillaire, ils dépendent complètement de lui. Médard commence par rencontrer des succès en chaire, mais le prieur et l'abbesse ne sont pas dupes: Les applaudissements, disons plus, l'admiration idolâtre dont tu es l'objet de la part d'un peuple léger, toujours à la recherche d'excitations, t'ont aveuglé au point que tu te vois à présent sous une image qui n'est pas la tienne, qui est purement trompeuse et qui t'entraîne dans l'abîme funeste. Rentre en toi, Médard ['0'] (p. 426).

Ces traits qui ne sont plus les siens et que Médard se prête sont ceux que lui attribuent les autres: on ne saurait mieux que le prieur

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Léonard décrire l'abîme sur lequel se penche Médard et dans lequel il risque de tomber, c'est celui de Narcisse au-dessus de son ruisseau, avec au fond le double-sirène fatal. Francesco et Médard réparent leur inspiration défaillante dans le «vin de Syracuse », mais ce qui était déjà excitation artificielle devient bientôt aliénation à la drogue: l'épuisement, le désespoir sont au bout du chemin. Un pareil recours aux paradis artificiels pourrait leur être pardonné si c'était pour la cause de l'art: en fait, c'est le fantôme de leur gloire personnelle qu'ils poursuivent par tous les moyens. C'est le double qui tire les ficelles qui les remuent: fantoches de leurs fantasmes, ils sont les marionnettes du destin qu'ils se forgent à reculons. Le texte lui-même des aventures de Médard est un double du roman gothique et du roman noir du siècle précédent. Les Élixirs du Diable comportent tout l'attirail obligé qui fait pour nous le charme un peu vieillot de l'abondante progéniture du Château d'Otrante de Horace Walpole (1764) : couvents, moine frénétique et frustré, châteaux moyenâgeux, chaînes et cachots, belle jeune fille pourchassée, souvent violée, parfois tuée, crimes extravagants ou monstrueux, comme l'inceste, l'infanticide, le parricide, etc. Les passages torrides - chaque fois que Médard tente de violer Aurélie, la9uelle oublie toujours de fermer sa porte - ne manquent pas: Les Elixirs sont la réécriture catholique de l'antipapiste The Monk de Matthew Gregory Lewis (1799), où les horreurs macabres ou sanglantes s'entrelacent inextricablement aux scènes sexuelles les plus débridées. Aurélie avoue, dans sa lettre à l'abbesse, avoir lu The Monk, curieuse lecture pour une jeune fille sage, et y avoir reconnu sa propre histoire (p. 550): ce livre brûlant, elle l'a trouvé dans la chambre de son frère Hermogène, à qui, d'ailleurs, il a sans doute ouvert les yeux sur la vraie nature du capucin qui vient d'arriver au château. Cela ne saurait nous étonner: The Monk, prototexte des Élixirs, en est la clé, dans la mesure où il en est le prototype'. 1. André Faure, « Du simple au double: du Moine de Matthew Gregory Lewis aux Élixirs du Diable d'E. T. A. Hoffmann », Europe, 1984,62,659, p. 54-62.

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Médard est un avatar du moine dévoré de désirs sexuels Ambrosio, prédicateur à succès lui aussi des églises madrilènes, qui lui sert de modèle pour couvrir du manteau de la religion l'accomplissement de ses plus noirs desseins. Que n'a-t-elle mieux lu et médité l'ouvrage de l'Anglais? Elle aurait compris et son passé et, surtout, son avenir, la fin sanglante qui la menaçait. Mais, cela est connu, les héroïnes de roman ne savent pas lire, ou lisent mal: peut-être Aurélie fait-elle une lecture complaisante et ambiguë, et sympathise-t-elle secrètement avec les âpres désirs du moine pour Antonia, comme elle avouera à Médard, in articulo mortis, avoir eu pour lui des pensées pas toujours élevées (p. 616). Il convient de rappeler que le premier et plus abondant public du roman noir est composé des femmes, qu'il fait rêver sans risques. Ce qui est tout aussi parodique, dans Les Élixirs du Diable, c'est leur cohérence exagérée, du moins une suggestion de cohérence complète. Nous serions tentés même de voir en eux un roman d'éducation - mais quel roman n'en est pas un? - un Bildungsroman, comment un jeune homme s'échappe du couvent pour affronter le monde, comment il en surmonte les embûches: mais c'est pour revenir au couvent dont il était parti. Non pas succès et épanouissement dans ce monde, mais rédemption dans l'autre vie et apocalypse ici-bas pour la race rédimée, Les Élixirs du Diable sont un roman du salut plus qu'un roman d'éducation. Ou encore, une allégorie de l'histoire sainte de l'humanité: Paradis terrestre d'où la race est chassée par le péché originel qui la ronge, pénitence dans le siècle, retour à ce Paradis avant de franchir les portes du Ciel, une fois l'humanité réconciliée avec elle-même, avec Dieu et avec la Nature. C'est toute une histoire providentielle que Les Élixirs du Diable. L'une des sources d'angoisse les plus constantes de Médard est qu'il ne cesse d'osciller entre l'idée qu'il est le maître des événements, et celle qu'il n'est qu'une marionnette. Il se croit maître du destin, mais deux épisodes particuliers le font douter de sa touteputssance. Le premier est celui de la chasse aux faisans avec le garde fores-

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tier et ses fils, quand, tirant absolument au hasard, ce chasseur novice abat d'un coup deux oiseaux. Il se demande si ce n'est pas le Diable qui a tiré à sa place: Plus que jamais en désaccord avec moi-même, je n'arrivais pas à me comprendre, et je me sentais envahi par un sentiment d'horreur accablante (p. 488).

L'autre épisode est celui dujeu du pharaon àla Cour du Prince. Le jeu de pharaon connut au XVIIIe siècle un succès extraordinaire, parce que le duel entre le ponte (lejoueur) et le banquier, le désir de maîtriser les lois qui, manifestement, commandaient l'ordre selon lequel étaient posées à droite et à gauche de la banque (le paquet de cartes) les cartes tirées alternativement par le joueur et son rival, semblait offrir en acte et en modèle réduit une représentation des lois secrètes de la vie. Purjeu de hasard, le pharaon était une application des lois mathématiques des probabilités: le joueur pouvait tout perdre ou tout gagner si, par son choix des cartes sur lesquelles miser, il parvenait ou non à s'inscrire dans le cours de la contingence. Le pharaon devait inspirer à Pouchkine l'une de ses plus extraordinaires nouvelles, La Dame de pique (1834). Médard-Léonard, à la table du Prince, gagne coup sur coup au pharaon, au mépris des enseignements du souverain, parce qu'il mise de manière répétée, c'est-à-dire aberrante, sur la dame, cette dernière symbolisant Aurélie. Se livrer en aveugle au destin qui vous entraîne, c'est s'aliéner, se dédoubler: C'est un jeu admirable, continua [le prince] et, dans sa grande simplicité, le vrai jeu qui convienne aux hommes d'esprit. On sort, en quelque sorte, de soi-même, ou, mieux, on occupe un point de vue, d'où l'on peut apercevoir les enchaînements et les étranges combinaisons que tisse avec des fils invisibles cette puissance mystérieuse que nous appelons le hasard (p. 494).

Médard joue et gagne sur Aurélie, mais ne peut s'empêcher d'être inquiet: En un mot, dans les quatre dernières tailles, la dame avait gagné sans interruption et mes poches étaient pleines d'or [...] Bien que je fusse maintenant hors d'embarras, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un

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sentiment lugubre. Phénomène étrange, je voyais un rapport secret entre ma veine présente et l'heureux coup de feu tiré au hasard, qui, l'autre jour, avait abattu les faisans. Je me rendais clairement compte que ce n'était pas moi, mais le pouvoir étranger entré dans ma vie qui accomplissait toutes ces choses extraordinaires; je n'étais entre ses mains qu'un instrument sans volonté dont il se servait pour des desseins que j'ignorais. Mais la conscience de cette dualité qui troublait mon être m'apporta une consolation, car elle m'annonçait que ma propre force allait toujours augmenter (p. 497-498).

Médard ressent des remords à ainsi profaner dans un usage douteux la sainte image d'Aurélie et de la prostituer dans les flots d'or qu'elle lui rapporte - et l'or est toujours du Diable - mais il ne s'en croit pas moins le maître du monde parce qu'il est manifestement le maître du hasard, avec l'aide du pouvoir inquiétant qui gouverne son destin: En tirant au hasard cette carte indifférente, qui réveillait en mon âme des sentiments déchirants et douloureux, une idée effrayante s'élevait dans mon esprit: ce que me procurait ma chance au jeu et mon gain de mauvais aloi, ce n'était pas mon habileté ni mon pouvoir de commander au hasard et de pénétrer ses détours les plus secrets, en pensant à un être charmant dont je voyais surgir d'une carte inanimée l'image aux vives couleurs, mais une puissance inconnue, dont j'étais le jouet (p. 498).

C'est jusqu'à la légende de Faust, au moins, qu'il faut remonter: l'homme désormais seul face à un univers peut-être vide, hésitant à hériter de la toute-domination divine de naguère manifestement tombée en déshérence, invoque à son aide une puissance subsidiaire qui soit comme son double et son accolyte merveilleusement fort et malin pour exercer le gouvernement d'un monde qui ne peut rester sans maître, Méphisto notre semblable est notre double délégué aux affaires. Non plus, Dieu s'étant absenté, empereur de l'univers, l'homme est le jouet d'un mauvais plaisant qui fait de lui sa marionnette. Ce que nous appelons le double est à la fois l'aveu de notre faiblesse et de notre impuissance, et la traduction naïve de notre désir timide de domination mondiale. Il convient de rapprocher cette rêverie mythique, bien en accord avec les fantasmes de maîtrise rationaliste des Lumières et les

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craintes de celles-ci - un coup de dés abolira-t-il le hasard? - et qui explique le succès alors du pharaon, des préoccupations de Médard écrivant sa grande confession-pénitence, ainsi que de l'auteur-éditeur Hoffmann produisant Les Élixirs du Diable. Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases. Mais il faudrait considérer comme perdu celui qui croirait, grâce à cette connaissance, avoir acquis la force de briser violemment le fil et de se mesurer avec l'obscur pouvoir qui nous commande (p. 410).

Le double est le roi dans l'ombre de cet « obscur pouvoir» qui commande la face cachée de notre moi. Qui ne comprendra que, dans un pareil passage d'auteur, s'annoncent toute notre modernité, entre autres freudienne, et la quête de l'homme par l'homme à travers le texte qu'il produit et qu'il tisse? Freud n'est pas apparu le premier, il est venu le dernier, et le double romantique, qui s'ébat dans le texte hoffmannien en traçant les figures les plus riches et les plus complètes, est son plus éclatant héraut.

Chapitre IV

Ce qu'a perdu Schlemihl

L'étrange histoire de Peter Schlemihl est-elle une histoire de double? Il est permis d'en douter. C'est, semble-t-il, plus une histoire de privation que de démultiplication. Mais outre le fait qu'E, T. A. Hoffinann, dès 1815, associe dans Les aventures de la veille de la Saint-Sylvestre Peter Schlemihl sans ombre et son Erasmus Spikher sans reflet dans la catégorie des hommes à doubles, des hommes vus comme doubles, Peter Schlemihl, nous le verrons, passe par toutes les épreuves de la perte puis de l'acquisition de la personnalité. Sans ombre, lui qui n'avait guère de caractère, il n'est plus qu'une ombre et, avec le Diable, il entretient des relations qui ressemblent curieusement à celles entre l'original et son accompagnateur, son Doppelgiinger: L'étrange histoire de Peter Schlemihl est une histoire de double. Depuis la parution en 1814 de L'étrange histoire de Peter Schlemihl, le public comme les critiques ont été fascinés par le problème de la signification qu'il fallait attribuer à l'ombre, dont, sans doute par angoisse, on a tendance à faire le personnage central, le protagoniste réel d'un récit alerte, direct et simple, centré en fait sur le seul Peter Schlemihl, un individu concret mis dans des situations inattendues auxquelles il fait face tant bien que mal: à la différence de ce qui se passe dans L'Ombre de Hans Christian Andersen (1847), on ne revoit plus guère l'ombre de Peter Schlemihl, après qu'elle a

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été empochée par l'homme en gris, elle ne devient jamais un personnage à part entière et elle n'acquiert une épaisseur, très relative, que lorsqu'elle est traitée par le diable comme une pièce de tissu qu'il roule avant de la ranger. Ce qui nous est raconté, ce sont les aventures de Peter Schlemihl, et non celles de son ombre, différence essentielle avec le récit du même nom d'Andersen. Les interprétations de l'ombre de Schlemihl n'en demeurent pas moins innombrables: l'ombre, pour beaucoup, est le nombre du récit, son chiffre, son code, cette fascination par l'ombre provoque ainsi un déplacement d'intérêt indu depuis le texte authentique de Chamisso vers un texte-fantôme, un métatexte qui serait comme l'ombre portée, peut-être inévitable, du premier. Ainsi, l'on a d'emblée voulu voir en elle un symbole: de l'honneur perdu de Peter Schlemihl, de la patrie (elle aussi perdue, de Chamisso), de l'identité nationale en général, de la persona sociale selon C. G. Jung, de la face sombre ou nocturne du moi, de l'intégrité de la personnalité, de la solidarité avec la communauté humaine, de la participation à la société bourgeoise, des rapports humains à l'intérieur de la société capitaliste naissante. Plus intéressant, mais ne menant pas à grand-chose, on a essayé, dans une perspective postmoderniste, de montrer 1'« ininterprêtabilitê » du récit de Chamisso: il est vrai que ce récit limpide présente un sens premier, un sens clair qui éclate à sa simple description. Car c'est faire violence au texte que de vouloir à tout prix voir en lui une allégorie, un sens autre, déplacé, riche de «symboles pythagoriques », et de révélation de «très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que aussi l'état politique et vie économique» (Rabelais). Et pourtant: L'étrange histoire fait réfléchir; si elle ne cesse depuis près de deux siècles de préoccuper, d'inquiéter les lecteurs, il ne convient pas de la soumettre à la vivisection herméneutique ou exégétique, laquelle a donné lieu à une débauche d'ingéniosité interprétative confinant parfois au délire. L'ombre résiste, elle reste impalpable et insaisissable, elle est quelque chose comme le nez de la nouvelle du même nom de

