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p r ô œ i Tè M E S
E T m tfT J ^ N E S
A n d r é M a rc
DIALECTIQUE de
VAGIR
OUVRAGE P U B L IÉ AVEC L E CONCOURS DU LA
CENTRE RECHERCHE
EMMANUEL
NATIONAL
DE
SCIENTIFIQUE
ué d i t e uEr
PROBLÈM ES E T DOCTRINES
Ouvrages parus : R. JOLI V E T. E s s a i s u r l e PROBLÈME ET LE S CONDITIONS DE L A SINCÉRITÉ. R. D U V IL LA R D .
L e M a rte a u
D u schisme du monde au rythm e de Dieu.
e t l a T e n a ille .
M. F. SCIACCA, Professeur à l ’Université de Gênes. L a P h i l o s o p h ie r a in e .
contem po
it a l ie n n e
Trad. de Marie-Louise R
oure.
J. C H A IX -R U Y, Professeur à la Faculté des Lettres d ’Alger. L
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R . JO LIVET. D L a c h e l i e r . Essai
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de philosophie Suivi de : Antonio
comparée. ROSMINI, L ’ i d é e d e l a S a g e s se. Traduct. de Marie-Louise R
oure.
A paraître: A . ROSMINI, A n t h o l o g i e p h i l o s o p h i q u e . Trad. de Dom L . D a v id et Dom L . C h a m b a t . H. MICHAUD,
L
a
s e n s ib il it é .
F. D E FINANCE, et
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x is t e n c e
ib e r t é
A . ROSMINI, L a t h é o r i e l ’ a s s e n t i m e n t . Traduction,
de
in troduction et notes de MarieLouise R o u r e .
C O L L E C T IO N
D IR IG É E
P AR
RÉGIS JO LIVET
DIALECTIQUE
DE
L ’A G IR
Nulla est hotnini causa philosophandi, nisi ut beatus sit. Saint A u g u s t i n , De Civitate Dei, lib. 19, cap. I, n° 3.
O U VRAG ES DU M EM E A U TEU R
L'Idée de l’Etre chez saint Thomas et dans la Scolastiqm Postérieure (Archives de Philosophie, vol. X , cahier i), Paris, Beauchesne, 1933. Sœur Marie-Thérèse, Etudiante et Dominicaine Enseignante, Paris, Beauchesne, 1935. Psychologie Réflexive, lettre-préface de M. René L e Senne, deux volumes, grand in-8°, Paris, Desclée de Brouwer ; Bruxelles, L ’Edition Universelle, 1949. Dialectique de l’ Affirmation, un volume, grand in-8°, Paris, Desclée de Brouwer ; Bruxelles, L ’Edition Universelle,
1952. L ’Etre et l’Esprit (en préparation).
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DIALECTIQUE DE L’A G I R O uvrage p u b lié avec le concours Ju C . N . 1(. S .
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A V A N T -P R O P O S IM P R IM A T U R : Lutetiæ Parisiorum, die 8 Novembris 1949, Petrus B r o t , Vie. Gen.
N IH IL
O BSTAT
:
Lutetiæ Parisiorum die 5 Novembris 1949 j . G o u s s a u l t , S. J-, Prœp. Prov. Franciœ.
La Dialectique de l’A gir prend normalement la suite de la Psychologie Réflexive et de la Dialectique de l’Affirmation, parce qu’il les lui faut, pour se déployer (1). N ’ est-elle pas une dialectique de l’agir de l’ homme qui est, ou mieux qui existe en lui-même et dans l’univers ? N e doit-elle pas en conséquence appliquer à l’agir humain, en tant qu’il résulte cle l’existence humaine, les lois générales de l’ être et de l’agir ou de l’acte ? Or, elle ne peut le faire qu’ en fonction d’une Psychologie et d’une Ontologie Réflexives. En même temps qu’une Critique de la Connaissance et de la Volonté, la pre mière est encore une analyse, qui fix e la constitution méta physique de l’homme. Pour légi.imer la valeur de notre pen sée, en précisant les rapports de l’entendement et de la sensi bilité, puis de l’entendement et de la raison, elle a dégagé une idée capitale, celle de l’ctre, pour y reconnaître un principe premier, dont l’ importance tient à ce qu’elle vaut aussi bien de nous que de ce qui nous dépasse et de ce que nous dépas sons. Valable de tout le réel, elle situe chaque être et le véri fie en fonction même de cette totalité ; autant dire que par là elle l’authentique absolument. Pour assurer les conclusions obtenues à propos de notre être, en tant qu’ elles sont toutes suspendues à l’idée de l’ être en général, force a donc été
(1) Ces trois ouvrages constituant un même ensemble, auquel le présent ouvrage apporte sa conclusion.
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d‘étudier pour soi cette condition de tout être, elle-même incondi.ionnée. Grâce à cela la Psychologie Réflexive, la Théo rie de la Connaissance et de la Volonté sont consolidées par une métaphysique de l’ être et de l’ existence exactement char pentée. Mais comme il ne nous su ffit pas de savoir ce que nous sommes dans notre nature, si nous ignorons comment nous devons nous conduire au sein du monde, il est logique d’étu dier notre agir, pour l’ orienter selon ce qu’il est, par rapport à ce qui lui est inférieur ou supérieur. Ici tes difficultés s’ag gravent. Si, pour être entièrement lui-même, l’homme veut devenir parfaitement tout, parce, qu’il n’ est pour lui de présence d’ es prit totale que dans une présence totale de l’ être, comment at teindra-t-il vraiment ce qui le dépasse, au point de réussir à le posséder, puisque par définition c’ est au delà de sa portée, au-dessus de ses ressources ? Voilà donc des affirma ions qui ne paraissent pas plus pouvoir être abandonnées qu’accordées. « A considérer les choses non plus du dehors mais ait contraire du dedans, du point de vue de la personne ellemême, il ne semble pas à la rigueur qu’elle puisse affirmer d'elle-même : je suis. Elle se saisit moins comme être que comme volonté de dépasser ce que tout ensemble elle est et tlle n’est pas, une actualité dans laquelle elle se sent à vrai dire engagée ou impliquée, mais qui ne la satisfait pas : qui n'est pas à la mesure de l’ inspiration avec laquelle elle s’iden tifie. Sa devise n’est pas sum, mais sursum » (2). Moi, qui pense et qui veux, je suis moi, mais je suis encore plus que moi. Par ailleurs comment être au-dessus de soi-même, s’il faut toujours rester soi ? L e lecteur averti pressent bien qu’il s’agira là des rapports de notre être avec un univers transcen dant, peut-être surnaturel, c’est-à-dire des rapports de la rai son et de la foi, de la nature de la grâce, et que, pour les traiter, nous les abordons en philosophes, du point de vue ra tionnel, en partant de notre nature et de notre raison, non pas de la théologie, ni de la foi. Cela ne facilite sans doute pas
les choses. Un mot d’explication s’impose, dont une anecdote nullement imaginaire fournit l’ occasion. D eux théologiens s’entretenant avec un philosophe de l’étude du donné intégral historique, qui contient celui de la foi comme celui de la raison, émettaient l’opinion que cette ana lyse du réel devait être réelle, sous peine d’ être nulle et point objective, donc devait envisager le réel en son entier, sans y faire abs.raction de rien. A cette condition seulement elle sera concrète, exhaustive, comme le réel lui-même. Or, comme notre univers concret, tel qu’il est, implique une nature hu maine surnaturahsée, divinisée, il n’y a qu’à partir de cet en semble na.ure-grâce, raison-foi, quitte ensuite à y délimiter la part qui revient en propre à la nature comme à la raison, à leur fixer un domaine, où elles seront autonomes. Partant de leur synthèse, vous réussissez à les distinguer, tout en les lian‘. Sans nier la légitimité, voire la nécessité d’une telle dé marche, en reconnaissant même volontiers le caractère e x haustif de cette analyse, qui fournit sur la destinée humaine et l’in elligibilité de l’exister des vues cohérentes aussi satis faisantes que possible, le philosophe proposait une autre pro cédure de l’intelligence, qui dans le réel humain envisagerait, pour commencer, ce qui est spécifiquement humain : le signe de connaissance ou de conscience par exemple. Elle partirait de la nature et de l’ existence humaines comme telles, pour voir ce qui en suit, pour retrouver l’ensemble de l’être. Moins complaisants pour cette attitude que le philosophe pour la leur, les théologiens lui reprochaient d’être abstraite, Parce qu’elle est, dès l’origine, partielle en ses vues, et fait abstraction du meilleur et du principal dans l’ être concrète ment envisage, c’est-à-dire de ce qui en marque pour nous l'achèvement inelligible définitif au regard de l’ esprit. Le philosophe maintenait sa position comme légitime, en observant que cette méthode est la méthode strictement phi losophique, explicitement propre aux modernes, depuis Kant entre autres, qui, au lieu de démêler dans la fo i la part de la raison, ou de dégager dans les notions théologiques et révé lées leur contenu rationnel, veulent partir de concep’s propre ment rationnels, pour voir comment s’insèrent en eux les no
(2)
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G a b rie l M a r c e l , Homo
Viator, 1944, p. 32.
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tions surnaturelles révélées. Dans les deux cas il s’agit donc bien d’analyser les rapports de la raison et de la foi, de sorte que l’objet de l’examen demeure le même ; mais si les deux pôles de la pensée restent identiques, les mouvements du rai sonnement entre eux sont en sens inverse quant au départ et quant à l’arrivée. Chez des esprits modernes, la démarche, qui remonte de la raison jtisqu’à la foi, parait pour le mo ment plus spontanée ; et comme pour eux elle aboutit le plus souvent à naturaliser le surnaturel, donc à le détruire en ce qu’il a d'authentique, l’important n’ est-il pas d’établir qu’elle le maintient de soi dans sa transcendance et son originalité véritables ? Cette méthode philosophique, d’ailleurs, s’impose de soi à côté de la méthode théologique, de sorte qu’une pen sée humaine complète ne puisse pas plus se soustraire à l’une qu’à l’ autre. Les théologiens ne se déclaraient pas franchement satis faits, car il leur semblait toujours qu’en débutant par une abstraction, qu’en ne s’attachant qu’à un aspect, l’aspect pure ment humain de la réalité historique, la réflexion ne pouvait plus retrouver l’autre, ni rejoindre en son entier le concret. Comment une pensée, dont les vues sont partielles dès l’abord, ne s’interdit-elle pas en principe les vues totales exhaustives ? Le théologien n’est-il pas plus avantagé que le philosophe, au point que celui-ci n’ est point seulement en état d’infériorité, mais simplement condamné ? De fait, pour celui-ci, la difficulté est particulièrement grave. Quand il part de l’acte humain, pour l’analyser, en ce qu’il a de spécifique, de deux choses l’une : ou bien il ne fera pas abstraction de l’ état historique surnaturel, et dans ce cas l’ordre de la nature ne faisant plus abstraction de la surna ture, celle-ci est ramenée à celle-là, et par conséquent natu ralisée ; tout ce qui la caractérise est anéanti ; ou bien la nature fait abstraction de la grâce, donc se pense intégrale ment sans elle, et vous ne voyez plus quels avantages elle en tire, comment elle s’y prête, quels achèvements elle y trouve. La grâce apparaît plaquée sur elle, sans pierre d’attente, ni point d’ insertion. Dans le premier cas il n’y a plus moyen de maintenir à la grâce sa transcendance, sa gratuité ; dans l’au tre. impossible de montrer à quoi elle répond en nous. Là où 8
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le théologien réussit, le philosophe échoue par vice de mé thode. Lui est-il possible de se frayer un passage, quand ü ne paraît pas y en avoir, et de concilier toutes les données du problème ? En considérant dans l’acte humain sa nature essentielle, le philosophe, il faut y insister, l’envisage dans l’ existence, et se demande quelles conditions d’existence il comporte par soi. Plus théorique qu’historique, cette perspective est cependatU des plus importantes, parce qu’ ouvrant déjà sur tout le réel, elle prouve la préoccupation de ne rien exclure, de ne faire abstraction de rien, donc de réserver, s’il y a lieu, les éventua lités de l’histoire. Les théologiens, tout à l’heure, oubliaient cette doctrine commune à toute une école scolastique suivant laquelle l’idée première de l’ être, qui implique le rapport des essences à leurs existences, tout en étant abstraite des choses, n’en fait pas abstraction, car elle n’est pas sur elles une vue partielle mais totale. Or si l’acte humain, parce qu’il est celui d’un esprit, est par définition ouvert sur tout l’ être, mais à partir de sa place particulière, le problème devient précisé-, ment de déterminer ce que cela engage par rapport à ce qui t'égale et à ce qui le dépasse. Puisqu’il est en relation avec un monde inférieur et avec un monde supérieur, que ce dernier n’est nullement écarté, au contraire ; puisque cet acte ne fait pas plus abstraction de l’un que de l’autre, la question sera de spécifier ce qu’est cette supériorité, quels en sont les ca ractères, et quelles en sont les conséquences pour nous. Dès l'origine, si rien n’est présumé, rien n’est compromis ; toutes les possibilités sont par conséquent réservées, sans d’ailleurs que nous sachions lesquelles ; les vues ne sont point partiel les mais totales, bien que d’une façon plus confuse et plus implicite que chez le théologien. S i tout est réservé, le phi losophe n’est pas d’avance condamné à tourner court, et le vtee de méthode, qui lui était reproché, est imaginaire. Pour que, de plus, sa réussite soit assurée, il suffira et il faudra qu’en plus des possibilités humaines, l’immensité, l’infinité propres à l’esprit en fassent apparaître dans sa destinée d’au tres, qui seront dues à Dieu. Tandis que les premières impli queront leur réalisation pour et par nous, les autres resteront strictement en soi des possibilités, car nécessairement leur
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réalisation ne dépendra pas de nous et ne se fera pas par nous. Ce résultat n’est pas encore satisfaisant, car il ne manifeste pas dans ces possibilités des caractères essentiels, qu’ elles re vêtent, en devenant, par la grâce de Dieu, des réalités, et qu’il importe par-dessus tout de ménager. « Il ne suffit pas d’éta blir séparément la possibilité et la réalité... du surnaturel ; il faut encore montrer la nécessité pour nous d’adhérer à cette réalité du surnaturel. Tant qu’on n’aura pas saisi ce lien, l'apologétique historique pourra avoir déjà beaucoup de prix pour l’homme ou l’his orien, elle n’en aura point du tout en core pour tout esprit, qui porte à l’extrémité légitime les exi gences du philosophe » (3). A cette démonstration, celui-ci est aussi bien tenu que le théologien, mais autrement. Pour ne pas dépasser son rôle, il lui faudra donc établir que ces possibilités supérieures sont théoriquement telles, que si elles sont un jour réalisées, si cette grâce nous est accordée une fois, une telle offre ne peut être légitimement, ni impunément négligée, ni repoussée. Le surnaturel devra donc se présen ter comme du gratuit, mais en même temps comme de l’obli gatoire, quand il nous est donné, parce qu’alors il y va de Vachèvement parfait du destin, auquel l’homme ne peut se dérober, sans se perdre totalement. La pensée métaphysique ne serait pas partielle dans ses conclusions, mais aussi totale en ses vues que le réel et l’ histoire eux-mêmes. Evidemment, ces considérations spéculatives n’ épuisent pas celles auxquelles l’ esprit s’adonne. Il est très concevable, par exemple, qu’une fois l’ homme destiné de fait à la vie surna turelle, il recherche les répercussions anonymes et conscien tes. qui déterminent des faits psychologiques et moraux si gnificatifs d’une tèlle situation (4). Cette étude est sûrement nécessaire et compléterait la précédente. Il serait normal en suite d’ élaborer la vision intelligible du monde, telle qu’elle résulte théologiquement de la révélation. L e théologien re(3) Biaise R o m e y e r , La Philosophie Religieuse de Maurice Blon de!, p. 123. (4) Blai?e R o m e y e r op. cit., p. 212. La rédaction du présent ouvrage s'est achevée au cours de 1946.
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trouverait là tout son rôle, qui est en somme le principal, car il nous apporte les solutions exhaustives ; ce que ne fait pas le philosophe. Nous nous en tenons cependant ici à cette pers pective rationnelle théorique, car nous l’ estimons fondamen tale. Tout en affirmant qu’elle n’est pas la seule et ne suffit pas à satisfaire nos curiosités intellectuelles, nous pensons qu’elle ne peut être légitimement écartée et qu’elle est à cou vert des reproches, que dirigeaient contre elle les interlo cuteurs du philosophe. Si décisives que soient les solutions de la théologie, cette dernière aurait tort de dédaigner ou de ne pas comprendre le besoin qu’ elle a de la philosophie, sa ser vante ; laquelle lui assure les fondements rationnels de son édifice.
N O T E . — Les travaux concernant l’ensemble de nos ouvrages ont commencé en 1921.
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IN T R O D U C T IO N
Légitimité de la morale
C H A PIT R E U N IQ U E
LA MORALE
§ 1 : Son O bjet. Si les précédents ouvrages : la Psychologie Reflexive et la Dialectique de l’Affirmation, ont abordé certaines énigmes, pour les résoudre, ils en ont fait paraître d’autres, en ren voyant à plus tard leur discussion. Ces questions et ces répon ses peuvent toutes être centrées autour de la personne hu maine et de sa liberté, de sorte que celle-ci soit un tremplin, où la pensée n’aboutit, que pour rebondir aussitôt. Sans être en effet problématique, la liberté de l’homme pose néanmoins des problèmes et cette formule différencie du système de Kant celui qui est adopté ici, en même temps qu’elle distin gue la Morale Générale de tout autre traité. Tandis que pour Kant la liberté reste problématique au point de vue de la Raison Pure, en ce qu’elle ne peut pas plus être affirmée que niée, ce qui permettra de l’accepter, si la Raison Pratique la postule, nous pensons, au contraire, qu’elle est une vérité susceptible d’une démonstration théoriquement valable. Objet d’une affirmation certaine, donc catégorique, elle est mieux qu’une hypothèse plus ou moins conjecturale. Pourtant, comme il ne suffit pas uniquement à l’homme de penser spéculativement la liberté, mais qu’il doit encore et suitout l’exercer, la pratiquer ; comme après avoir connu, il
L A M O R A LE
doit agir, il y a place pour une autre étude plus pratique elle aussi. D ’où la possibilité d’une première définition de la « Philosophie Morale » comme de la science, qui a pour ma tière propre les actions humaines, en tant qu’elles procèdent de la volonté selon l’ordre de la raison (i). Elle n’est rien d’autre que l’ordre à établir dans nos actions. La distinction classique, ici, entre les opérations de l'hom me et les opérations humaines doit être retenue, si les pre mières ne sont pas, comme les secondes, particulières à l’homme, ni sa caractéristique. Lorsqu’il digère, respire, assure la circulation du sang, c’est-à-dire accomplit les opé rations de la vie organique, l’homme agit, si l’on veut. Mais il accomplit là des fonctions que l’animal remplit aussi, et d’une manière à peu près pareille, c ’est-à-dire instinctivement ou fatalement. Elles ne le distinguent donc pas spécifique ment des autres vivants terrestres, parce qu’il les fait sans réfléchir. Or, psychologiquement l’homme diffère des ani maux avant tout par la raison, qui le met de suite hors de pair ; mais, moralement, il en diffère proprement par l’auto nomie de l’action qui fait de lui un être responsable, parce qu’il agit en connaissance de cause. L ’intervention de la rai son dans un acte fait de celui-ci plus qu’un acte de l’homme : elle le constitue humain, non seulement conscient, mais maître de soi et capable de se conduire dans les circonstances don nées, où il se produit, bref ! d’exécuter quelque chose dont il ait l’initiative et la responsabilité. Il est clair qu’il y a là un point de vue nouveau par rapport à ceux qui ont été envisa gés jusqu’ici. Il n’est plus question d’analyser l’acte de connaissance humaine, le signe de conscience, pour fixer sa structure et ses conditions de possibilité, ou pour déterminer quelles facultés il met en œuvre ; il ne s’agit plus de définir ses procédures ou ses méthodes dans les diverses sciences d’après les règles du vrai. Dans tous ces cas, notre acte d’in telligence, qui examine ce qui est, afin d’en rendre compte, est déterminé, commandé par cet objet, lui-même déterminé. ÎMotre activité intégrale manifeste quelque chose de plus, lors(i)
n*" 2-3.
S a in t T h o m a s , in Libros Ethicorum Aristotelis, lib . I, tect. i ,
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qu'au lieu de prendre l’univers tel quel, et d’élaborer des concepts en fonction de ce qu’il est, elle prétend réaliser en lui, mais d’après ses idées à elle, quelque chose qui n’y est pas encore. Elle ne modèle plus ses idées sur ce qui est, mais au contraire façonne d’après ses idées ce qui est ; elle produit de la réalité en fonction de ses concepts. « Alors la raison ne cède point à un principe qui est donné empiriquement et elle ne suit point l’ordre des choses telles qu’elles se présen tent dans le phénomène, mais elle se crée avec une parfaite spontanéité un ordre propre selon des idées auxquelles elle va adapter les conditions empiriques, et d’après lesquelles elle considère même comme nécessaires des actions, qui cependant ne sont pas arrivées et qui, peut-être, n’arriveront pas, en sup posant, néanmoins, de toutes, qu’elle possède la causalité à leur égard, car sans cela elle n’attendrait pas de ses idées des effets dans l’expérience » (2). Tandis qu’il y a dans la science soumission du sujet à l’objet, l’action morale comporte une prédominance du sujet sur l’objet (3). Si, après avoir compris ce qui est, l’homme veut mainte nant comprendre et réaliser ce qui n’est pas, mais paraît devoir être, la tâche nouvelle de la réflexion est d’organiser, s: possible, cette action réalisatrice, d’en inventorier les moyens et d’en découvrir les principes, et cette étude n’est pas aussi simple qu’il peut sembler à première vue. Alors qu’il est intelligible d’exprimer en concepts ce qui est et de reconnaître en eux de la valeur, n’est-il pas paradoxal de déclarer que telle chose, qui n’est pas, devrait être ? Com ment dégager le devoir être de ce qui n’est pas ? Puisque ce qui n’est pas, n’est pas, il est naturel d’en conclure, par défi nition, qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit ; mais voici que, dans certains cas, je prononce qu’il lui est nécessaire d’être et je le déclare obligatoire ! N ’est-ce pas absurde ? Schopenhauer formulait à Kant cette objection. Pour lui, le mora liste, comme le philosophe en général, doit se contenter d’ex pliquer et d’éclaircir les données de l’expérience, de prendre (2) K a n t , Critique de la Raison Pure, tra d u ct. T r e m e s a y g u e s . 1C)I2, p. 464. (3) René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, pp. 11-12.
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ce qui existe ou ce qui arrive dans la réalité, pour parvenir à le rendre intelligible ; à ce compte, il a déjà beaucoup à faire. Ç liant à prétendre qu’il ne s’agit pas de donner des raisons de ce qui arrive, mais des lois de ce qui devrait arriver, cela n arriva t-il jamais, « voilà une pétition de principe bien ca ractérisée... Qui vous dit que cela doit arriver, qui n’arrive jamais » (4) ? Cette question ne détruit tout de même pas ce fait qu’à l’opposé de la connaissance scientifique, qui est « rétrover sion », l’action morale est « proversion », projet. La conscience morale ss présente comme aune tension, en rap port avec la dénivellation entre ce qui est, le donné, l’empi rique, et ce qui doit être, entre le réel, ou plutôt le réalisé au, se constate et l’idéal qui se propose... Plus cette dénivel lation est grande, plus la tension doit être forte, afin d’opérer le passage de ce qui est à ce qui doit être. C ’est cet aspect que l’on représente, quand on présente la conscience morale comme un ferment d’inquiétude, un levain d’impatience» (5)Si elle est bien visée de la valeur, n’a-t-elle pas besoin d’une science telle que l’Ethique, pour préciser cet idéal que « le moi... doit par son action actualiser dans l’existence pour qu’ elle atteigne à plus de valeur » (6) ? Il n’est donc pas loi sible d’éluder le problème, et la loyauté commande de le dis cuter, soit pour le montrer illusoire, soit plutôt pour le résou dre ; auquel cas il importe de le situer dans toute son acuité. C ’est la meilleure légitimation de la Morale Générale comme science ou comme Critique de la Raison Pratique. Or, puisque la nécessité de cette dernière surgit, par le contraste d’une certitude et d’un doute, de la certitude et des difficultés de la liberté, commençons par rappeler les motifs de cette certitude. Dans ce but, il est tout naturel d’opposer l’homme libre à l’esclave. Ce dernier a été défini par Varron, instrumenti genus vocale, « une espèce d’outil doué de pa(4)
S ch openh auer, Le
Fondement de la Morale
(tra d u c .
Bur-
deau, pp. 15-16). (5) 11 -1 2 .
(6)
R e n é L e S e n n e , Traité de Morale Générale, pp. 3 70 -3 71, et
René L e S e n n e , op. cit., p. 22.
O B JE T
rôle » (7), formule qui indique au moins crûment sa situa tion. L ’outil n’a d’action que dans la main qui l’empoigne. Il n’a pas plus l’idée que l’initiative de son travail, car elles reviennent évidemment à l’ouvrier, dont l’intelligence conçoit le plan de l’ouvrage et dont la volonté en décide l’exécution, il ne s’appartient pas, car il n’a pas de jugement ni de com mandement propres et n’est pas davantage l’origine ni le but de son activité. Il est tout entier pour un autre et pas à soi. Ainsi en est-il de l’esclave, pour qui le maître pense et veut, qui s’achète et se vend ou se troque comme une marchan dise : il est traité comme une chose. Pas plus que du bétail domestiqué, il ne s’appartient pas et ne possède rien en pro pre ; mais il est la propriété d’autrui. Il ne dispose pas de soi. Dans l’ancien droit païen il n’était pas considéré juridique ment comme une personne ; ce qu’était par contre l’homme libre, qui dispose et répond de lui-même, voire d’autrui, et qui peut être propriétaire, parce qu’il se possède déjà luimême. Il est autonome, car il est l’origine et la fin de conduite personnelle comme de ses actions. L ’idée même de personne est donc au cœur de la liberté. Sans légitimer, bien au contraire, la distinction de l’esclave et de lâhomme libre, il faut voir dans la description de ce dernier un caractère essentiel de notre être. L ’acte humain exige par sa structure que tout homme soit, de droit, une personne libre. En tant que signe de connaissance, de conscience ou de présence d’esprit, cet acte me permet de m’identifier moi-même, de me reconnaître au sein d’un uni vers d’objets comme un sujet distinct, de sorte que je réponds de lui, le gouverne et, qu’en le posant, je m’aperçois comme son auteur ; en le com prenant, je me comprends. D an s la me sure où il exprime une connaissance objective, une vérité né cessaire, qui s’impose à moi comme à tout autre, il se peut que je ne sois pas libre de le conduire à mon gré. Cela ne m’empêche pas de le diriger en toute compétence, ni d’en être le maître, parce que j ’en garde vraiment la propriété. Par lui, je m’engage, moi, pour quelque chose. Le savant, qui décou(7)
J e a n P l a q u e v e n t , Individu et Personne
(Esprit, ja n v ie r 1938,
p. 5 99)-
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L A M O R A LE
vre et formule les lois du monde, dont il n’est pas l’auteur et auxquelles il ne peut se soustraire, est néanmoins l’auteur de ses idées, ainsi que de ses trouvailles, et l’honneur lui en re vient. Et voici la conséquence. Parce que je juge, fût-ce d’une manière nécessaire dans le cas de vérités absolues, je suis, dans certaines autres conditions, libre de juger, puis d’agir comme il me plaît. La constitution de mon jugement demande qu’en des circonstances données j ’en sois véritable ment l’arbitre et le maître. Si je me rends compte de ce qu’est le jugement, puis-je juger ou, selon .l’expression courante, puis-je faire preuve de jugement, sans y apporter du sérieux, sans donner toute mon attention aux lois de son exercice ? Or, sa règle première n’est-elle pas de dégager des faits particuliers ou de leur ap plication des lois universelles ? Telle est la marche de la connaissance scientifique et spéculative aussi bien que de la connaissance pratique, qu’elles en appellent, toutes les deux, à des principes. Mais entre l’une et l’autre la différence capi tale est que, dans la première, l’esprit laisse dans l’ombre les particularités contingentes des êtres, pour n’envisager que leur aspect universel, alors que, dans l’autre, l’action, qui se déploie parmi des circonstances variables, doit tenir compte de ces contingences, afin de s’y insérer d’une manière théori quement indéterminée, mais concrètement très précise. Quand je veux définir l’essence d’une maison, il m’est indifférent d’en spécifier les types ou les styles innombrables possibles selon les époques, les régions, ou l’usage auquel ils sont des tinés. Cependant cette essence m’impose telle définition. Mais si je veux construire un logis pour d’autres personnes ou pour moi, je suis bien obligé de fixer toutes ces particularités, toutes ces variétés, dont s’accommode l’idée même de demeure. A quelles conditions ces précisions sont-elles librement ajou tées ? Dans quelle proportion le constructeur aura-t-il libre carrière ? La question n’est pas vaine. L ’animal se construit parfois en effet une habitation, puisque l’abeille veut une ruche et l'hirondelle un nid, qui, tous les deux, sont toujours pareils. L ’instinct leur dicte ce qu’elles doivent accomplir et la ma nière de s’y prendre, sans qu’elles puissent contrôler ni modi20
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lier leur technique. Il leur manque pour cela une chose, qui est le privilège de l’homme : la réflexion sur leur propre acti vité, et ce que cela entraîne, à savoir le contraste formelle ment discerné entre les particularités de l’action et le prin cipe universel, qui l’éclaire. Pour en revenir à l’exemple de la maison, l’architecte, qui en dessine les plans, sait bien qu’il y a des façons infinies d’en réaliser pratiquement l’idée, et que celle-ci s’en accommode au point d’y être indifférente. C ’est pourquoi sa réalisation effective n’est pas fixée d’avance dans l’ensemble de ses détails ; l’imagination et le génie ont donc ici libre cours. Finalement, le choix entre les projets élaborés par l’intelligence de l’artiste sera tranché d’après les goûts, les intentions, disons d’un mot, d’après les volontés de celui qui fait bâtir. Cette volonté sera le dernier arbitre et sa décision sera libre. Or, cela illustre exactement ce qui se passe pour toute déci sion morale, qui se décompose logiquement en deux temps : i n l’enquête, l’examen ou la délibération ; 2° la résolution proprement dite. Si le premier est l’affaire de l’intelligence, le second relève de la volonté. Il appartient à la pensée d’exa miner les rapports de l’ouvrage à faire et des ressources dont elle dispose, au but qu’elle se propose. Cette adaptation des moyens à une fin n’est-elle pas une question de vérification, donc de jugement, ce qui est le rôle de la raison ? Mais, en l'occurrence, il y a ceci de remarquable que cette discussion, ce raisonnement ne concluent pas péremptoirement comme un raisonnement géométrique, parce que la solution proposée ne s’impose pas, mais est possible entre d’autres également légiti mes. Je conclus que telle manière d’agir est possible, mais non qu’elle est nécessaire ; les lois du vrai ne m’acheminent pas à ce terme normal de tout raisonnement. A m’en tenir à elles, je reste dans l’indécision : j ’hésite. Le syllogisme, qui peut résumer toute cette délibération, illustre cette incertitude finale et montre le moyen d’en sortir. Il a pour majeure cette volonté naturelle du bien, qui est le pivot de l’âme ; comme mineure, il attribue à tel objet, à tel acte la notion de bien, qui seule en nous est maîtresse ; et, comme conclusion, il juge la convenance actuelle, qui va dé terminer le vouloir. Exemple :
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Ce qui est à vouloir, c’est le bien. Or, tel acte, tel objet, actuellement et toutes choses eotuidérccs, c’est le bien. Donc, il est à vouloir (8). La majeure, évidemment, ne comporte pas de liberté ; dans la conclusion, toute la question est tranchée. Le problème est de quel droit formuler la mineure. Quand je prétends que tel acte, dans les circonstances présentes, est bien, je peux enten dre qu’il est le bien, ou qu’il est un bien. Or, je signifie mani festement qu’il n’est qu’un bien, parce qu’étant un être déter miné, limité, qui laisse hors de soi tout le reste, il ne peut être tout. Sa liaison avec le bien n’étant que possible, mais point nécessaire, je ne suis pas en mesure de conclure rigoureuse ment qu’il est à faire. Tout au plus, je suis justifié à pronon cer : je puis ou je veux le faire ; et, dans ce cas, je le déclare librement, de mon propre mouvement. Les rôles de l’intelli gence et de la volonté sont par là nettement tracés. L ’intelligence forme la représentation de l’action, que je peux décider ; mais comme elle est incapable par ses propres lois d’achever la représentation dans l’affirmation ou dans le jugement, qui en sont le point final normal, elle attend de la volonté l’impulsion, pour franchir ce dernier pas. Mais pour que celle-ci le commande légitimement, il lui suffit que la rai son le montre comme possible. Elle conclut le débat jus qu’alors incertain et son acte de liberté devient très exacte ment un jugement voulu ou un vouloir jugé. Un jugement voulu, parce que c’est un jugement proposé mais non imposé par la pensée, ou encore formé mais non formulé par celleci, qui ne le prend pas entièrement à son compte d’après les principes du vrai. S ’il est en fin de compte émis, il faut qu’il le soit par le choix et l’acception de la volonté, qui le pose et le valorise à ses yeux. Inversement, cette démarche de la vo lonté, pour originale qu’elle soit, ne la conduit pas hors de l’intelligence, mais l’y maintient, puisqu’il la fait se confor mer à un jugement et se déterminer sous une forme emprun (8) S e r t i l l a n g e s , Saint Thomas d’Aquin, 1910, t. 2, p. 2 19 . — V o ir encore André M a r c , Psychologie R eflexive, livre 2, ch. 2 e t 3.
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tée à la raison. Celle-ci la contrôle toujours. L ’unité parfaite de l’intelligence et de la volonté crée celle de l’acte libre. Or, la portée d’un tel acte ne peut être minimisée, si, par lui et à propos d’un bien, je m’engage tout entier et j ’engage tout pour le bien. Lorsque Plotin remarque que l’intelligence voit tout entière par elle tout entière et qu’elle ne voit pas une partie d’elle-même par une autre partie (9), il suit de là qu’elle se pense toute elle-mtme par elle toute et qu’il faut ajouter de sa volonté que cette volonté se veut toute ellemême par elle toute. L ’esprit passe donc tout entier dans son acte et s’y met sans réserve, du moins quand il agit en esprit. Par ailleurs, en usant des biens divers en vue du bien, il s’e f force de réaliser en lui et dans l’univers le bien, de sorte que sa réussite ou son échec soient ceux de l’univers entier. Puis que son bien est le bien, il est encore celui de l’univers ; puisque sa perfection est la perfection, elle est encore celle de l’univers. Quand il utilise le monde pour s’accomplir, il l'achève et le parfait, de sorte qu’en aboutissant au terme, il y fait aboutir ce monde. Telle est la grandeur de l’esprit, qui n’est soi qu’en étant tout, mais ne réalise son idéal que par sa volonté libre et consciente. Et pourtant, toute grandiose et assurée que soit cette doc trine, voici qu’au cœur de ses affirmations les plus certaines surgissent et se pressent des objections, qui la rongent com me un ver. Je saisis bien que cette explication de la liberté limite la sphère de l’intelligence et précise celle de la volonté, j ’entends, à la rigueur, que celle-ci garde une possibilité de manœuvre, puisqu’elle arbitre ; il reste que l’intervention de la raison rend ses mouvements incertains ou arbitraires. H é sitants dans la mesure où il apparaît à la réflexion, que cette démarche n’est pas l’unique possible, puisque plusieurs au tres s’offrent à côté ; arbitraires, dans la mesure où, en me décidant pour ce parti, par le pbids de ma volonté, je cède à une préférence personnelle, de sorte que mon initiative est un parti pris, qui n’a de valeur que pour moi, sans que ie puisse la justifier pour tous universellement et rigoureuse
(9)
P l o t i n , Ennéades, liv. 5, ch. 6, lignes 7-8, (Budé, pp. 55-56).
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ment. Ou le caprice, ou l’hésitation, voilà l’alternabve. Ou, à tout le moins, une difficulté sérieuse à me préserver des deux, sans que je perçoive comment les affronter. « Ainsi l’option est doublement irrationnelle : d’abord parce qu’elle implique ia reconnaissance d’un privilège et comme un principe arbi traire d’élection ou de prédilection, seul capable d’interrom pre l’insoluble tête-à-tête des motifs ; ensuite, parce que préférer ce n’est pas juger une valeur supérieure à une au tre, mais c’est l’adopter effectivement ; et quand je dis : l’adopter, il faut traduire : l’endosser pour de bon, un beau matin, la prendre sur soi ou avec soi en étendant la main, par un geste. aléatoire de main-mise qui nous engage dans le monde, sérieux des événements et des existences. Ce geste est le vertigineux Fiat. A gir, c’est donc prendre la responsabi lité de l’alternative et collaborer avec elle en soulignant par son choix le déséquilibre de toute condition humaine. » « L ’action ne va pas sans une espèce d’aveuglement passion nel et borné qui oublie tous les possibles, sauf un » (10). Cette difficulté en amène une autre à sa suite, et la plus grave de toutes. Libre arbitre en nous, la liberté ne peut être qu’un arbitrage entre des biens, de manière qu’elle en avan tage un au détriment des autres. Ce caractère exclusif est la source du plus grand déchirement qui soit. Nous visons, dans un bien, le bien, c’est-à-dire l’infini par et dans le fini ; par la connaissance et l’amour nous voulons être toutes choses, mais nous n’avons jamais que ceci ou cela, et ceci à l’exclu sion de cela ; nous avons beau vouloir être partout en même temps, nous ne sommes jamais qu’à une place à la fois, comme dans un carrefour nous ne prenons qu’un chemin et non pas toutes les routes ensemble. Dans notre élan vers l’in fini par delà le fini, nous ne trouvons que le fini, où nous re tombons lourdement. D ’où le conflit du désir et de l’action, qui se renforce du contraste entre le possible et l’existence actuelle. A la grandeur, à l’immensité de nos ambitions s’op pose la petitesse, l’étroitesse de nos réalisations, qui ne se haussent pas et ne se hausseront jamais à leur niveau. Ce que
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nous rêvons inéluctablement, dépasse inéluctablement ce dont nous sommes par nous-mêmes capables. Cette loi de notre agir est plus profondément une loi de l’existence, qui s’avère finie, tandis que les possibilités réalisables sont infinies. L ’existence et l’acte sont « la porte étroite » qui m’obligent à en rabattre de mes prétentions. Je ne marche, je n’apprends, je ne m’enrichis qu’en me « fermant toutes les voies, sauf une, et qu’en m’appauvrissant de tout ce que j ’eus pu savoir et gagner : y a-t-il plus subtil regret que celui de l’adoles cent contraint, pour entrer dans la vie, de borner sa curiosité comme par des œillères ? Chaque détermination retranche une infinité d’actes possibles. A cette mortification naturelle personne n’échappe. « Aurais-je du moins la ressource de m’arrêter ? non, il faut marcher ; de suspendre ma décision pour ne renoncer à rien ? non, il faut s’engager sous peine de tout perdre ; il faut se compromettre. Je n’ai pas le pouvoir d’attendre ou je n’ai plus le pouvoir de choisir. Si je n’agis pas de mon propre mouvement, il y a quelque chose en moi ou hors de moi qui agit sans moi ; et ce qui agit sans moi agit d’ordinaire contre moi. L a paix est une défaite ; l’action ne souffre pas plus de délai que la mort » (11). Peut-être est-ce parce qu’elle est par elle-même une mort déjà, si elle est fatalement davantage perte que gain. « La nécessité de l’option, écrit André Gide, me fut toujours intolérable : choisir me paraissait non point élire, mais repousser ce que je n’élisais pas » (12). Dans cette situation inextricable comment s’orienter ? Faut-il tenter de se soustraire au choix, afin de rester dispo nible à tout, et pour y parvenir faut-il, sans renoncer à l’acte, se soustraire au jugement ? Le « malheur du choix » n’at-il pas son origine profonde dans « le malheur de la cons cience » qui suscite en nous cette idée et ce désir dé l’infini, d’où naît le conflit de l’intelligence et de la vie ? L ’homme « a beau avoir sur la bête l’avantage de la connaissance, en prin cipe, on ne lui voit jamais cette connaissance pleine et assu (11)
(xo)
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W ladim ir J a n k e l e v i t c h , L ’Alternative, 1938, p. 19.
Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, pp. 16-17. André G i d e , L ’Immoraliste, cité dans J. C h a i x , D e Renan à Jacques Rivière, (Cahiers de la Nouvelle Journée, n° 16, p. 66). (12 )
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rée qui remplacerait si bien pour lui l’instinct subsconscient qui dirige la bête dans toutes ses voies, et cela si excellem ment que, en somme, elle ne manque jamais son but » (13). Autant renoncer à ce privilège si dangereux et rechercher la sécurité de l’instinct ! Mais n’est-ce pas une chimère que cet efïort pour s’évader des conditions de l’existence ? Ne som mes-nous pas en plein dans l’absurde ? Sans doute une réponse s’entrevoit, car l’impasse actuelle résulte d’une fausse analyse de nos intentions dans nos actes. Le choix n’est pas d’abord, et surtout, moins encore unique ment une option entre des biens divers, qui sont incompati;b’es, car le désir d’infini qu’il implique n’est pas celui de pos séder à la fois tous les biens, qui ne se présentent que succes sivement, mais il est à propos de chaque bien le désir du bien, de la plénitude d’être. S ’il est absurde de mettre dans un bien le désir de tous les biens, puisqu’ils sont incompatibles fon cièrement, il ne l’est p'us d’exc'.ter le désir de n’importe quel bien par celui du bien, qui enveloppe ce bien particulier et tous les autres. En ce cas, choisir n’est plus élire en repous sant ce qui n’est pas accepté ; c’est un efïort pour tout étrein dre à propos de tout en sais'ssant le bien, où le réel s’égale au possible et qui vous livre équivalemment ce que vous semblez négliger. L ’option cesse d’être intolérab'e, lorsqu’à tra vers toutes les options se reconnaît la visée nécessaire du bien absolu, qui, lui, n’est jamais « matière d’option ». Mais cette explication n’est pas définitive, et, pour éloi gner la difficulté, elle n’apporte pas toute la solution. Ce désir du bien absolu, qui nous inspire celui d’un bien spécial, révèle que l’homme passe infiniment l’homme, s’il veut se surpasser et se conserver en même temps. Dans le plan du relatif et du fini, oui est le sien, il veut s’élever par delà. Ecartelé entre une force d’ascension et une force de pesanteur, l’homme est suspendu entre les deux pôles du réel, incommensurables en tre eux par ail'eurs. Plutôt que de voir un air me s’ouvrir devant ses pas, il se découvre comme un abîme intérieur. Re prenant le mot de Martin Heidegger, disons que « la liberté (13 ) P e t e r W u s t , Incertitude et Audace 1538. p. 248). 26
(V ie Intellectuelle, m a rs
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est Yabîme sans fond de l’être humain » (14). puisque, pour elle, l’option décisive est pour les cimes de la grandeur et de l'élévation, ou pour les précipices de la dégradation. Gran dir ou s’abaisser, s’ennoblir ou s’avilir, toute l’alternative est là. Ou, en d’autres termes, empruntés à notre nature d’esprit incarné, et qui précisent notre destinée en ce monde : faire régner la raison dans la chair et spiritualiser la matière, ou laisser la chair dom.ner et matérialiser l’esprit. O r, pour qui se rappelle la structure logique et les hésita tions de l’acte libre, notre difficulté à concevoir exactement ie spirituel, l’urgence des besoins du corps, la violence et les exigences des passions, il apparaît ici que, pour prendre une attitude conforme à sa nature et ne pas la révoquer, l’homme, tant pour son intelligence que pour sa volonté, ne dispose pas de ressources décisives. Il est en état de flottement entre les ténèbres et la lumière, plus faible que parfaitement équipé, sans route frayée devant lui. Il « est jeté (délaissé) parmi l’existant comme un libre pouvo.r-être » (15)» dit encore Hei degger. Il lui faut conquérir et créer sa puissance ; mais, auparavant, il est laissé, abandonné à lui-même, vraiment délaissé. « Derelictus in manu proprii consilii » ; livré sans autre conseil aux mains de son propre conseil. Dans ces conjonctures de faiblesse et d’obscurité où se débat l’huma nité, il n’est pas surprenant que son état présent apparaisse décevant à la réflexion. Le désordre l’emporte sur l’ordre ; devant le déchaînement de tous les matérialismes, la position de l’esprit est une position de défaite dans un univers qu’il faut déclarer faiblement intelligible et fere totus in maligno positus. N ’est-il pas d’ailleurs fatal que l’homme, qui rêve plus qu’il ne peut, se retrouve toujours au-dessous de ses ambitions, en sorte que son ascension se change en chute et son élan en retombée, comme la trajectoire d’un projectile ? Cette fata lité de la chute, qui est « l’expérience d’une différence sans cesse renaissante entre ce que fait réellement la causalité du (14) M artin H e id e g g e r . De la Nature de la Cause philosophiques, t. I, p. 123). (15) Ibidem.
(Recherches
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1.A
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moi et ce dont elle devrait être capable pour égaler le moi à son être véritable », n’est-ce pas pour chacun de nous l’ex périence d’une faute congénitale ? En toute hypothèse, « un certain sentiment d’inégalité de notre être à lui-même est pre mier » (16) ! N ’est-ce pas du moins l’expérience de l’échec ? Evidemment, si toute faute est un échec, l’inverse n’est pas vrai, car tout échec n’est pas une faute ; mais les rapports de l’un à l’autre sont assez complexes pour que « l’échec, dans certains cas, soit sur le prolongement de la faute et qu’il conspire à la révéler à la conscience... Ainsi l’échec renforce le sentiment de la faute et parfois le crée » (17), surtout lorsque sa constance exclut tout hasard. Il ne suffit plus de remarquer que « notre temps est le temps de la grande in certitude, le temps de l’existence menacée », ni de voir « dans la philosophie d’aujourd’hui la philosophie de l’exis tence précaire », ni de constater qu’elle « est née du désar roi qui s’empara des esprits en Europe, et spécialement en Allemagne, pendant la période contemporaine » (18). Ce dont notre génération a pu prendre une plus vive conscience carac térise foncièrement « la condition humaine » toujours et partout, une fois dissipées les illusions, qui nous distraient. Quand il s’efforce de comprendre sa destinée, l’esprit est voué à l’absurde, cet « état métaphysique de l’homme conscient, ...ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, m a nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne » (19). En discutant Kierkegaard, qui fait de l’angoisse la réalité de la liberté, Chestov soutient qu’elle est « la manifestation de la perte de la liberté », et que, dans la Bible, « l’angoisse (est) née après la chute » (20) : mais il est peut-être en cela moins près du vrai que son inter locuteur, c a r si la liberté nous met dans de tels embarras, elle
(16
Jean N a b e r t , Eléments pour une Ethique, 1943, pp. 12, 16. Ibidem, pp. 19, 20. (18) Bernard. J a n s e n et Fr. L e n o b l e , La Philosophie Existentielle de Kant à Heidegger, (Archives de Philosophie, vol. 11, p. 330). (19 ) A lb e r t C a m u s , L e Mythe de Sisyphe, 1942, pp. 60, 7 1 . (20) L . C h e s t o v , Dans le Taureau de Phalaris (Savoir et L i berté) (Revue Philosophique, 1933, t. 115 , p. 301). (17)
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est plus enchaînée que libre. Puisqu’il nous faut la libérer, sans entrevoir comment cela se peut, nous ne sommes pas en réalité des « hommes libres », et, tout en n’étant peut-être pas des esclaves, nous restons au moins des captifs sans grand espoir d’évasion. Q u’à l’analyse la liberté apparente vire en son contraire, voilà précisément l’absurde ! Cette condition de chute et d’échec, par le fait qu’elle est fatale, n’est peutêtre pas notre faute ; mais ne nous condamne-t-elle pas à la faute ? Prisonniers, et de plus condamnés, notre sort n’a rien d’enviable. Plus que d’autres, un fait résume cette servitude et cette condamnation : la mort. En des vers qu’Albert Camus inscrit en exergue à son ouvrage, Le Mythe de Sisyphe, Pindare chante (21) : « O mon âme, n’aspire pas à la vie immor telle, mais épuise le champ du possible ». Est-il possible de prétendre épuiser le champ du possible et de ne pas aspirer à la vie immortelle ? Puis-je par ailleurs me soustraire à la mort ? Quelle angoisse plus grande que ce face à face avec le néant, que de se savoir être et vivre pour la mort en vou lant vivre pour la vie, que de s’avouer éphémère en se rêvant immortel ? « Mon champ, dit Gœthe, c’est le temps. Voilà bien la parole absurde. Qu’est-ce, en effet, que l’homme ab surde ? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour l’éternel ». « Cette idée que je suis, ma façon d’agir comme si tout a un sens (même si, à l’occasion, je disais que rien n’en a), tout cela se trouve démenti d’une façon vertigineuse par l’absur dité d’une mort possible », et surtout d’une mort prématurée, car c’est elle qui constitue « le seul obstacle, le seul manque à gagner » (22). Si nous en étions les maîtres, nous en fe rions l’accord final d’une mélodie qui adhère à son plein d’être, une fois notre tâche accomplie. Mais elle est souvent si brusquée qu’elle surprend sans préparation et, qu’en ter minant tout, elle laisse tout inachevé ; il n’y a donc en elle aucune vertu personnalisante particulière, car elle n’est pas une libre détermination de notre être (23). (2 1) (22) (23)
P i n d a r e , Troisième Pythique. A lb e r t C a m u s , L e Mythe de Sisyphe, pp. 93. 80, 87. S a r t r e , L ’Etre et le Néant, 1943, pp. 6 15 -6 3 1. 29
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Même si je prouve mon immortalité, je ne suis pas encore délivré de l’angoisse, puisque mon âme seule étant immortelle mon corps s’anéantit, et je ne me sauve qu’au prix d’une perte grave ; je ne me tire pas intact et le compromis est des plus onéreux. D ’autant plus que, du point de vue de la raison, il est si ardu de ressaisir en sa pureté l’idée d’esprit, surtout dans notre état actuel d’incarnation, que nous ne savons guère comment préciser la vie future. D ’elle, cependant, nous affir mons cette vérité, que nous y serons ce que nous nous serons faits sur terre, et que si, en cas de succès, nous y serons plus esprits à cause de la disparition du corps, nous demeurerons toujours au niveau fini qui est le nôtre ; nous ne serons donc pas pleinement tout l’être. Puisque les résultats seront obsti nément inférieurs à nos souhaits comme à l’idéal, nous ren controns derechef la même difficulté, que la certitude de l’im mortalité ne dissipe pas. Le même manque à gagner persiste. Parmi toutes ces impasses, quelles attitudes prendre ? Se laisser sombrer dans le désespoir ? Ou bien, avec Renan, « éviter tout ce qui lierait sans retour... ? Se réserver pour toutes les occasions qui peuvent surgir, ne point trop tôt se circonscrire et se définir, mais demeurer indéfiniment plasti que... assister, en spectateur amusé, au conflit des idées en soimême, comme au heurt des intérêts et des ambitions hors de soi » (24) ? André Gide veut « être disponible, tout entier disponible pour de nouvelles aventures, ne consentir au mo ment présent qu’une acceptation momentanée» (25). En toute réalisation, qui déçoit, il faut préférer la chasse à la prise, cultiver le désir et l’attente, car la recherche est meilleure que la possession. Une des caractéristiques les plus subtiles de l’inquiétude au début du siècle est « de s’éprendre d’ellemême, de se traiter à la fois comme un jeu et comme une fin, et de jouir de son propre tourment comme de la forme de la vie la plus élevée » (26). A l’opposé d’un tel dé(24) J . C h a i x , D e Renan à Jacques Riv'.ère, Dilettantisme et A m o ralisme (Cahiers de la Nouvelle Journée, n° 16, pp. 15, 17). (25) J. C h a i x . ibidem, pp. 68-69. D ’aussi brèves indications ne constituent pas un exposé complet de Gide. Elles ne visent qu’à poser un problème. D e même les allusions à Camus. (26) J. C h a i x , ibidem, p. 186.
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sespoir, de ce dilettantisme ou de cet amoralisme, Albert Camus juge que « cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile (et que) la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Tout condamné à mort qu’il se sache, il ne se résigne pas au suicide, car la « révolte donne son prix à la vie. Etendue sur toute la lon gueur d’une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour un homme sans œillères, il n’est pas de plus beau spectacle que celui de l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dé passe. Le spectacle de l’orgueil humain est inégalable » (27). Je puis encore comprendre que si j ’agis, sans aboutir à égaler le réel à l’idéal, je fais toutefois quelque chose ; bien que je sois enveloppé d’inconnu, je me dépense, sans craindre que ce soit une perte sèche ; j ’espère donc. « Plus je fais et plus j ’espère ». Il faut donc proposer « comme complément de la morale une philosophie de l’espérance » (28). Dans nos incertitudes nous reconnaissons le milieu de culture de l’es pérance et notre devise doit être : « Ignorabimus et Sperabimus » (29). Pas plus de philosophie du désespoir que de doctrine du contentement absolu, car le pessimisme et l’opti misme sont l’un et l’autre excessifs. Voici enfin une dernière hypothèse, qui précise la pensée de Guyau et d’A lfred Fouillée. Quoi que nous accomplissions, s’il nous reste toujours quelque chose à faire que nous ne pou vons pas, parce que l’idéal nous est aussi nécessaire à penser qu’impossible à atteindre, reconnaissons qu’il demeure en nous des disponibilités à cause desquelles nous ne devons ja mais nous déclarer satisfaits. Cultivons l’inquiétude, soit ! mais comprenons-la. « S ’il y a une conclusion qui se dégage irrésistib’ement de l’expérience spirituelle de l’humanité, c ’est que le plus grand obstacle qui, en fait, s’oppose (à son) déve loppement... ce n’est pas le malheur, mais la satisfaction. Il y a une parenté intime entre la satisfaction et la mort. Dans (27) A lbert C a m u s Le Mythe de Sisyphe, pp. 168 et 78. (28) M . G u y a u , Esquisse d'une Morale sans Obligation ni Sanc tion. 1917, pp. 178, 172-173. (29) A . F o u i l l é e , Critique des Systèmes de Morale Contempo rains, 1883, p. x v .
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quelque domaine que ce soit, mais peut-être surtout dans le domaine spirituel, un être satisfait, un être qui déclare luimême qu’il a tout ce qu’il lui faut est déjà en voie de décom position. C ’est bien souvent de la satisfaction que naît ce tædium vitœ, ce dégoût secret que chacun de nous a pu éprou ver à certaines heures et qui est une des formes de corrup tion spirituelle les plus subtiles qui soient » (30). Rappelons-nous ici les conclusions de la Dialectique de l’Affirmation. A la lumière de l’être, elle nous a révélé notre existence comme l’effet d’une volonté, donc d’un amour, et manifesté en elle un appel, une vocation, qui attendent de nous une réponse. U n amour s’adresse à l’amour. Concluons, avec Gabriel Marcel : cet amour, qui est à notre origine, nous fournit tous les éléments pour « les prolégomènes à une mé taphysique de l’espérance » (31). L ’espérance, en effet, surgit là où intervient la tentation du désespoir, qui est une sorte d’autophagie spirituelle. Elle suppose une certaine créativité dans le monde et compte sur la libéralité, mais ne s’arroge pas de droits (32). Rapprochant ces traits des enseignements de l’Ontologie, nous dirons que l’espérance nous dispense quelque clarté sur le fond des choses. « Savoir si l’on peut vivre sans appel, c’est tout ce qui intéresse Albert Camus. Je ne veux point sortir de ce terrain. Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder » (33) ? Mais si le déses poir est une solitude, inversement, l’espérance n’est-elle pas une communion ? Or, la dialectique de l’être nous a prouvé que le fonds de l’existence, qui est amour, est aussi relation, participation : trois termes pour exprimer la communion. « De ce point de vue, le problème essentiel dont nous cher chons à trouver la solution consisterait à se demander si la solitude est le dernier mot, si l’homme est vraiment condamné à vivre et à mourir seul, et si c’est seulement par l’effet d’une illusion vitale qu’il parvient à se dissimuler que tel est e f fectivement son sort. On ne peut pas ouvrir le procès de l’es (30) (3 1) (32) (33)
Gabriel M a r c e l , Etre et Avoir, 1935, p. 3 17. Gabriel M a r c e l , Homo Viator. Gabriel M a r c e l , Homo Viator, 1945, pp. 69, 74. Albert C a m u s , Le Mythe de Sisyphe 1942, p. 84.
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pérance sans instituer en même temps celui de l’amour » (34). Ici, les notions de disponibilité et d’indisponibilité gagnent de l’importance et l’analyse gidienne doit être reprise. La dis ponibilité du dilettante et de l’amoraliste, dans son effort pour s'ouvrir à toutes les influences, « cache en réalité une déci sion bien ferme de ne se donner complètement à rien, afin d’être toujours prêt pour de nouvelles expériences... Ce culte de l’objet, c’est l’orgueil qui le suscite ; c’est l’orgueil qui lui fixe des limites... Cet abandon à « l’autre », cache un amour prodigieux de soi » (35). Par cette disponibilité, je dispose de tout pour moi, mais je ne dispose de moi pour rien ni pour personne, surtout pas pour quelqu’un qui soit mon supérieur. A u fond, je suis indisponible pour tout autre que pour moi ; la disponibilité prétendue est réellement indisponibilité. « Etre indisponible : être occupé de soi » (36), se constituer le cen tre de gravitation universelle. Ce qui est se vouer fatalement à l’échec, en ramenant sur soi, en bornant à son être limité des désirs, qui passent infiniment l’homme. Si l’échec est la conséquence de l’égoïsme, en même temps que la source du pessimisme, la conséquence est évidente : « les racines méta physiques du pessimisme sont les mêmes que celles de l’indis ponibilité » (37). Force est alors de rechercher une dispo nibilité plus authentique, qui ne se mue pas en son contraire : la disponibilité de l’âme à ce qui la dépasse, vers lequel elle s'oriente, au lieu de se centrer toute sur soi. « Je me de mande, de ce point de vue, écrit Gabriel Marcel, si on ne pourrait pas définir la vie spirituelle tout entière comme l’en semble des activités par lesquelles nous tendons à réduire en nous la part de l’indisponibilité... On voit ici la nécessité de distinguer entre l’amour de soi en tant qu’indisponible, et l’amour de soi en tant que disponible, c’est-à-dire l’amour de ce que Dieu peut faire de moi » (38). Cette disponibilité ne serait-elle pas l’attitude, l’engagement d’amour demandés par (34) (35) (36) (37) (38)
Gabriel M a r c e l , Homo Victor, p. 78. J. C h a i x , op. cit., p. 68 . Gabriel M a r c e l , Etre et A voir, 1935, p. 105. Gabriel M a r c e l , op. cit., p. 106. Gabriel M a r c e l , op. cit., p. 100.
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SA M ÉTH O D E
L A M O R A LE
les conditions de notre existence ? Ne dégage-t-elle pas notre horizon bouché, en y faisant apparaître, parmi tant d’échecs, une chance de succès ? En plus de tout ce que nous pouvons accomplir, et qui reste en deçà de ce que nous rêvons, y au rait-il ce que peut faire en nous, s’il veut intervenir et si nous le laissons faire, le reconnaissant pour maître, cet être transcendant dont nous avons tant de fois pressenti la pré sence inévitable ? Parmi tant de périls, serait-ce là le salut ? A la volonté d’orgueil, à la prétention de suffisance, substi tuerons-nous un aveu d’insuffisance ? Tant qu’à cultiver le désir et l’attente, développerons-nous en nous l’attente et le désir d’un secours de Dieu, qui ajoute une faveur d’un genre nouveau à la bienveillance, par laquelle il nous a donné l’être? Au 1eu du cynisme, dont se targuent des contemporains (39), en renonçant à l’absolu, mais non à l’action, qui se crée ses valeurs propres et les multiplie, réhabiliterons-nous l’absolu dans sa dignité souveraine ? Oui, vraiment, « j ’en aurài le cœur net. S ’il y a quelque chose à voir, j ’ai besoin de le voir. J’apprendrai peut-être si ce fantôme que je suis à moi-même, avec cet univers que je porte dans mon regard, avec la science et sa magie, avec l’étrange rêve de la conscience, a quelque solidité. Je découvrirai sans doute ce qui se cache dans mes actes, en ce dernier fond où, sans moi., malgré moi, je subis 1être et je m’y attache... Le problème est inévitable ; l’homme le résout inévitablement ; et cette solution, juste ou fausse, mais volontaire en même temps que nécessaire, chacun la porte dans ses actions. Voilà pourquoi il faut étudier » l'agir (40). L ’existence de tels problèmes, la position de telles ques tions, qui déterminent un objet clairement distinct de ceux de la Psychologie et de la Métaphysique, requièrent donc une discipline nouvelle, dont le nom sera YEthique ou la Morale Générale. Celle-ci établ'ra si la raison et la nature de la volonté nous fournissent des normes directrices de l’acte libre et fixent des repères pour le diriger. Ainsi doit se constituer une science de l’agir, encore spéculative peut-être (39) (40)
R a y m o n d P o l i n , Création des Valeurs, 1944 , PP- 2 ®S sq. M a u r ic e B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, pp. 15-16 .
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dans son mode, mais déjà pratique par sa fin, qui est d’éclairer nos pas. Plutôt que de définir ce qui est, comme la science pure, elle définira ce qui doit être en nous et par nous, bien qu’il ne soit pas encore. Il s’agit donc pour nous, par notre intelligence, de comprendre et de jouer notre destinée, de la gagner du moins en théorie et en partie, afin de mieux réus sir la dernière manche par l’action de la liberté. § 2 : La Méthode. La détermination de l’objet de la morale commande la méthode qui l’étudiera. La Morale peut apparaître comme une Science des Mœurs, où le mot « Mœurs » signifie : « Conduite ordinaire, habitudes (sans idées de bien ni de mal) ; usages d’un pays, d’une classe d’hommes ; ensemble des actions qu’on observe en fait chez une espèce animale ». Comme le note un correspondant de la Société Française de Philosophie : « Mœurs implique toujours qu’il s’agit de conduite, d’actions, non de jugements ou d’idées. Il y a une grande différence entre YHistoire des Mœurs, telles qu’elles ont été effectivement, et YHistoire des Croyances mora les » (41). Dans ces perspectives, la morale est une « science abso lument et exclusivement théorique, qui se propose non de ré former ou de perfectionner, mais simplement d’expliquer les mœurs humaines ». Ne lui demandez ni plan de vie ni règle de conduite, parce que, comme toute science, elle a pour objet ce qui est, non ce qui doit être, le réel et non l’idéal plus 011 moins utopique (42). Il n’est pas question de rejeter une telle science, ni d’en nier la légitimité, voire la nécessité, que nous reconnaissons volont'ers. C ’est un fait, néanmoins, que peu de philosophes ont admis cette conception de la morale dans toute sa ri(4 1) A n d r é L a l a n d e , Vocabulaire Technique et Critique de la Ph i losophie, 1926, pp. 478-479. (42) E . B o i r a c , d an s La Grande Encyclopédie, au m ot Morale,
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gueur. « Tout autre est le point de vue des moralistes an ciens, et, pouvons-nous ajouter, de la grande majorité des moralistes modernes. Pour eux, la morale, de quelque façon d’ailleurs que l’on conçoive ses rapports avec la moralité déjà existante dans l’espèce humaine, a pour fonction essentielle de tracer aux hommes un plan de vie et de leur donner des règles de conduite ; elle est avant tout, par-dessus tout, une science pratique, ou, si le mot peut paraître équivoque, une science normative (mot proposé par Wundt) ; elle est même la première des sciences de cet ordre » (43). Le Vocabulaire Technique et Cri ique de la Philosophie se rallie à cette défi nition : la Morale est « l’ensemble des règles de conduite tenues pour inconditionnellement valables... (Elle) est une théorie raisonnée du bien et du mal. Le mot, en ce sens, im plique toujours que la théorie dont il s’agit vise à des consé quences normatives. Il ne se dirait pas d’une science objec tive et descriptive des mœurs » (44). Evidemment, cet em ploi du terme est le nôtre ici. Sur le plan technique où nous sommes, une conséquence en suit immédiatement ; la morale ne pouvant être purement positive, sa méthode aura recours à la métaphysique, c’est-àdire à l’analyse réflexive et à la méthode d’opposition. Il s’agit en effet d’expliquer ce qu’il nous faut vouloir et pourquoi nous le devons. Il est donc requis de s’appuyer sur notre nature, ainsi que sur l’analyse de notre acte d’intelligence et de volonté, pour en formuler la règle essentielle. Comme nous avons déjà dégagé la constitution de cet acte, en discernant ses origines, les facultés et l’essence dont il émane, la tâche est, maintenant, d’en reconnaître l’intention foncière au sein de n’importe quelle intention particulière, pour identifier son but final. Il est donc plus important d’aller directement à celui-ci que d’en détail'er toutes les étapes. Nbus ne recom mencerons pas le travail de Maurice Blondel dans sa thèse : L ’Action ; mais reprenant le signe de connaissance, en tant qu’il est un acte de présence et de liberté d’esprit, nous exa minerons immédiatement où il nous mène en dernier ressort. (43) (44)
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E. B o i r a c , loc. cit., p. 294. Vocabulaire..., p. 491.
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A vrai dire, c’est encore insuffisant, car, si cela permet de formuler des règles nécessaires, cela ne livre au plus qu’un absolu d’ordre humain, et par conséquent relatif, tant que ces conclusions ne sont pas en même temps tirées d’un ordre supérieur à nous, dans lequel nous sommes engagés. Ce ne peut être que l’ordre de l’être comme tel, ou le rapport de notre existence à l’existence en général. Aussi l’analyse réfle xive de nos actes ne conclura rien sans les envisager à la lumière de l’être et de l’acte, c’est-à-dire des principes pre miers, tels que les établit la Dialeciique de l’ Affirmation. Ce qui est véritablement nécessaire pour l’homme étant rattaché à ce qui est nécessaire pour l’être, l’absolu tout court, et non pas un absolu humain, sera touché et les conclusions obte nues seront rigoureuses. .« Pas de morale, en un mot, sans absolu et sans que celui-ci intervienne à l’intérieur même de la science » (45). Dans une controverse vieille de cinquante ans, le P. Sertillanges avait raison de le soutenir contre J. Gardair qui, sans déclarer la morale « radicalement indé pendante de la métaphysique », la croyait cependant « dis tincte de celle-ci et possédant un domaine spécial suffisant pour une étude à part » (46). Langage qui présentait la mé taphysique comme extérieure, quoique pas étrangère à la morale. Leurs liens sont, au contraire, si étroits, que la mo rale veut que la métaphysique lui soit intérieure. Elle peut ainsi par là « relier parfaitement l’action à la pensée, la conscience à la science » (47). Me procurant la connaissance de ce que foncièrement je suis et je veux, et, par là, une pre mière coïncidence de ma conscience avec mon être, elle me dira ce que je dois sciemment vouloir, pour réaliser encore la coïncidence de ma volonté libre avec ma conscience et avec mon être : en quoi consiste l’unité de l’esprit tout entière. Gagner son âme revient, somme toute, à cela. De sorte que sî ce n’est pas réussi, mais manqué, par suite du désaccord
(45) A .-D . S e r t i l l a n g e s , Les Bases de la Morale et les Récentes Discuss ons (Revue de Philosophie, 1903, t. 3, p. 331); (46) J. G a r d a i r , Question et Réponse sur la Posivité de la M o rale (Revue de Philosophie, 1902, t. 2, p. 158). (47) Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, p. 23.
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entre ce que je suis, ce que je sais et veux de moi par ma li berté, cette division, cette opposition de mon être et de mon agir portent en soi leur propre condamnation. Pour être métaphysique, et en ce sens a priori, cette ana lyse morale ne se déploie pas hors du réel ni de l’expérience, bien qu’elle ne soit pas empirique. Etudiant ce qui est, en vue d’y reconnaître ce qui doit être, elle se situe par delà la dis tinction de l’a priori et de l’a posteriori, au point exact de rencontre du fait et du droit, pour déclarer vrai, bon, le fait qui s’harmonise avec le droit ; faux, mal, celui qui le contra rie. Ainsi un démenti, infligé par les faits au droit, ne peut jamais prévaloir contre celui-ci, ni, infirmer les raisonnements qui l’établissent. Même la révolte de la liberté ne leur enlève pas de rigueur. Ici, comme dans les ouvrages précédents, le raisonnement procède par la méthode d’opposition qui lui donne de se met tre en marche et de s’orienter. Il retrouve, et cette fois pour les résoudre définitivement, tant en théorie que dans la pra tique, les antinomies fondamentales du multiple et de l’un, du fini et de l’infini, aggravées encore par l’antinomie tragi que du réel et de l’idéal, qui met en péril tout notre destin. Or, le meilleur moyen de se tirer d’un péril, surtout quand il est inévitable, n’est pas de s’y soustraire, puisque cela ne se peut, mais de l’affronter, pour le vaincre. La morale, com me science, naît de l’urgence du salut en danger (48). La pre mière condition pour conjurer des menaces n’est-elle pas la présence d’esprit, qui trace la ligne de conduite ? Voilà le commencement de la délivrance. Sans doute, pour apporter la sécurité de sa lumière, elle a besoin du courage, afin d’a f fronter la difficulté et de courir certains risques dans la poursuite de la vérité. L ’effort, même intellectuel, est une pé ripétie essentielle de la conscience morale pour aboutir à l’aisance (49). Mais, dans la mobilisation des ressources, la pensée a le stimulant de l’amour. D ’après les conclusions de la Psychologie Réflexive et de la Dialectique de l’Affirm a tion, ne sait-elle pas que nous, personnes finies, nous sommes (48) (49)
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René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, p. 24. René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, p. 643.
à la recherche d’un être personnel suprême, dont la présence encore lointaine et cachée est apparue tellement inévitable et désirée que nous ne pouvons rien penser ni vouloir sans le rêver. L ’identifier, le rencontrer pour le connaître et l’aimer, en être connus et aimés, voilà ce qui, seul, semble pouvoir nous satisfaire ! Le risque est beau, avec une si grande espé rance et une récompense si belle en perspective. Comme toujours, avant de nous conduire au terme, la mé thode d’opposition engendrera, formera les idées nécessaires à l’explication de notre destinée. Leur genèse sera leur dé monstration. C ’est là une exigence de la philosophie mo derne, dont les Scolastiques contemporains ne tiennent pas suffisamment compte dans leurs ouvrages ; ils acceptent les notions morales toutes constituées, sans nous donner d’assis ter à leur naissance, à leur apparition. Chez des Moralistes Théologiens, passe encore, car ils peuvent alléguer qu’i!s les reçoivent des philosophes, après qu’elles ont été discutées par ceux-ci. Mais, chez des Moralistes Philosophes, cela s’excuse moins, si leur tâche est d’élaborer ces notions et de les véri fier. Tel traité, par exemple (50), établit les concepts requis à la morale de l’acte humain, mais sans préciser que cet acte humain est l’acte libre et sans analyser quelle est sa constitu tion. Leurs racines ne plongent pas en lui, si bien qu’ils sont dans le vide ; c’est autant d’intelligibilité en moins pour eux. La réflexion du lecteur n’a pas de repères. Ici, au contraire, la méthode utilisée permet d’écarter cet inconvénient, si l’analyse de l’acte libre et des antinomies, qu’il enveloppe en son sein, mène à conclure à la nécessité de telles et telles idées, en précisant leur contenu, parce qu’elle exige et formule telle solution. Par cette genèse, la Conscience Morale se constituera comme un organisme complet d’action. Si donc la pensée part ici de l’idée de la personne humaine, consciente et libre, telle que la métaphysi que de l’homme et de l’être la lui fournit ; si elle y discerne en même temps des parties obscures et faibles, sa tâche est de les éliminer, de façon que l’homme se pose comme une
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j., Ethica.
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personne morale parfaitement équipée, ayant à sa disposition les ressources intellectuelles et volontaires nécessaires à la maîtrise de son destin. La personne étant aux deux bouts de la chaîne, le terme du raisonnement en rejoint le principe, et cela prouve qu’il boucle bien sur soi. Si les comparaisons renseignent sur la teneur d’une posi tion, le contraste avec Kant apporte sa lumière. V u les conclu sions de la Raison Pure sur la métaphysique et sur la liberté, il ne pouvait faire prendre à sa Critique de la Raison Prati que le départ ni dans la Psychologie, ni dans la liberté. Il la sépare de la première où il ne voit que de l’empirique, parce qu’en tout ordre de connaissance il entend ne pas mêler l’em pirique au rationnel (51). Hypothétique, la liberté ne fournit pas davantage de base ferme. Puisqu’il faut découvrir l’ab solu authentique, allons le chercher ailleurs. U n fait indis cutable de la raison nous l’offre, le fait du devoir : voilà le fondement de la Morale, duquel tout suivra comme postulé par lui. Le devoir entraînera la liberté, car, ce que je dois accomplir, je le puis ; ensuite, avec elle l’immortalité, l’exis tence de Dieu. Ces vérités, qui demeuraient en suspens, sont alors affirmées. Pour nous, la suite adoptée dans les idées est juste à l’opposé, puisqu’elle va de la liberté à la moralité, au devoir comme à ses conséquences logiques, non pas postulées mais démontrées. Du caractère intentionnel de notre acte libre se déduit sons sens et sa finalité. De ce qu’il se juge en fonction de ce sens, la moralité se conclut. De sa nécessité de se juger et de se vouloir découle le devoir, de sorte que la liberté, la moralité sont elles-mêmes le devoir, parce que la moralité, la liberté, le devoir ne sont que trois noms de la raison. Mais, à leur tour, la moralité, l’obligation n’ont, en fin de compte, leur signification que si Dieu existe et que si elles s’achèvent dans une attitude religieuse envers lui ; il s’agira de préciser laquelle. La synthèse de tous ces éléments livre la Conscience Morale. Déterminée par eux en elle-même, elle est au terme de la déduction pleinement constituée comme personne. Parée des vertus qu’elle acquiert par ses propres (5 1) Victor D e l b o s , La Philosophie Pratique de Kant, 1905, pp. 304-305, 313.
volontés, avec l’aide de l’éducation, elle est enfin capable de maîtriser son destin. Ainsi, les principes universels requis à la constitution de la Morale comme science sortent de l’acte libre individuel. Or, si cette science unit, dans le concept d’autonomie, la vo lonté universelle à la volonté individuelle, de façon que la première reconnaisse la seconde comme foncièrement sienne, il semble que cette synthèse est, ici, mieux réussie que chez Kant. D ’accord avec Victor Delbos, Emile Boutroux croit que Kant « s’est occupé surtout de constituer une théorie de la connaissance de la loi morale... Il a eu tort d’envisager les notions plutôt du point de vue de la connaissance que du point de vue de l’action » (52). Son critique tient, au contrai re, qu’il faut partir non pas des idées morales, mais de l’ac tion morale, qui est amour et vie, et où les deux caractères d’universalité et d’individualité sont intimement liés. Tel est précisément le propos exprès de ce travail (53).
Emile B o u t r o u x , La Philosophie de Kant, 1926, pp. 3 18-319. (53) Partant de l’acte libre, en tant que libre arbitre et discursif cette étude 1 envisage donc dans ses conditions historiques et tempo relles^ essentielles. Elle 1 envisage donc dans son histoire essentielle c’est-à-dire dans les lois qui de droit président à cette histoire. (52)
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LIV R E P R EM IER
C H A PIT R E PR EM IER
LA FIN DERNIÈRE
§ 1 : L'Acfe de Propos Délibéré. Si la Dialectique de lA g ir doit partir de l’acte libre, sa première tâche est de fixer le sens de cet acte, et, puisqu’il est intentionnel, d’en dégager la finalité animatrice. Pour condenser tous les résultats acquis par ailleurs, il est bon de mettre en lumière ce qu’il a d’intentionnel et d’établir qu’il est formellement posé, c’est-à-dire expressément, explicite ment envisagé, puis décidé en vue d’une fin. Il est accompli de propos délibéré. Or, avant de l’analyser, il est intéressant de rapprocher deux définitions concordantes, bien que données à des points de vue divers. René Le Senne voit pour objet de la Morale les actes, qui manifestent une intention et s’accompagnent de représentation (i). Cela revient à dire que leur caractéristique est de se représenter cette intention, pour la proposer à l’in telligence comme à la volonté qui en décide. Dans sa Théolo gie Morale Jean-Benoît Vittrant définit l’objet de son traité : « les seuls actes de l’homme, qui, dus à une activité volon taire et libre, sont exécutés en vue d’une fin connue et vou(i)
René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, p. 4.
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lue » (2). Ils distinguent l’homme de l’animal ; ils engagent la responsabilité, parce qu’ils supposent l’advertance et le consentement nécessaires à leur prise en charge. Ils doivent être accomplis à bon escient, c’est-à-dire consciemment, avec l'attention qui permet leur élaboration et leur réalisation d’après les lois morales, mais encore délibérément, par une résolution dont je suis le maître et qui les soustrait à toute influence autre que la mienne. Par là je les endosse à mon compte, quant à tout ce qui les constitue, et, si l’une de ces conditions manque ou joue moins, le caractère moral de l’acte s'atténue d’autant ou même disparaît. Ces descriptions, fournies par un philosophe et par un théo logien, convergent donc, et cet accord indique que la réalité humaine psychologique est rencontrée et rendue. Si l’acte n’est humain que parce qu’il est un propos délibéré, il nous livre dès le premier abord, la finalité comme son constituant for mel. Elle n’est pas effective en lui sans y être reconnue, exi gée comme telle. L ’acte humain est formellement envisagé, accepté, organisé en vue d’elle ; elle le forme au point d’en être un principe. La valeur philosophique de cette description ne laisse pas d’être contestée par Kant, qui est ici l’un de nos principaux interlocuteurs, parce qu’elle compromet à ses yeux la pureté de l’acte moral. Donner en Ethique un rôle à la finalité re vient à substituer l’hétéronomie de la volonté à son autono mie ; ce qui bouleverse tout, car cela soumet cette volonté à un objet différent d’elle, et cela subordonne l’impératif du devoir à une condition, de sorte qu’il ne peut plus comman der catégoriquement ; d’absolu il devient hypothétique. Je devrai agir de telle et telle façon, mais seulement si je veux telle et telle chose. « E t alors, il faut qu’en moi-même se pose une autre loi, en vertu de laquelle je veux nécessaire ment cette autre chose, et cette loi, à son tour, suppose un impératif qui détermine cette maxime à un objet défini. En effet, comme l’attrait que la représentation d’un objet possi ble de notre activité doit exercer sur le sujet, en vertu de sa
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Jean-Benoît V i t r a n t ,
s
. j., Théologie Morale,
1941, p . 11.
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constitution, dépend de la nature de ce sujet, soit de sa sensi bilité (inclination et goûts), soit de son entendement et de sa raison qui, en vertu des dispositions particulières de leur na ture, s’appliquent avec plaisir à un objet, ce serait donc, à proprement parler, la nature qui. donnerait la loi ; et alors, non seulement cette loi, comme telle, ne pourrait être connue et démontrée que par l’expérience et, par suite, serait contin gente, donc incapable de fonder une règle pratique apodictique, comme doit, être la règle morale, mais encore elle ne serait jamais qu’hétéronomie de la volonté. Ce ne serait pas la volonté qui se donnerait à elle-même sa loi, mais elle la recevrait d’une impulsion étrangère, par l’intermédiaire d’une certaine constitution du sujet qui la disposerait à en subir l’action » (3). Par sa netteté, cette affirmation situe le problème. Pour Kant, la finalité doit être exclue au principe de la morale parce qu’en « l’homme toute inclination, comme toute intui tion, est exclusivement sensible » ; elle est forcément empi rique, tournée vers le particulier, entièrement d’un autre or dre que la raison. « Lorsque la morale s’appuie sur des considérations empiriques, elle fournit par là, à la volonté, des mobiles sensibles qui la corrompent, soit en la détournant du devoir, soit en l’invitant à chercher dans le devoir autre chose que le devoir même » (4). « La va1on té bonne n’est donc pas celle qui agit pour atteindre une fin ou pour réaliser un objet du désir ; c’est celle qui agit pour une maxime indé pendante de toute fin et de tout objet de cette sorte ; c’est celle qui ne se laisse déterminer que par la loi morale ». Orientée vers un objet, la raison l’est vers un autre que soi ; ce qui ne se peut pour elle, puisqu’elle doit être pour soi. Pourtant, bien qu’elle ne tire pas ses principes du monde ex térieur, mais de soi, elle y agit cependant ; elle postule qu’il ne s’y oppose pas, mais s’harmonise avec eux. Elle aura la même exigence à l’égard de la finalité. « Il est donc légi(3) K a n t , Fondements de la Métaphysique des Mœurs, Deuxième Section, traduction H. Lachelier, pp. 91-92. (4) V ictor D e l b o s , La philosophie Pratique de Kant, 1905, pp. 3 3 8 , 310.
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time d’affirmer que la fonction de la raison doit non pas as surément être déterminée par la finalité, mais s’accorder avec elle ». Il faut alors accepter qu’elle soit en rapport avec des fins, quitte à le bien entendre. « Bien que toute détermination de la volonté doive moralement être indépendante de la re présentation des fins, il est impossible qu’elle ne se rapporte pas à des fins conçues alors comme des conséquences, non comme des principes de l’adoption de telle ou telle ma ximes » (5). Concédons que, si la raison était déterminée par le sensi ble, son autonomie se changerait en hétéronomie, ce qui se rait contre sa nature même ; il reste au moins douteux que la finalité se ramène toute au sensible, et que, dans l’homme, toute inclination, comme toute intuition, soit sensible. Nous avons, en son temps, discuté le problème de l’intuition intel lectuelle, et, si nous avons avoué qu’elle n’était pas parfaite ni pleine, nous avons maintenu qu’elle n’était pas nulle, sous peine de supprimer la condition essentielle de la connaissance. Sans aucune intuition de lui-même, le sujet pensant devient en quelque sorte extérieur à lui-même et n’a plus de présence d’esprit (6). Ce qui rend possible la représentation, s’éva nouissant, que reste-t-il de celle-ci ? A l’opposé, puisqu’il n y a pas d’intuition que sensible, il n’y a pas davantage d incli nation que sensible ; et, puisque l’inclination est liée à la fina lité, celle-ci n’est pas toute ramenée au plan sensible et n’en traîne pas non plus l’hétéronomie de la raison. Nous ne som mes pas atteints par l’argumentation kantienne, tout en de vant prendre garde aux obstacles qu’elle indique ; elle ne nous laisse pas sans possibilité de manœuvre, parce que l’ad mission de la finalité ne voue pas fatalement à l’empirisme. Que la raison ait des rapports avec les fins, c’est non seule ment indiscutable ; mais il faut renverser ceux que propose Kant, en faisant de cette finalité un principe et non une consé quence des maximes morales, sans compromettre ainsi l’ab solu du devoir. La thèse est donc que la finalité, reconnue comme telle, est la « forme » de notre action morale et de (5) (6)
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Victor D e l b o s , op. cit., pp. 338, 323, 600. A n d r é M a r c , Psychologie Reflexive, liv. i, ch. 3, t. 1, p. 165 sq.
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notVe raison pratique, parce qu’elle les forme, en leur donnant une structure. Ce n’est d’ailleurs pas établi purement a priori, sans contact avec la réalité, mais par l’analyse du caractère intentionnel de notre activité ; intentionnalité, qui en est la forme. Bien loin qu’il y ait sophisme à passer de l’intentionnalité de la conscience à la structure téleiologique de la conduite (7), cette conclusion s’impose en rigueur logique. Notre activité morale est spirituelle, en ce qu’elle s’oriente ; ayant des intentions, elle a une visée (8). Plus tard, cette in tentionnalité, cette finalité devront livrer l’inconditionné, l’ab solu, sans empêcher nullement la volonté d’être à soi-même sa loi. Tout l’effort de la Psychologie Réflexive a été de souligner et de j'ustifier le caractère expressément intentionnel de nos actes. Partie de ce que le langage nomme couramment signe de connaissance, de conscience ou de présence d’esprit, elle y a vu la condition sine qua non de notre développement per sonnel, le moyen que possède l’homme et qui manque aux ani maux. Or, ce signe est un geste du corps, qui manifeste une pensée intérieure, elle-même chargée d’une intention exté rieure, en ce qu’elle veut se communiquer au dehors, aussi bien que se représenter quelque objet externe et en exprimer le désir. En faisant des mains le geste du couteau, tel que le lui avait appris son infirmière, Marie Heurtin, sourde-muetteaveugle, traduisait l’idée qu’elle en avait et sa volonté de l’ob tenir. Reprenant à son compte le mouvement des membres qui lui était suggéré, elle mimait l’opération, qui s’exécute avec cet instrument, pour communiquer à une autre personne ce qu’elle en savait et ce pourquoi elle voulait l’utiliser. Son geste était accompli, dans ce but, par une initiative qui venait d’elle. Ce n’était pas un réflexe instinctif ou inaperçu de son organisme, mais un signe, un geste expressif parce que fait exprès, c’est-à-dire intentionnellement, à bon escient et volon tairement, par une intervention réfléchie de l’intelligence et de la volonté. Mais le terme comporte encore une autre signifi cation : ce geste était intentionnel, parce qu’il signifiait autre (7)
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Raymond P o l i n , Création des Valeurs, 1944, p. 175. René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, pp. 624-625.
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chose que lui-même, la pensée d’une personne, un o^jet. Comme il était fait précisément pour cela, il était intention nel par tout son être, dans son origine aussi bien que dans son terme, car son auteur ne l’accomplissait qu’à propos de ce terme objectif ou pour converser à son sujet avec son inter locuteur. Il était bel et bien un propos délibéré. Ce caractère particulièrement net en la circonstance est celui de tout signe. Par lui, je me propose et je vous propose quelque chose d’au tre que lui ; par son moyen, je pense et je veux entrer en relation avec le monde et le maîtriser en maîtrisant tout d’abord ma pensée ; il est une manière de me posséder moimtme et de posséder le reste. Telles sont les intentions ex presses qui président à sa formation. Sa constitution lui permet de les réaliser. Ne comporte-t-il pas deux termes, le sujet et l’objet : celui qui parie et ce qu’il dit ou celui à qui il le dit ? Il effectue et reconnaît expli citement la distinction sujet-objet, en même temps qu’il noue entre eux les liens. S ’il dédouble intérieurement la conscience, il lui permet de se rejoindre et, sous la représentation, de réali ser sa présence d’esprit. Quand, par lui, elle s’extériorise, elle s'intériorise aussi. Essentiellement rapport, il est entièrement pour autre chose que lui, à savoir pour l’objet et pour le sujet, ou mieux pour le sujet dans son commerce avec son entou rage. La preuve n’en est-elle pas non seulement dans l’initia tive, avec laquelle la conscience transforme, en le reprenant à son compte, un mouvement instinctif ou spontané en geste intentionnel, mais surtout dans la liberté avec laquelle elle in invente et modifie ses signes au gré de ses intentions, selon ses propos ? L ’idée de fin, qui la dirige, lui donne de les y adapter. S ’il est donc exact de qualifier l’ordre de la repré sentation comme un ordre intentionnel, il l’est tout autant de pénétrer de finalité cette intentionnalité, au point que celle-ci serait contradictoire avec soi, si elle n’impliquait pas celle-là. L ’étude de l’activité volontaire en elle-même accentue en core ces conclusions. Si, dans ma connaissance, il y a des in tentions, des buts, parce que voulant penser, m’exprimer, je travaille à cet ouvrage d’art qu’est le langage, a fortiori dois-je en reconnaître, si je ne limite point mon activité à la simple révélation de ma pensée, à l’élaboration de ma représentation.
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Alors, je m’oriente à quelque chose que je veux insérer dans la réalité. L ’architecte, qui conçoit le plan d’une cathédrale, l’élabore d’abord en son esprit, pour en réaliser la maquette et la construire enfin effectivement à telle place. Toute déci sion libre est pareillement guidée, aussi bien celles qui ont trait à un gouvernement tout intérieur de la conscience que les autres. J’examine un plan de vie personnelle, pour voir s’il me convient et vaut la peine d’être mis en pratique. Quand je déclare que je vais m’y conformer en fait, c’est bien pour m’y conformer effectivement, sans quoi ma manière d’agir est absurde. La délibération est pour la résolution, qui est pour la mise en œuvre ; là seulement s’arrête l’action qui, étant réalisatrice, s’achève forcément dans le réel, car il n’y a rien de plus. De cette brève analyse, qui résume toute la Psychologie Rcflexive, ne se dégage-t-il pas cette conclusion remarquable, que l’intentionnalité, la finalité de l’activité s’achèvent dans une coïncidence avec le réel, après être nées d’une dissocia tion avec lui ? Parce que, dans notre être, nous ne sommes pas tout l’être, mais pouvons tout devenir, afin d’être mieux nous-mêmes, notre activité se tourne vers le surplus d’être dont nous manquons ; elle devient nécessairement intention nelle, et cela en deux étapes, dont l’une est le prolongement de l’autre. Pour être tout entier soi et tout le réel, notre es prit s’assimile l’être par la connaissance, en ce qu’il le vise par et dans ses idées. Puis, comme ses idées ne sont pas les idées d’elles-mêmes, mais les idées des choses, elles relancent notre esprit par delà ce qu’elles sont en lui et ce qu’il est par elles jusque dans la réalité existante où, finalement, se conclut cette sorte de circum:ncession, cette compénétration du réel et de l’esprit limité. La structure intentionnelle de celui-ci est donc nécessairement téléiologique ; elle est identiquement l'une et l’autre, parce qu’elle est celle d’un esprit vivant et borné, qui est par excellence le milieu d’éclosion de la finalité. La vie est le propre des êtres qui s’actionnent eux-mêmes au lieu de recevoir d’autrui leur impulsion. Le végétal se meut par le seul principe immanent à sa nature, grâce auquel il discerne sur place les éléments requis pour son développe ment. L ’animal, lui, est plus indépendant d’un endroit don
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né ; il se transporte lui-même dans l’espace à la découverte de la nourriture dont il a besoin. Pour guider sa démarche, sa nature seule ne suffit plus s’il ne distingue pas certains repères, certains signes indicateurs. C ’est pourquoi il est doué de connaissance et obtient ces renseignements par les organes des sens. Supérieure à celle de la plante, en ce qu’elle sait mieux s’orienter, sa vie reste cependant dirigée par l’instinct qu’éclairent les sensations, sans qu’il réussisse à les dominer, à les contrôler. Il ne se propose pas sciemment le but de son opération, ni celui du mouvement qu’il exécute. Au-dessus de l’un et de l’autre est l’homme, qui se fixe lui-même ses buts et dont l’activité, supérieure à l’instinct, a, pour s’exercer, un domaine infiniment vaste, car il distingue les moyens et les fins, ainsi que leur proportion mutuelle. De ce fait, il a l’au tonomie, la liberté de ses mouvements, car il a celles de son jugement. En lui se déploient la finalité, l’intentionnalité, car il les reconnaît, les pense et les veut expressément. S ’il est humain, son acte ne peut pas ne pas être un propos délibéré. La fin, voilà quel est l’objet de sa volonté, en tant qu’elle dé pend de l’intelligence ; sans quoi son action reste indéter minée, incapable de se déclencher (9). Cette analyse, qui n’est qu’une observation de l’expérience, provoque une convergence d’auteurs fort éloignés, qu’iil est piquant d’indiquer pour les conclusions contraires qu’ils en tireront : saint Thomas d’Aquin et Marx. Dans le Kapital, ce dernier écrit : « Ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser, dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du tra vailleur d’une manière idéale par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature, c’est aussi une réalisation de ses fins dans la nature ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et à laquelle il doit subordonner sa volon té » (10). « Le plus humble effort manuel de l’homme est bien (g) Saint T h o m a s , i P., q. 18, a. 3 ; 1 2 æ q. 1, a 1, 2, 3. (10) Cité dans G. F e s s a r d , La Main Tendue, 1937, p. 109.
