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French Pages 255 Year 2010
CONTES POPULAIRES
OSSÈTES
Illustrations: Chalva Bedoïev : Gwyrghoqo et sa chaussure (couverture) ; Iouri Abissalov : La souris qui cherchait à marier son fils; Mourat Djykkaïty : La Belle de Zdjyd ; Zara Valieva : La fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre; Le roi et le chasseur; Le fils du pauvre homme; Quel était le meilleur des objets? ; L'empereur et le cordonnier; Le conte de la ceinture; Le pigeon en bois.
Remerciements: Les traducteurs remercient chaleureusement Antoine Constant pour le soin minutieux qu'il a apporté à la relecture du manuscrit de cet ouvrage, et pour les utiles corrections et suggestions qu'il leur a poposées. Styr buznyg !
@ L'Harmattan,
2010
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-13332-7 EAN : 9782296133327
Textes traduits et présentés par Lora ARYS-DJANAÏÉV
A et Iaroslav
LEBEDYNSKY
CONTES POPULAIRES OSSÈTES (CAUCASE CENTRAL)
L'Hlemattan
Voix du Caucase Collection dirigée par Lora Arys-Djanaïéva et Iaroslav Lebedynsky Le Caucase est l'isthme qui s'étend entre la mer Noire et la mer Caspienne, à la fois barrière et point de contact entre des mondes différents: Europe et Asie, chrétienté et islam, nomades et sédentaires. Il concentre sur un territoire restreint une très grande diversité ethnique et linguistique qui n'a pas empêché le développement de certaines traditions communes. Aujourd'hui que cette région souvent disputée entre les empires du nord et du sud est une fois de plus redevenue le théâtre de conflits et de rivalités géopolitiques, il est essentiel de mieux la connaître. Le Caucase a toujours été nimbé de mythes et de légendes, mais son histoire, ses cultures, l'éternel balancement entre le fond indigène et les influences extérieures, doivent être redécouverts. La collection «Voix du Caucase» s'y emploie à travers des publications aux thèmes variés.
Déjà parus:
Vladimir Goudakov, Caucasiens, Cosaques et empires, 2009. Iaroslav Lebedynsky, Témoignages anciens sur les Therkesses, 2009. Iaroslav Lebedynsky, Armes et guerriers du Caucase, 2008.
INTRODUCTION Ce recueil présente un échantillon de contes populaires représentatifs de la tradition orale des Ossètes. Quelques précisions d'ordre historique, linguistique, et culturel, permettront au lecteur français de mieux les apprécier. Les Ossètes et I 'Ossétie Les Ossètes sont l'un des nombreux peuples du Caucase, cet isthme montagneux qui s'étend entre la mer Noire et la mer Caspienne et a de tous temps frappé les observateurs par sa diversité ethnique et linguistique. Ils résident dans la partie centrale de la chaîne, à cheval sur les deux versants. Du côté
septentrional, la République d'Ossétie du Nord - Alanie est l'un des membres de la Fédération de Russie. Du côté méridional, l'Ossétie du Sud, intégrée à la Géorgie à l'époque soviétique, s'en est séparée en 1992 et forme un Etat indépendant de fait dont le statut définitif n'est pas fixé. Chaque peuple du Caucase a son originalité. Celle des Ossètes est d'être issue du mélange d'un substrat local de langue caucasique et de vagues successives de nomades de langue iranienne venus des steppes ukraino-russes : Scythes, Sarmates, puis surtout Alains. Ces derniers jouèrent un rôle important dans l'histoire de l'Europe à la fin de l'Antiquité et durant le haut Moyen Age. Durant les Grandes Invasions des IVe-Ve siècles, certains groupes d'Alains parvinrent jusqu'en Gaule, et même en Afrique du nord avec les Vandales. Peu de Français savent qu'un royaume alain exista sur la Loire moyenne, au nord d'Orléans et dans la Beauce, dans les années 440-450, et que diverses localités françaises doivent leur nom (types Allaines, Allainville, etc.) à ces nomades venus des steppes et du Caucase.
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Les Alains demeurés dans cette dernière région, sédentarisés, christianisés vers 916, y tinrent l'une des premières places jusqu'à la désintégration de leur royaume après les invasions mongoles (première moitié du XIIIe siècle) et celles de Tamerlan (fin du XIVe siècle). Une partie d'entre eux fut alors assimilée par les ethnies voisines; il existe notamment un fort substrat alain chez les Balkars turcophones. Les autres se replièrent dans les hautes vallées du Caucase central et y donnèrent naissance au peuple ossète. Du fait de leur isolement géographique, qui n'a vraiment été rompu qu'avec le début de la conquête russe à la fin du XVIIIe siècle, les Ossètes ont longtemps conservé, non
seulement leur langue - forme moderne de celle des Alains médiévaux -, mais aussi une grande quantité de traits culturels archaïques dont les contes traduits ici offrent de nombreuses illustrations. La structure sociale était basée sur les liens du sang, de la famille à la grande communauté tribale, sans pouvoir politique central. Elle était nettement inégalitaire, avec une distinction de statut et de droits entre les «grandes familles» nobiliaires, les simples hommes libres, une classe de bâtards de nobles, et des serfs parfois d'origine étrangère. Il existait cependant des éléments de « démocratie» directe locale, sous la forme de conseils qui prenaient les décisions importantes (guerres, alliances, ambassades), et rendaient des jugements. La société était patriarcale; la femme, quoique travaillant dur, jouissait malgré tout d'un respect inconnu dans d'autres parties du Caucase, ce qui peut rappeler son statut élevé dans les sociétés nomades anciennes. Un respect plus grand encore
s'attachait aux vieillards - trait cette fois caucasien plus que nomade. Les contes reflètent une spiritualité essentiellement « païenne ». Outre l'ambiance merveilleuse liée au genre du conte lui-même, on y voit intervenir des personnages de la - 6-
religion populaire ossète, de Dieu lui-même (un «Dieu des dieux» à l'appellation révélatrice) à différentes sortes de génies, en passant par des divinités fonctionnelles parfois déguisées en saints chrétiens. Cette situation s'explique par l'histoire religieuse complexe des Alains puis des Ossètes. Les Alains s'étaient convertis au christianisme orthodoxe au début du Xe siècle. L'influence byzantine fut particulièrement forte en Alanie occidentale. Les Alains furent également touchés, sur le territoire de l'actuelle Ossétie, par le prosélytisme chrétien orthodoxe de la Géorgie voisine. Le fond pré-chrétien restait néanmoins très fort. Au moment de la conquête russe, la majorité des Ossètes était nominalement chrétienne, avec une minorité nominalement musulmane (sous l'influence kabarde), mais la religion populaire réellement pratiquée était essentiellement un système syncrétique: le vieux «paganisme» recouvert d'un vernis chrétien et avec quelques emprunts plus superficiels encore à l'islam. Comme chez la plupart des autres peuples du Caucase, la guerre (souvent traduite en brigandage ou en vendetta familiale) occupait une place importante dans la vie et la culture des Ossètes. Chaque homme libre était un guerrier au moins occasionnel, et quelques récits semblent même préserver un lointain écho de l'époque où les femmes scythes ou sarmates portaient également les armes. Raids et combats sont une toile de fond permanente des contes, dont les héros s'accomplissent souvent à travers des exploits guerriers. Les contes eux-mêmes, d'ailleurs, concouraient, à travers les exemples et les modèles qu'ils offraient, à la pérennité de ce tropisme martial. La tradition orale; typologie des contes Les Ossètes, on l'a dit, sont iranophones. Cela ne signifie pas que leurs ancêtres linguistiques soient venus d'Iran au sens -7-
actuel du terme. En fait, comme l'a prouvé l'étude depuis le XIXe siècle des vestiges des langues des Scythes, Sarmates et Alains (noms propres, toponymes, termes transmis par les auteurs antiques), la langue ossète appartient à un groupe autrefois très étendu de langues iraniennes du nord-est parlées par différents peuples «scythiques » de l'Antiquité. Elle est divisée en plusieurs dialectes, formant deux groupes principaux: oriental (iron ou ossète proprement dit, base de la langue littéraire moderne) et occidental (digor, plus archaïque). Cette langue ossète n'est vraiment écrite que depuis la fin du XVIIIe siècle (on connaît quelques documents en alain médiéval, mais il ne semble pas avoir existé de vraie littérature). Mais elle est le support d'une riche tradition orale, collectée à partir du début de la présence russe au Caucase central. En ce qui concerne les contes, il faut distinguer d'emblée une catégorie très particulière qui ne sera pas présentée ici (elle fera l'objet d'une publication ultérieure). Il s'agit des récits épiques mettant en scène les familles et les héros du peuple mythique des Nartes. Ces récits, connus chez de nombreux autres peuples du Caucase, forment des cycles comprenant de nombreuses variantes, liés par les personnages récurrents des grands héros et la thématique générale, mais qui n'ont jamais été unifiés. L'épopée narte n'a pas eu son Homère ou son Thomas Malory. Comme elle pose des problèmes historiques et culturels très spécifiques, nous avons préféré nous limiter dans ce volume aux autres types de contes. Ces derniers se subdivisent en plusieurs genres: récits quotidiens, satiriques, fantastiques, historiques, animaliers. Le bien y triomphe toujours du mal, les principaux personnages incarnent les valeurs morales de la société ossète: goût de la liberté, courage, noblesse, honnêteté, - 8-
fidélité dans l'amitié, intelligence. Il ne s'agit pas de contes
pour enfants - ce sont des récits, des traditions, qui reflètent sous une fonne allégorique des aspects réels de la vie du peuple. Ils s'adressent à toutes les catégories: «Tant les hommes que les femmes disent et écoutent des contes, de l'enfance à la vieillesse. Ces contes sont nombreux, variés et sont une forme d'art à part entière. Ils ont toujours été la distraction préférée du peuple. »(K. Khétagourov, Ossoba). Textes et traductions Les contes présentés ici ont été collectés en Ossétie, principalement dans les premières décennies du XXe siècle. Les textes ossètes ont été publiés, séparément ou par séries, dans des périodiques et des livres 1. Nous avons traduit ces contes en essayant de conserver leur tonalité d'origine, qui n'est pas celle d'une littérature sophistiquée, et la remarquable expressivité de la langue ossète. Ces traductions ont été publiées depuis 1996 dans D'Ossétie et d'alentour, revue de l'Association ossète en France. Elles ont été revues et améliorées pour ce volume.
I Nous avons utilisé principalement: Chamil Djykkaïty, Iron arghœwttœ, Ordjonikidzé (Vladikavkaz), 1983; Iron adœmon arghœwttœ , tome II, Stalinir (Tskhinval), 1960, Tsœrœgoïty arghœwttœ, Dzrewdjyqrew / Vladikavkaz, 1998.
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Transcriptions Pour faciliter la lecture, nous avons employé la même transcription « à la française» (non scientifique) que dans le manuel Parlons ossète paru chez le même éditeur. Les principales conventions sont les suivantes: 1£est un a bref tirant sur è. e est fermé comme dans dé, et se prononce comme dans lié en début de mot. g est toujours dur comme dans gare. gh est comparable au r français grasseyé. ï est la semi-voyelle de i et se prononce comme dans aie ou dans yoyo. k', p', t', ts', tch' sont des consonnes «glottalisées », c'est-à-dire accompagnées d'une occlusion glottale un peu analogue à ce que l'on entend au début de l'allemand aber. kw ressemble à la consonne initiale de quoi? I est dur (anglais weil). o est fermé comme dans dôme. q est un ktrès guttural d'arrière-gorge (qâfarabe). rest « roulé» comme en russe ou en italien. u se lit ou comme dans cou. west la semi-voyelle de u, comme dans l'anglais widow. y est une voyelle brève semblable au e français de petit ou allemand de Vater. Les graphies dz, s, ts, z sont employées ici conformément à la tradition et à l'étymologie. En ossète littéraire actuel, cependant, leur prononciation réelle est différente (dz = z dans lézard; s = ch dans chat; ts = s dans sac; z =j dans jus).
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LE CONTE D'ABBAÏKWYTSYKK
U
n prince avait une fois six serviteurs. L'un d'eux se nommait Abbaikwytsykk. Le prince n'employait ce
serviteur que pour aller à la chasse, et les cinq autres - pour
les travaux de la maison. Le prince préférait Abbaikwytsykk aux autres, et lui les regardait de haut. Un jour, les cinq serviteurs vinrent trouver le prince et lui dirent: - Là-bas, derrière la montagne, vit un géant, et il a un cheval
qui parle. Si Abbaikwytsykk est si bon que cela, eh bien, qu'il te l'emène ! Le soir, Abbaikwytsykk revint de la chasse; il portait des dépouilles d'animaux. Il ôta leurs entrailles, fit des brochettes avec la viande et les posa devant le prince. Mais non, le prince ne toucha pas aux brochettes. Alors Abbaikwytsykk lui demanda: - Qu'as-tu, tu ne manges pas, mon prince?
Lui resta silencieux un long moment, puis dit: - Là-bas, derrière la montagne, vit un géant. Il a un cheval
qui parle... si tu me l'apportais! Abbaikwytsykk en fut tout saisi et dit: - Celui qui t'a dit cela, puisse sa chance en ce monde ne rien
lui apporter de bon. Mais assieds-toi, mange. Il se trouvera bien une solution. Le prince s'assit et ils mangèrent ensemble. Lorsqu'il eut fini de manger, Abbaikwytsykk se leva et partit pour la montagne. Il alla, il alla et traversa un pont tout mince. Il parvint à la maison du géant. Il entra dans la cour. Il regarda, mais les portes étaient fermées de l'intérieur. Abbaikwytsykk inspecta tous les côtés de l'étable, et sur l'un d'eux trouva un petit trou. Abbaikwytsykk se changea en grain de blé, se glissa dans l'étable par ce trou et dit à l'oreille du cheval: - 11 -
- Et maintenant, si je te conduisais là où tu pourrais voir la
face du ciel, là où tu mangerais de I'herbe verte, là où tu serais lavé avec du savon, hein? Le cheval s'écria alors: - Alerte, Abbaïkwytsykkm'enlève!
Le géant sauta de Abbaïkwytsykk se les balayures. Le comme il ne trouva
son lit, se précipita dans l'étable, mais transforma en grain de blé et roula dans géant mit tout sens dessus dessous, et rien, il s'en fut et retourna se coucher.
Abbaïkwytsykk revint au cheval et lui dit à l'oreille: - Il est curieux que tu n'en aies pas assez de cet endroit. Moi,
je te conduirai là où tu verras la face du ciel, où tu mangeras de l'herbe verte, où tu seras lavé avec du savon! Le cheval n'était pas d'accord, mais Abbaïkwytsykk tira sur sa bride. - Alerte, Abbaïkwytsykkm'enlève! s'exclama le cheval.
Le géant tiré à nouveau de son sommeil s'élança, tourna et vira, mais ne trouva personne dans l'étable. Abbaikwytsykk en effet s'était transformé en grain de blé et avait roulé dans les balayures. Alors le géant prit un balai et l'abattit sur les flancs du cheval, et lui-même s'en fut et se recoucha. Abbaikwytsykk revint au cheval et lui dit à l'oreille: - Eh bien, si tu avais été d'accord, tu n'aurais pas été battu ?
Et à présent, si je te conduisais là où tu verrais la face du ciel, là où tu mangerais de I'herbe verte, où tu serais lavé avec du savon, n'y serais-tu pas mieux? Alors le cheval lui dit: - 12 -
- Maintenant, je viens.
Et Abbaikwytsykk tira sur sa bride et l'enleva. Lorsqu'ils arrivèrent au pont, le cheval le frappa de sa patte arrière, et le pont s'écroula. Quand ils furent tous deux de l'autre côté, le cheval s'écria encore: - Alerte, Abbaikwytsykkm'enlève!
