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French Pages 1428 [1432] Year 2004
Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains
Philippe Nemo Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains
QUADRIGE / PUF
DU MÊME AUTEUR
job et l'excès du mal, Grasset, 1978. Traductions italienne (Roma, Citta nuova editrice, 1981), espagnole (Madrid, Caparros, 1996), anglaise (Pittsburgh, Duquesne University Press, 1998). Nouvelle édition, avec une postface d'Emmanuel Levinas, Albin Michel, 1999 et 2001. LA société de droit se/on F. A. Hayek, PUF, 1988. Traduction et introduction de LA logique de la liberté, de Mich:d Polanyi, PUF, 1989. Pourquoi ont-ils tué jules Ferry 1, Grasset, 1991 . Le chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. . Histoire des idées politiques daris l'Antiquité et au Moyen Age, coll. « Fondamental., PUF, 1998. Prix Kœnigswarter de l'Académie des Sciences morales et politiques, 199.9.
ISllN
978-2-13-053163-0 ISSN 0291-0489
Dépôt légal - 1~ édition: 2002, octobre 3' tirage: 2009,juillet
e
Presses Universitaires de France, 2002
6, avenue Reille, 75014 Paris
A Catherine Nemo
Sommaire
Avant-propos
Il
Introduction générale. La droite, la gauche, la démocratie libérale
13
PREMIÈRE PARTIE L'ABSOLUTISME Chapitre 1 / La montée de l'absolutisme dans les États-nations de la Renaissance
33
Chapitre 2 / Machiavel. L'émergence de la « raison d'État»
45
Chapitre 3 / Luther. Un État national sans contre-pouvoir- ecclésiastique
71
Chapitre 4/ Bodin. Un théoricien de l'État souverain
79
Chapitre 5 / L'affermissement de l'absolutisme français aux xvIl'XVIII' siècles
109
Chapitre 6 / Hobbes. L'État illimité
137
DEUXIÈME PARTIE LA TRADITION DÉMOCRA TIQUE ET LIBÉRALE Chapitre 1 / Le XVI' siècle: «Seconde scolastique ", «Monarchomaques » et constitutionnalistes calvinistes
157
Chapitre 2 / Les idées politiques des républiques hollandaises
213
Chapitre 3 / Les idées politiques de la première révolution anglaise
253
8
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
Chapitre 4 1 Locke. La doctrine de la rule of law
305
Chapitre 5 1 La tradition de l'ordre spontané en Angleterre au XVlll' siècle
337
Chapitre 61 Les idées politiques de la révolution américaine
367
Chapitre 7 1 Démocrates et libéraux en France aux XVU< et xvm' siècles
411
Chapitre 8 1 Démocrates et libéraux en Allemagne. Althusius, Pufendorf, Kant, Humboldt
489
Chapitre 9 1 Démocrates et libéraux en Angleterre au XIX' siècle. Bentham, J. S. Mill, le chartisme, Lord Acton, Spencer
569
Chapitre 101 Démocrates et libéraux en France au XIX' siècle. Constant, Bastiat, Prévost-Paradol
591
Introduction aux Troisième et Quatrième parties 1 Les adversaires de la tradition démocratique et libérale
699
Chapitre préliminaire aux Troisième et Quatrième parties 1 Hegel
705
TROISIÈME PARTIE LES ADVERSAIRES DE LA TRADITION DÉMOCRA TIQUE ET LIBÉRALE, l - LA GAUCHE , Introduction 1 Le· socialisme représente-t-il un progrès ou une régression dans l'évolution de l'humanité?
779
Chapitre 1 1 Les origines du socialisme
783
Chapitre 2 1 Rousseau
801
Chapitre 31 Jacobinisme et socialisme pendant la Révolution française
841
Chapitre 41 Saint-Simon et le saint-simonisme
855
Chapitre 5 1 Autres socialismes non marxistes
883
Chapitre 61 Marx
915
Chapitre 7 1 Lénine et le marxisme-léninisme
953
Chapitre 8 1 Le socialisme démocratique
973
Chapitre 9 1 La social-démocratie
989
9
SOMMAIRE
QUATRIÈME PARTIE LES AD VERSA IRES DE LA TRADITION DÉMOCRA TIQUE ET LIBÉRALE, II - LA DROITE Introduction
1009
Chapitre 1 / La « préhistoire» de la droite. Boulainvilliers, Saint-Simon
1011
Chapitre 2 / Montesquieu. La nostalgie de la société féodale
1019
Chapitre 3 / Les « théocrates » : Bonald et Maistre
1051
Chapitre 4 / Les droites en France au
1081
XIXe
siècle
Chapitre 5 / Tocqueville. La liberté aristocratique.
1097
Chapitre 6/ La Tour du Pin. Le corporatisme
1145
Chapitre 7 / Barrès, Maurras et le nationalisme français
1173
Chapitre 8 / Le nationalisme allemand avant le nazisme
1227
Chapitre 9 / L'idéologie national-socialiste
1259
CINQUIÈME PARTIE LA TRADITION DÉMOCRA TIQUE ET LIBÉRALE A U XX' SIÈCLE Introduction
1307
Chapitre 1 / État de droit et polycentricité, 1. Popper, Polanyi
1311
Chapitre 2/ État de droit et polycentricité, 2. Hayek
1325
Chapitre 3 / Le totalitarisme selon Hannah Arendt
1349
Chapitre 4 / John Rawls
1371
Épilogue
1399
Index
1401
Avant-propos
Dans l'Avant-propos d~ notfi? Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Agel, nous avons précisé les options méthodologiques de notre entreprise. Ces options demeurent valables pour la présente Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. En particulier, nous nous sommes d'emblée expliqué sur la démarche, rare aujourd'hui, qui consiste à entreprendre seul un ouvrage de ce typt?-. Ambition périlleuse, assurément, puisqu'un seul auteur ne peut prétendre avoir sur chaque œuvre, sur chaque période, sur chaque pays, l'érudition d'un spécialiste. Il ne peut faire autrement que de travailler souvent de seconde main. Nous avons choisi cette option, cependant, parce qu'elle seule permetla clarté et la cohérencf:? qu'on attend paf principe d'un manuel. Nous pensons qu'elle a aussi une valeur propre, de nature philosophique, puisqu'elle permet d'éviter le paradoxal manque d'érudition des érudits, auxquels l'arbre de leur spécialité cache parfois la forêt de l'histoire générale. Accordant toute leur attention II leur domaine, ils sont exposés à méconnaître .les sources ou les échos lointains des auteurs qu'ils étudient, à prendre pour des produits d'un certain temps des idées qui ont déjà ou qui auront une longue histoire. Celui qui a fait tout le voyage est peut-être en meilleure position pour saisir certaines évolutions de long terme. Le présent volume appelle des remarques méthodologiques spécifiques. Dans le premier, qui portait sur des périodes où les. œuvres politiques conservées sont relativement rares, nous pouvions nous flatter d'avoir traité un nombre non négligeable des auteurs les plus importants. Cette prétention doit être abandonnée pour les Temps modernes et contemporains. Car, cette fois, 1. PUF, coll. « Fondamental », 1998. Ce livre sera désigné ci-après par les initiales HIPAMA.
2. Nous sommes peut-être le premier en France ~ tenter à nouveau l'aventure depuis Jean-Jacques Chevallier (Histoire de la pensée politique, 3 vol., Payot, 1983-1984).
12
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
les textes sont innombrables, et traiter substantiellement même des doctrines les plus connues devenait matériellement impossible. On pouvait, certes, dans le nombre de pages imparti, qui est considérable, organiser un voyage à travers « toUS» les auteurs et « toutes» les doctrines en accordant une simple vignette à chacun et à chacune. Mais cette démarche encyclopédique, d'ailleurs légitime et utile en elle-même, ne répondait pas à notre intention primitive qui était de proposer un cours raisonné. Il a donc fallu opérer un choix, retenir les auteurs les plus significatifs et les plus originaux, et tenter un exposé aussi complet que possible de leur doctrine, en entrant dans le détail, en citant autant de textes que nécessaire à une bonne compréhension de leurs intentions et de leurs arguments. Pour d'autres auteurs moins significatifs, selon nous, mais connus et qu'on s'attend en toute hypothèse à retrouver dans un ouvrage de ce type, nous avons dû nous borner à un résumé ou à une mention. Le lecteur sera juge de la pertinence de ces arbitrages. Du moins avons-nous le sentiment d'être parvenu à réaliser peu ou prou notre projet de départ, qui était de présenter une histoire générale des idées politiques en Occident qui fût une véritable introduction aux études dans le domaine pour ceux qui s'y destinent, un tableau suffisamment complet pour des étudiants d'autres disciplines - philosophie, droit, économie ou autres sciences sociales - et enfin, pour l' « honnête homme 1>, un ensemble de références pouvant nourrir sa réflexion et sa vie de citoyen. Et nous formons le vœu que l'intérêt intense que nous avons éprouvé, tout au long de ce long travail, pour les trésors d'intelligence et d'idéal que comporte le corpus des œuvres politiques de l'Occident ancien et moderne sera partagé par nos lecteurs.
Introduction générale La droite, la gauche, la démocratie libérale
Ce qui caractérise les Temps modernes et contemporains dans le champ des idées politiques en Occident, c'est l'apparition de la philo;"ophie politique et des théories constitutionnelles qui fondent l'Etat démocratique et libéral. Il est vrai qu'en un sens, comme nous l'avons mon"tré dans notre Histoire des idées politiques dans l'Ant(quité et au Moyen Age, quasiment toutes les idées de base de cet « Etat de droit » avaient été déjà form,ulées par les penseurs antiques et médiévaux. Pourquoi donc cet Etat et la société développée qu'il rend possible ne s'épanouissent-ils véritablement qu'aux Temps modernes . et contemporains? Nous pensons que c'est parce que ces cinq siècles accomplissent un véritable progrès intellectuel par rapport à l'Antiquité. Les penseurs de ces siècles ont en effet construit un modèle nouveau d'ordre social que l'on pelft qualifier de modèle ou paradigme d' « ordre par le pluralisme ». A travers les épreuves des guerres de religion, des révolutions, des luttes sociales qui marquent l'histoire européenne de cette période, ils ont pris conscience que la liberté individuelle et le pluralisme qui en est le corollaire n'étaient pas un facteur d'éclatement social et de désordre, mais une forme supérieure d'organisation des rapports entre les hommes. C'est cette clef intellectu~lle qui leur a permis de décrire et de préconiser les institutions de l'Etat de droit qui, précisément, ont pour spécificité de permettre de gérer un ordre pluraliste: le droit abstrait et universel, les « droits de l'homme », le marché, la démocratie, les institutions académiques libres, la presse libre ... Ensuite, par un processus d'autorenforcement irrésistible, la supériorité con:ferée par ces institutions aux sociétés occidentales sur toutes les autres formes connues d'organisation sociale a assuré la pérennité du modèle démocratique et libéral. Celui-ci a en effet triomphé successivement des effroyables régres-
14
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
sions qu'ont ,été les fascismes et les communismes du XX" siècle,. types de régimes portant à leurs dernières conséquences les thèses de deux autres familles de doctrines, forgées aux Temps contemporains à partir de deux autres modèles plus anciens d'ordre, la gauche et la droite. Nous pensons qu'on peut structurer l'histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains selon cette problématique.
1 -
LES
TROIS
PARADIGMES
DE
L'ORDRE SOCIAL
1) La notion de « paradigme
1>
Il nous faut d'abord préciser ce qu'on entend ici par « modèle» ou « paradigme» de la pensée sociale et politique. Généralement parlant, un paradigme est un modèle sous-jacent à une pensée, qui détermine sa structure, qui fait qu'elle pose certaines questions et non d'autres, qu'elle « organise le donné »selon un certain cadre. Par convention, on parlera de « paradigme» plutôt que de « modèle », lorsque ce cadre n'est pas pleinement pris en vue par le sujet et gouverne sa pensée en partie à son insu. Un «paradigme de la pensée sociale et politique» est dons un cadre dans lequel on pense les problèmes de la société et de l'Etat. Chaque paradigme consiste à percevoir d'une certaine façon l'ordre ou le désordre social, c'est-à-dire ce qui détermine respectivement la prospérité, la paix et le bonheur de la communauté, ou, au contraire, ce qui y provoque troubles, inefficacité et échecs. Cette conception de l'ordre déterminera toute une échelle de valeurs en matière politique, sociale et économique, par laquelle s'étalonneront les préférences, les options, les programmes. On peut considérer que les grandes « familles politiques », celles qui se perpétuent à travers les décennies et les siècles, survivant à l'écume des événements et à l'inconstance des alliances tactiques,. doivent leur unit~ profonde au fait que tous le'urs membres pensent la société et l'Etat à travers le même paradigme fondateur, c'est-à-dire à travers un certain modèle d'ordre. Et que les grands clivages politiques ont essentiellement pour cause cette différence irréductible des visions de l'ordre social. En effet, ces clivages se caractérisent par le fait qu'ils ne s'apaisent nullement par la discussion et la polémique. Deux ou trois siècles de contacts et de discussions n'ont nullement éteint, par exemple, les querelles entre la « droite»
INTRODUCTION GÉNÉRALE
15
et la « gauche ». Or ces querellés se seraient probablement aplanies avec le temps si le cadre de pensée eût été commun: les discussions auraient alors consisté simplement dans la ,vérification des points concrets en litige. Comme dans une négociation commerciale où les partenaires « voient» par définition la situation selon les mêmes catégories et où le problème est seulement de rapprocher les intérêts, les partis auraient sans doute progressé vers un,compromis. Or les polémiques politiques sont manifestement d'une autre sorte. Loin de s'apaiser à mesure qu'on discute, elles s'aggravent, dirait-on, avec la discussion; et elles se renouvellent avec la même vigueur à chaque génération. Ce qu'on peut expliquer comme suit. Le propre d'une discussion est de conduire chacun à énoncer les .principes qui guident sa réflexion et son action: pour justifier la position qu'on prend sur tel ou tel problème concret, on la présente çomme la simple application à ce problème d'un certain principe général, que l'on est alors incité à expliciter. On escompte qu'autrui se rendra à l'argument et changera sa position, puisque, spontanément, on n'imagine même pas qu'il puisse contester le principe (par exemple, le fait que la justice consiste à rendre à chacun le sien, ou, plutôt, à établir l'égalité des conditions; la priorité donnée à l'efficacité économique ou, plutôt, à la juste répartition des fruits de la croissance; le fait que la démocratie consiste dans le pluralisme ou, plutôt, dans la loi de la majorité; le caractère légitime ou condamnable du profit; le fait que l'unité et la force de la nation priment, ou ne priment pas, les intérêts des régions, etc.). Or il se trouve que le véritable adversaire politique, loin d'être convaincu par l'argument, est en général encore moins disposé à accepter le principe qu'on lui oppose que la position concrète que ce principe était censé justifier. Par conséquent, le fait d'avoir explicité ce principe diminue le consensus au lieu de l'augmenter; on découvre que l'interlocuteur est décidément un adversaire. La discussion politique, même (et surtout) si elle est de bonne foi, tend à mettre à nu le socle 4e principes et de valeurs sur lequel chacun s'appuie et fonde ses opinions, il manifeste le disparate irréductible des paradigmes. Telle est la nature des polémiques politiques. Avec des adversaires, plus on polémique, plus il est clair que ce sont les catégories mentales, les « conceptions du monde» même qui diffèrent chez l'un et chez l'autre interlocuteur: il n'y a plus de communication possible. Autrui paraît être, selon le cas, fou ou méchant. On peut poser en thèse que les clivages politiques et sociaux durables sont tous de cette nature; et que les conflits les plus graves en politique ne sont donc pas, comme on le croit d'ordinaire, des conflits d'intérêts, mais des querelles philosophiques. Peut-on résoudre ces dernières querelles, c'est-à-dire rapprocher les paradigmes mêmes? Sans doute: c'est l'idéal des Lumières. Il suppose toute une élaboration scientifique qui s'effOrce de mettre en évidence les paradigmes sous-jacents et de les transformer en « modèles» pleinement explicites, puis de discuter rationnellement de la valeur de ces modèles. Alors, on s'apercevra peut-être qu'on peut surmonter la querelle en construisant une interprétation du monde plus compréhensive que celle des paradigmes en cause. Mais cela suppose une a:ction de très long terme, une patience et une longanimité qui n'appartiennent qu'à la science. Or les groupes politiques, à tort ou à raison, se croient pressés par les échéances. Aussi ne prennent-ils pas en général le temps de convaincre les forces sociales qui leur sont idéologiquement hostiles. Ils préfè-
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
rent fuire jouer les rapports de force, soit en faisant usage de la force proprement dite (par les révolutions, émeutes, répressions), soit en utilisant les procédures démocratiques là où la constitution du pays permet à la majorité de contraindre par des voies légales, sinon légitimes, les adversaires récalcitrants, soit en tentant d'imposer leur propre conception du monde par la propagande, voire la « rééducation»' - soit, enfin, en usant de l'arme suprême, l'éducation tout court: celui, en effet, qui se sera mis en position d'éduquer les enfants de ses adversaires politiques leur inculquera sa propre vision du monde et aura donc toutes raisons de penser qu'il a gagné la partie sur le long terme. D'où le fait que les problèmes d'éducation ont si souvent une charge politique explosive, totalement disproportionnée à leur importance pédagogique 1 •
2) Les trois paradigmes de la pensée sociale et politique moderne Ces définitions étant posées, nous croyons qu'on peut discerner, dans la pensée politique occidentale moderne, trois grandes familles de théories, celles de la droite, de la gauche et de la démocratie libérale. Et l'on peut estimer que chacune d'elles est commandée en profondeur par un paradigme fondamental, une certaine vision de l'ordre social. Disons, de manière schématique (nous préciserons ces analyses ultérieurement), que la pensée de droite paraît être commandée par le paradigme de l'ordre naturel; celle de gauche, par celui de l'ordre artificiel (ou pensé, ou construit) ; celle de la tradition démocratique et libérale, par celui de l'ordre spontané (ou pluraliste, ou polycentrique, ou auto-organisé, ou culture~. L'existence de trois modèles d'ordre dans la culturè moderne est le fruit d'une longue évolution que l'on peut retracer brièvement comme suit.· 3) L'ordre sacral
Dans les sociétés primitives, un seul ordre existe, ce qui a été voulu et établi par les dieux, conformément à l'histoire que conte le mythe 2 • Cet ordre sacral, étant donné son origine, est intangible: les hommes ne sauraient songer à l'enfreindre, moins encore à le modifier, sans mécontenter gravement les puissances sacrées et mettre le groupe en péril. D'autre part, il est indistinctement cosmique et social: le 1. Cf. notre article
«
Consensus", in R. Boudon (dir.), Dictionnaire d.es sociologies,
PUF.
2. Cf HIPAMA, p. 6-7.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
17
mythe raconte comment les dieux ont mis en place le soleil, la lune, le ciel et la terre, etc., mais aussi comment ils ont donné à la société une certaine structure et imposé l'accomplissement de certaines pratiques. Par conséquent, pour l'homme des sociétés primitives, il serait aussi fou et dangereux de remettre en cause l'ordre social qu'il le serait, pour l'homme moderne, de prétendre s'affranchir des lois de la nature. L'ordre sacral exclut toute critique sociale, et par suite tout progrès. Les sociétés archaïques sont des « sociétés sans histoire» et, de fait, le démarrage du progrès scientifique et technique n'a pu se faire que lorsque la logique des sociétés à rites et mythes a été brisée. 4)' Physis et nomos Elle l'a été, notamment, par l'avènement de la Cité grecque. L'apparition de la polis et de l'agora a rendu possible la libre discussion des problèmes sociaux et politiques, donc la promotion de la rationalité et une certaine appropriation .de la loi sociale par les hommes. Ensuite, les penseurs grecs, singulièrement les sophistes, réfléchissant sur l'existence de nombreuses variations de la loi sociale dans l'espace et dans le temps, ont pris conscience qu'il existait une différence fondamentale entre .ordre naturel et ordre social. Tous les hommes rencontrés d'un bout à l'autre de la Méditerranée (à l'occasion de la colonisation grecque) ont même nature, même corps, mêmes besoins.; en revanche, ils ont des coutumes sociales infiniment diverses, chaque ensemble de coutumes permettant néanmoins une forme viable d'existence sociale. Dès lors, aucun ensemble de coutumes ne doit être considéré comme absolument nécessaire à la vie et intangible. Les hommes peuvent changer les lois, transgresser des tabous, sans que « le ciel leur tombe sur la tête ». On peut comparer les coutumes, les systèmes constitutionnels, les lois. On peut décider d'améliorer ceux qe la cité où l'on vit en s'appuyant sur des modèles rencontrés ailleurs. Par la distinction ainsi faite entre physis, ordre naturel, et nomos, ordre artificiel, humain, les penseurs grecs - des « Sept sages de la Grèce» aux sophistes de la seconde moitié du v e siècle avant J.-c. - ont rendu possible la démarche critique, et de là l'apparition de la rationalité scientifique, de la « science politique» et de l' « action politique» au sens moderne, c'est-à-dire l'action qui vise à modeler délibérément les règles de la vie sociale!. 1. Cf. HIPAMA, p. 22-23 et 72-79.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
Par la suite, la dichotomie physis-nomos est devenue un lieu commun dans la philosophie du monde gréco-romain, nopmment stoïcienne, et a été reprise par les juristes romains, puis par le Moyen Age. On a distingué droit naturel (jus naturale) et droit positif (jus positivum) le premier étant un ordre naturel, donc permanent et universel, le second un ordre construit 'par la raison humaine. Toute la pensée politique de l'Antiquité et du Moyen Age s'est coulée dans ce cadre, et c'est dans ce cadre qu'elle a posé les grands problèmes de la politique: certains penseurs affirmant la primauté du droit naturel, d'autres l'indépendance du droit positif et la possibilité de forger des institutions et des lois par l'action de la seule libre volonté humaine.
5) Les ordres intermédiaires entre nature et arttfice Cependant, on a pris conscience progressivement qu'il existait des réalités ne relevant ni de l'ordre naturel ni de l'ordre artificiel. Soit, par exemple, le langage. Ce n'est pas un ordre natur.el, car s'il l'était, tous les hommes parleraient la même langue et, par ailleurs, il n'y aurait pas d'évolution historique des langues. Or on sait que ce n'est pas le cas. Donc les hommes créent, d'une certaine manière, les langues qu'ils parlent. Cependant, celles-ci ne sont pas pour· autant des ordres construits par la raison. On n'a jamais réussi à créer une langue artificielle (même l'espéranto, qui est d'ailleurs fort peu utilisé, est bâti sur la base de plusieurs langues naturelles existantes). En fait, la langue s'impose à l'homme individuel: elle est pour lui un ordre extérieur et non manipulable, comme les ordres naturels. Si l'on s'en tient au dualisme traditionnel nature/artifice, il est donc impossible de conclure quant au type d'ordre dont relève le langage. Celui-ci n'est ni naturel ni artificiel, et il est un peu les deux.
Si l'on examine maintenant la morale ou le droit, qui sont évidemment des « ordres» essentiels pour la pensée sociopolitique, les mêmes réflexions s'imposent. Ce ne sont pas des ordres naturels, puisqu'ils varient dans le temps et dans l'espace. Ce ne sont pas des ordres artificiels, car personne n'a pu créer ex nihilo une morale ou un système juridique, comme un ingénieur pense et construit une machine ou un autre artefact. D'ailleurs, qui se sentirait obligé par une loi morale dont on saurait qu'elle a été créée par un ou quelques hommes à un moment identifiable du temps? Une telle création artificielle serait perçue comme pouvant être, à tout moment, à nouveau critiquée et changée, et l'on ne pourrait croire qu'~lle s'impose au même degré à tqus, ce qui paralt pourtant impliqué par l'idée même de morale (la morale est constituée d' « impératifs catégoriques », dont on ne peut disposer librement). Et pourtant, la morale et le droit ne sont pas non plus des ordres naturels: sans quoi tous les peuples auraient en tout temps le même droit et la même morale, ce que contredit l'histoire, laquelle nous apprend en outre que la
INTRODUCTION. GÉNÉRALE
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morale et le droit sont dans une large mesure une création des hommes - par la jurisprudence, la législation, et, pour ce qui concerne la morale, par les grandes fondations doctrinales comme celles de Moïse, de Socrate, du Christ, de Mahomet ... Même contradiction insoluble, donc, que dans le cas du langage. Cicéron était vaguement conscient du problème de l'inclassabilité de ces ordres!. Au Moyen Age, la question s'est posée à un saint Thomas, qui pensait qu'il y avait un « prix naturel », mais qui constatait que les prix variaient sur le marché et qu'on ne pouvait attribuer ces variations à la seule volonté, généreuse ou malicieuse, des dirigeants ou des marchands, et qui fut donc obligé d'admettre qu'une autre réalité, ni naturelle, ni artificielle, se profilait dans ce phénomèné. En discutant de la « loi divine », « ancienne» et « nouvelle '>, il a également pris conscience de ce qu'on pourrait appeler une historidté des lois3 •
Mais c'est seulement aux Temps modernes et contemporains que les penseurs ont pris pleine conscience de la spécificité de ces ordres et qu'a été construit explicitement et scientifiquement leur concept. Des économistes thomistes du XVIe siècle diront que les prix sont établis par « Dieu », ce qui désigne un autre responsable que la nature ou l'homme. Nicole, Boisguilbert évoqueront la « Providence » qui a permis que des hommes méchants et enfermés dans leur péché se re~dent néanmoins mutuellement service par les processus du marché: ni la nature ne voulait une telle solution, ni l'homme ne pouvait l'inventer par sa seule raison. Bernard Mandeville montrera comment des « vices privés» peuvent produire des « bienfaits publics », è'est-à-dire comment les hommes, mus par leurs passions et poursuivant chacun un but personnel, peuvent néanmoins contribuer à faire émerger un ordre collectif Iecond et productiE Or cet ordre n'est certes pas artificiel, puisque les hommes n'ont ni l'intention ni la conscierice de le construire, ils croient seulement s'occuper de leurs affaires privées; il n'est certes pas naturel, puisque la ruche abandonnée à elle-même et rendue à sa nature primitive tombe rapidement dans la misère. Hume expliquera clairement comment les « conventions» qui définissent la justice sont l'œuvre des hommes sans être l'œuvre de la raison humaine. Adam Ferguson parlera d'ordres qui résultent des actions des hommes mais non de leurs intentions, et Adam Smith évoquera enfin la fameuse main invisible du marché, p~)Urvciyeuse d'ordre alors qu'elle n'est pas la main d'un homme ni celle d'un Dieu, mais .celle de la société qui 1. Ibid., p. 334. 2. Ibid., p. 662. 3. Ibid., p. 647-656.