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Gogol (1836): ce dont la présence benoîte ne semble rien ajouter ni retrancher à l'individu, mais dont l'absence soudaine bouleverse le statut existentiel de celui-ci et les rapports sociaux en général, sans ombre l'homme n'est plus qu'une partie de lui-même, un paria, un coupable, on ne sait trop de quoi, comme le major Kovaliov, il lui manque une partie de lui-même, après laquelle il court, s'instituant double de son double, il est montré du doigt et réduit à raser les murs, la nuit de préférence. La lumière le tue: c'est le chemin de sa tombe que l'homme sans ombre est instamment invité à emprunter, la perte de cette plus inutile, extérieure et immatérielle dépendance du corps de l'individu entraîne une lutte à la fois comique et pathétique pour la vie, rien de moins. L'ombre, telle qu'elle fonctionne dans l'histoire, n'est rigoureusement rien et elle est quelque chose: elle est sans aucune valeur et elle est infiniment précieuse. Tout comme le nez du major Kovaliov, elle est une variable indépendante, un paramètre à qui l'on peut attribuer le sens et la valeur que l'on veut: ce qui compte, ce sont les conséquences du calcul, la résolution de l'équation, pas l'inconnue. L'ombre, qui est, dans le récit de Chamisso, une ombre perdue, une ombre virtuelle, en effet, ne possède ni n'acquiert pour autant aucune valeur en soi, celle-ci dépend entièrement du contexte des attitudes de l'entourage à l'égard de son absence. Ne serait-il pas vain de nous interroger sur la signification et la valeur propres de quelque chose qui n'est (presque) pas, et qui, confisqué par le Grand Escamoteur, n'est plus? Ne serait-ce pas jouer le jeu même du Diable que de s'angoisser sur l'absence d'un presque rien? La signification de l'ombre résiderait-elle dans le fait qu'elle n'est rien? Sa valeur pour nous n'est pas en elle-même, mais dans ce qu'elle nous apprend sur ceux qui réagissent au phénomène de sa disparition, le remarquent et l'interprètent: ce sont eux qui nous étonnent, qui nous interpellent, la sagesse serait peut-être de tenir l'ombre pour

in-signifiante. L'ombre peut se prêter partiellement à toutes les significations qu'on lui a supposées, mais elle demeure une ombre, elle n'est pas un symbole, ou plutôt, par son absence, elle le devient dans la tête de ceux

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à qui Peter Schlernihl est confronté; le récit des errances de celui-ci est au moins autant celui des erreurs des hommes et de leurs extravagantes suppositions à l'égard de l'ombre: l'ombre n'acquiert de sens que des extravagances, des aberrations et des illusions des hommes. Chamisso a répondu lui-même en 1837 à la forte pression interprétative du public: Cette histoire est tombée entre les mains de gens réfléchis qui, accoutumés à ne lire que pour leur instruction, se sont inquiétés de savoir ce qu'étoit l'ombre. Plusieurs ont fait à ce sujet des hypothèses fort curieuses; d'autres, me fusant l'honneur de me supposer plus instruit que je ne l'êtois, se sont adressés à moi pour en obtenir la solution de leurs doutes. Les questions dont j'ai été assiégé m'ont fait rougir de mon ignorance. Elles m'ont déterminé à comprendre dans le cercle de mes études un objet qui jusque-là leur étoit resté étranger, et je me suis livré à de savantes recherches dont je consignerai ici le résultat.

De l'ombre «Un corps opaque ne peut jamais être éclairé qu'en partie par un corps lumineux, et l'espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie non éclairée, est ce qu'on appelle ombre. Ainsi l'ombre, proprement dite, représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci à l'égard du corps lumineux. «L'ombre considérée sur un plan situé derrière le corps opaque qui la produit, n'est autre chose que la section de ce plan dans le solide qui représente l'ombre.» (Haüy. Traité élémentaire dephysique, t. II, § 1002 et 1006.) C'est donc de ce solide dont il est question dans la merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl. La science de la finance nous instruit assez de l'importance de l'argent, celle de l'ombre est moins généralement reconnue. Mon imprudent ami a convoité l'argent dont il connoissoit le prix et n'a pas songé au solide. La leçon qu'il a chèrement payée, il veut qu'elle nous profite et son expérience nous crie: songez au solide. (Berlin en novembre 1837, Adelbert de Chamissov 1. Nous renvoyons à l'édition suivante: Adelbert von Chamisso, PeterSchlemihls wundersame Geschichte / L'étrange histoire de Peter Schlemihl, traduit de l'allemand par Albert Lortholary, préface et notes de Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, «Foliobilingue», 1992; ici, p. 198-199.

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Nous voici éclairés, au moins d'un seul côté, celui de la physique puérile et honnête, ce qui nous avance bien, et l'ombre reste bien opaque pour nous, dans sa transparence frustrante. Mais Chamisso ne fàit pas que se moquer de nous, «gens réfléchis qui» sommes «accoutumés à ne lire que pour leur instruction»: le «solide» négligé par Schlemihl vient du latin solidus, qui a donné «sou », ombre et argent ont partie liée, mais, nous le verrons, à condition de ne pas être traités en symboles solidifiés. Le «solide », c'est aussi le « sûr », le «bon choix », sur le plan éthique et religieux: la faute de Peter Schlemihl aura été de lâcher la proie pour l'ombre, très exactement son ombre à lui pour l'or maudit de la bourse de Fortunatus, contre les «vrais biens », qui sont, comme chacun devrait savoir, ceux de la morale et de la religion, impalpables comme l'ombre. Autre erreur de sa part, avoir méconnu que la monnaie est le signe des choses, l'argent, les doubles ducats, ne sont par définition et par fonction que l'ombre, l'abstraction, le tenantlieu des biens réels et des relations humaines concrètes et vivantes, il existe comme une réversibilité entre l'or et l'ombre, si l'or solide fait du monde une abstraction, un monde à l'envers, l'ombre immatérielle, peut-être, rend-elle paradoxalement au monde de la vie ses droits, elle est sans prix, elle est même, du fait de son insaisissabilité, la seule chose qui soit sans prix concevable. L'ombre est ainsi un joker, à aucun moment elle ne présente la valeur allégorique forte qui est la sienne, par exemple dans l'opéra de Richard Strauss, La femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten) sur un livret de Hugo von Hofmannsthal (1919), où la possession de l'ombre, pour la femme, est synonyme de fécondité. Non indispensable au sens de l'histoire de Schlemihl, c'est l'ombre qui se charge et se colore des significations que lui confère celle-ci, et que l'ombre expose. Surtout, l'histoire et le thème de l'ombre sont pénétrés, par Chamisso, d'un humour constant qui empêche toute prise de signification sérieuse. La magie est traitée de manière terre à terre et quasi mondaine qui la démystifie, le surnaturel est obligé d'exister et de fonctionner à travers une réalité sociale prosaïque, et des effets

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ironiques sont obtenus par cette dialectique constante du réel et du merveilleux, du concret et de l'abstrait. Humour et ironie, contrepoint et distance expliquent aussi que le thème du double, déjà traditionnel depuis Jean-Paul, soit depuis moins de vingt ans, connaisse un traitement bien particulier, un traitement que nous pourrions qualifier de postromantique. Chamisso est sans doute, de ce point de vue, plus moderne même que son ami Hoffmann, lequel s'apprête, avec Les Élixirs du Diable (1815-1816), à donner du thème une version, particulièrement plaisante, certes, mais encore classique: c'est la raison pour laquelle nous avons parlé d'abord d'Hoffmann, en dépit de la chronologie. Une préface composée de trois lettres, de Chamisso à son éditeur Hitzig, de Hitzig à Fouqué, de Fouqué à Hitzig, raconte comment le manuscrit donné par Schlemihl à Chamisso a été publié (voir aussi les divers avant-propos aux éditions en français de 1822 et de 1838). Il apparaît que Chamisso et Hitzig connaissent personnellement Schlemihl. Chamisso est touché par l'histoire de ce dernier, mais il regrette qu'elle n'ait pas fait l'objet d'une élaboration littéraire par un véritable écrivain, comme Jean-Paul, l'inventeur du Doppelgiinger (Siebenkas, 1796). Fouqué et lui admirent cette confession personnelle, que Fouqué fait publier sans l'autorisation expresse de Chamisso: l'histoire que nous allons lire est vraie, l'homme qui l'a écrite a existé, c'était un ami attesté par eux d'écrivains et d'éditeurs allemands bien connus. Cela signifie que le merveilleux est encore possible dans le monde du XIX e siècle naissant, même et surtout dans la société mercantile et sans âme des Thomas John. Tout au long du récit, référence constante est faite par Schlemihl à mein lieber Chamisso, ce qui est une manière de rappeler l'existence du monde contemporain le plus réel, et que l'enseignement moral qui y est exprimé s'applique à la société d'aujourd'hui, sur laquelle règnent en force les Thomas John et leur Doppelgiinger, l'homme en gris, notre contemporain capital, notre accompagnateur quotidien. Le chapitre 1 pose toute la problématique du sujet de Peter Schlemihl et mérite une étude aussi complète que possible.

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Le héros arrive par mer, sans qu'on sache d'où, dans un pays et une société incroyablement dominés par les rapports d'argent et dont, par sa pauvreté, il est exclu. Campant un personnage d' « outsider» et de «huron », ou, mieux, d' «ahuri », ce naïf est fasciné, ébloui par la société qu'il découvre chez Thomas John le nouveau riche, une société (Gesellschaft) qui se montre complètement asservie à l'argent et aux biens les plus matériels, et aux yeux de laquelle, lui qui ne possède pas un million, ne peut être qu' «un gueux» (ein Schuft, p. 30). Ou «un pauvre Diable» (ein armer Teufel, p. 30), première mention, sans aucune connotation métaphysique, sur le plan très prosaïque du langage courant, du Diable, lequel est bien présent (l'homme en gris) sous un aspect tout aussi peu prestigieux que Schlemihl, et parlera aussi de soi comme d' «un pauvre diable », bien que ce Méphisto du pauvre, ou du riche moderne, soit, lui, un diable au pied de la lettre (chap. V, p. 111). Étranger en cette terre qui ressemble au pays du grand port commerçant de Hambourg, Peter Schlemihl s'étonne d'entendre cette société élégante «s'entretenir parfois sérieusement de choses frivoles, plus souvent avec frivolité de choses sérieuses» (p. 33). Cependant, aveuglé par ce luxe qui provoque ses désirs incoercibles, il ne parvient guère qu'à s'étonner devant cette complète perversion des rapports naturels entre les choses, il ne critique pas, parce qu'il désire si intensément être agrégé à cette société qu'il va jusqu'à approuver chaleureusement l'aphorisme cynique digne de la morale selon Talleyrand ((il faut être riche ») proféré par le suffisant et prétentieux Thomas John. A remarquer que ce parvenu effroyablement riche porte un nom américain, et non allemand: milliardaire de type yankee débarqué en Germanie romantique, c'est un capitaliste sans patrie. Assez détaché dans ses attitudes en tant qu'étranger tout juste débarqué, Peter Schlemihl ne l'est pas assez pour adopter une attitude critique conséquente, lui qui ne possède pas un million, il se crache en pleine figure en laissant dire qu'il est ein Schuft, ce qui comble d'aise Thomas John, lequel, comme tous les parvenus, ne se sent riche que quand il voit les pauvres s'humilier devant lui. Peter Schlemihl est ébloui par les paillettes de cette société: c'est

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le moment choisi par l'homme en gris pour déployer des prodiges qui vont accroître encore l'admiration et l'aveuglement du nouveau venu. Mais ce qui frappe Peter Schlemihl, c'est que les exploits remarquables de ce mystérieux personnage sont acceptés par la société comme allant de soi. La magie est, en effet, introduite très progressivement, très naturellement peut-on dire: les services rendus par l'homme en gris ne deviennent inquiétants qu'au moment où il sort un tapis de près de cent mètres carrés de sa poche. Mais la magie même est comme atténuée par le fait que l'homme en gris ne sort jamais du rôle social attendu du serviteur stylé: accoutumée à ce que tous ses désirs soient immédiatement exaucés, cette société de gens riches n'y voit qu'un service de plus rendu par un mercenaire. Pour les gens riches et oisifs qui entourent Peter Schlemihl, tout est possible si l'on a de l'argent; ce qui est physiquement impossible et ce qui est physiquement possible existent sur le même plan: cette société blasée, qui n'est plus capable de s'étonner de rien, est un monde propice au fantastique. En endossant le rôle d'un serviteur, l'homme en gris, sous le masque de son obligeance, se fait accepter de cette société sur laquelle il acquiert tout pouvoir, il en fait partie au point qu'on ne le remarque plus, même quand il réalise l'impossible: cette société, il en est le maître et l'ordonnateur. Peter Schlemihl, parce qu'il n'est pas encore intégré à ce groupe, est le seul à remarquer le caractère insolite de la conduite de l'homme en gris. Mais, comme il est fasciné par cette société et ébloui par elle, il ne tire pas de ce qu'il voit la conséquence que, si la conduite de l'homme en gris est inquiétante, alors celle de cette société en son pouvoir l'est au moins autant. Et c'est parce que l'homme en gris a remarqué le désir éperdu de Peter Schlemihl de s'agréger à cette société riche dont, pour le moment, il est exclu, qu'il le poursuit et l'aborde: Schlemihl lui semble mûr pour la tentation. Peter Schlernihl et l'homme en gris rivalisent d'obséquiosité l'un à l'égard de l'autre, comme s'il tentaient de l'emporter l'un sur l'autre en marques de soumission, en offres de service. Car l'homme en gris, nous l'avons vu, est l'esprit même de ce monde

