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French Pages 703 Year 1992
COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME 162
CARLOS LEVY
CICERO ACADEMICUS
RECHERCHES SUR LES ACADÉMIQUES ET SUR LA PHILOSOPHIE CICERONIENNE
Ouvrage l'Université publié avec de Paris le concours XII - Val du de C.N.R.S. Marne et de
ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNESE 1992
© - École française de Rome - 1992 ISSN 0223-5099 ISBN 2-7283-0254-5
Diffusion en France : DIFFUSION DE BOCCARD 11 RUEDEMÉDICIS 75006 PARIS
Diffusion en Italie : L't ERMA» DI BRETSCHNEIDER VIA CASSIODORO 19 00193 ROMA
SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA
L'homme qui présume de son sçavoir ne sait pas encore que c'est que sçavoir. Montaigne
AVANT-PROPOS
Ce livre reprend, avec quelques modifications, un doctorat d'Etat soutenu en Sorbonne le 3 décembre 1988. J'ai eu le privilège d'être guidé dans ce travail par M. Pierre Grimal, qui a bien voulu me confier un sujet réputé difficile, et qui a suivi l'élaboration de ma thèse avec une bienveillante attention. Son enseignement, sa rigueur, son exigence de clarté, ont été un modèle stimulant. La fides dont il m'a honoré me fut précieuse dans les moments de découragement et dans les circonstances difficiles. Je souhaite que M. Pierre Grimai consente à trouver ici l'expression de ma profon de gratitude et de mon respecteux attachement. Le jury comprenait encore MM. Jean-Marie André, Jacques Brunschwig, Marcello Gigante, et Alain Michel. Tous nous ont fait d'importantes remarques et suggestions dont je leur suis extrême ment reconnaissant, et grâce auxquelles ai pu améliorer mon texte. M. Marcello Gigante avait dû interrompre de lointaines obligations pour me faire l'honneur de sa présence. Je l'en remercie très vive ment. Ma reconnaissance va aussi à tous ceux qui, par leur conseils, leurs livres, et leur enseignement m'ont permis d'enrichir ma re cherche. M. Alain Michel, dont la lecture m'a fait découvrir la phi losophie cicéronienne, m'a prodigué à plusieurs reprises ses encou ragements et m'a montré à quel point les comparaisons entre Cicéron et Philon d'Alexandrie sont éclairantes. Mme Marguerite Harl et le regretté Valentin Nikiprowetzky ont dirigé mon premier tra vail de recherches et m'ont communiqué leur passion du monde hellénistique. Jacques Brunschwig m'a révélé ce que peut être l'his toire de la philosophie dans son expression la plus rigoureuse. Daniel Babut, François-Régis Chaumartin et Robert Jolivet ont relu mon texte et m'ont adressé de très utiles observations, tant de for me que de fond. Je n'aurai garde d'oublier mes deux maîtres de la khâgne d'Henri IV, Camille Marcoux, et André Bloch, récemment disparu, à qui ma formation doit tant. Comment ne pas ajouter que cette recherche a pu être menée à bien grâce aux excellentes conditions de travail qui ont été les
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miennes, d'abord à l'Université de Haute-Normandie, puis à l'Uni versité de Paris- Val de Marne? M. Pierre Grimai et les membres du jury ont souhaité que cette thèse fût publiée. Le regretté Charles Pietri a bien voulu l'accueillir dans la Collection de l'Ecole française de Rome. C'est là le plus grand honneur qui pouvait être fait à ce travail. Tout au long de ma recherche ma famille m'a soutenu de son affection. Ce livre lui est bien évidemment dédié.
INTRODUCTION
Les Academica sont un carrefour où s'entrecroisent les voies multiples de la philosophie grecque et l'itinéraire personnel de Cicéron, mais leur place dans la recherche actuelle n'incite guère à les considérer comme une œuvre majeure. Les spécialistes de Cicé ron les ont, à d'heureuses exceptions près1, considérés comme trop ardus, trop théoriques, et ont préféré les laisser aux historiens de la philosophie2. Ceux-ci les ont beaucoup lus, mais comme ils lisent généralement les textes cicéroniens, c'est-à-dire comme d'uti lestémoignages beaucoup plus que comme de véritables livres. Il n'est donc pas inutile de dire ce qui fait selon nous l'exceptionnel intérêt de ces dialogues. D'un point de vue philosophique, ils sont précieux parce qu'ils nous permettent de reconstituer les différentes phases de ce débat, si important pour l'histoire de la pensée occidentale, qui, commenc é par Arcésilas et Zenon, ne s'acheva qu'avec la mort de Philon de Larissa, maître de Cicéron et dernier successeur de Platon. Pour quoi Stoïciens et Académiciens se sont-ils affrontés de manière à la fois si âpre et si durable? Pourquoi les scholarques qui avaient alors en charge l'école platonicienne ont-ils jugé nécessaire de don ner une présentation si surprenante de la pensée de Platon que l'on en vint à parler de «Nouvelle» Académie3? Y a-t-il eu véritabl ement rupture, ou simplement adaptation à des circonstances histo riques particulières? Quiconque veut apporter un début de réponse à ces questions n'a d'autre choix que de scruter le corps philoso phique cicéronien et tout particulièrement les Académiques. On a voulu tout récemment encore dévaluer ce témoignage au profit d'autres, bien plus tardifs et qui ne sont plus rigoureux qu'en appar ence4. Une telle démarche est à notre sens injustifiable, tant il est vrai que, si Sextus Empiricus ou Diogene Laërce peuvent éclairer 1 nous 2 3 4
Nous pensons, en particulier, aux travaux d'A. Michel et de M. Ruch que aurons l'occasion d'évoquer plusieurs fois dans ce travail. Sur la bibliographie cicéronienne, cf. infra, p. 59-74. Sur ce point, cf. infra, p. 9-14. Cf. H. Tarrant, Scepticism or Platonism?, Cambridge, 1985, p. 1-2.
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INTRODUCTION
ou compléter utilement de nombreux aspects du texte cicéronien, on ne saurait préférer un matériau réélaboré, détourné de son contexte initial, à ce qui nous vient, pour reprendre une expression de l'Arpinate, e media Academia, du cœur même de l'Académie 5. Mais en quoi importe-t-il tellement, se demandera-t-on peut-être, de connaître ce qu'ont pensé et dit des philosophes qui n'ont laissé aucune œuvre écrite et à propos desquels nous savons fort peu de chose? A supposer même que Camèade ait été un second Socrate, il n'eut d'autre Platon que Clitomaque, et de surcroît il ne nous res teplus que quelques lignes de celui-ci! L'un des paradoxes de la Nouvelle Académie est précisément dans ce décalage entre notre grande ignorance de ce que furent réellement ces penseurs et leur omniprésence dans les textes philosophiques les plus importants. S'interroger sur Arcésilas et sur Camèade expose assurément à beaucoup d'incertitudes et de déceptions. Cependant il suffit de lire Plutarque ou Philon d'Alexandrie, Plotin ou Sextus Empiricus, Montaigne ou Hume, pour percevoir, sous des formes diverses, leur influence. Or les Académiques sont à la fois un regard jeté sur le passé et une porte ouverte sur l'avenir : Cicéron nous transmet ce qu'il sait de la Nouvelle Académie, non pas en un exposé froide menthistorique, mais déjà dans la richesse des exégèses divergent es, nées dans les milieux platoniciens eux-mêmes. Cette situation privilégiée est symbolisée par la présence des deux maîtres de l'Ar pinate : Philon, celui qui tout en modifiant sur certains points la pensée de Camèade, prétendit rester fidèle à son inspiration et Antiochus d'Ascalon, celui qui voulut rompre avec cette tradition et dont on a fait, à tort ou à raison, l'inspirateur du moyen-platonis me. Il ne convient pas d'entrer ici dans le détail de ces problèmes, mais qu'il nous soit permis de faire état, comme préalable à leur étude, d'une expérience personnelle : nous ne soupçonnions pas en commençant ce travail à quel point la réflexion de la Nouvelle Aca démie sur les concepts fondamentaux, ceux de nature, de connais sance,de liberté, fut dense et féconde. Si nous envisageons maintenant l'œuvre elle-même, elle a une double fonction dans l'ensemble philosophique cicéronien. Elle constitue l'étude d'une des trois parties de la philosophie, la logi que, et nous aurons l'occasion de voir quel rôle considérable cette tripartition jouait dans la philosophie hellénistique6. Mais la réfu tation de la théorie stoïcienne de la connaissance est suivie dans le Lucullus d'un développement sur les dissentiments des philoso phes, qui est le point de départ de la réflexion sur la physique et
5 Sur cette expression, cf. infra, p. 12, n. 13. 6 Cf. infra, p. 148-149.
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qui constitue déjà le traitement succinct de la question morale7. Si ce dernier aspect peut faire penser au rapport qui existe chez Sextus Empiricus entre les Hypotyposes et l'œuvre définitive, YAduersus mathematicos, cette similitude est secondaire par rapport à la dynamique qui caractérise la méthode cicéronienne et qui est étrangère au Pyrrhonien8. Parce qu'il est platonicien, Cicéron conçoit sa recherche comme orientée vers une fin, peut-être inac cessible, mais dont l'existence même crée une tension organisatrice de la réflexion. Cette dynamique a pour nous une conséquence très précise : quiconque s'aventure dans les Académiques est tenu d'al lerau moins jusqu'aux Tusculanes, en ce qui concerne l'éthique, et jusqu'au De fato pour ce qui est de la physique. Toute interpréta tion qui ignore ce mouvement, ou en isole arbitrairement l'un des moments, ne peut conduire qu'à de graves erreurs. Jusqu'ici nous nous sommes exprimé comme si les Académiques étaient un texte purement philosophique et Cicéron uniquement un philosophe de l'Académie. Mais Cicéron est un Romain passionné ment attaché à la tradition de sa cité et ces dialogues ont été écrits au moment où, après une crise effroyable, un pouvoir absolu, profondé ment contraire à sa conception du mos maiorum, s'installait dans la cité. L'un des postulats qui guideront notre recherche est qu'une œuvre écrite dans de telles circonstances ne pouvait être que polit iqueet personnelle, et ce, quoi qu'en ait dit, par prudence ou par pudeur, l'Arpinate lui-même. Nous irons même plus loin dans ce sens et nous dirons que faire l'éloge de la liberté et de l'humilité intellec tuellessous César constituait nécessairement un acte de résistance, quelque peu occulté, il est vrai, par la difficulté du texte. La question que nous aurons à affronter sera alors celle-ci : comment la philoso phie peut-elle exprimer ce qui n'est pas immédiatement philosophi que, comment la réflexion sur la connaissance, sur le concept de sagesse, traduit-elle aussi l'interrogation sur un drame personnel ou sur la désagrégation d'un monde? Ajoutons à cela que les Académiques, de par la nature même du sujet traité, ont été pour Cicéron l'occasion d'enrichir le vocabul aire latin d'un nombre considérable de termes et qu'à ce titre ils doivent être considérés comme une étape essentielle dans la consti tution de notre langue philosophique. Ce qui paraît aujourd'hui banal fut en son temps une innovation courageuse, accueillie avec défiance par celui-là même qui était proche de Cicéron, Atticus, et à laquelle un esprit encyclopédique comme Varron avait jugé inuti-
7 Cicéron, Luc, 26, 116-47, 146. 8 Sur la méthode de Sextus, cf. K. Janacek, Sextus Empiricus sceptical methods, Prague, 1972.
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le de s'atteler. Mais cette audace inventrice n'eut pas pour consé quence l'ésotérisme ou l'aridité. Cicéron n'a pas créé un jargon qui serait la caricature du grec, il a traduit cette langue avec difficulté parfois, mais toujours avec rigueur, et il a veillé à ce que l'intr oduction de ces termes nouveaux ne fût pas une entrave à son souci de beauté. Texte ardu, les Académiques n'en contiennent pas moins, notamment dans les descriptions marines, quelques passages d'une qualité esthétique admirable, dont nous essaierons de montrer comment ils ornent et étayent à la fois la démonstration. A cette richesse et à cette complexité que nous avons tenté de décrire s'ajoutent deux obstacles importants dus, l'un à la contin gence, l'autre à la question philosophique du scepticisme. Le hasard de la transmission des textes a fait qu'il ne nous est parvenu qu'une fraction de l'œuvre. Le premier des deux dialogues de la première version, le Catulus, a disparu, le second, le Lucullus, nous est fort heureusement parvenu intact. En ce qui concerne la version définitive, la perte est encore plus grave puisque nous ne possédons que le premier livre, et encore incomplet, des quatre que comptaient les Academica posteriora. Ces lacunes font que sur un certain nombre de problèmes importants, et notamment sur le pro blème de la documentation utilisée par Cicéron, nous en sommes réduit à de fragiles hypothèses. Par une étrange ironie du sort, l'état même des Académiques condamne donc le chercheur à se fixer comme plus haute ambition la probabilité. Mais, par ailleurs, le phénomène exceptionnel qu'est l'existence de deux versions, même mutilées, permet d'utiles comparaisons. Les rapproche ments que nous ferons entre les deux états de l'œuvre nous permett rontd'affirmer que la première, plus spontanée et invraisemblab le dans son principe même, est aussi la plus révélatrice de ce qu'étaient l'état d'esprit et les intentions de Cicéron. Quant au problème du scepticisme, il est si considérable qu'il ne nous paraît pas superflu de préciser dès ces premières pages comment nous l'avons envisagé et pourquoi, après de longues hési tations, nous nous sommes résolu à utiliser le terme de « sceptique » à propos de tel ou tel aspect de la Nouvelle Académie. Disons d'abord qu'aucune des définitions du scepticisme ne convient à l'ensemble des courants philosophiques qui se sont affirmés «sceptiques» ou ont été perçus comme tels. Celle-là même qui vient le plus facilement à l'esprit «douter, suspendre son juge ment» ne conviendrait pas à Pyrrhon, dans la mesure où le doute implique un ensemble d'opérations intellectuelles au dehors des quelles ce personnage semble avoir cherché à se placer9. Devant 9 Sur le pyrrhonisme originel, cf. infra, p. 22-31 et 368-370.
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cette difficulté à définir de manière satisfaisante le scepticisme, la recherche moderne a adopté deux attitudes différentes : - la première consiste à ne qualifier de «sceptique» que la tradition pyrrhonienne, et parfois même uniquement le pyrrhonisme originel, que l'on distingue soigneusement du « phénoménisme » d'un Sextus Empiricus10; - la seconde, la plus répandue, aboutit à une extension considérable du concept de scepticisme, que l'on applique aux Aca démiciens, aux Pyrrhoniens ou à d'autres écoles, créant ainsi a pos teriori une tradition philosophique dont les racines historiques sont, dans le meilleur des cas, problématiques11. Chacun de ces choix comporte de sérieux inconvénients. La définition restreinte, intellectuellement plus satisfaisante, a pour conséquence de couper la recherche de la «notion commune» du scepticisme, qui, pour être irritante, n'en demeure pas moins une réalité philosophique difficile à ignorer. L'utilisation élargie comp orte des risques au moins aussi grands parce qu'elle conduit à ignorer la spécificité conceptuelle des textes antiques et à établir des rapprochements fortement improbables 12. Le temps n'est certes plus où l'on débattait pour savoir qui de Pyrrhon ou de Camèade était le plus sceptique. Le véritable pro blème qui se pose aujourd'hui dans les études sur le scepticisme est à notre sens celui-ci : comment concilier les deux logiques que nous venons de décrire, comment respecter l'histoire de la philosophie antique tout en tenant compte de l'extraordinaire extension du concept de scepticisme? La solution que nous proposons, et en tout cas celle que nous avons adoptée dans ce travail, comporte deux aspects : 10 Sur l'œuvre de M. Conche, qui a permis de redécouvrir le pyrrhonisme originel, cf. infra, p. 25. 11 Telle est, en particulier, l'attitude de J. Vuillemin, Une morale est-elle compatible avec le scepticisme, dans Philosophie, 7, 1985, p. 21-47. J. Vuillemin, dont l'approche est beaucoup plus, dans cet article, celle d'un philosophe que d'un historien de la philosophie, distingue plusieurs types de scepticisme, mais ne s'interroge pas sur le bien-fondé de l'application de ce concept à des syst èmesde pensée très différents. 12 Cf D. Sedley, The motivation of Greek skepticism, dans The skeptical tra dition, M. Burnyeat ed., Berkeley-Los Angeles-Londres, 1983 (p. 9-29), p. 16, «the core commitment common to both thinkers, the elimination of all belief, was a revolutionary innovation, which, barring an astonishing coincidence, Arcesilas must have picked up from Pyrrho». Sans entrer, pour l'instant, dans le détail de ces philosophies, nous dirons qu'il n'est affirmé nulle part qu'Arcésilas rejetait une croyance qui se percevait comme telle, alors que Γ« apathie» pyrrhonienne est effectivement la disparition de toute croyance.
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- nous ne nous interrogerons à aucun moment sur un «sceptique» qui pourrait être indifféremment académicien ou pyrrhonien et nous chercherons au contraire à respecter le plus scr upuleusement possible la tradition propre à chaque école; - cependant, dans la mesure où nous trouvons à l'intérieur de ces courants, et malgré des contextes philosophiques fort diffé rents, un certain nombre d'éléments communs, nous ne nous inter dirons pas l'emploi du terme de «scepticisme», chaque fois qu'il fera référence à tout ou partie de cet ensemble. Ces éléments, que les Académiciens et les Pyrrhoniens ont interprétés de manière très dissemblable, mais qui nous semblent néanmoins constitutifs de la culture sceptique, sont au nombre de trois : le concept d'isosthénie, d'égalité des contraires; la topique du caractère décevant des sens et de la raison; l'évocation des précurseurs, et tout particulièr ement de Démocrite, auquel aussi bien Arcésilas que Pyrrhon ont accordé une importance certaine. Comment définir le travail dont nous proposons la lecture? Il n'est ni une monographie des Académiques, ni une étude sur la Nouvelle Académie, ni une analyse de l'ensemble de la philosophie cicéronienne, encore qu'il participe de tout cela. Notre but sera tout au long de cette recherche de comprendre à partir des Acadé miques pourquoi Cicéron s'est reconnu dans l'Académie - et part iculièrement dans la Nouvelle Académie -, d'analyser une harmonie à bien des égards paradoxale. Kierkegaard a une comparaison très ingénieuse pour caractériser celui qu'il appelle «le sceptique»: «comme une toupie sous les coups de fouet, il se tient en équilibre pendant un temps plus ou moins court ; pas plus que la toupie il ne peut se maintenir13». Quelle attitude est, en effet, plus contraire à la nature, au moins en apparence, que celle qui consiste à suspen dre en toute occasion son assentiment? Une telle entreprise n'estelle pas nécessairement vouée à l'échec? Et pourtant comme Arcés ilas, comme Camèade, Cicéron a fait de Γέποχή le maître mot de sa philosophie. Pour quelle raison des êtres a priori aussi différents que des scholarques de l'école platonicienne et un Romain, certes passionné de philosophie, mais avant tout attaché au mos maiorum, ont-ils écarté tout choix définitif, toute certitude? On aura compris que ce qui nous intéresse, c'est moins le doute lui-même que le moteur du doute.
13 S. Kierkegaard, Ou bien . . . ou bien . . ., trad. F. et O. Prior et M. O. Guignot, Paris, 194313, p. 22.
PREMIERE PARTIE
PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ACADÉMIE ET DE L'ACADÉMISME CICERONIEN
CHAPITRE I
LA NOUVELLE ACADÉMIE : HISTOIRE ET DÉFINITION DES PROBLÈMES
Arcésilas et la naissance de la Nouvelle Académie II serait tentant de ne voir dans les multiples controverses qu'a suscitées, et que continue de susciter la Nouvelle Académie, qu'un débat artificiel dû au caractère très lacunaire des sources. Nous pensons cependant qu'il faut dépasser la légitime réserve que l'on peut éprouver devant tant d'interprétations divergentes, et recher cher pourquoi la pensée philosophique d'une école aussi important e que celle fondée par Platon a pu, à partir d'un moment donné, être si diversement comprise. En fait, c'est du vivant même d'Arcésilas1, responsable de ce qui fut considéré par les contemporains comme une nouvelle orientation donnée à la prestigieuse institu tion platonicienne, que se déchaînèrent les premières controverses, dont nous pouvons apprécier la vivacité à travers quelques frag ments poétiques2 ou dans un témoignage très postérieur, mais 1 Sur le détail de la vie d'Arcésilas, qui vécut de 316/315 à 241/240 cf. H. von Arnim, Arkesilaos18, dans RE, 2, 1895, p. 1164-1168. Une édition commentée des fragments d'Arcésilas a été réalisée récemment par H. J. Mette, Zwei Akade miker heute : Krantor von Soloi und Arkesilaos von Pitane, dans Lustrum, 26, 1984, (p. 7-104), p. 41-104. 2 II s'agit : a) des vers de Timon, le disciple de Pyrrhon, dans lesquels Arcésilas était probablement comparé à un poisson se dirigeant vers Pyrrhon ou vers le dialec ticien Diodore, cf. Diog. Laërce, IV, 33, et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 5, 13, (frg. 25 Des Places) = frgs. 32-33 Decleva-Caizzi. Pour le commentair e de ces vers, cf. H. Diels, Poetarum phiîosophorum fragmenta, Berlin, 1901, p. 182-183, et F. Decleva-Caizzi, p. 186-192; b) du vers d'Ariston, philosophe stoïcien hétérodoxe qui, parodiant la description homérique de la Chimère (//., VI, 181) avait écrit : πρόσθε Πλάτων, δπιθεν Πύρρων, μέσσος Διόδωρος, cf. Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., I, 234; Diog. Laërce, IV, 33 et Numénius ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 5, 13, frg. 25 Des Pla ces. Ce vers fut pour beaucoup dans la tradition attribuant à la Nouvelle Acadé mie un dogmatisme ésotérique, thèse que nous avons critiquée dans Scepticisme et dogmatisme dans l'Académie : «l'ésotérisme» d'Arcésilas, dans REL, 56, 1978, p. 335-348. Cf. également J. Glucker, Antiochus and the late Academy, Göttingen, 1978, p. 296-306.
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LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN
d'une grande importance, le Contre Colotès de Plutarque3. Depuis cette époque, la Nouvelle Académie est un problème que les histo riens de la philosophie antique tentent de résoudre chacun à sa façon, avec des résultats souvent contradictoires. Mais il ne s'agit pas seulement d'une querelle d'érudits car, par delà des discus sionsparfois bien incertaines, c'est en définitive sur l'origine et le sens du scepticisme dans la culture occidentale que l'on s'interro ge. Il n'est pas indifférent à cet égard que deux penseurs dont l'i nfluence sur celle-ci a été considérable aient pu défendre sur cette question des opinions totalement opposées. D'une part, en effet, Saint Augustin, qui avait lu les Académiques de Cicéron, mais qui, au moment où il écrivait le Contra Academicos, avait dépassé sa cri se sceptique et combattait avec vigueur une forme de pensée par laquelle il avait été tenté, fait sienne la thèse du dogmatisme ésotérique et nous affirme qu'Arcésilas et ses successeurs avaient pré servé la partie dogmatique du platonisme, ne la révélant qu'à de très rares élus4. Pour G. W. F. Hegel, au contraire, la philosophie de la Nouvelle Académie est le scepticisme même, la négativité pure, puisque Arcésilas fut le seul à douter de son propre doute5. Entre ces deux pôles, nous trouvons une grande variété d'exégèses dont nous allons tenter de faire le bilan, en laissant volontairement de côté les études qui portent sur des points de détail et que nous aurons l'occasion d'évoquer dans la suite de notre recherche. Notre
3 Pour l'étude du Contre Colotès, l'ouvrage de référence demeure celui de L. Westman, Plutarch gegen Kolotes, Helsinki, 1955, qui contient, p. 26-27, des renseignements très précis sur la vie de ce disciple d'Epicure, qui avait écrit un ouvrage polémique, dont le titre était : Περί του δτι κατά τα των άλλων φιλ οσόφων δόγματα ουδέ ζήν έστιν. Il y attaquait un grand nombre de philosophes, et tout particulièrement Arcésilas. Par ailleurs, W. Crönert a étudié les papyri contenant ses critiques contre le Lysis et YEuthydème, dans Kolotes und Menedemos, Studien zur Palaeographie und Papyruskunde, 6, Leipzig, 1905; cf. égale ment A. Concolino Mancini, Sulle opere polemiche di Colote, dans CronErc, 6, 1976, p. 61-67. 4 Sur l'attitude de Saint Augustin à l'égard de la Nouvelle Académie, cf. infra, p. 637-644. 5 G. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad, et notes par B. Fauquet, Paris, 1972. Dans cet article du Journal de philosophie, 1802, Hegel réfutait l'ouvrage de G. E. Schulze, Critique de la philosophie théorique, Hambourg, 1801, lequel prétendait exclure Arcésilas et Camèade de l'histoire du scepticisme, sous prétexte qu'ils auraient posé dogmatiquement que tout est incertain. Pour Hegel, au contraire, p. 60 de l'édition citée, la Nouvelle Acadé mie représente «la pure négativité, qui est elle-même une pure subjectivité». Sur l'attitude de Hegel à l'égard du scepticisme antique, cf. V. Verra, Hegel e lo scetticismo antico : la funzione dei tropi in lo scetticismo antico, dans Lo scettici smo antico, Atti del convegno organizzato dal Centro di studi del pensiero antico del C.N.R., Rome, 1980, t. 1, p. 49-60, et M. Gigante, Scetticismo e epicureismo, Naples, 1981, p. 13-15.
LA NOUVELLE ACADÉMIE
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but n'est pas d'établir un catalogue des multiples explications pro posées, travail qui a déjà été fait par d'autres6, mais de discerner dans la masse de celles-ci les différentes images possibles de la Nouvelle Académie. Un historien de l'épicurisme ou du stoïcisme s'avance, si l'on peut dire, en terrain solide, il a affaire à une doc trine, qui sans doute connut des modifications, mais dont les prin cipes demeurèrent immuables. En revanche, celui qui se propose d'étudier la Nouvelle Académie doit renoncer à une telle assurance et se résigner bon gré mal gré à admettre que l'histoire de cette école est en grand partie celle des interprétations dont elle a fait l'objet. Les textes doxographiques qui nous présentent une vision d'en semble de l'évolution de l'Académie sont relativement homogènes. Le plus complet est celui de Sextus Empiricus qui écrit dans les Hypotyposes Pyrrhoniennes1 : «les Académies, dit-on générale ment, furent au nombre de trois : la plus ancienne, celle de Platon, la seconde ou Moyenne, celle d'Arcésilas, le disciple de Polémon, la troisième ou la Nouvelle, celle de Camèade et de Clitomaque; on y ajoute parfois une quatrième, celle de Philon et de Charmadas et une cinquième, celle d'Antiochus». Ces mêmes informations se retrouvent presque textuellement dans la Préparation Evangélique d'Eusèbe, sans qu'il soit possible de discerner à quelle source celui-ci les a puisées8. En revanche, la version de Diogene Laërce est un peu différente, puisqu'il ne mentionne ni Philon ni Antiochus et qu'il fait commencer avec Lacyde la Nouvelle Académie9. Quant à Clément d'Alexandrie, il appelle Moyenne Académie celle qui va d'Arcésilas à Hégésinus, et Nouvelle celle de Camèade et de ses successeurs10. Tous ces témoignages se rattachent à la littérature des διαδοχαί, qui semble avoir connu un développement considérable à l'époque hellénistique et dans laquelle les successions dans les éco-
6 Cf. H. J. Krämer, Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, 1971, p. 5 et J. Glucker, op. cit., p. 33, n. 78 et 79. 7 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 220, trad. J. Grenier et G. Goron, Oeuvres choi sies de Sextus Empiricus, Paris, 1948 : Άκαδήμιαι δέ γεγόνασιν, ώς(οί μέν πλείους)φασί, [πλείους μέν ή]τρεΐς, μία μέν καί αρχαιότατη ή των περί Πλάτωνα, δευτέρα δέ και μέση ή των περί Αρκεσίλαον τον άκουστήν Πολέμωνος τρίτη δέ και νέα ή των περί Καρνεάδην καί Κλειτόμαχον· ενιοι δέ και τετάρτην προστιθέασι των περί Φίλωνα καί Χαρμίδαν, τινές δέ καί πέμπτην καταλέγουσι τήν των περί τον Άντίοχον. 8 Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 4, 16. Numénius n'est pas mentionné comme source de ce passage. 9 Diog. Laërce, I, 19: «Le fondateur de l'Ancienne Académie fut Platon; celui de la Moyenne, Arcésilas; celui de la Nouvelle, Lacyde». 10 Clément Al., Strom., I, 14, 63-64.
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les philosophiques étaient énumérées sur le modèle des dynasties royales11. Ils s'arrêtent tous au Ier siècle av. J.-C. et c'est un des arguments qui ont été utilisés par J. Glucker pour démontrer que l'Académie platonicienne disparut en tant qu'institution avec PhiIon de Larissa, le maître de Cicéron12. Mais surtout, il est remar quable qu'aucun des auteurs que nous avons cités ne précise le sens de cette distinction entre plusieurs Académies. S'agissait-il de modifications dans l'orientation philosophique, de changements institutionnels, ou encore des deux à la fois, il est bien difficile de le dire à la lecture de Sextus, de Diogene ou d'Eusèbe, et probable ment n'en savaient-ils rien eux-mêmes. C'est précisément ce qui donne une valeur inestimable au témoignage de Cicéron, puisque lui ne s'exprime pas en historien épris de classifications, mais en homme qui a véritablement connu les deux personnalités les plus marquantes de l'Académie de son époque, le scholarque en titre, Philon de Larissa, et le disciple dissident de celui-ci, Antiochus d'Ascalon. Or, Cicéron ne parle jamais de la Moyenne Académie 13, et, en revanche, il y a dans les Académiques deux traditions diffé rentes quant à la Nouvelle. En effet, d'une part, Lucullus, qui défend la doctrine d 'Antiochus, accuse Arcésilas d'avoir «réussi à renverser une philosophie bien établie»14; de l'autre, Cicéron r épond que le scholarque n'avait nullement voulu faire œuvre de novateur et qu'au contraire il avait cherché à perpétuer la pratique philosophique du doute incarnée avant lui par des penseurs presti gieux, Socrate et Platon, mais aussi Démocrite, Anaxagore, Empédocle et «presque tous les Anciens»15. Deux thèses s'affrontent dans les Académiques et, paradoxalement, ce sont les adversaires de la Nouvelle Académie qui accusent celle-ci d'avoir constitué une rupture par rapport à la tradition platonicienne, et de n'invoquer de prestigieux prédécesseurs que pour dissimuler le caractère sédi-
11 Cf. sur ce point J. Glucker, op. cit., p. 344-356. 12 C'est là, en effet, la principale conclusion de cette oeuvre exceptionnelle. Parmi les très nombreux arguments cités par J. Glucker, citons en particulier le témoignage de Sénèque, Nat. quaest., VII, 32, 2 : Itaque tot familiae philosophorum sine successore deficiunt : Academici et ueteres et minores nullum antistetem reliquerunt. 13 Nous pensons l'avoir montré dans notre article Media Academia, (Part, or., 40, 139), dans AC, 49, 1980, p. 260-264. Chez Cicéron cette expression ne désigne pas la Moyenne Académie, mais la pensée de l'Académie dans son authenticité. 14 Cicéron, Luc, 5, 15 : ut in optima re publica Ti. Gracchus, . . . sic Arcésilas qui constitutam philosophiam euerteret. 15 Ibid., 23, 72-74, cf. Ac. post., I, 12, 44.
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tieux de sa philosophie 16. A en juger donc par ce que nous a trans misCicéron, et qui est confirmé par Plutarque dans le Contre Colotès17, il n'y eut jamais de «Nouvelle» Académie, mais des scholarques à la fois conscients de leurs responsabilités comme succes seursde Platon et imprégnés de l'idée que Γέποχή était inhérente à la véritable philosophie18. Par-delà cette antithèse, la question que son témoignage nous invite à nous poser est d'abord celle-ci : qu'appelait-on donc «école philosophique» dans l'Antiquité? Nous éprouvons une grande difficulté à nous représenter cette réalité, entre autres raisons, parce que notre époque a privilégié l'opposition entre le penseur solitaire, coupé du monde, mais non de la lumière, tel que l'a si admirablement peint Rembrandt, et le philosophe engagé dans les conflits de son temps, soucieux d'effa cer toute rupture entre la théorie et la pratique. Qu'était-ce donc qu'une communauté philosophique? Constituait-elle un monde à côté du monde, un microcosme ou un modèle, déjà une université ou un monastère avant la lettre, nous le discernons encore assez mal. Or un certain nombre de travaux récents sont venus apporter une contribution que nous croyons d'une très grande importance à l'étude de ces problèmes, même s'il demeure encore de très nomb reuses zones d'ombre. Pendant très longtemps, en effet, la thèse communément ad mise fut celle de K. G. Zumpt, pour qui l'école était une collectivité officiellement reconnue et, dans la tradition de ce savant, Wilamowitz crut même pouvoir démontrer que l'Académie et le Lycée avaient un statut juridique d'associations culturelles 19. Ces travaux n'ont pas résisté à la critique de J. P. Lynch, qui a démontré que les scholarques du Lycée léguaient leurs biens, y compris ceux réputés comme appartenant à l'école, à des personnes privées, ce
16 Arcésilas est comparé par Lucullus (§ 13) aux seditiosi dues, toujours désireux de justifier leur cause en cherchant dans l'histoire de Rome d'illustres précédents. Sur la tradition des populäres, cf. l'article de Z. Yavetz, Leuitas popularis, dans Λ § R, N.S., 10, 1965, p. 97-114. 17 Plutarque, Adu. Col., 25 f, 1121f-1122a, dit qu'Arcésilas prétendait si peu à l'originalité qu'il était accusé par ses adversaires d'interpréter à tort les Présocratiques, Socrate et Platon comme des philosophes de Γέποχή. Plutarque avait lui-même écrit un livre dans lequel il cherchait à démontrer l'unité de l'Académie postplatonicienne: Περί τοΰ μίαν είναι τήν από του Πλάτωνος Ακαδήμειαν (η. 63 du Catalogue de Lamprias). 18 La source de Cicéron et de Plutarque en ce qui concerne la thèse de l'unité de l'Académie fut Philon de Larissa, cf. infra, p. 299. 19 K. G. Zumpt, Über den Bestand der philosophischen Schulen in Athen und die Succession der Scholarchen, Berlin, 1843; U. von Wilamowitz-Moellendorf, Antigonos von Karystos, Berlin, 1881, réimpr. Berlin-Zürich, 1965, Excursus 2, p. 263-291.
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qu'ils n'auraient pu faire si celle-ci avait eu un statut associatif20, et cette recherche a été prolongée et amplifiée par J. Glucker dont la très minutieuse étude sur le patrimoine de Platon aboutit aux mêmes conclusions21. On peut donc affirmer maintenant, à la lumière de ces études, que l'école philosophique n'avait ni existen ce juridique, ni réalité matérielle, même si elle pouvait siéger long temps au même endroit. Elle n'était rien d'autre qu'une commun autéd'hommes se réclamant d'un maître fondateur dont la pré sence se perpétuait par l'élection ou la désignation du scholarque, seule structure institutionnelle. Lorsque la doctrine était un systè me,le scholarque ne disposait que d'une liberté d'interprétation réduite, son pouvoir exégétique étant limité par l'existence de dog mes très solidement articulés22. La pensée platonicienne si diverse, si difficile à figer, donnait une plus grande latitude à celui qui en était le dépositaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'avait pas un certain nombre de principes fondamentaux à respecter; simplement, il pouvait exprimer sa fidélité à ceux-ci sous des for mes déconcertantes, voire paradoxales. Arcésilas Arcésilas23 est né en Éolide, vers 315 av. J.-C. et, après des étu des de mathématiques dans sa ville natale, il suivit à Athènes l'en-
20 J. P. Lynch, Aristotle's School. A study of a Greek educational institution, Berkeley, 1972. 21 J. Glucker, op. cit., p. 226-237. Cet absence de statut juridique nous sem ble confirmée par le fait qu'un certain Sophocle, fils d'Amphiclidès estima nécessaire du vivant de Théophraste de proposer une loi interdisant sous peine de mort d'ouvrir une école philosophique sans autorisation de la βουλή et du peuple, ce qui provoqua l'exode des philosophes. L'année suivante Socrate fut poursuivi pour avoir proposé une loi contraire au droit et les philosophes revin rent. Sur cette affaire, cf. Diog. Laërce, V, 38; Athénée, XII, 610 e, et F. A. Hoff mann, De lege contra philosophos, in primis Theophrastem, auctore Sophocle, Amphiclidae filio, Athenis lata, Carlsruhe, 1842. Il faut également souligner que l'absence de structure légale était largement palliée par l'importance de l'aspect religieux dans certaines écoles philosophiques, cf. le fragment d 'Antigone de Caryste dans le Banquet des Sophistes d'Athénée (XII, 547 d) et, pour une pré sentation plus générale de cette question, l'ouvrage de P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937. 22 C'est ainsi que l'étude, à tous égards fondamentale, de M. Van Straaten, Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine, avec une édition de ses fragments, Ams terdam, 1946, a montré comment Panétius restait le plus souvent, malgré les apparences, fidèle à l'orthodoxie stoïcienne. 23 En dehors de l'article de la RE déjà cité n. 1, on trouvera une foule de détails concernant la vie et la personnalité d'Arcésilas dans l'ouvrage monu mental d'E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer Geschichtlichen Entwic klung,t. 31, Leipzig, 19094, p. 508 sq.
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seignement de Théophraste et des Académiciens Crantor et Polémon, chez qui il eut comme condisciple Zenon avec lequel il devait par la suite si durement s'affronter24. Les multiples anecdotes que rapporte à son sujet Diogene Laërce révèlent un personnage d'une certaine truculence, à la fois généreux et sarcastique, curieux des opinions d'autrui (il conseillait à ses disciples d'aller écouter les autres philosophes) et prompt à les combattre25. Dialecticien re doutable, il ne laissa aucun livre, parce qu'il ne voulait, dit Dioge ne, donner son avis sur rien26. Il semble avoir eu une attitude de réserve à l'égard du pouvoir politique, refusant obstinément d'aller saluer le roi Antigone et n'acceptant de se rendre auprès de lui que comme ambassadeur de sa cité27. Ses successeurs suivirent son exemple et Lacyde répondit ironiquement au roi Attale qui souhait ait le faire venir à sa cour que les images se contemplent de loin28. Un tel comportement étonne quand on connaît les relations privilégiées que d'autres philosophes, les Stoïciens notamment, en tretenaient avec les souverains hellénistiques. Il est donc vraisem blableque l'Académie, dont l'histoire était étroitement liée à celle d'Athènes, continuait à privilégier la cité et affichait une certaine indifférence envers le nouvel ordre politique29. Pourquoi Arcésilas a-t-il tellement choqué ses contemporains, alors qu'il ne cachait pas son admiration pour Platon et qu'il se défendait avec vigueur de vouloir faire preuve d'originalité30? Une phrase de Cicéron permet à elle seule de comprendre la nouveauté de sa position philosophique et la violence des réactions qu'elle provoqua : «Arcésilas negabat esse quidquam quod sciri poîest, ne
24 Diog, Laërce, IV, 29 et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 11, frg. 25 Des Places. 25 Diog. Laërce, IV, 42. 26 Ibid., 32. 27 Ibid., 39. 28 Ibid., 60. 29 II n'y avait cependant pas de véritable hostilité de la part d'Arcésilas à l'égard du pouvoir royal puisqu'il entretenait de bonnes relations avec le com mandant de la garnison macédonienne et ne voyait pas d'inconvénient à fêter l'anniversaire du fils d'Antigone, cf. Diog. Laërce, IV, 39 et 41. De ces anecdotes on retire donc l'impression qu'Arcésilas, sans pratiquer une attitude de résistan ce cohérente, tenait néanmoins à marquer par un certain nombre de gestes que l'Académie ne voulait pas être inféodée au nouveau pouvoir. 30 Diogene Laërce dit, IV, 32, dit qu'il paraissait avoir Platon en admiration et qu'il avait acquis ses œuvres. Cette dernière affirmation est assez surprenant e, car qu'y avait-il de remarquable à ce qu'un scholarque de l'Académie possé dât les textes fondamentaux de son école? L'interprétation que nous proposons de ce passage est celle-ci : Arcésilas ne s'était pas contenté d'utiliser l'exemplai re commun de l'œuvre platonicienne, il en avait fait faire une copie qui était son bien propre.
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illud quidem ipsum quod Socrates sibi reliquisset»31. En mettant en doute son propre doute, en contestant cette conscience de l'igno rance, par laquelle Socrate avait défini sa sagesse32, le scholarque pouvait avoir l'impression de progresser sur la voie tracée par le maître de Platon33. Il lui était cependant difficile d'ignorer que sa manière de perpétuer la méthode socratique constituait un boule versement considérable par rapport au platonisme de ses prédéces seurs immédiats et pouvait paraître contredite par tous les dialo gues, la République par exemple, où Platon semble être à l'opposé de tout scepticisme. C'est cette difficulté qui est au centre des nomb reuses recherches consacrées à Arcésilas. Le dogmatisme ésotérique La manière la plus simple de résoudre le problème posé par les relations entre la Nouvelle et l'Ancienne Académie est assuré mentde nier celui-ci, en arguant de l'existence d'un dogmatisme ésotérique, d'une doctrine secrète qu'Arcésilas aurait révélée à l'éli tede ses disciples. Nous avons eu l'occasion de réunir dans un arti cle tous les témoignages qui exposent cette thèse et de montrer le caractère ambigu et même fragile d'une telle tradition34; nous y reviendrons35 et il nous suffira, pour l'instant, de citer les savants modernes qui l'ont défendue. A. Geffers, dont la dissertation qui date de plus d'un siècle, se lit encore avec intérêt, s'est malheureu sement contenté sur ce point d'invoquer sans aucune analyse crit ique quelques textes antiques. Beaucoup plus fine est l'étude de L. Credaro, qui a cherché à montrer, avec une certaine force de conviction, que scepticisme et dogmatisme ésotérique n'étaient pas 31 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45 : «Arcésilas disait que rien ne peut être connu avec certitude, pas même ce que Socrate s'était réservé comme objet de scien ce». 32 L'allusion à la sagesse socratique dans le texte cicéronien est une réfé rence à Platon, Apologie, 21a. 33 O. Gigon, Zur Geschichte der sogennanten Neuen Akademie, dans ΜΗ, Ι, 1944, (p. 47-64), p. 54, a bien mis en évidence cette volonté de continuité d'Arcésilas, mais a sous-estimé la difficulté qu'il y avait à se réclamer de Socrate tout en excluant ce point fixe qu'était pour le maître de Platon la conscience de l'ignorance. 34 C. Lévy, Scepticisme et dogmatisme. . ., cf. la n. 2, et J. Glucker, op. cit., p. 296 sq. 35 Cf. l'annexe «Quelques remarques à propos des images de la Nouvelle Académie dans le Contra Academicos de Saint Augustin», p. 641-644. 36 A. Geffers, De Nova Academia Arcesila auctore constituta, Göttingen, 1842, p. 18 : Haec ... id aperte monstrant, quod verisimile esse diximus, ipsum vere et ex animo veterum Academicorum amplexum esse et tuitum doctrinam, eamque tradidisse nullis, nisi qui essent idonei.
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nécessairement contradictoires, puisque le doute du scholarque pouvait, tout en étant parfaitement sincère, aboutir, pour ainsi dire naturellement, à «la partie positive» du platonisme37. Cependant, c'est O. Gigon qui, dans son article au titre révélateur, a donné à cette thèse son expression la plus achevée, l'inscrivant dans une vision d'ensemble de la philosophie d'Arcésilas, qui aurait été selon lui l'héritier à la fois de la dialectique socratique et du pythagorisme si cher à l'Académie38. Quels que soient les mérites de ces savants, il ne rendent pas crédible, selon nous, une explication simplificatrice à l'excès, s'appuyant sur des témoignages peu fiables, et fondée essentiellement sur la difficulté que l'on éprouve à comprendre comment la Nouv elle Académie a pu se réclamer de Platon sans faire état, par exemple, de la théorie des Formes. Mais, une fois écartée cette pre mière interprétation, il reste à comprendre de quelle manière Arcésilas pouvait concilier sa fonction de scholarque de l'Académie et sa philosophie du doute universel. Les racines platoniciennes La réponse qui paraît a priori la plus logique est qu'il privilé gia tout ce qui avait été formulé par Socrate et Platon de manière dubitative, voire aporétique. V. Brochard résuma cette explication en des phrases restées célèbres : «Les germes de scepticisme conte nusdans la philosophie de Socrate et de Platon ont, en se dévelop pant, produit la Nouvelle Académie. Si Pyrrhon n'eût pas existé, la Nouvelle Académie aurait été à peu près ce qu'elle a été»39. Encore fallait-il déterminer avec précision ce qu'étaient les «germes» en question. Sur ce point les travaux ont été de deux types. La première méthode consistait à rechercher quels dialogues, quels passages de Platon, permettaient à Arcésilas de se réclamer du fondateur de 37 L. Credaro, Lo scetticismo degli Academici, t. 2, Milan, 1893, p. 177 sq. 38 Dans l'article auquel nous avons déjà fait allusion, cf. n. 33, O. Gigon écrit à propos de ce dogmatisme ésotérique : Die Texte lassen keinen Zweifel, ce qui est pour le moins excessif. Comme l'a fort justement dit J. Moreau, Pyrrhonien, Académique, Empirique, dans RPhL, 77, 1979, (p. 303-344), p. 315: «Non seulement il est peu vraisemblable qu'à des auditeurs formés à l'esprit critique Arcésilas ait transmis en secret des formules dogmatiques, mais le texte des Académiques écarte expressément cette pédagogie». 39 V. Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, 19593 (édition identique à la deuxième) p. 9. Cf. également V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contempor aine, Paris, 1970, p. 264 : «Les origines de cette école sont authentiquement platoniciennes, encore qu'elles ne conservent pas, sans doute, le platonisme intégral ».
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l'Académie. Elle a été appliquée avec une grande minutie par G. Paleikat qui analysé dans le détail le Lâchés, le Charmide, le Pro tagoras et les deux Hippias40 et, plus près de nous, par J. Glucker. Avec son érudition et son ingéniosité habituelles, l'auteur d'Antiochus and the late Academy a procédé de manière indirecte et il s'est tout particulièrement intéressé à un texte dont l'authenticité a fait l'objet de très vives controverses, la Lettre II de Platon, dans lequel il a vu une réponse à l'utilisation sceptique qu'aurait faite la Nouvelle Académie de certains dialogues, et notamment du Parménide41. Cette démarche ne répond cependant pas à la question essentielle : pourquoi Arcésilas a-t-il privilégié le Théétète, le Char mide ou le Parménide plutôt que la République ou le Phédon ? Plus fréquente, donc, est la valorisation de la dialectique com mevéritable lien entre Platon et la Nouvelle Académie. Il ne s'agit plus alors de dresser la liste des dialogues sur lesquels pouvait
40 G. Paleikat, Die Quellen der Akademischen Skepsis, Leipzig, 1916. L'anal ysedes passages aporétiques de tous ces traités platoniciens est faite dans les pages 36-45 de ce livre. 41 J. Glucker, op. cit., p. 39-47. Ce savant accorde, à juste titre, une grande importance à un témoignage tardif, le commentaire anonyme du Théétète publié par H. Diels et W. Schubart, Anonymer Kommentar zu Piatons Theaetet, Pap. 9782, Berlin, 1905, dont nous avons nous-même souligné l'intérêt pour l'histoire de l'Académie, cf. notre Scepticisme et dogmatisme. . ., p. 346. H. Tarrant, qui a étudié le problème de la date de ce texte dans The date of Anon, in Theaetetum, dans CQ, 33, 1983, p. 161-187, en a conclu qu'il pourrait bien être l'œuvre d'Eudore. Sans aller jusqu'à un tel degré de précision, il nous paraît certain que la datation proposée par Diels et Schubart (IIIe siècle ap. J.-C.) est trop tardive. De multiples détails, sur lesquels il est inutile de nous attarder ici, nous laissent penser que l'auteur du Commentaire se situe chronologiquement entre Philon d'Alexandrie et Plutarque. Le Commentaire permet, en tout cas, d'imaginer l'utilisation qu 'Arcésilas et Camèade pouvaient faire d'un dialogue comme le Théétète, dans lequel Platon élimine les opinions fausses concernant la science, mais ne donne pas de définition de celle-ci. Pour J. Glucker, loc. cit., la Nouvelle Académie devait également utiliser le Parménide, dans lequel les attaques contre la théorie des Formes ne reçoivent pas de réponse définitive. A l'appui de cette hypothèse, il interprète la Lettre II de Platon, dont l'authenticité a été contestée, comme la réponse à la Nouvelle Académie d'un tenant du plato nisme dogmatique, indigné de l'utilisation qui était faite du Parménide par Arcésilas. Sur ce point sa démonstration exige tant de présupposés qu'elle lais se.. . sceptique. De même, les recherches sur les dialogues pseudo-platoniciens présentant certains de ceux-ci comme des produits de l'Académie d 'Arcésilas n'ont abouti jusqu'à présent qu'à des résultats bien incertains, preuve d'une continuité au moins partielle entre Platon et la Nouvelle Académie, cf. E. Bickel, Ein Dialog aus der Akademie des Arkesilaos, dans AGPh, 17, 1904, p. 460-479; A. Carlini, Alcuni dialoghi pseudoplatonici e l'Accademia di Arcesilao, dans ASNP, 31, 1962, p. 33-63. Dans cette dernière étude, le Clitophon est attribué à l'Acadé mie d'Arcésilas, alors que l'image de Socrate y est dévalorisée. Or, la Nouvelle Académie se réclamait de Socrate, même si elle prétendait le dépasser.
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s'appuyer Arcésilas, mais de montrer que dans sa façon de réfuter ses adversaires, dans le mouvement même de sa pensée, il perpét uait la tradition socratique, même s'il fait de celle-ci un usage excessif42. L'histoire de ces recherches est marquée par un nom, celui de P. Couissin, dont les deux articles parus en 1929 firent considérablement progresser la connaissance de la Nouvelle Acadé mie et continuent à inspirer de nos jours encore d'intéressants tr avaux 43. Avant cette date on avait certes soupçonné en Arcésilas un second Socrate, plus virtuose et moins profond que le premier44, mais il restait à démontrer comment il avait pratiqué la réfutation des opinions qu'il estimait fausses. L'originalité de P. Couissin fut de révéler que les concepts fondamentaux de la philosophie d'Arcésilas, loin de lui appartenir en propre, étaient des notions stoïcien nes que le scholarque avait subverties pour mettre les philosophes du Portique en contradiction avec eux-mêmes. Dans le système de Zenon, par exemple, Γέποχή, la suspension du jugement, est une simple attitude de prudence devant des représentations incertaines, elle ne dure que le temps de rétablir la relation d'harmonie entre le sujet connaissant et le monde. Il suffisait donc à Arcésilas de pré tendre, à partir de quelques erreurs des sens, que rien ne peut être connu avec certitude, pour aboutir à la conclusion, inacceptable et absurde aux yeux d'un Stoïcien, que le sage devra toujours suspen dre son assentiment. De même pour Γεΰλογον, qui représente dans le stoïcisme une rationalité moyenne, incertaine, indigne du sage, et qu 'Arcésilas transforme en seul critère possible de la connais sance et de l'action, avec là encore l'intention de mettre en lumière les failles d'un système si sûr de sa cohérence. Pour P. Couissin, l'erreur des historiens de la Nouvelle Académie fut donc d'attr ibuercomme doctrine à Arcésilas ce qui n'était en réalité qu'un jeu destructeur à l'intérieur des dogmes stoïciens.
42 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, t. 3, Leipzig, 1883, p. 29 sq. Pour R. Hirzel, Arcésilas, héritier des procédés de la dia lectique mégarique, doit être rattaché à Socrate beaucoup plus qu'à Platon. 43 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, dans Rev. hist, phil., 3, 1929, p. 241-276; L'origine et l'évolution de /'εποχή, dans REG, 42, 1929, p. 373397. Parmi les nombreux travaux récents issus de la réflexion de P. Couissin, cf. G. Striker, Sceptical strategies, dans Doubt and dogmatism, Studies in hellenistic epistemology, M. Schofield, M. Burnyeat, J. Barnes eds, Oxford, 1980, p. 54-83, qui a affirmé qu'Arcésilas avait développé une philosophie de l'action qui n'était pas la sienne propre, mais l'un des aspects de sa dialectique antistoïcien ne; M. F. Burnyeat, Carneades was no probabilist, texte non encore publié, dont l'auteur a bien voulu nous permettre de prendre connaissance. Il est, par ail leurs, regrettable que l'on ait oublié ce que la thèse de Couissin doit à l'article Arkesilaos de von Arnim, cf. supra, n. 1. 44 Cf. R. Hirzel, loc. cit.
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On peut faire deux objections à P. Couissin, même si l'on est persuadé qu'il y a une très grande part de vérité dans son argu mentation. Il est regrettable, en premier lieu, qu'il n'ait pas tenu compte de tous les témoignages et notamment d'un texte où Cicéron attribue à Arcésilas le concept assez peu stoïcien, et en revan che tout à fait pyrrhonien, d'isosthénie, d'égalité de force des dis cours contraires, ce qui laisserait penser que le pyrrhonisme et la philosophie de l'Académicien avaient malgré tout certains points communs45. Mais surtout, il a trop rapidement exclu que la dialec tique antistoïcienne d'Arcésilas ait pu exprimer une philosophie personnelle. C'est de ce point de vue qu'il a été récemment critiqué par A. M. Ioppolo qui s'est efforcée de démontrer que la suspen sion arcésilienne de l'assentiment n'était pas le résultat d'un jeu dialectique, mais une attitude philosophique exprimée par le scholarque propria persona*6. Ancienne et Nouvelle Académies Vouloir cependant situer Arcésilas exclusivement par rapport à Socrate et à Platon, n'est-ce pas oublier qu'entre eux et lui nomb rede philosophes se sont succédé à la tête de l'Académie, Speusippe, Xénocrate, Crantor, Polémon, que l'on a longtemps tenus pour de simples tâcherons appliqués à systématiser le plus possible la pensée du Maître et que la recherche récente a véritablement redécouverts47. H. J. Krämer a précisément traité de ce problème dans le très savant ouvrage qu'il a consacré à la survivance du pla tonisme à travers les doctrines de la période hellénistique, et il s'est appliqué à situer Arcésilas par rapport à l'Ancienne Académie48. Son idée maîtresse est que les successeurs immédiats de Platon figèrent la dialectique en des exercices scolaires soumis à des 45 Cicéron, Ac. post., I, 12, 46 : Huic rationi quod erat consentaneum faciebat, ut contra omnium sententias dicens in earn plerosque deduceret, ut cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum inuenirentur, facilius ab utraque parte adsensio sustineretur. 46 A. M. Ioppolo, Doxa ed epoche in Arcesilao, dans Elenchos, 4, 1984, p. 317-363, et Opinione e scienza, Naples, 1986. 47 Cf., pour ne citer que quelques titres d'une bibliographie qui devient tout à fait impressionnante : H. Cherniss, The riddle of the early Academy, New York, 19622; H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam, 1964 et Piatonismus und hellenistische Philosophie, Berlin-New York, 1971 : M. Isnardi Parente, Studi sull'Accademia platonica antica, Florence, 1979, ainsi que les deux remarquables éditions publiées dans la collection « La scuola di Piatone » : Speusippo, frammenti, Naples, 1980 et Senocrate-Ermodoro, frammenti, Naples, 1982. 48 H. J. Krämer, Piatonismus. . ., p. 14-58.
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règles très strictes, celles-là même que nous trouvons dans les Topiques d'Aristote. A la maïeutique de Socrate, à la recherche du Bien, but ultime de la dialectique platonicienne, l'Ancienne Acadé mie aurait donc substitué un formalisme étroit opposant sur toute question le pour et le contre selon un scénario immuable. La véri table innovation d'Arcésilas serait selon Krämer - qui se refuse à parler de «scepticisme» à propos de la Nouvelle Académie et préfè re le terme «d'aporétisme» - d'avoir su utiliser avec un talent exceptionnel cette technique pour la réfutation du stoïcisme. Nous ne sommes pas convaincu de l'existence d'une telle continuité, mais ce problème des formes de la dialectique dans l'Ancienne et la Nouvelle Académies est trop important et trop complexe pour que nous l'évoquions ici rapidement et il sera étudié lorsque nous analyserons la position de Cicéron sur ce sujet49. Par ailleurs, si l'on peut difficilement ne pas être d'accord avec ce savant lorsqu'il affirme que la critique du sensualisme, menée avec tant de vigueur par Arcésilas, perpétuait une tradition platonicienne d'hostilité au monde des sensations, présenté comme celui de l'aparallaxie, de l'impossibilité de différencier les contrair es, encore faut-il remarquer que le scholarque a toujours procédé de manière critique, qu'il n'a jamais cherché à opposer à la doctri ne stoïcienne des représentations la théorie d'un flux dans lequel il serait impossible de percevoir les véritables réalités, et surtout qu'il y a chez Platon, corrélativement au rejet de tout critère sensoriel, une valorisation (nuancée à l'occasion, mais indiscutable) de la connaissance intellectuelle, alors que la Nouvelle Académie a rejeté l'idée que la raison puisse être un critère de vérité. Or la thèse de Krämer ne nous paraît pas expliquer de manière satisfaisante pourquoi Arcésilas s'est différencié avec tant de force de l'Ancien ne Académie et ce qu'est devenu chez lui le second volet du dipty queplatonicien50. En réalité, son interprétation, comme toutes celles qui cher chent à rattacher directement ou indirectement le fondateur de la Nouvelle Académie à Platon, se heurte à une objection qui a été
« Cf. infra, p. 311-324. 50 H. J. Krämer a cherché à montrer, op. cit., p. 58-75, Die Umbildung der Ideenbeweise, que la dialectique de la Nouvelle Académie, en même temps qu'elle révélait les contradictions de la logique stoïcienne, constituait déjà une sorte de propédeutique à une théorie de la connaissance fondée sur l'idée que l'on ne peut connaître que le général. D'une part, nous ne croyons pas que l'on puisse trouver la confirmation de cette interprétation dans Luc, 18, 58 (cf. infra, p. 236, n. 91); d'autre part, nous essaierons de montrer que, contraire ment à ce qu'affirme Krämer, la dialectique néoacadémicienne pouvait avoir une certaine portée ontologique.