20
HISTOIRE DES IQÉES POLITIQUES
s'organise ainsi elle-même, qui (Smith ne dit pas le mot) s'autoorganise. Plus tard, Spencer, les économistes marginalistes, Walras, Jevons, Pareto, puis Carl Menger, Hayek et les modernes théoriciens des systèmes perfectionneront la compréhension théorique de la logique qui est ici à l'œuvre, celle des ordres qu'on peut nommer « spontanés)} ou « auto-organisés ». Dès lors, le problème politique étai! placé sous une toute autre lumière. Le but des institutions de l'Etat et de l'ordre juridique n'était plus de coller à un prétendu ordre naturel, source unique de ce qui est juste, viable et fécond. Il n'était pas, non plus, de concevoir par la raison a priori un ordre social idéal ou utopique, qu'ensuite on appliquerait sur la réalité par une démarche révolutionnaire, « volontariste» et « constructiviste ». Il était de concevoir les institutions les plus favorables à l'émergence d'un ordre social spontané, tel que des actions humaines irréductiblement pluralistes pussent s'ajuster optimalement les unes aux autres et produire ainsi des réalités sociales supérieures: le droit abstrait, qui permet le marché et donc une performance économique sans précédent; les institutions parlementaires et démocratiques, qui minimisent le risque que demeurent en place des dirigeants despotiques, ou que soient prises de mauvaises décisions publiques; la liberté de la presse, qui permet l'apparition d'une vérité sociopolitique plus objective; les libertés académiques qui permettent l'émergence rapide de la science ... C'est, croyons-nous, ce changement fondamental de perspective qui a rendu possible, à la faveur d'une histoire intellectuelle qui s'étend sur quelque cinq siècles, l'élaboration des théories modernes de l'Etat démocratique et libéral. Nous pensons que l'histoire de la pensée politique des Temps modernes et contemporains se confond avec cette élaboration et avec les résistances qui lui ont été opposées par des penseurs tributaires des deux paradigmes antérieurs. Nous allons donc voir, au long de cette étude, se distinguer nettement: une famille de pensées que nous qualifierons de « tradition démocratique et libérale», qui a pour paradigme commun l'ordre spontané; une famille de pensées de droite, qui a pour paradigme l'ordre naturel ; une famille de pensées de gauche, qui a pour paradigme l'ordre organisé .. Ce qu'on peut résumer par le tableau ci-contre. Ce schéma, toutefois, est encore incomplet, car le paradigme de l'ordre pluraliste commande la pensée politique à deux niveaux distincts. '
21
. INTRODUCTION GÉNÉRALE
Paradigmes de l'ordre social et familles politiques modernes
Sociétés archaïques
Ordre sacral 1
Physis
Nomos
Jus naturale
Jus positivum
Grèce et Rome Moyen Âge
Ordre spontané
II -
Ordre naturel
auto-organisé
Droite
Démocratie libérale
LES
pluraliste polycentique culturel
DEUX
Ordre artificiel
Europe moderne
Gauche
QUESTIONS DE LA THÉORIE SELON LORD ACT ON
POLITIQUE
. Les théories politiques visent en effet à répondre à l'une ou l'autre' des deux grandes questions suivantes 1• - Qui doit détenir le pouvoir politique? - Quelles doivent être les limites du pouvoir politique, qui que ce soit qui le détienne? Ce qui revient à dire que les théories politiques cherchent à résoudre, ~oit la question du pouvoir dans l'Etat, soit celle du pouvoir de l'Etat. Il est essentiel de comprendre que ce sont là deux questions différentes renvoyant à des problématiques hétéronomes. On peut considérer que les réponses à la première question s'échelonnent entre deux pôles extrêmes: Gouvernement autoritaire H Démocratie 1. Cette distinction, ou du moins l'idée de la formuler de cette manière claire et simple, est due à un auteur anglais, Lord Acton, 1834-1902 (cf. infra, p. 581-583).
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
Il Y a « gouvernement autoritaire» (qu'il prenne la forme d'une monarchie, d'une dictature, d'une oligarchie fermée, etc.) là où l'homme ou l'équipe dirigeante prennent seuls les décisions et . conservent indéfiniment le pouvoir. Il y a « démocratie » là où les dirigeants sont désignés au terme d'une procédure régulière et pacifique, avec pluralité de candidats, liberté d'expression, débats contradictoires, élections, mandats limités dans le temps. Ainsi sont rendus possibles le remplacement pacifique des dirigeants et, sinon le choix des meilleurs dirigeants, du moins la probabilité pour que les pires ne se maintiennent pas durablement au pouvoir; . Les réponses à la deuxième question s'ordonnent autour de deux autres pôles extrêmes : Totalitarisme H Libéralisme Il y a « totalitarisme» quand l'État dirige « tout» dans la société, a un pouvoir sans limites, contrôle la pensée et son expression, la vie sociale, la vie économique, et ne reconnaît aucun. droit propre aux individus, aux groupes privés, aux minorités, à rien de ce qui constitue la « société civile ». Il est à noter que, bien que le mot « totalitarisme» soit devenu péjoratif dans la seconde moitié du xx' siècle, après qu'eurent été vécues et analysées les terribles expériences du fascisme et du communisme, il a été employé par des théorici~ns d'avant-guerre avec une intention positive, l'idée étant que, si l'on veut que l'Etat puisse faire prévaloir la justice sociale et l'efficacité économique, il est justifié qu'il s'empare de tous les leviers de comman}le ; la constitution espagnole en vigueur jusqu'à la mort de Franco portait que l'Etat était « totalitaire ».
Il y a « libéralism~ » quand la souveraineté de l'État est limitée, quand l'Etat reconnaît en doctrine et en droit - par exemple dans une « déclaration des droits de l'homme» ou d'autres dispositions constitutionnelles fondamentales - et respecte en pratique le principe selon lequel son pouvoir exécutif et législatif n'empiétera pas sur certaines libertés fondamentales, liberté religieuse, liberté de penser, liberté de la presse, propriété, liberté de créer et de gérer des entreprises, de passer des contrats, de choisir librement son activité professionnelle ... c'est-à~dire
Notons que le mot « libéralisme» a parfois, dans la tradition, un autre sens, celui de « li~éralisme politique». Il désigne alors ce que nous avons nous-mêmes appelé ci-dessus « démocratie». Il peut certes s'accompagner de «libéralisme économique », mais les. deux notions n'en sont pas moins distinctes. Les Allemands, qui voulaient supprimer les gouvernements absolutistes de' l'Allemagne du XIX' siècle, en instaurant le suffrage universel et le gouvernement parlementaire, s'appelaient eux-mêmes et étaient appelés «libéraux». Mais ils n'étaient pas toujours partisans du pluralisme idéologique ni de la liberté économique. Dans les textes, on trouve donc les diverses expressions: démo-
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cratie,libéralisme, libéralisme politique, libéralisme économique, non sans risques de confusion. Nous parlerons, nous, de « démocrati 7 » lorsqu'il s'agira de l'exercice des libertés politiques dans le cadre de /' appareil d'ptat, de « libéralisme» lorsqu'il s'agira de libertés de la société civile opposables à l'Etat.
Observons maintenant qu'il peut y avoir, entre les modèles ainsi définis, plusieurs combinaisons: Gouvernement autoritaire
• Totalitarisme
Démocratie
o Libéralisme
o
On peut avoi,r une dévolution démocratique du pouvoir politique au sein d'un Etat dont, par ailleurs, l'emprise sur la société est limitée parles droits fondamentaux des individus. On a alors une démocratie libérale (on observera que cette èxpression n'est donc nullement redondante, malgré l'habitude qui s'est prise de parler simplement des « démocraties» pour désigner les démocraties libérales d'Europe et d'Amérique du Nord: les deux membres de l'expres, sion renvoient chacun à un concept différent).. 8 On peut avoir un pouvoir politique autoritaire et un Etat totalitaire. C'est la formule qu'on observe dans les régimes, appelés, pour faire· bref, totalitarismes: fascismes, communismes. L'Etat peut tout sur l'individu, et, par ailleurs, les dirigeants monopolisent le pouvoir, éliminent l'opposition grâce la police politique; ils ne s'exposent jamais à la contestation et à la critique et n'organisent pas d'élections libres. Notons que, ces deux premières combinaisons sont stables. Les pouvoirs totalitaires de l'Etat facilitent l'élimination, par les dirigeants, de l'opposition politique (celle-ci existerait si elle pouvait disposer, par exemple, d'une presse libre, plais ce n'e,st pas possible si les imprimeries, le papier, les entreprises appartiennent à l'Etat ou au Parti unique ... ). Inversement, l'absence de démocratie favorise la perpétuation du totalitarisme. De même, le libéralisme rend possible l'existence d'opposants politiques, faisant vivre la démocratie; la critique démocratique et la crainte de la sanctign des électeurs jouent dans le sens du respect, par les dirigeants de l'appareil d'Etat, des règles constitutionnelles et des libertés. C'est ainsi que les démocraties libérales existent depuis plusieurs siècles maintenant, et se sont révélées des régimes durables.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES
Mais deux autres combinaisons, plus instables, 11' en ont pas moins existé dans l'histoire : . ., On peut avoir un gouvernement autoritaire d'un État (plus ou moins) libéral. On a vu ce cas de figure, dans le passé, par exemple avec les deux Empires. français; de nos jours, on l'a vu au Chili, en Corée du Sud, à Singapour, dans l'Iran du dernier Shah, au Maroc jusqu'à une date récente ... Le gouvernement ne se remet pas en cause, n'organise pas d'élections (ou bien les élections ne sont pas vraiment libres et pluralistes); en revanche, il n'étatise ni ne planifie l'économie, il laisse les gens plus ou moins libres de faire leurs affaires. Ce cas de figure est néanmoins assez instable et très imparfait, puisque, dès lors que le gou':' vernement se sent menacé, il est tenté, grâce à l'impunité dont iljouit du fait de l'absence d'un contrôle par une opinion· publique démocratique, d'abuser de ses pouvoirs, de mettre en prison les opposants, de les empêcher de s'enrichir, ou de communiquer avec l'étranger, de se déplacer, de s'exprimer, etc. Il est alors fort peu libéral. ,Inversement, s'il reste « troP» libéral, il s'expose à être renversé par un coup d'Etat ou une insurrection.
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La possibilité théorique existe enfip - et on en a observé de brefs exemples historiques - de régime~ où l'Etat dispose de pouvoirs totalitaires, mais où les dirigeants de l'Etat sont démocratiquement élus. C'est ce qu'ont voulu être à peu près tous les gouvernements révolutionnaires dans leurs premières semaines d'existence: les sections de Paris lors de la Révolution française, la Convention, la Commune, la « république des Soviets »... La formule « tout le pouvoir au peuple» résume l'idée: le gouvernement révolutionnaire se donne tous les droits, il ne respecte pas les personnes et les propriétés de ceux qu'il considère comme ses ennemis, mais nul dirigeant ne revendique le monopole du pouvoir, tous disent qu'ils ne sont que les mandataires du peuple, et celui-ci est invité, au début du moins, à partici. per aux discussions et au contrôle de l'action gouvernementale. Le programme du Parti socialiste français de 1977 relevait dans une certaine mesure de cette épure. C'était, sur le fond, un véritable programme de démocratie populaire, avec nationalisation d'une grande partie de l'économie, suspension de certaines libertés individuelles fondamentales (comme la libertéscolaire). Mais les dirigeants étaient élus à tous les niveaux. On pouvait chasser des propriétaires occupant des appartements trop vastes, au profit de familles nombreuses mal logées;· mais le responsable de quartier qui 'procédait à un tel échange était démocratiquement élu par le quartier. Le patron perdait le pouvoir dans l'entreprise dont il était propriétaire, mais le comité qui le remplaçait était élu par tous les travailleurs, etc.
Mais ce.tte formule est particulièrement instable. Ou bien les pouvoirs totalitaires dont dispose le gouvernement conduisent une fraction de dirigeants à éliminer toutes les autres, et à devenir ainsi un gouvernement autoritaire: on verse alors dans le totalitarisme (c'est ce qui s'est passé en Russie après 1917). Ou bien le pouvoir reste ouvert, mais il s'enfonce dans l'anarchie, et le régime ne peut subsister.
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III - L'A DÉMOCRATIE ET LE LIBÉRALISME SUPPOSENT LE PARADIGME DE L'ORDRE SPONTANÉ
Si démocratie et libéralisme vont ainsi presque toujours ensemble dans les régimes politiques historiques, ce n'est pas par hasard; c'est qu'ils ont pour point commun de constituer des ordres pluralistes, spontanés ou auto-organisés. Les systèmes institutionnels démocratiques reposent sur le débat contradictoire, la liberté de candidature et de vote, le plus souvent sur des gouvernements collégiaux; ils impliquent séparation, donc répartition en plusieurs mains, des pouvoirs. Les partisans de la démocratie estiment néanmoins que tout cela aboutira à une action politique cohérente; qu'on pourra définir et exécuter une politique suivie (y compris la politique étrangère et de défense) et élaborer une législation stable. Ils posent même que le résultat obtenu par les procédures démocratiques sera plus intelligent, tiendra compte de plus d'éléments,comportera moins d'erreurs, etc., que celui obtenu par un homme seul ou une poignée d'hommes agissant selon leur volonté arbitraire. De même, le libéralisme n'a de sens que si l'on croit que la liberté et les initiatives du marché optimisent l'économie, que le pluralisme de la presse ou de la science favorise l'éclosion de la vérité, et ainsi que, là encore, du pluralisme naît une forme supérieure d'ordre. Or c'est aux Temps modernes et contemporains que les doctrines de la démocratie et du libéralisme ont été décisivement développées. L'histoire de la pensée politique en cette période peut donc etre caractérisée comme l'histoire de la lente promotion du paradigme . du pluralisme dans chacune des deux questions fondamentales de la politique, et, symétriquement, de la lutte menée contre ce type de pensée, sur chacun des deux terrains, par les penseurs de droite attachés au paradigme de l'ordre naturel et par ceux de gauche attachés à celui de la raison constructiviste.
PLAN DE L'ÉTUDE Ces distinctions - que nous aurons par la suite l'occasion de préciser et de nuancer - nous fournissent le principe du plan d'une Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. Elle comportera cinq grandes parties.
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l / L'absolutisme
À la Renaissance se créent presque partout en :t;:urope, en rupt,ure avec le morcellement féodal du Moyen Age, de grands Etats-nations. Les dirigeants de ces Etats et les penseurs cherchent à justifier la situation ainsi créée en construisant, largement sur la base du droit impérial romain remis à l'honneur, le concept d'un pouvoir absolu de l'Etat. Cette époque voit donc la promotion des premières doctrines dites absolutistes, qU! répondent aux deux questions politiques, celle du pouvoir dans l'Etat et du pouvoir de l'Etat, resP7ctivement par la thèse de la légitimité du pouvoir absolu, dans l'Etat, du monarque, et par la thèse de la légitimité du pouvoir absolu de l'Etat sur la société. L'absolutisme doctrinal est préparé par les choix philosophiques de penseurs aussi différents que Machiavel ou Luther, s'épanouit avec des auteurs français comme Bodin, Le Bret ou Bossuet et reçoit sa fonnulation théorique la plus approfondie avec Hobbes. Il est mis en pratique par des hommes d'Etat comme Richelieu ou Louis XIV et leurs ~xécutants, pour lesquels toute manifestation de libèrté, soit dans l'Etat soit dans la société, est virtuellement une source de désordre. II / La tradition démocratique et libérale Dès l'Antiquité et le Moyen Âge, des doctrines avaient affirmé la légitimité et la fécondité sociale de la liberté p du pluralisme, soit en matière politique (par exemple, dans l'Eglise, le conciliarisme opposé à l'absolutisme papal, plus généralement le principe représentatif et le principe électif en droit canonique ; les franchises des villes, l'autonomie des provinces, opposées à la croissance des pouvoirs royaux), soit en matière sociale (la tradition du droit naturel, qui court sans ~éritable solution de continuité des stoïciens aux juristes du Moyen Age ~t aux théologiens comme saint Thomas, oppose, au droit positif des Etats, la limite absolue des droits que les homm~s possèdent de par leur nature, au premier rang desquels la liberté). A partir du XVI" siècle, par réaction à l'affirmation des doctrines absolutistes, ces doctrines renaissent et se développent. Mais elles vont prendre des fonnes différentes selon qu'elles s'attaquent au volet , politique ou au volet social de l'absolutisme. Contre la prétention des rois absolus à gouverner seuls l'Etat, on voit apparaître des doctrines démocratiques, depuis les « monarchomaques » du XVIe siècle revendiquant les droits politiques des « magistrats » et des assemblées parlementaires, jusqu'aux radicaux anglais du XIX" siècle revendiquant le « gouvernement représentatif» et le suffrage universel, en passant par les républicains anglais, comme Har-
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rington, ou les théoriciens de la « souveraineté populaire» en , France, comme Sieyès... Contre la prétention de l'Etat à se soumettre la société, on voit apparaître les doctrines libérales, depuis les scolastiques espagnols faisant valoir, en pleine époque d'Inquisition) les droits naturels des Indiens contre les exactions des agents de l'Etat et colons espagnols, jusqu'aux théoriciens américains mettant en plâce le contrôle juridictionnel des lois qui limite la souveraineté même du peuple par le droit, en passant par l' « école du droit de la nature et des gens» de Grotius, par les théoriciens de la tolérance comme Bayle ou Locke, par les économistes français ou anglais des Lumières, par Humboldt, Kant, Benjamin Constant ... Ainsi se constitue ce que nous appelons la tradition démocratique et libérale. Il faut bien garder à l'esprit que les œuvres de cette tradition sont à la fois apparentées, puisque démocratie et libéralisme s'appellent l'une l'autre (cf supra) et que, dans les deux cas, c'est le paradigme polycentriste qui est à l' œuvre, et distinctes, puisque la théorie de la démocratie et celle du libéralisme correspondent aux deux problèmes intellectuels différents distingués par Lord Acton et que rares sont les penseurs qui aient apporté des contributions originales simultanément à l'un et à l'autre problème (il en existe néanmoins: Lock,e, Constant, J. S. Mill ... ). A noter aussi que cette réaction démocratique et libérale à l'absolutisme est « dialectique» : les réflexions anti-absolutistes se font jour presque aussitôt que les doctrines absolutistes sont formulées.
III / Les adversaires de la tradition démocratique et libérale, 1. La gauche IV / Les adversaires de la tradition démocratique et libérale, 2. La droite Mais la même dialectique des idées veut que, à mesure qu'apparaissent les doctrines démocratiques et libérales et que s'instaurent, à la suite notamment des révolutions hollandaise, anglaise, américaine et française, des régimes qui s'en réclament, une opposition intellectuelle à ces nouveautés se fasse jour. En effet, les institutions démocratiques et libérales permettent une évolution rapide de la société, le progrès des sciences et des techniques, l'avènement de la « révolution industrielle », une croissance économique sans précédent, une explosion démographique, un changement spectaculaire de la vie sociale, des mœurs, de toute la civilisation connue, tout ce qu'on caractérise comme l'avènement de la « modernité ». Or ces transformations accélérées suscitent incompréhension, défiance et peur. Des individus et des forces sociales se sen-
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te nt menacés. Ils cherchent - comme au temps de Platon, et pour des raisons, somme toute, analogues - à donner intellectuellement corps à leur résistance. D'où l'apparition, à partir du début des Temps contemporains, de doctrines politiques résolument hostiles aux doctrines démocratiques et libérales et menant contre elles une lutte idéologique farouche. Cette opposition va prendre principalement deux formes correspondant aux deux vieux paradigmes de la pensée sociale et politique, la raison artificialiste et la nature. Ces deux formes seront respectivement la pensée de gauche et la pensée de droite. Nous nous inspirons, pour cette présentation des choses, du schéma proposé par Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis (1946). La « société ouverte» de Popper correspond à ce que nous appelons nous-même ici « société démocratique et libérale ». Or, Popper dit qu'elle a deux « ennemis », la gauche et droite. Car, bien que celles-ci se présentent comme ennemies l'une de l'autre (et ce croient sincèrement telles), cette opposition n'est que superficielle; elles sont en réalité toutes deux ennemies de la société ouverte, et, à cet égard, elles sont, malgré qu'en aient leurs promoteurs, apparentées l'une à l'autre. L'une, en effet, la droite, refuse la société ouverte en s'arc-boutant sur le passé. Elle déplore qu'on se soit écarté des institutions anciennes conformes à l'ordre naturel; elle prétend que le commerce, le capitalisme, la liberté sociale, politique et économique, ont atomisé la société, détruit les « communautés naturelles» (famille, corporations, régions ... ), et donc engendré un malaise social et pn désordre généralisés. Elle prône la réaction, un retour aux origines (le Moyen Age chrétien, les « Indo-Européens », les peuplades germaniques ... ). Le modèle intellectuel de ce refus de la société ouverte par un recours à un modèle passé est, pour Popper, Platon, nostalgique de l' « aristocratie» dont la société de son temps s'est écartée par étapes. L'autre, la gauche, refuse aussi la société démocratique et libérale, accusée d'être inégalitaire, injuste, aliénante et violente. Mais, à la différence de la droite, elle entend bénéficier de ce qu'a apporté la société moderne en termes de progrès scientifiques et techniques, d'industrialisation, de croissance économique. Elle prône donc l'avènement, par une révolution suivie d'une constructiO/l rationnelle, d'une société entièrement nouvelle. Le modèle de cette fuite en avant vers l'utopie est cette fois, pour Popper, Marx. L'important est que les deux modèles, bien que différents par leurs intuitions fondamentales (l'un, redisons-le, est constamment guidé par le paradigme de la nature, l'autre par celui des pouvoirs constructeurs de la raison) et par leurs programmes (l'un est réactionnaire, l'autre révolutionnaire), refusent tous deux la société démocratique et libérale présente et ses disciplines, le droit abstrait, la tolérance politique et idéologique, le respect des libertés individuelles, tant économiques que sociales. En fait, tous deux se rejoignent à la limite, puisque le communisme futur voulu par Marx ou Lénine ressemble, de leur propre aveu, au « communisme primitif» qui existait avant le commencement de la lutte des classes, de sorte que la fin de l'Histoire rejoint son début. De même, les communautés utopiques chaudes, harmonieuses, fermées à la circu-
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lation cosmopolite, d'un Cabet ou d'un Fourier rejoignent les communautés traditionnelles, agraires, pré-industrielles, organiques, ethniquement pures, évoquées par les théoriciens de la droite et de l'ordre naturel. Les sociétés idéales tant de la droite que de la gauche sont des « sociétés fermées », par opposition à la « société ouverte» que suppose l'ordre pluraliste de la société démocratique et libérale. C'est pourquoi l'histoire montre qu'il y aura souvent, parmi les théoriciens ou les acteurs politiques des deux familles, des transfuges passant de l'une à l'autre, et que les uns et les autres s'uniront souvent dans un front commun contre l'ennemi «bourgeois». Mussolini était un leader socialiste. Georges Sorel, l'auteur des Rij/exions sur la violence, a glorifié, successivement, Lénine et Mussolini. Le nazisme est un socialisme national. Marcel Déat, chef du parti collaborateur et fascisant «Rassemblement national populaire» pendant la guerre, avait été, avant-guerre, un leader socialiste et le dauphin de Léon Blum. Henri de Man, secrétaire général du Parti socialiste belge, deviendra pro-nazi. Les nationalistes et les communistes ont été alliés récemment en Russie ou en Serbie contre les réformateurs démocratiques, etc. En réalité, les deux familles, puisqu'elles ont en commun de ne pas comprendre le paradigme de l'ordre par le pluralisme, condamnent et détestent toutes deux les institutions spécifiquement créées pour faire émerger et fonctionner un tel ordre: la démocratie parlementaire, le droit, le marché, l'argent, la tolérance religieuse et idéologique, la paix. Elles ont toutes deux été violentes et révolutionnaires (puisque, dès lors que la réaction se veut immédiate et radicale, elle prend, nécessairement, des formes insurrectionnelles proches de celles empruntées par les révolutionnaires socialistes; Lénine a été le modèle de Mussolini, qui a été celui d'Hitler).