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où tout est à l'envers, où le grave est traité à la légère, le frivole est l'objet de conversations sérieuses: tout est à l'envers dans ce monde, le respect, la crainte affichée, la soumission, la serviabilité même sont des indices non d'humilité, mais de pouvoir et de supériorité. Le vainqueur sera celui qui saura se faire le «serviteur» de l'autre, afin de prendre barre sur lui, comme l'homme en gris a su se rendre indispensable au petit monde de M. Thomas John, à force d'obséquiosité. Tous deux jouent les serviteurs, ils rougissent même l'un devant l'autre. Le discours de l'homme en gris se caractérise par l'obséquiosité, l'autodépréciation. Ainsi, très insidieusement, il complimente Peter Schlemihl sur l'excellence superlative de son ombre, cette belle ombre que Schlemihl projette sans s'en donner le moins du monde la peine: le Diable, car nous nous doutons qu'il s'agit de lui, attribue au minable, au gueux Peter Schlemihl, une aristocratique insouciance, lui-même se met complaisamment dans une posture d'infériorité, en adoptant l'attitude de l'homme qui admire quelque chose dont Peter Schlemihl ne savait même pas qu'il était le possesseur. Peter Schlemihl le minable, flatté au vif, rougit de fierté: c'en est fait de lui, l'homme en gris a réussi à se glisser sous lui, il est perdu. Si Peter Schlemihl en conclut que cet homme en vieil habit gris doit être fou (Er muss verrückt sein, p. 42) pour lui proposer un marché aussi loufoque, les flatteries de l'inconnu produisent leur effet. Peter Schlemihl abandonne toute feinte et toute prudente obséquiosité pour un ton arrogant et une attitude pleine de hauteur. En fait, en se conduisant comme n'importe quel Thomas John avec l'homme en gris, il a perdu la bataille, charmé qu'il est de se croire maître d'un homme dont il connaît, pourtant, les pouvoirs extraordinaires, Peter Schlemihl regrette bien d'avoir pu appeler «mon bon ami» (guter Freund) un homme aussi dangereux, mais il est trop tard pour reprendre son ton servile du début. En outre, il commet une faute irréparable: au lieu de rompre toute relation avec cet inquiétant personnage, de le renvoyer (Vade retro: telle est la seule attitude conseillée par tous les catéchismes avec le Diable) comme il fera, un peu tard, à la fin du chapitre VIII (p. 159), il repousse le

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marché sous le prétexte peu pertinent qu'il est irréalisable, ce qui est en fait en accepter le principe. Mais il savait bien, comme nous, que les impossibilités physiques ne sont vraiment pas un problème pour l'étrange homme en gris. Ce dernier, après cette habile captatio benevolentiae, détaille comme un bon voyageur-représentant de commerce les articles qu'il peut proposer à Schlemihl, et, le voyant intéressé, il lui propose d'essayer la bourse de Fortunatus, sans engagement de sa part, bien entendu, comme, lors de sa deuxième tentative de séduction, il laissera à Schlemihl, l'usage, un temps, de l'ombre tant regrettée dont celui-ci s'est naguère défait. Peter Schlemihl tire quelques pièces d'or de la bourse, se voit sur le point de réaliser le rêve qui le possède depuis qu'il a franchi le seuil de M. Thomas John: il accepte le marché, une bourse productrice sans limites de ducats bien réels contre un (presque) rien qui ne sert à rien, son ombre qui semble tellement désirée par cette incroyable dupe, vraiment décidée à lâcher la proie pour l'ombre. Tope là! marché conclu, l'homme en gris enlève l'ombre avec une adresse de tailleur ou de tapissier aussi merveilleuse qu'elle est prosaïque, comme une pièce de tissu qu'il replie et fait disparaître dans sa poche. Le cadeau magique est aussi un cadeau symbolique: il va donner à Peter Schlemihlles moyens d'accéder à la société telle qu'elle est, et de réaliser tous ses rêves. L'argent possède en effet, dans notre société moderne, des pouvoirs quasi magiques, il permet de surmonter les difficultés pratiques et confère à la vie une aisance féerique et une légèreté presque totales, en rendant la réalité conforme au moindre désir. Mais il supprime, par là même, en Peter Schlemihl, cette dimension humaine qui lui ouvrait des aperçus critiques sur la société de M. Thomas John, et il risque de ne plus être troublé par l'homme en gris: il devient un membre comme un autre de cette société, aveugle et insensible à la présence du Diable. S'asservissant au Diable, en devenant son obligé, il se vend à lui par avance. Le chapitre 1 procède ainsi à une introduction en contrebande du surnaturel dans la vie de tous les jours: le merveilleux est quoti-

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dien. L'extraordinaire fonctionne à travers l'ordinaire, selon un mode constamment humoristique. L'homme en gris est à la fois un serviteur gourmé et comique, et aussi un commis-voyageur au boniment habile. Le merveilleux est désamorcé par la manière dont il est présenté au long du récit. Les prouesses de l'homme en gris sont autant de prestations de domestique ou de coups réussis de vendeur de cravates, Peter Schlemihl doit se colleter comme un crocheteur avec le propriétaire de l' «invisible nid d'oiseau », les bottes de sept lieues, trouvées d'occasion chez un fripier, sont munies par lui d'un dispositif de freinage, de prosaïques pantoufles sans pouvoirs magiques enfilées par-dessus cette récupération de seconde main des Contes de Perrault, mais qui n'empêche pas les embardées et les grands écarts funestes de leur propriétaire dans l'océan glacial, un jour qu'il avait oublié de retirer l'une de ses pantoufles-freins : le merveilleux traditionnel fait mauvais ménage avec la vie pratique. Le comique linguistique naît aussi du mélange de l'abstrait et du concret, du grandiose et du quotidien. Ainsi, quand le Démon parle de lui-même comme d' «un pauvre diable» (ein armer Teufel, p. 111) et qu'il justifie sa conduite par l'adage bien connu, «le diable n'est pas si noir qu'on le peint» (der Teufel ist nicht sa schwarz, ais man ihn malt, p. 148-149). En effet, il est gris... Effectivement, c'est à un diable bien minable, aux apparences de domestique en retraite et de vendeur à la sauvette que nous avons affaire, un diable peu pittoresque, peu romantique et, tout de gris vêtu, qui ne se distingue guère de la grisaille et de la piétaille ordinaires. D'ailleurs, la tonalité de son personnage explique son attrait pour l'ombre de Schlemihl, il est de la même couleur, sinon de la même nature ambiguë et insaisissable, que celle-ci, ombre et fantôme si discret que nul sauf Schlemihl ne remarque cet acolyte discret du genre humain. Il se nourrit d'ombre, et il en a bien besoin pour étoffer son apparence. L'ombre apparaît comme liée à toute une série d'occurrences surnaturelles, en même temps elle reste désespérément ancrée dans la réalité. Elle revêt un ensemble de significations, sans être ellemême le symbole fixé et exclusif de quoi que ce soit, l'ombre reste

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une ombre au sens où Chamisso la définit en 1837 en s'appuyant sur le plus plat manuel de physique élémentaire. L'homme et son ombre sont gris: l'original en vieil habit gris démodé comme son double ombré sont de la même couleur, au point que l'on ne saurait dire qui est plus réel, de l'être surnaturel fantomatique qui n'est que l'apparence sociale que le Diable se donne quand il hante les hommes, ou de l'ombre factice qu'il projette en plus pour passer inaperçu. L'homme (en) gris se redouble en ayant une ombre double, celle de Peter Schlemihl plus la sienne propre, mais en s'appropriant l'ombre de Peter Schlemihl, il devient l'ombre de Peter Schlemihl, il s'institue son double, et il le poursuit... comme son ombre, sans doute, nous le verrons, parce qu'il a (encore) quelque chose à lui demander, son double intime et ultime, cette fois, c'est-à-dire son âme, l'ombre de l'ombre. Mais chaque chose en son temps. Peter Schlemihl et l'homme en gris devaient se rencontrer, car ils ont trop en commun. Peter Schlemihl débarque, venu d'ailleurs, dans un pays dont l'homme en gris est le roi secret du royaume des relations d'argent, et dont ce Grand Abstracteur, le Diable, tire les ficelles. Son désir de trouver sa place en cette Démonie conduit Peter Schlemihl à s'identifier à l'homme en gris: tous deux sont des outsiders, tous deux observent une distance respectueuse par rapport à la petite société de M. Thomas John, tous deux sont à peine remarqués et tous deux filent à l'anglaise, l'un sur la trace de l'autre. L'homme en gris a deviné les désirs les plus profonds de Peter Schlemihl, il les extériorise et les exprime si clairement que Peter Schlemihl, quand son interlocuteur lui met en main le moyen absolu de les réaliser, se reconnaît si bien, lui, ses rêves et ses aspirations, qu'il ne peut résister: l'homme en gris correspond à la projection des bas instincts de Schlemihl. Les sentiments de ce dernier à l'égard de l'homme en gris dont, avec une insigne mauvaise foi, il se dissimule aussi longtemps qu'il peut l'horrible identité qu'il a percée en fait dès le premier regard, sont tout au long du récit, ambivalents: personnellement, il éprouve pour lui une répugnance quasi physique qui se traduit par une aversion profonde, mais il est secrètement enchanté d'être traité avec

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tant d'obligeance et même d'obséquiosité par un personnage si puissant malgré ses apparences pitoyables. Une ouverte complicité lie Schlemihl le Simple et son alter ego le Malin: avec la sagesse venant à Schlemihl, l'égalité va se rétablir entre eux, et Schlernihl trouvera la force de se séparer de son accompagnateur. L'homme en gris procède à une astucieuse séduction de Peter Schlernihl, qui le met en son pouvoir, avons-nous vu. La ressemblance de Peter Schlernihl avec son suborneur continue et même s'accentue d'abord, après l'échange de l'ombre contre la bourse. En effet, avec la mine d'or qu'il a en poche ou dans la main, Peter Schlemihl acquiert un pouvoir quasi discrétionnaire sur les hommes, un pouvoir jumeau de celui du Diable, dont il devient l'agent actif et l'honorable correspondant: son or affole les humains, les corrompt, les rend fous, un père vend sa fille, même si, par un malheureux concours de circonstances, ce n'est pas à Peter Schlemihl (mais si ce mariage d'argent eût été conclu avec le riche Peter Schlemihl, donc, par un heureux hasard, eût été aussi un mariage d'amour, aurait-ce été plus beau du côté du père de Mina ?). Si le Diable est répugnant, Peter Schlernihl sans son ombre fait naître le même genre de sentiments au seul étalage de son or. Chamisso se voyait lui-même expressément comme un double de Schlemihl. Dans une lettre à Hitzig du 27 septembre 1813, il avouait que Peter Schlernihl était une partie de lui-même, et, le 17 mars 1821, il expliquait à son frère Hippolyte le sens du terme yiddisch choisi par lui et qu'il s'appliquait à lui-même, «schlemihl » signifie «aimé de Dieu, Théophile, Gottlieb», et aussi «un maladroit, un malchanceux», l'élection divine n'étant nulle part mieux marquée que dans la figure de Job, le malchanceux mis à l'épreuve de la misère, puis récompensé pour sa foi. On lira aussi les notes de Bernard Lortholary qui relèvent les traits autobiographiques, vestimentaires (pipe, kurtka, béret, caniche Figaro, domestique Bendel, etc.) prêtés à son héros par celui que son ami Fouqué appelait dans ses lettres «Mein lieher Schlemihl ». L'identification de Chamisso à son double est poussée en 1813 au point d'être prophétique: comme lui, Chamisso, qui y songeait évidemment déjà

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(p. 146-147), deviendra naturaliste et, de 1815 à 1818, parcourra le monde en cette qualité sur le navire Rurik de l'expédition russe du comte Roumiantsov. Chamisso rêvait pour lui, non d'une carrière d'écrivain, mais d'une carrière à la Schlemihl de grand botaniste, de nomenclateur du règne végétal. A mesure que l'histoire avance, cependant, cette structure évolue et change de sens, l'identification de Schlemihl avec l'homme en gris, le mauvais double, recule au profit de celle avec Chamisso, le bon double. Les trois images réfractées dans le personnage central (l'homme en gris, le schlemihl sans ombre, Chamisso) sont reflétées elles-mêmes dans les trois milieux où elles se déploient, la petite société de M. Thomas John, l'ordre social ambigu qui ostracise Peter Schlemihl, le monde de la nature, vaste désert d'hommes. L'absence de l'ombre remplit une fonction extrêmement ambiguë dans l'attitude par rapport à Peter Schlemihl des personnes qui le voient déambuler sans cet attribut de tout être matériel. Tous pressentent qu'il y a quelque chose de répréhensible dans le fait de ne pas avoir d'ombre, et manifestent un effroi et une horreur que nous, lecteurs du xx- siècle, ne comprenons peut-être pas bien. L'explication n'est pas difficile à donner, même si elle demande certains développements: on prend Peter Schlemihl pour un esprit, un fantôme, plus précisément pour un être qui s'est retranché de l'humanité parce qu'il s'est au moins compromis avec le Diable. Chamisso n'a sans doute pas explicité davantage ce contexte, parce que celui-ci était extrêmement courant à l'époque, dans la mentalité populaire comme dans la littérature fantastique, les contes merveilleux, les romans gothiques et les romans noirs. La superstition établie repose aussi sur une assimilation entre l'ombre et l'âme, qui explique l'horreur et la puissance des réactions provoquées par Peter Schlemihl, lequel, aux yeux du populaire, est un véritable monstrum, un homme qui a vendu son âme, un corps vidé de l'humain dans la mesure où il s'est dépouillé de l'image du divin en lui qu'est l'âme, succube, mandragore, mort-vivant et automate du Diable, brûlot du Démon, horriblement contagieux. Bendel est,