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exprimée avec force par L. Robin, lorsque, critiquant V. Brochard, il s'en est pris à ce qu'il a appelé la théorie du «développement spontané des germes de Scepticisme» : «pourquoi, se demande-t-il, ces germes sont-ils demeurés stériles au point que la Platonisme était devenu un système de doctrines, rigoureusement machiné et qu'Arcésilas a pu faire figure d'hérétique et de révolutionnaire?» 51. Sa réponse, à laquelle M. Dal Pra donnera son adhésion, est que le pyrrhonisme fut l'élément qui provoqua ce bouleversement dans l'Académie 52, et, reprenant l'expression célèbre de Kant à propos de Hume, il dit que Pyrrhon éveilla Arcésilas du «sommeil dogmat ique» où l'aurait maintenu la fidélité aux scholarques de l'Ancien ne Académie 53. Il s'agit là d'une position très habile, car elle per met de reconnaître à la Nouvelle Académie le caractère platonicien qu'elle a elle-même revendiqué, tout en affirmant que la forme de celui-ci fut dans son cas déterminée par une influence extérieure à l'école. Elle constitue une solution élégante au problème de la nais sance, à des dates très rapprochées, de deux pensées que l'on quali fie souvent de «sceptiques», mais qui furent très différentes et même antagonistes. La Nouvelle Académie et le pyrrhonisme Depuis Aulu-Gelle qui écrivait déjà : «c'est une question ancien ne et traitée par de nombreux auteurs grecs que de déterminer la nature et le degré de la différence entre les philosophes pyrrhoniens et les philosophes académiciens»54 jusqu'à l'article de G. Striker, Ober den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Akademikern55 ;, la dernière en date, à notre connaissance, des recherches sur la question, d'innombrables travaux ont été consa51 L. Robin, Pyrrhon et le scepticisme grec, Paris, 1944, p. 45. Les pages consacrées par L. Robin à Arcésilas sont parmi les plus fines que l'on ait écrites sur ce philosophe. Robin a perçu ce qu'il y avait de neuf et d'intéressant dans les idées de Couissin, mais aussi les points faibles de cette argumentation, et il a tenté de pallier ceux-ci en supposant cette influence extérieure que Couissin, au contraire, excluait totalement. 52 M. Dal Pra, Lo scetticismo greco, t. 1, Rome-Bari, 19752, p. 121-125, conclut, comme Robin, que le pyrrhonisme n'était que la composante secondai re du scepticisme d'Arcésilas, la composante principale étant la culture platoni cienne dans sa riche complexité. 53 L. Robin, op. cit., p. 46. 54 Aulu-Gelle, Noct. ait., XI, 5, 6. Nous savons par le Catalogue de Lamprias, 64, que Plutarque avait écrit sur cette même question un ouvrage dont le titre était : Περί τής διαφοράς τών Πυρρωνείων και 'Ακαδημαϊκών. 55 G. Striker, Über den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Aka demikern, dans Phronesis, 26, 1981, p. 153-171.
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crés à ce thème. Sa permanence a été soulignée par J. P. Dumont dans la thèse56 qu'il a consacrée au scepticisme antique et nous nous bornerons à donner un exemple supplémentaire de cette continuité. Au début du XIXe siècle, l'Académie de Leyde proposait comme thème «Quaeritur, in Dogmaticis oppugnandis, num. quid inter Academicos et Scepticos interfuerit? Quod si ita sit, quae fuerit discriminis causa?», et récompensait le mémoire, tout à fait remar quable et bien oublié aujourd'hui, de J. R. Thorbecke57. A la fin de ce même siècle, l'Académie des Sciences Morales et Politiques, moins prolixe, choisissait comme sujet pour le prix Victor Cousin «le scepticisme dans l'Antiquité grecque» et couronnait la première version des Sceptiques grecs de V. Brochard, dont la valeur est de nos jours encore unanimement reconnue58. Les Académies du XXe siècle paraissent avoir quelque peu délaissé ce problème, mais il n'en a pas moins continué à inspirer livres et articles. S'il est év idemment difficile de résumer une telle somme de recherches, il semble néanmoins possible de dégager deux points sur lesquels le consensus est actuellement réel. Tout d'abord, il n'est plus personne pour défendre la thèse de P. L. Haas qui avait cru pouvoir affirmer qu'après la mort de Timon, Académiciens et Pyrrhoniens avaient formé une seule et même école, et ce jusqu'à la restauration du pyrrhonisme par Enésidème59. Les critiques de L. Credaro et de V. Brochard ont fait justice d'une telle assertion60. Par ailleurs, si l'on continue de s'i nterroger sur une dette éventuelle d'Arcésilas à l'égard de Pyrrhon, on a renoncé depuis longtemps à voir dans sa philosophie un pro duit du pyrrhonisme. Cela étant, il demeure incontestable que la généalogie du scepticisme est rendue particulièrement ardue par la dualité de ses sources. Notre propos n'est pas d'aborder ici tous les aspects de cette question - cela exigerait d'entrer d'emblée dans le détail de chacune des deux pensées - mais de mettre en évidence ce qui en fait la complexité. La principale difficulté tient à l'histoire même du pyrrhonis me. Il y a tout lieu de croire, en effet, que celui-ci connut une éclip se durable après la mort de Timon, le disciple enthousiaste de
56 J. P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Paris, 1972. 57 J. R. Thorbecke, Responsio ad questionem philosophicam a nobilissimo ordine philosophiae theoreticae et litterarum humaniorum A. MDCCCXIX propositatn : quaeritur in Dogmaticis. . ., An. Ac. Lugd. Bat., 5, 1819-1820, p. 1-100. 58 La première version des Sceptiques grecs date de 1887. 59 P. L. Haas, De philosophorum Scepticorum successionibus eorumque us que ad Sextum Empiricum scriptis, Diss. Würzburg, 1875, notamment p. 21 sq. 60 V. Brochard, op. cit., p. 230. L. Credaro, op. cit., t. 1, p. 170. On se repor teraégalement à E. Zeller, op. cit., t. 31, p. 500, n. 1.
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Pyrrhon, et, en tout cas, Cicéron range la philosophie pyrrhonienne parmi les systèmes tombés depuis longtemps en désuétude61. Lorsque l'énigmatique Enésidème, dont la pensée et même la data tion font l'objet de vives controverses, entreprit de la faire renaître, il ne se contenta pas d'en être le fidèle interprète, à supposer qu'il y ait eu une doctrine pyrrhonienne bien constituée. Ancien disciple de la Nouvelle Académie, déçu par ce qu'il ressentait comme une évolution de celle-ci vers le dogmatisme, il avait été sans aucun doute marqué par la confrontation entre l'école platonicienne et le Portique et, quelle que fût sa volonté de retrouver la pensée pyr rhonienne, il raisonnait avec des concepts étrangers à celle-ci62. Or, si pendant très longtemps, on n'a pas fait de différence entre le pyrrhonisme originel et celui d'Enésidème, dont Sextus Empiricus, l'une de nos principales sources, fut au moins partiellement l'héri tier63, la recherche actuelle semble dominée par la volonté de
61 Sur l'image de Pyrrhon chez Cicéron, cf. infra, p. 368-370. Aristoclès, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 29, dit qu'il n'y eut pas de scepticisme pyrrhonien entre Timon et Enésidème. Diogene Laërce, IX, 115-116, mentionne deux tradi tions : selon Ménodote, Timon n'eut pas de successeur; selon Sotion et Hippobot e, il y eut au contraire une continuité à peu près parfaite entre Timon et Sextus Empiricus. J. Glucker, op. cit., p. 351-356, a montré de manière très convaincant e que la deuxième tradition de Diogene n'est pas le fait de Sotion et d'Hippobote, qui vécurent l'un et l'autre au début du IIe siècle av. J.-C, mais fut élaborée par l'école de Sextus Empiricus, qui cherchait à prouver sa légitimité pyrrho nienne. 62 Sur la date d'Enésidème, on accepte aujourd'hui l'argumentation de V. Brochard, op. cit., p. 244-245, qui a montré que le Tubéron auquel Enésidème dédia son œuvre était très vraisemblablement L. Aelius Tubero, l'ami de Cicé ron. Selon Photius, Bibliothèque, 212, 170 a, Enésidème reprochait aux Acadé miciens de son époque de se rapprocher du stoïcisme au point de sembler être des Stoïciens en lutte contre d'autres Stoïciens et cela peut être interprété com meune réaction aux exégèses de la pensée de Camèade données par Métrodore de Stratonice et Philon de Larissa, cf. à ce sujet p. 290-300. Cette datation de Brochard pose un problème très considérable, celui de l'absence chez Cicéron de toute référence au restaurateur du pyrrhonisme, en dehors de Luc, 10, 32, qui est généralement compris comme une allusion au scepticisme pyrrhonien, cf. M. Dal Pra, op. cit., t. 2, p. 352, et infra, p. 270, n. 81. L'explication donnée par Dal Pra au silence de Cicéron est que le mouvement lancé par Enésidème était encore trop faible à cette époque pour que l'Arpinate pût s'y intéresser. J. Glucker, op. cit., p. 116, n. 64, a suggéré astucieusement que Cicéron n'a pas voulu parler d'une œuvre qui certainement critiquait son maître Philon et l'ac cusait d'être devenu un dogmatique. 63 E. Saisset, Enésidème, Paris, 1840, ne voyait aucune différence entre le scepticisme de Pyrrhon et celui d'Enésidème. Il était ainsi l'héritier de toute une tradition, marquée notamment par les noms de Montaigne et de Pascal, qui a vu dans l'œuvre de Sextus Empiricus l'expression la plus parfaite du pyrrhonis me. Il est à remarquer cependant que Sextus, Hyp. Pyr., I, 30, 210 reproche à Enésidème son héraclitéisme. Cette question très controversée a fait l'objet de
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retrouver Pyrrhon par delà les version tardives de sa philosophie, la position extrême étant celle de M. Conche qui, dans un essai bril lant, novateur et polémique, a opposé radicalement le pyrrhonisme, pensée de l'apparence pure, et le phénoménisme64. Cette att itude nouvelle se révèle particulièrement importante pour compar er plus rigoureusement la pensée de Pyrrhon et celle d'Arcésilas, mais elle est sérieusement limitée par la rareté des textes indépen dants de la restauration d'Enésidème qui nous sont parvenus65. Nous possédons, en effet, pour l'essentiel : - quelques vers de Timon, regroupés par H. Diels et dans lesquels le pyrrhonisme du sillographe apparaît comme un dogmat ismede l'apparence à la tonalité étrangement religieuse66. Timon a une reconnaissance éperdue pour son maître qu'il vénère comme un dieu, parce qu'il lui a appris «la règle de vérité», qui est de vivre au fil des apparences, condition indispensable de la paix inté rieure absolue67.
nombreuses études, dont les plus complètes sont celle de G. Capone Braga, L'Eracliteismo di Enesidemo, dans RF, 22, 1932, p. 33-47, et surtout celle d'U. Burkhard, Die angeblichte Heraklit-Nachfolge des Skeptikers Aenesidem, Bonn, 1973. Burkhard montre qu'en se réclamant d'Heraclite, Enésidème atta quait le stoïcisme à sa racine, et souligne que, malgré une analyse identique du phénomène, il existe une différence fondamentale entre les deux philosophes : pour Heraclite les contradictions du phénomène conduisent au dogmatisme ontologique, alors que pour Enésidème elles sont le fondement même du scepti cisme. 64 M. Conche, Pyrrhon ou l'apparence, Villers-sur-Mer, 1973. Un excellent compte-rendu de cette œuvre a été donné par V. Goldschmidt, dans REG, 1974, 87, p. 461-462. On peut tenter de résumer la thèse de Conche en disant que pour lui Pyrrhon est celui qui a le plus profondément subverti la métaphysique aris totélicienne en éliminant le concept même d'être au profit de l'apparence. Une très intéressante synthèse des recherches actuelles sur le pyrrhonisme originel a été faite par G. Reale, Ipotesi per una relettura della filosofia di Pino di Elide, dans Lo scetticismo antico. . ., t. 1, p. 245-334. Il distingue huit interprétations modernes du pyrrhonisme de Pyrrhon, avant de qualifier lui-même celui-ci d'«éléatisme en négatif». Tout en considérant que Pyrrhon fut un cas unique et qu'il y eut par la suite une reformulation de son message en fonction des concepts de la philosophie grecque, il n'établit pas entre Pyrrhon et le sceptici sme tardif la même coupure radicale que M. Conche. 65 Pour le problème essentiel de la hiérarchie des témoignages sur Pyrrhon, cf. F. Decleva Caizzi, Prolegomeni ad una raccolta delle fonti relative a Pirrone di Elide, dans Lo scetticismo antico, 1. 1, p. 95-141. 66 Cf., par exemple, le frg. 61 d Decleva-Caizzi, où Pyrrhon est comparé au dieu Soleil. A. A. Long, Timon of Phlius : Pyrrhonist and satirist, dans PCPhS, N.S., 24, 1978, (p. 68-91), p. 84, a fort justement souligné la ressemblance qu'il y avait sur ce point entre les Pyrrhoniens et les Epicuriens. 67 Ces vers, que l'on trouve dans Sext. Emp., Adu. math., XI, 20=frg. 62 Decleva Caizzi, sont d'une grande importance pour la compréhension du pyrr honisme originel :
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Le pyrrhonisme ainsi conçu rejetterait-il toute recherche, toute activité de la raison? S'il est vrai que l'ataraxie incarnée par Pyrrhon représente pour Timon le but à atteindre, le τέλος, celle-ci résulte de la perception de l'isosthénie, de la parfaite équivalence des contraires, dans les discours comme dans les choses, donc d'une véritable activité philosophique. Il est à noter que Timon emploie pour les rares philosophes à l'égard desquels il ressent quelque estime, les adjectifs άμφοτερόβλεπτος, άμφοτερόγλωσσος68, qui expriment le double regard et le double langage néces saires à qui voudrait atteindre cet idéal, que Pyrrhon, lui, semble dans les Silles avoir atteint par une sorte de grâce; - un texte d'Aristoclès, Péripatéticien du IIe siècle ap. J.-C, qui se réfère expressément à Timon et dont le résumé doctrinal confirme les conclusions que l'on peut tirer de la lecture des
ή γάρ έγών έρέω, ώς μοι καταφαίνεται είναι, μοθον άληθείης ορθόν έχων κανόνα, ώς ή του θείου τε φύσις καί τάγαθού αίεί, εξ ων ΐσότατος γίνεται άνδρί βίος. Ils ont été interprétés par V. Brochard, op. cit., p. 62, et par L. Robin, op. cit., p. 31, dans un sens très fortement dogmatique, c'est à dire une véritable révélation sur la nature du Bien. M. F. Burnyeat, Tranquillity without a stop : Timon, frag. 68, dans CQ, 30, 1980, p. 86-93, a proposé de supprimer la virgule après αίεί, aboutissant ainsi à la traduction suivante : « la nature éternelle du divin et du bien n'est rien d'autre que ce qui rend la vie de l'homme plus égal e». Pour Burnyeat, une telle lecture fait disparaître le dogmatisme de ces vers puisqu'elle enlève toute réalité ontologique aux valeurs. Cette interprétation a été accueillie avec intérêt par A. A. Long, op. cit., p. 85. En revanche, G. Reale, op. cit., p. 308, l'a critiquée, en objectant notamment qu'il y a dans les vers de Timon un dogmatisme théologique dont l'interprétation de Burnyeat ne rend pas compte. Lui-même propose d'envisager la pensée de Pyrrhon comme l'onto logie parménidienne exprimée «en négatif», c'est à dire à partir du non-être qu'est l'opinion. On trouvera une analyse détaillée des problèmes posés par ces vers dans le commentaire qu'en fait F. Decleva Caizzi, p. 255-262, soulignant très justement l'accord entre ce qu'écrit Timon et le témoignage cicéronien, qui présente Pyrrhon comme un moraliste intransigeant. 68 Cf. à propos de Xénophane le frg. 59 Diels Poet. Phil. frag. (= Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., I, 33, 24) : ώς καί έγών δφελον πυκινοΰ νόου άντιβολήσαι άμφοτερόβ λεπτος.Le pyrrhonien Timon avait beaucoup d'estime pour Xénophane, à qui il dédia les Silles (Sext. Emp., loc. cit.). Il lui reprochait cependant d'avoir voulu substituer aux dieux de l'épopée homérique l'unité du panthéisme, c'est-à-dire une autre forme de dogmatisme, Pour échapper entièrement à la tentation de définir l'être, il manquait donc à Xénophane le «double regard» qui saisit l'équivalence des contraires dans les choses. Sur les éléments sceptiques chez Xénophane, cf. J. H. Lesher, Xenophanes scepticism, dans Phronesis, 23, 1978, p. 1-21. L'adjectif άμφοτερόγλωσσος se trouve dans le fgr. 45 Diels, qui concer ne les philosophes Zenon d'Elèe et Mélissos. G. Cortassa, Note ai Siili di Timone di Fliunte, dans RFIC, 105, 1978, p. 140-155, a affirmé que dans ces vers Timon se moque de ces philosophes, mais cette interprétation ne nous paraît pas convaincante.
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vers69. Il y est dit, en effet, que pour Pyrrhon les choses sont «éga lement indifférentes, impossibles à mesurer et ne permettant aucu ne décision», et que l'on doit donc être «sans opinion, sans inclina tion et inébranlable». Quelle que soit donc la chose dont il s'agisse, «il ne faut pas plus l'affirmer que la nier, ou bien l'affirmer et la nier à la fois, ou bien ni l'affirmer ni la nier». G. Reale parle très justement à propos de ce texte d'une «indifférence ontologique» qui fonde «l'indifférence gnoséologique»70; - le témoignage de Cicéron, déconcertant dans la mesure où l'Arpinate ne mentionne Pyrrhon que comme un moraliste indiffé rent à tout ce qui n'est pas le souverain bien71. En réalité, cette image de Pyrrhon ne contredit pas celle donnée par Timon et elle confirme que le pyrrhonisme, à l'instar de cette sagesse de l'Inde par laquelle Pyrrhon fut si fortement influencé72, était une ascèse vers la disparition de tout désir. Si l'on s'en tient à ces références, on comprend que V. Brochard ait pu affirmer avec son sens habituel de la formule juste : «Pyrrhon fut une sorte de saint sous l'invocation duquel le scepti cisme se plaça. Mais le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort peu pyrrhonien»73. Et il est vrai qu'il y a loin de ce Pyrrhon qui accepte passivement les apparences et se refuse à les distinguer, qui montre en toutes circonstances une indifférence absolue, au point de refuser d'éviter les obstacles qu'il rencontre sur sa rout e74, à la philosophie sceptique telle qu'elle est exposée par Sextus 69 Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 1-4 = frg. 53 Decleva Caizzi. Sur la personn alitéd'Aristoclès, cf. l'article F. Trabucco, II problema del De philosophia di Aristocle di Messene e la sua dottrina, dans Acme, 11, 1958, p. 97-150. Sur le pas sage lui-même, cf. M. R. Stopper, Schizzi Pirroniani, dans Phronesis, 28, 1983, p. 265-197. Stopper essaie d'y démontrer que Pyrrhon ne rejetait pas le principe de non-contradiction, et que le Pyrrhon de Timon ne diffère pas nécessairement de celui d'Énèsidème. 70 G. Reale, op. cit., p. 324. 71 Cf., par exemple, Luc, 42, 130, où sont comparées les morales d'Ariston et de Pyrrhon : Huic (-Aristoni) summum bonum est in rebus neutram in partem moueri, quae αδιαφορία ab ipso dicitur. Pyrrho autem ea ne sentire quidem sapientem, quae απάθεια nominatur. 72 Diog. Laërce, IX, 61, raconte comment Pyrrhon suivit l'expédition d'Alexandre et rencontra les gymnosophistes indiens. Sur les contacts entre le souverain et les sages de l'Inde, cf. Strabon, Geo., XV, 1, 61; 63-5, ainsi que Plutarque, Alex., 64 sq. L'étude la plus récente et la plus complète sur les origi nes orientales de la pensée pyrrhonienne est celle d'E. Plintoff, Pyrrho and India, dans Phronesis, 25, 1980, p. 135-164, qui ne s'est pas contenté de parler d'une influence indienne, mais a cherché à identifier le courant spirituel précis qui a pu séduire Pyrrhon et en a conclu qu'il s'agit de l'école de Sanjaya. 73 V. Brochard, op. cit., p. 68. 74 Diog. Laërce, IX, 62.
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Empiricus. Sextus, en effet, définit le sceptique comme celui qui continue à chercher, par opposition au dogmatique qui croit avoir trouvé et à l'Académicien qui, selon lui, desespère de trouver75; or, que peut signifier une telle recherche, sinon que le phénomène est ressenti comme peu satisfaisant, qu'il constitue le voile au delà duquel on ne désespère pas d'aller? En ce sens M. Conche nous semble avoir raison lorsqu'il écrit : «le phénoménisme ne met pas en cause le postulat fondamental du dogmatisme, à savoir celui du partage de la réalité en deux zones, le clair et l'obscur, une zone de lumière, une zone d'ombre»76. Le scepticisme de Sextus procède assurément du pyrrhonisme parce qu'il s'assigne comme fin l'ataraxie (encore qu'à en croire Cicéron, Pyrrhon allait plus loin et recherchait l'apathie, le fait de ne pas même sentir) et qu'il prétend faire sienne la pratique systématique de l'isosthénie comme moyen de parvenir à celle-ci. Mais, en acceptant de se définir par rapport aux dogmatiques et aux Académiciens, alors que Timon n'avait pour ceux-ci que railleries et invectives, en acceptant de poser le problème du critère dans les mêmes termes que les autres philoso phes, alors que le pyrrhonisme originel fut, en réaction sans doute contre la métaphysique d'Aristote, une philosophie de l'apparence absolue, Sextus exprime, tout en s'en défendant, un idéal de connaissance qui doit beaucoup plus à ceux qu'il critique qu'à celui dont il se réclame. Ce n'est donc pas à lui qu'il faut se référer quand on s'interroge sur la relation d'Arcésilas au pyrrhonisme, mais bien aux rares vestiges que nous avons cités. Pour un adversaire de la Nouvelle Académie comme Sénèque, il s'agit moins de définir avec exactitude la personnalité philoso phique de celle-ci que de la rabaisser, d'où cet amalgame qui lui fait présenter comme philosophes du nihil esse «les Pyrrhoniens, les Mégariques, les Erétriens, les Académiciens, qui ont introduit une science nouvelle : ne rien savoir»77. A quelles conclusions peut aboutir une approche moins polémique? Comment définir l'une par rapport à l'autre la philosophie de Pyrrhon et celle d'Arcési las? Débarrassons-nous tout d'abord de ce lieu commun qui veut que, par opposition aux Pyrrhoniens toujours à l'affût de la vérité, les Académiciens aient, comme dira Montaigne, «désespéré de leur quête» et clamé qu'il n'est d'autre fin que «l'humaine ignoran-
75 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 1, 3. 76 M. Conche, op. cit., p. 74. 77 Sénèque, Ep., 88, 44.
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ce»78. Cette affirmation, dont la source, antérieure à Sextus79, pourrait bien avoir été Enésidème, avait une apparente rigueur qui la rendait séduisante, et on la retrouve même chez les meilleurs esprits80. Il suffit de lire Cicéron pour en percevoir le caractère arbitraire et pour, comprendre qu'en ce qui concerne Arcésilas et Camèade, elle ne repose sur rien81. Pour le reste, les différences sont évidentes entre un Pyrrhon imprégné de la sagesse des gymnosophistes et cherchant à anéantir tout désir, toute souffrance, toute humanité même82, et Arcésilas, le dialecticien se lançant à l'assaut des systèmes dogmatiques avec l'ambition d'en formuler la plus rigoureuse des critiques. Mais la netteté de cette opposition ne rend que plus surprenante l'existence d'un point commun, il s'agit de l'isosthénie. Nous savons par Cicéron qu'Arcésilas invoquait l'équipollence des discours opposés pour justifier la suspension de l'assentiment. Même si l'on admet avec P. Couissin que ce dernier concept ne
78 Montaigne, Essais, II, 12, p. 502 éd. P. Villey, Paris, 19783. Montaigne suit fidèlement Sextus Empiricus, qu'il ne connaissait que dans la traduction latine d'Estienne. M. Conche, La méthode pyrrhonienne de Montaigne, dans Bull. soc. am. Mont., 10-11, 1974, p. 47-62, a essayé de montrer que, malgré sa dépendanc e par rapport à Sextus, le scepticisme de Montaigne serait un véritable pyrrhonisme, tel que lui-même entend ce concept, c'est à dire une pensée de l'apparen ce pure. On ne peut malheureusement le suivre dans cette démonstration, tant sont nombreux les passages qui montrent que le doute de Montaigne porte sur la possibilité d'accéder à l'être. 79 Cf. Geli., Noci. Att., XI, 5, 8 : Academici autem illud nihil posse comprehendi quasi comprehendunt et nihil posse decerni quasi decernunt, Pyrrhonii ne id quidem dicunt. 80 II serait fastidieux et probablement impossible de recenser tous les tex tes de philosophes dans lesquels Académiciens et Pyrrhoniens sont ainsi distin gués. Citons à titre d'exemple l'article «Pyrrhon» du Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, lui-même réputé être un esprit sceptique : « ces derniers (les Pyrrhoniens) diffèrent d'Arcésilas et de ses disciples en ceci qu'ils supposaient qu'il était impossible de trouver la vérité et qu'ils ne décidaient pas qu'elle était incompréhensible», p. 100 du 1. 12 de l'éd. Desœr, Paris 1820. 81 Nous avons vu, cf. supra, p. 15, qu'Arcésilas mettait en doute son propre doute. Quant à Camèade, il répondait à Antipater, qui lui objectait que la propos ition «rien ne peut être perçu» contenait au moins une affirmation, qu'elle ne souffrait aucune exception, cf. Cicéron, Luc, 9, 28. 82 pyrrhon disait qu'il est difficile d'èrôûvai τον άνθρωπον, de se dépouiller de l'homme. Il y a dans cette étonnante formule une autre forme d'exprimer son idéal ά'άπάθεια, cf. Ant. Car. ap. Diog. Laërce, IX, 66 et Aristoclès ap. Eus., Praep. Ev., XIV, 18, 26. = frgs 15 Α-B Decleva Caizzi; cf. C. Waddington, Pyrr hon et le pyrrhonisme, Paris, 1876, p. 338 : «dépouiller l'homme . . . extirper ou regarder comme n'existant pas les sentiments, les instincts et les besoins inhé rents à notre nature ».
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jouait aucun rôle dans le pyrrhonisme originel83, il est évident que le principe de l'égalité des contraires fut pyrrhonien avant d'être académicien. D'où, chez Goedeckmeyer, Paleikat ou Natorp l'affi rmation qu'Arcésilas aurait subi sur ce point l'influence de Pyrrhon84. On est aujourd'hui beaucoup plus prudent, et l'on préfère laisser de côté les problèmes de sources pour ne s'intéresser qu'aux analogies conceptuelles. C'est ainsi que, dans l'article auquel nous avons fait allusion, G. Striker a cru pouvoir affirmer au terme d'une comparaison assez minutieuse que, malgré la spécificité dia lectique de la Nouvelle Académie, les deux philosophies sceptiques ne sont pas sur le fond si éloignées l'une de l'autre85. De fait, même si on se refuse à raisonner en termes d'influenc e, même si l'on croit, et c'est notre cas, que la pensée d'Arcésilas ne devait rien à celle de Pyrrhon, il est une question que l'historien de la philosophie doit affronter : Pyrrhon et Arcésilas ne puisaientils pas à une source philosophique au moins partiellement commun e? On sait que Pyrrhon avait une grande admiration pour Démoc riteet c'est très probablement chez lui qu'il puisa le principe de l'isosthénie86. Or il est frappant qu'Arcésilas ait revendiqué le phys icien d'Abdère parmi ses prédécesseurs87, alors que l'hostilité de Platon à l'égard de celui-ci fut si grande qu'il avait conçu le projet d'en brûler tous les livres et qu'il renonça à cette tentation unique mentparce que ceux-ci étaient déjà largement diffusés88. Ce sur-
83 P. Couissin, L'origine. . ., p. 387. Rappelons que pour P. Couissin le concept d 'εποχή fut stoïcien avant d'être académicien, alors que le concept authentiquement pyrrhonien était Γ αφασία. Ce ne fut que bien plus tard, avec Enésidème probablement, que les Sceptiques se réclamant de Pyrrhon adoptè rent le terme ά'εποχί], ne conservant plus Γ αφασία que «comme un souvenir historique ». 84 A. Goedeckmeyer, Die Geschichte des griechischen Skeptizismus, Leipzig, 1905, p. 33-34; G. Paleikat op. cit., p. 14 sq.; P. Natorp, Forschungen zur Ges chichte des Erkenntnissproblems, Berlin 1884, p. 290. 85 G. Striker, Über den Unterschied. . ., propose notamment, p. 163, de dis tinguer à l'intérieur même de Γέποχή la suspension du jugement qui résulte de la dialectique antistoïcienne et celle qui résulte du principe d'isosthénie. Nous tenterons, au contraire, de montrer qu'il est possible de préserver l'unité du concept. 86 Sur l'admiration de Pyrrhon pour Démocrite, cf. Diog. Laërce, IX, 67 et l'article d'A. Graeser, Demokrit und die Skeptische Formel, dans Hermes, 98, 1970, p. 300-312. 87 Cf. Cicéron, Ac. Post., I, 12, 44, et Luc., 23, 73, où Cicéron s'exprime à propos de Démocrite en des termes exceptionnellement louangeurs : quern cum eo conferre possumus non modo ingeni magnitudine, sed etiam animi, qui ita sit ausus ordiri : «haec loquor de uniuersis?» 88 Diog. Laërce, IX, 40. Diogene s'interroge sur le silence de Platon à pro pos de Démocrite et il en donne une explication qui n'est guère flatteuse pour le
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gissement de Démocrite dans l'Académie ne semble pas avoir vér itablement attiré l'attention des érudits, et cependant nous pensons qu'il y a là, non pas une véritable direction de recherches, car il nous semble que l'Abdérite ne fut pour Arcésilas qu'un des instr uments de sa dialectique, mais un fait susceptible de donner une certaine unité au concept de scepticisme antique. S'il est, en effet, évident qu'Arcésilas ne concevait pas l'isothénie de la même manièr e que Pyrrhon89, il n'en reste pas moins vrai que les deux cou rants du scepticisme antique ont eu ceci en commun qu'ils se sont référés à la tradition démocritéenne, l'un pour en faire la justifica tion philosophique d'une sagesse inspirée de l'Orient, et l'autre pour combattre plus efficacement le dogmatisme. Arcésilas et le Lycée II y a quelques années, A. Weische proposait une nouvelle interprétation de la philosophie d'Arcésilas, et elle fut accueillie avec d'autant plus d'intérêt qu'elle semblait permettre d'échapper aux controverses traditionnelles90. Toute philosophie, disait-il, est d'abord une interprétation de la science de son époque91. Or, Arcés ilas fut disciple de Théophraste, dans l'oeuvre scientifique duquel les formules sceptiques abondent, et qui ne prétendait lui-même rechercher, dans le domaine de la botanique par exemple, qu'une science relative. Par ailleurs, et en cela sa réflexion annonçait celle de H. J. Krämer, A. Weische soulignait combien la méthode antilo gique d'Arcésilas était proche de celle pratiquée dans le Lycée et il établissait une filiation entre sa dialectique et celle d'Aristote92. Cependant, pour séduisante qu'elle soit, la thèse de ce savant appelle quelques remarques critiques. En premier lieu, le «scepti cisme» de Théophraste tel qu'on peut l'apprécier dans les textes cités dans son ouvrage se réduit à quelques précautions méthodolo giques et il faut une singulière amplificatio pour en faire l'origine de la Nouvelle Académie. En outre, s'il est vrai qu'il est difficile de concevoir une philosophie sans epistemologie, encore ne faut-il pas réduire la science d'une époque à un seul homme ou à une seule œuvre! Arcésilas connaissait Théophraste, mais aussi Eratosthène, fondateur de l'Académie. Selon lui, en effet, c'est par prudence et par crainte que Platon refusa de s'en prendre au «prince des philosophes». 89 Puisque l'isosthénie de la Nouvelle Académie concernait les discours, alors que celle des Pyrrhoniens était une égalité des contraires dans les choses elles-mêmes. 90 A. Weische, Cicero und die Neue Akademie, Münster, 1961. 91 Ibid., p. 18. 92 Ibid., p. 73-82.
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dont la physique, comme l'a démontré F. Solmsen dans un article remarquable, puisait dans le Timée, et qui n'avait rien d'un scepti que93. Et parmi les disciples de Théophraste lui-même, on compte le grand physicien Straton de Lampsaque, ce qui a fait dire à H. J. Krämer que l'enseignement du Péripatéticien conduisait non au doute, mais à un dogmatisme proche de celui des Stoïciens94! Les interprétations que nous venons d'évoquer contiennent chacune des éléments vrais, mais pèchent par la volonté de réduire à un ou deux facteurs l'explication de ce surprenant phénomène philosophique qu'a constitué la nouvelle orientation de l'école pla tonicienne. Pour en avoir une vision plus exacte, il faudrait, selon nous, tenir compte en permanence des contradictions qui ont ca ractérisé la philosophie d'Arcésilas. Scholarque de l'Académie, il éprouvait assurément une admiration sincère pour le fondateur de son école, mais la volonté de réfuter les systèmes, et notamment le stoïcisme, le conduisait à privilégier dans Platon ce qui pouvait lui permettre de vaincre des gens qu'il considérait sans doute comme des Sophistes d'un nouveau genre. Soucieux de défendre l'ancienne tradition philosophique, dont il opposait l'humilité à l'arrogance des nouveaux venus, il en arrivait à se réclamer d'un penseur, Démocrite, que Platon détestait. Adversaire acharné du Portique, son utilisation constante du langage stoïcien l'exposait à ce qu'on crût qu'il le faisait sien. Tout à fait étranger à l'esprit du pyrrhonisme, il utilisait néanmoins lui aussi le principe de l'isosthénie. Sa philosophie fait donc penser à une réaction violente et mobilisatri ce de toutes les énergies, comme si l'urgence du combat contre le dogmatisme lui avait permis d'amalgamer des éléments qui pris isolément eussent paru contradictoires. Carnéade ou la passion de la philosophie Au chapitre huit des Fiancés de Manzoni, don Abbondio lit le panégyrique de Saint Charles, dans lequel celui-ci est comparé à Archimède et à Carnéade. Ce dernier nom le plonge dans une très grande perplexité: «Carnéade! Il me semble bien d'avoir entendu ou lu ce nom : ce devait être un savant, un littérateur du temps 93 F. Solmsen, Eratosthenes as a Platonist and a poet, dans TAPhA, 73, 1942, p. 192-213; sur l'admiration d'Eratosthène pour Arcésilas, cf. Strabon, I, 2, 2. 94 H. J. Krämer, Hellenismus. . ., p. 12. Sur la relation entre la pensée de Théophraste et le naturalisme stoïcien, cf. E. Grumach, Physis und Agathon in der alten Stoa, Berlin-Zürich-Dublin, 19662 (la première édition est parue en 1932, comme n. 6 des Reihe Problemata. Forschungen zur Klassischen Philolog ie), p. 61-64.
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passé; c'est un de ces noms-là. Mais qui diable était ce Camèad e!»95. Si nous en croyons E. Pistelli, eminent spécialiste de Manzoni et auteur d'un Ritratto di Cameade, c'est à partir de ce texte que fut forgée en italien l'expression «è un Cameade qualunque» pour désigner ce que nous appelons «un illustre inconnu» 96. Triste destin pour un philosophe que Strabon cite comme le meilleur de l'Académie, et que Plutarque dit avoir été άνδρα τής 'Ακαδημίας εύκλεέστατον όργιαστήν97! Cependant, à considérer le nombre de travaux qui ont été consacrés à ce philosophe depuis plus d'un siècle, et notamment dans ces dernières années, il est permis de se demander si au jourd'hui don Abbondio manifesterait la même ignorance. Certes, la figure de Camèade demeure à bien des égards une énigme, mais cela tient à la nature même de sa philosophie, et au fait que, com meSocrate et Arcésilas, il n'a laissé aucun écrit. Quant aux témoi gnages antiques le concernant, ils sont relativement peu nombreux, parfois contradictoires et d'interprétation souvent malaisée98. Philosophe de Cyrène, vieille colonie grecque qui fut la patrie de nombreux penseurs et mathématiciens, il s'installa à Athènes où il étudia la dialectique avec le Stoïcien Diogene de Babylone et lut avec un intérêt tout particulier les écrits de Chrisippe". Puis, deve nuscholarque de l'Académie, il se consacra à la philosophie avec tant de passion que, nous dit-on, il en oubliait de manger et négli geait totalement son apparence physique100, passion qui ne corres pondguère à l'idée que l'on se fait généralement d'un Sceptique! Le paradoxe est que la postérité a surtout retenu dans la vie de cet ascète de la philosophie un événement qui, à l'origine en tout cas, était étranger à celle-ci, la fameuse ambassade de 155, lorsque,
95 A. Manzoni, Les fiancés, chap, 108, p. 104 de l'éd. des Œuvres complètes, Ed. du Delta, Paris, 1968, trad. Rey-Dussueil. 96 E. Pistelli, Ritratto di Cameade, dans Pegaso, 1, fase. 2, 1929, (p. 3-13), p. 3. 97 Strabon, Geo., XVII, 3, 22 et Plutarque, Quaest. conu., VIII, 1, 717 d. Dans le texte de Plutarque, l'un des convives, Florus, propose de fêter l'anniver saire de Cameade en même temps que celui de Platon. 98 Les fragments de Camèade ont été réunis par B. Wisniewski, Karneades Fragmente, Text und Kommentar, Wroclaw- Varsovie-Cracovie, 1970, et par H. J. Mette, Weitere Akademiker heute (Fortsetzung von Lustr. 26, 7-94), von Lakydes bis zu Kleitomachos, dans Lustrum, 27, 1985, (p. 39-148), p. 53-141. 99 Sur la vie de Camèade et sa formation, cf. E. Zeller, Die Philosophie. . ., 31, p. 514-518 et l'article de H. von Arnim, Karneades, dans RE, 10, 1919, p. 1964-1985. Cet article a été complété par A. Weische dans RE, sup. 11, 1968, p. 853-856. Camèade naquit à Cyrène en 219 ou en 214 av. J.-C. et il vécut qua trevingt dix ans, cf. Cicéron, Luc., 6, 16 et Censorinus, De die natali, 15, 3. Sur sa formation philosophique, cf. Diog. Laërce, IV, 62 et Cicéron, Luc., 30, 98. 100 Diog. Laërce, IV, 62 et Val. Max., VIII, 7, 5.
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accompagné par Critolaos, scholarque du Lycée, et Diogene de Babylone, scholarque du Portique, il se rendit à Rome défendre Athènes qui avait été condamnée à une lourde amende pour avoir saccagé la ville d'Oropos101. Le succès de ces ambassadeurs hors du commun, et en particulier celui de Camèade dans sa disputano in utramque partent sur la justice, fut tel que Caton, craignant pour la jeunesse romaine, fit régler l'affaire en toute hâte - à l'avantage des Athéniens - afin d'éloigner le plus rapidement possible de si dangereux personnages. Cet épisode, dont l'importance fut grande pour l'histoire de la philosophie à Rome102, valut à Camèade une réputation durable et fut en même temps, comme l'a souligné V. Brochard, à l'origine des accusations lancées contre lui 103. Il était, en effet, facile de ne retenir de ce philosophe que l'antilogie romaine et d'utiliser celle-ci pour le présenter comme une sorte de Gorgias pratiquant sans aucun scrupule l'art de défendre success ivementle pour et le contre. L. Robin lui-même, pourtant si attentif aux autres aspects de la pensée de Camèade, condamna sans réser ve «de tels jeux de bascule et cette adresse avocassière à plai der»104. Pourtant, dès 1889, C. Martha avait montré que malgré des similitudes formelles, la disputatio de Camèade n'était pas celle d'un Sophiste et avait demandé de ne pas juger un philosophe si important d'après ces seuls discours 1OS. S'il y a bien un point sur lequel s'accordent tous les témoigna ges antiques, comme les commentateurs modernes, c'est que Carnéade était essentiellement un dialecticien106. A plusieurs reprises
101 L'épisode est raconté par Cicéron, De rep., III, 6, 9; 12, 21; 19, 29 sq.; Ait., XII, 23, 2; Plutarque, Cato M., 221 sq.; Macrobe, Saturnales, I, 5, 13; Elien, Var. hist., Ill, 17. Ces témoignages ont été regroupés par G. Garbarino, Roma e la filosofia greca dalle origini alla fine del II secolo A.C., t. 1, Turin, 1973, textes 77 à 91. 102 Cf. le chapitre suivant, p. 76-78. 103 V. Brochard, op. cit., p. 163. 104 L. Robin, op. cit., p. 76. 105 C. Martha, Le philosophe Camèade à Rome, dans Etudes morales sur l'Antiquité, Paris, 1889, p. 61-134. Tout en qualifiant, (p. 65), la Nouvelle Acadé mie d'« école dégénérée de Platon», C.Martha écrit à propos de l'ambassade carnéadienne : « Camèade n'est pas, comme on le répète, un sophiste, mais un véritable philosophe qui, dans sa constante dispute avec les Stoïciens, a presque toujours eu la raison de son côté ». 106 Diog. Laërce, IV, 63 : δεινώς τ ην έπιπληκτικος καί έν ταΐς ζητήσεσι δύσμαχος. Cf. également Numénius ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 15, frg. 26 Des Places. Il peut sembler paradoxal de qualifier Camèade de dialecticien, alors que lui-même comparait la dialectique à Pénélope défaisant la nuit ce qu'elle avait fait le jour ou au poulpe dévorant ses tentacules, cf. Cicéron, Luc, 29, 95 ; Stobée, Flor., LXXXII, 13, p. 118 M. Il est certain que les divers sens du terme « dialectique » constituent une difficulté non négligeable, cf. P. Hadot, Philoso-
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Cicéron prend soin de préciser qu'il défendait telle ou telle posi tion, non parce qu'il la faisait sienne, mais pour contredire les Stoï ciens107. Sextus va même plus loin, puisqu'il affirme que sur la question du critère de la vérité Camèade critiqua non seulement les philosophes du Portique, mais tous ses prédécesseurs 108. Cepend ant,la description la plus évocatrice de son extraordinaire génie, nous la trouvons chez quelqu'un qui lui voue une hostilité sans nuances, Numénius : «il niait, affirmait, controversait dans tous les sens; était-il besoin aussi de propos étonnants, il se réveillait brus quement, comme un fleuve impétueux qui remplit tout son lit et couvre ses deux rives; il fonçait, entraînait l'auditoire de sa voix retentissante. Aussi, en emportant les autres, ne se prenait-il pas à son propre piège, talent qui manquait à Arcésilas»109. S'il est donc incontestable que Camèade surpassait tous ses contemporains par sa dialectique, il se révèle beaucoup plus difficile de déterminer quel sens il donnait à celle-ci, ou même s'il lui donnait un sens. Etait-il un virtuose de la parole, n'ayant d'autre souci que de réfu terpar tous les moyens les thèses de ses adversaires, au risque de se révéler lui-même incohérent, ou bien orientait-il cette critique de façon à exprimer à travers elle quelque chose qui serait sa philoso phie personnelle? Voilà comment on peut résumer le principal problème qui se pose à son propos. La dialectique carnéadienne Aussi bien Cicéron que Sextus Empiricus nous apprennent que Camèade, tout en confirmant la tradition qu'avait instituée Arcési las dans l'Académie, modifia ou approfondit sur certains points la phie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité, dans AssPh, 39, 1980, p. 139-166. Nous aurons à étudier dans le détail la nature de la dialectique néoacadémicienn e. Pour l'instant, nous entendons simplement par «dialectique» le fait que la réflexion de Camèade s'est exprimée en relation, et le plus souvent en opposit ion,à la pensée d'autrui. 107 Cicéron, Luc, 24, 78 (à propos de l'assentiment du sage); Fin., V, 30, 84 : uirtus satis habet ad uitatn beatam praesidii, quod quidem Carneadem disputare solitum accepimus, sed is ut contra Stoicos, quod studiosissime semper refellebat. ; Nat. de., Ill, 17, 44 : Haec Carneades aiebat, non ut deos tolleret . . . sed ut Stoicos nihil de dis explicare conuinceret. 108 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159. 109 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 8, 737 b-c, frg. 27 Des Places : τΗγε δ' ούν και ούτος καί άπέφερεν άντιλογίας τε και στροφός λεπτολόγους συνέ φερε τη μάχη ποικίλλων έξαρνητικός τε καί καταφατικός τε ην κάμφιτέρωθεν άντιλογικός · εί τε που έδει τι καί θαΰμα εχόντων λόγων, έξηγείρετο λάβρος οϊον ποταμός ροώδης, [σφοδρως ρέων], πάντα καταπιμπλάς τα τηδε καί τάκείθι, καί είσέπιπτε καί συνέσυρε τους άκούοντας δια θορύβου.
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méthode de son prédécesseur110. Il ne faut pas voir là nécessaire ment une contradiction, puisque, comme on l'a très justement sou ligné, lorsqu'il fut élu à la tête de l'école platonicienne les circons tances n'étaient plus les mêmes que celles qui avaient vu la nais sance de la Nouvelle Académie111. Scholarque du Portique, Chrysippe s'était appliqué à rendre inexpugnable le système de Zenon mis à mal par les coups de boutoir de la dialectique d'Arcésilas et il avait répertorié pour les réfuter toutes les objections possibles, avec tant d'ardeur qu'il lui fut reproché d'avoir ainsi préparé les armes de Camèade, lequel d'ailleurs affirmait: «si Chrysippe n'avait pas existé, je n'existerais pas»112. Camèade avait donc à affronter un stoïcisme rénové, plus systématique encore que celui de Zenon, et il ne pouvait se contenter - ce qui de toute façon ne semble pas avoir été dans son tempérament - de reprendre telle quelle la manière de procéder d'Arcésilas. D'où ces différences qui, nous l'avons vu, permirent à certains de distinguer une Moyenne Académie d'Arcésilas et une Nouvelle Académie de Camèade; d'où aussi de nombreuses recherches visant à préciser les points com muns et les divergences entre ces deux philosophes. Arcésilas avait concentré ses critiques sur les deux concepts fondamentaux de l'epistemologie stoïcienne, la représentation «comprehensive», critère de la vérité parce qu'image fidèle du réel, et l'assentiment, articulation de la connaissance et de l'action, et il avait substitué à l'idéal stoïcien d'une action droite, en harmonie avec la raison universelle, un εύλογον fait de rationalité incertaine et permettant d'agir de la façon la plus satisfaisante possible dans un monde d'où toute connaissance certaine est exclue113. Camèade paraît avoir eu une ambition plus vaste, puisqu'il se proposait de
110 Cicéron, Ac. Post., I, 12, 46, semble vouloir différencier au moins partie llement Camèade d'Arcésilas (Carneades autem), malheureusement notre frag ment de la dernière version s'arrête précisément à cet endroit. Il ne pouvait de toute façon s'agir véritablement d'une rupture, puisque lui-même écrit, Nat. de., I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio . . . profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Cameade . . . Par ailleurs, dans Luc, 18, 59, Cicéron se montre peu enclin à accepter l'idée que Camèade ait pu atténuer Γέποχή héritée d'Arcésil as. 111 Cette différence de situation a été bien mise en lumière par M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 168. Les successeurs immédiats d'Arcésilas (Lacyde, Evandre, Hégésinos) ne semblent guère avoir brillé par leur génie, à tel point qu'A. Geffers, op. cit., p. 6, s'est demandé comment des personnages aussi médiocres avaient pu être scholarques de l'Académie. 112 Diog. Laërce, IV, 62 : ει μη γαρ ην Χρύσιππος, ούκ άν ην έγώ. Camèade parodiait ainsi la formule par laquelle on avait exprimé l'importance de l'ap port de Chrysippe à la philosophie stoïcienne, cf. Diog. Laërce, VII, 183. 113 Nous résumons ainsi l'exposé qui est donné de sa philosophie dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 150 sq.
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pouver, ce qui au demeurant était implicite dans la philosophie d'Arcésilas, qu'il ne peut exister aucun critère de la vérité, ni dans les sens ni dans la raison 114. Pourtant, il ne fait guère de doute que la stoïcisme restait l'adversaire privilégié de la Nouvelle Académie, même si, en affirmant que la réfutation de tout dogmatisme se réduit à la critique de la connaissance sensorielle, Camèade don nait à sa démonstration une vocation universelle. Mais quelqu'un qui pratique Γέποχή, même s'il ne la considère que comme un in strument dialectique, se doit d'expliquer comment la vie est possible sans certitude et il faut savoir gré à R. Hirzel d'avoir montré que sur ce point la réponse de Camèade différait de celle d'Arcési las 115. En effet, ce n'est pas dans l'entendement qu'il a cherché le moyen de guider la conduite humaine, mais dans le πιθανόν, c'està-dire dans la croyance, dans le sentiment de vérité que peut don ner une représentation. Camèade serait-il donc le tenant d'un subjectivisme absolu, comparable à celui de certains Sophistes? Ni Cicéron ni Sextus ne suggèrent rien de tel : le πιθανόν apparaît au contraire dans leurs exposés de la philosophie carnéadienne com mela base d'une hiérarchie de la vraisemblance, le sujet ne se lais sant pas guider passivement par ses représentations, mais cher chant à éprouver celles-ci le plus précisément possible par un tra vail de critique. Ainsi exposée, et nous n'avons fait que reprendre dans ses grandes lignes l'exposé de Sextus Empiricus, la méthode de Carnéade semble être d'une cohérence irréprochable puisqu'elle juxta pose une critique serrée du dogmatisme et un «probabilisme» per mettant d'échapper à l'impossibilité d'agir qui résulterait d'un dout e aussi hyperbolique. Tout semble donc fort clair et il est difficile de comprendre a priori pourquoi il y a eu un si grand nombre d'exégèses divergentes autour d'un ensemble si clairement agencé. A ceci près que la dialectique doit être perçue dans son mouve ment, dans son rapport à la doctrine d'autrui, et que vouloir la résumer, la figer, c'est en ignorer le jeu subtil et s'exposer à la dénaturer. Or il se trouve qu'un grand nombre de savants a repris fidèlement les indications de Sextus et distingué dans la philoso phie de Camèade une partie positive et une partie négative, sans se préoccuper d'approfondir ce qui en faisait l'unité ni de définir la relation que cette pensée entretenait avec les systèmes dogmatiq ues, et tout particulièrement avec le stoïcisme. E. Zeller116 donna à ce type d'interprétation tout le poids de son prestige et de sa scien-
114 Ibid.,?. 1598. 115 R. Hirzel, op. cit., p. 180, n. 1. 116 E. Zeller, op. cit., t. 3\ p. 518.
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ce et F. Picavet reprit en France cette même méthode117. De manièr e très révélatrice, son article intitulé Le phénoménisme et le proba bilisme dans l'école platonicienne est à cheval sur deux numéros de la Revue philosophique, avec comme seule transition la phrase sui vante : «il s'agit maintenant d'examiner la partie affirmative de la doctrine de Camèade». Quelques années plus tard, V. Brochard adoptait une position moins abrupte, plus prudente, et se refusait à accepter sans réserve une dichotomie qui, selon lui, exagérait l'i mportance d'un probabilisme dont il ne percevait pas la matérialisa tion dans les réflexions de l'Académicien sur les problèmes de l'éthique ou de la physique118. Mais, s'il minimisa l'importance de la théorie du πιθανόν, Brochard ne mit jamais en doute que Carnéade l'eût considérée comme sienne et, lorsqu'il parle d'une «phi losophie exclusivement subjective», il interprète celle-ci, à l'instar de Zeller ou de Picavet, comme la solution apportée par le scholarque à la grande question de l'action. Il serait inexact de considérer l'interprétation «positive» du probabilisme comme une approche un peu naïve et dont le temps aurait révélé les insuffisances. Elle a eu ses défenseurs tout au long du XXe siècle, notamment chez les Anglo-Saxons, ravis de découv rirdans l'Antiquité un précurseur de l'empirisme qui leur est cher119. L'expression la plus parfaite de ce courant se trouve chez C. Stough, qui reconnaît ne pas trouver de différence de fond entre Camèade et les Stoïciens, et qui croit que le rôle du scholarque fut surtout de mettre en lumière les quelques points faibles de l 'epist emologie stoïcienne 12°. M. Dal Pra s'est plu à souligner qu'à la différence de leur col lègues de langue anglaise, les savants français et italiens avaient eu tendance, après Brochard et dans une certaine continuité avec celui-ci, à mettre en cause la notion même de «probabilisme»121. Ce type d'exégèse se réfère constamment aux deux articles de P. Couissin que nous avons cités, dans lesquels l'hypothèse d'une théorie carnéadienne du πιθανόν est réfutée au profit de l'idée que l'Académicien se serait attaché en réalité à utiliser contre le stoïcis-
117 E. Picavet, Le phénoménisme et le probabilisme dans l'école platonicienn e, RPhilos., 23, 1887, p. 378-399 et 498-513. 118 V. Brochard, op. cit., p. 127. 119 Cf. A. A. Long, Hellenistic philosophy, Stoics, Epicureans, Sceptics, Lond res, 1974, p. 106 : Carneades is closer to the spirit of modern British philosophy that perhaps any other ancient thinker. Cf. également E. L. Minar, The positive beliefs of the Skeptic Carneades, dans CW, 43, Fase. 5, 1949, p. 67-71. 120 C. Stough, Greek Skepticism. A study in epistemology, Berkeley-Los Angel es,1969, p. 59. 121 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 283, η. 18.
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me un concept stoïcien. En valorisant le πιθανόν, en affirmant qu'il suffisait à rendre la vie possible, Camèade aurait voulu simple mentrévéler à ses adversaires que le système dont ils vantaient la perfection contenait en fait un élément inutile, une source d'er reurs, l'assentiment, et qu'il fallait, s'ils voulaient être logiques avec eux-mêmes, en faire l'économie. Pour P. Couissin donc, «il est à présumer que Camèade n'a professé aucune doctrine positive», le scholarque ayant été incapable de dogmatiser la" critique qu'il fai sait du stoïcisme122. Cette interprétation a été reprise, mais de manière très atténuée, par L. Robin qui, bien que parlant du scho larque comme d'un «enragé dialecticien», a vu dans le πιθανόν «l'ébauche d'une théorie de l'expérience»123. Elle a connu plus près de nous un regain de faveur avec M. Dal Pra, qui, tout en admett ant que dans l'abstrait le probabilisme pouvait apparaître comme une alternative au dogmatisme stoïcien, a considéré qu'il représent ait dans l'esprit de Camèade beaucoup plus une arme antistoïcien ne qu'une véritable doctrine124, et surtout avec M. Burnyeat125. Pour ce savant, Camèade ne fut pas «probabiliste», puisque le concept de πιθανόν est fort éloigné de ce que nous entendons par «probab le», et que, de surcroît, l'Académicien ne l'a jamais assumé com mesien. En donnant une remarquable formalisation logique à la thèse de P. Couissin, M. Burnyeat a voulu prouver que, loin d'être le créateur d'une sorte de sous-stoïcisme Camèade perpétua à sa façon la tradition platonicienne de réfutation des opinions fauss es. Est-il possible de concilier un tant soit peu la position des «pos itivistes» et celle des «dialecticiens»? Un certain nombre de tra vaux nous paraissent aller dans ce sens. Dans la seule monographie consacrée jusqu'à présent à Camèade, S. Nonvel Pieri a voulu ren voyer dos à dos les deux grandes interprétations traditionnelles en insistant sur ce qui, selon elle, en fait l'unité : une rationalité très exigeante, qui met en lumière les présupposés irrationnels des sys tèmes dogmatiques en même temps qu'elle substitue à leurs faus122 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, p. 268 ; cf. également Camèade et Descartes, Congrès Descartes, III, 1937, p. 9-16. 123 L. Robin, op. cit., p. 90: «Faut-il chercher avec lui, comme d'une part avec Timon, de l'autre avec Arcésilas, une manière de dogmatisme honteux?»; p. 102: «Camèade se révèle comme un précurseur de toute philosophie criti que, peut-être même comme quelque chose de plus. Sa conception de la probab ilitéest, en effet, l'ébauche d'une théorie de l'expérience». 124 M. Del Pra, op. cit., t. 1, p. 279. 125 M. Burnyeat, Carneades was no probabilist, op. cit. Pour O. Gigon, op. cit., p. 60-61, Camèade représente le moment où la Nouvelle Académie s'est complue dans la pratique sans frein de la contradiction, ce qui est à notre sens une thèse contestable.