Les traditions de droite et de gauche, constituant chacune à la fois des théories anti-démocratiques et anti-libérales, se développent au XIX" siècle. Leurs formes extrêmes aboutissent, au xx" siècle, à fournir leurs idéologies aux totalitarism"es communiste et fasciste. D'où le dernier moment de notre Histoire.
V / Le renouveau de la tradition démocratique et libérale à l'ère post-totalitaire
À la lumière même de ces expériences désastreuses, une nouvelle prise de conscience des principes de la « société ouverte» peut en effet survenir. Des penseurs comme Popper, Hayek, Polanyi, Arendt, reformulent les doctrines démocratiques et libérales avec "une radicalité et une netteté théoriques qui n'avaient pas été atteintes lors de la première « vague» démocratique et libérale, du xvw au XIX< siècle. Parallèlement, et en fonction d'une prise de conscience progressive des mêmes dangers totalitaires, les partis représentant les revendications de la droite et de la gauche « pure» passent désormais pour extrémistes et sont marginalisés ; les intérêts des catégories sociales
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concernées sont pris en charge par de nouveaux groupements politiques. Des fractions des partis socialistes adhèrent à la démocratie (ce sera le « socialisme démocratique ))), puis, plus tard, à l'économie de marché (ce sera la « social-démocratie ))). Les catholiques français, à l'instigation du pape lui-même, se rallient à la République. Les partis de droite des démocraties européennes sont gagnés aux principes de l'économie de marché, éventuellement avec quelques accommodements, tel que le protectionnisme. Le débat politique a donc lieu désormais, le plus souvent, dans les démocraties libérales occidentales, surtout là où le système électoral encourage une bipolarisation, entre deux partis ou coalitions, l'un plutôt « libéral )), l'autre plutôt « social-démocrate )), qui, tous deux, reconnaissent la légitimité des institutions démocratiques et libérales essentielles et ne difièçent plus que par la place plus ou moins grande qu'elles accordent à l'Etat et le taux plus ou moins élevé de transferts sociaux qu'elles jugent désirable ou acceptable. D'où, en définitive, le plan adopté, qui présente la caractéristique d'être à la fois systématique, en ce qu'il traduit la dialectique générale exposée ci-dessus, et chronologique à l'intérieur de chaque grande partie.
PREMIÈRE PARTIE
L'absolutisme
Chapitre 1 La montée de l'absolutisme dans les États,-nations de la Renaissance
Au début du XVIe siècle, une doctrine absolutiste existe déjà, fondée au Moyen âge par le pape et par les rois sur la base d'éléments théologiques et, surtout, sur la base du droit impérial romain. Elle va tout à la fois se diffuser, se durcir et prendre un caractère plus systématique dans le contexte de la Renaissance où s'affirment les Etats-nations. Mais elle se heurte à des traditions d'autonomie loqle et d'institutions représentatives elles aussi héritées du Moyen Age.
- LES ORIGINES ANTIQUES ET MÉDIÉVALES DE LA NOTION DE « POUVOIR ABSOLU»
La doctrine absolutiste a des origines anciennes, que nous avons da,ns l'Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Agel. Evoquons-les rapidement ici à nouveau 2 .
présenté~s
1. Cf. HIPAMA, p. 226 (rois hellénistiques), 247, 248, 270, 373 (Cé~ar et Auguste), 375, 609, 621, 628, 630, 646 (formules d'Ulpien), 379-382 (Sénèque), 387, 402 (Tacite), 609, 615, 621, 628, 630 (absolutisme papal), 697-700 (absolutisme royal aux XIV'xv' siècles). 2. Nous utilisons aussi Richard Bonney, L'absolutisme, 'PUF, coll. « Que sais-je?» 1989, et Quentin Skinner, The FOlmdations of Modem Political Thought, vol. 2, The Age of Reformation, Cambridge University Press, 1978. Trad. fr. : Lesfolldements de la pensée politique modeme, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 2001 (nous citons et traduisons d'après l'édition anglaise). Le terme « absolutisme » n'apparaît qu'après la fin du phénomène qu'il décrit, en 1797 en France et en 1830 en Angleterre. En revanche, l'expression de « pouvoir absolu (eI} français) est employée dès le xvI" siècle, et le latin potestas absolu ta remonte au Moyen Age. 0)
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L'ABSOLUTISME
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Le pouvoir absolu dans le droit impérial romain
L~ pouvoir autocratique de l'empereur romain s'était affirmé au long des siè:...
cles. A l'époque de Vespasien (69-79 apr. ].-c.) encore, le peuple romain était censé avoir volontairement abdiqué son autorité en faveur de l'empereur par la lex de imperio. Les assemblées populaires subsistaient, ainsi que le Sénat, donc l'apparence de la République. Mais, très vite, les empereurs furent les seuls à répondre aux « pétitions» concernant des points de droit, et leurs réponses passèrent I10ur être des lois. D~autre part, ils accordèrent des privilèges c;t s'exemptèrent eux-mêmes des lois. Ils nommèrent à tous les emplois publics. A l'orée du Bas-Empire, le souvenir d'une souveraineté ou d'un droit de légiférer du peuple finit par disparaître complètement. C'est ainsi que le Digeste de Justinien! attribue au juriste romain du III' siècle, Ulpien, deux formules qui ont sans doute un fond authentique, mais que les juristes byzantins ont peut-être « arrangées» pour leur donner un sens plus absolutiste: Quod prindpi placuit legis habet vigorem, « Ce qui plaît au prince a force de loi» (on retrouve la même formule dans les Institutes), et Princeps legibus solutus est, «Le prince est délié2 des lois ». Le futur «bon plaisir» royal et l'expression même de pouvoir « absolu» viennent de ces formules.
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LA plenitudo potestatis papale
Dans l'Europe occidentale féodale, avant le XlII' siècle, on n'a appliqué l'idée de pouvoir absolu qu'aux papes. Les Dictatus papœ de Grégoir7 VII (1076)3 affirment la « plénitude de pouvoir» du pape: il est le chef de l'Eglise, il peut instituer et déposer les pouvoirs temporels, il peut faire n'importe quelle loi. Ce pouvoir absolu, il le tient de sa qualité de « vicaire du Christ ». Il en a besoin, s'il doit accomp!ir la mission divine, messianique, qui est la sienne. Dans le gouvernement de l'Eglise, le pape aura donc, d'une part, des pouvoirs ordinaires (potestas ordinata), et agira alors selon les lois qui ont été posées par les canons, mais il aura aussi dans certaines circonstances des pouvoirs extraordinaires (potestas absolu ta) qui lui permettront de ne pas tenir compte des canons (d'annuler des mariages, de délier des vœux monastiques, etc.). L'absolutisme pontifical ne concerne pas, au début, le pouvoir temporel des papes, mais leur seul pouvoir spirituel. Ce pouvoir l'emporte sur'tout pouvoir conciliaire. Antonio Roselli, de Padoue, écrit au XV' siècle (donc en plein débat 1. Empereur byzantin du VI' siècle, né en 482, ayant régné de 527 à sa mort, en 565. C'est lui qui fait réaliser, sur la base de textes s'étageant du m' siècle avantJ.-C. à sa propre époque, les principaux recueils ,systématiques de droit qui ont été la base du droit romain étudié et pratiqué au Moyen Age. Ils sont encore la substance du droit civil occidental moderne. Ces recueils sont le Code deJustinien, les Novelles, les Institutes, le Digeste ou Pandectes. Cf. HIPAMA, p. 295-297. . 2. Solvere, en latin, veut dire «délier, détacher» (cf. les mots français «solvant », « dissoudre»). Absolvere a le même sens, renforcé par le préfixe ab. Absolutus veut donc dire: «complètement dissolu, détaché », et de là «indépendant », «complet par lui-même ». Les grammairiens latins parlent de verbum absollitum, «verbe absolu », c'est-à-dire un verbe qui s'emploie sans complément. Le sens de l'adjectif« absolu» appliqué au pouvoir politique correspond à la même sémantique. 3. Cf. HIPAMA, p. 606-609.
LA MONTÉE DE L'ABSOLUTISME DANS LES ÉTATS-NATIONS
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autour de la théorie conciliaire) que « le pape tient son ppuvoir directement de Dieu ». En effet, sans un chef suprême, il y aurait dans l'Eglise, comme dans un royaume, des divisions fatales. C'est au XVI' siècle que le,pape sera censé avoir en outre un pouvoir temporel absolu dans ses pr9pres Etats. Paolo Paruta rapporte de Rome, en 1595 : « Le pape exerce sur l'Etat ecclésiastique tout entier l'autorité suprême et le commandement pur et absolu et tout dépend de son seul désir. De sorte qu'on peut vraiment dire qu'il s'agit d'lm gouvernement royal ... libre de toutes obligations ou contraintes légales et autres règlements particuliers ... Cette autorité des papes augmente depuis un certain nombre d;années. » Et le cardinal Domenico Toschi: (, Dans les affaires temporelles de l'Eglise romaine le pape est seigneur absolu et suprême» (cité par Bonney, op. dt., p. 17). , Donc, le pouvoir pontifical, ainsi que toute l'organisation hiérarchique de . l'Eglise, est pour toute l'Europe médiévale un modèle de monarchie absolue et d'administration centralisée. D'ailleurs on parle de la pontificalis majestas, le terme majestas étant celui qui qualifiait jadis l'empereur romain, et qui sera repris tardivement'par les rois européens.
- Application aux souverains séculiers La papauté faisait en effet école par son prestige et par le poids croissant du droit canonique. On appliqua donc bientôt les mêmes principes aux rois .. On dut, pour cela, poser qu'ils étaient eux aussi des représentants de Dieu sur terre. Les juristes français de droit public - Buridan, Jean Gerson, Christine de Pisan, Jean de Terre Rouge, Jean Juvénal des Ursins ... ! - établirent une première version de la doctrine du « droit divin des rois .», dont nous verrons quel durcissement elle connaîtra aux XVIe-XVII" siècles. Dès la fin du XI' siècle, on a redécouvert le Corpus juris dvilis de Justinien, et dans les décennies suivantes, on glose de plus en plus les aspects impérialistes de ce droit2 • L'idée s'affirme au XIIIe siècle avec la génêralisation de l'étude du droit romain dans les universités. En 1231, Frédéric IP peut promulguer les « constitutions de Melfi » ou Liber Augustalis, où il est écrit: « Ce ne fut pas sans avoir profondément réfléchi et prudemment délibéré que les citoyens romains conÎerèrent le droit (jus) et l'autorité (imperium) de faire les lois au prince romain par la lex regia. Ainsi, la source de la justice devait émaner de la 'personne même qui défendait la justice et qui gouvernait en vertu de l'autorité établie par César. » Le juriste BeaumanoirA écrit: « Ce qui plaît à faire au prince doit être tenu pour la loi. » Le roi n'a pas besoin de consulter un conseil pour légiÎerer. Les 1. Cf. HIPAMA, p. 697-698. 2. Le droit public romain, tel qu'il a été codifié sous Justinien, est en effet un droit impérial, qui consigne l'expérience monarchique de six siècles d'Empire romain et met en valeur particulièrement les formulations juridiques de l'époque la plus récente, celle du « dominat » ou « Bas-Empire ». Sur le dominat, cf. HIPAMA, p. 412-441. 3. Empereur romain-germanique (1212-1250), célèbre, précisément, pour avoir, av~mt même les Capétiens, créé dans ses possessions de Sicile et d'Italie du Sud une forme d'Etat centralisé et autoritaire. . 4. Philippe de Beaumanoir, 1246-1296, bailli de Clermont, puis sénéchal de Poitou, auteur d'un grand ouvrage juridique sur les Coutumes de Beauvaisis.
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L'ABSOLUTISME
seigneurs peuvent être «souverains» dans leur baronie, mais « voirs est que li rois est souverain par-dessus tous ... par quoi il peut fere tous establissements [= lois] comme il plest por le commun .pourfit, et ce qu'il establit doit estre tenu» (cité par Bonney, op. cit., p. 15). Philippe le Bel, quand il crée les parlements de Paris ~t de Montpellier, déclare « qu'ils ne seraient tenus aux loix Romaines. Et aux érections des universités, toujours les Rois ont déclaré, qu'ils entendoyent recevoir la profession du droit Civil et Canon, pour en user à leur discretion, sans y estre aucunement obligez ». Philippe VI de Valois fait, en 1347 et 1350, deux testaments où il dit qu'il n'est « point obligé aux coustumes et loix civiles ». Le même roi, en 1330, n'avait pas craint de faire à sa femme une donation contraire aux coutumes féodales. Le roi de France, dès cette époque, considère donc qu'il est un princeps legibus solutus. . - . « Le roi de France est Empereur en son Royaume »
Pour généraliser l'absolutisme et l'étendre aux rois ordinaires, il fallait cepencIant régler un autre problème. Depuis la dissolution des cités grecques et l'avènement d'une cosmopolis sous l'égide des souverains hellénistiques à la fin du IV' siècle av. ].-c.) on pensait que l'humanité était une et devait être organisée sous un seul Etat. Le christianisme avait succédé au stoïcisme et à l'humanisme gréco-latin comme v~cteur de cet idéal de communauté politique universelle. Lorsque le droit romain fut ressuscité, les premiers juristes raisonnèrent donc tout naturellement dans ce cadre. Il devait y avoir dans la chrétienté un seul souverain pleinement légitime de jure, l'empereur. Les autres monarques, qu'ils fussent rois, ducs, comtes, etc., ne pouvaient exercer leur pouvoir que par délégation expresse ou tacite de l'em,p~reur. Mais la poussée incoercible vers la constitution d'Etats-nations et la naissance d'un « sentimeI?-t national» dans chaque grande région d'Europe devait faire éclater cette vieille idée au profit de celle d'une organisation politique plurielle de l'humanité. Les républiques italiennes médiévales marquèrent les premiers points dans ce sens à l'occasion de leur lutte contre l'Empire'. Ce fut la France qui donna le coup de grâce. La France résulte en effet du partage, au traité de Verdun de 843, de l'Empire de Charlemagne et de son fils Louis le Pieux en trois parts : la France fut la part de Charles le Chauve, Lothaire ayant reçu la Lotharingie et Louis la J Germanie. Et les rois de Germanie finirent par hériter seuls (sauf brèves exceptions) du titre d'empereur, d'abord de facto de la mort de Louis le Pieux à la disparition du titre impérial en 924, puis de jure à partir de la rénovation, par Othon 1", en 962, d'un empire qu'on appela pour cette raison « romain-germanique ». Ainsi la France n'était-elle plus, depuis ce temps, terre d'empire, et ses rois ne pouvaient être censés relever en aucun sens de l'autorité impériale. Partant, le roi de France était, dans son pays, l'autorité suprême. Une formule remarquable exprime cet état de choses : Rex Franciœ in regno SUD est imperator, « Le roi de France est empereur en son royaume ». La formule, avec sa structure paradoxale, montre bien que, pour les médiévaux, l'autorité suprême ou souveraine est forcément celle de l'empereur. Mais l'Empire n'est pas 1. Cf. HIPAMA, p. 688-690.
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universel, il Y a des territoires qui lui échappent. Donc, en réalité, même s'il y a un seul empereur, les princes des royaumes « souverains» font fonction d'emp~reurs dans leurs propres territoires. Chacun d'eux a juridiquement, en son royaume, l'autorité absolue et la majestas que l'empereur romain a dans l'Empire. On ne sait pas de qui exactement est la formule (elle apparaît chez les canonistes à l'extrême fin du XIIe siècle). Elle était bien connue en France, en tout cas, dès le XIIIe siècle. Elle fut reprise, au début du XIV" siècle, par Bartole, au profit des cités-républiques italiel1nes, dont cet auteur dit qu'elles sont sibi princeps, leur propre prince. Son disciple, Balde de Ubaldis, la reprit à son tour, mais, à la différence de Bartole qui, songeant aux républiques italiennes, amorçait la théorie du « peuple souverain », il l'appliqua surtout au pouvoir souverain des monarques. Il dit donc: « Le pouvoir suprême et absolu du prince n'est pas soumis à la loi.» Comme pour le pape, il faudra certes distinguer entre pouvoir ordinaire et extraordinaire. Pour exercer ce dernier, le prince ne sera soumis qu'à sa propre raison. Ce qu'expriment les formules de « plénitude de pouvoir» (plenitudo potestatis) ou de « plénitude de volonté» (arbitrii plenitudo). La volonté du prince « n'est sujette à aucune nécessité et n'est limitée par aucune règle de droit public ». On glosa même à ce sujet la formule de Juvénal, pro ratione voluntas, « que la volonté du prince tienne lieu de raison »1 : certes, la loi doit être rationnelle, mais le monarque n'est pas tenu d'expliciter ses raisons. Pour ses sujets, .l'expression de sa volonté doit suffire et être tenue en elle-même pour une raison. Cette doctrine nouvelle ne fut pas acceptée par tous. Elle convenait à un monarque con:me Frédéric II, qui était désireux d'étendre à tout l'Empire les principes de l'Etat qu'il était en train de construire dans son royaume de Sicile. Mais elle suscitait la défiance de la majorité des juristes et des canonistes. Ceux-ci étaient attachés aux idées de souveraineté du peuple, de primauté de la loi, de pouvoir participatif et de représentation. D'où, en arrière-plan des luttes politiques concrètes - entre l'Empire et les cités italiennes ou les seigneurs allemands, entre les rois de France et leurs barons ou les « bourgeois» comme Étienne Marcel, entre les ducs de Bourgogne et les cités ou seigneuries des Pays-Bas, etc. - une lutte idéologique, sourde ou ouverte, qui se manifesta de manière spectaculaire au moment de la crise du conciliarisme et se poursuivra ensuite sans relâche tout au long des Temps modernes.
Ainsi, l'idée de pouvoir ab~olu était présente en Europe depuis longtemps. Mais, au Moyen Age, elle était en concurrence avec d'autres et n'avait pu s'imposer., Or, les changements politiques, économiques et sociaux qui caractérisent l'époque de la Renaissance vont contribuer à faire pencher la balance, dans nombre de pays, du côté de pouvoirs forts et centralisés tentés par l'absolutisme.
1. Voir détails dans HIPAMA, p. 698.
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II
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L'AVÈNEMENT
DES
ÉTATS-NATIONS
1) L'alliance des pouvoirs centraux avec les nouvelles forces sociales et économiques'
En effet, depuis la « révolution papale» des XIe-XIIIe siècles, la féodalité avait entamé son décli9. L'Eglise et les royaumes séculiers avaient retrouvé le modèle de l'Etat antique et travaillaient à reconstituer de grands États forgés sur ce modèle. Au fur et à mesure qu'ils avançaient dans cette direction et réduisaient l'autonomie des féodaux, l'économie changeait de dimension;. en retour, les changements économiques jouaient dans le sens de nouveaux progrès de la centralisation. L'économie de l'époque féodale avait été principalement rurale et domaniale. Producteurs et consommateurs ne quittaient pas, en général, l'espace du fief ou de la ville. L'économie pouvait doné être organisée au plan local par des guildes disposant d'un monopole. Toute amélioration des communications ne pouvait qu'entrer en conflit aveçcette organisation. Or, une amélioration sensible survient à la fin du Moyen Age et s'accentue avec les « grandes découvertes» et la maîtrise des routes maritimes. Des commerçants ou des industriels dynamiques cherchent à exploiter les opportunités du marché où et quand elles se présentent, et non plus seulement à l'échelle locale. Ils cessent d'être attachés à une ville et à ses guildes de métiers, qu'ils perçoivent au contraire comme des entraves. Ils ont besoin, pour leur commerce, de règlements homogènes sur un plus grand espace, celui du royaume tout entier. Tous les gouvernements royaux de l'époque tendent donc à mettre en place cette réglementation et à concentrer, en particulier, administration et justice. Ce processus s'autorenforce, puisque, plus le commerce se développe, plus il y a d'homni.es disposant d'importants capitaux, prêts, intellectuellement et psychologiquement, à réaliser de nouveaux investissements sur de nouveaux espaces. Les intérêts de ces « bourgeois» rejoigI).ent ceux des gouvernements et des administrations nationaux et se heurtent, au contraire, à ceux des feodaux, des communes et des guildes, percepteurs de taxes et titulaires de monopoles. Ils' arbitrent donc en faveur du pouvoir royal chaque fois que celui-ci est en conflit avec les pouvoirs féodaux. Certes, ils souffrent, eux aussi, de l'arbitraire de ce pouvoir royal, mais ils le préfèrent à celui des pouvoirs locaux, plus pesants parce que plus proches.
C'est dans ce contexte que les partisans d'un pouvoir politique fort, légitimé par les doctrines absolutistes, ont pu marquer des points décisifs. Mais des distinctions s'imposent à cet égard entre les différents pays européens. . 1. Cf. George H. Sabine, A History l' Political Theory, Holt, Rinehart and Winston, Inc., Chicago, etc., 1973, chap. 18, « Machiavelli ».
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2) La situation dans les différents pays d'Europe On peut distinguer un cas où la tendance à l'absolutisme ne peut aboutir à qmoindrir les institutions représentatives médiévales : les Pays-Bas; deux Cas où elle parvient à des résultats moyens: l'Espagne et l'Angleterre ; deux pays qui présentent des particularités telles que la problématique ne peut, de toute façon, s'y appliquer telle quelle: l'Allemagne et l'Italie; enfin, un cas où l'absolutisme l'emporte nettement: la France. Aux Pays-Bas, après l'échec des ducs de Bourgogne - en dernier lieu Charles le Téméraire - qui avaient voulu bâtir un royaume unifié qui aurait reconstitué la Lotharingie, et compte tenu du fait que la suzeraineté des Habsbourg sur les provinces se décentre, avec Charles Quint puis Philippe II, à la fois vers l'Empire et vers le royaume d'Espagne, la tendance absolutiste, malgré une guerre terrible; échouera complètement et sa défaite sera l'occasion de la naissance de la première grande république européenne moderne (cf. infra, p. 213-223). En Espagne, au xv' siècle, déjà, Alphonse V d'Aragon (1396-1458) parlait de « la plénitude de notre pouvoir royal, magnifique et absolu ». Pouvoir exalté lorsque le mariage de Ferdinand d'Aragon et d'Jsabelle de Castille unifie l'Espagne et en fait, au xv,' siècle, le plus puissant Etat européen. La structure provinciale se maintient cependant, limitant d'autant le pouvoir central. En Angleterre, après la fin de la guerre des Deux Roses, Henri VII arrive sur le trône (il règne de 1485 à 1509 et instaure la dynastie Tudor). Henri VII s'appuie sur la classe moyenne, développe le commerce et encourage les aventures maritimes. Il crée ainsi un régime fort, avec d'éyidentes composantes absolutistes. Mais ni lui ni ses successeurs, Henri VIII et Elisabeth 1", ne peuvent éliminer le Parlement. En Allemagne, l'existence de l'Empire crée une situation particulière. L'Empire est· trop faible pour enclencher lui-!llême le mouvement d'unité; mais sa simple existence empêche qu'un des Etats allemands fèdérés joue ce rôle à sa place (et d'ailleurs aucun d'eux n'a, à cette époque, la taille critique qui serait nécessaire pour mener à bien une telle entreprise). Cela n'empêche pas l'absolutisme de triompher à l'intérieur de certains Etats allemands, notamment sous l'influence du luthéranisme. Le ças de l'Italie est lu} aussi spécifique, à cause de l'existence de la papauté et des, Etats pontificaux. A l'époque où Machiavel écrit, l'Italie est divisée en cinq Etats principaux: le royaume de Naples, au sud, le" duché de Milal} au nord, la république de Venise au nord-est, la république de Florence et les Etats pontificaux au centre!. La République florentine devient cependant duché avec le retour des Médicis (JuJien puis Laurent II) en 1512, puis « grand-duché de Toscane» en 1569. Les Etats pontificaux se constituent en monarchie centra1. À quoi il faut ajouter trois autres États plus petits: Gênes, Ferrare et Bologne, et d'autres plus petits encore.
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L'ABSOLUTISME
lisée d'une façon significativement rapide, après la longue éclipse qu'avaient constitué le séjour des papes à Avignon et le Grand schisme. Cependant, la tendanc,e à l'unité nationale et à l'absolutisme ne peut aller à son terme, car aucun des Etats italiens séculiers n'est assez fort pour unifier le pays à son profit, et la papauté s'y oppose de tout son poids. Grâce à son influence et à ses ramifications intemationales, elle peut d'ailleurs, pour l'emp.êcher, faire intervenir à tout moment des puissances étrangères dans les affaires intérieures de la péninsule. Reste le cas de la France, sur lequel nous allons nous arrêter plus longuement, étant donné son importance paradigmatique.
III
-
LA MONTÉE
DE
L'ABSOLUTISME
EN
FRANCE!