Mais à ce cri d'alarme, personne ne se montra. Abbaikwytsykk conduisit le cheval devant le prince. Le lendemain, Abbaikwytsykk s'en alla à la chasse. Le soir, il rapporta la dépouille d'une bête, ôta les entrailles, fit des brochettes avec la viande et les posa devant le prince. Mais le prince ne mangeait pas. Abbaikwytsykk lui demanda alors: - Pourquoi ne manges-tu pas? Le prince lui dit: - Celui qui avait le cheval possède encore un chaudron qui
bout seul et une fourche à viande qui prend seule les morceaux. - Celui qui te l'a dit, puisse Dieu ne pas lui pardonner!
Assieds-toi, mange, il se trouvera bien une solution à cela aussI. Ils s'assirent et mangèrent ensemble. Abbaikwytsykk se leva, se mit en route et parvint à la maison du géant. Il vit que les portes étaient fermées de l'intérieur. Il tourna autour de tous côtés et voici qu'il trouva une petite fente. Abbaikwytsykk se transforma en grain de blé; il se glissa par la fente, ouvrit les portes, chargea le chaudron et la fourche à viande sur ses épaules et les apporta au prince. - 13 -
Le lendemain, Abbaïkwytsykk alla à la chasse. Le soir, il rapporta la dépouille d'une bête, ôta ses entrailles, fit des brochettes avec la viande et les posa devant le prince. Mais le prince ne mangeait pas. Alors Abbaikwytsykk lui demanda: - Pourquoi ne manges-tu pas, mon prince 7 Le prince lui dit: - Celui qui avait le cheval, celui qui possédait le chaudron et
la fourche à viande, si je pouvais le voir lui-même! Abbaikwytsykk lui demanda alors: - Et lui-même, il ne me mangera pas 7 Assieds-toi, mange, il se trouvera bien quelque solution à cela aussi. Le prince mangea. Abbaikwytsykk partit, et il alla crier: - Malheur, Abbaikwytsykk est mort !
Alors le géant dit à sa femme: - Va voir, il y a quelqu'un qui crie en bas qu' Abbaikwytsykk
est mort. Le géant n'attendit pas la réponse de sa femme, mais se précipita lui-même et trouva Abbaikwytsykk en train de couper un arbre dans le bois. - Et que fais-tu avec ça 7, lui demanda le géant.
II lui dit: - Abbaikwytsykk est mort et voici que je lui fais un cercueil.
Lorsqu'il eut fini le cercueil, il dit au géant: - Couche-toi dedans, que je voie s'il est bon 7 II s'y coucha, s'y étira de tous côtés et le fit éclater. - 14-
Alors le géant s'en alla lui-même à un gros arbre, le coupa et en fit un cercueil. Lorsque le cercueil fut prêt, Abbaïkwytsykk dit au géant: - Eh bien maintenant, couche-toi dedans. Je voudrais aussi
voir le couvercle. Et il y posa le couvercle. Puis il lui dit: - J'y planterai aussi les clous. Et il y planta les clous. Ainsi, quand il n'eut plus à craindre le géant, il le chargea sur ses épaules et le livra au prince. II entra et dit au prince : - Je t'ai apporté le géant, mon prince, et quand tu te lèveras
demain, cherche-le. Moi, je pars à la chasse demain de bon matin. Lorsque le prince se leva le lendemain, il chercha dans les coins et trouva le cercueil. Abbaïkwytsykk, lui, n'était pas parti à la chasse, mais avait grimpé sur le toit de sa maison à trois niveaux et il regardait de là-haut. Quand le prince souleva le couvercle du cercueil, le géant en bondit et l'avala, après quoi il fureta dans les coins et dévora les autres membres de la maisonnée. Quand il vit Abbaïkwytsykk en haut de ses trois étages, il lui dit: - Comment as-tu grimpé, eh?
II lui répondit: - Toutes les pierres que j'ai trouvées par terre, je les ai
empilées, et j'ai grimpé là-dessus. - 15 -
Alors le géant empila les unes sur les autres toutes les pierres qu'il trouva, et lorsqu'il parvint à la moitié de la hauteur, Abbaikwytsykk lui dit; -
Saute, maintenant, et je t'attraperai.
Le géant sauta, mais pas assez haut, et il tomba à grand bruit sur le sol et s'écrasa par terre. Abbaikwytsykk descendit de ses étages. Tous les biens du prince lui revinrent, et il vit et mange là-dessus aujourd'hui encore.
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LA FILLE BLONDE QUI SE TIENT DANS LA TOUR DE CUIVRE
I
l était une fois, il y a bien longtemps, un homme et une femme. Nul ne sait quand ils auraient vécu. Ils avaient trois filles. Quand elles eurent grandi, leur mère mourut, et elles restèrent orphelines. Le père épousa une seconde femme. Les trois filles commencèrent à vivre avec leur marâtre. La marâtre se montra mauvaise: elle ne cessait d'insulter les trois enfants ou d'exiger d'eux quelque chose. Et à part leur faire pousser un arbre sur la tête ou leur faire tourner des meules de moulin sur la poitrine, il n'est pas de méchanceté qu'elle n'ait commise à leur encontre, tantôt en les insultant, tantôt en les frappant, tantôt en colportant des ragots. La vie des orphelines dans la maison de leur père ne tint bientôt plus qu'à un cheveu. Et l'homme? L'homme est une crêpe, que retourne la femme. Un jour, la marâtre vint trouver son mari et lui dit: - Mon mari, je te le dis franchement:
si tu ne nous
débarrasses pas de tes trois filles, je réglerai leur sort de mes propres mains. Sache-le, il n'y a pas de place pour elles dans cette maison. L'homme en fut effondré, mais il ne savait que faire. Il avait pitié de ses filles orphelines. Alors, un jour, il se rendit au bois. Il creusa une fosse au pied d'un pommier et la recouvrit de branches d'arbre. Sous le pommier, il ramassa de belles pommes rouges d'un côté, en remplit ses guêtres et rentra chez lui pour le dîner. - Mes filles, que l'une d'entre vous ôte mes chaussures et
mes guêtres, dit le père.
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La fille aînée ne bougea pas, la deuxième n'obéit pas non plus, mais la cadette, vivement, se mit à ôter les chaussures et les guêtres de son père. Les pommes bien rouges dégringolèrent des guêtres. Les filles s'émerveillèrent: elles n'avaient jamais vu d'aussi beaux fruits. - Père, emmène-nous demain là où poussent ces pommes, et nous en rapporterons à foison, dirent les filles. Le père n'ajouta pas un mot à ce qu'elles avaient dit. Le lendemain, le père s'en alla vers le sombre bois avec ses filles et les conduisit sous le pommier. Les pommes bien rouges étaient comme rangées sous l'arbre. Lorsque les trois sœurs commencèrent à les ramasser, elles tombèrent dans la fosse. Leur père rentra chez lui. Les trois orphelines se sentaient bien mal, mais que pouvaient-elles faire? La fosse était profonde, il leur était impossible de grimper. Alors elles tournèrent leur poitrine vers le ciel et clamèrent: - Ô notre destin, ne nous abandonne pas; envoie-nous des
pelles en fer et des pioches en fer. Tu sais bien toi-même que le peu de jours que nous avons vécu, nous l'avons passé dans la souffrance et la peine à cause de notre marâtre! Et trois pelles en fer, trois pioches en fer apparurent dans la fosse. - Si nous restons là sans rien faire, personne ne nous aidera,
dirent les sœurs. Trouvons quelque moyen de ne pas mourir ici de soif et de faim. Elles se mirent au travail et se frayèrent un chemin sous la terre jusqu'au moulin d'un prince. Elles observèrent, et comme rien ne bougeait dans le moulin, elles emplirent leurs - 18 -
robes de la farine du moulin, la rapportèrent à la fosse et s'en nourrirent en la léchant. Les meuniers commencèrent à s'inquiéter: ils voyaient chaque matin qu'il manquait une part de la farine qu'ils mettaient dans le moulin, et encore, la meilleure part. Plusieurs matins de suite, ils remarquèrent en arrivant que quelqu'un emportait une partie de leur farine. - Si notre prince entend parler de cette affaire, il nous la
mettra sur le dos, se dirent les meuniers, et il nous fera payer ce qui manque. Retournons là-bas et découvrons ce qu'il advient de notre farine et qui l'emporte. Une nuit, les meuniers se mirent en embuscade au moulin, et ils virent que trois filles y avaient pris leurs habitudes et emportaient la meilleure part de la farine. Et ils dirent à leur prince: - Prince, trois filles ont pris I'habitude de venir à notre moulin, et nous n'en avons encore jamais vu d'aussi belles et bien faites parmi les habitants de cette terre. Elles viennent chaque soir à ton moulin, et cette meilleure part de farine qui y manque, ce sont elles qui l'emportent; où elles la déposent, voilà ce qu'on ignore. Le prince se cacha au moulin avec ses gens dans un endroit sombre, afin que les trois sœurs ne suspectent pas sa présence. Dès que les trois filles, après l'heure du dîner, apparurent pour emporter de la farine, le prince, avec ses gens, se montra, et de la sorte il les invita chez lui. Le prince accueillit les trois sœurs, apprit les circonstances de leur vie, leurs malheurs, comment ces trois filles belles comme une pierre porte-bonheur s'étaient retrouvées dans cette pénible situation. - 19 -
Les sœurs ne cachèrent rien de leur vie au pnnce, et lui révélèrent le cœur de leur marâtre. Le prince les écouta attentivement, puis dit: - Tout cela est bel et bon, mes chères invitées, mais je vais
vous demander quelque chose: il serait fort bien, si j'apprenais que vous avez quelque talent ou qualité, que je vous fasse faire quelque travail correspondant à ces compétences. Si je comprends bien, vous avez souvent été offensées dans votre vie, et si vous voulez aller ailleurs, qui sait si vous ne subirez pas pires avanies encore? Et l'aînée dit: - Altesse princière, nous mangerons les miettes que nous donnera Ton Altesse, nous boirons après tout le monde l'eau qui restera, nous regarderons la lumière du soleil de Ton Altesse. Je n'ai guère de talent. Mais nul ne meurt sans en avoir eu au moins un : Altesse princière, si tu me donnes le quart d'une peau à faire des souliers, j'en coudrai des chaussures pour tous tes gens. - Altesse princière, dit la seconde sœur, je rassasierai ton
peuple avec une assiette de farine, j'en nourrirai le monde entier. - Et toi, quel talent as-tu? demanda le prince à la troisième
fille.
La troisième fille faisait la timide, et son visage changea de couleur. Le prince la pressa de parler. La fille dit alors d'une voix timide: - Je n'ai pas beaucoup de talents que je puisse faire valoir devant toi ou qui plaisent aux gens. Mais quand je me - 20-
marierai, je donnerai naissance à un garçon aux cheveux d'or et à une fille aux boucles d'argent. Le mieux qu'un homme puisse souhaiter dans cette vie terrestre, c'est que le peu qu'il a devienne beaucoup: avec le quart d'une peau, des chaussures seront faites pour une foule entière, et cette foule sera rassasiée avec une assiette de farine. Mais le plus désirable, c'est bien un garçon aux cheveux d'or et une fille aux boucles d'argent: que peut souhaiter de mieux un homme? Et le prince se mit à réfléchir: le bonheur, sûrement, il ne faut pas le faire fuir, mais on ne l'attrapera pas non plus de force. Le prince organisa chez lui une grande fête, de grandes réjouissances: il demanda en mariage la cadette, célébra le mariage, confia la direction de la maison à la puînée, et plaça la troisième à la tête des couturières. Les trois sœurs commencèrent à vivre dans la maison du prince. Mais les deux aînées ne se trouvaient pas complètement heureuses: l'envie leur inspirait tristesse et sombres pensées, l'envie rendait leurs cœurs noirs de ténèbres. Lorsque le prince avait choisi leur sœur cadette comme épouse, il leur avait brisé le cœur, il leur avait rendu détestable cette dernière fille de leur mère. Qui sait combien de temps ils auraient ainsi vécu, mais voici que la femme du prince eut à regretter l'absence de son mari.
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Le prince en effet voulut partir en expédition? Et donc, le voici sur le départ, et il dit: - Notre maîtresse de maison, je pars en expédition et ne sais
quand reviendrai. Si tu as besoin de moi, voici une clochette. Fais-la tinter trois fois, et, même si je suis au bout du monde, je te reviendrai immédiatement: mon cheval avisé entendra le tintement de la clochette. Les deux sœurs aînées bouchèrent les oreilles du cheval avec des tampons de soie. Le prince partit en expédition: qu'aurait-il pu arriver d'autre? Sa femme resta à la maison avec ses deux sœurs. Les jours passaient. Pas de signe du prince. Pendant ce temps, sa femme accoucha. Ses deux sœurs aînées étaient à son chevet. Ainsi qu'elle avait dit, elle donna bien naissance à deux jumeaux: un garçon aux cheveux d'or et une fille aux boucles d'argent. Les deux sœurs aînées veillaient. Elles ne firent pas voir les jumeaux à leur mère, les enlevèrent, et les placèrent sous les mamelles d'une chienne qui venait de mettre bas. Elles leur substituèrent auprès de la jeune mère deux chiots nouveaunés. - Ton garçon aux cheveux d'or et ta fille aux boucles
d'argent se sont avérés des rejetons de chien. Le prince sera vraiment content quand il reviendra! Qu'aurait pu répondre Qu'aurait-elle pu faire?
la malheureuse
Jeune
mère?
Sur ces entrefaites, le prince revint de son expédition. 2
Le terme ossète de baIts a un sens assez riche de « voyage, expédition
militaire ou de brigandage
».
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En fait de garçon aux cheveux d'or et de fille aux boucles d'argent, notre sœur a donné naissance à des chiots, et nous les avons placés à ses seins. Vois par toi-même! dirent les sœurs.
Le prince se courrouça, fit coudre sa femme avec les chiots dans une peau de bœuf, et les fit placer sur le seuil. Ceux qui - 23 -
venaient chez lui essuyaient leurs pieds sur la peau de bœuf, ceux qui sortaient crachaient dessus. Du temps passa. Le garçon aux cheveux d'or et la fille aux boucles d'argent commencèrent à grandir. Aucune mère n'aurait veillé sur ses rejetons comme le fit la chienne. Mais une crainte vint aux deux sœurs: si le prince apprenait la vérité? C'est pourquoi elles conduisirent la chienne et les enfants à l'écart, dans un sous-bois, afin de les dissimuler au pnnce. Le garçon et la fille commencèrent à vivre dans cet endroit isolé, et la chienne prenait soin d'eux comme une mère aimante.