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ses certitudes une connaissance subjective, perpétuellement remise en question 126. De son côté G. Striker, dans un article consacré aux «stratégies sceptiques» de la Nouvelle Académie, s'est interrogée sur le statut de l'argumentation élaborée par Camèade pour faire face aux critiques des Stoïciens et en a conclu que dans le domaine de la connaissance ce philosophe ne s'est pas contenté de réfuter le Portique et qu'il a cherché à apporter des solutions satisfaisantes à des problèmes réels 127. Nous avons nous-même souligné l'importan ce des quelques lignes qui terminent le Lucullus, dans lesquelles Catulus, se référant à son père, dit que pour Camèade le sage pouv ait donner son assentiment à l'opinion, mais en ayant conscience du caractère alétoire de celle-ci 128. Camèade aurait-il parfois admis pour le sage un savoir semblable à celui de Socrate, ce qui eût constitué une mutation certaine par rapport à Arcésilas129? La réponse à cette question est rendue difficile par les discussions sur la source du passage cicéronien. Néanmoins, quelle que soit la position que l'on adopte à ce sujet, c'est l'histoire même de la Nouv elle Académie qui nous montre que le scholarquat de Camèade marqua à la fois l'apogée de Γέποχή et le début de son usure. L'éthique Bien évidemment toutes ces controverses se prolongent lors qu'il s'agit d'apprécier la philosophie morale de l'Académicien. Sur ce point, les témoignages antiques semblent donner raison à l'inte rprétation de P. Couissin, puisque Clitomaque prétendait ne jamais avoir pu comprendre ce que son maître pensait dans ce domaine130, 126 S. Nonvel Pietri, Cameade, Padoue, 1978, p. 16; cf. également A. Russo, Scettici antichi, Turin, 1978, p. 213-283. 127 G. Striker, dans Sceptical strategies, p. 70 sq., établit une différence entre l'éthique, où les thèses de Camèade n'auraient eu d'autre raison d'être que la critique du stoïcisme, et l'epistemologie, où il ne se serait pas contenté de crit iquer le Portique. 128 C. Lévy, Opinion et certitude dans la philosophie de Camèade, dans RBPh, 58, 1980, p. 30-46. Nous étudierons plus loin le passage du Lucullus (48, 148) où Catulus rapporte ce que son père lui disait être la sententia carneadia sur l'assentiment du sage, cf. infra, p. 80, 275. 129 La thèse d'un retour de l'Académie au dogmatisme sous l'influence de Camèade a été formulée de manière selon nous peu nuancée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 181. 130 Cicéron, Luc, 45, 139: quanquam Clitomachus adf irmabat numquam se intellegere potuisse quid Cameadi probaretur. Cette phrase a été parfois compris e comme un jugement de Clitomaque sur l'ensemble de la philosophie de son maître. Le contexte laisserait plutôt penser que cette formule, qui pouvait fort bien n'être qu'une boutade, concernait uniquement la position de Camèade sur le problème du souverain bien.
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et que, par ailleurs, Cicéron dit à propos d'une des définitions carnéadiennes du τέλος que le scholarque la défendait contra Stoicos, c'est-à-dire pour les besoins de la disputatio, nullement comme une doctrine131. Nul ne songerait donc à contester que Camèade ait eu pour premier objectif de soumettre à rude épreuve les moralistes dogmatiques, et tout particulièrement les Stoïciens. Peut-on cepen dantestimer qu'il avait des convictions personnelles sur les ques tions éthiques? C'est en tout cas la thèse qu'a cherché à établir J. Croissant dans un article qui, près d'un demi-siècle après sa publication, reste l'étude la plus complète sur la morale de Camèade 132.Nous n'avons pas à nous prononcer pour l'instant sur l'exi stence de ces «idées directrices fermes et personnelles»133, mais à montrer de manière très succincte comment se pose le problème de la cohérence des différents témoignages sur cette partie de la philosophie carnéadienne. A propos du souverain bien, Camèade reprochait aux Stoïciens de n'avoir pu donner une définition purement intérieure du souve rainbien («il n'est d'autre bien que l'honnête») qu'en appelant indifférents les biens de nature que le Lycée incluait dans le τέλος 134. Mais surtout, il critiquait ce qui était l'essence même de la morale stoïcienne, la continuité entre l'instinct, qui pousse l'hom me dès sa naissance à rechercher ce qui est bon pour lui, et la fin morale qui elle aussi s'inscrit dans l'ordre naturel, mais autrement, par harmonie consciente avec le λόγος universel. D'une manière plus générale, il mettait en cause le postulat fondamental des doc trines hellénistiques, à savoir l'idée que la nature devait constituer X alpha et X omega de toute morale et il semble clair maintenant que la diuisio carneadia, loin d'être un simple instrument pédagogique pour la transmission des diverses formules du τέλος του βίου const ituait en réalité l'armature d'une réfutation des systèmes coupab lesaux yeux de Camèade d'une faute majeure : l'incapacité de réaliser leur prétention à découvrir dans les premières pulsions naturelles la définition du bien ultime 135. 131 cf. n. 107. 132 J. Croissant, La morale de Camèade, dans Rev. int. de phil., I, 1939, p. 545-570. 133 Ibid., p. 545. 134 Cicéron, Tusculanes, V, 41, 120. Cette idée carnéadienne est le fonde ment du livre IV du De finibus, qui, par-delà une source intermédiaire, proba blement Antiochus d'Ascalon, dépend étroitement de la dialectique carnéadienn e. Caton, dans Fin., III, 6, 20-21, exprime le rejet par les Stoïciens du consen sus que Camèade voulait les contraindre à admettre. 135 Sur le sens de la diuisio carneadia, cf. M. Giusta, / dossografi di etica, t. 1, Turin, 1964, p. 217 sq., et nos deux articles: Un problème doxographique chez Cicéron : les indifférentistes, dans REL, 58, 1980, p. 238-251 et La dialecti-
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Tant qu'on reste sur le terrain de la critique du dogmatisme, l'argumentation de l'Académicien apparaît comme une dénonciat ion lucide et rigoureuse des illusions du naturalisme. Les choses sont infiniment moins simples quand on veut déterminer quelle idée il se faisait lui-même de la nature humaine. Ne voyait-il en elle qu'égoïsme et jouissance, comme le laisserait penser, entre autres, la distinction qui est faite dans le deuxième de ses discours ro mains entre la iustitia, valeur abstraite, impossible à incarner dans la société, et la sapientia, point culminant d'un individualisme féro ce136. Admettait-il au contraire qu'à côté des pulsions égoïstes, il y a en l'homme une attirance vers la beauté morale? On serait porté à la déduire de son intérêt pour une des «formules mixtes» du τέλος, celle de Calliphon 137, qui associait honestas et le plaisir. Il est cer tain, cependant, que si les études ponctuelles ne manquent pas, il reste à tenter une recherche d'ensemble qui, à la lumière de tous les travaux récents sur la dialectique de Camèade, permettrait non seulement de mettre en lumière, si elle existe, la logique de ces variations, mais aussi et surtout de relier toute cette réflexion à ce qui était sans doute pour lui très, important, et que l'on a parfois tendance à oublier, sa situation de successeur de Platon138. La physique L'attitude du scholarque face aux problèmes de la physique a moins intéressé les chercheurs que son epistemologie ou sa morale. Cette relative désaffection peut suprendre quand on considère l'i mportance de la philosophie néoacadémicienne dans le De fato, le De diuinatione ou le De natura deorum. Elle nous paraît devoir s'expl iquerpar le témoignage de Diogene Laërce affirmant que Camèade s'intéressait moins à la physique qu'à l'éthique 139, mais aussi par la difficulté à discerner avec précision dans ce domaine ce qui doit lui être attribué et ce qui revient à ses successeurs. Par exemple, faut-il, comme le font Robin, Dal Pra ou Nonvel-Pieri 140, tenir pour carnéadien le développement du Lucullus sur les dissensions entre que de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus, dans REL, 62, 1984, p. 111127. 136 Sur cette question, cf. infra, p. 496-508. 137 Cicéron, Luc, 45, 139 : ut Calliphontem sequar, cuius quidem sententiam tant studiose defensitabat ut earn probare etiam uideretur. 138 J. Glucker, op. cit., p. 48, parle d'une optical illusion à propos de l'appa renteopposition de Camèade à Platon. 139 Diog. Laërce, IV, 62. 140 L. Robin, op. cit., p. 103-105; S. Nonvel-Pieri, op. cit., p. 52-53; Dal Pra, op. cit., I, p. 187.
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les physiciens, même si le nom du scholarque n'y est pas cité une seule fois? Il y a là un problème de méthode difficile à trancher, mais qui ne met pas en cause l'essentiel, c'est-à-dire la volonté carnéadienne de ruiner la conception stoïcienne d'un monde organ iquement cohérent, régi par la Providence, caractérisé par une soli darité à la fois verticale (l'enchaînement des causes) et horizontale (la relation entre les êtres) qui ne laisse que peu de place au librearbitre. Parce que le stoïcisme est un système et que tous ses él éments (μέλη et non μέρη, pour reprendre la distinction de MarcAurèle 141) sont indissociables, en épargner une partie eût été légit imerl'ensemble. C'est pourquoi le scholarque a soumis à sa critique tous les aspects de cette physique. La théologie stoïcienne peut être très sommairement caractéris ée, d'un côté, par la volonté de concilier le rationalisme absolu et les mythes de la religion populaire, de l'autre, par l'exaltation de la Providence qui régirait le monde de façon à combler de bienfaits l'être le plus proche de Dieu, l'homme. Pour montrer à quelles absurdités pouvait conduire une interprétation rationaliste de la mythologie, Camèade utilisa son arme préférée, le sorite, qui, de manière insensible, amenait l'interlocuteur à admettre une propos ition opposée à celle qu'il soutenait au début. Ce n'est donc pas un hasard si l'article le plus complet sur les sorites carnéadiens contre le polythéisme fut écrit par celui qui révéla la signification dialecti que de la philosophie de la Nouvelle Académie, P. Couissin 142. Mais L. Robin a eu raison de souligner que les sorites n'étaient pas la seule forme de critique dirigée par Camèade contre la théologie stoïcienne, car on trouve chez Cicéron comme chez Sextus ou chez Porphyre d'autres arguments conformes à la méthode dialectique néoacadémicienne, c'est-à-dire consistant à tirer des propositions stoïciennes des conséquences parfaitement contradictoires avec ces thèses143. Quant à la réfutation de l'idée que se faisait le Portique de la Providence, Camèade la fondait sur la confrontation entre l'optimisme de ce dogme et l'existence de tous les fléaux qui acca141 Marc-Aurèle, Pensées, VII, 13. Marc-Aurèle établit cette distinction à propos des êtres de raison qui doivent se considérer non comme des individualit és indépendantes, mais comme les membres d'un univers lui-même rationnel. Ce qui est vrai pour la réalité l'est également pour le système qui en rend compt e, ou, tout au moins, qui prétend le faire. 142 Sur le sorite cf. infra, p. 313-315. Les sorites de Camèade contre le poly théisme stoïcien se trouvent dans Cicéron, Nat. de., III, 17, 43-20, 52; Sextus, Adu. math., IX, 182-190. La comparaison entre les deux textes a été faite par C. Vick, Karneades Kritik der Théologie bei Cicero und Sextus Empiricus, dans Hermes, 37, 1902, p. 228-248. 143 L. Robin, op. cit., p. 108-109. Cf. Cicéron, Nat. de., Ill, 12, 29-34; Sext. Emp., Adu. math., IX, 140 sq.; Porphyre, De abstinentia, X, 20.
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blent l'humanité, à commencer par l'utilisation perverse que les hommes eux-mêmes font de la raison144. Cela veut-il dire pour autant qu'il mettait véritablement en doute l'existence de la divinit é, voire qu'il faisait profession d'athéisme? Cicéron nous affirme, au contraire, que son intention n'était pas de nier l'existence des dieux, mais de montrer que les Stoïciens étaient incapables de par ler de manière convaincante à leur sujet145. Y avait-il donc dans l'acatalepsie universelle une place pour le sentiment religieux? Cela nous ramène évidemment à la question du fondement et du sens du πιθανόν. De l'argumentation carnéadienne contre l'astrologie, A. Bouché-Leclercq a dit qu'elle était si parfaite que tous les adversaires de la divination postérieurs à l'Académicien furent contraints à «un piétinement sur place»146. Nous n'emploierons pas cette ex pression à propos du De diuinatione parce que ce serait négliger la part personnelle - considérable - de Cicéron et les problèmes spé cifiques à la religion romaine 147, mais il est certain que la base phi losophique du traité se trouve dans les efforts de Camèade148 pour prouver l'impossibilité de fonder le concept de divination et pour mettre en lumière toutes les contradictions de la définition qu'en avait donnée le Portique. Il semble d'ailleurs que ce fut précis émentcette critique qui incita Panétius à mettre en doute la position de ses prédécesseurs sur ce point149. Telle est en tout cas l'opinion d'A. Schmekel et de M. Van Straaten, le premier allant même jus qu'à affirmer que Panétius aurait purement et simplement fait sien
144 Cicéron, Nat. de., III, 25, 65-31, 78. Nos manuscrits contiennent une lacune avant le § 65, correspondant au passage consacré aux fléaux naturels. 145 Ibid., 17, 44. 146 A. Bouché-Leclercq, L'astrologie grecque, Bruxelles, 19632, repr. anastatique de l'éd. de 1899, p. 571 : «De Camèade aux Pères de l'Eglise, la lutte contre l'astrologie n'a pas cessé un instant ; mais ce fut, pour ainsi dire, un piétinement sur place, car les premiers assauts avaient mis en ligne presque tous les argu ments qui, par la suite, se répètent et ne se renouvellent plus». 147 L'attitude de Cicéron à l'égard de la divination a été étudiée par F. Guillaumont, Philosophe et augure. Recherches sur la théorie cicéronienne de la divi nation, Bruxelles, 1984. 148 L. Credaro, op. cit., 1. 1, p. 58, a soutenu la thèse selon laquelle les crit iques de Camèade à l'encontre de la théorie stoïcienne de la divination furent recueillies par Clitomaque dans une œuvre qui aurait servi de source à Cicéron pour le deuxième livre du De diuinatione. Le problème est que Cicéron dit au § 97 de ce livre : uidesne me non ea dicere quae Carneades, sed ea quae princeps Stoicorum Panaetius dixerit? Pour A. S. Pease, éd. De divinatione, Darmstadt, 19732, p. 26, Cicéron a su combiner la source néoacadémicienne et Panétius. 149 Cf. également le § 88 : Nominai etiam Panaetius, qui unus e Stoicis astrologorum praedicta reiecit.
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le rejet carnéadien de la divination 15°. Ces controverses sur la possib ilité pour l'homme de prévoir l'avenir n'étaient pas seulement pour les philosophes une manière de se situer par rapport à la reli gion, elles constituaient une manière très concrète de poser le pro blème de la liberté. En ce sens, le De fato cicéronien apparaît com mela version abstraite, limitée aux concepts philosophiques, du De diuinatione. A la volonté chrysippéenne de concilier le déterminis me universel et le libre arbitre en donnant à la liberté une place «dans la trame même du destin»151, Camèade opposait l'idée que la volonté humaine ne dépend pas d'une cause externe et a pour nature propre d'être en notre pouvoir et en notre dépendance152. Faut-il interpréter cette apologie de la volonté comme le simple négatif polémique du déterminisme stoïcien, ou voir en elle, com mel'a fait A. Weische, l'origine de la conception occidentale de la volonté153? Nous tenterons de sortir de cette alternative en nous demandant si là encore ce n'est pas à Platon qu'il faut nous référer pour comprendre Camèade. Trois images de Camèade nous paraissent pouvoir résumer les recherches que nous venons d'évoquer : - la première, la plus traditionnelle, est celle d'un philoso phe à la fois intransigeant dans son rejet du dogmatisme et sou cieux de donner à l'action comme à la connaissance les fonde ments les plus rigoureux, compte tenu de la faiblesse de l'entende ment humain. C'est le Camèade « probabiliste », une sorte de Stoï cien qui aurait substitué une prudence de ce bon aloi à l'arrogante certitude du Portique et qui préfigurerait le scientifique moderne, toujours prêt à remettre en cause ses convictions, pour peu que l'expérience ou le raisonnement semblent lui donner tort. On trou ve déjà cette interprétation chez D. Hume, lorsqu'il dit de la philo sophie néoacadémicienne qu'elle est «la plus contraire à la noncha150 A. Schmekel, Die philosophie der mittleren Stoa, Berlin, 1892, p. 191. M. Van Straaten, op. cit., p. 87, admet que Panétius ait été influencé par la critique carnéadienne de la divination, mais ne croit pas qu'il y ait eu chez lui un refus total de celle-ci. 151 L'expression est d'A. Yon dans son édition du De fato, Paris, « Les Belles Lettres», 1933, p. XIV. On trouvera une synthèse des travaux sur les sources du De fato dans O. Hamelin, Sur le De fato, publié par M. Conche, Ed. de Mégare, 1978, p. 5-7. L'hypothèse de l'utilisation par Cicéron d'une œuvre d'Antiochus, reposant elle-même sur la dialectique carnéadienne, est aujourd'hui la plus communément admise. 152 Cicéron, De fato, 11, 23. 153 La première thèse est celle défendue par M. Dal Pra, op. cit., 1. 1, p. 230, n. 136 et par L. Robin, op. cit., p. 128-129; celle d'A. Weische est exposée in Cice ro und die Neue Akademie, p. 47, «Der Ursprung der abendländischen Auffassung des Willens».
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lante indolence de l'esprit, à ses orgueilleuses prétentions et à sa superstitieuse crédulité»154; - plus inquiétante est l'opinion que J. Croissant a exprimée en affirmant que si le stoïcisme préfigurait Rousseau, Camèade annonçait Hobbes155. Emporté par sa critique du providentialisme stoïcien, l'Académicien aurait fini par faire sienne une théorie pré sentant la nature comme génératrice de violence. Le monde de Camèade serait alors celui de l'égoïsme absolu opposé à d'inutiles valeurs, et sa philosophie une intrusion de la sophistique dans l'école de celui qui avait si vigoureusement combattu les Sophist es; - reste l'hypothèse, brillamment défendue par Couissin, d'un Camèade ne faisant sien aucun système et si passionné de cri tique qu'il ne pouvait s'arrêter à la construction d'une doctrine, fût-ce celle du probable, en raison des incertitudes liées à une telle entreprise. Il n'aurait donc eu d'autre fin que de mettre en lumière les contradictions inhérentes aux dogmes qu'il combattait, sans prétendre lui-même ériger sa réfutation en doctrine, ni même en approximation du vrai. Camèade fut-il un empiriste avisé, un philosophe égaré dans la tradition des Sophistes, ou encore le pourfendeur sans trêve de tous les dogmes et de toutes les opinions? L'un des buts de notre recherche sera s'apporter quelques éléments de réponse à ces questions.
Les successeurs de Carnéade Clitomaque et Métrodore de Stratonice Carnéade n'ayant rien écrit, ce fut son disciple et successeur, Clitomaque, qui entreprit de faire connaître sinon sa pensée, du moins sa méthode, par de très nombreux ouvrages, plus de quatre cents volumes selon Diogene Laërce156. D'origine carthaginoise - il s'appelait Asdrubal de son vrai nom - il devint scholarque de l'Ac adémie après avoir dirigé sa propre école sur le Palladium157 et, s'il 154 D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, trad. D. Deleule, Paris, F. Nathan éd., 1982, p. 64. 155 J. Croissant, op. cit., p. 561. 156 Diog. Laërce, IV, 67. 157 Cf. S. Mekler, Academicorum philosophorum index Herculanensis, Berlin, 1902, 19582, col. XXIV, 35-37. Sur les successeurs immédiats de Carnéade, cf.
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ne semble pas avoir péché par excès d'originalité158, son rôle fut néanmoins considérable, parce qu'il servit directement ou indirec tement de source à tous ceux qui voulaient exposer la philosophie de la Nouvelle Académie, Cicéron bien sûr, mais probablement auss iPlutarque159 et Sextus Empiricus 16°. Cependant, malgré le soin extrême avec lequel il avait consigné les pensées de son maître, il ne jouit pas dans l'Académie d'une autorité incontestée, puisque Métrodore de Stratonice, dont Augustin nous dit qu'il fut le pre mier à ramener l'Académie «sous les lois de Platon», se considérait comme le seul véritable détenteur de la philosophie de Camèade et prétendait que si la Nouvelle Académie avait défendu l'idée d'une acatalepsie universelle, c'était uniquement pour lutter contre le stoïcisme161. Clitomaque, au contraire, restait fidèle à la suspension universelle du jugement, à Γέποχή περί πάντων et il donnait de la philosophie du πιθανόν une expression si figée et si minutieuse162 que l'on comprend qu'elle ait pu être interprétée comme une véri table doctrine. Ce conflit entre les deux disciples et exégètes de la pensée carnéadienne est présent dans le Lucullus à propos de la sagesse, que Clitomaque concevait comme étrangère à l'erreur, tandis que Métrodore et, après lui, Philon de Larissa admettaient que le sage pourrait comme tout mortel donner dans certaines ci rconstances son assentiment à l'opinion. La divergence entre Acadé miciens sur ce point précis a été diversement appréciée. Considérée pendant longtemps comme un clivage important, elle a été minimi-
J. Glucker, op. cit., p. 107 sq. Clitomaque resta à la tête de l'Académie jusqu'en 110 av. J.-C. 158 Cicéron, Or., 16, 51 : Camèade affirmait que Clitomaque disait les mê mes choses que lui, mais que Charmadas les disait aussi de la même façon. 159 Pour H. von Arnim, S.V. F., I, p. XIV, les deux traités antistoïciens de Plu tarque ont pour source une œuvre de Clitomaque. Cette thèse a été contestée par M. Pohlenz, Plutarchs Schriften gegen die Stoiker, dans Hermes, 74, 1939, p. 133, qui a plaidé pour une source tardive, mais perpétuant la tradition de la Nouvelle Académie. Sur ce problème de sources, cf. D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris, 1969, p. 25 sq., qui souligne la part originale de Plutarque dans l'élaboration de ces traités. Ce même problème a été étudié par J. Glucker, op. cit., p. 276-280, avec le souci de montrer que rien dans ces dialogues ne permet de prouver l'existence de l'Académie à l'époque de Plutarque. 160 Clitomaque est cité plusieurs fois par Sextus Empiricus, cf. Hyp. Pyr., I, 33, 220 et 230; Adu. math., II, 20; IX, 1 et 182. 161 Métrodore de Stratonice était un transfuge de l'école épicurienne, cf. Diog. Laërce, X, 9. C'est dans Contra Ac, III, 41, qu'Augustin fait de lui l'initi ateur du retour au platonisme dogmatique. Dans YAc. ind., XXVI, 4 sq., il est dit que Métrodore prétendait avoir été le seul à comprendre la pensée de Camèad e. 162 Cicéron cite très précisément le premier des quatre livres que Clitoma que avait écrits sur Γέποχή (Luc, 31, 98) et le livre envoyé par Clitomaque au poète Lucilius (ibid., 32, 104).
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sée par M. Dal Pra, qui l'a interprétée comme une divergence de forme, beaucoup plus que de fond 163. Quel que soit le jugement que l'on porte sur la question, et nous aurons à nous prononcer à ce sujet, on ne peut contester un fait essentiel : après Camèade, la Nouvelle Académie commence à s'interroger sur elle-même, sur le sens d'une dialectique qu'elle avait jusqu'alors pratiquée de manièr e systématique, mais en se gardant bien de préciser ce qui relevait des impératifs de la lutte contre le stoïcisme et ce qu'elle pouvait assumer. De manière assez paradoxale, ce fut Clitomaque, défen seurintransigeant de 1 'εποχή et virtuose de la réfutation des dog matiques, comme l'atteste Sextus, qui donna la version la plus posi tive du πιθανόν carnéadien, tandis que Métrodore, que l'on consi dère comme le premier responsable de l'affaiblissement de Γέποχή de la Nouvelle Académie, peut apparaître d'un certain point de vue comme le lontain précurseur de l'interprétation «dialectique», fo rmulée par P. Couissin, et qui a aujourd'hui la faveur de tant de chercheurs. Philon de Larissa Philon de Larissa, dont nous savons maintenant avec une quasi certitude grâce à l'œuvre de J. Glucker qu'il fut le dernier succes seur de Platon, eut ceci de particulier qu'il adopta successivement l'interprétation de Clitomaque, puis celle de Métrodore164. Il ne fut élu que fort tard à la tête de l'école platonicienne et il paraît ne guère avoir brillé par ses qualités de philosophe avant son départ pour Rome, ce qui lui a valu des jugements sévères de la part des historiens de l'Académie : L. Robin en parle comme d'un profes seur consciencieux, mais au bon sens bien terre à terre, et J. Gluc-
163 Cicéron, Luc, 18, 59; 21, 67; 24, 78; 35, 112. En refusant l'assentiment même occasionnel du sage, Clitomaque restait dans la tradition d'Arcésilas. Contrairement à M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 297-298, G. Striker, Sceptical strate gies,p. 55-57, a accordé une très grande importance à ce différend des disciples de Camèade. 164 Dans l'article de la RE, XIX, 2, 1938, col. 2535-2537, von Fritz donne pour Philon les dates suivantes: naissance 161/160 av. J.-C; accède à la fonc tion de scholarque en 110/109; meurt en 86-85. Cette datation est contestée par T. Dorandi, Filodemo e la fine dell'Academia (PHerc 1021, XXXIII-XXXVI), dans CronErc, 16, 1986, p. 113-118 : naissance 158 et 84/3 pour la mort. Par ailleurs, contrairement à ce qu'affirme D. Sedley dans son compte-rendu de J. Glucker, The end of the Academy, Phronesis, 26, 1981, p. 67-75, rien ne prouve que Philon ait abandonné l'interprétation de Clitomaque avant ses livres romains, cf. infra, p. 267, n. 75.
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ker l'exécute de deux adjectifs, «mediocre and colourless» 165. Pourt ant, ce personnage que l'on veut bien croire falot, ne se contenta pas, une fois exilé, d'apprendre la philosophie à de jeunes Ro mains, parmi lesquels Cicéron 166. Il ajouta à cet enseignement celui de la rhétorique, ce qui était sans précédent dans l'histoire du pla tonisme 167, et, de surcroît, il réussit un véritable coup d'éclat en écrivant deux livres qui non seulement indignèrent son ancien et fidèle disciple, Antiochus d'Ascalon, mais provoquèrent l'étonnement de ceux qui, comme Heraclite de Tyr, continuaient à se récl amer de Clitomaque. Le passage du Lucullus dans lequel Cicéron raconte le réception de cet ouvrage par l'Ascalonite 168, alors à Alexandrie avec Lucullus, a une force d'évocation extraordinaire. On y voit Antiochus être bouleversé par ce qu'il venait de lire, au point de douter de l'authenticité de ces livres, puis se laisser convaincre par Heraclite qui, à défaut d'y retrouver les idées de Philon, en reconnaissait le style, et surtout par des Romains qui avaient entendu le scholarque exposer ces thèses à Rome et possé daient des copies de l'œuvre 169. Malheureusement, et pour des rai sons qui, nous le verrons, tiennent à la construction même des Aca démiques, la lecture de ce qui nous est parvenu de ces dialogues ne permet pas de déterminer aussi précisément qu'il serait souhaita ble la nature des innovations philoniennes. D'où pour les historiens de l'Académie une question qui est presque une énigme : qu'est-ce le scholarque a donc pu affirmer qui fût à la fois déconcertant pour ses amis et si scandaleux aux yeux d'Antiochus que celui-ci, pour répliquer à ce qu'il considérait comme une imposture philo sophique, écrivit à son tour un ouvrage, qu'il appela le Sosus, du nom d'un de ses compatriotes stoïciens? Nous savons avec certitude que Philon défendait la thèse de l'unité de l'Académie à travers les vicissitudes de son histoire170 et que, tout en rejetant le critère stoïcien, il admettait que les choses sont par elles-mêmes connaissables171, ce qui équivalait à renoncer à la théorie de la suspension du jugement généralisée. Pour le reste 165 L. Robin, op. cit., p. 133; J. Glucker, op. cit., p. 88 : Philo was mediocre and colourless. Until his election to the exalted position of Plato's successor, no one had heard of him. . . 166 plutarque, Cicéron, 3, 1, dit même de Philon de Larissa qu'il était celui des disciples de Clitomaque que les Romains admirèrent le plus. 167 Cicéron, Tusc, II, 3, 9. 168 Cicéron, Luc, 4, 11-12. 169 Ibid. 170 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14 : Quamquam Antiochi magister Philo, magnus uir, ut tu existimas ipse, negai in libris, quod coram etiam ex ipso audiebamus, duas Academias esse erroremque eorum qui ita putarunt coarguit. 171 Sex. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235; cf. infra, p. 295-297.
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plusieurs hypothèses ont été avancées pour définir le contenu de ces livres qui firent que certains, dans l'Antiquité même, considérè rent Philon comme le fondateur, avec Charmadas, d'une «quatriè me Académie » 172. Nous n'évoquerons ici que les principales, car quand on lit la célèbre dissertation de K. F. Hermann publiée en 1885, on est frap pépar le nombre de travaux qui existaient déjà sur ce me 173 Pour Hermann, dont le seul tort fut de ne pouvoir étayer ses intuitions par aucun texte - mais il est vrai que les témoignages sur cette question sont assez rares - Philon aurait décidé ni plus ni moins que de revenir à la théorie platonicienne des Formes et de substituer au πιθανόν carnéadien Γείκός image de la vérité et réfé rence au monde idéal 174. Plus prudent, R. Hirzel a pensé que le scholarque avait fini par accepter ce que tous ses prédécesseurs avaient jusque-là refusé, à savoir le concept de κατάληψις, de per ception du réel, mais en maintenant une réserve considérable, l'im possibilité de distinguer la φαντασία καταληπτική, la représentat ion dite «comprehensive», d'une représentation fausse qui lui se rait en tout point identique175. En fait, c'est la solution proposée par V. Brochard176 qui a paru jusqu'ici la plus convaincante, puis qu'elle a été étayée par des savants aussi éminents que M. Dal Pra177, J. Glucker178, ou H. Tarrant179. Pour l'auteur des Sceptiques grecs, l'originalité de Philon consista à priviliégier le concept d'évi172 Cf. la note 7. 173 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, Progr. Göttingen, 1855. La première dissertation de Hermann sur Philon date de 1851 : Disputatio de Philone Larissaeo, Progr. Göttingen. 174 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo. . ., p. 13 sq., croit que la perspicuitas à laquelle fait allusion Lucullus (Luc, 11, 34) lorsqu'il s'en prend à des Aca démiciens qui acceptent le concept d'évidence mais refusent celui de « compré hension » serait Γεΐκός platonicien redécouvert par Philon de Larissa. La simple lecture du texte montre, au contraire, que celui-ci reproduit les thèmes de la gnoseologie stoïcienne et ne contient aucune allusion, même indirecte, à Platon. Quant à la distinction établie par Hermann entre probabilis et uerisimilis, le premier correspondant selon lui au πιθανόν carnéadien, le second à Γείκός phiIonien, cf. infra p. 284-290. 175 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 196 : Das Neue, den Widerspruch der Gennanten Herausfordende kann also nur in der Einführung des Namens καταληπτόν liegen. Pour Hirzel, Philon adopta donc le terme, mais en modifia le sens. 176 V. Brochard, op. cit., p. 198. Contrairement à ce qu'affirme J. Glucker, op. cit., p. 72, ce fut Zeller, op. cit., 31, p. 617, n. 3, qui avança le premier l'hypo thèsed'une innovation de Philon de Larissa sur le problème de l'évidence. Bro chard sut admirablement étayer l'intuition de Zeller. 177 M. Dal Pra, t. 1, p. 314-315. 178 J. Glucker, op. cit., p. 74. 179 H. Tarrant, Scepticism. . ., p. 55.
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dence, qui lui permettait de réhabiliter la connaissance sensorielle, tout en niant, à la différence des Stoïciens, que Γένάργεια fût à elle seule le signe d'une appréhension exacte de la réalité. Nous revien drons sur cette question 18°, mais il convient de montrer dès main tenant en quoi elle est philosophiquement très importante et dépass e la personnalité du seul Philon. D'une part, en effet, la définition des innovations philoniennes conditionne par une sorte de rétroact ivité l'image des scholarques, Arcésilas et Camèade, dont il a cher ché à se différencier. D'autre part, elle est d'un intérêt exception nel pour la compréhension de l'œuvre philosophique de Cicéron en général, et des Académiques en particulier, puisque l'Arpinate fut de ceux qui eurent la primeur de ces thèses si surprenantes, et l'on imaginerait volontiers, à lire le passage auquel nous avons fait allu sion, que c'est lui-même qui avait fait faire une copie des livres phiIoniens. Enfin, on ne peut négliger de s'interroger sur le rôle que le Philon romain joua dans l'évolution du platonisme car, si l'Acadé mie disparut en tant qu'institution, la pensée platonicienne, elle, continua à vivre et à évoluer. Jusqu'à présent on avait générale ment cru qu'Antiochus d'Ascalon étant le chaînon intermédiaire entre la Nouvelle Académie et ce que l'on appelle le moyen-plato nisme. Tout récemment, cependant, cette thèse a été critiquée par H. Tarrant 181 qui, réduisant quasiment à néant l'influence d'Antiochus, a vu dans la «quatrième Académie» le tournant décisif de l'histoire du platonisme après le scepticisme néoacadémicien. Nous avons déjà eu l'occasion de dire notre désaccord avec ce qui nous semble être une valorisation excessive du rôle de Philon 182, et notre conviction que le moyen-platonisme n'est pas né de celui-ci, pas plus que d'Antiochus, mais qu'il est la résultante d'une pluralité de sources, parmi lesquelles figurent évidemment ces deux philoso phes.L'analyse des Académiques nous permettra de définir ce que nous croyons être une image plus exacte du dernier des succes seursde Platon. Antiochus d'Ascalon et le retour à l'Ancienne Académie La postérité est toujours injuste quand elle s'obstine à résumer la personnalité ou la pensée d'un écrivain en une formule, si bril lante soit-elle. On peut donc penser que Cicéron a rendu un bien mauvais service à Antiochus d'Ascalon - involontairement, car il 180 Cf. infra, p. 293-294. 181 H. Tarrant, op. cit., p. 89 sq. 182 Cf. notre article Cicéron et la Quatrième Académie, dans REL 63, 1985, p. 32-41.
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avait beaucoup d'estime pour son ancien maître - lorsqu'il écrivait à son sujet : qui appellabatur Academicus, erat quidem, si pauca mutauisset, germanissimus Stoicus 183. Coupée de son contexte, cette phrase, qui figure en bonne place dans tous les travaux consacrés à Antiochus, a grandement contribué à forger l'image, déjà présente chez Augustin, d'un Antiochus félon, livrant l'Académie à ces Stoï ciens qu'Arcésilas et Camèade avaient réussi à tenir en échec184. Et, quand on ne fait pas d'Antiochus un Stoïcien n'osant pas s'avouer comme tel, on se plaît parfois à souligner le caractère hétéroclite de son éclectisme185. Le personnage mérite-t-il vraiment si peu de considération? Antiochus est né à Ascalon, à une date qu'il est impossible de préciser186. Comme tant de philosophes, il s'installa à Athènes qui conservait encore un prestige considérable et il y suivit l'enseign ement de Philon de Larissa, écrivant même plusieurs ouvrage pour défendre la Nouvelle Académie 187. Augustin dit de lui qu'il fréquent a également le stoïcien Mnésarque, disciple de Panétius188, mais une telle attitude n'avait rien de surprenant étant donné que les scholarques platoniciens avaient depuis Arcésilas encouragé leurs élèves à fréquenter les écoles rivales189. D'après Cicéron, c'est seule ment dans sa vieillesse qu'il se sépara de la Nouvelle Académie, et certains le soupçonnaient même d'avoir agi ainsi par désir d'avoir une école à lui190. En tout cas, lorsqu'il décida de suivre Lucullus
183 Cicéron, Luc, 43, 132: «Antiochus, qui se targuait d'être Académicien, était, à peu de chose près un Stoïcien tout à fait authentique». Il est à remar quer,cependant, que, même dans le Lucullus, Cicéron a des paroles d'estime et d'amitié pour son ancien maître, cf. 35, 113 : . . .Antiochus in pritnis, qui me ualde mouet, uel quod amaui hominem, sicut ille, me, uel quod ita iudico, politissimum et acutissimum omnium nostrae memoriae philosophorum. 184 Augustin, Contra Ac, III, 6, 15. 185 Cf. le jugement, provisoire et néanmoins sévère, de J. Glucker, p. 379. Pour une approche beaucoup plus favorable à Antiochus, cf. A. Michel, La phi losophie en Grèce et à Rome de - 130 à 250, dans Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, t. 1, Paris, 1969, p. 794-801. 186 Sur la vie et les activités philosophiques d'Antiochus d'Ascalon, nous renvoyons le lecteur à J. Glucker, passim, et plus précisément p. 1-31, p. 98-120, où il démontre qu'Antiochus ne fut jamais scholarque en titre de l'Académie. 187 Cicéron, Luc, 22, 69. 188 Augustin, Contra Ac, III, 18, 41. 189 Diog. Laërce, IV, 42. 190 Cicéron, Luc, 22, 70. Sur la présence chez Plutarque, Cicéron, 4, 1 sq., de la tradition hostile à Antiochus, cf. D. Babut, op. cit., p. 198, qui fait remarquer que dans d'autres Vies (Lucullus, 42, 3 et Brutus, 2, 3), Plutarque est plus neutre à l'égard de l'Ascalonite. Pour Babut, c'est le passage de la Vie de Cicéron qui reflète la véritable opinion de Plutarque à l'égard d'Antiochus. Sur la date pré cise de la sécession d'Antiochus, cf. D. Sedley, op. cit., p. 70, qui, contestant la
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en 87, le philosophe avait déjà rompu avec Philon et proclamait bien haut sa volonté de renouer avec la doctrine des successeurs immédiats de Platon, par delà cette Nouvelle Académie qu'il consi dérait désormais comme une aberration. L'école qu'il ouvrit par la suite à Athènes, et dans laquelle il accueillit Cicéron en 79, se récla mait de l'Ancienne Académie191, mais une telle prétention ne pouv ait faire oublier que le dernier scholarque en titre de l'école plato nicienne était mort à Rome sans laisser de successeur. Tous les efforts d'Antiochus pour substituer une légitimité philosophique à la légitimité institutionnelle ne parvinrent sans doute jamais à faire oublier que le lien ténu qui avait relié tous les scholarques de Pla ton à Philon était irrémédiablement brisé. Malgré tous les excès de sa dialectique, Arcésilas n'avait jamais vu sa légitimité contestée; en revanche, Antiochus, s'il avait voulu se proclamer scholarque de l'Académie, n'eût été considéré que comme un usurpateur. Au demeurant, J. Glucker l'a montré de manière très convaincante, ce titre ne lui est jamais donné ni par Cicéron ni par l'Index Academicorum et il y a tout lieu de croire que l'Ancienne Académie ellemême ne survécut pas longtemps à Aristus, frère d'Antiochus, qui en avait pris la direction après la mort de celui-ci, à Tigranocerte en69192. La Quellenforschung a fait d'Antiochus la source quasi univers elle des écrits de Cicéron, l'éclectisme étant un prétexte commode pour attribuer à l'Ascalonite les théories les plus diverses. Par un renversement tout aussi excessif, M. Giusta a nié que l'Arpinate eût jamais utilisé le moindre ouvrage de l'Ascalonite et il a substitué à ce dernier un manuel de doxographie dont l'existence est rien moins que prouvée193. Peut-être arriverait-on à une vision plus juste de cette question, si la pensée d'Antiochus n'était pas beaucoup plus difficile à définir qu'on ne le croit communément. A titre d'exemple, il est fréquent de lui attribuer l'idée d'un accord à pro pos de la morale entre l'Ancienne Académie, le Lycée et le Porti que, les Stoïciens ayant simplement changé la terminologie. Or le thème de la stérilité intellectuelle du Portique avait cours depuis longtemps dans l'Académie et Antiochus lui a simplement donné une connotation plus positive que Polémon ou que Camèade 194. De même, si Antiochus était germanissimus Stoicus, comment com-
datation proposée par Glucker (début des années 90), fait coïncider cet événe ment avec le départ en exil des Académiciens. 191 Cicéron, Brutus, 91, 315. 192 Ibid., p. 112. 193 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. infra, p. 66-68. 194 Sur ce point, cf. notre article, La dialectique. . ., p. 124-125.
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prendre que le quatrième livre du De finibus, si antistoïcien, porte sa marque? La personnalité philosophique de l'Ascalonite ne peut donc être réduite sans simplification excessive à un éclectisme et, au demeurant, elle n'a pas toujours été jugée comme telle. Certes, pour C. Chappuis, dont la thèse 195 fut la première monographie consacrée à Antiochus, la clé de cette philosophie serait la volonté de construire une éthique stable en empruntant leurs meilleurs él éments aux doctrines existantes. Cependant, cette assimilation d'Antiochus à un Victor Cousin de l'Antiquité fut contestée dans d'ex cellentes études. H. Strache, et dans une moindre mesure G. Luck, ont souligné la cohérence d'une pensée dans laquelle ils ont vu l'héritière du stoïcisme platonisant de Panétius196. De son côté, A. Lueder, tout en reconnaissant qu'Antiochus utilisait le vocabulai re philosophique de son époque, très profondément marqué par le stoïcisme, a voulu prouver que l'anthropologie antiochienne devait beaucoup plus à Platon et à Aristote qu'à Zenon197. A. Michel, enfin, a mis en relief la convergence entre la démar che du philosophe et la mentalité romaine traditionnelle : en contestant le dogme stoïcien de l'autonomie absolue du sage, Anti ochus procédait à cette «extériorisation de la vertu»198 que les Romains avaient toujours souhaitée. Il reste encore à déterminer dans quelle mesure la multiplicité des objectifs que s'assignait Antiochus (se différencier de la Nouvelle Académie, revenir à un platonisme dogmatique en revendiquant les droits de celui-ci sur le Portique et sur le Lycée, plaire à des auditeurs romains) pouvait produire un ensemble cohérent.
Conclusion Dans la vision traditionnelle du platonisme, la Nouvelle Acadé mieest un intermède sceptique entre le dogmatisme des succes-
195 C. Chappuis, De Antiochi Ascalonitae vita et doctrina, Paris, 1854. 196 H. Strache, Der Eklektizismus des Antiochos von Askalon, Berlin, 1921, et G. Luck, Der Akademiker Antiochos, Berne-Stuttgart, 1953. Pour lui, p. 45, Anti ochus ne fut pas un Stoïcien, mais un « classique », même si sa pensée fut fort ement influencée par le stoïcisme panétien. 197 A. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit des Antiochos von Askalon, Göttingen, 1940. Telle est également la position de P. Boyancé tout au long des études qu'il a consacrées au platonisme de Cicéron. 198 A. Michel, op. cit., p. 798. Cf. également Cicéron et les grands courants de la philosophie antique, aspects généraux, 1960-70, dans Lustrum, 16, 1971-72, p. 81-102.
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seurs immédiats de Platon et celui d'Antiochus d'Ascalon. Son his toire serait donc un excellent témoignage de l'incapacité essentielle du scepticisme à perdurer et de la fatalité du retour à un dogme. La recherche récente a permis d'échapper quelque peu à ce sché maen contestant parfois la notion même de scepticisme académic ien et en mettant en évidence les éléments de continuité entre l'Ancienne Académie, le Nouvelle Académie et le moyen-platonis me. Il est donc à prévoir que les années à venir verront se multi plier les travaux cherchant à définir ce qui a pu changer et ce qui est demeuré constant dans l'interprétation de la pensée platoni cienne, de Speusippe à Plotin. Plus modestement, nous allons ten ter, au terme de cette première approche, de montrer pourquoi selon nous la Nouvelle Académie, en tant qu'institution, ne résista pas à des événements (le départ d'Athènes, la mort de Philon) très graves, mais qu'elle eût sans doute pu supporter, si elle n'avait déjà connu un processus de dépérissement, et de comprendre ce que fut le devenir de cette pensée philosophique. La Nouvelle Académie est née d'un sursaut, paradoxal dans ses formes mais cohérent dans son propos, des représentants officiels de la tradition platonicienne devant l'apparition de doctrines, le stoïcisme, l'épicurisme, différentes certes, mais ayant en commun de prétendre pouvoir abolir par la sagesse et le bonheur la distance entre l'homme et les dieux199. Que les Stoïciens aient pu trouver chez Platon lui-même certains thèmes majeurs de leur inspiration est un problème que nous laissons de côté, car ce qui nous importe ici, c'est que par réaction contre des philosophies de la certitude immédiate, de l'harmonie initiale entre l'homme et la nature, Arcésilas et Camèade aient estimé nécessaire de pratiquer une dialecti que qui s'interdisait elle-même toute énonciation positive et ne dévoilait son aspiration à la vérité que dans la mise en évidence des contradictions de l'adversaire. Progressivement, cependant, les données du problème changèrent. D'une part, en effet, certains Stoïciens atténuèrent les aspects les plus paradoxaux de leur doc trine et habillèrent celle-ci de quelques atours platoniciens. Mais, par ailleurs, la Nouvelle Académie elle-même, du fait de la métho de qu'elle avait choisie, celle de la critique des concepts stoïciens, pouvait donner l'impression d'avoir repris le système du Portique, la certitude en moins, et donc d'être dépendante de ceux qu'elle prétendait critiquer. Le moment essentiel dans ce processus fut selon nous le passage d'une dialectique orale à des livres. Ce n'est
199 Sur l'importance de cette différence entre hommes et dieux dans l'œu vrede Platon, cf. notamment G. Vlastos, Socrates disavowal of knowledge, dans PhQ, vol. 35, η. 138, 1985, p. 1-31.
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sans doute pas par hasard qu'Arcésilas comme Camèade avaient refusé d'écrire. Ils savaient que la virtuosité de leur parole, qui rendait difficile de discerner si leur dialectique cherchait seul ement à réduire à l'absurde les dogmes stoïciens, ou si elle apportait aussi une solution aux contradictions de ceux-ci, était la condition même de leur philosophie de Γέποχή. A partir du moment où le pointilleux Clitomaque entreprit de consigner dans une multitude d'ouvrages tout ce qu'il avait entendu dire à son maître, cette riche ambiguïté se figeait, les textes eux-mêmes devenaient source de controverses, comme s'ils étaient porteurs de dogmes, et la Nouvell e Académie allait désormais retourner contre elle-même une part ie de l'énergie qu'elle avait jusqu'alors consacrée à combattre le dogmatisme. Cette situation de crise, marquée par les schismes de Métrodore et d'Antiochus, révélait l'usure et les limites de l'inte rprétation que la Nouvelle Académie avait donnée de la dialectique platonicienne, elle indiquait que le moment était venu de lire Pla ton autrement qu'en approfondissant les failles de l'épicurisme ou du stoïcisme. Cela, Philon de Larissa le comprit, d'où sa réaffirmat ion que l'inspiration platonicienne de l'Académie était une à tra vers des formes diverses et sa tentative pour dégager au moins par tiellement l'école d'un combat déjà vieux de deux siècles. Cette réaction fut cependant trop timide et surtout trop tardive, elle n'empêcha pas la disparition de l'Académie en tant qu'institution, et Cicéron parle à ce propos d'une «philosophie presque orpheline en Grèce même», dont il se propose d'assurer le patrocinium, la défense200. L'Ancienne Académie d'Antiochus, par rejet de ce qu'avait été la Nouvelle Académie, ne laissait que fort peu de place au doute, mais la réflexion antidogmatique n'avait pas pour autant disparu de la philosophie. Les livres de Clitomaque et de Philon de Larissa continuaient à circuler et Philon d'Alexandrie semble même dire qu'il y avait encore à son époque des philosophes néoacadémici ens201. Mais la pensée d'Arcésilas et de Camèade devait surtout continuer à vivre comme composante de deux courants philosophi ques majeurs : le scepticisme d'Énésidème, point de jonction du pyrrhonisme et de la Nouvelle Académie, source de Sextus Empiricus et donc de toute la philosophie sceptique moderne; le moyenplatonisme, dont d'illustres représentants, comme Philon d'Alexan-
200 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11. 201 Philon AL, Quaest. Gen., Ill, 33. Cf. sur ce texte notre article, Le «scept icisme» de Philon d'Alexandrie : une influence de la Nouvelle Académie, dans Hellenica et Judaica, Hommage à V. Nikiprowetzky, Louvain-Paris, 1986, (p. 29-41), p. 30.
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drie ou Plutarque, reprendront les concepts et les thèmes néoaca démiciens en les mettant au service d'une philosophie qui, elle, se définit ouvertement par rapport à la transcendance. Ajoutons enco re que par le Contra Academicos de Saint Augustin, la Nouvelle Académie a eu une place importante dans la conception que le christianisme occidental s'est faite des rapports du doute, de la rai son et de la foi. La philosophie néoacadémicienne ne fut donc ni une bizarrerie de l'histoire de la philosophie, ni une parenthèse rapidement refermée, mais un mouvement aux profondes racines platoniciennes et au devenir à la fois varié et perenne.
CHAPITRE II
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE : ORIGINES ET ÉVOLUTION D'UN CHOIX
Sens et méthode de la philosophie cicéronienne : esquisse d'un status quaestionis Ce n'est pas sans regret que nous avons renoncé à l'entreprise qui aurait consisté à retracer le destin de l'académisme cicéronien, à montrer comment chaque époque l'a vécu ou compris, à détermi ner son influence dans l'histoire des idées, ou dans l'histoire tout court. Pour être convenablement conduite une telle recherche, déjà ébauchée dans l'ouvrage classique de T. Zielinski, exigerait à elle seule à tout le moins un livre ì. Elle a été réalisée pour la Renais sancepar C. Schmidt, dont l'étude Cicero Scepticus a montré à quel point les Académiques furent pour les humanistes un texte à tous égards essentiel, un manuel du bon usage de la raison, fixant les compétences et les limites de celle-ci 2. Il serait pourtant injuste de croire que le moyen-âge ignora cette pensée, car Jean de Salisbury écrivait déjà au XIIe siècle : «Je me range d'autant plus volontiers à l'opinion des Académiciens qu'ils ne me privent d'aucune connais sance déjà acquise et qu'en bien de cas ils me rendent plus pru dent. Ils ont pour eux l'autorité des grands hommes : c'est dans leur sein que se réfugia en sa vieillesse, celui qui, à lui seul, nous fournit tout ce qu'il faut à nous autres Latins pour tenir tête avec honneur à l'insolence des Grecs, voire pour les dépasser»3. Bien plus tard, au XVIIe siècle, alors que la philosophie cartésienne semblait avoir triomphé des formes traditionnelles du scepticisme, l'extraordinaire abbé Simon Foucher se réclamera encore haute ment de la philosophie néoacadémicienne de Cicéron et fera de cel le-ci le centre d'une œuvre qui est probablement l'expression la plus achevée du fidéisme, cette abdication de la raison devant les 1 T. Zielinski, Cicero im Wandel der Jahrunderte, Leipzig-Berlin, 1908. 2 C. Schmidt, Cicero Scepticus, La Haye, 1972. 3 J. de Salisbury, Policraticus, II, 22, 449a, t. I, p. 122 de Ted. Webb, Oxford, 1909, trad. d'E. Jeauneau, Jean de Salisbury et les philosophes, dans REAug, 29, 1983, (p. 144-174), p. 160.
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vérités de la foi4. Et en pleine période des Lumières, D. Hume, dont nous avons déjà dit l'admiration pour la Nouvelle Académie, célébrera le triomphe, qu'il estimait définitif, de Cicéron, en qui il voyait le maître de la philosophie «facile» (au sens où Ortega y Gasset dira que «la clarté est la courtoisie du philosophe») sur Aris tote l'abscons5. A la fin du XVIIIe siècle, Cicéron pouvait donc être considéré comme un modèle par un philosophe dont l'influen ce sur la pensée scientifique moderne fut, ne serait-ce qu'à travers Kant, considérable. C'est pourquoi la Quellenforschung apparaît comme une rupture par rapport au passé même si le phénomène eut des origines complexes, puisqu'en 1771 l'abbé Galiani écrivait déjà à Madame d'Epinay : «il (Cicéron) savait tout ce que les Grecs avaient pensé et le rendait avec une clarté admirable, mais il ne pensait rien et n'avait pas la force de rien imaginer»6. Auparavant Cicéron avait certes eu des adversaires, Montaigne par exemple dans la première édition des Essais7, mais ils mettaient en cause
4 Nous devons la connaissance de l'abbé Foucher à A. Faudemay, maître de conférences à l'Université de Fribourg, que nous tenons à remercier ici. L'abbé Foucher, dont aucune des œuvres n'a été, à notre connaissance, éditée récemment, est une figure importante de la vie intellectuelle du XVIIe siècle finissant, auteur de nombreuses dissertations dans lesquelles la méthode acadé micienne est défendue contre le cartésianisme triomphant et présentée comme la plus appropriée aux principes de la foi : S. Foucher, La critique de la «Re cherche de la vérité», où l'on examine en même tems une partie des principes de M. Descartes, lettre par un académicien, Paris, 1675; Dissertation sur la «Recher che de la vérité», contenant l'histoire et les principes de la philosophie des acadé miciens, avec plusieurs réflexions sur les sentiments de M. Descartes, Paris, 1693, etc. L'influence de la pensée philosophique cicéronienne au XVIIe siècle a été soulignée par A. Michel, L'influence de l'Académisme cicéronien sur la rhétori que et la philosophie au XVII*™*, La Mothe le Vayer, Huet, Pascal, Leibniz, dans Acta Conuentus Neolatini Amstelodamensis 1973, G. Kuiper et E. Kessler éds., Munich, 1979. 5 Sur Hume et la Nouvelle Académie, cf. supra, p. 45. La comparaison entre Cicéron et Aristote se trouve dans la première section de l'Enquête sur l'entendement humain, («Des différentes sortes de philosophie»), p. 28 de l'édi tion Deleulë. 6 Lettre du 20 juillet 1771 de l'abbé Galiani à Mme d'Epinay, citée par G. Gawlick, Cicero and the enlightenment, dans Studies on Voltaire and the XVIIIth century, 25, 1963, (p. 657-682), p. 659. Cet article est une étude très fine et très complète de l'image de Cicéron chez les philosophes des Lumières. 7 Les jugements de Montaigne sur Cicéron sont très négatifs dans l'édition de 1580, cf. en particulier les «essais» XL du livre I et X du livre II. Cependant, après 1588, Montaigne multipliera les emprunts à l'Arpinate, notamment aux Académiques et aux Tusculanes. Sur cette évolution, cf. P. Villey, Les sources et l'évolution des «Essais» de Montaigne, Paris, 19332, p. 106-113; C.B. Brush, Montaigne and Bayle, Variations on the theme of skepticism, La Haye, 1966, qui est sans doute l'ouvrage le plus important sur cette question ; J. M. Green, Mont aigne's critique of Cicero, dans Journ. of. the hist, of ideas, 36, 1975, p. 595-612.
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le décalage chez lui entre les principes et l'application pratique de ceux-ci beaucoup plus qu'ils ne lui contestaient le titre de philoso phe. La Quellenforschung, elle, s'interdit tout jugement de ce type, ses travaux se présentent en règle générale comme des démonstrat ions vraies, nullement différentes dans leur méthode de celles qui caractérisent les sciences dites exactes, ils prétendent abolir la sub jectivité du chercheur et surtout celle de l'écrivain, laquelle est per çue comme un épiphénomène dans la mécanique de la transmis sion des doctrines. Ce scientisme naïf, application sans nuances à l'activité intellectuelle des catégories prévalant en physique ou en chimie, eut cependant le mérite d'impliquer une lecture minutieuse des textes et de faire indubitablement progresser la connaissance des grands courants de pensée de l'Antiquité. Malheureusement, il aura abouti à présenter Cicéron comme le témoin privilégié d'une culture philosophique dépassant amplement ses capacités de ré flexion. Sa devise aurait pu être cette affirmation de R. Hoyer : par delà le dilettantisme du Romain, il faut essayer de retrouver la pro fondeur de la pensée grecque8. Il est difficile de fixer une date de naissance à la Quellenfor schung, mais on admet généralement que la préface de Madvig à son édition du De finibus fut un véritable manifeste de ce que serait désormais pendant quelques décennies l'attitude d'un grand nombre de philologues et d'historiens de la philosophie à l'égard de Cicéron9. Le savant danois ne nie certes pas que la philosophie doive beaucoup à celui-ci, puisqu'il a transmis à la postérité une somme très importante de connaissances sur la pensée grecque10, et il regrette précisément qu'il ne se soit pas acquitté de ce travail sans envelopper les textes de référence dans une sorte de gangue rhétorique d'où seul un travail minutieux peut les extraire. Cicé ron, dit Madvig, est certes émouvant quand il cherche dans la phi losophie une consolation aux malheurs dont il est accablé11, mais il n'a aucune connaissance profonde des doctrines, il rédige dans la précipitation, sans être véritablement entraîné au maniement subtil des concepts et, comme si cela ne suffisait pas, il dispose d'un instrument bien peu commode, cette langue latine, si rebelle à la nouveauté12. Dans ces conditions le texte latin apparaît comme un écran, comme un obstacle, au delà duquel le chercheur retrou8 R. Hoyer, Quellenstudien zu Ciceros Büchern De natura deorum, De diuinatione, De fato, dans RhM, 53, 1898, (p. 37-65), p. 39. 9 N. Madvig, éd. du De finibus, Copenhague, 1839. 10 Ibid., p. LXIII. 11 Ibid., p. LXV. 12 Ibid., p. LXVI. Malheureusement pour Madvig, son exemple de contre sens cicéronien (Luc, 31, 99) n'est pas du tout probant.