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pour l'honneur du genre humain, une exception à ce contexte panique, il a vu le fond d'innocence de son maître et il a éprouvé pour ce dernier la compassion chrétienne qui est singulièrement absente chez les autres hommes: l'on comprend cependant que les belles, promises au contact le plus étroit avec l'amoureux Schlemihl, soient les premières à fuir sa présence. Mais Peter Schlemihl n'a perdu, et vendu, que son ombre, un point c'est tout, même pas du vent, une pincée de gris et de clair-obscur: c'est ce que les commères des deux sexes, à l'intérieur de la diégèse comme parmi les lecteurs les plus savants d'aujourd'hui, ne veulent ni comprendre ni admettre, Peter Schlemihl entre comme criminel et comme victime dans l'ère du soupçon, son ombre cache une tare, que ce soit ses vils instincts sexuels, son âme obscure de bourgeois ou de capitaliste, et toutes les horreurs à la mode en notre siècle affreux retombent sur celui dont on veut à toutes forces faire un pharmakon, alors qu'il n'est victime que de la légèreté, finalement vénielle, de qui croyait avoir conclu un marché de dupes à son avantage, et n'a perdu, encore une fois, que son ombre, vraiment trois fois rien. Peter Schlemihl, ou de l'horrible danger du commerce: Peter Schlemihl est aussi envié, parce qu'on le soupçonne d'avoir réussi la transaction à laquelle nous aspirons tous, la consommation sans frein. Comment, cependant, n'être qu'une pure apparence, représenter en sa personne, songe en plein jour, cet éventuel rapt de l'âme par le Démon? Très facile, il suffit de n'être que l'ombre de soimême, en étant à soi son propre double: l'original, le solide, seul réel, seul existant, l'âme immortelle, a été subtilisé par le Démon à la faveur des entortillages et des escroqueries où il est passé maître. Être sans ombre ou, comme Erasmus Spikher dans Les aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre de E. T. A. Hoffmann, sans reflet, c'est être un homme avec double. En effet, le double, nous l'avons vu, contredit la conviction profonde et universelle qui a trouvé en Platon, dans le Cratyle, sa formulation définitive, comme le montre très bien Clément Rosset: il ne saurait exister deux Cratyle(s) car à chacun manquerait ce qui le caractérise, qui est d'être lui-même et non un autre. La conséquence en est que, en cas de dédoublement,

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se produit une véritable interversion des rôles: l'original, menacé dans son statut ontologique qui n'est plus défini par l'unicité, ressent son existence comme devenue soudain problématique, il s'exténue à jouer les doubles de son double, s'amincissant de tout ce qu'il prête de substance, de forces et de réalité à son double qui devient son vampire. «A moi l'ombre », car « être sans ombre signifie qu'on n'est qu'une ombre soi-même» (C. Rosset 1976-1984, p. 90), pure image immatérielle: être sans ombre ou sans reflet c'est être un double, les autres êtres humains prennent Schlemihl dépourvu d'ombre pour un être sans matière, pour un fantôme, un revenant, sinon un esprit mauvais de l'ordre des vampires, tout comme le «vampire» malgré lui Erasmus Spikher, l'homme qui ne se reflète en aucun miroir, sans doute parce qu'il est pur, ou très impur, fantôme. Tous deux doivent leur disgrâce au fait d'avoir cm passer un marché de dupes à leur avantage avec le Diable ou son agent (la courtisane Giulietta, en ce qui concerne Erasmus Spikher) : il y va plus ou moins de leur faute, même si cela a été par légèreté, car le Diable ne donne jamais rien contre rien, ou plutôt il ne donne pas grand-chose, les plaisirs illusoires et éphémères du péché, contre l'essentiel, le salut éternel. L'homme sans ombre ni reflet exhibe dans sa ténuité et dans son évidement les stigmates de son acoquinement avec le Mauvais, qui est un malin. Le malheur de ces êtres réduits à n'être plus que l'ombre de soi devient sans recours quand ils s'affrontent à la femme, le comble de l'Autre, lourde de la chair et du sang dont ces ectoplasmes d'eux-mêmes se sentent vidés: de ce point de vue, la femme, trop substantielle pour ces hommes exténués, joue le rôle que le double est amené à jouer par rapport à l'original, elle a trop de substance, elle tue son pâle partenaire. La fréquentation, la simple présence d'une femme aimée est intolérable à l'homme double: il la fuit au bout de la terre ou dans la mort, raison, sans doute, pour laquelle Peter Schlemihl ne cherche pas à retrouver Mina devenue veuve. Une fois son ombre confisquée sans retour, il s'exténue comme un original face à son double, dont l'homme en gris, homme-ombre ou homme de l'ombre, est une

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bonne représentation, passablement humoristique. Mais, quand il a eu la bourse de Fortunatus rejetée, Schlernihl coupe tout lien avec son double diabolique, le renvoie dans ses ténèbres, comme le Christ après avoir longtemps subi les tentations de Satan au désert, mais cela ne lui rend pas son ombre, et si l'homme en gris ne le poursuit plus, Schlemihl se retrouve fixé dans le statut de double qui n'a plus de double ni d'original; s'il perd sa réputation de fantôme de soi, il est réduit à ce qu'il est, un pur existant qui n'aurait pas d'ombre, et, parti aux déserts qu'il arpente à toute allure, au moins il n'est plus en butte aux commérages. Il demeurera dorénavant à part, cependant, car il est interdit, comme un anachorète ou un moine dont le monde serait le couvent, et cette situation nouvelle explique sa vocation à se faire, grâce aux bottes de sept lieues, coextensif à ce monde dont il travaille à fournir une représentation, une description, un catalogue exhaustifs, un double. Quel jeu joue donc le Diable, en jouant les accompagnateurs intéressés de Schlemihl? Pourquoi tient-il tant à l'ombre d'un Peter Schlernihl ? Et, d'abord, y tient-il vraiment à cette ombre bien banale d'un homme tout aussi banal, quoi qu'il en dise pour flatter sa pratique? Voir clair dans le jeu tortueux de l'homme en gris, définir le rôle de l'ombre dans sa stratégie confirmera ce que nous soutenons depuis le début: l'ombre, ce n'est pas grand-chose, ce n'est même rien du tout. Les buts stratégiques du diable sont bien connus depuis au moins deux mille ans: peupler son empire d'âmes dérobées à Dieu, séduire, détourner, et, à cette fin, tromper, illusionner, escroquer le chaland sur la qualité de la « marchandise» qu'il propose, qui est horrible et qu'il faudrait être bien bête pour accepter, une éternité de tourments contre quelques décennies de plaisirs. Si la stratégie du diable est évidente, sa tactique est retorse et repose à chaque fois sur l'étude du client. L'étrange histoire de Peter Schlemihl met en scène deux pactes successifs avec le diable, ce qui est déjà en soi original. Le pacte avec le diable est une vieille croyance chrétienne selon laquelle le Diable scelle avec l'homme un contrat en bonne et due forme, signé avec

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le sang de celui-ci, une vie de voluptés contre l'âme dont le Diable prendra livraison à la mort naturelle du pécheur. C'est une inversion blasphématoire de l'histoire du Salut, de la Rédemption de l'Homme par le Christ: le sang du sacrifice du Fils de Dieu est parodié dans le sang de l'homme, lequel, dans son orgueil aberrant, a choisi, en dissident du Royaume de Dieu, le bonheur sur la Terre au prix de la damnation en Enfer. Dans toutes les grandes affaires de sorcellerie, on a retrouvé des pactes dûment signés, évidemment fabriqués selon l'esprit qui, à la fin du XIX e siècle, présida à la confection des faux du procès de Dreyfus. La légende de Faust, au XVI" siècle, dans sa mise en œuvre par Marlowe (The Tragical History of Docteur Faustus, 1588) et par Goethe (Faust, 1806-1832), est le grand mythe de l'homme moderne, tenté de vendre son âme, c'est-à-dire une éternité à laquelle il ne croit plus beaucoup, contre la possibilité, à laquelle il aspire davantage, de jouir de toutes les connaissances et de tous les plaisirs de la vie terrestre, depuis Hélène de Troie jusqu'à l'immortalité. Peter Schlemihl est une sorte de variante de Faust, un Faust inversé, qui, finalement, renonce à sa Marguerite (Mina), contre une plénitude de connaissances, en fait, dans son cas, bien médiocre: il devient un catalogue vivant de botanique... Le premier pacte, l'ombre de Schlemihl contre l'or du monde, relève du droit coutumier: tout se passe oralement et pas du tout dans les formes notariales traditionnelles, clauses et stipulations écrites sur parchemin et signature au sang. Le Diable vante son article, en fait faire l'essai, comme procède tout bon camelot, à sa dupe, qui est enchantée. On tope, comme un maquignon avec son client sur une foire normande, et le marché est conclu. Mais le Diable est bien le dieu des marchands de chevaux, peu réputés sur le chapitre de l'honnêteté des transactions, et que la dupe ne soit pas celle que pense Schlemihl, que la source intarissable d'or qu'il possède désormais assure plutôt son malheur que ses plaisirs, ceci est une autre question. L'important est que le Diable, contre un rien qui ne sert à rien, l'ombre, a offert au gueux Peter Schlemihl ce qui donne la maîtrise du monde, l'or devant qui hommes et femmes,

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riches et pauvres, rampent éperdus. La persuasion que le Diable n'est tout de même pas aussi bête a inspiré à beaucoup l'idée que l'ombre qu'il acquiert avait en fait une valeur beaucoup plus grande que l'on ne pense: c'est pour justifier cette première transaction du Diable que les modernes herméneutes dépensent des trésors d'ingéniosité afin d'écarter du Diable l'accusation de naïveté en commerce. Leurs efforts sont méritoires, et cela leur sera sans doute rendu au centuple par l'intéressé, mais il n'en a jamais eu besoin; souvenons-nous que le Diable est au moins aussi malin que nous, et faisons-lui confiance: si Méphistophélès perd finalement, il commence toujours par gagner beaucoup. Le premier pacte ne fait que préparer le second, autrement important, dont il est un analogue et une répétition générale. Le premier pacte est un moyen pour parvenir à unefin, qui est la conclusion du second pacte. Le premier pacte a montré la valeur paradoxale de l'ombre: avec tout l'or du monde, si l'on n'a pas d'ombre, la vie en société est impossible. Que ne donnerez-vous pour récupérer votre ombre? Votre âme, ce fantôme d'ombre. L'homme en gris, en effet, a examiné de près sa future victime: Peter Schlemihl est un naïf, il débarque venant d'on ne sait où, mais c'est un naïf manifestement vertueux, car il découvre les relations d'argent qui règnent dans ce pays et dont il ne semble, par conséquent, avoir aucune idée préalable. Ébloui au point de n'en pouvoir faire la critique, il est violemment tenté, et son seul désir est de faire partie de cette société de l'argent-roi dont la petite société de M. Thomas John est un avant-goût délicieux pour ce «huron» ahuri frais débarqué. Mais Peter Schlemihl n'est pas mûr, il n'est donc pas sûr - les recrues les plus sûres sont celles qui demandent elles-mêmes à signer leur engagement - et le Diable va devoir se livrer à tout un travail «pédagogique» pour faire sauter cette âme dans son escarcelle. Pour cela, il faut, bien sûr, soumettre Schlemihl à des tentations matérielles répétées, la bourse de Fortunatus est le moyen, à l'intérieur de ce premier pacte, de rendre inextinguible sa soif des jouissances que l'on peut acheter avec de l'argent. Mais créer l'accoutumance aux

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voluptés que procure seule la richesse peut ne pas suffire, il faut en appeler à ce qui, pour l'homme en gris, est le défaut risible de Schlemihl, sa générosité morale, le mettre dans des situations telles que le pacte avec le Diable, la vente de son âme apparaissent comme une action moralement louable et hautement chevaleresque. Le noble et vertueux Schlemihl tolérera-t-il que la ravissante Mina soit livrée en mariage à l'impudent richard Rascal? Le diable se fait même professeur de morale, c'est avec des accents d'une indignation non feinte qu'il adjure Schlemihl de se sacrifier pour sauver sa bien-aimée Mina (p. 133). Le vertueux Schlemihl est aussi un amoureux Schlemihl: la gloire, la conscience et l'amour devraient lui mettre la plume à la main, c'est comme si l'âme du jeune homme était déjà dans la poche de l'homme en gris. A court de raisons, la plume déjà prête, Schlemihl ne trouve plus d'autres moyens de résister que de tomber sans gloire dans un évanouissement prolongé, comme une femmelette. Le diable en a peut-être, cependant, trop fait, en particulier il a su trop bien ligoter Schlernihl pour que celui-ci ne cherche pas à lui échapper. Il va d'ailleurs, à partir de ce moment, commencer à faire des fautes qui le démasqueront comme un démon bien méphistophélien prédestiné, comme le montrent Leibniz et, plus tard Goethe dans le Second Faust, à permettre, non la perte, mais le salut final de celui dont il avait voulu faire sa proie. Pour le moment, aux raisons morales et aux raisons sentimentales de signer un contrat qui se présente comme une ardente obligation, l'homme en gris ajoute des raisons économiques, rendues fortes par la conception tout à fait erronée que Peter Schlemihl a de ce qui est le cœur de toute l'histoire, la notion d'évaluation. Tout repose sur l'opposition et le parallélisme quasi phonétiques, en allemand, entre l'ombre (Der Schatten) et l'action d'évaluer (schiitzen) , entre ce qui est évaluable, comptable, appréciable en termes de valeur monétaire, et ce qui ne l'est pas, ce qui est d'un autre ordre, ne relevant pas de l'évaluation, ce qui est unsthdtzbar. Toutes les péripéties de l'histoire reposent sur des erreurs comptables et sur des erreurs de compétence: l'ombre est-elle évaluable,

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ou est-elle unschatzhar i Le Diable maintient aussi longtemps qu'il peut la confusion dans l'esprit, il est vrai déjà confus, de Peter Schlernihl : mais nous verrons que la société humaine qui ostracise si cruellement Schlemihl ne vaut guère mieux sous le rapport du comptable, en dépit de ses prétentions au bon sens et à l'honnêteté. Le sens et la finalité du premier marché proposé et accepté (ombre contre or) apparaissent dans les commentaires et l'argumentation dont l'homme en gris accompagne le second pacte. La conclusion du premier pacte s'entourait d'arguments à peine dignes de ce nom, pures flatteries plutôt (votre «ombre si belle, si belle », « cette ombre superbe », p. 43), ou contradictoires: déclarer que «pour cette ombre vraiment inestimable le prix le plus élevé me semble encore insuffisant» (p. 43), pour ensuite la mettre quand même à prix, l'échanger contre la bourse de Fortunatus, représente une inconséquence assurée. Bien sûr, une source intarissable de pièces d'or peut sembler l'image concrète la plus approchée de la valeur infinie qui est prêtée à l'ombre. Mais, d'une part, la bourse aura beau dégorger de l'or, cette valeur infinie ne sera jamais exhaustivement traduite dans la réalité, d'autre part c'est tendre un piège à Peter Schlemihl : affirmer que l'ombre est inévaluable et lui faire accepter d'en traduire quand même la valeur dans un autre ordre, celui du numéraire concret, c'est habituer Schlemihl à vivre dans la contradiction logique. L'important est là: Schlemihl a accepté de confondre l'ordre de l'évaluable et l'ordre de ce qui ne s'évalue pas, schatzen et unschiitzbar. Si l'on marchande aujourd'hui son ombre, rien n'empêchera de marchander demain son âme, ombre d'ombre. L'homme en gris emprisonne Peter Schlemihl dans de fatales erreurs logiques. Il empoisonne son esprit pour mieux escamoter son âme. Lors du second pacte (p. 109-159), le Diable propose ce qui semble une répétition du premier marché: échanger quelque chose qui, le Diable en convient volontiers, n'a pas de valeur concrète prouvée, l'âme, cet appendice problématique et notoirement inutile de l'homme, contre quelque chose dont la valeur et l'utilité pratique vitale et immédiate ont été démontrées a contrario pour le