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différent de celui de l’animal qui, à proprement parler, ne travaille pas » (11). Rapprochez cette remarque des lignes précédentes sur le signe, et un principe important s’impose. Pour travailler, l’homme pense, parce qu’il ne met en action ses mains qu’après avoir mis en œuvre l’intelligence qui les conduit et leur pro pose l’ouvrage. La raison ouvrière est une raison, qui pense le travail du corps avec ou sans instruments, pour l’aider. Le travail matériel enveloppe en son sein la raison. En sens op posé : la raison pure, qui simplement pense, utilise dans le signe un mouvement du corps pour s’exprimer, de sorte qu’elle ne peut, sans lui, se ressaisir elle-même. Elle pense avec le corps ; elle est incarnée ; et, pour cela, elle est déjà contrainte au travail, en ce qu’elle doit ouvrager du dedans un mouvement du corps, pour en faire un geste chargé d’une signification, d’une intention. A l’instant, la raison ouvrière enveloppait la raison pensante et voici que maintenant la rai son spéculative enveloppe le corps au travail. Partez de l’une ou de l’autre, vous êtes toujours entre les deux mêmes pôles obligatoirement, bien qu’en marchant en sens inverse. Rien ne manifeste mieux l’unité de la raison que cette nécessité. La même raison se reconnaît toujours avec les mêmes traits, plus ou moins accusés ; elle pense en travaillant pour tra vailler en pensant. Raison pure, raison pratique, ou raison humaine, c’est toujours pareil ! Quoique l’action se décom pose en agir et faire, agir impliquant l’immanence en ellemême de l’action libre et consciente, faire impliquant la fa brication d’un objet dans la matière extérieure, dans les deux cas elle appelle l’intervention de la raison comme telle ; et celle-ci ne peut s’exercer sans être en quelque façon agir et faire. Partout la raison reste fidèle à soi. Admettons donc cette réflexion d’Hamelin (12) : « La représentation théori que pure n’a plus qu’un seul moyen d’être pratique : c’est, malgré les apparences, de faire partie intégrante d’un pro cessus d’action, d’action immédiate et présente, non d’action (11) (12) P- 377-
G . F e s s a r d , ibidem, p. 109.
Essai sur les Eléments Principaux de la Représentation, 1923,
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future. Telle est la signification pour nous d’une formule bien connue : « Penser, c’est se retenir d’agir » (13) ! Ce n’est pas à dire que, par une transformation mystérieuse, du mou vement arrêté devienne de la pensée. Il faut entendre que la pensée théorique est une pensée pratique dont le côté prati que est écourté. Or, cet acte écourté qui est toujours inhérent à la pensée théorique, nous n’avons pas à le chercher bien loin, c’est le signe. L ’idée d’une chose qu’un acte peut ac complir, c ’est déjà dans toute conscience l’acte même : chez un oiseau, par exemple, l’idée du nid c’est déjà la nidifica tion ». Mais en établissant ces preuves sur de tels arguments, n’avons-nous pas trop prouvé ? En prétendant montrer qu’au rebours de l’animal, qui trouve dans la nature brute, sans la transformer, de quoi satisfaire ses besoins, l’homme, au lieu d'accepter les choses telles qu’elles sont, entreprend de les améliorer, le rapprochement de M arx et de saint Thomas 11’a-t-il pas pour résultat d’incliner avec le premier vers le matérialisme ? Tout le raisonnement, qui aboutit à la fina lité, repose sur l’analyse du signe, où l’esprit humain appa raît incarné. Or, incarné veut dire matérialisé, en étant en gagé dans la matière. Immergé en elle, l’esprit n’en paraît plus indépendant et cette matière devient l’essence de la réa lité. L ’esprit n’existe plus comme réalité autonome ; il n’est qu'une forme supérieure de l’énergie corporelle. Sans doute il n’est plus question d’un matérialisme simpliste et mécaniste, puisque l’esprit dans l’homme reste encore quelque peu maître de soi ; mais, en devenant plus savant, le matérialis me ne cesse pas de rester lui-même. Il n’y a pas d’esprit sans matière, pas d’esprit qui lui soit hétérogène et soit par luiinême quelque chose de substantiel. A plus forte raison fautil nier l’existence d’un Esprit Absolu (14).
B a i n , L es Sens et l ’Intelligence, t ra d u c tio n fr a n ç a is e , p. 2 S7 (14) Collection « Présences » — Le Communisme et les Chré tiens, 1937, article Doctrine Communiste et Doctrine Cathol que, par le R. P. D u c a t i l l o n , o. p., pp. 31-37. — André F i o l e - D e c o u r t , Le Rationalisme chcs M arx (Chronique Sociale de France, 1948, pp. 137 sq.) voit dans M arx une méconnaissance de l’activité de conscience en (1 3 )
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Ces conséquences ne s’imposent point et la nature même du signe, loin de les introduire, les écarte carrément. Le sens de l’incarnation de l’esprit ne tue pas celui de sa transcen dance, mais le montre en même temps engagé dans la matière et dégagé d’elle. De là vient précisément le comportement si différent de l’animal et de l’homme dans le monde. Si l’acte humain, en tant que signe, est ce par quoi l’homme com mande aux choses en se commandant à lui-même, cette maî trise de soi exige une intériorité à soi-même, qui est une spi ritualité véritable. Quelle que soit la ressemblance de l’homme avec l’animal, du fait que leur conduite s’accompagne de mouvements cor porels, il reste entre eux cette divergence capitale que ces mouvements d’abord spontanés peuvent chez le premier, tan dis qu’ils ne peuvent pas chez l’autre, devenir réfléchis, pour être objectivés et transformés en signes. Voilà ce qui sépare le langage humain du langage animal. La souplesse et la variété de l’un contraste avec le groupe fixe de réponses mo trices qui caractérise le second. Une création vaste, un agen cement toujours changeant spécifient les signes de l’intelli gence, alors que les gestes machinaux de la bête ou son automat'sme affectif restent étroits et rigides. Celle-ci ne choisit pas arbitrairement ses signes, n’en fabrique pas, n’en convient pas. Elle ne se libère pas du matériel imposé à ses sens ; nous, au contraire, nous faisons tout cela, Et parce que nous disposons de notre corps à notre gré, pour nous exprimer comme nous l’entendons, nous pouvons par lui travailler la matière extérieure, produire nos moyens d’existence ; nous fabriquons des instruments, outils ou machines, pour exploi ter la terre. Pour le même motif, nous nous représentons au paravant tout cet ouvrage dans notre conscience. Parce que l’homme pense et parle par signes, il est non seulement pen seur, mais artisan, ouvrier, industriel ; ce que n’est point l’animal. Il importe ici de ressaisir l’acte intérieur, qui est à l’origine de cette activité dans toutes ses branches, parce qu’il est sa structure intime, car pour M arx le retour à la conscience inté rieure de soi n’est pas considéré comme réalisable.
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moins l’esclave du corps que son maître, puisqu’il le domine et le contrôle. Il ne peut s’y engager et ne pas s’en dégager en même temps sur un autre plan où il se pose comme es prit autonome. Dans son livre, Conscience et Mouvement, Gabriel Madinier a montré, à travers plus d’un siècle de phi losophie française, le rôle du mouvement gestuel dans la pen sée, ou plus exactement dans l’acte de prise de conscience et dans la constitution d’une intériorité, où le sujet connaissant se campe en soi, pour soi, comme sujet. Tout en étant par un côté contenu dans l’espace, puisque le signe s’y déploie, par un autre plus profond il contient en lui cet espace, qu’il en veloppe en s’y développant. Ce n’est pas le lieu de répéter des analyses déjà faites ; qu’il suffise d’en tirer parti, pour rejeter le matérialisme (15). Puisqu’elle est pour l’esprit et lui permet de s’affirmer et de s’identifier, lui, qui est pour lui-même, la matière n’est pas l’élément primordial. Quelle que soit leur liaison en nous, ils sont hétérogènes ; et, bien que la notion d’esprit ne se réalise pas en nous selon toute sa pureté, il n’en suit pas qu’elle ne s’y réalise nullement. Ni anges, ni bêtes, simple ment des esprits imparfaits et incarnés, mais des esprits quand même, voilà ce que nous sommes. Sur le pian de la mo rale, qui est présentement le nôtre, il en découle quelques conséquences. D ’avoir une vie en commun avec le corps n’em pêche pas notre esprit d’avoir la sienne propre, qui est avant tout intérieure et spirituelle. Q u’à l’encontre de l’animal l’hom me produise ses moyens d’existence, cela n’entraîne pas qu’il ne soit essentiellement qu’un producteur. L ’activité humaine fondamentale n’est pas la production économique, au point que toutes les autres « non seulement supposent celle-là ( primum vivere, deinde philosophari), mais lui soient subordonnées, se trouvent déterminées par elle, y compris les activités les plus spirituelles » (16). Le simple enseignement de la rai son, corroboré par le Christianisme, « ne fait pas du travail productif matériel l’activité suprême de l’homme... L ’activité (15) V o ir André M a r c , Psychologie R eflexive, Liv. 3, ch. 2, § 3 ; t. 2, pp. 300 sq. (16) R. P . D u c a t i l l o n , o. p., p. 55, op. cit.
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suprême de l’homme n’est pas matérielle, elle est spirituelle, parce que... l’homme est esprit plus encore que matière, et que... l’esprit l’emporte du tout au tout sur la matière » (17). Tout en ne niant pas l’importance du travail, ni la néces sité d’améliorer les conditions du bien-être matériel, cette rai son voit dans cette amélioration matérielle non une fin en soi, mais une condition d’un perfectionnement spirituel, car elle constitue un milieu propice au véritable avènement de l’esprit. L ’homme devient ainsi le chantier de l’esprit. « L ’ac tivité essentielle de l’homme n’est pas de produire, au dehors, des œuvres qui se voient, se touchent, se pèsent et périssent, mais au dedans, spirituellement, des œuvres impérissables, que la rouille n’atteint pas et que les voleurs ne dérobent pas » (18). Autrement, l’homme devient une chose parmi les choses, un objet parmi les autres, lui qui est une personne, une fin en soi et pour soi. Il se perd. Aussi, quand certains ici se révoltent, c’est « contre cette révélation qui leur est apportée (par le matérialisme) que tout en eux dépend de la matière des choses. C ’est donc qu’ils sentent que leur vraie destinée n’est pas de consentir à cette souveraineté de la ma tière, mais de répondre à l’appel de l’Esprit » (19). Evidemment, ces observations marquent une bifurcation décisive de nos recherches. Les fins de notre esprit ne se dé couvriront pas dans les choses, mais dans son acte. Le contraire eût été scandaleux ! Où discerner les intentions, les visées de l’esprit ailleurs qu’en lui (20) ? Que si, par la na(17) (18) (19)
Ibidem, p. 77. Ib rdem. p. 1x7. René H u b e r t , Esquisse d’une Doctrine de la Moralité, 1938,
P- 32.
(20) Une mise au point nette s’impose ici, pour prévenir, si pos sible, des contre-sens faits à propos de la Psychologie Réflexive. Joseph B. Me A l l i s t e r (T he N ew Scholasticism, vol. X X I V , 1950, pp. 100-101) reproche à cet ouvrage de regarder l’homme comme es prit et comme âme, alors qu’il est l’unité des deux. D e même JeanPaul D a l l a i r e (Revue de l’ Université d'Ottawa, avril-juin 1951, p. 103) estime que, malgré ses intentions, le livre « a donné une fois de plus une philosophie de l’âme ». Ces remarques supposent lfincompréhension de l’analyse et de la méthode réflexives, qui remontent de soi vers le sujet comme tel,
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ture des choses et malgré les apparences, l’esprit humain n’est pas pour le monde, vers lequel il semble tourné, mais pour soi, cet univers extérieur est pour l’homme et pour sa vie in térieure. Nous voilà donc orientés vers un au delà de ce monde, la conscience, et peut-être encore vers un au delà de notre conscience. A u lieu que l’esprit soit matérialisé, le sens de l’incarnation spiritualise le monde matériel, ou du moins nous révèle que ce monde doit être spiritualisé. _Cette conclusion fait surgir les difficultés devant elle, plu tôt que de simplifier les problèmes. Propos délibéré, tel est l’acte humain ! Or, délibération dit discussion, débats, donc au moins hésitation, lenteur. Autant de désavantages en face de îa certitude et de la rapidité de l ’instinct, qui déclenche l’action et la constitue aussitôt parfaite, sans rien délibérer, ni rien se proposer consciemment. Déduisons-en, avec Nietzsche : « toute action parfaite est précisément incons ciente et non plus voulue... Le degré de conscience rend la perfection impossible » (21). Les philosophes ont trop long temps interprété l’origine de l’acte comme dérivant d’une in tention, « pour croire que la valeur d’un acte réside dans la valeur de l’intention ». Grâce à un nouvel approfondisse
vers 1 esprit, mais n'y remontent jamais qu’en fonction de l’unité de l’ame et du corps, donc de l’un té de l’homme. Une thèse classique en thomisme présente notre âme comme « forma informons corpus et forma excedcns ». La Psychologie R éflexive ne dit rien d’autre et ne discerne jam a's le second trait q u à partir du premier. Les deux cri tiques semblent oublier ce second trait. Dès lors si philosophie de lam e 1 y a, elle reste philosophie de l’homme. Celle-ci exclurai t-elle par hasard cel'e-là ? Ces observations des deux critiques sont vrai ment difficiles à reten'r. De même ici, en s’orientant vers l’analyse de la structure de notre acte libre et consc'ent. en tant que tel, pour discerner où il tend fina lement, la Dialectique de f A g 'r ne n:e pas qu il faille étud’er les fins prochaines qu' découlent pour l’homme de 1 unité de son âme et de son corps et de son existence dans ce monde. Si l'acte humain mani feste encore de la transcendance, cela est toujours établi en fonction de son un'on avec le corps. Pour être esprit incarné, notre esprit cessera5t-il d’être esprit ? (2 1) N i e t z s c h e , La p. 229.
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ment de l’homme, « ne serions-nous pas au seuil d’une pé riode qu’il faudrait, avant tout, dénommer négativement période extra-morale ? Aussi bien, nous autres, immoralistes, soupçonnons-nous aujourd’hui que c’est précisément ce qu il y a de non-intentionnel dans un acte qui lui prête une valeur décisive, et que tout ce qui y paraît prémédité, tout ce que l’on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la « conscience », fait encore partie de sa surface, de sa « peau », qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu’elle n’en révèle » (22). Quant à réfléchir, puisque nous y sommes bien contraints, ré fléchissons à nos actes après coup, point avant (23). Considérons-les comme gratuits et justifiés par cela seul qu’ils sont accomplis, sans qu’il faille les rapporter à rien d’autre. Les héros de M alraux agiront pour agir, par goût de la force, de la conquête et du jeu (24). Tel personnage d’André Gide imagine un roman, où il amène un criminel « à commettre gratuitement le crime, à désirer commettre un crime immo tivé... Sa raison de le commettre, c’est précisément de le com mettre sans raison » (25) et sans raisonner. Le principe est : « A gir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise » (26). Comment, en effet, tirer le meilleur parti de vous quand vous vous dirigez vers un but, puisqu’il vous est impossible « de le connaître, aussi longtemps qu’il n’est pas atteint ?... Ceuxlà seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne décou vre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage » (27). Dans le même sens, Wladimir Jankélévitch croit que la conscience consciencieuse se trouble et se torture par le tête-à-tête avec soi. Puisqu’elle (22)
N i e t z s c h e , Par Delà le Bien et le Mal, traduc. Albert, pp.
65-66.
(23) D a n i e l - R o p s , Notre Inquiétude, 1927, pp. 83-86, i70 -» 73. (24) A n d r é M a l r a u x , L es Conquérants, pp. 3 1-3 2 , 86-87, 24 2, 253256 (G ra s s e t, 1928). (25) André G i d e , Les Caves du Vatican, Œ uvres Complètes, t. 7,
P1>(26) André G i d e , Les Nourritures Terrestres, Œ uvres Complètes, t. 2, p. 64. (27) André G i d e , L es Faux Monnayeurs, Œ uvres Complètes, t. 12, p. 493
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se dédouble, n’est-ce pas là un refus de coïncider avec soi ? Ne tend-elle pas normalement à s’oublier ? Alors elle devient contente et se guérit de la douleur par la connaissance de l’extérieur sans retour sur soi. La conscience, voilà la douleur métaphysique de l’esprit, car être conscient, c’est tendre à adhérer à soi tout en s’en écartant ; c’est être mécontent. Le remède, qu’indique la conscience elle-même, serait-il à l’op posé de la conscience morale (28) ? En prétendant supprimer en nous la conscience et toute opération intentionnelle, ces courants de pensée encourent le même reproche grave, qui les condamne : ils sont tous des tentatives intentionnelles, parce qu’ils visent un but, qui est de supprimer tout but ; pour combattre la conscience, ils y font appel, ainsi qu’à sa réflexion. Ils réintroduisent tous ex pressément ce qu’ils veulent écarter ; ils restaurent ce qu’ils croient ruiner. Quand ils s’efforcent de contredire et de dis créditer les doctrines « qui prennent la vie au sérieux et les hommes de conviction et de conscience fidèles au vieil adage : omne agens agit propter finem », ce n’est pas toujours par une argumentation théorique qu’ils procèdent. Une autre mé thode a semblé parfois plus agréable et plus probante en même temps : « celle des experts en tout genre de tenta tions... Aussi... s’explique-t-on l’emprise croissante qu’au dé triment des éducateurs didactiques, les littérateurs, les artis tes, les esthètes ont exercée sur les plus récentes générations. Ce transfert d’influence résulte du sentiment d’une insuffi sance des analyses abstraites, des préceptes généraux, des conclusions spéculatives lorsqu’il s’agit d’apprendre à vivre et d'apprécier les hommes » (29). Il nous faut donc une science critique de l’action éprouvée. Ce qu’il faut faire, c’est détruire cette oeuvre insensée, qui s’est mise à élever la spontanéité au-dessus de la réflexion, l’invention au-dessus de l’ordre (30). Il faut cependant s’y prendre de façon que la réflexion ne (28) 14-20. (29)
W ladim ir J a n k e l e v i t c h , La Mauvaise Conscience,
IQ 3 3 ,
pp.
Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, pp. 43-44. Julien B e n d a , Discours à la Nation Européenne, cité par Pierre D o m i n i q u e dans les Nouvelles Littéraires, 23 novembre 1933. (30)
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contrarie pas mais renforce la sûreté, la rapidité de la spon tanéité.
§ 2 : La Fin Dernière. La première condition, pour obtenir un tel résultat, c’est d’unifier la volonté. Si le désarroi de certains suit du manque de but dans l’action, lequel manque vient de la multiplicité des options possibles, qui rend intolérable toute décision, il est essentiel, pour sortir de l’impasse, de surmonter cette mul tiplicité, en la réduisant à l’unité. Est-ce possible ? Voilà le problème, qui est toujours la vieille antinomie du multiple et de l’un. Une vérité bien assurée dans nos précédents ouvrages, c’est que la perfection de l’homme est dans l’unité comme dans l’acte, où ces trois idées s’identifient. Par là-même qu’il s’ac complit, l’acte veut être entièrement fait ou parfait ; il pré tend ne laisser hors de soi rien de la perfection qu’il signifie. En même temps il est un acte, c’est-à-dire un acte un, qui a sa physionomie propre et distincte du reste. Ce caractère est si profond en lui qu’il faut lui rattacher le principe actif d’individuation, un autre, la matière par exemple, n’étant requis que là où l’individualité est imparfaite. Mais si chaque acte est parfait, en tant qu’il est un, voici que nos actes se multi plient et, par leur prolifération, insinuent que la perfection ne réside plus dans l’unité, mais dans leur multiplicité. A u lieu de s’intensifier en se concentrant, en se condensant, notre activité s’éparpille plutôt. L ’unification se mue en morcel lement. Cependant, pour s’étaler devant nous, ce morcellement re court encore à l’unité, puisque chaque parcelle n’est jamais telle qu’en étant une parcelle, de sorte que, pour contrarier l’unité, force est d’en passer par elle. La métaphysique, d’ail leurs, a démontré la priorité de l’un sur le multiple et sa liai son plus immédiate et plus rigoureuse avec l’être comme avec l’acte. Ainsi que l’être, l’acte et l’unité sont nécessaires et se suffisent pour se réaliser, tandis que le multiple et la puis
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sance ne se suffisent plus mais ont besoin d’eux pour être simplement un fait. Ce raisonnement a été confirmé par la théorie des « Habitus », d’après laquelle les actes laissent après eux des traces dans les facultés, qui les produisent. Par là, ils retentissent les uns dans les autres et développent en nous des aptitudes de plus en plus grandes à les réunir, à les retrouver tous en chacun. De la sorte, l’activité s’intensifie en se ramassant dans des actes de plus en plus pleins, de plus en plus durables, de moins en moins éphémères et, par consé quent, de moins en moins nombreux. Ainsi l’intelligence du sage et du savant voit toutes ses idées en chacune en fonction de principes simples, qui lui permettent de posséder sa pen sée tout entière à propos de n’importe quoi. De même la vo lonté, qui développe ses forces de décision, d’exécution, est de moins en moins prise au dépourvu par la variété ou la soudaineté des situations qu’elle doit affronter ; elle est de plus en plus prompte à mettre en pratique, sans faiblesse, ses résolutions. Par cet épanouissement, l’activité réfléchie, qui était tâtonnante et lente à ses débuts, récupère la sûreté, la rapidité de l’instinct, auquel elle ajoute sa lumière. L ’activité peut alors se produire sans débats interminables, parce qu’elle devient réfléchie dans sa spontanéité ou spontanée dans sa réflexion. Par ce progrès, la réflexion développe la sponta néité, qu’elle rend consciente et lumineuse, comme la sponta néité vivifie la réflexion, qu’elle rend agile et déliée. Telle est l’unification de l’esprit, aussi délibérée, intentionnelle et spon tanée que possible, puisque la connaissance y joue un tel rôle. A propos de Nietzsche, Louis Lavelle observe en lui plus d’affinité avec le poète qu’avec le penseur, puisqu’il veut pro curer la présence du réel sans nous faire passer par l’idée, qui nous en détourne. Au rebours de cette méthode, son critique ne reconnaît pas, dans la pensée, une invention de notre fai blesse, puisque sans elle les forces de l’instinct, au lieu d’ex primer le moi profond, le submergent (31). Malgré leur exactitude, ces analyses ne satisfont pas en core, car elles s’arrêtent un peu court, avant d’avoir entière-
(31)
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Louis L a v e l l e , dans L e Temps, Feuilleton, 7 janvier 1938.
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ment explicité cette ascension vers l’unité. Qui veut l’unité, ne pouvant vouloir qu’elle, doit finalement s’accrocher à quel que chose d’unique, qui soit premier ou dernier selon le point de vue adopté : le premier quant à la visée, ou le dernier quant à la réalisation. Si nos actes sont formellement inten tionnels, parce qu’ils sont délibérés, leur unification ne peut être réussie qu’une fois obtenue celle de leurs intentions. Pour venir à bout de cette dernière, il faut que ces intentions, malgré leur nombre et leur variété, soient des variantes d’une même intention fondamentale. Comme en musique, nous au rions des variations sur un même thème. Bref, en toute fin particulière, dont nous formons le projet, percerait la visée d’une fin dernière, de laquelle tout dépendrait, mais qui ne dépendrait elle-même de rien. Rien n’aurait d’attrait que par elle, qui tiendrait d’elle seule toute sa séduction. Voilà, en effet, le concept de fin dernière : quand tout le reste est pour elle, elle est pour soi ; l’être, qui agit, ne cherche plus rien au delà d’elle (32) ; ou, selon le mot d’Alain Fournier, elle est « la chose après laquelle plus rien n’existe » (33). Conditionnant tout, elle est elle-même inconditionnée. Inconditionné ! Voilà bien la solution, comme aussi la d if ficulté du problème. Que vaut donc cette idée en morale ? Q u’elle intervienne pour rendre compte des actes de la rai son pratique, ce n’est pas surprenant, quand elle joue déjà le rôle de principe dans les raisonnements de la raison spécula tive. Raisonner, c’est joindre des jugements à d’autres juge ments par l’intermédiaire d’autres jugements. Tôt ou tard, c’est se réclamer d’un jugement premier, qui n’a pas d’anté cédent. A lui, qui ne dépend de rien, sont suspendus tous les autres ; il conditionne et n’est pas conditionné. Si l’acte libre est attentif et délibéré, il est un jugement motivé par d’autres jugements ; en lui le raisonnement intervient, puisque la rai son y a sa place. D ’accord avec la loi du raisonnement, il s’appuie sur un principe, qui n’a pas de principe antérieur à (32) Saint T h o m a s , in 2 Metaphysicorum, lect. 4, n° 316 ; 3 C. G., c. 2. (33) C i t é par J. C h a i x , D e Renan à Jacques Rivière, p. 93. (C a hiers de la Nouvelle Journée, n° 16.)
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soi, et qui s’appelle la fin dernière. Entre les deux lignes de notre activité, le parallélisme est complet ; il est normal que la raison, qui a une idée de cette importance primordiale, la, mette en action partout. Mais Kant prend la parole en objectant qu’il n’y a là qu’une idée subjective, sans fondement objectif. N ’est-il pas clair qu’aucune expérience n’est jamais inconditionnée dans les phénomènes ? Elle remonte de conditions en conditions, et, pour un phénomène donné conditionné, elle en découvre un autre qui le conditionne, mais en étant, pour sa part, condi tionné par ailleurs. Du conditionné, du conditionnant, voilà ce que le réel nous livre, jamais de l’inconditionné. Cette idée est trop grande pour l’expérience, qui est trop petite pour elle. Est-ce à dire qu’elle soit inutile ? Non pas, puisque dans le domaine scientifique elle fait comprendre que la science n’est jamais achevée et que les recherches doivent être tou jours poursuivies. Elle révèle à la raison que sa nature architectonique rêve de lier ses connaissances en un système, qui boucle en unifiant tout, bien que cela ne se puisse au ni veau des phénomènes. Comme cet achèvement est impossible à ce plan des données de l’expérience et de l’entendement, la raison y procède sur un autre par une initiative venue d’elle, qui ne peut lui être théoriquement interdite, ni davantage être théoriquement légitimée. Dans le domaine pratique purement intelligible, elle se crée pour sa liberté un ordre propre. De la sorte, l’idée de l’inconditionné, pour illusoire qu’elle soit, « est en fait l’erreur la plus bienfaisante » et découvre « ce dont nous avons besoin, c’est-à-dire une perspective sur un ordre de choses plus élevé et immuable, dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des préceptes déterminés, de continuer notre existence, conformément à la détermination suprême de la raison » (34). I,e moins qui se puisse dire ici, pour l’instant, c’est que l’unité de la raison avec soi, en tant que spéculative et en tant que pratique, est imparfaitement maintenue. Le difficile est de
(34) p. 196.
K a n t , Critique de la Raison Pratique, tra d u c t. P ic a v e t , 1906,
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comprendre ce qu’est cet ordre propre que la raison se crée spontanément, comment et pourquoi elle le produit. Certains, en réfléchissant sur l’acte de la raison, le jugent voué par nature à la dispersion dans son effort vers l’unité. A l’analyse de la conscience dans son dédoublement, Wladimir Jankélévitch diagnostique en elle une tentative pour adhérer à soi, au moment juste où elle prend de la distance par rapport à soi. Elle est autant éloignement que rappro chement de soi, refus et volonté de coïncider avec soi ; cela provoque en elle une intolérable ambiguïté, car l’unité est aussi impossible qu’est insupportable la pure multiplicité. Puisque nous sommes ainsi écartelés entre les deux, sans pouvoir échapper à l’un plus qu’à l’autre, le plus sage n’est-il pas d’accepter notre sort et de prôner une « philosophie de la contrariété » ? Apercevons-nous que vouloir ramener à l’unité le monde et l’esprit, qui sont donnés dans la diversité, c'est prétendre les faire autres qu’ils ne sont et mêler l’hom me à cette entreprise de métamorphose. N ’est-il pas contra dictoire de résoudre le divers dans l’un, où il serait aboli ? Une adéquation absolue des éléments de la diversité les uns aux autres anéantirait leurs différences entre eux. Une vraie conception de l’univers le prend tel qu’il est, sans prétendre le changer. Elle admet qu’il est altération indéfinie, indéfini ment autre que soi, dans un état de division d’avec soi. Dans la persistance d’un certain désaccord entre les éléments du monde, elle voit un état de fait qui, en vertu des principes de la raison, ne peut jamais en être exclu. Comme l’unité abso lue, la perfection est contradictoire, car elle éliminerait l’im parfait. Il n’y a donc pas lieu, semble-t-il, d’admettre de fina lité, au sens de fin dernière, dans la conception générale de i'existence, car elle aboutirait au néant, bien qu’elle joue un grand rôle dans les associations, qui composent les divers as pects du réel. L ’existence elle-même est « une sorte de tran sition entre un néant par défaut d’organisation et un néant par perfection de synthèse » (35). Tout tient dans un (3 5 ) Frédéric P a u l h a n , L e Mensonge du Monde, 1924, p. 5. — Jules d e G a u l t i e r , Une Philosophie de la Contrariété, (Revue Ph i losophique, 1932, t. 114 , pp. 5 et sq.
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compromis ambigu du même et de l’autre en tout. N ’étant pas simples, les choses deviennent autres par évolution et dis solution, sans que jamais le fait général de l’existence attei gne la perfection absolue. Le mensonge est la modalité, la loi du réel, qui s’altère à tout instant. A u sein d’un monde donné dans la diversité, dans l’opposition, ce mensonge est une transaction provisoire, où les éléments de l’univers aban donnent une partie de leurs tendances pour satisfaire les au tres et se préserver du chaos complet. Substituons comme loi de l’existence la notion d’un invincible inadéquat, d’une vi vante contrariété entre les choses à l’idée d’une adéquation des choses aux choses. Lions encore cette idée d’un inadé quat à celle de conscience et de connaissance. Chaque sys tème, par le jeu de son imperfection, entretient le dynamisme universel par lequel le monde se travestit indéfiniment et échappe au non-être en maintenant son imperfection. Non moins que l’ordre, le désordre est une loi de l’être, qu’au cune boussole n’oriente vers la perfection. En conclusion, ni pessimisme absolu ni optimisme naïf ; ne nous laissons pas aller aux espoirs absolus ; contentons-nous de désirer un certain ordre ; maintenons un compromis entre heur et mal heur au niveau le plus favorable à la vie (36). Chez d’autres penseurs, les mêmes principes entraîneront des conséquences plus radicales en leur logique. Il est malaisé de présenter brièvement les théories de J.-P. Sartre ; aussi nous tiendrons-nous à un élément essentiel, qui traite les idées analysées en ce point de notre Dialectique de l’Agir. 11 est tout en cette donnée fondamentale : l’opposition de l’être et de la conscience, qui traduit une opposition irréductible de l’en soi et du pour soi. Admettant la priorité de l’être sur la conscience, Sartre se fait de lui une conception très objec tive et plutôt chosiste. N ’est-il pas clair que la connaissance se définit par quelque chose qui lui apparaît, mais est indé pendant d’elle et n’est pas seulement ce qu’elle en révèle ? Son essence est d’être connaissance de. L ’être des phénomè nes, qui est postulé par eux, est plus qu’eux et déborde la connaissance que j ’en prends. Dans ce qu’elle a de plus pro(36) 66
La Morale de l’Ambiguïté n’est donc pas d’aujourd’hui.
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fond, la conscience est donc dirigée toute vers le monde ex térieur et ne se réduit pas non plus au pur phénomène ; elle n’est pas retournée sur soi. Elle est conscience positionnelle d’objet en même temps que conscience non-positionnelle de soi. Pour fonder la connaissance, nous devons donc aban donner son primat. L ’exemple de la fascination illustre ce principe comme un cas type, parce que l’objet y domine la conscience sans qu’elle se saisisse et se connaisse (37) ; elle y est entièrement l’autre et comme une pure solitude du connu. Qu’est donc cet être, qui se présente comme étant déjà, lorsque la conscience le dévoile ? C ’est l’ être en soi qui est inhérence à soi sans distance de soi, sans la moindre ébau che de dualité. De ce fait, il est sans rapport avec soi comme sans rapport avec les autres. Sa coïncidence avec soi est telle qu’il est identité pure. Il est opaque à soi parce qu’il est rempli de soi. Le comparant à ce que nous sommes, di sons qu’il est « une immanence qui ne peut pas se réaliser, une affirmation qui ne peut pas s’affirmer, une activité qui ne peut pas agir parce qu’il s’est empâté de soi-même » (38). Il est massif. Devant lui, qu’est la conscience, laquelle est l’être pour soi ? L ’analyse interdit de la définir comme pure coïncidence avec soi et commande, en conséquence, de comprendre qu’elle n’est pas ce qu’elle est. Pour être présente à soi, n’est-elle pas objet pour un sujet, puisqu’elle ne pose que son objet, qui est ce qu’elle n’est pas ? Puisque cette dualité lui est nécessaire, elle est condamnée à être ce qu’elle n’est pas, comme à n’être pas ce qu’elle est. Toute théorie de la connais sance implique un « n’être pas » comme structure essen tielle de la pensée, car l’objet n’est pas le sujet, tout en lui étant présent, de même que la conscience, en tant que pour soi, n’est pas la chose (39). E t cependant les deux surgissent (37) J.-P. S a r t r e , L ’Etre el le Néant, 1943, p. 226 et e n v iro n s. V o i r R é g is J o l iv e t , Les Doctrines Existentialistes de Kierkegaard
à J.-P. Sartre. (38) J.-P. S a r t r e , L ’Etre et le Néant, p. 32. (39) Ibidem, p. 222.
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dans l’unité d’un même acte, de sorte qu'un jeu de miroirs se produit, qui se renvoient indéfiniment leur image. C ’est ce que nous appelons la présence à soi. « L ’être de la conscience, en tant que conscience, c’est d’exister à distance de soi, com me présence à soi » (40). Connaître a pour idéal d’être ce que l’on connaît et, pour structure, de ne pas être ce qui est connu. Le « pour soi » est à la fois présence immédiate à l’être et à distance infinie de lui (41). Toute « présence à » implique une dualité, donc une séparation virtuelle ; d’où un équilibre perpétuellement instable entre l’identité comme co hérence absolue et l’unité comme synthèse d’une diversité. L ’être conscient est atteint d’une ambiguïté fondamentale ; il est toujours en deux sens : d’une part sur le mode de n’être pas ce qu’il est, de l’autre sur le mode d’être ce qu’il n’est pas. A cause de cette fissure, la conscience n’est pas le plus haut degré d’être. « Tout se passe comme si certains en soi, pour se fonder eux-mêmes, c’est-à-dire pour remédier à leur irrémédiable contingence, se donnaient la modification du pour soi. E t comment ? En décomprimant leur plénitude d’être, en introduisant en eux-même une faille de néant, gé nératrice de distance intérieure et de présence à soi. (La pure identité de l’en soi exclut, en effet, tout rapport, même celui de présence) » (42). En termes sartriens, « le Pour-soi est une néantisation de l’En-soi » (43). Il n’est pas requis de suivre ici toutes les analyses des di verses conduites humaines, qui nous montrent comment cette néantisation se poursuit. Il suffit que le principe en soit clai rement marqué : cette chute de l’en soi, par laquelle se cons titue le pour soi, est le néant ; c’est une déstructuration dé comprimante de l’en soi, l’acte ontologique, l’événement ab solu (44). Quant au pourquoi d’un tel processus, il apparaît comme
(40)
(41) (42) (4 3 )
Ibidem, p. 120. Ibidem, p. 370. Roger T r o i s f o n t a i n e s , Le Choix de J.-P. Sartre, 1945, p. 17J - M . L e B l o n d , philosophies du Désespoir, (C ité Nouvelle,
m ai, 1944, p. 488). (44) J.-P. S a r t r e , op. cit., pp. 12 1-12 2 .
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un effort, pour justifier l’être en soi, qui, tel qu’il est conçu, ne comporte pas de signification intelligible. O r, pour s’in terroger sur l’être, l’homme doit se mettre en dehors de lui, donc en affaiblir la structure et, par conséquent, le néantiser en même temps qu’il se néantise lui-même. L ’homme est ainsi l’être, par qui le néant vient au monde, parce qu’il est lui-même son propre néant et se saisit par delà l’être, exclu de lui (45). La connaissance, qui est un événement premier, est un surgissement par delà l’être et au milieu de lui ; elle n’est pas l’être, dont elle est la négation ; elle est néantisa tion de soi. Si, de plus, le résultat de la conscience dans la réflexion c’est de créer, puis d’élargir la faille qui sépare de lui l’être pour soi, il faut encore ajouter que son but est de récupérer ce qui est manqué, pour constituer une totalité d’ailleurs irréalisable de l’en-soi-pour-soi. L a réalité humaine est un dépassement perpétuel de soi vers une impossible syn thèse de l’en-soi et du pour-soi, vers une coïncidence avec soi, qui n’est jamais donnée. A chaque essai pour se rejoindre, la conscience se sépare d’elle-même, de sorte qu’elle creuse le fossé qu’elle veut combler. Lorsqu’elle tend à se réunir, elle se partage par une scissiparité réflexive toujours plus accentuée et plus néantisante (46). Ce qui vaut de chaque conscience vaut de toutes ensemble ; en toutes, comme en chacune, la division dichotomique se répète à l’infini, pour les constituer toutes comme les miettes d’un éclatement radi cal. Leur pluralité résulte d’un arrachement originel à soi, qui serait le fait de l’esprit ; elle est la contingence fonda mentale. La synthèse de leur multiplicité implique une tota lité inconcevable, puisqu’il est impossible de prendre un point de vue sur elle du dehors ; elle n’a pas de dehors (47). La synthèse se défait à mesure qu’elle se fait dans l’ensemble des consciences comme en chacune en particulier ; sans cesse, la totalité se détotalise (48). Telle est la conscience, ou l’êtrepour-soi, comme maladie de l’être ; elle est/ par nature, in(45)) (46) (47) (48)
Ibidem, pp. 5 9 -6 i , 230-231. Ibidem, p. 359. Ibidem, pp. 3 61-363. Ibidem, pp. 230 e t 718 .
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capable de dépasser cet état de malheur. Quelle est alors la conséquence pratique de ces spéculations ? Quelle attitude d’âme décident-elles ? Le désespoir, logiquement, semble-t-il. Oui ! à moins de renoncer à l’esprit de sérieux devant une existence ainsi vouée à l’absurde, et de ne plus s’accrocher à l’idée d’absolu. A vec un tel esprit le désespoir est une néces sité, parce qu’il s’engage pour une valeur à laquelle il croit ; il finit par désespérer, parce qu’il a d’abord espéré et qu’il est infailliblement déçu. A u lieu de vouloir être pleinement lui-même en se fondant sur l’absolu, au lieu de se reprendre afin de se posséder entièrement, que l’homme se fuie et que sa conscience consente à rester toujours à distance de soi. Q u ’il se dégage dans son engagement même, c’est-à-dire s’en gage sans croire au but qu’il poursuit. Par là, il sera et ne sera pas lui-même, ce qui est tout le possible ; il sera content de n’importe quoi, car toutes les activités humaines se valent. Il revient au même de s’enivrer solitairement ou de conduire les peuples (49). Pour Raymond Polin, cette néantisation sartrienne, si exis tentielle soit-elle, ne comporte aucun des caractères de l’ac tion. Celle-ci, sans doute, dit transcendance et négation d’un donné, mais négation transformatrice, car elle est création d’ordre et non pas un « néantissement ». Si la réalité hu maine venait à l’existence par ce surgissement dans le néant, « elle ne serait gouvernée par aucune valeur » (50). R ay mond Polin parvient donc ici, à propos des valeurs, à des conclusions personnelles. Etudiant le problème de l’action et de son fondement légitime, il le voit lié à celui des valeurs, qu’il définit « comme des idéaux doués d’une existence pro pre, ...comme des qualités axiologiques attribuées ou recon nues à des objets réels ». Lorsqu’il s’agit de justifier leur objectivité, la difficulté réside dans « une contradiction ac tuelle irréductible entre l’axiome de transcendance, qui définit l’essence des valeurs objectives, et l’axiome de connaissance qui rend possible leur existence pour nous » (51). Ce qui (49) (50) (51) 70
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S a r t r e , op. cit., pp. 721-722. Raymond P o l i n , D u Laid, du Mal, du Faux, 1948, p. 44. Raymond P o l i n , L a Création des Valeurs, 1944, pp. 1 et 35.
est objectif, au sens courant, nous est extérieur et se mani feste indépendant de nous comme de tout, par conséquent transcendant ; il n’a pas de communauté ni de similitude avec quoi que ce soit ; dans l’ordre de la connaissance, il est im perméable et mystère. A l’encontre, la connaissance suppose la coïncidence, voire une identité entre les objets connus et le connaissant, qui leur est immanent, en même temps qu’il l'est à soi-même. L a transcendance excluant l’immanence, qui s’identifie avec la connaissance, les deux ne peuvent s’ac corder. L a conclusion ne s’évite donc point et s’énonce de façons variées : les valeurs ne peuvent être l’objet d’une connaissance doctrinale (52) ; elles n’admettent pas de science au sens strict ; la conscience axiologique est irréductible à la conscience noétique, car il y a une opposition insurmontable de la connaissance et de l’évaluation (53). Pourtant si la contradiction, née « entre exigence de trans cendance et exigence de connaissance, est le foyer de notre recherche » (54), elle oriente celle-ci dans une direction nette. Ces deux exigences, qui ne se concilient pas tant que la transcendance est liée à l’objectivité extérieure, doivent être néanmoins compatibles puisque, sans elles, la conscience axiologique ne se comprend plus. Il ne reste plus qu’à relier la transcendance à ce qu’a de subjectif la conscience, qui de vient la véritable créatrice des valeurs. Si nous entendons, par cette conscience, non pas une structure existante, ni un ensemble de faits donnés, mais une fonction intentionnelle, qui pose un objet et lui fixe un sens en fonction de ses inten tions, ne devons-nous pas inférer qu’elle « est à la fois trans cendante dans la mesure où elle est intentionnelle et vise un noème hétérogène à elle, et immanente dans la mesure où l’objet ainsi posé est intuitivement saisi et connu » (55) ? Or, l’imagination manifeste déjà les mêmes caractères lors qu’elle nie le réel donné, tout en tenant compte de lui pour le (52) Raymond P o l i n , L a Compréhension des Valeurs, 1945, PP- 3 -4 (53) Raymond P o l i n , La Création des Valeurs, pp. 39, 75, 81.
(54) (55)
Ibidem, p. 45. Ibidem, p. 68.
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transformer par un acte de création plutôt que de connais sance. Quant à l’ordre reçu elle en superpose un nouveau qui est irréel, elle invente une transcendance puisqu’elle invente entre eux une hiérarchie et, puisqu’en face du premier, une infinité d’autres sont imaginables. Elle « manifeste ainsi une activité dialectique de conservation et de dépassement, d’im manence et de transcendance alternées qui unit — mais par des rapports d’opposition — , qui transcende — mais en ins tituant un ordre conservateur... en résolvant la contradiction interne du transcendant et de l’immanent » (56). L ’acte d’imaginer prélude à toute évaluation. Pour que surgisse franchement celle-ci qui le déborde, et pour que se dresse la conscience axiologique, il faut qu’il n’y ait pas seulement, comme dans la conscience imaginante, in tention et conscience de la valeur créée, mais encore k conscience de cette intention et du sens de cette créa tion » (57). Ce redoublement réflexif de l’acte de transcen dance sur lui-même hiérarchise les valeurs, en même temps qu’il les effectue. Dès que l’homme prend une conscience ré fléchie du monde et de lui, il transcende l’un et l’autre ; en tant que créatrice des valeurs, l’attitude axiologique « est l’intention d’une transcendance réfléchie » (58). La nature de cette transcendance apparaît désormais. Elle ne s’explique par rien de métaphysique ; elle invente le temps, qui permet la négation du présent et son dépassement dans l’avenir ; elle n’exige nullement l’intuition quelconque d’un modèle plus parfait ; elle n’a besoin que d’un donné à nier et à dépasser (59).. En conséquence, le propre de la va leur ainsi produite c’est de ne jamais être un donné, mais d’être à chaque instant réinventée, continûment recréée (60). « La valeur... est donc projetée hors de toute réalité ; elle est un non-réel, un irréel et se trouve séparée de tout être par une transcendance redoublée ; elle échappe donc à tous (56) (57) (58) (59) (60)
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Ibidem, p. 65. Ibidem, p. 71. Raymond P o l i n , La Compréhension desValeurs, p. 13. Raymond P o l i n , La Création desValeurs, pp.60-61. Ibidem, p. 72.
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ses caractères, à toutes ses déterminations » (61). A u même titre que les mathématiques, elle est de l’imaginaire. Cepen dant son irréalisme n’implique pas sa vanité, puisqu’elle est un principe de la transformation et de la création du réel. Mais, en la réalisant dans des œuvres, l’action retourne à ce réel, qui est neutre en lui-même et la supprime en tant que telle. Après l’invention créatrice des valeurs ex nihilo, l’ac tion, qui les réalise sous forme d’œuvres, les anéantit comme telles (62). Si le domaine des valeurs est celui de la libre création hu maine, il faut en conclure ceci : l’indéfinie pluralité des va leurs, le pluralisme axiologique, la pluralité des évaluations « isolées et indépendantes, irréductiblement extérieures les unes aux autres ». « Pour l’homme considéré dans son exis tence, toutes les valeurs sont possibles, mais toutes sont arbi traires ; il n’est lié à aucune d’elles ni par des rapports de réalité, ni par des rapports de nécessité » (63). Cela n’empê che tout de même pas quelque unité, bien que simplement formelle, puisque cette pluralité jaillit d’une conformité réflé chie au principe de transcendance (64). Il en résulte entre elles une hiérarchie ; mais il n’en résulte pas à leur sujet de vérité, ni de certitude authentiques. Loin de supprimer l’ac tion, par l’indéterminisme qui s’y trouve introduit, cela la per met, au point d’en être la condition nécessaire, tandis que la certitude la paralyse. La preuve que nous n’agissons que dans l’incertain, c’est que l’action revêt toujours l’aspect d’un essai, d’une épreuve, aüssi bien dans le laboratoire que dans la vie. Elle implique moins une certitude qu’une hypothèse sur l’avenir et sur l’inconnu (65). Dès lors, il est logique d’affir mer : « L a vérité n’est pas une valeur, et il n’y a pas même, décidément, de vérité des valeurs. Mais il y a une vérité de l’action » (66). Pour chacun, elle n’est autre que lui-même,
(61) Ibidem, p. 125. (62) Ibidem, pp. 95-96. (63) Ibidem, pp. 99 et 136. (64) Ibidem, pp. 97-98, 102. (65) Ibidem, pp. 166-167. (66) Ibidem, p. 296.
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puisque l’homme est le principe de toute valeur. Enfin, il n’y a pas davantage de valeur ni de fin dernières qui tueraient, en les assouvissant, tout désir de transcendance, tout besoin de création, et, par conséquent, immobiliseraient l’action (67). Puisque le désir est le ressort de notre être et qu’il tend à se conserver, il ne peut que tendre à se maintenir insatiable. Sa propre fin, c’est luii-même. « De même que le but de la trans cendance n’est pas d’aboutir, une fois pour toutes, à une réa lité définitivement autre, rebelle à toute absorption, de même l’objet du désir n’est pas de se satisfaire une fois pour tou tes, mais, comme le dit Hobbes (68), d’assurer la possibilité de son futur désir. C ’est pourquoi le désir trouve son ex pression la plus complète dans le désir du désir, c’est-à-dire dans l’effort pour s’assurer les moyens de désirer et de frayer la route du désir » (69). En résumé, il faut, contre le nihilisme, sauvegarder le sé rieux de la pensée axiologique malgré son pluralisme. L a valeur est fondée dans la mesure où celui qui la crée se connaît comme son auteur et son garant. L ’homme peut se libérer de tout, sauf de lui. D ’où le cynisme, ou une philoso phie de l’action jointe au mépris de toute spéculation théori que. Le cynique affirme les valeurs et agit en pleine conscien ce, mais non par rapport au bien absolu ou à des valeurs légitimement certaines. Il renonce à l’absolu, sans renoncer à soi nii à l’action. « Ce renoncement équivaut à une néga tion d’un transcendant premier, indépendant, suffisant, que celle-ci s’effectue sur un plan ontologique, ou d’une manière sceptique, sur le plan de la connaissance. Elle suffit, en effet, pour que l’absolu ne puisse ni déterminer de façon analyti que, ni fonder de façon compréhensible la réflexion axiologi que ou l’action. L a négation du transcendant entraîne la négation de toute valeur suprême, de tout souverain bien. Pour le cynique, la perfection n’existe pas » (70). « L ’hom me... ne dépend, à chaque instant, que de lui seul... Il est, par (67) Ibidem, pp. (68) T . H o b b e s , (69) , Raymond P (70) Raymond P
105, 114 , 180. Leviathan, 1, § 12. o l i n , ibidem, pp. 132-133o l i n , La Compréhension des Valeurs, p. 13 1.
rapport à la certitude qu’il acquiert et à l’œuvre qu’il crée, un dieu responsable et suffisant » (71). En recourant au contraste de la transcendance et de l’im manence, Raymond Polin situe exactement le problème, tout en ne le résolvant pas aussi heureusement. La réduction à l’unité de la multiplicité de nos intentions est légitimement jointe à l’apparition d’une transcendance dans l’immanence de notre conscience. Il s’agit réellement de savoir si une telle transcendance est liée ou pas aux idées de fin dernière et de perfection ; en d’autres termes, si elle nous conduit à un transcendant simplement humain, ou si elle se réclame d’un transcendant qui ne s’explique point par le seul humain, parce qu’il se situe finalement par delà. Notre action se suffit-elle de ce qu’elle peut produire elle-même au delà de ce qu’elle a déjà créé ? Ou bien se recommande-t-elle d’un principe supérieur à elle ? Voilà bien les termes de la question. La destinée est-elle pour nous un processus à l’infini, c’est-à-dire un progrès indéfini, sans fin dernière ? Ou bien exige-t-elle une fin dernière, qui la boucle définitivement ? Il est bien évi dent que, dans ce dernier cas seul, l’idée de fin dernière abso lue, inconditionnée, est réalisée. Il est aussi clair que, pour la démontrer, il n’est pas requis d’établir que son influence s’exerce explicitement, parce que nous en aurions expressé ment connaissance. Il suffit qu’elle influe implicitement dans toute notre conduite, comme l’idéal secret qui lui tient obli gatoirement à cœur. L a discussion que nous allons développer ne vise immédiatement rien d’autre. Or, il est remarquable que, tout en niant la fin dernière, l’absolu, le transcendant dernier, Raymond Polin prétend quand même ramener à l’unité le pluralisme des valeurs ou la pluralité des évaluations, puisque, ne leur reconnaissant qu’une signification individuelle, il les fonde sur l’homme, le quel peut se libérer de tout sauf de soi. Bien qu’il leur refuse une justification universelle, il énonce là, malgré tout, un principe universel en les légitimant par la création de la per sonne particulière. C ’est donc une loi, qui constitue celle-ci comme leur source et leur garant. Force est bien que, d’une (71)
Raymond P
o l in ,
La Création des Valeurs, p. 298.
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manière ou d'une autre, l’unité triomphe, et que soit élaborée une doctrine universelle ou énoncé un principe universel. Il est vrai que cette unité n’est que formelle, en tant qu’elle traduit dans l’homme l’unité de l’attitude de transcendance. L a conformité réfléchie au principe de transcendance consti tue l’unité formelle des valeurs, en même temps qu’elle en traîne leur diversité. Mais, pouvons-nous nous contenter d’une telle unité, selon qu’une analyse phénoménologique peut l’établir ? Non, si nous voulons pénétrer au cœur de cette attitude par une analyse réflexive et métaphysique, qui en dégage les conditions invisibles. Non, surtout si rien n’im pose les doctrines proposées sur la nature de l’objectivité et sur la contradiction entre l’axiome de transcendance qui ca ractérise les valeurs, et l’axiome d’immanence qui qualifie la connaissance. Sans doute cette connaissance suppose un contact du sujet et de l’objet, car elle introduit en elle celui-ci pour se l’assi miler, s’en faire une idée. Sans doute, la transcendance est le propre des valeurs dites objectives et indépendantes. Mais le propre de notre connaissance est d’être intentionnelle, donc de viser en elle autre chose que soi, par conséquent de se dépasser, d’être self-transcendance ; elle est passage à l’ob jectif dès l’origine ou jamais (72). Elle le pose antérieur à elle. Il reste à discuter si cette objectivité, cette transcen dance sont exactement définies, comme le veut Polin, par l’extériorité absolue, sans aucune immanence par rapport à nous. Il reste encore à savoir si l’opposition de l’être et de la conscience, de l’être en soi et de l’être pour soi, est celle que prétend Sartre. Soutenir, avec ce dernier, que la connaissance implique u n n’ être pas comme structure essentielle, parce que le sujet n’est pas l’objet, ni celui-ci celui-là, dénote une méprise sé rieuse si l’acte de connaissance unit et distingue en son unité le connaissant et le connu. Pour être deux sur le plan phy sique, ils n’en sont pas moins un sur le plan intentionnel puisque l’idée, qu’élabore en lui le connaissant, est l’idée de ce qu’il connaît. Une seule et même idée est, à des titres (72)
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G a b rie l M a r c e l , Etre et Avoir, 1935, p. 40.
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divers, celle des deux, car elle est entre eux une relation, une intention. Or, si le rapport est, au gré d’Hamelin, ce par quoi tout communique et rien ne se confond, il est faux qu’entre le sujet et l’objet il n’y ait ni communauté, ni similitude. Il y a plutôt analogie et parenté dans l’être et dans l’acte. Pour ne pas les percevoir il faut se former, comme Sartre, de l’être en soi massif et plein, une conception où se recon naît quelque chose « de l’ancien matérialisme des Eléates, qui n’avaient pas encore découvert l’esprit » (73). Il faut en core se faire, de l’être pour soi ou de la conscience, cette vue « néantisante » qui la montre s’éloignant de soi quand elle veut se rejoindre et s’unifier. C ’est, là, négliger entièrement l’acte de présence d’esprit caché sou s’la représentation objec tive. Celle-ci ne peut s’élaborer qu’au sein d’un acte de conscience lucide à soi. Il n’y a pas de connaissance possible hors de cette condition essentielle ; toute présence intention nelle d’objet requiert une présence réelle de l’esprit à soi, par laquelle il se saisit à même. Dès lors, quand il se dédouble, puisque c’est forcément en lui-même, il n’est pas à distance de soi. A u lieu de se néantiser, il se réalise et s’actue pro gressivement, dans la mesure où il croît en conscience de soi, en présence d’esprit. Il devient impossible et contradictoire de déclarer qu’elle est conscience positionnelle de l’objet et conscience non positionnelle de soi. Dans une philosophie existentielle une telle affirmation trahit une méconnaissance grave des conditions de l’existence spirituelle. Dans la me sure où la conscience est pour soi, elle est en soi. Elle est donc ce qu’elle est, ou pour traduire cette vérité dans la lan gue sartrienne : elle l’est sur le mode de l’être, et non sur le mode de ne l’être pas. Sans doute, est-elle pénétrée au plus intime par la négation, car elle se distingue de ce qu’elle connaît et en ce sens ne l’est pas. Mais cette négation signifie d’abord le rapport du connaissant et du connu, grâce auquel ils coexistent, et, en se liant, s’opposent sans se limiter ni empiéter l’un sur l’autre. Elle « se niche dans la relation sans y insérer le néant. Un terme n’est pas l’autre, sans que, (73) J .- M . L e m a i 1944 , P- 4 9 5 )-
B l o n d , Philosophies du Désespoir
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pour cela, l’être de leur communion réciproque doive se néantiser... Altérité, négation et néant ne sont pas synony mes » (74). C ’est la vieille doctrine du Moyen A ge et de l’Antiquité, d’après laquelle le connaissant, en devenant l’ob jet, reste soi, parce que, s’il devient intentionnellement l’autre, il ne devient pas autre et ne s’altère pas. Cette conception de la conscience ou de l’être pour soi mo difie corrélativement celle de l’être en soi. La priorité de l’être comme tel n’est pas niée, mais n’est plus celle que prône Sartre. Dans le système de cet auteur, le mystère le plus grand est dans le passage de l’être en soi à l’être pour soi. De quel droit le premier se mue-t-il dans le second pai* le projet d’être cause de soi ? Quel séisme ou quel cataclysme pur l’ébranle ainsi dans son sein (75) ? « Tout se passe comme si l’en soi, dans un projet pour se fonder lui-même, se donnait la modification du pour soi. » Mais, « pour être projet de se fonder, il faudrait que l’en soi fût originellement présence à soi, c’est-à-dire qu’il fût déjà conscience » (76). N ’est-ce pas attester dans l’être en soi, dans l’être comme tel, l’exigence de la conscience et poser celle-ci, malgré tous les dires, comme le plus haut degré de l’être. Or, cela ne se peut si l’être est compris comme du massif, du plein. Cela est, au contraire, nécessaire si vous vous représentez l’être comme un rapport, à la fois comme ce par quoi chaque chose est soi, un tout, et s’ouvre sur tout ce qui l’entoure. En même temps qu’il est le plus intérieur en tout, l’être devient un prin cipe de communauté, de liaison, de dépassement. Par la per fection de soi immatérielle qu’il révèle, il est dans l’être ma tériel l’appel, l’exigence d’un autre univers que celui de la matière. Il est en celle-ci l’annonce de l’esprit. La conscience n'est plus la maladie de l’être, mais en devient la cime. Elle et lui sont tous les deux rapports ; ils portent en eux le même contraste et la même conciliation de la transcendance et de l’immanence. En confirmant leur parenté, cela démontre que la transcendance n’entraîne point l’agnosticisme, ni l’extério(74) (75) (76)
Roger T r o i s f o n t a i n e s , L e Choix de J.-P. Sartre, 1945, p. 45Gabriel M a r c e l , Homo Viator, 1944, p. 252. J.-P. S a r t r e , L ’ Etre et le Néant, p. 715.
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rité absolue, ni la négation de toute similitude. Ne reste-t-il pas l’analogie ? L ’appréciation des valeurs cesse d’être toute subjective, toute arbitraire pour engendrer la certitude et devenir sus ceptible de vérité. L ’homme n’est plus leur fondement uni que, et leur évaluation peut être un acte authentique de connaissance, voire de science. En notre univers elles disent sans doute quelque chose de plus que le donné, quelque chose qui n’est pas mais doit être donné. Elles se tirent néanmoins de ce donné, en tant que nous en dégageons l’exigence d’un suiplus et que, dans ce qui est, nous discernons ce qui doit être dans l’absolu. Acceptons, avec René Le Senne, que « le mot de valeur dénomme l’intériorité de la relation entre l’Absolti... et telle ou telle conscience personnelle » (77). Tout en étant irréelles parfois, en ce qu’elles ne passent pas ipso facto daijs les faits, elles sont cependant plus réelles que certains d’eitre eux, en ce qu’elles emportent un droit. Aussi lorsque l'action les réalise, en transformant, par elles, la réalité, elles ne sont pas supprimées ni anéanties, mais au contraire ac tivées comme telles. Cela nous livre, à leur sujet, une défini tion peut-être meilleure encore : « La valeur réunit fait et: droit » (78). Pareillement l’unification des valeurs, qui se réfère en nous à une attitude de transcendance, ne renvoie pas seulement à l’unité formelle d’une fonction. L ’analyse réfiexive métaphy sique de nos actes et de l’être, qui est autre chose et plus qu’une description, identifie là une unité métaphysique véri table d’être, que rien ne vient « néantiser ». Puisque l’être est intérieur à l’acte de pensée, qui lui est, en retour, inté rieure aussi, la pensée, qui s’interroge sur l’être, et forcément encore sur soi, n’a pas à sortir d’elle ni de lui. Elle n’a pas à prendre sur elle ni sur lui un point de vue par le dehors, mais plutôt par le dedans. N ’étant pas pour elle-même un ob jet dans sa conscience de soi à même, elle ne fait pas davan tage de l’être quelque chose d’extérieur à elle dans cet acte. (77) Cité par Roger T r o i s f o n t a i n e s , dans un compte rendu de Raymond Polin. V o ir Dieu Vivant, n” 2, 1945, p. 148. (78) Gaston F e s s a r d , Autorité et Bien Commun, 1944, p . 49.
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Un tel comportement ne la « néantise » pas plus qu’elle ne « néantise » l’être. Elle se mire en lui, pour coïncider d’au tant mieux avec soi qu’elle coïncide bien avec lui. Tandis que l’idéalisme explique dans la connaissance la relation sujetobjet en posant la priorité du sujet, pour rattacher l’en spi au pour soi, Sartre renverse ce rapport comme cette priorité, en dérivant le pour-soi de l’en-soi. U n troisième parti est possible : affirmer la priorité de l’idée de l’être sur celle d’es prit, car elle domine la distinction du sujet et de l’objet jet permet leur unité ; elle justifie ainsi la relation de connais sance ; puis, par l’analyse de cette idée de l’être comme tel, établir la priorité de l’esprit dans l’être et poser la conscience comme le plus haut degré d’être. Ce fut là l’effort de notre Dialectique de l’Affirmation. En conséquence, les valeurs ne sont pas arbitraires et l’homme peut leur être lié par des rap ports de réalité comme de nécessité. La voie est ainsi ouverte à la justification de l’idée de fin dernière. Pourquoi donc celle-ci est-elle requise ? Parce qu’elle est impliquée par n’importe quelle fin comme son constitutif essentiel. Que l’homme se propose des buts, (il semble que cela ne souffre pas de difficulté tant que nous île sortons pas du domaine du particulier. Tout s’aggrave quanti il s’agit d’établir que, visant des fins diverses et spéciale}, nous visons en toutes une seule et même fin dernière et que son unité réapparaît toujours au centre des intentions les plus opposées. Il faut pourtant avancer dans ce sens, puisque une autre observation s’impose après l’analyse de l’acte libre. Toutes ces fins déterminées doivent à leurs déterminations, qui sont des limitations, leur multiplicité comme leur variété. Elles sont tels et tels êtres parce qu’elles ne sont pas l’être. De leur opposition mutuelle ainsi que de leur contraste avec l’être comme tel il vient qu’elles peuvent être, pour notre liberté, des motifs légitimes, non des motifs contraignants. A leur égard, nous sommes maîtres de nos décisions. Comme nous reconnaissons en toutes quelque chose d’attrayant, nous ne sommes emportés fatalement par aucune. Le mouvement de notre désir, qui doit être justifié, ne trouve pas en elles d’ex plication suffisante. Concluons-en que, puisqu’elles éveillent nos désirs, sans qu’aucune s’égale jamais à l’amplitude de no 80
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tre puissance de désirer, elles sont de soi subordonnées ou conditionnées ; comme aucune ne peut combler le désir, dont le souhait est pourtant d’être, tôt ou tard, au comble de ses rêves, elles sont toutes autant de raisons insuffisantes de l’ébranlement qui nous porte vers elles. Ce qui vaut de cha cune vaut aussi bien de leur ensemble, qui reste forcément limité. Comme le désir, qui veut être apaisé, ne peut se por ter seulement à ce qui ne peut le rassasier, il faut absolument que ces fins secondaires n’agissent sur lui qu’en dépendance d’une même fin suprême dont elles dérivent et qui soit par essence la totalité du désirable qu’elles ne sont que par parti cipation. Voulue pour elle-même, une telle fin dernière condi tionne toutes les autres sans être conditionnée ; elle est donc, dans cet ordre, inconditionnée. Tel est le sens du principe : dans la ligne des fins; un processus sans fin, à l’indéfini, ruine l’idée même de fin. S ’il est sans fin, comment pourrait-il admettre l’idée de fin ? S ’il ne comporte de terme ni de bout, comment peut-il s’accommoder d’un but ? Tout se résume donc en ceci : un processus sans fin ne peut finir et ne peut davantage commencer, s’il commence pour finir, pour s’ache ver et non pour rien. Là où l’idée de terme est antérieure à celle de commencement, la suppression du premier entraîne celle du second, et par conséquent celle de tout le processus. A supposer qu’un tel processus sans fin se poursuive cepen dant à un certain plan de l’être, il ne pourra davantage s’ex pliquer par lui-même dans sa tendance, mais il nous faudra sortir de lui et poser hors de lui un principe indépendant, dont l’influence provoquera son mouvement. Les résultats obtenus en Métaphysique permettent de le démontrer. A propos du contraste du multiple et de l’un, les philoso phes, qui se demandent si les deux opposés sont à égalité, constatent qu’ils ne le sont pas et que l’un garde la priorité sur le multiple, une priorité si nette qu’il se pense par luimême sans le secours de rien d’autre. Le multiple, au contrai re, n’a d’intelligibilité, de réalité, que par et dans l’unité. L ’étude de leurs relations dévoile donc, à partir du multiple et dépendamment de lui, l’unité pure qui n’en dépend pas et qui n’est pas contaminée par lui. Cette unité tout idéale est une exigence ontologique du multiple, et de n’importe quel 81
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multiple : aussi bien d’une série dont les termes surgissent les uns après les autres sans arrêt, que de chacun de ces ter mes eux-mêmes. Cette unité sans mélange est donc par prin cipe hors série, extraposée au multiple, et, puisqu’elle est sur un autre plan que lui, elle parait transcendante par rapport à lui, bien qu’il ait de l’analogie avec elle. Nous avons ainsi « la caractéristique d’un terme premier, non pas en ce sens que nous serions en présence du premier anneau d’une chaîne auquel tous les autres seraient suspendus, à condition de s’en éloigner peu à peu, mais en ce sens que chaque terme parti culier de la chaîne, pris isolément, est relié immédiatement à ce premier terme dont il reçoit, du même coup, l’intelligibi lité et l’être, avant même de pouvoir être rattaché à celui qui le précède et à celui qui le suit dans une série indéfinie » (79). La même observation se répète à propos des premiers prin cipes. S ’ils existent, il est impossible dans le raisonnement de remonter à l’infini, en appuyant sans cesse des jugements sur d’autres, et ces derniers sur d’autres encore, et ainsi de suite toujours. Procéder ainsi serait « traiter les premiers principes ou l’être comme des données de même structure que n’importe quel jugement et n’importe quelle idée. Une certaine structure homogène est en effet requise pour qu’on puisse parler d’une série et la parcourir d’une manière conti nue » (80). Or, tandis que l’ensemble des jugements, qui sont l’objet des raisonnements, se démontrent, quand ils sont montrés légitimes à partir d’autres, qui les précèdent, les ju gements premiers sont la source et non le résultat de la dé monstration, puisqu’il est impossible de les tirer d’autres ju gements antérieurs. Ils ne s’établissent que par un détour particulier, qui ne les conclut à partir de rien d’autre qu’eux, mais fait saillir leur nécessité absolue au sein de tout esprit en acte de penser le réel. Les nier demande qu’ils soient affir més, sans quoi la pensée ne s’exerce plus et les concepts sont
(79) L o u is L a v e l l e , D e l’Etre, 1928, p. 164, et a v e c d es v a ria n te s , 1947, pp/ 223-224. (80) L .- B . G e i g e r , o. p., L a Participation dans la Philosophie de saint Thomas d’Aquin, p. 334. 82
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vides de tout contenu. Si leur affirmation est la condition de leur négation, ils sont à eux-mêmes leur propre réalité, leur propre vérité : ils se fondent eux-mêmes. La non-régression à l’infini fait percevoir la relation unique de l’être et de l’in telligence et, par là-même, « le caractère unique des rapports que l’être et les premiers principes entretiennent avec les au tres objets de la connaissance » (81), par le fait qu’ils sont immanents à toute idée, à tout jugement. Ces principes sont moins des jugements sur des réalités particulières que l’ex pression du jugement en sa structure nécessaire, dès là qu’il est jugement. Comme l’être, ils conditionnent tout et ne sont conditionnés par rien. Intérieurs à tout raisonnement discur sif, ils sont d’un autre ordre. L ’impossibilité de remonter par tout à l’infini s’avère déjà comme un principe général. Pareil lement d’ailleurs, une série indéfinie de termes ne m’est connue comme telle que par un acte de connaissance, qui se situe hors d’elle et y découpe une tranche indéfiniment prolongeable. Appliquons maintenant ces vues à la tendance et au mouvement, afin de discerner quelle forme y prend l’idée de l’inconditionné et comment s’y traduit l’impossibilité d’une régression sans fin. Le mouvement n’a de mobilité, de consistance et par conséquent d’être, que dans la mesure où chacun de ses mo ments est relié à ceux qui le précèdent comme à ceux qui le suivent. Son parcours de l’espace n’est passage à un endroit précis, à une seconde donnée, que parce qu’il y arrive en par tant et en part en y arrivant. Comme son arrivée est en même temps un départ, il y est « en passant » et n’y fait pas halte. En tant qu’il y survient, il se réfère au trajet déjà parcouru, mais en tant qu’il quitte il annonce les étapes à franchir. A quelque lieu qu’il soit envisagé, le mobile est ainsi toujours, de sorte que tout son parcours, et tout l’acte indi visible qui l’effectue, sont à tout instant entièrement présents et comme simultanés dans leur éparpillement apparent, puisqu’aucun point, aucun instant ne peuvent être considérés sé parément.
(8 1)
Ibidem.
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Ces traits sont encore plus marqués dans le mouvement de la vie autrement qualitatif. Son germe et son épanouisse ment adulte se correspondent, en ce que l’un est ce déve loppement comme une promesse, et l’autre ce même dévelop pement mais accompli ; entre les deux, chaque échelon ren voie aux progrès obtenus et à la croissance à poursuivre. Le même rapport s’affirme au tout de l’acte. La vie de la pensée, enfin, n’a pas d’autre loi, puisqu’elle ne se forme et ne s’e x prime dans la parole qu’en prévoyant dès le début de son dis cours toute la suite, et qu’en se souvenant, en cours de route, de ce qui a été déjà dit, comme en sachant ce qui reste à dire. Dès l’origine, le terme est donc là, présent comme l’objectif qui donne le branle, et la marche vers lui reste toujours en dépendance de son commencement. Deux caractères plus ou moins accentués marquent donc partout le mouvement. U n côté successif, éparpillé dans l’es pace et le temps, qui passe ; puis, un acte de synthèse et d’uni fication qui retient ce multiple pour en faire un tout, parce qu’il est lui-même un tout, une unité, qui se reconnaît indi visible en chaque détail. En tant qu’éparpillé, cet acte garde en lui quelque chose d’inachevé, d’imparfait ; en tant qu’e f fort d’unification et affirmation de soi comme un tout, il se donne comme de l’achevable et comme devant être de l’achevé, du parfait, de l’accompli. A cette condition, il maintient son identité avec soi ; puisqu’il se campe ainsi comme un tout à réaliser plutôt que déjà réalisé, et qu’il tend à l’intégrité, à la plénitude de sa perfection comme à son repos, afin d’être entièrement lui-même, l’idée de fin joue en lui, car il n’est vraiment soi qu’en tendance ; mais il tire de cette visée toute la réalité de son évolution. Or, ces conclusions sont universelles, puisqu’elles valent de tout acte en devenir, quels que soient ses buts immédiats ; dans la variété des intentions, que spécifient des fins parti culières, elles dévoilent l’intervention efficace, l’attrait du par fait, de l’accompli, de ce qui est complet. Tous noms qui dési gnent le même idéal. « Toujours le commencement d’une chose incline vers son achèvement, ainsi que cela se voit dans les ouvrages de la nature et de l’art. Tout commencement de perfection se dirige vers la perfection pleine ». « Chaque être 84
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tend à son propre accomplissement » (82). L'achèvement est dans l’ébauche comme sa raison, parce que, si je ne le voulais pas, je ne la voudrais point, elle. Pourquoi entreprendre quoi que ce soit, si je n’ai pas l’intention de le mener à terme ? Si je ne sais où je vais aboutir, je ne me mets pas en marche ! L ’homme adulte n’est-il pas l’espoir de l'enfant ? Pour écar ter toute méprise sur le sens de ces mots, achèvement, fin, saint Augustin les précise ainsi : « Nous appelons fin du bien, non le point où il est détruit, de manière à ne plus être, mais celui où il s’achève, de sorte qu’il est plénier » (83). A l’encontre d’une cessation d’être, il s’agit d’une consolidation. L ’importance de cette remarque, sur laquelle il faudra reve nir bientôt, est d’autant plus grande qu’elle notifie la fin non pas comme une négation, mais comme une affirmation d’être, avec lequel elle l’identifie. Donc, si nous discernons partout agissante la même idée de perfection, d’accomplissement, c’est qu’elle unifie toutes nos intentions et s’offre comme le but que nous nous proposons toujours, au moins implicitement. Elle surgit en chacun de nos actes, indépendamment de leurs relations mutuelles et quelle que soit leur série. L ’analyse du désir impose les mêmes résultats, en les ga rantissant ; pour autant qu’il est, entre divers mouvements, un principe d’unité dans la mesure où il leur est source, il doit encore l’être selon le but qu’il se fixe par eux. Jaillissant d’une nature une, peut-il vouloir quelque chose d’autre que l’un ? Si son origine est un manque, que peut-il viser, sinon précisé ment que ce manque soit comblé ? Sous un nom à peine d if férent, cela nous livre le même objectif final que le mouve ment avec l’idée d’accompli. Rien d’étonnant d’ailleurs à cela, si le mouvement lui-même, qui est synthèse d’acte et de puis sance, introduit avec cette dernière le concept d’un besoin, d’une privation, qui déclanchent le branle-bas et sont satis faits lorsqu’elle est elle-même actuée. En tout acte qu’il pro voque, en toute chose qu’il convoite, le désir gravite autour d’un seul et même pôle : être comblé ! Sans quoi il ne déSaint T h o m a s , i , 2 æ , q. 1, a. 6 et 5(83) Saint A u g u s t i n , De Civitate Dei, lib. 19, c. 1, col. 621. (82)
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marrerait pas, mais demeurerait inerte et comme mort, n’ayant plus rien qui l’excite. Sans fin dernière, les possibili tés d’agir et de désirer sont tuées dans leur germe. Franchissons donc un pas de plus et disons qu’admettre une régression sans fin, à l’indéfini, c’est anéantir la fin der nière. C ’est, en effet, se condamner au mouvement, au recom mencement perpétuels et s’orienter vers le multiple comme tel à l’encontre des lois de l’être. Le renversement des valeurs est si total qu’il contredit les principes de l’agir. L ’indéfini, comme tel, n’est pas seulement de l’inachevé ; il est encore essentiellement inachevable, parce qu’il lui manque toujours quelque chose pour être tout ce qu’il doit. Dès lors commen cer, entreprendre une œuvre, revient à s’y atteler pour ne pas achever ce qui ne peut l’être, mais dans l’intention d’ache ver quand même. Dans une intention d’unité c’est porter une intention égale de multiplicité, donc défaire ce qui est cepen dant fait. L a recherche est mise avant la possession. « Mais que vaut alors la recherche elle-même ?... En se contentant d’elle, ne veut-on pas se suffire dans son insuffisance même » (84) ? L a méprise est capitale, et Maurice Blondel le note : « On imagine parfois que notre action pourrait se déployer indéfiniment dans le plan du devenir et que sa seule transcendance consisterait dans cette ligne asymptotique de progrès illimité, mais toujours, en somme, dans un même plan où l’homme n’aurait qu’à développer ses initiatives et ses conquêtes encore humaines, alors même qu’elles nous surhu maniseraient en une métaphysique toujours ascendante. D'après cette thèse, l’action, en ses novations incessantes, res terait toujours en continuité et en suffisance dans un plan qui, tout en paraissant se transcender perpétuellement à chaque étape de la civilisation, serait étranger à tout absolu ». Dans ces perspectives, notre action ne serait plus ce qu’elle est. « Il serait faux et inintelligible de prétendre que l’action, consciemment et librement humaine, pourrait se produire et garder ses caractères, dans l’hypothèse où elle demeurerait immanente au devenir temporel, spatial ou même idéal » (85). (84) (85)
Louis L a v e l l e , D e l’A cte, 1937, p. 77. Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, pp. 508-509.
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La négation de toute fin dernière hors d’une série indéfinie rend impossible métaphysiquement notre agir avec tous ses traits, entre autres avec l’idéal, qui le travaille. Malgré tout, cet agir existe, sans être anéanti pour autant ; si des doctri nes entrent en conflit avec lui, ce n’est pas lui qui doit céder devant elles, mais elles qui doivent se retirer devant lui et s’y conformer ; il les condamne. Ici, il ne faut pas prendre le change, ainsi que telle argumentation pourrait y porter. Pour déceler l’idéal du parfait à l’œuvre dans nos actes, ne sommes-nous point partis du mouvement dans l’espace, auquel ils sont soumis ? Et, précisément, cela suggère l’idée d’un progrès indéfini, qui ne se termine jamais. Quelles que soient les tentatives faites pour unifier l’espace en le par courant grâce au temps, toujours de nouvelles étendues et des siècles nouveaux se déploient devant les pas et condam nent à voyager sans arrêt ; embarqués pour la haute mer, nous ne connaissons pas d’escale de relâche, et moins encore de port d’attache. N ’est-ce pas le symbole d’une course inter minable, où l’idée d’achèvement joue comme un mirage tou jours décevant et toujours renaissant ? Sans doute, en ce do maine la vitesse s’engendre par le rapport de l’espace au temps et par l’ambition de tenir dans le minimum de durée le maximum d’étendue. A la limite, un mobile doué de vitesse infinie parcourrait et occuperait en un instant, à tout instant, l’espace entier ; il remplirait tout. Mais n’est-ce pas une chimère que ce qui ne peut être qu’à une place à la fois soit en même temps partout ? Nous savons trop bien que cette limite est inaccessible et se profile pourtant nécessairement à notre horizon, lorsque nous pensons le mouvement. Com prenons donc que cette chimère est l’image spatiale du par fait ; irréalisable autant qu’inévitable, celui-ci appelle, au lieu de l’exclure, un progrès sans fin, et rejette la fin dernière. Concédons que l’objection ne laisse pas d’échappatoire à celui qui se cantonne dans l’espace et le temps, car ils ne peu vent être vraiment unifiés, totalisés par un être qui s’y trouve contenu. S ’ils le sont, ce ne peut être que par quelqu’un, qui les enveloppe et s’en dégage. La pensée du mouvement n’est elle-même possible que par un esprit, qui est en soi et pas en eux. A u lieu d’y être enceint, il les enserre et les déploie
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en lui par son geste. L ’analyse réflexive du signe de connais sance n’a pas eu d’autre but que de montrer la constitution d’une intériorité spirituelle par le moyen du mouvement cor porel. Nous n’avons d’ailleurs, ici, recouru tout à l’heure au mouvement local que pour en venir directement au mouve ment tout intérieur de la pensée, qui l’utilise à sa propre crois sance. Force est, en conséquence, de concevoir un autre type d'activité que la mobilité dans l’étendue et le temps. Dans ce dernier cas, il n’y a que deux alternatives égale ment décevantes : ou l’immobilité à la même place, donc sans activité, sans acquisition aucune ; ou l’activité mobile, qui peut, grâce à sa rapidité, conquérir le plus d’espace dans le plus bref délai, afin d’être, pour ainsi dire, toujours et par tout ; ce qui est pure chimère dans un domaine où rien n’est que par places en passant, car tout est étiré au fil des jours, épars dans l’univers. Que le mouvement stoppe, l’activité s’arrête avec lui. L e terme de l’un est la cessation de l’autre, qui se « démobilise », et c’est l’inertie, le sommeil ou la mort. Dégagez-vous, au contraire, de l’espace et du temps : tout est renversé, puisque l’activité s’avère d’autant plus parfaite et plus pleine qu’elle est moins mouvementée. Vous n’avez pas l’intelligence d’un discours, aussi longtemps que les pha ses de la pensée ou les mots se succèdent pour les oreilles et les yeux, pour s’évanouir à peine apparus, mais seulement quand votre esprit, en les retenant, les empêche de passer pour les saisir tous à la fois. L ’agitation, apparente à l’exté rieur pour les sens, cache un acte immobile de présence d’es prit, qui est la connaissance, parce qu’il est la compréhension de son langage. A l’inverse du matériel sensible, présenté par parties et passager, il demeure et se pose à chaque instant comme un tout, entièrement simultané à lui-même. Cette ac tive lucidité d’esprit, tout intérieure, s’exerce évidemment moins au dehors qu’en elle-même. Elle est d’autant plus pleine et se cherche d’autant moins qu’elle n’est plus en quête de ses formules et de ses moyens d’expression. N ’est-il pas clair qu’un savant saisit mieux, une fois découverte, la vé rité, et non tant qu’il la poursuit ? Autant sa chasse est un mouvement, en même temps qu’une ignorance et un manque de connaissance, autant son aboutissement est un repos, sans
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plus de flottement, dans la vérité découverte, en même temps qu’une certitude, donc une connaissance authentique. Qui a ses idées bien formées comprend et juge mieux que celui qui les élabore. N ’est-il pas plus instruit ? Ici, la cessation du mouvement n’est plus l’interruption mais le commencement de la connaissance, qui se possède tout entière à la fois et se liljère du laminage du devenir. Analysant le plaisir de l’ouïe, lorsque nous entendons par ler, saint Augustin (86), et saint Thomas après lui, n’en voient pas d’autre raison. Nous ne supportons pas, dans un discours ou dans une symphonie, que les syllabes ou les accords res tent en plan, mais nous exigeons qu’ils s’enfuient vite et lais sent la place à d’autres, parce que nous voulons entendre tout. Ainsi, dans un ensemble de sons ou d’articulations qui consti tuent une unité, sans pouvoir être simultanément, cet ensem ble nous réjouit plus que les détails un à un, quand il est pos sible de le percevoir (87). L ’idéal serait d’entendre à la fois, tous ensemble et. distinctement, séparément toutes les paroles et tous les accords. La délectation sensible goûtée dans un tel mouvement trahit la délectation spirituelle et plus secrète d’un acte qui ne passe pas comme lui. L a seconde l’emporte sur la première, en ce qu’elle est toute à la fois, comme l’acte (jui la produit. Puisqu’elle et cet acte réalisent leur simulta néité avec eux-mêmes, qui les soustrait à la succession, il est logique de conclure qu’elle n’est pas dans le temps (88). L ’expérience psychologique en témoigne, et des instants privilégiés nous en suggèrent parfois le soupçon, lorsque, dans l’action ou la réflexion, nous jouissons d’une liberté d’es prit, d’une lucidité, d’une sûreté telles que nous possédons à la fois dans notre regard toutes nos idées, et dans notre vo lonté toutes nos ressources, et que, les retrouvant toutes en chacune, nous n’avons plus l’impression de passer de l’une à l’autre, ni de nous éparpiller en chacune. Nous les maîtrisons, dans leur ensemble et leurs détails, avec une présence et une
(86) (87) (88)
Saint A u g u s t i n , Saint T h o m a s , i , Saint T h o m a s , i ,
Confessions, liv. 4, cap.11. 2 ae, q. 32, a. 2 et ad. 1. 2 æ , q. 3 1, a. 1 et ad. 1.
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liberté d’esprit d’autant plus actives et plus parfaites qu’elles sont plus immobiles, plus intuitives, moins discursives et moins dispersées. Tous signes qu’elles sont dégagées du mou vement. Le temps fuit, mais je ne m’en aperçois pas ; ce qui est comme s’il ne s’écoulait pas. « L e propre d’une activité parfaite, c’est d’abolir le temps, au lieu de hâter son cours » (89). « Dans la mesure où notre activité est plus pure, elle abolit la conscience du temps, qui reparaît dès qu’elle fléchit » (90). Par là, l’esprit esquisse une ébauche de la simultanéité totale avec soi. Et lui-même le mouvement dans l’espace le confirme par la vitesse, d’où se tirait tout à l’heure une objection. Elle s’ac célère avec la vie, et surtout avec l’esprit humain incarné ; elle nous séduit sans doute, parce qu’elle nous permet de faire tenir le plus d’étendue et de choses dans le moindre temps, mais plus encore parce qu’elle « nous rapproche de cet état, qui est celui de la contemplation parfaite, dans lequel nous pourrions embrasser en un seul instant la totalité des chor ses » (91). Le présent apparent, si fugitif, découvre tou jours et partout un présent réel et caché, qui n’a rien d’éphé mère. Vivre dans le présent peut s’entendre de l’un ou de l’autre, peut-être, mais doit se comprendre du second. « Quand on nous dit : Place tout ton bonheur dans l’ins tant, nous prêtons l’oreille. Quand la même voix murmure tout bas : A chaque instant de ma vie, j ’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien, nous opinons du bonnet. Quand on ajoute J’ai constamment tenu mon bien en tout mon pou voir, nous approuvons... Mais quand, par une déviation subtile à peine sensible à l’origine, on abandonne subrepticement le présent de la présence d’esprit, le présent viril, pour le culte de l’instant qui passe, de la volubilité des phénomènes, de la perpétuelle stupéfaction passionnée, de Yétourdissement, de la disponibilité, de la fuite et du suicide final, le mépris total devient la seule réponse possible, — mépris inexorable du
(89) (90) (91)
Louis L a v e l l e , La Conscience de Soi, 1933, p. 254. Louis L a v e l l e , D e l’A cte, 1937, p. 118. Louis L a v e l l e , La Conscience de Soi, p. 253.
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combattant pour le fuyard, mépris apitoyé de l’éternelle fidé lité pour l’éternelle trahison » (92). Le résultat net et remarquable de ces débats, qui prennent leur départ sur le plan de l’espace et du temps, c’est d’abor der sur un autre, celui de l’esprit, et même de nous orienter vers un au delà de notre esprit, à la recherche de la fin der nière. Il est normal, voire nécessaire, qu’il en soit ainsi. Puis que l’analyse du multiple nous signalait déjà au delà de lui l’unité pure, ne faut-il pas que celle de l’acte imparfait nous reporte vers l’idéal de l’acte parfait, qui serait au comble de l’acte en toute sa pureté, entièrement simultané avec soi ? Pour le moment ce n’est encore qu’un idéal, qu’une idée, mais qui constituent notre activité puisqu’ils sont effective ment à l’œuvre en elle et qu’elle-même, étant toute par eux, n’est rien sans eux. Disons, avec René Le Senne, qu’il y a là une donnée idéo-existentielle, parce qu’elle est tirée de l’existant, de l’agissant, qui se réalise grâce à elle (93). A d mettons aussi, avec Louis Lavelle, « cette expérience fonda mentale que nous ne cessons jamais de refaire, à savoir que le même acte pur ne cesse jamais de nous solliciter, bien que La réponse que nous lui faisons soit toujours originale et impar faite... L ’expérience de la participation, au lieu de nous en fermer dans le domaine étroit de la conscience subjective, nous oblige au contraire à l’étendre. C ’est par elle que je puis poser l’acte comme me dépassant, avec ses caractères d’unité, d'universalité, avec sa présence constamment offerte à tous les esprits, avec la possibilité qu’il me donne de penser, de vouloir et d’aimer, par une sortie de moi-même (c’est-à-dire de mon être individuel) qui ne fait qu’un avec une rentrée au cœur de moi-même (c’est-à-dire dans le principe intérieur qui fonde mon être individuel en même temps que tous les au tres). C ’est par lui que je sens ma propre limitation et que je ne cesse d’aller au delà » (94). « Deux exigences irré cusables et incoercibles, l’une d’unité, l’autre de dépassement, (92) A lexandre M a r c , L e Temps et la Personne, (Recherches P h i losophiques, t. 4, p. 149). (93) René L e S e n n e , Obstacle et Valeur, 1934, p . 86. (94) Louis L a v e l l e , D e l’A cte, pp. 86 et 88.