Ils vivaient, ils vivaient - le garçon grandit: il se fit un arc et des flèches et commença à chasser. Chaque jour, il rapportait de la chasse des bestioles et des oiseaux; ensuite il s'attaqua aussi aux cerfs, aux bouquetins, aux chevreuils, aux daims ou aux ours. Il construisit une hutte avec les peaux des bêtes, et la chienne, la sœur et le frère commencèrent à y vivre et à s'y nourrir. Ils firent une litière de plumes pour leur chienne nourricière, et ils la gâtaient autant qu'ils pouvaient. Le garçon dompta également un cheval sauvage. Mais leurs tantes ne les avaient pas oubliés. Elles comprirent que le prince finirait par rencontrer le garçon. Alors toute l'affaire serait découverte, et elles seraient en grande difficulté. - Il nous faut trouver quelque moyen de nous débarrasser du
garçon, sinon gare à nos têtes, dirent les deux sœurs. Un jour, elles se rendirent à la hutte. Le garçon était à la chasse, la chienne couchée sur du duvet, la fille s'affairait et rangeait la hutte. - 24-
Elles firent mine de faire fête à la fille. - Ceci nous donne la chair de poule,3 vraiment, dirent les
tantes. Comment peux-tu supporter d'être seule ici, dans cet endroit isolé? Il n'y a personne, ni voisin, ni parent. - Je ne suis pas seule: voici ma chienne nourricière, et ce
soir mon frère rentrera de la chasse, dit la fille. - Nous te plaignons, nous compatissons,4 jusqu'à quand
tiendras-tu ici sans compagnon qui parle? Non, peut-être que ton frère unique ne t'aime pas comme tu l'aimes. En somme, le cœur de la sœur appartient au frère, mais celui du frère appartient à la forêt! - Que nenni! Que dites-vous là? Mon frère n'aime pas sa
propre âme comme il m'aime, dit la fille aux boucles d'argent. - Il te laisse toute seule, il n'y a personne pour jouer avec toi, te tenir compagnie ou bavarder. Cela ne s'appelle pas de l'amour. Non, s'il t'aimait vraiment, il reviendrait à toi et t'amènerait de derrière les monts la fille blonde qui se tient dans une tour de cuivre. Le garçon aux boucles d'or rapporta de la chasse la dépouille d'un cerf. Il parvint à la hutte, posa à terre la dépouille. Et il vit que sa sœur unique, la fille de sa mère, pleurait; ses yeux en étaient tout enflés. Le garçon se sentit mal à l'aise. - Que t'est-il arrivé, qu'as-tu, mon unique sœur, unique fille
de ma mère? dit le frère. - Ce que j'ai? Tu me laisses ici, abandonnée, et mon âme est accablée de tristesse et de peine. Je n'ai ni compagnon de jeu, ni compagnon à qui parler. Mais si tu étais attentionné pour moi, tu me ramènerais la fille blonde qui se tient dans une tour de cuivre, pour que je puisse profiter d'une belle-sœur et passer gaiement ma vie avec elle. 3 Toujours plus expressif, le texte ossète dit « Que notre peau se rompe pour toi! » 4 Même remarque: littéralement, « Que nous soyons sacrifiées pour toi! ».
- 25 -
- Tais-toi, ma sœur, je suis prêt à faire n'importe quand tout
ce que tu souhaites. Je pars en expédition dès demain. La fille se calma, rit et commença à faire fête à son frère. Au matin, le garçon monta à cheval et partit en expédition. Le cheval lui dit: - Tu n'as pas entrepris là une bonne expédition, tu ne sais
même pas ce que tu fais. La fille blonde qui se tient dans une tour de cuivre vit au-delà des monts. Au passage du défilé, deux montagnes se battent comme des béliers. Même un oiseau ne leur échappe pas, elles l'écrasent aussitôt. Alors, comment espères-tu atteindre un tel endroit? Le garçon avait emporté une barre de fer derrière la selle du cheval. Il s'approcha de l'endroit où les deux montagnes se frappaient comme des béliers. Elles s'écartaient, puis se rapprochaient de nouveau. Le garçon s'était préparé: il plaça la barre de fer entre elles et leur échappa. Il avança dans l'étroit défilé. Il parvint à la tour de cuivre. Les meilleurs hommes de tous pays courtisaient la fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, mais aucun ne l'avait obtenue. La fille blonde ne serait qu'à celui qui trois fois pourrait appeler: «Fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, regarde-moi dehors! ». Aucun des prétendants de la fille blonde n'avait encore réussi. Les premiers à avoir appelé avaient été engloutis dans la terre. Bien des gens avaient disparu à cause de la fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre! Le garçon aux cheveux d'or savait tout ceci et commença à dire: - Fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, regarde dehors! - 26-
Et à ces mots, le garçon s'enfonça dans la terre jusqu'à la taille. - Ô mon créateur, sauve-moi de ce trépas sans gloire! pria le
garçon, et de la sorte il se releva sur le sol. - Fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, regarde-moi
dehors! appela le garçon avec un espoir renouvelé. Le garçon s'enfonça dans la terre jusqu'au dessus de la ceinture, mais aussitôt s'en extirpa derechef. «Nul jusqu'à présent n'a réussi à m'appeler deux fois» se dit la fille blonde, mais elle ne regarda pas dehors. - Fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, regarde-moi dehors! ». L'appel retentit pour la troisième fois jusqu'à la tour. La fille regarda donc: qu'aurait-il pu arriver d'autre? Le garçon était sain et sauf, des cheveux d'or sur la tête. La fille sortit de la tour, belle comme si, en elle, jouaient des soleils et riaient des lunes. - Entre, mon hôte. L'intelligence est un chemin, le bonheur un messager. Ta bonne fortune a vaincu le sort. Tu as tenu ta parole: tu as appelé trois fois. Je ne romps pas non plus la mienne: entrons, Dieu nous a voués l'un à l'autre. Le garçon aux cheveux d'or et la fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre demeurèrent là une nuit, et tôt le matin quittèrent les montagnes et s'en allèrent là où vivait le garçon. Tout autour de cet endroit apparut, à la place de la hutte en peaux de bêtes, un château de cuivre. Dans cette nouvelle tour de cuivre commencèrent à vivre le garçon aux cheveux d'or, la fille aux boucles d'argent, la fille blonde, et aussi la chienne nourricière des orphelins.
- 27-
La jeune mariée et sa belle-sœur se plurent mutuellement. Deux sœurs n'auraient pas été plus unies. Qui sait s'il s'écoula peu ou beaucoup de temps après l'arrivée de la fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, mais voici que les deux tantes du garçon aux cheveux d'or et de la fille aux boucles d'argent firent leurs préparatifs et se mirent en marche. Elles allaient leur chemin, pensant que le fils de leur sœur avait été écrasé entre les deux montagnes dans sa quête de la fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre. Mais en approchant de l'endroit où vivaient les enfants de leur sœur, elles furent saisies par le doute. Là où précédemment se dressait une jolie, une belle hutte en peaux de cerfs et de chevreuils, il y avait à présent une haute tour de cuivre, et tout autour une palissade de cuivre. Les deux sœurs arrivèrent. La fille aux boucles d'argent sortit au-devant d'elles et les invita à entrer. - Mon frère m'a amené la fille blonde, dit-elle aux deux
soeurs, je ne sais comment vous remercier. Grâce à vous, la fille blonde est devenue nôtre. Restez un peu chez nous, reposez-vous de votre fatigue. Pardonnez l'absence de mon frère, il est parti à la chasse. Les deux sœurs regardèrent, et virent la chienne qui dormait en ronflant sur des coussins de duvet, et la nouvelle épousée qui s'activait dans la tour de cuivre. - Qu'elle te soit une belle-sœur heureuse, dirent les deux sœurs, car elles ne pouvaient rien faire d'autre. Et à la fille blonde elles dirent: - Que pour toi aussi cette place soit heureuse, et que vous
viviez, avec ton seigneur et maître, mutuellement. - 28-
en vous aimant
Les deux sœurs ne purent éviter d'embrasser la jeune mariée, et elles s'assirent sur un fauteuil dans sa chambre. La conversation dura longtemps, et la fille et sa belle-sœur gâtèrent leurs invitées et les traitèrent bien. Lorsque les deux sœurs repartirent pour la demeure du prince, elles remercièrent puis dirent: - Vous vous contentez de vivre ici, mais nous avons pitié de vous. - Mais pourquoi? demandèrentla fille et sa belle-sœur. - Mais voyons! Nous vous avons prises en sympathie,
comme des sœurs. Votre tour est au milieu de la plaine, près d'un bois. Personne n'habite à proximité, chez qui vous pourriez aller, ou qui viendrait chez vous. Celui qui est, pour l'une de vous son seigneur et maître, pour l'autre le seul frère né de sa mère, vous laisse ici seules dans cette odeur de chienne, nous en avons la chair de poules, et lui s'en va à la chasse à sa fantaisie. - On ne peut rien reprocher à mon frère, nul n'aime
quiconque comme il nous aime, nous. Il apporte ici de la plaine, pour nous gâter, de la chair de bêtes sauvages et d'oiseaux, et il ne néglige ni notre nourriture, ni notre sommeil, leur répondit la fille aux boucles d'argent. - Si ce que tu dis était vrai, s'il était si dévoué, s'il se
préoccupait de vous et était attentionné, il vous apporterait la pelisse merveilleuse que tout le monde convoite. - Quelle pelisse si particulière est-ce donc là ? - Si vous voulez le savoir, eh bien, elle chante par son col,
bat la mesure avec ses manches et danse avec ses pans. Le soleil est sur son plastron, la lune sur son dos. Tant qu'il ne vous aura pas apporté cette pelisse, comment croire qu'il vous aime si fort? Cette pelisse rendrait votre vie bien plus 5
Litt. « que notre peau soit sacrifiée », cf. notes précédentes. - 29-
gaie. A présent, adieu. Si nous ne vous avions pas prises en sympathie,6 nous ne nous serions pas attardées à vous faire la conversation. - Faites bonne route, merci de votre conversation et de votre
venue. Les deux sœurs quittèrent la tour de CUIvre, le palais de CUIvre. Quand la mariée et sa belle-sœur furent restées seules, elles se dirent: - Dès qu'il reviendra de la chasse, nous le tarabusterons pour
qu'il nous rapporte cette pelisse. Le soleil se coucha derrière la forêt sombre. Le soleil rougit du côté de l'ouest. Les poules se couchèrent; tout le bétail rentra. Le cheval avisé du garçon aux cheveux d'or rentra aussi de sa pâture et retrouva sa place. Alors que la nuit tombait, le garçon à son tour revint de la chasse, une dépouille de cerf sur les épaules. «Pourquoi donc personne ne vient-il ce soir à ma rencontre? », se dit le chasseur. Il rentra dans la maison, y déposa la dépouille du cerf. Il vit que femme et sœur étaient au foyer, mais elles ne lui dirent rien de bon, ni rien de mauvais. - Quelles sont les nouvelles? Quel nuage pèse sur vos
sourcils? Ou bien quelque perte est-elle survenue? - Dieu nous en préserve! disent la femme et la belle-sœur.
Mais nous n'avons aucune raison de chanter ou de danser. Tu nous laisses ici seules dans cette odeur de chienne, et toi tu vas à la chasse et tu te divertis. - Et que pourrais-je faire pour vous? - Si nous t'étions si chères, tu inventerais quelque chose pour
que nous coulions des jours plus joyeux. - Et donc? 6
LiU. « Si notre œil ne vous avait pas aimées ». - 30-
- Ne fais pas l'ignorant. Tu ne peux pas ne pas avoir entendu parler de la pelisse merveilleuse: celle qui a le soleil sur son plastron, la lune sur son dos, qui chante avec son col, bat la mesure avec ses manches et danse avec ses pans. Si tu t'inquiétais vraiment de nous, si notre confort t'était si cher, tu trouverais un moyen de te procurer cette pelisse pour que nous ne nous ennuyions pas dans ce château. - Puisse Dieu refuser sa pitié à ceux qui vous ont dit cela!
Qui qu'ils soient, ils cherchent ma mort. - Pourquoi? - Parce qu'il n'y a pas de moyen facile de rapporter cette pelisse dont vous vous êtes entichées. Sinon, elle aurait déjà été emportée. - Elle ne doit pourtant pas être au Pays des morts 7, dirent l'épouse et la belle-sœur. Sinon, personne ne connaîtrait son existence? - Elle n'est pas au Pays des morts, c'est vrai, mais dans un
endroit lointain, et en outre elle a de nombreux gardiens. Elle est défendue par une source empoisonnée, et un pommier empoisonné, et des corbeaux au bec de fer, et des loups à la gueule sanglante, et une porte de fer. Il est difficile de leur échapper à l'arrivée, et deux fois plus difficile de leur échapper en repartant. - Mais si cet endroit est si terrible, alors nous vivrons sans
cette pelisse, comme nous nous sommes débrouillées pour vivre sans elle jusqu'à présent. Nous n'en avons absolument aucun besoin, s'il risque de t'arriver quelque chose. Personne ne dit rien pendant un moment. L'épouse et sa belle-sœur gardaient le silence, comme si elles se repentaient de ce qu'elles avaient dit, et le jeune homme semblait délibérer en lui-même. Puis il reprit la parole: -
Bien. Demain, je pars en expédition. J'essaierai de
rapporter la pelisse. Préparez-moi pour la route quelque chose 7 Le « Pays des morts» est l'Au-delà de la religion populaire. - 31 -
qui soit léger à porter et doux à manger. Préparez-moi aussi mes sacoches; mettez dans l'une du mouton et de la graisse
de brebis, dans l'autre - du blé rouge. Dès que l'étoile du matin apparut, le garçon aux cheveux d'or sella son cheval, attacha ses sacoches à l'arçon de sa selle, les fixa, puis prit ses armes, se mit en selle et partit en expédition. Il chevaucha longtemps. Nul ne sait combien il aurait ainsi voyagé, mais voici qu'apparut la source empoisonnée. Le voyageur mit pied à terre, se pencha sur la source empoisonnée et y but tout son saoul. Après quoi il remonta en selle et reprit sa route. Là-dessus apparut le pommier empoisonné. Il arrêta son cheval sous l'arbre et mangea goulûment les pommes empoisonnées. Il repartit, mais voici que des corbeaux fondirent sur lui. cavalier se pencha vers ses fontes et commença à répandre blé rouge. Quel cadeau divin pour les corbeaux! Ils jetèrent sur le blé rouge et se mirent à le picorer avidement leurs becs sombres.
Le du se de
Plus loin, des loups à la gueule sanglante se ruèrent sur le cavalier. Mais dès qu'ils eurent commencé à dévorer le mouton, ils n'eurent plus un regard pour le cavalier. Devant la porte de fer, le garçon sauta de cheval et ôta de sa sacoche la graisse de brebis. Il marcha jusqu'à la porte et la
lubrifia bien. La porte de fer s'ouvrit aussitôt - ses gonds ne grincèrent même pas. Le garçon s'empara de la pelisse. Et la pelisse de s'écrier: - Ouh ! Où es-tu, ma porte de fer, il m'enlève!
- 32-
- Tant pis pour toi! La porte de fer t'a protégée tant
d'années, et tu n'as jamais graissé ses malheureux gonds. Et voici que lui, à présent, m'a enduite de graisse de haut en bas.
Le garçon monta sur son cheval avec la pelisse. - Eh, mes loups à la gueule sanglante, il m'emporte! - Ceci ne nous concerne plus, nous vaquons à nos propres affaires. Nous avons tant travaillé pour toi et n'en avons rien retiré de bon. Bonne chance à qui t'emporte, et grâce à qui nous faisons bombance! - Mes corbeaux,je suis à votre merci, je suis perdue!
- Il te fallait le savoir plus tôt. Tu ne nous a jamais regardés d'un bon œil, tu ne nous a jamais empli le ventre même de déchets de blé. Et maintenant, lui nous a gavés de blé rouge. - Mon pommier empoisonné, on me fait violence! Dans ce monde comme dans l'autre, je suis à ta merci. Protège-moi de mon agresseur, ne le laisse pas m'emporter! - J'espère qu'il t'arrivera pire encore, dit le pommier. Comme on fait son lit, on se couche.8 Tu es déjà restée ici trop longtemps. « Pommier empoisonné, pommier empoisonné! », faisais-tu. Tu n'as jamais mangé un seul de
mes pépins. Cet hôte - que tout lui réussisse! - s'est arrêté et a mangé mes pommes comme du miel. - Ma source empoisonnée, tu me laisseras emporter? - Ah-ha, c'est toi qui m'as faite « source empoisonnée », et
grâce à toi, nul n'a jamais bu une gorgée, et toi-même, tu n'as
jamais daigné t'approcher de moi. Mais ce cavalier - qu'il soit béni de Dieu! - s'est penché vers moi, et c'est moi qui ai craint qu'il ne m'assèche complètement. Que mon eau lui apporte la santé, comme du lait maternel. Toi aussi, tu es tombée entre ses mains au bon moment, sois-lui une cause de bonheur!