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vera la lumineuse pureté de la pensée grecque. En ce qui concerne plus précisément la volonté cicéronienne de n'adhérer à aucun sys tème, Madvig se contente d'y voir la marque d'un esprit incapable d'originalité qui, ne pouvant approfondir par lui-même des ques tions ardues, cherche à savoir comment elles ont été traitées par les uns et par les autres. Ces thèmes n'étaient pas neufs, mais Madvig leur a donné une cohérence systématique qu'à notre connaissance ils n'avaient pas avant lui. Au demeurant, il n'a pas d'antipathie particulière pour Cicéron et il ressent même de l'admiration pour l'orateur. Il consi dère simplement que toute recherche sérieuse doit faire abstrac tion de sa présence et il le réduit ainsi à la condition pour le moins paradoxale de témoin à la fois indispensable et gênant. Il s'agit moins d'une attitude défavorable à l'Arpinate en tant qu'individu que de la volonté de le nier en tant que philosophe. Il serait fastidieux de recenser ici toutes les variantes d'une argumentation dont cette préface constitue l'archétype et qui fut répétée à satiété13. Nous évoquerons cependant les pages qu'Usener a consacrées à Cicéron au début des Epicurea, parce que cet autre géant de la philologie du XIXe siècle y aborde avec plus de précision que Madvig la question de l'académisme cicéronien14. Usener aussi considère que l'Arpinate était né foro, non scholae et que sa philosophie est aussi superficielle que peu originale. Il éta blit néanmoins à l'intérieur de celle-ci une distinction entre les exposés de systèmes et les textes où Cicéron s'exprime comme Aca démicien. Dans les premiers, il ne ferait que transcrire largiore stilo des résumés de doctrine, alors que les seconds seraient à la fois plus érudits et plus brillants, tout simplement parce que, délaissant les intermédiaires, il utiliserait la méthode apprise directement de ses maîtres académiciens. Usener n'a d'ailleurs que fort peu d'est ime pour ceux-ci, dans lesquels il voit des philosophes peu scrupul eux, ayant pour méthode de réfuter leurs adversaires en s'en pre nant à quelques extraits de leurs écrits. La perfection en matière de Quellenforschung cicéronienne fut atteinte, selon nous, par R. Hirzel dont le travail gigantesque const itue une référence toujours actuelle, quelles que soient les réserves que suscite la méthode elle-même, puisque ce savant a réussi l'ex ploit d'écrire trois gros livres sur les œuvres philosophiques de
13 Remarquons cependant qu'en France une telle méthode n'eut guère de succès, si l'on excepte la thèse de C. Thiaucourt, Essai sur les traités philosophi ques de Cicéron et leurs sources grecques, Paris, 1885, qui en fut l'application sans nuances. 14 H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, p. LXV sq.
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Cicéron en y consacrant un fort petit nombre de pages à l'activité philosophique de leur auteur15. Pourtant il serait erroné de croire que tout le XIXe siècle a pratiqué la Quellenforschung ou même d'imaginer celle-ci comme un phénomène uniforme. La recherche bibliographique révèle l'existence à cette époque de petits ouvrages à l'ambition souvent modeste, qui témoignent paradoxalement d'une attitude beaucoup plus nuancée à l'égard de Cicéron que les monuments que nous venons d'évoquer. Nous cite rons, à titre d'exemple, le Marcus Tullius Cicero, philosophiae historicus d'U. Legeay16, qui affirme que Cicéron a toujours apporté quelque chose de personnel, quels que soient les philosophes dont il s'est inspiré, et qui essaie d'interpréter son académisme comme une tentative de justification a posteriori de ses variations politi ques, et notamment de l'acceptation, à contre-cœur certes, de la dictature césarienne 17. Mais, chez ceux-là mêmes qui se sont réclamés de la Quellen forschung, il arrive qu'on trouve de la sympathie pour Cicéron ou encore l'esquisse d'une autre approche de sa philosophie. Un sa vant aussi important dans l'histoire de la philologie allemande que F. Leo a écrit à son sujet ces lignes pleines de sensibilité : uiui autem cum Cicerone familiariter potest ut cum Romano nullo, cum Graecis paucis; sed amari se poscit antequam animum suum aperiat et thesauros promat1*. Par ailleurs, dans son livre, qui est l'un des plus importants jamais écrits sur les Académiques, A. Lörcher ne s'est pas contenté, comme le suggérerait le titre de cette œuvre19, de faire la part entre les sources grecques et l'apport personnel de l'Arpinate, il s'est interrogé sur le sens du doute cicéronien qui, selon lui, ne porte vraiment que sur les questions de physique et de logique, car sur les problèmes éthiques le scepticisme de Cicéron serait plus apparent que réel. S'il partage donc avec tous les savants de son temps l'incapacité à appréhender la philosophie du
15 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, Leipzig, I, 1877; II, 1882; III, op. cit., 1883. 16 U. Legeay, Marcus Tullius Cicero, philosophiae historicus, Lyon, 1845. Cf. également l'opuscule de J. F. Herbart, Über die Philosophie des Cicero, dans Johann Friedrich Herbart's Sämmtliche Werke, t. 12, Leipzig 1852, p. 169-182. 17 U. Legeay, ibid., p. 21. C'est là une interprétation que nous ne parta geons pas, car Cicéron n'a pas attendu la dictature césarienne pour s'affirmer néoacadémicien ; toutefois, Legeay a eu le mérite de sentir que l'œuvre philoso phique cicéronienne était en étroite relation avec le contexte politique dans lequel elle a été écrite. 18 F. Leo, Miscella ciceroniana, Index scholarum Gottingae, 1892, dans Aus gewählte kleine Schriften, t. 1, Rome, 1960 (p. 301-325), p. 325. 19 A. Lörcher, Das Fremde und das Eigene in Ciceros Büchern De finibus bonorum et malorum und den Academica, Halle, 1911, p. 298-309.
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Romain comme un tout, Lörcher a su, contrairement à eux, recon naître les limites de sa méthode et affirmer que la psychologie doit prendre le relais de la logique, révéler ce que celle-ci ne peut expli quer20. Lui-même n'a pas voulu approfondir cette idée, comprend re à quel point elle pouvait être féconde, mais il a tout de même mis en relation la philosophie néocadémicienne de Cicéron avec la crise profonde que celui-ci connut après la guerre civile, du fait de malheurs tant publics que privés. Il est de bon ton de décrier la Quellenforschung. Gardons-nous pourtant de la considérer, quels qu'aient été ses excès, comme une passagère et dérisoire aberration. Tout d'abord, parce que c'est Cicéron lui-même qui lui a fourni une justification, ou un prétexte, quand il a utilisé le terme d'cutóypcupov pour désigner certains de ses écrits21. Nous tenterons plus loin de préciser le sens exact de cette formule, mais il est indéniable qu'elle a constitué un argu ment de poids pour ce type de recherches. Par ailleurs, il est év idemment impossible d'éluder la question de la relation de Cicéron avec les penseurs grecs, si l'on veut parvenir à une appréciation un tant soit peu équitable de sa philosophie. L'échec de la Quellenfors chung, indiscutable dans la mesure où pas une seule de ses conclu sionsn'est universellement admise22, pose donc le problème sui vant : comment éviter les erreurs auxquelles a conduit une recher che de sources systématisée, sans pour autant tomber dans le pané gyrique ou l'invective? Il nous est impossible d'évoquer ici l'ensemble des ouvrages qui ont été consacrés à la pensée philosophique de Cicéron, ni même tous ceux qui ont abordé d'une façon ou d'une autre le pro blème de son adhésion à la Nouvelle Académie. Dans la masse immense de cette bibliographie, nous avons cru pouvoir distinguer trois grands courants : - ceux qui perpétuent la tradition de la Quellenforschung, en gommant parfois les aspects les plus caricaturaux de celle-ci, c'està-dire en accordant malgré tout une certaine attention à la personn alitéet à l'apport de Cicéron; - ceux qui refusent de prendre parti et se contentent de décrire les conditions d'élaboration des traités et leur contenu pré cis; 20 Ibid., p. 309. 21 Cicéron, Ait., XII, 52, 3, cf. infra, p. 181-186. 22 Comme l'avait justement souligné P. Boyancé dans son article Les mé thodes de l'histoire littéraire : Cicéron et son œuvre philosophique, repris dans REL, 14, 1936, p. 288-309; Études sur l'humanisme cicéronien, Bruxelles, 1970, (p. 199-221), p. 204.
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- ceux, enfin, et ils ont été nombreux dans cette deuxième moitié du siècle, qui ont essayé d'explorer des voies nouvelles conciliant rigueur et imagination. Nous citerons comme modèle des premiers le long article de R. Philippson dans la RE23. Tout en distinguant plusieurs périodes dans l'activité philosophique de Cicéron, Philippson reconnaît que la philosophie a toujours été pour lui beaucoup plus que l'auxiliai re de la politique ou de l'éloquence. En outre, bien qu'il accorde une grande importance à l'influence de Panétius sur un homme très préoccupé d'éviter le conflit entre la théorie et la pratique, il souligne avec force la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Académie. Toutefois, sa position est sur le fond celle de Quellenforschung, puisqu'il estime qu'il n'y a pas de véritable pensée cicéronienne, mais un éclectisme sans grande cohérence. De surcroît, son juge ment sur la personnalité de Cicéron est assez sévère : il le considère comme un individu velléitaire, versatile, perpétuellement déchiré entre les exigences du quotidien et les aspirations vers l'idéal24. Ce portrait chargé est tout de même atténué par l'affirmation que ce caractère instable, ce médiocre philosophe, a su élaborer, à partir notamment de l'apport panétien, un concept dont Philippson re connaît la richesse et l'importance, celui d'humanitas. Les conclusions de Philippson inspirent encore bon nombre de travaux. Citons simplement celui, relativement récent, de W. Sch mid, paru dans un recueil d'études édité par B. Kytzler25. Tout repose ici encore sur l'idée que les traités de Cicéron ne sont que de simples απόγραφα, même si Schmid s'empresse d'ajouter que cela ne préjuge en rien du sérieux avec lequel ils ont été élaborés. La véritable originalité de Cicéron aura été à ses yeux de définir un humanisme fait de philosophie et de rhétorique. Mais, si l'on sousestime ainsi les transformations que l'Arpinate a fait subir à ses sources, le concept d'humanitas ne risque-t-il pas d'apparaître comme la trouvaille en quelque sorte miraculeuse d'un traducteur talentueux? Dans cette tradition née de la Quellenforschung, deux livres nous concernent tout particulièrement. Nous avons déjà évoqué dans notre précédent chapitre le Cicero und die Neue Akademie
23 R. Philippson, art. Tullius, RE, 7A, 1939, p. 1104-1192. 24 Ibid., 1183 : Aber er war kein großer Character. Man kann nicht sagen dafi er seine Philosophie gelebt hat. . . . Es lebten in ihm zwei Seelen, eine des Alltags und eine ideale. 25 W. Schmid, Ciceroweitung und Cicerodeutung, dans Cicero literarische Leisting, B. Kytzler éd., Darmstadt, 1973, p. 33-68.
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d'A. Weische26. Malgré ce titre prometteur, très peu de pages sont consacrées dans cet ouvrage à la philosophie de Cicéron, qui semb le être sourtout considérée comme la source indispensable à la connaissance de la pensée grecque. Pour Weische, le septicisme de Cicéron est essentiellement formel, il consiste à construire les expo sés de manière contradictoire et à n'accorder aux diverses théories philosophiques qu'un degré variable de probabilité. Mais, à ses yeux, cette forme antithétique ne peut dissimuler que la plupart des traités cicéroniens ont un contenu positif : ainsi, la forme contradictoire du De natura deorum n'empêche pas Γ Arpinate de dire à la fin du traité que sa préférence va dans ce domaine à la philosophie stoïcienne. De l'enseignement de Philon, Cicéron n'au rait donc retiré qu'une technique de présentation des doctrines et une attitude de prudence à l'égard de celles-ci, aboutissant à un probabilisme qui ne serait qu'une forme atténuée de dogmatisme. Faut-il considérer M. Giusta comme l'héritier spirituel de la Quellenforschung21? Cette question peut surprendre, car ceux-là mêmes qui n'ont pas accepté les conclusions auxquelles le savant italien est parvenu, se sont plu à reconnaître le caractère profondé ment original de sa méthode. La Quellenforschung a toujours eu pour fin d'identifier l'auteur que l'Arpinate se serait contenté, au mieux, d'adapter, et elle aboutit inévitablement à un cercle vicieux, étant donné que la source supposée ne nous est le plus souvent connue que par le texte cicéronien. La démarche de M. Giusta est très différente, en ceci que sa réflexion a comme point de départ une constatation irréfutable, l'existence de très profondes similitu des de fond et de forme entre des textes grecs et latins d'époques différentes, mais tous relatifs à des problèmes moraux. M. Giusta aurait pu se limiter à montrer, ce qu'il fait de manière très convaincante, que les controverses entre écoles avaient eu souvent pour conséquences une manière assez uniforme de poser les ques tions philosophiques et la création d'un vocabulaire commun ; mal heureusement, du moins à notre avis, il a rejoint la Quellenfors chung dans ce qu'elle a de plus contestable en voulant prouver que tous ces textes auraient été élaborés à partir d'un même ouvrage, une grande doxographie morale dont le passage de Stobée intitulé
26 Cf. supra, p. 31-32. L'examen par Weische de la nature du scepticisme cicéronien se trouve p. 81 sq. 27 M. Giusta, op. cit. Sur cette œuvre qui aura incontestablement marqué les études doxographiques de la deuxième moitié du XXe siècle, cf. le comptes rendus de P. Boyancé, dans Latomus, 26, 1967, p. 246-249 : A. Michel, dans REL, 47, 1969, p. 630-633; R. Joly, dans AC, 28, 1969, p. 308; A.M. Ioppolo, dans Cultura, S, 1970, p. 292-295.
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«Epitome d'Arius Didyme» constituerait le résumé très succinct28. Ainsi donc, Cicéron, Philon d'Alexandrie, Sénèque, Apulée et quel ques autres encore auraient tous utilisé le manuel d'Arius Didyme, d'où les incontestables concordances entre leurs œuvres. Nous ne reviendrons pas sur les très nombreuses objections qui rendent selon nous cette hypothèse parfaitement invraisemblable, et qui ont été formulées dès la parution du premier tome des Dossografi di etica, notamment par P. Boyancé. Remarquons simplement ceci, qui concerne Cicéron : à en croire M. Giusta, ni l'enseignement de nombreux maîtres, ni de multiples lectures philosophiques n'au raient laissé la moindre trace dans l'œuvre cicéronienne, et celle-ci reposerait tout entière sur une compilation dont l'existence est invraisemblable ! Malgré tout cela, il est juste de reconnaître que le livre de M. Giusta contient une somme immense, exceptionnelle, d'informations précieuses pour le philologue comme pour l'histo riende la philosophie et qu'il a posé plus nettement qu'aucun autre la question de la doxographie philosophique. Il est hors de doute que c'est là l'une des voies les plus intéressantes, les plus fécondes, qui s'offrent à la recherche sur Cicéron. Nous ne pouvons consacrer que peu de place aux ouvrages qui entrent dans notre deuxième catégorie. Il s'agit généralement de travaux présentant la vie et l'œuvre de l'Arpinate, dans lesquels l'auteur ne prétend nullement aborder le détail des questions philo sophiques. Le type même en est le Cicero de M. Gelzer dans lequel nous sont donnés une chronologie des divers traités et un exposé scrupuleux de leur contenu, mais avec le propos délibéré de laisser de côté toute considération de source ou de doxographie29. Nous inclurons également dans cette catégorie les introductions à la phi losophie de Cicéron de Bringmann et de Süss, qui, par définition même, évitent d'entrer dans la détail des problèmes30. La seconde, plus ambitieuse, propose cependant une interprétation d'ensemble de la pensée cicéronienne, que l'auteur caractérise à la fois par l'éclectisme et le scepticisme : W. Süss pense, en effet, qu'il n'y a pas de contradiction chez Cicéron entre l'avocat séduit par la méthode de discussion in utramque partent et le moraliste qui, per suadé qu'il n'y a pas d'idée innée qui puisse régir notre conduite, s'intéresse à toutes les formes d'éthique qu'a pu concevoir l'esprit humain. La véritable erreur de Cicéron fut, selon lui, de ne pas
28 Cf. infra, p. 347, n. 36. 29 M. Gelzer, Cicero, Wiesbaden, 1969. 30 Κ. Bringmann, Untersuchungen zum spàten Cicero, Göttingen, 1971; W. Suss, Cicero, eine Enführung in seine philosophischen Schriften, Mayence, 1966.
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comprendre que cette méthode antilogique, philosophiquement ex cellente, ne pouvait constituer une règle d'action politique. Ceux qui ont refusé à la fois l'analyse descriptive et la Quellen forschung des traités philosophiques de Cicéron se réfèrent souvent à l'article de P. Boyancé sur «les méthodes de l'histoire littéraire», qui a frayé la voie à des recherches nouvelles. Cette étude est d'abord un constat lucide de la faillite des Quellenforscher : «si l'on prend», dit-il, «l'ouvrage qui en a peut-être le mieux suivi les prin cipes, que reste-t-il aujourd'hui du livre de Schmekel sur le Moyen Portique? Que reste-t-il notamment, après les travaux de M. Rein hardt, du Posidonius qu'on y voyait constitué à l'aide de membra disiecta, pour la plupart empruntés à Cicéron»31. L'erreur fonda mentale de tous ces savants a donc été de considérer l'œuvre cicéronienne «comme une simple mosaïque, plus ou moins réussie, de traductions ». P. Boyancé a proposé tout au contraire de mettre l'accent sur «le contact vivant» que Cicéron a eu avec ses maîtres, sur une tradition orale faite certes d'enseignement scolastique, mais aussi de discussions et d'échanges. Il nous invite à considérer Cicéron comme un passionné de philosophie qui ne se contente pas de résumer ni de traduire, mais travaille avec une rigueur pouvant aller jusqu'à la minutie et transforme sa culture en œuvre selon un processus infiniment plus subtil que la simple transcription de sources grecques32. Sa méthode, Pierre Boyancé l'a appliquée tout au long de ses travaux que nous serons amené à citer plusieurs fois33, et qui pour la plupart sont consacrés à l'essentiel de la phi losophie de Cicéron, ce platonisme dont le scepticisme académicien ne constitue à ses yeux qu'un des aspects. Parce que le concept de platonisme est apparu de plus en plus comme essentiel pour la compréhension de la pensée philosophi que de Cicéron, il lui a été consacré de très nombreux travaux, par mi lesquels l'article de Th. De Graff, Plato in Cicero, mérite une mention particulière, puisqu'il est de nos jours encore précieux pour qui veut déterminer la connaissance que l 'Arpinate avait de Platon, et l'image, ou plutôt les images qu'il a données de celui-
31 P. Boyancé, Les méthodes. . ., dans Études. . ., p. 221. 32 P. Boyancé, ibid. : «Cicéron se compare à un Théophraste écrivant après Aristote, aux nombreux stoïciens qui ont suivi Chrysippe, lequel pourtant ' n'avait rien laissé de côté '. Il revendique ainsi, non l'originalité du penseur qui découvre des théories nouvelles, mais celle du disciple capable de les assimiler et de les présenter d'une manière personnelle ». 33 En dehors des articles repris dans le recueil Études . . ., nous aurons à évoquer tout particulièrement l'article que P. Boyancé a consacré à un problè me essentiel de la philosophie antique : Cicéron et les parties de la philosophie, dans REL, 49, 1971, p. 127-154.
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ci34. Citons également la remarquable étude d'O. Seel, qui a mont réque la pensée cicéronienne présente au moins cette analogie avec la philosophie platonicienne qu'elle ne peut être réduite à quelques dogmes, car elle est inséparable d'un mouvement dialecti que et de ce langage que l'Arpinate a créé «à ses propres ri sques»35. O. Seel s'est refusé à ne voir dans l'œuvre philosophique cicéronienne que l'expression d'un «éclectisme mou». S'il recon naît que Cicéron vit en permanence le dualisme de la pensée et de l'action, de l'idéal et du réel, il montre aussi, à la différence de Philippson, que tout son effort a tendu vers la disparition, ou tout au moins la réduction, de cette bipolarité. A cet égard, le ο uitae philosophia dux\, cet hymne à la philosophie qui éclate au début du livre V des Tusculanes, lui paraît être l'aboutissement de cette lutte intérieure et marquer la réconciliation de Cicéron avec luimême 36 Cependant, le modèle platonicien ne peut tout expliquer, et notamment il peut paraître insuffisant lorsqu'on veut percevoir dans leur cohérence les divers moments de la réflexion cicéronienn e. Sans méconnaître l'importance de ce platonisme, deux savants ont cherché à mieux comprendre le mouvement de la pensée de Cicéron, en adoptant pour cela, le premier une démarche histori que, le second un point de vue structuraliste. O. Gigon, dans une étude classique, s'est efforcé de metre en lumière ce qu'il a appelé «le renouvellement de la philosophie à l'époque de Cicéron»37. Cette révolution philosophique, c'est se lon lui le retour à la tradition aristotélicienne, caractérisée par la volonté de percevoir la parcelle de vérité qui est dans chaque doctrine, et d'exalter ce qui unit des systèmes en apparence di vergents, le dévoilement de la vérité apparaissant alors comme un long processus collectif marqué d'inévitables affrontements. Les Pyrrhoniens et la Nouvelle Académie avaient tiré argument de ceux-ci pour conclure à l'impossibilité de toute connaissance certaine; Cicéron, au contraire, chercherait beaucoup plus à concilier qu'à opposer et serait en cela, par l'intermédiaire de son maître Antiochus d'Ascalon, l'héritier du Stagirite tout autant que de Platon. Cependant O. Gigon met en lumière une très im portante différence entre la philosophie d'Aristote et celle de Ci-
34 T. De Graff, Plato in Cicero, dans CPh, 35, 1940, p. 143-153. 35 Ο. Seel, Cicero und das Problem des römischen Philosophierens, dans Cicero, ein Mensch seiner Zeit, G. Radke éd., Berlin, 1968, p. 136-160. 36 Sur ce texte, cf. infra, p. 492. 37 O. Gigon, Die Erneuerung der Philosophie in der Zeit Ciceros, dans Entret iensFond. Hardt, III, 1955, p. 25-61.
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céron : le premier se considère comme celui qui peut juger et parfaire la recherche de ceux qui l'ont précédé, alors que le second a une admiration immense pour les «Anciens» (Platon, Aristote et leurs disciples immédiats) dont la tradition lui sembler ait être la vérité même. Entièrement différente est la méthode de W. Görler, qui, lui aussi, a voulu rendre compte de la richesse de la pensée cicéro nienne sans recourir à l'explication classique et décevante d'un «éclectisme» qui ne serait qu'incapacité de choisir38. Le foisonne ment et les incohérences apparentes de cette philosophie s'expl iquent pour lui par le fait que Cicéron a défini pour chaque ques tion trois réponses possibles, hiérarchiquement organisées : d'une manière générale, le niveau le plus bas est celui de l'épicurisme, le niveau moyen celui de la philosophie aristotélicienne, le niveau le plus haut celui de la pensée platonico-stoïcienne. A l'idée d'une contradiction entre les différents moments de la réflexion cicéro nienne, W. Görler préfère celle d'une ascension, les philosophes étant ainsi classés selon un gradus dignitatis. Cicéron aurait donc conçu la société des philosophes sur le modèle de la réalité romai ne telle qu'il la souhaitait, c'est-à-dire comme une res publica avec des ordres bien définis, et dans laquelle libertas et auctoritas ne seraient pas contradictoires. En ce qui concerne plus précisément le scepticisme39, Gorier pense qu'il figure pour Cicéron parmi les formes les plus hautes de la philosophie, par ce qu'il suppose d'abord comme efforts et difficultés : l'attitude facile, naturelle, est celle du réalisme naïf alors que douter va à l'encontre de tous les réflexes et de toutes les habitudes. Mais le doute est aussi ce qui prépare l'avènement de la foi, laquelle est pour W. Görler l'une des caractéristiques du troisième niveau : c'est, en effet, le travail de critique des sens, de réfutation des fausses certitudes qui rend pos sible le passage à un ordre supérieur. Dans une telle perspective le scepticisme n'est pas une fin en soi, mais l'un des moyens - au même titre que le stoïcisme ou le platonisme - d'accéder à un audelà de la raison. Les recherches que nous venons d'évoquer ont toutes eu pour finalité d'éclairer la philosophie cicéronienne et de l'arracher aux préjugés qui en faisaient une compilation sans autre intérêt que de nous informer sur la pensée grecque. Toutefois elles ont délibér ément laissé de côté, sans doute parce que la tâche entreprise était en elle-même assez ardue, la relation entre cette réflexion philoso-
38 W. Görler, Untersuchungen zu Ciceros Philosophie, Heidelberg, 1974. 39 La partie consacrée au scepticisme dans cette œuvre se trouve p. 185197, « Einzelprobleme : Ciceros Skeptizismus·».
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phique et l'être même de Cicéron, c'est-à-dire la tradition dont il était porteur et son histoire individuelle. Or, tout l'effort de P. Gri mai a tendu, au contraire, à briser ce cloisonnement, utile et par fois même indispensable, mais artificiel dans son principe même : «devenir philosophe pour un Romain,» écrit-il, «ce n'était pas se faire le disciple d'une doctrine - qui ne lui aurait rien apporté de sûr -, c'était replacer ses certitudes nationales, instinctives, dans les différentes perspectives doctrinales des écoles grecques»40. Parce que la philosophie romaine «installe sur le plan de la raison ce qui, jusque là, n'était qu'instinct et action»41, la recherche ne doit pas séparer ce qui est indissociable. Cette méthode, P. Grimai l'a, jusqu'à une date récente42, surtout appliquée à Sénèque, dont il a renouvelé l'image, mais elle est aussi présente dans les Jardins romains43, où est soulignée l'importance du cadre naturel pour la définition d'une autre manière de philosopher, et elle sous-tend son article sur le De fato, dans lequel le problème du libre-arbitre et du destin n'est pas isolé de la personnalité de Cicéron, juriste romain44. La même volonté de situer l'Arpinate au moins tout autant dans sa tradition nationale que dans le contexte de la cultu re grecque caractérise également la thèse de doctorat qu'A. Michel a consacrée aux «rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l'œuvre de Cicéron»45 et qu'il a complétée par de nombreux articles. Nous nous bornerons à présenter ici quelques-uns des concepts qui sont pour A. Michel au centre de la pensée et de l'ac tion de Cicéron. Le plus important est sans nul doute celui d'idéal : l'Arpinate est un homo Platonicus parce qu'il pense la politique, la rhétorique et la philosophie elle-même en fonction d'un modèle parfait, dont il admet qu'il a pu exister dans le passé, mais qui transcende la réalité vécue46. S'il vit intensément «ce tragique (qui) naît de la eenscience que l'idéal existe et qu'il ne soit pas réali-
40 P. Grimai, Cicéron était-il philosophe?, dans REA, 64, 1962, (p. 117-126), p. 121. 41 Ibid. 42 Dans son récent Cicéron, Paris, 1986, P. Grimai consacre le chapitre XVII, p. 345-370, à l'analyse des traités philosophiques cicéroniens. 43 P. Grimai, Les jardins romains, Paris, 19843, p. 71-72, p. 363. 44 P. Grimai, Contingence historique et rationalité de la loi dans la pensée cicéronienne, dans Helmantica, 28, 1977, p. 201-209. 45 A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l'œuvre de Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l'art de persuader, Paris, 1960. 46 Cf. ibid., p. 233 : «II essaie donc de reconstruire dans l'Idéal ce qu'il n'est pas sûr d'observer dans une réalité toujours obscurcie».
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sé»47, il ne s'abîme pas dans une nostalgie stérile, mais cherche à réduire par la réflexion philosophique comme par l'action polit iquela distance qui sépare le réel de cet horizon transcendantal. Le probabilisme, qui décèle dans la confusion du hic et nunc une hié rarchie dont le sommet est proche de l'intelligible48, qui permet de mettre en évidence la parcelle de vérité que contient chaque systè me, a pour condition la fin du «soliloque des sectes philosophi ques», il exige de «faire dialoguer» les différents systèmes et de tenter d'aller au-delà de leurs oppositions. Un exemple cher à A. Michel est celui de la relation entre le De finibus et les Tusculanes. Le second traité apporte, en effet, une réponse aux questions qui paraissaient insolubles dans le premier et, bien qu'il semble donner raison aux Stoïciens, il dépasse en réalité les conflits tradi tionnels par le recours à Platon, qui permet de concilier le doute et la certitude49. On peut donc parler d'éclectisme à propos de Cicéron, à condition d'y voir non pas un manque de rigueur, mais un effort pour aller aux sources véritables, et de comprendre qu'à tout instant la réalité de Rome est pour lui la contre-épreuve empê chant la pensée de se perdre dans une spéculation qui serait à ellemême sa propre fin50. Parallèlement à cette approche «humaniste et existentielle»51, un certain nombre de travaux récents ont étudié de manière plus partielle les articulations chez Cicéron de l'identité romaine et de la philosophie grecque. C'est ainsi que dans un article consacré à la philosophie cicéronienne, O. Gigon a souligné la concordance entre des concepts grecs et romains, comme cet idéal de permanence inhé rent à la fois à la fides et à la σοφία 52. Pour lui, la fidélité de Cicéron à la Nouvelle Académie s'explique par un ensemble de raisons, par milesquelles il met en bonne place la méfiance «en partie instincti ve, en partie aristocratique» des Romains à l'égard des raffinements du savoir grecs, laquelle l'aurait prédisposé à une méthode aporéti-
47 A. Michel, Quelques aspects de l'interprétation philosophique dans la litt érature latine, dans Rev. phil. de la France et de l'étr., 157, 1967, (p. 79-103), p. 98. 48 Cf. Cicéron et les sectes philosophiques. Sens et valeur de de l'éclectisme académique, dans Eos, 57, 1967-68, (p. 104-116), p. 107 sq. 49 Ibid. A. Michel a également souligné la relation qui existe entre l'ensem ble De finibus-Tusculanes et le passage du Lucullus où Cicéron traite du désac cord des moralistes, cf. Doxographie et histoire de la philosophie chez Cicéron (Lucullus, 128 sq.), dans Studien zur Geschichte und Philosophie des Altertums, Budapest, 1968, p. 113-120. 50 Ibid., p. 114 et dans l'article Quelques aspects . . ., p. 93 sq. 51 L'expression se trouve dans Cicéron et les grands courants . . ., p. 103. 52 O. Gigon, Cicero und die griechische Philosophie, dans ANRW, 1, 4, 1973, (p. 226-261), p. 236.
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que que sa pratique oratoire de la disputano in utramque partem devait lui permettre de perfectionner 53. De son côté U. Knoche a décrit l'Arpinate comme un homme qui veut adapter la culture grecque et surtout qui est dominé par une double nostalgie, celle du mos maiorum et celle de la uetus Graecia, symbolisée par Platon 54. D'où son platonisme sceptique, fait de désillusion devant sa cité déchirée et les controverses sans fin des philosophes, mais aussi de l'espoir de retrouver cet idéal perdu. K. Büchner, enfin, a mis en évidence une caractéristique essentielle de la mentalité romaine que Cicéron exprime à travers son scepticisme : la uerecundia, le rejet de Yarrogantia, la condamnation de l'attitude qui consiste à se poser en unique détenteur de la vérité 55. Les études sur la pensée et la personnalité de Cicéron doivent également beaucoup au très bel article de W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, qui est l'une des études les plus profon des consacrées à la relation de Cicéron à la Nouvelle Académie56. Le portrait que fait W. Burkert du consul-philosophe est certes très nuancé : il ne cache pas une certaine admiration pour cet homme qui sut mourir courageusement et à qui sa philosophie valut plus de blâmes que de louanges, mais il le décrit aussi comme un être indécis (il cite l'anecdote de Labérius reprochant à Cicéron d'être toujours assis entre deux chaises57), désireux de légitimer sa pro pre faiblesse en lui donnant un fondement philosophique. Toutefois, W. Burkert ne limite pas le scepticisme cicéronien à une volonté de justification personnelle, il montre qu'il s'enracine dans ces deux traditions romaines que sont le souci de la libertas et la méfiance à l'égard de la prétention à connaître la nature58. D'où ce paradoxe par rapport à une mentalité moderne : pour Cicéron une telle connaissance ne peut-être qu'approximative, alors que l'action, elle, doit être le lieu de l'absolu59. D'où aussi, chez ce Pla tonicien, une double image de Platon, le fondateur de l'Académie
54 U. « Ibid. Knoche, Cicero : Ein Mittler griechischer Geisteskultur, dans Hermes, 87, 1959, p. 57-74. 55 Κ. Büchner, Cicero, Grundzüge seines Wesens, dans Gymnasium, 62, 1955, p. 299-318, repris dans Das neue Cicero Bild, Darmstadt, 1971, p. 417-445. Dans ce recueil, les remarques concernant Yadrogantia et la uerecundia se trou vent p. 428-430. 56 W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, dans Gymnasium, 72, 1965, p. 175-200. 57 L'anecdote est racontée par Sénèque le Rhéteur, Contr., 7, 3, 9, et par Macrobe, Sat., 2, 3, 10. Cités par W. Burkert, p. 175. 58 ibid., p. 191-194. 59 Ibid., p. 197.
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apparaissant tantôt comme un philosophe sceptique avant la lettre, tantôt comme le moraliste par excellence60. Cet aperçu de la foisonnante richesse des études sur la pensée cicéronienne nous permet de préciser ce que voudrait être notre travail : la confirmation à partir d'une œuvre qui, réputée difficile, est encore mal connue, de la cohérence théorique de la philosophie cicéronienne et de son aptitude à traduire une expérience à la fois individuelle et collective61.
Choix individuel et tradition culturelle : Rome et l'Académie II y a presque un siècle E. Havet commençait ainsi son article intitulé Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique? : «je me propose d'examiner pourquoi Cicéron, quand il s'est mis à philosopher, a professé de préférence la philosophie académique. Cette question ne paraîtra peut-être pas bien importante; cepen danttout nous intéresse dans l'antiquité classique, car ce que nous pouvons en étudier est après tout bien peu de chose et puis les per sonnages qui figurent sur cette grande scène nous attachent assez pour que nous ne négligions rien de ce qui les touche62». Cet exorde déconcertant est suivi d'un texte qui nous en apprend plus sur les illusions positivistes à la fin du XIXe siècle que sur les motivat ionscicéroniennes et pourtant, si la réponse déçoit, la question, elle, est - quoi qu'en ait pensé Havet lui-même - l'une des plus importantes que l'on puisse se poser au sujet de Cicéron. Comment, en effet, considérer comme un simple épiphénomène le fait que celui-ci, bien qu'ayant connu et entendu de nombreux philosophes appartenant à diverses écoles, n'ait jamais voulu, après avoir suivi l'enseignement de Philon de Larissa, démentir sa fidélité à l'Acadé60 Ibid., p. 195. 61 Nous avons voulu nous limiter dans cette tentative de status quaestionis aux travaux qui nous ont paru les plus significatifs de l'évolution de la réflexion sur le sens de la philosophie cicéronienne. Cela imposait un choix, qui ne cor respond nullement à la sous-estimation d'autres travaux remarquables, parmi lesquels ceux de : V. Guazzoni Foa, // metodo di Cicerone nell'indagine filosofica, dans RFN, 48, 1956, p. 293-315; Κ. Kumaniecki, Tradition et apport personnel dans l'œuvre de Cicéron, dans REL, 37, 1959, p. 171-183; H. Fuchs, Ciceros Hin gabe an die Philosophie, dans MH, 16, 1959, p. 1-28; L. Alfonsi, Cicerone filosofo. Linee per lo studio del suo iter speculativo, dans SÄ, 9, 1961, p. 127-134; J. C. Davies, The originality of Cicero's philosophical works, dans Latomus, 30, 1971, p. 105-119. 62 E. Havet, Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique?, dans Travaux de l'Ac. des Se. mor. et pol, VIe série, 21 1884, (p. 660-671), p. 660.
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mie63. N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiel et de paradoxal à la fois dans cette constance de la part d'un homme dont on a si sou vent mis en cause l'irrésolution, la faiblesse de caractère, l'oppor tunisme allant jusqu'à la palinodie64? Pourquoi, malgré l'évidente séduction exercée sur lui par le stoïcisme et la longue présence chez lui de Diodote, n'a-t-il jamais adhéré au système de Zenon65? Pourquoi n'a-t-il jamais préféré Aristote66, qu'il admirait pourtant profondément, à Platon67? A la question posée par L. Havet nous ne pourrons proposer une réponse que lorsque nous aurons défini ce que représentait pour Cicéron la «philosophie académique». Un choix philosophi que, surtout s'il est durable, exprime profondément une personnal ité et, à ce titre, il implique un ensemble complexe d'éléments dont la perception est rendue délicate par la plus ou moins grande opac ité propre à chaque être. Cependant le problème de la continuité historique, de la survie du mos maiorum, a trop constamment hant éCicéron pour que l'on puisse interpréter son adhésion à l'Acadé mie en fonction des facteurs purement individuels. Nous croyons que les contacts établis entre des philosophes de cette école et de hauts personnages romains dans les générations précédentes ont établi une tradition qui, certes, n'a pas déterminé le choix cicéronien, mais l'a préparé, rendu possible. Or celle-ci a été sous-estimée, alors qu'elle constitue un lien entre des personnages aussi considérables que Lucilius, Cicéron, Varron, Brutus et Horace. Il importe donc de préciser la nature de ce qu'on pourrait appeler le mos Academicus romain.
63 Nous aborderons dans la dernière partie de ce chapitre le problème d'une éventuelle oscillation de Cicéron entre la Nouvelle et l'Ancienne Académ ie. 64 Cf., en particulier, les jugements, restés célèbres par leur sévérité, de J. Carcopino dans Les secrets de la correspondance de Cicéron, Paris, 1947. 65 Très significative de l'attitude de l'Arpinate à l'égard du Portique est sa réflexion dans Tusc, IV, 24, 54 : Quamuis licet insectemur eos, ut Carneades solebat, metuo ne soli philosophi sint. Même lorsque Cicéron admire les Stoïciens, il éprouve à leur égard une réticence qui l'empêche d'adhérer à leur doctrine. 66 Aristote est toujours chez lui le «brillant second» de Platon: Aristoteles, longe omnibus (Platonem semper excipio) praestans et ingenio et diligentia {Tusc, I, 10, 22); cf. également Luc., 43, 132 et Fin., V, 3, 7. Sur la connaissance que pouvait avoir Cicéron de l'œuvre du Stagirite, cf. P. Moraux, Cicéron et les ouvrages scolaires d'Aristote, dans Ciceroniana, N.S., 2, 1978, p. 81-96. 67 L'expression homo Platonicus, employée par Quintus dans Com., 12, 46, est effectivement celle qui correspond le mieux à un homme qui, toute sa vie durant, n'a cessé de proclamer son admiration pour le fondateur de l'Académie, cf., à titre d'exemple, Rep., IV, 4, 4; Leg., I, 5, 15; Tusc, I, 21, 49.
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L'ambassade de 155 et ses conséquences Cicéron nous dit, notamment dans le De natura deorum, à quel point ses concitoyens furent surpris de le voir après la guerre civile non seulement se consacrer avec tant de passion à la philosophie, mais se faire de surcroît le champion d'une philosophie depuis longtemps tombée en désuétude68, et à ces détracteurs il répond fièrement: «les doctrines n'accompagnent pas leurs inventeurs dans la mort; peut-être n'ont-elles besoin que de quelqu'un qui les illustre et les défende». Cette indifférence des Romains pour la phi losophie néoacadémicienne après la mort de Philon de Larissa s'ex plique surtout par le fait qu'Antiochus avait su profiter du vide laissé par la mort du dernier scholarque légitime pour se poser en détenteur de la tradition platonicienne69; elle contraste nettement avec l'intérêt que de nombreux Romains montrèrent, à des degrés divers, pour la Nouvelle Académie dans les décennies qui suivirent l'ambassade de 155. En effet, si les relations entre l'élite romaine et l'école platonicienne à cette époque sont plus difficiles à apprécier que l'influence du Portique, s'il n'y a pas eu de phénomène compar ableà l'amitié qui lia Tibérius Gracchus et Blossius de Cumes70, ou Scipion Emilien et Panétius71, il serait imprudent d'en conclure à un phénomène d'ignorance réciproque72. Mais peut-être faut-il d'abord revenir sur cet événement consi dérable - à en juger, en tout cas, par le nombre de témoignages antiques qui le relatent - que constitua l'arrivée à Rome des trois ambassadeurs athéniens, Camèade, le Stoïcien Diogene de Babylone et le Péripatéticien Critolaos73. Il est certain que ce fut la per sonnalité de Camèade qui frappa le plus les Romains et cependant il nous semble que la présence de ces hommes avait des implica tions politiques et culturelles trop importantes pour que l'on puisse 68 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11 : non enim hominum interitu sententiae quoque occidunt, sed lucem auctoris fartasse desiderant. 69 Cela a été bien montré par J. Glucker, op. cit., p. 89. 70 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, Paris, 19752, p. 333, et I. Hadot, Tra dition stoïcienne et idéologie politique au temps des Gracques, REL, 48, 1970, p. 123-179. 71 La bibliographie sur ce sujet étant considérable, nous nous contenterons de citer P. Grimai, op. cit., p. 339 sq., et A. E. Astin, Scipio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 296-299, qui fait preuve d'un scepticisme certain à l'égard d'une possi bleinfluence de Panétius sur l'idéologie politique de Scipion. 72 Sur le platonisme à Rome à l'époque cicéronienne, cf. P. Boyancé, Le platonisme à Rome. Platon et Cicéron, dans Actes du Congrès de Tours et de Poi tiers de l'Ass. G. Budé, Paris, 1953, p. 195-221. Repris dans Etudes . . ., p. 226-247. H. Dörrie, Le renouveau du platonisme à l'époque de Cicéron, dans Rev. de théo. et de phil, 24, 1974, p. 13-29. 73 Sur l'ambassade elle-même, cf. P. Grimai, op. cit., p. 316 sq.
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se limiter à cet aspect de la question. En fait, cet épisode cristallisa un intérêt pour la philosophie déjà sous-jacent dans la société romaine, comme l'a bien vu P. Grimai 74, et ne provoqua pas, mais révéla, une tension entre ceux qui, Caton le premier, sentaient dans l'hellénisme une menace pour le mos maiorum et une jeunesse qui, elle, accueillait avec enthousiasme les innovations. Du reste, Caton avait lui-même bien compris que le phénomène dépassait large ment la personnalité de Camèade, même si c'était lui qui remport ait le plus grand succès, puisqu'il demanda au Sénat de régler l'af faire au plus vite et de congédier l'ambassade tout entière, non l'Académicien seul 75. C'est donc comme un véritable choc culturel qu'il faut considérer l'épisode de 155, beaucoup plus que comme le triomphe d'un personnage au génie extraordinaire. Ces jeunes gens, dont Plutarque nous dit qu'ils étaient «ensorcelés et subju gués» 76 par la parole du successeur de Platon, ne devinrent pas du jour au lendemain des Néoacadémiciens, ni même des Platoniciens, et cependant l'exemple de Scipion Emilien, qui faisait partie des auditeurs de Camèade, montre que cet intérêt pour la philosophie ne fut pas un feu de paille, s'éteignant aussi vite qu'il s'était allu mé. Un événement de ce genre ne révèle toute son importance que
74 P. Grimai, op. cit., p. 299-300. Paul Emile avait déjà tenu à ce que parmi les précepteurs de ses fils il y eût des philosophes grecs, cf. Plutarque, Paul Emile, 6, 8, et l'on sait combien fut importante pour l'hellénisme romain sa décision de transporter à Rome la bibliothèque du roi Persée. L'ambassade de 155 avait elle-même été précédée vers 169 par celle de Cratète, grammairien mais aussi philosophe stoïcien, envoyé auprès du Sénat par le roi Attale, cf. Suétone, De gramm., 2, 1, et Varron, De ling, lot., IX, 1, qui met en évidence l'inspiration stoïcienne de Cratète. Par ailleurs, le fait qu'en 161 le Sénat ait demandé au prêteur de M. Pomponius de chasser de Rome rhéteurs et philoso phes (Suét., De gramm., 25, 1 et Gell., XV, 11, 1, = Garbarino 76) montre bien que les conservateurs romains n'avaient pas attendu l'arrivée de Camèade pour s'émouvoir du danger que représentait pour le mos maiorum le succès de l'he llénisme et plus particulièrement de la philosophie. 75 Plutarque, Cato Maior, 22, 1 sq., et notamment 23, 1 : «il n'agissait point, comme quelques-uns le croient, par suite d'une hostilité particulière contre Carnéade, mais d'une aversion générale à l'égard de la philosophie et parce qu'il se faisait un point d'honneur de mépriser tous les arts et la culture de la Grèce». 76 Plutarque, ibid., 22, 3. C'est dans De or., II, 37, 154-155, que Cicéron raconte que Scipion, Lélius et Furius, les interlocuteurs du De republica donc, se trouvaient parmi les auditeurs de Cameade. Dans De or., III, 18, 68, c'est Q. Mucius Scaevola qui nous est présenté comme ayant écouté l'Académicien alors que lui-même était adulescens. Par ailleurs, J.-M. André a bien voulu nous signaler un passage de Varron, Agatho 6 (6), dans Satires Ménippées, 1. 1, J.-P. Cèbe éd., qui suggère ce que pouvait être l'état d'esprit de certains de ces jeunes gens : neque auro aut genere out multiplici scientia sufflatus quaerit Socratis uestigia.
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dans la durée, il provoque dans les mentalités des modifications, une maturation que l'on n'appréhende pas dans l'immédiat, tout comme il est lui-même le résultat d'une longue et silencieuse pré paration des esprits, sans laquelle il n'aurait pas un tel retentisse ment. Les philosophes partis, la philosophie, elle, restait installée dans le paysage intellectuel romain, méprisée ou adulée, mais pré sence désormais indéracinable. L'année 155 marqua bien le début de ce que P. Grimal a appelé d'une heureuse expression «le temps des philosophes 77». En ce qui concerne plus précisément la Nouvelle Académie, nous n'entrerons pas ici dans la question trop controversée de l'ef fet des conférences de Camèade sur l'idéologie romaine de l'impé rialisme, car nous partageons sur ce point l'extrême prudence de J.-L. Ferrary qui a montré tous les présupposés sur lesquels repose l'exploitation du discours de Philus comme témoignage d'une crit ique carnéadienne de la conquête romaine78. Il est probable, en revanche, que le prestige de ce scholarque attira à l'Académie des Romains fascinés à la fois par son agilité intellectuelle et par la richesse de son éloquence : «Camèade se distingua par une vivacité de génie et une abondance verbale merveilleuses», dit Cicéron79. Dans le De oratore, l'Arpinate ne cite qu'un seul nom, celui de Q. Caecilius Metellus, le futur Numidicus, qui écouta Camèade pendant plusieurs jours, alors que celui-ci était très âgé et luimême très jeune80, mais ce même dialogue donne tellement l'im pression qu'il s'était constitué une véritable légende autour de ce philosophe que l'on peut très bien imaginer que, de passage à Athè nes, d'autres Romains cultivés aient tenu à rendre visite à ce prodig e81. Succès de curiosité, admiration superficielle? Pour certains d'entre eux sans doute, mais l'essentiel est que cet intérêt pour
77 P. Grimai, op. cit., p. 295. 78 J.-L. Ferrary, Le discours de Philus (Cicéron, De Republica III, 8-31) et la philosophie de Camèade, dans REL, 55, 1977, p. 128-156. 79 Cicéron, De or., III, 18, 68 : Hinc haec recentior Academia manauit, in qua exstitit diuina quadam celeritate ingenti dicendique copia Carneades. 80 Cicéron, ibid. Q. Caecilius Metellus L. F. Numidicus fut consul en 109. Sur la personnalité et la formation philosophique de ce personnage, cf. G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 473-475. L'auteur fait justement remarquer que le frag ment de discours prononcé par Metellus en 106 av. J.-C. à l'occasion de son triomphe (Geli., Noci. Att., XII, 9, 4) contient une pensée platonicienne: «les hommes vertueux préfèrent subir une offense plutôt que de l'infliger à au trui ». 81 Cicéron, De or., III, 18, 68, fait dire à Crassus au sujet de Camèade : «j'ai pu connaître personnellement à Athènes beaucoup de ses auditeurs», mais il se réfère évidemment aux philosophes de l'Académie, non à des Romains.
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l'Académie survécut à la mort du scholarque, puisque nous verrons que nombreux furent les auditeurs romains de ses successeurs. Q. Lutatius Catulus Faut-il considérer comme un disciple de Camèade lui-même Q. Lutatius Catulus, le consul de 102 av. J.C., cet homme dont R. Büttner a fait le centre d'un cercle littéraire succédant à celui de Scipion Emilien et que H. Bardon décrit comme «l'une des plus attachantes figures de lettrés qu'il nous soit donné d'entrevoir»82? Cicéron, qui professe pour lui une très grande admiration, loue sa sapientia, le compare à un second Lélius et donne comme exemple de preuve judiciaire fondée sur l'autorité de quelqu'un ce raisonne ment : hoc uerum est; dixit enim Q. Lutatius™. Ce personnage, très attentif à la pureté de la langue latine, fut aussi un grand hellénophile, capable de payer une somme considérable pour l'achat d'un esclave lettré, et il composa lui-même des épigrammes ainsi qu'une œuvre historique dans la tradition de Xénophon84. Son intérêt pour la culture grecque alla-t-il jusqu'à une adhésion à la philoso phie de la Nouvelle Académie? Cela est beaucoup plus difficile à prouver. En effet, ses propos dans le De oratore témoignent d'une volonté de concilier le mos maiorum et la pensée grecque ainsi que d'une certaine connaissance de l'œuvre d'Aristote, mais n'indiquent aucune affinité particulière avec la dialectique de Camèade85. Bien 82 R. Büttner, Porcins Licinius und der literarische Kreis des Q. Lutatius Catulus, Leipzig, 1893, p. 143 : Nach Scipios Tode ist Laelius und nach dessen Tode Catulus die angesehenste Persönlichkeit ; H. Bardon, La littérature romaine inconnue, t. 1, Paris, 1952, p. 115. Cf. également l'excellente présentation de J. S. Reid, éd Academica, p. 41-42, ainsi que G. Garbarino, op. cit., p. 481-483, et L. Al fonsi, Sul «circolo» di Lutazio Catulo, dans Hommages à L. Hermann, coll. Latomus, XLIV, Bruxelles, 1960, p. 64-67. 83 Pour l'éloge de la sapientia de Catulus, cf. Pro Rab. perd., 9, 26; l'expres sion paene altero Laelio se trouve dans Tusc, V, 19, 56; le hoc uerum est . . . figure dans De or., II, 40, 173. 84 Sur l'attention de Catulus à la pureté de la langue latine, cf. Brutus, 35, 132 : incorrupta quaedam Latini sermonis integritas; l'épisode de l'esclave lettré est raconté par Suétone, Gram., 3, avec une ambiguïté, cf. H. Bardon, loc. cit. Les épigrammes sont mentionnées dans Nat. de., I, 28, 79; Gell., Noct. Ait., XIX, 9, 14; Pline, Ep., V, 3, 5; l'œuvre historique, dans Brutus, 35, 132. 85 Catulus, ibid., 154, parle des Pythagoriciens et du pythagorisme de Numa en des termes proches de ceux que nous trouvons dans Lael., 4, 13 et Tusc, IV, 1, 2. Cette légende du Numa pythagoricien sera contestée par l'Arpinate lui-même dans Rep., II, 15, 28. Les allusions à la culture philosophique de Catulus sont assez nombreuses dans le dernier livre du De oratore : ilia Piatonis uera et tibi, Catule, certe non inaudita uox (II, 6, 21); Aristoteles, Catule, uester (ibid., 47, 182); haec quidem ab eis philosophis quos tu maxime diligis, Catule, dicta sunt (ibid., 49, 187).
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plus, quand il évoque l'ambassade de 155, il ne dit rien qui puisse suggérer un quelconque attachement de sa part à la Nouvelle Aca démie86. En fait, c'est dans les Académiques seulement, et plus pré cisément dans la première version de ce dialogue, que Cicéron qui, ne pouvant pour des raisons chronologiques le faire figurer en personne, lui a substitué son fils, le consul de 78, beaucoup moins féru de culture grecque87 - le présente comme participant aux controverses internes à l'Académie. Malheureusement, le fait que le Catulus, premier dialogue des Academica priora, ne nous est pas parvenu, nous réduit à des conjectures sur la réalité de l'adhésion de cet homme à la philosophie de Camèade. Que nous apprend, en effet, le Lucullus? D'abord que Catulus avait critiqué les innovat ionsde Philon de Larissa88. Or, d'une part cela est à la limite de la vraisemblance chronologique, car Philon arriva à Rome en 88 et Catulus fut tué en 87 89, et, par ailleurs, Cicéron n'affirme pas expressément dans ce passage que cette critique fut faite au nom de l'orthodoxie carnéadienne. Tout ce que nous savons du néocadémisme de Catulus est déduit d'un seul texte, auquel sa place même, il est vrai, confère un intérêt particulier, puisqu'il s'agit de la conclusion du Lucullus90. Catulus le jeune clôt le débat en évo quant la théorie que son père attribuait à Camèade à propos de l'opinion du sage. On sait que les disciples du scholarque se divi saient sur l'interprétation de cet aspect de sa pensée, or la sententia carneadia apportée par le Romain ne semble correspondre ni à l'exégèse de Métrodore ni à Clitomaque. Ainsi exposée, cette ques tion paraît être purement philosophique, mais elle a aussi des implications historiques importantes. En effet, si comme l'a affi rméBüttner91, Cicéron a bien travaillé sur des notes de Catulus, cela signifierait que très tôt un membre de la plus haute aristocrat ie romaine s'était intéressé aux aspects les plus difficiles de la phi losophie carnéadienne et avait été capable de défendre une inter-
86 Cicéron, De or., II, 37, 155. 87 Cicéron dit (Ait·, XIII, 19, 4) à propos des personnages de la première version, Catulus le Jeune, Lucullus et Hortensius : sane in personas non cadebant; erant enim λογικώτερα quant ut Uli de Us sommasse umquam uiderentur. L'éloge que fait Cicéron des qualités oratoires de Catulus le Jeune dans Brutus, 35, 133, est pour le moins nuancé. 88 Cicéron, Luc, 4, 12 et 6, 18. Sur cette question, cf. infra, p. 197. 89 Catulus se donna la mort sur l'ordre de Marius, cf. Plutarque, Marius, 44, 8 et Cicéron, Tusc, V, 19, 56; Nat. de., III, 52. 80. 90 Luc, 48-148. 91 R. Büttner, op. cit., p. 146 sq.; J. Glucker, op. cit., p. 418, est d'accord avec Büttner pour affirmer que Catulus a bien suivi l'enseignement de Camèad e, mais il ne pense pas que Cicéron ait pu travailler sur des notes prises à cette occasion.