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animent nos esprits. Par exemple, comprendre c’est unifier, mais aussi bien viser au delà » (95). Ces requêtes sont d’ail leurs celles de l’être. Elles impliquent la nécessité d’une fin dernière et l’impossibilité de réduire tout l’être à une progres sion sans fin, où chaque moment serait sans cesse dépassé par d’autres dans la même ligne. A u dire de Hegel : « Ce progrès est la contradiction sans solution, et simplement e x primée comme toujours présente. Il n’y a là qu’un dépasse ment abstrait toujours incomplet, faute d’être dépassé luimême... Cet infini est indéfectiblement caractérisé par un au delà qui ne peut être atteint parce qu’il ne doit pas être at teint » (96). Pour qu’un tel processus ne soit plus la contra diction sans solution, il faut que cet au delà, qui est vraiment une fin, ne soit pas dans le prolongement de sa ligne mais en dehors, c’est-à-dire là seulement où le parfait est possible. De la sorte, chaque terme de la série peut s’y référer immé diatement, indépendamment des autres. Il est démontré par là que, dans tous nos vouloirs particuliers, dans toutes nos démarches, il y a un sous-entendu permanent et toujours le même : à quoi cela mène-t-il finalement ? que s’agit-il d’ob tenir ? « Hors de là, il y a impossibilité de poser ou même de refuser le moindre acte raisonnable » (97). Sans doute l’artisan, qui forge une grille, peut utiliser tous les marteaux qu’il voudra, sans que leur nombre doive être nécessairement tel ; il faut cependant, à la base, une volonté de l’œuvre. De même, s’il n’y a pas de limite assignable aux choses que nous pouvons entreprendre, afin de nous rapprocher de l’idéal du parfait, il est obligé qu’il y ait en chacune la volonté de l’ac compli. En ce sens, une progression à l’infini se supprime elle-même, s’il n’y a qu’elle. Résumons donc. « Qui dit progrès, dit mieux-être. Mais la comparaison du mieux par rapport au moins bien exige une référence à la fin du progrès ou au parfait. O r, sans fin dit au contraire absence de fin, néant du parfait. Là où il (95) René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, pp. 692-693. (96) H e g e l , Wissenschaft der Logik, 1 er Teil, édit. Lasson, p. 131. (97) S e r t i l l a n g e s , La Béatitude, 1, 2 æ , q q . 1-5, t r a d u c t i o n fran çaise, p. 219.
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n'y a ni fin, ni parfait, il n’y a donc pas de possibilité de dis cerner le mieux du moins bien ; pas de possibilité, par consé quent, de progrès... Impossible de le discerner ou de l’or donner sans se référer à la présence d’un Au-delà, transcen dant l’humanité, qui fixe sa direction, lui donne un sens et soit sa loi » (98). A vrai dire, ces conclusions ne facilitent pas la tâche du philosophe, car elles nous montrent écartelés entre deux pôles extrêmes : l’unité pure et le multiple, le parfait et l’impar fait, l’idéal et le réel. L ’homme devient ainsi l’être, dont le devenir sera le plus agité, le plus mouvementé, mais qui sera le plus épris de stabilité. Poursuivant un tel but par de telles voies, ne court-il pas après un fantôme ? N ’est-il pas le jouet d’une « illusion transcendantale » ? Sa destinée ne fait-elle pas de lui un être difforme ? « Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fon dement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abimes » (99). Si les ambitions sont immenses, les périls le sont autant, parce que plus hauts sont les sommets où vous prétendez parvenir, plus profonds sont aussi les précipices qu’ils dominent. Pour éviter les seconds, il est avant tout capital de définir exacte ment la nature et la réalité des premiers (100).
(98) G. F e s s a r d . La Main Tendue, pp. 122-123. Répétons que dans ces p a g e s cet au-delà n’est encore ici qu’une idée, qu’un idéal. (99) P a s c a l , Pensées, édit. Brunschvicg, p. 354. (100) Pour René Berthelot, l’essence de l’esprit, c’est la dispro portion du fait et de l’idéal et l’effort pour la faire disparaître. (B u l letin de la Société Française de Philosophie, 1907, p. 179).
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Des critiques ont remarqué qu’à notre époque l’intellectua lisme subit de rudes assauts. La. pensée apparaît, comme le monde, vouée au désordre, et perd confiance en ses propres forces pour se complaire aux reproches qui lui sont adressés et finir par abdiquer en faveur de l’émotion et de la passion, plus proches de la vie, parce qu’elles nous ébranlent davan tage. L ’âge classique, au contraire, voyait en celles-ci un tu multe du corps et des marques de notre faiblesse ; il croyait qu’il fallait les dominer. « Ce n’est plus à la pensée ou à la volonté que l’individu demande la découverte de son être propre, ni les moyens de pénétrer à l’intérieur de l’Etre total pour tracer en lui le chemin de sa destinée. L ’affectivité re çoit pour la première fois une dignité métaphysique » . (i). Par ses méthodes même, la Dialectique de l’Agir n’admet pas cette démission de l’intelligence ni, par conséquent, de la volonté. Mais, étant aussi réflexive, elle est éloignée d’exclure l’affectivité ou de la reléguer dans un .rang très inférieur. Analyse de la conscience, elle veut donner à celle-ci la science de son acte pour la faire croître en présence comme en liberté (i)
Louis L a v e l l e , L e Mo: et s o n Destin, p. 136.
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d'esprit. Elle est une interférence continuelle de l’être et de l'intelligence, puisque celle-ci part de celui-là, s’y oriente pour y aboutir. De ce biais, « la démonstration et l’intuition sont également nécessaires à l’élaboration de la certitude », et cette dernière « naît de la rencontre de l’intuition qui pose l’existence et de la démonstration qui l’illumine... (Par ce cer cle) la conscience s’élève à la clarté, donc à la vraie posses sion de soi, et la position de l’existence devient la certi tude » (2). Par un tel circuit, la pensée ne peut laisser insen sible l’affectivité qu’elle contrôle. Selon les difficultés ren contrées et les conclusions de ses raisonnements, elle l’émou vra, en des sens divers, vers l’espérance et la joie des solu tions, la délivrance des contrariétés, ou bien, par la vue d’une situation sans issue, elle lui insufflera l’amertume, la révolte ou le désespoir, en lui interdisant tout espoir de libération. S ’il n’est pas de joie sans conscience, comme en a convaincu l’étude du beau, et sans la synthèse qu’il opère du vrai et du bien, la conscience et la connaissance ont leur part dans la réussite ou l’échec de notre destinée. Elles aident à gagner ou à perdre notre vie, selon leur triomphe ou leur défaite, de vant les obstacles au vrai comme au bien. Or, le premier avantage obtenu au chapitre précédent ne l’est pas au point d’être hors de conteste. D ’aucuns prétendent qu’il n’y a pas de fin dernière pour le motif général que le multiple ne peut être unifié, ni tendre vers l’unité pure, car ce ne serait qu’à ses propres dépens, puisqu’il serait éliminé. De même, si la perfection était la loi de l’agir, elle anéantirait l’imparfait en lui donnant de réa liser l’idéal. L ’unité pure, aussi bien que le parfait, ne sont plus qu’une contradiction qui conduit l’existence au néant. Or, il est au contraire apparu que l’idéal d’unité, de perfec tion, au travail en chaque acte comme en chaque être déter minés, leur permettait d’être vraiment au lieu de les annihiler. Si petite soit l’œuvre entreprise, si particulier soit l’acte es sayé, ils sont d’autant mieux eux-mêmes qu’ils sont bien faits, ou parfaits, c’est-à-dire faits jusqu’au bout, entièrement. Dans
ce cas, l’intervention latente du parfait ne les supprime pas, puisqu’elle les constitue dans leur unité et nous satisfait. L ’idéal n’est donc pas, pour le réel, une cause d’irréalité, d’anéantissement, mais plutôt de réalisation. Il apparaît néan moins toujours situé par delà notre univers, comme un centre invisible de gravitation. Il n’est guère capable que de nous faire réaliser de notre mieux ce qui est à notre portée, c’està-dire au-dessous de lui, comme s’il nous attirait, moins pour nous soulever au-dessus de nous-mêmes que pour nous em pêcher de tomber plus bas : ce qui, somme toute, n’est point satisfaisant. L ’idée de fin dernière et l’idéal du parfait enve loppent une ambiguïté qu’il importe de dissiper. Puisque la joie, la souffrance, la conscience sont liées, un progrès de la conscience dans la connaissance et la possession de soi est un accroissement de joie, comme l’inverse est une cause de dou leur. D ’où la question : l’idéal du parfait est-il ou non, pour notre esprit, lié au bonheur ? L a perfection de l’intelligence et de la volonté est-elle aussi le comble de l’affectivité ?
(2) René H pp. 63-65.
ubert,
Esquisse d’une Doctrine de la Moralité, 1938,
§ 1 : Questions de Vocabulaire. Les questions de vocabulaire doivent être tranchées en pre mier lieu. Nous avons, en effet, plusieurs termes à notre dis position : plaisir, joie, bonheur, béatitude. L ’accord existe, semble-t-il, quant à la manière d’entendre le plaisir et de le distinguer du reste. Le Vocabulaire Techni que et Critique de la Philosophie (3) rapporte seulement la dé finition d’Octave Hamelin, qui le présente « comme l’apprécia tion par le sujet lui-même, et, à son point de vue de sujet, de l’état dans lequel l’a mis la satisfaction d’une tendance. Cette subjectivité du plaisir... est ce qui en fait la chaleur, le caractère affectif » (4). Dans le même sens, Charles Dunan écrit « Le plaisir n’est pas autre chose que le sentiment qu’un être a de lui-même en tant que l’une de ses fonctions (3) P ar André L a l a n d e , 1926, pp. 590-591. (4) Essai sur les Eléments Principaux de la Représentation, 1925, P- 477-
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s’exerce conformément à la nature » (5). Ajoutons-y cette notation empruntée à Jean Lacroix : « Le plaisir est tou jours du temps... Il est essentiellement d’ordre sensible. Mais c’est dans la sensibilité même que l ’esprit intervient pour l’enrichir et l’approfondir ; la sensibilité humaine est une sensibilité spiritualisée... Reste néanmoins que, lié à la ten dance et à la satisfaction du besoin, le plaisir est d’origine sensible » (6). Le Bonheur est ainsi compris : « Sens étymologique : chance favorable (même signification dans Happiness de llappen, arriver par hasard ; et dans Glück, de Gelingen, chance favorable (même signification, dans Happiness, de réussir ; cf. en anglais, Luck, Good luck)... Par extension, état de satisfaction durable et complet de toutes nos inclina tions » (7). L e Vocabulaire de la Philosophie propose d’em ployer toujours le mot, dans cette seconde acception, qu’il tend d’ailleurs à prendre dans la philosophie et même dans le langage courant. Le Dictionnaire de Théologie Catholique ne parle pas différemment. « L ’étymologie et la synonymie éta blissent que le sens primitif du mot Bonheur est bonne chance (bon-heur), th-.uy'ux, bene fortunatus. L e sens de féli cité, eù§ai[Aovia est extensif. Le sens de béatitude, [xaxap'.i-rçbeatitudo, l’est encore davantage. Ce dernier mot implique l’idée de bonheur parfait, achevé, résultant de la possession du souverain Bien. Le mot bonheur, au contraire, s’entend objectivement de tout ce qui rend heureux, que ce soit le bien souverain ou un bien quelconque et, subjectivement, de l’état produit par la possession de ce bien » (8). Pour Dunan, qu’est le bonheur, « sinon le sentiment que nous pouvons avoir de nous-mêmes en tant que toutes nos fonctions s’exer cent en parfaite harmonie les unes avec les autres et que, par conséquent, nous possédons la plénitude de vie dont notre na ture est capable ? Entre la vie et le bonheur la connexion
s’établit donc d’elle-même, sans intervention du dehors » (9). S ’il implique cette stabilité et cette plénitude, il est naturel de rapprocher de lui la joie, qui « se distingue du plaisir par son caractère total (et) s’étend à tout le contenu de conscien ce... Comme l’avaient bien vu les cartésiens, la joie est une sorte de jugement implicite de valeur de l’âme, faisant le bilan de ses gains et de ses pertes, et estimant qu’elle a gagné en perfection. Aussi s’accompagne-t-elle d’un sentiment de force et de puissance, comme la tristesse s’accompagne d’un sentiment de faiblesse et d’impuissance... A la différence du plaisir, la joie est toujours bonne... Si le plaisir est mouve ment, la joie, elle, est passage, transitio. Le mouvement est dans le temps, mais le passage est passage du temps à l’éter nité... Toute joie implique un certain rapport entre ce que je suis et ce que je veux être, entre un moi donné et un moi idéal. Dire que toute joie est rythme, c’est dire qu’elle est un équilibre toujours parfait entre l’éternité et le devenir ». D ’où cette allégation : « Le plaisir est toujours du temps. Toute joie est joie du rythme, c’est-à-dire qu’elle naît d’un certain rapport entre le temps et l’éternité » (10). Toutefois, en opposant le bonheur à la joie, Jean Lacroix propose pour lui un caractère à retenir. Le bonheur « n’im plique ni mouvement, ni passage, ni progrès, mais une abso lue stabilité et un complet repos. C ’est une totale suffisance en soi-même. Il est donné entièrement tout d’un coup, et l’on ne conçoit pas qu’il vienne à manquer : s’il y avait un au-delà, ce ne serait plus le bonheur » (11). Comme l’observe son au teur, cette description ne se vérifie pas de nous, car « cette plénitude infinie, cette parfaite présence à soi ne peut être le fait que de l’Etre infini » (12). Cette formule accentue cer tains traits indiqués par les conceptions précédentes, qui la préparent. L a distinction entre béatitude et bonheur a peutêtre, ici, de l’utilité. Le Vocabulaire entend ainsi la première : « Satisfaction constante à laquelle rien ne manque. Etat idéal
Charles D u n a n , Essais de Philosophie Générale, p. 715. Jean L a c r o i x , L e Sens du Dialogue, pp. 113-114. Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie, p . 92. (8) A . G a r d e i l , Dictionnaire de Théologie Catholique, Bonheur col. 987. (5) (6 ) (7)
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(9) Charles D u n a n , ibidem. (10) Jean L a c r o i x , op. cit., pp. 115-117 et 113. (11) Ibidem, p. 118. (12) Ibidem.
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du sage selon Aristote, selon les stoïciens, selon Spinoza ». 11 ajoute que cet usage « est presque toujours lié à une conception religieuse. Il implique ordinairement l’idée d’un autre monde, ou du moins, dans l’état actuel de l’homme, d’une vie d’un autre ordre. Il s’emploie en particulier dans la théologie chrétienne pour désigner le bonheur des élus. Il tend à disparaître du langage philosophique usuel en raison de ce caractère théologique. L ’idée qu’il représente serait ce pendant utile à conserver » (13). En effet, « Béatitude ne fait pas double emploi avec Bonheur. D ’une part, ce mot évo que l’idée d’une joie spirituelle, active, conquise par la pensée adéquate qui en est la condition, ou par l’effort qui en rend digne ; d’autre part, il s’applique à la vie supérieure ou à la vie future, et implique l’intervention de Dieu ou l’entrée en possession du divin. L a béatitude est donc moins la satisfac tion de nos inclinations présentes que celle de l’être transcen dant ou nouménal qui est en nous » (14). Ces discussions livrent le motif de notre option pour le terme Béatitude comme titre de ce chapitre. Sans faire ici de la théologie, puisque nous sommes sur le terrain de la philo sophie, nous ne pouvons tout de même pas ignorer qu’une vie future, autre que la présente, est rationnellement certaine, ainsi que l’immortalité de notre esprit, et que la question ca pitale, qui constitue le centre de gravitation de notre destinée, est celle de notre attitude envers l’être transcendant. Or, tous ces éléments sont plus marqués dans le concept de béatitude qu’il est donc utile, sinon nécessaire, d’introduire. La joie lut est d’ailleurs liée si, comme elle, elle « présente toujours un caractère total, c’est-à-dire qu’elle s’étend à tout le contenu de la conscience », réalisant elle-même sa simultanéité avec soi (15). Elle est nouée avec le progrès de cette conscience en présence et en liberté d’esprit, donc avec la marche vers l’éternité au sein même du temps. Elle ne peut que s’épanouir, au lieu de s ’évanouir, avec la disparition de celui-ci et l’avè(13) (14)
Vocabulaire... de la Philosophie, 1926 p. 88. Maurice B l o n d e l dans le Vocabulaire... de la Philosophie,
p. 88.
(15) IO O
Vocabulaire... de la Philosophie, p. 403.
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nement de l’éternité. Ainsi entendus, la béatitude, le bonheur et la joie sont d’essence spirituelle avant tout ; ils exigent l’immanence de notre âme en elle-même et nous ramènent du dehors au dedans. « Mettez-moi dans la maison la plus opu lente, que j ’aie de l’or et de l’argent à profusion, je ne m’ad mirerai pas pour ces avantages qui, s’ils sont chez moi, sont pourtant en dehors de moi » (16). « Il est besoin de savoir ce que c’est que vivere beate, écrit Descartes à propos de Sénèque ; je dirais, en français, vivre heureusement, sinon qu’il y a de la différence entre l’heur et la béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous ; d’où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bien qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction intérieure que n’ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi, vivere beate, vivre en béatitude, ce n’est autre chose qu’avoir l’esprit parfaitement content et satisfait » (17’)Si le parfait seul satisfait, dans la mesure où nous le réali sons, il reste à savoir ce qu’est le parfait. Comme cette pleine intériorité de la conscience en soi doit -sauvegarder la vérité de la transcendance, elle devra nous renvoyer par delà nousmêmes, si nous ne nous suffisons pas. Et c’est pourquoi la béatitude est définie, « dans son sens le plus général, la pos session parfaite du souverain bien par la créature douée d’in telligence et de volonté libre » (18). L a notion en surgit de vant nous par le contraste de notre être et de notre esprit limités avec l’idée universelle de l’être, qui les transcende, en même temps qu’elle les ouvre sur tout. Il en suit que, sans avoir et sans être par nous-mêmes la béatitude, nous en som mes capables néanmoins. « Elle est la perfection dernière de la nature intellectuelle », qui a l’intelligence et la volonté. (16) S e n ê q u e , D e Vita Beata, c. 25, collection Budé, p. 31. Cf. André d e B o v i s , La Sagesse de Senèque, 1948. (17) D e s c a r t e s , Lettres sur la Morale, édition Jacques Chevalier, pp. 60-61, Lettre à Elisabeth, 4 août 1645. (18) A . G a h d e i l , Dictionnaire de Théologie, Béatitude, col. 497.
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Elle est l’acquisition du bien parfait ; quiconque est capable du parfait l’est aussi du bonheur ; or, que l’homme soit ca pable du bien parfait, cela résulte de ce que son esprit peut embrasser le bien universel et parfait et, par sa volonté, en concevoir le désir (19). « La béatitude est le bien parfait, ca pable d’apaiser entièrement le désir, sans quoi elle ne serait pas fin dernière et il resterait encore quelque chose à désirer. O r l’objet de la volonté, faculté du désir humain, est le bien universel, de même que l’objet de l’intellect est le vrai uni versel. D'où il suit que rien ne peut apaiser la volonté hu maine hors le bien universel, bien qui ne se trouve réalisé en aucune créature » (20). Cela préserve à la fois l’immanence de notre esprit en lui-même, son infériorité devant l’idéal, et la transcendance caractéristique de la fin dernière. Cela veut au moins les concilier ; il reste à montrer comment y parve nir effectivement.
§ 2 : Problèmes et Discussions. La distinction du plaisir et du bonheur entraîne celle des morales de l’Eudémonisme et de l’Hédonisme. L ’Eudémonisme comprend les doctrines, dont le principe est que le but de l'action est le bonheur, soit individuel, soit collectif. L ’Hédo nisme qualifie tout système, dont le principe unique est qu’il faut rechercher le plaisir, éviter la douleur, « en ne consi dérant, dans ces faits, que l’intensité de leur caractère affec tif et non les différences de qualité qui peuvent exister entre eux » (21). Plus spécialement, il désigne l’école de Cyrène, dont Aristippe est ordinairement donné comme le représen tant, bien que nous ne connaissions pas sa pensée directement avec certitude. Son argumentation, ainsi que celle d’Eudoxe cité par Aristote (22), est assez banale et se réduit à constaSaint T h o m a s , i P., q. 62, a. 1 ; i , 2 æ, q. S, a. 1 et 8. Saint T h o m a s , i ,2 æ, q. 2, a. 8. André L a l a n d e , Vocabulaire... de la Philosophie, p . 299 voir aussi p. 223. (22) Ethique à Nicomaque, lib. 10, c . 2. (1 9 ) (20 (2 1)
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ter que tout être fuit la douleur et recherche le plaisir pour lui-même, s’arrête à lui comme à une fin, et que ce plaisir ajouté à une chose bonne en augmente la valeur ; toute l’orinalité paraît être « dans l’effort pour s’en tenir à cette évi dence primaire en n’y superposant aucune vue ration nelle » (23). Dans l’appréciation du plaisir, une représenta tion intellectuelle n’a que faire. Ce qui compte, ce ne sont pas des objets ni des êtres déterminés, « mais seulement les jouissances qu’ils procurent ; seul l’insensé désirerait possé der des choses et des biens ; le sage ne prétend qu’à en jouir » (24). Il ne s’inquiète pas d’un bonheur stable et continu, mais trouve sa fin dans le plaisir du moment, parce qu’il est immédiat et présent. Les cyrénaïques tiennent en même temps ces propositions qu’un « plaisir ne diffère pas d’un autre plaisir, n’est pas plus agréable qu’un autre » (donc l’esprit a ses plaisirs comme le corps a les siens), mais aussi que « les plaisirs du corps paraissent supérieurs à ceux de l'âme » (25). A vrai dire, cela ne va pas sans objections. Le plaisir pré sent reste fugace, « en mouvement » ; s’il est tel, comment peut-il être la fin des biens ? Les plaisirs sont tellement di vers que leur multiplicité doit être organisée. Diogène Laërce note que « réaliser un ensemble de plaisirs créant le bon heur paraissait aux cyrénaïques une tâche délicate » (26). 11 faut savoir « jouir avec intelligence » (27). « Ainsi, bon gré, mal gré, ils sont amenés à poser le problème de la combi naison des plaisirs, mais, dès ce moment, la doctrine risque d’être atteinte au cœur » (28). De fait, elle prit parfois les formes inattendues d’un pessimisme découragé, avec Hégé-
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Emile B r e h i e r , Histoire de la Philosophie, t. 1, p . 281. M ax S c h e l e r , L e Sens de la Souffrance, trad. Klossowski,
p. 55(25) D i o g è n e L a e r c e , Vie, Doctrines et Sentences des Hommes Illustres, liv. 2, traduct. Robert Genaille, t. 1, p p . 1 1 6 - 1 1 7 . (26) Ibidem, p . 1 1 7 . (27) Edouard Z e l l e r , L a Philosophie des Grecs, trad. Boutroux, t. 3 , P- 325(28) B r é h i e r , op. cit., p . 282.
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sias, par exemple, qui conseillait le suicide (29), car le corps est accablé de maux et le sort met à néant nos espoirs. Il est donc logique qu’en réponse Epicure ait élaboré un hédonisme rectifié, appuyé sur la nature et la physique plus que sur l’observation du comportement humain. D eux thè mes constituent sa pensée : le plaisir est bien la fin de l’acti vité, puisque les animaux, comme les hommes, le recherchent dès la naissance ; le sage est celui qui atteint l’absence de trouble, la paix de l’âme, l’ataraxie, en supprimant l’agitation des désirs et des craintes qui assaillent le vulgaire. L e plaisir se réduit au plaisir du corps, et, s’il est une joie de l’âme, ce n’est que le souvenir ou l’anticipation des plaisirs du corps. Or, quand il est enfant et que ses inclinations ne sont pas encore dépravées, l’homme ne poursuit le plaisir que s’il res sent une douleur ou un besoin, et quand ils ont disparu, il ne demande plus rien. Le plaisir, tel que la nature l’a déterminé, n’est que la suppression de la douleur et peut être obtenu par des procédés variés. Il est donc un repos plus qu’un mouve ment ; c’est un équilibre de l’organisme, en quoi consiste la santé ou l’apaisement des besoins naturels. D ’où une règle d’action, qui est l’intervention de la réflexion, aidée de l’ex périence, pour peser les conséquences d’un plaisir et d’une douleur. Distinguons les catégories des désirs : ceux qui sont naturels, indispensables, et dont la satisfaction est nécessaire (la nourriture) ; les désirs naturels, mais non nécessaires, se rapportent à des objets qui varient la satisfaction d’un besoin, tel le désir de manger d’un certain mets ou de boire d'une liqueur ; enfin, les désirs qui ne sont pas naturels ni nécessai res, mais vides, comme celui d’avoir sa statue. Le sage com prend que le plus haut degré de plaisir est obtenu en conten tant les désirs du premier genre, et il réduit au minimum ses besoins. Le désir, ainsi, trouve sa règle et sa borne non dans une volonté qui s’oppose à lui mais dans le plaisir compris comme il doit l’être. Evidemment, la douleur nous saisit par fois par surprise ; le remède est alors de la compenser par la représentation des plaisirs passés ou l’anticipation des sa-
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D i o g è n e L a e r c e , ibidem, p. 116. —
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tisfactions à venir. Si la mort impose un terme à tout, il n’y a pas à la craindre puisque, étant mortels, nous ne pouvons la sentir pour en souffrir. L ’ataraxie de l’âme est une médita tion sur la nature des choses, un calcul de leurs limites. De tels exercices naissent cette volonté éclairée, qui est prudence, et la justice, qui est moyen de sécurité contre les peines ; jus tice, qui est encore une prudence. Le seul bonheur en ques tion est celui de la vie présente, qui a pour unique technique une morale de la prudence. Il n’y a point en elle d’impératif, mais, au plus, un optatif, car elle se présente comme une a parénétique » : « elle donne des conseils, non des or dres » (30). Vingt siècles plus tard, cet hédonisme ancien, ce calcul épicurien des plaisirs devaient être repris par Bentham, avec lequel « la morale devient une affaire d’arithmétique » (31). mais plus élargie. Il prend naturellement le nom d’Utilitarisme, car le plaisir ne peut être l’unique ressort de la vie et ne pas être l’unique règle qui sert à mesurer à quelle dis tance chacun se trouve à chaque instant de ce but. En tant qu’il joue ce rôle, il s’appelle utilité. L ’utilité devient « une forme, un cadre, dont le contenu, qui seul en fait le prix, n’est et ne peut être que le plaisir » (32). Une table, par exemple, n’est pas utile à cause des objets que vous y dépo sez, mais en tant qu’elle sert à votre plaisir, et la distinction de l’utile et de l’agréable est superficielle. Toutefois, cet utilitarisme nouveau se distingue de l’a n cien par deux caractères notables. « Il pose comme but final des actions humaines non le bonheur personnel de l’individu mais le bonheur collectif de l’humanité, ou, tout au moins, il s’efforce de rapprocher le bonheur individuel et le bonheur social au point de les confondre... Il est plus ou moins préoc cupé de montrer l’accord de ses prescriptions avec les ten dances les plus générales et les plus constantes de la conscien(30) V ictor B r o c h a r d , La Morale Ancienne et la Morale M o derne (Revue Philosophique, 1901, t. 51, p. 3. — B r é h i e r , op. cit., pp. 355 sq. (31) G. F o n s e g r i v e , Bentham, p. 220, dans la Grande Encyclo pédie, t. 6. — B e n t h a m , Deontology. (32) M. G u y a u , La Morale Anglaise Contemporaine, 1885, p. 6. 10 5
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ce morale » (33) ; il cherche à donner à ses maximes un aspect obligatoire et. sacré. Cela vaut particulièrement de Bentham, dont l’esprit se par tage entre deux penchants. Il se déclare défenseur de l’égoïsme, en même temps qu’il aspire aux sentiments sympathiques et sociaux. Il est évident, selon lui, que le plaisir est le maî tre du genre humain, et si la morale, comme les autres scien ces, a son origine dans un postulat, c’est dans celui-là. L ’ho mogénéité du devoir et de l’intérêt doit être affirmée, car c’est peine perdue de dire qu’une ligne de conduite est notre de voir quand elle n’est pas notre intérêt. Comme nous ne vivons pas seuls, mais en société, il en suit qu’en recherchant exclu sivement notre propre plaisir nous manquons notre objectif par suite des réactions que provoque notre attitude. Bentham raconte qu’il découvrit la clef de la solution avec la même joie qu’Archimède reconnut le principe fondamental de l’hy drostatique lorsqu’il lut, dans un livre de Priestley, _« cette formule écrite en italiques : L e plus grand bonheur du plus grand nombre » (34). Le tort est, en effet, d’opposer l’inté rêt public et l’intérêt privé, comme s’ils n’étaient pas liés. N ’est-ce pas le meilleur moyen d’assurer votre avantage que de veiller à celui d’autrui ? Pourquoi servir, sinon pour être servi ? En vous dévouant à votre prochain, vous susci tez son dévouement pour vous. L ’amour de soi devient la base d’une bienveillance universelle, et nous devons tendre au bonheur de tous en passant, pour ainsi dire, par le bonheur individuel. Une difficulté pratique demeure : à quels signes reconnaî tre qu’un acte procure le plus grand bonheur de tous en même temps que le nôtre ? N ’est-il pas difficile d’accorder à quel qu'un, fût-ce au sage, la faculté d’apprécier, pour tout autre que lui, le plaisir qui résulte d’une conduite donnée ? Per sonne ne peut déléguer à un autre le droit de décider pour lui de la réalité comme de la proportion d’un plaisir. Le pro(33) E. B o i r a c , Morale, d a n s La Grande Encyclopédie, t. 24, p. 296. (34) M. G u y a u , op. cit., p. 5. — C f. René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, pp. 216-231. IOÔ
blême est donc d’inventer, pour chaque individu, le moyen de mesurer ses plaisirs pour choisir en connaissance de cause. O r, quelle que soit leur variété, ils nous attirent par des ca ractères invariables qui permettent d’établir des directives générales. Leur valeur immédiate dépend de ces quatre condi tions : leur intensité, leur durée, leur certitude et leur pro ximité. Ils entraînent aussi des conséquences, dont je dois tenir compte. S ’ils produisent d’autres plaisirs, ils sont fé conds ; s’ils engendrent des peines, ils sont impurs ; enfin, leurs suites s’arrêtent à l’individu ou le dépassent. Ajoutons ces trois caractères : la fécondité, la pureté, l’étendue. Cela fait, au total, sept propriétés. Il suffit de calculer comment elles se combinent et quelle est la résultante finale, en compa rant la colonne des pertes probables à celle des profits assu rés. Par ses conclusions certaines, cette évaluation arithméti que des plaisirs fonde la morale utilitaire, en tant que science d’application. Il est vrai que le premier caractère, son inten sité, qui est particulière à chacun et par conséquent variable, reste affaire d’appréciation personnelle et le déontologue ne se chargera pas de l’estimer. Mais, à propos des six autres, il prend sa revanche ; comme il ne s’agit plus que d’exami ner, de classer les plaisirs d’un point de vue extérieur, par leurs résultats, il peut s’instituer ici le maître et l’éducateur de ses semblables et travailler ainsi à leur bonheur. Il n’ex clut pas de la vie le sacrifice, car il explique qu’avec lui il y va de notre intérêt ; il faut savoir sacrifier un bien présent au bien à venir ; la vertu est un sacrifice provisoire pour le maximum de plaisir ; elle est analogue de d’opération du fi nancier qui engage ou dépense des capitaux pour des béné fices plus importants. Elle est un bon calcul. En somme, la conscience morale est une conscience plus économique et ma thématique que morale. Stuart M ill veut justement restaurer en elle ce caractère moral. Il l’intériorise davantage en nous, et, sur ce point, corrige la pensée de Bentham, tout en étant son disciple, et partisan de l’utilitarisme. La conscience n’est plus, comme chez son maître, un vain mot. Sans désigner rien, qui res semble à une faculté innée, ce terme dénomme cependant quelque chose de naturel, tout acquis que ce soit, de la même
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façon que bâtir des villes ou cultiver la terre nous est natu rel, bien que ce soit là des facultés acquises (35). Comment en est-il ainsi ? Quelles en sont les conséquences sur la morale utilitaire ? Comme il faut s’y attendre avec notre auteur, l’association des idées joue un rôle important. Il tient, en effet, que le dé sir se confond avec le plaisir, et que, si vouloir et désirer sont la même chose, l’homme ne peut vouloir et désirer que ce qui lui est agréable, à lui tel individu, et non ce qui plaît à un au tre. Un élément pourtant apparaît, qui dépasse l’égoïsme et assure le passage à l’altruisme : le désir d’être en harmonie avec ses pareils. En voici la genèse. L ’état social nous est si naturel et si nécessaire que chacun de nous ne se considère jamais que comme membre d’un corps ; plus la civilisation est avancée, plus s’affermit l’association entre l’individu et la société, dont il est partie. Or, l’idée de société emporte celle d’égalité et, par celle-ci, le respect mutuel des intérêts, du moins chez ceux qui vivent ensemble. L ’esprit en vient à re garder comme impossible un état où personne ne tiendrait compte d’autrui ; it discerne, dans ces égards, un avantage personnel toujours plus grand. Par là, l’identité de l’intérêt personnel et de l’intérêt universel n’est pas seulement objec tive, mais, grâce au mécanisme de l’association, elle se mani feste encore intérieure et subjective. Plus ce mécanisme joue, plus se développe et semble normal, en chacun, le sentiment de son unité avec son prochain. Sans doute, l’harmonie n’est pas toujours parfaite dans la réalité, mais il suffit qu’elle soit appelée au dedans de moi, par la force de l’association, pour que je ne puisse concevoir ni vouloir mon utilité privée sans l’utilité publique. Le concept d’un monde idéal, où le bonheur particulier se fond dans le bonheur général, a surgi au sein de la conscience pour la constituer par l’intérieur. Nous mon trant ce vers quoi nous tendons, il nous indique ce que nous devons penser et faire ; il justifie, par notre nature, le désin téressement comme un moyen du bonheur de tous ; il fait de (35) M . G u y a u , La Morale Anglaise Contemporaine, pp. 83-84. — Georges L y o n , M ill (John-Stuart), dans La Grande Encyclopédie, t . 23, p. 988.
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lui, ainsi que de la vertu, des instruments et des éléments du bonheur personnel, comme si la meilleure méthode d’obtenir celui-ci, « chemin faisant », était de ne pas le poser en but de notre activité, mais de chercher autre chose (36). Dans la relation de l’intérêt privé et de l’intérêt public, Stuart Mill renverse l’ordre proposé par Bentham pour mettre au pre mier rang l’intérêt général (37). L ’égoïsme devient même un obstacle au bonheur propre ; le désintéressement doit seule ment être éclairé, intelligent, pour que nous puissions y pren dre de l’intérêt. Logiquement, le concept de bonheur se transforme et com porte deux éléments principaux : la quantité, la qualité. Cette dernière s’apprécie d’après les personnes compétentes, qui constituent une sorte de tribunal jugeant à la majorité, en distinguant bonheur et contentement. Tandis que le premier est la satisfaction de toutes les facultés, et, en cas de conflit, des plus hautes, l’autre est celle de certaines. Ne vaut-il pas mieux être un homme mécontent qu’un porc satisfait, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait ? Il y a plus de di gnité dans l’un que dans l’autre, et l’indépendance person nelle a une valeur par soi. L a noblesse du caractère, voijà la fin véritable de chaque être. « Le mouvement de l’utilitaris me, tel qu’il est marqué chez Stuart Mill, semble ainsi offrir trois moments distincts : l’égoïsme ou la recherche du plai sir individuel au point de départ, puis le désintéressement ou la recherche du plus grand bonheur général, puis enfin, com me condition de ce bonheur même, la dignité ou la recherche d’une noblesse idéale de volonté » (38). Ce désintéressement, auquel aboutit l’utilitarisme après évolution, est, au contraire, affirmé d’emblée par Kant, d’après lequel le bonheur ne peut être le fondement de la morale. Il peut, en effet, sembler paradoxal qu’en se dévelop pant l’égoïsme intéressé se mue en son contraire : le désinté(36) Stuart M i l l , Mémoires, ch. s, traduct., Cazelles. Du même, voir Utilitarisme. (37) M . G u y a u , op. cit., p. 74. — René L e S e n n e , Traité de Morale, pp. 400-401. (38) M. G u y a u , ibidem, p. 99. 10 9
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ressement, et que celui-ci soit vraiment son contraire. Il n’est pas facile de mettre l’abnégation au bout d’un calcul intéressé et de le rendre désintéressé. A prendre ces deux termes de la transformation, ne faut-il pas dire, ou qu’ils sont réelle ment contraires, et qu’alors le lien logique entre eux n’est qu’une apparence et qu’un artifice ; ou qu’ils ne sont pas réel lement contraires mais identiques au fond, alors il ri’y a pas de changement et le soi-disant désintéressement est un égoïs me subtil et déguisé ? Dans l’une et l’autre conjoncture, la conscience morale authentique n’existe pas et n’a pas d’unité. Aussi Kant sépare-t-il franchement du bonheur la question morale. « La distinction de la doctrine du bonheur et de la doctrine morale, la première étant tout entière fondée sur des principes empiriques, qui ne forment même pas la plus petite partie de la seconde, est ...la première et la plus impor tante affaire de la raison pure pratique, qui doit y apporter autant d’exactitude, et pour ainsi dire autant de scrupule que le géomètre dans son œuvre » (39). Voici pourquoi. Comme le remarque Kant dans ce passage même, les éléments du bonheur sont empiriques, donc empruntés à l’expérience ; son concept implique pourtant l’idée d’un tout absolu, d’un maximum de bien-être pour le présent et l’avenir. O r, il est bien impossible qu’un esprit fini, si perspicace soit-il, se fasse une notion exacte de ce que comporte un pareil vœu. Ajoutez à cela cette difficulté que les prescriptions, qui s’y rappor tent, lésant toujours quelqu’un de nos penchants, nous ne pouvons nous former une idée sûre et précise de ce qu’est cette satisfaction de l’ensemble de nos tendances. Si la nature, eu créant un être doué de raison et de volonté, n’avait eu pour but que sa conservation et son bonheur, « elle aurait bien mal pris ses mesures en confiant à la raison de cet être le soin de réaliser ses intentions. En effet, pour lui suggérer toutes les actions qu’il doit accomplir en vue de cette fin, et pour régler toute sa conduite, l’instinct aurait bien mieux convenu et le but de la nature aurait été plus sûrement atteint
(39) p. 167.
K ant , Critique de la Raison Pratique, trad. Picavet
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par cette voie que par celle de la raison » (40). Le bonheur ne peut être le but de la raison. Si le bonheur est sensible, empirique, comme tout ce qui tient au désir, comment légitimera-t-il l’absolu du devoir ? 11 ne nous fournit que des avis empiriques au sujet des meil leurs moyens d’assurer le bien-être. Mais ces impératifs de la prudence ne peuvent pas ordonner, et « nous représenter, d’une manière objective, des actions comme pratiquement nécessaires. Il faut y voir des conseils plutôt que des com mandements de la raison » (41). Nous y soumettons-nous ? Alors la raison est soumise à un autre que soi et n’est plus à soi sa propre loi ; en s’assujettissant au besoin et à son ob jet, elle perd son autonomie et tombe dans l’hétéronomie. L ’impératif catégorique lui-même est subordonné à une condi tion : je dois agir de cette façon, si et parce que je veux telle chose. Mais pourquoi la vouloir ? Devenant hypothétique, le devoir n’a plus rien d’absolu, et la morale n’est plus qu’une technique du plaisir, sans rien d’objectif a priori, d’immua ble. Rattacher d’un côté le bien ou le bon, de l’autre le mal ou le mauvais, à la morale également, pour découvrir en eux son fondement, c’est confondre des choses que le langage distingue pourtant. Le bon et le mauvais signifient le désa gréable et l’agréable, et se jugent par la réaction de peine et de plaisir dans la sensibilité, nullement a priori. De là, d’après Delbos, ce « dualisme irréductible entre le bonheur auquel tendent nos inclinations et la raison, qui ne peut être prati que que pour une toute autre fin » (42). Si le bien et le mal, comme seuls objets de la raison pratique, sont autre chose, ils ne peuvent se rapporter à la faculté de désirer pour four nir des bases à la morale. S ’ils doivent avoir une place, ils ne seront plus des principes, mais des résultats. Nul ne peut nier entièrement la liaison du bonheur et de la moralité : la conscience de l’indépendance de la raison vis-à-vis de tout ce qui n’est pas elle, cause un contentement, qui ressemble (40) K a n t , Fondements de la Métaphysique des Mœurs, traduct. II. Lachelier, p. 14. V o ir aussi ibidem, pp. 48 et 20. (41) K a n t , Fondements de la Métaphysique des Mœurs, p. 49. (42) V icto r D e l b o s , La Philosophie Pratique de Kant, p.323.
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à la béatitude. Bien que la loi morale ne nous commande pas de travailler à notre bonheur, mais plutôt d’en faire abstrac tion, la raison exige que celui qui accomplit son devoir ob tienne tôt ou tard le bonheur, et que la vertu soit, dans la nature des choses, le moyen infaillible d’y arriver. La vertu devient la source du bonheur, mais le bonheur et son désir ne sont pas l’origine de la vertu. Ces diverses opinions formulent les difficultés du problè me. Les objections de Kant, sinon à Bentham et à Stuart Mill, du moins à l’hédonisme, se comprennent, si le but du système, comme celui de l’école anglaise à l’époque, est de construire le monde moral tout entier sur la sensation seule. Il paraît impossible ainsi de justifier l’absolu de l’impératif catégorique, et nécessaire de l’abandonner ou de lui procurer une autre base. Stuart Mill perçoit, à bon droit, que le dé sintéressement ainsi que le sacrifice doivent être légitimés, pour n’être pas une comédie mais des actes sérieux. Il perçoit encore qu’ils ne peuvent être leur propre fin, mais s’orientent au bonheur de toute l’humanité. Il « reconnaît volontiers que, tant que le monde est dans cet état imparfait, il ne sau rait y avoir chez l’homme de plus grande vertu que l’empres sement à faire ce sacrifice » (43). Cela n’est pas encore suf fisant ; ce n’est pas tout de reconnaître le sacrifice et d’en profiter : il faut savoir le commander. L à est toute la question. Dans une séance de la Société Française de Philosophie, l’auteur de la communication, M. Bureau, l’observait égale ment : « La notion même du devoir et de son fondement a été ébranlée profondément en nous » (44). Darlu, son inter locuteur, en convenait : « Ce qui est ébranlé, ce n’est pas une idée, une conception de l’esprit, mais cet élément interne de l’âme, ce ressort essentiel de la moralité, à savoir la dis position de la volonté de l’individu à faire bon marché de soi, à se subordonner tout au moins. L ’individu ne veut plus se subordonner : voilà la crise morale ». Ce qu’il nous faut,
c ’est une doctrine capable de fonder le sacrifice pour l’intel ligence et de le susciter en même temps par les sentiments, les dispositions qu’elle provoque. A l’inverse, pourtant, Gustave Belot juge que l’argumenta tion de Kant est défectueuse, car le fossé qu’elle creuse entre le bonheur et la moralité suppose « une psychologie étrange ment sommaire », et ce sophisme que ce que vous faites avec plaisir, vous le faites « par plaisir, ou même uniquement en vue du plaisir » (45). Sans doute, le plaisir ne peut être tenu pour le souverain bien, ni pour la valeur absolue ; mais, « en contre-partie, il faut maintenir qu’il est par lui-même un bien et en reste un, quand il satisfait aux conditions qui le ren dent complètement légitime.. Quand l’alentour le disqualifie, il n'est pas condamné en tant que plaisir, mais à raison de ses connexions avec autre chose » (46). C ’est donc un même tort de faire de lui tout, comme de- le condamner par une sorte d’iconoclasme fanatique. Tout le problème est celui de sa spi ritualisation. Or. au niveau de l’esprit, bien au delà de la sensibilité, le même embarras revient : le sentiment doit-il être admis ou exclu ? Kant l’écarte toujours ; mais à une théorie qui, par sa manière de le comprendre, rendrait impossible tout désin téressement, il surajoute une conception de la volonté mo rale qui, en réalité, rendrait impossible toute volition. N ’estce pas une impasse de restaurer le désintéressement, en sup primant la capacité d’agir ? Sa doctrine a quelque chose de morose et d’inhumain dans son austérité. Schiller la caracté risait par cette épigramme : « Scrupule de conscience : Je sers volontiers mes amis ; mais, hélas ! je le fais avec incli nation, et ainsi je me sens tourmenté de la pensée que je ne suis pas vertueux. — Décision : Il n’y a pas d’autre parti à prendre ; tu dois chercher à en faire fi et à accomplir avec répugnance ce que le devoir t’ordonne » (47). Si, pour être morale, l’action doit contrarier le sentiment, même quand il
(43) Cité par M. G u y a u , op. cit., p. 109. (44) Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1908, pp. 112 et 118.
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(45) Gustave B e l o t , Etudes de Morale Positive, 1907, p. 194. (46) René L e S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, p. 387 e t pp. 388-390. (47) Cité dans D e l b o s , op. cit., p. 327.
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est spirituel, comment peut-elle se déployer, lorsqu’elle subit cette violence ? Quelle spontanéité gardera-t-elle ? Une psy chologie plus avertie démolit cette construction arbitraire et incohérente de Kant, et décèle le sophisme de cette démons tration « d’après laquelle, dès qu’un homme s’intéresse à quelque chose, il n’aurait en vue que son propre bonheur et agirait, par conséquent, en égoïste. C ’est le contraire de ce que révèle l’expérience, c ’est l’envers du bon sens même. L e mar tyr qui meurt pour sa foi, le soldat qui se sacrifie à la patrie, le savant qui risque sa vie pour une découverte seraient, à ce compte, des égoïstes notables » (48) ! En l’occurence, l’inté rêt comme le désintéressement jouent leur rôle tous les deux et le vocabulaire français se prête de lui-même à leur dialec tique. Si le soldat, le prosélyte, le martyr et le savant se dé vouent pour une cause, au point de mourir pour elle, c’est qu’elle les intéresse et qu’elle est intéressante ; mais eux, en se renonçant en sa faveur, n’agissent pas en gens intéressés, ni égoïstes. Ils sont désintéressés. Leur exemple est d’autant plus entraînant, intéressant, qu’ils sont plus désintéressés. Tous ces témoins d’un idéal plus grand qu’eux, qui les a sé duits, ont goûté, dans leur abnégation, une sécurité, une joie d’autant plus intense qu’ils n’ont pas fait retour sur elle au moment où ils l’ont savourée. De certains martyrs, l’histoire atteste qu’ils sont allés au supplice en se réjouissant. La va leur de leurs convictions, leur foi en elles les a soutenus, consolés, fortifiés. Leur désintéressement suprême n’a pu re poser sur une indifférence suprême, mais a été inspiré par un amour extrême. Tout aussi bien que l’égoïste, encore qu’au(48) Gustave B e l o t , Bulletin de la Société Française de Philo sophie, 1908, p. 176. — Il est probable qu’ici K ant ferait quelques concessions et quelques réponses, mais il n’est pas question d’exposer et de discuter à fond toute sa doctrine sur le rapport de la morale et des tendances. Là-dessus, voir M .-A . B l o c h , Les Tendances et la Vie Morale, 1948. A la page 63 il conclut : « Nous nous trouvons en pré sence de ce paradoxe : la doctrine qui a voulu s’édifier sur une hypo thèse purement rationaliste, disqualifier moralement la tendance, reje ter de la moralité toute action dont elle serait le principe nous montre finalement l’impossibilité de comprendre la réalité morale sans la ten dance, sans en faire au moins la matière que la raison soumet à sa forme ».
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trement, l’homme désintéressé s’intéresse aux objets qui font partie de son propre monde objectif extérieur et intérieur. Au rebours de l’égoïste, qui les rapporte à soi et se constitue leur centre, parce qu’il se juge supérieur à eux, il se donne à eux et se centre sur eux, parce qu’il leur reconnaît la primau té sur lui. Serions-nous forcés d’admettre « cette contradiction apparente : un intérêt désintéressé » (49) ? Et pourquoi pas ? Les obstacles, qui arrêtaient Kant à propos de la doc trine du bonheur, seraient supprimés. Pour concilier, en effet, les leçons de l’expérience avec les exigences du devoir, qui n’acceptent pas de compromis, il faut maintenir la tendance au bonheur, mais de telle façon qu’elle soit dégagée de tout empirisme ou de tout sensualisme, et que, de ce fait, nous puissions bâtir sur elle non pas une tech nique de la prudence et des conseils, mais l’impératif catégo rique. Pour devenir un optatif, celui-ci n’en resterait pas moins impératif, sans rien de conditionné. Qui veut obtenir un tel résultat doit nécessairement dépasser le plan de la sen sation, parce qü’en lui la multiplication et la diversification des inclinations ne se prêtent pas à l’unification. Si la raison seule peut unifier, ce n’est qu’en elle qu’existe et que peut être identifié le principe d’unité, principe de l’Ethique. Le bonheur ou la béatitude doivent être définis par la seule rai son, en tant que raison une et universelle. Nous pourrons alors avoir une idée sûre et précise de ce que doit être la sa tisfaction de l’ensemble de nos tendances. N ’étant pas sujette à autre chose qu’elle, à un objet particulier, la raison verra son autonomie sauve, et l’impératif catégorique, n’étant , plus subordonné à une condition, n’aura rien d’hypothétique. Les directives, pour assurer un tel résultat, sont contenues dans des observations fréquentes chez les moralistes, mais dont la banalité ne diminue pas l’importance. Sans doute, pour être exactement déchiffrée, l’idée de bonheur doit l’être en fonction de la raison pure ; mais, à son tour, la nature de cette raison ne peut être saisie que dans ses actes, qui sont toujours les actes déterminés de telles personnes particuliè res et qui sont variés dans leurs intentions. Ce qui satisfait (49)
A lfred F o u i l l é e , Morale des Idées-Forces, p. 263.
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Pierre ne contente pas Jean. Quand, pour un homme d’Etat, le rêve est le pouvoir politique, pour un savant ce sera la science et ses découvertes ou ses inventions, et, pour un hom me d’affaires, la conduite d’entreprises de plus en plus vas tes. Le bonheur se multiplie avec les goûts de chacun, sans avoir d’unité réelle. Les voies à prendre, pour le conquérir, sont objet de controverses. Bien que nous en ayons tous le même désir, nous n’avons pas à son égard les mêmes opi nions. Les volontés s’accordent, sans que les intelligences s'entendent dans un même concept bien circonscrit. Concluons que nous ignorons plus que nous ne savons ce qu’est la béatitude. D ’où vient donc que nous souhaitons tous, avec tant de ferveur, ce que nous ne connaissons pas tous ? Si le principe est vrai, « Ignoti nulla cupido », com ment souhaiter ce qui est inconnu ? Saint Augustin, qui for mule cette interrogation, y répond aussi. Les hommes peu vent savoir ce qu’est la béatitude, et discuter en quoi elle consiste, et où elle réside. Pour naître, une controverse sup pose toujours un repère, en fonction duquel s’apprécient les divergences et qui sert à les réduire. Or, il est certain que si toute manière de vivre n’amène pas avec soi le bonheur, ce pendant une vie heureuse est le souhait universel, et conséquemment ce concept comprend des éléments généraux sur lesquels l’accord existe (50). 11 s’agit précisément de les reconnaître, en analysant l’acte humain, c'est-à-dire en discernant en lui, à propos de n’im porte lequel, ses constituants essentiels, donc en négligeant les particularités individuelles, pour identifier les caractères universels, qui peuvent être mais ne sont pas nécessairement aperçus par toutes les personnes. Concluons que la béatitude se déterminera moins en regard des volontés singulières et variables à l’infini, qu’en fonction de la volonté-nature. Une fois de plus, l’analyse réflexive et métaphysique interviendra pour jeter les bases de l’éthique. Il ne paraît pas justifié de prétendre que la morale, qui devrait être positive, ne ren contre pas la métaphysique à son origine comme son point (50) S a in t A u g u s t i n , D e Trinitate, lib. 13, c. 4, P . L., t . 42, col. 10 18 -10 19 ; e t Sermo C C V I, c c . 3 -7 , P. L . 38, co l. 140 1-140 3.
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t d'appui principal, mais tout au plus à son terme, comme un complément surajouté. Nous ne croyons pas davantage que l’en « faire dépendre soit risquer plutôt de la compromettre et de la faire dévier qu’avoir de chance de la fortifier ou de la rectifier ». Nous ne pensons point que ce soit de droit une « nécessité pédagogique d’enseigner la morale sans la faire reposer sur la métaphysique » (51). Discutant, avec Gustave Belot, l’idée d’une morale essentiellement positive et fondée sur l’intérêt social, Jules Lachelier soulignait que, par son existence en nous, la raison fournit une base à la morale, et que, par le seul fait de sa présence et de son ac tion en nous, elle nous fixe nos fins propres, quand, au moyen de la philosophie, elle prend conscience et rend compte d’elle-même (52). De tout cela il faut bien convenir avec lui, et, précisément, sans concéder comme lui que la raison n’a pas de contenu distinct. Dès lors, il doit être possible de l’analyser pour y découvrir les fins qu’elle prescrit. Nous affirmons donc la liaison de son acte et de la béatitude.
§ 3 : Acte et Béatitude. Pour démontrer cette thèse qui vient d’être énoncée, il suffit de reprendre et de pousser jusqu’au bout l’argumen tation que nous avons construite à propos de la fin dernière. Saint Augustin en avise son auditoire : du multiple, qu’il se retourne vers l’unité ; qu’au lieu de s’écouler et de se disperser, il se réunisse ; dans cette unité réside la béatititude (53). Fichte donne le même conseil : la béatitude, c’est de demeurer dans l’unité ; c’est le retour de l’âme à l’un, le recueillement ; le malheur est la diffusion dans la
(51) G u s ta v e B e l o t , Bulletin de la Société Française de Philoso phie, 1908, pp. 162 e t 185. (52) Ibidem, pp. 18 1-18 4 . (53) Sermo X C V I , c . 6, P . L . 38, co l. 587 : « A m u ltis c u rre a d unum , d isp e rsa c o llig e in u n um : co n flu e , m u n itu s esto , m an e apud u n um ; n o li ir e in m u lta . I b i est b e a titu d o ».
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diversité (54). Il y a donc passage immédiat de l’idée d’unité à celle de béatitude, et, si tout acte de l’esprit enveloppe en soi l’idée d’unité à l’œuvre, il enveloppe aussi nécessaire ment celle de béatitude. Pourquoi cette connexion ? Une première preuve en est dans cette constatation que, s’il est une « joie de connaître », elle tient à ce que l’acte de connaissance réjouit par la clarté qu’il répand dans l’esprit sur les choses. Or, pourquoi cet acte est-il un trait de lu mière, sinon parce qu’il explique les phénomènes par leurs re lations d’antécédents à conséquents, de cause à effet, c ’est-àdire en les unifiant, en découvrant dans leur multiplicité un principe d’ordre et d’unité ? E t s ’il est un « bonheur d’e x pression » dans la manière de traduire la pensée, le motif 11’en est-il pas que cette expression « heureuse » rend sur le vif cette unité des choses et cette lumière intime de l’in telligence en contact avec le réel ? L a joie de connaître jail lit de l’unité de l’être et de l’esprit ; elle naît de l’unité de la présence d’esprit et de la présence de l’être. Parce que l’e f fort de la pensée est de s’unifier en unifiant l’être, et qu’elle tend à sa pleine présence et liberté d’esprit dans la pleine présence de l’être, la béatitude est au terme de son activité. Rappelons-nous, ici, les enseignements établis jadis sur la connaissance et la volonté, pour en tirer maintenant toutes les conséquences qui se résument en ces quelques phrases : notre esprit veut être entièrement soi ; il veut être entière ment tout ; il veut être pleinement tout et soi d’un seul coup. Pour connaître et me connaître, je veux devenir l’autre intentionnellement par l’intermédiaire d’une idée, qui en e s t le représentant et qui est mon idée en même temps que celle de la chose, à condition d’être bien élaborée. Cette présence intentionnelle de l’objet en moi se réalise au sein d’un acte de présence d’esprit à moi-même, qui, lui, n’a rien d’inten tionnel, mais implique l’identité réelle de moi, qui m e c o n n a is , avec moi, qui suis connu de moi. Il est manifeste q u ’e n ce cas l’identité du connaissant et du connu est plus stricte et
(54) F i c h t e , Initiation à (Aubier), pp. 111-112.
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Vie Bienheureuse, traduct. Rouché
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plus complète que dans l’autre, parce qu’elle est réelle et pas seulement intentionnelle. Dans mon acte, qui est conscience de moi à même, je me saisis sur le vif dans ma propre réalité. Sans doute cette conscience de moi, cette présence d’esprit n’est pas parfaite puisqu’elle est fort incomplète et toute par tielle. Mais l’intuition intellectuelle qu’elle comporte, pour être obscure, n’est pas nulle. Son obscurité est due au besoin qu’elle a, pour se réaliser, de la présence intentionnelle des choses, de la représentation d’un objet. Cela entraîne au sein de la conscience un dédoublement, grâce auquel elle se réflé chit elle-même en projetant en son intérieur sur un objet, qui la lui retourne, sa propre lumière. A u moment où elle prend du recul par rapport à soi, elle se rejoint et coïncide avec soi, au moins en partie. Si donc je compare ces deux éléments de la conscience, la représentation et la présence d'esprit, j ’en conclus que le second reste la condition essentielle du premier, puisque c’est par et dans la présence d’esprit que s’élabore la représentation ; j ’en conclus aussi qu’il en est le but, puisque la représentation ne se développe et ne multiplie ses actes que pour le progrès de la conscience de soi et l’épa nouissement de la présence d’esprit. Tout l’ordre de la repré sentation prend cette signification : par l’acquisition et l’objectivation des idées, ou, ce qui revient au même, par la for mation du jugement, me permettre de m’élever de l’incons cience propre au nouveau-né à une conscience de moi, à une lucidité d’esprit de plus en plus grandes. Par la connaissance que j ’en prends peu à peu, l’univers me donne de franchir au fur et à mesure la distance qui me sépare, moi encore in conscient, de moi parfaitement conscient. Cette montée de l’inconscience à la conscience par ce progrès de l’ignorance au savoir, qui installe dans la vérité en évitant l’erreur, est donc une ascension de l’esprit en lui-même dans sa lumière intime. Il ne se répand au dehors, en quête de connaissances, que pour introduire le monde en son intérieur et s’y domici lier lui-même. Pour qui comprend le sens de ses démarches, c’est bien plus elle-même que l’être extérieur que la pensée cherche et veut conquérir. Elle ne vise à maîtriser, à com prendre celui-ci que pour se maîtriser et se comprendre. Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son
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âme ? Lorsque des philosophes le considèrent comme un être dans le monde, ils n’ont pas tort, à une condition néanmoins : que leurs affirmations sur lui ne se bornent pas à cela. Si l’homme est dans le monde et parmi les êtres, "il faut ajouter que, grâce à la connaissance, le monde et les êtres sont en lui, car il les y a fait venir. Esprit, il est d’abord et surtout en lui-même ; il contient en lui le monde matériel plus qu’il n'y est contenu. A u lieu d’avoir pour fin le monde, il se constitue la fin de celui-ci, parce qu’étant une personne, il est une fin pour lui-même. Il se révèle tel par son effort pour prendre conscience de soi et dominer sa propre présence d’esprit. Il convient de répéter toute cette doctrine à propos de la liberté, qui découle en nous de la présence d’esprit, pour affir mer la liberté d’esprit par laquelle l’homme s’établit dans le bien comme il se fixe dans le vrai. De même que par l’initelligence, au lieu de se perdre uniquement dans la connaissance des objets extérieurs et de s’ignorer, de s’oublier ou de se méconnaître, la personne doit avant tout se connaître et se comprendre, pour donner un sens à l’univers ; de même par sa volonté, au lieu de poursuivre les seuls biens extérieurs et matériels, et d’être possédée par eux au moment où elle croit les posséder, elle doit, dans leur usage, sauvegarder toujours la vie de l’esprit et sa primauté, assurer son avènement par delà le bien-être corporel. Alors que l’homme risque de deve nir charnel jusque dans son esprit, et de perdre ainsi toute indépendance authentique, il doit devenir spirituel jusque dans sa chair. Par là s’affirme une liberté d’esprit affranchie du sensible dont elle se sert, établie au-dessus de ses contin gences et de ses vicissitudes. Sûre de ses ressources, fidèle à son idéal et confiante en lui, elle n’est décontenancée par rien. Or, si la joie s’ajoute à la connaissance dès que le jeu har monieux des facultés devient conscient, si elle s’accroît en core par l’accord de l’intelligence et de la volonté, de même que le beau se réalise par l’unité du vrai et du bien, ce déve loppement de la présence et de la liberté d’esprit dans le concert de toutes les facultés hiérarchisées ne peut qu’être le chemin du bonheur. Il est conditionné par une véritable as cèse au meilleur sens du mot. laquelle assure la subordination de la chair à l’âme. Un tel ascétisme garde une indiscutable
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valeur : « il est une condition des vocations les plus hautes » (55). Cette analyse elle-même ne peut s’en tenir là, à cause de l’ambiguïté qu’elle décèle au cœur de notre destinée dans ce monde. Incarné, soumis au progrès dans l’espace et le temps qui le dispersent et l’écartèlent, notre esprit a des ambitions qu’il veut mais ne peut satisfaire dans la situation présente. Quand il multiplie ses actes de connaissance et de volonté pour développer graduellement sa présence et sa liberté d’es prit, ce ne peut être que pour les réaliser un jour ou l'autre intégralement. Il aspire à une présence et à une liberté d’es prit totales, à une stabilité définitive et sans incertitude. Pour autant qu’elle est progressive, cette coïncidence par tielle avec soi, telle que l’état d’incarnation la permet, n’a de sens que si elle prélude à une coïncidence totale où notre esprit se tiendra en main, d’un seul tenant, sûrement établi dans le vrai, le bien. Ce n’est évidemment pas possible ici-bas. Aussi l’exigence d’incarnation qui nous caractérise s’accompagne-t-elle d’une exigence de transcendance, comme pour préparer, dans les conditions incertaines de la vie actuelle, une autre vie, qui soit une survie dans tous les sens du mot. E n ce sens, d’abord, quelle persiste lorsque celle-ci finit ; en cet autre encore qu’elle est au-dessus, par la situation supérieure q.ui lui est particulière. Aussi la Psychologie Rêflexive a-t-elle prouvé l’immortalité de notre esprit et diagnostiqué dans notre état présent les signes avant-coureurs et secrets d’une destinée fu ture, à la fois en continuité avec lui et différente de lui. L ors que ce qui entrave en nous la présence d’esprit, tel un voile tendu à l’intérieur du temple, aura disparu avec la mort, l’es prit ne sera plus distendu en lui-même au fil des jours, qui fuient ; il se recueillera en lui-même tout entier, d’un seul coup, dans une simultanéité totale avec soi. Son écartèlement intérieur prenant fin, il s’apparaîtra à lui-même d’un seul te nant. A u face à face avec le monde sensible, où l’objet cache à lui-même le sujet connaissant, succédera le face à face avec soi, où la personne se saisit dans toute son intimité de sujet (Ç5)
R e n é L e S e n n e , Traité de Morale Générale, i 94 2,i P- 3&9 -
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pensant et voulant. Ce qui était jusqu’alors dérobé est pro duit au grand jour. L ’âme se voit enfin dans son fond, telle qu’elle est et s’est faite ; elle se domicilie en son centre, sans demeurer davantage à la surface de soi. Elle se connaît com me être, qui accède à la pleine vie de l’esprit. « La vie spiri tuelle scellée, en quelque sorte utérine, de l’âme unie à un corps » (56), est mise en lumière et l’esprit possède à l’état adulte cette intuition immédiate et directe de soi qu’il sou haitait. Un mode de connaissance jusque-là virtuel et masqué se dévoile, qui donne d’être tout esprit et nous fait entrevoir la connaissance propre à l’esprit pur. Notre présence et li berté d’esprit seront totales et vérifieront les conditions du bonheur à la seule condition que nous nous soyons conformés sur terre aux lois de l’être, du vrai comme du bien, qui seules nous donnent de réussir l’unanimité intérieure par l’unité de notre être, de notre intelligence et de notre volonté. Le mouvement de transcendance ne s’arrête pas encore là. Tel qu’il s’est dessiné, il répond à l’incontestable prédomi nance de l’esprit sur le corps, mais sans lui faire dépasser sa propre immanence en lui-même. Or, il ne suffit pas d’opposer en nous l’exigence de transcendance à l’exigence d’incarna tion sans distinguer encore dans la première, au plan spiri tuel, une exigence d’immanence et une exigence de transcen dance. A u point où nous en sommes, nous avons peut-être le bonheur, tel que nous pouvons nous le procurer, mais non pas la béatitude, qui se réfère à l’être transcendant caché en nous. Cela ne nous défend-il pas de nous suffire à nousmêmes et d’être satisfaits ? Jusqu’où vont donc les ambi tions ? L ’esprit ne veut pas seulement être entièrement soi ; il veut encore être tout. Cela suit de ce qu’il pense et veut cha que être à la lumière de l’être comme tel. O r cette idée, qui est l’objet formel de notre connaissance, est immanente et transcendante à tout être limité. En nous le faisant compren dre et affirmer, elle nous le fait aussi dépasser, pour le poser en fonction d’un principe ultime d’unité. Nous ne connaissons (56) A . G a k d f.il, tique, t. 1, p. 132.
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. p., La Structure de l’A m e et l’Expérience M ys
et ne désirons rien de particulier qu’en le dominant de plus haut, de même que nous ne nous pensons et ne nous voulons qu’en nous survolant d’un point de vue universel. Nous n’étreignons le multiple et le divers dans l’éparpillement des détails qu’en fonction d’une perspective qui les rassemble tous en elle, précisément parce qu’elle leur est et nous est supérieure. Participé par chaque élément, sans être épuisé par aucun, ni davantage par leur ensemble puisqu’il impli que toujours un surplus de réalité, l’être enveloppe tout et lui-même est tout. C ’est parce que l’esprit s’élève, au moins intentionnellement, à cette vue exhaustive, que par ses pen sées et ses désirs il contient l’univers au lieu d’y être contenu. L ’être et l’esprit apparaissent d’égale immensité, d’égale infi nité, puisqu’ils sont tout, l’un et l’autre. Comme le pre mier est « une valeur de soi totalisante du réel », ainsi le second est « une fonction de soi totalisante du réel » (57)Plus que l’univers matériel, où les individus se succèdent dans le temps et se dispersent dans l’espace, et où l’être n’est qu’éparpillé, chaque esprit est un univers véritable, parce qu’il est, à sa manière, toutes choses ; il intègre et condense toutes les perfections dispersées ailleurs. Coextensif à l’être, il en est aussi compréhensif ; il est l’être par excellence. Tout est pour lui, qui est pour soi ; il « a plus d’affinité avec le tout » (58). L ’esprit est donc la perfection de l’univers comme, inversement, s’égaler à l’univers voilà la perfection de l’esprit. Cela précise alors quelle est la nôtre. N ’est-il pas remarquable que l’esprit humain prenne cons cience et possession de lui dans la mesure où il connaît et pose l’être ? Il ne passe de la puissance à l’acte qu’en actuant en soi l’être. Par des vues prises sur l’ensemble des choses, par des actes multiples, il réalise en lui, graduellement, les conditions de l’intellection en acte et de l’intelligibilité en acte. Puisque rien n’est compris en acte que dans ses rela tions au tout, là où le tout de l’être et de l’esprit sont donnés,
(5 7 ) R.-M . B r u C k b e r g e r , o. p ., L ’Etre, Valeur Révélatrice d e Dieu (Revue Thom iste), 1937, t. X L I I I , p . 2 2 3 . (5 8 ) Saint T h o m a s , 3 C. G., cap. 112, n ° s ; 1 P., q . 93 , a . a, a d . 3.
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»
sont aussi données en acte les conditions de l’intellection et de l’intelligibilité en acte. L ’effort de notre esprit parviendrait à son terme s’il réussissait à les réunir toutes ensemble dans un seul acte, d’un seul coup. Il comprendrait alors tout à la fois simultanément.. Il atteindrait sa parfaite simultanéité avec soi dans la parfaite simultanéité de tout l’être avec lui. Sa présence et sa liberté d’esprit seraient totales, parce que la présence de l’être en lui serait totale. Son activité serait à son comble, parce qu’elle serait tout acte ; elle égalerait l’idéal de l’acte d’intelligence, qui est la connaissance et la jouissance de tout l’être à la fois, dans un acte fixé pour toujours, ^ans vicissitude, dans le vrai, le bien (59). L ’unification de l’être et de l’esprit serait aussi achevée que possible. Des intuitions psychologiques notent sur le vif cette aspi ration et corroborent notre argumentation. Tel cet adolescent s’écriant : « On n’est un qu’en étant tout » (60). Tel Gabriel Marcel, pour qui le bonheur n’est qu’une certaine façon d’être présent à soi-même (61). Tel encore André Gide, qui veut, « par une attention subite, simultanée de tous les sens, arri ver à faire (c’est difficile à dire), du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l’attouchement du de hors... (ou réciproquement) ». Suit rénumération des sensa tions possibles ; puis Gide reprend : « E t tout cela ensem ble, etc..., en un petit paquet ; c’est la vie » (62). A vrai dire, Gide ravale ici, au plan de la sensation, une aspiration qui le dépasse infiniment et qui ne peut qu’y échouer si elle veut s’y satisfaire, car, par définition, son idéal ne s’y réalise pas. « La perfection implique une possession simultanée, et, dans le temps, chaque possession entraîne nécessairement une privation. Vérité que n’aperçoivent pas Gide et les dilettan tes ; nous ne pouvons goûter une forme de vie sans exclure toutes les autres, et jamais l’expérience ne sera exhaustive
(59)
Saint T h o m a s , 2 C. G., cap. 101 ; 3 C . G., cap. 39, dernier ; Compendium Theoloqiœ, ca p . 103. Auguste V a l e n s i n , François, 1939, p. 167. Gabriel M a r c e l , Journal Métaphysique, p. 280. A n d r é G i d e , L es Nourritures Terrestres (Œ uvres Complè
a rg u m e n t
(60) (61) (62)
tes, t. 2, pp. 18 1-18 2 ). 124
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parce que l’objet et nous-mêmes changeons à toute minute. Il n’est point en notre pouvoir de suspendre le vol du temps » (63). Ce dont nous rêvons la possession simultanée, ce n’est donc pas des êtres matériels éphémères, mais plutôt des êtres immortels, des personnes capables de connaissance et d’amour, d’accueil et de don, puisque dans ce monde des esprits, soustrait à la caducité de l’espace et du temps, cette simultanéité n’est plus une chimère. Aussi, lorsque nous remarquions tantôt quel’analyse de l’idéal enveloppé dans nos actes humains nous renvoie au delà de cette vie dans une vie future, nous devons maintenant ac centuer cette conclusion, puisque non seulement il dépasse l’espace et le temps et se situe hors d’eux tout en s’y ébau chant, mais qu’il transcende même notrepropre esprit. Il peut donc, encore moins, être parfaitement atteint dans les conditions terrestres où nous sommes engagés. Il n’en confir me que mieux le sens de la mort comme moyen d’accès à un sort meilleur. Evidemment, tous les mystères ne sont pas dissipés par ces affirmations, et des interrogations restent en core sans réponse. Pourtant, si au lieu d’être un anéantisse ment total, la mort est un détour et une tactique de la vie pour parvenir à ses fins, par cela même qui semble les compro mettre, l’homme ne sombre plus nécessairement dans le dé sespoir pur, mais s’ouvre à l’espérance. Bien que le succès de son entreprise s’avère des plus difficiles, et peut-être incer tain, elle n’est pas, dès l’origine, vouée à un échec fatal. Elle ne s’oriente pas à du pur négatif, mais à du positif par excel lence. Cet idéal, où il se veut tout être et tout esprit, parmi un univers d’esprits qui se veulent ainsi, comme lui, prêts à tout échanger entre eux pour ne rien perdre et tout recouvrer, ne représente-t-il pas une telle plénitude de réalité, de conscience et d’amour qu’elle comble sans laisser de vide, sans admettre en soi la moindre insuffisance, car elle ne laisse rien hors de soi ? Puisqu’il n’y a plus là aucune privation, rien n’y étant exclusif de rien, et que tout est dans tout, en s’y distinguant
(63) J . C h a i x , D e Renan à Jacques Rivière, Dilettantisme et A m o ralisme, p 166.
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d ’ailleurs nettement, nous avons donc la béatitude parfaite par soi. Cette béatitude devient un des traits de l’idéal et s’identifie à lui, sans l’altérer aucunement mais en permettant, au contraire, d’apercevoir la possibilité d’un intérêt désintéressé par une exacte synthèse de l’immanence et de la transcen dance. Par la vertu de l’analyse réflexive, cet idéal se profile comme en filigrane au plus intime de nos actes ; eux-mêmes sont en jeu avec lui. Il nous est si peu étranger qu’avec lui notre être et notre destin sont en question. Il est impossible de promouvoir son avènement en nous et, par nous, autour de nous, sans assurer notre avancement personnel, notre ac croissement de valeur. Tout idéal soit-il, il est la condition essentielle de l’amélioration de la réalité médiocre qui nous entoure. Le réalisme est dans l’œuvre quand l’idéalisme est dans l’âme, et c’est à force d’idéalité seulement que l’on re prend contact avec la réalité (64). Par son immanence en nous, il est lui-même notre intérêt, bien entendu ; il nous in téresse donc au premier chef. E t précisément, en nous inté ressant à lui et à nous-mêmes en lui, il nous prémunit déjà contre l’égoïsme et nous constitue désintéressés. Il est un pôle d’attraction situé au-dessus du plan inférieur où nous nous mouvons comme si, pour nous déplacer sur le sol, où nous sommes, il nous fallait fixer les yeux au ciel, où nous ne sommes pas ; comme si nous n’étions nous-mêmes qu’en pré tendant être plus que nous ne sommes. Plus qu’une pesan teur, ce centre de gravitation est une force d’ascension. Par cette harmonieuse proportion, l’idéal imposera le devoir sans exclure, mais plutôt en avivant l’ardeur du sentiment. Le péril d’égoïsme s’évanouira sans que soit tuée la spontanéité de l'action. L ’humain et le surhumain fraterniseront en nous. Or, si la Dialectique de l’Affirmation a vu surgir, à côté du beau, le concept de sublime, ce dernier commence à prendre une signification pour nous puisque, dans tout ce que nous accomplissons, l’idéal nous soulève au-dessus de ce que n o u s sommes et de ce que nous faisons, voire au-dessus de to u t ce qui est fini. Il faudra bien préciser vers quoi ou vers qui. (64)
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Henri B e r g s o n , L e Rire, 1900, p. 161.
Pour l’instant, cette apparition du sublime au cours de la Dialectique de VAgir fournit l’occasion de préciser le rapport de la conscience et de la béatitude. Certes, nous n’acceptons pas, ici, les philosophies qui parlent du « malheur de la conscience », parce qu’elles discernent en elle notre mal in curable ; la conscience susciterait en nous des ambitions dont elle nous révèle l’inanité, en nous montrant l’impossibilité de les réaliser. Elle provoquerait le rêve de conditions d’existence telles que leur réalisation détruirait celles qui sont notre par tage. A u lieu de tendre à être davantage, voire au maximum, nous irions à l’anéantissement. Le malheur serait donc ins crit au cœur même de notre conscience. Les raisons apportées sont les suivantes : notre conscience ne peut jamais se re joindre entièrement, parce qu’exister, comme l’étymologie l’indique, c’est toujours être hors de, donc à l’état de dissé mination dans l’espace et le temps, où tout est distant ; com ment, alors, réussir la rentrée en soi-même et l’unification au sein d’une telle brisure (65) ? L ’existence est incessante dis parition, instant qui s’évanouit, hétérogénéité de tout ; elle oriente à la fois sur l’autre et sur soi ; elle est une et multi ple, sans conciliation possible de ces contrariétés qui l’écartèlent (66). Elle est donc foncièrement échec dans sa tenta tive de succès. Sans méconnaître, bien au contraire, la réalité des antino mies ni leur aspect vital, nous ne les tenons pas ici théorique ment pour insolubles et nous ne croyons pas, par exemple, que l’écoulement du temps ne se prête point en nous à un acte de synthèse qui l’unifie de l’intérieur et prépare en lui l’éter nité. L ’existence et la conscience ne sont pas continuel éva nouissement, mais intériorisation progressive. Aussi l’idée de béatitude est l’âme de ce progès de la conscience, comme son aboutissement idéal et sa condition de possibilité. A vec plus de vérité que Kierkegaard, nous admettons qu’être « consiste à vouloir une seule chose : il s’agira de revenir de l’existence comme dispersion dans le temps et dans l’espace, de l’exis-
(65) (66)
Jean W a h l , Etudes Kierkegaardiennes, pp. 1 1 5 , 353, 463. Ibidem, pp. 5 3 3 - 5 3 4 -
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tence comme extension à l’existence comme tension... Par là même je m’unifierai, je tendrai vers ce caractère original... qu’il me faut conquérir » (67). Cela n’est pas un effort condamné par nature à l’échec et, de ce fait, source pour nous d’une angoisse sans remède. Cette réponse ne suffit point encore à nous tirer d’embar ras, ni à nous libérer de toute angoisse. L ’idéal d’être et d’es prit, qui surgit dans toute sa pureté du plus profond de nos actes, est tellement sublime, si élevé au-dessus de nous, si transcendant, qu’il éveille aussitôt un doute quant à notre ca pacité d’en faire en nous une réalité. Si la synthèse de son unité avec la multiplicité de nos actes et de nos personnes apparaît une gageure, cela ne justifie-t-il pas des philosophes comme Jaspers, qui ne trouvent pas de solution au problème du multiple et de l’un ? L ’impossibilité, que nous croyions écartée tout à l’heure, revient très pareille. Ne sommes-nous pas obligés d’avouer, nous aussi, que l’homme « est l’être qui se saisit, et (que), par là, il est l’être qui s’échappe à soimême » (68) ? Lui, qui est à un niveau si modeste, il se saisit en fonction d’un idéal si grandiose qu’il le voit lui échapper toujours et qu’il s’échappe ainsi à lui-même. Ne faut-il pas confesser, avec Jaspers encore, qu’il est pour luimême chiffre et mystère ? Certes, les énigmes ne sont pas déchiffrées et nous ne nions pas qu’il n’en résulte en nous de l’angoisse. Sans concéder que la connaissance et la réflexion sont un mal, il faut re connaître au moins qu’elles sont pour nous cause de tourment par la hauteur où elles campent l’idéal et par la pauvreté des moyens qu’elles mettent à notre disposition dans notre che minement vers lui. Cette anxiété, ces difficultés ne doivent d’ailleurs pas nous étonner ni nous décontenancer, si nous nous rappelons ce qu’est le sublime dans son mélange de vie et d’agonie, de crainte et d’espoir, de souffrance et de joie. Notre situation n’est donc pas celle des philosophies existentielles qui naufragent dans le désespoir. Plus que jamais, c’est l’heure de se répéter qu’un tel obstacle doit être affronté luci
dement, par l’intelligence d’abord, afin de montrer à la vo lonté libre comment éviter l’échec et s’assurer le succès. Si nous risquons des pertes irréparables, nous pouvons encore escompter les réussites les plus complètes. L ’angoisse, qui nous prend peut-être, ne surgit plus du seul face à face avec le néant, mais plutôt d’un « choix entre deux vertiges : celui du néant et celui de l’être ». Elle est « à la fois crainte du néant et attente d’une plénitude » (69). Ce que nous pouvons ne paraît pas égaler ce que nous rêvons et souhaitons. « Voilà pourquoi le destin de l’homme est si pathétique : son âme a des possibilités plus vastes que ses entreprises naturel les » (70). Comment égalerons-nous ce que nous pouvons a ce que nous ambitionnons ? Tel est exactement le problème. Mais une remarque est nécessaire pour en garantir la légi timité. Le présupposé, qui justifie l’argumentation et la conclusion à laquelle elle aboutit, est l’infinité positive, bien que seule ment tendancielle et virtuelle, de l’acte comme tel, et tout particulièrement de celui de l’esprit. L ’analyse du mouvement, qui dégage l’acte comme tel, apprend qu’il inclut les limites et l’imparfait, en même temps qu’il les déborde par son élan du fait qu’il les recule en progressant. Par sa tendance, où il s’affirme dans toute sa perfection, il se pose infini. L ’idée de l’acte comme tel est, en cela, le sosie de l’idée de l’être comme tel, qui inclut et dépasse les limites des différents êtres dont elle ne fait pas abstraction. A partir de là, il s’avère donc lo gique de conclure que l’idéal de notre acte, étant le parfait, est l’acte de l’esprit dans toute sa pureté, son intensité infinie, non plus visée mais effective. Par contre, le raisonnement ne saurait être aussi rigoureux en s’amorçant à l’idée de l’acte ou de l’être comme tel, qui font simplement abstraction des limites. Leur infinité, dans ce cas, n’est plus que négative et permet seulement de déduire que le fini n’est pas tout dans le réel, que l’infini positif n’est pas impossible, non qu’il est positivement possible, ni davantage qu’il est l’idéal de nos (69)
(67) (68)
Ibidem, p. 262. Jean W a h l , op. cit., p. 539.
Jean L a c r o i x , L e Sens du Dialogue, p. 20. R.-M . B r u c k b e r g e r , L ’Etre, Valeur Révélatrice de (Revue Thomiste, 1937, t. X L I I I , p. 224). (70)
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Dieu
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actes et leur condtion de possibilité. Une telle conséquence dépasserait les prémisses, ainsi qu’il arrive chez Marcel Nivard (71). Entre ces deux conceptions, le réel décide en faveur de la première et de ses perspectives plus vastes.
signe utile que constituait un embryon de conscience doulou reuse » (72), signe utile, quoique désagréable, du mal ! Mais une explication, qui donne la douleur comme un moyen en vue d’un bien, n’explique rien, puisqu’alors le vi vant recourt pour une fin à un moyen qu’en même temps il repousse : ce qui est contradictoire et formule tout le pro blème. Si le vivant fuit la douleur, puisqu’il réagit avec vio lence contre elle par suite de la foi fondamentale qui l’incite à se conserver, comment et pourquoi s’entraînerait-il à souf frir, s’adapterait-il à éprouver ce qu’il ne peut supporter ? Si l’œil avait la moindre aversion pour la lumière, il ne se serait pas développé pour la percevoir ! Comment peut donc se for mer le sentiment de la douleur, pour laquelle nous n’avons que ressentiment ? Qu’il y ait hors de nous des causes de douleur passe encore, et c’est inévitable ; mais la question est de savoir pourquoi la vie ne s’est pas simplement sous traite à leur action. « Le problème n’est pas celui de l’exci tant... C ’est la constitution du récepteur qui fait ici le mys tère. Si l’être vivant n’avait désiré connaître ni la lumière, ni le son, il n’aurait pas eu besoin de les fuir, il lui eût suffi de se fermer à leur action. Comment ne s’est-il pas fermé à l’ac tion des causes nocives, si elles étaient tant soit peu doulou reuses ? Voilà le problème » (p. 370). Vous prétendez que la douleur est utile comme renseigne ment sur des maux plus graves ; mais pourquoi faut-il que nous soyions instruits de ces menaces par un signe qui les aggrave ? Pourquoi faut-il que nous n’ayions pu connaître le mal organique que sous la condition d’en souffrir dans l’avis même qui en est donné, et d’en être ainsi « deux fois vic time » (p. 373), alors que cela n’apparaît pas rigoureuse ment nécessaire et que des phénomènes d’irritabilité jouent le même rôle sans recourir à la douleur (p. 177) ? Comment ce qui est un obstacle à la vie peut-il en devenir un ressort ? (v Le développement de la sensibilité dolorifique n’a jamais pu être l’objet d’un but direct, même mal conscient, analogue
§ 4 : La Douleur. Que la béatitude soit le but le nos actes, pour autant que nous voulons réussir en nous la totale unité du vrai comme du bien, cela n’empêche point que nous soyions exposés à l’erreur comme au mal, et qu’avec eux nous rencontrions par fois, sinon trop souvent, la douleur et la souffrance. O r, quand Terreur s’oppose au vrai et le mal au bien, les termes contras tants ne se présentent pas sur un pied d’égalité puisque l’er reur et le mal sont des éventualités que nous devons et vou lons écarter, tandis que le vrai et le bien, sont des éventualités dont il nous faut faire des réalités. Le même inégal balance ment se prononce entre la douleur et le plaisir, la souffrance et la joie, au physique ainsi qu’au moral. Si nous cherchons la joie, parce qu’elle est notre destin, mais fuyons la souf france, quel peut être, dans notre existence, le sens de la douleur, et tout d’abord de la douleur physique ? Remettons à plus tard celui de la souffrance morale. La réponse nous est fournie tout entière par Maurice Pradines, et nous la ré sumons ici. Une explication, qui est parfois présentée de la douleur physique, s’appuie sur une hypothèse métaphysique de fina lité : la douleur agirait comme « une cause de réactions dé fensives plus énergiques » ; elle serait un mal utile, sinon indispensable. Elle « est un signe du mal organique, qui per met d’y chercher remède : un mal simplement affectif, qui nous avise d’un mal plus grave. C ’est donc une arme défen sive. Mieux vaut souffrir pour éviter la mort que d’être e x posé à mourir faute d’avoir été prévenu du danger par la souffrance. La sélection aurait développé dans les espèces ce (7 1 )
13 0
Marcel N i v a r d ,
s.
j., Ethica, p. 19, n o te 3.
(72) M aurice P r a d i n e s , t. i, p. 371.