8
Litt. « Ce que tu as fait, tu l'as trouvé ». - 33 -
Qui pourrait vous dire la joie de l'épouse et de la belle-sœur! D'une part, leur soutien, leur défenseur est revenu sain et sauf d'une expédition terrible, et d'autre part la pelisse tant convoitée est devenue leur. Par la suite, elles passèrent des jours heureux à profiter du chant de la pelisse, de la danse de la pelisse. Le soleil continuait de briller sur le plastron de la pelisse, la lune sur son dos. Dans leur tour de cuivre, dans leur château de cuivre vivaient avec bonheur la fille blonde, la fille aux boucles d'argent et le garçon aux cheveux d'or. Ainsi passaient sur eux les jours et les nuits. Une chose seulement faisait souffrir les cœurs de la sœur et du fIère: ils ne connaissaient pas leur mère et leur père, ils ne savaient pas s'ils vivaient sains et saufs, s'ils avaient gagné le Pays des morts. Fallait-il prier pour leurs jours ou pour leur repos éternel9, cela non plus ne leur était pas connu. Mais laissons-les pour l'instant à leur vie heureuse et demandons-nous: «qu'était-il arrivé au prince et à sa femme, les parents de la fille et du garçon? » Un beau jour, les veneurs du prince étaient partis à la chasse. Sur la plaine, un cerf se dressa devant eux, rabattit ses bois sur ses épaules et s'enfuit. Il se dirigea comme une flèche vers le cœur du bois. Les veneurs du prince se mirent à sa poursuite. Qui sait combien ils le pourchassèrent, mais le cerf rusé leur échappa dans le bois, et là sa trace se perdit. Ils revinrent sur leurs pas sans avoir tué même un lièvre. Ils continuèrent, et voici qu'ils parvinrent à la tour de cuivre, au château de cuivre. Ils furent accueillis au château, ils 9
Litt. « pour qu'ils soient lumineux », suivant la formule ossète de
bénédiction
des morts.
- 34-
observèrent les habitudes de la maison, écoutèrent les chants de la pelisse, contemplèrent sa danse. Ils festoyèrent bien, se reposèrent de leur fatigue, remercièrent leurs hôtes et s'en retournèrent. Alors l'aîné des veneurs alla trouver le prince et lui tint ce discours: - Prince, de toutes les fois où je suis allé à la chasse, je n'ai jamais rien vu ni entendu d'aussi prodigieux que cette fois-ci. - Vous n'avez rien tué? demanda le prince. -
Nous avons suivi la trace d'un cerf, nous l'avons
pourchassé bien loin, nous avons tiré des épuisé nos chevaux, et finalement il nous a forêt sombre. Mais il ne s'agit pas de ce souvent qu'une bête échappe au chasseur. merveille que nous avons vue.
flèches sur lui, échappé dans la cerf rusé. C'est C'est une autre
- Et alors, cette merveille qui a pu t'étonner, quelle peut-elle
être? demanda le prince. - Près de la forêt, sur la large plaine, nous avons vu une tour de cuivre, un château de cuivre. Y vivent un jeune homme aux cheveux d'or, et son épouse, la toute belle fille blonde qui se tient dans la tour de cuivre, et la sœur du garçon, la suprêmement belle fille aux boucles d'argent, et puis une chienne qui repose sur un coussin de ouate, et la sœur et le garçon l'appelaient leur nourricière. Dans une pièce du château il y a une pelisse: le soleil est sur son plastron, la lune sur son dos. Cette pelisse chante avec son col, bat la mesure avec ses manches, danse avec ses pans. Nul ne se lassera d'écouter son chant, nul ne se lassera de contempler sa danse. - Demain, soyez prêts à partir en expédition, dit le prince, je veux m'enquérir de ces gens. Le soir, le prince commença à se remémorer sa femme, ce qu'elle lui avait promis, c'est-à-dire la naissance d'un garçon aux cheveux d'or et d'une fille aux boucles d'argent. - 35 -
«Quelque malheur aura été causé à ma femme alors qu'elle
accouchait, pendant que j'étais en expédition - se mit à penser le prince -. Mais si ces gens dont m'a parlé le veneur s'avéraient sans le moindre doute être mon fils et ma fille, et puis ma bru? Il faudrait en déduire ceci: les deux sœurs aînées ont caché le garçon et la fille par jalousie, et les ont
remplacés auprès de la mère par les petits d'un chien - à coup sûr, les chiots de cette chienne qu'ils gardent sur des coussins dans leur château. Eh bien, demain va arriver, qui tout va révélera ». Le prince et ses gens arrivèrent à la tour de cuivre le deuxième jour. Lorsqu'il vit la situation de ses propres yeux, il comprit que ses pensées avaient été justes. Le prince trouva ses enfants. Et il dit: - C'est moi votre père, et votre mère est chez nous; à quelle place elle se trouve, et par la faute de qui elle y est tombée, c'est à présent clair pour moi, mais vous aussi l'apprendrez. Maintenant, allez vers votre vrai foyer, et ce qui est à vous ici, emportez-le aussi. Ce que désirait le prince, ses enfants et sa bru l'accomplirent. Aussitôt surgirent à côté du palais du prince la tour de cuivre et ses habitants. Et le prince ordonna de sortir la mère de la fille et du garçon de la peau de bœuf, et de la baigner dans un lac de lait. Et la malheureuse mère, de joie, redevint une jeune femme. Le prince convoqua aussi les deux sœurs et rendit la justice. - Vous vous êtes mal conduites avec l'enfant de votre mère, vous lui avez causé un grand malheur, une grande souffrance, vous l'avez séparée de sa progéniture. Le garçon aux cheveux
d'or et la fille aux boucles d'argent - mes espoirs - sont devenus comme orphelins par votre faute. A nouveau vous avez intrigué pour que mon héritier périsse. Il n'a survécu - 36-
que grâce à sa chance. Tels sont vos torts. Je vous ferai ce qui vous échoit. Et il fit lier les deux sœurs aux queues de deux étalons indomptéslO, et ceux-ci les traînèrent sur la plaine, et on ne revit même jamais leurs squelettes.
-
10Ce supplice a une incontestable tonalité «steppique» et peut être une réminiscence ancienne. Des pratiques semblables sont attestées chez les Goths pendant et après leur séjour en Ukraine au contact des nomades sarmates et alains.
- 37-
LE MIROIR CÉLESTE
I
l était une fois un homme et une femme. Ils avaient un enfant unique. Un jour, ce fils vient trouver ses parents, et il leur dit: - Jusqu'à quand supporterons-nous cette misère? Donnezm'en l'autorisation, et je partirai quelque part : peut-être trouverai-je quelque chose, pour que nous ne mangions plus des branches à force de misère. Un temps, la mère et le père n'accédèrent pas au vœu de leur enfant unique, mais lui ne les laissait pas en paix, si bien qu'un jour ils préparèrent son expédition. La mère lui prépara pour la route des mets doux au goût et légers à porter. Le garçon rangea ses affaires de voyage dans son sac, salua ses parents, et s'en fut chercher fortune. Il prit la route, et qui sait combien il chemina, mais au bout d'un moment il manqua de provisions. Il atteignit un endroit boisé; il regarda, et voici qu'il y avait un loup. - Loup, je vais te manger, lui dit le voyageur. - Ne me mange pas, dit le loup, frotte-moi plutôt le ventre avec ton bâton, et un jour je t'aiderai. Le garçon frotta le ventre du loup et le chassa. Il poursuivit son chemin, et tomba sur un aigle. L'aigle essaya de s'envoler, mais n'y parvint pas. - Aigle, je vais te manger, lui dit le garçon. - Au lieu de me manger, tu ferais mieux de me lancer aussi
haut que mon envergure, et moi aussi, un jour, je te rendrai servIce. Le garçon lança l'aigle à la hauteur de son envergure. L'aigle s'envola et disparut, et le garçon reprit sa route. - 38 -
Chemin faisant il regarda, et voici qu'un renard se roulait sur le dos. - Renard, je ne peux pas ne pas te manger. Je ne peux plus
supporter la faim, dit le garçon. - Abandonne cette intention, mon garçon. Manger un renard
ne t'apportera pas grand-chose, et il faudra encore digérer ma viande, dit le renard. Approche plutôt et humecte ma gueule avec quelque chose; qui sait, peut-être auras-tu besoin d'elle. Le garçon humecta la gueule du renard et s'en fut plus loin. Il va, il va, et le voici arrivé au bord d'une mer. La mer s'agita, et un gros poisson resta sur le rivage. Le garçon se précipita sur le poisson et l'attrapa. - Je vais te manger, poisson que voici, je ne supporte plus la
faim. -Ou-ouh, ne me mange pas, dit le poisson. Qui sait ce qui peut arriver, s'il t'advient quelque difficulté, je ne négligerai pas non plus ton bien. Le garçon eut pitié du poisson et le rejeta à la mer. Qui sait combien encore il aurait cheminé, mais voici qu'il atteignit le village d'un prince et se rendit à la maison de la sorcière. - Mère, offre-moi I'hospitalité, dit le garçon. - Si tu le daignes, alors nous serons pour toi de pauvres
hôtes, dit la sorcière. Le garçon s'installa chez la sorcière: advienne que pourra! La femme l'accommoda avec ce qu'elle trouva dans la maison. L'hôtesse et son invité sympathisèrent en discutant. La sorcière dit: - Bien des notables de tous pays sont venus demander la
main de la fille de notre prince, mais elle n'en a accepté - 39 -
aucun. La fille a fait couper la tête à tous les prétendants et a fait planter les têtes sur les pieux de sa haie. Il ne manque plus qu'une tête à sa haie. - Et pourquoi les a-t-elle exterminés, pourquoi tant de colère
contre eux? demanda le garçon. - La fille de notre prince a un miroir célestell. Elle s'adresse
au prétendant et lui dit: " cache-toi trois fois où tu veux. Je prendrai mon miroir céleste et commencerai à te chercher. Si je ne te trouve pas, alors Dieu me donnera à toi. Mais si je te trouve, je te couperai la tête et je la planterai sur l'un des pieux de ma haie". - Je ne peux pas ne pas tenter ma chance moi aussi, ô mère,
dit le garçon; et le lendemain, il envoya un émissaire à la fille. La fille du prince fit appeler 1'hôte de la sorcière. - Cache-toi trois fois et, si je ne te trouve pas, je serai ton
bonheur; autrement, je te ferai couper la tête: il manque une tête à ma haie. Le garçon donna son accord, advienne que pourra. Il se dirigea vers le bord de la mer. Le poisson vint à lui sur une vague et il lui demanda: - Quel bienfait te faut-il de moi? - Cache-moi à l'endroit qui est le plus profond: la fille du prince va regarder son miroir céleste, dès qu'elle me trouvera, je serai perdu! Il
Le "miroir céleste" et son pouvoir magique évoquent les traditions religieuses des peuples irano-scythiques. On connaît des représentations scythes d'une" déesse au miroir". Chez les Sarmates et les Alains, les tombes féminines contiennent fréquemment un petit miroir métallique rond, décoré d'un tamga héraldique ou d'un signe solaire, parfois rituellement brisé au moment des funérailles. On pense que ces miroirs, employés du début de notre Ere au XIVe siècle, étaient au moins autant des objets de culte (du feu et du soleil ?) que des articles de toilette. - 40-
Le poisson ouvrit la gueule, engloutit le garçon et s'enfonça dans les profondeurs de la mer. La fille du prince prit son miroir céleste, et toute la journée chercha le garçon. Voici que le soleil se coucha, et le garçon fut découvert. Le poisson le remonta du fond de l'eau, et le garçon se rendit aussitôt chez la fille du prince. - Tu m'as trouvé, dit le garçon. - Eh bien, cache-toi demain aussi.
Le lendemain, le garçon alla trouver l'aigle. -
J'ai besoin de toi, aigle, dit le garçon, la fille du prince va
me chercher avec son miroir céleste, si elle me trouve, elle me coupera la tête. Cache-moi quelque part. L'aigle l'emporta sur sept pics de la montagne et le cacha à un certain endroit, sous un rocher. La princesse prit son miroir céleste, commença à scruter partout et dit: - Voyez-le, voyez!
Un aigle l'a caché, derrière sept
montagnes, sous un rocher. Aussitôt l'aigle le mit sur ses ailes et le déposa devant le palais de la princesse. -
Garçon,je t'ai trouvé, dit la fille. Tu m'as trouvé! dit le garçon. Eh bien, cache-toi encore demain: c'est ta dernière chance. Où es-tu passé, loup? dit le garçon. Si tu dois un jour
m'aider, jamais ton aide ne me sera plus nécessaire qu'en cette heure. Le loup apparut devant le garçon et il lui demanda: - Comment t'aiderais-je?
- 41 -
- Cache-moi dans l'endroit le plus reculé. On me cherche, et
si l'on me trouve, mon foyer périra.
Le loup l'emporta et le cacha dans un bois lointain et sombre, sous des souches. Au matin, la princesse, ayant fait toilette, prit son mIrOIr céleste et commença à scruter partout. Elle regarda en bas, elle regarda en haut, le garçon n'était visible nulle part. Elle tourna le miroir vers les noires montagnes, vers les
blanches cîmes - elle ne l'y vit pas non plus. Le soleil finit par se coucher. Et la fille de crier soudain: - Je l'ai trouvé! Un loup gris l'a caché parmi des souches, au
milieu d'un bois sombre. Le loup l'extirpa de sous les souches et le rapporta aussitôt au village du prince. - Qu'en dis-tu, garçon,je t'ai trouvé? dit la fille.
- Tu m'as trouvé, dit le garçon. Selon notre convention, il faut me mettre à mort, mais, je t'en prie, donne-moi droit encore à une chance. - Comment refuser ce droit à qui est si familier des bêtes
sauvages, des oiseaux et même des créatures de la mer! Au matin, le garçon se rendit dans la plaine et dit: - Renard, si tu ne m'aides pas, je suis perdu pour de bon!
Le renard apparut devant le garçon. - En quoi puis-je t'être agréable? - Cache-moi là où l'on ne me trouvera pas. - Allons sous la tour, dit le renard. Là, nous creuserons une fosse. Tu te cacheras dans la fosse, je déverserai sur toi de la terre et des pierres; moi-même, je me transformerai en femme, je me tiendrai sur la fosse et je commencerai à filer. - 42-
Ils firent comme le renard avait dit. La fille prit au matin son miroir céleste, commença à regarder. Il n'y eut aucun des quatre coins du ciel qu'elle n'observât, mais rien n'apparut jamais au loin. Alors elle tourna le miroir céleste plus près, et elle observa les environs de la tour. Elle scruta, elle scruta et elle vit ceci: tout près de sa propre tour, une femme filait sur une fosse nouvellement creusée, et, dans la fosse, il y avait le garçon caché. La fille s'étonna, et qu'y aurait-il eu de plus étonnant? Toute sa vie, des prétendants étaient venus à elle, mais aucun n'avait des amis et des compagnons comme ce garçon. Le garçon se rendit tristement chez son hôtesse, et dit sa peine et sa plainte à la sorcière. Le cœur de la femme fondit pour son invité: - Mon hôte, dit la sorcière, voici ce que nous allons faire! - Quoi donc? demanda le garçon. - Essaie encore d'obtenir que la fille du prince te donne le droit de te cacher une fois de plus. Qui sait, ta chance sera peut-être la plus forte, ne désespère pas d'elle. La fille donna au garçon le droit de se cacher. Alors, au matin, la sorcière délibéra avec son invité: - Ecoute, je vais te frapper de mon fouet de feutre, et tu vas
te transformer en un beau chien de chasse. Je t'amènerai à la tour de la fille. La fille commencera à te chercher au loin aussi bien que tout près. Mais toi, reste tourné et tiens-toi derrière la fille, et, quand elle se retournera, tourne derrière elle toi aussi, pour que le miroir céleste ne te découvre pas.