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prétation originale de celle-ci. Il faut malheureusement reconnaître que cette hypothèse est d'une extrême fragilité, en particulier par ceque si Catulus avait été à ce point engagé dans la Nouvelle Aca démie, Cicéron n'aurait pas manqué de le signaler dans le De orator e. Lucilius Nous reviendrons plus loin sur ce problème, mais nous pou vons déjà évoquer un fait qui montre que dès la deuxième moitié du IIe siècle av. J.-C. les grands thèmes de la philosophie néoacadé micienne étaient diffusés dans une partie au moins de l'aristocratie romaine. C'est, en effet, à L. Marcius Censorinus, consul en 149, que Clitomaque dédia son ouvrage sur la supension du jugement92. Nous savons fort peu de choses sur ce personnage qui eut comme collègue au consulat M' Manilius93, le savant juriste ami de Sci pion Emilien et l'un des interlocuteurs du De republica; toutefois, le fait que l'Académien ait pu lui adresser une étude sur une ques tion aussi complexe que celle de Γέποχή nous semble révélateur des progrès rapides de la culture philosophique romaine94. C'est cependant chez le poète Lucilius que nous pouvons cons tater de la manière la plus concrète l'influence de la Nouvelle Aca démie sur le cercle de Scipion Emilien, qui ne fut pas, comme on le croit parfois, une chapelle stoïcienne95. Nous ignorons où et quand 92 Cicéron, Luc, 32, 102 : Accipe quem ad modum eadem dicantur a Clitomacho in eo libro quem ad C. Lucilium scripsit poetam, cum scripsisset isdem de rebus ad L. Censorinum, eum qui consul cum M' Manilio fuit. Le fait que Clit omaque ait pu dédier la même œuvre d'abord au consul, puis au poète, a intri guéC. Cichorius, Untersuchungen zu Lucilius, Berlin, 1908, p. 41, qui en a déduit que l'Académicien avait choisi un second dédicataire afin de montrer ainsi sa condamnation de l'action de Censorinus pendant la troisième guerre punique. On peut cependant remarquer que Clitomaque, dans la Consolation qu'il avait adressée à ses compatriotes, combattait l'idée que la ruine de sa patrie pût affli gerle sage, cf. Tusc, III, 22, 54. 93 Sur ce personnage, cf. l'article Manilius12 de la RE, 14, 1928, p. 1135 sq., signé de F. Münzer; G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 417, n. 1. 94 L'intérêt de Clitomaque pour le monde politique romain est confirmé par le fait que Plutarque, Reg. et imp. apopht., 200 e, mentionne un mot de lui (très exactement une citation d'Homère) à propos de l'ambassade de Scipion en Orient. 95 Sur la vie de Lucilius on se reportera à l'article de W. Krenkel, Zur Bio graphie des Lucilius, dans ANRW, I, 2, 1972, p. 1240-1259 et à l'introduction de F. Charpin à son édition des Satires, Paris, «Les Belles Lettres», 1978. L'image que l'on retire des différents témoignages antiques et des Satires elles-mêmes est celle d'un grand propriétaire foncier, volontairement absent de la vie politi que, mais observateur caustique de celle-ci. Sur l'appartenance de Lucilius à l'entourage de Scipion Emilien, cf. P. Grimai, op. cit., p. 342 sq. Sur l'influence
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le poète fit la connaissance de Clitomaque, mais il est probable qu'il le rencontra à Athènes même, car on a fort justement souligné que les Satires témoignent d'une bonne connaissance de la société attique96. Pourtant, s'il fut philhellène, Lucilius ne méprisa pas pour autant la tradition romaine et l'on sait avec quelle férocité il critiqua l'Epicurien Albucius, coupable à ses yeux d'avoir adhéré au Jardin, et surtout de mépriser le mos maiorum97. Cette volonté de garder la fierté des origines et de maintenir une certaine distan ce critique par rapport à l'hellénisme explique qu'il ait pu être atti réà la fois par la philosophie néoacadémicienne, qui lui permettait d'exprimer ce détachement à travers Γέποχή, et par le stoïcisme panétien, proche des valeurs traditionnelles romaines98. En cela, la démarche intellectuelle du poète annonce assurément déjà celle de Cicéron. Lucilius se défend d'être un philosophe de profession, il a peut-être même affirmé ne pas vouloir écrire pour les doctissimi"', et pourtant la place de la philosophie dans ce qui nous est parvenu des Satires apparaît assez considérable. En ce qui concerne plus particulièrement la Nouvelle Académie, sa présence se manifeste, nous semble-t-il, de trois manières : - Lucilius connaît suffisamment l'œuvre platonicienne pour citer un passage assez peu connu du Charmide, dans lequel Socrate dit son incapacité à faire un choix parmi les jeunes gens 10°, et, par ailleurs, il se réfère à la théorie d'Euclide le Socratique sur le dou-
qu'a pu exercer Panétius sur Lucilius, cf. A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République, t. 1, Paris, 1982, p. 131-159. 96 G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 486-487. 97 Lucilius, Satires, II, 19, éd. F. Charpin = Fin., I, 3, 9. Graecum te, Albuci, quam Romanum atque Sabinum municipem Ponti, Tritanni, centurionum, praeclarorum hominum ac primorum signiferumque maluisti dici. Graece ergo praetor Athenis, id quod maluisti, te, cum ad me accedis, saluto : χαίρε, inquam, Titel Lictores, turma omnis chorusque : χαίρε, Titel Hinc hostis mi Albucius, hinc inimicus. Cicéron lui-même dit au sujet d'Albucius dans le Brutus, 35, 131, qu'il était paene Graecus et perfectus Epicureus. 98 Sur les «harmoniques» entre la tradition romaine et la philosophie du Moyen Portique dans la poésie de Lucilius, cf. P. Grimai, op. cit., p. 344. 99 Lucilius, Satires, XXVI, 17 : nec doctissimis (ego scribo, nec scribo indoctissimis ). La deuxième partie du vers est une restitution de Terzaghi dans son édition des Satires. Les manuscrits donnent nec doctissimis Manilium. 100 Ibid., XXIX, vers 830-833 Marx. Le passage en question est Charmide, 154 b.
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ble génie présent en tout homme101. Cette science des textes plato niciens et académiciens, il l'avait certainement acquise en les étu diant sous la direction de Clitomaque, ou en lisant des doxographies élaborées dans l'Académie; - on trouve dans les Satires un certain nombre de vers qui montrent une excellente connaissance du monde philosophique et de son histoire 102. Pour Marx la source de ceux-ci serait Panétius 103, mais ne faut-il pas plutôt penser que le poète avait lu le Περί αιρέ σεων de Clitomaque, cette histoire des sectes philosophiques, dont on peut imaginer, étant donné le pointillisme de l'Académicien, qu'elle constituait une véritable mine de renseignements sur les différentes écoles, et tout particulièrement sur l'Académie? - le genre satirique, lieu par excellence de l'esprit critique et même de la dérision, était destiné à coïncider sur certains points avec la dialectique de la Nouvelle Académie. Lorsque Lucilius condamne les pratiques divinatoires ou les fictions mythologiques, n'y a-t-il pas déjà là les prémices du De diuinatione et du De natura deorum104? D'une manière plus générale, la réflexion du poète sur la capacité des hommes à se tromper, à confondre la réalité et l'i l usoire, rejoint le thème central de la philosophie néoacadémicienn e. En ce sens le omnia fida nera putant du livre XV 10S est beau coup plus qu'un simple commentaire sur la naïveté des supersti tieux, il exprime à la fois un état d'esprit et une culture philosophi que, celle précisément que nous retrouverons dans les Académiq ues, lorsque Cicéron montrera à Lucullus avec quelle facilité l'es prit humain confond les représentations vraies et celles qui ne le sont pas 106.
101 Censorinus, De die nat., 3, 3 = 518 Marx: Euclides autem Socraticus duplicem omnibus omnino nobis genium dicit adpositum, quant rem apud Lucilium in libro Satyrarum XVI licet cognoscere. Ce texte n'a pas été retenu par F. Charpin parce qu'il constitue une paraphrase, non une citation exacte. 102 Comme le montre, notamment, le «banquet des philosophes» du livre XXVIII, dans lequel sont évoqués, outre Epicure, Xénocrate, Polémon et Cratès. Dans ce même livre, Lucilius raille l'arrogance des Stoïciens, qui attribuent à leur sage un savoir universel et rappelle à propos d'Aristippe une anecdote qui a été identifiée par Marx, II, p. 266 sq., comme la rencontre du philosophe avec le tyran Denys de Syracuse. En réalité, Diog. Laërce, II, 83, dit simplement qu'Aristippe envoya à Denys son Histoire de la Libye. 103 Marx, loc. cit. Le Περί αιρέσεων de Panétius est mentionné par Diogene Laërce, II, 87, celui de Clitomaque, ibid., II, 92. 104 Lucilius, Satires, XV, 17-19, cf. également les portraits caricaturaux des dieux dans le premier livre. Dans XV, 17, Neptune embarrassé par une question très difficile, en est réduit à prendre Camèade comme référence : non Carneaden si ipsum Orcus remittat. 105 Ibid., XV, 19. 106 Cicéron, Luc, 27, 88.
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Le témoignage du De oratore Ce que nous montre bien le De oratore, c'est que la fréquentat ion de l'Académie - le plus souvent à l'occasion d'une escale à Athènes, mais Cicéron évoque aussi le cas de M. Marcellus qui semb le avoir été un véritable étudiant107 - était devenue une pratique courante pour les Romains cultivés dès la fin du IIe siècle av. J.-C. Même si l'on fait la part de la fiction dans ce dialogue, et si l'on estime que son auteur, tout en s'appuyant sur un certain nombre de données réelles, attribue à Antoine et à Crassus des propos qu'ils n'ont jamais tenus108, cela n'empêche pas de considérer cette œuvre comme le témoignage le plus important sur l'évolution intel lectuelle de cette génération. La présence de l'histoire y est en effet trop forte, trop constante, pour qu'on puisse se contenter de l'i nterpréter comme un simple débat théorique sur l'éloquence. Mais que signifie alors ce paradoxe, qui est qu'Antoine, assez réservé face à l'hellénisme et à la philosophie, approuve l'Académicien Charmadas, tandis que Crassus, beaucoup plus ouvert au renouvel lement culturel, combat pied à pied la position des philosophes sur l'éloquence? Antoine défend une conception traditionnelle - c'est à dire pri vilégiant la pratique - de l'éloquence, et pourtant il se défend avec une certaine vigueur d'être un adversaire résolu de la philosophie, car c'est beaucoup moins la discipline en elle-même qu'il récuse, que son utilisation par l'orateur109. S'il admet, en effet, qu'on s'y consacre avec modération (paucis)110, il considère qu'elle est inutile, voire nuisible à l'éloquence, parce que, dit-il, «elle diminue l'autori té de celui qui parle et enlève à ses paroles de leur valeur persuasiv e»111. Il est donc probable qu'il n'aurait jamais fait le voyage en Grèce dans le seul but de se former à la philosophie, mais il fut 107 Cicéron, De or., I, 13, 57 : M. Marcellus hic noster . . . turn erat adulescentulus his studiis mirifice deditus. En dehors de ce passage nous ne savons mal heureusement rien de ce Marcellus. 108 Cicéron n'écrira-t-il pas à Varron lorsqu'il lui dédiera la deuxième ver sion des Académiques, Fam., IX, 8, 1 : Puto fore ut, cum legeris, mir ere nos id locutos esse inter nos quod numquam locuti simus. Sed nosti morem dialogorum? 109 Sur l'éloquence d'Antoine, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie . . . p. 246 sq., et G. Calboli, L'oratore M. Antonio et la Rhetorica ad Herennium, dans GIF, N.S., 3, 1972, p. 120-177. 110 Antoine se refuse à condamner la culture grecque et il définit sa position par rapport à la philosophie en citant un vers d'Ennius, ibid., 27, 156: ac sic decreui philosophari potius, ut Neoptolemus apud Ennium «paucis : nom omnino haud placet». Cette même référence se trouve dans Tusc, II, 1. 111 Cicéron, De or., II, 27, 156: imminuit enim et oratoris auctoritatem et orationis fidem.
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contraint par les mauvaises conditions de navigation de séjourner quelque temps à Athènes, alors qu'il se rendait comme proconsul en Cilicie112, et là, il fréquenta les grands rhéteurs et les grands philoso phes du moment, parmi lesquels précisément Charmadas, ce qui lui permit d'assister à une disputatio in utramque partem sur l'éloquen ce opposant celui-ci et le Stoïcien Mnésarque au rhéteur Ménédème113. Il rapporte les arguments avancés de part et d'autre et, alors qu'on eût pu imaginer qu'il approuvait Ménédème et sa volonté de démontrer la supériorité de l'orateur, il déclare, au contraire, avoir été convaincu par l'Académicien114, ce qui paraît a priori difficil ement compréhensible, puisque Charmadas, en bon Platonicien, pro clamait que seul le philosophe est véritablement éloquent, alors que le Romain n'entendait nullement se consacrer à la philosophie, ni même en reconnaître la primauté. Comment expliquer cet accord paradoxal, sinon par la rencontre harmonieuse de traditions diffé rentes? En effet, la prétention des rhéteurs à détenir la science du bien-parler, que Charmadas condamnait au nom du platonisme, Antoine la rejetait comme représentant de cette éloquence romaine qui avait pu se développer dans les joutes du forum sans être assuj ettie aux «préceptes rebattus» des théoriciens de la parole et qui prétendait préserver sa spécificité115. De même, il est vraisemblable que s'il fut séduit par la conception idéaliste de l'orateur, au point de développer dans son libellus la distinction entre les diserti, nomb reux, et l'homo eloquens, cette perfection encore à atteindre116, ce fut moins par adhésion à l'ontologie platonicienne que parce que cette pensée lui paraissait la plus apte à exprimer l'ambition d'excel lence,la volonté de surpassement de soi, qu'il avait en commun avec les meilleurs orateurs de sa cité117.
112 Ibid., I, 18, 82 : cum pro consule in Ciliciam proficiscens uenissem Athenas ... Il avait été prêteur en 103 et il avait obtenu la Cilicie avec des pouvoirs proconsulaires, cf. Liv., Epit., XXXIV, 1. 113 Ibid., 83 sq. 114 Ibid., 21, 94, où il dit que c'est après avoir entendu charmadas qu'il écri vitson libellus sur l'art rhétorique. Il est à noter que Cicéron juge cet opuscule avec sévérité, Brutus, 44, 163, le qualifiant de sane exilent libellum. 115 Ibid., II, 18, 75. C'est au § 131 de ce même livre qu'Antoine fait l'éloge de Yusus, de la pratique du forum. Ses attaques contre les rhéteurs se trouvent dans les § 133 sq. 116 La distinction sera rappelée par Cicéron dans V Orator, 5, 18, avec une formulation encore plus nettement platonicienne : insidebat uidelicet in eius mente species eloquentiae . . . Elle est reprise par Quintilien, Inst. or., I, 10, 8; III, 1, 19 et Prœm. de VIII, 13. 117 Ce trait du caractère d'Antoine est bien mis en évidence dans le portrait que fait Cicéron de cet orateur dans le Brutus, 37, 139. Il y dit, en effet, qu'Ant oineparaissait toujours se mettre à parler sans aucune préparation, mais qu'en
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Quelques années avant Antoine, Crassus avait lui aussi fait un séjour à Athènes, de retour d'Asie où, tout en assumant ses fonc tions de questeur, il s'était quelque peu consacré à l'étude sous la direction de Métrodore de Scepsis, ex Academia rhetor119. Il semble y avoir été surtout frappé par l'éclat de l'Académie de Clitomaque, d'Eschine et de Charmadas, et c'est avec ce dernier qu'il lut le Gorgias, s'étonnant, affirme-t-il, de voir Platon déployer tant d'él oquence dans la critique des orateurs119. Le choix même de ce dialo guemontre que le problème de la rhétorique était au centre des préoccupations de Crassus, mais loin de se laisser impressionner par l'autorité de son maître et par le consensus des philosophes sur cette question, il se refusa, nous dit Cicéron, à réduire les fonctions de l'orateur à des discours prononcés devant les tribunaux ou les assemblées publiques et exposa une théorie universelle de l'él oquence conçue comme devant apporter la beauté et la force de persuasion à n'importe quelle matière, y compris la philosophie120. On songe évidemment à l'idéal des Sophistes et aussi à ce que dira bien plus tard Cicéron lui-même dans la préface des Paradoxes : « il n'est rien de si incroyable que l'éloquence ne le rende probable, rien de si rugueux, de si grossier que l'éloquence ne lui donne de l'éclat et, en quelque sorte, de la perfection121». Crassus exige de l'orateur une culture philosophique qui lui permette de connaître les différents caractères et, par delà ceux-ci, la nature humaine, aussi l'encourage-t-il à étudier l'éthique, tout en admettant qu'il puisse négliger les deux autres parties de la philo sophie, la physique et la logique 122. Le désintérêt pour cette derniè re laisserait penser que lui-même ne se sentait pas attiré par la phi losophie de la Nouvelle Académie, dans laquelle le problème du critère de la vérité tenait une place considérable. Mais, s'il paraît probable que des questions comme celles des mécanismes et de la valeur de l'évidence sensorielle le laissaient assez indifférent, en revanche il est certain qu'il ne pouvait qu'être séduit par l'absence d'esprit de système des philosophes de cette école et par leur méthode, cette analyse critique de toutes les doctrines, propre à donner au non-spécialiste une connaissance générale de l'histoire
réalité il s'était si sérieusement préparé que les juges étaient parfois pris au dépourvu. 118 De or., III, 20, 75. 119 Ibid.,1, 11,47. 120 Ibid., 11,48-16, 74. 121 Cicéron, Par., Pro, 3 : nihil est tam incredibile quod non dicendo fiat pro babile, nihil tam horridum, tam incultum quod non splendescat oratione et tamquam excolatur. 122 Cicéron, De or., I, 15, 68.
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de la philosophie. C'est, en tout cas, à lui que Cicéron confie dans le livre III le soin d'exposer l'évolution de la philosophie post socratique et l'attitude des différentes écoles face à la question de l'éloquence123, parfait exemple de ces «notions nécessaires» qu'il est recommandé à l'orateur d'acquérir124. Charmadas disait qu'il avait trouvé en Antoine un auditeur attent if et en Crassus un vigoureux contradicteur125. Pourtant l'un et l'au trecherchaient au fond à résoudre une même difficulté : comment assurer la permanence de la culture ancestrale face à l'hellénisme? Antoine proposait une solution qui se résume sommairement à un partage entre la pratique et la théorie, et il était en droit de considérer la Nouvelle Académie comme une alliée puisque celle-ci, en combatt ant la présomption des rhéteurs (comme d'ailleurs celle des philoso phes dogmatiques), permettait la valorisation de la tradition romain e, qui pouvait se targuer d'avoir fait concrètement la preuve de sa valeur. Crassus, lui, apparaît plus audacieux, plus agressif même, car, ne se contentant pas, comme son rival, d'une sorte de statu quo, il n'hésite pas à contredire un Académicien prestigieux et à récuser l'un des aspects les plus importants du platonisme en accordant à l'ora teurune compétence universelle, qui, loin de contredire les artes par ticulières, les rend plus belles et plus accessibles. Nous montrerons plus loin que la philosophie n'est, en fait, à ses yeux qu'un des moyens permettant de reformuler un idéal dont il pense qu'il fut réa lisé dans le passé de Rome. Répétons-le cependant, c'est Antoine, attaché à préserver le mos maiorum non seulement sur le fond, mais aussi dans la forme, qui se montre le plus immédiatament réceptif à l'enseignement de la Nouvelle Académie. Nous n'aurons garde d'ou blier cette donnée lorsque nous aurons à comprendre comment tra dition nationale et philosophie néoacadémicienne s'articulèrent dans la pensée de Cicéron. Philon de Larissa à Rome et l'école d'Antiochus Quinze ans après le passage d'Antoine à Athènes, ce fut l'Acadé mie qui, en la personne de son dernier scholarque, s'installa à Rome. Que Philon de Larissa ait choisi cette ville comme lieu d'exil suggère qu'il avait eu à Athènes même des auditeurs romains auprès desquels il espérait trouver refuge et nous savons, en tout cas, que
123 Ibid., Ill, 14, 54-35, 143. 124 Ibid., 23, 87. 125 Ibid., 20. 93 : In quibus Charmadas solebat ingenium tuwn, Crasse, uehementer admirari : me sibi perfacilem in audiendo, te perpugnacem in disputando esse uisum.
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Cotta, le critique de la théologie stoïcienne dans le De natura deorum, avait suivi ses cours à l'Académie126. Ce séjour eut sans doute un certain retentissement, mais on mesure le chemin parcouru depuis 155 quand on compare l'effervescence que provoqua l'arri véedes ambassadeurs et le calme dans lequel, à en juger par le silence de nos sources, se fit l'installation à Rome du successeur de Platon. Un philosophe, fût-il le chef de l'école la plus prestigieuse et la plus provocatrice à la fois, ne suscitait plus ni enthousiasme public ni scandale, et les quelques allusions que nous trouvons chez Cicéron nous font penser à un enseignement bien organisé, - alter nant les cours de philosophie et de rhétorique - dispensé à un petit groupe d'élèves. Bien plus, au lieu d'une action univoque, celle du représentant d'une culture renommée sur des hommes avides de connaissance, il y eut cette fois interaction puisque c'est à Rome, au contact d'un public nouveau, que Philon renonça à l'aporétisme de ses prédécesseurs. Cependant, sans qu'on sache s'il faut imputer cela à la personnalité du scholarque ou à la brièveté d'un séjour qui fut vite interrompu par la mort, et, bien que Plutarque nous dise que les Romains tenaient l'Académicien en très haute estime127, il semble que celui-ci ne réussit pas à marquer durablement ses audi teurs, à l'éclatante exception de Cicéron bien sûr. En effet, s'il en avait été ainsi, si un véritable cercle néoacadémicien s'était créé à Rome, l'Arpinate n'aurait pas eu à déplorer l'oubli dans lequel était tombée cette philosophie et à se justifier d'avoir pris sa défense. Le grand bénéficiaire des relations qui s'étaient tissées entre la Nouvell e Académie et l'aristocratie romaine ne fut pas un représentant de ce courant de pensée, mais celui qui prétendait clore ce qu'il consi dérait comme une fâcheuse parenthèse dans l'histoire de l'école pla tonicienne, Antiochus d'Ascalon. Du vivant même de Philon, l'Ascolonite faisait déjà partie, pro bablement avec le poète Archias, de la suite de Lucullus, lorsque celui-ci partit pour l'Asie en 87 128. Il n'est pas impossible que, com mel'a affirmé J. Glucker129, le général ait d'abord apprécié en lui l'homme lié à la fois à la Grèce et au monde proche-oriental, et donc susceptible d'être un précieux intermédiaire dans un Orient déjà «compliqué». On ne saurait cependant se limiter à cet aspect des choses et sous-estimer au profit d'un hypothétique machiavélis me l'admiration sincère du général pour la culture grecque 13° et sa
126 127 128 129 130
Cf. Cicéron, Nat. de., I, 7, 17. Plutarque, Cicéron, 3, 1. Cf. J. Glucker, op. cit., p. 13. Ibid., p. 26-27. Cf. infra, p. 153-154.
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volonté d'apparaître comme le protecteur de ces intellectuels grecs que l'arrivée de Mithridate avait épouvantés. S'il ne devint pas auprès d'Antiochus, son φίλος και συμβιωτής131, comme dit Plutarque, suffisamment expert en philosophie pour juger de problèmes aussi précis que ceux qui seront traités par Cicéron dans les Acadé miques, il prit suffisamment de goût à celle-ci pour y consacrer une partie de son temps, une fois ses campagnes terminées. Au demeurant, n'y a-t-il pas quelque artifice à dissocier en Antiochus le conseiller politique du philosophe si, comme l'a très justement noté Van Ooteghem, le fait que Lucullus ait attribué une constitu tion aux Cyrénéens en leur rappelant une parole de Platon à leurs ancêtres, est un acte qui témoigne de l'influence de l'Ascalonite132? L'Ancienne Académie qu'Antiochus fonda à son retour à Athè nesdevint un centre d'études important pour les jeunes Romains. Le préambule du livre V du De finibus restitue remarquablement le climat qui pouvait régner parmi ceux-ci, leur admiration pas sionnée pour Platon, leur nostalgie des grandes voix de l'Académie, et tout particulièrement de celle de Camèade, car l'enseignement d'Antiochus n'avait en rien terni la gloire du scholarque. Parmi les personnages que cite Cicéron dans ce passage, Marcus Pison semb le avoir été plus qu'un amateur éclairé, un authentique lettré. Sa trop grande culture philosophique fut même en un certain sens nuisible à sa carrière politique, car Cicéron nous apprend dans le Brutus qu'il ne tolérait pas les inepties qu'un homme public se devait de supporter et passait donc pour un esprit chagrin133. Atta ché à la doctrine péripatéticienne (il avait été le disciple de Staséas de Naples), il se trouvait naturellement en harmonie avec Anti ochus et il était donc logique que l'Arpinate fît de lui dans le De finibus le porte-parole de l'Ancienne Académie et du Lycée. Varron, lui aussi, suivit les cours d'Antiochus à une date qu'il nous est impossible de préciser, notre seule source d'information à ce sujet étant une simple allusion de Cicéron134. Il faut cependant remarquer qu'il attendit l'année 45 pour s'affirmer comme philo sophe de cette école dans son De philosophia où, notamment, il recensait deux cent quatre-vingt-huit formules du souverain bien pour les ramener ensuite à une seule, celle de l'Ancienne Acadé-
131 Plutarque, Lucullus, 42, 3. 132 J. Van Ooteghem, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959, p. 25. L'épi sode est raconté par Plutarque, op. cit., 2, 4-5. 133 M. Pupius Piso Frugi Calpurnianus fut questeur en 83 et consul en 61. Sur la médiocrité de la carrière politique de ce personnage, cf. Cicéron, Brutus, 67, 236. 134 Cicéron, Ac. post., I, 4, 12: nom (Brutus) Aristum Athenis audiuit aliquamdiu, cuius tu fratrem Anttochum.
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mie135. Cette méthode, consistant à prendre comme point de départ la doxographie dans son immense variété pour aboutir à l'Acadé mie, est à rapprocher de celle de Cicéron, qui, lui aussi, après avoir construit sa réflexion morale sur le constat du dissensus, ne par vient à une certaine réduction de celui-ci dans le dernier livre des Tusculanes qu'en retrouvant Platon. Il ne s'agit pas de minimiser les différences, nombreuses et importantes, entre la philosophie de l'Arpinate et celle du Réatin, mais il y a là un fait d'un très grand intérêt, qui montre le danger qu'il y aurait à opposer radicalement l'enseignement de Philon et celui d'Antiochus. Par ailleurs, l'i nfluence d'Antiochus sur Varron ne doit pas être réduite aux ques tions de philosophie morale. Elle est très probablement présente dans la théologie de Varron, et même dans sa grammaire, comme l'ont suggéré respectivement P. Boyancé et A. Michel 136. Il est cer tain, donc, que si l'injustice de la tradition manuscrite ne nous avait pas privé de la plus grande partie de l'œuvre philosophique varronienne, quantité de problèmes académiciens sur lesquels nous sommes souvent réduits à des hypothèses trouveraient là leur solu tion. L'école d'Aristus Lorsque Cicéron, de retour de Cilicie, passa par Athènes en 51 av. J.-C, il logea chez Aristus, le frère d'Antiochus, qui avait hérité de l'école. Dans les Tusculanes il évoque les discussions qu'il avait eues avec celui-ci à propos de la relation entre le souverain bien et le bonheur et l'on peut remarquer que lui, qui est généralement peu avare de compliments à propos de se maîtres, reste étrange ment discret sur les mérites de ce philosophe, qu'il avait ailleurs qualifié de hospes et familiaris meus, ce qui constituait un témoi gnage de gratitude pour son hospitalité, non une reconnaissance de ses mérites philosophiques137. Or, cette impression que Cicéron éprouvait une certaine réserve à l'égard du frère d'Antiochus sem-
135 Aug., Cm. Dei, XIX, 1-2. Sur la formation de la philosophie de Varron, on consultera l'article M. Terentius Varrò de la RE, Sup. 6, 1935, p. 1172-1177; D'Agostino, Sulla formazione mentale di Vairone Reatino, dans RSC, 5, 1955, p. 24-31 ; M. Giusta, op. cit., t. 1, p. 106-112 et 287-288. 136 P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, dans REA, 57, 1955, p. 57-75; nous reviendrons sur cette question, cf. infra, p. 552-556. Sur la présence d'Anti ochus et de Varron dans la tradition grammaticale latine, cf. A. Michel, Le phi losophe et l'antiquaire. A propos de l'influence de Varron sur la tradition gramm aticale, dans Varron, grammaire antique et stylistique latine, Paris, 1978, p. 162-170. 137 Cicéron, Tusc, V, 8, 22; cf. égalelement Brutus, 97, 332.
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ble confirmée par une lettre à Atticus, écrite d'Athènes même, dans laquelle il emploie l'expression «sens dessus dessous» (sursum deorsum) à propos de l'état de la philosophie athénienne138. A cela on peut ajouter, comme l'a fait J. Glucker139, le fait que, lorsqu'il envoya son fils faire ses études à Athènes en 45, il l'adressa au Péripatéticien Cratippe, pour lequel il éprouvait une grande admirat ion140, non au successeur d'Aristus, ce qui prouverait sa défiance envers cette école. Aristus méritait-il si peu d'estime? Plutarque parle de lui en des termes mesurés, le présentant comme un excel lenthomme, mais soulignant aussi que dans les débats il était infé rieur à beaucoup de philosophes141. Ce fut sans doute cette inhabil eté oratoire qui suscita la réserve de Cicéron, mais elle n'empêcha pas Brutus de s'attacher à Aristus plus qu'à tout autre philosophe. Plutarque nous dit, en effet, que le futur tyrannicide ne goûtait guère la philosophie de la Nouvelle Académie et qu'en revanche il admirait Antiochus d'Ascalon et fit d'Aristus son ami et son compa gnon(φίλον δε και συμβιωτήν) 142. Comme pour tous les Romains que nous avons eu à évoquer, son attachement à l'Académie n'avait rien d'exclusif, il était le support d'une culture philosophique mar quée par une curiosité sans entraves doctrinaires. Toutefois, à la différence d'un Lucullus par exemple, Brutus ne se contentait pas de généralités, à tel point que, selon son biographe, «il n'y avait pour ainsi dire aucun philosophe grec dont la doctrine lui fût inconnue ou étrangère»143. Lorsqu'il arriva à Athènes après le meurtre de César, et alors même qu'il devait se préparer à la guerr e,il prit le temps de philosopher avec l'Académicien Théomneste
138 Cicéron, Att., V, 10, 5. Le texte de la lettre est incertain, mais, comme l'a fait remarquer Glucker, op. cit., p. 112, les seuls mots sûrs philosophia sursum deorsum, Aristo apud quem eram laissent penser que la personnalité d'Aristus n'était pas étrangère à l'inquiétude de Cicéron. Contrairement à Glucker, cepen dant,nous ne considérons nullement invraisemblable le si quid est, est in Aristo, apud quem eram de Victorius, cette formule nous paraissant bien traduire les réticences de l'Arpinate à l'égard du frère d'Antiochus. 139 J. Glucker, ibid., p. 119-120. Cratippe avait lui-même été disciple d'Aris tus, mais il quitta son école pour devenir péripatéticien. Nous savons par Plu tarque, Cicéron, 24, 7, que l'Arpinate avait obtenu pour ce philosophe le droit de cité et qu'il avait également demandé à l'Aréopage un décret priant Cratippe « de demeurer à Athènes et de s'y entretenir avec les jeunes gens pour rehausser le prestige de la ville». 140 Cicéron, Off., I, 1, 2. 141 Plutarque, Brutus, 2, 3. 142 Ibid. Cf. n. 131 la même expression à propos d'Antiochus. 143 Ibid., 2, 2 : Των δ'Έλληνικών φιλοσόφων ούδενος μέν, ώς άπλως ειπείν, άνήκοος fjv, ούδ" αλλότριος. Plutarque raconte aussi, ibid., 4, 8, que Brutus ne cessa d'étudier pendant tout le temps passé dans le camp de Pompée et que, la veille même de Pharsale, il avait travaillé à rédiger un abrégé de Polybe.
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et le Péripatéticien Cratippe, chez qui il rencontra le fils de Cicéron, et ce n'était certainement pas le seul souci de gagner à sa cau sela jeunesse étudiante romaine qui le faisait agir ainsi 144. Au reste, une anecdote révèle à quel point la philosophie était déjà présente dans la préparation du geste qui fit sa gloire145. Pour savoir quels étaient ceux de ses amis qu'il pouvait associer à son entreprise, il organisa une disputatio sur le thème de la monarchie illégale et de l'obligation pour le sage de prendre parti dans un tel cas. Indépe ndamment de l'utilité pratique du procédé, cette manière de poser un problème non pas en fonction de circonstances précises, mais en remontant au cas général, à la thèse, (πόρρωθεν, écrit Plutarque), révèle combien l'esprit de Brutus avait été marqué par ces exercices d'école, dont nous savons par Cicéron quelle place ils tenaient dans l'enseignement de l'Académie146. Quant au fond même du problème, à savoir le poids du platonisme dans les moti vations de Brutus, Plutarque ne dit rien de précis à ce sujet, mais il n'est pas difficile d'imaginer que le disciple de l'Académie s'est demandé souvent en lui-même lequel de ces deux aspects de la pensée platonicienne il devait privilégier, la haine du tyran ou l'horreur de la guerre civile147. Au moment même où Brutus écoutait Théomneste et Cratippe, le jeune Horace apprenait à «chercher le vrai dans les bosquets d'Académos»148. J.Perret, qui a si bien retracé ces années de for mation, a cru pouvoir affirmer que le poète fut l'élève d'Aristus, mais il est fortement vraisemblable que celui-ci était déjà mort à cette date (sinon Brutus se serait rendu chez lui) et que le poète fréquenta, comme le tyrannicide, l'école de Théomneste149. Nous ne savons pour ainsi dire rien sur cet Académicien, mais le fait même
144 Ibid., 24, 1-3. 145 Ibid., 12, 3-4. 146 Sur ce point, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie..., p. 213-220: « Les ' espèces ' de questions chez Cicéron : origine philosophique de la méthode 'thétique'», et notamment p. 216: «En fait, la classification cicéronienne des 'thèses' obéit plutôt à l'Académie d'Antiochus et de Philon, qu'au Stoïcisme même de Panétius». 147 Plutarque écrit dans son parallèle des vies de Dion et de Brutus {Dion, 1, 2): «celui-ci assista aux leçons de Platon lui-même et celui-là se nourrit de sa doctrine; tous deux sortirent donc de la même palestre avant d'aller livrer les plus grands combats». 148 Horace, Ep., II, 2, 43-45. 149 J. Perret, Horace, Paris, 1959, p. 19-23, cf. sur cette question K. Gantar, Horaz zwischen Akademie und Epikur, dans Ziva Antika, 22, 1972, (p. 5-24), p. 13 η. 38. Gantar croit cependant, en se fondant sur une scholie, que Théomneste était un philosophe de la Nouvelle Académie, ce qui nous semble très improbab le.
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que Brutus l'ait choisi comme maître suggère qu'il s'agissait d'un continuateur de la tradition d'Antiochus et non d'un restaurateur de la Nouvelle Académie150. Ce n'est donc pas à la suspension uni verselle de l'assentiment que fut formé Horace auprès d'un tel maît re, encore qu'il évoque une forme du sorite au début de la deuxiè me épître151, mais à la prudence du jugement, à l'esprit de recher che et à une éthique du juste milieu. Il est parfois malaisé de dis tinguer avec précision dans son œuvre ce qui relève de son tempé rament et ce qui provient de l'enseignement académicien, et cela d'autant plus que les allusions à l'histoire ou à la philosophie de l'école platonicienne sont chez lui moins fréquentes que chez Lucilius152. Indubitablement ce séjour athénien confirma en lui l'ambi tion de connaître la vérité des hommes en arrachant par l'ironie l'enveloppe (la petits) dont ils couvrent leurs turpitudes et de subs tituer à ce vain jeu d'apparences une juste appréciation des devoirs de chacun à l'égard de ses parents, de la société ou de l'Etat, cette sagesse des Socraticae chartae qui, ainsi définie, ressemble étrange ment au mos maiorum153. Par ailleurs, si l'on rapproche, ce qui à notre connaissance n'a pas encore été fait, les vers de ÏArs dans lesquels Horace expose les règles de ce recte sapere du passage des Partitiones consacré au genre délibératif, on constate qu'il existe entre ces deux textes une très réelle parenté154. Or, est-il nécessaire de rappeler que le traité cicéronien, c'est l'Arpinate lui-même qui nous le dit, a son origine dans l'Académie? Lucilius, Horace. Le premier et le dernier Romains célèbres formés dans l'Académie furent donc des poètes satiriques, et même
150 Brutus n'éprouvait, en effet, aucune sympathie pour la Nouvelle Acadé mie,cf. Plutarque, Brutus, 2, 3 : « II ne goûtait guère à ce que l'on appelle la Nouvelle et la Moyenne Académie ; c'est à l'Ancienne qu'il s'attacha ». 151 Horace, Ep., II, 1, 47. 152 L'étude de K. Gantar est ingénieuse, mais fragile, précisément parce que l'absence de véritable base textuelle réduit le plus souvent cet auteur à des conjectures. On trouvera une démarche plus prudente, avec notamment un parallèle entre la diatribe socratique et la satire dans l'étude de W. S. Anderson, The Roman Socrates : Horace and his Satires, dans Essay on Roman satire, Prin ceton, 1982, p. 13-49. Nous pensons cependant qu'Anderson oppose de manière excessive Horace et Lucilius. 153 L'expression detrahere pellem est employée par Horace à propos de Lucilius, Sat., II, 1, 64; le poète dit Socraticis sermonibus madet, Odes, III, 21, 9, au sujet de Messala Corvinus, qui fut son condisciple à Athènes; il évoque la Socraticam domum dans Odes, I, 29, 14, en s'adressant au Stoïcien Iccius qui s'apprête à partir pour l'Arabie et auquel il rappelle les principes de la philoso phie de Panétius ; enfin, c'est dans l'Art poétique, 309 sq., qu'Horace expose ce que représente pour lui la sagesse socratique. 154 Cf. Cicéron, Part, or., 25, 88, où l'on trouve aussi une évocation des sent iments que l'on doit éprouver à l'égard des proches et de la patrie.
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les plus grands d'entre eux. Peut-être faut-il voir là une sorte d'har monie entre le genre littéraire le plus spécifiquement romain rappelons ici le satura tota nostra est de Quintilien 1S5 - et la pensée philosophique de l'Académie, les deux ayant pour fin d'amener par la critique l'homme à une conscience plus exacte de ce qu'il est réellement. Un autre fait, que nous avons pu constater tout au long de cette étude, mérite d'être souligné ici : les sympathisants ro mains de l'Académie étaient des optimates très attachés à l'organi sationtraditionnelle de la cité, de vigoureux défenseurs des préro gatives du Sénat. Même s'il est trop tôt pour que nous en dédui sions des conclusions précises quant à cette rencontre entre le mos maiorum et la philosophie académicienne, nous pouvons néan moins déjà rassembler quelques observations. Les premiers Romains qui fréquentèrent l'Académie étaient, en règle générale, de hauts personnages à la curiosité intellectuelle indiscutable, mais n'aspirant pas à une connaissance approfondie des problèmes théoriques. De passage à Athènes, ils se rendaient dans la plus ancienne et la plus prestigieuse des écoles philosophi ques et là, pendant quelques jours, ils discutaient, eux les aristocrat es de Rome, avec ces aristocrates de la philosophie qu'étaient les successeurs de Platon. Parce qu'ils se sentaient trop attachés à la tradition ancestrale pour rechercher une doctrine qui pût se substi tuerà celle-ci ou même prétendre la justifier, ils appréciaient des philosophes qui, loin de vouloir leur imposer quoi que ce soit, savaient défendre et critiquer avec un égal brio tous les systèmes dans des disputationes qui leur rappelaient les débats des tribu naux. La suspension du jugement, Γέποχή, d'un Clitomaque ou d'un Charmadas devenait alors pour eux l'expression de leur pro pre détachement à l'égard de dogmes étrangers à leur manière de penser. Ces mêmes hommes se sentaient également proches des Péripatéticiens, dont l'intérêt pour la rhétorique et la politique, l'a ttention au sens commun, rejoignaient leurs préoccupations et leur souci du concret. Ainsi se forma une tradition, à laquelle se ratta che Cicéron (par l'intermédiaire, en particulier, d'Antoine et de Crassus, les modèles de sa jeunesse), conciliant Platon, Camèade et Aristote. Cette continuité ne doit cependant pas occulter un trait qui est propre à l'Arpinate et à tous les philosophes de son temps : la volonté de dépasser les généralités, d'aller au fond des problè mes les plus ardus. Pour nous en tenir aux Académiciens - mais on
155 Quint., Inst. or., X, 1, 93 : Satura quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem adeptus Lucilius quosdam ita deditos sibi adhuc habet amatores, ut eum non eiusdem modo operis auctoribus, sed omnibus poetis praeferre non dubitent.
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pourrait dire la même chose de l'Epicurien Lucrèce ou du Stoïcien Caton - il est frappant de constater qu'il y a chez Cicéron, chez Varron et chez Brutus la même passion exigeante de la philosophie et la même soif de connaître. Les motivations qui avaient poussé ces hommes vers l'Académie plutôt que vers le Portique ou vers le Jardin n'étaient sans doute pas différentes de celles qui avaient animé Catulus ou Lucullus, mais d'une génération à l'autre il y eut assurément recul des limites que la dignitas avait fixées à l'exercice de la pensée philosophique. Nous ajouterons encore une remarque, sur un fait qui ne paraît pas avoir été relevé par les historiens des idées. Alors que l'on eût pu s'attendre à ce qu'un fort courant de philosophie scepti quese développât dans les décennies si troublées qui précédèrent la guerre civile, à aucun moment la pensée néoacadémicienne ne fut considérée comme le moyen de traduire la crise institutionnelle et morale de la cité. Les Romains cultivés préférèrent renforcer leurs certitudes, ou les échanger contre d'autres, plutôt que de théoriser leurs doutes et leur désarroi. Ils devinrent stoïciens, épi curiens, éclectiques ou pythagoriciens, ils ne cherchèrent pas à res susciter la Nouvelle Académie. Le paradoxe est qu'il y eut à cette époque beaucoup de sceptiques, nous entendons par là des person nagesqui se sentaient assez détachés du mos mariorum pour refu ser, au moins en théorie, l'engagement politique et pour rejeter l'interprétation traditionnelle des valeurs éthiques; toutefois, c'est dans l'épicurisme qu'ils se réfugièrent, confirmant ainsi cette rela tion privilégiée entre la doctrine du Jardin et le scepticisme, à laquelle M. Gigante a consacré un intéressant ouvrage 156. Il ne faut certes pas schématiser, car les études d'A. Momigliano, de P. Boyancé et de P. Grimai ont montré de manière irréfutable la très grande variété de l'épicurisme à Rome et mis en évidence le fait que dans la guerre civile les Épicuriens furent aussi nombreux à combattre César qu'à le soutenir 157, mais on ne peut nier que c'est cette philosophie qui servit à exprimer le découragement et l'amertume que ressentaient de nombreux Romains devant l'état de la République. La disparition brutale de la philosophie néoacadémicienne du monde intellectuel romain aussitôt après la mort de Philon de
156 Cf. supra, p. 10, n. 5. 157 A. Momigliano, compte-rendu de B. Farrington, Science and politics in the ancient world, dans JRS, 1941, p. 149-157; P. Boyancé, L'épicurisme dans la société et la littérature romaines, dans BAGB, 1960, p. 499-516; P. Grimai, L'épi curisme romain, dans Actes du VIIIe Congrès G. Budé (Paris), Paris, 1969, p. 139168.
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Larissa doit sans doute être expliquée par les ambiguïtés de la pen sée de celui-ci, par l'absence de maître capable de redonner tout son lustre à la méthode de Camèade, et aussi par le fait qu'Antiochus avait su habilement récupérer à son profit le prestige de l'Académie. Mais peut-être y a-t-il des raisons plus profondes qui nous permettent de mieux comprendre cette absence de la philoso phie spécifiquement sceptique à une époque où le scepticisme, comme état d'esprit, n'était nullement négligeable. Si ceux qui n'adhéraient plus aux valeurs traditionnelles de la cité, ou qui ne les acceptaient plus de la même manière que leurs ancêtres, ne furent pas tentés par Γέποχή, n'était-ce pas parce que celle-ci leur paraissait trop intellectuelle, trop abstraite et, partant, moins pro pre à exprimer leur détachement de la chose publique que la «so ciété d'amis» épicurienne? N'était-ce pas aussi parce que les rela tions entre l'Académie et les optimates, anciennes et parfois pro fondes, avaient fini par donner l'impression que cette école était l'alliée de la nobilitas la plus conservatrice? N'était-ce pas, enfin, parce qu'en dépit du souvenir quelque peu scandaleux de Camèad e, la philosophie même de la Nouvelle Académie n'était pas sentie comme pouvant mettre réellement en question les valeurs du mos maiorum ? Permanence et évolution d'un choix : Cicéron et les deux académies On connaît la forme de Quintilien : Tullius, qui ubique, etiam in hoc opere Piatonis aemulus exstitit 158. Sur l'admiration de l'Arpinate pour le fondateur de l'Académie - il n'est pas excessif de par ler d'un véritable culte -, sur sa manière d'interpréter les dialogues platoniciens et sur sa traduction de deux d'entre eux, nous dispo sonsd'études remarquables et il nous semble d'autant moins néces saire d'y revenir qu'à chaque moment de notre recherche nous aurons à définir le platonisme cicéronien159. Il est, en revanche, une question, capitale pour l'étude de la genèse des Académiques, tout comme pour l'interprétation de ces dialogues, qui nous semble 158 Quintilien, Inst. or., X, 1, 123. 159 Sur les différentes interprétations du platonisme cicéronien, cf. supra, p. 68-69. Sur Cicéron traducteur de la philosophie, cf. notamment les deux ouvrages antagonistes de R. Poncelet, Cicéron traducteur de Platon. L'expression de la pensée complexe en latin classique, Paris, 1957 et de N. Lambardi, II «Timaeus» ciceroniano. Arte e tecnica del «vertere», Florence, 1982, le premier concluant à l'échec de Cicéron, le second à son succès. Sur la traduction cicéronienne du Protagoras, cf. infra, p. 142, n. 2; p. 183, n. 12.
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pouvoir être encore approfondie : Cicéron a-t-il toujours donné sa préférence à l'interprétation néoacadémicienne de la pensée de Platon, a-t-il constamment choisi Philon de Larissa contre Antiochus d'Ascalon? Le fait même que l'on s'interroge sur ce point a quelque chose de surprenant car, en principe, il ne devrait pas y avoir de difficulté à différencier une pensée refusant toute adhé sion définitive à quelque proposition que ce soit, d'une doctrine peut-être éclectique, mais très dogmatiquement affirmée. Et pourt ant, il existe sur ce problème deux thèses contradictoires, chacune d'entre elles défendue par de grands spécialistes de la philosophie antique : - pour R. Hirzel ou M. Pohlenz, il y a eu dans l'itinéraire spirituel de l'Arpinate deux grandes périodes : l'une (celle du De oratore, du De republica et du De legibus) dominée par l'influence d'Antiochus, la seconde, inaugurée précisément par les Académiq ues, représentant un retour à la Nouvelle Académie quarante ans après les cours de Philon de Larissa 160; - pour d'autres, et ils semblent être les plus nombreux, Cicé ron n'a jamais varié, il est resté toute sa vie fidèle à son premier maître académicien. Cette opinion, qui était déjà celle de Plutarque 161, a été principalement exprimée par O. Gigon, très soucieux de montrer qu'une telle permanence relevait au moins tout autant de la fides romaine que de la philosophie, et par W. Burkert, et P. L. Schmidt, qui ont souligné que la libertas disserendi enseignée par Philon était essentiellement une méthode, et que Cicéron pouv ait s'inspirer d'autres penseurs, parmi lesquels Antiochus, sans pour cela changer d'orientation philosophique 162. 160 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 488-489; M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, Göttingen, 19724, p. 269. Cette thèse est aussi, avec des nuances, celle de J. Glucker dans une étude dont nous avons pris connaissance après la fin de ce travail, Cicero's philosophical affiliations, dans The question of «eclecticism». Studies in later Greek philosophy, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1988, p. 70-101. 161 Plutarque, Cicéron, 4, 1, dit, en effet, que Cicéron, tout en étant séduit par l'éloquence d'Antiochus, désapprouvait les innovations de celui-ci en matiè re de doctrine. Il reste à déterminer l'origine de ce témoignage. Pour J. Glucker, Antiochus . . ., p. 385, s'appuyant sur H. Peter, Die Quellen Plutarchs in den Bio graphien der Römer, Halle, 1865, p. 108-109, la source principale de Plutarque fut la biographie de l'Arpinate écrite en grec par Tiron. On peut cependant se demander si cette affirmation de Plutarque concernant Antiochus et Cicéron n'a pas pour origine le dialogue préliminaire du dernier livre du De finibus (Fin., V, 3, 7), où Cicéron se présente comme étant resté fidèle à Philon de Larissa à l'intérieur même de l'école d'Antiochus. 162 O. Gigon, Cicero . . ., p. 232; W. Burkert, op. cit., p. 181 ; P. L. Schmidt, Die Abfassungszeit von Ciceros Schrift über die Gesetze, Rome, 1969, p. 175 sq. ; cf. également A. Weische, op. cit., p. 9 et P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, Actes
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D'un côté comme de l'autre les arguments ne manquent pas, si bien que l'on serait tenté d'appliquer à un tel débat la pensée de Pascal disant, à propos des philosophes, que leurs principes sont vrais, mais leurs conclusions fausses, parce que les principes oppos és sont vrais aussi. Pour tenter d'échapper à l'aporie sur laquelle nous paraît déboucher la position traditionnelle du problème, et dans la continuité de l'article très nuancé qu'A. Michel a consacré à la philosophie de Cicéron avant 54 163, nous avons choisi d'étudier, dans l'ordre où ils ont été écrits, les textes où nous trouvons la mention de l'Académie ou la marque de son influence, en nous attachant non pas à les analyser dans le détail, pour eux-mêmes, mais à mettre en évidence ce qu'ils nous révèlent de la situation de l'Arpinate par rapport aux deux courants platoniciens au moment même où ils ont été écrits. Il semblera peut-être illogique que nous ne fixions pas dès le départ les critères de différenciation, mais nous tenons précisément à ne pas appliquer sur ces témoignages un cadre construit a priori; ce que nous recherchons, en effet, c'est moins les points communs ou les désaccords pour ainsi dire object ifsentre ces deux pensées philosophiques, que la manière dont Cicéron les a appréhendées l'une et l'autre. Les préfaces du De inventione «Le chef de l'Académie, Philon, ayant fui Athènes avec l'aristo cratiede cette ville et étant venu à Rome, je me consacrai à lui tout entier, poussé par une merveilleuse passion pour la philosophie». C'est ainsi que Cicéron raconte dans le Brutus l'événement majeur que représenta pour lui l'arrivée à Rome de Philon de Larissa164. Ce «merveilleux enthousiasme» ne donna naissance sur le moment à aucune œuvre philosophique, mais nul ne contesterait du VIIe Congrès de l'Association G. Budé (Aix-en-Provence), Paris, 1964, (p. 218256), p. 238. 163 A. Michel, La philosophie de Cicéron avant 54, dans REA, 67, 1965, p. 324-341, étude qui trouve son prolongement dans La digression philosophique du «De oratore» (III, 54 s). Sources doxographiques, dans Acta XI conuentus «Eirénè», Bratislava, Varsovie . . ., 1971, p. 181-188. On trouvera également des réflexions très éclairantes sur la philosophie de Cicéron à cette période de sa vie dans M. Plezia, De la philosophie dans le «De consulatu suo» de Cicéron, dans Hommages à R. Schilling, H. Zehnacher et H. Hentz éds., Paris, 1983, p. 383392. 164 Cicéron, Brutus, 89, 306, cf. infra, p. 629. Auparavant, il avait été l'élève de l'épicurien Phèdre, pour lequel il conserva toujours de l'amitié et de l'estime, cf. Fam., XIII, 1, 2 : ... Phaedro, qui nobis, cum pueri essemus, antequam Philonem cognouimus, ualde ut philosophus, postea tarnen ut uir bonus et suauis et officiosus probabatur.
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aujourd'hui que le puer aut adulescentulus qui écrivit le De inuentione était déjà pétri de philosophie. Cela veut-il dire pour autant que ce premier traité est lié à l'enseignement rhétorique de Philon de Larissa? L'hypothèse est aussi séduisante que difficilement veri fiable en ce qui concerne les préceptes eux-mêmes 165. En revanche, alors que pendant longtemps les savants ont traité avec beaucoup de mépris les deux préfaces de cette œuvre, considérées par F. Marx comme parfaitement étrangères au contenu de chacun des livres166, la recherche récente a senti qu'il s'agit là au contraire de textes d'un immense intérêt, parce que témoignant de ce qu'était la pensée philosophique de Cicéron peu après l'enseignement de Phi lon167. Le premier prooemiwn ne contient aucune référence à un type de pensée philosophique déterminé, et cela explique qu'il ait pu être interprété par F. Solmsen comme le développement d'un topos d'origine isocratique sur la supériorité du λόγος168. Pourtant, il suff itde comparer les textes pour constater que ce n'est pas la parole en elle-même, comme don naturel, qu'exalte Cicéron dans ce myt he sur la naissance de la civilisation, mais l'excellence de l'él oquence quand elle s'accompagne de la sagesse : celui qui rassemble l'humanité dispersée dans les champs et dans les forêts, celui qui lui apprend quelles sont les actions utiles et honnêtes, n'est pas seulement un homme disert, mais un magnus uir et sapiens qui a compris les virtualités présentes dans l'être humain du fait de son aptitude au langage et qui symbolise donc le pouvoir et l'action bienfaisante de la rhétorique quand elle est inspirée par la sapien-
165 Nous n'entrerons pas ici dans le détail des problèmes rhétoriques posés par le De inuentione. Comme l'a souligné A. Michel dans sa thèse, p. 72 sq., cette œuvre porte la marque d'influences diverses, celle de Philon bien sûr, mais auss icelle d'Apollonius Molon, dont le nom «est placé comme une signature à la fin du premier livre». 166 F. Marx, Prolegomena de l'éd. de la Rhét. ad Her., 1894, s'est fondé sur AU., XVI, 6, 4, où Cicéron dit qu'il a un uolumen prooemiorum et raconte qu'il s'est trompé en faisant précéder le De gloria du prooemium d'un des libri Academici, pour affirmer que l'Arpinate ne recherchait aucun lien véritable entre les préfaces et le corps du texte. Cf. également le jugement sévère sur ces préfaces de W. Kroll, dans l'article Tullius de la RE, p. 1091-1092. 167 A. Michel, op. cit., passim, et notamment p. 302 sq. ; P. Giuffrida, / due proemi del «De inventione» (I, 1-4, 5; II, 1-3, 10), dans Lanx Satura. Nicolao Terzaghi oblata, Gênes, 1963, p. 113-216. 168 F. Solmsen, Drei Rekonstruktionen zur Antiken Rhetorik und Poetik, dans Hermes, 67, 1932, (p. 133-154), p. 153, où le texte cicéronien est comparé au Nicoclès d'Isocrate, 5 sq. Cette thèse est aussi, avec quelques nuances, celle de K. Barwick, Das rednerische Bildungsideal Ciceros, Berlin, 1963, p. 21-24, qui croit que Cicéron a utilisé non Isocrate lui-même, mais un rhéteur grec à tra vers une source latine intermédiaire.
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tia169. Or, une telle conception du bien parler est platonicienne et Philon pouvait plus que tout autre invoquer pour justifier cet accord, matérialisé par le double aspect de son propre enseigne ment, les pages célèbres du Phèdre dans lesquelles Platon définit les conditions d'une rhétorique philosophique et présente Périclès, qui fut l'élève d'Anaxagore, comme l'exemple de la plus haute per fection oratoire170. De même, l'idée que la rhétorique constitue un danger pour l'Etat lorsqu'elle se trouve utilisée par des audaces homines171 est dans la continuité non seulement de Platon, mais également de la polémique menée contre les rhéteurs par la Nouv elle Académie, dont nous avons quelques échos par les propos attribués à Charmadas dans le premier livre du De oratore172, et aussi grâce au long passage que Sextus Empiricus consacre aux arguments néoacadémiciens dans son Adversus rhetores 173. Ce der nier texte nous semble tout particulièrement intéressant parce qu'il révèle que Clitomaque et Charmadas avaient rassemblé un très grand nombre d'anecdotes historiques prouvant selon eux que la rhétorique commune était inutile et même néfaste aux cités 174. Ontil magnifié le rôle de la véritable éloquence jusqu'à faire de celle-ci la créatrice de la civilisation? Nous pouvons, en tout cas, remar querque dans le De natura deorum, le Stoïcien Balbus, lorsqu'il va faire l'éloge de la parole, qu'il considère comme l'un des dons les plus admirables dont l'homme ait été gratifié par la Providence, s'adresse ainsi à son adversaire néoacadémicien : «Mais celle que vous appelez la maîtresse du monde, la parole, comme elle est admirable et divine!»175. Or cette même expression, domina rerum, avait déjà été em ployée par Cicéron dans le Pro Murena, quand il avait commenté quelques vers d'Ennius, où la sapientia est symbolisée par le per-
169 Cicéron, /mm., I, 2, 2. On remarque dans ce passage, à propos des hom mes antérieurs à la civilisation l'expression caeca ac temeraria dominatrix animi cupiditas, qui fait penser à ce que dit Platon de la partie concupiscible de l'âme, Rép., IV, 440 a-440 e. 170 Platon, Phèdre, 270 a. 171 Cicéron, /mm., I, 3, 4. 172 Cicéron, De or., I, 18, 84. 173 Sext. Emp., Adu. rhet., II, 20-25. 174 Partant du postulat que les cités ne chassent jamais ceux qui leur sont utiles, Clitomaque et Charmadas interprétaient les mesures prises par les gou vernants contre les rhéteurs comme la preuve irréfutable du caractère nuisible de ceux-ci. 175 Cicéron, Nat. de., II, 59, 148 : Iam uero domina rerum, ut uos soletis dicere, eloquendi uis, quam est praeclara quamque diuina ! Trad. pers.
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sonnage du bonus orator176. Le rapprochement de ces textes, de nature différente et écrits à des moments différents, contribue à montrer à travers un détail précis combien Cicéron fut marqué par cette idée de l'absolue primauté de la sagesse éloquente, apprise selon toute vraisemblance de Philon et exposée dès le De inuentione 177 L'épisode de Zeuxis et des Crotoniates, qui est le sujet du prooemium du second livre, connut une certaine notoriété dans l'Antiquité, puisque nous en trouvons le récit chez différents au teurs, avec des variantes qui laissent penser qu'il en existait plu sieurs versions : par exemple, chez Pline l'Ancien le peintre travail le pour les habitants d'Agrigente et non pour ceux de Crotone178. Mais, ce qui frappe quand on compare le texte cicéronien aux autres, c'est sa perfection formelle et sa copia. Chez lui, les Croto niates ne présentent pas immédiatement à Zeuxis leurs plus belles jeunes filles, ils le conduisent d'abord au gymnase et ils lui mont rent leurs athlètes, afin qu'il puisse imaginer en les voyant la beauté de leurs sœurs, comme s'ils voulaient ainsi le préparer à percevoir le Beau par l'esprit autant que par les sens. Cette propédeutique est platonicienne dans son principe et P. Giuffrida a pu affirmer que c'est à la lumière du Banquet et du Phédon qu'il faut lire ce prooemium179. Encore faut-il noter, ce qui ne paraît pas avoir été fait jusqu'à présent, la situation étrange, du point de vue platonicien, dans laquelle se trouve le personnage de l'anecdote. D'une part, il comprend que, comme dit Platon180, «la beauté qui réside en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre»; mais, d'autre part, il se trouve qu'il est peintre, c'est-à-dire artisan de l'imitation, qui est placée dans la République au plus bas de la hiérarchie du savoir, et que, comme tel, il ne peut entrepren dre cette ascension vers l'Idée qui, à partir d'un beau corps,
176 Cicéron, Mur., 14, 30, Le fragment du huitième livre des Annales d'Ennius se trouve également dans Geli., Noci. Au., XX, 10, 1. 177 Contrairement à ce qui a été affirmé par M. Ruch, L'Hortensius de Cicé ron, histoire et reconstitution, Paris, 1958, p. 33, le Cicéron de la guerre civile n'a pas abandonné cet idéal, cf. Tusc, I, 4, 7: «inversement, j'entends ne point sacrifier mon goût ancien pour l'éloquence tout en me consacrant à cet art plus grand et plus fécond qu'est la philosophie : j'ai toujours estimé en effet que, en philosophie, l'idéal serait de pouvoir traiter les hauts problèmes dans une for me riche et brillante». 178 Pline, Hist, nat., XXXV, 64-66; Denys d'Haï., De imitatione, 6, 1 ; on trou veune allusion à Val. Max., Ill, 3, 7, ext. 3; Plutarque, ap. Stobée, Ed., IV, 20, 34 = frg. 134 Sandbach. 179 P. Giuffrida, op. cit., p. 163. 180 Platon, Banquet, 210 a-b : το κάλλος το επί ότφοΰν σώματι τφ επί έτέρω σώματι άδελφόν έστι.