Traité de
Psychologie Générale, 1943,
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par exemple à celui de la sensibilité optique ; la nature, en effet, rejette la dojileur et n’a jamais pu la poursuivre » (p. 246). Avant toute réponse à ces apories, il est bon de signaler les principes et les présupposés qui la préparent. Une distinc tion franche doit être établie entre le comportement affectif auquel se rattachent le plaisir et la douleur, et le comporte ment perceptif auquel se réfère tout ce qui est proprement connaissance et représentation. Les deux sensibilités sont op posées par les faits, au point que les sens les plus objectifs et les plus représentatifs, comme l’oreille et l’œil, sont les moins subjectifs et les moins affectifs et, qu’à l’inverse, dans les états vifs et caractérisés de douleurs ou de plaisirs physi ques, l’affection tend à obnubiler la représentation. L ’évolu tion de la sensibilité vise nettement à constituer des sens et des organes de plus en plus connaissants, de plus en plus ex pressifs des choses, donc, de plus en plus objectifs et de plus en plus dégagés de toute affection subjective pour que soit mieux marquée la distinction du sujet et de l’objet. Leur ap parition trahit un effort pour anticiper le plus possible, quant au temps et quant à l’espace, par des impressions inaffectives, les impressions douloureuses qu’un excitant peut produire ; c ’est particulièrement sûr pour le toucher. Cela l’est aussi pour les sens du besoin, le goût et l’odorat, dont le progrès consiste à transformer en eux les affections originaires du besoin en représentations de ces affections, avec connaissan ces du lieu de l’excitant et de l’imminence de son action (pp. 368, 469, 506). L a douleur et le plaisir se ressemblent donc en ce qu’au rebours de la représentation ils n’ont rien de re présentatif. Tandis que celle-ci atteint la nature de l’excitant, puisqu’elle discerne en lui de la qualité, ils en jugent unique ment la valeur et non la nature. « L a douleur de brûlure ne pourrait servir à définir la chaleur comme qualité physique ; c’est le sens thermique qui nous la fait connaître dans ses intensités indolores variables, réunies dans l’unité d’une qua lité commune. De même pour la piqûre, la compression, la démangeaison. L a douleur pure est complètement aveugle... Le plaisir signifie : ceci est bon ; la douleur : ceci est mau vais ; la sensation : ceci est » (p. 359). L a douleur ne peut 13 2
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donc pas mieux que le plaisir correspondre à une essence des choses. Le plaisir ne peut « représenter l’excitant ; il ex prime non un objet, mais qu’un objet nous satisfait... De même, la douleur exprime non un objet, mais qu’un objet nous blesse » (p. 367). L a sensation et la perception, au contraire, atteignent dans les choses leur nature et leur qua lité, ainsi que leurs distances, grâce à l’intensité de ces qua lités. D ’où cette conséquence : autant à ces qualités corres pondent des organes spécialisés, autant « il ne peut y avoir (pour la douleur) d’organe récepteur, si on entend l’expres sion au sens où l’œil est un organe spécifiquement récepteur de la lumière et l’oreille du son » (p. 360). Mais les ressemblances du plaisir et de la douleur s’arrê tent là. D ’aucuns ont cru, de plus, qu’ils se rattachaient à une seule fonction et qu’ils étaient tour à tour la forme positive et négative d’un seul et même état. Pour certains, celui-ci serait la douleur, dont la suppression engendrerait le plaisir. Ailleurs, comme chez Aristote, le plaisir résulterait d ’une ac tivité normale, dont les formes anormales, c’est-à-dire in complètes, immodérées ou excessives, causeraient la douleur. Maurice Pradines n’admet ni l’une ni l’autre théorie. Se plaçant au stade élémentaire du vivant et de ses rela tions avec son milieu, il constate que son activité est en contact immédiat avec les sources externes de la vie et des occasions externes de mort et de dégradation. Ses moyens d’action consistent donc en des mouvements presque réflexes d’appropriation ou de défense, par lesquels il absorbe et re pousse. V oir si ces deux types de réaction sont réductibles l’un à l’autre, c’est aborder la question même du plaisir et de la douleur, de leur nature et de leurs rapports. Or, les contrastes des activités d’appropriation et de dé fense sont certains et tiennent à ce que les premières impli quent, quand les secondes ne supposent pas des tendances et des besoins. Le caractère important et décisif du besoin est sa spontanéité, qui se manifeste périodiquement d’elle-même, sans le concours d’une stimulation émanée d’un objet. Telle que la déclanche la douleur d’excitations locales, l’activité de défense, qui est répulsive, peut être automatique ou réflexe, mais elle est le contraire d’une spontanéité puisqu’elle est la
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réponse à une excitation extérieure et ne se produit jamais d'elle-même. « Tandis que, dans les activités défensives, l’e x citation locale est à la fois la cause qui éveille l’activité, et le but contre lequel cette activité est tournée, dans les activités appropriatives, le stimulant organique est, tout au plus, un signal, la véritable cause étant beaucoup plus profonde (l’ina nition par exemple, c’est-à-dire un phénomène probablement intra-cellulaire, dans la faim) ; et, quant au but, il est si peu la répression de la stimulation organique (du reste souvent agréable, comme nous l’avons dit, et que l’on cherche commu nément moins à écarter qu’à provoquer ou à entretenir), qu’au contraire, il concerne toujours un objet absent vers le quel la stimulation nous élance avec une force souvent irré pressible. C ’est cet élan justement qui nous fait parler ici de tendance, alors que la réaction défensive contre la douleur apparaît comme un réflexe » (p. 293). Cette diversité dérive d’une autre encore plus profonde dans les significations biologiques. La défense se dresse contre un danger présent sous la forme d’une agression locale, qui est un accident. Si exposée que puisse être la vie d’un indi vidu, du fait de ses ennemis ou de sa constitution, comme « il n’est pas dans sa nature de connaître l’agression, externe ou interne » (p. 294), cette activité défensive ne peut être or ganisée que comme une activité conditionnelle qui attend le danger pour s’exercer et qui pourra, théoriquement, rester indéfiniment sans emploi. Pour sa part, l’activité d’appropria tion, qui tend à l’assimilation de quelque objet complémen taire, a sa source dans le vivant et son ressort dans son auto nomie et sa spontanéité. Tandis que le danger est une exci tation accidentelle, artificielle, l’objet complémentaire est la source d’une aspiration naturelle. Alors que la défense a son origine dans une sensation présente, l’appropriation la prend dans une sensation anticipée, dans une sorte de prénotion organique. En face de la première, qui est a posteriori par rapport à la sensation et la reçoit ou la subit, la seconde est a priori et, pour une part, la construit de son besoin même. Au rebours de ce besoin, qui lance en avant, la défense est une fuite en arrière, car l’aversion est vide d’élan. Et cela révèle un nouveau contraste. Dans la fuite, une
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chose est déterminée : le point d’où nous fuyons ; quand nous repoussons, un endroit est précis : celui d’où nous re poussons ; mais, hormis cela, tout est indifférent et peu im porte où vous allez, où vous rejetez. « Un sens orienteur y est peu nécessaire, car le mouvement n’y est pas dirigé vers ur lieu : on dirait plutôt qu’il se dirige sans choix vers tous les lieux, sauf un... Le mouvement de défense n’a rien d’orienté. C ’est le caractère qui avait déjà le plus frappé Jennings dans les avoiding reactions de ses Protistes. Il voyait en elles une apothéose du hasard » (p. 503) ou de la chance. Si les réactions répulsives sont indéterminées quant à leur direction, tandis que les réactions positives « seules sont orientées et originellement sont fatales » (p. 289), c’est donc que dans les secondes il y a et que dans les premières il n’v a pas de tendance et, qu’en conséquence, « les activités de défense et les activités d’appropriation, que l’on pourrait croire d’abord identiques au fond, se présentent à l’analyse comme contraires et irréductibles l’une à l’autre » (p. 300). En fonction de cette opposition doit s’entendre celle du plaisir et de la douleur, car si la douleur est à l’origine de la défense, qui se manifeste sous la forme d’un mouvement vers le point excité pour en écarter l’excitation, l’activité d ’appropriation ne s’amorce à aucune stimulation locale, mais dans une tendance ou un besoin ; d’eux jaillit la recherche de cette stimulation, qui est hédonique. « L ’appropriation s’achève donc dans le plaisir aussi naturellement que la dé fense commence dans la douleur » (p. 302). Rattachés à des principes irréductibles entre eux, le plaisir et la douleur sont irréductibles l’un à l’autre. La douleur est d’abord irréductible au besoin, car elle tient à l’action d’une chose présente, dont l’éloignement soulage, tandis qu’il est lié à l’anticipation d’.un objet absent dont la présence et la possession apaisent. Elle est aversive et répul sive, quand il est impulsif et propulsif ; si nous provoquons et cultivons les besoins, car n’en pas avoir paraît une misère et une déchéance, nous ne poursuivons pas la douleur. Concluons qu’elle est encore irréductible au plaisir (p. 317, 360). Liée à une excitation locale, la douleur est excitable infailliblement, du dehors, par des stimulants déterminés sus
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ceptibles d’agir en tout point de la surface cutanée ; le plai sir, lui, n’est pas excitable par des mécanismes purement ex ternes, ni lié à la stimulation de points locaux ; il ne s’ex plique jamais, comme la douleur, par une excitation exté rieure indépendante d’un facteur variable et subjectif, qui l’anticipe, l’appelle et la complète. Il ne peut être produit par une stimulation immédiate, mais par la stimulation du be soin dont il naît (pp. 383-386). Donc, « le plaisir et la dou leur se distinguent et s’opposent comme les expressions res pectives essentielles de la vie de relation dans leur exer cice » (p. 367). A u vrai, tous ces présupposés ne facilitent pas la solution du problème de la douleur, puisqu’ils nous interdisent de ré pondre que la nature l’a inventée comme le signal d’un mal pus grave, par une sorte de développement direct de la sen sibilité. Cette .vue trop simpliste contredit les lois de la vie et de sa conservation. Pradines le remarque et suggère une autre issue. L a nature n’a pu avoir en vue la constitution d’une sensibilité dolorifique, puisqu’elle la repousse de toutes ses forces. Donc « cette acquisition a tout le caractère d’une sensibilité de surprise, que l’organisme aurait développée en lui à son insu, et cependant nécessairement, en poursuivant un affinement à la fois indolore et supérieurement utile, qui ne devenait source de douleurs que dans ses effets les plus indirects (p. 175). Nous sommes là en pleine énigme ! Pour être comprise, la douleur doit venir à sa place dans l’enchaînement des idées, et c’est toute la difficulté. Puisqu’elle ne peut être un but de la vie, ni de la pensée, comment peut-elle s’insérer logique ment dans une suite où le rapport à un but semble être le seul principe de cohésion ? Et, si elle n’y est pas rigoureuse ment introduite, comment peut-elle être comprise, admise ? 'N ’est-elle pas un scandale ? Une sensibilité dolorifique, qui est « une sensibilité de surprise », n’est-elle pas un hasard, donc inintelligible ? Sans doute ! Aussi l’expression ne peut-elle signifier que ceci : la vie rencontre la douleur devant soi sans la vouloir, quoique nécessairement et en voulant l’eviter ; sans faire d’elle une étape de son chemin, elle la suscite par un inévita 13 6
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ble contrecoup de son progrès, qui ne saurait être compromis ni même retardé par là. Ainsi la pensée trouverait son compte et respecterait les visées de la vie. Ce qu’ambitionne celle-ci dans l’évolution de la sensibilité, c’est d’organiser des sens plus représentatifs qu’affectifs et de transformer en expression l’impression des choses sur nous ; cela grâce à la conscience, à la connaissance. Il s’agit, par ce moyen, d’anticiper dans le temps et l’espace l’action éven tuelle des objets sur nous et « de substituer des parades à des ripostes » (p. 173). Le propre du tact, d’où se peuvent tirer d’autres sens, est de faire devancer le plus possible, par des impressions inaffectives, les impressions douloureuses qu’un excitant peut produire, et c’est pourquoi, dans le cas d’un objet pointu, par exemple, l’organe est sensible à la pres sion avant de l’être à la piqûre. Evolution qui n’aboutit à plein que dans l’oreille et l’œil, où l’organisme sent les choses et ne se sent pas lui-même. « Les deux types essentiels de l’activité sensorielle : l’affectivité et la sensorialité... (sont) le résultat d’une différenciation survenue dans une activité ori ginelle, dont les deux fonctions constituent simplement les deux stades de développement » (p. 368). Or, cette activité originelle de la vie est une irritabilité physique, qui détermine une action de réflexe automatique et de défense. Et, précisé ment, l’effort pour substituer, par le moyen de la connais sance, une défense ou une appropriation réfléchies et conscientes à une défense et à une appropriation réflexes, a pour conséquence, comme par ricochet, l’apparition de la douleur, que l’homme fuit, en face du plaisir, qu’il cherche. Du fait de la conscience, l’anticipation d’une irritation dans une impression, qui est une sensation reçue sans irritation, ne peut rendre le plaisir possible sans provoquer l’éventualité de la douleur. Cet affinement indolore, poursuivi et réalisé déjà dans la sensation tactile, a pour choc en retour la dou leur. En voulant rendre l’être sensible à des irritations de moins en moins affectives, qui ne correspondent plus à des agressions mais à des menaces d’agression, la vie ne pouvait y réussir sans rendre plus sensible cette excitation irritante quand elle se produisait et, par conséquent, sans pousser la conscience de cette excitation même jusqu’à cette vivacité qui
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est la douleur. Grâce à la connaissance, la conscience amortit l’affectivité, mais en même temps-' l’augmente. La douleur apparaît à la suite de la conscience et de l’intelligence, « et presque comme son ombre » (p. 379), car cette conscience de l’irritation liminale originelle ne s’avive point sans élever progressivement celle-ci au-dessus du seuil primitif, donc sans la rendre non pas plus violente mais plus sensible. Elle rend expressives, et par conséquent conscientes, clairvoyantes, hy persensibles, ses excitations les plus faibles. Ainsi la douleur paraît, avec une véritable nécessité, dans un ordre de vie où elle n’a de place ni comme fin ni comme moyen, et la nature la rencontre sans la chercher, dans son effort même pour l’écarter. Elle a dolorifié l’irritation. « A u tre chose est de poursuivre la douleur comme but, autre chose de se donner des buts qui ne peuvent être atteints qu’à tra vers la douleur » (p. 377). Que la vie y ait consenti, ce n’est pas « en raison des avantages douteux dont (cette douleur) est la source, mais en raison des avantages liés au dévelop pement de la sensorialité et de l’intelligence » (pp. 378-379), d’un mot, de la conscience. Le risque n’était rien auprès des bénéfices que représentent une conquête vitale de première importance. « Le mouvement de la vie, qui n’a pas le plaisir pour but, ne trouve pas toujours non plus son frein dans la douleur... (Il) est le type de ces forces que ne déchaîne point le plaisir et que n’intimide point la douleur » (p. 377). D ’ailleurs, la vie ne risque pas la douleur sans se mettre en garde contre elle. Puisqu’elle veut, par la connaissance, orga niser en avant de la défense réflexe et douloureuse une dé fense consciente, voire réfléchie, qui permette de réagir sans souffrance et sans incommodités, elle crée une marge entre la sensation et l’irritation proprement dite, pour prévenir ainsi l'apparition des douleurs qu’elle rend possible. Tout en n’ayant pas peur des risques et du danger, elle ne rougit pas de se prémunir contre eux. Ni timide ni téméraire, mais sage et sûre de ses ressources, telle est l’intelligence, comme aussi la vie, dans ses entreprises. Voici, de plus, une contrepartie. Si la douleur éclot au sein de l’activité de défense en plein développement, le plaisir ap paraît quand s’épanouit l’activité d’appropriation, mais cette
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fois le résultat répond au plus haut au souhait de la vie. En s’insinuant dans ces activités, la conscience sensorielle « com muniquait, par voie de répercussion, une clarté et une dis tinction de plus en plus vives à leurs élans les plus aveugles et les plus intimes » (p. 390). Or, si au rebours de la dé fense, et par conséquent de la douleur, le besoin et par consé quent le plaisir impliquent une prénotion, une anticipation des objets complémentaires, celles-ci ne peuvent être que la conscience des affinités organiques élémentaires, telles que la sensorialité l’éveille. « Le sens n’est ici qu’une affinité triom phant de la distance » (p. 391). Mais il suscite dans le besoin une conscience de stimulations et de réactions très différentes de celles de la défense. Alors que la défense est une attitude de refus, où l’être vivant ne cherche qu’à se mettre à l’abri, n’importe où et n’importe comment, l’appétition, qui est conquérante, doit découvrir en soi, quand elle prend conscien ce de soi, tout autre chose que l’opposition à l’extérieur ; elle y discerne un objet externe sans doute, mais intime au sujet, donc acquiert une connaissance où le sujet se reconnaît luimême, car, se pénétrant du réel, il se pénètre. « C ’est une connaissance paradoxale des choses extérieures par leur inté rieur. Dans le plaisir, le sujet s’affronte à une sorte d’objet ambigu qui apparaît à la conscience comme une figure pro jetée du sujet lui-même. Le plaisir le plus profond est lié à cette espèce de vision ou intuition de soi-même à travers une apparence d’objet... Le plaisir exprime une conscience vivifiée de notre bien, comme la douleur exprime une conscience vivifiée de notre mal : ainsi comprenons-nous na turellement qu’il ait dû se développer, comme la douleur même, en proportion de la conscience plus fine, que nous ac quérons, dans la sensation des plus insignifiantes appétitions qui lui servent de base, et des plus lointaines et plus indirec tes stimulations susceptibles de répondre à ces appétitions » (p. 393). Mais tandis que, dans la défense et la douleur, la conscience engendre un monde d’oppositions et d’exclusions entre les êtres, dans l’appropriation et le plaisir elle crée un monde de participations et de relations auquel les êtres se mêlent et où ils communient (p. 394). Ainsi le plaisir et la douleur sont rattachés de façon très
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cohérente à la constitution de la sensibilité. Il y aurait mau vaise grâce à contester à Maurice Pradines que « ces résul tats n’apportent beaucoup de clarté sur la question » (p. 368). Ils laissent subsister cependant une difficulté. Maurice Pradines soutient qu le plaisir et la douleur ne se rattachent pas, comme le croit Aristote, à une activité uni que, dont le fonctionnement est normal et anormal, mais à deux types d’activité irréductibles l’une à l’autre : la défense et l’appropriation. Que ces deux activités aient des caractères contraires, cela ne peut se refuser ; mais qu’elles soient irré ductibles, c’est peut-être plus difficile d’y consentir, si ce terme veut dire : impossibles à unifier. Puisqu’elles sont deux activités d’un même être, elles doivent être au moins ordon nées, hiérarchisées. Que l’appropriation manifeste une finalité, c’est clair, puis qu’elle la révèle positivement par une tendance vers l’objet qui a provoqué l’excitation et répond à un besoin. Mais est-il exact que l’activité de dépense n’en trahisse point ? Pas direc tement, oui, car elle repousse l’objet qui détermine l’excitation et qui constitue une menace. Evidemment, elle ne tend pas à ce qu’elle écarte. Pourtant, ce rejet ne peut être que le geste résultant d’une finalité qui risque de ne pas aboutir car elle se sent contrariée. Se sentir ainsi menacé, cela ne se peut qu’en fonction d’une finalité qui est en péril de ne plus s’exer cer normalement. Quelque irréductibles que soient la défense et l’appropriation, elles ne sont plus alors sans unité puis qu’elles sont les mouvements inverses d’une même fonction. E t, quand la douleur se rattache à la défense et le plaisir à l’appropriation, il n’est pas impossible que le second réponde au fonctionnement normal et le premier au fonctionnement anormal d’une activité. L a théorie d’Aristote n’est pas incom patible avec ces données. Quoi qu’il en soit, nous trouvons là une lumière sur l’exis tence spirituelle de l’homme. Puisque, en développant la conscience à laquelle est lié le plaisir, la vie a rencontré la douleur sans le vouloir et s’est prémunie contre elle, elle n’a pas été devant elle soit timide, soit téméraire ; elle n’a pas eu peur des risques pour s’assurer des avantages capitaux. Ne doit-il pas en aller encore ainsi, quand nous dépassons le plan
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de la sensorialité pour celui de l’intelligence, à laquelle est lié non plus le plaisir mais la joie ? Ne pressentons-nous pas que si notre tâche est d’assurer, dans un monde matériel et charnel le règne de l’esprit, elle revient à élever un monde in férieur au niveau supérieur ? Dès lors, il ne suffit plus sim plement d’accorder les sens et l’esprit, ce qui revient, au fond, à accorder l’esprit aux sens et à le rabaisser, mais la tâche est de manifester dans le sensible et le matériel la transcen dance de la raison, à laquelle ils ne peuvent être strictement commensurables. La simultanéité de ces deux exigences de transcendance et d’incarnation, ainsi que leur contrariété, définissent la sublimité de notre vocation ici-bas avec les pos sibilités de souffrance et de sacrifice qu’elle entraîne pour qui veut y être fidèle. Qui doit monter si haut, tout en partant de si bas, et se sent distendu entre une force de pesanteur et une force d’ascension, ne progresse qu’à travers les risques de souffrance affrontés sans timidité comme sans témérité. Cette conception de la souffrance, qui la montre comme la rançon d ’une conquête et non comme un mal en soi, justifie un optimisme de la difficulté qui, sans être béat, est sans illusion. Nous y reviendrons bientôt pour préciser la nature et le sens de ce sacrifice.
§ 5 : Le Désir de la Béatitude. Lorsque, dans le paragraphe 2 de ce chapitre, nous avons résumé les vues de Stuart M ill sur la conscience moi'ale, nous avons compris que, d’après lui, elle est quelque chose de natu rel et d’acquis, sans être une faculté innée. En distinguant le naturel et l’inné, en affirmant que ce qui est acquis peut être naturel et n’être pas inné, il rejoint à son insu un vocabulaire et une distinction familières chez les philosophes scolastiques au sujet de la béatitude et du désir, ou de « l’appétit » que nous en avons. Puisqu’ils conviennent, en général, que ce dé sir est naturel, en quel sens l’est-il ? E t si d’aucuns confon dent naturel et inné, tandis que d’autres, dont nous sommes, les distinguent, quels sont les différences et les rapports en tre les deux idées ? Par les précisions et la rigueur qu’elles
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donnent à la pensée, ces analyses très poussées de la tendance gardent leur utilité comme leur actualité. Le terme « appetitus naturalis », désir ou appétit naturel, est susceptible de deux interprétations : en premier lieu, il représente la tendance qui suit une forme naturelle ou une nature ; en second, il traduit un acte émané nécessairement de la volonté à la suite d’une connaissance. En effet, dans un être intellectuel, comme tel, un désir naturel est un acte de volonté ; mais, comme cet acte de volonté suppose une connaissance de l’intelligence, il sera le désir naturel d’un être intellectuel, s’il suit nécessairement une connaissance intellec tuelle. Voilà le langage et l’explication de Sylvestre de Ferrare (73) et voici ceux de Cajétan. Le désir naturel est d’abord une inclination propre à notre nature, et donc, innée comme elle ; ce n’est pas encore un acte issu de nous, mais une orientation vers lui. Cette ten dance à l’opération existe dans les facultés diverses, avec les quelles elle ne fait qu’un et dont elle ne se distingue point. Le désir naturel signifie, de plus, l’opération de la faculté de désirer, qu’elle soit rationnelle ou sensitive, pour autant qu’elle se dirige vers ce que la connaissance lui montre (74). Le contraste entre les deux cas est nettement dessiné puisque, dans le premier, il n’y a pas d’opération mais une aptitude à l’agir, tandis que l’autre implique expressément l’acte de dé sirer, l’agir. Cet acte de désir est déclaré naturel pour être distingué de celui qui implique un choix libre (75). De cette opposition fondamentale résultent quelques différences. La tendance du premier genre se rencontre en tout être, en toute nature, en toute faculté d’opération, qu’elle soit connaissante ou non ; elle est fixée dans une ligne particulière, et, selon que la nature avec laquelle elle fait corps implique une dé pendance de quelqu’un d’autre, elle appelle aussi la même ori gine. A u contraire, la tendance de la seconde espèce réclame la connaissance intellectuelle ou sensible ; elle s’oriente non pas dans une ligne donnée, mais vers tous les objets qui lui (73) In 3 C. G., c. 51, IV , nos 2 et 1. (74) C a j e t a n , in 1 P., q. 78, a. 1, V . (75) C a j e t a n , in 1 P., q. 60, a. 1, I et II.
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sont présentés ; conséquemment, elle a son origine dans la conscience, dont elle une faculté déterminée (76)Distinguons donc, au total, une tendance naturelle innée et une tendance naturelle produite, ou, équivalemment, un désir inné radical et un désir produit, émané ; dans ce dernier cas, le terme médiéval est : desiderium elicitum. Par ce désir ra dical, cette tendance innée, l’œil désire voir et souhaite l’ob jet visible, afin de poser son acte de vision ; de même l’intel ligence et la volonté désirent penser et vouloir. En ce sens, toute faculté, tout pouvoir d’action est, par nature, un ressort tendu vers l’agir. Il a son inclination naturelle dans un sens fixé et s’oriente spontanément à l’objet qui lui convient. « Mais, en plus de cela, il y a la tendance psychologique comme suite à la connaissance : elle est le principe d’un mou vement affectif, non parce que cela convient à l’acte de telle puissance, la vision pour l’œil, l’audition pour l’oreille, mais parce que cela convient absolument à l'être vivant » (77)L ’objet que je vois, pense ou veux, je ne le désire plus pour le voir, le penser ou le vouloir, mais pour m’en nourrir par exemple, ou pour découvrir des lois chimiques et physiques, et agir ensuite en conséquence afin d’en tirer parti. Par cette nouvelle tendance, consécutive à un acte, je ne m’arrête plus à cet acte et je ne centre plus une chose sur moi, mais je m’oriente sciemment vers autre chose et j ’entre en rapport avec l’extérieur'. L e désir évolue ainsi de l’esprit à son acte, et de son acte aux divers êtres, qui s’offrent. Mais, dans ce dernier cas, le désir d’un objet n’est pas toujours déclaré naturel ; il ne l’est que s’il est nécessaire et ne dépend pas uniquement d’un choix arbitraire ou libre. Loin de pouvoir l’éviter, je ne puis, au contraire, y échapper ni l’ignorer. Là encore, une distinction traditionnelle intervient. ‘ Ce désir na turel, inévitable, de quelque réalité, peut être implicite ou ex plicite, selon que j ’ai distinctement, expressément l’idée de ce que je souhaite, ou que, sans l’avoir ainsi formellement, je l ’inclus et j ’y fais virtuellement appel à propos de tout.
(76) (77)
C a j e t a n , in 1 P., q. 19, a. I , V . Saint T h o m a s , i P., q. 80, a. 1, ad. 3 et q. 78, a. 1 ad. 3.
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Cette analyse peut être abstraite ; elle n’en a pas moins pour résultat une conception très dynamiste du réel, puis qu’elle introduit la tendance au cœur de l’être et partout. Celle-ci devient si bien le ressort de tout acte qu’elle n’est à son origine que pour en subir le contrecoup et prendre, après lui, de nouveaux développements qui la différencient en ellemême. Si le lecteur se rappelle la théorie de l’esprit et de ses facultés, s’il se souvient comment celles-ci jaillissent sponta nément de celui-là (78), il lui sera facile d’illustrer cette ten sion intérieure que nous venons brièvement de résumer. Cela fournit la solution d’un débat sur la suprématie de ces deux principes contraires : N il volitum nisi præcognitum ; N il cognitum nisi prcevolitum. Lequel mettre en premier : Rien n’est voulu, qui ne soit d’abord connu ; ou bien : Rien 11’est connu, qui ne soit d’abord voulu ? Faut-il accorder que le premier, « tout en étant vrai pour une connaissance et une volition conscientes, ne s’applique p»as aux premiers remous faibles préconscients de l’acte cognitif » (79) ? Cet acte tout premier de connaissance ne peut, en effet, jaillir d’une connaissance antérieure, et nous ne devons pas oublier que la connaissance n’étant qu’une des formes, où se manifeste consciemment la vie, elle est un résultat pour lequel travaille la nature subconsciente ontique de l’homme. Ce « niveau ontique de la réalité » est lui-même un degré au-dessous du ni veau psychique, où la pensée prend place. Du fait que notre activité monte de l’imparfait au parfait, elle prend sa source dans un élan infatigable préconscient, qui est une tension d’acte ou une tendance à l’acte, donc, par conséquent, un vou loir d’acte, une fonction volitionnelle. Ne faut-il pas en conclure : N il cognitum nisi prævolitum ? L a connaissance naît bien d’un désir préconscient ; toute pensée part d’un bien inconsciemment désiré, car toute opération psychique a un commencement inconscient. Il est évident qu’il faut concéder que la conscience jaillit en nous de données préconscientes, parce que, si nos actes (78) A n d r é M a r c , Psychologie R éflexive, liv . 3, ch . I. (79) H u n te r G u t h r ie , Introduction au Problème de l’Histoire de la Philosophie, pp. 12 0 -12 1 ; v o ir pp. 120 -133, 159-165, 2 15 -2 1 6 .
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réalisent seuls toutes les conditions de la conscience en acte, ils doivent avoir leurs assises dans un « niveau ontique » où ces conditions ne sont pas encore toutes en acte. L ’acte de connaissance naît donc d’une tendance à l’acte, ou d’une orientation de l’imparfait au parfait. Les fondements derniers de l’être sont ainsi mobilisés en état de tension ou mis en état d’alerte. L a théorie de l’acte et de la puissance et celle de leurs rapports veulent dire exactement cela. C ’est peut-être une autre affaire de prétendre que cette tendance à l’acte soit une fonction déjà proprement volitionnelle. Pris en cette gé néralité, le concept de tendance est lui-même analogue, pour le motif qu’il inclut toutes les variétés possibles, dont l’une est la volonté. O r, un principe pour les différencier entre elles est de discerner, si elles sont antérieures ou postérieures à l’acte, et surtout si elles sont postérieures à l’acte de connaissance, car cela change leur essence. En ce dernier cas, il ne paraît pas indiqué de modifier le vocabulaire cou rant et d’attribuer à tous les cas de tendance le nom de vo lonté qui vaut de l’un d’eux : la tendance qui résulte de la connaissance et de la conscience intellectuelles. S ’il s’agit du tout premier acte de conscience et de ses origines, il est loi sible de dire qu’il n’est pas connu ni produit, s’il n’est pas d’abord visé, sans en conclure qu’il n’est pas connu, s’il n’est pas d’abord voulu. Par la suite, dans l’évolution de la conscience et de la volonté, il n’est pas question de nier que nous ne puissions vouloir penser avant de penser ; mais c’est alors un autre débat. D ’ailleurs, vouloir penser, n’est-ce pas déjà penser ? Ainsi en passant à l’acte, surtout à l’acte de conscience, pour rebondir à partir de lui, la tendance se métamorphose de pur besoin en désir, qui est inquiétude par le fait d’être conscient. Après d’autres, Locke n ’a pas eu tort de donner une place à l’inquiétude, au malaise, uneasiness, dans sa psy chologie, d’y voir les corrélatifs du bonheur ou du plaisir et le principal stimulant de la volonté dans ses décisions (80). Nous devons savoir éveiller en nous les inquiétudes légitimes (80) L o c k e , Essai sur l ’Entendement Humain, liv . 2, ch . 20, § 15 et ch . 2 1.
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afin de mieux parvenir au bonheur ; sans elles, nous demeu rons apathiques et engourdis. L ’analyse du besoin et du désir justifie l’inquiétude au regard de la raison. Nous n’allons au bonheur qu’à travers l’inquiétude, de sorte qu’à cette sentence de Leibnitz, que « le bonheur est pour ainsi dire un chemin par des plaisirs » (81), il vaut mieux substituer cette autre, qu’il est un chemin par des tourments. Dans les philosophies qui mettent dans la connaissance notre malheur, la part de vrai c’est qu’elle est sans doute notre tourment ; mais, qui ne veut pas tomber dans l’erreur doit ajouter : notre tourment, pour notre bonheur, par la découverte de l’idéal et le senti ment de son contraste avec la réalité. Tel est le sens de la souffrance ! Loin d’être un signe de décadence, c’est une preuve de progrès. « Q u’est-ce que l’Europe ? demande Paul Hazard. Une pensée qui ne se contente jamais. Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse jamais de poursuivre deux quê tes : l’une, vers le bonheur ; l’autre, qui lui est plus indis pensable encore, et plus chère, vers la vérité. A peine a-t-elle trouvé un état qui semble répondre à cette double exigence, elle s’aperçoit, elle sait qu’elle ne tient encore, d’une prise incertaine, que le provisoire, que le relatif ; et elle recom mence la recherche désespérée qui fait sa gloire et son tour ment. Hors d’elle, non touchées par la civilisation, des masses d’humanité vivent sans penser, satisfaites de vivre. D ’autres races se sentent si vieilles, si lasses, qu’elles ont renoncé à une inquiétude encore fatigante, et qu’elles se sont plongées dans une immobilité qu’elles appellent sagesse, dans un nirvana qu’elles appellent perfection. D ’autres encore ont renoncé à inventer et imitent éternellement. Mais, en Europe, on défait la nuit la toile que le jour a tissée ; on éprouve d’autres fils, on ourdit d’autres trames et, chaque matin, résonne le bruit des métiers qui fabriquent du nouveau, en trépidant » (82). Faudrait-il accepter ce paradoxe qu’il y a de la paix dans cette inquiétude, et, dans cette souffrance, de la joie ? Sans (8 1) L e i b n i t z , Nouveaux Essais sur l’Entendement, liv . 2, ch . 2 1, § 42, é d lt. G e r h a r d t, t. S, P- 180. (82) P a u l H a z a r d , La Crise de la Conscience E u ro p éen n e (1680I 7 I 5 ) , t. 2, p. 287. 14 6
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doute, est-ce l’énigme à déchiffrer ! Pour y parvenir, nous disons d’abord que le désir de la béatitude est un désir natu rel, parce qu’il est nécessaire, non pas au sens qu’il soit inné, mais en ceci du moins qu’il émane de nos actes de connais sance et de volonté dans lesquels il est enveloppé implicite ment et dont nous devons le faire jaillir. Pour le démontrer, l’essentiel est de définir le rapport de la béatitude, en tant que bien plénier, à l’idée de bien comme tel et à la volonté. L ’idée de l’être comme tel, qui est T’objet formel de notre esprit, devient le vrai, en regard de l’intelli gence et le bien par rapport à la volonté. Or, tout comme l’idée de l’être n’est celle d’aucun être en particulier, mais de tous les êtres selon leurs relations, de même les idées de vrai, de bien, comme telles ne représentent aucune vérité, au cun bien en particulier, mais toutes les vérités, tous les biens selon leur hiérarchie. L ’une et l’autre sont l’objet formel de l'intelligence et de la volonté, parce qu’elles sont l’aspect uni versel, unique, en fonction duquel ces facultés forment leurs connaissances et leurs voûtions, ou bien unifient tout le connaissable et tout le désirable. De là, quelques conclusions. Ces deux puissances se définissent par leur rapport respectif à l’idée de l’être, leur objet formel. Cette relation constitue leur nature, en tant qu’elle est pouvoir inné d’élaborer l’idée de l’être, et rien d’autre n’est inné en elles et en nous. Cette idée même n’est pas innée mais acquise. En effet, notre esprit comme nos facultés, en tant qu’êtres limités, s’opposent à l’être comme tel, en tant qu’idée universelle où ils sont enve loppés. Parmi tous les êtres, ils ne sont que des êtres parti culiers. Donc, si la béatitude n’est que dans le bien plénier, il est évident qu’elle ne peut être en eux en vertu de leur nature bornée. La connaissance et le désir du bonheur ne peuvent être innés en aucun esprit limité qui ne peut être, par son essence, la béatitude. Pour que surgisse en lui ce re gard vers la béatitude, c’est-à-dire pour qu’il en ait l’idée et le désir, il faut qu’intervienne une opération qui s’ajoute à ce qu’il est. Ce ne peut être qu’une opération intentionnelle, car un être fini ne contient qu’en visée l’être universel qui, par ailleurs, l’englobe. Si une opération doit s’ajouter à notre substance pour qu’apparaisse l’idée d’être, de vrai, de bien,
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ce ne sont pas là des idées innées, mais des idées produites, issues de nos actes, lesquels sont émanés à leur tour de nos facultés. Sans de tels actes, l’idée de tout le bien, de tout le vrai, de tout l’être n’existe pas en nous. A vec l’idée de bien comme tel, nous n’avons pas encore l’idée de béatitude et de fin dernière, mais nous avons les principes pour les former. En effet, elle inclut tous les biens selon leur hiérarchie, c’est-à-dire entre autres les biens limi tés, mais comme leur principe supérieur d’unité. Sans faire abstraction des limites, mais en les incluant, elle les dépasse, et, ainsi que nous l’avons déjà dit, elle manifeste par rapport à eux une surabondance positive. Grâce à cela, nous élabo rons l’idée positive d’un bien qui, ne comporte pas de bornes ni rien de partiel, mais est la totalité du bien, comme de l’être et du vrai. De ce fait, il est seul capable de combler notre intelligence et notre volonté. De lui dépendent, et vers lui s’orientent tous les autres biens, comme des moyens vers une fin au delà de laquelle il n’y a rien, parce qu’elle est tout. Ainsi le désir du bien en général se développe en celui de la béatitude par l’analyse de nos actes à la lumière de leur objet formel ; analyse qui est un acte, elle aussi. Emanant de nos actes, ce désir de la béatitude n’est pas inné, mais acquis, éla boré. Dans nos actes seuls, en tant qu’intentionnels, apparaît l’idée de béatitude ou de fin dernière (83). Notons, une fois de plus, à quelles conditions est possible ce passage du bien en général à la béatitude, car il ne l’est pas dans tous les systèmes. Les deux idées sont formellement différentes, et il le faut bien si elles sont deux idées ; aussi, pour certains, la première ne conduit pas directement à la se conde, parce qu’elle fait abstraction de tout degré donné de valeur, pour ne dire que la pure convenance. Or, le bien par fait, qui comble, suppose la valeur au degré maximum. En conséquence la volonté humaine, orientée au bien général, ne peut l’être à ce bien qu’est le bien parfait (84). (83) P. B a l z a r e t t i , o . p., D e Natura Appetitus Naturalis (Angelicum, 1929, pp. 352 sq. et 519 sq.). (84) E . E l t e r , s. j ., D e Natur ali Hominis Beatitudine ( Gregorianum, 1928, pp. 280-282).
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Le point en litige c’est toujours celui du passage de l’abs trait au concret, et personne ne peut dire que, si l’idée abs traite de bien en général fait abstraction des limites et des différences des divers biens, elle nous donne des indications positives sur l’un ou l’autre d’entre eux, en particulier sur le bien plénier. Appliquée à l’acte de volonté, elle ne permet pas de conclure qu’il en forme en lui spontanément l’idéal. Il en va autrement si l’idée du bien en général, bien que dé gagée des divers biens, ne fait pas abstraction de leurs diffé rences ni de leurs limites, mais les échelonne d’après un prin cipe et les domine. Elle exprime alors l’orientation positive de l’inférieur vers le supérieur, du fini vers l’infini, de l’im parfait vers le parfait. Loin de faire abstraction du concret, puisqu’elle l’exprime, elle en permet l’analyse et la dirige. A propos de certains biens restreints, elle provoque la forma tion de l’idée d’un bien qui comble et qui est, pour le moins, l’idéal du désirable, donc son pôle d’attraction. L ’analyse donne ainsi de conclure au désir du bien parfait ; c’est la première étape. Puisque ce désir se reconnaît partout comme la condition de tout autre, il est nécessaire et ne dépend pas en nous d’un choix libre ou d’un caprice. Il est donc naturel, sans être inné. Ajoutons qu’il est pour le moins implicite, bien que rien n’empêche la réflexion d’en prendre nettement conscience et que même tout le sens de son développement l’y pousse. Cette affirmation suit du contraste entre l’objet propre et l’objet formel de notre esprit, les natures de ce monde matériel et l’être comme tel. Nous ne prenons jamais de points de vues sur l’ensemble du réel qu’en partant de notre place et de notre entourage ; l’horizon de l’être ne s’ouvre jamais pour nous qu’à propos d’êtres déterminés, qui sont au premier plan et proches de nous (85). L a perspective de transcendance ne se déploie jamais qu’à partir de la plaine où pour l’instant nous sommes et que comme son arrière-plan d’altitude. Ne nous imaginons donc pas que, pour insérer dans notre vie ce caractère de transcendance, il faille en discerner distinc tement la présence ou l’action en nous. « Pour l’avouer, pour (85)
S u a r e z , D e Ultimo Fine Hominis, d isp u ta tio 3, sect. 6, n ° 2.
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en user, il n ’est pas indispensable de le nommer ou de le dé finir : nous pouvons même le nier, sans ôter à nos actes leur portée nécessaire. Car, en le niant, on ne fait que déplacer l’objet de l’affirmation ; mais la réalité des actes humains n ’est point atteinté, dans son fond, par le jeu superficiel des idées et des paroles. C ’est assez que, même masqué et tra vesti, le bien universel ait secrètement sollicité la volonté, pour que la vie entière reste marquée de cette impression indélé bile. Pour entendre son appel ou éprouver son contact, nul besoin de le dévisager. Ce qui surgit forcément en toute conscience d’homme, ce qui a, dans la pratique, une efficacité inévitable, ce n’est pas la conception d’une vérité spéculative à définir, c’est la conviction vague peut-être, mais certaine et impérieuse, d’une destinée et d’une fin ultérieure à atteindre... Une inquiétude, une naturelle aspiration vers le mieux, le sentiment d’un rôle à remplir, la recherche du sens de la vie, voilà donc ce qui marque la conduite humaine d’une em preinte nécessaire : quelque réponse que l’on donne au pro blème, le problème est posé. L ’homme met toujours dans ses actes, si obscurément qu’il le sache, ce caractère de transcen dance » (86). Il lui doit leur réalité substantielle et leur ri chesse de virtualités. Il se doit d’actualiser celles-ci « peu à peu sans pouvoir, d’emblée, égaler la connaissance explicite au contenu réel de l’homme qui a l’être, mais qui n ’est pas son être ni sa fin propre et unique » (87). Le premier pas dans cette ligne, c’est de comprendre que l’acte de désir, com me l’acte de connaissance, où il s’appuie, est en nous ébau che de l’acte parfait de l’esprit par son effort pour être à la fois tout lui-même et toute réalité. Aucun acte ne se pose et ne se porte sur un objet qui n’esquisse ces traits ou ne se pro pose, au moins implicitement, de les dessiner. Telle est en nous la connaissance de l’esprit, « dont nous sentons bien qu’il n’est rien que par une opération qu’il nous faut accom plir, bien que cette opération ne trouve en nous ni la source de sa possibilité, ni la perfection qui lui donne son achève-
(86) (87)
ISO
Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1893, pp. 352-353. Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, pp. 233, t . 2.
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ment » (88). S i médiocre soit-il, il vise, selon le mot de Pierre Rousselot, il « rêve », il projette la perfection pure absolue ; vers elle, il se hausse péniblement pour en faire apparaître la possibilité, puisqu’elle rend possibles ses essais. E t voilà bien le problème, qui doit être formulé dans toute son acuité.
§ 6 : L'Impasse. Ce contraste de notre imperfection et de l’idéal de perfec tion propre à notre esprit pose, en effet, la plus grave des apories que les auteurs constatent et caractérisent différem ment. René Le Senne l’appelle fêlure ou fissure, pour mar quer cette présence d’un non-être en nous. Louis Lavelle y voit un intervalle entre l’idéal de l’acte et mon acte, et le jus tifie par le recours à l’idée de participation (89). Pour M au rice Blondel, c’est un dénivellement intérieur (90). Dans tous les cas, la même conclusion s’impose : le fini est fatalement impuissant à combler l’infinité de nos ambitions ; il nous est nécessaire de faire appel à un tel idéal et de nous appuyer sur lui pour agir. Il se situe sans cesse au delà de ce que nous réalisons et pouvons réaliser, de telle sorte que nos actes sont trop petits pour lui, qui est trop grand pour eux, du moins à en juger par nos seules ressources naturelles, et qu’ils ne peu vent jamais s’élever à la hauteur de nos désirs. « De cette implication, où nous sommes impérieusement engrenés et dont nous restons inévitablement et volontairement solidaires, ré sulte cette double constatation à laquelle nous ne pouvons nous dérober, à laquelle nous ne pouvons que souscrire : in déclinable, impraticable, voilà les deux caractères qui, en face de la transcendance, nous paraissent s’imposer en fait et à la
(88) Louis L a v e l l e , A cte R é fle x if et A cte Créateur (Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1936, p. 153). (89) L o u is L a v e l l e , D e l’A cte, liv . 2. (90) Maurice B l o n d e l , Le__ Point de Départ de la Recherche P h i losophique (Annales de Philosophie Chrétienne, 1905-1906, t. 152, p. 235).
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L A B É A T IT U D E
fois pour que notre action suive son cours selon la motion primitive de sa nature essentielle et la nécessité du vouloir profond qui la ratifie » (91). Kierkegaard n’a vraiment pas tort de nommer paradoxes de telles conditions d’existence, parce que « c’est une union intime de l’infini et du fini, ou plutôt une désunion intime de l’infini et du fini, un contact qui est conflit » (92). Comment concilier cette volonté d’im manence par laquelle je veux être entièrement moi, avec cette volonté de transcendance par laquelle je veux me surpasser, être plus que moi, devenir tout ? Lorsque je veux me dépas ser, je veux encore me retrouver moi-même, une fois mes limites franchies, parce que, si je ne me retrouve point, je ne gagne rien mais je perds tout et moi-même. Lorsque Nietzsche rêve le surhomme, le surhumain est encore de l’humain, car, s’il ne l’est pas, il est de l’inhumain, donc la ruine de l’hom me. Force est de faire coïncider ces deux idées-limites oppo sées : « L ’homme doit être dépassé, l’homme doit être conservé » (93). L ’existence devient ainsi à la fois rentrée en soi et sortie hors de soi. Constituée par ce double mouve ment vers l’infini et vers le fini, qu’est-elle autre chose qu’an goisse par cet écartèlement intime, ou que désespoir, car, si l’un des deux s’accomplit, l’autre échoue ? E n toute hypo thèse, nous sommes dans une situation fondamentale d’échec (94) ! Je dois vouloir infiniment l’infini (95), comme pour parvenir à cette absolue perfection d’intériorité ou de réalité ; mais les moyens dont je dispose ne me l’interdisentils point puisque, étant dans le temps successif et multiple, ils ne peuvent être tout à la fois, ni me constituer moi-même tout entier à la fois ? J’en arrive donc finalement à ces conséquences heurtées : l’idéal d’acte, qui rend possible tout mon progrès, puisqu’il me permet de m’améliorer, doit être possible par lui-même ; autrement, comment rendrait-il possible mon perfectionneM a u r ic e B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, p. 338. Jean W a h l , Etudes Kierkegaardiennes, p. 345. (9 3 ) Jean W a h l , op. cit., pp. 207-208. (94) J e a n W a h l , op. cit., pp. 71 e t 3 61. (95) Ibidem, p . 260. — V o ir Pierre M e s n a r d , L e Vrai Visage de Kierkegaard. (9 1)
(92)
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ment ? Il doit bien être, de plus, possible en moi et pour moi, puisqu’il est souhaitable pour moi ! Par ailleurs, il n’est pas réalisable en moi, pour moi, par moi, qui ne suis jamais à sa hauteur, parce que je ne pose que des actes imparfaits, non l’acte en sa pureté. Mais l’irréalisable n’est-il pas l’impossi ble ? L ’idéal d’acte parfait serait donc, en même temps, im possible et possible, et cette volonté d’idéal, qui est une vo lonté de grandeur et de puissance, serait une volonté de chimère et d’absurde, tout le contraire d’une volonté vraie ! Pour l’intelligence et la volonté, quoi de plus grave que cet illogisme jaillissant de déductions logiques ? Quoi de plus tragique aussi ? S ’il est facile, avec Aristote, de vanter la grandeur et la beauté du tragique, lorsqu’il se produit sur la scène d’un théâtre, ces termes n’ont plus de sens pour l’hom me, qui le vit dans son âme. Pour lui, « la tragédie c’est l’absence de toute issue ; or, il n’y a là rien de beau, rien de grand ; ce n’est que laideur et misère. Les vérités générales et nécessaires, non seulement ne soutiennent pas l’homme tombé dans une situation sans issue, mais elles font tout, au contraire, pour l’écraser définitivement. L ’homme voit toutes les issues coupées juste au moment où les vérités générales et nécessaires, qui lui promettaient de le soutenir et de le consoler dans toutes les circonstances, découvrent brusque ment leur vrai visage et exigent impérativement de l’homme, que de « res cogitans », il se transforme en asinus turpissimus » (96). Le pessimisme le plus sombre a raison ! A moins, peut-être, de s’apercevoir qu’il a pour source l’attachement à l’être, et qu’il s’irrite ou s’exaspère par l’ap pétit de vivre. Reconnaître, dans son origine, une erreur et la corriger, reste le moyen d’y échapper. « Sans doute, la las situde incurable de la volupté, les déceptions du savoir et la criante immoralité du monde contribuent, en nous, à une œu vre intérieure de dépossession ; mais c’est de l’intime volonté, et d’elle seule, que surgiront le désaveu et l’affranchissement de l’être. Car on ne vit, on n’est que par une illusion ; on veut être, alors qu’on ne peut pas être ; et c’est là le mal, la dou(96) L . C h e s t o v , Dans le Taureau de Phalaris (Revue Philoso phique, 1933, t . C X V , p . 290).
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leur inexplicable, l’absurdité pure dont il faut guérir. Ce n'est pas l’être qui est le mal, c’est la conscience du mal ». En ce cas, mieux vaut croire au néant et le désirer, parce qu’il est le bien et « le pessimisme entièrement conséquent (se mue en) un optimisme radical » (97). Mais, à vrai dire, à quel prix ? ' Supposons que nous ne tournions pas en rond dans cette impasse et qu’il y ait pour nous une survie meilleure ; il n’y a pas, là encore, de quoi nous satisfaire puisque, ni main tenant, ni plus tard nous ne serons complètement heureux. Si, présentement, nous sommes plus hommes, du fait de l’union de notre âme avec notre corps, nous sommes moins esprits car, en spiritualisant la chair, qu’il pénètre, l’esprit s’y obs curcit et dépend d’elle et pas seulement de lui. C ’est pourquoi nous imaginons « une sensibilité pure dans laqyelle l’âme, cessant de subir l’action du corps, le rendrait docile à la sienne » (98) et tout transparent, pour qu’elle-même soit translucide à soi. Sans doute, après la mort le corps ne cache plus cette âme à soi ; mais, si nous sommes plus esprits, nous sommes moins hommes et nous ne concilions pas ces deux ambitions : être tout homme et tout esprit. Ce demisuccès s’avère un échec final pour ceux dont la formule est celle de Kierkegaard : tout ou rien, et qui ne s’accommodent pas de demi-mesures (99). Nous rabattrons-nous sur une observation de Bellarmin (100) : la béatitude est la fin que nous pouvons naturel lement désirer, mais non pas obtenir ? Mais comment avoir un désir véritable de ce dont nous ne sommes pas capables ? Suivrons-nous le conseil de Suarez (101) ? Parlant du sou hait de voir Dieu, auquel aboutit le désir de la béatitude, il pense, en tant que philosophe, que nous agirons « prudem ment » en ne nous tourmentant point avec un tel souhait et (97)
Maurice
B i.o n d e l ,
L ’Action, 1937, t. 2, p. 69.
L o u is L a v e l l e , L ’Erreur de Narcisse, p. 90. Jean W a h l , op. cit., p. 260. (100) B e l l a r m i n , D e Gratia Prim i Hominis, lib. i, c. 7 (Opera,
(98) (99)
Neapoli, 1872, t. 4, p. 33)(101) S u a r e z , De Ultimo Fine Hominis, disput. 16, sect. 3, n° 7 (Opera, édit. Vives, 1856, t. 4, p. 156).
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en nous contentant de notre condition humaine naturelle. La consigne serait de ne pas cultiver le désir et de ne pas nous inquiéter avec des chimères, bref, de n’avoir pas trop de pré tentions. Maife cela même est-il possible pour nous, quand la conception d’un idéal si élevé ne manifeste pas l’insuffisance ni la pénurie d’une volonté besogneuse, mais la surabondance d’une vie intime qui ne rencontre pas, dans l’univers réel, à s’employer toute ? Dans tous les sens, nous sommes bloqués : impuissants à hausser notre vie au niveau de l’idéal en quoi consiste pourtant le bonheur ; incapables de ne tenter aucune ascension. Tour à tour, nous nous demandons s’il faut épanouir le désir ou s’il faut le tuer, l’étouffer, sans nous résoudre à l’un plus qu’à l’autre. A propos de l’art politique, il est une discussion pareille, selon que vous le définissiez l’art de tirer parti du possible, ou l’art de rendre possible ce qui paraît impossi ble. Comment la béatitude, qui semble impossible, peut-elle devenir vraiment possible (102) ?
(102) Il importe de noter ici, une fois de plus, que, pour aboutir à ces paradoxes comme à ces antinomies, ces analyses partent de notre acte de connaissance et de libre arbitre dans son caractère discursif et temporel. Elles le prennent ainsi dans son aspect historique essen tiel, en allant directement au plus profond. Dès lors, 11antinomie de l’immanence et de la transcendance, qui surgit de cet acte, se dresse au cœur de son histoire, pour constituer le « mystère, de l'histoire ». C ’est à ce paradoxe qu’il faut s’appliquer pour percer ce < mystère » et déchiffrer < le sens de l’hisoire », de manière à réconcilier l’homme avec lui-même comme avec l’être et l’univers. Les chapitres suivants visent à montrer comment cette immanence et cette transcendance peuvent se concilier dans l’histoire ainsi qu’au delà d’elle.
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C H A PIT R E III
DIEU : LA BÉATITUDE
§ 1 : Urgence du Problème. Si, dans le chapitre précédent, nous avons vu les routes s’obstruer devant nos efforts pour nous y engager, le motif en est que nous cherchions à résoudre, au niveau humain, le conflit du transcendant et de l’immanent, alors qu’il est évidemment requis de nous situer sur un plan supérieur. Puisqu’il est bien manifeste que l’idéal apparu dans nos ac tes, auxquels il permet de se réaliser, ne peut y être réalisé par nous, la première question qui se pose est de savoir quelle réalité lui correspond. Et c’est le problème de Dieu. S ’il existe, Dieu est la réalité parfaitement symétrique et même identique à cet idéal, qui n’est encore jusqu’ici qu’une idée. Il est, en ce cas, la réalité idéale et l’idéal réel. S ’il est, Il réalise en toute sa pureté l’acte d’être, de penser, de vouloir, par la coïncidence exacte en lui de l’être, de la connaissance et de la volonté. Il est tout esprit, tout être, parce que, d’em blée, sa présence d’esprit est totale, comme est totale en lui la présence de l’être. Il est, par nature, la béatitude, au point que c’est pour lui une seule et même chose d’être et d’être bienheureux. Pour sortir d’embarras, la tâche immédiate est donc d’examiner ce qu’entraîne, dans la réalité, la formation d’une telle idée par notre esprit. Ce travail n’est pas faculta tif, mais nécessaire, voire urgent, puisque cette idée est iné vitable et met en jeu notre destin. Si nous en avons différé l’étude jusqu’à maintenant, ce n’était que par un souci de
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méthode et pour sérier les étapes. Nous ne pouvons plus nous y dérober. Rappelons-nous, en effet, comment fut conclue la critique de la connaissance et de la volonté. L ’analyse du signe de conscience a montré que, parti d’une personne, il était un appel à une autre personne pour l’échange et la communica tion de leurs âmes. Il est langage et conversation. Son but n’est pas tant l’intelligence du monde matériel, par la décou verte des lois naturelles ou l’élaboration de théories scientifi ques, que la rencontre d’autres personnes que nous désirons connaître et dont nous voulons être connus. Nous souhaitons être accueillis par elles et les accueillir, recevoir d’elles ce qu’elles sont et leur donner ce que nous sommes. O r, cela ne se peut que par l’amour. Si la nature réagit toujours pareil aux expériences du savant curieux, et si l’animal ou le végé tal y réagissent instinctivement ou spontanément, une per sonne peut se réserver devant les avances qui lui sont faites. Retranchée dans le silence ou l’équivoque, par lesquels elle se défend, elle peut se refuser à connaître comme à se faire connaître. Elle est libre de s’ouvrir ou de se fermer. Pour se livrer sans réticence et répondre au don par l’abandon, elle a besoin de la certitude et de la sécurité de l’amitié, qui se trouve être le secret et la clef de la connaissance. Comme celui qui aime veut connaître celui qu’il aime et s’en faire connaître, de même celui qui connaît quelqu’un le connaît d'autant mieux qu’il l’aime. L ’amour perfectionne la connais sance, dont il est l’idéal, et la connaissance épanouit l’amitié, dont elle est aussi l’idéal. Si bonheur il y a, il n’est pas ailleurs que dans ce commerce de connaissance et d’amitié entre personnes, entre esprits. Leur présentation, leur don mutuel les unes aux autres constituent l’aboutissement au thentique de leur activité. Là est « l’accès à une vie qui n’est que l’expression de la vérité de l’être » un et divers, et de notre action dont le sommet est un geste d’accueil et d’o f frande. Là est « l’expérience de la valeur (qui) est l’ëxpérience métaphysique elle-même » (i). Aucun de nous ne (i)
A im é F o r e s t , L ’ E x p é r ie n c e d e la Valeur (Revue Néo-Scolas-
iique de Philosophie, 1940, p. 18).
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U RGENCE D U PRO BLÈM E
goûte le vrai bonheur, s’il n’est le bonheur des autres, qui sont à leur tour le sien. Si connaître est re-connaître, c ’est-àdire s’apercevoir que nous connaissons, et, si faire acte de présence d’esprit est se représenter ce qui nous est présenté, c’est-à-dire s’en rendre compte, dans les deux cas une même dialectique apprend que nous ne pouvons nous en tenir là, puisque la reconnaissance de l’intelligence consciente de son acte entraîne celle de la volonté, qui remercie et rend amour pour amour. De même, l’acte intellectuel de la représentation amorce un acte volontaire de représentation qui, après avoir reçu ce qui lui est présenté, le re-présente et l’offre à nou veau en s’offrant lui-même. Puisque tout est dans cette réci procité, où nous recevons et donnons, l’affaire importante est de savoir qui accueillir et à qui s’offrir. Nous n’avons pas pu ne pas nous demander déjà quel était donc, parmi tous les êtres, cet être personnel dont le désir nécessaire et latent provoquait nos recherches et nos réfle xions. Quel est celui dont la présence et l’accueil, la connais sance et l’amour nous combleront, parce que, en même temps qu’il se donnera, nous l’accueillerons et nous nous offrirons, à Lui ? Parmi toutes les personnes qui nous entourent nous savons bien qu’aucune ne satisfait à cette exigence. Si pro ches, si nécessaires qu’elles nous soient, tels nos père et mère, pour nous comprendre dans notre existence, nous en dépen dons dans notre naissance, pour nous en affranchir dans la suite. Quelles que soient les joies de leur présence, les sépa rations nous prouvent que nous pouvons être et penser sans elles. Quelqu’immense que soit leur prix à nos yeux, elles ne sont pas tout, elles ne sont pas la valeur absolue. Elles ne sont pas pour nous tellement inséparables que, hors de leur présence, il ne puisse y avoir ni être, ni amour. Quel est donc cet être tellement inséparable de nous que sa présence soit continuelle et que, sans elle, nous ne puissions nous penser vivants, frémissants de connaissance et d’amour ? Sur cette voie qu’est la démonstration de l’existence de Dieu, quelle rencontre s’annonce ? Or, sans parler lui-même, simplement en nous laissant ap profondir les ressorts cachés de nos actes et prendre conscien ce de nous, voilà que cet inconnu vient de révéler sa présence
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D IE U , L A B É A T IT U D E
en notre propre présence d’esprit, en y profilant sa mysté rieuse silhouette. S ’il est une circonstance où le coup de fou dre est normal, n’est-ce pas celle-là ? N ’est-il pas capital de vérifier, d’après son signalement, l’identité de cette per sonne avec laquelle le bonheur est à notre porte, et même en nous déjà ? Il ne peut s’agir d’elle sans que nous soyions aussi en question. E n voici une autre preuve. Réfléchissant aux conditions de notre existence, nous avons vu qu’à leur origine se manifestait à notre sujet une volonté, parce que « Exister c’est être voulu » (2), ou, lorsqu’il s ’agit de personnes, être aimé. Puisqu’elles sont aimées pour elles-mêmes, et que tout le reste l’est pour elles, il est apparu qu’elles ne sont pas l’effet du hasard, et qu’à cause d’elles rien n’est de trop. Si contingent que soit le fait de leur vie, il est néanmoins intelligible, comme l’est l’amour dans sa liberté, sa gratuité. Comme nous nous sommes donnés à nous-mêmes, et sommes pour nous, l’univers nous est pareillement donné ; il est pour nous. E t pourquoi donc sommes-nous aimés, sinon pour aimer en retour celui qui nous aime et ce qu’il aime ? L ’amour n’a pas d’autre but que l’amour ; il convie à l’amour. L ’existence n’est un présent qu’en étant un appel, une voca tion. « La tâche de la philosophie est d’unir ces deux idées de la présence et de l’appel » (3). Devant cef appel, l’atti tude de la personne humaine ne peut être que le consente ment à l’être et la fidélité aux conditions de notre destin. Là est l’acte, qui ramasse en soi tous les autres. Le premier effet de ce consentement, la première manifestation de cette fidé lité sont précisément cette préoccupation de reconnaître celui dont la pensée et l’amour nous appellent, nous portent, pour lui en témoigner notre reconnaissance ; le premier devoir c’est de l’avoir présent à l’esprit, pour nous présenter à Lui. « La Joie de Connaître » c’est, avant tout, la joie de Le connaître. Voilà le premier pas sur le chemin du bonheur. Les étapes de la pensée, dans sa progression, sont donc nettement marquées : du caractère intentionnel de nos actes (2) Octave H a m e l i n , Essais sur les Eléments Principaux de la Représentation, 1925, p. 430. (3) Aim é F o r e s t , Consentement et Création, p. 27.
SYSTÈM ES
COM PARÉS
à l’idée de fin dernière ; de la fin dernière à la béatitude ; de cet idéal de la béatitude à l’existence de Dieu. Comme nous sommes passés, tantôt de l’idée de bien à celle de la béatitude, nous devons maintenant aller de l’idée de la béatitude à celle de Dieu comme d’un être réel. A son propos, nous ne pou vons en demeurer à la pure idée, sans porter sur elle un ju gement de valeur qui soit un jugement d’existence.
§ 2 : Systèmes comparés. Pour engager ce débat, voici quelles ressources fournissent les conclusions obtenues. Il en est du bien comme tel ainsi que de l’être comme tel. Puisque celui-ci ne représente pas un être en détail, mais tous les êtres singuliers selon les rap ports du multiple à l’un, du composé au simple, ou de ce qui n’est pas par soi à ce qui est par soi , le bien comme tel est l’idée de tous les biens selon les rapports des moyens à une fin dernière, c’est-à-dire de ce qui est désirable pour un motif meilleur à ce qui est désirable par soi. Pas plus que l’idée de l’être, celle de bien ne fait abstraction de quoi que ce soit. A la fois donc, elle inclut et dépasse les limites des êtres particuliers, manifestant par là le contraste et l’opposition du fini et de l’infini. Tout cela résultant de l’analyse réflexive de nos actes et nullement de considérations dans l’abstrait. P a rallèlement à l’être comme tel, qui est l’ordre général des êtres, le bien comme tel est l’ordre général des biens. Comme la dialectique de l’affirmation l’a effectué du point de vue on tologique, la dialectique de l’agir doit, au point de vue moral, organiser les biens déterminés, c’est-à-dire les identifier et les hiérarchiser. Quelle est, effectivement, cette fin dernière visée implicitement par notre agir ? S ’il la révèle, elle le dé passe, puisqu’il la révèle sans la réaliser en lui. Quelle est l’explication exhaustive de cette transcendance au cœur de notre vouloir ? Les réponses sont des plus variées, selon les conceptions de cette transcendance. L a difficulté se situe dans la relation entre la transcendance, qui se manifeste en nous, et celle qui est l’apanage de Dieu ; elle réside encore dans la
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conciliation de l’être avec le devenir, ou de l’acte avec la per fection. En voici une théorie caractéristique (4). Il semble à Dominique Parodi que la raison ne peut accep ter la doctrine traditionnelle de Dieu et que son Dieu ne peut être celui d’Abraham et des croyants. Il reconnaît trois sour ces à ce concept. L ’une est la croyance ou la religion, d’après lesquelles Dieu nous apparaît comme une personne ; la se conde est philosophique dans le besoin d’unité, inhérent à notre intelligence, et dans une exigence d’explication ration nelle ; la troisième, enfin, est l’idéal moral, dont Dieu est la réalisation et la garantie. Dans quelques instants, nous dis cuterons ce dernier point ; mais nous remarquons avant tout que, pris ensemble, ces trois aspects ne sont pas compatibles : faire en même temps de Dieu une personne et le principe dernier d’unité revient à réunir des caractères, qui s’excluent vu que le premier dit détermination et singularité, tandis que le second suppose infinité, indétermination. Quant à préten dre réalisé l’idéal de la Vérité, de la Bonté, de la Beauté, c’est de ne pas apercevoir le caractère abstrait de ces notions et nier l’une des conditions de la personnalité. Notre pensée doit s’avouer impuissante. Pourtant le problème de Dieu subsiste bien, puisque nous ne pouvons « poser tout seul et se suffisant à soi le monde de la science ». Que si cet univers de la matière ne se com prend pas seul, le motif obvie en est que, pour l’esprit, un univers sans la conscience est un néant, et que, de toute né cessité, une activité spirituelle doit être affirmée au principe et à la source de toute position d’existence. Rien n’est que parce que la Pensée est. Bien sûr, La Pensée n’est pas ma pensée, et c’est heureux, car ce contraste permet de distin guer et de concilier les deux caractères de transcendance et d’immanence, qui nous embarrassent. Je m’apparais à moimême, et tous mes semblables m’apparaissent comme mus par une force qui nous traverse et nous dépasse, nous précède et nous survit. En corrélation avec elle, je suis moi et chacun (4) Dominique P a r o d i , D u Positivisme à l’Idéalisme, Philosophies d'H ier et d’Aujourd’hui, tout le chapitre 12 : Le Rationalisme et l’Idée de Dieu. 162
est soi. Homogène à ma conscience, elle l’est à tout. Elle est un élan qui, dans son point culminant, aspire à l’ordre, à l’harmonie, au bien. Disons-la donc divine. Mais est-elle Dieu ? Confessons que « le mot de panthéisme n’a plus rien au jourd’hui qui puisse faire scandale » et qu’il rend compte de l’immanence et de la transcendance. Si la pensée, qui se dis cerne à l’œuvre en tout acte de jugement, en toute prise de conscience, est le plus réel en nous et dans l’univers, il faut bien qu’elle s’en distingue par quelque chose d’essentiel en étant, sinon d’une autre nature, du moins sur un autre plan ; ainsi, elle est transcendante. Alors le type de cette transcen dance ce n’est pas le Dieu de la Genèse, qui est comme le potier devant son argile, mais la dualité du sujet et de l’objet, .ou le rapport de l’acte de penser au contenu de la pensée. Or, quand, par le dédoublement de la réflexion, le sujet peut, à l'infini, s’objectiver lui-même pour lui, ou objectiver le monde devant soi, il se surpasse sans cesse en son immanence, com me il surplombe chaque objet, où il se retrouve lui-même comme acte constitutif préalable. Toujours la transcendance et l’immanence sont liées. De chaque sujet pensant étendons cela jusqu’à leur ensemble et jusqu’à l’humanité ; La Pensée est encore aussi bien immanente que transcendante. Q u’elle est en nous, autour de nous, au-dessus de nous, c’est une évi dence de l’analyse réflexive de toute pensée ou de toute vie. Tout repose « sur une activité spirituelle éternellement pré sente à soi, et se multipliant d’elle-même, acte pur et pensée de la pensée ». Celui qui parlerait la langue de Spinoza se demanderait comment l’éternité se cache dans le temps ; il dirait que, nous saisir éternels ou saisir l’immuable vérité, revient à tenir en nous l’éternité de la Pensée Absolue et à toucher notre consubstantialité avec elle. Nous nous associons et nous par ticipons, « pour la durée d’un éclair, à une permanence ou à un progrès étemels ». Cette transcendance de La Pensée en face de notre pensée ou de notre monde ne nous anéantit en rien, à la seule condi tion de substituer à l’être, pur, immobile, parfait de la philo sophie traditionnelle, la réalité de l’évolution et la valeur du
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progrès indéfini. L a puissance et la pensée divines fondent l'univers par le dedans, bien qu’elles le débordent ; elles ne sont pas séparées de l’être des choses ni de leur déroulement progressif. « Dieu est élan et exigence d’une pensée de plus en plus pleine et présente à soi ; acte pur et pensée de la pensée, il ne peut être immobile et stérile recommencement de soi, mais bien épanouissement et éclaircissement incessant de ses propres richesses, jouissance et possession sans cesse accrues de soi-même. La transcendance de l’Absolu, sous la forme qui, seule, nous semble pouvoir être admise par la mé taphysique critique de notre temps, ne peut être que le jail lissement créateur de la pensée, réalisant de quelque façon la conscience de sa propre unité et de sa continuité, de sa fé condité et de son progrès infinis. Il nous faut maintenir, en même temps que la distinction, la parenté, la consubstantialité profonde de l’objet et du sujet, du sensible et du ration nel, de la nature et de Dieu » (5). A propos de l’idée de Souverain Bien, disons qu’elle est avant tout l’idée d’un au-delà de tous les désirs déterminés. « A u lieu d’une fin suprême, dont toutes les autres ne se raient que des moyens, le Bien idéal symbolise l’impossibilité de concevoir jamais un terme dernier et une satisfaction défi nitive. En lui, se découvre cette exigence de toujours se dé passer soi-même, qui est peut-être, en effet, le dernier mot de la morale » (6). S ’exprimant à propos de l’unité, qui est la loi de nos es prits, Léon Brunschvicg, dont Dominique Parodi se rappro che nommément, dit, de même, qu’elle « n’existe chez les in dividus, dont elle commande le développement, qu’à titre d’idéal » (7). Tel est bien le mot décisif de ces raisonnements : Dieu 11’est qu’un idéal, efficace en notre vie, mais qui n’est qu’une D o m in iq u e P a r o d i , op. cit., pp. 251-252 . Dominique P a r o d i , L es Bases Psychologiques de la Vie M o rale, pp. 91-92. (7) Léon B r u n s c h v i c g , Introduction à la Vie de l’Esprit, p.156. — C f . G . C a n t e c o r , Revue de Métaphysique et de Morale, 1900, pp. (5) (6)
768-769.
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idée. Comment pourrait-il être davantage ? Supposons qu’il ne soit pas un simple idéal sublime et divin, mais que, du di vin à Dieu, le passage soit rationnellement légitime ; il ne sera plus question d’une force spirituelle, consubstantielle à notre pensée, qu’elle traverse et fonde, mais ce sera une exis tence suprême à part, avec son unité concrète, en face du monde. Nous voilà donc forcés de confronter deux catégo ries d’êtres : l’une est Dieu, qui est l’idéal réalisé ; l’autre est nous, qui sommes l’idéal en tant qu’il se réalise, parce qu’il est à réaliser. « Dieu est essentiellement quelque chose qui est réalisé déjà, qui est éternellement la plénitude accomplie. Et voici maintenant la difficulté... .la plus redoutable... : si Dieu est déjà l’être plein et la perfection, le monde est inu tile » (8), parce qu’il entreprend comme une réédition, une copie maladroite de ce qu’est Dieu par lui-même. A quoi bon recommencer un travail exécuté déjà dans la perfection ? A d mettons que le monde ne rend pas inutile Dieu, qui le déborde infiniment ; « mais, Dieu parfait rend bien inutile et inex plicable la misérable imitation de lui-même qu’est le mon de » (9). Quel génie s’intéresse aux copies de ses chefsd’œuvre, lorsqu’elles les abîment ? Ce monde ne sera donc plus qu’une illusion, à moins qu’il ne soit un lieu d’épreuve où Dieu se donne en spectacle de pauvres êtres aux prises avec la douleur et d’innombrables difficultés : ce qui est trans former Dieu en une sorte de Néron cruel et rendre scanda leuse l’existence de l’humanité. « Il semble que la concep tion à laquelle devrait aboutir logiquement un idéalisme fondé sur la réalité dernière et fondamentale de la durée, de l’invention et de la liberté, serait, au contraire, celle d’un univers lui-même divin en ce sens qu’il serait un effort de divinisation ; ce serait un dieu, en quelque sorte, qui se conquerrait sans cesse sur les imperfections, les limitations et les obstacles, un dieu qui ne serait jamais un être don né » (10). Renforçant cette argumentation, disons : de Dieu (8) D o m in iq u e P a r o d i , Bulletin de la Société Française de Ph i losophie, 1930, p. 22 ; v o ir pp. 20-21. (9) Ibidem, p. 30. (10 ) Ibidem, p. 22. — U n e x p o sé , s u iv i d ’une d iscu ssio n b r è v e e t
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ou de nous, l’un des deux ne sert à rien. Si Dieu est l’idéal existant, pourquoi voudrions-nous rendre cet idéal effec tif ? Inversement, si nous sommes, pourquoi Dieu serait-il ? Mais nous savons de quel côté opter, puisque nous sommes et que toute l’humanité atteste cette course à l’idéal. Si elle est, elle n’est pas vaine. Ce qui le rendrait inutile n’existe donc pas. Dieu n’est pas, il ne peut exister ; tout au plus, y a-t-il du divin ! Cette conception de l’idéal et de la pensée commande et modifie les notions d’acte, d’être, de perfection et d’infini ; Edouard Le Roy l’a correctement noté, car elles interfèrent toutes entre elles. « Pourquoi ne point identifier tout simple ment l’être au devenir ? Il n’y aurait pas des séries numéri ques, des gammes de termes distincts réalisant chacun stati quement un degré de perfection : il y aurait plutôt des conti nuités mobiles, des progrès dynamiques, des spectres à nuan ces dégradées en jaillissement perpétuel ; et la perfection se présenterait comme un sens de genèse, non comme un point final ou une source première ». Utilisons encore les termes d’acte et de puissance, mais ne les interprétons plus comme désignant deux choses ou deux états ; voyons-y « deux sens dt marche, deux directions du devenir. Alors il y a mouve ment de perfection croissante plutôt que perfection immo bile et achevée. L ’être est moins réalité faite que réalisation ascendante. Sa plénitude ne se trouve que dans son histoire intégrale. E t Te principe du primat de l’acte exprime simple ment que cette histoire a une orientation définie, en un mot que l’existence est un effort ». Quant à notre idée d’infini, ce « n’est pas celle d’une plénitude achevée ; c’est l’idée de l’indéfiniment perfectible plutôt que du parfait ; elle demeure essentiellement confuse, provisoire, ouverte, dynamique, tou jours en devenir et en formation ». « Pourquoi la perfec tion... ne serait-elle pas... l’infini du progrès, quand on l’envisage d’une vue globale et qu’on en symbolise la conver-
substantielle, de positions actuelles, se trouvent dans H enry D u m e r y , De l’Athéisme contemporain (Nouvelle Revue Théologique, 1949, PP367 sq.).
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gence par une limite » (11) ? Même écho chez Jules Lagneau : « La perfection réalisée, déterminée, déjà faite, et incapable, par suite, d’être autre chose que ce qu’elle est, n’esi pas la perfection véritable. Il n’y a perfection que dans l’action même qui réalise progressivement la perfection » (12). Le contraste de l’immanence et de la transcendance, qui sem ble faux d’un point de vue statique, n’est pas contradictoire dynamiquement ; ces deux opposés « répondent à deux mo ments distincts de la durée : l’immanence au devenu, la trans cendance au devenir » (13). Dieu est immanent, quand nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous ou dans le monde ; mais II est transcendant, pour ce qui reste à deve nir soit pour nous, soit pour le monde. En conséquence, il n’y a plus besoin d’expliquer le mouvement par un autre prin cipe, qui serait soustrait à toute évolution ; une telle argu mentation cesse d’être même possible, « parce que, — les choses étant mouvement, — il n’y a plus à se demander com ment elles reçoivent celui-ci » (14). Il est bien logique qu’en développant l’Odyssée de la Conscience chez Schelling, Wladimir Jankélévitch définisse Dieu comme Celui qui sera, non plus comme Celui qui est (15). Cette théorie méritait d’être exposée pour deux raisons : elle est précise et concise quant à son élaboration ; elle est représentative d’une mentalité répandue sous les formes les plus variées, mais qui toutes maintiennent la transcendance dans les horizons de l’humanité. Pour elles, la difficulté sera toujours de caractériser cette transcendance, et le péril sera de déboucher dans l’indéterminé. Tiraillée entre les exigen ces d’incarnation et de transcendance qui nous sont propres, (11) Edouard L e R o y , L e Problème de Dieu, 1929, pp. 45, 29-30, 73, 95(12) Jules L a g n e a u , D e l’Existence de Dieu, p. 8. (13) Edouard L e R o y , Revue de Métaphysique et de Morale, 1907, p. 512. — L e fait d’emprunter ces textes à E. L e Roy ne doit pas donner le change à son sujet. L a justice demande d’ajouter qu’il ad met un Dieu transcendant. (14) Edouard L e R o y , op. cit., p. 22. (15) L ’Odyssée de la Conscience dans la dernière Philosophie de Schelling, p. 16. J
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la pensée se lancera dans deux directions. Elle imaginera la Raison, l’Humanité, puis, devant l’indétermination d’un tel idéal, elle se retournera vers le matérialisme pour prôner, avec le nazisme, la domination d’une race privilégiée à la quelle se sacrifie l’individu, ou, avec le marxisme, l’avènement du prolétariat dans une société sans classes et sans états. Dans toutes ces hypothèses l’homme s’idolâtre lui-même et déclare se suffire pour être pleinement homme et devenir en suite Dieu ; dans les deux dernières, nous aboutissons à des mystiques temporelles et à des religions terrestres ou sé culières (16). Venus d’une tout autre région, des philosophes catholiques, qui admettent par ailleurs l’existence de Dieu, se rencontrent ici avec les systèmes dont nous venons de parler. Ils ne croient pas que Dieu puisse être rigoureusement démontré, en appuyant l’argumentation sur le désir du bonheur. Certes, ils ne nient point que Dieu soit notre rassasiement, mais, à leur gré, l’analyse de notre tendance en acte ne peut prouver l’existence de Dieu. Etudié à la lumière de l’idée de bien, le désir en nous n’exige pas la réalité divine. Cela n’empêche d’ailleurs nullement qu’une fois connue autrement cette exis tence et cette nature divines, nous ne devions y voir tout ce qui nous comblera, si nous les rapprochons de nos tendances. Il est cependant maintenu que l’ordre de la finalité comme tel est inefficace à nous conduire à Dieu. Rappelons-nous, en effet, que, pour le R. P. Elter par exemple, le bien en général, qui est l’objet formel de notre volonté, n’est pas le bien parfait, puisqu’il ne dit en parti culier aucun degré déterminé de valeur, mais en fait abs traction pour n’exprimer que la pure convenance, tandis que celui-ci désigne le bien maximum. Je n’ai donc pas le droit de passer du premier au second, et la nature, qui m’oriente à celui-là, ne me dirige pas vers celui-ci. Je suis donc encore moins en mesure de conclure que je vais finalement à Dieu, parce que je n’ai rien pour établir les prémisses, d’où je pourrais le déduire. Evidemment, force est de reconnaître (1 6 )
— Robert
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Gaston F e s s a r d , Autorité et Bien Commun, 1944. PP- 56-71. d ’ H a r c o u r t , L ’Evangile de la Force, pp. 37-56.
quand même que la volonté ne peut pas ne pas désirer le bonheur, c ’est-à-dire le bien parfait ; mais en voici la raison un peu surprenante : cela ne vient pas de ce que ce bien est tel, c ’est-à-dire parfait ou illimité, mais de ce qu’il n’est que bien (17). S ’il vous semble ardu de comprendre que l’idée de bon heur ou de bien parfait ne dise pas le bien, qui est parfait et sans limites, mais le bien qui n’est que bien, songez que, dans ce système, l’idée de bien illimité est négative plus que positive ; elle veut dire que le bien, qui est fini, n’est pas tout le bien, donc qu’un autre bien que lui n’est pas impossible, mais non pas qu’il est positivement possible, et moins encore qu’il est nécessaire. Dès lors, vous n’avez pas de contenu positif à mettre en son concept ; vous n’avez en lui rien qui vous permette d’affirmer nettement quoi que ce soit dans le réel au delà du fini. Si vous dépassez ces conséquences toutes négatives, pour en tirer de plus positives, vous pouvez susci ter un désir, un mouvement dans la volonté ; mais vous allez peut-être à de l’impossible, ou du moins vous ignorez si vous prétendez à du possible. En somme, le progrès de la tendance est indéfiniment au bien fini ; il trouve sa raison non pas dans un bien transcen dant, mais dans l’exercice de notre liberté. A u lieu d’imagi ner qu’un être réel correspond à l’immensité de nos ambi tions, « pourquoi ne pas admettre plutôt que c ’est le désir même qui travaille efficacement à réaliser son objet ? L ’ordre présent n’est pas un système clos et définitif, où les misères actuelles seraient irrémédiables. Ce monde apparaît comme un idéal dont les énergies sont immanentes ». Peut-être sa tisfera-t-il « un jour toute l’espérance qui n ’est en nous qu’un écho de son effort même » (18). C ’est évidemment le mystère. Bref, un tel processus à l’infini répugne en l’oc-
( 1 7 ) E. E l t e r , D e Naturali Hom inis Beatitudine (Gregorianum, 1928, p. 282) : « Si bonum perfectum, seu beatitudinem, voluntas non
potest non appetere, hoc non ex eo provenit quod est talis, scilicet bo num perfectum, seu illimitatum.sed ex eo quod non est nisi bonum ». C e texte curieux devait être cité. (18 ) Edouard L e R o y , op. cit., pp. 52-53.
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curence si peu que, sans lui, notre activité ne se maintient plus. Pour elle, viser le bien infini, parfait, immobile auquel elle s’unirait n’a pas de sens, car elle n’y parviendrait pas sans s’anéantir, parce qu’elle cesserait du fait qu’elle s’immobili serait. N ’est-ce pas mettre en elle une contradiction, une ab surdité qui n’y sont pas ? Rendant compte d’un débat sur ce point, entre le P. Manser qui rejetait cette démonstration de Dieu par le désir du bon heur, et le P . Roland-Gosselin qui la défendait, le professeur N . Balthasar les arbitrait ainsi : « Comment établir... que le bien en général ne trouve que dans le bien transcendant son expression adéquate ? Qui me dit que le bien par essen ce. ou l’être par essence, est positivement possible ? N ’est-il pas contradictoire que l’ipsum esse, Yipsum bonum soit, puis que peuvent être en eux-mêmes des êtres limités, des biens particuliers ? L e bien en soi ne doit-il pas absorber tout bien, au point que soit impossible un en-dehors véritable ? Le bien fini m’apparaît comme positivement possible ; du bien infini, au contraire, je ne sais positivement ni s’il est possible, ni s’il est impossible. M a volonté a pour objet tout le bien sans restriction, mais enfin tout le bien possible. Pour savoir que c’est en Dieu seul que se trouve tout le bien possible, que c’est en lui seul que se peut réaliser mon désir du bonheur, je dois positivement me rendre compte que, en tant que dis tinct de tous les biens, transcendant par rapport à eux, le bien parfait doit être. L e désir du bonheur en Dieu présup pose donc que, par le bien fini, Dieu soit démontré comme sa cause nécessairement nécessaire. A vant de pouvoir désirer Dieu dans l’être, objet de l’intelligence, dans le bien, objet de la volonté, je dois démontrer que Dieu doit être. Je ne veux jouir de Dieu que pour autant que je sais que le bien par essence, Dieu, doit être, pour que puissent être les biens dont j ’ai une connaissance immédiate et une jouissance di recte. Je ne désire Dieu que si je le sais en soi positivement possible ; et, de cela, l’amour du bien, consécutif à la connais sance de l’être pur dans l’ordre simplement idéal, ne peut, à lui seul, témoigner... Donc, concluons-nous, pour pouvoir dé sirer Dieu comme bien parfait et fin dernière, il faut que l’in telligence ait, au préalable, montré que Dieu doit être pour
que n’importe quel fini puisse être. Il ne peut, partant, y avoir d’argument spécial de l’existence de Dieu, pris du désir comme tel du bonheur » (19). Peut-être N. Balthasar confond-il et met-il ici sur le même pied deux raisonnements : celui qui conclut la réalité de Dieu par le désir du bonheur, et celui qui la déduirait du désir que nous avons de Dieu. Evidemment, pour désirer Dieu, force est de savoir qu’il est, donc de l’avoir établi. Il n’est, ici, question que de la première démarche et sa difficulté est exactement située. Des historiens croient que, pour sa part, Kant a largement contribué à substituer cette philosophie moderne du devenir à celle des anciens, pour qui la proportion du changement est celle de l’imperfection. Sa Critique de la Raison pure dénon çait ce qu’a d’illusoire, et de nécessaire en même temps, la tendance à la Métaphysique, parce que l’idée de l’incondi tionné ne peut être fondée objectivement, tout en étant un besoin subjectif. Il réservait ainsi à la Raison pratique la possibilité de postuler le monde des noumènes et de se récla mer de l’absolu du devoir. Il remplaçait un objet donné par une tâche à accomplir, et, s’il ne nous concédait point barre sur l’absolu, il nous l’assignait comme fin (20). Sans mettre la recherche au-dessus de la possession, il signale la dispro portion des besoins de notre âme avec ses facultés. Il main tient que le besoin est la possession de l’inconditionné, et c’est dans la croyance à celui-ci qu’il découvre le ressort de notre activité, tout en nous déniant la possibilité de parvenir jusqu’à lui. Un milieu propice à l’éclosion d’une philosophie du progrès était créé. Elle put célébrer la marche en avant vers le mieux, dût cette marche ne jamais atteindre le terme. Elle jugea que la grandeur était dans l’activité, comprise comme un effort, une capacité de nous dépasser, non dans une perfection immobile, si complète soit-elle, où s’éteindrait la vie de l’esprit. Elle divinisa le mouvement éternel, auquel l’homme était condamné. (19) Bulletin Thomiste, 1925, p p . 213-214. — M a n s e r , o . p ., Dos Wesen des Thomismus, 1935, PP- 326-350. (20) Em ile B o u t r o u x , La philosophie de Kant, p p . 157-158.
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Cela, du moins, Kant s’était bien gardé de le faire, puis qu’il argue, au contraire, de l’agir pour postuler l’existence de Dieu. Comment justifie-t-il la liaison du bonheur et de la vertu ? Si elle est nécessaire, elle ne peut être qu’analytique ou synthétique, soit que vous tiriez un concept d’un autre, soit que vous les unissiez comme la cause et l’effet. Les E pi curiens et les Stoïciens se rallient à la première hypothèse et tiennent que le bonheur et la vertu ne sont pas deux éléments différents du Souverain Bien. Pour les premiers, avoir conscience de la maxime, qui conduit au bonheur, c ’est la vertu ; et la prudence équivaut à la moralité ;.pour les au tres, avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur, et la mo ralité seule est la sagesse véritable. A u gré de Kant, cette connexion est illégitime, vu que les maximes du bonheur et de la vertu sont tout à fait opposées, pour un motif trop clair. La moralité, qui est absolue, n’a rien d’empirique et tient à la raison, non à notre raison. A u contraire, l’essence de notre bonheur se déduit de notre nature particulière et n’a qu’un concept empirique ; nous savons déjà, par ailleurs, que celui-ci est impossible à former. S ’il doit être, le lien du bonheur et de la vertu ne peut donc être que synthétique, l’un étant cause de l’autre. Il faut alors ou que le désir du bonheur soit la cause des maximes de la vertu, ou, inversement, que les maximes de la vertu soient la cause efficiente du bonheur. O r, le désir du bonheur ne peut produire la vertu, qui cesserait, par là, d’être morale. La vertu ne peut pas non plus être, en ce monde, l’origine du bonheur, parce qu’aucun résultat, sur le plan des phénomè nes, ne se règle d’après les intentions morales de la volonté, mais selon des lois physiques. Ici-bas, l’observation de la vertu n’entraîne pas aussitôt, entre le bonheur et la vertu, une connexion telle qu’elle réalise le souverain bien ; de toute façon, cette liaison s’avère impossible. Est-ce l’impasse ? Non, si je puis envisager autrement l’action vertueuse, non plus selon qu’elle exerce une causalité dans l’univers sensible, mais tn tant qu’elle est une causalité d’ordre intelligible. Les atta ches du bonheur avec la vertu sont un rapport avec le monde intelligible. De ce biais, la conscience de la liberté se révèle une conscience de l’indépendance à l’égard des penchants
sensibles ; elle est un contentement qui, dans sa source, est le contentement de la personne. C ’est une jouissance, qui n’est pas le bonheur, car elle ne dépend point de l’interven tion d’un sentiment ; elle n’est pas non plus la béatitude, car elle n’implique pas une indépendance complète vis-à-vis des penchants et des besoins ; elle ressemble du moins à la béati tude, quant à la propriété de se suffire à soi-même, qui est le privilège de l’Etre suprême. Voilà donc une possibilité de nous représenter une synthèse nécessaire entre la conscience de la moralité et une attente d’un bonheur proportionné dans l’ordre intelligible.
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Cependant l’action morale s’exerce encore dans le monde sensible et dans la nature, dont nous ne sommes pas les au teurs. Pour que l’être raisonnable arrive au bonheur dans le monde, il faut qu’au cours de son existence tout arrive sui vant sa volonté, que la nature s’accorde avec le but qu’il pour suit, comme avec le principe de sa détermination morale. Or, la loi morale, qui est la loi de notre liberté, a des principes in dépendants de la nature et de son accord avec nous. L ’être raisonnable n’est pas cause du monde. Donc, à nous en tenir à nous, qui sommes parties du monde et dépendons de lui, il n’y a pas, « dans la loi morale, le moindre principe pour une connexion entre la moralité et le bonheur qui lui est pro portionné » (21). Par nos forces, nous ne sommes point ca pables de mettre la nature complètement d’accord avec nos principes pratiques. Il n’en subsiste pas moins que, dans la poursuite du souverain bien, que nous devons chercher à réa liser, nous postulons une telle connexion comme nécessaire. « Ainsi, nous postulons aussi l’existence d’une cause de toute la nature, distincte de la nature et contenant le principe de cette connexion, c’est-à-dire de l’harmonie exacte du bonheur et de la moralité » (22). Cette cause renfermera le principe de l’accord de la nature non seulement avec la loi de la nature raisonnable, mais encore avec la représentation de cette loi,
(2 1 ) K a n t , Critique de la 1906, p. 227. (22) K a n t , ibidem, p. 227.
Raison Pratique, traduction Picavet,
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en tant qu’elle détermine notre volonté, donc avec notre in tention morale. Cette cause suprême de la nature, qui exerce une causalité conforme à l’intention morale, est intelligence et volonté. C ’est Dieu.
§ 3 : Etablissement de la Preuve. Cette confrontation des diverses théories montre à quelles exigences doit satisfaire le raisonnement, pour être valable. L ’une d’elles est d’ores et déjà remplie. L ’idéal du bien par fait et plénier, transcendant, est positivement possible, et nous ne sommes pas, à son égard, dans la position qui rappellerait celle de Kant vis-à-vis du noumène et qui nous contraindrait à dire que nous sommes dans l’ignorance à son sujet, et que nous ne savons ni s’il est possible ni s’il est impossible. Nous devons affirmer que, s’il n’est pas possible en nos actes par nous, il l’est en lui-même, car il est la condition de leur pos sibilité, même de leur réalité. Pour ce motif, nous sommes donc amenés à chercher au delà d’eux, dans le réel, une raison de leur être. Tout en étant maîtres de nous-mêmes, nous ne le sommes donc pas absolument, au point d’exclure toute dé pendance. Nous ne nous suffisons pas quand nous nous vou lons en fonction d’un principe qui nous dépasse. Dans ce qui est imparfaitement, nous voulons que s’insère et soit le par fait, qui n’y est pas encore. D ’où ces questions vitales : « Comment donc concilier cette volonté d’autonomie et cette obligation d’hétéronomie ? » Je veux, dans ce qui est, un idéal, qui n’y est pas encore ; mais, « agir pour ce qui doit être, est-ce donc agir pour ce qui sera ? ou bien pour ce qui ne sera jamais ? Le transcendant qui se dégage de ma pensée et de mes actes, est-ce en moi seulement qu’il se projette, comme une lueur dont je cherche à éclairer ma route ? ou bien est-ce l’éclairage indirect de la grande lumière qui guide tout homme venant en ce monde, jusqu’à l’illumination finale ? Comment puis-je participer à cette expérience du transcen dant pour apprendre s’il est en moi et vient de moi, ou si ce que je trouve en moi vient d’un autre que moi afin de me 1/4
faire me retrouver moi-même en lui ? » (23). « Sous prétexte que, dans nos actes humains, il y a toujours quelque chose qui procède d’une visée ultérieure à tout l’ordre immanent et qui porte au transcendant, est-on autorisé à prendre ce trans cendant — qui se dégage de notre agir et semble y résider comme un contenu au moins virtuel — à notre propre compte, afin d’y ramener tous les progrès futurs, toutes les ascen sions concevables, au point que c’est en l’homme et par l’hom me que le divin serait conquis ou réalisé ? Faudrait-il dire, au contraire, que, malgré une réelle immanence du transcen dant en nous, ce transcendant, principe et fin de ce qui est, de ce que nous sommes, de ce que nous avons à être, demeure en sa pureté et reste incommensurable avec toutes les réalités contingentes, avec les agents spirituels eux-mêmes qui n’ont pourtant d’autre raison de subsister et d’agir qu’une assimi lation plus ou moins proche ou lointaine avec lui ? » (24). Or, ce contraste en notre agir de ce qu’il est en lui-même et de son idéal ne lui est pas particulier, mais il se discerne au sein de tout être, où il se trahit par l’opposition de tout être limité avec l’être comme tel. Dès lors, ce qui met en mar che l’esprit pour démontrer l’existence de Dieu est, en prin cipe, exactement le même ressort que dans n’importe quelle argumentation. En toutes, la même force ascensionnelle s’exerce. Sans doute, pour aboutir à Dieu par le désir du bonheur, il est également logique de rechercher l’origine pre mière de cette tendance et de reconnaître d’où elle vient. En ce cas Dieu serait sa source, et plus tard, à propos du devoir, nous nous proposons de procéder ainsi, afin de compléter l’ar gument que nous allons déployer. Dieu se rencontrera aux deux pôles de notre destinée, pour en être l’alpha et l’oméga. Il n’en est pas, pour cela, moins logique ni moins indiqué d’examiner, ici, où va finalement notre aspiration, d’en défi nir le terme et de l’expliquer dans la ligne de la finalité. Effi cience et finalité sont, l’une et l’autre, reliées aux premiers principes de l’être par les lois de l’acte et de la puissance. Sans doute, quand nous déclarons Dieu notre fin dernière, (23) (24)
Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. II, pp. 316-317. Ibidem, pp. 330-331.