- 43 -
Là-dessus, elle ftappa le garçon de son fouet de feutre, et le garçon se transfonnaen chien de chasse. La sorcière se rendit à la tour de la fille. La princesse et tous les gens qui l'entouraient commencèrent à se réjouir et lui firent fête. C'est à peine si le chien regarda quiconque, et il se glissa derrière la fille et ne fit plus un mouvement. La fille du prince prit son miroir céleste et commença à regarder. Comme elle se tournait de tous côtés, le chien tournait derrière elle, pour que le miroir céleste ne le découvre pas hors de l'ombre de la fille. La fille du prince regarda dans toutes les directions avec son miroir céleste. Vint le temps du souper, mais la fille ne cessait de regarder; le soleil s'était couché, qu'elle s'efforçait toujours de trouver le garçon, mais elle ne le découvrit pas avec son miroir céleste. Alors, la fille du prince dit: ~
Je ne t'ai pas trouvé, viens !Mon destin, sûrement, était de
devenir tienne. Là~dessus, la sorcière sortit de la tour, frappa le chien de son fouet de feutre, et le chien redevint ce qu'il était auparavant. Le prince donna de grands trésors à sa fille unique et à son gendre. Le garçon et la fille s'assirent sur une charrette et s'en allèrent vers leur maison avec leurs trésors. Les parents du garçon avaient beaucoup vieilli. Le garçon les frappa de son fouet de feutre, et tous deux redevinrent comme des cerfsl2.
«0 12
Le cerf est un symbole de force et de beauté.
- 44-
LE ROI13ET LE CHASSEUR
U
n bon roi avait un bon chasseur. Longtemps, ce chasseur avait chassé au profit du roi.
Un jour, le roi lui dit: - Ce soir doivent venir chez moi des hôtes d'importance. Il
faut que tu abattes un animal qui fera leur admiration. Au chant du coq, le chasseur mit en bandoulière son arc et ses flèches et partit vers une épaisse forêt. Il chassa toute la journée. Il n'eut pas de chance ce jour-là: il ne prit rien. Le soir, il se trouvait au cœur de la forêt. Là, il vit un grand aigle perché sur un arbre. Il lui dit: - Malheur à ta nichée, aigle que voici! J'ai chassé toute la
journée sans rien prendre, alors c'est toi que je vais tuer. L'aigle répondit: - Eh, bon chasseur du roi ! Tu ne gagneras rien à me tuer,
alors que moi, je vais t'enseigner la sagesse et l'espoir. Continue ta route dans cette épaisse forêt. Quand tu parviendras à la lisière, tu y trouveras un lac de lait; là, faistoi une cachette bien dissimulée. Demain, trois colombes arriveront à tire-d'aile. Elles se poseront près du lac de lait et se transformeront en trois jeunes filles. Elles se baigneront dans le lac, et toi, regarde-les depuis ta cachette. Vole les habits d'oiseau de celle qui les enlèvera en dernier. Quand toutes auront fini de se baigner, deux des sœurs remettront leur habit et s'envoleront. La sœur cadette cherchera sa tenue et restera. Ne trouvant rien, elle te dira: «si l'homme que voici a caché ma tenue, alors, je suis sa fille, et il est mon 13Le texte ossète emploie le titre de mœlikk, emprunté à l'arabe. - 45 -
père ». Ne lui dis rien. Elle te dira: «si tu es une femme, alors, tu es ma mère, et je suis ta fille ». Ne lui dis toujours rien. Elle te dira ensuite: «Si tu es un jeune homme, Dieu m'a destinée à toi ». Aussitôt, apporte-lui son habit et donnele lui. Alors, elle ne pourra plus s'envoler, et elle demeurera avec toi, et c'est elle-même qui te montrera quoi faire. L'aigle lui donna ce conseil. Le chasseur se mit en route dans l'épaisse forêt. Parvenu à la lisière, il y vit bien un lac de lait. Sur la rive, il se fit une cachette, s'y installa, et regarda. Au lever du soleil, trois colombes arrivèrent à tire-d'aile. Elles se posèrent près du lac et se transformèrent en jeunes filles. Le chasseur les vit ôter leur habit d'oiseau. Il vola l'habit enlevé en dernier. Quand les jeunes filles eurent fini leur baignade, elles allèrent reprendre leurs habits. Quand deux des sœurs se furent rhabillées, elles se retransformèrent en colombes et s'envolèrent. La sœur cadette chercha son habit et ne le trouva pas. Alors, elle comprit qu'elle ne pourrait plus s'envoler. En pleurs, elle s'écria: - J'ignore qui a caché mon vêtement. Si tu es un homme,
alors je suis ta fille, et tu es mon père; si tu es une femme, je suis ta fille, et tu es ma mère; et si tu es un jeune homme, alors tu es mon mari, et moi ta femme. Alors, le jeune homme lui rapporta son habit. La jeune fille lui demanda: - D'où es-tu, et de quoi vis-tu ?
Le jeune homme lui répondit: - 46-
- Je suis le chasseur du roi, je chasse pour lui, et je ne
possède rien sur cette terre.
La jeune fille lui dit: - Alors, Dieu m'a destinée à toi; partons ensemble.
Ils partirent et marchèrent dans la sombre forêt. Lorsqu'ils approchèrent des terres du roi, la jeune fille arrêta le chasseur et lui dit: - A l'instant, je vais me transformer en colombe. Mets-moi
dans ta poche, va chez ton roi et dis-lui: «Voici quelques années que je te sers, je chasse et je ne suis jamais revenu bredouille. Mais il y a trois jours que je chasse, et je n'ai pas trouvé le moindre volatile. Sans doute ai-je épuisé ma chance, et ne suis-je plus digne de demeurer avec toi. Mais puisque je t'ai servi longtemps, attribue-moi quelque parcelle de tes terres, où je puisse construire ma maison. » Il te répondra: «Va, et construis-la où tu veux! ». Réclame-lui une promesse écrite. La jeune fille se transforma en colombe, et le chasseur la mit dans sa poche. Puis il se rendit devant le roi et lui dit: - Que notre Dieu nous en soit témoin: je chasse pour toi
depuis plusieurs années, et je ne suis jamais rentré bredouille. Mais à présent, sans doute, ma chance m'a quitté, et je ne prends plus nul gibier. Et puisque je t'ai servi longtemps, donne-moi sur tes terres une parcelle où je puisse construire une maison. Le roi lui dit alors: -
Si tu ne souhaites plus vivre avec moi, va, et construis-toi
une maison là où tu le souhaiteras. Le chasseur repartit, sans demander de promesse écrite. - 47-
Lorsqu'il arriva sur la plaine, la colombe s'envola de sa poche et se transforma en jeune fille. - Que t'a dit le roi ? - Il m'a autorisé à construire une maison là où je le voudrais.
La jeune fille frappa le sol de son talon, et un bâtiment à sept étages en or et en argent apparut là. Les sujets du roi commencèrent à venir là pour demander conseil. Les conseillers du roi se réunirent eux aussi dans la demeure du chasseur, et c'est ainsi que ce dernier mit la main sur le royaume. Le roi en conçut de la rancœur: «voilà qu'il ne me reste rien en fait de royauté! ». Il convoqua ses conseillers et leur dit: - Conseillez-moi de telle sorte que j'obtienne la femme de ce
chasseur et que sa parcelle de terre me revienne aussi. Eux se mirent à réfléchir à ce qu'ils pourraient faire pour cela. Ils firent appeler le chasseur et lui dirent: - Va jusqu'à l'extrémité du ciel. Là-bas se trouve un ours
attaché par des chaînes de fer. Si tu l'amènes ici, tu conserveras et tes biens et ta femme. Autrement, tout cela reviendra au roi ; et toi, tu devras t'en aller et disparaître. Le chasseur rentra chez lui, alla en pleurs trouver sa femme, et celle-ci lui demanda: - Que t'arrive-t-il ? - Le roi te convoite. Et on m'a donné cet ordre: je dois aller
au bout du ciel, là où se trouve un ours attaché, et le ramener. Alors, la jeune femme lui donna une balle en or :
- 48-
~ - Va, jette à terre cette balle d'or, et emporte ce mouchoir avec toi. La balle va rouler, et toi, suis-la. Assieds-toi devant la maison où elle s'arrêtera, et quelqu'un sortira à ta rencontre. Le mouchoir à la main, le jeune homme suivit la balle d'or. Elle roula jusqu'à la porte d'une grande maison. Il s'assit près d'elle, gardant le mouchoir dans sa main. Là vivait la sœur - 49-
aînée de la jeune femme. Son enfant sortit, salua le jeune homme, et s'en retourna dire à sa mère: - Il y a un visiteur à notre porte, et il tient à la main le mouchoir de ta sœur cadette. Alors, la femme sortit elle-même, s'assit près du jeune homme et lui demanda des nouvelles. Il raconta son affaire. Comment ne pas l'accueillir pour la nuit? Au matin, la femme lui dit: - Suis cette balle. Quand tu approcheras du bout du ciel, ne cherche pas à aller plus loin. Laisse-la suivre son chemin. Elle parviendra au bout du ciel en une demi-heure. L'ours la flairera, se libérera, et la suivra. Alors, mets-toi en route aussI. Le chasseur suivit la balle d'or. Quand il approcha du bout du ciel, il sentit la puanteur de l'ours. Il laissa partir la balle, et s'assit. La balle parvint au bout du ciel. L'ours la flaira, se libéra, et partit à sa suite. Le chasseur, suffoqué par la puanteur de l'ours, partit en courant. Quand la puanteur de l'ours parvint jusque sur les terres du roi, les gens du pays en furent incommodés et dirent au roi : - Convoque prestement le chasseur, et qu'il reconduise cet animal là où ill' a trouvé, et l'y rattache! Ils envoyèrent donc un messager au chasseur. La balle repartit et parvint au bout du ciel, et l'ours se rattacha luimême. La balle revint, et le chasseur la remit dans sa poche. Il s'en retourna chez sa femme. - 50-
Les conseillers du roi se remirent à délibérer: « Quelle autre épreuve infligerons-nous à ce chasseur? » Et vraiment, ils lui en trouvèrent une grande! Ils convoquèrent une deuxième fois le chasseur et lui dirent: - Va - nous ne pouvons te dire où. Reviens avec ce que les
autres ne peuvent voir. Si tu le fais, tu conserveras tes terres et ta femme. Si tu ne le fais pas, ta femme et ta maison reviendront au roi, et toi, on te coupera la tête. Le chasseur rentra chez lui en larmes. Sa femme lui demanda: - Qu'ont-ils décidé de te faire? - Il faut que j'aille chercher ce que les gens ne voient pas. Et
que diable les gens ne peuvent-ils voir sur cette terre? La femme lui tendit la balle d'or. - Allez, suis-la!
Le jeune homme se mit à suivre la balle d'or. La balle roula jusque sous les murs d'un grand château. Le chasseur sortit le mouchoir de sa femme et s'essuya les mams. La sœur de sa femme sortit à sa rencontre, se réjouit de sa venue et l'invita chez elle. Elle lui demanda où il se rendait. Il lui raconta ses aventures et lui dit: - Si tu as ce que je cherche, donne-le moi.
La jeune femme lui dit alors: - Je suis la maîtresse des bêtes sauvages.
Elle appela les bêtes. Et elle se mit à les interroger: -
Qui saurait ce que les gens ne peuvent voir? - 51 -
- Personne d'entre nous. Mais là-haut dans les montagnes vit un renard boiteux. Si ce que tu cherches existe, lui le saura. Ils firent appeler le renard boiteux, et celui-ci leur dit: - J'ai une telle créature, et c'est elle qui me fait vivre, car
moi, je ne peux ni travailler ni me déplacer. La femme lui dit alors: - Il faut que tu la donnes au chasseur.
Le renard désespéré partit devant le chasseur. Ils allèrent à son terrier, dans la montagne. Là, le renard fit asseoir le chasseur et dit: - Créature! Verse de l'eau sur nos mains, et apporte-nous à
manger et à boire! On leur versa de l'eau sur les mains, et on leur apporta à boire et à manger, mais ils ne virent pas qui. Le renard dit alors: - Tu ne m'appartiens plus: suis le chasseur. Le chasseur se mit en route. De temps en temps, il demandait: - Hé, créature, où es-tu ? - Je suis là, ne crains rien.
Car ses yeux ne la voyaient pas. Et voici qu'à l'entrée d'un pont était assis le gardien des lieux, et le chasseur l'interpella: - Que Dieu t'assiste, gardien! Le gardien lui répondit: - Et toi aussi! Assieds-toi, et mangeons un morceau! Le chasseur s'assit et dit: - 52-
- Créature! Verse de l'eau sur nos mains, et apporte-nous à
manger et à boire!
On leur versa de l'eau sur les mains, et on leur apporta à boire et à manger, mais leurs yeux ne virent pas qui. Le gardien dit alors: - Montre-moiton serviteur invisible. - Si tu ne peux le voir, moi non plus.
Le gardien entra chez lui et y prit une fœndyr/4 à douze cordes. Il détendit la corde gauche. Et des Cosaques armés de lances se mirent à sortir de l'intérieur de l'instrument. Ils emplirent les champs au point qu'il n'y avait plus de place pour marcher. Le gardien resserra la corde de sa fœndyr, et les Cosaques se précipitèrent à l'intérieur. - Voilà ce que peut faire cette fœndyr, chasseur; je te la donnerai, en échange de ta créature. Même si tu avais sept rois contre toi, tu pourrais faire sortir les Cosaques pour te défendre. Le chasseur lui répondit: - Je ne te donnerai ma créature à aucun prix.
La créature lui murmura alors: - Prends safœndyr; ne crains rien, je t'appartiens quoi qu'il arrive. Il ne me voit pas, il ne pourra pas m'attacher. De toute façon, je te rattraperai vite. Il prit la fœndyr. Il abandonna la créature. Celle-ci le rattrapa en route. Et lafœndyr aussi resta au chasseur. Ils s'en allèrent, et voici qu'un vieillard était assis au sommet d'un tertre. Et ce vieillard dit au chasseur: - Bonne route, pauvre homme! 14
L'instrument
à cordes ossète traditionnel. - 53 -
- Que Dieu te bénisse!
Le chasseur s'assît à côté de lui. La créature leur apporta à boire et à manger. Alors, le vieillard jeta devant eux sa canne. La canne se transforma en co11înede fer. La co1lîne se mit à tournoyer sur elle-même et à écraser les monts et toute la contrée. - Je te donnerai cette canne, en échange de ta créature. Ils firent l'échange, mais le chasseur usa de la même ruse. La créature le rattrapa en chemin. Alors, le chasseur fit sortir ses troupes de l'intérieur de la fœndyr sur les terres du roi, puis jeta la canne, et tout fut dévasté. Il garda sa femme, sa maison, et la créature.