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conduit à l'essence même de la Beauté181. Parce que la voie royale de la dialectique lui est par définition interdite, ce peintre singulier substitue à la philosophie la recherche pour ainsi dire horizontale du beau, il va tenter d'appréhender celui-ci à travers la multiplicité de ses reflets, à travers cette parenté des beaux corps dont parle Platon. Lorsque Cicéron compare donc la rhétorique telle qu'il la conçoit à la peinture éclectique de Zeuxis, il construit une méta phore qui est inacceptable au regard de la pensée platonicienne, puisque pour Platon l'orateur, contrairement au peintre, peut et doit être philosophe. Il n'y a donc pas de platonisme «orthodoxe» dans cette préfac e, mais une méthode probablement dérivée de Platon et visant moins à définir rigoureusement le principe unificateur de la divers itéqu'à en donner une approximation, par le choix des éléments qui, dans la confusion du multiple, paraissent les plus proches de la perfection. L'Arpinate ne prétend pas atteindre à l'éloquence philosophique du Phèdre, il affirme être au confluent de la tradi tiondes rhéteurs, illustrée par Isocrate, et de celle des philosophes rhétoriciens, qu'il rattache à Aristote182. Sans se situer expressé ment, comme le Stagirite, à l'aboutissement d'un procesus dont il s'agirait d'analyser tous les éléments183, il professe un éclectisme qui le conduit à rechercher chez les rhéteurs comme chez les phi losophes les préceptes les meilleurs {excellentissima quaeque)ÏM. Si l'on s'en tient à ces déclarations, on a beaucoup de mal à admettre que Cicéron soit là l'interprète de Philon de Larissa, car quelle qu'ait été la place accordée par celui-ci à la rhétorique dans son enseignement, il paraît a priori inconcevable (et le prooemium de Fin. II nous semble confirmer cette opinion185) que le successeur de 181 Platon, Rep., X, 597 d-e. Sur l'attitude de Platon à l'égard de la peinture, cf. E. Keuls, Plato on painting, dans AJPh, 95, 1974, p. 100-127; Plato and Greek painting, Leyde, 1978; D. Babut, Paradoxes et énigmes dans l'argumentation de Platon au livre X de la République, dans Histoire et structure, à la mémoire de V. Goldschmidt, Paris, 1985, (p. 122-145), p. 134 sq., qui bat en brèche l'interpré tation traditionnelle. 182 Cicéron, Inu., II, 2, 6. 183 Cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, 1962, p. 75 : «pour Aristote, il n'y a pas de philosophes médiocres, mais des hommes qui ont participé avec plus ou moins de succès, un succès dont eux-mêmes ne pouvaient pas être juges, à une recherche commune ». 184 Cicéron, op. cit., 4. 185 Cicéron, Fin., II, 1 sq. Notre analyse de ce texte diffère de celle qu'en fait A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., p. 94. Pour lui, en effet, il y a dans les propos de l'Arpinate un rapprochement entre la méthode de Gorgias et celle d'Arcésilas. Nous croyons, au contraire, que Cicéron oppose la manière de pro céder de Gorgias - parler sur n'importe quel sujet - et la dialectique de Socrate et d'Arcésilas, qui consiste à critiquer les propos de l'interlocuteur. Il est vrai
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Platon ait pu se prétendre l'héritier, fût-ce partiel, des rhéteurs. En revanche, il est certain que dans la justification philosophique que l'Arpinate donne de cet éclectisme, nous trouvons les thèmes qui seront ceux des préfaces de la dernière période, lorsqu'il s'agira pour lui d'expliquer à ses compatriotes ce qui lui a fait choisir la Nouvelle Académie de préférence à toute autre école186. C'est déjà, avec des formules qui reviendront presque identiques plus de qua rante ans après, le rejet de Yarrogantia et de la temeritas qui carac térisent la conviction d'être le seul détenteur de la vérité et, à l'i nverse, l'éloge de cette conscience lucide de la faillibilité humaine, qui permet la libre recherche de la vérité. Cette défense et illustration de la suspension de l'assentiment a-t-elle été habilement ajoutée par Cicéron à une source qui serait étrangère à la Nouvelle Académie ou le deuxième prooemium relève-t-il tout entier d'une seule et même inspiration? Nous avons dit notre réticence à accepter l'idée que Philon de Larissa ait pu être si bienveillant à l'égard des rhéteurs187, mais il nous faut également reconnaître que le texte ne donne nullement une impression d'hété rogénéité et que les considérations sur Γέποχή découlent logique ment de la conception de la rhétorique qui a été exposée immédia tementauparavant. En tout état de cause, l'hypothèse qui nous paraît la plus probable est celle d'une synthèse propre à Cicéron, dominée par l'esprit néoacadémicien, mais intégrant des éléments pris à la tradition des rhéteurs, dont l'enseignement d'Apollonius Molon avait certainement donné une éclatante illustration. On pourra, bien sûr, se demander si Yadulescentulus était capable d'une telle élaboration; ce qui nous frappe, au contraire, c'est l'e xtraordinaire maturité de ce tout jeune homme qui, dès ce premier ouvrage, s'engage solennellement à respecter pendant toute sa vie le principe de la suspension de l'assentiment, en ajoutant il est vrai quoad facultas feret, mais l'expression est elle-même platonicienne, puisqu'elle traduit le κατά το δυνατόν par lequel Platon marque les
que Cicéron dit qu'il critiquerait plus sévèrement Gorgias, nisi hoc institutum postea translation ad nostros philosophos. Quels sont les philosophes en ques tion? Cicéron parle de l'Académie (quod quidetn iam fit etiam in Academia), mais étant donné que le dialogue est censé avoir lieu en 50, il ne peut s'agir que de l'Ancienne Académie. Cicéron, lui, prétend rester fidèle à la méthode socrati que et établir un véritable dialogue avec Torquatus, ce qu'il fera jusqu'au § 17. 186 Cicéron, Inu., II, 3, 9-10, cf. infra, p. 119-121. 187 C'est H. von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa, Berlin, 1898, p. 112, qui a le premier accrédité l'idée d'un Philon rejoignant la tradition des Sophistes.
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limites de l'humain188. Cet engagement a-t-il été tenu? C'est ce qu'il nous faut maintenant tenter d'établir. La situation philosophique de Cicéron entre le De Inuentione et la guerre civile : quelques points de repère. Si l'influence de Philon de Larissa sur Cicéron fut certain ement considérable, on ne saurait néanmoins oublier que le scholarque n'apparaît au début du De natura deorum que comme l'un des quatre principes qui ont formé l'Arpinate et que son nom figure à côté de ceux de Diodote, d'Antiochus et de Posidonius 189. Le fait même que Philon ne soit pas distingué des autres nous invite à exa miner si l'enseignement de ces derniers n'eut pas pour conséquenc e d'atténuer l'enthousiasme juvénile de Cicéron à l'égard de la Nouvelle Académie. Rappelons, en effet, qu'il hébergea chez lui pendant de très longues années le Stoïcien Diodote qui l'entraîna à la dialectique et dont P. Boyancé a eu raison de souligner le rôle essentiel dans la continuité de sa formation philosophique; qu'il rencontra à Rhodes en 77 Posidonius, pour lequel il professe res pect et amitié et qu'il nous dit avoir lu plus que tout autre Stoïcien ; et surtout, que lors de ce même voyage, il resta six mois à Athènes comme disciple d'Antiochus, qualifié dans le Brutus de summus auctor et doctor190. Celui-ci eut certainement à cœur de faire triom pher son point de vue sur la véritable tradition de l'Académie auprès de ce jeune Romain passionné de philosophie et dont la fidélité à la mémoire de Philon devait lui apparaître comme un véritable défi. Y réussit-il? Si l'on en croit le dialogue préliminaire du De finibus V, Cicéron demeura, au contraire, fidèle à l'enseign ement de Philon, malgré les instances de ses compagnons d'étu des191. Nous ne sommes pas cependant convaincu que ce texte constitue un témoignage décisif. Laissons de côté le fait qu'il a été 188 Cicéron, loc. cit. : uerum hoc quidem nos et in hoc tempore et in omni uita studiose, quoad facultas feret, consequemur. La formule platonicienne κατά το δυνατόν se trouve, par exemple, dans Crat., 422 d; Pol. 297 b. 189 Cicéron, Nat. de., I, 3, 6 : principes Uli, Diodotus, Philo, Antiochus, Posidon ius,a quibus instituti sumus. On notera dans cette phrase l'absence de toute allusion à l'Epicurien Phèdre, qui fut son premier professeur de philosophie et pour lequel il conserva toujours beaucoup d'estime, cf. Fam., XIII, 1, 2. 190 Cicéron, Brutus, 91, 315. En ce qui concerne les maîtres stoïciens, Diodot e est évoqué dans le Brutus, 89, 309; Luc., 36, 115; Tusc, V, 39, 113; Fam., IX, 4; XIII, 6, 4, cf. P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, p. 237; pour Posidonius, cf. ibid., p. 230-236. 191 J. Glucker, Antiochus . . ., p. 106, insiste fortement sur la valeur histori que de ce texte, preuve selon lui de la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Acadé mie.
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écrit bien après ce séjour athénien, à un moment où Cicéron défen daitavec enthousiasme la Nouvelle Académie et avait intérêt à montrer qu'il en avait toujours été ainsi, même à l'intérieur de l'école d'Antiochus. Nous ne nous attarderons pas plus sur l'arg ument facile qui consisterait à mettre en valeur le début des Academica posteriora, où Varron s'étonne que l'Arpinate ait abandonné l'Ancienne Académie pour la Nouvelle. En réalité, et même si dans les deux textes - tardifs - que nous venons de citer, l'Arpinate luimême paraît raisonner de cette manière, il nous semble que c'est l'alternative même «Philon ou Antiochus» qui doit être remise en question quand on évoque le Cicéron de la période comprise entre 77 et la guerre civile. En effet, même s'il est évident que la rencont re avec Antiochus ne lui fit pas oublier Philon, la personnalité de l'Ascalonite était assez séduisante et sa philosophie suffisamment intéressante pour qu'elle ait profondément marqué Cicéron et que se soit constitué en lui au moins un équilibre entre l'influence du scholarque et celle, plus récente, du disciple dissident. Malheureus ement, la correspondance ne nous est pas d'un grand secours dans l'étude de cette question, puisque, si elle a été constamment riche de réminiscences philosophiques, et tout particulièrement platoniciennes, ce n'est que fort tard, au moment de la rédaction des Académiques, que Cicéron se définira par rapport aux deux courants de l'Académie, mais peut-être le fait qu'il n'ait pas éprou vé le besoin de le faire avant est-il en lui-même significatif? Avant cette époque, nous n'avons, en dehors des ouvrages de rhétorique et de politique, sur lesquels nous reviendrons, que peu d'éléments nous permettant de préciser son interprétation du platonisme et il est donc nécessaire d'étudier ceux-ci avec quelque minutie. Chacun connaît le passage du Pro Murena où l'orateur critique avec une ironie mordante le rigorisme stoïcien, mais l'attention portée à cette brillante critique a eu parfois pour conséquence un moindre intérêt à l'égard de ce que Cicéron dit de ses propres opi nions; or il s'agit de propos d'un grand intérêt192. Se référant aux études qu'il a faites dans sa jeunesse, il évoque ses maîtres, qu'il qualifie, sans les nommer, de moderati homines et temperati, et il
192 Cicéron, Mur., 29, 61-31, 66. Sur l'attitude de Cicéron à l'égard des para doxes, cf. les études de K. Kumaniecki, Ciceros Paradoxa Stoicorum und die Römische Wirlichkeit, dans Philologus, 101, 1957, p. 113-134 et d'A. Michel, dans Cicéron et les paradoxes stoïciens, AAntHung, 16, 1968, p. 223-232. Nous revien drons sur cette question, cf. infra, p. 434 sq. La critique cicéronienne du stoïci sme de Caton a été étudiée par A. Michel dans sa thèse, p. 555-556, et il conclut à l'influence d'Antiochus d'Ascalon.
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les rattache à Platon et à Aristote193. A qui fait-il allusion exacte ment? L'association du fondateur de l'Académie et du Stagirite, l'éloge d'une morale fondée sur le juste milieu (la mediocritas uirtutum), le caractère profondément humain du modèle de sagesse qui y est proposé, tout cela renvoie apparemment à la philosophie d'Antiochus d'Ascalon194. Sommes-nous pourtant si loin de Philon de Larissa? Cela n'est pas certain. En effet, Cicéron nous dit dans ce même passage que le sage lui-même n'a souvent que des opi nions sur ce qu'il ignore et nous savons que telle était la thèse défendue par Philon contre l'orthodoxie carnéadienne représentée par Clitomaque 19S. De même, lorsqu'il proclame que la sagesse n'implique pas un assentiment inébranlable, car le sage peut à l'o ccasion revenir sur ce qu'il a dit pour rectifier son avis, voire le changer, nous avons déjà là une préfiguration de ce que sera dans le Lucullus le portrait du sapiens de la Nouvelle Académie, toujours disponible à la critique parce que gardant perpétuellement en lui le sentiment de l'humaine faiblesse. L'Arpinate s'exprime donc de tel le sorte qu'il ne choisit pas entre ses deux maîtres académiciens, il se situe très précisément à l'intersection de leurs doctrines. Sa pens ée, telle que nous la percevons dans ce texte, apparaît aussi élo ignée de Γέποχή radicale que du dogmatisme, elle est marquée dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action par une extrême prudence et par la rejet de la présomption. Ce mélan ge de scepticisme modéré et d'humanisme nous révèle donc un Cicéron qui a su dépasser le conflit de ses maîtres, leurs polémi ques,pour se faire une philosophie toute à lui, construite précisé ment sur ce qu'il estimait être le consensus profond de deux doctri nes qu'on lui avait pourtant présentées comme contradictoires. Ces propos du Pro Murena ne sont nullement une synthèse hâtivement élaborée par Cicéron pour mettre en évidence ses ver tus de modération et de tolérance et ridiculiser les outrances sto ïciennes de Caton. Ils correspondent alors à des convictions bien enracinées en lui, comme le confirme le fait que dans le poème De consulatu aussi, il associe YAcademia umbrifera et le nitidum Ly ceum, ces deux lieux auxquels, nous dit-il, la vie publique l'a arra-
193 Cicéron, ibid., 20, 63 : nostri, inquarti, Uli a Piatone et Aristotele, moderati homines et temperati, aiunt apud sapientem ualere aliquando gratiam; uiri boni esse misereri . . . 194 Ou plus exactement à la philosophie de l'Ancienne Académie que l'Ascalonite prétendait avoir ressuscitée et que Cicéron l'accusera d'avoir trahi. Il est à cet égard intéressant de comparer le passage du Pro Murena avec Luc, 44, 135, où Cicéron dit que les philosophes de l'Ancienne Académie approuvaient le juste milieu (mediocritates) et la métriopathie, la modération des passions. 195 Cf. infra, p. 275-276.
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che et dont il y a tout lieu de croire qu'ils symbolisent, dans la dens ité de la forme poétique, tout ce qui est si nettement exposé dans le Pro Murena196. Bien plus, le double patronage de Platon et du Stagirite, Cicéron ne s'est pas contenté de le revendiquer dans des textes, il l'a, en quelque sorte, inscrit dans la topographie de son Tusculanum, en appelant «Lycée» le gymnase qui se trouvait dans la partie supérieure de la propriété et «Académie» celui qui était en contrebas197. Pourquoi, cependant, n'est-il question dans la corre spondance que de Γ« Académie» si bien que sans le De diuinatione nous ignorerions l'existence de l'autre gymnase? Lorsque Cicéron presse Atticus de lui acheter un objet d'art, comme cette statue de Minerve qu'il prise tant, c'est à son Académie qu'il le destine198. Faut-il voir là une marque symbolique de sa préférence pour l'éco le platonicienne? Doit-on plus prosaïquement en conclure que le Lycée fut aménagé à une date bien ultérieure, peut-être après la destruction du Tusculanum par Clodius199? Nous avouons notre perplexité, en remarquant toutefois que, quelle que soit l'hypothèse retenue, ce détail révèle à quel point dans l'esprit de Cicéron le Lycée existe moins par lui-même que comme une sorte de corollai re de l'Académie. Nous n'oublierons pas dans cette tentative pour mieux définir la manière dont Cicéron percevait lui-même à cette époque sa phi losophie, un texte auquel R. Hirzel a accordé une grande importanc e, parce qu'il y a vu la preuve que Cicéron s'était éloigné de la Nouvelle Académie pour adhérer à la philosophie d'Antiochus200. Dans cette lettre d'août 51, l'Arpinate fait d'abord un long récit de ses exploits militaires en Cilicie, puis sollicite de Caton son appui pour que lui soient décernées des actions de grâces exceptionnell es, une supplicano, et il termine en évoquant leur passion commun e pour la philosophie, cette «vraie et antique philosophie», qu'ils ont été presque les seuls, dit-il, «à introduire au forum, dans la vie politique et presque sur le champ de bataille». De telles affirma tions semblent contredire l'ironie du Pro Murena à l'égard du stoï cisme, et, en outre, comment comprendre cette expression de uera
196 Cicéron, De cons., dans Diu., I, 13, 21-22. 197 Sur les deux gymnases, on se reportera à l'article d'O. E. Schmidt, Ciceros Villen, Neue Jahrb. für das klass. Alt., 1898, chap. 3, «Das Tusculanum», p. 466-472, et à la thèse de P. Grimal, op. cit., p. 251. Le «Lycée» est mentionné dans Dim., I, 5, 8; II, 3, 8; «l'Académie» dans Tusc, II, 3, 9; III, 3, 7; IV, 4, 7, ainsi que dans diverses lettres. 198 Cicéron, Att., I, 4, 3; I, 9, 2; I, 11, 3. 199 Cette destruction eut lieu en 58, cf. Pro domo, 24, 62. 200 Cicéron, Farn., XV, 4, 16, commentée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 489.
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et antiqua philosophia, qui permet à Cicéron d'en appeler à la soli darité philosophique de Caton? En ce qui concerne le premier point, il faut souligner que, s'il y a contradiction entre cette lettre, où le philosophe Cicéron dit appartenir au même courant de pensée que le philosophe Caton, et le discours, où il s'était gaussé du dogmatisme du Stoïcien, celle-ci tient avant tout à l'attitude de l'Académie dans son ensemble à l'égard du stoïcisme, considéré à la fois comme une bouture du platonisme et comme un travestissement de celui-ci201. L'accusat ion de plagiat lancée dès le début contre Zenon impliquait néces sairement une telle ambiguïté, si bien que lorsque Cicéron tantôt se moque de Caton, tantôt se dit proche de lui, il ne fait qu'exprimer, assurément non sans quelque opportunisme, les sentiments mêlés des Platoniciens à l'égard du Portique. Nous savons qu'Antiochus avait interprété la relation entre les deux écoles de manière plus positive que ses devanciers, sans renoncer pour autant à toute critique du stoïcisme, et il serait vain de nier que la formule même utilisée par Cicéron pour définir l'inspiration qui lui est commune avec Caton a une résonance antiochienne202. Nous ne suivrons cependant pas Hirzel quand il en déduit que l'Arpinate exprime ainsi son adhésion à la doctrine de l'Ascalonite. Il faut, en effet, tenir compte d'abord du contexte : Cicéron a besoin de se concilier l'appui du Stoïcien, il met en avant le fait qu'ils appartiennent tous deux à la tradition platonicienne, par opposition sans doute à ces nouveaux venus, étrangers à la uera et antiqua philosophia, qu'étaient les Epicuriens. Mais surtout, ce qu'il dit concerne la philosophie politique; or, même dans le De finibus, c'est-à-dire dans un ouvrage où il se définit comme néoaca démicien, il se déclare d'accord avec Antiochus sur l'excellence des ouvrages de l'Ancienne Académie pour former «les orateurs, les chefs de guerres, les gouvernants»203. On ne peut donc, selon nous, interpréter de manière trop restrictive l'appel à la solidarité des tenants de la «vraie et ancienne philosophie». Dans tout ce passag e, Cicéron ne fait rien d'autre que défendre deux idées qui furent des constantes de sa pensée philosophique, l'origine platonicienne du stoïcisme et l'importance des successeurs immédiats de Platon
201 Cf. supra, p. 53, n. 194. Diogene Laërce, VII, 25, dit que Polémon avait reproché à son disciple Zenon de lui avoir volé sa doctrine et de l'avoir travest ie. Cette anecdote est très caractéristique de ce que fut constamment l'attitude de l'Académie à l'égard du Portique. 202 II suffit pour s'en convaincre de comparer cette expression avec ce que dit Varron, porte-parole d'Antiochus, à Cicéron, Ac. post., I, 12, 43 : ab antiquo rum ratione desciscis et ea quae ab Arcesila nouata sunt probas. 203 Cicéron, Fin., V, 3, 8.
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pour tout ce qui concerne le science politique. Il y est certes très proche d'Antiochus, mais cela tient à la nature même de la lettre et à la référence à la philosophie politique, non à un quelconque reniement de l'enseignement de Philon de Larissa. Nous laisserons pour l'instant de côté les textes, comme la fameuse lettre à Lentulus sur la palinodie ou le Pro Plancio, où Cicéron explique les fondements théoriques de son action politique, parce qu'ils nous apparaissent surtout comme l'illustration dans la pratique de ce que nous avons vu affirmé dans le Pro Murena, et parce que nous préférons les aborder quand nous aurons une vision plus complète de ce que fut la philosophie cicéronienne204. En revanche, nous pouvons espérer que les trois grandes œuvres écrites après l'exil nous apporteront la confirmation des premières conclusions que nous avons pu esquisser. L'excursus du livre III du De oratore (III, 15, 54-24, 143) La longue digression que Crassus, dans son discours du der nier livre, consacre aux rapports de l'éloquence et de la philoso phie, a fait l'objet de minutieuses recherches de sources dont l'ini tiative revient à H. von Arnim, qui affirma que Cicéron se serait inspiré de Philon, hypothèse qui fut contestée par W. Kroll, ar guant que seul Antiochus pouvait être à l'origine d'un tel texte205. Plus près de nous, K. Barwick, dans une très savante étude, a rejeté la solution de la source unique et, appliquant une autre méthode chère à la philologie allemande, a cru pouvoir montrer que X excur sus est en réalité fait de la juxtaposition de morceaux ressortissant à des inspirations très différentes puisque, dit-il judicieusement, on voit mal comment un philosophe de l'Académie aurait pu blâmer Socrate d'avoir été responsable d'une séparation «vraiment absurd e, inutile et blâmable» entre la sagesse et l'éloquence206. Rappel ons enfin qu'A. Michel, dans sa thèse comme dans l'article qu'il a consacré à l'excursus, s'est attaché à montrer comment Cicéron s'applique dans ce texte à concilier les enseignements de ses deux maîtres académiciens207. S'il nous fallait nous-même raisonner en termes de Quellen2 δέ δ λέγομεν σύμμειξις αίσθήσεως και δόξης. Dans le Théétète, 1 52c, la φαντασία est identifiée à la sensation, mais on ne peut pas dire que cette assimilation exprime la pensée de Socrate. 12 Aristote, De an., III, 428 b 12 : ή δε φαντασία κίνησίς τις δοκεΐ είναι και ούκ άνευ αΐσθήσεως γίγνεσθαι αλλ' αίσθανομένοις και ων αίσθησίς έστιν; ibid., 429 a 1-2 : ή φαντασία άν εϊη κίνησις υπό τής αίσθήσεως τής κατ ένέργειαν γιγνομένη. 13 F. Η. Sandbach, Aristotle and the Stoics, Cambridge, 1985, p. 12 : «There is so much difference between the whole approach as well as the results of the Aristotelian and Stoic treatment of φαντασία that I am unwilling to accept any likehood of influence ».
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un élément de continuité entre les deux doctrines. Le Stagirite, reprenant lui-même un thème développé par Platon dans le Théétète, avait comparé dans le De memoria le φάντασμα à l'empreinte d'un cachet sur de la cire et il avait même construit en grande part iesa théorie de la mémoire sur cette métaphore 14. Lorsque Zenon élabora sa théorie de la perception, il appliqua à la φαντασία ellemême, dans laquelle il ne distinguait plus le mouvement de son résultat, l'image de la cire et Cléanthe alla même jusqu'à affirmer que la représentation forme un relief dans l'âme 15. Toutefois, l'a ssimilation de l'âme à de la cire, c'est-à-dire à une matière inerte, contredisait sa définition comme un souffle igné ayant comme pro priété de faire varier sa tension interne 16. C'est sans doute cette antinomie qui poussa Chrysippe à rechercher une métaphore moins rudimentaire - et en tout cas mieux adaptée à la doctrine stoïcienne - et à présenter la φαντασία comme une modification (έτεροίωσις) de l'hégémonique, c'est-à-dire en définitive comme un état, une manière d'être de celui-ci 17. A la métaphore de la cire fut donc substituée celle du poulpe, que nous avons déjà évoquée, ou encore celle de l'air vibrant de plusieurs sons 18 ; à travers elles était affirmé, cette fois de manière dépourvue de toute ambiguïté, le rôle éminemment actif du sujet dans l'élaboration de ses propres représentations. Problèmes terminologique et images de la représentation chez Cicéron Nous avons tenté de résumer brièvement une évolution comp lexe, mais il va de soi que ce qui nous intéresse au premier chef, c'est la notion de représentation telle qu'elle apparaît dans les Aca démiques et on ne peut aborder cette question sans examiner au préalable comment Cicéron a traduit le terme même de φαντασία. L'équivalent qu'il utilise le plus souvent est le participe subs tantive uisum, ce qui n'est pas sans justification puisque, d'une part, uideri a le même sens que le verbe grec φαίνεσθαι et que, 14 Aristote, De mem., 450 a, 31-32, cf. Théétète, 191d. 15 Sext. Emp., Adu. math., VII, 228-231 = S.V.F., II, 56. 16 Cf. Nemesius, De nat. hom., c. 2 = S.V.F., II, 773, au sujet de l'âme: Στωικοί πνεϋμα λέγουσιν αυτήν ενθερμον και διάπυρον. On trouve un témoigna ge très proche de celui-là chez Tertullien, De anima, 5 : Sed etiam Stoicos allego, qui spiritum praedicantes animam paene nobiscum, qua proxima inter se flatus et spiritus, tarnen corpus animam facile persuadebunt. 17 Sext. Emp., op. cit., 229, dit que Chrysippe considérait comme «absurde» la métaphore du sceau et de la cire. 18 Sext. Emp., ibid., VII, 231 = S.V.F., Π, 56.
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d'autre part, aussi bien Aristote que les Stoïciens ont mis la repré sentation en relation avec la lumière et la vue 19. Mais cette traduc tion a un inconvénient majeur, c'est que, de par sa forme passive, elle correspond beaucoup mieux au φανταστόν, c'est-à-dire au contenu de la représentation, qu'à la φαντασία elle-même, qui est à la fois une fonction et le résultat de celle-ci. D'où la nécessité de dissocier des aspects qui sont en grec indissolublement liés et de recourir à un mot de forme active, uisio, pour rendre une expres sion comme κοινή φαντασία τού τε αληθούς και του ψεύδους20. Cependant, Cicéron ne s'en est pas tenu à cette dichotomie qui était sans doute la meilleure des solutions à un problème difficile, il a cherché à mettre un peu de uarietas dans un vocabulaire trop tech nique en utilisant un terme moins spécifique, species, jusqu'à par venir, comme l'a remarqué H. J. Härtung, à donner la traduction la plus exacte de φαντασία, en associant en une même expression, dans le livre II des Tusculanes, species et uisio 21. Contrairement aux textes de Diogene Laërce ou de Sextus Empiricus relatifs à l'Académie et au Portique, les Académiques ne sont pas des exposés doctrinaux, mais des dialogues qui cherchent à donner l'illusion de la vie. Nous croyons qu'il est inutile de privi légier l'une de ces deux formes de témoignages et qu'il faut au contraire les confronter sans cesse, conciliant ainsi la méthode dis cursive, théorique, des deux écrivains grecs avec celle, plus concrèt e, plus allusive, du Romain. A titre d'exemple, on chercherait en vain dans le Lucullus un exposé analogue à celui de Sextus sur le passage de la τύπωσις zénonienne à Γέτεροίωσις chrysippéenne, parce qu'une telle question était du domaine de la physique et n'avait donc pas sa place dans une discussion sur le critère de la vérité. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces nuances ne
19 Cf. Luc, 6, 18, où nous apprenons que c'est dans le Catulus que fut utili sépour la première fois le terme uisum pour traduire φαντασία: tale uisum -iam enim hoc pro (pavxaaiq. uerbum satis hesterno sermon triuimus . . .; 7, 22; 10, 30; 11, 36; 13, 40 etc.; Fin., III, 9, 31; Nat. de., I, 25, 70. Sur la traduction de φαντασία par Cicéron, cf. H. J. Härtung, Ciceros Methode bei der Übersetzung Griechischer philosophischer Termini, Hambourg, 1970, p. 31-34, dont nous re prenons ici les principales conclusions. Sur la relation φως / φαντασία, cf. Aetius, Plac, IV, 12, 1 = S.V.F., II, 54, et Aristote, De an., II, 429 a, 3-4. 20 Cette expression se trouve dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 164 et 175. Elle est traduite par Cicéron, Luc, 11, 33 : uisio ueri falsique communis. Il arri veaussi à Cicéron d'utiliser uisus, cf. Nat. de., I, 5, 12. 21 H. J. Härtung, op. cit., p. 34. Le passage auquel il est fait allusion est Tusc, II, 18, 42, où Cicéron écrit à propos de la douleur : Ego illud, quicquid sit, tantum esse quantum uideatur non puto, falsaque eius uisione et specie moueri homines dico uehementius. L'association de uisio et de species est particulièr ement propre à rendre le double aspect, actif et passif, du terme grec.
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soient pas présentes dans le texte cicéronien. Ainsi Lucullus, repre nantla définition de Zenon, décrit la « représentation comprehensi ve» comme un uisum impressum effictwnque, ce qui nous renvoie bien évidemment à la métaphore de la cire et du sceau22. Plus loin, cependant, il emploiera l'expression tnentem moueri, suggérant la nature vivante de l'hégémonique, et donc bien plus proche des images proposées par Chrysippe23. Cela nous montre que des él éments soigneusement dissociés par les doxographes coexistaient dans les textes et les discussions philosophiques. A en juger par le Lucullus, mais aussi par ce qu'on lit chez Philon d'Alexandrie, notamment dans un passage du Legum allegoriae24, les Stoïciens
22 Cicéron, Luc, 6, 18. = S.V.F., I, 59. 23 Ibid., 48. Dans ce passage, Lucullus expose les objections des Académic iens, mais celles-ci sont formulées dans une langue qui est celle du Portique. Cf. également ibid., 30 (mens . . . naturalem uim habet, quant intendit ad ea quibus mouetur), et Diog. Laërce, VII, 50 = S.V.F., II, 55, où l'on voit comment se sont articulées la terminologie de Zenon et celle de Chrysippe. 24 L'image de la cire et du sceau est exprimée avec beaucoup de précision par Philon dans le Quod deus, 43 : « La représentation est une impression dans l'âme, elle imprime le caractère propre de chacune des choses qu'introduit la sensation. Semblable à la cire, l'esprit conserve nettement en lui l'empreinte qu'il a reçue, jusqu'à ce que le contraire de la mémoire l'oublie, rende la mar que indistincte ou l'efface complètement». Cette même métaphore est présente dans Leg., 1, 30 = S.V.F., II, 844, mais Philon y ajoute développement sur la ορμή, dans lequel est sous-jacente l'image du poulpe. Il y est dit, en effet, que ή δέ ορμή ... δι' αίσθήσεως άπτεται του υποκειμένου καί προς αυτό χωρεί. Le rôle de la ορμή dans le processus de la connaissance tel qu'il était décrit par les Stoïciens est un problème important. Pour Chrysippe, dans Plutarque, Sto. rep., 47, 1057 a = S.V.F., III, 177, la ορμή n'intervient qu'après que l'on ait donné son assentiment à la représentation. A. M. Ioppolo, Le cause antecedenti in Cic. De fato, 40, dans Matter and metaphysics, J. Barnes and M. Mignucci eds, Naples, 1988, p. 399-424, s'est fondée sur ce passage du De fato pour affirmer qu'il faut différencier très nettement l'ordre zénonien qui serait : représentation, ορμή, assentiment, action, et celui de Chrysippe, qui pour éviter les objections acadé miciennes, aurait fait passer la ορμή après l'assentiment. Cette interprétation est très séduisante, mais peut susciter deux objections : a) l'application à Zenon et à Cléanthe du terme ueteres serait un cas unique dans l'œuvre de Cicéron. Ne peut-on supposer que Cicéron exprime là en te rmes stoïciens la pensée de philosophes non-stoïciens, sur l'identité desquels plu sieurs hypothèses sont possibles ? Après tout, Aristote est bien présenté au § 39 comme un philosophe de la nécessité absolue. b) contrairement à ce qu'affirme Ioppolo, op. cit., p. 407, il est fort peu probable que dans Ep., 113, 18, Sénèque suive Zenon. Certes, il mentionne les antiqui au début de la lettre, mais pour les différencier des maîtres de son épo que, et la théorie des animalia exposée dans les § 2 à 18 n'a rien de spécifique ment zénonien. La témoignage de Philon, celui de Sénèque, et ce qu'écrit Cicéron au § 30 à propos de Vappetitio, nous laisseraient penser qu'il y eut entre Zenon et Chry sippe une continuité plus grande que ne l'admet Ioppolo, le stoïcisme ayant tou-
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parlaient de la représentation à la fois comme Chrysippe et comme Zenon, le Portique ayant constitué son langage en accumulant les apports, au demeurant plus dissemblables sur la forme que sur le fond, de ses scholarques, non en les opposant. Théorie stoïcienne d'après le discours de Lucullus Pour approfondir la théorie stoïcienne de la représentation dont Lucullus se fait le défenseur, c'est à un passage de son dis cours d'apparence assez anodine, et pour cette raison délaissé par les exégètes, à l'exception de C. Imbert, qu'il faut selon nous se référer, tant il est vrai que chez Cicéron, comme plus tard chez Sénèque, les textes les plus accessibles, ceux que l'on croirait étran gersà la philosophie théorique, se révèlent souvent les plus pro fonds et les plus riches de sens25. Il s'agit plus précisément du début de l'exposé, dans lequel Lucullus, voulant faire l'éloge des sens, célèbre «leurs jugements si clairs et si certains» et affirme qu'il n'y a rien à redire à ce don de la nature pour peu que l'on en fasse bon usage : « il y a dans les sens une très grande vérité, à condition qu'il soient sains et bien portants et qu'on écarte tout ce qui leur fait obstacle et les empêche d'agir»26. Cette restriction peut-être interprétée comme" une volonté de se différencier des Epicuriens qui, eux, faisaient une confiance absolue aux sensat ions, au point de considérer comme «vrais» les rêves et les halluci nations27, mais elle mérite d'être considérée pour elle-même et, à cet égard, l'exemple par lequel Lucullus l'illustre nous paraît extr êmement intéressant. Lorsque, dit-il, nous voulons percevoir un ob jet de la manière la plus exacte possible, il nous arrive souvent de le rapprocher ou de l'éloigner de nous, de modifier l'éclairage, de procéder à bien d'autres vérifications, dum adspectus ipse fidem faciat sut iudicii. Le sens de cette proposition peut paraître obscur et le préciser permet d'entrer au cœur même de la théorie stoïcien ne de la φαντασία. Pour les Stoïciens toutes les représentations chez l'homme sont des φαντασίαι λογικαί, c'est-à-dire, comme l'a montré G. Kerferd,
jours cherché à mettre en évidence le double aspect de la ορμή humaine : elle est à l'œuvre dans la sensation et elle assure le passage de l'assentiment réfléchi à l'action. 25 C. Imbert, op. cit., p. 229. 26 Cicéron, Luc, 7, 19: ita est maxima in sensibus ueritas, si sani sunt et ualentes et omnia remouentur, quae obstant et impediunt. 27 Diog. Laërce, X, 31, 32.
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qu'il est possible d'exprimer par une proposition leur contenu28. Comme les mots, la représentation est porteuse d'un λεκτόν29 et, selon nous, ce que Lucullus exprime ici par iudicium, c'est l'assen timent à cette proposition. Lorsque je ne discerne pas un objet avec toute la clarté souhaitée et que, malgré cette imprécision, je crois le reconnaître, il y a une dissociation partielle de la représentation et du iudicium qu'elle induit, et il faut que la raison fasse le travail qui permettra d'établir s'il y a contradiction entre les deux ou si l'image, après vérification, confirme le jugement qu'elle a fait naî tre en nous. On peut évoquer sur ce point une anecdote célèbre dans l'école stoïcienne30. Le roi Ptolémée fit servir au philosophe Sphairos des grenades en cire si parfaitement imitées que celui-ci en fut abusé à la grande joie du souverain. Ne se laissant pas démonter pour autant, le Stoïcien répondit qu'il avait donné son assentiment non à la proposition: «ce sont des grenades», mais à cette autre : «il est vraisemblable que ce sont des grenades». Sphai ros avait sans doute la répartie habile, mais il se conduisait en Stoï cien peu rigoureux, car si la φαντασία de ces grenades avait suscité en lui quelque doute, il eût dû, comme le conseille Lucullus, procé der aux vérifications qui lui eussent évité de se ridiculiser. Contrairement donc aux Épicuriens, pour qui la sensation est άλογος - Lucrèce raille ceux qui croient que l'âme perçoit à travers les yeux - les Stoïciens pensent qu'il est impossible de séparer la représentation de l'activité de la raison, puisqu'elle est une qualité de l'hégémonique31. Cette continuité, Lucullus l'exprime, non de
28 G. Kerferd, The problem of synkatathesis and katalepsis in Stoic doctrine, dans Les Stoïciens et leur logique . . ., (p. 251-272), p. 252; ce savant s'oppose à l'interprétation d'A. A. Long, Language and thought in Stoicism, dans Problems in Stoicism, Londres, 1971, (p. 75-113), p. 83, qui considère la φαντασία λογική comme une catégorie particulière à l'intérieur des représentations humaines. Le témoignage de Diogene Laërce, VII, 51 = S.V.F., II, 61, est pourtant formel : les représentations des êtres rationnels sont λογικαί. 29 Cf. ibid., 63 = S.V.F., II, 181 : φασί δέ[το]λεκτον είναι το κατά φαντασίαν λογικήν ύφιστάμενον. On trouve la même expression chez Sext. Emp., Adu. math., VIII, 70 = S.V.F., II, 187. Sextus dit également dans ce passage, et c'est ce sur quoi Long a fondé son interprétation, que la φαντασία λογική est celle pour laquelle il est possible de το φαντασθέν λόγω παραστησαι. Le témoignage de Diogene et celui de Sextus ne sont pas, nous semble-t-il, contradictoires : pour les Stoïciens, il peut être rendu compte «logiquement» de toute représent ation humaine. 30 L'épisode des grenades de Sphairos est raconté par Diogene Laërce, VII, 177 = S.V.F., I, 625. 31 Sur le caractère άλογον des sensations dans l'épicurisme, cf. Diog. Laërc e,X, 31. Les railleries de Lucrèce se trouvent dans Nat. re., Ill, 350-369. Sur la représentation comme «qualité» de l'hégémonique, cf. Jamblique, De anima, ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M. = S.V.F., II, 831.
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manière abruptement dogmatique, mais allusivement, au détour d'une phrase. Lorsque nous affirmons, dit-il, qu'un objet est blanc ou doux, qu'il émet des sons harmonieux ou encore qu'il sent bon, il s'agit de choses qui ne sont pas directement perçues par les sens, mais qui le sont cependant «d'une certaine façon»32. Dans son imprécision apparente ce quodam modo révèle en fait que la repré sentation est déjà, au moins potentiellement, un jugement et le point de départ du travail de la raison. Alors que pour Platon la raison doit s'affranchir de la tyrannie des sens et qu'Épicure, au contraire, invite à retrouver la sensation dans sa pureté, c'est-à-dire dégagée de la gangue des jugements, le stoïcisme rejette ces conceptions et fait de la représentation une des expressions de l'unité de Γήγεμονικόν33. Le peintre, dit Lucullus, voit dans un tableau ce qui échappe au commun des mortels et les musiciens savent reconnaître dès les premières notes la tragédie que la flûte accompagne34. Le sens de ces exemples est clair : parce que la représentation est un aspect de l'activité du λόγος, elle reflète les déterminations de celui-ci. L'idée d'un cogito abstrait, cadre vide de toutes nos pensées, n'a pas de place dans le système stoïcien. La représentation du sot ne sera jamais celle du sage, non que le contenu soit différent, le sot pou vant fort bien avoir des représentations vraies, mais parce qu'il est impossible de dissocier la φαντασία de l'âme dont elle constitue une δύναμις, une fonction35. Pour reprendre la métaphore de Ze non, le même cachet laissera des marques très différentes selon que la cire sur laquelle on l'imprime est dure ou molle.
32 Cicéron, Luc, 7, 21. 33 Cf. C. Imbert, op. cit., p. 224 : «Perception sensorielle et activité dialecti que, qui furent d'abord décrites, dans la tradition platonicienne, comme deux comportements discontinus et opposables dissimulent, en réalité, une même fonction cognitive ... ». 34 Cicéron, Luc, 20. 35 D'après Jamblique, De anima, ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M = S.V. F., II, 831, les Stoïciens attribuaient une δύναμις à chacune des huit parties de l'âme. Au contraire, chez Al. Aphr., De an. manu, p. 188, 6 Bruns = S.V.F., II, 823. Sur cette question cf. B. Inwood, Ethics and human action in early Stoi cism, Oxford, 1985, p. 27 sq., et la critique qui en a été faite par A. M. Ioppolo, // monismo psicologico degli Stoici antichi, dans Elenchos, 8, 1987, p. 449-446. Par ailleurs, le fait que la définition de la représentation comme une «manière d'être » de l'hégémonique remonte à l'Ancien Portique est confirmé par Plutarque, Comm. not., 45, J084a-c, où il est dit que les Stoïciens considèrent les représentations comme des ζφα λογικά.
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La critique académicienne : la mise en doute de la Providence Comment la Nouvelle Académie a-t-elle construit sa critique de cette théorie de la représentation? Ici encore, c'est essentiellement en associant la lecture de Sextus et celle de Cicéron qu'il est possi blede reconstituer avec quelque vraisemblance les arguments et surtout la méthode utilisés par les philosophes de cette école contre cet aspect de la docrine du Portique. Nous connaissons par Sextus la manière dont procédait Carnéade 36. Dans un premier temps, tout en niant qu'il pût y avoir un critère de la vérité, il accordait aux Stoïciens que, si celui-ci exist ait, il ne pourrait être indépendant du πάθος produit dans l'âme par l'évidence des sens, étant donné que «c'est par la fonction sen sitive que le vivant se distingue de l'inanimé»37. Une telle conces sion de la part d'un scholarque de l'école platonicienne paraîtrait surprenante si elle avait été sincère, mais on doit, au contraire, penser que Camèade, en dialecticien subtil, ne feignait d'accepter et le terme de φαντασία et la définition qu'en donnaient ses adver saires que pour parvenir à des conclusions très différentes de cel les que ceux-ci en tiraient. Il y a, au demeurant, dans cette attitude qui consiste à privilégier la sensation pour mieux démontrer l'im possibilité de la connaissance, une constante des pensées scepti ques: cognitio omnis a sensu trahitur, dira au XVIe siècle F. San chez dans son Quod nihil scitur 38. Ayant ainsi exclu l'existence d'une source de savoir autre que la représentation, Camèade pouvait alors mettre en évidence le vice majeur inhérent à celle-ci et la disqualifier comme critère de la vérité : elle est, disait-il, à la fois un état de l'âme et ce qui a provoqué cet état; comment s'assurer donc que son «message» est exact, qu'elle reproduit fidèlement la réalité extérieure? Nous avons dit que Chrysippe comparait la φαντασία à la lumière qui se révèle elle-même en même temps qu'elle fait connaître le monde
36 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159-165. Nous étudierons plus loin, cf. infra, p. 223 sq. la critique carnéadienne de la représentation en tant que critère de la vérité. 37 Ibid., 160. On trouve la même définition de la spécificité du vivant chez Philon d'Alexandrie, Leg., I, 30, texte auquel nous nous sommes déjà référé dans la note 24. 38 F. Sanchez, Quod nihil scitur, éd. et trad, par A. Comparot, Paris, Klincksiek, 1984, p. 96, 1180. Le scepticisme de Sanchez comporte certes des éléments empruntés à la Nouvelle Académie, mais ceux-ci nous semblent relativement peu importants et, par ailleurs, sa démarche même diffère de celle de Camèad e, dans la mesure où chez lui l'omniscience et la perfection divines sont affi rmées dogmatiquement, cf. p. 63, 635-640.
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des objets39. C'est précisément cette exactitude dans la simultanéit é que contestait l'Académicien, alléguant qu'il est impossible au sujet de sortir de lui-même et prenant donc le Stoïcien au piège de son propre dogme, celui de l'élaboration de la représentation non par un organe déterminé mais par le principe hégémonique. Com ment en effet concilier les caractéristiques propres à un individu et l'universalité de la vérité? Le témoignage de Sextus, s'il est évidemment précieux, ne per met cependant pas de percevoir l'originalité du débat entre Acadé miciens et Stoïciens à propos de la représentation. Il peut faire apparaître Camèade comme une sorte de Sophiste qui se serait limité à des considérations de bon sens et il isole totalement le pro blème gnoséologique de son arrière plan métaphysique, alors que Cicéron, au contraire, nous restitue sur ce point essentiel les posi tions des uns et des autres. Qu'est-ce qui fait que le stoïcisme, partant du principe que la représentation est un produit de l'âme humaine, n'aboutit pas à un relativisme proche de celui de certains Sophistes40? La réponse est fort simple, même si elle ne se trouve pas explicitement attribuée à Zenon ou à Chrysippe : pour les philosophes de l'Ancien Portique, comme plus tard pour Descartes, c'est Dieu (le λόγος universel) qui garantit la vérité des représentations. C'est parce que l'homme vit dans un univers cohérent, rationnel, régi par la Providence, qu'en dehors de rarissimes exceptions, elles-mêmes explicables a poster iori, il doit faire confiance à ses sens. Cela, c'est Lucullus qui le suggère quand il dit : «on pourrait discuter avec quelque détail de l'art avec lequel la nature a fabriqué le premier animal de chaque espèce, ensuite et surtout l'homme, quel est le pouvoir des sens, de quelle manière les représentations nous affectent»41. A la base de la théorie stoïcienne de la connaissance, il y a donc la conviction que la représentation est simultanément un état du sujet et l'image fidèle de l'objet parce qu'elle constitue un aspect de l'harmonie
39 Cf. la note 19. Camèade acceptait dans un premier temps la métaphore de la lumière, cf. Sext. Emp., Adu. math., VII, 163. 40 E. Bréhier, Chrysippe, Paris, 1910, p. 81, fait entrer «en une certaine mesure» le stoïcisme dans «la grande lignée des théories sophistiques», alors que les deux pensées nous paraissent être fondamentalement différentes. 41 Cicéron, Luc, 10, 30 : Sed disputati poterai subtilius quanto quasi artifi cio natura fabricata esset primum animal omne, deinde hominem maxime, quae uis esset in sensibus, quem ad modum primum uisa nos pellerent . . . Lucullus ne peut disserter longuement sur ce point qui relève au moins partiellement de la physique {habet enim aliquantum a physicis), alors que le sujet du débat est la logique. Mais cette breuitas circonstancielle ne correspond à aucune rupture dans le système et, dans le De natura deorum, II, 54, 133 sq., Baibus développera longuement le thème de la perfection du corps de l'homme.
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immédiate entre la φύσις et l'homme, qui en est l'élément le plus parfait. Plus tard, et sans doute sous l'influence de la Nouvelle Aca démie, les philosophes du Portique abandonneront quelque peu cet enthousiasme et exprimeront eux-mêmes leur méfiance à l'égard de la φαντασία, conçue par eux surtout comme une manifestation de la subjectivité (cela est frappant chez Épictète)42, mais dans le stoïcisme dont Lucullus est le porte-parole tout doit concourir à faire de la philosophie un hymne à la Nature. Cette continuité entre la physique et la logique, ce recours aux merveilles de la Providence pour établir la véracité des sens, l'Ac adémicien les rejette, non pas qu'il professe lui-même l'athéisme43, mais parce qu'il refuse que l'on aille chercher la justification de la φαντασία ailleurs que dans la définition de celle-ci, et surtout pas dans ce qu'il appelle «une conjecture hasardeuse»: «peux-tu bien affirmer, Lucullus», demande Cicéron, «qu'il y a une puissance qui, avec sagesse et dessein délibéré, a façonné, ou pour user de ton terme, 'a fabriqué' l'homme? Qu'est-ce que cette fabrication? Où, quand, pourquoi a-t-elle été mise en œuvre»44. Lui-même n'es quive pas le problème, mais promet qu'il en parlera plus loin, lors qu'il traitera de la physique. C'est donc Γέποχή qu'il pratique provi soirement dans ce domaine, mais cela suffit pour priver le stoïci sme de la norma, du principium qu'il prétendait trouver dans la nature45. Nous avons là une bonne illustration de la méthode que nous avons évoquée au début de ce chapitre : alors que pour le Stoïcien les éléments du système ne peuvent être compris que les uns par rapport aux autres, le concept de représentation étant ain siindissociable de celui de nature, le philosophe de la Nouvelle Académie refuse cet enchaînement, l'interprétant comme une fuite
42 Cette méfiance à l'égard de la représentation, conçue comme une source d'erreurs, est particulièrement évidente dans le livre I des Entretiens (28, 10-33). Elle ne signifie pas qu'il y ait eu une modification en profondeur de la doctrine, mais un changement d'accent. Au lieu de s'extasier sur la perfection de la représentation, des philosophes comme Épictète ou Marc-Aurèle souligneront l'effort nécessaire pour donner à chaque représentation son sens véritable. 43 Cicéron dit dans Nat. de., III, 17, 44, que la dialectique carnéadienne avait pour fin non de nier l'existence des dieux, mais de montrer que les Stoï ciens ne rendaient en rien compte de celle-ci. 44 Cicéron, Luc, 37, 87 : Etiamme hoc adfirmare potes, Luculle, esse aliquam uim, cum prudentia et constilo scilicet, quae finxerit uel, ut tuo uerbo utar, quae fabricata sit hominem? Qualis ista fabrica est? ubi adhibita? quando? cur? quo modo? 45 Ces termes sont employés par Varron à propos de la doctrine de la connaissance de Zenon, Ac. post., I, 11, 42 = S.V.F., I, 53, 60, 69, où il est dit que le fondateur du stoïcisme accordait sa confiance aux sens parce que la nature a donné dans ceux-ci quasi normam et principium sui. Sur ce texte, cf. infra, p. 224.
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en avant ou comme un cercle vicieux, et il exige qu'il soit rendu compte de chaque notion isolément : à la logique, pour ainsi dire horizontale, du système il oppose donc celle, verticale, de la défini tion,cette méthode dont Socrate disait qu'elle est la seule qui mette véritablement en état «de parler et de penser»46. Pour les Stoïciens, la φύσις a fait que, même si la représentat ion ne nous révèle pas toutes les qualités de l'objet, elle ne donne à son sujet que des informations exactes. Parce qu'il conteste, ou plus exactement parce qu'il met en doute cette tutelle de la provi dence divine, Cicéron peut montrer au dogmatique dans quelles contradictions il s'enferre en n'établissant pas de véritable coupure entre la représentation et l'activité rationnelle de l'âme. Il le fait de manière assez ironique, et en tout cas très concrète, à propos d'exemples donnés par Lucullus lui-même, lequel, nous l'avons dit, pour établir la perfection des sens et l'impossibilité de les dissocier de la raison, avait invoqué la qualité particulière de perception que donne la connaissance d'un art, le savoir apparaissant ainsi comme une réalisation plus complète des dons de la nature. Cette argumentation, Cicéron la récuse ainsi : « un peintre, distu, voit ce que nous ne voyons pas et, dès qu'un flûtiste prélude, le connaisseur reconnaît l'air. Mais n'y a-t-il pas là un argument contre toi, si nous ne pouvons ni voir ni entendre sans de grandes connaissances, auxquelles parviennent fort peu de gens, surtout de notre classe»47. Le ton enjoué, l'habileté malicieuse de l'allusion ne doivent pas nous dissimuler que Cicéron s'attaque là à l'un des aspects les plus originaux du stoïcisme. Contrairement, en effet, à Platon et au Stagirite qui avaient de la philosophie une conception très aristocratique, celui-ci avait en effet défini une sagesse accessi ble à tout un chacun dans son principe, puisque tout homme a des représentations vraies, qui sont le début de la science, et une ten dance naturelle, qui peut être transformée en vertu48. Comme l'a si excellemment démontré V. Goldschmidt, «tout est donné» et tout reste cependant à conquérir en un « passage du même au même » : les représentations ne travestissent pas les objets, mais pour appré hender véritablement ceux-ci, il faudrait à propos de chacune d'el les, comme y invite Marc-Aurèle, déployer la philosophie tout en-
46 Platon, Phèdre, 266 b : ϊνα οϊός τε ώ λέγειν και φρονεΐν. 47 Cicéron, Luc, 27, 86 : Pictor uidet quae nos non uidemus et, simul inf lauti tibicen, a perito carmen agnoscitur. Quid? Hoc nonne uidetur contra te ualere, si sine magnis artificiis, ad quae pauci accedunt, nostri quidem generis admodum, nec uidere nec audire possimus. 48 II y a eu à l'intérieur du stoïcisme un débat sur la nécessité de qualités innées pour accéder à la sagesse, cf. Stobée, Ed., II, 6, 6 p. 61 M = S.V.F., III, 366.
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tière49. C'est justement cet accord entre l'esprit et la réalité, entre la sensation et les formes plus élaborées du savoir, que l'Académi cien refuse d'admettre et, là où le Stoïcien parle d'harmonie, il décèle ce qui lui paraît être une contradiction : pour Lucullus la connaissance perpétue le don de la nature; pour Cicéron, au contraire, elle démontre qu'à l'origine, c'est-à-dire dans la sensat ion,rien n'est donné. Il est cependant à remarquer que Camèade n'a jamais poussé sa critique de la théorie de la φαντασία jusqu'à mettre en doute la réalité du monde extérieur, ce qui eût pu le conduire à une préfi guration de la philosophie de Berkeley, lequel, à partir de la cons tatation quasi carnéadienne que «les sensations variées ou idées imprimées dans les sens ... ne peuvent exister que dans une intell igence qui les perçoit», aboutit à un spiritualisme absolu50. Cette acceptation de la relation sujet-objet, correspondait d'abord à une obligation dialectique51 : ne pas modifier les prémisses du raiso nnement que l'on se proposait de réfuter. Plus profondément, elle témoigne d'une certaine permanence de l'ontologie chez ce succes seurde Platon, la suspension de l'assentiment portant sur la connaissance de la réalité, non sur le fait que les choses ont un être véritable52. Il y a là un véritable fossé séparant la pensée néoaca démicienne du pyrrhonisme, lequel a mis en question le concept même d'être53. Jusqu'à présent, nous nous sommes efforcé de montrer pour quoi le débat entre Cicéron et Lucullus ne doit pas être interprété seulement comme l'expression d'une divergence sur la valeur exact e de la perception sensorielle. S'il est vrai que les règles de la disputatio in utramque partent interdisaient, une fois le sujet défini de manière strictement gnoséologique, de traiter extensivement de l'arrière-plan physique et théologique du problème de la connais sance,cette contrainte formelle prend néanmoins une signification différente dans chacun des deux discours : elle permet à Lucullus
49 V. Goldschmidt, Le système stoïcien . . ., p. 55 ; cf. Marc-Aurèle, Pensées, VIII, 13 : διηνεκώς και επί πάσης, ει οΐόν τε, φαντασίας, φυσιολογείν, παθολογεΐν, διαλεκτικεύεσθαι. 50 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans Œuvres choisies de Berkeley, 1. 1, éd. et trad. A. Leroy, Paris, Aubier, 1960, p. 209 (lère partie, § 3) : the various sensations or ideas imprinted on the sense cannot exist otherwi se than in a mind perceiving them. sl Nous reviendrons dans le troisième chapitre de cette partie sur le pro blème de la dialectique de la Nouvelle Académie. 52 Arcésilas lui-même se limitait à dire que tout est recouvert de ténèbres, cf. Cicéron, Ac. post., Π, 12, 44, ce qui implique qu'il ne mettait pas en question la réalité du monde. 53 Cf. supra, p. 26-35.