D'après Jean Esmein, la monarchie française a pris trois formes successives': d'abord « féodale», elle a été ensuite « modérée», et enfin, à partir de l'époque de,jean Bodin, « absolue» (cité par Fr. Olivier-Martin, op. cit., p. 117). Mais il faut préciser les étapes de cette évolution et, pour cela, revenir encore une fois à la période médiévale.
1) L'absolutisme français du
XlI!
au xV' siècle
C'est dès le XIIIe siècle, nous l'avons vu, que le pouvoir royal tend, en France, à passer du féodalisme à un absolutisme inspiré du droit impérial romain. Cela se fait sous l'impulsion des grands Capétiens, de Philippe Auguste à saint Louis et surtout Philippe le Bel. Mais cette politique se heurte à de vives résistances, émanant tant des barons que de la « bourgeoisie» des villes. Il se trouve que, par chance ou habileté, et surtout à la faveur des circonstances exceptionnelles de la guerre de Cent ans, les successeurs des Capétiens directs, les Valois, imposent par triompher de ces résistances et finissent l'idée d'un gouvernement royal presque sans partage. Il y eut de nombreuses révoltes de barons, persuadés qu'ils avaient le droit de défendre les armes à la main leurs pouvoirs seigneuriaux, y compris contre le roi. Ils firent plusieurs fois passer la monarchie près de sa perte. Ces révoltes furent vaincues militairement, ou par une habile politique, et non sans que les rois fissent des concessions. On peut citer, sous la régence de Blanche de Castille, les révoltes de Philippe Hurepel, puis du duc de Bretagne, Pierre Mauclerc, et de Hugues de Lusignan. Sous Louis X le Hutin et Philippe V le Long, les «ligues» sont des serments mutuels par lesquels les nobles se lient, à l'imitation des conjurations des bourgeois dans les villes. Il y aura, bien plus 1 D'après François Olivier-Martin, L'absolutismefrançais (1951), reprint LGDJ, 1997.
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tard, d'autres coalitions de barons, comme la « Praguerie» (1440), à laquelle participe le Dauphin Louis (futur Louis XI) en personne, puis la « Guerre du Bien public» (1465), menée par les princes apanagistes, enfin la « Guerre folle» menée en 1485 par Louis d'Orléans, futur Louis XII, contre la régente Anne de France, pendant la minorité de Charles VIII. Il Y eut, d'autre part, des révoltes de la bourgeoisie des villes, attachée aux franchises communales, et résistan,t aux progrès de la fiscalité royale. La plus célèbre de ces révoltes est celle d'Etienne Marcel (1355-1358). Mais on peut estimer que c'est la guerre de Cent ans qui a été l'occasion d'une avancée décisive du pouvoir royal en France. De nombreux épisodes traumatisants font ressentir un pouvoir monarchique fort comme une nécessité vitale: les sévères défaites militaires devant les Anglais (Poitiers, 1356; Azincourt, 1415), la captivité de Jean le Bon, la folie de Charles VI, la division du royaume entre « Amlagnacs» et « Boùguignons », le sacre à Notre-Dame de Paris, comme roi de France, d'un roi d'Angleterre (Henri VI), les difficultés du « gentil Dauphin» à se faire reconnaître comme le roi Charles VII, jusqu'à ce que l'action de Jeanne d'Arc et la réconcilation du roi avec le duc de Bourgogne Philippe le Bon permettent de reconquérir le royaume (la guerre de Cent ans prend fin en 1451). C'est dans ce siècle tragique qu'est formulée par les juristes (et non par les théologiens !) la théorie de la « roy~uté de droit divin », selon laquelle: 1 / les rois tiennent leur couronne, non de l'Eglise, mais de Dieu directement, et 2 / ils ont re,çu de Dieu un pouvoir qui ne saurait être limité ni par le magistère moral de l'Eglise, ni -au titre d'un quelconque contrat social avec leurs peuples. On assiste en particulier, sous Charles VII (roi de 1422 à 1461), à une véritable re-sacralisation du roi, présenté comme une réincarnation de l'empereur romain divlIs. Ce qui implique, symétriquement, une soumission presque totale des sujets. On aboutit à ce résultat que, au début du XVI' siècle, le, royaume de France est le plus uni, le plus compact et le plus homogène des Etats européens (il a intégré non seulement la Bourgogne ducale en 1482, mais aussi l'Anjou en 1482 et la Bretagne en 1524). L'Ordonnance de 1439 avait réuni l'ensemble des forces militaires de la nation dans les seules mains du roi et créé l'impôt royal nécessaire pour entretenir cette armée nationale, laquelle, ainsi réorganisée et renforcée, avait pu chasse~ définitivement les Anglais hors du !erritoire. Depuis l'échec du mouvement d'Etienne Marcel en 1358, le rôle des Etats généraux, et de toute assemblée représentative de type parlementaire, est réduit à presque rien. Enfin, par la « Prag1vatique Sanction» de Bourges de 1438, Charles VII a assur~ son pouvoir sur l'Eglise et créé les conditions d'urie relative autonomie de l'Eglise « gallicane » par rapport à Rome, autonomie qui sera renforcée par le concordat de Bologne de 1516 entre François 1" et Léon X. En conclusion, on peut dire qu'il y a eu en France une accoutumance aux somportements absolutistes du pouvoir central: on s'est habitué à ce que les Etats généraux soient rarement réunis, à ce que les Parlements ne jouent pas de rôle politique (c'est un point de divergence capital avec l'Angleterre), à ce que le roi et le peuple tendent à s'allier contre la noblesse d'épée ou de robe (autre divergencè avec l'Angleterre, où ce sont plutôt les barons qui se sont alliés avec le peuple pour limiter les pouvoirs du roi). Le pouvoir du roi a ainsi tendu en France, bien avant les Temps modernes, à devenir sans partage, personnel, sacré comme sa personne.
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L'ABSOLUTISME
2) Le xvI' siècle. Les « droits régaliens» Jusqu'au deuxième tiers du XVIC sièc;le, cependant, l'absolutisme français demeure - pour reprendre le vocabulaire de Jean Esmein « modéré ». Plus exactement, jusqu'à cette date, l'opinion des intellectuels est partagée. Certains approuvent l'absolutisme, d'autres le contestent, d'autres entendent le mitiger. Les opinions ne sont pas nettement formulées, dans la mesure où il n'existe pas encore de grandes « théories constitutionnelles laïques »; Il n'y a encore, vers le milieu du XVIe siècle, en France, que des théologiens, ou des « théoriciens des droits du roi, préoccupés de résultats pratiques » (Olivier-Martin). C'est avec l(:,s guerres de Religion que naîtra la pensée constitutionnelle proprement dite. A cette date, en effet, l'humanisme aura fait progresser la connaissance de la pensée politique antique et, d'autre part, aiguisé la curiosité pour l'histoire et l'étude des formes de gouvernement diverses, tant passées qu'actuelles. C'est cette érudition nouvelle et le comparatisme qu'elle encourage qui créera les conditions d'émer; gence de ce que Pierre Mesnard appelle « l'essor de la philosophie politique »'. A ce moment, les positions pro- et an ti-absolutistes deviendront plus nettes.
En attendant, il est certain que des signes d'un progrès du pouvoir royal sont visibles dès le début du XVIe siècle. À la veille de partir en Italie, en 1515 et en 1523, le roi François 1" confie
la régence à sa mère, la duchesse d'Angoulême. Dans deux déclarations, complétées par des lettres de 1524, il énumère les droits qu'il lui transfère, qui sont donc ceux qu'il possède lui-même. Sont énoncées dans ces textes une série de prérogatives qu'on a pris l'habitude d'appeler depuis lors jura regalia, « régales» ou « droits régal~ens » (l'expression est encore utilisée aujourd'hui pour désigner les droits de l'Etat souverain), ou encore « marques de souveraineté ». Ces droits ont été calqués, en vertu de la maxime rex Franciœ imperator in suo regno, sur ceux de l'empereur romain. Les pouvoirs royaux - bien clairs dans l'esprit de François lcr - sont, d'après ces documents, les suivants: 1 / la défense; 2 / la justice; 3 / le gouvernement et l'administration (la « conduite et police de la chose publique ») ; 4 / la législation ; 5 / la fiscalité; 6 / les grâces.
Ces prérogatives « impériales » du pouvoir royal français ne cessent de se renforcer après François Icr • François 1" lui-Il}ême avait fait du Parlement de Paris une chambre d'enregistrement. Les Etats généraux ne sont pas réunis de 1484 à 1560. Ainsi les organes représentatifs et les cours de justice sont-ils de plus en plus négligés. Des impôts nouveaux sont créés sans leur consentement. L'appareil de gouvernement devient moins ouvert à la grande noblesse héréditaire, et plu~ aux « légistes ». Se met en place le système de la vénalité des ciffices, motivé par les besoins des finances 1. Cf. Pierre Mesnard, L'essor de la philosophie politique al< xvf siècle [1935], Vrin, 1977.
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du roi plus que par un souci d'efficacité de l'administration. Ce processus profite à la bourgeoisie, qui accède à la « noblesse de robe » (puisque nombre de charges achetées confèrent des titres de noblesse), laquelle concurrence une noblesse traditionnelle qui, au même moment, s'appauvrit et s'endette.
3) Le développement des idées absolutistes Dans le sillage de ce mouvement, des idées absolutistes nouvelles apparaissent, qui le justifient et tendent à le faire apparaître irréversible. Sous le règne de Louis XII déjà, Jean Ferrault demandait des pouvoirs presque illimités pour le roi. Ensuite viennent Çharles Dumoulin, Charles de Grassaille, Guillaume de la Perrière, Etienne du Bourg, Pierre Rebuffi. Vers 1550, ces auteurs écrivent dans un sens franchement absolutiste qui contraste avec la doctrine des « freins» que fonnulait Seyssel, en 1515, dans sa Monarchie de France'. On conteste de plus en plus la nécessité que le roi s'.entoure de « conseil », en particulier en sa cour de Parlement: maintenant, dit Rebuffi, les ordonnances du roi ont force de loi et le roi peut « abroger les lois et autoriser les coutumes contraires aux lois ». Le roi est plus considéré comme le chef de tous les sujets, placés devant lui sur un rang égal, que comrne la tête d'une quelconque « pyramide féodale ». Les Commentaires de Dumoulin 2 sont une attaque systématique contre la structure féodale et une réfutation de l'idée que le vasselage serait justifié en droit romain. Dumoulin dit que le système féodo-vassalique n'est nullement romain, mais « une· invention du vieux royaume franc» à la fin du VI' siècle3 , « ceci étant la vraie origine des fiefs, sans possibilité de leur trouver une source plus ancienne » (cité par Skinner, op. cit., p. 263). Les fiefs ne sont rien de plus qu'une propriété foncière, sans le moindre droit de détenir quelque part de la puissance publique. Tous les sujets sont également soumis au seul souverain. Donc, Dumoulin approuve le roi de s'être emparé d'un nombre de plus en plus grand de « marques de souveraineté », parmi lesquelles la nomination discrétionnaire des magistrats. Cette idée de Dumoulin, suivi par !,tené Ch9Ppin, Louis Le Caron et finalement Bodin, va faire époque: si l'on veut un Etat de droit, il faut s'affranchir 1. Nous parlerons de Seyssel lorsque nous étudierons la préhistoire des idées démocratiques et libérales, cf. infra, p. 168-171. 2. Charles Dumoulin (1500-1566), est un avocat au Parlement de Paris. Il est obligé d'aller enseigrier le droit en Allemagne, notamment à Strasbourg, en raison de ses opinions religieuses. Il rentre en France en 1557 et critique l'autorité du pape à l'occasion du Concile de Trente. Il est l'auteur importants travaux sur J'histoire du droit français, comme les C011l11lmtaires des coutumes de Paris (1539). 3. Il a raison, cf. HIPAMA, p. 564-567.
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entièrement de la féodalité, car le modèle de l'État de droit, c'est Rome, et la féodalité est un phénomène qui n'est pas romain, mais barbare. Ce système féodal est une usurpation tardive, fondée non sur la loi mais sur la coutume, qui a détruit l'imperium que possédait à l'origine la monarchie française. Si l'on veut fonder une véritable constitution française, c'est à cette armature de type romain qu'il faut revenir, en puisant dans le droit impérial romain, c'est-à-dire dans le Corpus de Justinien. Ainsi, la structure sociale «harmonieuse» de Seyssel est-elle condamnée à terme.
Les absolutistes, poussés par leur logique, mettent le roi au-dessus de la loi et ne veulent plus que le Parlement juge souverainement. Pour Dumoulin, les magistrats jugent par simple délégation du roi. En conséquence, l'idée que les parlementaires contrôlent les textes émanés du roi et puissent s'y opposer est une absurdité et ne doit pas être légalement admise. Rebuffi peut donc constater, dix ans plus tard, qu'alors que jadis les parlements contrôlaient les rois, ce n'est plus le cas. La justice, du moins, doit-elle être indépendante? Dumoulin conteste formellement la thèse avancée à cet égard par Seyssel, à savoir que les juges doivent être inamovibles. S'ils l'étaient, objecte-t-il, cela reviendrait à dire qu'ils n'auraient pas seulement jurisdictio, mais imperium. Par conséquent, « en ce qui concerne le royaume de France, l'opinion de Lothaire (dans la fameuse querelle Lothaire-Azon, cf. infra, p. 159-160) est absolument correcte»: tout droit réside dans le roi seul. L'idée d'une constitution mixte, avec son pouvoir judiciaire indépendant, est entièrement fausse. «Le roi doit garder en toutes circonstances le droit de dire, quand il nomme à quelque charge publique que ce soit dans le royaume: "Tant qu'il nous plaira"» (textes cités par Skinner, p.267).
La tendance pro-absolutiste s'accentue encore après 1560, au temps du chancelier de L'Hospital qui, dans un fameux discours de 1561, affirme qu' « une seule personne doit commander et toutes les autres obéir» et remet entièrement en cause le droit de remontrances des cours souveraines. Mais à cette date éclatent les guerres de Religion. Elles vont changer la nature du problème et, comme nous le verrons plus loin, précipiter l'apparition, peu après la Saint-Barthélémy, de véritables doctrines « constitutionnalistes » : les unes allant dans un sens nettement « pré démocratique » et « prélibéraI », les autres dans le sens d'un renforcement de plus en plus inconditionnel du pouvoir royal. Ces dernières n'auraient pu se constituer, cependant, et l'absolutisme n'aurait pu s'imposer si largement dans l'Europe des XVI'·-XVW siècles si les mentalités médiévales n'avaient été modifiées, dans un sens finalement favorable au renforcement de l'État, par les œuvres de certains intellectuels de la Renaissance.
Chapitre 2 Machiavel. L'éltlergence de la « raison d'État»
Machiavel, d'abord, va contribuer à « désenchanter» le monde en promouvant une vision des réalités politiques débarrassée des scrupule~juridiques et mo~aux qui restreignaient ou paralysaient, au Moyen Age, l'action de l'Etat. Viel Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence, il meurt en 1527. Il descend d'une famille florentine ancienne qui a compté de nombreux gens de robe pam1Î ses membres et qu'on peut situer, dans la hiérarchie sociale florentine, à mi-chemin de la bourgeoisie riche (popo/ani grassi) et de la petite bourgeoisie (Arts mineurs). Ayant reçu une bonne culture humaniste, il aura toujours un goût prononcé pour l'Antiquité latine. En 1494 - il a alors 25 ans - il voit le roi de France Charles VIII entrer à Florence, ce qui l'humilie. Il occupe son premier poste politique en 1498, après l'échec sanglant de la démocratie théocratique de Savonarole, le prédicateur dominicain qui avait chassé les Médicis en 1495 et établi un régime qui se voulait juste, moral et austère. Un pouvoir républicain classique est alors instauré, dirigé à partir de 1502 par le « Gonfalonnier de justice» Pierre Soderini, dont Machiavel devient l'homme de confiance. Machiavel est « secrétaire» de la « Commission des Dix pour la liberté et la paix », sorte de ministère de l'Intérieur et de la Guerre. Pendant les quàtorze ans qu'il passe au service de la République, il est chargé de nombreux voyages diplomatiques ou « légations» (dont plusieurs en France et à Rome, un au Tyrol, et un auprès de César Borgia2) et s'occupe aussi de questions militaires: il obtiendra du gouvernement de Florence la création d'une armée nationale permanente, la Milice, et occupera lui-même un commandement lors du siège puis de la prise de Pise par les armées florentines (1509). En 1512, les Médicis, soutenus par les Espagnols et le pape, alors que Soderini est allié à la France, reviennent au pouvoir (d'abord Julien de Médicis, puis 1. D'après Edmond Barincou, in Machiavel, Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1952. 2. Sur ce personnage, cf. infra.
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Laurent II). Machiavel est brièvement emprisonné, puis doit partir·en « exil» intérieur, dans sa villa de campagne, où il ne lui reste plus qu'à écrire. Ce qu'il fait, dans l'espoir de pouvoir reprendre du service auprès des"nouveaux maîtres, à qui il envoie rapidement le Prince. Simultanément, il commence les Discours sur la première Décade de Tite-Live. Dans les années qui suivent, Machiavel se rend souvent en ville, participe aux discussions à la mode (par exemple sur la question de la langue: Dante, Boccace et Pétrarque ont-ils écrit en italien, en toscan ou en florentin ?). Il écrit et fait jouer avec succès deux pièces, Clizia et La Mandragore, s'essaie même à des poésies et des nouvelles. Desjeunes gens l'écoutent parler et répandre les idéaux républicains avec la connaissance de l'ancienne Rome, prêcher pour une armée nationale, propos~r même une nouvelle constitution pour Florence (Discours sur la Réforme de l'Etat à Florence), ce qui inquiète Rome et les Médicis. C'est peut-être pour occuper longuement le suspect, et aussi pour le compromettre auprès de ses amis républicains en le rémunérant grassement, que les Médicis lui commandent alors d'écrire, après un premier essai historique intitulé la Vie de Castrucdo Castracani da Lucca, une Histoire de Florence qui sera en grande partie une histoire de la famille Médicis. Trois fois, en 1520, puis 1521 et 1525, Machiavel est chargé de missions officielles de médiocre importance. Enfin, en avril 1526, il retrouve une fonction de premier plan, la réfection des remparts de Florence, qu'il s'agit de protéger contre les Impériaux allemands et espagnols de Charles Quint. Il semble qu'il ait joué alors un rôle bénéfique et contribué à organiser la résistance de sa patrie, mais aussi de la Romagne et de Rome, contre les envahisseurs. Mais il n'est pas décisionnaire; le gouvernement de Florence, dont il n'est qu'un exécutant, est lâche et versatile. Finalement, ce sera la défaite et le terrible sac de Rome par les armées de Charles Quint (1527). Machiavel meurt aussitôt après Guin 1527). . Ainsi, on ne peut dire que les postes de pouvoir occupés par Machiavel aient été vraiment importants, ou vraiment modestes; l'essentiel est qu'ils ont été des postes d'observation remarquables, où le « secrétaire» a pu acquérir une précieuse expérience politique et diplomatique.
Œuvres 1 - Le Prince. C'est la plus célèbre, mais non la plus importante des œuvres de Machiavel. Elle est rédigée entre 1513 et 1514 à l'intention de Julien et de Laurent de Médicis qui ne l'ont sans doute jamais lue. - Discours sur la première décade? de Tite-Live, 1513-1519. C'est le livre théorique principal de Machiavel. - Histoire de Florence (Storiefiorentine) (rédigé entre 1520 à 1526). Le livre porte sur la période 1251-1492. Il est précédé par un récit des événements survenus depuis la chute de l'Empire romain d'Occident, qui tend à montrer la continuité de l'histoire de l'Italie. Machiavel a aussi écrit (de 1513 à 1520) un important Art de la guerre, de brefs textes politiques portant sur César Borgia, sur Castruccio Castracani da 1. Cf. Machiavel, Œuvres complètes, op. cit. 2. C'est-à-dire sur les dix premiers livres (et non années) de l'Histoire de Rome de Tite-Live, dont 35 livres sont conservés sur les 142 ayant existé.
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Lucca, sur l'Allemagne, sur la France, des poésies, du théâtre (notamment une pièce licencieuse, La Mandragore 1), et les très intéressantes Lettres familières (où il révèle sa vraie personnalité et se montre somme toute plus sympathique que dans ses œuvres composées).
Si Machiavel peut assurément être considéré comme un théoricien politique, on ne trouve guère chez lui de système conceptuel pleinement développé et cohérent, du moins exposé de manière suivie. Machiavel, qui a rédigé de nombreuses notes politiques et diplomatiques à l'occasion de ses différentes fonctions, vise presque toujours, dans les textes qu'il a composés, à conseiller en pratique des gouvernants, princes, papes ou magistrats de Florence. Mais il est vrai aussi qu'il cherche à dégager des lois permanentes de la vie politique, ou plus exactement des maximes universelles de conduite, en généralisant ce qu'il trouve dans les situations concrètes de l'actualité ou de l'histoire.
1 -
LA
MÉTHODE
LE
RÉALISME
Machiavel fait d'abord profession de réalisme, et il rejette les illusions de tous les idéalismes. Le devoir-être n'est pas, ou, pire, il est destructeur de ce qui est. « Étant mon intention d'écrire choses profitables à ceux qui les entendront, il m'a semblé plus convenable de suivre la vérité eJfoctive de la chose que son imagination. Plusieurs se sont imaginé des Républiques et des Principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la sorte qu'on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu'à se conserver; car qui veut faire entièrement profession d'homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d'autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu'il apprenne à pouvoir n'être pas bon, et d'en user et n'user pas selon la nécessité » (Le Prince, XV, p. 335).
Les Discorsi renchérissent en disant qu'il faut lire « sensément »2 l'histoire, ce qui signifie qu'on ne doit pas être dupe des motivations généreuses invoquées pour justifier les actes politiques, mais com1. La pièce est bien à l'image de l'auteur et traduit sa pensée profonde. Une ruse extrêmement machiavélique permet à un galant de conquérir une jeune femme mariée. La stratégie du galant a pour ressorts sa propre audace (virtù, cf infra), la crédulité du mari, la cupidité et le cynisme d'un moine. Et la leçon de la pièce est que cet immoralisme est payant. L'audacieux réussit à tous égards son entreprise et jouit de ses fruits durablement et en toute impunité. 2. Cf. aussi Discorsi, l, XXIII: « Quiconque lira l'histoire d'une manière sensée ... )} ; Discorsi, III, XXX : il faut lire la Bible « avec SOli bon sens ».
48 '
L'ABSOLUTISME
prendre leurs mobiles véritables, qui sont toujours, pour Machiavel, un froid calcul d'intérêts. Cela, développe Machiavel, a toujours été su des gens intelligents qui, néanmoins, pour tenir compte des illusions ambiantes, se sont gardés d'être trop explicites. L'immoralisme machiavélien « fut enseigné aux Princes en paroles voilées par les anciens auteurs» (Le Prince, XVIII, p. 341) qui, en disant que les rois doivent être élevés par un centaure, être mi-humain, mi-bestial, ont voulu signifier qu'ils devaient développer en eux la nature bestiale autant que la nature humaine. Mais ils l'ont fait, décidément, de manière voilée. Machiavel ne fait que dire tout haut...
C'est en raison de ce réalisme que Machiavel est présenté par certains auteurs contemporains comme le père de la « science politique ». On fonde notamment ce jugement sur le fait que, le premier, Machiavel séparerait les choses politiques de toutes les autres, de toute considération religieuse, morale, sociale.
II
-
LA
NATURE
HUMAINE
SELON
MACHIAVEL
1) Le pessimisme de Machiavel Ces idées s'expliquent largement par la vision qu'a le Florentin de la nature humaine, vision marquée par un pessimisme foncier, peut-être lié à l'instabilité, à l'insécurité et à la violence caractéristiques de l'Italie de son temps. Machiavel pense que les hommes sont par nature, c'est-à-dire en tout temps et en tout lieu, et de manière irrémédiable, «ingrats, changeants, dissimulés, ennenùs du danger, avides de gagner» (Le Prince, XVII, p. 339).
Ils sont cupides au point qu'ils « oublient plutôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine» (Le Prince, XVII, p. 339-340),
et c'est pourquoi le Prince devra moins hésiter à tuer les opposants qu'à toucher à leurs biens. .
2) Tous les hommes sont des tyrans en puissance En réalité, tous les hommes ont les vices mêmes que la littérature morale reproche aux tyrans. La seule différence entre le tyran et l'homme ordinaire, c'est que le second a moins de moyens que le premier de satisfaire des vices fondamentalement identiques en
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nature et en intensité. Le tyran ne l'emporte donc pas sur l'homme ordinaire en méchanceté, mais seulement en puissance. Cette méchanceté est structurelle, durable, amendable par aucune éducation, aucune mesure généreuse. « Ni le temps ni les bienfaits ne domptent la méchanceté» (Discorsi, III, III, p. 614).
C'est bien l' « erreur initiale» du gonfalonnier Pierre Soderini de ne l'avoir pas compris, et donc d'avoir fait confiance au peuple qu'il croyait pouvoir convaincre, alors qu'il aurait dû exterminer sans pitié ses opposants et intimider le reste du peuple par cette cruauté même. « [Soderini] ignorait que le temps n'attend pas, que la bonté est impuissante, la fortune inconstante, la méchanc~té insatiable » (Discorsi, III, XXX, p. 685).