-
-54-
LE CONTE DU PRINCE DE L'EST ET DU PRINCE DE L'OUEST
I
l advint que la jument du prince de l'Ouest mit au monde un poulain. Le poulain nouveau-né s'avéra un œfsurghI5. La rumeur en gagna d'abord les villages voisins, puis se répandit plus loin. Le prince de l'Ouest et son peuple s'en réjouirent. Comment ne s'en seraient-ils pas réjouis? Ils espéraient qu'avec ce poulain, ils amélioreraient leur race de chevaux, et que les œfsurgh seraient plus fréquents dans leur pays. Mais la joie du prince et du peuple ne dura pas. La nouvelle de la naissance du poulain atteignit le prince de l'Est. Le prince en perdit le sommeil: depuis longtemps, lui aussi convoitait un œfsurgh, mais il n'en avait jamais obtenu. Alors, il envoya des émissaires au prince de l'Ouest. Les émissaires se rendirent chez lui et lui dirent: - Le prince de l'Est nous a envoyés à toi. - Pourquoi? leur demanda le prince de l'Ouest. -L'étalon de notre prince, alors qu'il paissait à l'Est, a henni, et ta jument a entendu son hennissement. La jument est devenue grosse, et a donné naissance à ton œfsurgh. Notre prince nous envoie donc à toi maintenant, car l' œfsurgh revient au propriétaire de l'étalon. Et il te demande poliment de le lui envoyer sans résistance, sans violence, selon la coutume. Sinon, il enverra une armée s'emparer du cheval, et il ne te pardonnera sans doute pas de ne pas lui avoir obéi. Le prince de l'Ouest dit aux émissaires: - Je vous prie de demander au prince de l'Est qu'il m'accorde
un délai de quelques mois pour lui amener le cheval. - Nous transmettrons cela au prince, nous lui demanderons d'attendre le temps que tu souhaiteras. Ayant parlé, les 15 Race mythique de chevaux aux propriétés - 55 -
merveilleuses.
délégués firent leurs adieux au pnnce retournèrent dans leur pays.
de l'Ouest
et
Le prince de l'Ouest convoqua son peuple, et lui dit pourquoi les émissaires étaient venus. Le prince et le peuple délibérèrent. Ils conclurent que le prince de l'Est leur faisait violence pour s'emparer de leur poulain. - Il n'y a rien à faire, dirent le prince et ses conseillers, nous
comprenons qu'il nous insulte, mais nous n'avons pas le choix. Nous ne pourrons pas l'affronter: il sera le plus fort, il a une armée plus nombreuse. Cependant, choisissons des hommes et envoyons-les, peut-être fera-t-il des concessions. Nul ne voulait partir comme émissaire; ils discutèrent longuement, et finalement trois hommes acceptèrent contraints et forcés. Les émissaires se préparèrent à leur voyage, se mirent en selle et partirent supplier le prince de l'Est. En leur cœur, ils se sentaient comme envoyés en enfer, parce qu'ils savaient combien le prince de l'Est était dur. Ils allèrent longtemps, et arrivèrent à un village. A cette endroit, au croisement de trois voies, ils virent un garçon qui ramassait du petit bois et des brindilles; il y mit le feu et cna: - Au feu! Au feu! Par ici, réchauffez-vous!
Les émissaires s'étonnèrent; le comportement du garçon leur paraissait très étrange. Quand ils s'approchèrent de lui, ils arrêtèrent leurs chevaux, et l'un d'eux lui demanda: - Que fais-tu, au croisement de ces trois voies? Tu vas
mettre le feu au village. -
Ne craignez rien pour le village, dit le garçon, et il hurla de
nouveau: «Au feu! Au feu! Réchauffez-vous! ». - 56-
- Mais qui a besoin de ton feu? Le soleil chauffe déjà! - Au feu! Au feu! criait le garçon, en ramassant
des
brindilles et en les jetant au feu.
Qu'est-ce que cela peut bien être? se demandèrent entre eux les émissaires qui restaient à cheval, - Il ne faudrait pas
-
que ce soit un fou, sinon il va mettre le feu au village. Et ils lui demandèrent encore: - Tu as un père?
-Oui. - Et où est-il? - Aujourd'hui, bagarre. -
au lever du soleil, il est parti chercher
la
Et ta mère? Ma mère a été prêtée pour une délégation funéraire. Aurais-tu un frère, par hasard? l'ai un frère, il est là-bas en train de chasser dans la friche
derrière la maison.
Les cavaliers s'entre-regardèrent, n'ayant rien compris à ce que disait le garçon; ils reprirent leur route. Le garçon recommença à crier: - Au feu! Au feu! Au feu!
Les émissaires trottèrent quelque temps, puis commencèrent à discuter. - Nous n'avons pas compris pourquoi ce garçon faisait du
feu. - Ce n'est rien, mais pourquoi hurler «au feu! au feu! »?
c'est une curieuse histoire. - Alors, à mon avis, nous n'avons pas compris une seule de
ses réponses. - Le père parti chercher la bagarre, la mère prêtée pour une
délégation funéraire, et le frère qui chasse dans la friche... Revenons en arrière et vérifions ce que ces propos voulaient dire. - 57-
Ils s'en retournèrent et demandèrent au garçon: - Pour quelle raison ton père est-il parti chercher la bagarre?
-Nous avons un petit lopin de terre au carrefour de sept chemins, et le jour n'était pas encore levé quand mon père est parti le retourner. Excusez-moi, mais si vous labourez la terre au carrefour de sept chemins, comment les gens qui les empruntent ne la piétineraient-ils pas? Il sera obligé de se battre autant de fois qu'il y aura de passants sur ces sept chemins, parce qu'ils détruiront son bien. Les émissaires s'entre-regardèrent. - Et qu'appelle-tu être prêté pour une délégation funéraire?
-Un jeune homme est mort, et ma mère est allée là-bas; si demain c'est moi qui meurs, on viendra chez ma mère pour partager son deuil. Comment appeler cela autrement qu'un emprunt? - Comment faut-il comprendre, alors, le fait que ton frère
chasse dans la friche? - Là-bas, près de la maison, il a enlevé sa chemise et il y
cherche la vermine. Les émissaires descendirent de cheval et lui racontèrent où ils allaient, pour quelle raison, et qu'ils n'avaient guère de confiance ni dans le prince de l'Est, ni en eux-mêmes; ils craignaient d'échouer et que le prince leur fasse du mal, car c'était un homme très mauvais. - Peut-être, mon garçon, pourrais-tu faire quelque chose? - Je pense pouvoir arranger votre affaire, si vous m'envoyez
comme émissaire. - Très bien, alors, retournons chez notre prince de l'Ouest, et
nous expliquerons l'affaire pour qu'il t'envoie à notre place. Le garçon séjourna quelque temps chez le prince de l'Ouest. Le prince pourvut à tous ses besoins, de sorte qu'il ne lui - 58 -
manquait rien, il le traita avec prévenance, comme on traite un hôte de qualité. Un jour, le garçon remarqua que le prince avait l'air très angoissé, et lui demanda: - Pardonne-moi, prince, mais il me semble que quelque chose t'inquiète. - C'est vrai, dit le prince, j'ai obtenu du prince de l'Est qu'il
me laisse un délai dans l'affaire du poulain de l' œfsurgh. Le délai s'achève, et je n'ai pas trouvé de bon moyen de garder le poulain. Je crains qu'il ne m'attaque; dans ce cas, il s'emparera du poulain, et je ne sais ce qu'il pourra me faire, à moi. L'inquiétude me ronge. - Tu t'inquiètes de cela? Laisse-moi régler l'affaire. Je ferai en sorte que tu gardes le poulain, et que le prince de l'Est ne vienne plus aux frontières de ton territoire. Envoie-moi seulement comme émissaire. - Je ne peux rien demander de mieux à Dieu: je te donnerai la moitié de mes biens, dit le prince. - Alors je pars comme émissaire chez le prince de l'Est. Mais donne-moi pour mon voyage ce que je te demanderai. - Tout ce que tu demanderas sera prêt quand tu le voudras! dit le prince. - Bien, alors. Trouve-moi un grand chameau et un bouc à la longue barbe, donne-moi aussi cent cavaliers: voilà ce qu'il me faut pour mon voyage. Le garçon partit chez le prince de l'Est. Cent cavaliers le suivaient, avec un chameau et un bouc barbu. Ils allèrent longtemps, longtemps, qui sait combien de temps. Un jour, ils parvinrent au village du prince de l'Est. - Au bout du village, nous allons nous diviser. La moitié d'entre nous va trotter dans les rues du village, et tous les chiens du village vont se précipiter sur leurs traces. A ce moment, l'autre moitié va suivre les chiens, pour que ceux-ci se trouvent au milieu de la cavalcade. Voyez, dès que les - 59-
chiens seront au milieu, commencez à les tuer, pour qu'il n'en reste aucun vivant. Ensuite, nous nous rendrons à la maison d'hôtel6 du prince. Bien sûr, les gens seront très tachés, ils réclameront des explications, mais surtout ne dites rien. Quoi qu'ils vous disent, qu'aucun d'entre vous ne réponde. Ils firent ce qu'ils avaient décidé. Dès que le vacarme commença dans les rues du village, l'aboiement des chiens retentit. Les chiens du village se mirent entre les cavaliers; les cavaliers les massacrèrent tous. Puis ils firent mine de rien et s'arrêtèrent à la maison d'hôte du prince de l'Est. La foule s'émut, s'assembla devant la maison d'hôte, et l'endroit commença à bourdonner. Certains habitants disaient: « Il faut les tuer, vengeons nos chiens! » les autres: «Si nous les touchons à l'insu du prince, alors, vous le connaissez, il pourrait se fâcher. Croyez-le, non seulement nous ne ferons pas revenir nos chiens, mais sa vengeance ne nous fera pas plaisir: il va tuer la moitié du village, peut-être le brûler. Pensez que les coupables sont ses hôtes! » «Et alors, quoi? » «Alors, choisissons des hommes parmi nous et envoyons-les au prince. Ils lui expliqueront l'affaire, et nous saurons que faire. » Les émissaires se rendirent chez le prince, et lui présentèrent l'affaire. Le prince leur dit : - Allez demander à ces gens pourquoi ils ont tué tous les
chiens du village. Que leur avaient-ils fait? Ils se rendirent à la maison d'hôte et posèrent la question. Les visiteurs ne dirent rien. Les émissaires s'entre-regardèrent.
16
L'habitation indépendante qui est, au Caucase, à la disposition des invités. La mention du « village» du prince reflète bien la taille réduite de ces seigneuries ossètes!
- 60-
Alors le garçon prit la parole, et parla, parla, il leur raconta toutes sortes d'histoires, sans jamais s'approcher du sujet. Les émissaires attendirent vainement une réponse, puis ils retournèrent chez le prince et lui dirent: - Les visiteurs sont un garçon et cent hommes. Nous les
avons interrogés, et les cent hommes n'ont rien voulu nous dire, ils sont restés muets comme des pierres. Mais le garçon, puisse-t-il crever, cet avorton, a commencé à parler et alors, aïe-aïe! De quoi n'a-t-il pas parlé, nous attendons en vain la réponse, mais - rien ni jamais. - Retournez-y et dites-leur que c'est un homme à la large poitrine et à la petite tête qui doit donner la réponseI7. A cela, le garçon fit amener le chameau et leur dit: - Vous ne trouverez dans le monde ni poitrine si large ni tête
si petite sur quiconque. Mais il est douteux qu'il vous fasse une réponse digne de la largeur de sa poitrine. Quand on lui fit part de la réponse du garçon, le prince se gratta la tête. - Dites-leur qu'il faut qu'un barbu vous donne la réponse.
Alors, le garçon fit venir le bouc devant les émissaires. - Croyez-moi,vous ne trouverez pas beaucoup de barbes plus
longues et belles, même si vous cherchez durant toute une année. Mais je pense que vous n'allez pas exiger de sa part une réponse. Les émissaires rapportèrent une fois de plus les paroles du garçon au prince de l'Est. Il secoua la tête et dit :
17 Probablement, cette description s'oppose (comme la suivante: «un barbu ») à l'aspect du jeune homme, que le prince ne prend pas au sérieux.
- 61 -
- Je ne suis pas là en présence de n'importe quel hôte. J'y
vais moi-même.
Le prince souhaita la bienvenue à ses visiteurs, prit la place qui lui revenait, puis demanda: - Pourquoi avez-vous tué tous les chiens du village?
Les cent hommes se turent, et le garçon prit la parole: - Que pouvions-nous faire d'autre, prince, je te prie? Nous
sommes partis aussi nombreux à la chasse, nous nous approchions d'un bois, du côté de l'ouest. Nous avons vu, au moment où le soleil est passé au-dessus de la lisère du bois, cent cerfs qui paissaient au milieu de I'herbe, et pas de simples cerfs, mais tous puissamment cornus. Nous nous sommes préparés, chacun a visé un cerf, et au moment où nous pensions les tuer, les chiens de votre village ont aboyé, les cerfs ont pris peur, et ils ont disparu à notre vue. Qu'aurais-tu fait, prince, à notre place? Ne fallait-il pas tuer ceux qui nous ont privés de tant de cerfs? Le prince réfléchit puis dit: - Soit, vous avez trouvé cent cerfs à la lisière du bois, loin,
là-bas, à l'ouest, mais je vous demande alors comment l'aboiement des chiens pouvait être entendu aussi loin, alors qu'un cavalier ne peut y arriver en une semaine? - Prince, à ce propos, je vais te raconter une petite histoire, si tu es disposé à m'écouter, dit le garçon. - Je t'écoute, raconte, cher hôte, répondit le prince.
- Quelque part, très loin du côté de l'Ouest, à une extrémité du ciel, la jument d'un prince donna naissance à un poulain. Cette nouvelle parvint à un autre prince, qui habitait à l'autre extrémité du ciel, à l'Est. Ce dernier convoita le poulain, et je vais te raconter comment il eut des soupçons sur la naissance de l'animal. Il envoya au prince qui possédait le poulain le message suivant: «Mon étalon a henni au bord de la mer, à l'Est, ta jument l'a entendu à l'Ouest et t'a donné un poulain. - 62-
Puisque c'est le poulain de mon étalon, il est à moi, fais~le moi parvenir vite.» Et maintenant, prince, j'oserai te demander: si cette dernière histoire est vraie, pourquoi la première ne le serait~elle pas? Ou bien l'aboiement de tous les chiens ne serait~il pas aussi fort que le hennissement d'un seul étalon? Le prince fut mal à l'aise. Après une longue pause, il dit : - J'ai chéri une fille unique durant de longues années; jusqu'à présent, je n'ai jamais rencontré un jeune homme qui me plaise. Mais je crois bien que tu me conviendras comme parent. Je te confie mon unique fille chérie; et que le prince de l'Ouest soit tranquille pour ce qui concerne son poulain. Le garçon emmena la fille du prince de l'Est et s'installa chez l'autre prince. Le prince de l'Ouest célébra le mariage. Les gens firent bombance à la noce.
.
~63~
LE FILS DU PAUVRE HOMME
I
l y avait un homme, un pauvre homme, et il s'en alla labourer avec son petit garçon. Le garçon s'endormit immédiatement dans un sillon et fit un rêve. Le père alla vers son garçon et l'éveilla, et lui fit ce reproche: «pourquoi t'es-tu endormi au travail? » Le garçon lui dit: - Pourquoi m'as-tu réveillé? je faisais un rêve merveilleux. - Quel rêve? -
Je ne te le dirai pas.
Le père battit son fils et le chassa de la maison. Le garçon s'enfuit: qui sait combien de temps il fuit, beaucoup ou un peu, mais il atteignit quelque part le village d'un roi, il se rendit au palais de ce roi et attendit aux portes: il marchait de long en large, et il patientait. Le roi l'aperçut, appela ses serviteurs et dit : - Amenez-le ici rapidement, et demandez-lui ce qu'il fait à
ma porte. Ils le rejoignirent, l'interrogèrent sur ce qu'il faisait aux portes du palais, sur ce qu'il attendait. Le jeune homme dit: - Mon père m'a chassé de chez nous, et je me suis enfui. - Pourquoi?
Je me suis endormi dans un sillon, j'ai fait un rêve et je ne lui ai pas raconté ce que j'avais vu en songe. Il m'a interrogé, mais que lui aurais-je dit? J'ai souri, c'est tout. - Et alors, quel rêve as-tu fait? - Je ne le dirai pas, mais dites au roi qu'il me donne du
travail.
- 64-
Quoi que fissent les serviteurs du roi, il ne leur dit pas ce qu'il avait vu en songe. Les serviteurs se présentèrent au roi et lui transmirent les paroles du jeune homme. Quand ils les eurent répétées, le roi fit appeler le jeune homme pour l'interroger lui-même. -
Qu'est-ce que tu fais ici, mon garçon? demanda le roi.