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de souligner que le système tout entier est présent en chacune de ses parties, tandis qu'elle est pour Cicéron un moyen d'affaiblir le stoïcisme en dissociant sa logique de sa physique. Parler de l'év idence et de la représentation, c'est donc déjà poser le problème de la perfection de l'univers et de la réalité de la Providence, même si le traitement explicite de cette question est différé. Tel est donc le contexte dans lequel il faut, nous semble-t-il, insérer l'étude du cri tère de la vérité.
Le critère de la vérité; la représentation «comprehensive» L'historien de la philosophie hellénistique est souvent tenté d'imaginer, notamment à la lecture des doxographes, que les philo sophes de cette époque étaient parvenus à une sorte d'unanimité dans la définition des problèmes à traiter. Cela est vrai, mais en partie seulement, comme l'a démontré G. Striker à propos de ce κριτήριον της αληθείας, dont on s'accorde à reconnaître qu'il fut l'une des grandes questions traitées dans les écoles philosophiques pendant cette période54. En effet, si κριτήριον eut chez des pen seurs très différents les sens de «moyen» et de «faculté» que lui avaient déjà donnés Platon et Aristote55, l'expression κριτήριον της αληθείας ne fut pas utilisée de la même manière par Epicure et par Zenon. Pour le premier, elle désigne un moyen de reconnaître la vérité ou la fausseté des jugements56; il s'agit, à partir de connais sancessûres, d'étendre le camp des certitudes. Pour le second, le critère de la vérité est ce qui permet de déterminer ce qui corres pondà une perception du réel57. Si dans l'ensemble l'analyse de G. Striker nous paraît fondée, nous croyons néanmoins qu'il faut montrer plus précisément que cela n'a été fait comment la concept ion stoïcienne du κριτήριον της αληθείας résulte d'une évolution dans laquelle Arcésilas joua un rôle considérable. Il ne nous appartient pas d'examiner ici les variations que
54 G. Striker, Κριτήριον τής αληθείας, dans NAWG, 1974, 2, p. 51-110. 55 Cf. Platon, Rep., IX, 582a; Théétète, 178b; Aristote, Méta., Κ 6, 1063a 3, cités par G. Striker, p. 56. 56 Cf. G. Striker, op. cit., p. 59-82. 57 Ibid., p. 84 : Das Kriterium der Stoiker ist demnach nicht, wie die Krite rien der Epikureer, ein Werkzeug zur Beurteilung der Wahrheit und Falschheit von Meinungen, sondern ein Mittel zur Feststellung dessen, was im Bereich der Wahrnehmung der Fall ist oder nicht. Daher spricht S.E. auch öfters statt von einem κριτήριον της αληθείας von einem κριτήριον τής υπάρξεως.
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l'identification du critère a suscitées à l'intérieur de Portique58. En effet, nulle part Cicéron ne mentionne la «droite raison» comme critère stoïcien de la vérité. Dans les Académiques, le problème du critère a pour centre la représentation «comprehensive». Ce concept est bien défini, puisqu'une telle φαντασία présente trois caractéristiques qui sont sans ambiguïté, à l'exception peut-être de la troisième : elle provient d'un objet réel, elle en est l'empreinte, et elle est telle qu'elle ne pourrait pas provenir d'un objet qui n'existe pas (ou d'un objet autre que le sien)59. Et cependant, malgré cette rigueur, la représentation «comprehensive» a fait et continue de faire l'objet de travaux portant sur des difficultés qui ne sont null ement artificielles. Plutôt que d'énumérer ceux-ci, nous essaierons d'avoir une vue d'ensemble de la question à travers deux textes, tirés, l'un du discours de Varron, l'autre de celui de Lucullus. La position de Zenon : originalité du témoignage cicéronien Le premier est l'exposé par Varron de la théorie de la connais sanceélaborée par Zenon. Il présente un tel intérêt pour l'histoire du stoïcisme et de la langue philosophique latine qu'il nous a semb lénécessaire d'en traduire un long passage : «II ne se fiait pas à toutes les représentations, mais uniquement à celles qui ont une façon particulière de révéler les choses dont elles sont l'image; une telle représentation, qui se distingue par ellemême, il la qualifiait de «compréhensible»; tolérerez-vous cette tr aduction?». «Nous, en tout cas, nous l'acceptons, dit-il, car comment rendre autrement καταλαληπτόν»? Mais cette représentation, une fois reçue et approuvée, il l'appelait «compréhension» et il la compar ait aux objets que l'on prend dans la main; c'est même de cette com paraison qu'il avait tiré ce terme, dont personne ne s'était jamais ser vidans un tel domaine, et il en inventa beaucoup d'autres encore, car ce qu'il disait était sans précédent. Quant à ce qui était «comp ris» par les sens, il l'appelait sensation et, si la «compréhension» 58 Dioclès ap. Diog. Laërce, VII, 49 = S.V.F., II, 52, dit que pour les Stoï ciens le critère est une représentation ; plus loin, cependant, nous lisons (VII, 54 = S.V.F., II, 105) que l'accord n'était pas complet sur ce point, puisque certains των αρχαιοτέρων Στοϊκών proposaient comme critère la «droite raison» (ορθός λόγος), tandis que Boèthos voulait une pluralité de critères et que Chrysippe lui-même se contredisait, choisissant tantôt la φαντασία καταληπτική, tantôt la sensation et la prénotion. Cf. également, Sext. Emp., Adu. math., VII, 227 = S.V.F., II, 56; VIII, 396-7 = S.V.F., II, 91. 59 C. Imbert, op. cit., p. 228. Le triple aspect de cette représentation appar aîtclairement dans sa définition, cf. Sextus, Adu.math., VII, 248 = S.V.F., I, 59 : καταληπτική δέ έστιν ή από υπάρχοντος και κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγμένη και έναπεσφραγισμένη, οποία ούκ αν γένοιτο άπό μή υπάρχοντος·
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était telle qu'elle ne pouvait être ruinée par la raison, il l'appelait science ; dans le cas contraire, il la nommait ignorance. De cette der nière, disait-il, surgit l'opinion, qui est faible et qui participe à la fois de l'erreur et de l'ignorance. Mais, entre la science et l'ignorance, il plaçait cette «compréhension» dont j'ai parlé, qu'il ne rangeait ni parmi les biens ni parmi les maux; il affirmait cependant qu'elle seul eest digne de confiance. Il avait donc confiance dans les sens aussi, parce que, comme je l'ai dit plus haut, la «compréhension» réalisée par ceux-ci lui semblait être véridique et fidèle, non qu'elle saisisse tout ce qui existe dans un objet, mais parce qu'elle n'omet aucun des caractères sur lesquels elle a prise; la nature, estimait-il, nous l'a donnée comme règle et point de départ de la connaissance que nous pouvons avoir d'elle, et c'est aussi l'élément dont se forment les notions qui s'impriment dans l'âme . . ,»60. L'extrême densité de ce texte tient, entre autres, à ce que Cicéron, en même temps qu'il expose la pensée de Zenon, forge le voca bulaire qui lui permet d'exprimer celle-ci. D'où un certain nombre de difficultés terminologiques qu'il est indispensable d'élucider avant de formuler quelques remarques plus spécifiquement philo sophiques. Dans les témoignages grecs sur la logique stoïcienne, il est tou jours question de la φαντασία καταληπτική, et depuis longtemps on s'interroge sur le sens précis de l'adjectif dans cette expression61. 60 Cicéron, Ac. post., I, 11, 41-42 : «Visis non omnibus adiungebat fidem, sed eis solum quae propriam quandam haberent declarationem earum rerum quae uiderentur : id autem uisum, cum ipsum per se cerneretur, comprehendibile feretis haec?». «Nos uero», inquit. «Quonam entm modo καταληπτον diceres?» «Sed, cum acceptum iam et approbatum esset, comprehensionem appellabat, similem eis rebus quae manu prehenderentur : ex quo edam nomen hoc duxerat, cum eo uerbo antea nemo tali in re usus esset, plurimisque idem nouis uerbis noua enim dicebat - usus est. Quod autem erat sensu comprehensum, ut conuelli rottone non posset, scientiam; sin aliter, inscientiam nominabat, ex qua exsisteret etiam opinio, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. 42 Sed inter scientiam et inscientiam comprehensionem illam, quam dixi, collocabat, eamque neque in rectis neque in prauis numerabat, sed soli credendum esse dice bat. E quo sensibus etiam fidem tribuebat, quod, ut supra dixi, comprehensio facta sensibus et uera esse UH et fidelis uidebatur, non quod omnia quae essent in re comprehenderet, sed quia nihil quod cadere in earn posset relinqueret quodque natura quasi normam scientiae et principium sui dedisse t, unde postea notiones rerum in animis imprimer entur ». Nous avons choisi de conserver dans notre étude la terminologie traditionnelle («compréhension», «comprehensive», « compréhensible »), qui nous paraît la moins mauvaise possible. 61 L'adjectif καταληπτός est rarissime dans cet usage. On le trouve dans un papyrus d'Herculanum = S.V.F., II, 131, p. 40, ligne 11, et dans un passage du Manuel d'Épictète, IV, 4, 13, mais cette leçon semble suspecte. En revanche ακατάληπτος est utilisé comme négation de καταληπτική par Sextus, Adu. math., VII, 408. On trouvera une bonne mise au point sur l'ensemble des problèmes
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Pour les uns, qui s'appuient sur un passage de Sextus, la représent ation est ainsi qualifiée parce que la force persuasive de son év idence est telle qu'elle nous tire «par les cheveux» vers l'assent iment62; pour d'autres, au contraire, ce n'est pas de nous qu'elle s'empare, mais de l'objet dont elle nous révèle l'image63. Il fau drait ajouter à ces deux interprétations, qui sont le plus répandues, celle de R. Hirzel qui donne à καταληπτική un sens passif64 (cette représentation est celle dont nous nous emparons avec empresse ment) et enfin celle de F. H. Sandbach qui a adopté une position de compromis en affirmant que le terme est fondamentalement ambig u65. Une telle discussion est inconcevable à propos du texte cicéronien, puisque l'Arpinate n'utilise pas καταληπτική, mais κα ταληπτή, c'est-à-dire un adjectif verbal passif marquant la possibilit é66. Il traduit celui-ci par comprehendibilis, néologisme dont il souligne l'audace par Varron interposé, ou, de manière plus préci se encore, par «id quod percipi et comprehendi possit». Point d'obs curité donc : la φαντασία καταληπτή est celle que son évidence pré dispose à être acceptée comme vraie par nous. Ce changement dans la terminaison de l'adjectif a pour conséquence une image parfaitement cohérente du processus de la perception : nous don nons notre assentiment à des représentations qui sont précisément faites pour le recevoir. Il est incontestable qu'une telle théorie pré serve à la fois l'autonomie du sujet de la connaissance, puisque son assentiment ne se confond pas avec la représentation, et l'idée, si chère au stoïcisme, d'une relation immédiatement harmonieuse en-
relatifs à la φαντασία καταληπτική dans le livre d'A. Graeser, Zenon von Kition, Positionen und Probleme, Berlin-New York, 1975, p. 39-55. 62 Sext. Emp., Adu. math., VII, 257 : la φαντασία καταληπτική est le critère lorsqu'elle n'est entravée par aucun obstacle; c'est alors que εναργής ούσα και πληκτική μόνον ούχι τών τριχών, φασί, λαμβάνεται, κατασπώσα ήμας εις συγκατάθεσιν. Cette interprétation a son origine chez É. Zeller, Die Philosophie . . ., III, 1\ p. 83. Elle a été affinée par M. Pohlenz, notamment dans Zenon und Chrysipp, dans Kleine Schuften, I, Hildesheim, 1965, (p. 1-38), p. 14. Pour ce savant, qui s'appuie sur Sext. Emp., loc. cit., ce fut pour accentuer le monisme stoïcien que Chrysippe donna ce sens à l'adjectif καταληπτική. 63 Telle était, selon M. Pohlenz, loc. cit., et Die Stoa, 1. 1, p. 60 sq., la signifi cation première de la φαντασία καταληπτική, que devait modifier Chrysippe. On trouve également cette interprétation chez E. Bréhier, Chrysippe . . ., p. 97. 64 R. Hirzel, Untersuchungen .... t. 2, p. 182. 65 F. H. Sandbach, Phantasia katalëptikë, dans A. A. Long, Problems in Stoi cism, Londres, 1971, (p. 9-21), p. 14 : deliberate ambiguity. 66 La présence chez Cicéron de l'adjectif καταληπτός avait déjà intrigué A. Bonhoeffer, Epictet und die Stoa, Stuttgart, 1890, p. 163, qui avait expliqué cette singularité par une négligence des Stoïciens, ou bien par une référence à l'objet qui est «saisi». L'opinion de Bonhoeffer est également celle d'A. J. Vodk e,op. cit., p. 35, n. 3.
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tre l'homme et le monde. Cependant ne s'agit-il pas là d'une cons truction a posteriori et la présence de καταληπτή au lieu de κα ταληπτική ne relève-t-elle pas d'une volonté louable, mais tardive, de clarification? Si tel était le cas, et nous ne l'excluons nullement, celle-ci ne devrait pas être imputée à Cicéron qui, de toute évidenc e, cherche à traduire avec la plus grande exactitude un texte diffi cile, et il faudrait penser aux maîtres du Moyen Portique, soucieux de polir les aspérités les plus voyantes de la doctrine. Cette hypo thèse semble probable, mais elle n'est pas la seule possible. En effet, rien n'autorise à exclure une interprétation littérale du texte, qui accepterait celui-ci comme ce qu'il proclame être, à savoir comme un exposé du stoïcisme originel, celui de Zenon67. On conclurait alors que la substitution de καταληπτική à καταληπτή fut le fait de Chrysippe, soucieux d'imbriquer si étroitement la représentation et l'assentiment qu'il fût quasiment impossible de distinguer l'une de l'autre et cela irait dans le sens de la thèse de M. Pohlenz sur l'accentuation du monisme stoïcien par ce scholarque68. Il est impossible de trancher entre ces deux interprétations, mais, quelle que soit celle que l'on privilégie, la singularité sur ce point du témoignage cicéronien ne saurait être mise au compte d'une confusion de la part de l'Arpinate ou d'une erreur de la tra dition manuscrite. Elle exprime une évolution, ou tout au moins une variante du stoïcisme, sur la chronologie et la signification de laquelle on peut discuter, mais qu'il est indispensable de ne pas négliger. F. H. Sandbach a soulevé un deuxième problème terminologi que en remarquant que la comprehensio est définie par Cicéron comme le uisum comprehendibile qui a reçu l'assentiment, alors que dans les textes grecs la κατάληψις désigne l'assentiment luimême69. Il en a donc conclu que Cicéron a fait une confusion, explicable sans doute par la lecture hâtive d'une source grecque. Le grief est injustifié, puisque nous avons trouvé un passage des Hypotyposes (III, 188) où Sextus, se référant au stoïcisme et, qui plus est, à la théorie zénonienne de la τύπωσις, emploie κατάληψις
67 Cette hypothèse a été avancée par F. H. Sandbach, op. cit., p. 20, n. 13, et contestée par A. Graeser, op. cit., p. 47, qui se fonde sur le fait que le καταληπτ ός cicéronien est quasiment un hapax. L'argument doit-il être considéré com medécisif? On peut fort bien imaginer que l'utilisation par Chrysippe de l'ad jectif καταληπτική ait concurrencé le terme zénonien, dont le texte de Cicéron serait la dernière trace. 68 Sur la thèse de M. Pohlenz, cf. infra, p. 250. 69 F. H. Sandbach, op. cit., p. 20.
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avec l'acception que Cicéron donne à comprehensio70. Nous en tirons, quant à nous, deux conclusions. La première est que le sto ïcisme a connu des glissements terminologiques, inévitables dans une doctrine où les moments constitutifs de la connaissance sont individualisés sur fond de parfaite continuité. La seconde concerne le témoignage cicéronien lui-même : si l'on ne peut affirmer avec certitude qu'il exprime la pensée de Zenon, il est indéniable que, sur des points bien précis, il diffère de la tradition majoritaire, qui, elle, remonte à Chrysippe. Nous ferons une dernière remarque à ce sujet, qui concerne la proposition quod autem erat sensu comprehensum, id ipsum sensum appellabat, dans laquelle sensus correspond évidemment au grec αΐσθησις. Le sens général est clair, la reprise du même terme montrant que la perception est un assentiment spontané au monde extérieur, mais une analyse plus fine révèle que les deux emplois de sensus ne sont pas équivalents71 : le premier correspond à l'acti vité sensorielle, c'est-à-dire à l'extension du πνεύμα vers l'objet, laquelle est suivie de l'assentiment, s'il s'agit d'une représentation «compréhensible»; le second désigne la représentation à laquelle on a assenti et sensus est alors le synonyme de comprehensio. Cette deuxième signification du terme ne figure pas parmi les trois sens que selon Diogene Laërce les Stoïciens donnaient à αΐσθησις72. Là encore, la source de Cicéron nous paraît avoir cherché à se diffé rencier de la vulgate stoïcienne, soit parce qu'elle dépendait réell ement de la tradition la plus ancienne, soit parce qu'elle voulait donner l'impression d'une restitution ou d'une restauration de cel le-ci. D'un point de vue philosophique, ce texte a de quoi déconcert er ceux qui n'ont pas une certaine familiarité avec le stoïcisme, puisque, si la comprehensio y est désignée comme critère de la véri té,aucune argumentation ne vient justifier ce choix et que, de sur croît, ce critère, loin d'être érigé en valeur absolue, y apparaît com-
70 J. S. Reid, ad loc, dit que κατάληψις and φαντασία καταληκτική are cons tantly interchanged, mais il ne donne aucune preuve de cette affirmation. Plus subtilement, R. Hirzel, op. cit., p. 188, a écrit qu'entre la φαντασία καταληκτική et la κατάληψις il n'y a d'autre différence que celle qui sépare la δύναμις et Γένέργεια· 71 Pour une analyse du concept stoïcien d'αίσθησις, cf. G. Striker, op. cit., p. 95, qui ne souligne pas cependant l'originalité du témoignage cicéronien. 72 Diog. Laërce, VII, 52 = S.V.F., II, 71, donne trois sens pour αΐσθησις: le πνεύμα qui, partant de l'hégémonique, va jusqu'aux sens; la κατάληψις qui se fait par ceux-ci; l'ensemble de l'appareil sensoriel. Il faut rappeler que, pour les Stoïciens, les αισθήσεις, contrairement aux représentations, sont toujours vraies, cf. Aétius, Plac, IV, 9, 4 = S.V.F., II, 78.
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me un indifférent. Ce double paradoxe mérite donc qu'on s'y attar de. Comment reconnaître la φαντασία καταληπτή de celle qui ne l'est pas? La réponse de Zenon est qu'elle porte en elle une marque propre, une manière particulière de révéler l'objet, ce que Cicéron traduit par propria declaratio. Quel est le signe distinctif qui fait que cette représentation s'impose immédiatement comme image fidèle de l'objet? le texte ne le dit pas de manière formelle, mais il laisse entendre, et cela est confirmé dans le discours de Lucullus, qu'il s'agit de l'évidence73. Nous savons que le stoïcisme se refusa longtemps à définir cette notion, estimant «qu'on ne peut découv rirnul discours plus clair que l'évidence elle-même», si bien qu'Antipater qui, pour répondre sans doute aux Académiciens, en treprit de la justifier, fut blâmé par ceux qui, restés fidèles à la tradition zénonienne, voyaient là une dangereuse concession74. De même, Lucrèce, qui, en bon Épicurien, considère que toutes les sensations sont «évidentes», rejette dans sa critique du scepticisme toute discussion sur ce point avec ceux qu'il appelle «les gens qui veulent marcher la tête en bas», c'est-à-dire justement avec les Aca démiciens75. Mais il serait imprudent d'en conclure que les Épicur ienscomme les Stoïciens s'en tenaient au réalisme naïf et ordinair e. En effet, cette confiance dans l'évidence sensorielle, absolue chez les uns, à peine plus modérée chez les autres, était dans les deux cas inséparable de toute une construction conceptuelle, si bien qu'en dépit des apparences, Γένάργεια d'Épicure ne se confond pas avec celle de Zenon. Chez le premier l'évidence doit être comprise comme un aspect de la théorie atomiste de la per ception76, tandis que le concept stoïcien, comme l'a très justement remarqué A. Graeser, nous renvoie à Γίδια ποιότης, c'est-à-dire à l'idée que chaque être présente une qualité propre, qui interdit de le confondre avec un autre, une telle singularité résultant de l'ac tion du λόγος sur la υλη77. De même, nous savons par Sextus qu'à
73 Cicéron, Luc, 6, 17. 74 Ibid. Sur la position d'Antipater, cf. supra, p. 161-162. Sur l'ensemble de la discussion entre Stoïciens et Académiciens à propos de la notion d'évidence, on se reportera à l'excellente étude de M. Frede, Stoics and Skeptics on clear and distinct impressions, dans The Skeptical tradition, op. cit., p. 65-93. 75 Lucrèce, Nat. re., IV, 471 sq. 76 Sur la signification de l'évidence dans la doctrine épicurienne, cf. E. Asmis, op. cit., p. 159 sq. 77 A. Graeser, op. cit., p. 58. Sur le concept d'îôia ποιότης, cf. également A. J. Voelke, op. cit., p. 12-15, qui cite notamment le passage (Luc, 26, 85 = S.V. F., II, 113) dans lequel Cicéron écrit à propos des Stoïciens: Stoicum est istud quidem nec admodum credibile, nullum esse pilum omnibus rebus talem qualis sit pilus alius, nullum granum.
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l'évidence le Portique associait l'intensité, c'est-à-dire l'état de l'h égémonique producteur de la représentation78. L 'ενάργεια vécue ne peut donc, pour un Stoïcien, être approfondie dans une quelcon que mise en cause de la sensation; il faut, au contraire, accepter celle-ci et lui redonner tout son sens en montrant comment elle se définit par rapport au λόγος à la fois individuel et universel. Entre l'expérience immédiate et le système, il n'y a pas de place dans le stoïcisme (tout au moins dans le stoïcisme originel) pour une pro blématique de l'objet. Cette même introversion de la doctrine, ce refus de construire la réflexion philosophique sur une interrogation à propos des don nées sensorielles, apparaît dans ce qui est assurément le paradoxe le plus frappant du texte que nous avons cité, l'affirmation que la «compréhension» seule mérite notre confiance et qu'elle est cepen dantun indifférent. La Nouvelle Académie ne s'est pas privée de critiquer ce qu'elle considérait comme une absurdité et, dès Arcésilas, elle a dénoncé comme un scandale philosophique l'idée que la même «compréhension» pût être opinion chez le sot et science chez le sage, tout comme elle combattait cette notion d'indifférent à propos du souverain bien79. La position de Zenon, telle que l'on peut la déduire de ce texte, est cependant fort claire. La κατάληψις est envisagée d'un double point de vue, objectif et subjectif. En tant qu'acceptation d'une représentation, qui est elle-même l'image au moins partiellement fidèle de la réalité, elle a une valeur cognitive qui est le fondement même de toute connaissance. Mais, côté sujet, si l'on peut dire, la κατάληψις est indissociable de la qualité de l'h égémonique : elle devient scientia chez le sage et inscientia chez le sot. Cela ne veut pas dire que le sot perde entièrement le bénéfice de cette donnée naturelle qu'est la représentation «comprehensiv e». Il a certes une certaine connaissance de l'objet, mais parce que son hégémonique n'a pas la tension de la sagesse, cette connaissan ce sera fragmentaire et donnera naissance à l'opinion80. Une fois admises ces précisions, le statut de la φαντασία καταληπτική ou καταληπτή, selon que l'on adopte la terminologie de Chrysippe ou celle attribuée à Zenon par Cicéron, apparaît plus clairement. Elle est potentiellement un jugement vrai et V. Goldschmidt a eu raison de dire que «la réflexion stoïcienne
78 Sext. Emp., Adu. math., VII, 408. 79 Sur la critique par Arcésilas du statut de la κατάληψις, cf. ibid., 150. 80 On remarquera la précision du texte cicéronien, qui montre que l'op inion ne se confond pas avec Y inscientia, mais est un produit de celle-ci : ex qua exsisteret etiam opinio. Cf. sur ce point l'excellente analyse d'E. P. Arthur, The Stoic analysis of mind's reactions to presentations, dans Hermes, 111, 1983, (p. 69-78), p. 77.
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vise, contre les lourdes autorités de Platon et d'Aristote, à rétablir dans sa réalité et dans sa dignité le concret, le sensible»81. Mais la banalité même de ce «vrai», le fait que tout un chacun peut appré hender immédiatement sinon toute la réalité d'un objet, du moins une partie de celle-ci, font que la représentation «comprehensive», point de départ de tout le processus de la connaissance, n'a pas en elle-même de valeur particulière. La réhabilitation de la perception concerne les virtualités de celle-ci, non son contenu, lequel reste un indifférent tant qu'il n'a pas été intégré à cette construction syst ématique qu'est la science. A ce point de notre recherche, nous nous trouvons devant ce qui semble être une contradiction. En effet, si nous en jugeons par le texte que nous venons d'analyser, Zenon se préoccupait beau coup plus du devenir de la représentation dans le sujet que du rap port de celle-ci à l'objet, point sur lequel il faisait confiance à l'év idence. Mais, par ailleurs, la définition pour ainsi dire canonique de la représentation «comprehensive», que nous avons citée à propos de la conception stoïcienne du critère, témoigne d'un souci d'éviter ou d'exclure l'erreur sensorielle que nous n'avons pas trouvé dans le témoignage cicéronien sur Zenon, où prédomine la confiance dans les sens. Cette différence que l'on serait tenté de mettre au compte des divergences internes au stoïcisme, se révèle au contrai re essentielle pour définir la relation entre la Nouvelle Académie et le stoïcisme. Cela, c'est notre deuxième texte qui va permettre de le montrer. Le rôle de l'Académie dans la définition du critère stoïcien Voici donc le débat entre Zenon et Arcésilas, que Cicéron a placé au début de son discours pour bien déterminer le discrimen, le point de divergence entre sa pensée et celle de Lucullus82 : 81 V. Goldschmidt, op. cit., p. 5. 82 Cicéron, Luc, 24, 77-78 : Nemo umquam superiorum non modo expresserat, sed ne dixerat quidem posse hominem nihil opinari, nec solum posse, sed ita necesse esse sapienti. Visa est Arcesilae cum uera sententia, turn honesta et digna sapiente. Quaesiuit de Zenone fortasse quid futurum esset, si nec percipere quicquam posset sapiens nec opinari sapientis esset. Me, credo, nihil opinaturum, quoniam esset quod percipi posset. Quid ergo id esset? Visum, credo. Quale igitur uisum ? Turn ilium ita definisse, ex eo quod esset, sicut esset, impressum et signatum et effictum. Post requisitum etiamne, si eiusmodi esset uisum uerum, quale uel falsum. Hic Zenonem uidisse acute nullum esse uisum quod percipi posset, si id tale esset ab eo quod est ut eiusdem modi ab eo quod non est posset esse. Recte consensit Arcesilas ad definitionem additum : neque enim falsum percipi posse neque uerum, si esset tale quale vel falsum. Incubuit autem in eas disputationes,
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LA CONNAISSANCE «Personne avant Zenon n'avait jamais mis en relief, ni même énoncé cette idée qu'il est possible à un homme de ne pas faire de conjectures et que pour le sage il s'agit là non seulement d'une possib ilité, mais même d'une obligation. Arcésilas a vu là une opinion, non seulement véritable, mais belle et digne du sage. Peut-être demanda-t-il à Zenon ce qui se produirait si le sage ne pouvait rien per cevoir, alors que d'autre part il ne lui appartiendrait pas de conjectur er. Zenon, selon moi, lui répondit que le sage n'avait pas à conjectur er, puisqu'il existe une chose qui peut être perçue. Quelle était donc cette chose? Une représentation sans doute, mais de quel genre? Zenon la définit ainsi : ' une représentation qui, venant d'un objet réel, en porte fidèlement la marque, l'empreinte et l'image'. Ensuite il fut demandé à Zenon si la perception serait possible, même au cas où une représentation vraie de ce type serait identique à une repré sentation fausse. Zenon vit fort subtilement qu'il n'existerait aucune représentation qui pût être perçue si, venant d'un objet réel, elle pouv ait avoir les mêmes caractères qu'une représentation venant d'un autre objet. Arcésilas, avec raison, consentit à ce que la définition fut complétée, estimant que le faux ne peut être perçu, et le vrai non plus, s'il avait le même caractère que le faux. Il s'engagea alors dans des discussions destinées à montrer qu'il n'existe aucune représentat ion issue d'un objet vrai, qui ne pourrait être identique si elle proven aitd'un faux. C'est l'unique débat qui a duré jusqu'à aujourd'hui ».
Il y a fort peu de chances qu'Arcésilas et Zenon aient débattu exactement de cette façon, mais il faut comprendre qu'à travers ce dialogue, en quelque sorte mythique, Cicéron exprime une réalité historique, car nous savons par Sextus83 que c'est bien la Nouvelle Académie qui contraignit les Stoïciens à ajouter la troisième clause dans la définition de la représentation «comprehensive», ce f ameux οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος, que Cicéron a vra isemblablement eu quelque mal à traduire en latin84. Mais, ce que ut doceret nullum taie esse uisum a uero ut non eiusdem modi edam a falso possit esse. Haec est una contentio quae adhuc permanserit. Nous avons modifié sur un certain nombre de points la traduction de la Pléiade. 83 Sext. Emp., Adu. math., VII, 252 : το δε «οϊα ούκ άν γένοιτο άπο μή υπ άρχοντος» προσέθεσαν, έπεί ούχ ώσπερ οί άπο της στοάς αδύνατον ύπειλήφασι κατά πάντα άπαράλλακτόν τίνα εύρεθήσεσθαι, ούτω και οί άπο της 'Ακαδημίας. Ce même souci de consolider la théorie de la représentation face aux attaques de l'Académie apparaît dans le fait que, selon Sextus, ibid., 253, les Stoïciens «récents» (οί δέ νεώτεροι) jugèrent bon de préciser que la καταληπτική φαντα σία ne pouvait être un critère que si elle n'était entravée par aucun obstacle. 84 Si l'on compare la définition de la «représentation comprehensive», telle que nous la trouvons, par exemple, chez Sextus, Hyp. Pyr., II, 1, 4 (τής καταληπτικής φαντασίας ούσης άπο υπάρχοντος, κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγμένης και έναπεσφραγισμένης, οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος) et la traduction qui en est donnée par Cicéron au § 18 du Lucullus {uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale esse non posset ex eo unde non esset), il appa-
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Sextus ne dit pas et que le texte cicéronien révèle admirablement, c'est comment les Académiciens ont dialectiquement accepté les dogmes et les définitions du stoïcisme pour livrer bataille à celui-ci sur un point qu'ils estimaient essentiel et sur lequel ils ont effect ivement obligé leur adversaire à préciser sa position. Il faut cepen dantbien avouer que nous ne percevons pas immédiatement l'i mportance de ce débat qui semble ne concerner qu'un aspect relat ivement mineur de la gnoseologie stoïcienne et dont Cicéron nous affirme cependant qu'il représente la quintessence des divergences entre le Portique et la Nouvelle Académie. En quoi le fait d'accept er ou de refuser cette dernière clause était-il susceptible de déter miner l'appartenance à l'une ou l'autre école? Pourquoi Camèade lui-même était-il prêt à tout concéder aux Stoïciens, sauf précisé ment le οϊα ούκ αν γένοιτο . . .8S? A partir du moment où les Acadé miciens admettaient que certaines représentations sont la marque des choses dans notre esprit, et même qu'elles correspondent à la réalité, quel pouvait être le sens de leur acharnement à combattre une proposition que leur propre dialectique avait obligé les Stoï ciens à formuler? Ce sont des questions auxquelles il est impossible de répondre sans analyser précisément quels étaient les mécanis mes de cette dialectique. La critique de la représentation «comprehensive» : naissance du «Malin génie» Lucullus le dit expressément, toute l'argumentation de la Nouv elle Académie contre les Stoïciens se résume à un raisonnement aboutissant à la conclusion qu'il n'existe pas de φαντασία καταληπτική, c'est-à-dire de représentation que la force de son évidence raît clairement que l'Arpinate a été très gêné par l'absence en latin de terme équivalent à το υπάρχον, si bien qu'il a été contraint de supprimer le deuxième élément de la définition. Dans le texte que nous avons traduit, le mouvement même de la dialectique interdisait une telle facilité, aussi y trouvons-nous l'e nsemble de la définition. La traduction est-elle pour autant satisfaisante? Elle a été jugée sévèrement par J. S. Reid, ad loc, qui parle d'un clumsy rendering of άπο υπάρχοντος, jugement qui nous paraît sévère, dans la mesure où le concept de υπάρχον lui-même prête à discussion. Dans la proposition οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος, le υπάρχον est-il nécessairement un objet irréel, ou s'agit-il d'un objet réel autre que celui dont il est question? La deuxième interprétation a été défendue par J. M. Rist, Stoic philosophy, Cambridge, 1969, p. 136-137, de manière sans doute excessive car, comme l'a noté A. Graeser, op. cit., p. 55, les deux sens sont possibles. Or la traduction cicéronienne, en dépit de son appa rente maladresse, a le mérite de respecter cette ambiguïté. 85 Sext. Emp., Adu. math., VII, 402.
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permettrait, ou plus exactement imposerait d'accueillir comme vraie. Au cœur de celui-ci, le diptyque suivant : - parmi les représentations, les unes sont vraies, les autres sont fausses, - toute représentation vraie est telle qu'elle pourrait tout aussi bien être fausse86. En acceptant la distinction entre les représentations vraies et celles qui ne le sont pas, la Nouvelle Académie semblait se ranger du côté des Stoïciens contre les Pyrrhoniens, qui n'auraient jamais accepté de se prononcer ainsi, et contre les Épicuriens, qui ne pou vaient concevoir une seule erreur sensorielle. Mais nous ne pou vons oublier que, selon Numénius, la reconnaissance de la distinc tion du vrai et du faux, loin de gêner la dialectique carnéadienne, rendait celle-ci plus efficace87. Et, de fait, la deuxième proposition citée par Lucullus réduit à néant le dogmatisme de la première, ou tout au moins rend impossible chez l'homme la perception de ce qui est vrai et de ce qui ne l'est pas. Encore faut-il pouvoir détermi ner exactement ce que signifie dans ce passage l'identité d'une représentation vraie et d'une représentation fausse; or les explica86 Cicéron, Luc, 13, 41 : reliqua uero multa et uaria oratione defendunt, quae sunt item duo, unum : quae uideantur, eorum alia uera esse, alia falsa; alterum : omne uisum quod sit a uero tale esse quale ettam a falso possit esse. Lucul lus reconnaît lui-même ne donner ainsi que l'essentiel de l'argumentation de ses adversaires : haec duo proposita non praeteruolant, sed ita dilatant ut non mediocrem curam adhibeant et diligentiam. La minutie des Académiciens sur ce sujet était identique à celle des Stoïciens eux-mêmes, qui divisaient ainsi les représent ations(Sext. Emp., Adu. math., VII, 241-252 = S.V.F., II, 64) : - probables ou non probables, ni probables ni improbables, à la fois pro bables et improbables. - les représentations probables se divisent en vraies, fausses, vraies et fausses, ni vraies ni fausses. - parmi les représentations vraies les unes sont cataleptiques, les autres non. Sur cette division, cf. l'article déjà cité de C. Imbert, qui remarque fort jus tement, p. 227, qu'à l'inverse de la division platonicienne, la classification sto ïcienne «part de ce qui est premier pour nous, soit une représentation probable et un état de pensée indéterminé». La dialectique néoacadémicienne telle qu'elle est exposée par Cicéron aux § 40 et 41 n'a pas pour but de ruiner la distinction entre représentations vraies et fausse, mais de détruire le concept même de représentation «comprehensive». 87 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 8, 738a = frg. 27 Des Places : « Tout en reconnaissant que la vérité et l'erreur résident dans les choses (έν τοις πράγμασιν ένεΐναι συγχωρ&ν), il feignait de s'associer à la recherche, comme un lutteur habile qui donne prise pour dominer par là. Car selon qu'inclinait le probable, il accordait les deux contraires sans qu'aucun, disait-il, se laissât sai sir avec certitude».
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tions que nous donne Cicéron à ce sujet sont précieuses de ce point de vue. Lorsqu'un Académicien affirme cette identité, il ne prétend pas par là qu'il existe dans le monde des choses parfaitement sem blables et il n'entend nullement réfuter le principe stoïcien selon lequel il n'y a pas dans la réalité un seul poil qui soit identique à un autre88. Dans son discours, en effet, Cicéron refuse de se pro noncer sur Γίδια ποιότης, considérant qu'une telle question est sans relation avec le problème de la représentation : «Tu dis qu'il n'y a pas dans la nature une telle ressemblance : soit ! tu combats contre un adversaire docile; soit! il n'y en a pas; il peut du moins sembler qu'il y en ait»89. Cette neutralité sur le fond n'est pas innocente, elle ne constitue nullement une véritable concession car, en intro duisant cette autonomie de l'apparence par rapport à l'être, en effectuant cette coupure entre la logique et la physique, il laisse de côté une fois encore le caractère systématique du stoïcisme et il prive de son fondement la théorie de l'évidence. Suivons donc Cicéron dans sa mise entre parenthèses du pro blème ontologique et ne cherchons pas à sortir du monde des représentations. Que signifie alors l'aparallaxie, cette impossibilité de distinguer avec certitude le vrai du faux? Pour comprendre l'a rgumentation de la Nouvelle Académie dans ce domaine, nous croyons important de distinguer deux moments, correspondant l'un à l'expérience vécue de l'erreur sensorielle, l'autre à l'extension dialectique de celle-ci. Affirmer qu'une représentation fausse est identique à une re présentation vraie n'implique donc pas que les deux φαντασίαι soient réellement, objectivement semblables, mais indique seule ment qu'elles sont vécues comme telles dans la conscience du sujet90. Cette appréciation subjective de l'identité des représentat ions est clairement décrite au § 58 du discours de Lucullus : les Académiciens, affirme l'interlocuteur de Cicéron, ne contestent pas qu'il existe des différences inter impressiones, en revanche, ils pré tendent qu'il est impossible de distinguer inter species et quasdam formas eorum (s.e. uisorum). Ce dont il est question, et la comparai-
88 Cf. supra, n. 77. 89 Cicéron, Luc, 26, 84 : Negas tantam similitudinem in rerum natura esse. Pugnas omnino, sed cum aduersario facili. Ne sit sane : uideri certe potest. 90 Ibid., 13, 40: nihil interesse autem, non modo si omni ex parte eiusdem modi sint, sed etiam si discenti non possint. L'exposé de la dialectique néoacadé micienne par Lucullus annonce ainsi ce qui sera confirmé par Cicéron, à savoir que le problème ne concerne pas (ou du moins pas nécessairement) la réalité, mais la manière dont la représentation est appréhendée.
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son avec un passage91 de Sextus le confirme, comme l'a souligné H. J. Krämer, c'est du problème des indiscernables, c'est-à-dire des objets, les œufs par exemple, que même le sage ne pourrait perce voirdans leur singularité92. La Nouvelle Académie ne nie pas que des objets distincts laissent des traces (impressiones) différentes dans l'hégémonique, mais l'empreinte matérielle importe peu, à partir du moment où la similitude formelle (species et forma) est telle qu'il n'est pas possible de reconnaître l'un de l'autre. Pour reprendre l'exemple donné par Cicéron, celui de P. Seruilius Geminus et de son frère Quintus, l'affirmation que les représentations de deux jumeaux sont identiques ne signifie pas que ceux-ci sont parfaitement semblables, et n'a de sens que par rapport à celui qui est incapable de les différencier93. Il en est exactement de même lorsque la représentation fausse est non pas une φαντασία qui ne correspond pas à son objet, mais un φάντασμα, c'est-à-dire une représentation qui n'a été provoquée par aucun objet réel. Cicéron évoque assez longuement les phéno mènes d'hallucination et il le fait d'une manière très habile, en entrelaçant les exemples historiques et littéraires, ce qui suggère la
91 Ibid., 18, 58 : Veri enim et falsi non modo cognitio, sed etiam natura tolletur, si nihil erit quod intersit, ut etiam illud absurdum sit, quod interdum soletis dicere, cum uisa in animos imprimantur, non uos id dicere, inter ipsas impressio nes nihil interesse, sed inter species et quasdam formas eorum. Quasi uero non specie uisa iudicentur, quae fidem habebunt sublata ueri et falsi nota. J. S. Reid, ad loc, commente ainsi ce passage : les Académiciens admettraient des différen ces entre des représentations individuelles, mais contesteraient la possibilité de distinguer the two classes, true and false. Pour H. J. Krämer, Hellenismus p. 67, ce passage montrerait comment la Nouvelle Académie a pu transformer en arguments antistoïciens certains thèmes vétéro-académiciens, comme celui du κοινόν. Le texte nous paraît devoir être compris à la lumière de ce que dit Sextus, Adu. math., VII, 409, lorsqu'il parle de choses qui sont identiques κατά μορφήν et différentes κατά το υποκείμενον. Ce qui importe au dialecticien, c'est que deux représentations puissent être vécues comme parfaitement semblables, même si elles correspondent à des objets qui ne le sont pas. 92 Sext. Emp., ibid. Sur l'utilisation de cet exemple dans le Lucullus, cf. supra, p. 169. Le texte cicéronien sera repris par Montaigne, Essais, III, 13, De l'expérience, p. 1065 éd. P. Villey : «La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours di s emblables : il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété. Et les Grecs, et les Latins et nous, pour le plus exprès exemple de similitude, nous servons de celuy des œufs. Toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de différence entre les œufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre; et y ayant plusieurs poules, scavoit juger de laquelle estoit l'œuf. La dissimilitude s'ingère d'elle mesme en nos ouvrages; nul art ne peut arriver à la similitude . . . Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable». 93 Cicéron, Luc, 18, 56.
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difficulté de distinguer la réalité de la fiction94. Son but en procé dantainsi est, il le reconnaît lui-même, de prouver qu'il n'y a «au cune différence entre les représentations vraies et fausses quant à l'assentiment de l'âme». Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher si, comme l'affirment les Stoïciens, la représentation est différente chez l'homme de bon sens et chez l'insensé; seul importe le fait qu'à un moment donné un individu ait été incapable de distinguer ce qui est de ce qui n'est pas95. Cette description académicienne des erreurs des sens ne mérite-t-elle pas les sarcasmes de Lucullus, quand il s'écrie : « nous demandons le jugement d'un esprit grave, constant, solide et sage et nous prenons comme exemple des gens qui rêvent, de fous et des ivrognes»96? Nulle originalité, en effet, dans le répertoire des illusions invoquées contre la perception, puisque la Nouvelle Aca démie a repris les objections qui étaient déjà adressées à Protago ras par les adversaires de son sensualisme et que toutes les philoso phies sceptiques ressasseront à satiété, ces états où, pour reprendre la savoureuse expression de Socrate, l'homme «sent de travers»97. Plus grave encore, le raisonnement même des Académiciens fait de la vie d'un individu une succession d'instants discontinus: «il est inopérant», dit Cicéron à Lucullus, «de réfuter, comme vous le fai tes, ces erreurs par le souvenir qu'en ont les fous ou les dormeurs. On ne demande pas, en effet, quel souvenir ils en ont, une fois réveillés, ou une fois passé l'accès de folie, mais quelle a été leur vision dans l'accès même ou dans le rêve, alors qu'ils étaient mus par elle»98. Autre est l'Alcméon des scènes de folie, autre celui des instants de lucidité et de conscience, tout comme pour Protagoras
94 Sur le φάντασμα, cf. Diog. Laërce, VII, 50 = S.V. F., I, 59 et 60. Les exemp lesd'hallucination se trouvent dans les § 88-91 du Lucullus et sont introduits par la phrase : Dormientium et uinulentorum et furiosorum uisa imbecilliora esse dicebas quam uigilantium, siccorum, sanorum. Cicéron ne s'est pas contenté de reprendre les exemples traditionnels des philosophes grecs, il a tenu à se référer aussi à la littérature latine, évoquant le songe d'Ennius, auquel il avait déjà fait allusion dans Rep., VI, 10, 10, et à Vittoria de Pacuvius. Au milieu de ces références littéraires est évoquée une folie hallucinatoire réelle, celle de Tuditanus, ami de Catulus. 95 Ibid., 28, 90 : Omnia autem haec proferuntur ut illud efficiatur, quo certius nihil potest esse, inter uisa uera et falsa ad animi adsensum nihil interesse. 96 Ibid., 17, 54: Quaerimus grauitatis, constantiae, firmitatis, sapientiae, iudicium : utimur exemplis somniantium, furiosorum, ebriosorum. 97 Platon, Théétète, 157 e : όσα τε . . . παραισθάνεσθαι λέγεται. 98 Cicéron, Luc, 28, 90 : Vos autem nihil agitis, cum ilia falsa uel furioso rum uel somniantium recordatione ipsorum refellitis. Non enim id quaeritur, qualis recordatio fieri soleat eorum qui experrecti sint, aut eorum qui furere destiterint, sed qualis uisio fuerit aut furentium aut somniantium turn cum mouebantur.
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autre est Socrate malade, autre Socrate bien portant99. Selon Lucullus, au contraire, l'unité du sujet dans le temps est justement ce qui lui permet de combattre les φαντάσματα, d'en percevoir l'inanit é. Dans le stoïcisme, le temps intérieur ne se divise pas, l'instant où l'erreur se produit ne peut être séparé de celui où l'on en prend conscience, le rêve est indissociable du réveil et l'hallucination du moment où, la crise s'atténuant, la raison commence à reprendre ses droits. Lieu de toutes les représentations et de tous les assenti ments, le λόγος peut connaître l'erreur et l'illusion, mais celles-ci ne se définissent que par rapport à cette norme, à cette loi de la nature, qu'est la perception immédiate des choses réelles . Pour donner quelque efficacité à ses arguments, la Nouvelle Académie devait donc opposer à la conception prébergsonienne d'un temps vécu dans la continuité, le fractionnement, l'atomisation de la vie intérieure. Mais précisément, si chaque moment a une singularité irréductible, comment attribuer une valeur général e à l'expérience vécue par un individu dans des circonstances bien déterminées, comment passer de la confusion entre deux objets semblables, ou de la vision fantasmatique, à l'affirmation, si dog matique dans son énoncé même, «qu'il n'existe pas une seule représentation issue d'un objet vrai qui ne puisse avoir les même caractères quand elle est issue du faux»100? Socrate avait montré que les illusions des sens n'étaient pas un argument suffisant contre Protagoras, parce qu'elles pouvaient être parfaitement inté grées à la thèse que la sensation est science, et il est donc d'autant plus intéressant de chercher par quel processus la dialectique de la Nouvelle Académie concluait au contraire à la nécessité du doute universel101. L'originalité des Néoacadémiciens réside dans le fait d'avoir appliqué le sorite aux représentations, inventant ainsi bien avant Descartes le «malin génie»102. Pour comprendre l'audace d'une tel le démarche, et en tout cas la rupture apparente qu'elle supposait avec le fondateur de l'école, il faut se rappeler le passage de la République où Platon écrit : «Dieu est absolument simple et vrai, en acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme et ne trompe
99 Platon, ibid., 158b, cf. Sext. Emp., Hyp. pyr., I, 32, 218 : τους δέ ανθρώ πουςάλλοτε άλλων άντιλαμβάνεσθαι παρά τας διαφόρους αυτών διαθέσεις · τον μέν γαρ κατά φύσιν έχοντα εκείνα των έν τχ\ ΰλη καταλαμβάνειν α τοις κατά φύσιν ίχουσι φαίνεσθαι δύναται, τους δέ παρά φύσιν α τοις παρά φύσιν. 100 Cicéron, Luc, 26, 83 : nullwn esse uisum uerum a sensu profectum, cui non appositum sit uisum aliud, quod ab eo nihil intersit quodque percipi non possit. 101 'Platon, op. cit., 157e-160e. 102 Sur le sorite, cf. infra, p. 242, 313.
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les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l'envoi de signes, à l'état de veille ou en songe»103. Or, parce que les Stoï ciens ont fait de ce Dieu de vérité le support de leur théorie de la connaissance, parce qu'ils ont construit une doctrine de la μαντεία fondée sur l'idée que la nature divine est étrangère au mensonge, la Nouvelle Académie a imaginé un «grand trompeur», négatif parf ait du Dieu de Platon et de Zenon, et dont on a tout lieu de croire qu'il n'était pour elle qu'un moyen de subvertir la logique stoïcien ne. Le point de départ du raisonnement est l'origine divine que le Portique attribue aux songes. Or ceux-ci sont des images à la fois fausses, puisque ne correspondant à aucun objet réel présent, et probabiles, puisqu'elles sollicitent l'assentiment. C'est là qu'inter vient le sorite, cette transition insensible et continue entre deux réalités différentes, voire contraires: «si un dieu vous présente dans le sommeil une représentation telle qu'elle soit probable, pourquoi ne le présenterait-il pas telle qu'elle soit semblable à une représentation vraie, puis telle qu'elle en soit difficilement distin guée, et finalement telle qu'il n'y ait pas entre elles de différence du tout»104. Si Dieu est dans ce cas là responsable de mon erreur mais là encore l'Académicien mutile le temps stoïcien, car le rêve, qui est phantasme quand il se produit, peut se révéler prédiction vraie lorsqu'il est interprété en fonction de l'avenir - pourquoi ne pas admettre une extension de l'erreur, à la fois qualitative et quantitative? La représentation fausse devient alors parfaitement identique à la représentation vraie et, de ce fait, toute représentat ion peut être indifféremment vraie ou fausse. Lucullus tentera de réfuter ce sorite en disant que personne ne pourrait concéder à la Nouvelle Académie «que tout est possible à Dieu ou qu'il fera tout ce qui est possible»105, annonçant ainsi l'argument cartésien de l'i ncompatibilité de la ruse avec la toute-puissance divine : «Quoi qu'il semble», dira en effet Descartes, «que vouloir tromper soit une marque de subtilité et de puissance, toutefois, vouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice»106. Mais les arguments théologiques n'ont pas de prise sur un adversaire qui,
103 Platon, Rep., II, 382 e : Κομιδη άρα ό θεός άπλοΰν και αληθές εν τε έργω και εν λόγφ, και ούτε αυτός μεθίσταται οΰτε άλλουςούθ' έξαπατφ, ούτε κατά φαντα σίαςούτε κατά λόγους οΰτε κατά σημείων πομπός, υπαρ ούδ' δναρ. 104 Cicéron, Luc, 15, 49 : si tale uisum obiectum est a deo dormienti ut pro babile sit, cur non etiam ut ualde ueri simile, cur deinde non ut difficiliter a uero internoscatur, deinde ut ne internoscatur quidem, postremo ut nihil inter hoc et illud intersit? 105 Ibid., 16, 50 : Quis enim tibi dederit aut omnia deum posse, aut ita facturum si possit ? 106 Descartes, Méditation quatrième, 43, p. 456 éd. Alquié, t. 2.
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nous l'avons vu, prétend s'interdire dans cette question toute inter rogation sur Dieu et agit comme s'il se contentait de révéler aux Stoïciens les contradictions inhérentes à leur conception de la divi nité. L'Académicien n'oppose pas un dieu trompeur au Dieu stoï cien (au sens d'une confrontation entre deux principes adverses), il affirme pouvoir le déduire de celui-ci : puisque Dieu envoie, selon les Stoïciens, des rêves que l'on vit comme vrais alors qu'ils ne sont qu'illusion, il serait logique de conclure que son essence est de tromper. Autrement dit, la Nouvelle Académie ne professe pas un manichéisme avant la lettre, ce qui constituerait véritablement une rupture avec Platon, elle veut montrer aux Stoïciens que, si l'on prétend prouver la présence de Dieu au monde, on aboutit à des conclusions opposées à celles que l'on avait prévues. D'une manièr e plus générale, il est certain que la faille de Zenon aux yeux du Néoacadémicien est d'avoir admis qu'il existe des représentations fausses. La dialectique peut alors à plaisir jouer sur les définitions et les limites, montrer que la distinction est arbitraire, que le mon de des sensations est trop souvent décevant pour qu'il soit possible d'y établir avec certitude la différence entre le vrai et le faux. De ce point de vue, l'épicurisme, sous ses dehors naïfs, est infiniment plus difficile à réfuter, car en proclamant la vérité de toutes les sensations, il ne donne aucune prise à la dialectique. L'Académic ien peut railler la balourdise des philosophes du Jardin, se gaus serde l'absurdité qui consiste à prétendre que le soleil est aussi petit qu'il le paraît, rien n'y fait, son incapacité à subvertir ce syst èmeest totale107. Bien plus, n'utilise-t-il pas à sa manière le principe épicurien du semel10*, quand il oppose aux Stoïciens l'idée que, si une représentation nous a trompés, aucune autre ne peut être considérée comme absolument sûre? Toutes les perceptions sont vraies, affirme Epicure, car admettre une seule exception serait détruire toute la confiance que l'on a dans le sens. Vous reconnaiss ez, dit de son côté l'Académicien aux Stoïciens, que nous donnons parfois notre assentiment à des représentations fausses, donc il n'existe pas de φαντασία dont on puisse prétendre sans risque d'er reur qu'elle est vraie. Ce parallèle permet de mieux comprendre quelle place la Nouvelle Académie a assigné à Epicure dans tout ce débat sur la connaissance. Elle l'a certes considéré comme un adversaire à la fois dérisoire et irritant (puisque se refusant à
107 Cicéron, Luc, 26, 82 : Sed ab hoc credulo, qui numquam sensus mentiri putat, discedamus. Sur la doctrine d'Épicure en ce qui concerne le soleil, cf. ibid., et Diog. Laërce, X, 91. 108 Ibid., 25, 79 : Eo enim rem demittit Epicurus, si unus sensus semel in uita mentitus sit, nulli umquam esse credendum. Cf. Plutarque, Adu. Col., 1123 c.