D'autant que le peuple, outre ses autres défauts, a souvent celui d'être naïf, crédule, stupide (cf La Mandragore). Il appelle la verge du maître et donc excuse d'avance celui-cil. Les hommes sont en outre fondamentalement égoïstes, ce qui fait qu'il est facile de « diviser pour régner» : « Souvent Da multitude] est audacieuse en propos contre la décision de ses princes; mais le châtiment est-il en face, ils se défient mutuellement les uns des autres et ils courent obéir à qui mieux mieux. [00'] Pris en masse, Des gens du peuple] sont puissants; isolés, et chacun d'eux venant à réfléchir sur son danger personnel, ils deviennent lâches et faibles» (l, LVII, p. 501).
3) Inanité de la vertu Non seulement les vices, étant universels, sont excusables, mais encore les vertus n'existent tout simplement pas. Seule la nécessité conduit quelqu'un parfois à être bon, jamais il ne l'est spontanément. Croire le contraire est une pure illusion. « Les hommes toujours se découvrent à la fin méchants, s'ils ne sont par nécessité contraints d'être bons» (Le Prince, XXIII, p. 362). « Les hommes ne font le bien que lorsqu'ils y sont forcés; mais dès qu'ils ont le choix et la liberté de commettre le mal avec impunité, ils ne manquent de porter partout la turbulence et le désordre» (Discorsi, l, III, p. 389).
4) L'homme est une bête, lion ou renard selon le cas En définitive, la nature humaine a quelque chose de bestial. On peut, dit Machiavel, gouverner par des lois, ce qui est humain, ou par la force, ce qui est « propre aux bêtes ». Mais comme les lois ne suffi1. Nous verrons que Luther dira de même, parlant du peuple: l'âne 'veut et aime être battu.
50
L'ABSOLUTISME
sent pas, il ne faut pas hésiter à recourir à la force. Moralité: « Un prince doit savoir user de l'une et l'autre nature » (Le Prince, XVIII, p. 341). En d'autres termes, la nature humaine ne se définit pas par opposition à la nature animale, comme le pensaient les moralistes de l'Antiquité, mais elle intègre cette dernière, et donc il n'est pas d'homme accompli qui ne soit aussi une bête accomplie!. Il est vrai que la bête elle-même se subdivise en « lion » et « renard ». L'homme politique devra donc user et de violence, mais aussi de dissimulation 2 • 5) La virtù
. Si l'humanité est composée en majorité de tyrans au petit pied, égoi'stes, cruels, craintifs et pusillanimes, Machiavel reconnaît cependant à certains hommes une qualité positive, la fameuse virtù. Ce mot, utilisé aussi par les contemporains italiens ~e Machiavel, n'a pas d'équivalent direct dans les langues modernes. Etant donné ce qu'on a dit plus haut, il ne désigne certes pas la « vertu » morale traditionnelle. En fait, il désigne, conformément à l'étymologie, la force et la virilité, à quoi il faut ajouter la magnanimité, le brillant, la virtuosité, ainsi que le ressort, et même la chance, en un mot, une sorte de pure force vitale « par-delà bien et mal » - en un sens quasi nietzschéen. La notion est invoquée en permanence dans tous les écrits de Machiavel. C'est son « idéal » à lui.
III -
LE
« MACHIAVÉLISME »
Ainsi, c'est à condition de ne se faire aucune illusion au sujet de
la ,nature humaine (à l'exception de sa propre virtù) que l'homme d'Etat pourra maintenir un minimum d'ordre social. 1. Voilà pourquoi Machiavel plaît tant à nombre d'auteurs modernes formés à la fois au marxisme et au nietzschéisme ... Dès lors que. Machiavel fait cette profession parfaitement' consciente et déterminée d'anti-humanisme (complétée, nous le verrons, par l'anti-christianisme), ces auteurs le créditent d'une sorte de lucidité supérieure censée anticiper ce qu'ils appellent la « modernité". Nous verrons, quant à nous, qu'on peut avoir de cette dernière une tout autre approche. 2. Le pessiuùsme de Machiavel s'étend à la marche générale de l'Histoire: « En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j'estime que le monde demeure dans le m~me état où il a été de tout temps; qu'il y a toujours la m~me somme de bien, la même sommede mal; mais que' ce mal et ce büin ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées" (Discorsi, II, p. 510-511, n.s.).
MACHIAVEL. L'ÉMERGENCE DE LA «RAISON D'ÉTAT»
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1) L'équilibre des intérêts Puisqu'il n'y a dans la société que des forces, des intérêts et des égoïsmes, et pas de valeurs juridiques et morales qui permettent de maintenir ceux-ci plus 011 moins en" harmonie, ~e problème à résoudre, pour l'homme d'Etat, est seulement de maintenir artificiellement un équilibre précaire dont le principe sera la limitation réciproque des intérêts. Il s'agira de canaliser ceux-ci dans des directions telles qu'ils s'entre-détruisent avant d'avoir pu ébranler le pouvoir. Cela se fera à la faveur d'un savant calcul stratégique qui occupera en permanence l'esprit des dirigeants. Toute idée de faire régner, ou à plus forte raison d'établir, la « justice », est abandonnée par Machiavel, ou pour mieux dire, totalement ignorée de lui.
2) Immoralité de fond et façade morale Machiavel propose en effet un système g~néralisé d'immoralité et d'illégalité 1• Tout gouvernant, pour gérer l'Etat, est contraint, dit-il, d' « agir contre sa parole, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion ». Qu'il le fasse sans troubles de conscience. « Que [le Prince1 ne se soucie pas d',encourir le blâme de cès vices sans lesquels il ne peut aisément conserver ses Etats; car, tout bien considéré, il trouvera quelque chose qui semble être vertu, et en la suivant ce serait sa ruine; et quelque chose qui semble être vice, mais en la suivant, il obtient aise et sécurité» (Le Prince, XV, p. 336).
Cependant, il ne suffit pas d'être immoral; il faut paraître moral, sembler être pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux ». Il faut savoir « faire le renard, [... ] bien feindre et déguiser» (ce en quoi était passé maître le pape Borgia Alexandre VI, cf. Le Prince, XVIII, p. 342). Il faut se décider au mieux de ses intérêts. Ensuite, quand on saura ce qu'on veut faire, il sera facile d' « accommoder les paroles aux faits)) (cf. Discorsi, Il, XV, p. 550). Les paroles, en politique, comptent pour du vent. «
« Jamais un Prince n'a eu défaut d'excuses légitimes pour colorer son manque de foi [= le fait de ne pas respeCter les traités1; et s'en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l'infidélité des Princes; et qu'à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux» (Le Prince, XVIIl, p. 342).
plus
1. Exposé notamment dans les chapitres XVII et XVIII du Prince, les chapitres les machiavéliques» de l'ouvrage.
«
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L'ABSOLUTISME
3) Le pragmatisme
Machiavel prône, en corollaire, ce que les modernes appelleraient le « pragmatisme» : puisqu'il n'y a pas qe principes, juridiques ou moraux, q~i s'imposeraient en permanence, la conduite des affaires devra être guidée par de pures considérations pratiques, ce que Kant appellerait de simples impératifs hypothétiques. Par suite, autant de fois les circonstances changeront, autant de fois la décision dt:!s gouvernants pourra changer. « Il faut que [le Prince] ait l'entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent. [... ] Le sage Seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours et que les causes qui l'ont induit à promettre soient éteintes» (Le Prince, XVIII, p. 341-342).
Le critère décisif, en politique, n'est pas d'être bon ou méchant, ni même fort ou faible, mais heureux ou malheureux dans ses entreprises. Les hommes qui gouvernent ne doivent renoncer à aucun crime parce qu'on ne1eur tiendra compte que du résultat. La fin justifiera les moyens. « [L'opinion selon laquelle Romulus a eu tort de commettre des crimes] serait fondée si l'on ne considérait la fin que se proposait Romulus. [.. ,] Ce qui est à désirer, c'est que si le fait l'accuse, le résultat l'excuse; si le résultat est bon, i! sera acquitté» (Discorsi, l, IX, p. 405).
C'est pourquoi, en toute logique, la seule circonstance où Machiavel ait à faire un reproche « moral » aux hommes politiques, c'est quand il s'avère qu'ils n'ont pas su être méchants ... jusqu'au succès final. . Ainsi d'un certain Giovampagnolo Bagnoli, seigneur de Pérouse, qui, alors. qu'i! aurait pu assassiner d'un coup le pape Jules II et tous sès cardinaux, imprudemment entrés désarmés dans sa ville, n'osa le faire. Ce n'était pas, dit Machiavel, de sa part l'effet de quelque scrupule moral. « Aucun sentiment de religion ou de pitié ne pouvait entrer dans le cœur d'un homme chargé de forfaits, qui abusait de sa sœur, et qui, pour régner, avait massacré ses cousins et ses neveux ». Seule explication, donc: la pusillanimité. « Les hommes ne savent être ni parfaitement bons, ni honorablement mauvais, et lorsqu'une mauvaise action présente quelque grandeur ou magnanimité, ils ne savent pas la commettre» (Discorsi, l, XXVII, p. 443). Si Giovampagnolo l'eût commise, mç>ntrant à toute l'Italie le peu de cas qu'on doit faire des princes corrompus de l'Eglise, « i! eût fait un geste dont la grandeur eût de loin surpassé l'infamie et les risques» (ibid.):
Le succès donne rétrospectivement sa qualité morale à tous les actes politiques accomplis : « Qu'un Prince se propose pour son but de vaincre, et de maintenir l'État: les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun; car le vul-
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MACHIAVEL. L'ÉMERGENCE DE LA «RAISON D'ÉTAT»
gaire ne juge que de ce qu'il voit et de ce qui advient; or en ce monde il n'y a que le vulgaire; et le petit nombre [sc. de ceux qui savent réellement ce qu'a fait le Prince] ne compte point, quand le grand nombre a de quoi s'appuyer» (Le Prince, XVIII, p. 343).
Ainsi, Pierre Soderini a hésité à faire assassiner ses opposants. Ce sot n'a pas compris que, s'il l'eût fait et eût ainsi sauvé la République du retour des Médicis, non seulement personne ne lui eût reproché ces crimes, mais tout le monde aurait dit « qu'il avait agi pour le bien de la patrie et non par ambition» (cf.
Discorsi, III,
III, p. 614).
Toutes les idées de Machiavel se situent dans le cadre de ce système. Mais elles se différencient selon qu'on considère la politique intérieure ou la politique étrangère.
IV
-
MAXIMES
DE
POLITIQUE
INTÉRIEURE
1) Les gouvernants doivent inspirer la crainte Il vaut mieux, pour un gouvernant, être craint qu'aimé. L'idéal serait d'être aimé, mais, s'il faut choisir entre les deux, moyens, la préférence doit être donnée à la crainte. Il y a à cela une raison précise, objective, qui tient à la nature profonde des hommes: « Les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu'à un autre qui se fait redouter; car l'amour se maintient par un lien d'obligations lequel, parce que les hommes sont méchants, là où l'occasion s'offrira de profit particulier, il est rompu; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais» (Le Prince, XVII, p.339).
Étant donné que « les hommes aiment selon leur fantaisie » alors qu'ils « craignent à la discrétion du Prince », « le Prince prudent et bien avisé se doit fonder sur ce qui dépend de lui, non pas sur ce qui dépend des autres » (ibid., p. 341). D'où la supériorité de la crainte comme instrument de pouvoir. « Les magistrats qui ont gouverné Florence depuis 1434 jusqu'en 1494 [les Médicis] disaient à ce propos qu'il fallait tous les cinq ans se "réemparer du pouvoir" ; qu'autrement il était très difficile de se maintenir. Or, se réemparer du pouvoir voulait dire, selon eux, renouveler cette terreur et cette crainte qu'ils avaient su inspirer à tous les esprits au moment où ils s'en étaient emparés» (Discorsi, III, I, p. 609).
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L'ABSOLUTISME
Il faut cependant que le prince, à défaut d'être aimé, ne soit ni haï - ce qui se produirait s'il prenait les biens ou les femmes des sujets! - ni méprisé - ce qui se produirait s'il manquait de force, s'il était efféminé, s'il supportait des affronts sans réagir, ne tenait pas ferme ses résolutions et n'exécutait pas irrévocablement ses sentences2 ., En réalité, précise ailleurs Machiavel, crainte et amour sont finalement deux moyens assez indifférents; la seule chose qui compte vraiment est d'avoir de la virtù. « Il importe assez peu qu'un chef choisisse l'un ou l'autre de ces procédés [l'amour ou la crainte], pourvu qu'il soit homme d'assez grande virtù pour se faire un grand nom parmi les hommes. Quand cette virtù est celle d'Annibal [qui se faisait craindre] ou de Scipion [qui se faisait aimer], elle rachète toutes les fautes auxquelles expose un trop grand désir de se voir aimé ou craint ~ (Discorsi, III, XXI, p. 666-668).
2) Les gouvernants doivent employer la ruse La dissimulation, nécessaire à la guerre et dans la diplomatie, ne l'est pas moins en politique intérieure. Les gouvernants doivent savoir manipuler le peuple. Ainsi les Romains tiraient-ils toujours parti de la crédulité religieuse du peuple pour mieux faire accepter. des décisions politiques 3 • "Numa4 , persuadé que [l'autorité divine] était nécessaire, feignit d'avoir commerce avec une nymphe qui lui inspirait toutes [ses] décisions. [... ] Et en vérité il n'a jamais existé de législateur qui n'ait eu recours à l'entremise d'un dieu pour faire accepter des lois exceptionnelles, inadmissibles autrement : en effet, nombreux sont les principes utiles dont un sage législateur connaît toute l'importance et 'qui ne portent pas avec eux des preuves évidentes quipuissent
1. À cette fin, le prince emploiera un autre procédé déjà recommandé par Xénophon (cf. HIPAMA, p. 177) : il fera fai,re les choses impopulaires (par exemple, la répression) par des tiers, et se réservera, à lui personnellement, les actions susceptibles d'attirer à leur auteur la popularité. « Les Princes doivent faire tenir par d'autres les rôles qui attirent rancune, mais ceux qui apportent reconnaissance, les prendre pour eux-mêmes» (Le Prince, XIX, p. 346). 2. Il faut que" les sentences du Prince soient irrévocables» et qu'il « fasse régner une opinion de lui telle que personne ne songe à le tromper ni circonvenir» (Le Prince, XIX, p. 344). Il doit redouter par-dessus tout d,'avoir une réputation de faiblesse auprès « du populaire» (ibid.). 3. On se souvient que c'est effectivement le conseil domié par Cicéron (cf. HIPAMA, p. 345). Mais Cicéron ne donne pas cela comme un principe permanent et nornlal de gouvernement. 4. Numa Pompilius, un des premiers rois de Rome.
MACHIAVEL. L'ÉMERGENCE DE LA «RAISON D'ÉTAT»
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frapper le$ autres esprits. L'homme habile qui veut faire disparaître la difficulté a [donc] recours aux dieux' » (Discorsi, l, XI, p. 412).
La religion servait aux Romains essentiellement à « commander aux armées, réconforter le peuple, maintenir les gens de bien et faire rougir les méchants» (Discorsi, l, XI, p. 412).
De même, « celui qui lit la Bible avec son bon sens verra que Moïse fut contraint, pour assurer l'observation des tables de la loi, de faire mettre à mort une infinité de gens qui s'opposaient à ses desseins, poussés uniquement par l'envie » (Discorsi, III, XXX, p. 685).
Moïse était charitable en apparence et en discoJlrs; en réalité, il était, en tant qu'homme politique et créateur d'Etat, semblable à tous les autres hommes de cette sorte, confronté aux mêmes lois du caractère humain et à la même « nécessité », donc contraint à suivre la même logique: « n'être pas bon». , Corollaire: le principal reproche qu'on puisse faire aux dirigeants de l'Eglise italienne au temps de Machiavel, ce n'est pas de ne pas croire en Dieu, c'est de faire en sorte, par leur incroyance et leur immoralisme affichés, que le peuple cesse d'être croyant, donc devienne moins gouvèrnable ... C'est une faute politique (cf Discorsi, l, XII, p. 416). Savonarole a lui aussi utilisé la religion à des fins de pouvoir. Mais il a échoué (sans doute, si l'on suit la logique de Machiavel, parce qu'il croyait, lui, à ce qu'il disait).
Il est vrai que si le peuple n'a pas peur des dieux, il faudra que le prince, pour obtenir le même résultat, le terrorise. L'emploi cynique des croyances et mythes est donc un moindre mal (cf. p. 413). Ainsi, l'emploi de la force et celui de la ruse ne doivent pas être des exceptions, mais bien la règle dans le comportement des hommes politiques. «Je pense que c'est chose qui arrive très rarement ou même qui n'arrive jamais de s'élever d'une condition médiocre à la grandeur sans employer la force et la ruse» [Ainsi Philippe de Macédoine, Agathocle de Sicile, Cyrus, Jean-Galéas Visconti ... ] (Discorsi, II, XIII, p. 546).
3) «Caresser» ou «détruire
»
l'adversaire
Une autre grande loi de la politique machiavélienne est qu'on doit soit détruire entièrement un adversaire, soit s'en faire un allié, 1. Platon, lui aussi, croit que le peuple ne peut comprendre les vraies raisons des bonnes décisions politiques. Il faut donc les lui imposer, et les lui présenter d'une manière adaptée à ses croyances. Mais c'est là, pour Platon, une tactique, non une position de fond. Lui-même croit à la religion qu'il impose au peuple. Cf HIPAMA, p. 111-112.
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L'ABSOLUTISME
mais jamais adopter à son égard des demi-mesures. En effet, en laissant vivre quelqu'un dont on n'est pas l'ami, on s'expose à tous les dangers qu'il pourra causer, et il est vain d'espérer qu'on aura obtenu, pour autant, sa gratitude. « Il faut caresser les hommes, ou S'Cil débarrasser. Gardez-vous de les acculer jamais à l'alternative d'être abattus eux-mêmes, ou de vous abattre» (Discorsi, III, VI [ch. « Des conspirations »], p. 627). '
Le pire est de menacer un ennemi ou de le léser tout en le laissant vivant et donc libre de nuire. « Tuer [un homme] est moins dangereux que de le menacer; mort, il ne pensera pas à se venger; ceux des siens qui lui survivent lui en abandonnent le souci. Menacé et acculé à la nécessité de frapper ou d'être frappé, il devient le plus grand des dangers pour le prince » (Discorsi, III, VI, p. 618).
Ou encore, de laisser subsister des parents ou alliés de l'adversaire éliminé: « [Un seul danger suit l'exécution d'une conspiration], le voici: c'est qu'il reste quelqu'un qui venge le prince mort. Il peut laisser en effet des frères, des enfants, des parents qui peuvent hériter de la principauté, qui sont épargnés ou . par votre négligence ou par quelques-uns des motifs que nous avons rapportés plus haut, et qui se chargent de le venger. [... ] [Les conjurés] ne méritent pas d'excuse qUànd par bêtise ou par négligence ils laissent échapper quelqu'un » (Discorsi, Ill, VI, p. 632). Ainsi, d'une façon générale, « un prince ne sera jamais en sûreté sur le trône tant qu'il laissera vivre ceux qui en ont été dépouillés » (Discorsi, Ill, IV, p. 615).
Cette maxime est valable tant en matière de défense et de diplomatie qu'en politique intérieure. Ainsi, les Florentins, lorsqu'ils eurent maté la révolte d'Arezzo et du Val di Chiana, ne prirent que des mesures répressives partielles, enlevant seulement aux révoltés leurs biens ou le droit de cité, au lieu de raser entièrement la ville et de tuer tous les rebelles, comme les Romains le faisaient régulièrement dans des cas similaires, On alléguait que Florence n'était pas assez puissante pour se permettre une politique aussi radicale. «Cette raison est bien plus spécieuse que solide; à ce compte, on ne devrait pas non plus exécuter un parricide, un scélérat, un citoyen vicieux, sous prétexte que ce serait une honte pour le prince de ne pouvoir venir à bout d'un seul homme. Ceux qui jygent ainsi ne se rendent pas compte de la gravité des crimes commis· contre l'Etat dans la personne du prince; gravité telle qu'elle n'a d'autre remède que la mort. L'honneur consiste à savoir et à pouvoir punir des coupables, et non à pouvoir les ménager en s'exposant à mille périls. Le prince qui ne traite pas un criminel de manière qu'il ne puisse plus le redevenir passe pour un ignorant ou pour un pleutre» (Discorsi, II, XXIll, p. 578-579).
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4) Éloge du pillage et de la tyrannie Puisque les masses sont cupides, elles ont besoin que leurs chefs le soient aussi, afin qu'ils ne les empêchent pas de voler et les fassent profiter de leurs propres vols. C'est ainsi que les soldats romains firent tomber tous les empereurs qui refusaient de piller le peuple et de leur obtenir par là même double solde (dans ce cas, les empereurs sacrifiaient le peuple à l'armée, parce que l'armée ,était plus puissante) (Le Prince, XIX, p. 348). Et Machiavel de prôner le plus sérieusement du monde les procédés mêmes qu'Aristote dénonçait, avec un mélange d'horreur et d'ironie, chez les tyrans!. Le gouvernement devra s'appuyer sur les plus vils des sujets, ceux qui ont quelque chose à se reprocher, car le fait d'avoir un emploi public redorera leur blason, et comme ils sauront qu'ils ne doivent pas cette position à leurs propres mérites, mais uniquement à la faveur discrétionnaire du Prince, ils seront obligés d'être fidèles à celui-ci en toutes circonstances, alors que d'honnêtes gens pourraient se croire fondés à adopter un comportement indépendant (cf Le Prince, XX, p. 354-355).
5) Le principe sacrificiel érigé en « raison d'État
»2
Le réalisme de Machiavel, et sa réflexion sur les stratégies efficaces d'équilibration des forces sociales le conduisent à énoncer la thèse suivante: parfois, les dirigeants, pour calmer le peuple, ne doivent pas hésiter à lui désigner un bouc émissaire qui servira d'échappatoire à ses pulsions agressives et donc le ressoudera, pour la plus grande tranquillité des dirigeants. Certes, cela se fera aux dépens d'une victime innocente. Mais, argumente placidement Machiavel, il n'est pas mauvais qu'un seul périsse, même innocent, si cela contribue à canaliser et à donner un débouché institutionnel à la violence et à l'envie populaires. Car quelle est l'alternative? L'accumulation des germes de violence, puis leur explosion, et donc la guerre civile, laquelle se traduira par les souffrances d'un nombre beaucoup plus grand de citoyens. « Il est utile, important, dans une République, d'avoir des institutions qui fournissent à la !passe des citoyens des moyens d'exhaler leur aversion contre un autre citoyen. A défaut de ces moyens autorisés par la loi, on en emploie
L Cf. HIPAMA, p. 159-1,60. 2. L'expression « raison d'Etat» (( raggione di Slalo 1) ) ne figure cependant pas dans les écrits de Machiavel, mais dans ceux de son contemporain, ami et disciple, Guichardin.
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L'ABSOLUTISME
d'illégaux qui, sans contredit, produisent des effets bien plus funestes. Que dans ces conditiqns un individu soit lésé, qu'on commette même à son égard une injustice, l'Etat n'éprouve que peu ou point de désordre. [.. -1 [En revanche,] toutes les fois qu'on voit des forces étrangères appelées dans un Etat par un parti, on peut attribuer ce désordre au vice de sa constitution; on peut assurer qu'il lui manque, dans le cercle fermé de ses lois, l'échappatoire qui donnerait libre cours aux accès de méchanceté si naturels aux hommes» (Discorst, I, VII, p. 400-401).
Ce même principe sacrificiel érigé en « raison d'État », ce même holisme )~ est le fondement du plaidoyer de Machiavel en faveur du « crime d'Etat ». Il est légitime pàur les gouvernants de commettre des crimes - c'est-à-dire de faire exécuter des opposants, des suspects, sans jugement - dans la mesure où cela permet d'éviter qu'un plus grand nombre de crimes soit commis.
«
« César Borgia fut estimé cruel; toutefois sa cruauté a réformé toute la ROlnagne, l'a unie et réduite à la paix et fidélité. Ce que, bien considéré, il se trouvera avoir été beaucoup plus pitoyable que le peuple florentin qui, pour éviter le nom de cruauté, laissa détruire Pistoïa. Le Prince, donc, ne se doit point soucier d'avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance; car, faisant bien peu d'exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui, par être trop miséricordieux, laissent se poursuivre les désordres, desquels naissent meurtres et rapines; car ceci nuit ordinairement à la généralité, mais les exécutions qui viennent du prince ne nuisent qu'à un particulier » (Le Prince, XVII, p. 338) '.
S'agissant de César Borgia, l'unité de la nation italienne était en jeu; aussi reviendrons-nous sur la signification du « holisme» de Machiavel quand nous parlerons de son nationalisme.
v -
MONARCHIE
OU
RÉPUBLIQUE?