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nous sommes obligés d’apporter des précisions et d’ajouter qu’il n’est pas l’objet proportionné de notre appétit, comme l’acte de vouloir ou de penser est le terme de notre intelli gence et de notre volonté. Mais l’argument eudémonologique « ne requiert pas cette erreur pour prémisse. Si le Bien ab solu apparaît comme nécessaire à l’intelligibilité du désir humain, ce n’est pas immédiatement à titre d’ objet directe ment visé, poursuivi par des moyens adéquats et absorbable naturellement, si l’on peut ainsi dire, comme l’air par les pou mons, mais seulement à titre de condition de l’objet, d’une manière médiate, au moyen d’un raisonnement par l’absurde. En cela, cette nouvelle preuve imite la structure essentielle des voies thomistes. Il y a, somme toute, deux manières pa rallèles de remonter au souverain Bien, à partir des biens créés, selon que l’on analyse ceux-ci du point de vue ontolo gique, dans leur structure propre — ce que fait saint Thomas, l. C. G., c. 38 — , ou du point de vue psychologique, dans leur rapport à l’appétit volontaire. L ’équivalence des deux procédés est de plein droit dès lors que la volonté correspond à l’être... et qu’elle constitue donc pour lui une sorte de réac tif approprié permettant une mesure indirecte. Pour le monde, au fond, c’est tout un d’être insuffisant à rassasier l’homme et d’être insuffisant à subsister : de quelque façon qu’on atteigne son insuffisance foncière, on ne la peut tenir logiquement sans poser par là-même l’existence du Suffisant par soi, de l’inconditionné, de Dieu » (25). Sans doute encore, l’aspiration vers Dieu suppose la cau salité de Dieu dans l’ordre réel, mais il n’en résulte pas qu’elle ne puisse être considérée comme un point de départ duquel nous nous élevons à Dieu. Sans doute enfin, Dieu n’est pas l’objet formel du vouloir, puisque c’est le bien en général ; et c’est une question de montrer comment s’effectue ce pas sage de l’abstrait au concret ; mais, là aussi, il n’y a rien qui ne se rencontre partout. Il est même permis de douter que l’idée de bien en général soit abstraite sans plus d’explicaticns, puisque, tout en étant abstraite et dégagée du réel, elle
(25)
A .-R . M o t t e , o . p., Bulletin Thomiste, 1937, PP- 13- 14-
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11’en lait cependant pas abstraction. Elle est une idée qui en perme l’analyse et détermine la transition de certaines réali tés à «.’autres. C ’esi pourquoi les critiques du P. Manser, lequel rejette larguirent eudémonologique, lui font remarquer que celui-ci est assez nettement dans la ligne générale indiquée tout au long de son exposé ; « il suppose le recours à l’idée de parti cipation, à la distinction de la puissance et de l’acte, qui reste bien le principe essentiel, qui sert à l’organisation des diver ses thèse; thomistes... Remarquons, enfin, que ce n’est pas seulement la distinction de la puissance et de l’acte que nous trouvons mpliquée dans la preuve, mais encore la thèse de la priorité le l’acte sur la puissance, qui complète la première et seule lu. permet de supporter l’édifice entier de la méta physique » (26). Assurémeit, nous ne prétendons pas qu’en réfléchissant à sa tendance iu bonheur tout homme en vienne, de fait, expli citement à lésirer Dieu. Cela dépend du degré auquel il pousse sa méditation et de la qualité qu’elle a. Nous raison nons seulemeit sur les conditions implicites et ontologiques de la tendanct en fonction des principes métaphysiques. Ce n’est qu’une fcs élaborée la connaissance explicite de Dieu, comme être exstant, qu’il s’agira d’étudier et de gouverner le comportemen de notre désir envers lui, de façon qu’il aboutisse à son \lein épanouissement. Grâce à cette néthode, le problème de l’accord de l’univers sensible avec la moralité humaine sera résolu par le fait que les deux participer aux lois de l’être et de l’acte ; ils ont donc les mêmes jrincipes et leur doivent leur intelligibilité respective. Bien qie le monde matériel soit soumis aux lois physiques ou chiniques, tandis que notrè liberté se règle d’après des lois rafc>nnelles, il se prête à notre action parce que tous les deux s»nt hiérarchisés en fonction d’une même vérité fondamentale. °uisque la nature nous est donnée com me le milieu de notre existence, elle est un moyen de nous acheminer à notre destri ; elle est apte à la moralité, au point que, si elle n’est elle-m*ne que virtuellement morale, elle doit (26)
Aim é F o r e s t , Bullt{n Thomiste, 1932, p p . 594-595.
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le devenir formellement grâce à notre présence et à notre conduite. Après avoir déclaré, jadis, que seuls nous y aisons acte de présence d’esprit, et que nous sommes la p'ésence d’esprit de ce monde, alors qu’il ne fait simplement qu’acte de présence, nous ajoutons maintenant que nous devins être aussi sa moralité. Nous tenons donc que l’existence de Dieu est la suie rai son suffisante de notre tendance au bonheur, qui est dle-même de l’ordre de l’existence, parce qu’elle est exstante et s ’oriente à l’existant. C ’est là un point capital. Il ne suffit pas, en effet, d’expliquer que notre destinée est d ’agir, c’est-à-dire de connaître et de vouloir ; qie, par cet acte de connaissance et de volonté ou d’amour, tous visons à devenir toutes choses, à posséder notre totale piésence d ’es prit dans la présence totale de l’être. Ce n’est p s assez d’en conclure que, grâce à cela, nous voulons être entièrement nous-mêmes et tout ; que notre agir, au double itre de l’acte et de la connaissance, manifeste en soi une imnité tendan cielle et positive, qui inclut et dépasse les limite puisqu’il les recule sans cesse ; qu’il porte en lui l’idéal de licte pur d’être et de connaître, sans rien qui restreigne sa perfection ; il n ’est pas non plus décisif d’ajouter que cet idéal, qui rend possible nos actes sans être possible en nous par eux, est ce pendant possible en lui-même et par soi, d’une possibilité logique aussi bien que métaphysique. Il es essentiel de re marquer expressément que notre tendance >e tourne au réel, vers l’existant. Une objection faite à l’argumentation et, en effet, qu’elle ne peut être concluante que par un passade illégitime de l’or dre idéal à l’ordre réel. « Le nerf de la preuve est (au contraire) en ced : de soi, l’amour s porte vers un bien réel » (27). N ’est-ce pas le contraste ri l’intelligence et de la volonté ou du désir que l’une assimiî les êtres à soi, tan dis que l’autre s’assimile à eux ? P o u connaître un être, je l’introduis en moi par une représentât:®, que je m’en forme (27) M.-D. R o l a n d - G o s s e l i n , Le D é r du Bonheur et l’Existence de Dieu (Revue des Sciences Philosopiques et Théologiques, 1924, p. 163).
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et qui est son représentant, son tenant lieu ; entre lui et moi j ’ai donc besoin d’un intermédiaire, qui est un signe, lequel, tout en le doublant, s’efface devant lui aussi complètement que possible afin de le révéler. Grâce à cela, je connais dans le signe moins le signe que ce qu’il signifie ; ainsi, dans le nom, je saisis moins le nom que la personne qui le porte et qu’il désigne. O r, il est logique que ce réalisme véritable, bien qu’imparfait, donne naissance à un réalisme parfait, parce que radical : celui du désir qui, au lieu de m’assimiler les personnes en les transportant en moi par leur idée, m’assimile à elles en me transportant directement en elles. Précisément parce qu’elle est signe, représentation et présence intention nelle, l’idée ne peut être le but final de l’activité intégrale de l’esprit ; elle n’en est qu’une étape et l’oriente nécessairement à autre chose que soi, à ce dont j ’ai l’idée. Elle est le principe d’une tendance originale, qui ne peut l’avoir pour terme. Ce mouvement n’est plus désir de connaître, au sens de se faire des représentations du réel, mais, en prenant son élan dans l’idée, il tend ailleurs, c’est-à-dire à la réalité, dont l’idée est la ressemblance. La liaison de ces démarches, qui se greffent l’une sur l’autre, n’est pas un parallélisme, mais une opposi tion flagrante. A cette analyse réflexive, un doute peut être adressé. Si le réalisme du désir ou de l’amour a pour tremplin celui de l’idée, n’est-il pas affaibli, voire compromis par cette dépen dance ? A u témoignage même de l’expérience, son moteur 11’est-il pas l’idée à la place du réel, vu que je ne désire et je n’aime que ce que je connais ? Assurément, la connaissance joue ici un rôle décisif ; il faut le concéder, car elle éveille l’amour et le rend possible. Mais de quelle manière ? En représentant un objet réel, ou du moins réalisable. Il est indispensable à l’acte volontaire que cet objet connu soit estimé réel, ou à tout le moins pos sible ! A u témoignage de l’expérience même, nos désirs ne se soutiennent plus, mais s’anéantissent si leur objet est irréel, des qu’est dissipée l’illusion. Seule est efficace à susciter l’amour la pensée, qui affirme la réalité au moins possible de son objet. Mais ce mouvement, qui prend en elle son es sor, fixe ailleurs son but, dans l’existence affirmée ; son réa-
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lisme n’est en rien diminué. Selon l’exemple que le Moyen A ge empruntait aux ouvrages d ’Averroès, l’idée du bain ne me contente pas sans le bain réel, et le désir du bain ne porte pas sur l’image du bain, mais, tout au contraire, sur le plon geon effectif. Il faut alors poser la question : de quelle espèce de réalité jouit la fin dernière, que vise notre volonté ? E st elle seulement réalisable par nos efforts, ou réelle déjà indé pendamment d’eux ? Comme beaucoup d’autres fins, qui mé ritent authentiquement ce nom, est-elle l’effet de notre action ? La produisons-nous peu à peu ? Ou bien, n’est-elle en aucune façon un effet, mais un être que nous voulons atteindre, parce qu’il est ? Tout est là ! Devons-nous dire qu’elle doit être parce qu’elle sera ou parce qu’elle est déjà ? La réponse est que cette fin dernière ne peut se définir ce qui sera, mais comme ce qui est réellement déjà. Supposons que nous disions d’elle : elle est ce qui sera. Cela ne signifie qu’une chose : elle sera petit à petit le fruit de nos efforts, leur effet ; elle sera notre œuvre toute. Mais alors, l’idée de fin dernière est détruite : ce qui ne se peut. Tout ce qui est produit ou effet, est forcément imparfait, limité, fini ; il est donc obligatoirement sur le même plan que nous, qui en sommes les auteurs ; il ne peut nous combler, parce que jamais il ne s’égale à l’amplitude du bien universel, qui détermine celle de notre aspiration. Loin d’apaiser le mouvement de l’esprit,, il ne peut que le relancer, car il le laisse essentiellement en puissance, inachevé, en tendance. Si la fin dernière est produite par nous, soit en nous, soit hors de nous, cela ne peut qu’entretenir notre insatisfaction et l’aviver par l’échec de ses tentatives, ou bien constituer en quelque manière ce mouvement comme un but pour luimême ! Or, cela n’est pas possible, puisque le mouvement s ’oriente toujours à autre chose qu a ce qui se fait, à savoir à ce qui est parfait, entièrement fait, donc à ce qui vraiment est. Un ordre n’est pas donné pour qu’il soit à tout moment en train d’être exécuté, mais pour être de l’exécuté. L ’enfant ne va pas en classe pour y aller toujours, ni pour apprendre toujours, mais pour cesser de s’y rendre le jour où il sera devenu instruit. Il espère donc qu’une heure sonnera où il lui sera inutile d’apprendre, le besoin de science étant comblé. i8 o
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L ’apprentissage cesse et fait place à la maîtrise parce que, dans le travail, la jouissance de la possession succède à la fa tigue comme à l’incertitude de l’acquisition. De sorte que, dans ces biens intérieurs de l’esprit, l’activité s’épanouit d’au tant plus parfaite et plus sûre que le mouvement s’arrête ; pour elle, le repos est l’inverse de l’inertie. A u lieu de s’agi ter dans la poursuite d’un but, elle se fixe en lui, comblée, pour s’y exercer dans la plénitude et non dans le vide. Son achèvement n’est pas sa suppression, mais plutôt son vrai commencement. L a science possédée ne rend pas inactive l’intelligence du savant. S ’il perd la fièvre de la recherche, il gagne le calme de la certitude et la contemplation de la vé rité. Comme l’imparfait tend au parfait, le mouvement tend au repos pour se transformer, disparaître en lui, y céder le pas à une activité supérieure. T el est le sens de la tendance en nous, qui se mue en non-sens absolu, s’il n’y a dans le réel que ce que nos actes accomplissent, parce que cela ne peut jamais leur fournir, avec la cessation de l’agitation, le repos et l’épanouissement total de l’activité. Ce qu’ils cher chent n’est plus seulement hors de leurs moyens, mais est im possible en soi ; ils courent après des chimères et leur élan perd toute force. P ar ailleurs, cet élan se maintient sans qu’ils puissent s’y soustraire ; il ne peut être chimérique en ses principes, ni dans ses conditions d’existence, puisqu’il existe nécessairement, et que ce qui est une nécessité d’être implique forcément sa possibilité et ne peut être absurde. Il reste donc que la fin dernière ne soit pas un résultat qui sorte de nos efforts, mais un être qui n’est pas produit, donc qui ne commence pas et dont nous visons la possession. Puisque nous savons que l’idée d’un tel être est possible par elleméme, et qu’elle est révélée telle par l’analyse de notre ten dance, dont elle conditionne la possibilité, la seule façon, pour cet être, d’être possible et de rendre possible tout le réel, c’est d’être nécessairement comme le comble de l’être et de l’esprit. Recourons, en effet, au principe métaphysique qui pose la priorité de droit, aussi bien logique qu’ontologique, de l’acte sur la puissance, et demandons-nous comment elle se vérifie dans l’ordre de la finalité. Spinoza voyait là une difficulté sé rieuse. Que la cause efficiente agisse, il le concevait, puis-
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qu'elle existe et qu’elle est antérieure à son produit ; mais que la fin exerce une action, il ne l’entendait pas, puisqu’elle n’est pas encore et que, prétendre la constituer cause ou prin cipe, c’est renverser l’ordre de la nature en mettant premier ce qui est bel et bien dernier. Indépendamment de Spinoza, pour qui pénètre jusqu’aux assises des choses, n ’y a-t-il pas là un mystère si toute fin, et par-dessus tout la fin dernière, n’est pas réelle mais à réaliser ? Que la vue d’un mets m’excite l’appétit ou me fasse venir l’eau à la bouche, rien de plus compréhensible, puisqu’il me permet de satisfaire mon désir précisément parce qu’il est. Mais, quand ce que je me propose n’est pas, comment ce qui n’est pas réel peut-il agir sur ce qui l’est ? L ’affirmer, sans plus, ne revient-il pas à nier la priorité de l’acte sur la puissance, en lui substituant celle du possible sur l’actuel ou de l’avenir sur le présent ? E t cela de façon catégorique contre tous les principes et toutes les conclusions établies par l’analyse du réel ! En l’occurrence, c ’est d’autant plus grave que l’idée de finalité a l’importance d’une clef de voûte par laquelle tout tient. S i elle reste indéterminée, tout l’est aussi ; sans elle, aucune efficience ne s’entend plus et les ressorts de l’action sont relâchés, sinon brisés. Ce n ’est pas une pure idée de l’ordre tout idéal. En tant qu’intentionnelle, elle est le nœud de l’intentionnel et de l’effectif ; elle ordonne le pre mier au second, où se rejoignent l’intention et l’action dans le même terme existant. Disons qu’elle est idéo-existentielle. Tout lui est donc suspendu comme à la raison dernière des déterminations de l’être en devenir. De sa conception dépend celle de l’être, et réciproquement. Or, si le devenir lui-même en sa réalité réclame la priorité de l’être et de l’acte, elle doit être assurée absolument dans la ligne de la finalité ; sinon elle est compromise partout. Pour qu’il soit satisfait sur le plan ontologique à cette exigence, ontologique elle aussi, il est donc requis que la fin dernière ne devienne point, mais soit la réalité du bien total et plénier sans limites. Ainsi s ’expli quent les affirmations qui ont amorcé nos réflexions. Possi ble par lui-même, mais non possible par nous, qui sommes au contraire réels par lui, le bien est vraiment possible par lui-même de la façon dont il puisse l’être, en étant nécessaire
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ment, car cette possibilité entraîne forcément sa réalité qui fonde en dernier lieu la nôtre. Emané, de nous, qui sommes des êtres, le désir du bonheur s’appuie davantage sur l’Etre, qui est Dieu. L ’amour jailli de nos personnes, et qui se porte au Bien pour lui-même, ne peut viser qu’un être personnel, qui mérite seul un amour d’amitié. Ce Bien ne peut être un simple concept. S ’il est idée, il est idée subsistante et person nelle, donc Dieu. Evidemment, l’idée du parfait tient ici le premier rôle comme moyen terme du raisonnement. Mais ce serait un tort de croire qu’elle est seule à jouer, comme si l’argument concluait directement, à partir d’elle, à la réalité de Dieu. Quand Descartes procède ainsi, parce qu’une telle idée, qui nous est supérieure, ne peut venir de nous ni trouver en nous toute son explication, les critiques lui reprochent de pré supposer sa légitimité et de ne pas la démontrer. Quoi qu’il en soit, à propos de Descartes, de la justesse de cette objection, elle n’a pas ici de raison d’être, puisque l’idée du parfait, qui est élaborée à partir de l’être imparfait, se présente comme une condition nécessaire et constitutive de sa réalité. Elle est donc par elle-même du possible positif, comme le réel, qu’elle justifie. Lorsque nous concluons ensuite d’elle à l’existence nécessaire de l’être, dont elle est l’idée, il n’y a plus stricte ment passage de l’idée au réel, mais transition d’une réalité inférieure à une autre supérieure et maxima par la vertu d’une idée : ce qui est différent. De tout cela Jacques Rivière livre une formule très concrè te, en s’appuyant sur Descartes, voire en le complétant. Dès l’origine, il se meut dans le réel et l’existant, pour l’inter préter à la lumière des idées qu’il y découvre. Songeant aux siens, dans sa captivité durant la guerre de 1914-1918, il re marque, dans ses sentiments et dans ses pensées, le désir d’em brasser ensemble ses bien-aimés et son impuissance à le faire. Ce n’est, en son esprit, qu’une manifestation du désir d’être tout lui-même et tout être à la fois. De là, il raisonne ainsi : « Descartes. Cet argument de l’imparfait impliquant le parfait, qui semblait si abstrait, il est vrai à la lettre, c’est le plus fort qu’on puisse donner de l’existence de Dieu. Pour le 18 3
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comprendre, il faut revivre Descartes, le retrouver pardessous. • « C ’est cette imperfection que je sens dans toutes mes pensées, dans tous mes sentiments, qui me fait croire en Dieu. Le fait que je ne puis évoquer mes bien-aimés que les uns après les autres, que je ne puis pas les embrasser tous ensem ble, dans la même pensée, ou que je ne peux le faire qu’en laissant leurs visages s’échapper, s’effacer, se confondre, ce retard de ma capacité sur mon désir, voilà ce qui me donne Dieu, ce qui l’appelle, ce qui l’exige. Il faut qu’il y ait quel qu’un pour pouvoir faire ce que je ne peux pas faire, ce dont je ne conçois que l’idée et l’envie. C ’est là le sens de l’argu ment de Descartes. Il faut quelqu’un qui soit capable de si multanéité et de totalité, puisque je n’en suis pas capable. Il faut quelqu’un qui ait la perfection que je n’ai pas » (28). Que notre exigence d’Absolu, qui est le fond de notre na ture et de l’être, se heurte à une réalité changeante et constam ment relative, cela ne constitue pas pour nous un motif de renoncer à lui, mais nous avertit que nous ne sommes pas de plain-pied avec lui et qu’il faut donc affirmer la réalité d’un ordre transcendant, qui est le sien. Pour saisir de façon plus décisive encore qu’il n’y a pas là de passage de l’idée au réel, ni du plan logique au plan onto logique, mais progrès au cœur de l’être même, substituons le terme « idéal » au terme « idée », puis réfléchissons aux
(28) Jacques R i v i è r e , A la Trace de Dieu, p. 270. Etienne G i l s o n , La Philosophie au Moyen A ge, 1944, p. 247, écrit de l’argument ontologique : « Ce qu'il y a de commun à tous ceux qui ^admettent, c’est l’identification de l’ existence réelle à l’être in telligible conçu par la pensée ; ce qu’ont en commun tous ceux qui en condamnant le principe, c’est le refus de poser aucun problème d’existence à part d’un donné empirique existant ». L ’argumentation proposée dans cet ouvrage ne pose pas le problème de l’existence de Dieu, à part d’un donné empirique existant ; si elle présuppose l’iden tification de l’être réel et de l’être intelligible dans la pensée, c ’est après analyse des rapports de la pensée à l’être réel donné dans l’existence, être auquel elle se réfère dansl’acte d’objectivation. Elle fait donc siens à la fois les principes des adversaires de fargum ent ontologique et ceux de ses partisans. 18 4
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interférences de ces deux notions de réel et d’idéal. Bergson a tout résumé en une phrase déjà citée, mais qui reste très opportune et d’une portée plus vaste que l’art auquel il l’ap plique : « L e réalisme est dans l’œuvre quand l’idéalisme est dans l’âme, et c’est à force d’idéalité seulement que l’on reprend contact avec la réalité ». Tel qu’il s’est découvert au travail dans nos actes, l’idéal leur permet de se développper, pour autant qu’il paraît réali sable et souhaitable. Réaliser, voilà l’idéal, au fond. Tant qu’un idéal demeure à l’état de projet conçu, il lui manque une chose essentielle : être passé dans les faits. L ’idéal achevé emporte réalisation et rejoint nécessairement le réel. L ’idéal, c’est d’être ; autrement, ce n’est plus un idéal. Se proposer d’une façon ou d’une autre de l’irréalisable, de l’im possible, est ruiner l’idéal, énerver l’action, en détendre à ja mais le ressort. Le désir est tué par là, sans espoir de renaî tre. Pourtant, il vit tenace et partisan obstiné de l’idéal, au quel il tient comme à soi. Comment les faire aboutir tous les deux ? Cette soif d’idéal ne peut être absurde, puisqu’elle rend possible l’existence d’un désir d’être et de vivre, qui est nécessaire. Puisque l’idéal provoque et légitime toute entre prise d’amélioration réelle, il est possible par soi. Tout est possible par lui, sans qu’il le soit par nous ni par l’imparfait. Comme en dehors du parfait et de l’imparfait il n’y a rien, l'idéal ne doit qu’à soi sa propre possibilité, du fait qu’il rend possible le réel. Il n’y a plus qu’à montrer que sa seule manière d’être ainsi possible par lui-même c’est d’être néces sairement réel en soi, par lui-même, hors et au delà de nous. Il faut aller jusque-là pour expliquer que notre effort, qui est, puisse être légitimement. L ’agir en nous se décompose en deux temps : celui de l’in telligence, qui propose et projette ; celui de la volonté, qui exécute. Nous réfléchissons à ce que nous devons vouloir, pour vouloir ensuite ce que nous avons pensé. Dans ce qui est, l’intelligence distingue ce qui n’est pas mais devrait être : elle idéalise le réel. Le vouloir, par son intervention, réalise cet idéal et fait qu’il soit. Idéalisation du réel, réalisation de l’idéal, tout tient dans ce schéma. Sorti du réel, l’idéal s’y replonge et s’y achève. Il l’améliore et l’intensifie. Cette in18 5
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corporation de l’idéal est pour le réel un gain de réalité. Entre le réel et l’idéal il y a donc, inévitablement, interférence, compénétration, complément mutuel. Le réel mérite mieux son nom, quand l’idéal s’y est actualisé. L ’idéal est plus luiméme, s’il est effectivement accompli. Son influence ne reste pas dans l’abstrait ; elle est une attirance aussi efficace que la loi de gravitation. Mais, à leur étroite liaison, s’oppose en nous leur inadéqua tion. Une existence est inférieure par manque d’idéal. Pour ce motif, notre action vise à les égaler l’un à l’autre. Elle n’a de sens que par l ’intention positive de hausser le réel au ni veau de l’idéal. Elle n’a de cesse tant qu’elle n’y est pas par venue. La perfection, pour elle, et le bonheur aussi, est la coïncidence absolue des deux, sans jeu aucun. Coïncidence, qui est notre vouloir nécessaire, donc une possibilité en soi, bien qu’irréalisable par nous. Elle ne peut être le résultat de nos efforts, puisqu’elle en est le premier principe. Le seul moyen d’expliquer une rencontre possible entre les deux, de laquelle nous sommes incapables, c’est qu’elle se soit depuis toujours produite hors de nous dans un être qui est, par na ture, leur pleine identité, donc réalité idéale en tant que réa lité, idéal réel en tant qu’idéal, l’un et l’autre y étant de ni veau. Nous avons nommé Dieu. Hors de cette conclusion, il n’y a plus rien de plausible'en notre désir ; ce qui est préci sément inadmissible, puisque ce désir est inévitable et logi que. Donc, ce qui le justifie dans l’existence ne peut pas ne pas être. Résumons. L ’idéal doit être : telle est la loi de nos actes ; mais il n’est pas encore en eux. Or, si ce qui doit être réelle ment, et donc possible en soi, sinon par nous, n’est pas néces sairement en soi, nous n’expliquons pas qu’il doive être et nous impose son obligation, dont l’existence n’a plus de titre valable. S ’il est au contraire en Dieu, tout s’éclaire. Nous visons le parfait, que nous ne produisons pas ; nous dépen dons de lui, qui est indépendant de nous. L ’idéal peut et doit travailler notre réalité imparfaite, car il est réalité supérieure et transcendante. Ainsi, il nous inspire et nous aspire. L ’ho rizon obscur s’éclaircit. L ’accord plénier du réel et de l’idéal n ’est plus un songe frivole : en Dieu, c’est une réalité. Cela 18 6
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consolide par l’intérieur l’élan du désir et authentique notre volonté comme volonté d’idéal et d’être. Cette conclusion est vitale. Si le bien comme tel, en fonc tion duquel j ’aime et veux tout, ne répondait à rien de réel, mes volontés particulières seraient positives et mordraient peut-être sur les choses ; mais l’acte initial, qui les soutient toutes, ne se soutiendrait plus que par une abstraction illimi tée à laquelle il ne serait plus requis que la réalité se prête. Peut-être saurai-je un jour, par ailleurs, qu’il- y a un être absolument parfait, auquel mon idée de bien pourra servir d’expression et qu’alors je devrai prendre pour fin. Jusque-là, rien, dans la nature de mon idée ni de mon vouloir, ne m’obli ge à affirmer son existence, et je veux tout pour un idéal vide. Plus qu’un scepticisme ou qu’un désespoir, il y a là une impossibilité radicale. Si l’amour a vraiment le réalisme par lequel il a été caractérisé, l’amour de la fin dernière, plus que nul autre, doit porter sur le réel et le traduire par l’idée, qui l’oriente. Celui qui le nierait ne pourrait plus vouloir, et « le langage de ce désabusé fictif le condamnerait à l’aboulie dé finitive » (29). Que la conclusion soit donc : « Le Devenir, à lui seul, n'a pas de sens ; c’est un autre nom de l’absurde... E t pourtant, sans une Transcendance, c’est-à-dire sans un Absolu pré sent, installé déjà au cœur de la réalité, qui devient, la tra vaillant, la faisant réellement avancer, il ne peut y avoir indé finiment que du devenir... S ’il y a devenir, il doit y avoir un jour achèvement, et, s’il doit y avoir un jour achèvement, il y a, dès toujours, autre chose que du devenir » (30).
§ 4 : Dieu, Fin Dernière. Nous savons maintenant quelle est, pour l’univers et pour l ’homme, la Fin Dernière. Elle n’est autre que Dieu, mais (29) M .-D . R o l a n d - G o s s e l i n , o . p., L e D ésir du Bonheur et l’Existence de D ieu (Revue des Sciences Philosophiques et Théolo giques, 1924, p. 171). (30) H enri d e L u b a c , Catholicisme, pp. 294-295 (3" édit.).
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avec un sens analogue dans les deux cas, car Dieu n’est pas également fin d’une créature intelligente et du monde maté riel. E n général, tout ce qui existe, par le fait qu’il est et se maintient dans l’être, a Dieu pour fin en ce sens au moins qu’il Lui est semblable. Cette assimilation de tout à Dieu,, cette représentation de Dieu en tout est une manière de l’ob tenir dans la mesure où c’est, là, participer de sa perfection. Manifestant en elles par leur réalité la perfection pure de l’exister, toutes les créatures révèlent quelque chose de plus que ce qu’elles sont. En leurs originalités diverses paraît une même origine corrélative d’un même destin. Cette révélation de Dieu est le sens de leur existence, qui est ainsi réellement intentionnelle. En faisant acte de présence, elles se présen tent et présentent Dieu. Parmi les êtres spirituels cette vé rité devient plus éclatante encore, puisqu’ils ne se contentent pas d’être ni d’avoir une source et un terme, mais qu’ils le savent et le reconnaissent par leur intelligence et leur volonté. Us acquièrent et possèdent Dieu non seulement en lui ressem blant, mais en ayant conscience de cette similitude et en se possédant ; ils se reconnaissent et s’aiment comme son image ; ils aiment et connaissent tout comme son présent. Dans le monde matériel, plus particulièrement, c’est en l’homme, es prit incarné, et par lui, que Dieu est la fin dernière de la création, parce que l’homme seul est capable d’identifier par tout sa présence et de proclamer sa générosité. Si, du fait qu’il est participé, Dieu est en quelque manière acquis par tout être, cette « acquisition » éveille l’idée d’une possession intellectuelle parce que Dieu, qui est incorporel, n’est saisissable que par l’esprit. L a reconnaissance de Dieu par notre intelligence est la seule fin possible de la création. Etre, en tant que faire acte de présence, se précise pour nous ainsi : faire acte de présence d’esprit, en posant l’acte de présence de Dieu et de présence à Dieu. A u total, la finalité du monde, en tant que tournée vers Dieu, hiérarchise les êtres : la ma tière est pour la vie, la vie organique est pour la conscience animale et sensible, la conscience sensible est pour la conscien ce intellectuelle humaine, l’homme est pour Dieu. Pour nous, vouloir la béatitude revient à ceci : nous connaître et tout connaître, nous vouloir et vouloir tout, pour connaître et vou
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loir Dieu. Puisque notre volonté est tout ensemble une vo lonté d’idéal et d’être, et, pour ce motif, une volonté de bon heur, lé chemin de la réussite est de vouloir Dieu, parce qu’il est la béatitude par essence, en étant la coïncidence de l’idéal et du réel. Devant les impasses où se débattait la pensée, nous avons connu la tentation du désespoir parce que l’échec de nos ambitions les plus légitimes semblait définitif ; mainte nant, l’idée de Dieu, qui est devenue une affirmation d’exis tence, « réussit à élever le moi d’une phase de détresse, où il se sent trop humain, à une phase de confiance où la par ticipation de l’Absolu le fait plus qu’humain... Quand la phi losophie se propose de solliciter l’action par l’attrait de l’in fini, au lieu de la promouvoir par l’horreur du désespoir, elle est à l’aube de l’inspiration » (31). Ainsi, la démonstration de l’existence de Dieu entraîne une attitude de la volonté, au point de n’être pas complète sans cela. Si décisive que soit la preuve rationnelle, elle n’est pas entièrement péremptoire, tant qu’à la reconnaissance de Dieu par l’intelligence ne s’ajoute pas la reconnaissance de l’âme à son égard par toute sa conduite ; il faut être fidèle dans la pratique à la vérité établie. Il ne s’agit plus, ici, d’une équa tion algébrique ni de lois physiques ou chimiques qui ne nouent pas directement des rapports entre personnes. Il s’agit de l’identification d’un être personnel par moi, qui suis une personne, de telle sorte que mon acte d’intelligence engage et commande nos attitudes l’un en face de l’autre ; il retentit sur ma liberté. Il faut que celle-ci soit docile à la lumière de la raison, en lui ajoutant la flamme de l’amour. Puisque le travail de l’intelligence, dans cette démonstration de Dieu, est celui de toute la personne, celle-ci est son témoin, c’est-à-dire sa preuve vivante tant par l’effort spéculatif que par la pra tique généreuse de toute sa conduite. « Nous justifions Dieu non point par l’existence de fait que le monde possède, mais en réalisant sa présence en nous et en vivant en conformité avec elle. Nous le justifions non pas par sa création, mais par ce qu’il est possible, désirable, exigible que nous en fas-
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René L e S e n n e , Obstacle et Valeur, 1934, PP- 305-306. 18 9
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sions » (32). N ’est-ce pas là ce qui certifie la possibilité d’un « intérêt désintéressé » ? Puisque je ne pense et ne veux rien, pas même moi, qu’en fonction d’un être supérieur, et que je juge tout, même moi, de plus haut que moi, je ne me centre pas sur moi et je ne centre pas l’univers sur moi ; l’égoïsme intéressé n’est pas ma loi, tout au contraire ; il 11’en suit pourtant pas que rien ne m’intéresse puisque l’Idéal, ce nom de Dieu, me séduit plus que tout, est intéressant plus que tout. Cela laisse prévoir de nouveaux développements dans la Dialectique de FA gir ou dans l’évolution du désir. Pour les mieux gouverner, il n’est pas inutile de résumer ceux qui ont eu lieu jusqu’ici. La fontaine du désir est en nous, en vertu de la constitution de notre être, antérieurement à toute opé ration. Tous les principes qui le fondent, âme et corps, essence et être, ont tous besoin les uns des autres et sont intérieure ment tension. Par un jaillissement naturel, cette substance s épanouit en ses facultés comme en son complément, parce qu’elles achèvent son équipement. Emanant d’elle, elles sont pour elle aussi. Mais ces facultés, et par elles toute notre substance, sont pour leur opération, comme la puissance est pour son acte corrélatif. Orientation, qui est leur être, donc est innée en elles. Elles sont appétit inné de leur opération ; appétit antérieur à tout acte, s’il en est la source. Appétit qui sc spécifie par l’objet formel de ces actes, c’est-à-dire par l’être comme tel, lorsqu’il s’agit de l’intelligence et de la vo lonté. Conséquemment, l’appétit inné qu’une faculté a de son opération, en général, s’étend à son objet formel. Comme l’intelligence a le besoin inné du vrai, la volonté a celui du bien, c’est-à-dire de toutes les vérités ou de tous les biens sous l’aspect du vrai, du bien. Ce désir nécessaire, qui définit notre nature, est inné comme elle. Il suppose une tension in térieure, une impulsion naturelle à l’action, qui sont innées, donc sont nous, mais ne sont pas toutes de nous ; il faudra, en son temps, en reconnaître les origines. Il y a donc en ce sens inhérence de l’agir à l’être, puisqu’il lui est immanent. Par là, nous mesurons l’immanence caractéristique de notre T32)
Louis L a v e l l e , D e l’A cte, 1937, p. 359.
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être et de notre agir. Ainsi que le remarquaient les Maîtres du Moyen Age, tel Cajétan (33), l’être est pour son opéra tion, propter suam operationem, ou mieux, pour sa propre perfection en tant qu’actif, propter semetipsum operantem. Nous ne sommes que pour agir, parce que nous ne sommes que pour tendre à ce qui nous développe. Et, quand nous dis tinguons l’être et l’agir, comme substance et accident, il n’en suit pas que cet agir soit de l’accessoire, s’il est un moyen né cessaire pour l’être limité d’être davantage lui-même et de croître. Or précisément, l’agir, en tant que distinct de l’être, dé voile, dès qu’il se produit, de la transcendance au sein de l'immanence. L a tendance innée à l’action, qui ne peut pas ne point passer à l’acte, se déploie en désirs nouveaux consé cutifs à l’agir et aux relations qu’il fait nouer avec l’entou rage. Sur le plan naturel de l’acte émané de nous, et non plus sur le plan inné, l’objet formel de nos facultés, l’être, qui re présente tous les êtres selon leur ordre à l ’un d’entre eux, exige et comporte, au moins implicitement, de nouveaux dé roulements. A travers tout acte se trahit, toujours ébauchée, toujours « rêvée », mais toujours présente en filigrane, l’image, {’esquisse, l’idéal de l’acte pur, qui est toute intério rité, toute réalité, toute plénitude, parfaite autosuffisance. Là est le sens de tous nos actes. Ce qu’ils désirent, au moins im plicitement, c’est la béatitude. Désir inévitable et nécessaire, donc naturel ; mais désir qui découle d’un acte intentionnel, déborde notre nature et vise plus haut qu’elle : donc désir émané, produit. L ’analyse de cet idéal entraîne l’affirmation de Dieu comme perfection pure et nécessairement réelle. Puis que, dans notre connaissance et notre vouloir aussi bien que dans l’être, Dieu est la condition dernière de tout être et de tout esprit, il est légitime en ce sens de parler du « double cogito », car je ne puis me penser ni me vouloir sans penser et vouloir au moins implicitement Dieu. Il est encore permis de parler ici d’un rapport théandrique, en excluant le sens spécial réservé à l’Incarnation du Verbe. « Ce qui le consti(33) Cité dans Maurice B l o n d e l , L ’Action, t. II, 1937, P- 4ÔS- — C a j e t a n , in I, 2 æ, q. 3, a. 4. %
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tue essentiellement c’est que les deux termes existentiels qu’il oppose et unit, Dieu... et le moi... ne peuvent être considérés et n’existent (au moins pour moi) que par leur rapport. Com me toute relation, celle-là comporte de l’unité et de la dis tinction. » Par cette dualité, nous pouvons admettre que « le double cogito est la métaphysique de la moralité » (34). A ce moment de la dialectique, nous sommes passés de l’implicite à l’explicite dans l’analyse réflexive du désir, et, désormais, celui-ci se déploie en pleine conscience. Le pro blème est maintenant de conduire « heureusement » à son terme ce désir de Dieu. Puisque Dieu est un être personnel, l’affirmer, l’identifier, c’est affirmer, identifier un être person nel, puis se comporter à son égard comme à l’égard d’une personne. Aussi disions-nous à l’instant que la preuve scien tifique de son existence s’achève par notre prise de position vis-à-vis de Lui. En l’occurrence, c ’est particulièrement commandé, puisque, étant la béatitude par essence, Il est la clef de notre destin. Quand tous les problèmes se condensent finalement en celui du bonheur, il ne peut être question de Dieu sans qu’il soit question de nous. Si Dieu est souveraine ment intéressant en soi pour nous, c’est qu’avec Lui nos plus graves intérêts sont en jeu, sans que nous retombiqns pour autant dans l’égoïsme. Admettons que toute idée soit une force, l’idée de Dieu est, par excellence, une idée-force. Aussi tout ce dynamisme interne, « grâce auquel s’est déroulé le processus... de la démonstration rationnelle, ne saurait s’ar rêter à une conclusion inertement spéculative. S ’appuyant sur tout l’élan de la vie humaine, l’affirmation certaine d’un être transcendant propage, fortifie, perfectionne cet élan même. Four rester fidèle à la motion initiale, en vertu de la vitesse acquise et des forces sprituelles progressivement développées, la vive idée du Dieu transcendant est efficace elle-même, et nous ne pouvons nous dérober à cette efficience propre qu’en trahissant, au moins en partie, une sorte d’obscure loyauté » (35). Tandis qu’il est d’innombrables personnes, si proches de (34) (35)
René L e S e n n e , Obstacle et Valeur, pp. 224, 229. Maurice B l o n d e l , L 'A ction, t. II, 1937, P- 345-
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nous soient-elles, sans lesquelles nous pouvons être et vivre, parce que nous pouvons absolument nous penser indépendam ment d’elles, Dieu est le seul sans lequel nous ne sommes rien, parce que tout en nous est suspendu à Lui. Il nous est plus proche et plus indispensable que n’importe qui. Comme Il est par essence cette béatitude, que nous ne désirons que par participation, nous ne tenons à nous-mêmes, en tenant à elle, que dans la mesure où nous tenons à Lui plus encore qu’à nous. Son apparition devant notre conscience, ne seraitce que sous la forme d’une idée, doit agir sur nos vies, requé rir nos actes, inspirer notre réponse au problème de la destinée. Or, rien n’est peut-être plus difficile à cet instant ! Bien qu’au premier abord la découverte de Dieu nous ait comme tirés d’une phase de détresse, pour nous insuffler un senti ment commençant de confiance, cette confiance reste encore hésitante, car Dieu, reconnu si proche de nous, puisqu’il sur git du sein de notre immanence comme l’idée-clef, se pose en même temps comme infiniment transcendant et lointain. II est, par delà toute limite, au delà de toute essence et de toute nature, l’Etre Pur, l’Esprit Parfait, l’Unité Pure, l’Acte Pur. Nous avons beau vouloir nous dépasser, rêver de L ’atteindre, afin de nous domicilier à jamais dans la béatitude ; si nous y réfléchissons une seconde, comment nous surpasseronsnous ? Comment serons-nous plus que nous ne sommes et plus- que nous ne pouvons être ? Notre capacité retarde fata lement sur notre désir ! « O la vile chose... et abjecte que l'homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » A cette exclamation de Sénèque, Montaigne réplique : « Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde, car, de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux ; ni que l’homme se monte au-dessus de soi, car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises » (36). E t Pascal : « Nous brûlons de trouver une assiette ferme et une der (36) M o n t a i g n e , Essais, Œ uvres Choisies, édit. René Dadouant, pp. 204-205.
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nière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’in fini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jus qu’aux abîmes » (37). Nous voici de nouveau devant une chimère, comme les mythes antiques l’ont senti : tel celui de Sisyphe, qui voit se défaire sans cesse le travail, qu’il re commence toujours, ou celui d’Icare, en qui l’élan tourne en chute et en pesanteur. N ’est-ce pas encore fondamentalement l’échec ? Or, un terme technique caractérise à la fois cette transcen dance divine et notre position inférieure à son égard. Il dé signe ce qui excède toutes les puissances naturelles du monde et de l’homme, et ce qui s’avère incommensurable avec tout ce qui est relatif à nous ou accessible à nos prises. Ce terme est celui de « Surnaturel-». Il garantit Dieu de toute pro miscuité en le montrant inaccessible à la pleine saisie de notre pensée comme à la conquête de notre action. Une fois encore, et plus légitimement que jamais, l’angoisse nous gagne quand nous nous voyons rejetés vers l’incertitude de la haute mer, au moment où nous nous croyions peut-être près du port. A vec un Dieu si proche et si lointain, qu’il sem ble plus lointain que proche, comment nouerons-nous les rela tions, qui sont pourtant si désirables que, sans elles, il n’y a pas de bonheur possible définitif ? De nous à Lui, voulonsnous franchir la distance, alors que nous ne le pouvons pas ? Et, dans le cas d’une réponse affirmative, comment y par viendrons-nous ? Si nous n’en avons pas les moyens, faudrat-il renoncer au voyage, c’est-à-dire au bonheur ? Ce mélange d’obscurité persistante et de clarté naissante prouve l’utilité et la légitimité d’une enquête ultérieure à poursuivre. Elle s’impose comme un devoir. Si l’homme doit jouer et gagner sa vie, il le fait d’abord par son intelligence, qui dirige sa volonté. Il s’agit de cette victoire, et, puisque nous sommes au point critique et décisif du combat, ce n’est pas le moment de l’abandonner (38). (37) P a s c a l , Pensées et Opuscules, édit. Brunschvicg, p. 354(38) A signaler ici Bruno d e S o l a g e s , Situation et Transcendance des Valeurs (Recherches de Science Religieuse, 1949, PP- 4°3 sq.). L ’article analyse comment les valeurs peuvent être à la fois situées dans l’histoire et transcendantes à l’histoire. 194
C H A P IT R E IV
L'ACTE BÉATIFIANT
§ 1 : L'Antithèse : Intellectualisme ou Volontarisme. Avant de préciser la conduite à prendre à propos de notre désir de Dieu, une question préliminaire existe. Nous savons maintenant qu’appliquée aux biens particuliers, dont elle est dégagée, l’idée de bien comme tel s’est partagée en deux au tres idées : celle du bien imparfait et celle du bien parfait, suprême, qui est Dieu, de telle façon que la réalité du pre mier entraîne l’affirmation nécessaire du second. L ’analyse de nos actes et de leurs objets a montré d’abord la possibilité positive de Dieu, puis l’exigence de son existence. Elle nous a donc appris où résidait la béatitude et nous a fait nous demander comment nous devions nous comporter en face de Dieu, quels actes sa présence en nous et dans le monde re quièrent de nous. S ’il est, ce que nous sommes, un être per sonnel, et si des personnes discernent leur joie dans leur union et dans les relations qu’elles nouent, il doit en être, a fortiori, de même entre nous et Dieu. Par quel acte nous unirons-nous à Lui ? Nous ne pouvons être béatifiés en nous par nous, mais en Dieu, par Dieu, qui est la fin dernière. En tant que personnes, nous ne sommes une fin pour nous que dans la mesure où nous avons Dieu pour fin. Nous ne nous rapportons pas à Lui comme des moyens à un but, ce qui
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ferait de nous des choses, mais comme des esprits qui veulent être béatifiés à l'Esprit béatifiant par excellence. N ’est-ce pas la conclusion normale des remarques formu lées tout au long de la Psychologie Réflexive et de la Dialec tique de l’Affirmation ? Du point de vue de la connaissance et de l’amour, un être ou un esprit particulier ne se compren nent et ne s’aiment que situés dans l’ensemble du réel. Là, bien plus que dans leur isolement, ils acquièrent ce qui les rend intelligibles et désirables. Pour ce motif, est apparue en nous la nécessité d’un verbe ou d’une expression qui achève objectivement notre intelligence. De même, aucun être parti culier n’est lui-même, comme être, en dehors de l’ensemble de l’être, auquel il renvoie. Rien ne se pense et ne se veut, l’homme lui-même ne se pense et ne se veut qu’en se haussant à une perspective supérieure et totale, où tout esprit se ren contre et qui est finalement celle de Dieu. Aussi, lorsque nous déclarons que les choses particulières sont pour nous des moyens de la fin dernière, nous devons corriger notre lan gage, en acceptant la suggestion de Suarez. Les choses, que nous utilisons, sont des participations de ce qui est par es sence achèvement d’amour et de connaissance, et leur rap port à ce dernier est plutôt celui des parties au tout (i). Ce tout de l’être et de l’esprit, c’est Dieu. Notre effort d’accom plissement nous mène à un face à face avec Lui, pour nous unir à Lui, tout connaître et tout vouloir en Lui. Comment s’obtient cette union ? Evidemment, par des actes de nos fa cultés, et de telle façon qu’elle comporte amour et connais sance, en un mot joie, car sans joie il n’est point de béatitude. Toute l’affaire est de fixer comment tout cela s’enchaîne, quel est l’essentiel et quel est l’accessoire. De l’intelligence et de la volonté, laquelle des deux l’emporte et nous assure l’accès au bonheur ? De l’intellectualisme ou du volontarisme, qui a raison ? Ordinairement la discussion s’engage à propos de Scot et de saint Thomas, dont l’opposition s’avérerait tran chée. Marcel Nivard la résume ainsi. D ’après saint Thomas, l'essence de la béatitude consiste métaphysiquement dans la seule connaissance parfaite de Dieu ; pour Scot, elle est dans (i)
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b é a tifia n t
S u a r e z , De Fine Homitiis, dispu t. 3, sect. 6, n ° 2.
ou
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lé seul acte d’amour ; enfin pour d’autres, tels que saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Suarez, elle est dans l’acte des deux (2). L a vérité des textes est un peu plus nuancée, au moins pour les deux premiers. Dans la position thomiste, la volonté se définit la tendance rationnelle, parce qu’elle suit la connaissance intellectuelle. Elle est l’amour du bien, mais en tant que connu ; elle ne se porte donc à son objet que dans la mesure où il lui est pré senté. Puisque la connaissance excite ainsi l’amour, nous concluons que l’intelligence meut la volonté, parce qu’elle l’émeut. De plus, l’acte de la volonté, comme d’ailleurs cette faculté, est intentionnel ; donc, l’un et l’autre ne peuvent se vouloir qu’en voulant un objet campé devant eux et qui ne l’est que grâce à une représentation. L a conséquence est donc : dans la ligne de la finalité, qui est le domaine propre de la volonté, l’intellect meut tout d’abord et par lui-même cette faculté ; elle dépend de lui en ce qu’elle a d’original. Il est donc premier dans notre action. Sans doute il y a la contrepartie, avec la répercussion de la volonté sur l’intelligence. De même que l’intelligence pense la volonté pour qu’elle agisse, de même la volonté veut l’in telligence pour qu’elle comprenne, acquière des idées. Elle prend alors sa revanche et regagne le premier rang. Cette priorité, tour à tour réciproque, rétablirait entre elles, en fin de compte, la parité. Mais cette réplique n’est pas péremptoire, car, entre la motion de l’intelligence par la volonté et celle de la volonté par l’intelligence, il y a cette différence : pour pousser l’in telligence à penser, la volonté a besoin que l’intelligence lui ait proposé la pensée comme une valeur. Dans ce cas, pour promouvoir son avancement, l’intelligence utilise l’estime qu’elle inspire pour soi à la volonté ; elle se la subordonne, au moment où elle est influencée par elle. Lorsque l’intelli gence, au contraire, excite l’amour dans la volonté, elle ne lui est en rien subordonnée et se suffit à elle-même, sans recourir à quoi que ce soit d’autre. Sa priorité est donc plus absolue.
(2)
M arcel N iv a r d ,
s.
j., Ethica, p. 29.
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IN T E L L E C T U A L IS M E l'a cte
Ajoutons que la volonté meut la pensée par efficience, tan dis que l’intelligence la meut par l’attrait. Or, cette attirance marque une influence supérieure, parce que l’action de la cause finale l’emporte sur toutes les autres. Dans un monde en devenir, toutes les déterminations dépendent d’elle. Sans la finalité l’efficience reste indéterminée, donc incapable de se produire. Si l’intelligence a pour rôle de finaliser, elle déclanche tout, en déterminant tout, sans rien laisser dans le vague. A ce titre encore, la première place lui revient (3). Si nous appliquons ces données au point en litige, nous dé duisons qu’en tant qu’activité parfaite le bonheur n’a pas d’au tre origine que n’importe quelle autre activité. Puisque toutes nos activités spirituelles sont mises en branle par l’intelli gence, la béatitude aura le même régime, et notre prise de contact avec elle s’effectuera par la pensée. C ’est donc dans une opération de l’intellect que consiste la béatitude (4). Mais, si la béatitude commence là, elle ne s’y termine point, puisqu’elle n’existe pas si la connaissance ne s’accompagne point de la délectation qui lui procure son achèvement. Cette délectation, qui siège dans la volonté, est expressément la béa titude. C ’est la joie et non plus le désir de connaître ; lan gage précis qui montre satisfaite la volonté, parce que la connaissance est vraiment satisfaisante. Autant une connais sance imparfaite suscite le désir et la volonté d’une connais sance supérieure, autant la satisfaction de la volonté, qui se traduit en joie, est le signe que la perfection de la connais sance est atteinte. L a volonté n’a plus rien à désirer. La béa titude est formellement dans la volonté quant à son achève ment, dans l’intelligence quant à son origine essentielle (5). Saint Thomas se rencontre donc avec saint Augustin pour la définir « la joie de la vérité », parce que la joie venue de la vérité, ou à son propos, consomme la béatitude (6). Scot ne se rallie point à cette opinion mais l’attaque, parce (3)
S ylvestr e
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F e r r a r e , In 3 Contra Gentiles,
c. 26, xviii,
que, à son gré, elle fait de l’acte volontaire une perfection ex trinsèque qui se surajoute à la connaissance. Comme sa ma nière de la comprendre aide à mieux entendre sa propre position, voici comment il en expose l’argumentation. La béa titude est une fin dernière extérieure à nous, que nous ac quérons par nos actes, ou une fin dernière intérieure, et, dans ce dernier cas, ce ne peut être que l’opération qui nous assure d'abord la possession de la fin dernière extérieure. Or, l’acte de la volonté n’est en aucune manière fin dernière. La volonté, qui s’ordonne à un objet au point de le vouloir avant de se vouloir, oriente son acte à autre chose qu’à soi. Ce n’est- pas elle, non plus, qui nous assure en premier lieu la possession intérieure de la fin extérieure. En elle le désir précède cette possession, pour la nier, du fait qu’il la souhaite et ne sou haite que ce qu’il n’a pas. Lorsque, au lieu de la convoiter, la volonté s’en réjouit, cela prouve qu’elle l’a et n’en est plus privée. Cette joie, qui est la conséquence de l’obtention, n’est donc pas l’acquisition de la fin dernière ; acquisition qui est l’œuvre de l’intelligence. Si, par exemple, vous ambitionnez la richesse, elle est une fin extérieure à vous, qui êtes pau vre ; la tenir entre vos mains, voilà votre but intime, dont la réalisation entraîne l’apaisement de votre volonté (7). C ’est ainsi que Scot résume la théorie de saint Thomas. Il lui objecte les raisons suivantes. Sans doute, la volonté et son acte ne sont pas la fin dernière extérieure ; néanmoins, ils en sont plus proches que toute autre chose, car ils tendent immédiatement vers elle, en tant qu’elle est leur objet propre. En conséquence, il ne faut pas subordonner le vouloir au connaître, mais celui-ci à celui-là. A u lieu de vouloir, pour connaître, nous devons connaître pour vouloir, et cette opé ration de la volonté est à vouloir avant toute autre, bien qu’en dépendance de son objet, vers lequel elle se porte plus par faitement et qu’elle atteint par l’amour. Mais ici, dans le rapport de nos facultés à la fin dernière, Scot distingue deux espèces de priorités : « primitas perfectionis » et « prioritas generationis ». Selon qu’il envisage
n* 2. (4) (5) (6)
Saint T h o m a s , i , 2 æ , q. 3, a. 5 Saint T h o m a s , Quodlibetum 8, a. 19.
(7 )
S c o t , in 4 S e n t., d ist. 49, q. 4 ( W a d d in g , t. X , p. 380).
S a in t T h o m a s , i , 2 æ , q. 3, a. 4. 19 9
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l’opération béatifiante dans sa genèse ou dans sa perfection, il fait quelque concession à saint Thomas. Tout en maintenant que l’amour nous procure le premier contact et le plus par fait avec Dieu, il observe que cet amour suit un certain contact avec la fin dernière, c’est-à-dire la présence de l’Etre béatifiant, et que cette présence est réalisée par l’intelligence. Toutefois, cette première rencontre avec l’objet, qui permet l’acte de la volonté, n’est pas la fin dernière intime, ni même la première prise de possession de la fin dernière extérieure, parce qu’elle ne nous unit pas immédiatement à elle (8). L ’in telligence la regarde sous l’aspect du vrai, qui est le sien, non sous l’aspect du bien, comme l’envisage directement la vo lonté. L ’attitude de celle-ci est donc plus parfaite et doit être voulue avant tout. Scot discerne en elle deux actes : la délec tation et l’amour. L ’amour seul est par lui-même possession parfaite de la fin dernière, en unissant à elle immédiatement. Comme souverain bien, elle est son objet propre et non celui de l’intelligence. Entre elle et lui le rapport est formel, immé diat, quel que soit par ailleurs celui de l’intellect. Sans vouloir identifier les opinions de saint Thomas et de Scot, force est bien d’avouer, avec Hickey, le commentateur de Scot à cet endroit, que celui-ci n’a pas prétendu, comme certains interprètes le croient, que toute l’essence de la béati tude est dans le seul acte de la volonté (9). Peut-être Hickey exagère-t-il, à son tour, la pensée de saint Thomas lorsqu’il lui oppose ainsi son maître : la béatitude totale essentielle
(8) S c o t , ib id ., t. X , pp. 381-382. V oici un texte au n° 7 de ces pages. « N ego quod (quietatio voluntatis) consequatur primam assecutionem finis ; primam, inquam, primitate perfectionis ; imo est sic prima assecutio : sequitur tarnen aliquam assecutionem, hoc est, prcesentiam ipsius objecti fruibilis, quae praesentia est per actum intellectus ; loquendo autem de sic objecti prima assecutione, scilicet de prima praesentia objecti, ut voluntas se possit quietare in illo per ac tum suum ; nego illam operationem esse finem ultimum intra, per quam est prima assecutio finis extra : quia operatio sic prima assecutiva non conjungit immediate fini extra, excludendo omnem tnediationem alterius propinquioris illi fini. » (9) Ib id e m , p. 391, n° 23.
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n’est pas dans le seul intellect ; l’acquisition de la fin dernière n’est pas l'œuvre du seul intellect. Les éditeurs de Scot com mettent la même méprise en écrivant que, pour saint Thomas, « la béatitude consiste formellement et essentiellement dans la connaissance » (10). Le commentateur, par contre, est H us exact en caractérisant, comme il suit, les divergences des deux auteurs : « l’essence de la béatitude est plus proprement dans la volonté que dans l’intelligence » (11). Puisque, au sujet de l’acte béatifiant, saint Thomas et Scot s'entendent pour répartir les rôles entre l’intelligence et la volonté, mais s’opposent en intervertissant leurs places, la lo gique des idées a voulu que d’autres philosophes fassent de la béatitude l’acte des deux facultés ensemble : c’est la posi tion de Suarez. Si la fin dernière ne consiste pas dans la connaissance, mais aussi dans l'amour de Dieu, l’acte d’intel ligence et l’acte de volonté ne doivent-ils pas constituer l’es sence de la béatitude ? Pourtant, Suarez ne les met pas tous les deux exactement ex œquo. Pour lui, l’acte de connaissance est le principal ; il est la source et la racine de tout parce que, dans un être intellectuel, il est naturellement l’opération fon damentale. L ’amour lui-même le suppose et ne peut se suf fire. A son sommet, il est pure amitié ou bienveillance ; il nous fait vouloir le bien de celui que nous chérissons et non pas précisément le nôtre. Pour qu’il soit satisfait, il faut que l'être aimé jouisse de tout le bien que nous lui souhaitons et que, de plus, nous le sachions. L ’amour ne nous comble donc pas et n’est pas comblé sans la connaissance. Mais, inverse ment, celle-ci ne suffit pas non plus à constituer l’essence de la béatitude, parce que l’union et l’assimilation à Dieu ne sont pas complètes sans l’amour. Celui-ci ajoute donc une perfec tion qui n’est pas celle de la connaissance, bien qu’elle en dépende (12).
(10) (11) (12 )
Ibidem, p. 380. Ibidem, p. 395, n ” 34. S u a r e z , D e Fine Hominis, d ispu t. 7 , sect. 1, n " 24-36.
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§ 2 : La Synthèse : Intellectualisme et Volontarisme. Il semble, en effet, qu’à l’antithèse : intellectualisme ou volontarisme, il faille substituer la synthèse : intellectualis me et volontarisme, tout en ordonnant entre eux les éléments intellectuels et volontaires de l’acte béatifiant. Voici par quels raisonnements : Si l’homme n’est point par lui-même la béatitude, mais doit y tendre, puis y parvenir, il ne le peut que par des actes ou des opérations, grâce auxquels il passe précisément de la puissance à l’acte et s’accomplit en se mettant en rapport avec l’être qui le comble. Or, cette opération ne peut être quelconque, mais doit être typique de notre nature, qui en est la source. Il est requis qu’entre les deux il y ait proportion stricte. Mais notre nature est intellectuelle ou rationnelle, et ce principe commande tout. A u cours de nos ouvrages nous avons assez répété, pour qu’il soit utile d’y insister encore, que la tendance et « l’ap pétit » sont propres à tous les êtres limités, sans être parti culiers à l’être intelligent, mais qu’ils sfe différencient selon qu’ils s’accompagnent de connaissance intellectuelle ou sen sible. En tant qu’elle est une tendance, la volonté n’est point spéciale à l’homme, mais uniquement en tant qu’elle naît de l’intelligence. Ainsi, l’intelligence et la raison nous caractéri sent pîus qu’elle et, comme elle ne s’émeut par le désir ,ou l’amour qu’en dépendance de la connaissance, dont elle tire toute sa substance, la priorité de l’intelligence doit être main tenue. Comme le soleil, par sa lumière, vivifie l’univers, ainsi l’intelligence, par la sienne, anime la volonté. Un argument décisif l’établit. L ’intelligence authentique et vérifie la béatitude et la joie de la volonté, selon qu’elle les déclare légitimes ou fausses. S ’il en est ainsi, le verdict de la conscience différencie le bonheur illusoire, qu’elle dissipe, du bonheur assuré, qu’elle épanouit et confirme. Elle fait donc le bonheur ou le malheur de la volonté, selon qu’elle est d’accord avec sa liberté ou la contredit. Puisque la volonté dépend de la connaissance, elle la suit et se porte à ce qui lui est offert comme le bonheur,
qu’il le soit ou non. Ce n’est pas d’elle que relève finalement la sentence de discernement. Sans doute elle peut, par ses mouvements, influencer dans les applications particulières les décisions du jugement. Mais, plus haut que ces cas détermi nés, il y a la région des principes, en fonction desquels arbitre la conscience, pour décréter l’harmonie ou l’opposition de nos actes avec eux. De cette unanimité ou de cette division intérieure résultent formellement pour nous le bonheur ou le malheur par une proclamation du jugement. L ’essence de l’acte béatifiant est donc intellectuelle d’abord (13). Pour être contente, ne faut-il pas que notre volonté soit bonne ? Et, pour être bonne, ne doit-elle pas être vraie ? Quel est le sens de cette formule « une volonté vraie », sinon une volonté qui veut vraiment ce qu’elle doit vouloir parce qu’elle veut ce que la raison lui commande ? Les deux facultés s’enveloppent pour se développer l’une l’autre. La tâche de l’intelligence est avant tout de réfléchir en elle le vouloir, pour découvrir ce qu’il veut foncièrement et doit li brement accepter. Inversement, tout le labeur de la volonté est de vouloir l’effort de l’intellect, pour profiter de sa lu mière. Elle ne peut se vouloir qu’en le voulant d’abord, puis qu’elle n’est bonne qu’en étant consciencieuse, et n’est consciencieuse que si elle est consciente. Pour être soi, elle sera une volonté de conscience, c’est-à-dire de clarté et de fi délité pratique aux enseignements du vrai. Elle ne se fortifie pas sans épanouir la connaissance. Il devient logique de « se demander si sa fin essentielle ne consiste pas toujours dans un accroissement de la conscience, et, par conséquent, de la connaissance » (14). L ’intelligence, qui est à l’origine de l’amour, en est encore le but, s’il tend lui-même à une connais sance meilleure. Connaître pour aimer, aimer pour connaî tre : tel est le circuit. Pourquoi, en effet, l’intelligence en flamme-t-elle la volonté pour l’idéal, sinon afin d’obtenir d’elle sa réalisation ? L a volonté ne s’éprend de sa représentation que pour jouir, tôt ou tard, de sa présence effective : pré(13 ) S a i n t T h o m a s , 3 Contra Gentiles, c a p . 26, e t S y l v e s t r e F e r r a r e , in hune locum, n ° 6. (14 ) L o u is L a v e l l e , D e l’A cte, 1937, p. 480.
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sence qui est, comme la représentation, dans la ligne de la connaissance, mais à un degré supérieur. « Toute action est un appel au réel, une demande de connaissances nouvelles, et, ce que nous cherchons toujours à travers l’action, c’est une connaissance que nous ne pouvons obtenir autrement et qui est la seule fin que nous puissions nous proposer, puis qu’elle est la seule que nous puissions posséder » (15). Du connaître au vouloir, et du vouloir au connaître, le circuit s’ouvre et se ferme exactement, en se réfléchissant sur luimême ; grâce à cela, il constitue l’être personnel et libre. Il semble parfois, non sans motif, que rien n’est plus nôtre que la volonté, parce que, dans la liberté, l’initiative person nelle s’avère plus indiscutable que dans les démarches intel lectuelles, d’allures souvent impersonnelles comme la vérité. Pourtant, sans la conscience et sans la réflexion de la pensée sur elle-même, comment la volonté, la liberté seraient-elles nôtres ? « La pensée... nous donne l’intimité avec nousmêmes, la conscience que nous avons de nous-mêmes et fait de notre volonté, une volonté qui est véritablement la nôtre. C ’est donc par la pensée que chaque être acquiert cet espace intérieur dans lequel il se meut » (16). C ’est par elle, aussi, que nous pouvons nous domicilier définitivement dans la pos session de la fin dernière, comme nous sommes déjà fixés par elle, au moins partiellement, dans la vérité. Seule, la posses sion de la vérité totale, sa réalisation intégrale en nous peu vent nous contenter pour toujours. O r, cet établissement à demeure, quelle que soit la part de la volonté, est l’effet de l’intelligence dont la certitude est, de soi, inébranlable comme le vrai. Aussi, est-elle conçue comme une faculté qui tient, à l’encontre de la volonté qui tend (17). « De là cette impres sion inévitable que la volonté est toujours une quête, tandis que l’intelligence est une possession. » D ’où, une fois de plus, la même conclusion. Bien que nous pensions, presque toujours, que la volonté (15) (16) (17)
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« utilise l’intelligence seulement comme un moyen », nous pouvons nous demander si elle « ne trouve pas aussi dans l’intelligence sa fin, c’est-à-dire dans un objet qu’elle puisse contempler, l’unique objet, aussi, qu’elle puisse posséder. Car la volonté semble appartenir elle-même à l’ordre du devenir ; mais sa fin, c’est de cesser de devenir, de coïncider avec l’être dans la perfection même d’un acte d’intelligence. Car, que peut rechercher la volonté, qui est toujours personnelle, sinon de nous faire participer à un ordre qui est universel » ? Sans doute, c’est à l’intelligence qu’il revient de le découvrir ; mais « c’est à la volonté qu’il appartient de le maintenir et de le promouvoir ; dès lors, le sens de son action c’est encore de produire de l’intelligibilité dans le monde, de telle manière que ce monde, une fois qu’elle aura agi, permette à l’intel ligence de s’exercer plus pleinement et d’obtenir une satis faction plus parfaite... L a volonté... ne se borne pas à intro duire le moi dans un monde qui serait d’abord intelligible, en se soumettant à sa loi, mais elle coopère encore, dans la mesure de ses forces, dans la situation qu’elle occupe, à ac croître son intelligilibité... (Son) propre, c’est de vouloir des raisons qui la justifient : elle est donc la recherche de la né cessité, et, lorsqu’elle est consommée, elle ne fait qu’un avec l’intelligence, qui est précisément la connaissance de toutes les raisons » (18). L a volonté accomplie est approuvée par la raison, parce qu’elle est raison réalisée, pratiquée. L à est sa consécration. Pour elle, l’origine et la substance de la béa titude est dans sa vérité, ou dans sa conformité consciente avec la vérité de la raison. Tout cela n’est pas encore une réponse complète aux ob servations de Scot, qui ne nie pas la part de l’intelligence, mais la reconnaît et prétend que, malgré tout, la volonté reste en rapport immédiat avec la fin dernière où elle trouve son objet propre. Le bien, et par conséquent le bonheur, se réfè rent immédiatement à elle et non à l’intelligence. Plus grande est leur proximité avec la volonté qu’avec l’intelligence. L ’acte béatifiant serait-il quand même l’acte de la volonté ?
L o u i s L a v e l l e , D e l’A cte, p. 481.
Ibidem, p. 488. Pierre R o u s s e l o t , L ’Intellectualisme de saint T h o m a s, 1924,
(18)
Louis L a v e l l e , ibidem, p. 477.
p. 4i-
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En l’occurrence, une concession s'impose. En tant que la béatitude implique joie et contentement, elle signifie l’objet de la volonté ; elle est donc en cette faculté puisque, entre les deux, le rapport est direct. Mais la béatitude signifie en core l’acte de la volonté vis-à-vis de son objet ; de ce point de vue, il faut maintenir la position intellectualiste, quitte à la compléter par une vue volontariste. Que la béatitude soit l’objet propre de la volonté, cela n’a point pour conséquence que l’acte béatifiant soit immédiatement celui de cette fa culté (19), bien qu’il s’achève formellement en elle. L à où la fin dernière est distincte de nous, et c’est le cas de la béati tude, son acquisition, son intériorisation en nous s’effectuent essentiellement dans l’acte, qui réalise le premier contact avec elle. Or, de ce que la béatitude est l’objet propre de la vo lonté, il suit que cette faculté n’entre pas immédiatement en rapport avec elle, mais seulement par l’intermédiaire de l’in tellect. Que la volonté soit avec le bien en relation plus for melle, c’est-à-dire plus expresse, cela n’entraîne pas qu’elle soit en rapport plus immédiat et plus parfait avec lui (20) puisqu’elle n’y est que par l’entremise de la connaissance. Or, l'intervention de celle-ci, antérieurement à la volonté, dans la genèse de l’acte béatifiant, lui donne une influence sur toute son évolution, si bien que notre union à la fin dernière pa.r la volonté dépend de notre union à elle par l’intelligence. Si la perfection de l’acte volontaire résulte de la perfection de l’acte intellectuel, celui-ci reste bien l’élément original et pre mier (21). Il n’en suit point, pourtant, que l’autre ne compte pas, puisque la connaissance n’atteint pas son point culminant tant qu’elle n’émeut pas, ne réjouit pas la volonté par une exacte coïncidence en elle de l’être, du connaître et du vou loir. Seule, en effet, cette unification complète des facultés entre elles, comme avec notre être, réalise les conditions d’une connaissance, qui est source de joie, parce qu’elle est pléni tude de conscience. Or, cette unité n’est réussie que si, nous (19) Saint T h o m a s , in 4 Sent., dist. 49, q. I , a. 1, solutio 2, et Quodlibetum 8, a. 19. (20) S y l v e s t r e d e F e r r a r e , in 3 Contra Gentiles, cap. 26, n 14. (21) Ibidem, n* 13.
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connaissant vraiment comme nous sommes, suivant les prin cipes de notre être, nous nous voulons conformément à eux et consentons à ce que nous sommes et devons être. Ces princi pes eux-mêmes découlent de nos rapports à la fin dernière, qui est en même temps notre origine et qui se présente comme l'identité rigoureuse de l’être, du connaître et de l’amour dans leur plénitude. Mais là encore, si, pour être cause de béati tude, cette unité requiert la lucidité de la conscience et son retentissement dans la volonté, la béatitude s’amorce à la première et s’accomplit dans la seconde. Puisqu’elle requiert l’unanimité de l’intelligence et de la volonté, elle ne s’expli que par son intellectualisme, qui est un volontarisme, et in versement. Si le lecteur se souvient de la Dialectique de l’Affirmation et de son analyse des transcendantaux, il sait que la synthèse du vrai et du bien s’effectue dans le beau, de sorte que celuici est la vérité du bien ou la bonté du vrai. Or, dans l’esprit, qui est le corrélatif de l’être, le beau exige également la syn thèse de l’intelligence et de la volonté. Il est donc l’accord de tout l’être avec tout l’esprit, tandis que le bien ou le vrai ne sont l’harmonie de l’être qu’avec une de nos facultés. La conclusion se tire aussitôt que, bon et vrai, l’être est beau, c’est-à-dire le bonheur et la joie de l’esprit, comme inverse ment l’esprit, qui accède à la plénitude de l’être et de l’esprit dans celle du vrai et du bien, est heureux, en sorte que sa béatitude ne vaut que pour autant qu’elle est vraie.
§ 3 : Le Sens de la Joie. L ’idée de béatitude est couramment associée à celle de joie ou de délectation, et ce n’est pas un tort ; mais cela prête à des équivoques qu’il est important de dissiper. A propos de la volonté, Scot distingue l’amour et la délectation, et, s’il tient que l’amour nous procure la possession de la fin der nière, il concède que la délectation suit son acquisition (22). (22)
S cot , in 4 Sent., dist. 49, q. 4 (W adding, t. X , p. 382, n " 6-7).
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Suarez entend, par la délectation, soit la complaisance que nous éprouvons devant la valeur de l’être aimé, et qui n’est autre que notre amour pour lui, soit la délectation que nous goûtons à le connaître et à l’aimer, parce que ces actes pro voquent en nous de la jouissance (23). Saint Thomas ne confond pas non plus l’amour et la joie de l’amour. Lorsque les discussions, qui précèdent, parlaient de l’intelligence et de la volonté, elles signifiaient d’abord les actes de ces facultés, sans porter aussitôt l’attention sur la joie qu’ils suscitent en nous. Il est, cependant, d’autant moins possible de l’écarter qu’elle ne peut être absente de la béatitude sans la ruiner, et que sa présence en elle constitue un obstacle à sauvegarder, dans la réussite, le désintéressement de notre action morale. Puisque cette jouissance est la jouissance de notre activité, n’y jouissons-nous pas de nous avant tout ? Ne nous repliet-elle pas sur nous dans un égocentrisme qui est un égoïsme négateur de la transcendance propre à la fin dernière ? Cette jouissance ne devient-elle pas la fin dernière ? L ’eudémonisme se mue en utilitarisme intéressé, à moins qu’il ne s’éva nouisse de la morale si, pour préserver celle-ci dans son inté grité, nous devons écarter d’elle la jouissance. Précisons donc les rapports de cette jouissance et de l’activité, en recherchant laquelle est pour l’autre. Le principe directeur traditionnel est celui d’Aristote, pour qui la délectation s’ajoute à l’agir com me à la jeunesse sa fleur. Sans être la fin dernière elle en est l’accompagnement nécessaire, non point le salaire, mais sa fleur, au sens où la fleur est la partie intégrante de^ la plante, car « elle est la plante même à son summum et à son ter minus » (24). L ’expression, qui fait de la jouissance la perfection de l’acte, prête à l’équivoque, car il est au moins deux manières d’être la perfection d’un être ou d’un acte, selon qu’il est déjà, ou selon qu’il n’est pas mais doit être. Prenons une mai son : son habitabilité ou ses matériaux concourent à sa per fection, mais différemment. Tandis que ses matériaux, les pierres, les poutres, les ardoises, tous ses agréments la consti (23) (24)
De Fine Hominis, d is p u t., 7 s e c t. i , n " 42-43. A lfred F o u i l l é e , La Morale des Idées Forces, p. 123. S u a re z ,
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tuent et sont utilisés pour qu’elle existe ; son habitabilité, par contre, ne la fait pas exister, mais la suppose construite déjà. Nous aboutissons donc à cet enchaînement : les matériaux ont pour la maison, mais la maison est pour l'habitation qui est, finalement, la raison de tout. Ce qui fait la perfection de k maison a tantôt la maison pour but et tantôt/en est le but. Or, la jouissance et la délectation sont la perfection de l’actvité au sens où les matériaux sont celle de la maison, car eles ont cette activité pour but, et leur rôle est de provoquer sci exercice ou de signaler qu’elle se développe normalement. D> là le charme, qui s’attache aux fonctions de la vie comme la nutrition. Il nous stimule à les accomplir mieux, pour entreenir et pour épanouir notre être. Il n’est qu’un moyen de la Tie pour parvenir à ses fins, mais non le but qu’elle se pro pos; pour lui-même. En ce cas, le plaisir est pour l’activité corjorelle et non cette activité pour le plaisir ; de même, la joie est pour l’exercice de l’activité spirituelle, mais celle-ci n’esi pas pour la jouissance. D s conséquences capitales en morale en découlent. Lié à la teidance, qui implique un besoin, le plaisir est pour l’épanouisement de l’une et pour la satisfaction de l’autre ; mais cette endance et ce besoin, qui se définissent par des objets auxqtsls ils sont orientés, les visent plus qu’ils ne le visent. Ils soit attirés par eux d’abord et non par lui. « Le plaisir n’est p.s, originairement et essentiellement du moins, la source de la tendance et de l’acte. Ce qui est voulu par la volonté la plus profonde c’est l’acte, et non le plaisir qui dé rive de l’acte » (25). « Le désir nous fait aimer les objets du désii et non pas seulement, sauf par déviation, le plaisir qu-’ils ncus donnent puisque c’est l’objet seul, et non le plai sir, qui jeut satisfaire le besoin » (26). Le désir ne peut que recevoir l’objet qu’il souhaite, car cet objet précisément le surpasse. « Il vient remplir le vide du désir. Il ne peut être confondu avec le plaisir, qui est le signe et l’effet de la pos-
(25) O. I a m e l i n , Essai sur les Eléments Principaux de la Repré sentation, 195, p . 461. (26) Mauice P r a d i n e s , Les Sens du Besoin, p . 84.
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session, mais non point cette possession elle-même » (27). Aussi l’animal, guidé par l’instinct, « n’attend le plaisir quf de son besoin et ne se l’est sans doute jamais donné comm< un objet propre » (28). Mais, alors que l’instinct reste fidèl à la nature en observant la hiérarchie de l’acte et du plaisi , nous pouvons, par la raison et la liberté mal employées, l’iivertir. A vec Hamelin, Pradines le constate. « Il est très himain de prendre l’accessoire pour but principal : mais toit ce qui est proprement humain n’est pas, par là-même, ce qi’il y a de plus haut et de plus normal, car il y a des erreurs d*nt l’homme seul est capable. En droit, le conditionné ne put pas usurper la place de la condition. E n droit donc, le ’rai moteur n’est pas le plaisir, c’est l’idée » (29). « L ’homne, qui attache au plaisir une valeur de fin, indépendamment des fins des activités qui le lui procurent normalement et qui dé sire en étendre l’agrément sur tous les moments de sa ve, a dû chercher les moyens de le détacher du besoin, qui estonéreux et intermittent ; et c’était, évidemment, de chercler à le produire par sensation. On ne peut dire qu’il y ait conplètement échoué, bien que la méthode — valeur moale à part — n’en soit pas sans danger » (30). Il faut le déclarer : dans la poursuite de notre obstinée cette tentation est parmi les plus graves et les plus catales, parce qu’elle conduit directement à l’échec en nous faisant nous rechercher nous-mêmes au lieu de nous centrer sur ce qui nous dépasse. « Quant au plaisir, qui accompagne cet en richissement (de l’activité), et qui s’y ajoute comme ; la jeu nesse sa fleur, comme au printemps son ciel bleu, c plaisir, fils et père du désir, est aussi l’ornière où s’enlis» l’effort. Aiguillon avant l’élan, il devient le frein de l’action en cours de route, comme le butin qui, après avoir excité le.' convoiti ses du chasseur, alourdit ensuite sa marche et le fxe sur le chemin » (31)'. Pour éviter cet écueil de la jouisance, qui
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L o u i s L a v e l l e , D e l’A cte, p. 418. Maurice P r a d i n e s , op. cit., p. 74. H a m e l i n , op. cit., p. 461. P r a d i n e s , op. cit., p. 74. Eugène M a s u r e , L ’Humanisme Chrétien, p. 10.
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condamne l’hédonisme, et pour ne pas se laisser fasciner par cet appât, surtout lorsqu’il s’agit de nos relations avec Dieu, « il faut avoir le courage de renoncer à la jouissance et (d’agir), d’aimer sans elle » (32). L ’ascétisme s’impose catéjoriquement pour que, non seulement l’ordre soit sauf, mais pour que le succès de notre agir soit garanti et la joie ellenême plus pure. Malgré Leibnitz, le bonheur n’est pas, pour ainsi dire, un chemin par des plaisirs. Loin d’exclure le sac ifice, l’eudémonisme, sainement compris, l’appelle. Cette analyse de la jouissance et de l’activité maintient dcnc les résultats acquis. Puisque la joie se définit en foncticn d’un acte ou d’une tendance, qui sont eux-mêmes orien tés vers un objet ou un être, le bonheur n’est pas exclusive meat subjectif ou objectif ; il est une synthèse de subjectif et i ’objectif comme notre conscience est opposition et syn thèse de l’objet et du sujet, rapport à l’être comme tel en mène temps que rapport à soi. Conséquemment, la transcen dance et l’immanence de la fin dernière sont respectées, si nous ne sommes fin pour nous-mêmes, en tant que person nes, cu’en ayant Dieu pour fin suprême, ou inversement. De la sorte, rejoindre Dieu c ’est nous rejoindre vraiment nousmêmes ; nous unifier à fond n’est pas possible si nous ne nous vnissons pas à Dieu. Sans présence de Dieu, il n’est pas d’authentique présence d’esprit. Il en suit un eudémonisme qui n’a riei d’un hédonisme ni d’un utilitarisme anthropocentri que ou égoïste, mais qui les surpasse, parce qu’il est théocentrique. Quand je poursuis la béatitude, comme cette béati tude est Dieu, je ne cherche pas la béatitude pour moi d’abord, mais pour elle, ou Dieu pour lui. C ’est ainsi que Celui qui est bonheur en soi, pour soi, devient bonheur pour nous. Comme < rien n ’est, en fin de compte, plus désintéressé que le fondanental mouvement affectif qui nous inspire de pour suivre en cette manière notre intérêt, même le plus person nel » (33,, une morale de l’intérêt désintéressé est mieux (32) Ibiden, p. 172. (33) G. d e B r o g l i e , s . j . , Malice Intrinsèque du Péché, Esquisse d'une Théorie ies Valeurs Morales (Recherches de Science Religieuse, 1936, p. 332)211
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qu’une possibilité, elle est une nécessité. Rien n’est plus in téressant pour moi que Dieu ; aucune connaissance, aucun amour ne sont plus désintéressés. Rien ne m’assure un pareil gain comme ce désintéressement puisque, en gagnant Dieu, je me gagne et que je me retrouve sans m’être recherché. Sans agir par plaisir, ni pour la jouissance, ni pour un calcul d’in térêt, l’homme agit toujours, en jouissant de son acte, dans la mesure où il jouit de l’idéal qui l’inspire. Par là, « c’est en faisant abstraction de la jouissance que nous rendons a jouissance possible » (34). A lfred Fouillée le remarque à propos de La Rochefoucaüd et de Nietzsche, « celui qui aime, qui agit pour autrui et se dévoue à autrui, n’éprouve une joie à aimer, à agir, à se don ner que s’il ne fait pas retour sur cette joie au moment où il l’éprouve. De plus, avant de l’éprouver il ne l’a pas prise j>our fin ; il ne s’est pas dit : je jouirai de mon dévouement. B i zarre cacul, qui aurait tari la source même de sa jouissance. Il n’y a donc eu ni prévision intéressée de la joie supérieure, î.i réflexion intéressée sur cette joie, et c’est grâce à cette spontanéité que la joie supérieure existe. Elle existe omme effet, non comme cause et fin de l’acte intellectuel et /olontaire. Il ne se peut faire que l’on n’aime pas à aimer : arnare amabam, disait avec raison saint Augustin. L ’être aimant ne peut ni se supprimer ni supprimer la conscience de son amour, ni supprimer la joie de son amour, lequel n’a pis pour objet cette joie, mais' la produit naturellement et s’entretient ainsi par la jouissance de soi-même » (35). Ainsi, nous ne savons pas seulement quelle est notre des tinée ; la nature nous avertit par un signe précis eue notre destination est atteinte. « Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est laicée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’ele a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie
(34) (35)
A lfred F o u i l l é e , La Morale des Idées-Forces, p. 243. A lfred F o u i l l é e . , op. cit., pp. 261-262.
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a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette in dication et si nous suivons cette ligne de faits, nous trouvons que, partout où J y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. L a mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui déve loppe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son in dustrie est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise, qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réa lisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire- que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admira tion qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge ou aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. Il y a de la modestie au fond de la vanité. C ’est pour se rassurer qu’on cherche l’approbation, et c’est pour soutenir la vitalité peut-être insuffisante de son oeuvre qu’on voudrait l’entourer de la chaude admiration des hom mes, comme on met dans du coton l’enfant né avant terme. Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il en éprouve est une joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde » (36) ? Agran
(36)
H enri- B e r g s o n , L ’Energie Spirituelle, 1940, pp. 23-24.
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dissement qui pousse jusqu’au désir d’être unis à Dieu, pour que la joie soit entièrement divine ! De cette joie il est sur terre un avant-goût dans le conten tement de la bonne conscience, lequel « emplit l’esprit ». II est « le sentiment de ne faire qu’un momentanément avec la source de la valeur, d’être son émanation, de s’accorder inti mement et essentiellement avec le Principe réel de l’être et du devoir-être. Par la vie morale, la confiance, qui s’ébauchait à l’origine de la recherche, s’apparaît comme confirmée : elle se reconnaît au principe de toute vie, vérifiée par la conve nance de nos actes avec le dessein de l’Esprit universel. Le moi, né à lui-même dans la solitude, se trouve uni à l’origine de la réalité. Il a, au cours de la vie morale, subi l’épreuve du feu ; il a résisté et obtient, dans le contentement moral, le sentiment de sa valeur propre... L e contentement (serait) détruit si le moi en faisait la moindre raison d’orgueil. Il ne peut être un repos, une complaisance en soi-même... Ce n’est pas directement parce que le moi se trouve dans le contente ment que celui-ci est valable, c’est parce qu’il y trouve ce qui le fait soi. Dès lors, ce repos est un acte ; il ne peut se main tenir qu’à la condition de se poursuivre. L ’usure vient tout de suite, la valeur se ternit et se flétrit, s’il ne se renouvelle. Ce n’est donc en rien un état ; et, par suite, s’il faut se défi nir le contentement, ce n’est pas comme une acquiescentia in scipso, qui sera toujours suspecte d’amour-propre, avec tout ce que cela comporte de faiblesse dissimulée, c’est une cooperatio cum Deo, une amitié avec la source spirituelle et éter nelle de tout le bien que puisse viser l’action morale » (37). Concluons donc que, si la joie est liée à la conscience, cette conscience est notre bonheur et non pas notre malheur.
C H A P IT R E V
LE DÉSIR DE V O IR DIEU
§
1 : Le Problème et les Questions de Vocabulaire.
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L a question décisive est inévitable maintenant et nous sommes à pied-d’œuvre pour l’aborder. Après avoir analysé l’idéal inclus dans nos actes réels ainsi que ses exigences, nous avons affirmé l’existence de Dieu, et nous sommes devant Lui comme en face d’un être personnel à la fois distinct et inséparable de nous, dont nous recherchons la présence. Le problème est celui de nos rapports avec Lui, de notre union à Lui, afin de nous domicilier dans la béatitude. E t comme cette union ne peut être qu’une union de connaissance et d'amour, où II nous connaisse et nous aime, et où nous aussi L e connaissions et L ’aimions, la question précise est la sui vante : que sont cette connaissance et cet amour? Il y a là une difficulté, la plus considérable de toutes celles qu’a f fronte le philosophe. Si Dieu est le plus intime en nous, il est encore le plus secret, le plus caché, parce que son immanence exige en contre-partie sa transcendance, et qu’il se révèle à nous comme un inaccessible au-delà, au dedans même de nous. Il est le Dieu proche et le Dieu lointain, mais de telle manière qu’i l apparaisse plus lointain que proche. Lorsqu’avec d’autres personnes comme nous, nous voulons entrer en rap ports, cela nous est facile, parce que les moyens ne nous font
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René Lf. S e n n e , Traité de Morale Générale, 1942, pp. 674-
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pas défaut et qu’une réponse à nos avances est toujours pos sible, sinon vraisemblable. Puisque nous sommes tous de la même condition et parlons la même langue, il est aisé de nous comprendre. Mais avec Dieu rien de tout cela ne se vérifie, bien qu’il nous soit plus intérieur que tout autre être. Nous nous savons relatifs à Lui, parce que dépendants de Lui ; mais quand nous disons que nous cherchons à nous connaître en Lui, il serait plus exact de dire que nous Le connaissons à partir de nous, si bien que nous le rabaissons à notre niveau, plutôt que de nous hausser au sien. Notre dialogue avec Lui n ’est qu’un monologue avec nous et ne peut être autre chose. S ’il est une expérience de la solitude, qui soit le sentiment d’une privation, d’un dénuement, elle vient moins d’une inter ruption dans les actes de communication avec d’autres con sciences humaines extérieures à nous que dans ce face à face en nous-mêmes avec un Dieu invisible et muet. S ’il est un approfondissement nécessaire de la solitude, qui doive « coïn cider avec un commencement de régénération de soi » (i), ce doit être celui-là. S ’il est quelqu’un dont le silence nous prive, alors que sa parole nous comblerait, n’est-ce pas Dieu ? N ’estce pas de Lui seul que vaut le vers du poète : Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ? Bien que nous ne parlions qu’en purs philosophes, comment ne pas rappeler saint Jean de la Croix, ce théologien de la mystique, qui voit dans les puissances de l ’âme, l’entendement et la volonté, des profondeurs, des cavernes immenses et creuses, tant qu’il n’y a qu’elles en elles (2) ? Devant leur vide et leurs ténèbres, que nous ne pouvons éclairer ni remplir, tout en le souhaitant en quelque façon, quelle sera notre atti tude ? Puisque notre capacité retarde sur notre désir, puisque nous ne pouvons pas ce que nous ambitionnons, faut-il ali gner nos désirs sur nos ressources, et tout compte fait, en rabattre de nos prétentions? E t si nous ne nous résignons pas à cette mutilation, comment nous assurer les moyens d’être (1) Jean N a b e r t , Eléments pour une Ethique, 1943, p. 42 et tout le chapitre III. (2) La Vive Flamme d’Amour, 3' strophe, vers 1 et 3.