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pauvre Schlemihl, son ombre, dont l'absence cruelle l'a depuis un an contraint à vivre dans l'ombre et dans une effroyable et inhumaine frustration. Contre cette ombre même pas visible, cette ombre métaphysique, cette ombre de l'ombre, Peter Schlemihl, tout en gardant la bourse inépuisable, recouvre son ombre réelle, fait retour dans la pleine lumière du jour, retrouve le bonheur, encore si possible, avec Mina, la plus belle et la plus aimante des filles du monde, tout en la sauvant d'un sort abominable. ZorroSchlemihl se voit arriver. Le Diable-notaire réendosse son rôle de serviteur-courtier avec une brillante insistance: Peter Schlemihl devrait s'estimer heureux de trouver quelqu'un qui est prêt à offrir un paiement substantiel concret (or, amour et considération) pour un rien, un millefois rien, comme l'âme. Dans la seconde transaction, l'ombre occupe la fonction de marchandise «solide» qui était occupée, lors de la première, par l'or de la bourse fidèle et inépuisable, l'âme étant l'homologue de l'ombre du premier marché: Premier marché: ombre vs or Second marché: âme vs ombre

Bien malin qui assignera une valeur fixe à l'ombre comme à l'âme: elles sont et ce qui en soi n'a aucune valeur, et ce qui se situe au-delà de toute évaluation imaginable, ce qui est d'un autre ordre. Le Diable l'avait pourtant dit dès le premier marché: «Pour cette ombre vraiment inestimable (unschiitzbaren Schatten) le prix le plus élevé me semble encore insuffisant» (p. 43). A Peter Schlemihl de comprendre ces paroles, en qui il n'a vu que flatterie démesurée, mais en acceptant de vendre, et de vendre infiniment cher, son ombre, il s'engage sur la voie de la vente de l'âme, en s'y refusant, il se dédit de manière inattendue (et peu motivée, par simple aversion personnelle pour l'homme en gris: cela ressemble à un caprice) et nous pouvons comprendre la stupéfaction et la colère du Diable, qui a si bien parlé, quand Schlemihllui fait faux bond. Si Schlemihl se cabre, malgré l'habileté de la seconde offre de l'homme en gris, c'est sans doute parce que celle-ci est trop habile et par trop contraignante: le Diable lui force la main. Mais c'est

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aussi parce que Schlemihl n'est plus un être de désir: il n'est plus fasciné par une perspective d'intégration à la société du luxe et de l'argent, il est même passablement dégoûté, il est prêt à y renoncer, ce que marque sa proposition de rendre la bourse de Fortunatus, c'est-à-dire de revenir à l'état de pauvreté de ses débuts. Il y a aussi qu'une année d'expériences amères lui a appris ce que valaient les hommes, surtout dans cette société d'argent qui le faisait tant rêver le jour de son arrivée, la petite société qui entourait M. Thomas John. Justement, c'est à propos de ce dernier que le Diable commet l'erreur irréparable qui va lui faire perdre à jamais l'âme de Peter Schlemihl. Voulant se vanter de ses excellents rapports avec M. ThomasJohn, à qui il n'a même pas eu besoin de demander une signature, il cède à la prière de Peter Schlemihl, et sort de sa poche « par les cheveux la forme pâle et défigurée de Thomas John, et les lèvres bleuies du cadavre remuèrent, laissant échapper ces mots lugubres: ''Justojudicio Dei judicatus sum; justo judicio Dei condemnatus sum" ». Voilà ce qui attend Schlemihl, s'il signe avec le Démon! Le résultat ne se fait pas attendre: Schlemihl jette dans le précipice la bourse enchantée, et chasse Satan et ses pompes avec une grandiose imprécation, d'autant plus indigeste pour l'homme en gris que le nom de Dieu est expressément prononcé (p. 158-159). Une vie de délices et d'un bonheur hypothéqué par la malédiction, même avec Mina, que vaut-elle en face d'un spectacle aussi affreux et aussi édifiant? Le gros prétentieux richissime et content de lui Thomas John, à peine un an après que Schlemihll'a vu, n'est plus qu'un cadavre hideux et convulsé par l'horreur de son sort une fois entre les mains de son «ami », qui se dit aussi celui de Schlernihl et du genre humain tout entier: Dieu nous préserve de nos amis. Que Schlemihl ait compris l'enjeu de l'affaire, qu'il s'agissait de son âme et de son bonheur éternel, nous en voulons pour preuve que, l'instant d'après qu'il a renvoyé le Diable à ses ténèbres, et cette vieille souris grise dans son trou, il se sent «serein» (ich war heiter, p. 160161). Pourquoi serein? Il n'a pas recouvré son ombre, il sait même qu'il ne la recouvrera jamais, et il a perdu toute source de revenus: il y a de quoi être content! Mais il est redevenu un être humain, à

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qui il ne manque guère que d'avoir une ombre, et il est libre, libre! Rien ne vaut cela: Schlemihl est passé dans un autre ordre de valeurs. Comme il a compris que l'ombre avait plus de poids que l'or, il a compris que l'âme pesait plus que l'ombre. Prenant le contre-pied de tous les enseignements de l'homme en gris (l'or vaut mieux que l'ombre, qui vaut mieux que l'âme), Schlernihl a rétabli la véritable échelle des valeurs: il sait maintenant que rien ne vaut l'âme, comme l'or ne vaut pas l'ombre. «T out est pour le mieux dans le meilleur des mondes» : une fois de plus, le Diable en voulant la perte du pécheur, en y travaillant avec le zèle incroyable que nous avons vu, ajoué malgré lui un rôle salutaire et éclairant. «Je suis celui qui veut toujours le mal, mais qui fait toujours le bien », fait dire mélancoliquement Goethe à Méphistophélès, et Mikhaïl Boulgakov à W oland (Le Maître et Marguerite): le malheur du Diable est qu'il est subordonné au dessein de Dieu, en bonne théologie. S'il l'emporte parfois, c'est du fait de l'homme et de la liberté que le Créateur a laissée à ce dernier de faire ou non son salut: quand l'homme se perd, c'est à cause de l'ignorantia malae electionis (saint Thomas d'Aquin), la volonté de s'obstiner dans le mauvais choix, alors que ses lumières propres et le secours de la grâce divine pouvaient toujours lui permettre de choisir la voix du salut. L'erreur est toujours possible, c'est la volonté d'errer, le libre choix du mal qui conduit à Satan: errare est humain, c'est perseverare qui est diabolicum. En somme ce Diable, s'il est un pauvre diable, toujours en quête d'âmes à corrompre, d'aspect plutôt minable et presque pitoyable, avec son habit gris suranné, ses manières de maître d'hôtel qui serait un marchand de cravates, mélange de Nestor de Moulinsart et du marchand Oliveira, ne serait pas un si mauvais diable (cf. «Le diable n'est pas si noir qu'on le peint », Der Teufel ist nicht 50 schwartz, als man ihn malt, rappelle-t-il lui-même, p. 148-149), ce serait même presque un bon diable, car il a permis à Peter Schlemihl de voir clair en soi, de sortir de l'état de bêtise qui était le sien le jour de son débarquement. Le «huron» de l'année passée n'est plus un ahuri, il est devenu malin.

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Cette péripétie nous permet ainsi de ranger L'étrange histoire de Peter Schlemihl dans le genre des récits édifiants didactiques, où un personnage dans l'erreur ou l'ignorance, par une série d'expériences directes et indirectes, peut s'amender à temps et éviter, souvent in extremis, une chute sans remède (Voltaire, Le blanc et le noir; Grillparzer, Der Traum ein Leben; Dickens, A Christmas Caroîy. Ici, l'homme en gris est responsable de son échec, et Peter Schlemihl sort grandi et amélioré de l'épreuve traversée. «A quelque chose malheur est bon », dit l'adage, qui pourrait être leibnizien: rares sont les récits qui montrent le triomphe de Satan. Chamisso a écrit une œuvre pour son temps et pour le nôtre, dans laquelle il peint la confusion et le déracinement psychologique et moral que la société où les Thomas John règnent provoque chez les contemporains. La découverte fondamentale de Schlemihl, et qui lui permettra de sauver son âme, est que, contrairement à ce qu'il attendait, l'ombre chez les hommes l'emporte en importance sur l'or: autant l'or en ce monde l'emporte sur le mérite et la vertu, autant l'ombre surpasse dans l'opinion l'or lui-même (p. 49).

et tout son or prodigué se révèle impuissant à le sauver de l'ostracisme social qui fait de lui un paria parce qu'il n'a pas d'ombre. Il est vrai que, de tout temps en fait, les hommes ont mis l'argent audessus de la morale, comme le père de Mina ils sont prêts à vendre père, mère ou fille, à condition que ce soit le plus cher possible: la culpabilité morale de Peter Schlemihl d'avoir rallié le parti de l'argent est largement partagée par la grande majorité des humains qui l'entourent et surtout par ceux qui le vilipendent et l'excluent de leur société. Il est même vrai de dire que le dommage causé par Schlemihl du fait de son action irréfléchie est bien moindre que celui entraîné par certaines transactions parfaitement acceptées dans le monde, par exemple, encore une fois, la cession de Mina à l'ignoble Rascal, parce que celui-ci est riche et qu'il possède une ombre respectable. Le monde auquel Schlemihl aspire d'accéder est dominé par

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l'échelle des valeurs monétaires, c'est tout ce qui compte: ne compte que ce qui se compte. Le père de Mina serait prêt à bénéficier encore de la fortune de son gendre, à condition que les apparences soient sauves, que celui-ci puisse exhiber une ombre, peu importe laquelle, peu importe que ce ne soit pas la sienne: au fond, l'absence d'ombre de Peter Schlemihl lui indiffère, mais elle le gêne sur le plan de la respectabilité sociale, il ne faut pas qu'on puisse dire qu'il a vendu sa fille à quelqu'un que l'on soupçonne d'avoir vendu luimême son âme au diable, quant à faire effectivement cette transaction, peu lui chaut! L'argent, pour de certaines âmes basses, ne sent jamais le souffre. L'ombre n'est rien, mais les hommes commettent tous la même erreur où l'homme en gris voudrait entraîner, à la faveur du premier pacte, le naïf et ignorant en économie Schlemihl - et aussi les Schlemihls de la critique littéraire d'aujourd'hui - faire de l'ombre un signe et un symbole, un tenant-lieu d'autre chose, un valantpour. Considérer l'ombre comme une chose que l'on possède, comme une composante du moi au même titre que l'argent, les vêtements, les possessions matérielles en général, c'est commettre une erreur fatale, et jouer sur la main du Diable: mon ombre ne fait pas plus partie de mon moi que n'en ont jamais fait partie mon argent, mes vêtements ou mes biens, je suis autre et ailleurs, je suis ce que tout cela n'est pas, je me suffis quand tout cela m'a quitté, je ne me confonds pas davantage avec mes qualités ou mes défauts, comme je ne me confonds pas avec mon corps ou une partie de mon corps. Le Diable est ce génie qui réifie tout ce qu'il touche, ainsi de l'ombre même quand il se baisse pour la détacher du gazon, la soulever, la rouler, la plier et la mettre dans sa poche: tout ce que le Diable touche devient aussitôt un objet marchand, ici une pièce de tissu qu'un vendeur range, le plus que l'ombre puisse valoir en elle-même. Quand Peter Schlernihl, par le coup de force en apparence gratuit que nous avons vu, refuse, contre toute logique, de conclure le second marché alors qu'il avait bien conclu le premier, c'est justement contre la logique marchande de notre

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monde qu'il s'insurge: prenant ses distances par rapport aux normes de notre société, qui joue vraiment dans les intérêts du Diable, il prend ses distances par rapport au monde, il s'en exclut et s'en éloigne, bottes de sept lieues aidant, il se détourne des humains pour leur préférer les plantes qui, elles au moins, ne cherchent pas de l'argent derrière toute chose. Lui qui a perdu à jamais son ombre parce qu'il a voulu se vendre à ce monde de mercantis, il abandonne l'or pour l'ombre, la valeur monétaire pour un autre ordre, où «le prix même le plus élevé» pour «cette ombre vraiment inestimable» serait toujours «insuffisant ». L'étrange histoire de Peter Schlemihl, finalement, est une histoire de double paradoxale. Venant juste après, bien que presque en même temps, que les histoires classiques du double, elle en propose un traitement qui rejoint d'un bond celui du Horla par Maupassant (1886-1887) : elle nous montre non le développement d'une histoire de double, mais la conséquence d'une histoire de double, le héros est un héros sans plus aucun double, il est devenu à jamais le double d'aucun original. Peter Schlemihl ou le double confisqué: que reste-t-il à l'homme qui n'est plus que le double de soi, sans plus d'original? Pas grand-chose, on en conviendra.