Machiavel a soutenu simultanément, dans le Prince et dans les Discours, des thèses monarchistes et républicaines, au point que certains commentateurs ont pensé qu'il était incohérent, d'autres qu'il était insincère. En réalité, la question du type de gouvernement est chez lui secondaire. Machiavel est motivé en prer,nier lieu par la question de l'indépendance italienne, donc c'est l'Etat, en gui s'incarne la nation, qui l'intéresse au premier chef. Par qui cet Etat sera-t-il créé et géré? 1. Richelieu, lecteur de Machiavel, fera sienne cette pensée, cf. ilifra, p. lZH.
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Dans Le Prince, Machiavel met l'accent sur la solution monarchique, parce qu'il s'adresse alors aux Médicis, potentats à qui il veut plaire et desquels il espère un emploi. En revanche, dans les Discours, il se montre plutôt républicain, puisque, non content de faire montre d'une grande admiration pour la république romaine, il expose un certain nombre d'arguments rationnels en faveur de ce régime (cf. infra), auquel il est attaché, de toute façon, par sa tragition nationale et familiale. Mais, monarchique ou républicain, l'Etat machiavélien devra être dirigé en toute hypothèse par des hommes virtuosi, dont le pouvoir sera discrétionnaire et qui ne se laisseront pas brider par des considérations juridiques ou morales. L'esprit de la République romaine, telle qu'analysée par les Discors;, est le même que celui des royaumes de France ou d'Espagne, ou d'un hypothétique royaume d'Italie à créer: c'est celui d'un pouvoir politique absolu. Au demeurant, Machiavel pense que la république n'est plus une bonne formule pour l'Italie de son temps, et en général pour les grands Etats modernes (conviction qui est à peu près générale en son temps)!. 1) L'unité de commandement Un État doit être fondé, ou réformé, par un seul homme, action par ailleurs vraiment digne de gloire: • {( Il faut établir comme règle moins, on n'a vu une république l'origine, ou totalement réformées est même nécessaire que celui qui d'exécution »(I, IX, p. 405).
générale que jamais, ou bien rarement du ni une monarchie être bien constituées dès depuis, si ce n'est par un seul individu; il lui a conçu le plan fournisse lui seulles moyens
Que, pour Machiavel, même une république ne puisse être fondée, ou restaurée, ou maintenue, que par l'action énergique d'un seul homme, montre bien la force incomparable, à ses yeux, d'un principe autocratique. « Qu'on ait à introduire ou à maintenir [la liberté dans une république corrompue], il faudra toujours en pousser le gouvernement plutôt vers l'état monarchique que vers l'état populaire, afin que les hommes que leur insolence rend indociles au joug des lois, puissent être en quelque sorte arrêtés par le frein d'une autorité presque royale» (l, XVIII, p. 451). 1. Une République suppose, en effet, chez les citoyens un sens civique et une probité privée qui les rendent capables, tout à la fois, de se donner des lois et de leur obéir. Cela est encore possible, dit Machiavel, dans certains cantons suisses ou dans certaines petites républiques d'Allemagne (cf. Discorsi, l, LV), mais pas dans l'Italie moderne, trop «(
corronlpue ».
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L'ABSOLUTISME
L'unité française ou espagnole est due aux rois de ces pays: «Si, dans ces deux royaumes, on voit arriver' moins de désordre et de trouble qu'en Italie, ce n'est pas seulement à la virtù de ces peuples, bien déchue de sa pureté première, qu'il faut l'attribuer; c'est aussi au fait qu'ils ont un roi qui les tient unis et par sa virtù propre et parles institutions du pays qui ne sont pas encore altérées» (l, LV, p. 496).
De même, le pouvoir exécutif doit être un et sans partage, surtout en période de crise, comme l'avaient compris les Romains, tout « républicains» qu'ils fussent, en instituant la dictature. « Les cités organisées en république ne peuvent guère, sans cette institution [la dictature], sortir des crises les plus redoutables. La marche du gouvernement dans une république est ordinairement trop lente. Aucun conseil, aucun magistrat ne pouvant rien faire par lui-même, et tous ayant presque toujours un besoin mutuel les uns des autres, il arrive que lorsqu'il faut réunir ces volontés, les remèdes sont dangereusement tardifs, alors qu'il s'agit de maux qui en demandent d'immédiats: il suit de là que toutes les républiques doivent avoir dans leur constitution une pareille institution» (Discorsi, l, XXXIV, p.457).
Dans d'autres textes, Machiavel insiste sur le fait que les républiques ne prennent de bonnes décisions que lorsqu'elles y sont contraintes et forcées; les décisions sont donc en général inappropriées (cf. p. 467).
2) Avantages du pluralisme républicain Cependant, la division n'est pas toujours un mal en soi, et le pluralisme républicain, en dehors des périodes de crise, peut avoir de bons effets. Les meilleures lois de Rome, soutient Machiavel, ont été le fruit de la division entre patriciens et plébéiens. « Dans toute république, il y a deux partis: celui des grands et celui du peuple; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » (Discorsi, l, IV, p. 390).
Ce pluralisme est également favorable au choix des dirigeants. «Jamais un homme sage ne doit appréhender le jugement du peuple sur les faits précis comme l'attribution des places et des dignités. C'est la seule chose sur laquelle le peuple ne se trompe jamais; ou, s'il se trompe, c'est bien moins souvent que ne ferait un petit nombre d'hommes chargé de ces distributions. [... ] Le peuple peut se tromper sur les choses en général, mais il ne se trompe guère sur les individus» (Discorsi, l, XLVII, p. 483, et XLVIII, p. 484).
C'est ainsi que la qualité des consuls, à Rome, est due au fait qu'ils étaient élus.
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« Ces magistrats, qui ne devaient Wautorité souveraine] ni à l"hérédité, ni à l'intrigue, ni à la violence, mais au libre suffrage de leurs concitoyens, étaient toujours des hommes supérieurs» (Discorsi, 1, XX, p. 434).
Il Y a de bonnes raisons pour qu'il en soit ainsi: « On dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux. Quant à la manière de juger, on le voit bien rarement se tromper; quand il entend deux orateurs d'égale éloquence lui proposer deux solutions contraires, il est bien rare qu'il ne discerne pas et n'adopte pas la meilleure; si parfois, comme je l'ai déjà dit, l'une d'elles le séduit par sa hardiesse ou par le profit possible, un prince cède tout aussi souvent à ses passions, qui sont bien plus nombreuses.' S'agit-il de choisir des magistrats, il les choisit infiniment meilleurs qu'un prince» (Discorsi, 1, LVIII, p. 504; cf aussi III, XXXIV, p. 693-695).
Il Y a un autre argument rationnel en faveur du pluralisme constitutif des républiques. Les hommes ont tendance à agir systématiquement d'une certaine manière, celle qui correspond à leur caractère profond, surtout quand cette manière a réussi plusieurs fois; ensuite, ils adopteront indéfiniment la même attitude. Or la Fortune, les circonstances changent; le même comportement qui jadis fut cause de succès provoquera maintenant l'échec. Cette loi est fatale aux autocraties. Les républiques, au contraire, peuvent trouver le comportement nouveau approprié «par la variété de génie de leurs citoyens» (Discorsi, III, IX, p. 641). D'ailleurs, les destins mêmes d'Athènes et de Rome montrent bien la force des républiques: « L'expérience prouve que jamais les peuples n'ont accru et leur richesse et leur puissance sauf sous un gouvernement libre. Et vraiment on ne peut voir sans admiration Athènes, délivrée de la tyrannie des Pisistratides, s'élever en moins de cent ans à une telle grandeur. Mais plus merveilleux encore est celle à laquelle s'éleva Rome après l'expulsion de ses rois. Ces progrès sont faciles à expliquer: c'est le bien général ~t non l'intérêt particulier qui fait la puissance d'un Etat; et sans contredit on n'a vraiment en vue le bien public que dans les républiques» (II, II, p. 517). .
Cependant, les républiques sont menacées et finalement détruites (au profit de monarchies) par la « corruption», c'est-à-dire l'incapacité à se soumettre volontairement à la loi; or « cette corruption, ce peu d'aptitude à goûter les avantages de la liberté, ont
nécessairement leur source dans une extrême inégalité. Pour ramener l'égalité parmi les citoyens, il faut des moyens extraordinaires que p'eu savent ou veulent employer» (1, XVII, p. 428).
D'où la « quadrature du cercle )) : pour qu'une république fonctionne bien, il faut de l'égalité, mais pour créer de l'égalité, il faut
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L'ABSOLUTISME
l'autorité absolue d'un chef, un césarisme!. Machiavel ne songe pas à résoudre définitivement cette contradiction. Bien qu'il soit formellement républicain, sa vraie préférence va vers un absolutisme césariste, qui seul pourra faire avancer la question nationale.
VI
-
LE
NATIONALISME
1) Une conception « holiste » de la nation Machiavel a été hunùlié, nous l'avons dit, par la faiblesse de son pays devant les envahisseurs français ou espagnols, moins « civili~és » que les Italiens, et cependant plus forts, parce que pourvus d'Etats regroupant les forces de leurs nations respectives. Il souhaite donc ardemment que l'Italie, à son tour, réalise son unité nationale. Or il innove dal).s l'idée qu'on se fait de la « nation ». Il n'est certes pas le premier, dans l'histoire des idées politiques, à mettre en avant cette notion, mais alors que, dans le passé, dans les « épopées nationales» bâties dans les derniers siècles du Moyen Age, on avait donné à la nation une légitimité essentiellement religieuse et mystique 2 , Machiavel fait de la nation une personne abstraite,' tout à la fois supérieure aux individus qui la composent, et purement séculière3 • Le point significatif est que cette entité « holiste », dans la mesure même où elle est tout autre chose que les personnes individuelles qui la composent, n'est susceptible d'être sounùse à aucune morale et à aucun droit. C'est un personnage sans responsabilité, absolument affranchi des lois, legibus solutus. Dès lors que la nation est en jeu, elle ne saurait être arrêtée, dans le cours de ses intérêts et de sa 1. C'est en effet une loi assez générale. En Grèce, et en particulier à Athènes, la tyrannie a été la médiation obligée entre les aristocraties et les démocraties. Un « César» est nécessaire pour soumettre tout le monde, notables et peuple, écraser leurs différences, les habituer à vivre en égaux et à se vivre comme ég;Jux. Ensuite, le tyran étant chassé, une véritable égalité devant la loi devient possible. Napoléon a assuré d'une poigne de fer les transfomlations sociales et politiques acquises par la Révolution française; sous son règne despotique; la France s'est uniformisée: les différences sociales, les différences entre les provinces se sont atténuées. Après lui, la monarchie traditionnelle a pu se rétablir brièvement comme système politique, jamais plus comme système social. Un second despote, Napoléon \II, a terminé le travail, rendant possible l'instauration durable de la République ... 2. Cf. HIPAMA, p. 690-700. 3. La notion machiavélienne est très proche de ce que sera l'État-Léviathan de Hobbes, « demi-dieu », lui aussi, en ce qu'il dépassera infiniment les hommes individuels, tout en étant une pure création humaine. Mais l'élaboration conceptuelle est beaucoup moins poussée chez Machiavel que chez Hobbes.
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D'ÉTAT"
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survie, par aucun principe supérieur quel qu'il soit. L'homme d'État qui représente la ,nation n'est, pour cette raison, tenu, lui non plus, à aucun principe. A un roi absolu et/ou national, on pardonnera tous les procédés qu'il emploiera pour parvenir à ses fins. Machiavel a remarqué que les Français ne supportaient pas la moindre critique à l'égard de leur roi. Tout ce qu'il fait est bien, parce que c'est lui qui le fait. « Il n'est rien que ~es Français] souffrent aussi impatiemment que d'entendre dire que telle chose est honteuse pour leur roi : quelque parti qu'il prenne, "le Roi, disent-ils, ne peut pâtir vergogne" ; dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, vainqueur comme vaincu, ils sont unanimes à dire que "c'est chose de roi" » (Discorsi, III, XLI, p. 708).
Pourquoi ce blanc-seing donné par les Français au roi de France? Parce qu'il incarne la nation. Machiavel, de même, ne trouve que louanges à faire aux Romains qui, aux dires de Tite-Live, condamnèrent à mort Manlius Capitolinus, malgré toutes ses vertus et les services nombreux rendus au peuple, sans qu'il se trouvât personne pour prendre sa défense, simplement parce que les tribuns avaient soutenu que sa survie mettrait la patrie en danger. « C'est que l'amour de la patrie avait dans tous les cœurs plus de pouvoir qu'aucun autre sentiment» (Discorsi, III, VIII, p. 639). Pour la patrie, on peut sacrifier l'individu; l'écrasement brutal de toutes les valeurs morales est excellent dès lors qu'il a cette motivation, la cohésion et le renforcement de la patrie. Celle-ci est donc la vraie réalité 1• Machiavel préfigure en ce sens les formes radicales du nationalisme qui vont s'affirmer aux Temps modernes. Et il tire de son principe plusieurs conséquences pour la guerre et la diplomatie.
2) L'armée nationale La grande idée de Machiavel, observateur des guerres ayant eu lieu de son temps en Italie, et organisateur de la Milice florentine, est que seule une armée «nationale », c'est-à-dire composée de 1. Les nations ont d'ailleurs une personnalité. L'observation de constantes dans les caractères des nations à travers les siècles nourrit le nationalisme de Machiavel. Machiavel se sent Italien, et il est évident pour lui que Romains anciens et Italiens modernes sont une seule et même nation (même· si s'ajoute au nationalisme italien, chez Machiavel, un nationalisme florentin, cf. Discours ou plut8t Dialogue dans lequel on examine si la langue dans laquelle ont' écrit Dante, Boccacç et Pétrarque doit s'appeler italienne,. toscane ou florentine, ill
Machiavel, Œuvres complètes, Ed. de La Pléiade, op. cit.,p. 169-184). De même, les Gaulois qui ont pris et menacé Rome sont la même nation que les Français qui déferlent en Italie du temps de Machiavel. Même « barbarie" dans les deux cas, même indiscipline, même fourberie, même comportement au combat «< plus que des hommes » dans le premier assaut, « moins que des femmes» ensuite) (cf Discorsi, III, chap. XLIII).
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citoyens, est puissante à la guerre. Les armées de mercenaires et de condotierre sont nulles. L'argent des princes ou des républiques ne peut leur tenir lieu d'armée. « L'argent est une nécessité, certes, mais dont on triomphe vite avec de bons soldats, caril est impossible que de bons soldats ne "fassent" pas de l'argent, alors que l'argent, à lui seul, ne fait pas de bons soldats» (Discorsi, II, X, p. 540).
Machiavel pense d'ailleurs que la paix, dans les sociétés humaines, n'est pas un état stable, et qu'inversement la guerre n'est pas une anomalie et une monstruosité, mais plutôt la norme - même s'il est vrai qu'il ne faut pas en user à la légère et susciter la haine de ses voisins, çomme Florence l'a fait imprudemment et pour son malheur. Un Etat ne peut se contenter d'exister dans ses frontières du moment; s'il ne veut pas périr, il doit songer à s'agrandir (ou du moins à former une ligue avec des voisins, à s'activer d'une manière ou d'une autre pour être dans la meilleure position quand viendra la gqerre, de toute façon inéluctable. Ce qui a assuré la pérennité de l'Etat romain, c'est son expansionnisme (cf Discorsi, II, XIX).
3) Une diplomatie du mensonge Quand on n'a pas la force pour soi, il faut employer la ruse à diviser l'ennemi, par exemple par une « guerre secrète » qui « consiste
à se mettre dans la confidence d'une ville divisée; à se porter pour médiateur entre les deux partis jusqu'à ce qu'ils en viennent aux armes: et quand l'épée est enfin tirée, à donner des secours pmdemment dosés au parti le plus faible, autant dans le but de faire durer la guerre et de les laisser se consumer les uns par les autres, que pour se garder, par un secours trop massif, de révéler son dessein de les opprimer et de les maîtriser tous deux également. Si l'on suit soigneusement cette marche, on arrive presque toujours à son but» (Discorsi, II, XXV, p. 587-588).
Le « sage» gouvernant n'est tenu à aucune sorte de respect des traités et contrats. Il peut utiliser toutes les ruses, les mensonges, les prétextes. Par exemple, attaquer l'ami d'un allié pour avoir une raison de rompre avec ce dernier. « Cette manière d'allumer une guerre a toujours été usitée entre puissances qui veulent sauver les apparences, et concilier leurs vues ambitieuses avec quelque égard et quelque fidélité à des traités. Si j'ai dessein de faire la guerre à un prince, malgré les traités fidèlement observés entre nous depuis longtemps, je trouverai prétexte et couleur d'attaquer son ami, plutôt que lui. Je sais que son ami étant attaqué, ou il prendra sa défense, et alors il me fournit l'occasion de lui faire la guerre comme j'en avais l'intention: ou il l'abandonnera, et alors il découvre sa faiblesse, et sa déloyauté, puisqu'il néglige de secourir un allié. Dans l'un et l'autre cas, il perd sa réputation et me rend plus facile l'exécution de mes projets. » (Diswrsi, II, IX, p. 537 ; cf. III, XLII, p. 709).
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4) Le caractère nifaste du christianisme et de la papauté pour !' Italie Si la nation est la vraie réalité de l'Histoire, à qui tout doit être sacrifié, il est clair qu'a contrario, le christianisme, avec son universalisme, est pour l'Italie une des causes fondamentales de sa faiblesse. Si l'Italie n'est et ne peut plus être une Rome, c'est que le christianisme y a remplacé le paganisme. « Pour quelle raison les hommes d'à présent sont-ils moins attachés à la liberté que ceux d'autrefois: pour la même raison, je pense, qui fait que ceux d'aujourd'hui sont. moins forts; et c'est, si je ne me trompe, la différence d'éducation fondée sur la différence de' religion. Notre religion, en effet, nous ayant montré la vérité et.le droit chemin, fait que nous estimons moins la gloire de ce monde. Les païens, au contraire, qui l'estimaient beaucoup, qui plaçaient en elle le souverain bien l, mettaient dans leurs actions infiniment plus de férocité: c'est ce qu'on peut inférer de la plupart de leurs institutions, à commencer par la magnificence de leurs sacrifices, comparée à l'humilité de nos cérémonies religieuses, dont la pompe, plus flatteuse que grandiose, n'a rien de féroce ni de gaillard. Leurs cérémonies étaient, non seulement pompeuses, mais on y joignait des sacrifices ensanglantés par le massacre d'une infinité d'animaux; ce qui rendait les hommes aussi féroces, aussi terribles que le spectacle qu'on leur présentait. En outre, la religion païenne ne déifiait que des hommes d'une gloire terrestre, des capitaines d'armées, des chefs de républiques. Notre religion glorifie plutôt les humbles voués à la vie contemplative que les hommes d'action. Notre religion place le bonheur suprême dans l'humilité, l'abjection, le mêpris des choses humaines; et l'autre, au contraire, le faisait consister dans la grandeur d'âme, la force du corps et dans toutes les qualités qui rendent les hommes redoutables. Si la nôtre exige quelque force d'âme, c'est plutôt 'celle qui fait supporter les maux que celle qui porte aux grandes actions » (Discorsi, II, II, p. 519).
La papauté, plus spécialement, est cause des malheurs de l'Italie. « C'est l'Église romaine qui nous a maintenus et nous maintient divisés. Un pays ne peut être véritablement uni et prospérer que lorsqu'il n'obéit en entier qu'à un seul gouvernement, soit monarchie, soit république. Telle est la France ou l'Espagne. Si le gouvernement de l'Italie eptière n'est pas ainsi organisé, soit en république, soit en monarchie, c'est à l'Eglise seule que nous le devons » (Discorsi, l, XII, p. 416).
1. Machiavel traduit ici son inculture. La plupart des moralistes de l'Antiquité placent le souverain bien dans la« beauté morale" et l'épapouissement de la nature humaine, dont la force n'est qu'une composante (cf par ex. HIPAMA, p. 311-330). Machiavel projette sur l'Antiquité son propre immoralisme.
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5) L'Italie attend un prince qui fera son unité
Aujourd'hui, l'Italie est « plus esclave que les Juifs, plus serve que les Perses, plus dispersée que les Athéniens, sans chef, sans ordre, battue, pillée, depecée, courue des étrangers» (Le Prince, XXVI, p. 368), elle est soumise à une « barbarie »1 « puante »2. Dès lors, « ~'Italiel est prête et disposée à suivre un drapeau, pourvu qu'il s'offre quelqu'un qui le veuille lever» (ibid.).
César Borgia aurait pu être ce porte-drapeau, mais il a échoué. Laurent de Médicis prendra-t-il le relais? En faveur de sa maison, Dieu a déjà fait beaucoup de choses. Il ne lui reste qu'à vouloir, car « quel Italien lui refuserait hommage? »
6) César Borgia, le héros machiavélien par excellence À côté des Ferdinand d'Aragon, Louis XI, Henri VIII, ou ce Castruccio Castracani da Lucca dont Machiavel a écrit la vie3, César Borgia, qui a failli être le sauveur de l'Italie, est le héros machiavélien par excellence. . Les Borgia sont une famille romaine originaire de Borja près de Saragosse (Espagne). Alonso Borgia fut le pape Calixte III, pape de 1455 à 1458. Il éleva au cardina)at plusieurs membres de sa famille, dont, à 25 ans, son neveu Rodrigo Lançol y Borgia, qui devint pape sous le nom d'Alexandre VI (1492-1503). Cet Alexandre Borgia fut un objet de scandale, d'abord par la corruption qui entoura son élection, ensuite par ses enfants illégitimes (César et Lucrèce Borgia, et d'autres). Il mena une politique de prince de la Renaissance. Il soumit des féodaux italiens, puis il lutta contre Charles VIII, av~nt de lui céder (1495) et de devenir l'allié de Louis XII. Il voulut réformer l'Eglise, mais ce projet resta sans suite. Il est surtout célèbre par le fait que la découverte de l'Amérique ayant eu lieu sous son pontificat, c'est lui qui délimita les zones d'influence espagnole et portugaise (bulles de 1493). Nous en arrivons à César Borgia (Rome 1476, Navarre 15q7). Fils d'Alexandre VI, il est nommé ctrdinal à l'âge de 16 ans. Quittant l'Eglise, il devient « capitaine général » des Etats pontifica~x (peut-être a-t-il été complice
1. Machiavel dit couramment que les Français, les Espagnols, les Allemands, les Suisses sont des « barbares ». 2. Machiavel se plaint que les Français « puent ». Il est vrai qu'ils étaient, à l'époque des guerres d'Italie, singulièrement en retard sur les Italiens en matière de pratiques d'hygiène, faisant leurs besoins naturels jusque sur les marches des palais. Le Gallo-Romain Sidoine Apollinaire se ,plaignait déjà, au y' siècle, des « mauvaises odeurs» des Burgondes. 3. Cf. La vie de Castruccio Castracani da Lucca, in Œuvres complètes, op. cit., p. 913-940.
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de l'assassinat, en 1497, de son frère Jean, duc de Candie, qui occupait précédemment cette fonction). Il est créé duc de Valentinois par le roi de France Louis XII (1498), puis, par son père, duc de Romagne l (1501). Il commence alors une ,série de conquêtes visant peut-être l'unité italienne, du moins la réunion d~s Etats pontificaux, de la Toscane et de la Lombardie sous un même drapeau. A cette fin, il se débarrasse de ses principaux ennemis en les faisant assassiner. Il chasse Malatesta de Rimini (1500) et conquiert toute la Romagne et le duché d'Urbino (1502). Mais la mort d'Alexandre VI, remplacé par le pape Médicis Jules II (1503), met? fin à son aventure. Il meurt en Espagne après diver, . , . ses penpetles romanesques-. .
César Borgia est connu pour sa brutalité et ses crimes particulièrement odieux, notamment le massacre simultané de ses principaux ennemis, le 30 décembre 1502 à Sinigaglia, à la faveur d'une ruse machiavélique racontée avec délices par l'auteur du PrincE? Le duc, provisoirement en situation d'infériorité militaire, recherche de l'aide de ses alliés. Pendant que ses troupes se rassemblent secrètement, il gagne du temps en négociant avec ses adversaires, à qui il fait toutes les promesses possibles et avec qui il signe même solennellement la paix. Quand le rapport des forces s'inverse, il les attire dans Sinigaglia, parvient, tout en leur faisant Rte et en continuant à leur tenir des propos d'amitié, à les réunir tous dans une pièce, où il donne à son homme de main un signal convenu: aussitôt ils sont garottés et étranglés l'un après l'autre. On songe à un scénario de film sur la maffia, avec « parrain» et tueurs de cauchemar.
C'est ce personnage des bas-fonds qui est néanmoins, pour Machiavel, l'exemple même d'un hommd de virtù, suprêmement nécessaire au bonheur de l'Italie, l'homme « dont [Machiavel] imiterait toujours la conduite s' [il] devenait prince)) (Lettre familière du 31 janvier 1515).
VII
«
-
LA
RÉCEPTION
DE
MACHIAVEL
Machiavel est passé pour un grand penseur politique auprès de publics )) fort divers.
1. Région du Nord-Est de l'Italie centrale. 2. L'honneur de la famille est sauvé, si l'on peut dire, par saint François Borgia (1510-1572), petit-neveu d'Alexandre VI, fondateur du premier collège des Jésuites en 1547 à Gandie, troisième général de la Compagnie. 3. Cf. Nicolas Machiavel, Exposé de la mani~re dont le duc de Valentinois a abattu Vitellozzo Vitelli, Oliverouo da Fermo, le Seigneur l'agolo et le dllc de Gravina Orsini, in Œuvres complètes, op. cit., p. 118-124. La geste de 130rgia est par ailleurs narrée avec éloge dans Le l'rillce, chap. VII, p. 307-313. .