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à la hauteur de ces prétentions, alors que la poignée n’est pas plus grande que le poing, ni la brassée plus large que nos bras ? La réponse à ces questions nous conduit à l’analyse du désir naturel de voir Dieu. Q u’est-il au juste ? Q u’a-t-il de natu rel ? Que signifie-t-il exactement ? Q u’entendre par les mots « voir Dieu » ? Avant tout, le sens de la formule est à déter miner pour savoir de quoi nous parlons. L e désir naturel de voir Dieu est tout d’abord un acte émané de nous ou produit par nous. A u lieu d’être inné, anté rieur à toute opération, il suit un acte émané de la volonté et en est expressément un. Par ce terme « expressément », il faut entendre ici un acte explicite. Il ne s’agit pas, comme à propos du désir de la béatitude, d’un acte implicite inclus en toute opération, mais d’un acte qui se propose formellement un tel but. Il suppose en effet connue l’existence de Dieu et ne sert aucunement à la démontrer, puisqu’il en est la consé quence. Il est cependant dit naturel, mais dans un sens parti culier, qui s’adapte à son cas. Sylvestre de Ferrare explique ainsi ce vocable. « Tout désir naturel d’un être intellectuel est un acte émané de la volonté en fonction d’une connaissance. Un désir de cette créature intellectuelle est dit naturel, quand il suit nécessai rement une connaissance de l ’intelligence. En l’occurence le désir de voir Dieu est un acte de la volonté, qui suit nécessai rement quant à son objet la connaissance que nous avons de l’existence divine à partir de ses effets » (3). A son tour le caractère de cette nécessité doit être déclaré, car ce n’est pas celle du désir implicite de la béatitude. Voici comment le P. Gardeil l’expose. Ce désir naturel de voir Dieu « s’élève au cours normal du fonctionnement des facultés naturelles humaines, s’appliquant à découvrir la cause divine des effets créés, (comme) un désir de contempler à découvert l’essence même de cette cause. Ce désir est naturel, mais non inné. Ce désir, élicite donc, n’est qu’un désir de complaisance... Il est de plus spécifié facufca-
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In 3 Contra Gentiles, c. 51, “ ° 4 , l -
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tivement par son objet, la vision divine, — tn ce sens que la vision divine ne s’ofïre pas présentement à notre connaissance naturelle, comme s’identifiant clairement avec le bien univer sel, ou avec la fin ultime, objets spécificateurs nécessaires de notre volonté. L a preuve décisive a posteriori de ce caractère facultatif de l’objet du désir naturel de voir Dieu est fournie par le fait que nombre d’hommes ne l’ont pas et désirent tout autre chose, le contraire même, ce qu’ils ne peuvent faire en regard du Bien et de la fin ultime. Tel qu’il est, ce désir facul tatif, éventuel, ut in pluribus, ut frequentius, dénonce, du fait qu’il résulte du fonctionnement normal de nos facultés naturelles, une convenance de son objet avec notre nature, -— du genre de la convenance entre la science et l’homme, résultant de ce que nombre d’hommes sont affectionnés à la science, encore que l'homme ne soit pas pour cela un être essentiellement savant, mais simplement raisonnable » (4). A l’encontre du désir implicite du bonheur, qui est néces saire en ce que personne n’y échappe, le désir de voir Dieu est en même temps nécessaire et libre ou facultatif. Son appa rition est dans la logique rigoureuse de notre développement intellectuel et moral ; mais cette logique est elle-même l’œuvre de notre liberté réalisatrice. L a vue ou la possession de Dieu peut être la béatitude ou le bien par excellence, sans que cela empêche l’idée de bien de recouvrir d’autres biens qu’elles. Il faut donc établir la liaison ou l ’identification entre elles et lui. Or telles que nous les connaissons, elles se présentent à nous sous une apparence, qui n’est pas la leur propre, mais plutôt celle des biens limités. Sans être nullement requises, au contraire, l’erreur ou .l’illusion restent possibles à leur sujet, de sorte que notre liberté peut se donner à d’autres biens et mettre son bonheur ailleurs. S ’il est indiscuté que nous voulons tous la béatitude, il ne l’est pas de décider où elle est. Selon les uns et les autres, elle est dans la richesse, le pouvoir, la science ou le plaisir, alors qu’elle est réellement en Dieu. Une option s’impose, qui réclame le discernement
(4) A . G a r d e i l , o . p., L e Désir Naturel de voir Dieu (Revue Tho miste, 1926, pp. 408-409).
de la raison. L a logique et la nature des choses en fixent la direction vers la vision de Dieu, dont le désir est déclaré nor mal au fur et à mesure que progresse notre évolution spiri tuelle. Mais s’il est le terme tout indiqué du progrès humain, qui reste fidèle à sa loi, il en dépend aussi. C ’est dire que son apparition est subordonnée à notre triomphe sur de nombreux obstacles, dont le plus sérieux est de comprendre en nous le contraste de la transcendance et de l ’immanence. S ’il est déjà très ardu de distinguer en nous l’esprit de la chair, l’embarras croît encore quand il faut discerner l’esprit divin par delà le nôtre. E t comme les besoins du corps et de sa vie réclament une satisfaction urgente, ou que les exigences des passions préoccupent nos pensées, nous n’avons plus de loisirs pour réfléchir à la nature ou à la destinée de notre âme. L a puri fication requise dans notre intelligence pour une exacte con ception de Dieu, ou dans notre volonté pour une orientation définitive vers Lui n’est pas obtenue; nous nous détournons de Lui, pour mettre ailleurs notre bonheur. L e désir de Le voir n’éclot point ; mais c’est alors une preuve que l’évolution s ’est faite à l ’envers. Q u’elle s’accomplisse correctement n’en est pas moins une éventualité souhaitable et normale, donc naturelle en ce sens. Quant aux mots « voir Dieu », nous devons les comprendre en philosophes que nous sommes, et non pas en théologiens que nous ne sommes pas ici. Il n’est donc pas question de la vision intuitive avec tout le contenu, que lui infuse la révé lation chrétienne et surnaturelle. Mais puisque Dieu est la fin de notre être et son origine, ainsi que de tout ce qui nous entoure, et puisque nous ne L e connaissons que par l’inter médiaire de ses œuvres, nous désirons Le voir en Lui-même, comme nous désirons voir lui-même un auteur que nous ne connaissons que par ses livres. V oir Dieu en Lui-même ou contempler son essence. Selon Jacques Maritain, c’est là une « dénomination empruntée à certaines choses ainsi connues de moi ». Par une analogie propre à la métaphysique, je la « transfère comme du dehors » à Dieu, « sans savoir si ni comment cela est possible dans le cas de Dieu et en laissant dans une complète indétermination la nature d’une telle con
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naissance. B ref, c ’est Dieu connu de moi par ses effets que je désire connaître en lui-même » (5). Peut-être est-il possible de s’exprimer avec une rigueur philosophique plus précise en raisonnant sur la nature de la connaissance. Rappelons-nous qu’elle est l’acte commun du connaissant et du connu, qui s’identifient et se distinguent en un même acte, constitué par eux à des titres divers. Elle est l’acte du connaissant, qui en est l ’auteur, dans la mesure où par son initiative personnelle il se pénètre de l’activité du connu et la prend à son compte. Elle est l’acte du connu, pour autant que celui-ci spécifie, termine l’activité du connaissant, qui se modèle sur lui. Plus que l’unité d’une matière et d’une forme dans un composé, où l’une n’est pas l’autre, elle est l’unité de deux actes en un. O r à propos de Dieu, quand je m’en forme moi-même l’idée à partir des choses d’ici-bas et que je suis l’auteur de mes pensées, je L,e rabaisse à mon niveau, bien qu’il me soit supérieur; je le force à rentrer vaille que vaille dans mes cadres, bien qu’il les dépasse et ne puisse y tenir. Je le rapetisse et l’anthropomorphise, parce que je me l’assimile. De mon acte propre, imparfait, je revêts Dieu, l’acte pur et parfait, afin de D ’intérioriser en moi. C ’est ici ou jamais le moment de se souvenir comment le mouvement de la volonté jaillit de celui de la connaissance et de son réalisme inachevé. D’idée des choses et des êtres, précisément parce qu’elle leur est identique sur le plan inten tionnel, où elle les signifie, avant de se signifier soi-même, mais en même temps s’en distingue sur le plan réel, où elle les double et les représente, cette idée ne peut pas être le terme dernier de mon effort, mais le provoque à de nouvelles entreprises dans l’amour. Après une première tentative pour m’assimiler l’être et l’intérioriser en moi, ce qui aboutit à un demi-succès, à une possession imparfaite, une autre se pro nonce, pour me laisser assimiler, intérioriser par l’être même en sa réalité propre. De l’être à l’idée par la connaissance, puis de l ’idée à l ’être par la volonté, le circuit se forme et se ferme, en rejoignant son origine à son terme, dans une coïn-
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Jacques M a r i t a i n , L es Degrés du Savoir, 1932, p. 563.
cidence de l’être et de l ’esprit, ou de l’esprit avec soi, aussi pleine que possible. Si le réalisme incomplet, mais vrai, de la pensée engendre le réalisme radical de la volonté, pourquoi donc ce rebondissement de la pensée vers ses sources, vers le réel même, sinon pour atteindre mieux sa fin, dans une vérité plus rigoureuse encore ? Puisque cette vérité est l’adéquation de l’esprit avec l’être, l ’intervention de l’amour n’a-t-elle pas pour résultat, et par conséquent pour but, une adéquation plus stricte entre eux? Il ne semble pas qu’elle puisse viser autre chose, puisqu’à travers la représentation, l’esprit désire la présence, c ’est-à-dire une connaissance plus achevée car la présence réelle est l’idéal même de la connaissance, tel que le révèle la structure de la nôtre. Il n’est pas pour nous en effet de représentation possible, qui ne s’élabore au sein d’un acte de présence d’esprit, lucide à soi, car il se saisit à même et se perce à jour dans son actua lité. Tandis que pour connaître autrui, j ’ai besoin de l’intro duire en ma conscience par le .truchement de l’idée, que je m’en fais, pour être au contraire sciemment en moi à moi, je n’ai besoin que d’être moi en acte et que de me saisir à vif dans mon domicile intérieur. Dans cette conscience de moi et cette transparence à moi, où je m ’identifie activement, la coïn cidence et l’identité du connaissant et du connu sont autre ment parfaites que celles d’une simple représentation, puis qu’elles ne sont plus intentionnelles mais réelles. C’est pour quoi l’idée que je forme de moi, quand aux heures de recueil lement je m’analyse ou m’exprime à moi-même dans un por trait, que j ’objective devant moi sur un papier par exemple, ne m’intéresse que secondairement, dans la mesure où cela me permet de mieux prendre conscience de moi, en développant ma présence réelle d’esprit. Rien ne compte en dernier lieu que cette possession lucide et réelle de moi par moi, si par elle je suis moi. S ’il en est ainsi de moi pour moi et des autres personnes pour elles, comment en irait-il autrement d’elles pour moi ou de moi pour elles? Comment ne désirerais-je pas d’elles une possession réelle pareille à la possession de moi-même? Com ment ne leur souhaiterais-je pas une possession réelle de moi semblable à leur possession de soi? Ce souhait n’est-il pas 221
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dans la ligne de la connaissance et de l’amour et conforme à l’économie de leurs rapports ? Chaque esprit modèlerait l’autre sur soi et se laisserait modeler par lui, s’assimilerait autrui en se laissant assimiler par lui ! Chaque personne posséderait les autres autant qu’elle en serait possédée ; chaque conscience serait autant soi qu’autrui! « L,a pleine satisfaction intellec tuelle serait, non la science universelle, mais la conscience universelle » (6). « Tout serait réel, vécu et vivant » (7). Sans doute, comme il n’apparaît pas comment cela se peut, nous sommes tentés de ne voir là qu’un rêve splendide, qu’une chimère! N ’est-ce pas un fameux paradoxe que l’immanence d’un acte de connaissance et d’amour accompli en collabora tion essentielle avec quelqu’un d’autre? (8). N ’en est-ce pas un autre que cette simultanéité de la rentrée en soi et de la sortie de soi? Cela frôle de si près la contradiction que cela en a tout l’air. Pourtant voici des remarques pour jalonner notre route. Si la connaissance éveille en nous l’amour, et le travaille par le désir, tant qu’elle est imparfaite, pour qu’il la rende parfaite, ce ne peut être que parce qu’elle compte par sa per fection enfin atteinte le satisfaire, l ’apaiser, le nourrir dans la joie. Si l’amour de son côté ne peut s’évader de la connais sance, sous peine de n ’être plus lui-même en perdant connais sance, c’est qu’il est dans son fond amour et volonté de con naissance. Q u ’il soit moyen de connaissance, puisque pour se communiquer des personnes doivent s’aimer, cela entraîne cette affirmation corrélative qu’il a pour idéal la connaissance parfaite et qu’il l ’a pour fin. Il est accompli lorsqu’elle est accomplie. « L ’amour ne remplit sa vocation que dans la mesure où il conquiert l’intelligence grâce à laquelle il se rend
(6) D. P a r o d i , L e Problème Moral et la Pensée Contemporaine, 1910, p. 133. (7) A lfred F o u i l l é e , La Morale des Idées-Forces, 1908, p. 78. (8) Le mot est de Guy d e B r o g l i e , D u Caractère mystérieux de notre Elévation surnaturelle (Nouvelle Revue Théologique, 1937, P- 3 4 4 )-
entièrement transparent à lui-même » (9). « Egaler le vouloir, c’est, au fond, satisfaire l’intelligence » (10). P ar ailleurs il est indéniable que notre conscience est un mouvement d’intériorisation, et qu’elle le poursuit en prenant conscience de soi par la connaissance de l’être. Toutes les autres consciences me sont données et je leur suis donné, pour qu’ensemble nous réussissions cette intériorité de chacun en soi et de tous en tous. Toutefois les esprits limités ou incarnés sont extérieurs les uns aux autres et chacun de nous ne s’atteint soi-même et ne s’approfondit grâce à l’intermé diaire d’autrui que par une démarche extériorisante, une quête au dehors, qui ne peuvent nous intérioriser à plein. L a matière nous empêche d’être toute pénétrabilité ou toute pénétration les uns à l’égard des autres. Il en faut dire autant des esprits limités, mais non incarnés; comme tels ils sont hors les uns des autres; ils ne sont pas pleinement transparents ni trans perçants. Les transports d’amour ont les mêmes bornes et c’est pourquoi les relations nouées ne peuvent intérioriser parfaitement. Leur pays est regio dissimilitudinis. Aussi le rêve esquissé à l’instant n’est qu’une limite inaccessible, une chimère, tant qu’il se tient à ce seul plan. Mais lorsqu’au lieu d’être en face d’autres personnes créées, je suis en moi-même vis-à-vis de Dieu, quelque chose d’abso lument nouveau se produit. Dieu ne peut être atteint comme les autres uniquement par cette recherche au dehors, vu que pour L ’identifier il n’est pas nécessaire de regarder autour de moi; il me suffit de réfléchir sur moi, sur mes actes de con naissance et d’amour et je dois même le faire si le problème de Dieu doit être pour moi un problème personnel. J’y dis cerne alors ce double cogito : je me pense en pensant Dieu. Il se profile en moi comme l’idéal d’esprit intérieur à ma conscience et qui est comme l’âme de mon âme; au lieu de lui être excentrique, il lui est concentrique, bien que sa réalité se pose au delà d’elle dans une transcendance inaccessible. Ce
(9) Léon B r u n s c h v i c g , La Raison et la Religion, 1939, p. 97. (10) Pierre R o u s s e l o t , L ’Intellectualisme de saint Thomas, 1924, P- 4 7 223
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Dieu, qui m’est plus intérieur à moi-même que je ne le suis, est en même temps par delà ce que je suis. A l’inverse des autres consciences humaines, qui sont mes égales et mes pareilles, mais qui me sont étrangères, Dieu, qui n’est pas mon égal ni mon pareil, m ’est aussi intime qu’il m’est supé rieur. Quelle que soitl la représentation intentionnelle que je construis de lui en moi à l’aide du monde, sa présence en moi se rattache à un autre plan : celui de ma propre présence réelle à moi, celui de ma présence d’esprit. Non pas que Dieu, l’origine de mon destin, soit en moi réellement par sa propre actualité, comme j ’y suis moi-même; mais ma présence d’es prit tout entière dans son fond est référence à Lui. En tra vaillant à son approfondissement, en poursuivant son intério risation parfaite, notre conscience s’assimile Dieu et s’assimile à Lui. « D ’où cette vérité impossible à méconnaître : l’homme tend à dépasser l’homme et nulle enceinte ne peut le murer » ( n ) . D ’où cette autre vérité aussi impossible à récu ser : l'homme seul n’est jamais qu’un homme. Cette assimila tion intellectuelle et volontaire au V rai et au Bien absolus et divins, telle que nous pouvons nous la procurer, ne peut être immédiate, ni être l ’intuition de l’êtire divin, parce qu’elle se poursuit obligatoirement dans le plan créé, où Dieu se dissi mule derrière ses œuvres. S ’il est un cas, où l’amour doive se donner libre carrière, pour nous soulever, nous transporter au-dessus de nous dans l’être de Dieu, afin qu’il nous assimile lui-même à soi, c’est bien celui de notre effort vers Dieu. Il est dès lors logique de désirer voir Dieu, car au le u que nous revêtions son être de notre activité pour Le connaître, Il se ferait Lui-même l ’acte de notre acte de connaissance. Nous serions bien en face du paradoxe d’un acte immanent de con naissance produit en collaboration essentielle avec quelqu’un. Mais quand il s’agit d’un Dieu intérieur à notre conscience, cela est moins apparemment contradictoire que s’il est ques tion d’un esprit créé. Puisque ce Dieu nous enveloppe, nous environne, et qu’il est en nous comme nous sommes en Lui, nous ne Lui sommes pas juxtaposés, comme nous le sommes
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Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1936, t. I , p. 2 17 .
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les uns par rapport aux autres. S ’i l nous assimilait à Lui, il y aurait rentrée en nous et dépassement de nous à la fois, mais non pas sortie de nous, du moins au sens où ce terme suggère l’idée d’une extériorisation, d’une effusion au dehors; nous serions au contraire plus intérieurs à nous-mêmes qu’aupara vant, l ’étant comme Dieu l’est (12). Comment alors l ’amour ne serait-il pas satisfait de l’intel ligence ? L ’enflammant/ autant qu’elle l’assouvirait, elfe l ’en tretiendrait et le nourrirait à jamais. Entre la jouissance du Bien Infini et celle d’un bien fini la différence est en effet capitale. Saint François de Sales la comprend ainsi. « L a jouissance d’un bien, qui contente toujours, ne flétrit jamais, ains se renouvelle et fleurit sans cesse ; elle est toujours aimable, toujours désirable; le continuel contentement... pro duit un désir perpétuellement content, comme le continuel désir fait naître un contentement perpétuellement désiré. Le bien qui est fini termine le désir, quand il donne la jouissance et ôte la jouissance quand il donne le désir, ne pouvant être possédé et désiré tout ensemble ; mais le bien infini fait régner le désir, dans la possession et la possession dans le désir, ayant de quoi assouvir fe désir par sa sainte présence et de quoi le faire toujours vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit en tous ceux qui la possèdent un désir tou jours content et un contentement toujours désireux » (13). Telles sent les perspectives après un tour provisoire d’ho rizon. Elles sont au moîns séduisantes. En face de Jacques Rivière à la recherche d’un Dieu, qui « parle » au cœur, nous pouvons bien prétendre que le Dieu des philosophes ainsi compris parle au cœur et ne te laisse pas insensible (14). E t puisque notre attitude devant Lui est une attitude de libre amour, pour être assimilés par L ui à Lui, convenons avec René Le Senne que cet1 acte libre s’avère comme devant être (12) Jean D a n i é l o u , Platonisme et Théologie Mystique, 1944, pp. 318-326, analyse cette entrée en soi et cette sortie de soi simultanées. (13) Saint F r a n ç o i s d e S a l e s , Traité de tA m our de Dieu, liv. S, ch. III (Œ uvres, édition d’Annecy, t. IV , pp. 265-266). (14) Dans J. C h a i x , D e Renan à Jacques Rivière, Dilettantisme et Amoralisme, p. 157 (Cahiers de la Nouvelle Journée, 16).
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une médiation entre lia transcendance de Dieu par rapport à nous et son immanence en nous (15). Il est donc essentiel d’en avoir le cœur net et de soumettre au plus rigoureux examen ces raisonnements rapides et peut-être téméraires, afin de vérifier si l ’idéal entrevu est illusoire ou consistant, puis de fixer notre conduite selon les réponses.
§ 2 : Confrontation de Diverses Théories. Le problème que nous abordons n’est pas nouveau, puis qu’il se rencontre au Moyen Age. Il a connu des regains d’ac tualité, avec la thèse de Maurice Blondel à la fin du x ix " siè cle, comme avec les articles du R. P. Guy de Broglie en 1924 (16). Les discussions ont provoqué une mise au point très sérieuse de la question, et les solutions s’offrent en grand nombre. Nous ne pouvons les retenir toutes et nous nous contenterons de définir les axes principaux de leurs argumen tations, tout en avouant que la manière de les classer n’est pas très rigoureuse. Les controverses récentes ont eu pour origine des textes de saint Thomas, qui se classent en deux séries : les uns ont l’air d’affirmer que la vision de la divine essence est la seule vraie béatitude des créatures spirituelles, et s’appuient, pour l’établir, sur le désir naturel de connaître, tandis que les au tres déclarent franchement qu’une telle béatitude est surna turelle et dépasse absolument les forces aussi bien que les exigences de la créature. Il s’agissait de réagir contre les in terprétations qui énervent ou déforment la pensée de leur auteur, dans la crainte de la trouver en contradiction avec elle-même ou avec les définitions de l’Eglise. L ’enjeu de ce débat n’est rien d’autre que le rapport de la nature et de la
(15)
René L e Senne, Obstacle et Valeur, 1934, p. 213. Guy d e B r o g l i e , s . j., D e la Place du Surnaturel dans h Philosophie de saint Thomas (Recherches de Science Religieuse, 1924). (16 )
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surnature ou de la grâce, au sens théologique de ces expres sions (17). Une première catégorie d’opinions prétend réhabiliter, au nom de saint Thomas, l’idée d’une finalité surnaturelle ins crite dans notre essence, et. maintenir cependant fortement ia distinction de la grâce et de la nature. L ’homme, aussi bien que l’être spirituel créé, s’oriente immédiatement vers Dieu par l’infinité de son intelligence et de sa volonté ; il tend vers Dieu, comme il existe par Lui, aussi nécessairement. Jusqu’où la métaphysique exige-t-elle et permet-elle de conduire cet élan ? Ceci, d’abord, est certain que le désir de voir Dieu est inclus dans la tendance naturelle de l’intelligence vers la vé rité ; c’est le signe authentique de la possibilité, pour elle, d’être élevée par Dieu à la béatitude parfaite, car sans cela ce désir serait vain, c’est-à-dire inintelligible et n’aurait plus de raison d’être. Par ailleurs, il faut maintenir la transcendance et la gra tuité absolue de la fin surnaturelle, libéralement assignée par Dieu à sa créature. Ni le désir naturel de Le voir, ni la pos sibilité absolue dont il est l’indice ne peuvent signifier le droit de l’intelligence finie à cette intuition. D ’où, finalement, deux affirmations, dont l’une est la négation de l’autre : ou l’esprit est nécessairement orienté par sa nature vers la vision de Dieu, laquelle est un droit chez lui ; ou cette vision est gratuite, comme l’enseigne la foi, et l’esprit, ne peut, par na ture, la désirer. 'T o u te certaine que soit la foi, James O ’Mahony, qui l’ad met, juge également certain, en fonction de l’analyse méta physique, que le désir de voir Dieu, dont l’extension est illi mitée, ne saurait être pleinement satisfait sans cette vi sion (18). Il rejette même ce palliatif, qui dédouble la fin dernière de notre intelligence et lui en donne une dite natu-
(1 7 ) Pour un exposé de la question, voir A .-R . M o t t e , o . p., B u l letin Thomiste, 1932, pp. 649-675 ; 1935, PP- 575-59°. C f. autres re censeurs 1938, pp. 526 sq. (18) James-E. O ’M a h o n y , o . s . f. c., The Desire of God in the philosophy o f S t Thomas. Aquinas. — C f. M .-D. R o l a n d - G o s s e l i n , Bulletin Thomiste, 1931, pp. 197-203.
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relie et proportionnée aux forces de notre nature, puis une autre surnaturelle, qui les surpasse absolument. Comme toute nature, toute tendance est une et tire cette unité d’une fin, qui est une elle aussi. En conséquence, qu’une fin dernière soit orientée encore à une autre, cela n’a point de sens, puis qu’elle n’est plus dernière. Il ne peut y avoir qu’une seule fin dernière, qu’une seule béatitude de l’être intelligent fini : c ’est la fin surnaturelle, Dieu en lui-même et vu sans inter médiaire. Voici comment s’échapper de cette impasse. Quelqu’étroit que soit le lien de la nature intelligente à sa fin surnaturelle, qui est la béatitude parfaite, il existe exclusivement dans l’ordre des fins et non pas dans celui des réalisations ; puis que cette béatitude est le privilège de Dieu seul, qui la pos sède par nature, il est clair qu’elle est surnaturelle, que toute intelligence finie est incapable par ses propres moyens d’en trer en sa possession, parce qu’elle n’y a pas droit. Cette béa titude, qui est sa fin, n’est pas sa nature ni partie de son essence ; aussi l’être créé est essentiellement inachevé, en tendance perpétuelle, sans titre aucun à la jouissance d’un bien qui l’achèverait une fois pour toutes. Comme l’ordre de la finalité visée n’est pas celui de la finalité réalisée, la nature de l’esprit peut tendre essentiellement vers une fin dernière, et l’action réelle de l’individu peut ignorer cet ordre ou le contredire ; elle n’a plus en vue que la cause première du monde et la connaissance imparfaite qu’elle peut s’en pro curer. A u total, la distinction de l’efficience et de la finalité permet de conclure : notre finalité naturelle dépasse notre efficience naturelle, et nous sommes orientés vers la vision béatifique qui est au delà de nos ressources actives. En même temps que la distinction nature-surnature est sauve, leurs rap ports sont fixés. Notons au passage un détail précisé par V . Doucet (19). Par appétit naturel de la vision de Dieu, cet auteur entend un appétit inné. D ’après lui, parler d’un désir émané, pro-
(19) V . D o u c e t , o . f. m„ D e Naturali seu Innato Supernaturalis Bcatitudinis Desiderio (Antonianum, 1929).
duit, c’est obligatoirement supposer un appétit inné. Quant à un appétit émané libre, il ne pourrait assurer l’union cher chée entre nature et surnature. Cette union est précisée par ces auteurs tout autrement que par Baius et les Jansénistes, par exemple. Ces derniers ad mettent en nous « un désir naturel, mais efficace, de la vi sion intuitive, de telle sorte que cette vision serait due à la nature humaine et, en quelque manière naturelle, à l’ état d’ in tégrité » (20). Par contre, si nous prenons Berti, chez les Augustiniens, nous voyons que « l’homme possède naturellement un appé tit, en quelque sorte efficace, de la vision intuitive, mais non au sens de Baius. L a vision intuitive est notre fin naturelle quant au désir que nous en avons ; mais elle demeure néan moins une fin surnaturelle soit dans l’acte qui nous met en sa possession, soit dans les moyens par lesquels nous pou vons y parvenir. Ces moyens, tout surnaturels qu’ils soient, Dieu se doit à lui-même, il doit à sa bonté de ne pas les refuser à l’homme » (21). D ’où l’antinomie au moins appa rente d’un Dieu, auteur de notre nature, et nous donnant un appétit inné vers une fin qu’il ne peut nous faire atteindre naturellement. Laissons de côté Baius et les Jansénistes, pour nous en tenir aux explications récentes de saint Thomas. U n mérite doit leur être reconnu : le sens de l’unité concrète du plan divin. Après les controverses doctrinales autour du protes tantisme, du baianisme et du jansénisme, la distinction des deux ordres naturel et surnaturel a été. tellement affirmée que notre conception du monde a été pratiquement affectée d’une dualité profonde, au point que certains se représen tent un ordre naturel qui se tienne en lui-même dans une pleine suffisance, sans désirer îii soupçonner rien d’autre. Ici, au contraire, tout est d’une seule venue, puisque l’hom-
(20) A . M ic h e l , Dictionnaire de Théologie, Intuitive (Vision], col. 2356. (21) A . M i c h e l , ibidem, co l. 2357-2358. — E. P o r t a l i e , Augustinianisme (Dictionnaire de Théologie, co l. 2486. 229
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tue est fait pour la vision béatifique, et que, s’il n en a pas les moyens, Dieu les lui fournit gratuitement. Toutefois, au point de vue de la métaphysique qui est avant tout le nôtre, et d’ailleurs encore à ceux de la théolo gie ou de l’exégèse de saint Thomas, cette conception se heurte à de sérieux obstacles. Admettre par exemple une fi nalité, mais dépourvue de moyens proportionnés pour se réa liser, n’est-ce pas contradictoire ? Surtout dans un système qui met en étroit rapport la cause efficiente et la cause finale. L a finalité,qui seule peut valoir pour le cas donné, est-elle bien analysée ? Quant au théologien, ne jugera-t-il pas plus ou moins compromise la gratuité de la fin surnaturelle, si nous sommes plus ou moins par nature orientés vers elle ? T1 est grave que la théorie de la finalité proposée ne satisfasse pas plus le théologien que le métaphysicien. Quant à l’inter prétation de saint Thomas, laissons pour l’instant cette ques tion (22). Il n’est donc pas surprenant qu’une réaction se soit pro duite et qu’elle semble dominée par le souci de distinguer les deux ordres de la nature et de la grâce pour garder invio lable la gratuité du second. Théologiens avant tout, les au teurs de ce groupe estiment que l’orientation de l’homme vers une finalité surnaturelle est indiscernable à la pure raison. S ’il y a nécessairement proportion entre l’efficience et la fina lité, entre une inclination et son terme ; s’il est, de plus, d if ficile de distinguer la finalité de sa réalisation, vu que, dans sa ligne, la finalité joue aussi un rôle réalisateur, ne sommesnous pas contraints de concevoir qu’une béatitude naturelle proportionnée à nos capacités est là pour répondre à tous nos désirs naturels ? Il faudrait donc admettre une double béatitude parfaite et dernière, chacune dans son ordre ; comme saint Thomas paraît bien le croire, en écrivant que la perfection dernière de l’être intellectuel est double et com prend, avec celle qu’il peut connaître et se procurer, celle que Dieu peut lui donner et révéler (23). Alors que le groupe pré
(22) (23) 230
A .- R . M o t t e , Bulletin Thomiste, 1932, pp. 635-655. Saint T h o m a s , i P ., q. 62, a. I.
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cèdent majorait la portée des démonstrations de saint Tho mas, celui-ci les limite plutôt. Pour lui, la possibilité de la vision béatifique reste indémontrable en rigueur, car l’étude de notre être ne nous découvre rien qui légitime pareille in duction. Il est alors logique de se rallier à l’explication inventée par Cajétan, d’après lequel le désir de voir Dieu est réel, exi geant, efficace pour réaliser ses visées ; mais il n’est tel que par la grâce et la révélation. Ainsi les difficultés disparaissent comme par enchantement ; ce qui est une preuve en faveur de la solution. Cajétan l’exprime ainsi : « L a créature ration nelle s’envisage de deux manières : soit absolument, soit en tant qu’elle est ordonnée (de fait) à la félicité. Sous le pre mier aspect, son désir naturel ne s’étend pas au delà de ses facultés naturelles et elle ne désire naturellement pas la vi sion de Dieu en lui-même absolument. Sous le second, elle la désire absolument. Alors, en effet, elle a connais sance de certaines œuvres surnaturelles de Dieu, dont il est l’auteur, tel qu’il est en lui-même absolument et non pas comme cause universelle. La vue de ces œuvres en traîne naturellement, dans un être intelligent, le désir d’en connaître l’auteur. Pour ce motif, le désir de voir Dieu, tout en n’étant pas naturel à la créature absolument, le devient cependant une fois supposée la révélation de ces œu vres » (24). Le lecteur se défend mal, ici, d’une impression d’équivo que dans les mots. N ’est-ce pas jouer sur le sens du terme '« naturel » que de déclarer naturel ce qui suit naturellement en nous de notre élévation au surnaturel ? Sans doute, il faut concéder que saint Thomas est théologien avant d’être philosophe et que sa construction repose en premier lieu sur la révélation ; il n’en reste pas moins que sa préoccupa tion constante est de « manifester », c’est-à-dire de rendre évidentes les vérités professées par la foi, en les pénétrant de la lumière rationnelle toutes les fois qu’elles s’y prêtent. C ’est pourquoi d’autres penseurs estiment difficile d’admettre, avec Cajétan, que toute la dialectique vers la vision béatifi(24)
C a j é t a n , in 1 P ., q. 12, a. 1, n° x , e t in I, 2 æ , q. 3, a. 8.
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que soit destituée de valeur à l’égard de la simple raison. Et cela d’autant plus que saint Thomas veut convaincre les phi losophes arabes et leurs disciples latins, en se plaçant sur leur terrain, de l’insuffisance de leurs doctrines sur la fin ultime. Toute la critique de Cajétan, par Sylvestre de Ferrare (25), doit donc être retenue. Le désir naturel de voir Dieu n’est pas naturel simple ment dans l’hypothèse de la révélation ou à la vue d’œuvres surnaturelles de Dieu, mais en toute hypothèse ; il suffit, pour cela, de connaître Dieu dans n’importe lequel de ses ouvra ges. Toute connaissance de Lui, qui n’est pas celle de sa substance, est imparfaite ; or, tout ce qui est imparfait dans une ligne veut atteindre sa perfection ; donc, aussi une telle connaissance de Dieu. Quant à la vision de Dieu, cela s’entend de deux maniè res : la vision de la Cause première dans son essence ; la vision de Dieu dans sa vie intérieure, selon que nous sommes présentement effectivement capables d’y parvenir. Ici, le pre mier sens est employé, pas le second. Le désir naturel de voir ainsi Dieu est enveloppé dans le désir naturel de savoir, tel qu’une fois connue une cause dans son existence nous sou haitons apercevoir quelle elle est. Un désir est dit naturel de deux façons pareillement : soit qu’il découle de la nature d’un être ; soit qu’il constitue un acte de la volonté produit nécessairement à la suite d’une connaissance. Dans le premier cas, il ne se peut que ce désir se porte à ce qu’il n’est pas capable de réaliser ; dans le se cond, il n’est pas impossible qu’il aille à ce que nous ne pou vons effectuer par nous-mêmes. Ce sont des choses compati bles : désirer naturellement un but et n’en avoir pas en soi les moyens. Concluons que la vision de Dieu est pour nous une fin surnaturelle, en ce que nous n’y parvenons pas par nos propres ressources, mais non pas en ce que nous ne la désirons pas naturellement. Quelle était donc la tâche de saint Thomas ? Entre la fin sublime que la foi nous assigne d’un côté, et, de l’autre, les
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S y l v e s t r e d e F e r r a r e , In 3 Contra Gentiles, c. 5 1, n * 1 3-4.
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données communément accessibles à notre intelligence, il s’agissait de découvrir une connexion telle qu’un statut ra tionnel soit assuré pour les vérités révélées. Il croit la ren contrer dans le désir de connaître, si naturel à l’esprit. Il est donc impossible de prétendre qu’il n’ait pas voulu donner aux argumentations en jeu une valeur rationnelle sérieuse. Pour ceux qui forcent le lien entre la nature et la grâce, aussi bien que pour ceux qui accentuent l’abîme entre elles, l’axiome fondamental, « gratia perficit naturam », perd sa signifi cation car, pour les premiers, « la finalité surnaturelle sem ble plutôt constituer la nature que la parfaire ; (chez les seconds) on peut se demander comment se raccorde à la na ture, pour l’épanouir, une grâce qui lui est étrangère au point de sortir complètement de ses perspectives. Ne serait-il donc pas possible de rendre compte plus exactement et de la réalité et de la pensée de saint Thomas, dont il paraît bien que l’on s’éloigne à la fois dans l’un ou dans l’autre sens » (26) ? A travers les méandres de ces débats une conclusion se dé gage, qui en met au point l’objet précis. Ce désir naturel de voir Dieu, qui constitue tout le litige, est un acte produit par nous ; ce n’est pas un désir inné, au sens précis de ce mot ; il porte sur Dieu, tel qu’il est connu par la raison ; mais il a une visée telle qu’il ne peut la réaliser de lui-même par ses propres moyens ; il ne comporte donc pas de finalité ontolo gique, au sens strict. S ’il implique de notre part de la liberté, rien n’empêche celle-ci d’être soumise et d’obéir à des lois, tout en restant libre. A partir de son exercice, il devient loi sible de déterminer certains rapports de la nature et de la grâce. Si nous prenons parti pour Sylvestre de Ferrare, la question, pour nous, c’est de définir la nature et la qualité de ce désir. Puisqu’il se produit naturellement et dépasse en même temps les ressources à sa disposition, sans que cette disproportion soit par le fait une absurdité, quelles intentions traduit-il au juste ? Naturel, il doit être logique ; comment l’est-il ? Comment reste-t-il cohérent avec lui-même et conforme aux conditions, où il naît ?
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A .-R . M o t t e , Bulletin Thomiste, 1932, p. 661.
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Banez a marqué toute une lignée d’auteurs en le caractéri sant comme un désir naturel, mais inefficace et conditionnel, une velléité. E n effet,- la vision de Dieu dans son essence n’est pas la fin naturelle de l’homme, puisqu’il ne peut y parvenir naturellement (27). E t c’est absolument incontestable ! Qu’en suit-il ? Qu’en rigueur de langage il n’y a pas chez lui d’in clination, ni d’aptitude ou de puissance naturelle à la claire vision de Dieu, aucun mouvement de gravitation de nature vers elle. D ’où cette conséquence : nous pouvons former le désir de voir Dieu, mais ce n’est pas nécessaire, et la meil leure preuve en est que tout le monde ne l’a pas. A u total, ce désir n’est pas efficace, puisqu’il est dépourvu de moyens ; il n’est pas davantage catégorique, ni absolu, parce que nous ignorons si le bien visé est possible, donc vraiment souhaita ble. Nous pouvons désirer ne pas mourir, si cela était possi ble. Il est conditionnel, en ce que la condition tombe sur son objet même en tant qu’hypothétique. Il n’est pas possible de reconnaître à la vision béatifique une appétibilité absolue. Jacques Maritain, qui adopte cette position, la résume exac tement. Ce désir de voir Dieu est un acte qui dérive de la nature de l’intelligence, « mais tout spontané, indélibéré, ins tinctif, et provoqué par une connaissance de premier jet qui précède toute réflexion sur les moyens de réalisation d’un tel désir. A la réflexion, il nous apparaîtra comme conditionnel (ou même, quand nous nous apercevrons que nul processus simplement humain ou naturel de connaissance n’est capa ble d’atteindre Dieu en lui-même, nous pourrons le juger ir réalisable : la façon dont la pensée hindoue aspire au nirvana n ’est-elle pas un témoignage rendu à la fois au désir naturel de connaître Dieu en Lui-même et à la renonciation de l’in telligence à Le voir ainsi) » (28). Cette explication ne contente pas encore tout le monde, parce qu’elle a l’air de s’arrêter en route et de prouver trop peu. Parler d’un désir naturel et ne pas discerner en lui plus (27) B a n e z , in 1 P., q. 12, a. 1, la, 2a, 3 a , 4 a c o n c l u s io . Salamanque, 1584, pp. 487-490. (28) Jacques M a r i t a i n , L es Degrés du Savoir, 1932, pp. 563-564 note.
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de consistance, ce n’est pas entièrement logique, car ce n’est pas « naturel » ; le caractère naturel d’un tel désir est mal préservé. Banez déclare que la condition, qui affecte le désir, porte sur son objet, lequel est représenté comme bon, mais non comme possible. Comment l’un va-t-il sans l’autre ? Comment ce qui est jugé bon peut-il n’être pas possible ? E t quel est, en ce cas, la signification du terme « impossi ble » ? Comment ce désir, qui dérive de la nature de l’intel ligence, ne serait-il que spontané, qu’indélibéré, qu’instinc tif ? Pourquoi ne serait-il pas délibéré, réfléchi, comme un acte vraiment intellectuel ? Aussi, une dernière catégorie d’auteurs voient en lui un désir naturel inefficace et conditionné, mais non plus condi tionnel. L a nuance est importante, car, s’il y a toujours une condition, elle ne tombe plus au même point. Elle n’est plus intégrée à l’objet du désir, comme dans l’exemple : « Je dé sire sortir-si-vous-m’accompagnez » ; nous ne pouvons plus dire seulement : « Je désire voir-Dieu-si-c’est-possible » ; d’où rien ne peut évidemment se conclure quant à la possibi lité d’y arriver. La condition vise le désir, soit dans son ex plicitation, soit dans sa réalisation ; elle lui reste donc extrin sèque et n’atteint plus son contenu, mais seulement son appa rition ou sa satisfaction. Il dit catégoriquement et non plus conditionnellement : Je désire voir Dieu. En vertu du prin cipe, que rien de ce qui est naturel n’est vain, il suit : donc c’est possible, car c’est désirable absolument. Pourtant, ce souhait reste sujet à caution d’un point de vue particulier, celui de l’obtention, qui est accidentel. Il est déclaré éven tuel, parce que son apparition dépend psychologiquement de conditions préalables, telles que notre développement intellec tuel et moral. Même si nous parvenons à la former, « il n’in clut pas volonté complète unissant à l’intention de la fin l’élection et la mise en œuvre active des moyens proportion nés ; il n’ajoute à la simple connaissance volontaire dans un bien que le mouvement affectif vers ce bien en tant qu’il est absent : comme le simple vouloir, le désir peut donc viser l’impossible » (29). (29)
Bulletin Thomiste, p. 662 (1932).
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Comment, alors, se rattache-t-il à notre nature ? Non point par une tendance innée, qui aurait pour point de mire la v i sion de Dieu, puisqu’il est conditionné par l’évolution de notre conscience. Cette vision de Dieu, qui n’est pas impliquée dans la définition de notre tendance, ne rentre dans son objet pro pre et nécessaire qu’en vertu d’une détermination ultérieure. L ’indétermination native de notre appétit rationnel explique à la fois que celui-ci ne tende pas de soi vers la vision de Dieu, et qu’il y puisse tendre. » Il suffira qu’il y ait entre notre intelligence et la connaissance parfaite de la Cause Pre mière une convenance objectivement réelle et subjectivement aperçue, pour que le désir s’explicite en pleine conformité avec la nature » (30). Or, notre raison trouve sa perfection d’intelligence à pénétrer l’être des choses et ses causes. Sup posée connue l’existence de Dieu, il lui est naturel de désirer Le voir, bien que cela ne lui soit pas inné. Deux éléments constituent sa démarche : « l’un de spontanéité, l’autre de réflexion : une poussée instinctive de la nature, une enquête rationnelle plus ou moins laborieuse... Ce qui est inné, ce n’est pas le désir de voir Dieu, qui naît seulement au cours de l’enquête si elle est bien menée, mais c’est la loi intime de l’intelligence, selon laquelle l’enquête se poursuit et va nor malement jusque-là. L a prémisse véritable de l’argument n’est donc pas un simple fait psychologique, mais la loi de nature sous-jacente à ce fait » (31). D ’où la conclusion fer me : le désir de voir Dieu se raccorde de telle manière à la nature qu’il ne peut être vain ; la vision de Dieu n’est pas impossible. Sans doute, la satisfaction de ce souhait dépasse nos moyens ; il n’importe ; l’argumentation ne s’en préoccupe point parce qu’elle est valable pour soi ; elle conclut incondi tionnellement et juge une erreur, chez Banez, de faire refluer cette difficulté sur le raisonnement, qui la soulève, pour le grever après coup d’un conditionnel. Dans ce cas très spécial, il est accidentel à notre désir naturel d’engager des condi
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Ibidem, p. 663. Ibidem, p. 664.
tions de réalisation surnaturelles, et cette circonstance n’a f fecte en rien aucune des données en jeu. Montrer que la vi sion de Dieu est seule capable de combler à fond la ten dance à connaître, et qu’il ne peut être impossible d’y attein dre, ce n’est pas prétendre qu’en fait un seul esprit doive y parvenir. C ’est faire abstraction de l’ordre des moyens, qui conditionne toute réalisation concrète, et se tenir au plan de la possibilité absolue métaphysique. E n somme, le désir, qui est au point de départ, est un acte, « nullement une orientation ontologique nécessaire vers la vision de Dieu, — mais il est cependant trop naturel pour que sa satisfaction soit métaphyquement impossible, si difficile qu’elle puisse être, voire im possible, relativement aux moyens physiques dont nous dis posons » (32).
§ 3 : Perplexités. Ce langage ne dissipe pas non plus définitivement toutes les obscurités. Pour les tirer au clair, il faut en préciser l’ori gine, et la voici. Elles tiennent toutes à ce que nous sommes ici en face d’un être personnel et transcendant, avec lequel nous souhaitons entrer en rapports de connaissance et d’amour, sans en avoir les moyens. Nous ne savons pas com ment avoir entrée chez lui. Ce désir et cette incapacité décou lent fatalement de sa condition comme de la nôtre. Et, comme cet être absolument transcendant est encore « surnaturel », l’inévitable question est celle des relations de la nature et du surnaturel, et nous la rencontrons par une démarche stricte ment philosophique. Force est ainsi de tenir compte d’un fait : celui de la théologie et de son existence comme science. Les relations de la nature et de la grâce se doublent de celles de la philosophie et de la théologie, de la raison et de la foi. Il nous faut respecter certaines données de la théologie et de la foi. A u vrai, ce ne doit pas être une objection, ni un obstacle pour le philosophe, bien qu’il se meuve par ses méthodes sur
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Ibidem, p. 665.
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son propre terrain, vu que les difficultés signalées par la foi sont exactement celles que la raison doit aussi reconnaître. Elles tiennent toutes à l’essence du transcendant, qui com porte pour nous du mystère, de l’inaccessible, de l’insondable. A cet Etre impénétrable, comme à nos relations éventuelles avec Lui, telles que notre raison les peut faiblement soupçon ner, il faut laisser inviolable et inviolé leur secret ; la raison elle-même l’exige.. Mais il faut malgré tout arriver du moins à quelques conclusions certaines, si peu nombreuses soientelles. Sans quoi, au sujet de notre destinée, nous serions dans une incertitude complète et définitive : ce qui serait grave ! Pour le philosophe, les embarras de la manœuvre sont là, et sans doute il n’en a pas encore eu de tels. Ce n’est pas un motif de reculer devant le travail, au contraire ; plus que jamais, c’est une belle difficulté pour une grande espérance. Or, la façon dont les auteurs du dernier groupe élaborent leur doctrine peut sembler mériter le reproche qu’ils adres sent à d’autres. A vec eux le raisonnement, qui s’appuie sur le désir de connaître, pour conclure que le désir de voir Dieu est naturel, et que cette vision reste possible absolument par lant, ou du moins n’est pas impossible, ce raisonnement se tient au plan de la possibilité absolue et métaphysique, en faisant abstraction de l’ordre des moyens, qui conditionne toute réalisation concrète. Cette dissociation des deux ordres est-elle légitime, surtout dans un système qui se pique de choisir des points de vue tels qu’avec eux il ne fasse abstrac tion de rien ? Dans une critique de la Raison Pratique où, par définition, cette raison doit être pratique et par consé quent pratiquante, c’est-à-dire doit réaliser ses idées et les penser pour les insérer dans le concret, est-il licite de faire abstraction de conditions de réalisation concrète ? A vec James O ’Mahony, les auteurs du premier groupe in troduisaient bien une distinction analogue entre l’efficience et la finalité, c’est-à-dire entre la finalité et la réalisation. Or, cette conception a légitimement paru insoutenable en bonne métaphysique, en vertu de la corrélation des deux aspects, la cause finale n’ayant d’action et n’étant elle-même que dans la mesure où elle pousse la cause efficiente à produire. Cause efficiente et cause finale se déterminent réciproquement. La 238
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fin est efficace et vraiment cause finale dans la mesure de son rapport avec la cause efficiente. Elle « ne serait pas la première des causes si toute la réalisation de l’effet n’était pas sous son entière dépendance. Dès lors que l’action réali sée échappe à l’influence d’une fin, c’est que cette fin est sans influence sur la cause efficiente de l’action ; elle n’est pas vraiment cause finale, ou elle ne l’est qu’en un sens très spé cial qui reste à déterminer » (33). Ce n’est sans doute pas aisé. En somme, telle qu’elle est proposée, la distinction de l’e f ficience et de la finalité ne paraît pas intelligible ni légitime, sans qu’il soit évident qu’il la faille écarter. Il semblerait plu tôt qu’il faudrait adapter ces notions au cas en litige. Mais comment ? L ’idée de fin dernière appliquée à la vision intuitive n’est pas non plus sans équivoque. Prétendre que cette vision est l’objet d’un désir naturel, admettre surtout envers elle une tendance innée ontologique, une gravitation de nature, « pon dus naturœ », ou même une tendance indéfinie n’ayant au cun titre à se reposer dans la possession de ce bien, qui l’achèverait, n’est-ce pas faire d’elle une fin naturelle ? Q u’il 11’y ait rien d’illusoire dans le péril d’un tel langage, la preuve en est dans le rappel, sur lequel insistent des théologiens, que la vision de Dieu ne peut nous être présentée comme une fin naturelle (34). A cela le philosophe ne peut que souscrire aus sitôt, et s’il tient à s’exprimer en rigueur, il écrira qu’elle est la fin dernière, et c’est tout. Fin dernière n’est pas identi que à fin naturelle. Sans doute ! Mais il n’en reste pas moins le paradoxe, pour notre nature humaine, d’une fin dernière qui ne nous est pas naturelle. Une fois de plus, cela suppose une notion de la finalité encore inconnue et que n’expliquent pas telles quelles les idées rencontrées jusqu’ici. Pour éviter ces embarras, nierez-vous que la vue de Dieu soit notre fin dernière ? Alors, votre négation vous mène aux
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M .-D. R o l a n d - G o s s e l i n , Bulletin Thomiste, 1932, p. 201. H e in r ic h L e n n e r z , s. j., Ist die Anschauung Gottes ein Ge heimnis ? (Scholastik, 1932, p. 2 37). (34)
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conséquences suivantes. Si vous admettez que cette vision de Dieu est la fin dernière, vous ne pourrez pas seulement voir en elle une fin surnaturelle ; mais vous devrez dire qu’elle ne peut être l’objet que d’un désir surnaturel et non plus d’un désir naturel. Et comme il faut bien unifier l’être humain en fonction de la finalité, vous accepterez une fin dernière natu relle autre que la vision de Dieu. Vous aurez ainsi deux fins dernières, chacune dans sa ligne : l’une pour l’ordre naturel, l’autre pour l’ordre surnaturel. Or, comme la fin, surtout la fin dernière, est le principe d’unité, il est encore plus parado xal d’introduire cette dualité dans ce qui est source d’unifi cation. Si la fin est une, a fortiori la fin dernière. Il n’y en a donc pas plusieurs qui soient absolument dernières, ni da vantage plusieurs béatitudes qui soient absolument parfai tes. E t si d’aucuns le croient, en se réclamant de textes de saint Thomas, comme celui, de la i P., q. 62, a. I, ils ne peu vent les revendiquer en leur faveur. En parlant d’une double perfection ultime de la créature rationnelle, dont l’une peut être obtenue par des moyens naturels, le Saint précise que celle-ci est appelée béatitude d’une certaine façon seulement, quodam modo. Ce n’est donc qu’une béatitude parfaite rela tivement dans l’ordre propre de la nature prise dans ses limites. Le même saint Thomas déclare expressément que ne pas atteindre Dieu dans son essence elle-même est une im perfection qui supprime la vraie béatitude (35). Si nous en croyons les historiens, ce n’est que depuis la moitié du x v i i ' siècle et surtout chez les modernes que se rencontre la distinction d’une double béatitude parfaite cha cune en son genre, l’une étant naturelle et l’autre surnaturelle. Les auteurs plus anciens, au contraire, n’en admettaient qu’une absolument parfaite, celle qui est surnaturelle, et ju geaient que la béatitude strictement naturelle ne mérite pas ce nom. Le motif de leur opinion était la capacité infinie du désir humain, qui ne peut être comblé que par le bien infini ; bien infini qui n’est autre que l’essence divine prise en elle-
même (36). Si rien de fini ne rassasie un être fini, mais ou vert sur l’infini, non seulement rien de fini ne peut nous satisfaire ; mais même la connaissance et l’amour que nous pouvons nous procurer de l’infini, qui est Dieu, ne nous satis feront pas plus, parce qu’étant notre œuvre ils seront eux aussi finis, donc finalement insuffisants. Concluons : l’ordre naturel ne peut être absolument dernier ni, en ce sens, nous combler. Toutes ces réflexions accroissent encore les difficultés. Nous avons ces diverses propositions r l’ordre naturel ne peut être fin dernière ; cette fin dernière ne peut être que surnaturelle, donc elle est toujours au delà de nos moyens, bien que pas au dehors de nos visées naturelles. Dans ce cas, tout en n’étant pas en absolue discontinuité avec la nature, elle ne lui est pas étrangère au point de sortir complètement de ses perspectives, puisqu’elle y trouve une possibilité d’in sertion. Mais en vertu de cette possibilité n’est-elle pas « na turalisée » ? Sa transcendance n’est-elle pas ruinée ? L ’al ternative est bien sans issue : ou deux fins vraiment derniè res, et alors il n’y a plus d’unité entre elles ; ou une seule fin dernière prétendue surnaturelle dans les mots, mais plus ou moins subrepticement naturalisée dans la réalité. D ’ailleurs, le langage des interlocuteurs embrouille encore plus tous les fils de la discussion. De ce que le désir de voir Dieu est naturel, ils concluent tantôt que cette vision est possible, tantôt qu’elle n’est pas impossible, comme si les deux expressions logiquement s’équivalaient, alors qu’il n’en est rien. Quand nous savons ce qu’une chose n’est pas, nous ignorons encore ce qu’elle est. Si nous sommes certains que la vision intuitive n’est pas impossible, nous ne le sommes pas aussitôt qu’elle est positivement possible. L à est tout le pas sage de la possibilité négative à la possibilité positive. Qu’il se fasse ou ne se fasse pas, que la pensée aboutisse à la possi bilité positive ou qu’elle en reste à la non impossibilité de la vision intuitive, dans les deux cas elle est bloquée dans une impasse.
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(36) E . E l t e r , s . j., D e Naturali Hominis Beatitudine ad Mentem Scholœ Antiquioris (Gregorianum, 1928, pp. 269 -2 71).
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Supposons, en effet, que vous affirmiez positivement la possibilité de la vision de Dieu, ne devez-vous pas accorder que vous en comprenez la possibilité intrinsèque ? N ’est-ce pas cela qui justifie vos affirmations ? Alors la transcen dance divine cesse d’être hors de vos prises ; elle n’est plus impénétrable, et cela contredit toutes les conclusions établies jusqu’ici. Cette objection rationnelle a sa réplique théologique. Dans une lettre à l’archevêque de Munich, au sujet de Frohschammer, Pie IX écrit ce qui suit : « Nous ne pouvons admettre que tout soit témérairement mêlé et que la raison trouble ces vérités, qui regardent la foi, car elle a ses limites très cer taines qu’elle ne peut dépasser. A ces dogmes se rattache surtout et très ouvertement ce qui, concerne l’élévation surna turelle de l’homme et son commerce avec Dieu, ou ce qui a été révélé dans ce but. Comme ces dogmes sont au-dessus de notre nature, ils ne peuvent être atteints par la raison natu relle et ses principes » (37). Le Concile du Vatican reprend de même : « Lorsque la raison éclairée par la foi cherche, avec l’aide de Dieu, quelque intelligence des mystères, uti lise l’analogie de choses qu’elle connaît naturellement, où le lien des mystères entre eux et avec la fin dernière de l’hom me, elle n’est jamais apte cependant à les pénétrer, comme les vérités qui constituent son objet propre. Ces mystères di vins dépassent par eux-mêmes l’intellect créé ; même avec la révélation de la foi, ils restent enveloppés d’obscurités tant que nous sommes ici-bas... Si quelqu’un prétend que la révé lation ne contient pas de vrais mystères, mais que la raison, suffisamment développée, peut comprendre et démontrer par ses principes les dogmes de la foi, qu’il soit condamné » (38). Le propre des mystères surnaturels est donc que, même après la révélation, leur possibilité positive échappe à toute
(37) Henricus D e n z i n g e #, Enchiridion Symbolorum, Definitionum et Declarationum de Rebus Fidei et Morum, n° 1671. (38) D e n z i n g e r , ibidem, n °' 1796 et 1816. — Guy d e B r o g l i e , D u Caractère M ystérieux de notre Elévation Surnaturelle (Nouvelle Revue Théologique, 1937, pp. 352 sq.), discute et fixe la portée de la lettre de Pie I X sur Frohschammer.
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démonstration rationnelle. Or, si vous affirmez qu’il n’y a qu’une fin dernière : la vision intuitive, vous démontrez par la raison qu’elle est la seule possible ; vous prétendez en pé nétrer la possibilité, puisque vous tenez que nous en som mes capables, qu’elle est possible pour nous. Vous êtes en opposition nette avec la doctrine de l’Eglise. « Un désir naturel de voir Dieu n'est pas acceptable, s’il inclut ou sup pose comme naturellement connaissable la possibilité intrin sèque de la vision intuitive » (39). Pour éviter d’être ainsi mis en panne, reconnaissez-vous que vous ne saisissez pas en elle-même cette possibilité, vous devez renoncer à vos autres propositions. Vous ne pouvez plus soutenir par vos raisonnements que la vision de Dieu est possible, ni affirmer sûrement qu’elle est la seule fin dernière. Il vous reste bien une échappatoire. A u lieu de soutenir que nous pouvons établir notre aptitude à voir Dieu, vous pouvez plus simplement croire démontrer que nous n’en sommes pas incapables, parce que vous ne vous heurtez pas en nous aux mêmes obstacles insurmontables que chez les êtres inintelligents. Alors, évidemment, vous n’êtes plus en conflit avec les dogmes de l’Eglise, mais votre langage n’est pas rigoureux et conduit vite à l’erreur. C ’est toute autre chose de prouver que telle inaptitude déterminée à la vision de Dieu n’existe pas et qu’il n’y a en nous aucune incapacité. C ’est seulement quand vous dites qu’il ne peut y avoir en nous aucune inaptitude pour elle, que vous nous en affirmez vraiment capables. Mais ce n’est pas ce qui est réalisé. Les résultats obtenus n’ont plus la même importance (40). En conséquence, la vision intuitive n’apparaît plus comme un objet consistant, absolument souhaitable. L a raison ne peut préciser comment Dieu peut être fin dernière pour nous. Sur cette question primordiale elle ne peut plus arriver à des conclusions fermes. Voici donc l’alternative : ou des a f firmations qui ruinent la transcendance et le mystère de Dieu ; ou l’incertitude à propos de la fin dernière. Nous sommes toujours devant des difficultés insurmontables. (39) (40)
Heinrich L e n n e r z , op. cit., p. 237. Ibidem, p. 237.
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Voici peut-être encore une ultime échappatoire . celle de Leibnitz ou de Kant. « Je ne sais, écrit le premier, si le plus grand plaisir est possible ; je croirais plutôt qu’il peut croî tre à l’infini, car nous ne savons pas jusqu’où nos connais sances et nos organes peuvent être portés dans toute cette éternité qui nous attend. Je croirais donc que le bonheur est un plaisir durable, ce qui ne saurait avoir lieu sans une pro gression continuelle à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux, dont l’un ira incomparablement plus vite et par de plus grands plaisirs que l’autre, chacun sera heureux en soi-même et à part soi, quoique leur bonheur soit fort inégal » (41). Kant est d’un avis pareil. L a conformité parfaite de la vo lonté à la loi morale constitue la sainteté ; or, c’est une per fection irréalisable, à aucun moment de l’existence, pour aucun être raisonnable du monde sensible. Irréalisable et pratiquement nécessaire, « elle peut seulement être rencon trée dans un progrès allant à l’infini vers cette conformité parfaite..., il est nécessaire d’admettre un progrès pratique tel comme l’objet réel de la volonté » (42). Cela postule l’im mortalité. Que, pour Leibnitz ou Kant, adopter cette position soit dans la logique de leur système, il se peut, et ce n’est pas ici la question ; elle est en toute hypothèsp inacceptable dans le nôtre pour plusieurs motifs, dont le premier est qu’elle ruine la transcendance divine et la notion de surnaturel. « Notre ascension au-dessus de l’ordre du devenir pourrait être indéfinie, non seulement pour l’humanité, mais immor telle pour chaque personne humaine, sans qu’il résulte, de là, un accès à la vie divine et spécifiquement surnaturelle ; car celle-ci est d’un tout autre ordre que la contemplation ra tionnelle, telle qu’on la peut concevoir pour des esprits lais sés à l’état de pure nature. C ’est donc méconnaître essentiel lement une incommensurabilité normalement insurmontable que d’imaginer, avec Leibnitz et maints autres anciens ou
(41) L e i b n i t z , Nouveaux Essais sur l’Entendement, liv. 2, ch. X X I , § 42 (édit. Gerhardt, t. V , pp. 179-180). (42) K a n t , Raison Pratique, traduction Picavet, p. 223.
modernistes, un passage progressif entre la nature et la grâce, laquelle ne serait que l’épanouissement et la perfection de l’être spirituel lui-même » (43)- ^ e plus> notre destinée ne peut consister uniquement dans ce progrès indéfini, qui se rait une tentative d’achèvement, mais essentiellement inache vée parce qu’essentiellement inachevable. Nous avons jadis rejeté cette vue comme contradictoire. Nous n avons pas plus de possibilité de manœuvre qu’auparavant et, de tous les côtés, nous sommes bloqués. Devant un tel investissement, commençons par repérer exactement les obstacles et par définir ce qu ils sont. Ils se ramènent, au fond, à deux principaux. D abord, la nature du désir ou de la finalité, qui nous oriente vers la fin derniere ou la vision de Dieu, et qui ne s’explique par aucune des fina lités rencontrées jusqu’ici. A son propos, il est donc néces saire de forger de toutes pièces un concept original.^ L autre point névralgique est la possibilité de la vision intuitive. Quelle en est la nature et la certitude ? Comment les discernons-nous ? Or, une remarque de Heinrich Lennerz est des plus opportunes : il importe de ne pas confondre « prou ver » avec « saisir » la possibilité de la vision intuitive. Il est des théologiens pour croire qu’il y a moyen de prouver philosophiquement cette possibilité, sans la comprendre par le fait. La lettre de Pie IX n’est utilisable que s’il s’agit de comprendre cette possibilité (44)- S ’il en est bien ainsi, le conflit avec la doctrine de l’Eglise n’est plus inévitable et la raison conserve à Dieu sa transcendance, ainsi qu’à nos rela tions surnaturelles avec Lui leur caractère mystérieux. Tout le travail est donc de démontrer philosophiquement la pos sibilité de la vision intuitive, sans en pénétrer la possibilité in trinsèque. Ce n’est peut-être pas facile ; mais, à vrai dire, tout dépend des points à partir desquels l’argumentation se développe. Pourquoi n’y aurait-il pas dans ce domaine des procédés d’éclairage indirect, qui permettraient de projeter quelque lumière sur la question, en maintenant son mys-
(43) (44)
M aurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. II, p. 509. Heinrich L e n n e r z , loc. cit., p. 238.
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tère ? L a raison ne serait plus dans l’incertitude complète au sujet de la fin dernière, mais formulerait au moins quel ques conclusions sûres. Toute cette muraille d’objections ne serait pas infranchissable. Certains faits en sont par ailleurs un indice. « L ’homme passe infiniment l’homme, et nulle enceinte ne peut le mu rer ». Il ne se contente jamais de ce qu’il réalise, de ce qui est borné, mais pousse toujours plus avant. Même quand il rejette Dieu, qu’il déclare mort, il rêve le « surhomme ». Lorsqu'il s’isole en optant pour une autarcie absolue, il pro jette de « se déifier seul, sans les autres et sans Dieu » (45). Dans son refus de Dieu, dont l’idée lui paraît contradictoire, Sartre n’échappe pas à cette loi. En même temps qu’il décrit le passage de l’être à la conscience comme une évolution de l’en-soi au pour-soi, il l’explique dans l’être contingent par un effort de celui-ci pour être à soi-même son propre fonde ment : idéal, qui est Dieu. L ’homme projette ainsi d’être Dieu. En ce faisant, s’il se « néantise », parce qu’en cou rant ainsi vers soi il révèle qu’il est forcément à distance de soi et ne peut se rejoindre, tout en le voulant, il en suit seu lement qu’il se perd ainsi en tant qu’homme, pour être Dieu ou pour que Dieu naisse. L a conscience est une progression vers l’être cause de soi ; elle est un perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu’être, ou d’être en-soi-poursoi (46). C ’est un aveu catégorique de l ’impuissance de l’homme à se suffire comme à se dépasser, en même temps que de sa volonté de se suffire et de se dépasser. Ce cercle n’est sans doute infernal que parce que l’homme s’y enferme sciemment et librement lui-même. Il a pourtant quelque chose de trop
(45)
Roger
T r o is fo n ta in e s ,
Le
Choix
de
J.-P. Sartre,
1945,
P- 54 -
(46) J.-P . S a r t r e , L ’Etre et le Néant, 1943, p p . 653, 664, 708, 714, 717, 720. M. Ç a r r o u g e s , La Mystique du Surhomme, 1948, explique comment l’homme ayant proclamé la mort de Dieu adopte l ’a t h é i s m e e t se forme l’idée du surhomme ; de l à son effort vers une m é ta m o r p h o s e corporelle et mentale, de l à son effort d’autodéification.
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naturel pour ne pas trahir une aspiration mystérieuse et dé voyée, qui n’aboutira qu’en renonçant à son orgueilleuse au tarcie, pour s’ouvrir sur autre chose que sur l’humain pur. Soyons-en d’ores et déjà certains : « La fin naturelle de l'homme demeurerait donc en deçà du maximum de perfec tion que l’âme humaine est, absolument parlant, capable de désirer et peut-être de revêtir. Conclusion déconcertante, si elle n’ouvrait confusément sur des horizons nonveaux, que n’ont point soupçonnés les philosophes antiques » (47).
§ 4 : L'Argumentation de saint Thomas. Il est acquis qu’en parlant du désir de voir Dieu, saint Thomas se comporte en théologien préoccupé de justifier la foi chrétienne. A voir avec quelle hardiesse et quelle décision il sonde la profondeur du désir de l’intelligence, il faut convenir que la conviction première qui oriente son analyse et lui donne sa sécurité, c’est la foi en la parole de Dieu, qui nous promet la vision béatifique. C ’est elle qui exerce une influence positive et décisive dans l’argumentation, indépen damment de tout point de vue psychologique. Cela dit, il faut ajouter qu’il observe et analyse le désir humain en métaphy sicien, et non pas comme un psychologue, qui multiplie les expériences et les observations sur lui-même et sur autrui afin de mesurer les dimensions réelles de nos désirs. Bien qu’il sache le rôle de cette expérience dans un esprit comme le nôtre, conditionné par les sens, il ne l’utilise que de loin. Son travail porte avant tout sur des concepts déjà constitués et demande à l’analyse métaphysique, comme à la déduction, de révéler leur contenu total. S ’il fait appel à la raison pour défendre la foi, son procédé cependant n’en est pas moins rationnel. Que la foi lui fasse découvrir des conclusions ra tionnelles, cela est bien dans « l’esprit de la philosophie médiévale » ; mais cela n’altère en rien leur caractère pro-
(47)
J o s e p h M a r é c h a l , s. j ., Etudes sur la Psychologie des M ys
tiques, 1937, t. II, p. 433.
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pre. La foi est simplement « génératrice de raison », et l’ar gumentation demeure strictement métaphysique. L e point de départ est dans l’affirmation fort acceptable, après les chapitres précédents, que le bonheur est l’apanage de l’être intelligent ; il en est le bien parfait, car cet être peut être conscient de « sa suffisance » dans le bien (48) ; il se rend compte s’il possède le bien plénier. Ce bien plénier, la créature ne le possède pas par nature ; elle doit y accéder par des actes distincts de son essence, mais elle y tend natu rellement par le moyen de ses facultés. « Le désir du bon heur est donc, dans l’être intelligent créé, le type parfait du désir naturel, son expression la plus pure. E t ce désir natu rel s’identifie avec les tendances les plus profondes, les plus essentielles de l ’intelligence et de la volonté. A vant tout acte de l’une ou de l’autre, comme simples puissances, elles sont déjà orientées vers le bien propre de la nature à laquelle elles appartiennent. Si donc il est un désir naturel, qui serait vain, qui serait sans raison, s’il ne pouvait être satisfait, c’est bien avant tout ce désir absolument primordial du bonheur ainsi défini » (49). Avec de telles prémisses, l’argumentation, qui établit la possibilité de la vision intuitive, consiste à déterminer ce que doit être le bonheur de l’être intelligent, d’après ce que doit être le désir où s’exprime la nature de cet être. Il ne s’agit donc pas d’un de ces désirs qui s’observe parfois ou souvent dans nos cœurs, et qui sont conditionnés par des expériences ou des idées multiples, plus ou moins légitimes. L a question n ’est pas une question de fait, mais de droit. Tel désir ex prime-t-il authentiquement le vouloir fondamental, qui tra duit lui-même nécessairement le désir de la nature ? Y a-t-il ou non une liaison de droit entre le désir de voir Dieu et le désir de connaître ou le désir de la béatitude, pris tous en eux-mêmes ?
(48) Saint T h o m a s , i P., q. 26, a. 1. (49) M .-D . R o l a n d - G o s s e l i n , o . p., Béatitude et D ésir Naturel d’après saint Thomas d’Aquin (Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1929, p. 196).
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O r, un fait incontestable est la curiosité de l’intelligence, son désir de connaître les causes, où il est impossible de ne pas voir une manifestation immédiate, authentique, d’un dé sir naturel à l’esprit. Désir qui serait inutile s’il ne pouvait être satisfait. A considérer théoriquement son mouvement, il ne peut se déclarer comblé ni avec la connaissance rationnelle de Dieu, cause première, ni avec la connaissance de foi, ni avec la connaissance naturelle de l’âme séparée du corps. Il doit donc subsister normalement, tant que cette cause pre mière n’est pas connue dans son essence ; il ne sera donc apaisé que par la vision directe. Tout le raisonnement porte sur la nature de la connaissance et celle de la vision pour éta blir, entre le désir de voir Dieu et le désir naturel de l’intelli gence, une connexion telle que le second serait vain si le pre mier était irréalisable de toute manière. Cette connexion est-elle certaine ou probable ? Elle est né cessaire, puisqu’elle est la conclusion logique d’un raisonne ment simple qui lie rigoureusement tous ses chaînons à par tir d’un principe incontestable : le désir de connaître les causes de la réalité, et en vertu de son application à un cas particulier de connaissance, « afin de juger de l’extension virtuelle de ce désir par la réaction présumée en face de la dite connaissance » (50). Expérience logique et métaphysi que qui ne présuppose pas, pour être valable, d’être en fait vécue psychologiquement. Mais confrontation décisive, lors que les concepts rapprochés sont valides, et c’est bien le cas. L a seule conclusion exacte qui importe est que « le désir de connaître les causes, désir naturel à l’intelligence, est tel que, le cas échéant (et abstraction faite de toute autre condition peut-être nécessaire), l’impulsion de ce désir tendra à faire naître cette question : Qu’est-ce que l’essence divine ? Ne pourrais-je la voir » (51) ? Peu importe que ce désir, en réalité, s’explicite ou non sous forme de velléité ou « d’élec tion » franche. L ’argumentation montre son extension vir-
(50) (51)
M .-D. R o l a n d - G o s s e l i n , loc. cit., p. 204. Ibidem, p. 204.
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tuelle implicite et il légitime son explicitation éventuelle sous la forme susdite. Il reste à décider si le bonheur de l’être intelligent suppose la satisfaction totale et parfaite du désir naturel en ses plus secrètes virtualités. Implique-t-il seulement l’apaisement des désirs explicites et conscients, réfléchis et délibérément ac ceptés ? Pour aboutir à la vision intuitive, il faut que la réponse affirmative à la première question s’impose, car, au trement, un bonheur limité suffirait ! Or, il en est ainsi. Saint Thomas ne prétend point que le bonheur doive satisfaire de façon durable tous nos désirs, quels qu’ils soient ; il ne s’occupe que des désirs de nature, où s’exprime une tendance essentielle. Plus particulièrement, i! n’envisage que le désir de la nature intelligente comme telle, car son droit, qui est mieux fondé, est plus certain. « Il y a, entre le bonheur et le besoin proprement intellectuel, un lien tout à fait étroit, et tel que le moindre désir, la moindre capacité de l’intelligence, par le fait même qu’il est un appel au bien (même très lointain, même inefficace), par le fait même qu’il est, de quelque façon que ce soit, en puissance à un bien intellectuel, le moindre désir de l’intelligence, disonsnous, est, dans la même mesure, un appel au bonheur. Autre ment dit, puisque le bonheur est le bien propre de la nature intelligente, toute puissance et toute extension du désir natu rel de l’intelligence a pour bien et pour fin le bonheur. En sorte que, parler du bonheur de l’intelligence c’est, de soi, parler de la satisfaction de tous ses désirs de nature. A pren dre les choses absolument, il n’y a de bonheur que le bien capable de satisfaire entièrement toute la capacité du désir naturel de l’intelligence » (52). La nature de l’acte de connaissance et de son objet formel fournit une variante de cette démonstration. L ’esprit ne peutil pas devenir intentionnellement toutes choses ? Ne le mon tre-t-il pas lorsque, pour connaître un objet donné, se mettre en relation avec lui, il le situe et se place dans l’ensemble du réel ? Rien n’est intelligible et rien n’est compris que par ce
(52) 250
M.-D. R o l a n d - G o s s e l i n , loc. cit., p. 206.
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rapport au tout de l’être. Ainsi la capacité de l’esprit ne sera comblée et sa connaissance ne sera parfaite que lorsqu’il sai sira le réel, totalement et non plus partiellement, comme il le fait à propos d’un être particulier. Alors seulement il pos sédera sur toutes choses la vérité totale, le savoir absolu. Il en suit d’abord qu’il se pose normalement cette question : Q u’est-ce que Dieu, tel que je puis le connaître par mes moyens ? Puis cette autre : Q u’est-il en Lui-même pour l’in telligence capable de le voir vraiment ? En effet, Dieu réalise vraiment en son intégrité, par son être même, sans autre opé ration surajoutée, les conditions de l’intelligibilité et de l’intellection en acte. Etant l’être total et l’esprit total, Il est la Vérité totale et plénière; ce que, précisément, nous cherchons en désirant le vrai. « L ’Etre divin n’est donc pas hors de la puissance de l’intellect créé en ce sens qu’il lui soit complè tement étranger, comme le son l’est à la vue, ou la substance immatérielle aux sens » (53). Comme nous nous informons cie la vérité, pour former nos idées, notre esprit n’est pas complètement « formé » tant que cette vérité nous échappe. « L ’esprit reste donc « informe » (informis), tant qu’il n'adhère pas à la Vérité Première » (54)- Mais ce rôle for mateur ne revient-il pas à Dieu avant tout autre, puisqu’il est la Vérité ? A ce titre, Il peut, mieux que personne, nous for mer Lui-même l’esprit, nous informer dans tous les sens du mot : nous instruire Lui-même sur soi, et donner à notre connaissance une structure définitive. Il n’est donc pas seule ment naturel et logique de nous demander : Q u’est en Luimême Dieu pour l’intelligence capable de Le voir ? Mais, puisque c’est dans la ligne de la connaissance, cela ne peut être absurde, ni conduire à de l’absolument impossible ! Evidemment, dans ce cas où Dieu m’informe Lui-même de ce qu’il est, Il sera intelligiblement en mon intelligence comme II est en Lui-même. L ’intelligence, alors, le possédera en elle, tel qu’il est en Lui, c’est-à-dire tel que le souhaite l’amour. Mais précisément, si la volonté jaillit de l’intelli
(53) (54)
Saint T h o m a s , In 3 Contra Gentiles, c. 54. Saint T h o m a s , i P., q. 106, a. 1, ad. 3.
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gence et engendre l’amour, pour parfaire la connaissance im parfaite, le seul moyen de viser, je ne dis pas d’effectuer, cet achèvement de la connaissance n’est-il pas ce souhait de voir Dieu en Lui-même ? N ’est-il pas ce désir que Dieu nous ins truise Lui-même sur Lui et soit dans notre pensée tel qu’il est dans la sienne, qui est son Etre ? Il n’y aurait plus de divergence entre viser Dieu tel qu’il est en Lui-même et Le viser tel qu’i l est dans la connaissance, et cette connaissance contenterait l’amour. L ’unité de l’intelligence et de la volonté serait parfaite et la volonté ne désirerait plus rien (55). Si tel est le sens de ce souhait et le sens des références de la connaissance et de l’amour, il ne peut être absurde, ni viser à de l’absurde, à de l’absolument impossible ! C ’est la conclusion du R. P. Roland-Gosselin : « Il ne faut pas craindre d’affirmer que, si la communication par Dieu de sa vision personnelle à l’intelligence créée était contradictoire à la nature de l’intelligence, quelque chose d’essentiel à cette nature serait inintelligible et sans finalité d’aucune sorte, à savoir l’extension illimitée de son désir de connaître. Ce désir serait vain si le terme extrême vers le quel il se dirige était, de toutes manières, et absolument, im possible à posséder par l’intelligence. L ’argumentation de saint Thomas ne conclut donc pas seulement : il n’y a pas de contradiction à ce que l’intelligence soit élevée à la vision dilvine, s’il plaît à Dieu, mais encore et avec plus de force : il ne peut se faire que cette élévation soit contradictoire, car, si elle l’était, le désir de la nature serait inintelligible. Du moment que ce désir est réel (dont l’analyse nous révèle par ailleurs toute la virtualité), la vision de Dieu ne peut pas être impossible, ne peut pas être contradictoire à l’in telligence » (56). Sous une forme négative, nous aboutissons à une conclu sion certaine sur la possibilité de la vision intuitive. Elle est possible parce qu’il est impossible qu’elle soit impossible ; c’est plus qu’affirmer de ne pas en voir l’impossibilité, sans ( 55) Pierre R o u s s e l o t , L ’Intellectualisme de saint Thomas, 1924, p. s i, note. (56) M.-D. R o l a n d - G o s s e l i n , loc. cit., p. 216.
a u tr e c h o s e ; c ’e s t l’affirmation absolue de la possibilité en excluant absolument toute impossibilité. A l’encontre de cer tains disciples de saint Thomas (57), qui ne trouvent là rien d'autre qu’une très sérieuse probabilité, d’autres y discernent une certitude et tiennent logiquement que le désir, dont elle est l’objet, n’est pas conditionnel, mais catégorique. La dé monstration n’est cependant pas directe, puisqu’elle se fait par l’absurde ; et cela permet précisément de dire ici qu’au tre chose est démontrer la possibilité de la vision intuitive, autre chose est la comprendre intrinsèquement. La première peut s’accomplir sans la seconde. Bien qu’obtenant par la rai son des conclusions certaines sur notre destinée et notre fin dernière, nous laissons le surnaturel et le transcendant dans tout leur mystère ; la doctrine de l’Eglise est respectée. Pour assurer de tels résultats, nous ne raisonnons pas sur la vision intuitive en elle-même, car elle nous est insondable, mais à partir de principes normalement accessibles à notre pensée. « Tout l’effort... est de mettre la vision béatifique en connexion avec des données naturelles : l’esprit, son appétit de connaissance, la loi de son progrès » (58). Des théologiens, il est vrai, nient la légitimité de cette liai son. Pour eux, nous ne pouvons « établir qu’il y a conne xion nécessaire et évidente entre les réalités d’ordre naturel et les mystères surnaturels » (59), parce que, dès lors, ils ne seraient plus essentiellement surnaturels. « Il s’en suit que les principes naturellement connus par les créatures ne sont pas connus par elles dans leurs rapports nécessaires avec les mystères... Les principes naturels, tels qu’ils sont connus par notre raison, ne sauront donc jamais nous fournir la démons tration d’aucun mystère, pas plus après qu’avant la révéla tion » (60).
(57) (58)
R. P. G a r r i g o u - L a g r a n g e , Revue Thomiste, 1936, p. 217. A .-R . M o t t e , o. p., Bulletin Thomiste, 1935, p. 577. (59) R. G a r r i g o u - L a g r a n g e , La Possibilité de la Grâce est-elle rigoureusement démontable ? (Revue Thomiste, 1936, p. 212 et pp. 216-217). (60) A . V a c a n t , Etudes sur le Concile du Vatican, 1895, t. II, p. 232.
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A cela d’autres théologiens, parmi lesquels se place le chro' niqueur du Bulletin Thomiste, répondent qu’en face des ob jections faites contre le mystère de la Trinité ou contre celui de la possibilité de la vision intuitive, l’attitude de saint Thomas n’est pas la même. A propos des premières, il n’éta blit pas qu’elles mènent à l’absurde, mais qu’elles ne prou vent rien parce qu’elles conçoivent trop univoquement le mode transcendant de l’Etre divin ; au sujet des secondes, il ne fait pas seulement valoir l’insuffisance de leur portée ou de leurs arguments ; il prétend qu’elles conduisent droit à lfabsurdité d’un désir naturel vain. Entre les deux cas, il y a bien quelque différence, car le mystère de la vision béatifique « se raccorde d’une manière plus directe à la ligne du per fectionnement naturel de l’homme » (61). L a connaissance, d’ailleurs fort approximative, que nous en acquérons, sup pose simplement sue l’existence de Dieu et n’y ajoute rien dans le sens de la profondeur, mais uniquement dans la ligne de son rapport à l’esprit créé. Etablir par l’absurde qu’il n’est pas possible que la vision intuitive soit impossible nous laisse intact le mystère de son essence et de ses moyens. Cela ne dérobe aucun secret réservé et ne pénètre pas l’impénétra ble. Cela ne démontre pas que cette vision jouit, dans son concept, d’une cohérence directement évidente. La certitude résulte d’une preuve indirecte, en vertu de la connexion qu’a cette possibilité de voir Dieu, avec une vérité possédée par ailleurs. Le surnaturel reste mystérieux en lui-même pour notre raison, et, par ces raisonnements théoriques, son exis tence n’est même pas encore établie comme un fait. Sylvestre de Ferrare le souligne : « Faisons-y soigneusement atten tion ; saint Thomas n’infère point que notre désir naturel serait vain si notre esprit ne voyait pas Dieu, mais s’il ne lui était pas possible d’y parvenir. Un désir naturel n’est pas dé claré vain s’il n’obtient pas satisfaction dans un individu, mais si, dans les individus doués de cette nature, ill n’y a pas la possibilité de le satisfaire » (62).
(61) (62)
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Bulletin Thomiste, p. 578, n ote 3 (193s). S y l v e s t r e d e F e r r a r e , in 3 Contra Gentiles, c. 51, n® 1.
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§ 5 : La « Puissance Obédientielle ». Il est en effet très exact : toute l’argumentation précédente est théorique en ce que, se fondant sur la nature de l’être, elle établit que la vision de Dieu en lui-même ne peut être une impossibilité pour nous, mais non point qu’elle est un fait. Si elle la garantissait comme un fait, elle qui se meut sur le plan spéculatif, elle aboutirait à présenter ce fait comme une nécessité, comme un droit pour nous, donc à détruire la gratuité propre au surnaturel. L a première condition pour que celle-ci soit sauve, est justement qu’elle ne soit pas un fait théoriquement nécessaire mais contingent. Ce premier caractère est donc préservé. Nous avons une fin dernière, qui ne nous est pas naturelle, mais il nous est naturel d’en former le désir. Ce qui entraîne ces deux affirmations : il ne peut nous être impossible d’y parvenir ; mais ce ne peut être pour nous un droit strict de l’atteindre. Par la physionomie origi nale de la finalité, qui est ici mise en jeu, cet ensemble de propositions plus ou moins bien harmonisées comporte des obscurités qui réclament un examen. Dans tout cela, le plus évident, c’est que cette fin dernière dépasse les moyens dont nous disposons pour notre être. In finis par nos désirs et dans notre visée, mais bornés • dans notre substance et notre essence, nous sommes condamnés à un écartèlement mystérieux, en voulant être plus que des hommes et sans pouvoir être autre chose, et même en tenant à rester hommes. Si nous ne restions pas nous-mêmes, que gagnerions-nous à nous élever au-dessus de nous-mêmes ? Par ailleurs, lorsque saint Thomas note que « la substance divine n’est pas étrangère à l’intellect créé comme l’acousti que l’est à la vue, parce qu’elle est le premier intelligible et le principe de toute la connaissance intellectuelle », il a soin d’ajouter qu’elle est hors de son atteinte, parce qu’elle est en tièrement au-dessus de lui. Force est alors de distinguer d’une certaine manière la ligne du désir ou de la finalité d’avec celle de la réalisation, qui se rattache à l’efficience. Par ailleurs, s’il doit y avoir entre l’efficience et la finalité une proportion, qui doit se retrouver ici, comment l’y retrouve rons-nous ? Quelle est la nature propre de la finalité, qui 2 55
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intervient ? Quelle est celle des moyens éventuellement mis à notre disposition ? Si nous nous souvenons qu’à l’instant la possibilité de ia vision intuitive nous est apparue, parce que son impossibilité s’avère impossible, quand nous raisonnons sur certaines don nées naturelles en connexion avec elle, nous pouvons peutêtre répondre à ces nouvelles difficultés par un même rai sonnement indirect. La finalité requise en l’occurrence appa raîtra dans notre être, lorsque nous l’envisageons, non pas en lui-même, mais dans ses rapports avec les^ autres. L ’em barras de la situation tient à ceci. D ’un côté, l’intelligence humaine n’est pas donnée pour dépasser les forces que^ la nature a mises en elle et qui sont manifestement limitées. Que le désir, en ce cas, tienne compte de ces bornes et que l’intelligence mesure d’après celles-ci le bonheur dont elle est capable ; qu’élle tienne pour impossible et nullement exigé tout bonheur plus relevé, fût-il plus flatteur ! D ’un autre côté, si nous prétendons franchir la frontière du créé, pour avoir barre sur le transcendant et sur le surnaturel, celui-ci perd, semble-t-il, son caractère de transcendance et de gratuité. Or, cette objection, sous son double aspect, croit que la nature doit être exclusivement considérée dans les strictes limites de son espèce et que sa finalité s’apprécie d’après ses besoins et ses ressources uniquement spécifiques. S ’il en est ainsi, nous ne nous tirons pas d’affaire et nous sommes pris au piège. Mais c ’est un tort de rétrécir pareillement les horizons, puis que rien n’est ce qu’il est que dans un milieu, donc dans ses rapports avec un entourage. Corrélativement, ce que peut un être, au sens le plus large du mot « pouvoir », ne se définit point par ses seules ressources, mais s’apprécie en les joignant à celles de tout son voisinage. Il est, par exemple, évident que le monde inorganique et le monde des vivants, tant celui des végétaux que celui des animaux, disposent de ressources diffé rentes, atteignent des résultats inégaux, selon qu’ils sont pris ou non conjointement avec l’homme. Selon les traitements qu’il fait subir aux minéraux, et la façon dont il combine leurs forces, l’homme réussit à faire flotter et naviguer sur les océans, ou voler dans les airs des masses qui, sans lui, reste raient collées au sol ou couleraient au fond de l’eau. L a sim-
pie présence de l’homme, avec sa tête et ses mains dans l’uni vers, change du tout au tout l’efficience de celui-ci, comme, in versement, l’utilisation de l’univers métamorphose la puis sance humaine. Or, dans l’être, il n’y a pas que le monde matériel et nous ; il y a encore et surtout Dieu, dès là qu’il y est introduit pour nous à l’instant où nous prenons connaissance de Lui. C ’est l’idée'que nous nous formons de Lui, c’est l’affirmation de son existence qui déclanchent en nous la curiosité pour la déve lopper logiquement, naturellement, jusqu’au désir de Le voir. « Du seul fait que Dieu pose devant moi comme un objet, mystérieux mais réel, je ne suis plus tout à fait moi-même, je suis Lui d’une certaine manière, mon désir est son fils en même temps que le mien » (63), le fils de ma misère et de sa richesse. Pas plus que je ne puis comprendre la végétation terrestre sans tenir compte du soleil, ni les mouvements des marées sans l’attraction lunaire, pas davantage je ne puis sai sir l’homme, l’apparition et l’évolution de ses désirs en l’iso lant de Dieu. Si Dieu nous crée parce qu’il nous connaît et nous aime, pour que nous Le connaissions et L ’aimions, Il est, au moins autant que nous, responsable de notre désir de Le voir, de sa naissance, de son progrès, ainsi que de ses possibi lités de réussite. Cela permet de mieux pénétrer comment il n’est pas possible qu’un tel désir soit impossible. « Ses condi tions de réalisation ne doivent pas être calculées en fonction de mes seules ressources, mais en fonction de celles de Dieu ; si ce désir est irréalisable, sa vanité rejaillit sur Dieu, qui en porte conjointement avec moi la responsabilité » (64). Il l’au rait alors constitué tel qu’il ne puisse aboutir ! Ce qui fonde notre possibilité de voir Dieu, ce n’est pas notre seule nature humaine, comme le croient ceux qui lisent dans la nature même une vraie finalité surnaturelle ; ce n’est pas non plus, à l’inverse, l’homme supposé élevé à l’état surnaturel, comme le croient Cajétan et ses disciples ; c’est l’homme dans sa nature, mais conjoint à Dieu. Sous le truchement de la repré-
(63) (64)
A .-R . M o t t e , Bulletin Thomiste, 1032, p. 660 Ibidem.