- J'ai fui la maison de mon père, et toi, confie-moi un travail. - Je te ferai donner du travail, mais raconte-moi ce que tu as
vu en rêve. - Je ne te le raconterai pas, dit le jeune homme. -
Tu ne raconteras pas? se fâcha le roi. Mettez-le vite en
prison, dans un trou sous la terre, et tant qu'il ne racontera pas son rêve, ne le laissez pas sortir, ne lui donnez ni à boire, ni à manger. Ils emmenèrent le jeune homme. Ils le jetèrent dans le trou. Le roi avait trois filles, plus belles l'une que l'autre. Et la fille cadette avait entendu le roi son père interroger le jeune homme et le faire mettre en prison. Le jeune homme lui plaisait beaucoup. La fille lui apporta en cachette de l'eau et du pain, pour qu'il ne meure pas. Or, le roi avait un fils, et on voulait le marier. On envoya des émissaires au souverain18 d'un autre pays, pour qu'il donne sa fille au fils du roi. L'autre souverain fut d'accord, mais dit: - S'il sait répondre correctement aux deux questions que je
vais poser, je lui donne ma fille, autrement, c'est non. - Bien, dirent les émissaires, quelles sont ces devinettes?
18Le texte emploie le même tenne pour désigner les deux personnages; nous les avons ici identifiés respectivement comme « roi» et « souverain» pour faciliter la compréhension du récit. - 65-
- Voici la première: j'ai ici deux œufs de poule. Que le fils
du roi, qui demande la main de ma fille, devine: lequel contient un coq, et lequel une poule?
- 66-
Les émissaires revinrent et racontèrent à leur roi quelle devinette on leur avait posée, quelle réponse on leur avait donnée chez l'autre souverain. Ils réfléchirent longuement, mais qu'auraient pu trouver le roi et son fils à marier? Alors, la fille du roi apporta au jeune homme de l'eau et du pain, les lui passa par une petite ouverture, et lui raconta les affaires en cours et la devinette de l'autre souverain. Le fils du pauvre homme rit et dit à la fille cadette du roi : - Rien de plus facile! Que l'on jette les deux œufs dans
l'eau, dans un seau en bois, et celui qui restera à la surface de l'eau sera celui contenant le coq, celui qui coulera sera celui contenant la poule. Lorsque la fille remonta dans les étages du palais et vit les dos courbés et les têtes baissées de ses proches, elle leur dit: - Pourquoi êtes-vous aussi accablés? L'œuf qui flottera dans l'eau d'un seau sera celui du coq, celui qui coulera, celui de la poule. Le roi se réjouit. Il donna la réponse à ses émissaires, et les renvoya chez l'autre souverain. - C'est juste, dit ce dernier, lorsqu'ils donnèrent la réponse à
la devinette. Ma seconde devinette sera donc la suivante: quel est l'aîné de deux étalons jumeaux nés en même temps? Les émissaires du roi s'en retournèrent encore une fois et firent connaître la deuxième devinette. Ni le fils du roi, ni le roi lui-même, ne répondirent à la question. La fille cadette du roi présenta la deuxième devinette au jeune homme. Il rit et dit: - C'est vraiment simple. Il faut mener à l'écurie les deux
étalons. Qu'ils y restent trois jours sans eau. Ensuite il faut leur ouvrir la porte, et celui des deux qui bondira le premier dehors, celui-là sera né avant l'autre. - 67-
Le roi renvoya ses émissaires. Ils donnèrent la réponse à la seconde devinette de l'autre souverain. Et celui-ci se réjouit que son futur gendre soit un homme intelligent. Et il dit aux émissaires: -
Je suis d'accord pour m'allier à mon voisin le roi, en
donnant ma fille à son fils. Qu'il renvoie ses émissaires à mon palais, et à leur suite les marieurs. Les émissaires du roi s'en retournèrent, et lui rapportèrent les paroles de l'autre. Il se demanda pourquoi l'autre souverain invitait d'abord des émissaires, et si cela cachait une autre devinette, puis s'inquiéta de savoir qui il enverrait. Tout cela, la fille cadette du roi le raconta d'un bout à l'autre au fils du pauvre homme, alors qu'elle lui apportait en cachette de l'eau et du pain. Le jeune homme dit: -
Qui que l'on envoie comme émissaires et marieurs, il
dressera devant eux des obstacles. Mais si le roi m'envoyait accompagner le guide de la fiancée et le médiateurl9, avec trois hommes de mon choix, et si les mariés arrivaient plus tard, alors l'affaire serait possible. Ensuite je dirai encore un mot au roi, et il devra agir en conséquence. La fille remonta à l'étage et rapporta à son père les paroles du jeune homme. Le roi se fâcha: -
Je lui ferai couper la tête pour ces paroles et je la planterai
sur un pieu pointu. Alors, la fille avoua à son père:
19 Personnages qui jouent des rôles définis dans le rituel du mariage traditionnel (description détaillée dans Khetagourov, 2005). - 68-
- Si ce jeune homme n'était pas chez nous, nous n'aurions
pas compris les énigmes de l'autre souverain. - Et en quoi le jeune homme t'a-t-il aidée?
-Tout ce que je disais, c'est ce qu'il m'avait dit.
Lorsque le roi entendit cela, il ordonna à ses serviteurs et à ses geôliers de libérer immédiatement le jeune homme et de le lui amener. Quand on amena au roi, à l'étage du palais, le fils du pauvre homme, le roi dit: - Je suis d'accord avec tes paroles. Va, avec le guide de la
fiancée et le médiateur, et prends avec toi qui tu veux comme compagnons. Mais que veux-tu me dire de plus? Le garçon lui fit comprendre par des paroles détournées, des regards et la tonalité de sa voix, qu'il souhaiterait épouser sa fille cadette. Le roi lui dit: - Si tu te montres fidèle jusqu'au bout à notre maison, alors
nous pourrions devenir parents. La fille cadette du roi rougit en entendant cela et s'enfuit dans une autre pièce, et le fils du pauvre homme baissa les yeux. Quoi qu'il en soit, le fils du pauvre homme, le guide de la fiancée du fils du roi, et le médiateur, se mirent en selle et s'en furent chez l'autre souverain. Ils vont, et voici que sur la rive d'un grand fleuve se tient un homme, qui boit le fleuve d'un seul coup, et le fleuve en est asséché, puis il le recrache. «Celui-ci nous sera utile », pensa le jeune homme, et il l'emmena aussi comme émissaire chez l'autre souverain. - 69-
Ils vont, et voici qu'en un autre endroit, au milieu d'une plaine, un homme est allongé sur le sol et écoute la terre. « Et celui-ci, que fait-il? », pensa le fils du pauvre homme. Lorsqu'ils furent proches, il lui dit: -
Que Dieu t'aide!
- Vous aussi. - Que fais-tu? - Les serpents délibèrent dans les profondeurs de la terre, et
je les écoute. « Il va nous être utile », pensa le jeune homme, et il lui dit: - Tu ne viendrais pas avec nous chez l'autre souverain? - Je viendrais bien, répondit-il.
- Allons, alors. Et il partit avec eux. Ils vont, et ils arrivent au pied d'une montagne. Ils regardent,
et un chasseur vise de sa flèche - et s'arrête. «Ce chasseur aussi nous rendra homme, et il lui demanda:
service », dit le jeune
- Que vises-tu, bon chasseur? - Derrière sept montagnes paissent des mouflons, c'est eux
que Je VIse. - Accompagne-nous -
comme émissaire, si cela te convient.
Où et chez qui allez-vous comme émissaires?
- Pour le fils de notre roi, chez un autre souverain. - Pourquoi n'irais-je pas avec des gens aussi lestes?
fit le
chasseur, et il s'en alla avec eux.
Ils allèrent un moment. Le garçon voit qu'un homme est assis au bord de la route, des meules de moulin attachées aux genoux, et dans cette position il attrape un lièvre, le relâche et le rattrape. « Cet homme aussi nous sera utile en son temps» pensa le jeune homme, et ill' emmena aussi avec eux comme émissaire. Ils étaient maintenant sept. - 70-
Ils allèrent longtemps, mais voici qu'ils parvinrent au palais de l'autre souverain. Ils virent que le palais de cuivre, à plusieurs étages, était en feu et luisait de loin. Les serviteurs du souverain sortirent devant les émissaires, suivis du souverain lui-même, et les invitèrent dans le palais en feu.
« Pour que nous y brûlions - se dit le fils du pauvre homme mais nous trouverons un remède»; et il dit à l'oreille de celui qui buvait d'un coup le fleuve: « crache ton fleuve sur le palais ». L'homme cracha d'un coup le fleuve sur le palais en feu, le palais siffla et se refroidit tout de suite. Alors les émissaires entrèrent dans le palais, dans la maison d'hôte, et le jeune homme dit : - Il fait bien sombre, chez vous!
Les serviteurs du souverain ne disaient plus rien, et lui-même déclara: -
Vous avez gagné encore une fois, mais maintenant
affrontons-nous dans une course: un homme de chez vous, un de chez nous. - Bien, dit le fils du pauvre homme.
Alors l'autre souverain fit venir chez lui une sorcière et lui dit: - Nous devons l'emporter sur les émissaires. C'est l'homme
qui a des meules de moulin attachées aux genoux qui va courir pour nos hôtes. Et que pourra-t-il faire? Rien! Alors, qui doit courir pour nous? - Moi ,répondit la sorcière, moi-même. Je prendrai avec moi
sept bouteilles d'eau-de-vie de première distillation. Et je vais saoûler celui de nos hôtes qui fera la course. Le souverain accepta le conseil de la femme, et lui fit un beau cadeau. - 71 -
Alors deux coureurs: celui de l'autre souverain - la sorcière - et celui des émissaires - I'homme qui avait des meules de moulin attachées aux genoux - s'élancèrent. Ils s'arrêtèrent au pied d'une montagne après avoir traversé trois champs, et la sorcière était une belle femme. Elle fit boire une bouteille à I'homme, puis la seconde, la troisième, la quatrième, la cinquième, la sixième; elle mit la septième bouteille à son chevet, elle bondit et commença à courir pour arriver la première. Alors le jeune homme demanda à celui qui écoutait la terre: -Entends-tu le bruit de la course d'un homme ou d'une femme? L'homme posa son oreille sur la terre et écouta, puis dit: - C'est le bruit de la course d'une femme qui me parvient aux oreilles. Le jeune homme demanda au chasseur: - Regarde pourquoi notre coureur tarde. Il regarda et vit: I'homme aux meules de moulin attachées aux genoux était endormi et ronflait, une bouteille d'eau-devie à son chevet. La femme, elle, courait, et allait bientôt arriver au but. Il raconta au jeune homme ce qu'il avait vu. - Aïe, comment accepter la défaite? pensa le jeune homme,
et il dit au chasseur: - Réveille notre coureur.
Le chasseur tira une flèche, et la bouteille de boisson éclata au chevet de l'homme. Celui-ci sursauta, regarda autour de lui, et, ne voyant plus la femme devant lui, il se leva et arriva en un clin d'oeil au but alors que la sorcière n'avait même pas parcouru la moitié du chemin. - 72-
L'autre souverain se sentit mal à l'aise, et ses serviteurs aussi. Mais qu'y pouvait-il? Les émissaires du roi l'avaient emporté sur lui, ils avaient vaincu en tout. Et il accepta de donner sa fille au fils du roi. A ce moment arrivèrent également les marieurs. Ils discutèrent, ils mangèrent chez l'autre souverain tout un jour, puis ils prirent la fille avec eux et s'en allèrent. Alors, trois envieux20 jalousèrent le fils du roi, parce qu'il avait épousé une si belle fille. Et ils souhaitèrent le perdre. Ils dirent: «nous mènerons un cheval fou aux jeux de ses noces. S'il le monte pour montrer son adresse,21 il périra. Si nous ne réussissons pas, nous trouverons autre chose. Qui entendra nos paroles et les répétera au jeune homme, qu'il se transforme en pierre. » Ils menèrent le cheval à la fête, et lorsque le fils du roi voulut le monter pour montrer son adresse, le fils du pauvre homme s'approcha de lui et le retint par le bras. Le fils du roi se fâcha, mais quelqu'un d'autre monta le cheval et périt aussitôt; en voyant cela, le fils du roi se réjouit et remercia le jeune homme. Ensuite, les envieux s'entendirent pour que quelqu'un donne un pistolet au fils du roi, et que l'arme éclate pour qu'il en meure. Et le pistolet fut remis au fils du roi. Le jeune homme frappa sa main, le pistolet tomba par la fenêtre et éclata dehors.
20
21
Le texte ossète dit bizarrement « trois prophètes» (pakhumpar).
Il s'agit de la gymnastique équestre que l'on désigne par le terme russifié de « djiguitovka », et qui a rendu célèbres les cavaliers caucasiens et les Cosaques.
- 73 -
Alors, les trois envieux dirent: «introduisons chez le fils du roi, pendant qu'il reposera au côté de sa femme, son enfant dans ses bras (car alors, un fils leur était né), un serpent qui les mangera. » La nuit, alors que le fils du roi, sa jeune épouse et son enfant dormaient profondément, le serpent apparut dans le palais, et il allait, ah! manger le fils du roi, quand le jeune homme pauvre surgit, car il savait à l'avance. Il surgit, il décrocha du mur le sabre du fils du roi, et il coupa en morceaux le serpent et empila les rondelles. Lorsqu'il voulut remettre en place le sabre, le fils du roi s'éveilla. Il s'éveilla, et quand il vit son sabre dans la main du fils du pauvre homme, il s'écria: «Celui-ci voulait me tuer », et se mit en rage. Le jeune homme le rassura, mais l'autre ne se calma pas et le menaça: «Je vais te faire couper la tête. On voulait donner notre sœur cadette à ce fils de miséreux, alors qu'on aurait dû le laisser moisir dans son trou! » Le jeune homme le tranquillisa: - Je t'en prie, dit-il, calme-toi. J'ai tué le serpent pour qu'il
ne te mange pas, et je t'avais rendu beaucoup d'autres services. Il lui fit voir la pièce où étaient empilées les rondelles du serpent. Comme l'autre ne se calmait toujours pas, le jeune homme lui dit: - Si je te raconte la vérité, je serai perdu; ne me tue pas. -
Et alors, personne d'autre n'est jamais mort, peut-être?
demanda le fils du roi. Il n'y avait plus rien à faire, et le jeune homme raconta au fils du roi ce que s'étaient dit les trois envieux et comment ils voulaient l'assassiner. Dès qu'il eut raconté, il se transforma en pIerre. - 74-
Combien le regrettèrent le fils du roi, la maisonnée du roi, et surtout sa fille cadette! Les larmes baignèrent son visage. Elle partit pour un endroit lointain, voir les deux vieillards qui habitaient entre deux montagnes: un vieil homme et une vieille femme, si vieux que des verrues leur avaient poussé au bout du nez. Elle se plaignit à eux et dit: - Sauvez le fils du pauvre homme, né brave et sage, qui est
l'espoir du roi et de son peuple. Les vieux répondirent: - Il est bien difficile de ranimer une pierre: il y faut le sang
d'un roi. Faites fondre son enfant et arrosez-en la pierre. Si vous ne le faites pas, tous les parents du roi se transformeront en pierres par pitié pour le jeune homme. Ayant entendu ces paroles, la fille cadette du roi revint chez elle silencieuse, suivie de ses serviteurs. Quand elle arriva au palais, elle raconta ce que le vieil homme et la vieille femme lui avaient dit. Lorsque la jeune épouse fut endormie, on ôta l'enfant de ses bras, on le fit fondre et on renversa le chaudron bouillant sur la pierre. Le fils du pauvre homme reprit son aspect précédent, s'éveilla, et avec lui l'enfant de la jeune épouse, qui se retrouva, riant, dans ses bras. Comme ils se réjouirent!