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1) Chez les praticiens de l'absolutisme Dès le XVI" siècle, Agrippa d'Aubigné, l'écrivain huguenot compagnon d'Henri IV, peut dire avec dépit: «Nos rois ont ~ppris à machiavéliser. » Avant Machiavel, beaucoup d'hommes d'Etat qui pensent, en leur for intérieur, que «la fin justifie les moyens », demeurent dans le doute et sont, de toute manière, tenus à la dissimulation. Le fait que Machiavel donne au «machiavélisme» la dignité d'une théorie politique construite les libère. Aussitôt après la publication - posthume - de ses œuvres, Machiavel devient à la mode, malgré les condamnations qui fusent. Il devient le livre de chevet de Catherine de Médicis l , de Charles Quint, d'Henri IV, de Richelieu. Bien plus tard, Napoléon, encore, pourra dire-: « Tacite a fait des romans; Machiavel est le seul livre que l'on puisse lire. » Ces praticiens de l'absolutisme ne sont pas rebutés, notons-le, par son républicanisme, ce qui montre bien qu'ils sentent" que celui-ci n'est nullement l'aspect central de la doctrine du Florentin.
2) Chez les théoriciens modernes d'extrême droite et d'extrême gauche Machiavel a bénéficié d'une nouvelle faveur au xx" siècle, cette fois chez des théoriciens, des auteurs d'extrême droite et d'extrême gauche, représentants d'un même «nihilisme» moral (qui va du milieu et de la fin du XIX" siècle, avec les « maîtres du soupçon» - Marx, Nietzsche ... - jusqu'aux théories totalitaires du xx" siècle). Machiavel est cité avec faveur par Pareto, Sorel, Maurras, et il est célébré comme un penseur politique majeur par des auteurs universitaires français proches du marxisme. Tous identifient l'immoralisme de Machiavel avec l'esprit scientifique de la « modernité ». Ils lui savent gré d'être non seulement anti-chrétien, mais également totalement imperméable à la morale naturelle de l'Antiquité (et donc à l'humanisme de la Renaissance qui a fait revenir cette morale au premier plan dans la culture occidentale), ainsi qu'à toute espèce de droit et de civisme. Ils apprécient qu'il ait dit que la violence est justifiée dès lors qu'il s'agit de « faire accoucher l'Histoire», et que, 1. Une Florentine, qui s'est souvenue des leçons de Machiavel tout au long de sa carrière, où néanmoins elle montre plus de goihs pour le machiavélisme diplomatique que pour le machiavélisme du poignard. Avec, cependant, un épisode digne de la famille Borgia, au moment de l'organisation de la Saint-Barthélémy ... où Catherine semble mettre en pratique, en outre, la maxime machiavélienne selon laquelle il faut offrir des boucs émissaires à la foule. Voir Ivan Cloulas, Catherine de Médicis, Fayard, 1979.
MACHIAVEL. L'ÉMERGENCE DE LA "RAISON D'ÉTAT»
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d'une manière générale, les actions politiques doivent être jugées par leurs résultats indépendamment des moyens employés. Machiavel leur semble donc miraculeusement affranchi par avance à l'égard des valeurs « bourgeoises» appelées - au grand regret de ces auteurs - à triompher dans les trois siècles suivants avec l'avènement des démocraties libérales. L'auteur florentin, en un mot, leur paraît avoir contribué à préparer les révolutions du xx e siècle qui feront triompher les socialismes de gauche et de droite. Pour le théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, par exemple, la théorie machiavélienne du Prince est la première théorie de la Révolution. Les masses populaires opprimées attendent impatiemment leur émancipation. Seule peut la leur apporter un « prince )} qui utilisera tous les moyens de la force, sans être retenu par aucun scrupule d'aucune sorte. Dès qu'il surgira, il sera reconnu par le peuple, et tous deux s'uniront pour écraser les classes exploiteuses. Pour Gramsci, les Jacobins et les Bolcheviks sont les premières incarnations historiques de ce Prince émancipateur!.
3) L'anti-machiavélisme
Cependant, il faut noter que l'anti-machiavélisme a été tout aussi précoce que le machiavélisme. Le succès du Prince est un succès de scandale. Le substantif « machiavélisme ,), au sens de cynisme, apparaît dès le XVIe siècle. Les principales attaques viennent de l'Église. En 1559, le pape Paul IV met Machiavel à l'Index. Le Concile de Trente confirme la condamnation en 1563. L'Église n'est pas isolée dans cette condamnation. Jean Bodin, pourtant absolutiste lui aussi, se moque de Machiavel. Les réfutations de son système abondent, parmi lesquelles, au xvm e siècle, celle de Frédéric IF, à laquelle Voltaire a collaboré.
1. Cf. Claude Lefort, Le travail de 1'(!?Iivre. Machiavel (1972), Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 243 : « Tant le jacobinisme, qui rassemblera les bourgeois autour de la dictature, dans l'idée d'un commun sacrifice de l'intérêt particulier à l'intérêt général, que le bolchevisme, qui enseignera au prolétariat la vertu d'une nouvelle obéissance dans une discipline appelée à détruire celle que lui impose sa condition présente, composeront les incarnations modernes du prince: figures sur lesquelles le peuple déchiffrera les traits de sa propre histoire, personnes agissantes auxquelles il- donnera par sa foi le pouvoir de transfornler le monde.'» On est proche ici des thèmes du millénarisme (cf HIPAMA, p. 717-71°). Machiavel ferait transition, en ce sens, entre le millén'lrisme apocalyptique du Moyen Age et ces crypto-millénarismes que furent toutes les révolutions modernes: l'accouchement de l'Histoire justifie que l'on tue tous les méchants, ou même simplement tous ceux qui gênent « objectivement» la marche libératrice des masses. 2. Le roi de Prusse (qui règne de1740 à 1786), auteur, en 1740, d'un ouvrage intitulé L'Aflti-Machiavel.
Chapitre 3 Luther. Un État national sans contre-pouvoir ecclésiastique
« Sans Luther, il n'y aurait pas eu Louis XIV», a dit un auteur anglais, Figgisl. On peut soutenir en effet que Luther a contribué à étayer ,intellectuellement J'absolutisme. D'abord, en effet, il a nié que l'Eglise fût fondée à se comporter comme un contre-pouvoir. Plus généralement, la base de sa pensée est la conviction profonde que l'indignité de l'homme, sa méchanceté, son péché, rendent impossible une coexistence et une coopération spontanément pacifiques entre les hommes. Il en résulte que seule l'intervention d'un Etat aux pouvoirs discrétionnaires peut permettre de maintenir l'ordre social. Luther rejoint ainsi paradoxalement (mais sous ce seul rapport) Machiavel. . Vie et œuvres Né en 1483, mort en 1546, Martin Luther fait des études de droit à l'Université d'Erfurt, puis entre dans l'~rdre des moines augustins (1505) et devient docteur en théologie à Wittenberg. Il écrit en 1515 des commentaires des épîtres de saint Paul où, déjà, il défend la thèse du salut par la foi seule. Il donne le signal de départ de la Réforme en s'opposant publiquement, en 1517, à la vente des « indulgences» par l'Eglise romaine (affichage des « 95 thèses» sur les portes du château de Wittenberg). Bien loin de céder aux pressions et menaces de Rome, il publie coup sur coup, en 1520, ce qu'on a appelé les « grands écrits réformateurs» : l'Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, La Captivité 1. D'après Quentin Skinner, The Foundations cf Modern Political Thought, Volume two, The Age of Reformation, Cambridge University Press, 1978. Sur la Réforme, cf. Richard Stauffer, La Riforme, PUF, 1970, coll. « Que sais-je? » ; sur le erotestantisme, cf. Roger Mehl, La théologie protestante, PUF, 1966, coll. « Que sais-je? » ; Emile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, , coll. « Quadrige », 3 vol., 1988; John Miller (dir.), L'Europe protestante aux xv! et XVI{ siècles, Belin-De Boeck, 1997. Les écrits de Luther sont cités ci-après d'après l'édition complète des Œuvres, Genève, Labor et Fides.
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L'ABSOLUTISME
babylonienne de l'Église, le Traité de la liberté chrétienne. Il est condamné par la bulle Exsurge Domine, mais ne se soumet pas et est mis au ban de l'Empire (1521). Un abri lui est offert par l'électeur Frédéric de Saxe à la forteresse de la Wartburg (près d'Eisenach, en Thuringe), où il réalise sa célèbre traduction allemande de la Bible. Puis il s'installe à Wittenberg (en Saxe), où il condamne la révo)te des paysans de 1524-1525 et polémique durement contre l'humanisme d'Erasme (Du setf-arbitre). Des disciples de plus en plus nombreux affiuant à Wittenberg, Luther fait de cette ville le centre intellectuel de la nouvelle religion, dont il formule le dogme, le ca,téchisme, la liturgie et la discipline. Il reste le chef inconstesté de la nouvelle Eglise jusqu'à sa mort en 1546.
1 -
LES
IDÉES
POLITIQUES
DE
1) Le « salut par la foi
LUTHER
»
Luther revient au pessimisme augustlmen par-delà l'optimisme thomiste selon lequel, la nature étant guérie par la grâce, l'homme peut effectivement observer les lois de Dieu et travailler de lui-même à son salut et à la messianisation du monde, optimisme où se résume l'esprit de la «révolution papale», prolongé dans l'humanisme chrétien de la Renaissance. La raison ne peut comprendre Dieu; il faut obéir à ses lois, non parce qu'on les comprend, mais parce que ce sont ses lois. Nous sommes tous « déchus et abandonnés de Dieu», de sorte que nous sonunes tous complètement « serfs, misérables, captifs, malades et morts» (textes cités par Skinner, p. 5). Luther croit qu'il y a une double nature de Dieu. Il yale Dieu qui s'est révélé lui-même par sa Parole, mais il y a aussi le Deus absconditus1 dont les desseins sont impénétrables, qui sauve les pécheurs évidents et condamne ceux qui, à vue humaine, sont justes. D'où la conviction que l'homme ne peut se «justifier» et se sauver par ses propres forces. D'où aussi, plus profondément, la doctrine qui sera bientôt connue sous le nom de doCtrine de la double prédestination (qu'il ne faut donc pas attribuer uniquement à Calvin) : pour Dieu, rien n'est incertain, pour lui, il n'existe rien de ce que les philosophes ont appelé « futurs contingents ». Donc il sait, de toute étemité, quels hommes seront sauvés, quels autres seront damnés. Ce qui revient à dire que certains hommes sont prédestinés de toute éternité à être sauvés, d'autres de toute éternité à être damnés (et peut-être tous). Dans ces conditions, quel est l'espoir de l'homme? Luther, sans doute dès 1513, a l'intuition que la justice de Dieu dont il est question dans le 1. Cette expression renvoie à un passage d'Isaïe (45, 15) : « En vérité, qui se cache, Dieu d'Israël, sauveur. »
tu
es un Dieu
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LUTHER
psaume 30 ( « In iustitia tua libera me », « en ta justice délivre-moi») et dans les épîtres de saint Paul n'est pas une justice punitive, mais désigne la compassion divine pour l'homme pécheur. D'où la notion de « salut par la foi ». Cette «justification par la foi» est immédiate, et non progressive. Ici, Luther rompt avec une certaine patristique et surtout avec l'esprit de la Révolution papale qui avait fait du salut un processus gradué, ressortissant au «plus» et au « moins »'. Et il insiste sur le fait que l'élu est simili Justus et peccator, il est sauvé tout .en restant pécheur; ce n'est donc pas parce qu'il se serait délivré du péché qu'il est juste; il est juste parce qu'il croit dans le salut apporté par le Christ (cf Skinner, p. 9). Luther ne prône certes pas, pour autant, une sorte d'indifférentisme moral. Il faudra s'efforcer de suivre la Loi et d'accomplir des bonnes oeuvres. Cela sera indispensable pour une gestion saine des affaires du monde et de la cité. Mais ce ne sera pas en raison de sa bonne conduite morale que le pécheur sera sauvé, s'il doit l'être. Ces intuitions de base se réfractent dans l'ecclésiologie de Luther - et nous rencontrons ici les prenlÎères conséquences politiques de la nouvelle théologie.
2) L'Église ne doit pas avoir de pouvoirs politiques et juridiques propres , Si le salut vient par la solafides, la foi,seule, l'idée classique d'une Eglise médiatrice du salut disparaît. L'Eglise, .comme le mot grec ecclesia l'indique, n'est rien d'autre que le Cottes Volk, le peuple de Dieu, ce que Marsile de Padoue appelait déjà la congregatio fidelium, l'association ou l'assemblée des croyants. Cette association n'a pas de réalité autre que celle de ses membres. Il ne doit donc pas exister de clergé séparé du peuple, ayant seul une vocation spirituelle tandis que le peuple aurait une vocation charnelle. Tous les croyants peuvent seconder leurs frères dans la voie spirituelle et en ce sens ils sont tous prêtres: c' ~st la doctrine du « sacerdoce universel >i. Par suite, l'Eglise papale doit être combattue comme ùne imposture. Elle ne saurait réclamer des privilèges et de l'argent pour distribuer quelque chose, les moyens de salut, qu'elle ne possède pas et ne peut posséder. Elle ne saurait, avoir de pouvoirs juridictionnels propres s'ajoutant à ceux de l'Etat et leur faisant contre-poids. Bien plus, le pouvoir juridictionnel au sein même de l'Eglise doit être exercé par les autorités temporelles. C'est à celles-ci qu'il revient de 1. Sur cet aspect de la révolution papale des XI'-XIII' siècles, cf. HIPAMA, p. 615-617, et notre article, «The Invention of Western Reason », Îli Beri,t Brogaard, Barry Smith (ed.), Ratiol1ality a/ld Irrationality, Ratiollalitiit und Irratiollalitiit, Obv & Htp, Wien, 2001. Texte disponible sur le site du Centre de recherche en philosophie économique, www.escp-eap.net/crephe.htm1.
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L'ABSOLUTISME
nommer les clercs, d'assurer la discipline au sein de toutes les institutions ecclésiastiques" de gérer les propriétés ecclésiastiques, d'assurer la prédication de l'Evangile et de protéger la vraie foi contre les hérésies. Sans doute Luther ne prône-t-il pas quelque « césara-papisme ». Le pouvoir temporel ne doit pas usurper les droits du pouvoir spirituel, le roi ne doit pas se comporter comme un prêtre, par exemple décider en rriatière de dogme. Mais Luther n'en tranche pas moins définitivement la querelle des Deux Glaives! en faveur du glaive temporel, ou plutôt il refuse de reconnaître gu'il existe deux glaives. Il n'en existe qu'un, et Dieu l'a confié à l'Etat. 3) « Tout pouvoir vient de Dieu»
Celui-ci est magnifié. L~ther et les luthériens ont souvent cité et commenté la formule de l'Epître aux Romains (13, 1) : « Tout pouvoir vient de Dieu. » Dès 1515-1516, dans son fameux Commentaire de cette épître, Luther écrivait: « L'apôtre enseigne ici le peuple de Christ en lui apprenant comment il doit se conduire à l'égard des étrangers et des pouvoirs. Et, contrairement à l'opinion juive 2, il enseigne qu'il faut se soumettre aux méchants eux-mêmes, et aux infidèles. C'est ce que dit aussi l Pierre 2 (v. 13 sq.) : "Soyez soumis à toute institution humaine, que ce soit au roi, en sa qualité de souverain, ou aux gouverneurs, délégués par lui. Car telle est la volonté de Dieu". Ceux qui détiennent le pouvoir peuvent être des méchants et des incroyants, J'institution et leur pouvoir n'en sont pas moins bons et proviennent de Dieu. C'est bien ce que le Seigneur dit à Pilate, à qui il voulut être soumis pour nous servir d'exemple à tous: "Tu n'aurais pas de pouvoir sur moi s'il ne t'était donné d'en haut." C'est pourquoi, pour que'les chrétiens ne refusent pas d'obéir aux hommes, et surtout aux méchants, sous le prétexte de leur religion [... ], il leur ordonne d'honorer les détenteurs du pouvoir [... J."Les pouvoirs qui sont, sont établis par Dieu", ce qui veut dire qu'étant des pouvoirs, il ne sont établis comme tels que par Dieu seul. C'est dire la' même chose que: "Il n'y a de pouvoir qu'institué par Dieu" ; c'est pourquoi tous les pouvoirs qui existent et sont en vigueur existent et sont en vigueur parce qu'ils sont établis par Dieu [... J. C'est pourquoi, dans les prophètes, Dieu appelle le roi qe Babylone son "serviteur", tout impie et idolâtre qu'il fût» (Commentaire de l'Epître aux Romains, in Martin Luther, Œuvres, Labor et Fides, t~ XI, 1983, p. 174-176).
Ainsi, la thèse de Luther rejoint la thèse originaire de s~int Augustin (qui avait pourtant été abandonnée dès le haut Moyen Age 1. Cf. HIPAMA, p. 621-627. 2. Les juifS ne cessaient en effet, et tout spécialement à l'époque où écrivait saint Paul, de fomenter résistances et révoltes contre l'occupant romain; cf. HIPAMA, p, 464-466.
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LUTHER
par l' « augustinisme politique »1): tous les actes des pouvoirs temporels devront être considérés comme une voulus pat la Providence, y compris le droit qu'ils édictent, auquel il conviendra de se soumettre. Certes, les princes ont le devoir d'user des pouvoirs qui leur sont confiés par Dieu de façon pieuse. Ils doivent s'occuper de tous les besoins de leurs peuples, paix comme prospérité, et « faire leurs ces besoins ». Par ailleurs, ils ne doivent pas abuser de leur pouvoir, en particulier forcer la liberté de conscience de leurs sujets (ce qui rappelle l'attitude que Luther lui-même exigea de Charles Quint). Luther fixe donc une limite au pouvoir absolu des princes: on ne saurait leur obéir lorsqu'ils ordonnent des impiétés. Par deux aspects, cependant, cette limite fixée au pouvoir du prince est fort différente de celles qui seront élaborées plus tard par la tradition libérale. 1) Luther, pour fonder cette limitation de l'obéissance due aux gouvernants, ne s'appuie pas sur quelque norme supérieure comme le droit naturel, mais sur le fait que les gouvernants ne sauraient aller contre les intentions de Dieu dont les « saints» se veulent les porte-parole 2• Le droit naturel, en lui-même, n'a aucune valeur. 2) Si Luther affirme le droit du chrétien de ne pas obéir aux ordres impies du gouvernant, il condamne expressément toute résistance active. Les châtiments de la désobéissance ne doivent pas être évités ou prévenus, ils doivent être supportés comme une épreuve envoyée par Dieu. « On ne doit pas résister à la tyrannie, mais la souffrir patiemment» (cité par Skinner, p. 17).
4) Le jugement de Luther sur les paysans révoltés Dès la guerre des Paysans de 1524-1525, Luther a l'occasion d'appliquer les principes énoncés ci-dessus. Il craint en effet que son entreprise de réforme soit assimilée aux tentatives violentes des millénaristes. Or il n'y a rien dans mon enseignement, dit-il, qui justifie ou excuse une révolution politique. Et il s'attaque avec une violence singulière aux paysans révoltés, qu'il condamne dans un pamphlet au titre dénué d'ambiguïté: «Contre les hordes de paysans pillardes et criminelles. » « Celui qui périt dans les rangs des princes, s'écrie-t-il, devient un bienheureux martyr; npis celui qui tombe en face va tout droit chez le diable! Celui qui pense qu'il n'y a rien de plus dangereux, de plus pernicieux, de plus diabolique qu'un 1. Sur la thèse de saint Augustin selon laquelle le pouvoir politique étant la peine du péché, l'homme doit obéir à tout pouvoir, en tant qu'institué par la Providence, quand bien même ce pouvoir serait injuste, cf HIPAMA, p. 529-530 ; sur l'augustinisme politique, HIPAMA, p. 547-559. 2. Luther cite un texte des Actes des Apôtres, qui sera cité constamment ensuite par les réformateurs: « li faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. » Le conçexte est la comparution de Pierre devant le Sanhédrin qui lui reproche d'avoir prêché l'Evangile alors que les magistrats l'avaient interdit. Pierre refuse cette injonction du pouvoir parce qu'il a reçu de Dieu directer:nent la mission de cette prédication (Actes, 5, 29).
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L'ABSOLUTISME
rebelle, qu'il l'assomme, l'étrangle, le saigne, publiquement ou secrètement. [... ] L'âne veut être battu et le peuple veut être gouverné avec énergie. [... ] Moi, Màrtin Luther, j'ai tué tous les paysans révoltés, car j'ai ordonné de les assommer; j'ai leur mort sur la conscience» (textes cités par Stefan Zweig, Erasme, Livre de Poche, p. 157-158). .
En conclusion, la théologie de Luther - sous sa forme primitive dl} moins - conduit à un renforcement considérable des pouvoirs de I;Etat, qui ne sont plus concurrencés et compensés par ceux d'une Eglise institutionnelle indépendante.
II
-
LA
DIFFUSION
DU
LUTHÉRANISME
POLITIQUE
De fait, les idées de Luther vont aider à l'émergence de monarchies absolues dans l'Europe du Nord, en Allemagne, en Scandinavie et - autant et plus qu'ailleurs, bien que le fait soit moins souvent souligné - en Angleterre. L'Université saxonne de Wittenberg devient pour des décennies le grand centre intellectuel du luthéranisme. Des humanistes convertis après un séjour à Wittenberg seront les propagandistes de la· foi luthérienne dans toute l'Europe. Beaucoup d'entre eux traduisent la Bible en langue vulgaire et l'impriment. En Allemagne, Philippe Melanchton (1496-1540), Andreas Osiander (1498-1552), Wolfgang Capito (1478-1541); en Suède, Olaus et Laurentius Petri;· au Danemark, Hans Tausen, Christian Pedersen. En Angleterre, William Tyndale (v. 1495-1536) est l'auteur du premier exposé des idées politiques luthériennes (The Obedience of a Christian Man, 1528). L'Université de Cambridge joue ensuite un rôle éminent (on l'appelle la « petite Allemagne »). Se dégagent les noms de Robert Barnes, Miles Coverdale, Sir John Cheke 1•
Les écrits de Melanchton, Tyndale et Bames développent tant les principes que les conséquences des idées politiques de Luther. Ces auteurs partagent avec le maître de Wittenberg la conviction que l'ordre social est voulu par la Providence divine et qu'il est impie de se révolter contre lui. Barnes, dans Les Constitutions d~s hommes, Tyndale, dans L'Obéissance de l'homme chrétien, citent le texte de l'Epître aux Romains sur l'obéissance due aux puissances de ce monde (cf. supra). « Dieu lui-même, dit Tyndale, a donné des lois à toutes les nations, et en tous pays a placé des rois, des gouverneurs et des dirigeants comme ses propres lieutenants, afin de régner sur le monde par leur intermédiaire» (cité par Skinner, p. 67). Donc, d'une part, on doit obéissance 1. Sur le développement de la Réfo.llne en Angleterre, cf. infra, p. 254 sg.
LUTHER
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aux gouvernants, non seulement par crainte du châtiment, mais en conscience, comme le dit saint Paul; d'autre part, aucune résistance aux ordres du Prince n'est légitime en aucune circonstance. Résister, dit Melanchton, est un péché mortel. Certes, le Prince lui-même ne doit pas gouverner selon son propre intérêt ; il ne· doit jamais rien ordonner qui soit « directement opposé à la Parole de Dieu » ou qui soit « destructeur de la foi» (Barnes), et il est obligé par ailleurs, de prêcher positivement la vraie foi. Il doit égalel11.ent, selon Melanchton, respecter la propriété privée de ses sujets. Mais, en toutes ces matières, il n'est responsable que devant Dieu. Ces premiers luthériens pensent donc comme Luther que, si le Prince viole la Parole de Dieu, on est fondé à lui désobéir. Mais on n'est pas fondé pour autant à provoquer une résistance active. On subira sans broncher la tyrannie où, insiste Tyndale, l'on saura voir le signe de la colère de Dieu qu'ont excitée les péchés antérieurs du peuple.
Des processus très comparables de renforcement du pouvoir royal ont lieu au Danemark et en Suède lors du passage de ces pays au luthéranisme.