Chapitre V

« Du plus profond vers toi j'ai crié »,

M. Goliadkine

C'est, en effet, une grande pitié que l'histoire de M. Goliadkine, si antipathique et peu touchant qu'il soit: le spectacle d'un homme qui se noie, dont l'esprit sombre, et qui le sait, vous arrache le cœur. Surtout que nous, lecteurs, nous sentons fautifs, à proportion même de la bonne conscience des personnages qui, dans le roman, entourent M. Goliadkine, et ne font rien pour l'aider à survivre, au contraire: si nous sommes tous des Goliadkines en puissance, nous sommes tous responsables de ce qui lui arrive, car il est notre semblable, notre frère, sinon notre double. Le récit, publié en 1846, réécrit au début des années 1860 et inclus dans les Œuvres éditées en 1866, est à coup sûr le plus remarquable traitement du motif qui nous occupe, venant trente années après Les Élixirs du Diable d'Hoffmann (1816), tout en présentant des aspects novateurs promis à un bel avenir, en premier lieu dans l'œuvre même de Dostoïevski. Cependant nous serons d'accord avec Dostoïevski pour considérer son Double comme une œuvre à demi manquée - d'où la nécessité, pour Dostoïevski, d'écrire Crime et châtiment, Les Démons, L'Idiot, L'Adolescent, Les Frères Karamazov - manquée parce que Dostoïevski, en instaurant l'incroyable et pathétique dialogue de M. Goliadkine avec lui-même, n'a pas réussi à instaurer cette polyphonie que Mikhaïl Bakhtine analyse si bien et qui est le nerf de son écriture à venir. Il faudra que M. Goliadkine se dédouble vraiment en plusieurs personnages quasi semblables et

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quasi différents pour que commence la geste de la littérature moderne. Le Double (Dvojnik), publié en 1846, est le deuxième roman de Dostoïevski', après Les Pauvres gens (Bednye ljudi), qui lui a d'emblée assuré la gloire. La critique avait salué en lui «un nouveau Gogol» et, avec Le Double, Dostoïevski veut produire un chefd'œuvre. Dans le Journal d'un écrivain, en 1877, Dostoïevski écrira à propos du Double: «Je n'ai jamais rien lancé en littérature de plus sérieux que cette idée. » Pourtant, Le Double subit un échec complet auprès de la critique et du public: on y voit «de la littérature d'hôpital » une imitation outrageuse de Gogol et d'Hoffmann. L'échec de Dostoïevski à s'imposer face au public, à obtenir la reconnaissance et la consécration d'autrui semble une réplique dans la réalité de l'échec qu'il peint de son héros Goliadkine. La vie copie la littérature: au même moment, dans sa correspondance, Dostoïevski s'identifie à ce dernier au point de déclarer son intention de «devenir fou », d'écrire à son frère Michel: «Je suis désormais un vrai Goliadkine. » Goliadkine apparaît à plus d'un titre comme un double de Dostoïevski, un double qui lui restera cher toute sa vie: c'est avec Le Double que Dostoïevski est devenu génial, comme Balzac en 1835 quand il a eu, avec Le Père Cortot, l'idée de faire revenir ses personnages, depuis ses romans précédents et dans ses romans futurs. En tout cas, Dostoïevski est revenu toute sa vie sur cette œuvre de jeunesse, jugée par lui manquée pour la forme, mais cruciale pour la compréhension de la poétique de tous ses romans. L'arrestation en 1849 pour avoir participé au cercle de Pétrachevski, le séjour de dix ans en Sibérie l'empêchent de procéder à la révision et à la réécriture du Double, auxquelles il songe dès 1859, encore à 1. Nous renvoyons à l'édition suivante: Dostoïevski, Le Double, Paris, Gallimard, « Folio », préface d'André Green, traduction de Gustave Aucouturier, 1969 (traduction), 1980 (préface). Pour l'étude de la genèse et de la composition du Double, nous ne pouvons mieux faire que de signaler l'étude suivante: Claude De Grève, « Le Double de Dostoïevski: des "aventures de M. Goliadkine" au "poème pétersbourgeois" », op. cit., 5, novembre 1995, p. 269-277.

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Sémipalatinsk: il y procède en 1862, puis en 1866, en même temps qu'il écrit Le Joueur et Crime et châtiment, l'un de ses textes où le principe structurant du double est le plus prégnant. Cet échec, en 1846 comme en 1862-1866, s'explique par le caractère disparate de l' œuvre comme par son extrême originalité pour l'époque. Dostoïevski s'inspire ouvertement de Gogol (Mémoires d'un fou, Le Nez, Les Ames mortes) ainsi que d'Hoffmann (La Nuit de la Saint-Sylvestre, Les Élixirs du Diable, Le Chat Murr), au point de passer, aux yeux de ses contemporains, pour un imitateur et un épigone sans talent: son roman apparaît comme un double usé de ces œuvres, et Dostoïevski lui-même comme une doublure de ces auteurs. Les contemporains n'ont vu que ce en quoi Le Double ressemblait à la littérature antérieure, ils n'ont rien vu de ce qu'il avait de révolutionnaire. Dans les Mémoires d'un fou (1835) de Gogol, Popristchine, un petit fonctionnaire misérable - son nom vient de priSCik, «bouton sur le nez, furoncle» - écrasé par son insignifiance minable, amoureux de la fille de son supérieur, finit par devenir fou: Dostoïevski reprend de Gogol en particulier l'idée de mener la narration du point de vue du héros devenant fou, le texte semblera émis par celui qui est en proie au dédoublement, ce sera le journal de bord du naufrage de son esprit. Le personnage de Gogol n'est pas plus sympathique, en fait, que celui de Dostoïevski, s'il est plus cornique : c'est, dans son journal, le même feu d'artifice de désirs, d'envies rentrées et de jalousies «bureaucratiques », où le minable le dispute à l'infâme. C'est un pou écrasé, il n'en sent pas meilleur. .. Dostoïevski s'inspire aussi du Manteau, qui met en scène un malheureux «conseiller titulaire », Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, prototype de l'hilote social, du fonctionnaire médiocre et aliéné produit par le système rigide du Tchin russe, cette Table des Rangs qui, depuis Pierre le Grand, réduit l'individu à son grade tout en lui conférant, au-dessus du peuple prosterné, la seule valeur à laquelle un homme puisse prétendre en Russie. M. Goliadkine, comme Akaki Akakiévitch, est un pur produit de cette ville fantastique qu'est Saint-Pétersbourg, mirage de pierre se dressant au

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milieu des marais finnois, ville du pouvoir et ville diabolique, pétrie des sortilèges du néant, ville de toutes les horreurs et de tous les enchantements. Mais M. Goliadkine n'est ni pauvre, ni sympathique ni pitoyable, raison pour laquelle il déçoit fortement les tenants de l' «école naturelle» (Bélinski, Grigorovitch) ainsi que le public qui attend une peinture humanitaire et socialisante des victimes de l'injustice et des laissés-pour-compte de la société contemporame. Dostoïevski s'inspire surtout du Nez de Gogol, paru en 1836. Cette nouvelle traite déjà, sur un mode infiniment parodique, du thème du double. Le «major» Kovaliov se réveille un matin pour s'apercevoir qu'il n'a plus de nez. Au même moment, le barbier Ivan Iakovlévitch trouve, dans le petit pain que sa redoutable épouse vient de sortir du four, le nez du major. Ce dernier se précipite à la police pour porter plainte; le barbier, de son côté, plus épouvanté encore par son «crime» qu'il ne s'étonne devant un prodige qui, à Saint-Pétersbourg, ne surprend personne, se hâte, sous les injures et les menaces de sa femme, de se débarrasser du «corps du délit» en le jetant dans la N éva. Quelle n'est pas la surprise du major Kovaliov quand, dans la rue, il tombe nez à nez - c'est le cas de le dire: la nouvelle est bâtie sur plusieurs dizaines d'expressions idiomatiques où entre le mot «nez », Kovaliov est prisonnier, dans le cadre d'un véritable fantastique sémantique, d'un langa~e devenu fou - avec son propre nez, mais déguisé en Conseiller d'Etat, grade très supérieur à celui du major, lequel ne sait vraiment pas comment s'adresser à lui pour le démasquer, car dire à ce haut fonctionnaire en tenue de gala qu'il n'est qu'un nez serait risquer très gros. Ce qui est caractéristique du Nez de Gogol, c'est ce que l'on pourrait appeler le fantastique social et policier: à Saint-Pétersbourg, on ne s'étonne pas qu'un événement aussi incongru puisse se produire, on s'indigne de son caractère inconvenant (nepriliénost'), et l'on s'en remet à la toute-puissance merveilleuse de la police pour rétablir l'ordre social un instant perturbé par cet événement fantastique qui est surtout un événement inadmissible. Et le mieux, c'est que la police pétersbourgeoise y parvient! Un policier rapporte, enve-

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loppé dans sa poche, à Kovaliov, le nez, appréhendé au moment où il allait filer à Riga sans papiers. Que le nez refuse de se laisser recoller, cela n'est plus de la compétence de la police; qu'il revienne au milieu de la figure du Major, «comme si de rien n'était», plus personne ne s'en étonnera; par contre, ce qui reste choquant, c'est qu'il se trouve des auteurs pour raconter de pareilles histoires et là, la police revient sur l'eau... Le major Kovaliov sans son nez, cette partie la plus inutile de son individu, le major Kovaliov dédoublé, ayant perdu une partie de lui-même, n'est plus un tout, il n'est plus rien, il court après sa partie, il court après lui-même, comme un chat après sa queue, il se comporte comme la partie de sa partie, qui est devenue autonome, plus importante que lui et qui le tyrannise comme un vulgaire Doppelganger allemand: la nouvelle de Gogol est déjà elle-même une parodie des œuvres d'Hoffmann traitant du double. Les malheurs de M. Goliadkine commencent eux aussi, comme pour le major Kovaliov, au réveil, quand il se regarde en miroir. La même incertitude fantastique colore les faits et événements du roman de Dostoïevski, où le statut du double reste incertain. Comme le major Kovaliov, M. Goliadkine court après luimême, après son imago sociale, son double est son «nez », qui lui fait des pieds de nez. Dostoïevski reprend aux Ames mortes le chef-d'œuvre de Gogol paru en 1842, le valet Pétrouchka: M. Goliadkine, ou son double, serai(en)t-il(s) un nouveau Tchitchikov, le comble de l'aventurier, de l'escroc et de l'imposteur? Surtout, dans la version de 1866, Dostoïevski donne en sous-titre à son ouvrage «poème pétersbourgeois », Gogol avait intitulé ses Ames mortes «poème»: il voulait donner un grand tableau de la Russie, «ne serait-ce que d'un seul côté », Dostoïevski, lui aussi, veut évoquer la Russie pétersbourgeoise, cet épitomé du monde russe enserré depuis 1722 dans les mailles du filet bureaucratique jeté sur le sous-continent russe par Pierre le Grand: Le Double est un «poème», parce qu'il est une poétique, un manifeste, un programme et un projet, celui rempli par l'œuvre ultérieure tout entière de Dostoïevski. Saint-Pétersbourg est un «poème », celui de la Russie moderne, et Dostoïevski est son

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prophète: l'avenir, terrible, de la Russie, surgira des entrailles et des replis de la Ville de Pierre. L'affreux M. Goliadkine, révolutionnaire pétrachevskien dans certaines variantes, est le héros du siècle qui s'avance. De Hoffinann, dont il est grand lecteur, Dostoïevski a emprunté le thème du double. Mais il convient de remarquer que Hoffinann, connu très tôt en Russie, est, dans les années 1840, très largement passé de mode, comme ailleurs en Europe. De même que la critique a vu dans Le Double un prolongement de Gogol, de même on a vu en Dostoïevski un imitateur attardé d'Hoffmann. Dostoïevski s'inspire de très près, dans certains passages du Double, du Chat Murr, de La Nuit de la Saint-Sylvestre et des Élixirs du Diable, mais s'il reprend Hoffmann, ce n'est pas sur le ton flamboyant du romantisme, au contraire, c'est sur un registre trivial et presque sale qui n'a rien à voir avec son modèle. Les articles de Claude De Grève et de Michel Cadot (voir la bibliographie) étudient de manière très complète les «modèles hoffmanniens » de Dostoïevski et la transposition qu'il en fait dans la boue et la neige de Saint-Pétersbourg. Remarquons tout de suite que les personnages gogoliens comme les personnages dostoïevskiens avec doubles ont, d'une manière ou d'une autre, à voir avec l'écriture: ils sont copistes, on connaît l'importance symbolique vitale des écritures pour ces êtres de papier(s), parfois mâché, que sont en général les fonctionnaires russes. Venant après les héros hoffmanniens, ils en sont de tardives doublures littéraires. Les textes d'Hoffmann sont déjà des parodies, de Chamisso ou de soi-même (Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre), Les Élixirs du Diable sont la confession écrite du Capucin Médard, qui inclut quelques autres textes écrits, et le double naît des activités esthétiques (1'éloquence sacrée, en fait sacrilège, de Médard qui se prétend le double usurpateur de saint Antoine) et l'histoire ainsi que la signification du double surgissent de la superposition stéréographique de quatre manuscrits. Il s'agit sans doute d'une loi du genre: le double est un être de papier, ou plutôt l'emblème explicite de l'activité scripturale, laquelle consiste à noircir

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du papier: le mystère et l'enchantement sont que l'on s'évade par la feuille de papier dans un monde de signes, devenant signe soimême le temps de la lecture, nos textes sont nos tissus. Le Double, en effet, se nourrit de textes: il n'existe que par une riche et incessante inter- ou intratextualité, Hermann Karlovitch, cette dernière incarnation nabokovienne du Doppelgiinger, double dévorateur de l'unique et du vivant, n'étant pas la moins significative illustration du vampirisme textuel du Double, cette pompe littéraire. L'idée de la séparation entre un moi doux et patient et un moi arrogant et hostile au premier vient des Élixirs du Diable, Médard jouant toujours les mignons, tandis que Victorin bat la scène dans le genre affreux: mais nous avons vu que les choses ne sont pas si simples, Médard ne valant guère mieux, en fait, que Victorin (sinon, pourquoi désirerait-il tant être pardonné ?). S'ajoutant aux emprunts à la parodie gogolienne, Le Double devait marquer un dépassement du thème hoffmannien du Doppelgiinger: le roman dostoïevskien apparaît comme une réécriture et une transformation d'un thème traditionnel éculé, afin de faire du neuf, car c'est avec les vieux textes qu'on fait les meilleurs romans. Dostoïevski s'inspire aussi de Pogorélski, lequel, en 1828, dans Le Double, ou mes soirées en Petite Russie, met en scène un double de soi avec qui le narrateur converse pour tromper l'ennui des longues soirées ukrainiennes. Pogorélski est l'inventeur du mot dvojnik, «le deux, le répliquant, le double », pour traduire le mot allemand Doppelgiinger popularisé par Hoffmann, et le titre choisi par Dostoïevski renvoie expressément à cet ouvrage bien connu de tous ses lecteurs. Le double est un alter ego avec qui le sujet mène une conversation interminable: c'est aussi un succédané d'interlocuteur, à SaintPétersbourg, vaste désert d'hommes, comme en Petite-Russie. L'originalité de Dostoïevski est cependant considérable, mais cette originalité ne pouvait pas ne pas déconcerter et offusquer ses contemporains. C'est que Dostoïevski, pour la première fois en littérature, prétend faire œuvre d'art en se livrant à une description médicale, cli-