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sentation bien imparfaite que nous en avons, Dieu entre, par définition, dans les perspectives de l’argumentation à titre de réalité existante. Cette remarque est capitale, parce que Dieu est ainsi introduit comme capable d’intervenir éventuel lement dans l’ordre historique ontologique, afin de conduire à son terme ce désir. Selon ces perspectives, chaque nature a comme ùne triple finalité, soit dans les limites de sa définition et de son acti vité spécifiques, soit dans son rapport avec l’univers, soit dans sa dépendance à l’égard du bon plaisir divin. Dans l’homme, et plus généralement dans l’être intelligent, il n’y a pas, en dehors de Dieu, d’action supérieure qui puisse s’exer cer sur eux, parce que, entre lui et Dieu, il n’y a pas d’inter médiaire dans l’ordre de causalité qui est envisagé ici. De même que toute intelligence est immédiatement créée par Dieu, de même, dans son activité propre de connaissance, elle demeure sous la seule dépendance divine. Ce qui rejoint le principe augustinien : Inter animam et Deum nulla natura interposita (65). En effet, tout en étant lié au sensible, notre esprit est ouvert sur l’immensité de l’être ; les chapitres pré cédents ont montré, et les suivants rediront qu’en dernière analyse Dieu fonde cette orientation, dont II est seul l’ori gine. Seul, il peut donc intervenir pour exhausser notre es prit, pour agir en lui et le faire agir au delà de ses forces na turelles. Nous souscrivons en ce sens à l’opinion de Louis Lavelle, lorsqu’il joint à l’idée de possible celle de participa tion pour conclure : « On comprend qu’il soit impossible de tracer une ligne de démarcation exacte entre ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas, puisque ces puissan ces, (dont nous disposons), c’est toujours à l’efficacité infi nie que nous les empruntons, ce que l’on exprime en même temps en disant qu’il n’y a rien qui nous soit impossible avec l’aide de Dieu » (66). « En conséquence, toute nature intel ligente peut être considérée, soit selon la finalité propre à
(65) H. d e L u b a c , Catholicisme, 3* édit., p. 276 ; — Saint T 2, 2 æ, q. 2, a. 3. (66) Louis L a v e l l e , De l’Acte, p. 278. 258
l’espèce qui définit ses forces actives, soit selon la finalité inscrite dans la soumission immédiate de l’intelligence à la seule cause active dont elle dépende, dans sa soumission à Dieu » (67). Pour signifier cette seconde sorte de finalité, le Moyen A ge utilisait l’expression, qui sert de titre à ce pa ragraphe : puissance obédientielle. A l’étude, elle apparaîtra d’un emploi très actuel encore. Mais une nature intelligente se prête, selon ce qu’elle est en elle-même, à cette action possible de Dieu. Puisqu’elle est intellectuelle et faite pour la connaissance, cette action divine ne peut se produire que dans cette ligne du connaître. Or, la finalité propre à toute intelligence n’est-elle pas de connaître Dieu, selon les ressources actives dont elle dispose ? Dès lors, « la finalité supérieure, vers laquelle l’ordonne son obéissance à l’action divine, ne pourra être qu’une manière nouvelle de connaître Dieu, une connaissance de Dieu obte nue par l’aide d’une lumière que Dieu seul détient en propre et qu’il donne tout bénévolement à sa créature » (68). Vou lant connaître Dieu, nous allons jusqu’à souhaiter Le voir en Lui-même, mais sans le pouvoir, parce que cela est son apanage. Puisque, toutefois, cela ne peut pas être absolu ment impossible, la seule possibilité qui reste est que Dieu se découvre Lui-même, en nous communiquant son propre mode de connaissance, et que nous consentions à L ’accueillir, à nous laisser faire par Lui. Cette hypothèse est la seule issue. Elle implique dans notre esprit une plasticité parfaite, qui définit la puissance obédientielle, et, de la part de Dieu, une initiative libre et gratuite qui nous élève jusqu’à Lui. Cette élévation sera pour nous une perfection véritable, qui nous achèvera dans le sens où nous oriente le désir. La nature de la finalité, qui en découle, peut être mainte nant précisée. Il est, avec les divers êtres, des valeurs diffé rentes pour la puissance obédientielle. Les créatures s’envisagent au plan de l’être comme tel dans leur rapport à Dieu, qui les tient en sa dépendance pour en tirer ce qu’il veut,
h o m as,
(67) (68)
M .- D . R o l a n d - G o s s e l i n , art. cit., p. 210. M .- D . R o l a n d - G o s s e l i n , art. cit., p. 2 11 .
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comme l’eau de Cana fut changée en vin et l’ânesse de Balaam parla. A ce plan transcendantal elles obéissent à Dieu, car elles ne présentent aucune contradiction à son action di vine. Elles s’envisagent encore au plan spécifique, c’est-àdire compte tenu de leur essence ; en ce cas, elles, ne s’offrent plus toutes également à l’action divine. Tandis que la puis sance obédientielle, première manière, ne suppose rien de dé terminé dans l’être, mais uniquement la puissance de Dieu, la puissance obédientielle, seconde manière, suppose une nature aux propriétés définies. L a situation très spéciale de l’être in telligent par rapport à Dieu n’est pas suffisamment caractéri sée, si vous dites que sa nature ne contredit point à son inter vention. Vous devez faire entendre qu’il est la seule créature apte à cet anoblissement, lequel est une perfection désirée par lui en quelque façon. Son cas ne peut plus se réduire à la parfaite indifférence d’une non-contradiction, comme si la vision béatifique lui convenait par un coup de force du Créa teur ; il serait alors tout pareil à l’eau des noces de Cana. (' La notion de puissance obédientielle spécifique permet cer tainement de serrer le problème de plus près. Elle exprime heureusement que c’est une propriété de l’esprit comme tel de pouvoir être élevé à la vision de Dieu, tandis que ce n’est pas une propriété de l’eau comme telle, mais également de l’air, de la terre, ou de toute autre réalité, de pouvoir être changé en vin par la toute-puissance divine » (69). Puisque l’homme doit s’accomplir, si l’intervention divine lui donne de se dépasser, elle le changera suffisamment pour le rendre capable de ce qu’il ne peut pas naturellement, mais elle res pectera sa nature et ne la supprimera point. Cette « capacité » de voir Dieu, qui caractérise finale ment tout esprit créé, n’est donc pas une finalité intrinsèque positive, au sens strict et propre du mot, tel que nous l’avons rencontré jusqu’ici. Q u’il ne s’agisse pas d’une puissance ac tive, cela va de soi, puisque l’homme ne peut se procurer cette vision ; qu’il ne s’agisse pas davantage d’une puissance passive, c’est encore certain, puisqu’au sens technique du mot
la puissance passive est celle qu’un acte proportionné actue ou qui peut être réduite à l’acte par un agent naturel. Dieu n’est évidemment pas l’acte de notre esprit comme un acte de connaissance scientifique l’est de notre entendement. « No tre esprit n’est pas fait pour voir Dieu comme nos poumons pour respirer (ni comme notre œil pour voir le jour). L ’opé ration respiratoire est saisie dans l’acte même où elle achève, en l’expliquant, tout le fonctionnement pulmonaire qui la produit. (La vision de la lumière explique de même le fonc tionnement des yeux.) A u contraire, on ne saisit pas la vie de l’esprit dans l’acte même de son achèvement en vision béatifique ou dans un mouvement efficacement orienté vers elle et inintelligible sans cet achèvement » (70). Nous la sai sissons d’abord dans l’acte, qui pense les choses de ce monde à la lumière de l’être et nous démontrons, à partir de là, l’ap titude théorique de la vue de Dieu à parfaire l’esprit. La situation de notre nature, par rapport à elle, « peut être défi nie comme une capacité, aucunement comme une ten dance » (71), et nous n’avons pas de titre à l’exiger. La transcendance et la gratuité du surnaturel ne seraient com promises que si nous parlions de finalité véritable au sens propre; mais ce n’est pas le cas, puisqu’il n’est pas possible pour nous d’y tendre activement. Quant à la finalité obédien tielle, telle qu’elle est dégagée, elle les sauvegardé entièrémént. Elle-même ne nous est pas directement connue comme la première. L ’étude de nos forces actives et de leurs limites ne nous instruit pas à son sujet, car elle ne nous renseigne que sur ce qui est dans leur sphère d’influence, nullement sur ce qui est au delà. A prendre pareillement les choses du côté de Dieu, à considérer les dons surnaturels qu’il peut nous accor der, concédons qu’ils restent inaccessibles à la raison. « L ’œil de l’homme n’a point vu, son oreille n’a pas entendu... » « Là finalité... obédientielle de la nature intelligente échapperait donc totalement à nos investigations, et nous ne saurions d’aucune manière ce qui est possible et impossible dans cet
(69) 260
A .-R . M o t t e , Bulletin Thomiste, 1935, pp. 586-587.
(70) (71)
Ibidem, pp. 584-585. Ibidem, p. 585.
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ordre, s’il ne restait comme dernière ressource de chercher à déceler ce qui est certainement contradictoire à la nature de l'intelligence et ce qui ne l’est pas, puisque telle est la seule limite à la puissance divine. La perspicacité vraiment géniale de saint Thomas a été de découvrir par quel biais il pénétre rait assez profondément dans l’être de la nature intelligente pour juger avec certitude qu’elle se prêtait sans contradiction au don de la vision béatifique. Q u’il ait songé à cette recher che et qu’il l’ait menée à bien avec une audace si tranquille, sa foi l’explique, nous l’avons dit. Mais sa raison a découvert le parti à tirer de notre désir naturel de connaître » (72). Il faut donc un biais. Ainsi, de même que la possibilité de la vision intuitive nous échappe en soi, mais ne nous est connue qu’indirectement dans sa connexion avec des vérités naturelles établies par ailleurs, lesquelles seraient ruinées, si elle était impossible absolument; de même, la finalité obédientielle ne nous est pas connue directement par l’étude de notre nature en elle-même, mais indirectement dans sa conjonction avec Dieu, une fois qu’il nous est connu ; elle est alors la conséquence de ce que la vision de Dieu ne peut pas être impossible et de ce que Dieu peut faire en nous, s’il veut ; pour nous, le possible n’est pas seulement ce que nous pouvons faire de nous-mêmes, mais encore ce que Dieu peut faire en nous et ce que nous pouvons Le laisser accomplir. A u sujet de notre destinée notre raison nous donne, en fin de compte, les renseignements souhaités. Sans doute, perçoitelle ses limites et comprend-elle qu’elle ne nous apporte pas et ne peut pas nous apporter le dernier mot ; du moins, saitelle où nous adresser pour l’obtenir. Sa conclusion suprême est l’hypothèse d’une intervention possible, mais non néces saire de Dieu pour nous instruire Lui-même de ce qui nous intéresse au plus haut point. Sa position, ici, est différente de celle de Hegel, qui se trompe « en attribuant cette venue de Dieu dans le monde non pas à un acte d’amour libre de la part d’un Dieu personnel, mais à une nécessité interne de la
(72) 262
M.-D. R o l a n d - G o s s e l i n , art. cit., p. 214.
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divinité » (73), quelle qu’en soit l’apparence contingente pour notre conscience. Pour nous, la raison laisse la parole aux faits et nous oriente vers l’histoire qui, seule, peut nous ren seigner sur la réalisation de cette hypothèse. Elle excite au plus haut point notre curiosité, car elle ne précise en rien les modalités ou les circonstances de cette éventualité formida ble, sachant fort bien qu’elles sont le mystère et le secret de Dieu, par lesquels toute l’histoire sera transformée. Si elle nous a déjà convaincus qu’exister c’est participer, parce que c ’est être voulu ou aimé par générosité, cela « nous permet d’expliquer comment il est impossible d’émerger à la conscien ce de l’être, même de la manière la plus indéterminée et la plus humble, sans que cette aurore de participation ne nous apporte déjà un commencement de lumière, d’espérance et de joie » (74). Le Dieu du philosophe et de la raison présage celui du chrétien et du théologien.
§ 6 : Gloses et Commentaires. Les paragraphes précédents ont eu, avant tout, le souci de conduire la discussion en exposant objectivement les opinions diverses sans s’interdire de prendre parti pour l’un ou l’au tre des interlocuteurs. Un peu de réflexion plus personnelle est sans doute permise maintenant, non pas, certes, pour re noncer à l’argumentation proposée, mais plutôt pour renfor cer sa valeur. Lorsqu’il est question du désir de connaître ou de savoir, le texte de saint Thomas, dans sa lettre, ainsi que ses interprètes, semblent s’en tenir au désir d’acquérir la science. C ’est au moins l’impression de tel ou tel lecteur, com me si l’idéal de la connaissance était la connaissance abstraite et scientifique. Une idée, en tout cas, ne joue pas dans le rai sonnement explicite, bien qu’elle ne soit aucunement récusée : celle de la personne, qui est pourtant capitale. Mieux que la
(73) K a rl A d a m , L e Vrai Visage du Catholicisme, p. 278. — H eg e l , F'hénoménologie de l’Esprit, traduct. Hyppolite, t. I, p. 178 et note 23, et p. 180 et note 27. (74) Louis L a v e l l e , D e l’A cte, 1937, p. 358. 263
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cause des êtres, Dieu en est l’auteur (75). Dans notre opinion, la personne n ’est pas seulement l’être primordial, qui rend raison de tout, parce que tout est pour lui; les relations des personnes entre elles sont le fond de l’existence et la signifi cation de la destinée. Leur vie est de se connaître et de s’ai mer, de se présenter les unes aux autres et d’être accueil et don. L e Moyen A ge ne l’ignore point, puisqu’avec lui la mé taphysique, « en approfondissant le problème de l’être jus qu’au plan de l’existence, engageait la morale sur une voie nouvelle » (76) et consacrait la dignité souveraine de la per sonne. Utiliser expressément cette dernière idée dans la question présente, c’est marcher dans sa ligne et rester fidèle à son esprit. Or, les personnes en présence sont Dieu, moi, les autres hommes. Il s’agit de Le connaître, Lui, de me connaître, moi, de les connaître, eux. Il s’agit encore d’aimer. Pourquoi l’argumentation, qui jus tifie le désir de voir Dieu à partir du désir de connaître, n’aurait-elle pas 1sa réplique, qu;( s’appuierait sur le besoin d'aimer ? S i nous connaissons pour aimer, comme nous ai mons pour connaître à fond, ne faut-il pas qu’enfin la connaissance et l’amour réussissent à se satisfaire l’un par l’autre ? Et comment cela se ferait-il ailleurs que dans la vi sion intuitive? En tant que connaissance, cette vision serait l’idéal de l’amour comme, en tant qu’amour, elle serait l’idéal de la connaissance. Ces pensées ont inspiré les réflexions suivantes. Le moindre acte de connaissance rêve de réaliser en lui l’intériorité parfaite de la conscience en soi et de tout le réel en elle. Il rêve d’être toute conscience, tout esprit, toute réa lité, pleine conscience de soi et de l’univers. Il ambitionne la présence totale d’esprit dans la présence totale de l’être. Nous avons montré que cet acte exige dans un être person nel, en dehors de lui, la réalisation plénière de l’idéal d’être,
(75) Le terme auctor à propos de Dieu est employé par saint T ho mas, 2 a 2 æ, q. 34, a. I. (76) Etienne G i l s o n , L ’Esprit de la Philosophie Médiévale, 1932, t. II, p. 160.
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de conscience et de perfection, qui le travaille. D ’où l ’exis tence de Dieu, qui est par Lui-même présence totale d’es prit, car il est présence totale d’Etre. Il en suit naturellement en nous le désir de nous unir sans intermédiaire à l’idéale réalité de cet esprit. Désir qui ne peut être absurde, ni mener à l’impossible, puisqu’il est le désir qu’en moi soit réai sé l’idéal et que l’idéale réalité, qui est Dieu, améliore, idéalise la réalité imparfaite de ma conscience. Il va donc dans le sens de mes actes, et, s’il était absurde, mes actes eux-mêmes per draient tout leur sens. En effet, si l’idéal de la conscience parfaite et de l’acte pur entièrement intérieur à soi, et à qui tout le réel est inté rieur, travaille mes actes et les anime, comment le fait de pos séder, dans sa réatité même, cette conscience parfaite, ne serait-il pas l’achèvement idéal de la mienne ? Comment le désir de m’achever n’aboutirait-il pas au désir de L a possé der ? Si, déjà, sa simple idée m’améliore en mon imperfec tion, m’idéalise, à plus forte raison sa réalité m’améliorera, m’achèvera. Souhaiter m’unir à Elle ne peut donc être une absurdité, un rêve absolument impossible. Si la réalité même de l’Etre parfait ne peut réussir en moi ce que son idéal ébauche et rend possible en mes actes, l’action même de cet idéal s’avère illusoire. Si le plein jour n’est plus possible, que reste-t-il de l’aurore ? Sans l’éclat de midi, pourquoi les lueurs du crépuscule ? Je ne me pense et ne me vérifie qu’en fonction d’une pen sée supérieure, qui me pense et me vérifie, qu’en essayant de me hausser à son point de vue souverain. Cette pensée su prême est comme la pensée de ma pensée, la conscience de ma conscience, puisque je ne suis que pensé par elle, que voulu par elle. Dès lors, dans mon effort pour me tirer au clair et me posséder en Dieu, comment ne pas désirer être installé en Dieu même ? Comment cela serait-il le désir de quelque chose d’absolument impossible ? Ainsi, en effet, j ’au rai sur moi et sur toute personne le propre point de vue de la Pensée, non pas, comme maintenant, de loin, puisque je le vise à distance et du niveau inférieur où je suis placé. Mais je serai situé en plein dans son centre, élevé à sa hauteur. Pour reprendre en philosophe un mot de saint Paul, je me
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connaîtrai comme je suis connu de Lui. Je participerai, moi créature, à la connaissance qu’il a de moi, Lui, le Créateur. Je réussirai, par conséquent, la vérification définitive de moi, celle que Dieu fait de moi et qui me fonde absolument en réalité. Mon jugement sur moi ét sur tout être sera son pro pre jugement sur moi et sur tout. Ce sera « le jugement der nier définitif ». V u le mouvement de prise de conscience de moi, qui caractérise mon esprit, sa recherche du savoir ab solu, ce ne peut être une impossibilité absolue. Il entrerait ainsi dans l’absolu de l’acte créateur. Evidemment, une telle connaissance ou vision de Dieu, pour être en tous les sens du mot la vision de Dieu, sera une participation à la vision, par laquelle Dieu est vu et voit. Elle aura donc Dieu pour objet et moyen de connaissance. Il fau dra que je voie Dieu par Dieu. Mais la vision de Dieu est le seul cas, où cela n’apparaisse poilnt impossible, où un être puisse, par sa propre réalité intelligible, « descendre » en un autre (illabi), s’imprimer lui-même en un autre esprit sans intermédiaire. « L ’embrassement intellectuel de l’autre, la possession de l’esprit vivant ne peut se concevoir avec d’autre objet que celui qui est la Pensée pure forme, Etre, ...la Vérité même » (77). Les conditions de l’intellection et de l’intelligible en acte sont que le connu et le connaissant soient situés dans les perspectives de l’ensemble du réel. Toute connaissance est connaissance d’un être et de l’univers. Toute connaissance est conscience de soi et de l’univers. Les esprits et les êtres par ticuliers ne réalisent pas d’emblée cette condition par leur substance toujours limitée, mais par une opération qui s’y ajoute dans l’ordre accidentel et qui est une visée de tout le réel. Aussi, des esprits finis ne communiquent-ils pas entre eux, ne se comprennent-ils que par des actes, jamais direc tement par leur propre substance. L a limitation de leur être met entre eux de l’extériorité réciproque. Mais Dieu est l’Acte et l’Esprit purs, qu’aucune puissance ne restreint. Il réalise par sa substance, et sans aucune opé (77) PP- 35-36.
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L ’Intellectualisme de saint Thomas, 1924,
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ration additionnelle, les conditions de l’intellection et de l’in telligibilité en acte. Par sa substance, Il est identique à l’Etre et à l’Esprit, conscience pure de soi et de tout l’être ; conscience personnelle et intelligibilité totale. Il a « une va leur éminente de conscience universelle » (78); Il pense à tout et connaît tout. Donc, s’il se livre à nous, c’est par sa substance même. Aucun autre acte n’est requis de son côté. Il s’imprime et s’exprime en nous par son être. Vérité substan tielle, Il nous informe par sa substance, c ’est-à-dire nous ins truit Lui-même sur Lui-même, nous conforme par Lui-même à Lui, nous pénètre de Lui. De plus, Il n’est pas séparé de nous, ou plutôt nous ne sommes pas séparés de Lui comme des autres esprits créés. 11 ne nous est pas extérieur, excentrique, mais concentrique. En aucune conscience II n’est un étranger. Sa présence en toutes se manifeste par l’idéal de conscience, qui tend leurs actes comme un ressort. Son image se profile en toute conscience, et cela ne vaut que de Lui. Toute pensée pense à Lui, du moins implicitement. Nulle conscience n’est ainsi intérieure à toutes nécessairement. En ce sens encore, Il a (2).
Ainsi que l’exprime le titre de ce paragraphe premier, le but de ce chapitre est donc, en démontrant Dieu comme la source du devoir, de déterminer nos obligations envers Lui et de définir si la morale rationnelle s’achève ou non dans la religion, et dans quelle religion. Sur ce point comme sur tant d’autres, les affirmations de Kant sont complexes et nuancées en leur cohérence très sub tile. Emile Boutroux nous présente sa doctrine comme une introduction à la religion, mais à la religion entendue d’une manière îrès particulière, non pas posée avant la morale, pour la déterminer, mais fondée pour nous sur la morale et, par conséquent, sur la raison. L a morale se vide entièrement ainsi de tout contenu proprement religieux, de sorte que, si la reli gion se distingue d’elle, elle ne peut être que quelque chose d’absolument nouveau et d’hétérogène pour la raison (3). La morale, en effet, vaut par elle-même, indépendamment de la religion et de toute fin à poursuivre. « Fondée sur le concept de l’homme, qui est celui d’un être libre et se soumettant luimême à des lois inconditionnées, la morale n’a pas besoin de l’Idée d’un autre Etre supérieur à l’homme pour que l’homme connaisse son devoir, ni d’un autre mobile que la loi même, peur qu’il l’accomplisse » (4). De fait, le rapport de la mo rale et de la religion est déterminé par la place que tient
(2) C l a u d e l , Le Repos du Septième Jour, acte 2, fin. Editions du Mercure de France, Théâtre, IV , p. 90. (3) Emile B o u t r o u x , La Philosophie de Kant, pp. 360 et 363. (4) K a n t , La Religion dans les Limites de la Raison, tra d u c t. T r e -
m e s a y g u e s, 19 13 , p . I.
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dans .le système l’idée de Dieu. Or, là-dessus, « le philoso phe critique tient perpétuellement en échec, dans l’esprit de Kant, l’homme religieux. E t ce que sa pensée présente, dans la question qui nous occupe, d’indécis et de flottant, se mani feste le mieux dans le fameux « comme si », le A ls ob qui surgit ici » (5). Les principes du philosophe critique ne permettent pas d’établir directement, par des considérations théoriques, des vérités religieuses ou suprasensibles, ni l’existence ue Dieu, dont l’idée n’est qu’un idéal subjectif et régulateur de nos pensées, utile seulement pour unifier notre vue du monde. Toute argumentation tirée du sentiment, qui est encore sen sible, n’aboutit point à de meilleures conclusions à propos d’un monde supérieur. Comme ni la raison théorique, ni la raison pratique ainsi envisagées isolément ne donnent de ré sultats, Kant revient au concept de raison en soi, qui est le rapport et l’unité des deux. Elle nous livre la notion du Sou verain Bien, qui est constitué par deux éléments : la vertu dans sa perfection ou la sainteté, car la raison règne là, sans que rien de sensible la contredise ; puis la félicité. Or, si la seule vertu ne peut résulter de la félicité, sous peine d’être égoïste et de n’être plus morale, il n’est pas impensable que la vertu soit cause du bonheur, indirectement du moins, grâce à la relation du monde sensihle au monde intelligible, le premier étant l’expression du second. Evidemment pour l’homme, la sainteté proprement dite est inaccessible puisque, pour réduire la sensibilité égoïste à la raison, il devrait l’abo lir. Mais il est concevable que cette résistance à la vertu par faite diminue de plus en plus et que, sans devenir parfaite ment saint, l’homme progresse indéfiniment vers cet idéal. Cela suppose l’immortalité de la personne. Cela suppose en core que le monde sensible et la raison intelligible dépendent d’un même sujet, dans lequel la raison régnerait sans conteste et serait pleinement sainte ; la coïncidence y serait entière entre vertu et félicité. D ’où un légitime espoir, mais non une science démonstrativement certaine du bonheur. A ce propos,
KANT
Fernand Ménégoz discerne chez Kant deux orientations de pensée. L ’une, où l’élargissement que la raison pratique ap porte à la raison théorique n ’est, ni plus ni moins, qu’un sur croît de connaissance, au moins quant aux suppositions ren dues plausibles ; l ’autre, où cet accroissement n’augmente en rien le savoir de la raison scientifique, car il n’est qu’une connaissance de portée ou d’utilité pratique (6). Dans ce do maine pratique, l’idée de Dieu joue un peu le même rôle que pour la raison spéculative ; c’est une idée régulatrice. De même qu’elle permet à la pensée de s’unifier et d’unifier le monde, en le comprenant comme l’œuvre d’un Dieu, de même elle permet à la volonté d’activer l’effort moral, comme si l’im pératif catégorique était le commandement de Dieu. Il est donc possible d’être parfaitement vertueux sans tenir aucun compte de l’idée de Dieu. Vraiment, il n’y a pas de science des devoirs envers ce Dieu, car la religion formellement conçue n’en connaît point de spéciaux. « Elle exprime plutôt un devoir envers nous-mêmes, c’est-à-dire une obligation sub jective de fortifier le mobile moral de notre volonté en nous représentant tous nos devoirs en général comme des comman dements divins. » Il ne saurait y avoir matériellement de différence entre la morale et la religion. Les caractères spéci fiques de celle-ci sont atténués ou supprimés ; elle se résout le plus possible dâns l’idée de l’autonomie de la volonté et dans le sentiment de dépendance d’un principe commun à la nature et à l’esprit. Kant « ne retient des représentations religieuses que le rapport qu’elles ont avec notre faculté d’agir selon la loi, non celui qu’elles ont avec nos autres facultés, et par où elles expriment l’intégrité de notre vie » (7). Ce n’est pas ici le lieu d’examiner comment, en fonction de ces principes, Kant interprète le christianisme. Soulignons toutefois la direction prise par lui en face du phénomène cen tral de toute religion : la prière. Tout d’abord, la religion pure est morale pure et non religion cultuelle, car, dans celleci, il s’agit moins de la valeur morale interne des actions que (6)
Fernand M é n é g o z , L e Problème de la Prière, Principe d’une Révision de la Méthode Théologique, 1925, p. 24. (S )
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Fernand M
(7 ) V ictor D 683-684.
op. cit., pp. 22-23. La Philosophie Pratique de Kant,
énégoz,
elbos,
p p . 739-740,
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de leur accomplissement pour se rendre agréables à Dieu. L.’application continuelle à vivre moralement est tout le ser vice de Dieu qui nous est demandé (8). Quant à « la prière, conçue comme culte formel, comme culte intérieur de Dieu, par conséquent comme moyen de grâce, elle est une erreur superstitieuse (un fétichisme) ; car elle n’est pas autre chose qu’une déclaration faite de nos souhaits à un être qui n’a au cun besoin de se voir expliquer nos sentiments intimes ; elle équivaut conséquemment à rien » (9). A la fidélité au devoir elle substitue un acte imaginé par l’homme. Or, si Dieu n’est qu’un idéal subjectf, elle est une aberration mentale ou une hypocrisie, car elle est un entretien avec un être de rêve, comme s’il était présent. De là notre honte quand nous y som mes surpris. A u fond, l’homme converse avec lui-même en croyant que, de cette manière, il s’entretient avec Dieu plus intelligiblement (10). La prière est la résolution ou le souhait d’avoir une conduite moralement bonne, lesquels se réalisent d’eux-mêmes et produisent leur objet dès là qu’ils sont sé rieux. Mais, en croyant agir sur Dieu, l’homme n’agit que sur lui-même. « Simple instrument, tant individuel que col lectif, de pédagogie morale — et instrument purement fa cultatif ou provisoire, puisque l’homme éclairé n’éprouve plus aucun besoin de s’adresser à une prétèndue « divinité » du moment qu’il sait qu’il se parle à lui-même — voilà le der nier mot de K ant sur la prière, et, puisque la prière est le centre de la vie religieuse, sur la religion » (11). Et Fernand Ménégoz de conclure : « Sous des dehors idéalistes, le kan tisme cache une tendance profondément areligieuse... Sa conception unilatéralement anthropocentrique réduit à néant l’idée d’un rapport entre l’homme et ce qui dépasse l’homme. En réduisant à néant l’idée d’un tel rapport, elle tue la prière, expression de ce rapport. Et, en tuant la prière, elle ruine la religion » (12). Mais, observe Maurice Blondel, « n’est-ce (8) (9) (10 ) (11) (12 )
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K a n t , op. cit., pp. 12 0 -12 1. K a n t , op. cit., p . 239. K a n t , op. cit., pp. 240-241. Fernand M é n é g o z , op. cit., p . 27. Fernand M é n é g o z , op. cit., pp. 28-29.
point la plus subtile superstition que d’estimer la morale suf fisamment définie et complète en l’identifiant à la religion dans la mesure même où, par notre propre effort, nous trou verions dans notre conscience et obtiendrions par nos actes l’intégralité du divin et l’intégrité du sentiment et de l’atti tude que nous devons avoir à l’égard du terme infini où notre vouloir et notre agir ne peuvent manquer de tendre » (13) ? Recherchant par quelles étapes l’Esprit Absolu se réalise dans le monde et devient infini, Hegel caractérise les derniè res par l’A rt, la Religion et la Philosophie, par lesquelles l’esprit se libère progressivement de toute condition finie. Identiques en substance, ces trois moments diffèrent par la forme, de telle sorte que la philosophie soit la forme absolu ment adéquate d’appréhension de l’infini. Bien que l’Etat, qui est l’étape immédiate antérieure à l’A rt, soit la réalisation suprême de « l’esprit objectif » dans la réalité, il n’en est cependant, chez les différents peuples, qu’une expression li mitée. L ’A rt, qui est, avec la beauté, le resplendissement de .l’absolu et de l’idée dans le sensible, parle aux sens et à l’es prit en même temps ; il manifeste ainsi l’Esprit Absolu par le symbole pur avec plus de liberté. Il est déterminé par un principe intérieur d’unité et se débarrasse de ce qui est, dans la nature, une contingence dépourvue de signification. Son âme ou son contenu spirituel est pensée, est l’universel. Les différents arts se diversifient donc par les moyens sensibles employés ,en partant de ceux où la matière domine, pour finir par ceux où l’esprit l’emporte. Mais comme le sensible n ’égale jamais l ’esprit, celui-ci tend à s’en dépouiller, à le dépasser ; par le fait, il s’oriente vers la religion. Cette na ture, où se produit l’art, donne toujours à l’esprit un carac tère local et fini ; elle l’oblige à se manifester en quelque chose qui lui est extérieur. Il lui faut alors une autre manière de se traduire, plus parfaite et plus intérieure ; i.1 faut qu’il soit appréhendé comme esprit et non pas comme objet sen sible : ce sera la Religion. A l’origine, cette religion est misensible et mi-rationnelle et se déploie dans la pensée figu-
(13 )
M a u r ic e B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, pp. 335-336.
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rative ; mais sa vérité reste déterminée par ce qu’elle garde de vrai, une fois écarté ce qu’elle a de figuratif, de façon qu’elle ne résulte plus d’une communication extérieure mais d’une communication tout intérieure entre l’esprit fini et l’es prit infini. Tout le rapport est intérieur et spirituel. En ce cas, le Christianisme est la religion absolue, parce que la vé rité absolue se trouve en lui et que Dieu s’y révèle. L a reli gion porte cependant en elle un défaut en représentant cette vérité sous la forme de la contingence, comme un événement qui arrive et non sous celle de la nécessité. Il faut se débar rasser de cela, pour que tout revête la forme de la nécessité ou de la pensée pure et rationnelle. Ainsi, la vérité absolue n’aura plus d’autre forme qu’elle-même (14). Cette pensée pure est la philosophie qui, à vrai dire, n’apparaît pas complè tement constituée dès l’origine. De plus, la religion se pro duit dans la conscience par la croyance et la foi, qui affirment d’une manière irréfléchie, immédiate ; en se révélant, l’absolu y demeure caché. Force est de pousser de la foi jusqu’à la science, jusqu’à la pure intelligence, qui est vraiment adé quate à l’absolu, parce que l’intelligence et l’intelligible se confondent dans un même acte. L a religion est le dernier mo ment avant la synthèse finale, le savoir absolu, la philoso phie. Religion et Philosophie ont le même objet, le vrai ; mais, dans la religion, le vrai n’est encore atteint que dans la représentation et non pas dans le concept. C ’est en explici tant la religion que la philosophie se constitue comme telle, parce qu’elle démontre spéculativement la vérité déjà conte nue dans la religion. Nietzsche est trop radicalement anthropocentrique, voire trop biocentrique, pour ne pas s’affirmer très hostile à la re ligion, au christianisme en particulier, et pour ne pas nier tout au-delà. Dieu est mort depuis longtemps, irrémédiablement. Voici le message de Zarathoustra : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui
vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoi sonneurs, qu’ils le sachent ou non. Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des empoisonnés eux-mêmes, la terre est fatiguée d’eux : qu’ils s ’en aillent donc ! Autrefois, le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ces blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c ’est de blasphémer la terre et d’accorder plus de prix aux entrailles de l’impéné trable qu’au sens de la terre » (15). Ce qui doit être désor mais enseigné, c’est le Surhomme, parce que l’homme est quelque chose qui doit être surmonté, qui doit se surmonter. Ce que nous connaissons, et ce que nous connaissons seul malgré sa nature paradoxale, c’est le Moi. « Oui, ce moi — la contradiction et la confusion de ce moi, — affirme le p’us loyalement son existence — ce moi qui crée, qui veut, qui donne la mesure et la valeur des choses... Mon moi m’a en seigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus enfouir leur tête dans le sable des choses célestes, mais la por ter fièrement, une tête terrestre qui crée les sens de la terre » (16). L ’homme n’a pas d’autre idéal que lui-même et l’exaltation de ses propres forces, et Zarathoustra dit au der nier pape : « Enlevez-nous ce Dieu. Plutôt pas de Dieu du tout, plutôt décider du destin à sa tête, plutôt être fou, plu tôt être soi-même Dieu » (17) ! A défaut de Dieu, Nietzsche prêche la divinisation de l’homme. Pour comprendre ce qu’est cet homme, Léon Brunschvicg philosophe plutôt sur l’histoire que sur une nature donnée dans un certain domaine ou sous une certaine catégorie. L ’hu manité apparaît alors comme un ensemble de fonctions, dont chacune doit être considérée pour elle-même, sans fixer au préalable la perspective et sans faire l’hypothèse d’un centre privilégié. L a philosophie de l’humanité se présente tour à tour comme une philosophie de la technique ou de la religion, du langage ou de l’art, de la politique ou de la science. A
(14) W .-T . S t a c e , The Philosophy o f H egel, 1924, pp. 439 sq. — J.-B. B a i l l i e , Hegel (Encyclopedia of Religion and Ethics , b y James H a s t i n g s , vol. 6, col. 584 sq.). — Henri N i e l , De la Mediation dans la Philosophie de Hegel, 1945. PP- 329 sq.
(1 5 ) N i e t z s c h e , A insi parlait Zarathoustra, traduct. Betz (Galli mard), pp. 31-32(16) Ibidem, p. 50. (17) Ibidem, p. 237.
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l’examen, il semblera qu’il n’y a pas lieu d’être exclusif et que nous sommes peut-être « en face d’un progrès d’orien tation qui transformera, dans un même sens et d’ensemble, toutes les fonctions de l’humanité » (18). La première est la technique, où l’homme se pose comme Homo Faber, car l’his toire et la préhistoire nous la donnent comme la caractéristi que constante de l’intetligence. L ’acte humain y est qualifié par sa matérialité, qui exclut d’autant moins le désir de connaissance qu’elle assure le contact avec la nature et fait surgir de l’action même la découverte et la possession de la vérité scientifique. L ’homme est un animal qui se fabrique des outils et qui a l’instinct de la mécanique et de la domestica tion des animaux. Mais il a d’abord été un mécanicien, qui ne ccnnait pas la mécanique, car sa technique commence par un décaage entre la conscience pratique dont s’accompagne la mise en œuvre de ses procédés, et la réflexion qui en décou vre le jeu et la portée. Sa réflexion sur son activité a même été alchimie et magie avant d’être proprement technique. Ce qu’il vise, c’est moins la connaissance de la nature que la puis sance sur elle. Cette technique ne s’est développée qu’en pas sant par une recherche plus désintéressée, qui fait intervenir la réflexion sur l’action de l’ouvrier, ainsi que sur son outil, avant de déclancher son travail. Le résultat en a été la pro duction d’une technique qui a cessé d’être à l’échelle humaine, de sorte que, n’étant plus comme jadis le maître de ses ou tils, l’homme a été dépossédé de son travail par la perfection de ses machines. Signalons simplement, en outre, que cet univers de la technique a créé sa logique, sa morale et une sociologie propres, bref, toute une civilisation. Un matéria lisme économique a surgi, où l’homme ne serait qu’un enfant de la terre tout asservi aux fins de la nature. Or, c est un fait que nous n’avons pas pris entièrement conscience de nous-mêmes tant que nous ne nous sommes pas considérés sur un plan supérieur à la nature, pour poser le problème de Dieu et du salut. En face de l’homme techni cien, Homo Faber, voici l’homme de la religion, Homo Reli-
(18)
Léon B r u n s c h v i c g , D e la Connaissance de Soi, 1931, p. 24.
giosus, soit que la religion se ferme avec les groupes sociaux, soit qu’elle ait des tendances universalistes. Ici, nous sommes dans l’antithèse du monde sacré et du profane. Monde sacré, qui est crainte en même temps qu’espérance. A vec Plutarque, Brunschvicg situe son origine dans la .loi, le mythe et la raison, car il est l’œuvre des législateurs, des poètes et des philosophes (19). Le cadre de la loi est celui des religions les plus éloignées de nous, où le social et le religieux sont indistinctement mê lés, de même que le pouvoir politique s’y est associé à l’au torité religieuse. A vec le christianisme, ce n’est plus comme citoyen d’un état, ni comme sujet de la loi que l’homme ap partient à une église ; c’est par l’acceptation d’une foi dans l’intimité de la personne ; avec lui, la dissolution de la fa mille accompagne celle de l’état. Il orientalise la religion par les mystères et les rites de communication avec les dieux. Provenant de l’Egypte, les mythes sont reconnus par Platon, qui les oppose à la raison. Dans cette alternative du mythe et de la raison, le premier sera tantôt confirmé par le dogme, et tantôt éliminé par l’intelligence. Le dogme et le mythe sont objets de croyance, le premier étant au second ce que la spé culation est à la poésie. L a raison devient un instrument ployable en tout sens, en s’adaptant à la mythologie, sans res ter une norme judicatoire ; à l’inverse, elle se maintient comme une exigence de discernement rationnel et de spiri tualité pure. Elle s’accompagne alors d’une critique aiguë des traditions ethniques et renvoie à la sociologie ce qui appar tient à cette science, pour découvrir Dieu en tant que Dieu. L ’homme est donc double : tout entier animal et d’ici-bas dans la technique ; homme d’en haut, habitant du monde in telligible dans la religion, et c’est le contraste de Ford et de Gandhi. A vrai dire, l’antithèse est excessive, car ces deux hommes en suscitent un troisième, où ils se sont déjà rencon trés : .l’homme de la magie, Homo magicus. Vue du côté de la religion, la magie est refoulée vers la technique, tandis que, vue à partir de la technique, elle est renvoyée à la religion. (19) B r u n s c h v i c g , D e la Connaissance de Soi, pp. 44 sq. — La Raison et la Religion, 1939, pp. 94 sq.
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P ar ses prescriptions mystérieuses, elle est une technique de la mystique et non de la science. Elle est profane, et plus que profane, une dérision du sacré. L ’homme technicien, loin d'exclure l’homme crédule, l’appelle au contraire à son aide, quand il est impuissant à expliquer des phénomènes. L ’ab sence de réflexion propre à la magie montre pourquoi une technique pure ne s’en dégage pas et pourquoi la science n’en sort point. La croyance ou la crédulité, fille du désir, ne donne qu’une objectivité fausse, appuyée sur l’intérêt immédiat. Pour qu’apparaisse la science, il faut une transformation dans l’idée de la nature et un renversement total dans celle de vé rité, ainsi que dans l’attitude de l’homme vis-à-vis de ses pro pres problèmes. Cette métamorphose, qui suppose le détache ment de soi, permet d’atteindre l’objectivité réelle et la scien ce. A la fantaisie d’une finalité géocentrique et anthropocen trique, qui se fonde sur le rapport de l’homme avec la nature et Dieu, se substitue la connexion des causes et des effets. Cela n’en montre que mieux l’identité des rites magiques et religieux, et ce qu’a d’équivoque la religion en tant qu’elle est soumise à l’alternative toute géocentrique de la crainte et de l’espérance, de la damnation et du salut. Remplaçons donc l’égoïsme par le désintéressement de l’amour, afin de connaî tre la vérité de Dieu comme la science nous livre celle de l’univers. Dieu sera compris, voulu pour Lui, non pour moi, ni dans mon intérêt (20). Ne plus se croire centre de tout, voilà la première conversion requise pour se bien connaître. Un bon moyen de la réussir est l’intelligence du langage comme instrument de communication et de communion. Avec lui paraît YHomo loquens, pour autant que son langage ra tionnel s’accompagne de réflexion, de pensée. Il est, ici, re marquable que les Grecs aient développé une technique du langage, puis, avec la grammaire, aient constitué une disci pline du discours et de la raison. Sans doute, avec la rhétori que elle devient un pouvoir de séduction et de corruption ; mais elle joue son rôle en apprenant au langage la fidélité aux lois et à la vérité de la pensée. Les théories du raisonne-
(20)
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B r u n s c h v i c g , D e la Connaissance de Soi, p. 74.
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ment fournissent dans la logique une norme incorruptible du vrai et de la conviction légitime. Pourtant, la logique veut que les catégories logiques ne soient pas calquées sur les catégories grammaticales, relatives aux diverses langues, et que, dans le raisonnement, vous ne concluiez pas, ipso facto, de la valeur de la forme à celle du fond. C ’est la première condition pour découvrir l’activité spirituelle et garantir la connaissance de soi, ainsi que la saisie de la réalité intérieure qui se cache sous les mots. Or, le langage est la manifestation et l’outil de la vie en commun, qui est la vie de la cité. Nous avons donc avec .lui YHomo Politicus, pour autant que le politique inclut l’écono mique et le juridique. Il implique un être sujet de l’autorité, soumis à des lois, en même temps que sujet intérieur en soi pour soi et personne. Il implique la création des lois et d’un droit, où s’exprime la raison idéale et qui protège les êtres humains dans leur dignité de personnes. Par la justice, il doit travailler à la formation du juste en chacun de nous. Cela suppose que l’homme politique, étant raisonnable, est aussi philosophe. Nous n’insistons pas sur l’art et la science, en tant qu’ils dérivent de la même source spirituelle que le langage, et nous y signalons seulement l’expression triomphante d’une activité gratuite et désintéressée ; .l’art, en particulier, a le don de communiquer des expériences intimes en même temps qu’uni verselles. Mais, par la fiction qu’il admet et où il vit, il ne peut être le plan où se discernent les valeurs véritables de l’humanité ; il n’est qu’un moment de transition. Ce goût du spectacle engendre le savant, Homo Sapiens, qui du savoirfaire dégage le savoir, lequel n’est que pour soi dans la vé rité. Cette vérité ne consiste pas à savoir les phénomènes par leurs causes, ni à comprendre un être singulier par un concept universel abstrait ; elle est avec l’avènement de la physiquemathématique dans la mathématisation de l’expérience. La pos session de l’univers est assurée, quand l’homme se retire en lui-même, pour s’absorber dans les combinaisons claires de re lations purement intellectuelles ; la science se fait d’autant plus objective que le savant reconnaît explicitement leur place aux conditions humaines de la mesure et de l’expérimentation.
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Comme elle se développe en même temps que la conscience de sa méthode, elle précise peu à peu ses conditions de vérité sans qu’il y ait une norme du vrai préexistante à ses pro grès (21). Ainsi .libérés, avec l’art et la science, des fonctions d’utilité qui pourvoient aux besoins, nous parvenons à Yhomme moral, qui est le centre de convergence des autres et qui se dirige d'après la norme du bien. Il ne se juge point tel uniquement par la conformité à une loi extérieure et sociale, mais par une lumière intérieure, qui lui est aussi supérieure, et par l’ac cord avec sa conscience. Il pousse jusqu’au bout le processus d’intériorisation, qui est le signe de l’esprit dans sa liberté. « La conversion au désintéressement par la vérité dans la ’ science, la conversion à la sympathie par la beauté dans l’art, expliquent et préparent l’œuvre de conversion morale... L ’idéa lisme de la science succède au réalisme de la perception lors que .le sujet pensant se détache de son centre individuel pour concevoir l’univers comme système de relations intrinsèques ; de même l’homme se déracine du désir sensible, il devient capable de l’amour véritable lorsqu’il cesse de poser sa per sonne comme un absolu » (22), en se jugeant comme partie de l’univers. La sagesse s’allie à la générosité, pour qu’autour de nous et par nous l’amour travaille à l’ennoblissement de la raison. Ainsi, la moralité intègre à la conscience les va leurs constitutives de l’humanité. Pour chacun de nous, le progrès n’est pas autre chose que cette intégration des valeurs reçues du passé, mais arrachées à l’inertie de la tradition par le développement de la réflexion. L ’inhérence d’un tel dyna misme à l’esprit est requise dans toutes les démarches, même ■les plus humbles. Partout l’art, la science et la morale témoi gnent que l’épanouissement de la liberté dans chaque conscien ce converge vers la communion de toutes les consciences. Quelle que soit .la difficulté de tracer les frontières de l’âme et du corps, cela révèle en nous un être et un élan spirituels qui nous acheminent à la religion du Dieu véritable situé par-dessus l’antithèse factice de la nature et du surnaturel.
Ce Dieu est la présence à l’esprit, dans une réalité intrin sèque, intemporelle, d’un amour et d’une vérité auxquels l’humanité accède péniblement, et que nous ne possédons qu’à titre intermittent et précaire, alors même que nous en jouis sons. Cet amour et cette vérité ne définissent pas Dieu comme un être qui existerait pour son compte personnel à part des autres ; ils sont la certitude inséparable du progrès de la conscience, où apparaissent unies, dans l’intuition du Je Pense, la réflexion sur le moi et l’infinité, l’universalité de l’élan spi rituel (23). « Le Dieu d’une pure intuition religieuse ne se conçoit pas séparé d’être par rapport à aucun sujet de conscience » (24). A propos de Lui, nous retrouvons chez Brunschvicg la' même antithèse essentielle qu’au sujet du moi. Ce moi se conçoit lui-même, ou comme sujet personnel, dominé et li mité par les conditions de la vie organique et par les perspec tives de l’ordre social ; ou, comme sujet spirituel, capable de tout le développement que comporte l’infinité, l’universalité d’une raison désintéressée. Il en va pareillement de Dieu. Il faut donc que la réflexion rationnelle atteigne ce degré d’im manence et de spiritualité, où l’âme et Dieu se rencontrent au même endroit. Si Dieu est amour, comprenons qu’il ne l’est pas sur le modèle des rapports qui s’établissent, dans notre monde, entre des personnes. Il « n’est pas aimant et aimé à la manière des hommes ; mais il est ce qui aime en nous, à la racine de cette puissance de charité qui nous unit du dedans, de même qu’il est à la racine du processus de vérité, qui fonde la réalité des choses extérieures à nous comme il fonde la réalité de notre être propre ». Il faut donc qu’à la suite de Spinoza s’accomplisse « la désappropriation réciproque et parfaite de l’homme et de Dieu » (25). De la sorte, nous n’accepterons plus d’être un autre pour lui et il cessera d’être un autre pour nous. Par la réflexion nous franchirons les bornes de notre personnalité, sans sortir pour cela de notre
(2 1)
(22) 466
Ibidem, p. 15 7. Ibidem, pp. 1 7 1 e t 172.
(23) (24) (25 )
B r u n s c h v i c g , D e la Connaissance de Soi, pp. 19 0 -191.
Ibidem, p. 195. B r u n s c h v i c g , La
Raison et la Religion, 1939, pp. 52, 7 1 -
73-74.
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conscience ; puis, dans le moment présent et dans l’acte par ticulier, nous prendrons possession de l’éternel et de l’uni versel, qui suscitent ce moment et fécondent cet acte rkns s’y épuiser (26). Précisément cette infinité intarissable dt^ l’élan, dont tout en nous jaillit, atteste cette divine présence. L à est le salut, et il est en nous. Dès lors, l’armée des esprits dé bouche dans l’éternité, pourvu que nous ayons soin de main tenir à la notion d’éternité sa stricte signification d’imma nence radicale (27). Pas plus qu’il n’y a dans les d eu x de centre privilégié pour un astre, pas davantage il n’y a, dans l’histoire et le temps, d’époque privilégiée pour nos rapports avec Dieu. A u plus profond de nous-mêmes le progrès de îa réflexion découvre un foyer, où l’intelligence et l’amour se présentent dans la pureté radicale .de leur lumière : notre âme et Dieu sont là (28). L ’unique vérité, dont Dieu ait à nous instruire, sur lui et sur nous, c ’est l’expansion infinie de l’intelligence et l’absolu désintéressement de l’amour (29). Si la pensée religieuse est cette volonté de perfection spi rituelle qui vient d’être décrite, les sentiments qu’elle provo que et qui signalent sa présence se concluent logiquement. Il 11e saurait, à coup sûr, s’agir d’humilité, puisqu’elle suppose un petit qui s’incline devant un grand. Dans l’ordre de l’es prit, il n’y a pas de grand ni de petit comme sur le plan matériel, et l’homme ne peut concevoir l’idéal sans partici per de lui, sans s’identifier à lui. « L ’humilité, qui abaisse et tue, est le renoncement à l’esprit, la négation brutale de la religion qui fait vivre et qui élève » (30). Par ailleurs, la plénitude et l’élévation de la vie intérieure ne peuvent engen drer l’exaltation de l’individu dans l’orgueil. En se commu niquant à nous,' où il devient conscient, l’idéal nous rend semblable à lui. A vec lui, nous dépassons tout ce qui nous est particulier, pour envisager « l’unité universelle, principe de
notre esprit et principe de tout esprit ». L a joie de sa pos session et de notre remontée à la source de notre propre vie n’est gâtée par aucun égoïsme. « Elle est étrangère à 1or gueil, comme elle l’est à l’humilité, et pour la même raison . parce que l’orgueil et l’humilité, étant des jugements de l’in dividu sur l’individu, sont également des formes de l’amourpropre » (31). La vraie religion nous procure l’oubli total de nous-mêmes, en tant qu’individus, et nous empêche de nous complaire en cet oubli, parce qu’elle révèle en nous une pensée plus haute et plus profonde qui lui survit. Elle nous fixe à l’abri de cette individualité dans ce principe de vie spi rituelle, lequel est raison, qui dépasse tout raisonnement par ticulier, parce qu’il est faculté d’universelle intelligibilité ; le quel est aussi volonté, qui déborde tout dessein et tout atta chement particulier, parce qu’il est l’universelle faculté de l’amour. A ce niveau, les autres sont pour nous ce que nous sommes pour nous-mêmes : des esprits, chez lesquels nous ne voyons plus rien qui nous soit étranger. Sur le vif senti ment du lien qui nous retient unis se fonde, dans cette vie de l’esprit, la charité vivante, efficace, que la religion nous inspire. Par ce désintéressement individuel et cet amour uni versel, nous vivons dans notre idéal et nous nous entretenons avec nous-mêmes ; nous connaissons là le sentiment de sé curité et de repos intime qui est l’essence du sentiment reli gieux et la pureté absolue de l’esprit.
(26) Ibidem, p. 65. A la page 66, B r u n s c h v i c g d é c l a r e hors le Créationnisme et le Panthéisme. (27) Ibidem, p. 262. (28) Ibidem, pp. 77-78, 263. (29) Ibidem, p. 143. (30) Léon B r u n s c h v i c g , Introduction à la Vie de l’Esprit p. 166. 468
d e je u
1920
§ 2 : Du Devoir à Dieu. Evidemment, ces théories sur les rapports de la morale et de la religion ne coïncident pas avec les conclusions formulées déjà au cours de cet ouvrage, et qui, elles-mêmes, en prépa rent d’autres. Entre ces systèmes et nous, le point de diver gence est encore un point de ressemblance, puisqu’il s’agit toujours de déterminer notre attitude envers un être trans-
(31) 167-175.
B
r u n sc h v ic g ,
Introduction à la Vie de l’Esprit, 1920, pp.
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Cendant et qu’elle dépend de la manière de concevoir cette transcendance. Il est sans doute vrai de dire que Dieu n’est pas autre pour nous comme les autres hommes puisque, au gré de saint Augustin, il nous est plus intime que nous-mêmes et que sa présence se trahit au cœur de notre présence d’es prit personnelle, pour en être une condition nécessaire. Il n ’en reste pas moins qu’entre Lui et nous cette relation essen tielle comporte une distinction de personnes, et que la désap propriation réciproque et parfaite de l’homme et de Dieu ne signifie rien, si elle est leur dépersonnalisation. Dieu doit exister pour son compte comme un Etre personnel. Pour lui comme pour nous, l’antithèse d’un sujet personnel et d’un su jet spirituel n’est qu’un mirage, parce que le sujet personnel, que nous sommes, n’est pas que limité, que dominé par les conditions de la vie organique ou les perspectives de l’ordre social. Il est aussi sujet spirituel capable de tout le dévelop pement que comportent l’infinité, l’universalité d’une raison désintéressée. Le fait d’être un centre pour soi n’interdit pas, mais réclame au contraire en nous que nous nous centrions sur un Esprit supérieur, qui est le centre unique de l’être, parce qu’il est la totalité, la perfection de l’Etre et de l’Esprit, non plus comme un simple élan, mais comme une plénitude. L e désintéressement devient possible sans dépersonnalisation ou sans désindividuation. > En face d’un tel Dieu, il est inexact de soutenir que nous devons connaître sa vérité de la même manière que la science nous livre celle de la nature. Et surtout, si, pour réaliser en nous la plénitude de l’esprit dans la vie de l’intelligence et de l ’amour désintéressés, nous devons en venir, tôt ou tard, au désir de voir Dieu, de nous unir à Lui, mais avouer en même temps que nous n’en avons pas nous-mêmes les moyens ; si, pour entendre comment est possible l’accomplissement d’un tel idéal, auquel nous ne pouvons pas plus renoncer qu’à nousmêmes, nous devons former l’hypothèse théorique d’une in tervention possible de Dieu qui nous élève là où nous ne pou vons parvenir, il est impossible de prétendre à p r io r i qu'il ne saurait y avoir, dans l’histoire et le temps, de moment privilégié pour nos rapports avec Dieu. Il se peut, au contrai re, qu’il y en ait et qu’une époque l’emporte en importance 470
sur toute autre ! Ce serait celle où Dieu paraîtrait pour l’e x pansion définitive, infinie de l’intelligence et de l’amour. Dès lors, nous ne pouvons maintenir à l’éternité une signification stricte d’immanence radicale. A u cas où cette hypothèse théo rique serait vérifiée dans les faits, les relations que nous nouerions avec Dieu impliqueraient de la croyance, sans que celle-ci soit de la crédulité ; la foi ne se ramènerait plus à une fonction fabulatrice ou mythologique ; elle ne se rédui rait point davantage à une démonstration scientifique ou ra tionnelle, comme Hegel semble le vouloir. Si l’homme cherche à se surpasser dans le surhumain, ce dernier, pour être authentique, ne doit-il pas être plus que de l’humain ? Du divin, par conséquent. Cela ne rend-il pas né cessaire et nullement factice l’antithèse de la nature et du sur naturel ? Bref, par quelque côté que la morale soit envisagée, comme elle est finalement un tête-à-tête avec nous-mêmes en face de Dieu, il est impossible de professer, avec Kant, qu’elle est en elle même entièrement vide de tout contenu proprement religieux et qu’elle nous conduit à la religion comme à quel que chose d’entièrement hétérogène et d’entièrement nou veau pour la raison. Puisque la vie morale est connaissance, amour de soi et de Dieu, joie de cette présence mutuelle, son prin-ipe, si pur de tout alliage soit-il, est déjà gros de la vie religieuse. Les objections de Boutroux à Kant sont absolu ment pertinentes (32). Si la religion, telle que l’entend Schleiermacher par exem ple, est le sentiment de notre dépendance à l’égard de l’in fini, de l’éternel, elle est la croyance à un Etre supérieur, qui ne peut être exhibé par notre expérience et dont l’idée doit guider nos actions. Pour qu’une action ait un caractère religieux, il suffit et il faut qu’elle exprime la soumission de l’homme à un être idéal qui le dépasse et sa volonté de vivre comme membre d’un tout auquel il appartient idéalement. Or, la morale est essentiellement cela aux yeux de Kant ; donc elle contient, dès son point de départ, un élément reli gieux. Indépendamment de Kant, il nous faut l’établir en luimême. (32)
B ou tro u x , La philosophie de Kant, 1926, p. 363.
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Bien que le devoir vaille, par lui-même, comme nécessité absolue et reconnue d’agir, antérieurement à toute démons tration de l’existence de Dieu, nous ne pouvons nous dispen ser de préciser quel est, en dernière analyse, son rapport à Dieu. Il faut, en effet, rendre raison de son impératif catégo rique par quelqu’un qui puisse le porter, parce que, faute d'un fondement suffisant, il risque lui-même de s’effondrer et de sembler illusoire. La question de son origine doit donc être tranchée : rendons-nous entièrement compte par notre ctre des caractères qu’il manifeste et que nous venons de tra duire d’un mot, l’absolue nécessité d’agir, de penser et de vou loir, afin de devenir « juste et saint dans la clarté de l’esprit » (33) ? Si nous scrutons cette obligation, nous remarquons d’abord aisément que, par notre intelligence et notre volonté, nous nous mouvons de nous-mêmes aux actes particuliers que nous posons. D ’un axiome ou d’un principe, nous dégageons les conséquences ; d’un fait, nous remontons à ses causes ou nous concluons ses suites ; nous proposant un but, nous re cherchons et prenons les moyens de l’atteindre. C ’est ainsi que celui qui veut la santé pratique l’hygiène qui l’entretient ou consent aux remèdes qui la rendent. Pour passer ainsi de la puissance à l’acte, du moins au plus parfait, nous nous appuyons toujours sur un principe, lui-même posé dans un acte, et qui fait la consistance de nos raisonnements et de notre conduite. Mais si nous dépassons les cas singuliers et si, pour tous les actes d’intelligence et de volonté, nous nous enquérons du principe universel, qui les fonde dans leur ori gine première, au lieu de rencontrer un acte et une opération antérieurs qui servent de tremplin à d’autres, nous n’avons plus qu’un pur jaillissement d’acte à partir d’une spontanéité primitive. A la source de tout, il faut un premier surgisse ment, lequel n’est plus le passage d’un acte à un autre, mais le pur progrès d’une simple puissance à l’agir. Là où jamais se vérifie le principe bergsonien, que nous devons tirer quelque chose de rien, beaucoup de peu. A la naissance de l’agir, il
(33)
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laton
,
Théétète, 176 b.
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ne reste que le pur pouvoir d’agir, le pur passage de la puis sance à l’acte. Voilà le principe fondamental auquel tout est suspendu. Que contient-il ? Laissant de côté la structure qu’il réclame dans un être voué à ce destin, puisque la tâche de la Psychologie Réflexive a été de la définir, nous dirons qu’il enveloppe une nécessité de nature et d’être, bien qu’il nous constitue en notre subs tance. J’ai beau faire ce que je veux ; je n’ai point posé ni déterminé cette volonté telle qu’elle est ; je pense et je veux sans avoir originairement voulu vouloir et pensé à penser. Je suis forcé de me vouloir et de me penser, tellement qu’à la source de mes actes un mystérieux inconnu m’échappe. Je suis libre, mais je le suis nécessairement en ce sens que je ne puis pas ne point l’être et que j ’exerce nécessairement ma liberté. « L a liberté n’est pas, ainsi qu’on l’a trop souvent représentée, et bien à tort, comme un simple pouvoir arbi tral, toujours maîtresse de prêter ou de refuser la médiation de la raison ; elle est issue du dynamisme de l’action spon tanée, et c ’est pour cela qu’elle tend nécessairement au dyna misme de l’action réfléchie. En cela, elle porte la marque in délébile de son origine et continue le mouvement, d ’ailleurs accepté et légitimé, de la logique interne de l’action voulue. Ne pas vouloir, c’est toujours vouloir. E t quand, se dérobant en apparence aux circonstances difficiles où elle est convo quée à militer, la volonté se détourne du rayon importun qui trouble sa quiétude, elle ne cesse pas d’être complice des ten dances qui l’emportent durant qu’elle affecte de rester neu tre. Il lui serait commode de se laver les mains de tout ! Mais ce qui se fait devant elle sans elle se fait par elle, puis que, ayant conscience de ne trouver qu’en elle la véritable raison de l’acte, elle met la raison de l’acte ailleurs qu’en elle. Adversus rationem, non absque ratione velle est. E t quand, en effet, on ne veut pas vouloir, c ’est qu’on veut s’abstenir de vouloir en agissant, c’est qu’on veut agir » (34). Cette nécessité d’agir en pensant et en voulant entraîne la nécessité des conditions générales de l’intelligence et de la (34) Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. II, pp. 166-167, et L ’A c tion de 1893, pp. 326 et 328.
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volonté. Bien qu’elles aient été analysées déjà, les voici briè vement résumées. Si l’agir en nous se décompose logiquement en deux moments, penser puis exécuter, ce n’est qu’en vertu de leur inadéquation foncière, de telle façon que la pensée promeuve l’action qui, à son tour, promeut la pensée. L ’idéal que, par exemple, conçoit l’artiste, le pousse à produire son chef-d'œuvre et devance ainsi son action ; mais, inversement, la production de l’œuvre définit mieux l’idéal, en donnant un corps à ce qui n’était qu’une ébauche. En retour, l’œuvre réalisée suggère plus clairement les idées pour des améliora tions éventuelles, qui se réaliseront en leur temps. Tour à tour, la pensée devance la pratique et la pratique devance la pensée ; le cas de l’art n’est qu’une application particulière d’une loi générale de notre agir. Le progrès n’est possible que par cette alternante propulsion de l’idée et de l’action : idéa liser le réel, pour réaliser l’idéal ; réaliser l’idéal afin d’idéali ser le réel. L ’agir moral vérifie donc les lois de l’ètre sur la priorité de l’acte, en même temps qu’il y fait appel. En tant qu’il est l’unité toujours plus approchée de l’idéal et du réel, l’agir a la priorité métaphysique et logique sur le pouvoir d’agir, parce qu’il porte en lui plus de substance, plus d’être et plus de valeur. Un pouvoir, un talent n’existent que pour s’exercer, de même qu’une personne existe pour agir et vaut par ses actes. Aussi, la Morale est-elle une règle de nos actes et, par eux, de notre être ! Or, répétons-le, cet agir n’a de sens et de portée que parce qu’il s’efforce d’égaler le réel à l’idéal et l’idéal au réel aussi parfaitement que possible. Transposant ce thème sur un autre ton, nous dirons : puisque l’idéal est une exigence, un droit, notre agir tend à insérer le droit dans les faits pour les ac corder à lui. Si la valeur est dans la synthèse du fait et du droit (35), l’agir intelligent et libre est évidemment la valeur première, puisqu’il veut que le droit crée le fait et que le fait se modèle sur le droit. Sa portée, sa priorité s’expliquent ainsi. Mais il est bien clair encore que, si notre agir est deve nir et progrès, il ne l’est qu’en se déployant dans un monde et (3 5 ) 4 9 . 76.
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G a s to n
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Autorité et Bien Commun, 1944, pp. 48-
dans un être tel que nous, où le fait et le droit, le réel et l’idéal, ne coïncident pas dès l’abord. Notre monde, notre être et notre agir ne se suffisent pas, s’ils ne subsistent que par ce contraste du fait et du droit et que par cette exigence absolue de l’idéal. L ’idéal et le droit devancent et dominent le fait et le réel. Inversement, ce fait et ce réel manifestent une exigence de l’idéal et du droit, laquelle ne peut être que réelle, puisqu’elle fait la consistance et la substance de nos actes. Bien que ces actes ne rendent point compte de cette exigence, qu’ils révèlent, ils ne tendent qu’à la vérifier en eux, qu’à s’y conformer de plus en plus. Ils ne peuvent pas ne pas entreprendre cette réalisation ; mais ils ne le peuvent qu’en dépendance d’un point d’identité du fait et du droit, du réel et de l’idéal ; point duquel ils reçoivent leur impulsion, puisqu’ils appuient sur lui leur élan. Leur référence à lui les constitue dans leur tension intérieure d’action. Ce point d’ap pui, âi efficace, ne peut être une pure supposition, une simple idée subjective ; autrement dit, la priorité de l’acte ne peut pas n’être que logique, mais doit être une réalité. En tant qu’unité du fait et du droit, cette priorité de l’acte est une nécessité réelle et métaphysique, vu qu’elle est celle de nos actes, dont elle constitue la valeur morale et l’être. Or, pour une exigence réelle, il n’y a qu’une manière d’être réelle, c’est d’être réalisée. Son caractère idéal, qui a pour consé quence en nous son contraste avec la réalité en retard sur elle, ne diminue pas, mais souligne plutôt son aspect réel, puisque cela nous permet d’améliorer une réalité imparfaite. Il est donc plus réel que le réel situé à notre niveau, et nous montre que celui-ci n’est pas la réalité par excellence, puisqu’il ne ré pond pas à sa loi ; il nous apprend que cet univers n’est pas son domicile naturel et premier. Il nous oriente vers un audelà où coïncident le fait et le droit, le réel et l’idéal dans l’équation absolue de l’être, du connaître et de l’agir. Là, se trouve pour notre agir la, suffisance, qui n’est pas en nous, et le soutien requis à son départ. Notre référence à lui nous donne le droit d’être et d’entreprendre, de même que notre dépendance de lui explique qu’il nous faille absolument agir. Sa nécessité inconditionnée, qui transcende la nôtre, justifie en dernière analyse celle du devoir, qui en est en nous le
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reflet. Il en est l’origine. Etant par lui-même pur agir, tout idéal en sa réalité, entièrement réel dans son idéal, il réalise hors de tout conteste la priorité de l’acte et sa valeur, en tant que synthèse du fait et du droit. Nous avons nommé Dieu. Il ne devient pas, comme nous, mais il est, par nature, « juste et saint dans la clarté de l’esprit » (36). Supposons un instant que Dieu ne soit pas et cherchons à comprendre comment notre agir peut débuter. Nous ne le comprenons pas. Privé de tout repère, il est comme un vivant mystérieusement suspendu dans un vide complet, sans pôle aucun pour déterminer sa marche et sa position, sans terrain solide pour supporter ses pas ou permettre son mouvement, bref, incapable de se diriger comme de se déplacer. Privés de toute règle, nos efforts pour nous rendre justes, dans la jus tesse de l’intelligence et la justice de la volonté, seraient voués au néant, impuissants pour ajuster quoi que ce soit. L a moin dre tentative serait impossible pour eux. Mais une telle consé quence est démentie par les faits ; puisque nos efforts sont, ils peuvent être ; ils ne peuvent être impossibles ; donc, ce qui est la condition nécessaire de leur possibilité comme de leur réalité est, à fortiori, soi-même possible et réel par soi. Dieu est donc à leur origine. Il est la source de leur sponta néité, qui est autoposition parce qu’elle est posée par Lui, et qu’il est autoposition pure. Cette démonstration de Dieu à partir du devoir diffère de celle qui a été donnée plus haut (37) à propos de la béatitude, tout en lui ressemblant quant au moyen terme et quant à cer taines conclusions. Dans les deux cas, la plaque tournante de l ’argumentation est le contraste du fait et du droit, en même temps que la priorité du second sur le premier et l’exigence de les faire coïncider ; le R. P. Roland-Gosselin nomme cela une « domination réciproque de l’exister sur le nécessaire et
(36) Saint T h o m a s , i, 2æ, q. 9, a. 4, 6 ; q. 19, a. 4 ; 1 P., q. 82, a. 4, ad. 3. -— M .-D. R o l a n d - G o s s e l i n , o. p., Essai d ’une Etude Critique de la Connaissance, 1932, pp. n8-t22. — Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1893, pp. 344 sq. — V o ir André M a r c , Dialectique de l’A f firmation, liv. II, ch. III, § 2, sur la Causalité. (37) V o ir supra, livre I, ch. III, § 3, pp. 147 sq. 476
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du nécessaire sur l’exister » (38). L ’aboutissement de la pen sée est, de même, un Etre où se réalise l’identité du réel et de l’idéal, ou l’unité absolue de l’être et du nécessaire. Cepen dant, cet être est différemment atteint et reconnu à partir de nos actes, puisqu’il est saisi tantôt dans leur terme et la ligne de la finalité, tantôt dans leur origine et la ligne de l’efficience, mais toujours en recourant aux lois de l’acte et de l’être. C ’est pourquoi la Cause Première ou la Fin Dernière ont chaque fois les mêmes caractères et le même signalement. Elles s’identifient donc dans un seul et même être, qui ne peut être l’une sans l’autre. Cette conclusion nouvelle, fruit de la se conde preuve, l’empêche d’être une pure répétition de la pre mière et marque un progrès net, en unifiant la connaissance et l’être dans un seul et même Principe. Pour qu’un principe premier soit absolument principe et premier, la condition unique n’est-elle pas qu’il soit l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin ? Nous savons mainte nant que Dieu est cela, puisque nous allons à Lui, parce que nous en venons, et que nous en venons pour y retourner. Nous ne sommes à nous qu’en étant à Lui, parce que nous sommes de Lui et pour Lui. « Dieu, cause finale, fait appel à Dieu, cause efficiente. Les natures créées ne tendent vers Dieu que sous l’influx permanent de l’efficience divine, qui les main tient dans l’être et dans l’action » (39). Dieu nous investit ainsi en ce sens qu’i l nous enveloppe et nous cerne, parce qu’1.1 est à tous les points de notre horizon, à toutes les issues de notre destin : c’est un investissement. Il nous investit en core en ce sens qu’i l nous met en possession de notre dignité de personne et nous en confie la charge : c’est une investi ture. Son action sur nous est une attirance et une impulsion ; nous ne sommes plus fermés sur nous, mais ouverts sur Lui, et le véritable Anthropocentrisme est un Théocentrisme (40). Il était capital de l ’établir, si l’être, comme tel, tout en se
(38) (39)
Op. cit., p. 121. M .-D. R o l a n d - G o s s e l i n , Bulletin Thomiste, 1930, p , 201. — F o r e s t , ibid., 1932, p . 594. (40) Joseph H u b y , Salut Personnel et Gloire de Dieu (Etudes, t. 204, pp. 513 sq.) ; Religion et V ie (Etudes, t. 222, pp. 577 sq.).
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divisant en acte et en puissance, est cependant un, et si la corrélation de l’efficience et de la finalité répond à cette unité. Elles « sont, en effet, des termes analytiquement liés. Dans un mobile, la tendance à la fin dernière, c’est la motion même de la cause première : connaître l’une, c’est connaître l’au tre... Quels que soient les rapports détaillés du principe de finalité avec le principe de causaité dans l’ordre prédicamental, en tout cas, lorsqu’il s’agit de transcendance, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de monter vers Dieu à partir des choses finies, l ’application de l’un ou de l’autre de ces deux principes de vient équivalente : ce sont les deux faces d’une même rela tion. Avons-nous donc, dans l’ordre naturel, d’autre révéla tion du Dieu transcendant que l’amour radical qu’il suscite en nous, et en toutes choses, comme Premier Moteur et comme Fin Dernière ? K i v e C ù>- â p w ^ v s v , disait Aristote » (41). « L ’acte volontaire va donc de l’infini à l’infini, parce que l’in fini y est cause efficiente et cause finale » (42). Le sentiment du devoir comme d’une contrainte au cœur de notre sponta néité s’explique par la distance où nous sommes de Dieu dans notre rapatriement vers Lui. Mais ce devoir même est moins ce que nous devons à Dieu comme une chose extérieure, que nous-mêmes en tant que nous nous devons à Lui. Evidem ment, l’obligation morale est un lien, car Dieu nous oblige en nous imposant une charge, dont nous ne pouvons pas nous dégager ; nous sommes obligés. Mais Littré découvre un au tre sens du terme : obligation ; c’est un lien de reconnais sance pour un service ou pour un bienfait. Dieu nous oblige par ses bontés, de sorte que nous sommes ses obligés. Cela ouvre des perspectives sur nos rapports avec Lui. Quelle est donc la valeur, ici, du concept de dette ? Une vérité reste avant tout certaine en vertu de notre contingence : si nos rapports avec Dieu sont absolument né cessaires, du fait que nous sommes, parce que nous ne pou vons exister sans Lui, Lui, au contraire, qui peut être sans nous, n’a pas forcément de relations avec nous. Si nous ve
nons de Lui, ce n’est pas comme des conclusions rigoureuses suivent d’une série de théorèmes, mais par l’effet de sa li berté. Nous sommes parce qu’il nous a délibérément voulus, c’est-à-dire connus, aimés. Personnes libres et contingentes, nous ne pouvons être autrement ses œuvres, ni discerner dans notre origine d’autres motifs intelligibles. Etre objet d’amour justifie une personne d’exister par la valeur qu’elle se voit conférée par celui qui l’aime. Par-dessus tout, cela est vrai de celui qui se connaît aimé de Dieu. Dieu est l’au teur de notre destinée ; Il est notre créancier et nous som mes ses débiteurs, en ce sens qu’il nous confie, pour le faire valoir, un capital d’être et d’esprit qui est nous-mêmes. Dans cette initiative de Dieu, quelles sont ses intentions ? Dans quelle mesure permettent-elles de maintenir les concepts de débiteur et de créancier, pour définir notre po sition et celle de Dieu ? Dans ce but, pouvons-nous recourir aussi aux idées de serviteur et de maître, qui paraissent qualifier respectivement notre condition et la sienne ? Une personne devient la créancière d’une autre lorsque, par une décision libre, elle lui avance une somme déterminée pour lui rendre service, en même temps que pour en retirer quelque avantage, car elle se prive ainsi d’une partie de son bien ; elle ampute sa fortune (43). Même si nous nous pla çons dans l’hypothèse d’une conduite normale et juste, sa gé nérosité se mélange de vues intéressées et d’égoïsme qui, trop souvent, entraînent à l’usure. Le devoir du débiteur est un devoir de stricte justice ; c’est une dette. La somme prêtée doit être restituée, et le manque à gagner que subit le prêteur, en n’employant pas son argent dans une entreprise person nelle, doit être compensé. Il s’agit d’un dédommagement. Pareillement, le maître qui prend à ses gages un serviteur se sert de ses services pour son avantage. Supposez-le aussi humain et bon qu’il doit l’être, vous ne pouvez nier qu’il est intéressé, puisqu’il veut intéresser ses serviteurs à ses inté rêts. De fait, il a besoin d’eux pour améliorer sa propre si tuation. Tous les hommes ont ainsi recours les uns aux autres
(41) J o sep h M a r é c h a l , L e Thomisme devant la Philosophie Cri tique, 1926, p. 348, voir pp. 295 sq. (42) Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t . 2, p . 161. 478
(43)
Il ne s’agit ici que du prêt à intérêt.
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pour s’assurer leur existence qui a toujours quelque chose d incomplet, de précaire et d’incertain. Le serviteur donne son travail et le maître compense par un salaire, de telle sorte que tout est réglé par la stricte justice, où chacun reçoit dans la mesure où il donne du sien ; ils contractent de vraies det tes .l’un envers l’autre. Ils sont débiteurs et créanciers tour à tour. Il n’est pas besoin de réfléchir beaucoup pour comprendre que cette analyse ne s’applique pas proprement à Dieu, qui ne peut être créancier ni maître à la manière humaine. Lors qu’il nous engage dans l’être et dépose en nous un capital à faire valoir, Il ne diminue pas le sien ef ne se prive d’au cune richesse. S ’il a droit à nos services, ce n’est pas qu’il manque de quelque chose pour son compte personnel ou qu’il lui faille recourir à nos bons offices pour mieux assurer son existence. Il ne peut s’agir d’aucune compensation de stricte justice, c’est-à-dire d’aucun dédommagement. Les notions de débiteur et de créancier, aussi bien que celles de maître et de serviteur sont déficientes, et ne valent plus telles quelles pour exprimer des relations d’un ordre différent et supérieur qui supposent en Dieu la bienveillance désintéressée et sans égoïsme. Le dire notre maître et nous proclamer ses servi teurs est vrai, bien sûr ; mais cela signifie notre condition in férieure par rapport à la sienne, transcendante eu égard à la nôtre ; cela n’en marque que mieux encore son initiative d’amour plus préoccupée de nos avantages que des siens. Il est certain que, de Lui et de nous, c’est nous seuls qui avons à gagner aux relations. P.lus qu’un créancier soucieux de re couvrer ses fonds et quelque chose de plus, Dieu est un dona teur libéral, soucieux d’abord de donner. A u lieu d’être un producteur ou un commerçant qui conduit des affaires, Il est le Créateur qui, par goût désintéressé, membre son œuvre pour s’y complaire d’autant plus qu’elle peut et doit travail ler avec Lui à son propre achèvement. Certes, nous avons bien des dettes envers Lui, mais non pas des dettes de justice pure et simple, qui rendent à égalité et s’appuient sur des comptes mathématiques ; tout au contraire des dettes d’amour et de reconnaissance, autrement spontanées, autrement exi geantes aussi pour qui comprend l’amour, puisqu’elles ne me 480
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surent pas, ne calculent pas le remboursement, mais donnent le tout pour le tout. Sans nier entièrement les relations de débiteur et de créan cier, de maître et de serviteur entre Dieu et nous, il nous faut en trouver d’autres pour qualifier la situation. Nous avons, par exemple, celles du père et de l’enfant, ou du maître et de l’élève. Q u’en est-il ? Le père donne à ses enfants son nom et son sang, en leur transmettant la vie ; il les élève ensuite dans leur corps et leur âme, de sorte qu’ils deviennent maîtres d eux-mêmes consciemment et .librement pour gouverner leur propre des tin. S ’il a sur eux, dès l’origine, l’autorité, parce qu’i.1 est l’auteur de leurs jours, une heure souhaitée sonne, où cette autorité se transforme, lorsque l’enfant devient majeur et s’émancipe de la tutelle. Le père le considère alors de plus en plus comme un égal et comme un arrii, qui conseille et sou tient parce que, voyant en lui un homme adulte, il juge pos sible et désirable la communion des sentiments et des pensées. En infusant la vie, puis en menant l’enfant jusqu’à l’entière possession de lui-même, le père ne perd rien ; il ne diminue pas la vie de son organisme ni celle de son esprit ; il accroît même finalement celle-ci, lorsqu’il en fait part, pour être en retour associé à celle de son enfant. Entre eux il y a donc des devoirs, et le fils a des dettes envers son père ; mais ce n’est plus, comme auparavant, une question de comptes ni de justes calculs ; il ne s’agit plus de recevoir, en compensation, au tant que vous avez donné : ce n’est plus une affaire de resti tution. Ce sont des devoirs et des dettes d’amour et de re connaissance, où chacun vise d’abord à donner. A u lieu de recevoir il accueille, et cela moins pour son intérêt que pour celui de son partenaire, car, en accueillant celui-ci, il lui per met de donner, d’être libéral et de grandir en valeur morale désintéressée. La justice alors fait appel à une liberté toute spontanée. La même analyse se reprend, à peu de chose près, à pro pos du maître et de l’élève ou du malade et du médecin. En élevant son disciple, le maître l’invite à monter à son niveau intellectuel et moral, pour l’y rejoindre. Loin de se dépouiller de sa science, il la développe et doit lui-même mieux la com
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prendre, afin de la faire comprendre. Parvenu à sa maturité, l’élève devient un maitre à son tour, c’est-à-dire un collègue et un ami de son maître, capable, comme lui, de découvrir, de discuter, de faire avancer la science. Pareillement, le médecin rend au malade la santé, sans perdre la sienne. Ici encore, le donateur ne se prive pas de ce qu’il livre, mais le garde et le possède mieux. Les devoirs de l’obligé ne peuvent plus si gnifier un dédommagement, puisque le bienfaiteur ne s’est dessaisi de rien. Les relations se constituent bien au-dessus de la justice et n’ont d’autre ressort que la reconnaissance libre et spontanée. Normalement, les liens qu’elles nouent sont plus exigeants et plus solides que ceux de la justice, qui sont plus ou moins forcés. Là où ne règne que la justice intervient le contrat, qui s’ac compagne aisément de contrainte et réserve la possibilité d’un recours aux tribunaux. Quand vous vous êtes acquittés de vos dettes, vous êtes quittes, parce que vous êtes libérés, dé liés de vos obligations ; vous en recevez une quittance, qui vous en décharge, comme si elles vous étaient à charge. Entre votre partenaire et vous, les liens disparaissent. Sur le plan de l’amour il n’en est plus ainsi, car sa spontanéité rejette du devoir toute contrainte et l’empêche d’être une charge. Etant désintéressé, il goûte une joie plus pure à donner qu’à rece voir et ne calcule point. Son économie n’a plus pour loi la parcimonie, mais la libéralité. Il ne se croit jamais quitte et ne songe pas à réclamer la moindre quittance ; mais il se tient toujours pour obligé dans un élan qui ne connaît rien de forcé. Dans ces conditions, les liens d’amour attachent les êtres les uns aux autres pour toujours, tandis que les contrats de la justice n’ont qu’une valeur temporaire et déli mitée selon les clauses d’exécution. L ’amour, lui, ne débat pas de clauses et ne s’enclot pas dans des limites ; il ne pose pas de conditions. La pure, l’absolue fidélité à soi lui suffit. Rien de plus normal, d’ailleurs, que ces contrastes, si l’amour tient immédiatement à l’esprit, tandis que la justice implique des situations matérielles et biologiques (44). Alors que les biens
spirituels s’échangent mais ne se morcèlent pas, de sorte que chacun les a tout entiers, les richesses matérielles se parta gent en se divisant, de sorte que chacun n’en a qu’une partie. Parce qu’en étant divisées, elles risquent de diviser ceux qui les convoitent, la justice intervient pour écarter ce péril. Là encore, toutes ces observations peuvent être utilisées tel les quelles pour caractériser nos rapports avec Dieu. Quand 11 nous pose dans l’être, Il ne nous engendre pas comme un père, qui communique à son enfant une nature pareille à la sienne en tout. Puisque nous ne sommes pas de même nature que Dieu, qui reste transcendant à la nôtre, nous ne som mes pas, à parler le langage philosophique, ses enfants par droit de naissance. S ’il est le maître, en ce qu’il nous instruit par sa création. Il ne l’est pas comme un professeur humain, qui est de la même société que nous et qui nous enseigne di rectement, en personne, dans la même langue maternelle. De vant ses œuvres, Il nous abandonne à notre initiative et nous laisse nous débrouiller seuls, pour en déchiffrer le secret, précisément parce qu’il est transcendant. Pour ce motif, notre tâche est spécialement ardue et aléatoire. Quand nous prenons connaissance d’ouvrages humains, entre eux et leurs auteurs, comme entre eux et nous, il n’y a pas de différence de palier, parce que nous sommes tous de la même taille. Mais, bien que les œuvres de Dieu soient à notre portée, Il les trans cende infiniment, comme II nous transcende ; Il n’est plus sur le même palier, de sorte que nous ne parviendrons jamais de nous-mêmes à son niveau. Ainsi, quels que soient les exemples apportés, aucun d’eux ne répond tel quel à ce qui se noue entre Dieu et nous. Ce cas a quelque chose d’unique et d’exclusif. Pour le qualifier, il faut finalement emprunter à tous les autres quelques traits. Nous existons par une pure bienveillance de Dieu, par un amour qui ne cherche pas son avantage, mais le nôtre. Nous 11e sommes que parce que Dieu nous connaît et nous veut, pour que nous Le connaissions et L ’aimions. Entre des êtres personnels, capables d’échange et d’accueil, d’autres relations 11e sont pas concevables. Dieu se donne à nous en nous don nant à nous-mêmes, et nous Lui sommes redevables de tout
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Gabriel M a d i n i e r , Conscience et Amour.
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nous-mêmes. Nous devons nous rendre à Lui, non seulement nous diriger vers Lui, mais nous offrir à Lui, nous livrer à Lui : tel est le devoir. Ce devoir est une dette et nous som mes les débiteurs de Dieu ; mais c’est une dette d’amour, et nous sommes ses débiteurs au sens que nous sommes ses obligés. S ’il nous lie, c’est par l’amour, par son amour pour nous. S ’il nous demande le don de nous-mêmes, c’est parce qu’il a donné le premier. Entre nous et Lui, ce qu’il veut, ce ne sont pas des rapports d’affaires, comme ceux de la vente et de l’achat, mais des relations de pur amour comme entre des esprits où chacun est accueil et don. Que certains, écrit René Le Senne (45), soient tentés de représenter l’amour de la valeur comme la conscience d’une dette, cela s’entend puis que ce sentiment peut intervenir comme une péripétie émotionneJle du moi vers son meilleur avenir, comme l’un des facteurs de son élan. Grâce à lui, je ne me conçois pas comme un souverain unique et absolu. Pourtant, le caractère sacré d'une dette en général ne vient pas de sa matière déterminée, toujours quelque peu arbitraire, mais d’une convention de deux volontés qui se rencontrent dans l’amour de l’ordre et l’espoir d’une collaboration bienfaisante. Le respect de la dette vient de l’amour de la valeur ou de Dieu. En consé quence, « le sentiment de dette ne peut être qu’une média tion existentielle pour accéder à l’essor vers le divin », c’està-dire vers l’amour. L ’existence authentique, par contraste avec l’existence ano nyme, n’est pas autre chose que cela. Elle est celle où l’homme rentre assez profond en lui-même pour apercevoir qu’il n’est pas, avant tout, en face d’un monde extérieur, mais en face de lui-même, dans le centre de son esprit, où il est présent à soi en même temps qu’à Dieu qui, lui aussi, est présent. En cette retraite, Dieu n’est pas présent de la même manière que le monde, à la façon d’un objet. Il m’est présent comme je le suis à moi-même, d’une présence qui ne peut s’objectiver. « Il est intentionnellement présent à l’esprit et à son activité de connaissance... à la manière d’une cause efficiente
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René
Le
Senne,
Obstacle et Valeur, 1934,
p.
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et finale » (46), comme l’origine qui nous fait jaillir, et com me notre fin qui nous aspire. En face des philosophies contemporaines, soucieuses de s’achever en humanisme, cela provoque les réflexions pour . concevoir un humanisme exact. Notre situation dans le monde dépend de la reconnaissance ou de la méconnaissance de Dieu au cœur de notre être, et l’authenticité de l’exis tence se modifie corrélativement. Si l’homme marche dans la vie, mais ne marche pas devant Dieu, qui pour lui n’est rien ou n’est pas connaissable, il est fermé sur soi et ne comprend que soi, et, conséquence paradoxale, il ne se comprend plus. Il ne saisit, dans son existence, que le simple fait, « la facticité », la pure contingence ; il n’y discerne plus d’intention. Il se sent de trop ; il juge que tout ce qui l’entoure est de trop, est gratuit et, donc, sans raison. D ’où un humanisme déçu, désespéré ou cynique, à tout le moins angoissé. Il ne nous reste plus qu’à vivre sans espoir, mais non dans l’inac tion, car « il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». « Si tout est vain, toi, du moins, ne sois pas vain », disait déjà le Stoïcisme. L ’attitude normale est le jeu, car la liberté, qui en pose les règles, peut les défaire et n’y est tenue que par elle-même. Ce peut être encore le cynisme, qui agit d’après les valeurs, dont il sait l’insuffisance et l’incertitude. Attitude de fidélité peut-être aussi, mais à un idéal difficilement définissable : fidélité à la liberté humaine dans sa mobilité ou sa transcendance indéfi nie. En tout cas, humanisme orgueilleux, qui prend l’inachè vement non pas comme un appel, mais comme un privilège et comme une suffisance (47). Q u’il y ait, dans l’existence, du gratuit par le fait de sa contingence, nous l’affirmons nous aussi avec toute la force possible ; mais que ce gratuit ne comporte aucune intention, nous le nions d’autant plus qu’étant une faveur le gratuit doit être le signe d’un amour et d’une liberté libérale. Si nous (46) André H a y e n , Intentionnalité de l’ Etre et Métaphysique de la Participation (Revue Néo'-Scolastique de Philosophie, 1939, p. 407). (47) J.-M . L e B l o n d , Qu’est-ce que l’Existentialisme ? (Etudes, m a rs 1946, t. 248, pp. 336 sq.).