Chapitre 4 Bodin , Un théoricien de l'Etat souverain
Jean Bodin, à,son tour, prépare l'absolutisme en mettant au point une théorie de l'Etat souverain qui est une des principales sources de la tradition constitutionnelle française. Vie et œuvres' Jean Bodin est né à Anger en 1529 ou 1530, mort en 1596. Sa vie est très mal connue. Fils d'un négociant assez fortuné qui appartenait, semble-t"il, à une famille de magistrats, il entre chez les Carmes de Paris vers 1543, mais il quitte cet ordre dès 1547 ou 1548, obtenant d'être délié de ses vœux religieux. Il se rend à Nantes et à Toulouse, où il étudie puis enseigne le droit. Il devient ensuite avocat au Parlement de Paris. Il publie, en 1566, la Methodus ad facilem historiarum cognitionem, « Méthode pour connaître facilement l'histoire ». En 1567 commence une évolution religieuse qui, selon certains, l'aurait conduit à la conversion au judiisme (mais rien n'est certain à ce.t égard, non plus qu'en ce qui concerne une hypothétique origine juive). En 1568, l'année où paraît sa Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit touchant l'enrichissement de toutes choses, il est emprisonné à la Conciergerie de Paris, d'où il sortira en août 1570. Est-ce pour des motifs religieux? En tout cas, après sa libération, il est nommé, par Charles IX, commissaire à la réforme des forêts de Normandie. Il se joint à la délégation partie à Metz accueillir les ambassadeurs venus proposer au futur Henri III le trône de Pologne (1573). En 1576 paraissent les Six livres de la République. Bodin passe alors au service du frère du roi Henri III, le duc d'Alençon, avec qui, dans les années 1580, il voyage en Al}gleterre et aux Pays-Bas. En 1576 et 1577, il est député du Vermandois aux Etats généraux de Blois (ses liens avec le Vermandois semblent tenir à sa belle-famille: il héritera de son beau-frère, en 1587, une charge de procureur du roi à Laon). Paraissent d'autres éditions, augmentées, de La République, puis, en 1580, la Démonomanie des sorciers. Laon passe à la Ligue en 1588, et Bodin est obligé de soutenir celle-ci 1. D'après Marie-Dominique Couzinet, «Note biographique sur Jean Bodin", in Yves-Charles Zarka (dir.), Jean Bodin. Nat,~re, histoire, droit et politique, PUF, 1996, p. 233-244. Nous utilisons aussi, dans ce qui suit, Julian H. Franklin,Jean Bodin et la naissance de la théorie absolutiste (1973), trad. fr., PUF, 1993. /
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L'ABSOLUTISME
publiquement. Mais il se rallie à Henri IV dès que celui-ci marche sur la ville en 1594. Il meurt de la peste en 1596'.
Nous allons principalement, dans ce qui suit, présenter les thèses de La République, ouvrage où Bodin pre':ld des positions doctrinales nettement favorables à l'absolutisme2• Il convient de signaler qu'antérieurement à 1576, Bodin, comme la majorité des juristes français de son temps, était partisan d'une monarchie « modérée ». Dans la Methodus, il affirmait que les rois sont soumis aux lois établies de façon coutumière. C'est ce à quoi ils s'engagent lors de leur s~cre : « [Les rois], lorsqu'ils sont sacrés, s'engagent par un serment solennel" dont les termes ont été fixés par les pontifes et les grands du royaume, à gérer l'Etat pour le bien de tous, conformément aux lois fondamentales et à l'équité. [... ] [Le roi] tombe alors sous la loi comme un particulier et il est tenu par les mêmes règles. Il ne peut pas bouleverser les lois constitutionnelles de son empire, ni rien changer a~x usages des villes ni aux anciennes coutumes, sans le consentement des trois Etats» (cité par Franklin, op. cit., p. 61-62). D'ailleurs, on n'est pas tenu d'obéir à des « rescrits des princes» qui seraient injustes, non conformes aux lois coutumières. Le Parlement peut s'opposer à la puissance législative du prince. Mais le massacre de la Saint-Barthélémy (23-24 août 1572), et le changement de la situation politique dans le royaume qui en est la suite, infléchissent radicalement la pensée de Bodin et lui font subir ce qu'on a appelé un « tournant absolutiste ». Désormais, la monarchie, attaquée par les extrêmistes des deux bords, est menacée dans son existence même : il est vital de la renforcer et, pour cela, de formuler clairement, en particulier contre les nouvelles prises de position « démocratiques» des théoriciens protestants et ligueurs, les prérogatives du . souverain. Tel est le propos des Six livres de la République.
La République est un des premiers livres de philosophie politique (au sens laïque du terme) des Temps modernes, présentant une théorie constitutionnelle complète, comparable aux traités un peu postérieurs de Mariana ou de Suarez dont nous parlerons plus loin. La méthode de Bodin est essentiellement juridique3 et 1. Bodin est également l'auteur du Théâtre de la nature universelle, paru après sa mort. en 1597, et surtout d'un Colloque des Sept savants sur les secrets des choses d'en haut [Colloquium heptaplomeres de rerum sublimium arcanis abditisJ, resté inédit jusqu'à une date tardive, où il poursuit sa réflexion philosophique sur l'harmonie universelle et la discordia concors, la «discorde concordante ». Nous parlerons de ce texte, où la théorie bodinienne de l'harmonie confine aux thèses libérales, dans la II' Partie de cet ouvrage, p. 201. 2. Jean Bodin, Les Six livres de la République, 6 vol., Fayard, 1986 (Corpus des œuvres de philosophie de langue française); cf. aussi Les Six livres de la République, édition abrégée, en français modernisé, présentée par Gérard Raulet, Le Livre de Poche, 1995. 3. Toute l'œuvre de Bodin est pénétrée de droit romain: Bodin en est, tout à la fois, un connaisseur accompli et un partisan enthousiaste. Plusieurs fois dans le livre, il affirme que les juristes et constitutionnalistes de son temps doivent prendre le droit romain comme norme. Il faut étudier le droit romain « pour éclaircir comme en plein jour la puissance de tous Magistrats, en toute sorte de République» (Six livres de la République, III, p. 78).
I30DIN. UN THÉORICIEN DE L'ÉTAT SOUVERAIN
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historique!. Sur le foqd, La République expose les principes sur lesquels peut être fondé un Etat monarchique fort et unifié, ayant un droit et une administration homogènes. , Nous étudierons d'abord la théorie générale de l'Etat souverain (§ 1), puis le régime que Bodin souhaite particulièrement pour la France, la « monarchie royale» (§ 2). Nous montrerons enfin, plus brièvement, que cette théorie politique prend tout son sens dans un contexte plus large, sociologique et même cosmologique (§ 3).
Plan des Six livres de la République Livre 1 Livre II Livre III Livres IV et V Livre VI
Définition de. la République et théorie de la souveraineté Les régimes politiques Les structures administratives de l'État, les corps et collèges Théorie des races et des climats, étude des équilibres sociaux, .des évolutions et des révolutions. Questions particulières touchant la censure, les finances, la monnaie, les régimes politiques, la justice harmonique.
§ 1 L'État souverain
La souveraineté est le concept, central de la théorie bodinienne de la républiqu~, c'est-à-dire de l'Etat2 • Ce concept permet de cerner ce qu'est l'Etat tant en lui-même que par rapport aux puissances étrangères. 1. La culture de Bodin est encyclopédique. Il a tout lu, comme le fera Montesquieu: outre les jurisconsultes, il cite la Bible, les philosophes grecs, les historiens anciens et modernes, les récits contemporains de voyageurs. Ce qui le différencie de Machiavel, qui, dit Bodin, « n'a pas lu un livre » 01, p. 37). 2. Il semble que le tern1e « État », que Bodin emploie quelquefois, ne se soit généralisé dans le vocabulaire politique français que quelques années plus tard, dans la suite du règne de Henri III.
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1 -
LES
{( MARQUES»
DE
LA
SOUVERAINETÉ
La souveraineté se caractérise par certaines {( marques » qui correspondent à que les juristes appellent traditionnellement droits régaliens ou regalia. Bodin en dresse une liste exhaustive. Il appartient en propre au souverain de : 1) Donner et casser les lois
Donner la loi, précise Bodin, à tous en général et à chacun en particulier, et ne la recevoir que de Dieu », sans avoir non seulement de supérieur, mais même d'égal, étant donné qu' « il a un maître, celui qui a un çompagnon» (l, p. 309) '. «
Seul le souverain fait vraiment les lois; les autres autorités qui édictent des règles (par exemple, à Rome, le préteur)2 ne font que des {( édits », des {( arrêts », etc. (même si on les appelle {( lois» par abus de langage) et ces règles, pour avoir de la valeur, doivent être sanctionnées par l'instance souveraine. Bodin distingue le contenu des lois et leur forme. Le contenu peut bien avoir été élaboré par des jurisconsultes, ou par la tradition, la coutume, etc., c'est-à-dire par des personnes autres que celle du so.uverain. Celui-ci seul, cependant, donne aux lois leur forme même de lois, donc leur force obligatoire. « [On objectera à la thèse selon laquelle le souverain a le monopole des lois que] non seulement les magistrats ont pouvoir de faire édits et ordonnances, chacun selon sa puissance, et en son ressort; mais encore les particuliers font des coutumes, tant générales que particulières. Or il est certain que la coutume n'a pas moins de puissance que la loi; et si le prince souverain est maître de la loi, les particuliers sont maîtres des coutumes>. Je réponds que la coutume prend sa force peu à peu, et par longues années, d'un commun consentement de tous, ou de la plupart. Mais la loi sort en un moment, et prend sa vigueur de celui qui a puissance de commander à tous. La coutume se coule doucement et sans force. La loi est commandée et publiée par puissance, et bien souvent contre le gré des sujets. [... ] La coutume ne porte loyer4 ni peine; la loi emporte toujours loyer, ou peine, si ce n'est une loi permissive, qui lève les défenses d'une autre loi. Et, pour le faire 1. Les références sont celles de J'édition intégrale (Corpus des philosophes français, . op. cit.). Nous avons modernisé l'orthographe et parfois la langue. 2. Cf. HIPAMA, p. 284-286 et 288-292. 3. L'objecteur se réfère aux théories romaine ancienne et canonique de la coutume, cf. HIPAMA, respectivement, p. 287, 295 et p. 611, 646-647. 4. C'est-à-dire: récompense.
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court, la coutume n'a force que par la souffrancet, et tant qu'il plaît au prince souverain [... J. Et ainsi, toute la force des lois civiles et coutumes gît au pouvoir du prince souverain» (l, p. 307-308).
Le pouvoir législatif comprend également le pouvoir de « déclarer » (promulguer) les lois, de les « corriger )) et de les « interpréter )). Bodin, à cet égard, conteste formellement le droit d'interprétation des juges; en effet, poussé à l'extrême, il signifierait que les juges font eux-mêmes la loi, ce que Bodin refuse (il conteste donc que la jurisprudence puisse être une source, du moins une source légitime par elle-même, du droit). Toutes les autres « marques de souveraineté )) sont indirectement impliquées par l~ pouvoir législatif ainsi défini. 2) Décider de la guerre et de la paix
Le droit de décider de la guerre et de la paix ne doit pas être confondu avec le pouvoir militaire et stratégique. Comme le secret et la rapidité de décision sont essentiels dans la conduite des opérations, tous les régimes non monarchiques ont compris qu'en cas de guerre, il fallait confier le commandement à un ou quelques hommes qui pui$sent se comporter dans la guerre comme des monarques et avoir des pouvoirs très étendus ou même absolus (par exemple, le dictateur romain). Néanmoins, ces hommes n'agissent que comme mandataires du souverain, assemblée populaire ou sénat, qui, seul, a engagé le pays dans la guerre et peut l'en retirer. 3) Nommer tous les agents de l'État
Nommer tous les exécutants de la politique de l'État est un attribut fondamental de la souveraineté. Bodin y insiste, se félicitant de ce que le pouvoir royal, en France, ait, à son époque, largement repris aux féodaux, ou aux agents inférieurs, baillis ou sénéchaux, ce pouvoir réservé au seul monarque au temps des empires romain et carolingien. 4) Juger en dernier ressort
À Rome, dans tous les procès où il en allait de la vie et de la mort, c'était un droit absolu pour l'accusé de faire appel au peuple (provocatio), c'est-à-dire à l'instance qui, à Rome, selon Bodin, était 1. C'est-à-dire: par le consentement.
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souveraine. Il convient de généraliser ce principe à toutes les figures de la souveraineté. Étant donné que, comme nous le verrons, la figure la plus satisfaisante de la souveraineté est pour Bodin la monarchie, il affirme donc que c'est un droit « régalien» du roi de France de juger en dernière instance de to.us les procès du royaume. Nous étudierons plus loin (cf. infra, p. 129 sq.) cette doctrine de la «justice retenue », point important de la doctrine absolutiste, si éloigné de la notion libérale moderne de « séparation des pouvoirs ».
5) Exercer le droit de grâce À Rome encore, Bodin remarque que les gouyerneurs de province, qui rassemblaient pourtant entre leurs mains tous les pouvoirs judiciaires, n'avaient pas celui de faire grâce, pouvoir qui n'appartenait qu'au peuple. Bodin déplore qu'en France, par l'effet de vieilles coutumes féodales, des personnes autres que le souverain (abbayes, évêchés) aient encore un droit de grâce. Il faut mettre fin à ces anomalies.
II PAR
L'INDÉPENDANCE DE L'ÉTAT-NATION RAPPORT AUX PUISSANCES ÉTRANGÈRES
Le concept de souveraineté permet également de définir l'État par rapport à ce qui lui est extérieur. Tout le livre 1 de La République a pour objet de montrer comment les liens nombreux de vassalité, compliqués et dé-territorialisés par les alliances familiales, ont fait de l'Europe féodale un vaste fouillis où disparaît l'indépendance parce que s'y dissout la souveraineté. Dans la féodalité, du fait des mariages, des héritages, des divers liens d'hommage contractés par les vassaux, il y a très souvent des entrecroisements de vassalités qui empêchent d'identifier un unique suzerain sur un unique territoire.
Il s'agit de sortir de cette situation et de faire en sorte que, pour un territoire donné, il n'y ait qu'une puissance souveraine. Ces territoires seront les royaumes nationaux. Pour légitimer leur existence, Bodin - reprenant la vieille argumentation développée par les publicistes depuis le XIIIe siècle - s'efforce de montrer qu'il existe en Europe des royaumes entièrement indépendants de l'Empire (cf I, p. ~6). En France même, au temps de Bodin, la chose n'était pas encore tout à fait claire. Le royaume comportait des territoires issus de l'ex-Lotharingie, progressivement intégrées au royaume, et sur lesquels diverses puissances féodales ou l'Empire élevaient des prétentions de souveraineté en concurrence avec le roi.
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Bodin donne à percevoir le complexe enchevêtrement féodal des hommages et souverainetés comme un phénomène fondamentalem,ent irrationnel et incompatible avec une conception rigoureuse de l'Etat souverain. En exigeant qu'on mette fin à ces anomalies (qui subsisteront, en fait, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, c'est-à-dire jusqu'à l'affirmation, par la Convention, que la R~publique est « une et indivisible») et que l'Europe soit divisée en Etats indépendants dont chacun exerce une souveraineté exclusive sur son territoire, Bodin contribue à forger le concept d' « État-nation )) moderne.
III
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UNE SOUVERAINETÉ ABSOLUE MAIS NON ILLIMITÉE
Ayant ainsi fixé l'étendue de la souveraineté, Bodin peut analyser ses attributs essentiels. La souveraineté, dit-il, « n'est limitée, ni en puissance, ni en charge, ni à certain temps)) (1, p. 181).
1) La souveraineté est indivisible. Réfutation du concept de «constitutio.n mixte» La thèse de Bodin, ici, est que la volonté du souverain doit être certaine et manifeste à chaque instant, ce qui n'est pas possible si la souveraineté est divisée. Cette situation se rencontre dans les régimes dits « mixtes )), approuvés par toute une tradition politique. Bodin s'élève vigoureusement contre cette thèse traditionnelle, ravivée et rajeunie à son époque par les constitutionnalistes protestants. D'abord, il est faux que les régimes de l'Antiquité présentés comme « mixtes)) par Aristote, Polybe ou Cicéron l'aient vraiment été. Sparte étai~, dit Bodin, une aristocratie, Rome une démocratie. En effet, dans ces deux Etats, c'étaient respectivement la gerousia et les comices centuriates qui détenaient le pouvoir suprême. Les autres pouvoirs ne pouvaient rien sans ces instances qui, elles-mêmes, ne dépendaient de rien d'autre l •
Sur le fond, Bodin pense que l'État doit avoir une structure hiérarchique, architectonique, où tout puisse être rapporté à ,une autorité fondamentale, de laquelle tous les autres pouvoirs de l'Etat et toutes les règles juridiques puissent être réputés émaner selon une stricte et 1. Ce jugement de Bodin sur le régime romain est contestable. Les historiens modernes disent plutôt que la République romaine était une aristocratie, dominée par la classe sénatoriale et son organe, le Sénat. Il est vrai que cela confirme d'une autre manière la thèse bodinienne de l'impossibilité d'un véritable régime mixte.
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transparente « hiérarchie des normes ». Le reglme mixte, où des pouvoirs également souverains sont censés se faire équilibre, ne peut en réalité, pour lui, que déboucher sur l'anarchie.
2) La souveraineté est perpétuelle De même, l'autorité souveraine ne saurait être limitée dans le temps sans, par là même, se dissoudre. C'est pourquoi les pouvoirs à durée déterminée, magistratures, commandements, etc., et même les pouvoirs illimités dans le temps, ceux d'un vice-roi, d'un lieutenant du prince, d'un gouverneur, etc., dès lors qu'ils sont révocables, ne peuvent être considérés comme souverains (cf I, p. 180). Si un pouvoir non perpétuel n'est pas souverain, et si le pouvoir souverain est incarné dans la personne physique d'un roi, cela pose la question de savoir ce qui se passe quand le roi meurt. Poussé par sa logique, Bodin met l'accent sur l'immédiateté de la succession royale. La souveraineté passe instantanément au successeur, sans que le sacre, qui par définition ne peut avoir lieu qu'après un certain intervalle de temps, ajoute rien. C'est, nous le verrons plus loin, pour Bodin, le principal intérêt d'une monarchie héréditaire dont la loi de succession est formelle, inambigtië et intangible: le successeur est toujours-déjà identifié, donc il devient souverain à l'instant même où le roi meurt et la souveraineté n'a donc jamais cessé d'exister (ce qu'expriment les formules, déjà traditionnelles au temps de Bodin: « le mort saisit le vif », « le roi ne meurt jamais »). Nous avons souligné (cf. HIPAMA, ~. 673-675) que le déclin du sacre et l'accent mis sur les seules lois de succession avaient,constitué une étape essentielle dans la construction du concept moderne' d'Etat, être abstrait, impersonnel et pernlanent. L'argumentation de Bodin permet de comprendre que c'est le concept même de souveraineté qui implique cette désincarnation.
3) La souveraineté est absolue Une puissance, pour être « souveraine », doit encore être absolue» - et nous rencontrons ici le concept central de la 'doctrine absolutiste. Bodin reprend à son compte la doctrine des publicistes médiévaux pour qui le souverain est legibus solutus, délié des lois, sa volonté seule suffisant à faire, défaire ou refaire la loi. «
« Ainsi voyons-nous à la fin des, édits et ordonnances ces mots: CAR TEL EST NOTRE PLAISIR, pour faire entendre que les lois du prince souverain, même lorsqu'elles sont fondées en bonnes et vives raisons, ne dépendent néanmoins que de sa pure et franche volonté» (1, p. 192) '.
1. Cette réduction de la loi à la volonté, alors qu'elle est une rèXlc, a été revendiquée, nous l'avons vu, par les théoriciens médiévaux de l'absolutisme (doctrin~ du « pro ratione voluntas », cf. HIPAMA, p. 698), mais elle a été critiquée dès le Moyen Age, notamment par saint Thomas (cf HIPAMA, p. 646). Elle le sera plus encore par les théoriciens libéraux modernes (notamn1ent Locke, Hume, Kant ... ).
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Bodin insiste sur tout ce que cela implique. Les lois antérieures, quelles qu'elles soient, ne peuvent faire obstacle à la loi actuellement voulue par le souverain. « En tous édits et ordonnances on y ajoute cette clause: "nonobstant to~s édit~,
et ordonnances auxquelles nous avons dérogé et dérogeons par ces presentes . »1
D'où d'ailleurs la nécessité, quand arrive au pouvoir un nouveau prince souverain, d'obtenir de lui confirmation de tout ce qui a été décidé par son prédécesseur: il ne va nullement de soi qu'il l'approuve. Le chancelier Michel de l'HospitaP, par exemple, refusa de sceller la confirmation des privilèges et exemptions de tailles de Saint-Maur-des-Fossés « parce qu'ils portaient perpétuel affranchissement », ce qui diminuait le privilège des successeurs.
4) Le souverain n'a pas de contrat avec le peuple Aucun contrat, poursuit Bodin, ne lie le souverain avec le corps social. Car ce contrat serait la loi commune des parties et, liant le souverain, il annulerait sa souveraineté (cf I, p. 187). Là encore est mise en relief une thèse absolutiste essentielle3 . Bodin cite d'assez nombreux cas historiques où l'intrônisation d'un roi se fait par une procédure où le roi est obligé de promettre explicitement au peuple qu'il respectera certaines coutumes ou lois. Si, dit Bodin, ces conditions dépassent « la loi de Dieu et de nature » (cf infra), elles sont exclusives d'une· vraie souveraineté. Ainsi, le « grand roi de Tartarie » jure, mais seulement de respecter la loi de Dieu et de nature: il est donc vrai souverain. En revanche, le duc de Carinthie (province d'Autriche méridionnale, limitrophe de l'Italie) est obligé de jurer, devant un paysan, d'abserver certaines coutumes: il n'est donc pas vrai souverain (cf J, p. 189). Même situation dans le royaume d'Aragon, où l'histoire témoigne que le roi, anciennement, était élu et devait prêter serment. Mais cela « ne se fait plus », ce qui est pour Bodin un retour à la norme. Car, dit-il, les rois d'Aragon tiennent leur pouvoir du droit de conquête, puisque leur famille a repris cette ten;e, les armes à la main, aux Arabes, qui l'avaient conservée sept siècles. Les Etats (c'est-à-dire une assemblée représentative) d'Aragon n'ayant aucun droit sur ce pays, ils seraient mal fondés à élire le roi et à lui faire promettre quoi que ce soit. Le cas de l'Allemagne, où l'empereur doit prêter serment lors de son sacre, confirme a contrario la règle: Bodin estime en effet que l'Empire n'est tout simplement pas une monarchie, mais une aristo-
1.. Sur la clausu/a non obstante, cf infra, p. 168. 2. 1504-1573, chancelier de France en 1560. 3. À laquelle Hobbes donnera son expression la plus radicale, cf infra, p. 148.
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cratie, puisque l'empereur est élu par' la Diète et responsable devant elle. C'est donc elle qui est souveraine, non l'empereur. On sent néanmoins ici que Bodin est embarrassé par ces témoignages qui prouvent que, dans l'esprit d'un grand nombre de peuples eurQpéens, il y a bien une sorte de contrat entre le peuple et le roi; ou même une élection par le peuple. Mais il considère cela comme de l'histoire ancienne. La formule qui s'est imposée partout dans l'Europe moderne est celle de rois héréditaires et absolus, même si - nouvel embarras - « la justice d'Aragon juge les procès et différends entre le roi et le peuple, chose qui se fait aussi en Angleterre » (l, p. 190), ce qui est bien la preuve qu'ils sont tous deux soumis à une instance supérieure, loi ou coutume. Mais Bodin se rassure en disant que le roi « n'est aucunement tenu de suivre leur avis ni accorder leurs requêtes ».
Il convient néanmoins de distinguer entre les « lois» proprement dites et les « contrats du Prince ». Le prince peut se lier lui-même avec autrui par une « convention», qu'il devra alors respecter. En effet, s'il faisait autrement, cela reviendrait de sa part à nuire délibérément à autrui, ce qui est contraire au droit naturel auquel le souverain est tenu. « La loi dépend de celui qui a la souveraineté, qui peut obliger tous ses sujets et ne s'y peut obliger soi-même; [alors quel la convention est mutuelle entre le Prince et ses sujets, qui oblige les deux parties réciproquement» (l, p. 195).
Malgré ces r~serves, on voit que Bodin tend à approuver la thèse selon laquelle l'Etat, personne morale à nulle autre pareille, est à ce point « délié des lois» qu'il peut s'affranchir quasiment de toute contrainte de droit. Il rappelle que, selon les canonistes, le pape « ne se lie jamais les mains », ce qui signifie que, quand il s'engage publiquement à quelque chose, il garde une réserve mentale telle que, s'il lui paraît ensuite opportun de changer d'avis, il ne sera parjure qu'extérieurement et en apparence, non intérieurement et en conscience. Cet exemple a été suivi par les rois, encouragés par des juristes pro-absolutistes comme le disciple de Bartole, Balde de Ubaldis (cf. HIPAMA, p. 697-698). Bodin reprend leurs arguments à son compte. Il pense que le souverain, à part le cas que nous avons vu des conventions privées, n'est pas tenu par les promesses qu'il fait, si, les circonstances ayant changé, la salut du peuple exige un changement par rapport à ce qui a été promis. Il se félicite, à cet égard, que les promesses du sacre des rois de France soient suffisamment générales et vagues pour qu'on ne puisse en faire un. argument juridique opposable à leurs volontés discrétionnaires. D'ailleurs ces promesses sont faites à Dieu, non au peuple (c'est donc un renversement par rapport à ce qui était affirmé dans la Methodus):
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5) Une vraie limite à la souveraineté: les « lois de Dieu et de nature » Cependant, Bodin ne va pas jusqu'au cynisme machiavélien. En effet, selon lui, la souveraineté, qui est illimitée aux trois sens que nous ven