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nique de la folie, ici d'une paranoïa schizophrénique accompagnée d'un dédoublement de la personnalité. Il consulte en particulier son ami le docteur allemand Riesenkampf, l'un des prototypes du Dr Rutenspitz. Et cette description clinique, il la mène à partir de la victime de la schizophrénie, du point de vue, pathétique et dramatique, du malade qui voit son esprit se décomposer: Le Double est, en littérature, l'un des premiers témoignages de malades, comme l'époque de Maupassant aimera en publier, Le Horia, surtout dans sa première version, se présentant comme un document clinique. Tout est vu et décrit, écrit à travers les yeux, à travers l'esprit fêlé de M. Goliadkine, que l'on s'étonne de ne pas découvrir, vers la fin du récit, la plume à la main. Le discours même du narrateur, progressivement, devient indiscernable de celui du protagoniste, qui est l'unique personnage d'une narration dont il apparaît comme le seul point d'émission: la coloration stylistique, les clichés idéologicolittéraires, les bredouillements et le hachis répétitif, tout ce qui caractérise la parole, complètement introvertie, de M. Goliadkine, tout cela est aussi dans le discours du narrateur, lequel cède peu à peu la parole au personnage, au point que le roman, à l'évidence, finit par apparaître comme écrit par le double, il est un texte émis, écrit par M. Goliadkine, mais qui se retourne contre lui, se moque de lui, selon une mimétique sarcastique tout à fait odieuse: le double lui-même, M. Goliadkine-cadet, en tant que personnage figuré, n'est qu'un singe insupportable, tout à fait révoltant, car il ne dit jamais rien que M. Goliadkine n'ait déjà dit ou ne puisse dire, ce qui justement horrifie, révulse et accable M. Goliadkine-aîné, héautontimorouménos, Narcisse masochiste et auteur monopoliste et solipsiste du récit des malheurs dont il est l'unique artisan, selon un discours dans lequel il se reconnaît avec consternation. Le style de M. Goliadkine relève d'une forme du skaz, ce discours à la troisième personne dans lequel le personnage se confond avec le narrateur, fusionne avec lui, signe leur style indiscernable de ses idiotismes et de ses manies langagières. Le roman comprend treize chapitres, groupés en quatre journées consécutives: c'est dire que Dostoïevski nous montre la crise, la

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lutte et la défaite finales qui vont mener son héros droit à l'asile d'aliénés. C'est un drame psychique dont la seule scène est l'esprit en voie de dislocation de M. Goliadkine, c'est aussi un drame de l'exclusion, comment la société s'y prend, par ses non-réponses calculées, pour enfermer un homme dans un enfer dont il ne sortira que pour mourir: nous assistons à une «guerre des cerveaux» qui annonce Strindberg, à un cas de non-assistance à personne en danger, à ses derniers appels au secours, aux derniers refus de venir à son aide qui lui sont opposés, au naufrage final, en public, de son esprit. Le Double est un roman cruel, un roman sadique: comment on laisse mourir un malade qui appelle jusqu'au bout à l'aide, sans qu'on lui tende même une main consolatrice. En ce sens, Le Double interpelle le lecteur qui ne peut s'empêcher de ressentir un malaise, après avoir lu cette longue nouvelle: si M. Goliadkine est notre semblable, notre frère, ses «ennemis» le sont aussi, nous sommes des deux côtés. La première journée comprend les chapitres 1 à 5, jusqu'à l'apparition du double en tant qu'être autonome. La deuxième journée regroupe les chapitres 6 et 7, soit l'entrée du double dans le service administratif où travaille M. Goliadkine (chap. 6) et le dîner et la nuit que passe le double chez M. Goliadkine (chap. 7). La troisième journée (chap. 8 et 9) montre le renversement qui se produit, le début des hostilités entre M. Goliadkine et son double (celui-ci offense cruellement M. Goliadkine en public au bureau, puis lors de l'épisode du restaurant). La quatrième journée (chap. 10 à 13) est celle de la montée vers le paroxysme fatal, vers le solennel «Jugement dernier» de M. Goliadkine, emmené pour finir à l'asile par un terrible Dr Rutenspitz. La première journée (épiphanie progressive du double) et la quatrième (déroute complète de M. Goliadkine) occupent respectivement cinq et quatre chapitres, contre seulement deux pour chacune des journées 2 et 3. Remarquons aussi que les événements s'organisent selon deux séquences disposées en miroir: la séquence soiréebureau des jours 1 et 2 est reprise en miroir par la séquence bureausoirée des jours 3 et 4, tout commence lors de la première soirée chez le «fabuleux» Olsoufi Ivanovitch Bérendéiev, figure rappro-

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chée du tsar mythique Berendeï, et tout finit en une soirée-apothéose chez le même Bérendéiev, avatar burlesque de Dieu-le-Père. En effet, tout est burlesque dans Le Double: des héros de bas étage, plus ou moins infâmes, sont présentés sur un plan où n'éclatent plus que leurs prétentions injustifiées et leur effroyable médiocrité. Au chapitre I, nous assistons au réveil de M. Goliadkine. Le nom de M. Goliadkine est déjà significatif «Goliadkine.» est formé sur le mot goljad', goliadka, qui signifie «gueuserie, indigence» (de golyj, mu, dêpouillè »). Le suffixe -kin est, de plus, un diminutif très péjoratif M. Le Gueux... M. Goliadkine est «conseiller titulaire », c'est-à-dire qu'il occupe le neuvième rang du Tchin, rang très moyen, juste avant celui qui confère la noblesse personnelle et qui, depuis Le Manteau de Gogol, est le rang typique du fonctionnaire insignifiant et sans envergure. Depuis l' oukaze de 1809 qui prescrit d'avoir passé des examens à l'Université pour accéder aux rangs supérieurs du Tchin, le grade de conseiller titulaire est celui auquel avait été arrêtée la carrière des fonctionnaires déjà en place mais qui n'avaient pas fait d'études: M. Goliadkine est un fonctionnaire borné, plafonné, auquel tout avancement est refusé, replié par la force des choses sur la vaine affirmation de soi-même, arrêté au point mort: il délègue un double de lui-même pour obtenir les succès qui lui sont refusés, un double qui exhibe toutes ses envies rentrées et rancies. A ce nom ridicule et pitoyable, est accolé de manière dérisoire le titre pompeux de «Monsieur» (gospodin). Il faut savoir qu'en russe on ne donne jamais à quelqu'un le titre de «Monsieur» - gospodin est un terme un peu archaïque qui signifie «seigneur» - sinon de manière très officielle, très artificielle et seulement dans l'usage administratif L'emploi du mot dans l'usage courant, par exemple étot gospodin, «ce monsieur», est très dépréciatif, instaure une distance méprisante: Monsieur Goliadkine est un être distancié, dont le lecteur pouffe... La manière normale est de s'adresser à quelqu'un, même à un supérieur, en l'appelant par son prénom plus son nom patronymique (e Iakov Pêtrovitch »: «Iakov, fils de Pierre »). Le tu était de rigueur dans la Russie prê-pêtrovienne, celle d'avant les

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Rangs, du moujik au Tsar: c'est l'Occident qui introduit la complication du vous. Le réveil de M. Goliadkine rappelle celui du major Kovaliov, dans Le Nez de Gogol: le premier geste de M. Goliadkine est de se précipiter sur son miroir afin de s'assurer qu'un bouton ne lui a pas poussé sur le nez, pour lui gâcher toutes ses entreprises. Ce geste est fatal au major Kovaliov, qui s'aperçoit qu'il n'a plus de nez, mais il n'est guère moins funeste pour M. Goliadkine, qui se découvre «possesseur» d'une « figure» parfaitement banale, comme si le reflet en miroir de son insignifiance créait entre lui et son image une distance qui est celle de Narcisse contemplant son image dans l'eau avant de s'abîmer en elle. Il est extrêmement dangereux de se regarder en miroir, tout miroir est trompeur, nous le savons: ce n'est pas soi, mais un autre que l'on découvre dans l'eau profonde du miroir, et qui vous fait face. M. Goliadkine s'habille, son valet Pétrouchka enfile une livrée trop grande pour lui, et tous deux partent en coupé de louage. Mais M. Goliadkine est vu d'abord par deux jeunes collègues, puis par son chef de service André Philippovitch. M. Goliadkine veut se cacher, ne pas saluer, faire comme si ce n'était pas lui: finalement, il fait l'un et l'autre, à la fois il joue les étrangers et il salue son chef stupéfait. M. Goliadkine ne supporte pas d'être regardé, les regards d'autrui ont sur lui un effet anéantisseur, qu'il renvoie sous la forme d'un «terrible regard »... sur la paroi du coupé en face de lui. Déjà, au moment de son réveil, les murs de sa chambre, le mobilier, et jusqu'à la lumière du jour «regardaient» M. Goliadkine, qui fermait les yeux, pour ne pas voir, mais surtout, magiquement, pour ne pas être vu: la situation préférée de M. Goliadkine est celle du voyeur, qui voit sans être vu. Juste après ces rencontres, M. Goliadkine, qui a été surpris, regardé, décide soudain, au chapitre II, de se rendre illico chez son médecin, le Dr Christian Ivanovitch Rutenspitz, dont le nom signifie «pointe de fouet », Face au Dr Rutenspitz, M. Goliadkine se livre à un discours passablement incohérent, dont la fonction première est de faire écran au

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discours du docteur. Au cours de son monologue, M. Goliadkine affirme son indépendance, son autonomie individuelle, parle des « ennemis» qu'il possède, et raconte tout cela comme si c'était l'histoire d'un autre: à cet invérifiable et énigmatique « roman », qui ressemble à une timide demande d'amour, le Dr Rutenspitz répond en répétant ses conseils médicaux, et surtout par des silences qui font dire à M. Goliadkine, après l'avoir quitté, que ce docteur est «bête »... A la fin de l'entretien, se produit tout à coup une scène extraordinaire. Sans prononcer une parole, les yeux dans ceux du médecin, M. Goliadkine fond en larmes, montrant qu'il comprend, qu'il sait qu'il est perdu. Et qu'il sait que le Dr Rutenspitz sait que M. Goliadkine est conscient que le docteur sait que son client est perdu: les regards se croisent sans paroles comme des épées dans un duel, en un incroyable va-et-vient d'éclairs entre leurs prunelles. Jusqu'au début de l'après-midi, M. Goliadkine, au chapitre III, se livre à des emplettes effrénées. En fait, il joue à faire des achats, comme pour un mariage: ludique, infantile, il change même ses billets de banque contre des petites coupures, pour que son portefeuille ait l'air plus gonflé, pour que lui-même ait vraiment l'air d'un fiancé achetant son trousseau... Il se présente à la maison d'Olsoufi Ivanovitch Bérendéiev, conseiller d'État et protecteur de toujours de M. Goliadkine. Nous comprenons qu'il s'est invité au dîner et à la soirée donnés par Olsoufi Ivanovitch: il se fait éconduire poliment une première fois, sous les yeux d'André Philippovitch, ce qui n'arrange rien. Le chapitre IV commence par une longue description épicoburlesque gogolienne du dîner puis du bal donné par Olsoufi Ivanovitch pour l'anniversaire et les fiançailles de sa fille unique Klara avec le jeune fonctionnaire Vladimir Sémionovitch, neveu d'André Philippovitch et rival heureux de M. Goliadkine: un autre est promu, un autre est fiancé à Klara! M. Goliadkine, ainsi dépossédé, à ses yeux, reprend l'offensive: l'intrusion de M. Goliadkine, après deux heures d'hésitations dans l'escalier de service, est le retour de M. Goliadkine sur la scène d'où il a été exclu. Se produit un grand scandale, et M. Goliadkine est à nouveau, mais cette fois publique-

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ment et honteusement, jeté à la rue, préfigurant ce qui se passera au même endroit au chapitre XIII, l'exclusion définitive de M. Goliadkine. Au chapitre V, M. Goliadkine, chassé de la maison de son bienfaiteur, de son «père», s'enfuit, éperdu, dans la nuit et à travers la tempête. C'est ici que Dostoïevski imite au plus près Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre d'Hoffmann. L'« enthousiaste voyageur» rencontre à une soirée de Nouvel An son ancien amour Julie dont la froideur le désespère. Il s'enfuit dans la nuit et la tempête à travers les rues de Berlin, qui sont indiquées nommément: de même, M. Goliadkine parcourt des rues connues de Saint-Pêtersbourg. L' «enthousiaste voyageur» s'arrête dans une taverne où tous les miroirs sont voilés par déférence pour un client, Erasmus Spikher, qui hait les miroirs parce qu'il a vendu son reflet à la diabolique Giuletta de Florence (ou de Venise, capitale des miroirs et des faux-semblants), double de l'impitoyable Julie de 1'« enthousiaste voyageur », Celui-ci rencontre aussi, comme par hasard, Peter Schlemihl, le héros de Chamisso, qui a vendu son ombre à l' «homme en gris ». Peter Schlemihl et Erasmus Spikher sont, nous l'avons vu, des hommes avec doubles, parce qu'ils ont vendu, en un marché qu'ils croyaient un marché de dupes à leur avantage, leur image immatérielle. S'étant ainsi gravement dédoublés, ils apprennent à leurs dépens que, hommes sans ombre ni reflet, ils sont exclus des rangs de l'humanité qui les considère, dans leur apparente immatérialité, comme des esprits, fantômes, succubes ou vampires: ombres d'eux-mêmes que traverse sans être arrêtée la lumière, ils sont des doubles sans originaux. On comprendra que M. Goliadkine, pris dans un pareil réseau de références aussi appuyées, ne peut pas ne pas rencontrer son double, le lecteur, qui a lu Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre, s'y attend encore plus que lui. C'est alors, effectivement, que M. Goliadkine rencontre son double. Dostoïevski s'inspire dès lors d'un passage du Chat Murr d'Hoffmann, où le musicien fou Johannes Kreisler, regardant son image dans l'eau, du haut d'un pont, croit reconnaître en elle le peintre fou Ettlinger, son double, qui a blessé la princesse Hed-