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sommes l’effet d’un amour ou d’une faveur, ainsi que tout notre entourage, nous ne sommes plus de trop ; autour de nous rien n’est de trop, parce que rien n’est de trop pour l’amour. Répétons-le toujours : être aimés, cela vous justi fie d’exister ; cela justifie tout d’être ; cela justifie surtout d’être personne (48). Vivre, c’est « marcher devant Dieu » dans son amour et pour son amour. Plus rien n’est vain ; la liberté n’est plus un jeu illusoire, mais affaire sérieuse, et le cynisme devient lui-même une vanité, si les valeurs sont au thentiques, quand leur refus même prend l’aspect d’une va leur. De soi, rien n’est absurde, sinon sans doute par la faute de l’homme et ses erreurs ; la fidélité à soi-même se définit nettement une fidélité à l’amour. Antérieurement déjà au christianisme, la raison philosophique croit à l’amour. Ce'a redonne leur plénitude de significatiori aux idées de présence, d’appel, de vocation, de responsabilité, familières à tant d’esprits. Aimé Forest note (49) que les formes mo dernes de l’ontologie nous proposent tour à tour une philo sophie de l’appel et une philosophie de la présence. Le type achevé de cette dernière est Spinoza, pour qui l’être n’est plus une réalité lointaine, puisqu’il est immanent à tout ce qui est et que nous pouvons nous établir en lui. D ’autres sys tèmes sont des doctrines de l’insatisfaction, qui nous orien tent vers l’absolu ; après avoir détruit les perfections des réalités naturelles, elles nous montrent cette nature comme une chose à dépasser, le seul absolu devenant la liberté de l’esprit. Tel serait, par exemple, Fichte. Pour nous, une philosophie de la présence ne peut pas ne pas être en même temps une philosophie de l’appel et de l’in satisfaction, si l’être n’est présent qu’en étant un présent, un don fait par un Etre, lui-même transcendant, à un autre fort inférieur, de façon que le cadeau soit dépassé et le donateur identifié, recherché. De la part de son auteur, cette offrande est un appel, puisqu’elle ne peut pas ne pas être un désir, une (48) Ceci constitue le personnalisme d'un saint Augustin (JeanMarie L e B l o n d , L es Conversions de saint Augustin, 1950, pp. 9 -1 1 et 3 I3-3 I4)(49) Revue Thomiste, 1937, t. 42, p. 118.
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demande d’accueil. Dans ce cas, les lois de l’offre et de la demande ne sont pas satisfaites, tant qu’à travers les dons l’obligeant et l ’obligé, si grandes soient les distances entre eux, ne se reconnaissent pas l’un et l’autre et ne s’abandon nent pas l’un à l’autre. Alors seulement ils sont satisfaits et l’obligé, surtout, remplit son devoir de reconnaissance dans un acte d’entière liberté. Cette attitude est la réponse à la faveur gratuite qui lui est accordée ; réponse qui introduit l’idée de responsabilité. Etre responsable, qu’est-ce, sinon répondre de quelqu’un ou de quelque chose à quelqu’un ? Cela suppose un interlo cuteur, un interrogateur. Discutant avec Georges Bataille sur le péché, Pierre Klossowski examine si nos rapports avec Dieu, au lieu du fait d’être coupables, ne sont pas plutôt d’abord « le fait d’être un tel devant Lui », fait avec lequel commence la responsabilité. Etant chacun un tel devant Dieu, nous devons lui répondre, parce que nous sommes ses obli gés. Ce devoir est proprement la responsabilité, de laquelle suit logiquement la culpabilité, quand la réponse est refusée ou faite à contre-sens, et, qu’à la place de l’amour et de la reconnaissance, elle n’apporte que le mépris. Bien que le stade religieux, surtout lorsqu’il s’agit du Christianisme, soit transcendant par rapport au stade éthique, « cette transcen dance du religieux n’en intègre pas moins l’éthique. L ’éthi que s’y trouve religieuse » (50). Cela semble incontestable, et nous concluons nettement qu’il y a dans la morale un élé ment proprement religieux, par le fait qu’elle nous met tôt ou tard en face de Dieu pour décider de notre attitude en vers Lui. Dans ce même débat sur le péché, le R. P. Maydieu croit « que la morale ne se justifie que dans ce qui la dé passe », et le R. P. Jean Daniélou juge que « la tension tra gique entre le péché et la sainteté rapproche le saint et le pécheur, par opposition à ceux qui restent clans le domaine du moralisme », parce que le moralisme « crée une satis faction de soi » (51)- Telle est bien, ici, la question décisive à laquelle nous sommes arrivés : l’homme se déclarera-t-il (50) (51)
Discussion sur le Péché (D ieu Vivant, 4, p. 98). Ibidem, pp. 130, 127, 93.
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satisfait ou insatisfait de lui-même en face de Dieu ? Pour autant, s’en tiendra-t-il au moralisme ou le surmontera-t-il ? E t, dans ce cas, que devra-t-il faire ?
§ 3 : Le Premier Commandement. Dans cette Dialectique de l’Agir, où nous traitons de la Morale Générale, nous ne pouvons nous proposer de spécifier les divers devoirs qui découlent, pour les personnes différen tes, du principe fondamental qu’il faut faire le bien, c’est-àdire agir en tout avec la préoccupation du bien, du parfait. Il ne rentre donc pas dans notre dessein actuel de déterminer les devoirs particuliers de chacun envers soi ou envers son prochain. Cependant, la question que nous venons de formu ler s’impose maintenant et rentre dans notre perspective parce qu’elle est générale et concerne inévitablement tout homme. Absolument personne ne peut y échapper. Chacun, dans sa vie, choisit sa carrière, et, en fixant son domicile, il peut plus ou moins fixer aussi le milieu et les gens parmi les quels il est. Vous pouvez vous marier ou rester célibataire. Le commerce ou la rencontre avec telle ou telle personne ne sont pas tels que vous ne puissiez en rien vous y soustraire. I-e seul être dont il vous soit impossible, à aucun moment, de fuir la présence, c’est vous-même dans votre conscience. Or, Dieu est justement là. Comme II vous est aussi présent que vous l’êtes à vous-mêmes, vous ne lui échappez pas plus qu’à vous. S ’il vous est loisible de ne prendre aucune attitude à l’égard de ceux que vous ne rencontrez pas et que vous ne connaissez pas plus qu’ils ne vous connaissent, vous n’avez plus la même faculté vis-à-vis de Dieu, nous en sommes tous là. Puisque Dieu c’est le Bien, et non plus, comme le reste, un bien, le problème de .l’attitude envers Dieu s’identifie à celui de l’attitude vis-à-vis du Bien, comme vis-à-vis de nousmêmes. Il n’y a pas d’échappatoire. Il y en a moins encore que partout ailleurs au terme de cette dialectique, dont les étapes conspirent toutes à poser cette interrogation comme à déterminer le moment exact où il est impossible et inadmissible de l’éviter. Cet instant a 488
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sonné. Dans l ’analyse de notre tendance et dans la recherche de son terme extrême, ainsi que des moyens de l’y faire par venir, nous avons vu qu’elle aboutissait au désir de voir Dieu en Lui-même, mais, de ce fait aussi, dépassait toutes nos ressources propres. Désir naturel et logique, mais idéal aussi indéclinable qu’impraticable ! Cette vision de Dieu peut, de plus, être l’objet d’un vœu catégorique, car elle est absolu ment souhaitable pour nous. L a comparant avec le désir de connaître et d’aimer les personnes qui nous entourent, ou avec le progrès de notre conscience vers la pleine présence d’esprit, nous avons compris que cet idéal ne pouvait être absolument impossible, ni conduire à .l’absurde. Non pas que sa possibilité intrinsèque ait été pénétrée, mais parce que, sans cela, cet effort de conscience et d’amour, qui nous caractérise, devient lui-même absurde; impossible. Conséquence inaccep table, puisque ce qui existe, et surtout ce qui est naturel dans un être, ne peut ainsi finir dans l’absurde, être impossible. Si mystérieuse que soit cette vision de Dieu, elle est pour nous une aspiration normale. Pour sortir de cette impasse où nous enfermait un idéal souhaitable en soi, réalisable en soi, mais impossible, irréalisable par nous, nous avons alors envisagé nos tendances non plus en elles-mêmes, mais dans leurs rela tions avec les autres êtres, et surtout avec Dieu. Outre les possibilités qui nous sont propres, et qui sont déterminées par nos seules forces, d’autres apparaissent en fonction de ce que nous pouvons réussir avec notre milieu ou avec Dieu, c ’està-dire en fonction de ce que Dieu peut faire en nous avec nous. Une finalité très originale, puisqu’elle ne vaut que pour cette circonstance unique, a été précisée, en tant qu’elle est corrélative non pas d’une efficience dont nous disposons, mais d’une action qui revient à Dieu seul. Alors que la finalité de notre être, quand elle répond à une causalité qui nous est propre, ne peut pas ne pas aboutir ordinairement, dès là que çette causalité a l’efficacité nécessaire, la finalité, qui réplique à une action partant de Dieu, n’a plus la même exigence. Sa réalisation est essentiellement conditionnée, puisqu’elle dé pend d’une libre initiative divine. Ce désir de voir Dieu, si normal et si catégorique qu’il puisse être, reste conditionné dans sa réussite et n’exige pas d’être satisfait, du fait de son 489
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apparition. Plutôt qu’une tendance, il manifeste en nous une capacité. A celle-ci correspond une puissance, mais nullement au sens où ce terme éveille l’idée d’un acte corrélatif et pro portionné. Dieu n’est pas l’acte de notre esprit comme un acte de connaissance scientifique l’est de notre intelligence, qui en est capable par elle-même. Nous ne pouvons voir Dieu, comme nos poumons peuvent respirer, nos yeux voir le jour ou notre entendement discourir. Aussi, pour qualifier cette finalité, l’avons-nous nommée, avec la tradition, puissance ou finalité obédentielle. Heureuse expression d’ailleurs, puisque la condition pour voir s’actuer cette puissance est une atti tude, une volonté d’obéissance aux décisions éventuelles de Dieu (52). Puisqu’il est avéré que, sans Dieu, l’homme ne peut parvenir à la pleine suffisance, il attendra que Dieu lui fasse part de sa suffisance et se prêtera, docile, à son action. Telle a été la conclusion finale du livre premier. Dans la destinée humaine, c’est une heure solennelle que celle où se fait, d’une façon ou d’une autre, cette « révéla tion » qu’il est « plus parfait de se faire obéissant..., de se créer une condition d’obéissance », et que notre dignité c ’est la « dignité de l’obéissance » (53) à Dieu. Là est nettement la pierre de touche et la bifurcation des systèmes. Tout à l’heure, nous avons entendu Brunschvicg nous pro poser une attitude sans humilité, sans orgueil comme sans égoïsme. L ’esprit se façonne un idéal, qui s’identifie de plus en plus avec l’action humaine toujours en progrès ; il sup prime tout être transcendant, objet de culte, pour se mettre en présence du contenu qu’il porte dans sa propre conscience. Cherchant le terme de l’adoration dans l’adorateur même, il reconnaît là le vrai culte en esprit et en vérité et le seul moyen d’arracher de notre vie l’étiquette de superstition. D ’autres n’ont pas cette modestie, pour lesquels l’admission d’un Dieu distinct du monde est l’effet de la peur. Ne peut en venir là que l’homme qui tremhle et n’a pas le front de re garder en face l’univers, pour s’en constituer le centre. T er rorisé par les dangers, le risque et le tragique de l’existence, (52) (5 3 )
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V o i r supra, liv . I , c h . V , § PP- 255-263. A u g u s t e V a l e n s i n , s . j ., François, pp. 235-236.
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il n ’ose pas se fier à soi et ne compter que sur soi pour son salut. Préférant attendre d’un autre la sécurité, il se livre à un maître en abdiquant sa liberté, pour jouir du bonheur qu’il espère en recevoir. Psychologie de faibles, d’incapables et de lâches, bref, d’une race inférieure abâtardie. Supprimons au contraire le prétendu dualisme esprit-matière, qui n’est que le substitut de cet autre créateur-créature, ou transcendanceimmanence. Revenons aux Grecs* pour qui le cosmos était tout, l’homme en étant « le démiurge vivant » (54). Il n’y a pas d’autre absolu, et notre destin est la conquête de l’ordre et de l’être sur le désordre et le non-être pour échapper à la ruine menaçante. Ne mésestimons pas l’ici-bas par un appel à l’au-delà. Laissons tomber et rejetons la mentalité judéochrétienne, qui a corrompu cette idéologie primitive et révélé l’erreur d’un Dieu extérieur et transcendant à l’univers, comme si nous devions nous soumettre à Lui. Cette volonté de suffisance, qui est si caractéristique de toute négation de Dieu, se retrouve bien en dehors de la phi losophie naziste. Pour Dostoïevsky, cette suffisance a est l’ultime secret d’une conscience de sans Dieu ». L ’immora lisme athée est le refus de s’engager, afin de se réserver au profit d’une disponibilité pure. « Non pas disponibilité ai mante, tendue vers l’Autre, mais une disponibilité jalouse d'elle-même, une disponibilité suffisante. Un vide, qui savoure sa capacité indéfinie, par prétention d’indépendance. Répli que blasphématoire de la Plénitude infinie » (55). Même observation à propos de l’inquiétude. Si l’homme vit plus que jamais dans l’inquiétude, il aime l’inquiétude qui se complaît en elle-même et non celle qui tourne vers Dieu. Au lieu de se divertir en s’accrochant aux amusements extérieurs, il se divertit sans sortir de soi ni d'elle. Loin de voir en elle un appel et un problème, il y goûte une délectation. Son « inquiétude, au lieu d’être une aspiration vers Dieu, est de venue pure jouissance d’elle-même. Et ainsi, par un retourne(54) Louis-Philippe R icard , La Métaphysique Héroïque du I I I ' Reich (Dossiers de l'Action Populaire, p. 588, 10 avril 1938). (55) Stanislas de L estapis , Le Problème de l’Athéisme vu par Dostoïevsky (Etudes, 1937t t. 233, pp. 448 et 446).
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ment insensé, l’homme a fait un divertissement de ce dont le divertissement semblait avoir pour but de le détourner » (56). Sous quelque forme qu’elles se traduisent, ces attitudes manifestent toutes en l’homme une intention prétentieuse de se suffire de son insuffisance et de s’idolâtrer soi-même en s’érigeant en fin dernière. Le choc des mots marque par soi à quelle impossibilité radicale se heurte cette tentative d’exalta tion et à quel échec est vouée cette volonté de triomphe. Fermé sur soi, hermétiquement clos à tout ce qui le trans cende, comment l’homme pourra-t-il se surpasser ? Il restera seul avec soi et ne fera que déchoir. Lorsque Dieu se voit ainsi refuser l’entrée par l’homme, comment pourra-t-il se donner à lui ? De sa. part, toute condescendance devient en tièrement impossible : Dieu ne s’abaisse pas vers des âmes si hautes. A dire vrai, s’il n’est pas de plus sûre méthode pour man quer Dieu, que cette volonté d’impérialisme et de conquête à son égard, pour s’emparer de Lui et Le capter par notre pro pre initiative, notre tort est moins d’avoir l’ambition de nous élever jusqu’à Lui que de compter sur nos forces pour y par venir et de prétendre faire passer Dieu par nos vues. Quelqu’indéfiniment progressif que soit notre effort vers Lui, et si v if que soit notre besoin de nous rattacher intimement à Lui, cette démarche est réduite par elle-même à ne s’achever jamais, car elle ne prend pas conscience de sa vraie nature sans mieux saisir la déraison qu’il y a pour une pensée finie à projeter d’épuiser l’infini. Plus elle se rend compte de l’in commensurabilité, plus le fossé s’avère infranchissable, et cet humble aveu d’impuissance témoigne de la disposition à la fois morale et religieuse par excellence, puisqu’avec elle le moi se décentre de soi pour se centrer sur Dieu. Il ne ramène plus Dieu à soi, mais il se ramène à Lui. Dans la discussion à laquelle nous faisions allusion à l’instant, Jean Hyppolite le fait observer à Georges Bataille : la question capitale est celle-ci : l’être est-il en nous, ou est-il hors de nous ? Si le (56) Jean L a cr o ix , Itinéraire Spirituel, p. 114 (Cahiers de velle Journée, n° 35). 492
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néant est en nous, s’il est dans le désir, qui trahit un besoin, signe lui-même d’un vide, ne voulons-nous pas sortir de notre néant pour trouver l’être, quand nous voulons sortir de nous (57) ? L a métaphysique et la psychologie réflexive don nent donc la même leçon que le christianisme et ouvrent de vant nous le chemin du succès, lorsqu’elles nous enseignent que le « Moi orgueilleux » restreint arbitrairement le deve nir humain en rabattant sur lui toute la finalité de l’action, parce qu’il déplace vers le bas la polarité naturelle de l’es prit (58). Il faut, en quelque façon, se perdre pour se trouver, s’abaisser pour être élevé ; autant l’orgueil et la suffisance raralent et rapetissent, autant l’humilité permet la grandeur authentique. « On ne s’étonnera donc point que le progrès de la conscience ne soit possible que par un oubli de soi, mais qui est la condition même de notre propre élargissement inté rieur. De telle sorte que c’est quand nous rompons avec nousmême, c’est-à-dire avec nos propres limites, que nous décou vrons aussi nos profondeurs les plus secrètes et que cette apparente sortie de soi est en même temps une véritable ren trée au cœur de soi-même. Car, sortir ainsi de ce moi limité, séparé, insuffisant, étranger à lui-même et au monde, c’est pénétrer dans un Soi illimité, ouvert, surabondant, qui est l’intimité parfaite où le Moi se découvre enfin dans la source qui le fait être, dans la vocation qui lui est propre » (59). Cet humble renoncement n’a rien d’une humiliation, ni d’un a f front. Notre intelligence et notre volonté ne sont pas humi liées du dehors, en se mettant à leur rang avec autant de liberté que de spontanéité. L ’acte par lequel elles s’oublient est celui-là même par lequel elles s’épanouissent, au point qu’à la place d’une abdication il est plus exact de parler d’un couronnement (60). Ce n’est pas davantage une faiblesse ni une lâcheté, ni dé dain des choses de ce monde, mais esprit de sacrifice et de (57)
D ieu Vivant, 4, p p . 108-109. Joseph M a r é c h a l , Etudes sur la Psychologie des Mystiques, t. 1, pp. 205-208 (1924). (59) Louis L avelle , D e l’A cte, 1937, pp. 368-369. (60) Gustave T h i b o n , L ’Echelle de Jacob, 1942, p . 179. (5 8 )
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courage. L'accès à l’héroïsme comme au sublime est là, pour autant qu’utilisant les choses de ce monde en vue d’une des tinée éternelle nous devons en même temps les sacrifier pour les sauver dans un ordre supérieur à elles. L ’homme apparaît là vraiment écartelé, suspendu entre l’infini et le fini, le fini où il agit, l’infini qui peut agir en lui. Le P. Jean Daniélou le disait à Georges Bataille : « Personne n’est moins installé, personne n’est plus appelé à marcher dans des voies nouvelles et non foulées, à courir plus de risques, que celui qui prend conscience d’une telle condition. Aucun n’est plus fortement tiré hors de la suffisance, du confort spirituel et de la mé diocrité » (61). Puisque Dieu, l’infini, est au delà de tout le fini, n’est-il pas en effet certain que celui qui veut s’unir à Lui doit fina lement dépasser le fini, y renoncer ? C ’est alors que le su blime prend tout son sens, ainsi que les sacrifices qu’il exige. Il demande une sorte de mort, non seulement corporelle, mais encore spirituelle, pour l’entrée dans une vie supérieure où tout ce qui a été dépassé sera recouvré au centuple sur un autre plan. Le plus grand courage est alors réclamé, parce qu’au « plus haut degré de l’héroïsme le sacrifice moral at teint à l’anéantissement de toutes les déterminations auxquel les la vie nous attache » (62). Il n’y a pas là d’avilissement, ni d’asservissement. Pour conclure maintenant à quelles démarches cela nous conduit, rappelons-nous, avec cette possibilité d’une interven tion divine dans l’humanité, l’obligation du parfait. Nous n'avons cessé de le répéter, ce n’est pas un conseil mais un précepte ; nous sommes tenus d’apporter en tout la préoc cupation du bien, du parfait, de l’entièrement accompli, sans pouvoir nous arrêter tant que cet idéal n’est pas devenu réa lité. Cela ne fait qu’énoncer sur le mode impératif ce que l’analyse de notre tendance au bonheur a rendu sur le mode optatif. De la sorte, le bien est le bonheur, parce qu’il est le parfait ; la béatitude est le bien, parce qu’elle s’identifie au parfait, en qui réside la pleine suffisance. L ’impératif catégo(61) (62)
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C f. Dieu Vivant, 4, pp. 91, 93, 101. René L e S e n n e , Obstacle et Valeur, 1934, p. 3 17.
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rique est le suprême persuasif, parce qu’il est l’optatif néces saire. Ce qui est voulu de nous est ce que nous en voulons nous aussi. 11 y va donc de notre intérêt comme de notre de voir, et celui-ci n’a rien d’une contrainte dès là qu’il exprime le mouvement de l’amour ; il en jaillit pour le promouvoir ; né de lui, en tant qu’il est encore imparfait, il veut disparaître devant lui, en tant que parvenu à sa perfection et devenu maître incontesté de notre être. Son but est de nous faire ré pondre aux dons de Dieu dans l’amour par un égal don de nous-mêmes dans l’amour, pour réaliser la possession mu tuelle de Dieu par nous et de nous par Dieu. Or, nous le savons, ce n’est possible pleinement que dans la vision divine, dont nous ne jouirons pas en nous la pro curant, mais seulement si Dieu nous l’accorde par une libé ralité toute gratuite. Ainsi, devant l’hypothèse et l’éventualité d’une intervention divine, nous sommes persuadés qu’elle n’est pas nécessaire et que nous ne pouvons l’exiger, n’y ayant aucun droit. Malgré cela, nous ne pouvons demeurer indif férents à cette perspective, puisqu’au cas où elle se produirait elle met en question, de façon décisive, toute notre histoire et tout notre destin. La réponse que nous y ferons, l’accueil que nous lui réserverons, trancheront notre sort à jamais pour la ruine ou le succès. Si nous sommes vraiment responsables, c ’est-à-dire si nous sommes obligés de répondre de nousmémes à Dieu, c’est bien sur ce point et à cet instant. Com prenons bien une fois encore, ici, que le devoir étant une obli gation d’amour, notre réponse doit être une réponse d’amour, parce que ce don nouveau de Dieu porte son amour pour nous aux bornes du possible. Déjà notre existence est une faveur de sa part et comme un premier don gratuit de Lui à nous ! mais II ne s’y donne qu’en nous donnant à nous-mêmes, en nous gratifiant d’une conscience et d’une possession de nous qui nous constituent, à son image, maîtres de nous-mêmes et du monde. Il ébau che et commence une œuvre, dont il nous confie l’achèvement, pour que nous travaillions librement, mais comme IJ veut, à notre entier accomplissement. Il se trouve néanmoins que cet achèvement définitif n’étant réalisable que par notre union à Dieu, tel qu’il est en Lui-même, ne nous est possihle que si
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Dieu s’en mêle et le prend en main, mais que nous ne pou vons d’aucune manière exiger cela comme un droit. Notre tâche n’est plus de le poursuivre de nous-mêmes d’après nos initiatives, mais de le laisser s’accomplir en nous par Dieu. S ’il se met ainsi Lui-même à cette besogne, cela signifiera que son amour ne se contente point de nous regarder comme les ouvriers de notre perfectionnement, mais qu’il veut, pour notre plus grand avantage, en être aussi Lui-même l’auteur et l’artisan. Cela signifiera que, non content de se donner à nous en nous donnant à nous-mêmes, il voudra se donner Lui-même, afin d’être tout en nous et de nous donner plus pleinement nous-mêmes à nous-mêmes en Lui. Ajoutant la faveur à la faveur, et le gratuit au gratuit, Il ne nous lais sera pas déchiffrer seuls sa pensée dans ses œuvres exté rieures ; Maître divin, Il nous instruira en personne de sa pensée intérieure, pour que nous ne soyons pas en retard sur elle mais à son niveau. En accueillant alors son amour, en nous pliant docilement à ses intentions, nous Lui donnerons de se donner à nous entièrement, pour nous réaliser en Lui. Si .l’amour appelle l’amour, le don appelle l’accueil, sans le quel il n’est plus possible. Et c’est ainsi que nous satisferons au devoir, en satisfaisant à l’amour. Voilà donc résolue la question, que Maine de Biran jugeait la plus grande et la plus difficile de la philosophie : « Q u’estce que l’homme peut par lui-même ou par la seule force pro pre de son âme, et qu’est-ce qu’il ne peut pas absolument par son effort propre, bien qu’il puisse l’obtenir en le deman dant à Celui qui peut tout, en s’y préparant par des actes qui dépendent de Lui » (63) ? Pourtant une chose, et la plus importante de toutes, reste incertaine : si nous savons ce que Dieu peut faire librement et libéralement, nous ne savons pas, du point de vue théorique, où nous sommes placés, s’il l’a fait ; en raisonnant, à priori, sur la nature des choses, nous ne pouvons pas dire rigoureusement qu’il le fera. Sur ce point capital, auquel tout est désormais suspendu, l’obs
(63) Journal Intime septembre 1819). 496
(édit. de la
Valette-Monbrun.
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curité n’est pas dissipée ; elle ne peut l’être par les méthodes employées jusqu’ici. Il importe cependant de faire la lumière, et, puisque nous sommes tenus par l’obligation d’agir bien, par le souci du parfait, le devoir est pour nous de la cher cher. Une âme aimante autant que généreuse ne doit-elle pas ^se répéter, avec Lucain, qu’elle n’a rien fait tant qu’il lui reste quelque chose à faire encore ? N il actum reputans, si quid superesset agendum. Nous n’avons plus qu’une issue : nous retourner vers les faits et demander à l’histoire si Dieu y a réalisé ce qui n’était encore qu’une hypothèse. En formulant nos devoirs envers Dieu, le premier commandement précise que, pour les lui rendre, nous demanderons à l’histoire s’il ne s’est pas mêlé à elle afin de nous montrer comment nous y prendre. C ’est là une « obligation de sincère recherche, de docilité éven tuelle » (64). De toutes nos conclusions, c’est peut-être la plus paradoxale que le raisonnement se limite ainsi lui-même et nous indique l ’achèvement de notre pensée ailleurs qu’en lui, dans un fait où Dieu nous fera part de sa connaissance. Mais, si les paradoxes sont ici rassemblés, force est d’avouer qu’ils y sont normalement et logiquement par une synthèse longuement préparée du raisonnement et du fait, ou du fait d’expérience et du transcendant, du contingent et de l’absolu. La Psychologie Réflexive et la Dialectique de l’A ffirm a tion ont établi déjà que la déduction dialectique pouvait bien être la méthode pour certaines branches du savoir, mais non pas pour toutes, et qu’il fallait en réserver d’autres plus po sitives, plus adaptées à la contingence de l’expérience, l’his toire en particulier, en tant que science des faits individuels. S ’appuyant à ces conclusions, la Dialectique de l’A gir aboutit encore à une autre : puisqu’elle fixe la possibilité d’une in tervention divine dans l’humanité, pour en achever le destin, donner un sens à son histoire, elle introduit avec elle, pour nous, la possibilité d’une connaissance supérieure à celles que nous pouvons nous procurer par nous-mêmes ; c’est la foi à ce que Dieu peut nous enseigner.
t. 2, p. 185, (64)
Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, p. 384.
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Pour marquer ce terme de nos enquêtes, nous reprendrons une phrase de Kant, quitte à en modifier le sens et la teneur. En écrivant ses deux Critiques de la Raison Pure et de la Raison Pratique, son but était de tracer les limites de la Rai son Pure de telle façon que la Raison Pratique, avec toutes ses réalisations, ne soit pas rendue absurde. Bien que nous n'ayons pas vraiment connaissance de ce monde intelligible, dont elle doit faire une réalité dans le nôtre, nous en avons du moins la croyance, et Kant a prétendu écarter tout ce qui l’aurait positivement interdite. 11 résume en une formule toutes ses intentions : « J’ai dû, par conséquent, supprimer le savoir pour y substituer la croyance » (65), les termes sa voir et croyance signifiant, le premier, la science théorique de l’absolu, et le second une foi rationnelle, où certains 11e dis cernent rien de très rationnel mais plutôt un sentiment. Pour nous, nous rectifierons comme il suit : il fallait limiter le sa voir, pour réserver les possibilités de la foi. Mais, en tant que communication faite à nous par Dieu de sa propre connaissance, cette foi comporte un paradoxe qu’il faut com prendre. Comme nous venons de le dire, elle suppose que Dieu s’insère dans l’histoire, d’une manière ou d’une autre, pour s’y constituer événement. Parmi tous les événements im portants ou menus qui règlent le sort des humains, il pour rait donc s’en trouver qui engagent notre position non seu lement devant les autres hommes, mais encore devant Dieu. Cela est autrement décisif ! Cela n’entraîne-t-il pas, plus que partout ailleurs, de l’irréparable ? N ’est-il pas des plus surprenants qu’un événement, d’apparence contingente com me les autres, révèle une nécessité tellement absolue ? En 1890, les Normaliens l’objectaient à leurs camarades catholiques. « Comment faire dépendre le salut d’un fait di vers qui s’est passé il y a deux millénaires et qui, à son heure, a été à peine remarqué ? d’un fait qui reste forcément ignoré de la plupart des hommes ? d’un fait auquel je serais obligé de donner mon attention et mon adhésion, alors que je puis
légitimement me désintéresser de tant d’autres faits histori ques ?... Comment ce fait, contestable, mais en tout cas contingent, peut-il m’atteindre au cœur, me créer des obliga tions intimes, toucher à l’unique nécessaire de ma destinée personnelle et immortelle » (66) ? La réponse est que ce qui surprend ne devrait pas surpren dre, au contraire. Bien que l’acte de l’homme, ainsi que son être, soit doté d’une structure métaphysique, son existence est cependant histoire et biographie. L ’absolu, qui s’y développe, s’y produit par des opérations qui s’ajoutent à sa substance dans un milieu d’incidents et de faits divers dus aux autres personnes et aux^ choses. A travers eux, il assure la croissance d’une vie spirituelle, et contient en lui le temps, qu’il déploie, plutôt qu’il n’y est contenu. Le sens de ce progrès, c’est de garantir, au moyen de ce qui passe, quelque chose d’immortel, qui ne passe plus et qui se révélera un jour. De ce biais, les actes et les incidents divers ne sont plus des accessoires sans grande importance, puisqu’ils peuvent avoir, par leur enjeu, des conséquences sans fin dans une autre vie par exemple. Même d a n s l’état d ’i n c a r n a t io n , notre e s D r it g a r d e sa t r a n s cendance, qui l’oriente vers un autre monde en germe déjà dans le présent. Dès lors, si Dieu veut se mêler à nous, non pas unique ment à la vie d’un homme mais à celle de l’humanité, ne fautil pas qu’il se mêle en quelque façon au cours des événements et se fasse Lui-même événement. Evidemment, nous ne pou vons en dire davantage ni préciser comment, quand, où cela se passera. C ’est le mystère des mystères, dans l’histoire. Tout ce que nous pouvons prévoir c’est que, s’il revêt l’as pect d’un événement parmi tant d’autres, Il devra porter en lui des signes caractéristiques, uniques, qui permettront de le distinguer de tous les autres en révélant, bien plus que la transcendance de l’esprit humain sur la matière, celle de Dieu Infini sur tout esprit fini. A u lieu d’être un événement, son apparition sera L ’Evénement capital de l’histoire, celui qui
(6s) —
Critique de la Raison Pure, traduc. Tremesaygues, 1903, p. 29.
V o ir E m ile B o u t r o u x , L a Philosophie de Kant, 1926, p. 118.
(66) Gaston S a le t , La Croix du Christ, Unité du Monde (Nouvelle Rcime Théologique, 1937, p. 226).
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décide absolument du sort de l’humanité en ce monde et en l’autre. Si telle est son importance extraordinaire, nous pou vons aussi présager que, tout en se produisant à une date et à un endroit précis, il devra se répercuter à travers toutes les époques et tous les lieux, pour être vraiment universel. Mais, après cela, nous ne pouvons plus rien ajouter, car le reste est le secret de Dieu. En tout cas, cette manière d’entrer en rapports plus directs avec nous, pour mystérieuse qu’elle soit, est la seule qui sauvegarde sa transcendance et sa liberté d’initiative. Puisque sa venue dans l’histoire ne peut résulter d'une nécessité interne de sa divinité, et que cette histoire n’est pas le développement obligatoire de l’Idée Absolue, ni la manifestation progressive de Dieu en lui-même, Dieu sur viendra comme événement, aussi imprévisible de soi pour nous que décisif. Il est L ’Eventuel. Il ne s’introduira point parmi nous en étant déterminé à l’existence par le déroule ment horizontal de l’histoire ; Il y tombera plutôt verticale ment d’un monde transcendant et interrompra la continuité de son devenir (67). Par ce biais, sont maintenues la contin gence de notre monde et la transcendance de Dieu, ainsi que les possibilités de rencontre entre eux ; à cette transcendance s’ajoute la condescendance de Dieu. N ’en déplaise à K ierke gaard, la pensée métaphysique pense la réalité historique (68). Dans ces conditions nous ne saurions nous endormir, mais il nous faut demeurer toujours à l’écoute, sans prendre de repos. L ’état d’alerte et de qui-vive est l’état normal, qui ne se lasse jamais d’attendre ni de guetter l’horizon. Dans cette vigilance il est une curiosité légitime des nouvelles, qui ré pond à une anxiété de l’esprit, à un désir de salut. Parmi le déluge de nouvelles, qui sont presque toutes faussées, presque toutes mauvaises, et dont les meilleures n’annoncent qu’un bonheur précaire et momentané, découvrirons-nous enfin La Bonne Nouvelle, la seule qu’il vaille la peine d’apprendre et
(6 7)
Léopoid M a l e v e z , s . j . , Théologie Dialectique. Théologie Théologie Naturelle (Recherches de Science Religieuse,
Catholique et
1938, pp. 4 1 0 -4 1 1 . (68)
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Jean W
ah l,
Etudes Kierkegaardiennes, 1938, p. 90.
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de propager aussitôt partout, à toute heure, parce qu’elle nous annoncera que Dieu est arrivé ? A cette volonté d’attente infatigable, nous ajouterons une volonté de disponibilité, pour donner sa.vraie portée à une idée chère à nos contemporains. Lorsque notre esprit n’est par faitement soi que dans la mesure où il est tout et s’égale à l’être, la première condition pour réaliser cette ambition n’estelle pas d’être disponible, c’est-à-dire ouvert à tout, sans être bloqué par rien ? N ’est-ce pas indispensable, pour être tou jours prêt à de nouvelles expériences ? Sans doute ! Mais une tentation spécieuse est cachée là, car, par cette disponibi lité, je puis me faire le centre du monde et ramener tout à moi ; je puis vouloir être malléable aux choses, pour en jouir et mieux disposer d’elles à mon profit. Je dispose alors de tout pour moi, mais je ne dispose de moi pour rien, ni pour personne d’autre, surtout pas pour quelqu’un qui me serait supérieur. Or, si réellement et volontairement je suis indisponible pour tout autre que pour moi, ma soi-disant dis ponibilité se mue en une véritable indisponibilité. En repliant sur mon être limité des désirs, qui le dépassent infiniment, cet égoïsme complet me ferme à l’authentique infini et me voue à l’échec. Cette satisfaction, qui me conduit à trouver en moi tout ce qu’il me faut, mène plus à la mort qu’à 'a vie, plus à l’ennui qu’à la joie. Elle est la pire façon de s’ai mer soi-même. Gabriel Marcel voit donc parfaitement juste lorsqu’il croit indispensable d’approfondir la notion d’indis ponibilité, parce qu’elle constitue le plus grave danger pour la créature. Pour lui, la vie spirituelle devrait se définir « tout entière comme l’ensemble des activités par lesquelles nous tendons à réduire en nous la part de l’indisponibilité ». Il distingue, en conséquence, « l’amour de soi en tant qu’indis ponible, et l’amour de soi comme disponible, c ’est-à-dire l’amour de ce que Dieu peut faire de moi ». Comme des ca pitaux cessent d’être disponibles, dès lors que je les aliène, de même, en devenant indisponible pour Dieu, je consens une aliénation, car j ’accepte d’être la propriété d’un autre que Lui et, par suite, je cesse d’être le propriétaire et le capitaine de mon âme. Ces biens extérieurs, dont je dispose afin de mieux disposer de moi, me possèdent plus que je ne les pos
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sède. « Posséder, c’est presque inévitablement être possé dé » (69). Disponibilité des contemporains, puissance obé dientielle des médiévaux, d’un mot, volonté d’obéissance par laquelle l’homme abjure l’orgueil « prométhéen » ; voilà ce que demande finalement « le consentement à l’être » (70), pour nous conformer aux lois de l’existence. Bien avant les maximes proposées par Kant, voilà ce que doit être notre premier principe de conduite, selon que l’existence authenti que est une mise en présence de la créature en face de soimême et de Dieu, pour répondre éventuellement à son appe'. Les réflexions suivantes viennent renforcer l’urgence de cette attitude. Théoriquement sans doute, aucun argument péremptoire ne peut être apporté, qui nous garantisse avec certitude la venue de Dieu, puisqu’elle ne répond à aucun droit de notre part. Du point de vue spéculatif nous demeu rons dans l’ignorance. Cependant, si nous examinons les rai sons dernières de l’existence et de notre destinée, peut-être y découvrirons-nous quelques raisons plus ou moins vraisem blables de compter sur cette intervention divine. Puisque le dernier mot de la vie, même pour les philosophes, est un amour libéral, et qu’ainsi comprise l’existence contingente est d autant plus intelligible, comporte d’autant plus d’intentions à notre égard, qu’elle est plus gratuite, il y a un développe ment du gratuit, un épanouissement logique de la libéralité dans la magnificence, lequel ne doit pas surprendre... Nous ne pouvons pas exister, sans être dans une situation aussi pé rilleuse que difficile. Difficile, parce que nos souhaits vont naturellement bien au delà de nos capacités ; nous désirons plus que nous ne pouvons nous procurer. Périlleuse, parce que l’erreur et le mal, que nous devons pourtant éviter à tout prix, empêcher de devenir réalité, sont pour nous plus faciles que le bien et le vrai. La difficulté originaire de notre position est encore très sérieusement aggravée par la présence du mal ou du péché, qui ne se contente pas de retarder notre marche en avant, mais nous tire violemment en sens contraire. Notre
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Gabriel M a r c e l , Etre et A voir, 1935, pp. 100 et 99. L'expression est de M . A im é F orest .
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état de créature comporte si naturellement ces dangers qu’à moins d’une faveur toute spéciale de Dieu, il semble inévible et normal que nous y soyons plus ou moins exposés. En tout cas, c’est un fait que l’amoureuse libéralité de Dieu, qui a vou u notre existence, nous a lancés dans cette aventure. De la sorte, Dieu nous fait être pour que nous Le connais sions et L ’aimions dans une situation où il est plus difficile de Le reconnaître que de Le méconnaître. S ’il va jusqu’au bout de sa libéralité, n’est-il pas vraisemblahle qu’il nous fa cilitera la besogne et notre accomplissement de ses intentions en se faisant gracieusement connaître Lui-même, afin de ne pas nous laisser seuls dans l’embarras ? Nous avons quelques motifs de l’espérer. Mais y a-t-il un « philosophie de l’espérance », ici ? Quelle est la valeur de cette espérance ? Voici l’analyse de Gabriel Marcel. L ’espérance est comme la réponse de la créature à l’être infini auquel elle a conscience de devoir tout ce qu’elle est et de ne pouvoir, sans scandale, poser aucune condition, précisément parce qu’elle croit à son amour et que l ’on ne pose pas de conditions à l’amour. Sachant ce qu’elle doit et les dons déjà reçus, elle en espère d’autres encore ; elle espère devoir encore plus. Attendre de nouveaux dons de celui dont vous êtes aimé, c’est vous appuyer sur son amour : c’est lui donner en quelque façon le moyen de répon dre à votre attente ; ne plus rien attendre de Lui serait comme L e frapper de stérilité et comme Lui retirer par avance une certaine possibilité d’inventer, d’innover. L ’espérance est aux antipodes de la prétention comme du défi, car elle est can deur ; en se désintéressant en quelque façon du comment de sa réalisation, lequel ne la regarde pas, elle est foncièrement a-technique ; elle « fait appel à l’existence d’une certaine créativité dans le monde » (71) et d’une générosité. Surtout, elle ne revendique pas et ne s’arroge pas de droits ; elle at tend un bienfait, une grâce de la simple libéralité ; ce qu’elle souhaite est le contraire d’une obligation à acquitter ; elle
(71) G a b r ie l M a r c e l , Homo Via'or, 1044, P- 69 et le s pr>. 39-91 ; Esquisse d’une Phénoménologie et d’une Métaphysique de l’Espérance.
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mise sur l’amour et, si l’amour est la clef de l’existence, elle dispense quelque clarté sur le fond des choses sans avoir rien de la raison calculatrice. En ce sens elle rejoint donc ce que nous avons dit sur la nature de nos relations avec Dieu. Ce ne sont pas des rapports de débiteur et de créancier, au sens où la restitution d’une dette est un dédommagement pour le créancier, parce que Dieu n’est pas intéressé et ne fait pas d’affaires comme un créancier, ni davantage comme un maî tre à l’égard de son serviteur. Ils ont quelque chose des liens du père et du fils, bien qu’avec de notahîes différences, ou du maître et de l’élève. Et, puisque dans la situation que nous avons décrite, nous sommes affaiblis par l’erreur et le péché, ces maladies de l’intelligence et de la volonté, nous sommes devant Lui comme un malade en face de son médecin. Nous trouvons toujours d’autant plus de motifs d’espérer en Lui qu’il est Lui-même plus désintéressé, donc moins soucieux de son profit que du nôtre, et que nous ne voyons point quelles bornes fixer à sa générosité. Il est encore un motif plus décisif, non plus d’espérer que Dieu fasse quelque chose pour nous, mais de nous douter qu’il l’a déjà fait. Lorsque nous examinons rationnellement notre condition de créature et déterminons de même ce que nous pouvons et ne pouvons point par nos propres forces, ce qu’il nous faut attendre de Dieu et comment nous préparer à ses faveurs éventuelles, nous sommes amenés à tracer avec netteté les frontières entre la nature et le surnaturel. C ’est une carte particulièrement difficile à lever dans une région qui n’est guère abordable. Sans doute, notre raison s’y dirige par ses propres moyens ; mais le fait qu’elle le puisse et qu’elle y réussisse suppose une connaissance de Dieu si pré cise, une élévation et une purification de notre intelligence telles que, bien qu’elles soient théoriquement possibles, il nous est en fait moralement impossible de parvenir jusque-là par nous-mêmes. Si donc nous y avons réussi, c’est que nous y avons été aidés ; c’est que Dieu est déjà venu pour nous faire part de ses lumières. Pour nous, l’obligation d’enquêter n’en devient que plus urgente, en vertu de cette probabilité. Il V a là une doctrine traditionnelle en théologie, et le concile du Vatican l’a reprise à son compte. « Il faut attri
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buer à la divine révélation que les vérités sur les choses di vines, qui ne sont point par elles-mêmes inaccessibles à la raison humaine, puissent aussi, dans la condition présente du genre humain, être connues de tous sans difficulté, avec une ferme certitude et à l’exclusion de toute erreur. Ce n est pas pourtant que la révélation doive être déclarée absolument né cessaire » (72). Dans ce texte, il ne s’agit pas d une nécessité absolue, mais d’une nécessité morale et relative de la révéla tion, pour que les vérités sur Dieu, qui ne sont pas inaccessi bles à la raison, soient connues de tous facilement, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreurs (73)> tellement nom breux et grands sont les obstacles. Le sens que doit maintenant avoir l’expression « philoso phie de l’espérance » est ainsi bien déterminé, io u t en repre nant le langage de Guyau et de Fouillée, notre pensée ne coïn cide pas avec la leur. Parce que l’idéal est un risque, parce qu’il est incertain, c’est-à-dire ne peut être affirmé ou nié carrément, il vaut la peine, pour Guyau, de tenter un effort pour le réaliser, ne serait-ce qu’en partie. Bien que l’univers soit une épave à .la dérive, la tâche est d’en reprendre en main la conduite, pour lui créer un but, car il n’est extrême ni en bien ni en mal, mais il est plutôt indifférent aux directions possibles de notre volonté. Si Fouillée reconnaît à l’idéal quelque condition réelle de possibilité, il s’estime incapable de la déterminer scientifiquement, ni d’en prouver rigoureuse ment la réalité ; dans cette indécision il découvre la source du désintéressement en même temps que de l’espoir. Il passe ainsi entre les philosophies du désespoir et du contentement absolu. Pour nous, notre connaissance de l’idéal ne s’accompagne pas de telles hésitations : nous le savons réellement possible et notre marche vers lui se fonde sur la certitude, non sur l’ignorance. Nous savons que Dieu est l’idéal réel ou le réel idéal et nous connaissons le but de l’univers et de l’homme. (72) D e n z i n g e r , Enchiridion Symbolorum, Definitionum clarationum de Rebus Fidei et Mornm, n" 1786. (73) Jean-M ichel-Alfred V a c a n t , Etudes Théologiques Constitutions du Concile du Vatican, t. 1, pp. 343*35°-
et D esur les
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Nous espérons, parce que nous savons. Mais, pour solide que soit notre conviction, elle ne s’appuie pas sur une connaissance parfaite et doit se contenter de l’analogie ; les raisonnements, qui la justifient ont plus de nécessité que de clarté. Nous ne savons pas encore aussi bien ni autant qu’il est souhaitable, et l’idéal n’est pas de ce monde. Il est un point cependant où nous pouvons souscrire à la formule : nous ignorons et nous espérons. C ’est l’interven tion possible de Dieu dans l’histoire. Théoriquement, elle reste incertaine et possible, de telle sorte que, antérieurement à l’examen des données de fait, nous ne pouvons nous en assurer par aucun argument péremptoire. De ce contraste du possible et de l’incertain peut jaillir une espérance, pour autant que notre esprit a quelque idée de l’amour de Dieu. Mais lui découvrir une telle origine est évidemment la dis tinguer de .l’espérance théologique, qui possède la certitude, parce qu’elle possède les promesses du secours divin. Elle n'en est qu’une lointaine pierre d’attente. § 4 : La Sanction. Reste une dernière question. Vérifié dans ses sources et sa fin, le devoir s’impose avec une nécessité absolue, mais en même temps respecte notre liberté. Si catégorique soit son impératif, nous pouvons, par un faux-pas de notre volonté, nous y soustraire et le récuser. Est-il vraiment possible d’v échapper, de le supprimer ? Si oui, que garde-t-il encore d’ab solu ? Si non, que suit-il pour nous de notre révolte ? Ce problème est celui de la sanction. Le Vocabulaire... de la Philosophie propose, pour ce terme, cette définition (74) : « Peine établie par une loi, pour ré primer un acte... (Mais cette acception est déjà dérivée ; Sanctio paraît avoir signifié primitivement l’acte même d’éta blir une loi ou un traité, de lui conférer un caractère obliga
(74) p. 728. 506
LA SANCTION
toire et incontestable : sandre foedus ; on dit encore en ce sens : obtenir pour un projet la sanction du Parlement.) « Par suite, peine ou récompense attachées à une défense ou à un ordre en vue de les faire respecter. « Enfin, par extension, toute peine ou tout avantage, soit établis par les hommes ou par Dieu, soit résultant du cours naturel des choses, et qui sont provoqués par une certaine manière d’agir. » En note, M. Bernés écrit : « Sanction veut dire sceau ou garantie ; en particulier, garantie d’efficacité pour une règle que l’on peut considérer comme impliquant une possibilité de réalisation seulement, ou (à plus forte raison) dont la réali sation étant désirable est contingente. Il n’est point de sanc tions pour les lois de la nature, considérées comme simples expressions des rapports constants impliqués dans la nature des choses existantes. Il est des sanctions pour les lois hu maines, considérées comme s’adressant à un être dont la na ture donnée ne commande pas seule les actes, c ’est-à-dire comme capable de modifier cette nature et comme vraiment agissant ». Nous ne pourrons que profiter des remarques de Victor Fontoynont (75) : il traduit le latin Sancio i° par rendre sa cre, Sanctus étant le participe passé et signifiant Saint, rendu sacré ; 2° par sanctionner. « Sanctionner, c’est confirmer une loi par une approbation qui la rend efficace, ou par des pei nes et récompenses : cela aide à la rendre sacrée, intangible, et impliquait d’abord des rites sacrés. » Sanctionner veut donc dire, premièrement : prescrire d’une manière immuable, confirmer par un ordre, ratifier, procla mer comme absolu. A u sens dérivé, cela devient l’interdic tion d’un acte sous une peine extrinsèque à la loi contingente et sans laquelle celle-ci n’aurait pas d’efficacité suffisante. Ce dernier cas se vérifie pour les lois humaines, par le fait qu’el les sont plus ou moins relatives ; cela manifeste leur fai blesse, puisqu’elles ne s’imposent point d’elles-mêmes, mais ont besqin d’étais extérieurs pour tenir et ne pas tomber. Le
André L ala n d e , Vocabulaire Technique et Critique..., 1926 (75)
V icto r F o n to y n o n t, s. j., Vocabulaire Latin, p. 44.
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lien entre de telles lois et de telles sanctions, étant établi du dehors, Durkheim le juge synthétique, et cela peut lui être accordé (76). Par contre, si l’obligation morale mérite vraiment le qua lificatif d’absolue, elle devra se suffire à elle-même, soit pour se proclamer, soit pour se maintenir et se rétablir telle quelle, malgré tous les assauts et les infractions. C ’est pourquoi, dans l’analyse du devoir et de la moralité, nous avons vu le de voir sanctionner la moralité, en la proclamant absolument obli gatoire. En cela, d’ailleurs, la raison n’a fait que se sanction ner elle-même, en se vérifiant, en se déclarant législatrice et souveraine ; son autorité ne se récuse point si, pour la renier, nous devons encore y recourir. L ’acte, qui prétend l ’abattre et la détrôner, la restaure et la consolide. L e raison s’authentique elle-même et s’affirme inviolable, imprescriptible, sans au cun étai pour se soutenir. Par le fait, elle approuve et justifie l’acte, qui veut la promouvoir ; mais elle blâme et condamne l’acte, qui veut la contrarier. Cette confirmation qui consacre le premier, cette réprobation qui rejette le second, les sanc tionne tous les deux, pour leur gloire ou pour leur honte, en notifiant leur justice ou leur injustice. Conforme et fidèle au devoir, c’est-à-dire à l’amour et à la raison, l’acte moral est vraiment fixé comme eux dans l’absolu, vraiment authenti qué ; il est saint. En révolte contre cette raison, il est rejeté par elle comme illégitime, illusoire. Il n’est pas de plus belle récompense ni de pire châtiment. A l’inverse des lois humaines, ceux-ci ne se rattachent plus à l’acte par un lien synthétique, mais ils s’en dégagent analytiquement, selon que l’agent moral réalise l’unité intérieure de son être et de son agir ou produit leur division. La justice et la sainteté d’un côté, de l’autre l’injustice, voilà toute la sanction pour la béa titude ou pour le malheur. Si la vie demande l’adaptation du vivant, c’est-à-dire la coordination parfaite de ses organes entre eux et de tout son organisme avec son milieu, elle suppose une harmonie exté-
LA SANCTION
rieure et intérieure du vivant avec lui-même et avec 1 univers, de sorte que tout soit exactement ajusté, juste. Lorsqu au lieu d’être simplement l’œuvre d’une spontanéité vitale, cet ajus tement exact est le fait de l’être raisonnable, il constitue celuici comme un juste, dans l’état de justice (77)- Tout est juste en cette personne et dans ses rapports avec les autres. Juste est son intelligence, qui voit juste et juge judicieusement (78)Juste est sa volonté, qui rend justice à tous, sans violer aucun droit, surtout pas ceux de l’amour. Justesse absolue du juge ment, justice absolue de la volonté, voilà, pour le juste, la complète justification ; elle est absolue comme la raison. Ainsi jugé par elle, il a le droit de juger à son tour, car il ne peut que juger comme elle. Le juste est un juge, qui dit le droit (jus dicere), de sorte que son jugement, comme celui de la raison, condamne ou justifie (79)- Vraiment, bienheureux les justes ! S ’il est exact que l’être est un, nous conclurons que l’unité est la preuve et le signe de l’être vrai. En conséquence le juste, qui réussit l’unité intérieure de son être, du connaître et du vouloir, est vraiment installé dans l’être. Puisque tout est juste en lui, tout est franc, véridique en lui ; rien n’est frelaté ni truqué. En tant que saint, il entre au cœur de l’être. Gabriel Marcel est parfaitement en droit d’affirmer que la sainteté est une introduction à l’ontologie (80) et d’ajouter : « Ce que j ’ai aperçu, en tout cas, c’est l’identité cachée de la voie qui mène à la sainteté et du chemin qui conduit le méta physicien à l’affirmation de l’être ; la nécessité, surtout pour une philosophie concrète, de reconnaître qu’il y a là un seul et même chemin » (81). Cette unité intérieure, en accordant l’être, le connaître et le vouloir, développe la transparence de l’âme à soi par la conscience toujours plus vive du légitime
(77)
Christ, (78)
(/6) _R D u r k h e i m , La Détermination du Fait Moral (Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1906, p. 120).
D om
Paul
D e la tte ,
L ’Evangile de Notre-Seigneur Jésus-
1 9 4 3 , t. 1, p. 183. A . G a r d e i l , L e Saint-Esprit dans la Vie
Chrétienne, 1934,
pp. 97-98. (79 ) B o s s u e t , é d it. L e b a r q 1896, t. 6, p. 348. (80) G a b r ie l M a r c e l , Le Monde Cassé, 1933, pp. 295-296. (8 1) G a b r ie l M a r c e l , Etre et Avoir, 1935, p. 123.
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arnour et l’amour toujours plus lucide de la vraie connais sance. Progrès en lumière intérieure, qui ne peut être que le chemin'du bonheur. Puisque rien n’y est faux, ni dévoyé, le juste et le saint jouissent de l’existence authentique, et cette authenticité constitue leiy récompense, leur sanction et com me leur canonisation. La béatitude est moins le prix de la vertu que la vertu même, dont elle est l’aboutissement. En ce sens peut s’interpréter ce que Sénèque écrit : « Virtutum om nium pretium in ipsis est... recte facti fecisse merce est » (82). E t Socrate l’avait devancé : « Etre aussi juste que possible à l’image de Dieu, c’est à cela que se juge l’habileté d’un hom me, ou bien sa nullité, son manque absolu de valeur humai ne » (83). Inversement, «le plus grand des maux c’est d’être injuste et de vivre dans l’injustice » (84). « Prima ilia et maxima peccantium est poena, peccasse... Sceleris in scelere supplicium est » (85). Le crime lui-même est notre supplice. Puisque la sainteté s’affirme comme le chemin de l’être en même temps que de la perfection, il n’est que de nous rappe ler notre étude sur le péché pour conclure que celui-ci se meut en sens inverse et que c’est là son châtiment. Etant juste, le saint est un être unifié intérieurement avec lui-même comme avec tout l’univers, parce qu’en lui règne la raison, qui est le principe d’unité, en soulevant chaque être au-dessus de lui-même. Mais, en se refusant à l’action de ce pôle d’at traction, le pécheur se replie sur soi et se tourne vers les biens particuliers. Or, ces biens comme tels sont divers, sans connexion entre eux et, souvent même, contraires les uns aux autres. Chaque personne tend à se constituer centre pour soi et pour tout ; comme elles aussi sont multiples et diverses, el’es constituent des centres de gravitation rivaux, qui s’op posent et se heurtent. Hostilité des personnes, éparpillement, écartèlenient de chaque âme en elle-même, voilà l’œuvre né faste du péché. « Le commettre ne consiste pas à passer de
la multitude à l’unité, comme c’est le cas pour les vertus, qui sont connexes, mais consiste plutôt à se disperser de 1 unité dans le multiple ». Ou encore : « L ’amour de Dieu concen tre les affections humaines, en les ramenant du multiple à l’un... Mais l’amour de soi disperse les affections humaines sur une multitude de choses : en s’aimant lui-même, l’homme recherche pour soi les biens de ce monde, et ces biens sont variés et divers » (86). De ces deux sens de marche opposés suivent dans notre action deux sanctions contraires : la béatitude ou le malheur. Comme nous l’avons montré au livre premier, l’agir se pro pose essentiellement d’accomplir et d’achever ce qu’il entre prend, pour en constituer un tout complet. Cela suppose deux choses, qui ne sont que deux noms d’une seule et même réa lité : unifier, faire entièrement ce que vous faites, de façon que cela soit parfait, qu’il ne reste plus rien à faire. Le juste s’oriente dans cette direction pour son bonheur. L ’injuste se tourne, exactement en sens inverse, non plus vers l’unité, mais vers le multiple. Dépourvue de toute unité véritable, son œuvre ne peut être parfaite ni même vraiment faite ; elle l’est, au fond, si peu qu’elle est défaite. Tous les efforts pour faire quelque chose qui soit, et qui ait de la consistance et de la solidité, aboutissent à leur contraire. Non seulement rien n’est fait, mais, et c’est pire, ce qui semblait fait est défait, comme si la maison, que vous pensiez bâtir, était en ruines du fait de sa construction, les pierres, dont vous vous serviez, n’ayant pas plus de cohésion que du sable mouvant. A u lieu d’obtenir des résultats, qui les récompensent ou du moins les compensent, les dépenses sont une perte pure et les mains sont vides. Nous avons connu récemment l’expérience de la défaite et ses retentissements intérieurs en chacun de nous. Ce qui sem blait tenir et résister, soudain s’écroule et lâche ; il ne reste plus rien des dispositifs prévus ni de l’organisation conçue. Une armée défaite est une armée qui se débande et se désa grège au choc de la bataille, parce que ses formations se dis
SÉNÈQUE, Epistola 81. P l a t o n , Théétète. 176, c. (84) P l a t o n , Gorgias, 479 c., v o ir 469 b., 470 e. — k e l e v i t c h La Mauvaise Conscience, 1933, p p . 48-50. (85) S é n è q u e , Ep. 97. (82) (83)
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V la d im ir J a n -
(86)
Saint T homas, 1 a, 2 æ, q. 73, a. 1 et ad. 3.
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loquent et perdent contenance ; elles rompent les rangs ; elles sont anéanties, parce qu’au lieu d’unités constituées dont l’ensemble compose ce tout qu’est l’armée sous le commandant en chef, elles se décomposent en individus multiples, qui ne sont plus unis entre eux ni avec leur chef. Tout l’effort de mobilisation et de mise en place est réduit à rien. Alors qu’il devait s’achever dans la victoire, qui l’accomplit, il sombre dans la défaite et son néant. Il a été vain. Inutiles aussi les pensées, les volontés qui l’ont conduit ! De libres les soldats tombent en captivité. Tandis que dans le triomphe tout est clair et se comprend, ici tout est absurde et stupide. Désarroi de .l’intelligence, qui ne sait plus que faire ; déception de la volonté, qui se rend ; les deux causent un vertige psycholo gique, signe d’une défaite intérieure, pire que l’autre, parce que, si la vie n’est pas perdue, les raisons de vivre sont dis parues. Dans de telles circonstances, néanmoins, tout espoir n’est pas absent, tant que certains caractères mieux trempés et plus clairvoyants discernent les causes du désastre, les er reurs commises, .les faiblesses consenties et, en fonction de ce redressement moral, entreprennent l’œuvre de reconstruc tion pour refaire ce qui a été défait, lorsqu’il semblait fait. C ’est qu’il leur reste alors quelques principes supérieurs, sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Mais, supposez une erreur si fondamentale qu’elle porte sur les tout premiers principes de l’être et de l’agir, ceux-là qui supportent tout l’édifice, lorsque vous vous apercevrez que cet édifice est par terre tout entier, à quoi vous accroche rez-vous pour le reprendre par la base, pour avoir l’idée même d’une méthode en vue de recommencer ? Vous consta terez que ce que vous avez voulu faire, en rêvant que cela soit parfait, n’est pas fait, est complètement défait, sans que vous compreniez comment le refaire, tout en gardant la nostalgie du parfait, qui vous satisferait. Tout paraîtra absurde pour votre intelligence et décevant pour votre volonté, sans que vous perdiez pour autant tout goût pour l’existence, toute volonté d’être, bien que le sens en soit si irrémédiablement faussé qu’il ne puisse plus être redressé. Or, toute erreur sur la situation respective de l’homme et
LA SANCTION
de Dieu est une erreur fondamentale, parce qu’elle porte sur les principes mêmes du réel. Puisqu’elle les renverse totale ment, elle ne vous permet plus de parfaire peu à peu, mais vraiment, ce que vous faites, mais elle vous condamne à le défaire en le faisant. Il n’y a pas de plus grande absurdité ni de plus amère déception. Elle est votre sanction. Il n’est d’ailleurs que de regarder autour de nous pour en discerner les signes dans la psychologie de certains contem porains. Notre monde apparaît défait, en ruines, plus qu’en pleine construction. Les individus et les nations sont dressés les uns contre les autres, sans unité solide, tandis que l’huma nité rêve de marcher unie comme un seul homme. Il n’est pas surprenant que cela soit jugé absurde. Mais cette absurdité n’est que la conséquence du péché, qu’elle sanctionne ; son tourment est le châtiment de l’intelligence et de la volonté, qui en sont les auteurs. Lorsqu’en gardant le goût de la vie, certains ne reconnaissent plus de raisons sérieuses de vivre, parce que tout leur semble gratuit, et, de ce chef, excessif et de trop, la faute en est leur erreur sur les sources et le terme de la destinée, puisque le gratuit, loin d’exclure, comme ils .le croient, toute intention, suppose, au contraire, une in tention de faveur. A la place de la froide indifférence, l’amour est, à l’origine de l’être, une lumière qui dissipe l’obscurité, puis réconforte en face de la difficulté. Le lan gage ne se trompe pas, quand il appelle ces journées de dé faite des journées d’enfer ; c’est déjà aussi une psychologie d’enfer que cette psychologie foncièrement faussée quant au sens des choses, au point que l’écart entre l’idéal et le réel apparaisse irrémédiable et comme voué à toujours s’accen tuer. Elle l’est d’autant plus qu’ellé envisage cette situation d’échec comme définitive et qu’elle se prétend sans espoir. Aboutir où vous ne voulez pas, mais y aboutir fatalement par les pas que vous faites et par la direction que vous prenez, c’est la conséquence de la faute et du péché ; c’en est le malheur et la sanction. Saint Augustin le confesse : « Faisant ce que je voulais, j ’arrivais où je ne voulais pas » ( 87). Et Bossuet commente : (87)
Saint A u g u s t i n , Confessions, liv. 8, ch . V .
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la liberté défaillante et trompeuse, qui cède à ses caprices et n’écoute pas la raison, est tôt ou tard prise au mot dans ses propres pièges ; « étrange misère ! en allant par le sentier que je choisissais, j ’arrivais au lieu que je fuyais le plus ; en faisant ce que je voulais, j ’attirais ce que je ne voulais pas... Je croyais être libre, et je ne voyais pas, malheureux, que je forgeais mes chaînes » (88). De même Guillaume II d’Allemagne, après quelques années de guerre, aurait dit : « Je n’ai pas voulu cela » ! Or, cette contradiction insensée est bien celle du péché, qui se détourne de Dieu, l’Eternel, et lui préfère les biens fragiles et fugitifs, tout en gardant la nostalgie de l’être et de l’éternel. Poursuivant ce qui demeure dans ce qui passe, l'infini dans le fini, l’être dans le néant, comment trouverait-i! autre chose que le néant, qu’il cherche si peu que tout son être le repousse ? Cette division, cette contrariété de l’être et de l’agir est l’œuvre et la sanction du péché. La conscience déchirée, la voilà ! Sans doute, sur terre, rien d’absolument décisif n’est en core réglé. Si fondamentale soit l’erreur, nous pouvons en revenir. Etirés au fil des jours, nous avons beau, dans chaque acte, décider d’une vérité pour toujours, et poser notre affir mation dans l’absolu, nous sommes quand même forcés de multiplier ces actes ; bien que nous nous y mettions tout en tiers, ils demeurent toujours partiels. Grâce à cela, le senti ment douloureux de cette déchirure peut déterminer une mé tamorphose et un redressement. C ’est le rôle du repentir. Mais, qu’avec la mort du corps, le temps cesse et, qu’avec cela, cet écartèlement intérieur, qui nous sépare de nousmêmes, s’évanouisse, nous nous connaîtrons et nous nous vou drons soudain d’un seul coup tels que nous nous serons faits ; la nature de l’acte se dévoilant en pleine clarté, le pé cheur s’apparaîtra à lui-même défait ! Tel que nous l’a révélé l’analyse du devenir, cet acte vise à se libérer de toute fluctuation, pour être tout entier à la fois
d’un seul tenant. Il veut se fixer, se stabiliser, s’éterniser. Le corps disparu, il se manifeste tel quel à l’esprit, immobile, fixé, sans fluctuation, sanctionné, confirmé, consacré de luiméme dans son erreur et sa fausseté, ou dans sa justice et sa vérité. Justice, qui sera sa justification ; fausseté, qui sera sa condamnation ; justification et condamnation, qui seront sa sanction, sa joie ou son tourment. Quelles qu’aient été les rébellions de notre liberté contre notre nature et ses lois, nous supprimerons d’autant moins notre être que nous nous en servons pour nous révolter. L ’insolente ambition de cette in surrection est de nous faire les égaux de Dieu et de ne plus nous reconnaître simplement comme ses images. Voulant nous suffire à nous-mêmes, nous crions : « Je me suis fait moimême ; je suis de moi-même » ; et revendiquons un attribut qui ne peut appartenir à aucun être fini : l’indépendance et la plénitude de l’être. Comme il ne suffit pas de réclamer un privilège pour l’obtenir, nous ne trouverons pas en nous cette plénitude et cette suffisance, si nous tentons de nous séparer de notre origine ; nous n’y rencontrerons que le vide. Un fleuve, qui se couperait de ses sources, s’épuiserait d’un coup, tout en continuant, malgré son refus, de révéler leur néces sité pour qu’il cou^e à plein bord (89). L ’esprit ne sera plus qu’éternelle déception pour soi. Ici-bas devant un cuisant échec, quand le face à face avec soi s’avère insupportable, l’homme a la ressource de s’étour dir et de s’ouhlier. L ’ivresse ou quelque diversion bruyante, une activité extérieure et fébrile lui deviennent des refuges. Parfois il tombe fou ! Mais une fois l’esprit révélé à soi, plus rien de cela ne reste possible. A vec la pleine lucidité de la conscience, la folie est inadmissible ; pas de distraction, d’ivresse, ni de sommeil, qui servent d’évasion ; quelle que soit la volonté de nous fuir, nous ne pourrons nous échapper à nous-mêmes ni nous délivrer du vertige intérieur. La conscience est, pour elle-même, un cachot sans issue. Peut-être paraîtra-t-il à certains scandaleux que nos actes
(88) B o s s u e t , Sermon pour la Vèture d’une Postulante Bernar dine (édit. Lâchât, 1863, t. 11, pp. 428-429).
(89) B o s s u e t , Sermon pour la Profession de Mme de la Vallière (édit. Lâchât, t. 11, p. 567).
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aient de telles conséquences, lorsqu’ils sont eux-mêmes éphé mères et parfois si légèrement accomplis. Comment engager dans un instant l’éternité ? Mais, au vrai, la disproportion réelle est inverse de celle dont cette objection se réclame. De quel droit se plaindre de .la brièveté du temps et de ses suites sans fin, en agissant simultanément, comme s’il ne devait pas finir ? Cette jouissance, que nous poursuivons dans le temps et qui est si fugitive,' nous ne la voulons pas parce que le temps passe, mais bien qu’il semhle passer. Aimer ainsi l’éphémère, comme s’il était l’éternel, souhaiter profiter sans terme d’une volupté passagère, et regretter de ne pouvoir toujours vivre ainsi, n’est-ce pas la preuve que l’éternité est toute à chaque moment et que l’intention a une ambition in temporelle ? Quelqu’instantané que soit l’acte, cette déraison et cette inconséquence de la volonté justifient ses conséquen ces au delà du temps. L ’homme s’endette infiniment en usant des biens insuffisants comme s’ils étaient suffisants, et son malheur est de mettre l’éternité dans le temps. C ’est là « men tir à sa propre aspiration, et, sous prétexte de n’aimer que soi, se haïr et se perdre. Se perdre, comprend-on la force de ce mot ? Se perdre, sans s’échapper à soi-même. Car, en tuant pour jamais, en elle, l’ambition des biens impérissables, la volonté, qui s’est bornée aux fins passagères, n’en demeure pas moins indestructible ; et cette immortelle volonté, qui a mis son tout dans des biens éphémères, est comme morte dès qu’elle en éprouve enfin la brutale nullité. Son désir périt ; elle aura donc voulu pour toujours ce qui ne peut jamais être : ce qu’elle veut lui échappera éternellement, ce qu’elle ne veut pas lui sera éternellement présent. « Etre sans l’Etre ; avoir son centre hors de soi ; sentir que toutes les puissances de l’homme, se retournant contre l’homme, lui deviennent hostiles, sans lui être étrangères, n’est-ce point la conséquence et la peine de l’orgueilleuse suf fisance d’une volonté solitaire qui a placé son tout où il n’y a rien pour la combler ? C ’est une juste nécessité que l’homme, dont l’égoïsme a rompu avec la vie universelle et avec son principe, soit arraché du tronc commun. Et jusqu’aux racines de sa substance, il périra sans fin, parce que tout ce qu’il avait aimé sera en quelque façon dévoré et anéanti par la 5i 6
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grandeur de son désir. Qui a voulu le néant, l’aura et le saura ; mais qui l’a voulu ne sera pas détruit pour cela. Et pourquoi pas l’anéantissement total de ceux qui sont séparés de la vie ? Mais non ; ils ont vu la lumière de la raison ; ils gardent leur volonté indélébile, ils ne sont hommes qu’en étant inexterminables : ils ont circulé dans la vie et agi dans l’être. C ’est à jamais. Rien, en leur état, qui résulte d’une contrainte extérieure : ils persévèrent dans la volonté pro pre qui est à la fois crime et châtiment. Ils ne sont pas chan gés. Ils sont morts ; et ce qu’ils ont d’être est éternel. Comme un vivant lié des deux bras à un cadavre, qu’ils restent leur idole morte » (90). L a punition du péché, c’est la contradiction, qui lui est essentielle, devenue pleinement consciente. « La condamna tion est le châtiment de cet état voulu, ce doit être ce même état clairement connu ; ■car, dans la lumière de la pleine connaissance, les contradictions volontaires de l’action de viennent les contradictions nécessaires de la souffrance ; et, par une revanche inévitable du volontaire sur le voulu, c’est du fond même de la sincérité et du primitif amour de l’être pour l’être que devront surgir les représailles de la sanc tion » (91). Elles jaillissent de la nature même de nos actes, qui en sont fatalement les auteurs. Plutôt que de tomber dans un enfer préexistant et préparé d’avance pour les recevoir, ils installent cet enfer en eux-mêmes ; ils sont pour euxmêmes l’enfer. Ils en sont donc les seuls responsables et la seule origine, puisqu’il commence avec eux. Le devoir de bien faire n’a qu’un seul but : en obligeant à éviter le mal, faire en sorte qu’il n’y ait pas d’enfer. Après avoir défini le devoir ce qui doit être, nous le défi nirons maintenant ce qui, tôt ou tard, sera. Il constituera dans le bonheur l’aboutissement de la fidélité, et, dans le malheur, la sanction de l’infidélité. Puisque nous n’y échappons point, quoi que nous fassions, il est vraiment un impératif catégori que, de l’authentique absolu. (90) Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1893, pp. 372-373, ou 1937, t. 2, PP. 543-546. (91) Maurice B l o n d e l , L ’Action, 1937, t. 2, p. 55.
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L IV R E T R O IS IÈ M E
La personne morale
C H A PITR E PR E M IE R
LA CONSCIENCE MORALE
L a Dialectique de l’Agir touche à son terme, après avoir achevé l'inventaire des éléments constitutifs de la moralité. Partis des problèmes que nous pose l’acte libre, moins dans sa réalité que dans sa conduite et son gouvernement, nous nous sommes demandés par quels principes lui faciliter sa dé cision. En particulier, nous avons recherché s’il était fatale ment voué, par l’étroitesse de choix qu’il impose, à marcher à l’encontre de nos désirs infinis. Quand il semble exclure une infinité de possibles au profit d’un seul, qu’il réalise, nous avons voulu savoir s’il lui était impossible de réaliser en lui l’infini. Dans ce but, nous avons d’abord analysé ses inten tions, sa finalité, pour en conclure que l ’idéal qui agit en lui est bien celui du parfait, de l’infini, de la béatitude. De l’effi cacité de cet idéal en nous nous avons inféré sa réalité néces saire hors de nous, et ce fut la démonstration de l’existence de Dieu comme Fin Dernière. Dieu se présentant alors à nous comme un Etre réel mais lointain, nous avons dû pren dre position devant Lui, en affirmant que la logique du désir en son plein développement aboutit normalement au désir de voir Dieu, de nous unir à Lui, pour que son infinité comble nos désirs, en s’insérant dans notre agir. Mais nous avons dû avouer que ce souhait dépassait nos moyens et que notre
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LA CONSCIENCE MORALE
SA STRUCTURE
capacité retardait sur lui. Pour entrevoir le succès, il n’est plus resté d’autre issue que l’hypothèse d’une intervention di vine, qui ferait en nous ce que nous ne pouvons réussir. Mais cette intervention n’est elle-même qu’une hypothèse, dont l’exécution dépend de Dieu seul et de sa liberté, parce que nous n’y avons aucun droit. Toute cette évolution de notre tendance et de notre finalité étant elle-même rationnelle, c’est-à-dire contrôlée par la conscience et par la liberté, nous a paru constituer la mora lité, c’est-à-dire l’ordre de l’agir propre à l’homme et distinct de la simple spontanéité. 11 s’est révélé comme le principe objectif de la distinction entre le bien et le mal moral, selon que l’homme s’y conforme ou s’en écarte, pour s’orienter vers l’être ou à son opposé. Comme cet agir intentionnel et ration nel s’avère nécessaire, puisqu’il se fonde sur une impulsion spontanée à laquelle nous ne pouvons nous soustraire qu’en y recourant toujours, il s’est imposé comme obligatoire : il est ainsi devenu le devoir. Et Dieu est de nouveau réapparu au principe de notre agir, en tant qu’il est l’origine de cette impulsion spontanée vers l’être. Se référant à Lui, comme son terme et sa source, l’agir moral dépasse le pur moralisme et s’achève dans une attitude religieuse. Le reconnaissant pour maître et Lui témoignant notre reconnaissance de ses dons, nous ne pouvons mieux faire, en retour, que de nous rendre à Lui sans conditions, en toute disponibilité, pour qu’il fasse en nous et de nous ce qu’il voudra, pour notre béatitude et notre perfectionnement. Nous refuser à ce de voir serait pour nous la perte irréparable. Une fois toutes ces données rassemblées, une chose reste à faire : les rassembler mieux encore, non pas comme des pièces démontées et séparées, mais comme les pièces jointes ensemble d’un même tout. En accomplir la synthèse dans l’unité d’un être intégralement constitué, ou mieux, d’un acte entièrement équipé. De même que la Dialectique de l’A ffir mation a révélé dans la personne la synthèse totale, de même la Dialectique de l’A gir va nous la livrer, dans la Personne Morale, cette persqnne se posant morale en tant qu’elle se pose comme conscience morale. Q u’est-ce que donc que la Conscience Morale et comment reconnaître en elle un organis
me complet d’action ? Comment est-elle l’unité de toutes les notions précédemment élaborées ?
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§ 1 : Structure de la Conscience Morale. La notion de conscience morale est d’une importance capi tale,et différencie nettement la morale grecque de la morale moderne par le rôle qu’elle joue en chacune. A u jugement de Victor Brochard, « ce n’est jamais en regardant en lui-même, par l’étude des faits intérieurs, que le Grec cherche à gouver ner sa vie. Ses regards se portent toujours au dehors. C ’est dans la nature, c’est dans la conformité à la nature, nulle ment dans une loi interne et dans la conformité à cette loi que la philosophie grecque cherche le bien ». Pour ce motif, s’il y a place en elle pour l’erreur et la faute, « il n’y en a point pour le péché, au sens très particulier que nous donnons à ce terme, entendant par là une infraction consciente à une loi intérieure » (i). D ’après Etienne Gilson, si la morale grec que est faite de l’étude des vices et des vertus, cette vertu s’y définit comme une habitude stable, une qualité permanente et non pas comme l’habitude d’obéir à une loi définie et d’ori gine suprasensible. Un acte n’a d’intérêt que s’il se rattache à cette qualité. Chez les modernes, au contraire l’acte vaut par lui-même, parce que la personne peut s’y engager tout entière, pour créer avec lui du définitif. Entre les Grecs et nous, le christianisme est passé, qui dévoile l’importance de l’acte intérieur ; antérieur à l’acte extérieur, il en commande la moralité. Dès lors, la seule observance matérielle d’une loi ne nous assure pas de la justice, dont le fondement est dans le cœur de l’homme. Avant tout, ce qui compte c’est l’inten tion de la volonté ; intention qui se rattache à la conscience morale, pour y trouver son auteur et son juge selon les fins qu’elle se propose. L a conscience s’ordonne désormais du de dans, en fonction d’une loi qui lui est intérieure, même lors-
( i) V ictor B r o c h a r d , La Morale Ancienne et la Morale Moderne (Revue Philosophique, 1901, t. S i. PP- 4 - 5)-
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qu’elle se réfère à un Etre transcendant (2). Sans nier que cette évolution ne soit pas logiquement possible à partir de certains principes moraux des Grecs, Gilson observe que, de fait, elle ne s’est pas produite d’elle-même ; cela n’en ruine cependant pas la possibilité rationnelle. Or, il est bien certain qu’avec l’idée de conscience morale l’Ethique est complètement intériorisée et que le devoir ne reste plus extérieur, puisqu’il est promulgué, notifié au sein même de notre être par cette conscience. Si la loi n’oblige qu’à la condition d’être publiée et connue, sa promulgation est désormais assurée grâce à la conscience morale. Cette e x pression contient un substantif et un adjectif. Par le substan tif, elle signifie la conscience psychologique par laquelle nous reconnaissons avoir fait ou non quelque chose et nous identi fions nous-mêmes comme sujets responsables, auteurs d’ac tes. Par l’adjectif, elle implique une appréciation de ces actes. Elle est « la propriété qu’a l’esprit humain de porter des ju gements normatifs spontanés et immédiats sur la valeur mo rale de certains actes individuels déterminés. Quand cette conscience s’applique à des actes futurs de l’agent, elle revêt la forme d’une « voix » qui commande ou défend ; quand elle s’applique aux actes passés, elle se traduit par des senti ments de joie (satisfaction) ou de douleur (remords)... Cette définition convient également aux doctrines qui jugent cette faculté primitive et à celles qui la croient dérivée » (3). Il ne semble pas qu’elle prête à contestation. L ’étymologie du terme montre qu’elle est la connaissance d’une chose avec une autre, « l’application de la science à quelque chose » (4) ; un acte est connu avec sa loi et son auteur et en face d’au tres personnes. La conscience est un « nous » ; en emprun tant le langage de Maurice Nédoncelle, disons qu’elle est « col légiale » (5). De ce que la conscience morale n’est pas identique à la
(2) (3) (4)
L ’Esprit de la Philosophie Médiévale, 1932, t. 2, pp. 139-160. Vocabulaire Technique... de la Philosophie, 1926, p. 129. S e r t i l l a n g e s , La Philosophie Morale de saint Thomas, 1942,
p- a ss is) La Réciprocité des Consciences.
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conscience psychologique, faut-il en conclure qu’elle est en tièrement autre ? Wladimir Jankélévitch le croit. Il décou vre en elles deux des caractères irréductibles et contraires, qui empêchent de les ramener l’une à l’autre ; leur opposition est celle du conscient et du consciencieux, de la conscience heureuse et de la conscience mauvaise. En effet, la conscience en général est l’acte par lequel l’esprit se dédouble et s ’éloi gne à la fois de lui-même et des choses, pour en faire un ob jet ou un problème, car c’est un peu pareil. Dès là qu’il est posé, le problème est une donnée, qui cesse d’aller de soi, pour être « projetée », expulsée de l’esprit dans le lointain de l’objectivité : le problématique est ainsi semblable à l’ob jectif, qui est la condition de la réflexion. Or, celle-ci com porte divers degrés. A u premier, la conscience tout court donne le recul, par lequel l’esprit se décolle de l’objet pour le transformer en spectacle, en panorama ; elle est indifférente, désintéressée et plutôt heureuse, en jouant ainsi avec ses objets. Même quand elle prend pour objet ses expériences propres, cette conscience spéculative les transforme en échantillons, en spécimens psy chologiques, avec lesquels elle rompt le contact. L a conscience morale est toute différente, puisqu’en se posant elle-même comme problème, elle doit sans cesse renvoyer ce problème dans l’objectivité, parce qu’il est toujours ramené à elle, qui ne peut s’en débarrasser. L a conscience consciencieuse est en veloppée de problèmes, dont elle ne peut se détacher et qui la tourmentent ; quand elle voudrait sortir de soi, elle se ren contre partout. Deux mouvements inverses l’écartèlent : un efïort pour s’éloigner de soi, une tendance à adhérer à soi ; cette répulsion et cette appartenance, voilà toute la conscience morale, consciencieuse, mauvaise et mécontente. L a conscien ce, qui est simplement spéculative, évite ces embarras, parce qu’étant toute efférente et sans retour sur soi, elle écarte la réflexion de l’objet sur elle. L ’esprit y réfléchit sur les choses, mais elles ne réfléchissent point sur lui. Or, si nous nous rappelons qu’étant dédoublement, la conscience est refus de coïncider avec quoi que ce soit, sa ten dance normale, quand elle va jusqu’au bout de soi, c’est de s’oublier elle-même. Dans ce cas, la conscience morale, qui est
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vouée à un morne tête-à-tête avec soi, doit être une conscience avortée, qui se contredit en défaisant ce qu’elle fait. Elle ne peut pas aller jusqu’au bout de la conscience ni s’en débarras ser. Voilà la source de son tourment. Cette conscience blo quée, voilà le malheur ! « Il n’y a donc de conscience abso lument douloureuse que la conscience morale. Toute autre conscience est plus ou moins heureuse, ou indifférente, ou consolable » (6). Nous voici donc en mesure de différencier sans équivoque la conscience intellectuelle et la conscience morale. L a cons cience intellectuelle est le pouvoir de devenir le spectateur de tous les événements auxquels je suis mêlé, afin de les connaî tre impartialement, comme sans y prendre part : événements qui sont surtout mes propres opérations. Cela suppose la dif ficulté psychologique de rétrécir, sans jamais l’annu.'er, l’in tervalle du sujet à l’objet, comme s’il fallait se voir, mais ne pas se regarder ni surprendre son propre regard. Le tour de force est de prendre le plus grand recul en maintenant la pius grande proximité. La conscience morale, elle, pose un problème métaphysique, car elle est à la fois tout entière et du même point de vue objet et sujet, c’est-à-dire juge et par tie, victime et bourreau ; elle est en même temps tribunal, ac cusateur, accusé, avocat et verdict. Tandis que la conscience spéculative contemple, elle s’accuse et se condamne, sans di version possible ; elle n’est pas représentation mais évalua tion, appréciation. Si la vocation de la conscience est d’adhé rer aux choses et d’être pour elles, la conscience morale est une conscience incomplète et manquée, dans la proportion où elle est uniquement conscience pour soi. Les deux conscien ces sont essentiellement distinctes, au point de pouvoir être l’une sans l ’autre. Sans doute, le consciencieux est en gènénl conscient ; mais celui qui n’est pas consciencieux n’est pas, de ce fait, inconscient ; un cynique peut être très conscient, mais sans délicatesse morale. A gir inconsciemment m’excuse et dégage ma responsabilité, tandis que ne pas agir conscien-
(6) W ladimir et les pp. 1-43. 526
J a n k é l é v it c h ,
La Mauvaise Conscience, 1933, p. 35
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cieusement l’aggrave ; si, dans le premier cas, il y a déficit et pure absence, le second est une faute positive. Autant la conscience spéculative déteste les préjugés, parce qu’elle se déverse toute dans les choses, autant la conscience morale veut le parti-pris, parce que, sous la comédie du dédouble ment, elle est systématiquement rétrospective. S ’il est incontestable que .la conscience morale est distincte de la conscience intellectuelle, à laquelle elle est irréductible, il est fort contestable qu’elle lui soit contraire et que chacune ait une direction inverse, efférente ou afférente, extroversive ou introversive. Sans doute la conscience spéculative s’inté resse à l’objet pour lui-même dans sa vérité, au point de se poser comme désintéressée, parce qu’elle n’a pas d’autre souci que le vrai, tandis que la conscience morale se juge immédia tement elle-même. Mais ce n’est qu’une apparence assez su perficielle, puisque dans la science, en même temps que je juge l’objet, je juge et j ’évalue la connaissance que j ’en ai. Comment prétendre que, lorsque la connaissance va dans le sens de ses tendances, elle se répand au dehors et vise à s’ou blier, quand la conscience de soi et la présence d’esprit sont non seulement la condition sine qua non de .la représentation objective, mais surtout la fin, qui lui donne tout son sens. Le développement et le perfectionnement de la représentation ne sont que pour le progrès de la présence d’esprit ; notre es prit se connaît mieux, est plus conscient de soi, lorsqu’il connaît mieux le monde. Si la conscience morale ap paraît déchirée et divisée d’avec soi, lorsqu’elle se blâme et se prend en faute, n’en arrive-t-il pas de même à la conscience spéculative dans le cas de l’erreur ? La conscience morale cesse d'être une conscience bloquée, avortée, douloureuse, par le fait qu’elle est pour soi, car elle n’est pas ainsi à l’inverse de la conscience en sa tendance di recte. L a conscience n’est pas totalement oublieuse de soi, parce qu’elle ne peut pas ne pas s’apercevoir. La conscience morale accentue simplement .l’un de ses traits : la conscience de soi, parce qu’elle engage aussi la liberté. Elle est, en consé quence, plus responsable de son jugement, puisqu’elle n’en a pas seulement la spontanéité, mais encore l’initiative pour des motifs dont elle constitue finalement la valeur. Cela suppose
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une possession de soi plus complète, tant par la lucidité de l'intelligence que par la mise en jeu des ressources volontai res. A u lieu d’être une conscience bloquée, avortée, incom plète, la conscience morale est une conscience épanouie, ache vée, complète. Sa structure a été, au Moyen Age, l’objet d’une analyse très précise, qui mérite d’être retenue. Tous les éléments de l’acte humain doivent intervenir, pour la constituer en son intégrité : des principes universels ; leur application aux cas concrets, la décision libre elle-même. Les deux premiers moments sont d’ordre intellectuel, tandis que le dernier reste celui de la volonté. Chacun d’eux porte un nom spécial ; mais s’ils sont distingués logiquement du point de vue théorique, ils peuvent très bien intervenir ensemble et simultanément dans un acte, de manière à ne plus s’y distin guer quant au temps. L a connaissance des principes universels doit être d’abord celle des principes premiers de l’action. Elle relève de ce que le Moyen A ge appelle la Syndérèse, terme qui signifie la conscience pratique dans sa loi première ; elle est naturelle comme l’intelligence des principes premiers du vrai. Elle n’est autre que la maxime très générale de bien faire, qui est, dans le domaine pratique, le correspondant du principe d’identité ou de contradiction. Mais ce principe est par trop universel pour suffire dans une action concrète, qui porte toujours sur un objet déter miné dans des circonstances particulières de personne et de lieu. Il faut donc le préciser suivant les différentes branches du savoir et de l’agir humains. Puis, en fin de compte, il reste à en faire l’application à un cas particulier. Chaque personne doit décider pour elle ce que les principes lui demandent de faire dans la situation où elle est. Ce jugement d’ordre déjà pratique reste cependant intellectuel et s’appelle le jugement de conscience. Vient enfin la décision libre de s’y conformer ou non ; c’est elle qui engage vraiment la conduite ; elle est évi demment d’ordre pratique et revient à la volonté ; c’est le jugement d’élection. Si nous comparons le jugement de conscience et le juge ment d’élection, nous voyons entre eux des ressemblances et des différences. Ils se réfèrent tous les deux à un acte parti528
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Vulier et, par là, s'opposent également au jugement de la syn dérèse. Cependant le jugement de conscience est au plan de la pure connaissance, tandis que celui de l’élection applique cette connaissance à la volonté, à l’affectivité, à la liberté. Aussi, quand cette liberté manque de suivre le jugement de la conscience et se pervertit, cette dernière reste intacte et maintient son appréciation. Elle fait le joint entre la science morale des principes et la conduite. Par rapport à la première, elle semble déjà pratique, mais elle demeure théorique encore par rapport au verdict dernier, que l’action suit immanqua blement, parce qu’il est lui-même l’acte intérieur tout imbibé de vouloir et en subissant les déterminations. « D ’où il ad vient que la conscience demeure droite, alors que le libre ar bitre dévie, de même que la conscience ]>eut dévier, alors que la connaissance théorique est intacte » (7). Par le fait, la conscience oblige et lie, parce que la vérité manifestée par elle est promulguée selon les seules lois du vrai et reste soustraite aux caprices de la liberté. Elle est le « témoin qui dénonce et affirme l’obligation » (8), parce qu’elle la porte à notre connaissance en vertu de principes su périeurs à elle comme à chacun de nous. Saint Bonaventure y voit « le héraut et le messager de Dieu » (9), parce que ce qu’elle ordonne elle ne l’ordonne pas de son propre droit, mais au nom d’un Etre supérieur auquel elle nous relie. Son jugement sanctionne donc notre acte selon qu’elle l ’approuve ou le blâme, le commande ou le défend ; elle « s’annonce déjà comme une sanction virtuelle, chronique et latente » (xo). Selon notre option pour ou contre elle, nous sommes intérieurement unifiés ou divisés ; c’est notre récom pense ou notre punition, telles qu’elles sortent de l’intime de notre être. Lorsque les trois jugements, que nous avons re connus, s’accordent et se soutiennent parfaitement, alors l’unité de la conscience est conquise ; de leur dissociation ré(7) S e r t i l l a n g e s , La Philosophie Morale de saint Thomas, 1942, p. 387. (8) A . C h o l l e t , Conscience (Dictionnaire de Théologie, col. 1169). (9) C i t é par A . C h o l l e t , ibidem, col. 1170. — V o ir saint T h o m a s , D e Veritate, qq. 16 et 17. (10) W ladim ir J a n k é l é v i t c h , La Mauvaise Conscience, p. 51.
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suite toujours le mal. Chacune de nos facultés s’avère capabl