- 75 -
Et le roi donna sa fille cadette au fils du pauvre homme. Et lui revint dans la maison de son père et raconta sa réussite à son vieux père. - l'avais tout vu dans mon rêve, mais je n'avais pas osé te le dire, fit le jeune homme. Et dès lors, il vécut heureux avec son vieux père et sa jeune épouse.
la
-76-
QUEL ETAIT LE MEILLEUR DES OBJETS?
I
l était une fois une femme et un homme. Ils avaient une fille unique. Elle était si belle, que trois fils de princes s'en vinrent un jour la demander en mariage. Les prétendants furent reçus, on les régala. La fille et son père les observèrent et demeurèrent perplexes: les trois étaient si plaisants, que la fille et son père hésitaient. Alors le père se présenta devant les trois fils de princes et leur dit: - Vous nous êtes également agréables, tous les trois, à moimême comme à ma fille; il serait grand dommage de dire du mal ou de dire du bien de l'un d'entre vous en particulier, nous ne pouvons nous y résoudre. Mais vous êtes mes hôtes, vous me faites honneur en voulant vous allier à moi et, Dieu m'en est témoin, je ne peux vouloir moi non plus de meilleure alliance qu'avec vous. Je connais un moyen pour que l'on ne se moque pas de moi22. Voici à vous partager cent toumans23, achetez chacun avec cet argent un objet, ramenezmoi ici ces objets, et ma fille acceptera d'épouser celui qui aura réussi à acquérir le meilleur. Les trois fils de prince, les trois prétendants, s'en furent.
Quels efforts ne firent-ils pas! Ils achetèrent: l'un l'autre - un miroir, le troisième - un verre.
-
un tapis,
Qui sait où ils se retrouvèrent sur le chemin du retour, mais ils se dirent: - Chacun d'entre nous a acheté un objet, comme le père de la
fille nous l'avait enjoint, mais il ne serait pas mauvais que
22Litttéralement : «pour qu'on ne me prenne pas en pitié ». 23 Unité monétaire d'origine persane, considérée au XIXe siècle comme l'équivalent de 10 roubles russes. - 77-
nous exammlOns ici quels sont les propriétés acquisitions.
de nos
Le propriétaire du tapis dit alors: - Qui s'assiéra sur le tapis sera transporté en un clin d'œil
aux extrémités du ciel. Le propriétaire du miroir dit : - Qui regardera ce miroir verra d'ici ce qu'il souhaite jusque là où s'étendent les quatre coins du ciel. Le troisième, le propriétaire du verre, dit: - Un homme serait à l'article de la mort, sur le point de
quitter ce monde lumineux, eh bien, si on lui versait de ce récipient quelque boisson dans la gorge, il redeviendrait tel que sa mère l'a mis au monde. Ils dirent alors: - Regardons donc notre miroir et voyons ce que fait cette fille
que nous courtisons. Ils regardèrent le miroir: la fille était très malade et sur le point de rendre l'âme. Les trois garçons s'assirent sur le tapis et, aussitôt, se trouvèrent au chevet de la fille. Le propriétaire du verre donna à la moribonde à boire dans son récipient, et la fille aussitôt redevint bien portante et forte comme un cerf. Ils s'assemblèrent pour délibérer et décider à qui revenait la fille, quel objet s'était révélé le meilleur pour le salut de cette dernière. Sans le miroir, ils n'auraient pas su sa maladie;
- 78-
sans le tapis, ils n'auraient pas rejoint à temps la malade; sans le verre, elle n'aurait pas échappé à la mort. ",Ils sont toujours assis à délibérer et discutent encore, mais ne parviennent pas à décider quel objet a été le meilleur!
. -79-
COMMENT UN OURSON NAQUIT D'UN PAUVRE HOMME
U
n ourson naquit d'un pauvre homme. Les gens vinrent chez lui voir le prodige. Quand l'ourson eut grandi, il dit à son père: « Va en Géorgie et demande au roi de Géorgie de me donner sa fille en mariage. » Le pauvre homme commença à s'inquiéter: «Ah, que le sang pleuve sur ma maison, et puissent les gens fuir à ta vue ! Comment le roi de Géorgie te donnerait-il sa fille, alors que je n'ai même pas de chemise à me mettre sur le dos! » Le pauvre partit, tout devant lui. ton souci?
homme jeta sa vieille veste sur ses épaules et anxieux. Il arriva chez le roi et mit chapeau bas Le roi lui dit: «Qu'as-tu, pauvre homme, quel est »
- Ah, que je périsse comme ton père! Un ourson m'est né, il
ne me laisse pas vivre, il me déchire, il m'égorge! Il m'a dit: «Demande au roi s'il me donnera sa fille comme épouse, et écoute le message dont il te chargera! » - Va et réponds-lui: «Si j'entends encore pareille chose de
toi, j'enverrai mes soldats, et ils te brûleront dans un feu de paille! » Le pauvre homme repartit en pleurant et en gémissant. Il rentra chez lui. L'ourson courut à sa rencontre. Il lui demanda: «Hum, mon pauvre père, dis-moi de quel message il t'a chargé. » - Il m'a confié ce message: dès qu'il entendra à nouveau
pareille chose de toi, il enverra ses soldats qui te brûleront dans un feu de paille, afin qu'il soit mis fin à tes jours. N'en reparle jamais! Les choses en restèrent là un certain temps. Mais l'ourson se remit à tarabuster l'homme: «Va et redemande-lui.» Le - 80-
pauvre homme ne voulait plus: «Je ne peux plus me représenter devant lui. » Mais l'autre lui dit: «Tu n'as pas le choix; va, et demande-lui cette fois encore. » Le pauvre homme repartit, sa canne sur les hanches24. Il arriva devant le roi et lui dit: «Que Dieu m'accorde ta bienveillance. Il m'est né un ourson, et il ne me laisse plus vivre. Fais disparaître l'un de nous. Il me fait demander pour lui la main de ta fille, et comment pourrais-tu la lui accorder? Il ne me laisse plus vivre dans ma pauvre masure, il me déchire et il m'égorge. » Le roi lui dit alors: - Va et dis-lui: «Puisque tu ne me laisses plus en paix, et si
tu veux la main de ma fille, alors construis un pont en or de chez toi à ici, assez large pour que deux chariots s'y croisent, afin que je puisse me rendre chez toi et voir comment tu VIS.» Le pauvre homme repartit chez lui. L'ourson courut à sa rencontre et lui demanda: «De quel message t' a-t-il chargé? » - Ah, que tes jours s'éteignent! Le message? Il te fait dire de construireun pont en or - si tu en es capable. - Hé, mon pauvre père, c'est bien ce genre de défis que je
recherche! Va donc te reposer. Le soir venu, ils se couchèrent. Et au matin, quand ils se levèrent, le fils frappa la terre de son talon et dit: «Qu'un pont en or apparaisse, de chez moi à la porte du roi ! » La terre trembla, et un pont en or apparut bien. Alors, l'ourson fit dire au roi: « Ce n'est pas pour si peu que tu me
24
Pour soulager son dos douloureux? - 81 -
refuseras ta fille, ô roi : voici ton pont en or. Emprunte-le jusqu'ici, et viens voir ma maison. » Le roi en frissonna: «Cet animal n'est pas un simple ourson! » Il envoya donc un émissaire: «Je n'irai pas voir ta maison, mais viens donc avec cinquante autre rois chercher ta fiancée. Si tu viens avec cinquante rois, je te donnerai ma
fille - sinon, tu ne l'auras pas. » L'ourson se coucha le soir. Au matin, il frappa de nouveau la terre du talon: «Que sur ce champ apparaissent cinquante rois, avec armes et bagages! » Le tonnerre retentit, et cinquante rois apparurent. L'ourson s'avança devant eux, et voici que les rois prirent peur et s'enfuirent. Ils voulurent ensuite le tuer, et l'ourson leur dit: - Pourquoi voulez-vous me tuer? Moi, je veux aller en votre compagnie demander la main d'une fille de roi. - Et quel serait ce roi qui te donnerait sa fille? - Ne vous en préoccupez pas. Suivez-moi.
Ils partirent, tous ensemble. L'ourson les fit entrer en groupe chez le roi et les installa dans des fauteuils. L'ourson jouait les futurs gendres, et il s'assit par terre à côté de la porte. La fille du roi se cacha quelque part et ne reparut pas. L'ourson fureta dans la maison - mais ne vit pas la fille. Alors, il sauta par-dessus le feu et dit au roi : - Ô roi, ce n'est ni toi que je demande en mariage, ni ta mère
ni ta femme - alors, où est ta fille? Ramène-la ici vite que je la voie, ou je te fais disparaître. Le roi fit appeler sa fille et la fit entrer dans la maison. Quand
elle vit l'ourson, elle lui donna un coup de pied et lui dit: Maudits soient le père et la mère de ceux qui t'ont engendré! L'ourson lui dit: - Bon, si tu ne me suis pas demain,je te livre aux garçons!
- 82-
Le roi n'avait plus le choix: il fallait qu'il envoie sa fille avec l'ourson. Il célébra le mariage, tout le jour. Le lendemain matin, il les fit partir, et envoya des soldats avec eux: - Allez-y aussi et, quand ils entreront dans la chambre, écoutez-les. Si le cœur de ma fille ne se réjouit pas, si l'ours la coupe en morceaux, elle hurlera; alors, enfoncez la porte! Ils partirent, et l'ourson les conduisit chez lui. Ils célébrèrent le mariage, des jours durant. Vint le moment où l'ourson décida de se coucher. Il dit aux gens du cortège: - Menez ma femme à ma chambre.
L'ourson partit dans sa chambre et s'assit. A ce moment, on lui amena la fille. Il ferma la porte, enleva sa peau d'ours, émit des étincelles, et se transforma en garçon aux boucles d'or. La fille rit et se jeta dans ses bras. Les soldats dehors entendirent le rire de la fille et s'en étonnèrent: «Nous qui pensions qu'elle allait se tuer de désespoir, et la voilà qui rit ! Qu'est-ce qui a pu réjouir son cœur? » La fille se mit à questionner son mari : - Si tu es ce garçon aux boucles d'or, pourquoi t'être ainsi
abaissé? Pourquoi portes-tu cette peau d'ours au lieu de te montrer tel que tu es ? - Je n'ai pas le choix: si je ne la porte pas, je vais avoir des
problèmes. Ils rirent et s'ébattirent du soir au matin. Le lendemain, le jeune homme revêtit sa peau d'ours et redevint ourson. Cela sembla indigne à la jeune femme, et elle commença à s'en soucier: «Il faut absolument régler cette affaire de peau d'ours ce soir. » Le soir, ils se rendirent dans leur chambre et recommencèrent à rire et à se réjouir; le jeune homme mit sa peau d'ours sous - 83 -
son oreiller et s'endormit ainsi. La jeune femme se leva furtivement et alluma un feu. Elle retira la peau d'ours de sous l'oreiller de son mari et la jeta au feu, où elle s'enflamma aussitôt. La puanteur réveilla le jeune homme; il chercha sa peau, et la retira à moitié brûlée du feu. Alors, il dit à sa femme: - Tu as détruit mon foyer! A présent, je ne peux plus te
servir à rien. Tu as nui à toi-même autant ~u'à moi. J'étais voué en sacrifice au céleste Frelvrera 5; cette peau l'empêchait de me toucher, mais à présent il va descendre des cieux et m'emmener avec lui. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus. La femme se mit à pleurer: - Que peut-on y faire? » - Il n'y a plus rien à faire. Demain, quand il m'emportera aux cieux, va voir ton père, et dis-lui d'engager des faucheurs, et qu'ils ne laissent plus un brin d'herbe sur terre. Qu'ils commencent à empiler leurs gerbes - je pourrai faire en sorte que I'herbe ne repousse pas pendant sept ans. Ainsi, le petit bétail de Frelvrera sera torturé par la faim. Frelvrera cherchera partout à acheter du fourrage. S'il ne trouve personne d'autre qui en ait, il finira par venir te voir. Il te suppliera. Il te donnera moutons et berger, vaches et bouvier. N'accepte rien - en dehors de moi-même, et dis-lui: mon époux aux boucles
d'or que tu m'as pris, ramène-le moi.
Le lendemain, Frelvreradescendit du ciel et repartit avec le jeune homme. La jeune femme se rendit en pleurant chez son père et lui raconta tout. Puis elle lui dit:
25 Frelvrera est, dans la religion populaire ossète, le protecteur des moutons. Comme d'autres quasi-divinités de ce panthéon traditionnel, il a
empruntéson nom au christianisme - en l'occurrence aux saints Florent et Laurent. - 84-
- Si je ne parviens pas à remettre la main sur ce jeune
homme, il ne me reste plus qu'à me tuer; alors, engage des faucheurs! Le roi ouvrit ses coffres et engagea des faucheurs, et ils se mirent au travail. Ils ne laissèrent pas un brin d'herbe. Puis, pendant sept ans, I'herbe ne repoussa plus. Les moutons de Frelvrera commencèrent à dépérir. Frelvrera descendit sur terre. Il commença à tourner dans les champs à la recherche de nourriture. On ne lui indiqua personne., en dehors de la fille du roI..A la fin,.il alla la voir et lui dit: - On m'a dit que tu avais du fourrage: vends-le moi. Je te donnerai moutons et berger, vaches et bouvier. La jeune femme lui répondit: - Je ne te donnerai de fourrage que si tu me ramènes mon
garçon aux boucles d'or. Frelvrera lui rétorqua : ~ Je ne te le montrerai même pas! Il repartit et recommença à errer par monts et par vaux. Il ne trouva rien. Ses moutons continuaient à dépérir. Faute de mieux, il revint et recommença à supplier: - Vends-moi du fourrage, je te donnerai de quoi vivre. - Je ne donnerai rien tant que tu ne m'auras pas rendu mon
mari .! Frelvrera n'avait plus le choix: il s'envola et revint en ramenant le mari. Ille rendit à la jeune femme. Alors, elle lui remit du fourrage. Le petit bétail de Fœlvrera fut sauvé. Quant aux époux, ils vivent toujours ensemble.
. -85-
L'EMPEREUR ET LE CORDONNIER
I
l était une fois un empereur,26 et il était avare et pingre. Plus il avait de richesses, plus il s'ennuyait, son coeur n'était jamais léger. Près du domaine de cet empereur vivait un cordonnier, mais lui passait gaiement son temps. Le jour, il gagnait sa vie. Le soir, il achetait son repas, mangeait et buvait en famille, puis chantait et continuait à travailler. L'empereur s'étonnait:
« Voilà qui est surprenant: j'ai davantage de biens - des maisons, du bétail, de la terre, tout un pays. Mais moi, je ne chante pas, mon coeur n'est pas léger, alors pourquoi le cœur de ce cordonnier l'est-il? » Il appela le cordonnier et lui demanda: - Alors que tu n'as ni maison, ni terre, ni biens, et que moi
j'ai des richesses innombrables, comment se fait-il que tu t'amuses et que tu chantes chaque soir, alors que je m'ennuie? - Je gagne ma vie le jour, et le soir je nourris mes enfants
avec ce que j'ai gagné, j'achète à boire, nous mangeons un bon repas, et les fruits de mon travail me suffisent, et puis je chante. -Tiens, voici mille som27 en cadeau, emporte-les. Le cordonnier les emporta, mais il n'osait ni les manger, ni les laisser. Certes, il travaillait, mais il ne chantait plus à
26Le titre de paddzakh, padtsakh «roi, empereur» est un emprunt ossète à la nomenclature politique ottomane (turc osmanli padisiih, de l'iranien *piiti-xsiiyaOiyah). Le vrai dérivé ossète de la même racine désignant la royauté n'existe plus que sous la forme féminine khsin (KbITre.
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