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wige. Il s'enfuit, et son double, vrai Doppei-ganger, lui semble courir à côté de lui. Il veut se réfugier dans la cabane de Meister Abraham, vieil escroc illusionniste: au moment d'entrer, il croit voir son double se dresser devant lui à la porte, il défaille car voir son double c'est apprendre que sa mort est proche. En fait, il s'agissait de sa propre image dans un miroir concave, Kreisler a cru que c'était son double sorti de l'eau qui le poursuivait. Narcisse pourchassé à la course par son reflet sorti du ruisseau, miroirs facétieux comme toujours, histoires de fous et de doubles en cavale dans la nuit romantique, Hoffmann s'amuse, et Dostoïevski encore plus. De même, M. Goliadkine, fuyant devant lui, s'arrête pour se pencher sur le parapet du canal de la Fontanka, comme pour regarder son reflet dans l'eau, malgré l'obscurité et la tempête. M. Goliadkine veut « se cacher de lui-même)), « sefuir lui-même », il est « anéanti », il aspire à « disparaître », et c'est au moment où ses pulsions de mort sont les plus intenses qu'il s'arrête pour se pencher sur l'eau noire... et que le double se manifeste. Le double est d'abord une voix (p. 83-84) qui s'adresse à M. Goliadkine, avant de revêtir une forme visible. Projection du dialogue intérieur incessant de M. Goliadkine en un être autonome, la première démarche du double est de se muer en une voix extérieure qui s'adresse à M. Goliadkine. Le double vient d'abord à la rencontre de M. Goliadkine, par deux fois (dans tout le reste de la narration, double comme original font toujours tout au moins deux fois): s'il imite exactement M. Goliadkine, s'il fuit comme lui dans la tempête et dans la même direction, il l'imite d'abord en miroir, il fait face à M. Goliadkine, il vient le chercher, le provoquer. Puis se produit un renversement de rôles significatif, c'est M. Goliadkine qui se lance à sa poursuite, le double fuit devant lui. Jusque dans la chambre de M. Goliadkine, où il le devance: c'est à ce moment et à ce moment-là seulement que M. Goliadkine le reconnaît, se reconnaît... Le dédoublement par division (figuré par le dialogue intérieur obsédant de M. Goliadkine) se projette en dédoublement par multipli-

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cation: il y a désormais deux Messieurs Goliadkine, alors qu'auparavant M. Goliadkine était deux en un. La scission en deux Messieurs Goliadkine intervenait, nous l'avons vu, juste au moment où les pulsions suicidaires de M. Goliadkine le faisaient se pencher sur l'eau noire: l'apparition du double détourne M. Goliadkine de son désir d'anéantissement, l'apparition du double est donc, dans un premier temps, salutaire. Il faut rajouter, p. 91, à la fin du chapitre V, deux lignes de pointillés qui figurent dans l'original russe: il s'agit d'un procédé venant d'Hoffmann, qui indique une rupture ludique de la logique narrative, quand l'explication s'avère impossible et que l'auteur plante là sans façons son lecteur. Le lendemain, au chapitre VI, le double vient s'asseoir au bureau, en face de M. Goliadkine, qui s'y attendait, comme en miroir. Profitant d'une absence du double, M. Goliadkine entame une curieuse conversation avec son voisin, Anton Antonovitch Sétotchkine. Pour ce dernier, l'autre M. Goliadkine, c'est « quelqu'un qui porte le même nom », il y a « comme un air de famille », peut-être êtes-vous jumeaux? Anton Antonovitch Sétotchkine, sans se prononcer jamais très clairement sur l'existence effective d'un second M. Goliadkine, plus soucieux, semble-t-il, de ne pas contrarier son voisin que de discuter les faits, s'efforce de normaliser, de réduire à la norme cet événement dont personne ne s'étonne dans le bureau. Anton Antonovitch est un vrai pétersbourgeois, comme dans Le Nez de Gogol: tout événement non conforme doit être expliqué, réduit à la rationalité, même la plus plate et la plus bête. Sa tante, avant de mourir, s'est vue en double, piètre consolation pour M. Goliadkine, d'ailleurs il y a aussi les frères siamois, et peut-être M. Goliadkine et son frère jumeau... Le bavardage gogolien d'Anton Antonovitch introduit, au-delà de l'absurde, l'incertitude fantastique: un tiers personnage semble authentifier l'existence concrète du double, sans que le lecteur en soit tout à fait sûr, étant donné la profusion d'inepties que ce « témoin» se montre capable de proférer. A la fin de la journée de travail, le double aborde humblement

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M. Goliadkine: c'est encore «son double sous tous les rapports» (p. 91), un double parfaitement identique, humble, soumis, tout comme M. Goliadkine. Au chapitre VII, M. Goliadkine emmène son double chez lui, et le retient à dîner. M. Goliadkine déborde de joie, comme au sortir d'une longue retraite et d'une longue solitude, le double, lui, est timide, obséquieux, il sollicite la protection de M. Goliadkine, lequel s'érige en double de son double, double bavard, fort, protecteur, double supérieur. La biographie de l'autre M. Goliadkine est un effroyable tissu de lieux communs sur la vie d'un médiocre fonctionnaire, et elle est manifestement la réplique «sous tous les rapports» de la vie et de la carrière de M. Goliadkine telle qu'il pourrait (s')en faire le récit. Nous touchons ici à quelque chose de très important: l'absolue impersonnalité de la parole de M. Goliadkine et de son double, qui n'est que le robinet d'eau tiède de toutes les expressions et de toutes les pensées toutes faites, dénonce la psychose galopante de M. Goliadkine qui le coupe de l'humanité et va le conduire à un enfermement matériel qui n'est que la traduction concrète de son enfermement psychologique. M. Goliadkine s'égaie, devient bavard, fait venir du punch. Une amitié passionnée se noue entre les deux Messieurs Goliadkine, non exempte d'ambiguïté. M. Goliadkine, perdant toute prudence, avoue à son double son amour secret pour Klara, la fille du Conseiller d'État Bérendéiev. M. Goliadkine passe alliance avec son double: «... nous aussi nous mènerons notre intrigue» pour les embêter... pour les embêter nous allons mener notre intrigue (p. 119). Remarquez la construction en chiasme de la phrase de M. Goliadkine: il ne s'exprime que sous forme de répétitions, de parallélismes, de phrases reprises en miroir. M. Goliadkine se réveille le lendemain, mécontent d'avoir trop parlé. L'autre M. Goliadkine a disparu, et même le lit qui lui avait été confectionné! A croire que toute la scène de la veille n'était qu'une hallucination: mais, à une question de son maître, l'abruti Pétrouchka répond: «Le maître n'est pas là !», ce qui sous-entend

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qu' «ils» étaient bien deux, mais entraîne aussi que M. Goliadkine est pris par son domestique pour le double de son double. La difficulté, désormais, pour M. Goliadkine, va être non seulement d'affirmer son identité, mais aussi de défendre son existence. Au bureau, M. Goliadkine est cruellement offensé par son double, qui subtilise un travail préparé par M. Goliadkine et s'en fait attribuer tout le mérite. M. Goliadkine, trahi par son double, commence une lutte à mort, ponctuée d'inopportunes tentatives, de la part du «vrai» M. Goliadkine, de réconciliation et d'alliance, comme dans Les Élixirs du Diable entre Médard et Victorin (mais sur un mode parodique trivial, par exemple, chapitre XI, une empoignade à drojki, ce taxi de l'époque). M. Goliadkine décide de lutter jusqu'au bout contre l'infâme Goliadkine-cadet, lequel lui inflige au restaurant un affront inimaginable: M. Goliadkine, qui n'a commandé qu'un seul beignet fourré à la viande (piroéok), doit payer les dix que le double glouton et qui clappe des lèvres en lui souriant en miroir a ingurgités, scène symbolique du fait que le double se nourrit, très littéralement, aux dépens de l'original. S'ensuit un échange de lettres imaginaires, ou du moins le texte ne permet guère de conclure sur leur statut, entre M. Goliadkine et son double, par l'intermédiaire d'un certain Vakhraméiev: toute l'infamie et la mauvaise réputation de M. Goliadkine, en particulier la promesse de mariage non tenue à sa logeuse allemande, sont publiquement révélées, et l'ostracisme social exercé contre le « vrai» M. Goliadkine est complet, tandis que le «faux» est honoré de l'estime générale. Le chapitre X commence par des rêves répétitifs et prémonitoires de M. Goliadkine: il est dans une brillante société où il rencontre les succès les plus flatteurs, mais survient son double qui le dénonce comme imposteur et ruine cruellement sa bonne réputation. M. Goliadkine court dans les rues et, de ses pas sur le trottoir, naissent d'innombrables Messieurs Goliadkine qui se dandinent à la chaîne comme des oies. Le monde se peuple de doubles proliférants de M. Goliadkine, signe que son solipsisme est en passe cl'être total.

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M. Goliadkine, toute la journée, espionne à l'entrée du bureau pour savoir si l'on y parle de lui. Fort désappointé d'apprendre qu'il n'en est rien, il entre, et son rêve se réalise: le double est là, qui multiplie les bassesses flatteuses devant les collègues et les infamies à l'égard de M. Goliadkine, en particulier après lui avoir serré la main comme par erreur, il s'essuie ostensiblement les doigts, et dénonce M. Goliadkine comme «notre Faublas russe », ce qui mortifie ce dernier de honte. Désespéré, M. Goliadkine court après son double, et réussit à le saisir au collet. Au chapitre suivant, M. Goliadkine entraîne son double dans un café, pour une ultime explication. Mais, loin de lui demander des comptes, M. Goliadkine semble s'excuser auprès de son double infâme, trahissant une fois de plus son désir de passer alliance avec lui, sans doute dans les mêmes fins douteuses qu'au chapitre VII. Mais ce dernier, toujours plus ignoble et plus sarcastique, tente de s'esquiver. Suit une lutte au corps à corps sur le drojki qu'ils ont emprunté, et qui se termine dans la cour d'Olsoufi Ivanovitch. M. Goliadkine se réfugie dans un restaurant; là, il tire de sa poche une lettre qu'on lui a remise au ministère: Klara Olsoufievna, dans la plus pure, ou impure, tradition des romans poisseux du sentimentalisme du siècle précédent - M. Goliadkine est un homme qui a tout lu, il nourrit ses délires de ses lectures - le supplie, lui son bien-aimé, de la sauver d'un mariage odieux, ce soir même elle s'enfuira dans ses bras, etc. La vie est un roman, elle est surtout «en danger », comme s'écrie M. Goliadkine en tirant de sa poche, en même temps, une fiole de médicament donnée par le Dr Rutenspitz. Au chapitre XII, M. Goliadkine se rend chez Son Excellence, le chef suprême du service administratif, pour faire un appel ultime contre les persécutions du double. Mais celui-ci est évidemment présent, Son Excellence oppose aux propos confus de M. Goliadkine un accablant silence, et c'est le double qui réplique par une généreuse colère, une diatribe dans laquelle se font entendre, retournés contre M. Goliadkine, les griefs mêmes de celui-ci contre l'imposteur, lequel triomphe sur toute la ligne.

{( Du plus profond vers toi j'ai crié», M. Goliadkine

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Le chapitre XIII est le grand finale, la déroute de M. Goliadkine. Ce chapitre s'inspire des Élixirs du Diable, de la grande tete religieuse qui marque la consécration et le martyre d'Aurélie, mais de manière tout à fait parodique et inversée: loin de triompher sur le double, l'original est solennellement vaincu par ce dernier. M. Goliadkine, pendant deux heures, se dissimule derrière un tas de bois dans la cour d'Olsoufi Ivanovitch, debout sous la pluie. Il y a bal chez le splendide conseiller. Soudain, les fenêtres s'ouvrent, une foule de gens se penchent dans la cour, lui font de grands gestes d'appel, le double se précipite pour l'inviter à monter dans cet appartement d'où il avait été, au chapitre IV, chassé, rejeté par tous. Ce n'est pas l'apothéose de M. Goliadkine, qui n'est pas réintégré là d'où il avait été jeté à la rue, au contraire, c'est une parodie grotesque de Jugement Dernier, un «Jugement effrayant» (, Paris, Minard, Lettres modernes, 1970. Collet, F., « Lecture comparée du début et de la fin du Horla », L'École des Lettres second cycle, 1982-1983, 8, p. 27-31. Danger, P., Pulsion et désir dans les romans et les nouvelles de Guy de Maupassant, Paris, Nizet, 1973. Delabroy, J, «Corps inconnaissable; Hommage à Pierre Albouy», in Y. Gohin et R. Ricatte (éd.), Recherches en sciences des textes, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1977, p. 125-134. Dentan, M., «Le Horla ou le vertige de l'absence », Études de lettres, III, 9, 2, 1976, p. 45-54. Dobransky, M., Le Fantastique. Texte étudié: « Le Horla 1> de Maupassant, Paris, Gallimard, «Lire », «Les Écrivains du bac », 1993. Donaldson-Evans, M., «A Woman's Revenge 1>: The Chronology of Dispossession in Maupassant's Fiction, Lexington, Ky., French Forum, 1986 (sur Le Horla : chap. V). Dôring, U., «Die Bedeutung des Wahrnehmung in Maupassants phantasticher Erzâhlung Le Horla », Zeitschriftfür Franeôsischen Sprache und Literatur, 1984, 94, p. 49-65. Dôring, U., «A la recherche de la raison perdue: la critique et la littérature fantastique », Œuvres et critiques, IX, 2, 1984, «Poètes maudits », p. 167-186.

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