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accepter les règles du jeu de la dialectique), et elle l'a combattu avec suffisamment de vigueur pour que Lucrèce ait entrepris de réfuter ses critiques avec, en particulier, un argument proche de celui d'Antiochus 109. Mais elle l'a aussi utilisé comme un allié contre le stoïcisme, elle lui a reconnu sur le fond plus de cohérence qu'à celui-ci, et surtout elle a pratiqué cette démarche si essentielle au scepticisme, qui est d'opposer les dogmatismes les uns aux autres, comme le montre ce passage du discours de Cicéron : « Quel est donc le principe d'Épicure? «Si une seule représentation sensi ble est fausse, rien ne peut être perçu». Et quel est le vôtre? «Il y a des représentations sensibles fausses». Je me tais et la conclusion parle d'elle-même: «rien ne peut être perçu». «Je n'accorde pas son principe à Epicure», dit le Stoïcien. Engage donc le combat avec lui, puisqu'il est entièrement opposé à toi, mais pas avec moi qui m'accorde justement avec toi au moins en ceci : il y a des erreurs dans les sensations uo». La fonction du dialecticien appar aîtlà très clairement : elle est non seulement de révéler aux tenants d'une doctrine les contradictions que celle-ci porte en elle, mais aussi, et non sans provocation, de les inciter à confronter leurs dogmes à ceux d 'autrui en un salutaire «combat». Des deux grands systèmes hellénistiques, l'un l'épicurisme, a opposé à la Nouvelle Académie une «fin de non-recevoir», l'autre, le stoïcisme, s'est pris au jeu au point d'ajouter à sa définition de la représentation «comprehensive» une clause symbolisant en quel que sorte le conflit qui l'opposait aux successeurs de Platon111. Par-
109 Lucrèce, Nat. re., IV, 473-477, dit à propos de ceux qui ne croient pas la connaissance possible: «Je leur demanderai à mon tour comment, n'ayant jamais rencontré la vérité, ils savent ce qu'est savoir et ne pas savoir; d'où leur vient la notion du vrai et du faux; comment ils sont parvenus à distinguer le certain de l'incertain» (trad. Ernout légèrement modifiée). Cet argument est proche de celui d'Antiochus, qui objectait à Philon que l'on ne pouvait à la fois affirmer l'existence de représentations vraies et fausses et l'impossibilité de dif férencier celles-ci, cf. Luc, 14, 44 et 34, 111. Il n'est nullement impossible que le poète vise l'Académie. 110 Ibid., 32, 101 : Quod est caput Epicuri? «Si ullum sensus uisum falsum est, nihil percipi potest». Quod uestrum? «Sunt falsa sensus uisa». Quid sequitur? Vt taceam, conclusio ipsa loquitur : «nihil posse percipi». Non concedo, inquit, Epicuro. Certa igitur cum ilio, qui a te totus diuersus est : noli mecum, qui hoc quidem certe, falsi esse aliquid in sensibus, tibi adsentio. 111 Cette différence d'attitude entre les Stoïciens et les Épicuriens est parfai tement résumée dans l'exposé que fait Cicéron des quatre capita permettant d'aboutir à la conclusion qu'il n'existe aucune représentation dont on puisse affirmer avec certitude qu'elle est vraie : Horum quattuor capitum secundum et tertium omnes concedunt. Primum Epicurus non dat; uos, quibuscum res est, id quoque conceditis. Omnis pugna de quarto est. (Luc, 26, 83). Les propositions sur lesquelles tous s'accordent sont l'impossibilité de percevoir les représenta-
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ce que, comme Cicéron le dit expressément, toutes les divergences gnoséologiques entre Académiciens et Stoïciens ont pour point de départ la controverse sur cette représentation et ne sont même que les diverses figures de ce différend fondamental, il convient main tenant de prendre quelque distance par rapport à la lettre du texte et de préciser le sens de ce débat. Le sorite, sur lequel nous aurons à revenir lorsque nous évo querons la dialectique académicienne, a diversement été utilisé dans l'Antiquité. Son inventeur présumé, Eubulide, le considérait surtout, semble-t-il, comme un intéressant paradoxe logique112. Bien plus tard, Horace s'en servit pour railler les nostalgiques de la poésie ancienne en montrant combien il était difficile de définir précisément celle-ci113. A l'époque de Galien, il occupait encore, comme l'a montré J. Barnes, une place de choix dans les controvers es médicales114. Mais il faut reconnaître que l'usage qu'en fit la Nouvelle Académie dans sa lutte contre le stoïcisme fut d'une importance décisive pour donner des lettres de noblesse philoso phique à ce qui n'était encore, somme toute, qu'une curiosité logi que. Arcésilas, qui fut lui-même l'élève de Diodore le Mégarique, et qui avait donc été formé à bonne école, comprit que les apories de la dialectique pouvaient être autre chose qu'un jeu intellectuel et sut admirablement les exploiter pour contredire le Portique115. En
tions fausses (c'est à dire de parvenir à travers elles à la perception d'un objet réel, ou de l'objet réel leur correspondant) et le fait que «parmi les représentat ions entre lesquelles il n'y a pas de différence, il est impossible que les unes puissent être perçues et les autres non». La première proposition, rejetée par les Épicuriens, est l'affirmation de l'existence de représentations fausses. La dernière, objet du litige entre les Académiciens et les Stoïciens, est précisément qu'il n'y a pas « une seule représentation vraie issue des sens dont on ne puisse rapprocher une représentation qui n'en diffère en rien et qui ne peut être per çue». 112 Sext. Emp., Adu. math., VII, 13, dit qu'Eubulide ne s'intéressait qu'à la logique. Diog. Laërce, II, 108, lui attribue, outre le sorite, les sophismes du ment eur, du voilé, etc. Il se rattachait, au moins partiellement, à la dialectique socratique par l'intermédiaire de son maître Euclide. Sur le sorite, cf. l'article de G. Sillitti, Alcuni considerazioni sull'aporia del sorite, dans Scuole socratiche minore e filosofia ellenistica, G. Giannantoni ed., Bologne, 1977, p. 75-92. 113 Horace, Ep., II, 1, 36-49. 114 J. Barnes, Medicine, experience and logic, dans Science and speculation, J. Barnes, J. Brunschwig, M. Burnyeat eds., Paris, 1982, p. 24-68. 115 Diogene Laërce, IV, 33, dit qu'Arcésilas utilisait les arguments dialecti ques des Érétriens, c'est à dire de l'école de Ménédème et il cite, tout de suite après, les vers d'Ariston et de Timon dans lesquels Arcésilas était accusé d'avoir pillé, entre autres, Ménédème et Diodore Cronos. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de ceux que l'on a appelés les «petits Socratiques», cf. sur ce point M. Giannantoni, op. cit., Mais les quelques témoignages dont nous disposons
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effet, avec la Nouvelle Académie le sorite devient l'instrument pri vilégié du doute universel, il est ce qui permet de donner une for me systématique à la critique platonicienne du monde sensible. Lorsqu'Arcésilas proclame que toute représentation vraie pourrait aussi bien être fausse, puisque le passage de l'une à l'autre se fait sans solution de continuité, il semble puiser son inspiration ailleurs que chez le fondateur de l'Académie et se complaire dans une for me de dialectique que Platon condamnait. Mais il faut distinguer la fin des moyens, la technique de son utilisation. C'eût été ignorer la spécificité du stoïcisme que se contenter de reprendre contre lui les critiques que Socrate avait adressées aux Sophistes de son épo que. La nouveauté de la doctrine de Zenon exigeait des armes nouv elles et, si la Nouvelle Académie a adopté le sorite, c'est probable ment parce qu'elle estimait que celui-ci conférait à son doute un caractère hyperbolique, à la mesure de la prétention du stoïcisme à tout comprendre. Pour le Stoïcien l'erreur des sens existe certes, mais elle est en quelque sorte inscrite dans la rationalité du monde, elle ne contredit en rien l'idée, si longuement développée par Balbus dans le De Natura deorum, que la Providence a doté l'homme de sens admirablement conçus116. A cette confiance en la perfec tion de l'univers, l'Académicien veut substituer le soupçon perma nent que les choses ne sont peut-être pas telles qu'elles nous appar aissent, non qu'il croie à la réalité ontologique du malin génie, mais parce qu'il veut perpétuer la tradition platonicienne de mé fiance à l'égard des sens et des certitudes immédiates.
laissent penser qu'Arcésilas sut fort bien les exploiter dans sa lutte contre le stoïcisme. 116 Cicéron, Nat. de., II, 56, 140.
CHAPITRE II
L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME
Place de l'assentiment dans le Lucullvs et problèmes terminologiques La question de l'assentiment semble à première vue n'occuper qu'une place très secondaire dans le Lucullus. Le défenseur du stoïcisme dit, en effet, qu'il se contentera d'en parler brièvement, puisqu'il a «jeté les fondements de ce concept» en exposant la théor iestoïcienne de la représentation l. Quant à Cicéron, il précise au début de son discours que la proposition «le sage ne doit pas don ner son assentiment» est pour lui extérieure à la disputatio, étant donné qu'il la considère comme un simple corollaire de l'acatalepsie universelle2. Les deux participants au dialogue sont donc d'ac cord sur le fond : le problème fondamental est de savoir s'il est possible ou non de percevoir la réalité à travers les sensations, le jugement et l'action se trouvant déterminés par la position que l'on adopte à propos de la représentation «comprehensive». Ce raiso nnement paraît d'une rigueur formelle irréprochable, et pourtant il ne correspond pas tout à fait à la réalité de la discussion, car une lecture plus attentive de celle-ci montre qu'aussi bien dans l'exposé de Lucullus que dans celui de Cicéron la problématique de l'assen timent ne se confond pas totalement avec celle de la perception. Mais, avant de définir cette dépendance et cette relative autono mie, nous formulerons quelques remarques sur la traduction cicéronienne de συγκατάθεσις. L'Arpinate nous dit lui-même que le terme grec correspond en 1 Cicéron, Luc, 12, 37 : His satis cognitis, quae iam explicata sunt, nunc de adsensione atque approbatione, quant Graeci ονγκατάθεσιν uocant, pauca dicemus, non quo non latus locus sit, sed paulo ante iacta sunt fundamenta. 2 Ibid., 24, 78 : Nam Mud, nullt rei adsensurum esse sapientem, nihil ad hatte controuersiam pertinebat. . . Illud certe opinatione et percepitone sublata sequitur, omnium adsensionum retentio, ut, si ostendero nihil posse percipi, tu concédas numquam adsensurum esse. La suspension universelle de l'assent iment, cette εποχή περί πάντων que Cicéron traduit par omnium adsensionum retentio découle donc nécessairement de la démonstration qu'il n'existe aucune représentation dont on puisse être absolument certain qu'elle soit vraie.
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latin à adsensio ou à adprobatio3, et nous savons qu'il s'agissait là de néologismes qu'il avait forgés pour les utiliser en rhétorique aussi bien qu'en philosophie4. Mais, par ailleurs, il emploie égale ment adsensus et l'on peut se demander si ce changement de suf fixe implique une différence de signification5. H. J. Härtung qui a étudié cette question aboutit aux conclusions suivantes6 : adsensio désignerait l'assentiment individuel, l'approbation donnée à une représentation ou à une proposition déterminées, tandis qu1 adsen sus comporterait l'idée d'une durée et exprimerait la capacité de l'âme à donner son assentiment, la fonction plutôt que l'acte. Cette analyse, fondée sur la comparaison avec d'autres doublets de ce type, est sans aucun doute très éclairante pour un certain nombre d'occurrences, mais elle pèche, selon nous, par son caractère trop systématique. Lorsque Cicéron écrit dans le livre III du De finibus que pour les Académiciens le bien suprême est de obsistere uisis adsensusque suos ferme sustinere, il aurait dû, si la distinction de Härtung se vérifiait toujours, utiliser Y adsensio7', en revanche, on s'attendrait à trouver adsensus dans la phrase où il dit, en citant Clitomaque, que Camèade effectua un travail comparable à celui d'Hercule en arrachant Y adsensio de l'âme humaine8. Il se révèle donc dangereux de vouloir circonscrire dans des règles trop stric tesl'art cicéronien du uertere. Comme l'a fort justement remarqué A. Michel, Cicéron ne cherche pas à atteindre une précision techni que égale à celle de la langue philosophique grecque, il sait laisser libre cours à «la lucidité créatrice de son talent»9. Cette copia a souvent été ressentie comme un signe de dilettantisme, alors qu'elle n'est nullement antithétique de la rigueur. La comparaison du texte philosophique et de la correspondance en donne une illus-
3 Cf. note 1. 4 Cf. Brutus, 30, 114 : orationis genus. . . exile nee satis populari adsensioni accomodatum; ibid., 49, 185, à propos de l'effet produit par l'éloquence: uulgi adsensu et populari adprobatione iudicari solet. 5 Adsensus est employé en Luc, 13, 39; 18, 59; 28, 90; 38, 107; Fin., III, 8, 29; 9, 31; Nat. de., Il, 2, 4. 6 H. J. Härtung, op. cit., p. 74 sq., admet lui-même que son interprétation peut souffrir des exceptions, mais ne cite pas les passages que nous avons évo qués. 7 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : summum munus esse sapientis obsistere uisis adsensusque suos firme sustinere. Cet emploi est attesté dans le Lucullus même, lorsque Cicéron écrit : sensus ipsos adsensus esse (Luc, 33, 108). 8 Ibid., 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quendam laborem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex animis nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset. 9 A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron, art. cit., p. 139.
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tration éclatante à propos d'un concept lié à celui d'assentiment et d'une très grande importance pour la pensée académicienne : Γέποχή. Au § 59 du Lucullus, Cicéron, fidèle à sa méthode d'indiquer au lecteur les équivalents latins des termes grecs, précise que Γέποχή correspond à Yadsensionis retentio. Un simple relevé lexicologique permet cependant de constater que cette expression n'est pas la seule employée : on trouve, en effet, également sustinere se ab omni adsensu, ab utraque parte adsensionem sustinere, adsensionem cohibere etc.10. Un tel foisonnement déplut sans doute à Atticus qui, toujours soucieux de la qualité de la langue latine, estima plus judicieux de traduire le terme grec par le verbe inhibere. La lettre par laquelle Cicéron répond à cette proposition constitue un témoignage très précieux sur le sérieux et les scrupules avec les quels il s'acquittait de sa tâche de traducteur11. Il reconnaît avoir d'abord été séduit par la suggestion de son ami, croyant que inhi bere, mot du vocabulaire marin {est enim uerbum totum nauticum, dit-il), désignait le fait de maintenir les rames immobiles. Mais, en interrogeant les marins d'un navire qui avait accosté près de la uilla, il apprit qu'il n'en était rien puisque le verbe était en réalité uti lisé quand on ramait de manière à propulser le navire en sens inverse, vers l'arrière, et, loin d'exprimer un état d'équilibre, d'im mobilité, indiquait au contraire un mouvement assez violent. Il écrit donc à Atticus qu'il ne peut accepter de corriger son texte et, pour justifier définitivement le choix de sustinere, il procède fort habilement, mettant en parallèle la métaphore de Camèade qui comparait Γέποχή à l'action d'arrêter un char et un vers de Lucilius dans lequel figure l'expression sustineas currum12. Il conclut avec humour qu'il se préoccupe beaucoup plus de cette question que de la rumeur publique ou du sort de Pollion. Cette recherche du terme le plus adéquat nous semble à bien des égards exemplaire. Elle nous révèle un Cicéron accessible aux critiques, mais sachant aussi les apprécier lucidement et fondant
10 Adsensionem sustinere: Ac. post., I, 12, 45; Luc, 17, 53; 21, 68; 30, 98; adsensionem cohibere : Nat. de., I, 1 ; sustinere se ab adsensu omni : Luc, 15, 48; 33, 107; adsensum retinere : ibid., 18, 57; adsensum sustinere : ibid., 32, 104; 33, 108. 11 Cicéron, AU., XIII, 21, 3, lettre datée du 27 ou 28 août 45 par J. Beaujeu, qui note, ad loc, que Cicéron avait utilisé le verbe inhibere dans un passage du De oratore (I, 153). 12 Lucilius, frg. 1305 Marx: sustineas currum, ut bonus saepe agitator, equosque. Atticus ayant pris sur lui de corriger dans le texte cicéronien sustinere en inhibere, Cicéron lui demande de revenir à la version initiale : quare faciès ut ita sit in libro quem ad modum fuit ; dices hoc idem Vaironi, si forte mutauit.
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sa décision définitive à la fois sur l'observation attentive de la réali té et sur le respect de la tradition littéraire nationale. Elle nous montre aussi comment l'élaboration de la langue philosophique latine se fait à partir d'un vocabulaire étranger à la philosophie, mais dont l'exactitude et la précision sont rigoureusement respect ées,la traduction n'ayant nullement pour fin d'anéantir le conte nu spécifique du mot latin, ni de faire de celui-ci le simple reflet du concept grec. Elle nous confirme enfin que la copia, loin de résulter d'une spontanéité anarchique, exige un centre, un noyau bien défini. Si elle ne permet pas d'utiliser inhibere à la place de sustinere, elle autorise autour de ce dernier terme un certain nomb rede variations propres à atténuer ce qu'un style philosophique trop uniforme pourrait avoir de rébarbatif. Unité profonde de la doctrine stoïcienne de l'assentiment L'assentiment, qui fonde la connaissance et détermine l'action, qui différencie à propos d'une même représentation le sage du sot, est l'un des concepts fondamentaux du stoïcisme13. Lorsque Lucullus et Cicéron s'affirment tous les deux d'accord pour ne l'envisager que du point de vue de la question qui les oppose, celle de l'évidence et de la φαντασία καταληπτική, ils éta blissent par là-même un déséquilibre assez considérable dans la disputatio. En effet, le système du Portique se prêtant fort mal à une telle coupure, ce que dit Lucullus au sujet de l'assentiment apparaît allusif , confus, voire contradictoire et doit être expliqué à la lumière d'un certain nombre de textes stoïciens. En revanche, l'Académicien, qui cherche constamment à briser la cohérence sy stématique du stoïcisme, trouve là un angle d'attaque privilégié. Quand on lit ce que dit Lucullus de l'assentiment, on est frap pépar une contradiction, à vrai dire plus apparente que réelle, pour peu évidemment que l'on accepte de se placer soi-même dans la logique (au sens le plus général) du Portique. D'un côté, en effet, il affirme que l'assentiment est automatique, lorsqu'il s'agit d'une représentation évidente et donc «comprehensive». La métaphore utilisée est celle de la balance, dont le plateau s'abaisse nécessaire ment lorsqu'on pose un poids sur lui, et Lucullus va même jusqu'à dire : «si notre thèse est vraie, il n'importe en rien de parler de l'a ssentiment; car percevoir un objet, c'est immédiatement y donner
13 Pour une approche plus complète des problèmes de l'assentiment stoï cien, cf. l'article déjà cité de G. B. Kerferd, The problem of synkatathesis. . .
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son assentiment»14. L'expérience la plus banale confirme ce pro pos, car point besoin de délibérer longuement quand, par exemple, on voit un arbre, pour l'identifier comme tel; l'acte même de la vision porte en lui l'assentiment à la proposition : «cet objet est un arbre». Cependant, dans la suite de son discours, le même person nagesemble s'exprimer de manière assez différente: «la posses sion d'un certain pouvoir», dit-il en effet, «ne saurait exister chez un être privé d'assentiment»15. Comment concilier ce «pouvoir» avec le caractère mécanique de l'assentiment donné à la plupart des représentations? La première méthode d'explication consiste à invoquer des divergences à l'intérieur même de l'école stoïcienne. Si l'on adopte, en effet, le point de vue de M. Pohlenz, on interprétera cette partie de l'exposé de LucuUus comme l'amalgame de deux conceptions différentes de l'assentiment, celle de Zenon et celle de Chrysippe 16. Et, au demeurant, les textes mêmes semblent nous inviter à une telle exégèse, car Cicéron ne dit-il pas à propos du fondateur du stoïcisme : adsensionem adiungit animorum, quant esse uolt in nobis positam et uoluntariam17? Ailleurs, il décrit la métaphore de la main, qui confirme que Zenon ne confondait pas la représentation et l'assentiment18. En revanche, nous lisons chez Sextus que pour
14 Cicéron, Luc, 12, 38 : Vt enim necesse est lancent in libra ponderibus impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. . . si illa de quibus disputatum uera sunt, nihil attinet de assensione omnino loqui; qui enim quid percipit, adsentitur statim. 15 Ibid., 37 : out ei sensus adimendus est aut ea, quae est in nostra potestate sita, reddenda adsensio ; § 38 : idque, quod maximum est, ut sit aliquid in nostra potestate, in eo qui rei nulli adsentietur non erit. 16 M. Pohlenz, Zenon und Chrysipp, notamment p. 8 s. 17 Cicéron, Ac. post., I, 11, 40. 18 Cicéron, Luc, 47, 144-145 = S.V.F., I, 66. Zenon comparait la représentat ion à la main ouverte, l'assentiment à la main aux doigts légèrement contract és, la compréhension à un poing fermé, la science du sage au poing non seul ement fermé, mais maintenu dans cet état par l'autre main. Le témoignage de Cicéron est confirmé à deux reprises par Sextus Empiricus (Hyp. pyr., II, 8, 81 et Adu. math., VII, 38 = S.V.F., II, 132), qui reprend la métaphore de la main, mais ne mentionne pas expressément Zenon. Ces textes ont été étudiés par J. P. Dumont, L'âme et la main. Signification du geste de Zenon, dans Revue de l'e nseignement philosophique, 19, 1968-69, fase. 4, p. 1-8, qui a montré comment cette métaphore est une parfaite illustration de ce que les Stoïciens entendaient par «manière d'être» (πώς έχον). De manière assez incompréhensible, M. Po hlenz, op. cit., p. 13, avait cru pouvoir affirmer que la notion d'ήγεμovικòv πώς έχον ne serait pas antérieure à Chrysippe, alors que L. Stein, Die Psychologie der Stoa, Berlin, 1886, p. 174, avait déjà montré le contraire. On se reportera, par ailleurs, à l'importante étude de W. Görler, 'Ασθενής Συγκατάθεσις. Zur stoi schen Erkenntnistheorie, dans WJA, N.F., 3, 1977, p. 83-92, qui montre, contre la
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Chrysippe la φαντασία καταληπτική, «vu son évidence et son carac tèrefrappant nous saisit presque par les cheveux pour nous ame ner à donner notre assentiment»19? L'antinomie paraît donc éta blie sur ce point entre les deux grands maîtres du Portique et on est tenté d'imaginer que les Stoïciens ultérieurs, plutôt que d'avoir à choisir entre les thèses opposées de leurs deux plus grands scholarques, ont préféré les faire coexister. Le discours de Lucullus serait donc un excellent témoignage sur cette volonté d'atténuer, voire de dissimuler, une grave contradiction. Cette interprétation est évidemment séduisante, mais diffé rents travaux - nous pensons notamment aux pages très justes que J. M. Rist a écrites sur le sujet - en ont montré le caractère contest able20. Dans le prolongement de ces recherches, nous dirons que, de manière plus ou moins consciente, M. Pohlenz a fait au stoïci sme tout entier le procès que les Académiciens faisaient à Chrysippe lui-même, celui d'avoir oscillé entre Zeus et l'homme, entre la détermination et la liberté, et de s'être montré incapable de résou dreune telle contradiction21. En opposant ainsi les deux scholarques stoïciens, ce savant a voulu trouver dans l'histoire même du Portique l'illustration d'un conflit qui, à en croire les adversaires du stoïcisme, serait consubstantiel à cette doctrine. Or, s'il est par faitement concevable de considérer que la tentative stoïcienne pour concilier le destin et la volonté est un échec, encore faut-il, quand on étudie un tel système, en suivre, au moins dans un premier temps, le mouvement. Ainsi, il est important de replacer dans le contexte systématique du stoïcisme l'adjectif uoluntarius (εκούσιος) appliqué par Zenon à l'assentiment et qui, s'il a permis à Pohlenz de construire sa théorie, a paru si extravagant à A. Graeser qu'il en a conclu à une glose cicéronienne22! Que voulait dire Zenon lors qu'il affirmait que l'assentiment est «volontaire»?
tradition généralement admise, que la métaphore cicéronienne n'exprime pas une succession chronologique, mais une hiérarchie dans l'ordre du savoir. 19 Cf. la note 62 du chapitre précédent. 20 J. M. Rist, op. cit., p. 138; A good deal of confusion has been injected into the problem of the criterion by Pohlenz. Entre autres arguments, Rist cite un passage de Plutarque, Sto. rgp., 45, 1055 f. = S.V.F., Π, 994, où il est affirmé que Chrysippe ne considérait pas la représentation comme étant la cause suffisante de l'assentiment. La thèse de Pohlenz a été également critiquée par A. J. Voelke, op. cit., p. 40-45, qui a insisté, à juste titre sur l'activité de Γήγεμονακόν au cours de la représentation-assentiment. 21 Cf. Plutarque, loc. cit. 22 A. Graeser, op. cit., p. 126. Pour ce savant uoluntaria est selon toute pro babilité une «exégèse cicéronienne» parce que le terme grec correspondant, εκούσιος, caractérise l'action morale et ne saurait donc être utilisé dans ce contexte. En réalité, la comparaison avec Sextus Empiricus, Adu. math., VIII,
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Reconnaissons d'abord qu'en dehors de la métaphore de la main, il ne nous est parvenu aucun témoignage nous renseignant sur la manière dont le fondateur du stoïcisme concevait cette auto nomie de l'assentiment. Paradoxalement, si l'on se place du point de vue de Pohlenz, c'est un texte relatif à Chrysippe qui va nous permettre de préciser le sens de ce concept. Dans un passage très célèbre du De Fato, Cicéron cite la méta phore du cylindre, par laquelle Chrysippe évoquait la relation entre la représentation et l'assentiment : «de même que celui qui a poussé le cylindre lui a donné le commencement du mouvement, mais ne lui a pas donné sa propriété de rouler, ainsi la perception qui se présente imprimera bien et gravera, pour ainsi dire, son image dans notre esprit, mais l'assentiment restera en notre pouvoir (adsensio nostra erit in potestate) et, comme on l'a dit pour le cylin dre,une fois provoqué par une impulsion extérieure, il se mouvra pour le reste en vertu de sa force et de sa nature propre»23. AuluGelle, qui rapporte la même métaphore, parle de la voluntas et des animorum ingenia, qui, selon Chrysippe, «règlent l'élan de nos décisions et de nos pensées, ainsi que de nos actions»24. Ces deux témoignages montrent combien était grande, en fait, la continuité
397, où il est explicitement question des Stoïciens, montre que des adjectifs comme ακούσιος, εκούσιος, άβούλητος, étaient bien employés à propos de l'a ssentiment. L'erreur de V. Brochard dans sa thèse, De assensione Stoici quid senserint, Paris, 1879, aura été précisément d'affirmer de manière très vigoureuse le caractère volontaire de la connaissance selon les Stoïciens, sans avoir montré la spécificité de leur concept de «volonté». 23 Cicéron, Fat., 18, 42 = S.V.F., II, 974. 24 Aulu-Gelle, Noct. Au., VII, 2, 11 = S.V.F., II, 1000: impetus uero consiliorum mentiumque nostrarum actionesque ipsas uoluntas cuiusque ipsa propria et animorum ingenia moderantur. Dans son article Fato e volontà umana in Crisippo, dans AAT, 109, 1975, p. 187-230, P. L. Donini s'est efforcé de démontrer que le témoignage de Cicéron et celui d'Aulu-Gelle seraient incompatibles parce que le premier laisserait une place à l'indéterminisme tandis que le second exprimer ait dans toute sa rigueur la théorie chrysippéenne du destin. Cette interprétat ion, bien que solidement argumentée, ne nous paraît pas entièrement convainc ante.S'il est vrai que Cicéron ne précise pas ce que peut être la nature d'un individu, alors qu 'Aulu-Gelle précise les facteurs (innés et acquis) constitutifs de celle-ci, cela ne signifie pas pour autant que dans le témoignage cicéronien la nature individuelle soit un élément d'indéterminisme. En effet, tout comme le cône ou le cylindre ne naissent pas ex nihilo, mais sont le produit d'une élabo ration, la nature individuelle peut être conçue comme la résultante d'un ensemb le de facteurs. Si l'on admet cette explication qui n'est pas exprimée dans le texte, mais que celui-ci n'interdit pas de formuler, on établira qu'il existe entre les deux témoignages une différence d'approche plus qu'une contradiction réell e.Sur une éventuelle modification par Chrysippe de la manière dont Zenon concevait la réponse humaine au stimulus de la sensation, cf. supra, p. 214, n. 24.
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entre les deux scholarques. Comme Zenon, Chrysippe utilisait l'image du sceau, ce qui nous confirme que la théorie de Γέτεροίωσις n'avait pas fait disparaître celle de la τύπωσις. Comme lui, il affirmait que l'assentiment est en notre pouvoir, «volontaire», qu'il contrôle l'élan et exprime la qualité d'un individu. Alexandre d'Aphrodise nous aide à mieux appréhender cette continuité, lorsqu'il dit que les philosophes stoïciens n'admettent pas que la liberté puisse consister à faire quelque chose et son contraire25. Ce rejet de la liberté d'indifférence signifie que le seul choix véritable est à leurs yeux celui du vice ou de la vertu, qui détermine tous les assentiments et toutes les actions. A. A. Long a résumé cette idée en une formule juste : «c'est le caractère moral de l'action, non son aspect spatio-temporel qui est déterminé»26. Nous comprenons maintenant qu'entre Zenon et Chrysippe il n'y a pas de véritable opposition, mais tout au plus une différence de point de vue. Pour reprendre la métaphore du cylindre, dire que la représentation «comprehensive» «nous tire par les cheveux», c'est insister sur la force de l'impulsion initiale, celle de l'évidence, tandis que parler d'adsensio uoluntaria, c'est privilégier la spécifi cité de chaque individu. Cette dualité de l'assentiment stoïcien a été très bien mise en évidence par Sénèque. Le sage, dit-il, n'est pas isolé de la douleur, il n'a rien d'un roc insensible, il tremblera, souffrira, pâlira, mais, dans son cas, il ne s'agit que de réactions physiques, d'une atteinte superficielle27. Comme tout mortel, il subit le choc de la représentation lorsque celle-ci est terrifiante, mais à la différence du sot, ou même du procedens, il reste maître de son jugement, de son assentiment, et il n'est jamais plus satisfait de lui-même que lorsqu'il a été très fortement éprouvé. L'assentiment n'a donc rien d'un jugement abstrait, il ne peut être dissocié de la personnalité de celui qui le donne, il traduit la perfection du sage comme la faiblesse du stultus. Une telle concept ion implique que l'individu se soit déjà déterminé28, mais en amont de cette détermination il existe un état d'harmonie entre
25 Al. Aphr., De fato, 26 = S.V.F., II, 984. 26 A. A. Long, Freedom and determinism in the Stoic theory of human action, dans Problems in Stoicism (p. 173-199), p. 184. 27 Sénèque, Ep., 71, 29. V. Goldschmidt, op. cit., p. 117, a écrit fort just ement à propos d'un texte analogue d'Epictète (ap. Aulu-Gelle, XIX, 1) : «l'inte rprétation et, à sa suite, le refus de la représentation ne portent que sur l'appa rence terrifiante de celle-ci, mais non pas sur elle-même, prise en sa matérialité nue». 28 Cf. A. A. Long, loc. cit. : Man is born morally neutral, with a natural incl ination towards virtue. Good or bad dispositions are acquired in maturity as a result of training or neglect.
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l'homme et le monde, qui fait que l'âme est attirée par l'évidence et lui cède le plus souvent, la ressentant comme un οίκεΐον, comme quelque chose qui lui est approprié29. Cette adhésion immédiate est donc commune à tout le genre humain, et même au règne ani mal dans son ensemble, puisque, comme le dit Lucullus «de même qu'il est impossible que l'être animé ne désire pas ce qui lui paraît convenir à sa nature (c'est ce qu'on appelle οίκείωσις en grec), ain siil est impossible qu'il n'adhère pas à une chose évidente, si elle se présente à lui»30. Mais, alors que l'animal en reste à ce stade d'adhésion instinctive à la représentation évidente, chez l'homme, être de raison, le problème de l'usage des φαντασίαι se pose en des termes spécifiques. Epictète dit quelque part que «toute âme est naturellement portée à donner son assentiment au vrai, à le refuser à l'erreur, à le retenir en présence de ce qui est incertain»31 et, ailleurs32, il interprète l'erreur comme une faute involontaire, affirmant com meDescartes que l'âme ne refusera jamais une représentation clai redu bien33. Si la qualité de l'assentiment révèle donc la manière dont un individu a réalisé ou trahi sa nature rationnelle, le fait même d'assentir spontanément34 à ce que l'on croit être l'évidence est la marque de la perfection de l'ordre naturel chez ceux-là mêmes qui ne s'en sont pas montrés dignes. Et si le faux assent imentest, selon Caton, plus étranger à nous que les autres choses
29 Sur le concept ά'οίκείωσις cf. infra, p. 377 sq. 30 Cicéron, Luc., 12, 38 : Nam quo modo non potest animal ullum non appetere id quod accomodatum ad naturam appareat - Graeci id οίκεΐον appellant sic non potest obiectam rem perspicuam non approbare (nous avons légèrement modifié la trad. Bréhier-Goldschmidt). La même idée est exprimée en des te rmes très proches par Epictète, Entretiens, III, 7, 15, avec cette différence toute foisque ce philosophe ne se réfère qu'à la nature humaine, alors que Lucullus énonce la règle universelle de Γοίκείωσις. 31 Epictète, ibid., Ill, 3, 2 : πέφυκεν δε πάσα ψυχή ωσπερ τω άληθεΐ έπινεύειν, προς το ψευδός άνανεύειν, προς το άδηλον έπέχειν. 32 Ibid., Ι, 28, 4. Le texte auquel il est fait allusion se trouve dans le Sophist e, 228 c. 33 Descartes, Méditation quatrième, 46, t. II, p. 462, de l'édition Alquié. Dans la note ad loc., F. Alquié remarque que Descartes a varié sur ce sujet et que notamment dans les lettres à Mesland, il admet l'existence en l'homme d'une indifférence positive. Sur ce point, cf. infra, p. 617. 34 Dans la philosophie stoïcienne la ορμή et la représentation sont commun es à l'homme et aux animaux, cf. en particulier Clém. Al., Stromates, II, 20, 1 10 = S.V. F., II, 714. Il ne faudrait évidemment pas en conclure à une hétérogénéité de la ορμή et du λόγος chez l'homme. Dans un texte d'une extrême importance, Diogene Laërce (VII, 159 = S.V.F., II, 837) montre comment pour Chrysippe les représentations, la tendance et la raison avaient toutes pour siège l'hégémoni que. Ailleurs (VII, 86 = S.V.F., III, 178) il qualifie la raison de τεχνίτης τής ορμής («ouvrière de la tendance»).
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contraires à la nature, c'est qu'il parodie l'harmonie originelle entre l'homme et le monde, dont la reconquête est la définition même de la sagesse35. Seul le sage, en effet, donne à chacun de ses assentiments la même sûreté, la même fermeté que celles qui caractérisent l'accep tationde la représentation «comprehensive». En prétendant que le sage, fût-il placé devant la plus évidente des φαντασίαι, devrait pra tiquer Γέποχή, c'est-à-dire suspendre son assentiment, Arcésilas at taquait le système stoïcien à sa racine et à son aboutissement. Non seulement, en effet, il niait que la nature eût donné une norma scientiae en établissant une relation immédiate entre les représent ations évidentes et l'assentiment, mais toute sa dialectique visait à démontrer que la sagesse, loin d'être le retour à cet accord initial, devrait au contraire consister à se défier de celui-ci. Le génie d'Arcésilas a été, en effet, de savoir mettre en contradiction l'alpha et l'omega du stoïcisme, c'est-à-dire la tendance naturelle et la sagess e. Pour un Stoïcien, l'ordre du monde36 veut que tout homme pla cé dans des conditions normales devant un objet l'identifie sans délai comme tel; c'est là le critère de la vérité et la condition pre mière de la sagesse. Dans la réfutation d'Arcésilas, au contraire, l'adhésion à l'évidence n'est plus le modèle de toute connaissance sûre, mais l'obstacle, le piège dans lequel le sage se gardera bien de tomber. Une telle attitude n'est pas sans rappeler ce que dit Socrate dans le Phédon : «mais l'âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l'ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni non plus quelque plaisir, mais qu'au contraire elle s'isole le plus com plètement d'elle-même, en envoyant promener le corps et qu'elle rompt, autant qu'elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel»37. Une telle conclusion, qui ferait de Γέποχή néoacadémicienne l'expression en termes stoïciens de ce retrait par rapport au monde des sensations que recommande Socrate, est prématurée. Il y a eu, il y a encore tant de controvers es autour de ce concept, qu'il faut avant d'en formuler une inter prétation, revenir sur les témoignages antiques qui lui attribuent une origine précise.
35 Cicéron, Fin., III, 5, 18 : A falsa autem assensione magis nos alienatos esse quant a ceteris rebus, quae sint contra naturam, arbitrantur. 36 Sur le providentialisme stoïcien, cf. infra, p. 578-581. 37 Platon, Phédon, 65 c : λογίζεται δέ γέ που κάλλιστα δταν αύτην τούτων αλλ' ότι μηδέν παραλυπη μήτε ακοή μήτε όψις μήτε άλγηδων μηδέ τις καθ'ηδονή, καθ' αυτήν γίγνηται, έώσα καίρειν το σώμα καί, δσον δύναται, μάλιστα αυτή μή κοινωνοοσα αύτω~ μηδ άπτομένη όρέγηται τοΟ δντος. Trad. Vicaire légèr ementmodifiée.
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l/εποχη Les témoignages antiques. Importance et limites de la thèse de P. Couissin Diogene Laërce est assurément celui qui donne le plus d'infor mations sur ce problème fondamental de l'histoire du scepticisme. S'il reconnaît à Arcésilas la nouveauté d'avoir introduit Γέποχή dans l'Académie («c'est lui» écrit-il, «le fondateur de la Moyenne Académie, ayant le premier suspendu les affirmations en raison des contradictions des discours»38), il n'en considère pas moins Pyrrhon comme le véritable inventeur du concept. Il s'appuie luimême pour cela sur deux témoignages, celui d'un certain Ascanios d'Abdère qui affirmait que Pyrrhon avait été le premier à «intro duire» Γέποχή et l'acatalepsie39, et celui d'Enésidème qui tout en soutenant que la philosophe d'Elis avait pratiqué Γέποχή contestait que celle-ci fût chez lui synonyme d'indifférence absolue40. Pour Diogene, donc, Γέποχή est véritablement le concept unificateur du scepticisme, il en constitue le τέλος, le terme ultime41. Sextus Empiricus s'exprime en des termes très proches lors qu'il définit le scepticisme comme la faculté d'opposer concepts et apparences jusqu'à parvenir d'abord à Γέποχή puis à l'ataraxie. Certes, il ne dit nulle part expressément que Pyrrhon lui-même avait inventé Γέποχή, mais pour lui cela allait probablement de soi. En outre, tout comme Diogene, il n'établit pas de différence entre la suspension de l'assentiment selon Arcésilas et celle des Pyrrhoniens, l'une comme l'autre résultant selon lui du principe d'isosthénie, c'est-à-dire de l'équilibre des contraires42. On sait avec quelle vigueur P. Couissin a réfuté la thèse de l'origine pyrrhonienne du concept43. Son argument a silentio est que ni Timon ni Aristoclès, nos sources les plus sûres pour la connaissance du pyrrhonisme originel, n'en font mention, et que le second utilise même le terme d'aphasie là où Diogene et Sex-
38 Diog. Laërce, IV, 28 : ούτος έστιν ό τής μέσης Άκαδημείας κατάρξας, πρώτος έπισχών τας αποφάσεις δια τας έναντιότητας των λόγων. 39 Ibid., IX, 61 : το τής άκαταληψίας και εποχής είσαγαγών, ώς Άσκάναος ό 'Αβδηρίτης φησίν. 40 Ibid., 62 : Αίνεσίδημος δέ φησι φιλοσοφείν μέν αυτόν κατά τον της εποχής λόγον, μή μέντοι γ" άπροοράτως έκαστα πράττειν. 41 Ibid., 107. 42 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 4, 8; I, 33, 232. 43 P. Couissin, L'origine. .., p. 376-390. J.-P. Dumont, Le scepticisme..., p. 145, n. 69, et p. 190, n. 36, considère le concept ά'έποχή comme appartenant au pyrrhonisme primitif, mais sans avoir véritablement réfuté les arguments de P. Couissin.
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tus emploient celui ά'έποχή, ce qui prouverait le caractère tardif de celui-ci. Mais il fait aussi une critique sévère des témoignag es indirects, et notamment de celui qui nous est parvenu sous le nom d'Ascanios d'Abdère44. Ces problèmes de sources n'au raient qu'un intérêt très secondaire s'il ne s'agissait que d'une question terminologique, si Γέποχή était l'équivalent de Γάφασία pyrrhonienne. P. Couissin n'a pas esquivé ce problème et pour lui les deux concepts sont différents, parce que Γέποχή d'Arcésilas n'a de sens que dans «une théorie volontariste de l'assent iment»45 - ce que le pyrrhonisme n'était certainement pas - et qu'elle ne peut être séparée de la critique académicienne du stoïcisme. A l'appui de cette interprétation de la pensée d'Arcésilas, il suff itde rappeler ici le raisonnement que, selon Sextus, le scholarque tenait aux Stoïciens : - puisque nous ne pouvons rien percevoir avec certitude, si le sage donne son assentiment, il formulera une opinion; ce que l'on ne perçoit pas de manière certaine n'est, en effet, rien d'autre que la δόξα46; - or le sage à coup sûr ne fait pas partie de la catégorie des gens qui adhèrent à l'opinion; - donc le sage suspendra son assentiment47. Cette argumentation est évidemment indissociable de celle que nous avons vue à l'œuvre dans la critique de la représentation «comprehensive». Elle suppose que toutes les représentations comp ortent un risque d'erreur, alors que pour les Stoïciens, au contrair e, seul un nombre infime d'entre elles fait immédiatement problè me. Nous n'avons, il est vrai, aucun texte qui associe Γέποχή au nom de Zenon, mais dans la mesure où il affirmait ne donner l'a ssentiment qu'aux représentations évidentes (uisis non omnibus
44 K. Müller, Fragmenta historiae graecae, Paris, 18532, t. 2, p. 384, a été le premier à suggérer la leçon 'Εκαταίος, au lieu de Άσκάνιος. Elle fut refusée par H. Diels, Die fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903, t. 2, p. 245, 17. 45 P. Couissin, ibid., p. 396. 46 Contrairement à ce qui a été affirmé par A. M. Ioppolo, Opinione. . ., p. 99-101, il n'y a pas lieu de distinguer la δόξα zénonienne, qui serait une faute morale, et la δόξα chrysippéenne, qui aurait un aspect gnoséologique. S'il est vrai que chez Stobée (S.V.F., III, 548), dont la source est probablement Chrysippe, la δόξα a une double définition, cette dualité est déjà présente dans le compt e-rendu cicéronien de la gnoseologie zénonienne, cf. supra, p. 225, n. 60 : opi mo, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. 47 Sext. Emp., Adu. math., VII, 156-157. Le même raisonnement se trouve sous une forme assez proche chez Cicéron, Luc, 21,67 : si ulti rei sapiens adsentietur umquatn aliquando etiam opinabitur : nulli igitur rei adsentietur.
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adiungebat fidem . . .), on est en droit de supposer qu'il préconisait la suspension de celui-ci dans les cas rarissimes où il admettait lui-même que l'évidence faisait défaut48. P. Couissin a donc eu rai son, selon nous, de dire qu'il y a eu généralisation par Arcésilas d'une attitude qui pour Zenon était exceptionnelle. Mais, et c'est là que sa thèse nous paraît insuffisante, quel était le sens de cette généralisation, à quoi visait l'ironie qu'il attribue au scholarque de l'Académie? Ce sage qui suspend l'assentiment en toute circonstan ce n'est-il que la caricature du σοφός stoïcien, la vérité absurde de celui-ci révélée à partir des prémisses même de la doctrine, et son εποχή un ridicule automatisme? Doit-on, à l'inverse, penser qu'Arcésilas faisait sienne cette théorie de la suspension du jugement, qu'il y voyait la seule définition correcte de la sagesse et qu'il allait même, comme le dit Sextus, jusqu'à voir dans Γέποχή le bien suprê me49. Les deux exégèses ainsi présentées semblent inconciliables et cette contradiction entre le jeu destructeur à l'intérieur du stoïci sme et l'affirmation du caractère positif de la suspension du juge ment universelle50 est au centre de la recherche moderne sur la Nouvelle Académie. Mais il est permis de se demander s'il ne s'agit pas là d'un problème, au moins en partie, artificiel.
48 Le problème terminologique n'est pas négligeable, cf. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 60, mais il est également vrai que l'on a dans le stoïcisme l'idée d'une situation où le sage ne peut pas ne pas retenir son assentiment, cf. Sext. Emp., ibid., VII, 416 = S.V.F., II, 276, où il est dit que, placé devant deux représentat ions dont il est impossible de déterminer laquelle est «comprehensive» et laquelle ne l'est pas, le sage στήσεται και ησυχάσει. Le verbe ήσυχάζειν se trou ve également chez Cicéron, Luc, 29, 93. Par ailleurs, dans un passage des Entre tiensauquel nous avons déjà fait allusion, cf. supra, n. 31, Epictète utilise le ver beέπέχειν pour désigner l'attitude naturelle de l'âme devant quelque chose d'in certain. 49 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 232. Dans ce texte, Sextus dit qu'Arcésilas affirmait dogmatiquement que Γέποχή était un bien et l'assentiment un mal. Il s'agit néanmoins d'un témoignage éminemment suspect, parce qu'il est en contradiction avec ce que Cicéron nous dit d'Arcésilas (cf. en particulier Ac. post., I, 12, 45) et surtout parce que, dans cette partie de son œuvre, Sextus cherche à démontrer que la seule véritable forme de scepticisme est le pyrrhonisme. De même, il ne nous semble pas qu'il faille considérer comme décisif le témoignage de Caton qui, dans Fin., III, 9, 31, évoque les Académiciens «qui . . . ont placé, dit-on, le terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse dans l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre énergiquement ses assentiments ». Il est difficile de déterminer si cette identité de juge ment du Pyrrhonien et du Stoïcien résulte d'une doxographie au moins partie llement commune, mais il est certain que l'un et l'autre avaient tout intérêt à attribuer à la Nouvelle Académie leur propre interprétation de la philosophie de celle-ci. 50 Cf, supra, p. 35 sq.
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εποχή et pensée platonicienne Pour un Stoïcien, la conclusion à laquelle Arcésilas veut le fai re adhérer, cette image d'un sage dont on pourrait dire, en paro diant la formule célèbre de Péguy à propos de Kant, qu'il a l'assen timent pur parce qu'il n'a pas d'assentiment, est scandaleuse, en opposition absolue avec la confiance retrouvée dans la nature, qui doit caractériser l'homme vertueux. Mais l'Académicien, lui, pouv ait tout à la fois construire la réfutation la plus inacceptable pos sible aux yeux d'un Stoïcien, et montrer à celui-ci comment il était possible de sauver le dogme de la perfection du sage. Ce qui per met de penser que pour le scholarque de la Nouvelle Académie Γέποχή constituait autre chose qu'un simple épouvantail destiné à éloigner les Stoïciens de leur propre système, c'est son adhésion à la théorie zénonienne de la perfection du sage, dans laquelle il vit, dit Cicéron, «une pensée non seulement vraie, mais fort belle et digne du sage»51. Nous croyons qu'un tel enthousiasme n'avait rien de feint et qu'il ne relevait pas simplement de l'acceptation traditionnelle des prémisses de la discussion. En effet, un Platoni cien pouvait-il rejeter une si haute exigence à l'égard de la sagesse, et se montrer en désaccord avec cette coupure radicale établie entre la sagesse et l'opinion? N'y découvrait-il pas le prolongement de la recherche sur la nature de la science, entreprise par Platon dans le Théétète? En revanche, il devait lui être insupportable que la doctrine stoïcienne enracinât la sagesse dans la sensation. M. Burnyeat, qui s'est attaché à «platoniser» la thèse de P. Couissin, fait à ce sujet un rapprochement très intéressant avec le texte même du Théétète52. Tout de suite après avoir exposé la doctrine de Protagoras, Socrate révèle ce qu'il pense de ce sensualisme : si, dit-il, l'opinion que chacun se forme par la sensation est vraie, il n'y a plus de différence entre le savant et l'ignorant et Protagoras se contredit lui-même en exigeant un important salaire pour son enseignement? La tournure plaisante de l'argument ne doit pas dissimuler qu'il s'agit là d'une condamnation sans appel de toute identification de la science à la sensation. Or, s'il il n'y a rien de tel dans le stoïcisme, il n'en est pas moins vrai que la sagesse stoïcien ne a son point de départ dans la représentation, ce qu'un Académic ien était en droit de considérer avec une grande méfiance. Dans ces conditions, quel pouvait être le but de la dialectique d'Arcésilas, 51 Cicéron, Luc, 24, 77. L'importance de ce point a été justement soulignée par A. M. Ioppolo, op. cit., p. 79-80. 52 M. Burnyeat, Carneades. . . Le texte en question se trouve dans le Théétèt e, 161 d-e.
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sinon mettre en lumière la contradiction entre la définition sto ïcienne de la sagesse, qu'il approuvait, et la confiance proclamée par le même Zenon à l'égard des représentations évidentes? Affi rmer que le sage doit suspendre son assentiment, c'était exprimer dans le contexte de la psychologie du Portique, et même avec le vocabulaire de celui-ci - si l'on admet que Zenon fut le premier à élaborer le concept d'è7K^ - la nécessité, si essentielle au platonis me, de s'isoler du monde sensible ou tout au moins de faire preuve à son égard d'une vigilance sans relâche. L'assentiment donné à une représentation évidente, même s'il ne se confond pas chronologiquement chez Zenon avec la sensat ion,exprime l'indissociabilité établie par le stoïcisme entre les sen sations et le jugement. Arcésilas avait d'abord objecté que l'on don neson assentiment à une proposition, non à une représentation, ce qui était déjà une manière d'établir le dualisme de la sensation et du λόγος53. Il avait également, et nous reviendrons plus loin sur ce témoignage de Plutarque54, critiqué le rationalisme naturaliste des Stoïciens en soutenant dialectiquement la thèse selon laquelle la ορμή suffirait pour guider l'action. Mais il avait surtout tiré parti du caractère quasi sacré conféré par les Stoïciens à l'assentiment du sage, pour montrer que le seul moyen de préserver cette pureté était de substituer à l'harmonie que les Stoïciens prétendaient découvrir dans le monde, une solution de continuité entre ce que Cicéron appellera Yintestinum et Yoblatum, entre le sujet et l'ob jet55. Le raisonnement de l'Académicien se résume alors ainsi: j'accepte vos prémisses, mais je démontrerai que, si vous êtes rigoureux, elles vous conduiront à reconnaître que le sage se doit en toute occasion de résister aux sens. On sait que Platon dérivait le mot αίσθησις du verbe αισσειν, qui signifie bondir, se précipit er56;la suspension de l'assentiment pourrait donc être interprétée comme la distance nécessaire pour se prémunir de ces envahis seurs et pour assurer à la raison la sérénité nécessaire à sa quête de la vérité. On peut donc se demander s'il y a vraiment lieu d'opposer l'i nterprétation qui voit dans la dialectique d'Arcésilas une démarche ad hominem, c'est à dire ad Stoicum, et celle qui attribue au scholarque une pensée personnelle. Ce que nous avons vu jusqu'à pré sent de la critique néoacadémicienne des représentations laisserait
53 Sext. Emp., Adu. math., VII, 154: ή συγκατάθεσις ού προς φαντασίαν γίνεται άλλα προς λόγον. 54 Cf. infra, p. 278-279. 55 Cicéron, Luc, 15, 48. 56 Platon, Timée, 43 b-c.
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plutôt penser que, pour Arcésilas, le stoïcisme, contrairement à l'épicurisme, était une langue qu'un Platonicien pouvait parler, mais à condition de l'avoir auparavant réformée, expurgée de ses naïvetés. Le problème de Visosthénie Cette exégèse qui ferait d'Arcésilas un Académicien à la fois conscient du passé de son école et avide de découvrir ce que les systèmes nouveaux portaient en eux de vérité soulève une objection nullement négligeable : comment un Platonicien si conséquent pouv ait-il invoquer systématiquement l'isosthénie? Car il ne faut pas oublier qu'à en croire Cicéron lui-même, il justifiait la suspension de l'assentiment de deux manières : en invoquant l'acatalepsie, c'est-à-dire en se référant aux contradictions du stoïcisme, mais aussi en arguant de l'équilibre des contraires. Arcésilas, dit-il, contredisait systématiquement ses interlocuteurs et leur faisait ains icomprendre qu'il ne faut jamais donner son assentiment, puis que «sur un thème on trouve des arguments opposés d'un poids égal» {paria contrariis in partibus momenta rationum)57. On trouve ra bien fruste la note de Reid affirmant péremptoirement «que cet te doctrine fait d'Arcésilas l'équivalent de Pyrrhon»58, comme si l'isosthénie ne pouvait être diversement interprétée, mais il faut bien reconnaître qu'il n'est guère aisé de déterminer quelle était la relation entre les deux sources de la suspension universelle du jugement. P. Couissin se révèle sur ce point très décevant et G. Stri ker, qui a étudié cette question plus en profondeur, aboutit en fait à distinguer deux formes différentes α'έποχή : d'un côté celle qui naît de l'isosthénie et qui concerne les discours, la recherche théo rique, de l'autre, celle issue de la critique de la représentation «comprehensive»59. Cette conclusion paraît conforme au témoi gnage des Anciens, et cependant elle ne résout pas le problème car elle ne permet pas de comprendre comment pouvaient coexister dans la même pensée une inspiration profondément platonicienne, hostile à toute réhabilitation des sens, et une inspiration aussi étrangère au platonisme que celle des antilogies systématiques mettant en cause la raison elle-même. A moins qu'Arcésilas n'ait effectivement été cette Chimère que décrivait Ariston, monstrueux assemblage de platonisme, de pyrrhonisme, et de dialectique méga-
57 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45. 58 J. S. Reid, ad loc. 59 Cf. supra, p. 30, n. 85.
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rique60. Et, après tout, qu'est-ce qui permet de rejeter cette hypo thèse et pourquoi attribuer a priori au scholarque une rigueur dont il ne fut peut-être pas capable? Là réside sans aucun doute le mystère d'Arcésilas, le secret de la mutation qu'il a fait subir à l'Académie, et le sens que l'on donne à son εποχή détermine dans une très large mesure l'image que l'on a de la Nouvelle Académie. Il s'agit, en définitive, de choisir entre deux traditions, celle hostile au scholarque qui présente sa pensée comme un fatras d'influences mal assimilées, et celle de Cicéron et de Plutarque qui affirment la fidélité d'Arcésilas à Platon. Mais, peut-être faut-il, auparavant, mieux préciser les données du problè me? La distinction entre deux formes ά'εποχί] néoacadémicienne n'est pas entièrement convaincante, parce que le principe d'isosthénie est déjà d'une certaine manière présent dans la critique de la représentation «comprehensive». En effet, lorsque Arcésilas dit qu'à toute représentation vraie correspond une représentation fausse qui lui est parfaitement identique, que faut-il sinon expr imerla force égale du vrai et du faux dans le monde des représen tations? Il n'est pas impossible à cet égard que la métaphore de la balance, utilisée par Lucullus pour illustrer l'effet de la représentat ion «comprehensive», ait été une réponse à l'image de l'équilibre des plateaux, image par excellence de l'isosthénie61. Faut-il pour autant conclure qu'il y a sur ce point concordance parfaite entre la Nouvelle Académie et les Pyrrhoniens? Malgré leur rareté, les témoignages incitent à plus de prudence. Le Pyrrhonien croit, en effet, que l'isosthénie est présente dans le monde des phénomènes et qu'il suffit d'avoir le «double regard» dont parle Timon pour la percevoir. En revanche, l'isosthénie que l'Académicien attribue aux représentations ne repose sur aucun postulat ontologique ni phé noménologique, elle exige la médiation du sorite qui donne une signification universelle à l'erreur des sens, elle est une construc tion dialectique destinée à inspirer la méfiance à l'égard des sensat ion.La sagesse que la Nouvelle Académie oppose à celle des Stoï ciens n'est nullement l'indifférence aux apparences, mais la convic tion que l'erreur est possible quelle que soit l'évidence de la repré sentation. Mais cette analyse éclaire un aspect seulement du problème. Si l'isosthénie des représentations n'était qu'un moyen mis au service de la critique du stoïcisme, pourquoi Arcésilas faisait-il sienne l'isosthénie des discours, ces paria momenta rationum pour repren-
60 Cf. supra, p. 9, n. 2. 61 Cicéron, Luc, 12, 38, cf. supra, n. 14.
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dre l'expression de Cicéron? On peut fort bien imaginer qu'un Pla tonicien ait mobilisé contre la doctrine stoïcienne de la perception toutes les ressources de la dialectique, on ne comprend pas pour autant pourquoi un tel combat l'aurait contraint à mettre en cause la raison elle-même et à proclamer l'équipollence des arguments parallèlement à celle des sensations. Nous avons déjà dit notre rét icence à accepter tel quel le témoignage de Sextus, si heureux d'an nexer Arcésilas au pyrrhonisme, tout en prétendant que sur le fond il était dogmatique62. L'auteur des Hypotyposes est trop attaché dans cette partie de son œuvre à faire l'apologie de sa doctrine pour que l'on se fie à lui sans réserves. En revanche, Cicéron ne peut être ainsi contesté, puisque son interprétation de cette ques tion a pour origine l'enseignement même de l'Académie. Or, voici ce qu'il dit exactement: «II (Arcésilas) pensait que tout nous est caché et que rien ne peut être discerné ni connu. C'est pourquoi il estimait que personne ne devait rien avancer ni affirmer ni ap prouver. . . et qu'il n'y avait rien de plus honteux que de donner un assentiment et une approbation prématurés à la connaissance et à la perception. Il agissait en accord avec cette conviction et, contre disant tout le monde, il amenait la plupart de ses interlocuteurs à la conclusion que, puisque l'on trouvait à propos d'un même sujet des arguments opposés de même poids, il était plus facile de ne donner son adhésion ni à l'une ni à l'autre des deux thèses»63. A en juger par ce passage, la méthode d'Arcésilas n'était pas la disputano in utramque partent, telle qu'elle fut pratiquée par les Sophistes, par Aristote, et aussi par Camèade dans ses fameux dis cours romains, mais le contra omnes dicere, c'est-à-dire quelque chose qui semble plus proche de Γελεγχος socratique64. Comme 62 Cf. supra, n. 49. 63 Ac. Post., I, 12, 45 : sic omnia latere censebat in occulto neque esse quicquatn quod centi aut intellegi possit; quibus de causis nihil oportere neque profiteri neque adfirmare quemquam neque adsensione approbate . . . neque hoc quicquam esse turpius quant cognitioni et perceptioni adsensionem approbationemque praecurrere. Trad. pers. 64 Sur Γελεγχος socratique, cf. les articles récents de G. Vlastos, The socratic elenchus, dans OSAPH, I, 1983, p. 27-58 et Afterthoughts on the socratic elenchus, ibid., p. 71-74; R. Kraut, Comments on Gregory Vlastos «The socratic elen chus», ibid., p. 59-70. Le premier article de G. Vlastos est une retractatio de l'i nterprétation de Γελεγχος qu'il avait donnée dans son introduction à une édition du Protagoras {Plato's Protagoras, New York, 1956. En effet, contrairement à ce qu'il avait alors affirmé, Vlastos ne considère plus que Γελεγχος soit une fin en soi : Elenchus is first and last search (p. 31). Ι/έλεγχος ne vise donc pas à établir des relations logiques entre des propositions, il est recherche de la vérité dans le domaine moral. Tout en acceptant pour l'essentiel la thèse de Vlastos, R. Kraut a exprimé sa divergence sur un point précis : pour lui, Γέλεγχος a une valeur démonstrative par lui-même, le fait que les interlocuteurs contestent les conclu-
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Socrate, Arcésilas s'appliquait à ruiner les fausses certitudes chez tous ceux qu'il rencontrait, et comme celui-ci dans certains dialo gues platoniciens, il s'en tenait au constat d'aporie. Par ailleurs, alors que Diogene Laërce et Sextus se contentent de dire qu'Arcésilas déduisait la suspension du jugement de l'isosthénie, Cicéron donne une explication beaucoup moins schématique et, selon nous, beaucoup plus vraisemblable. Il nous dit, en effet, que la pratique de l'isosthénie et la suspension du jugement avaient chez le scholarque deux sources : la conviction que l'homme vit dans un monde de ténèbres et le sentiment de l'implication morale de l'erreur de jugement. La première est, au premier abord, antiplatonicienne, car le mythe de la caverne suffit à montrer que chez Platon le monde n'est jamais totalement obscur. Mais n'est-ce pas parce que des systèmes dogmatiques étaient apparus, qui prétendaient apport er immédiatement la lumière, que le successeur de Platon tenait à faire prendre conscience aux hommes, par une métaphore assuré mentexcessive, de tout ce qui échappe à la connaissance humaine? La contradiction systématique n'était donc pas pour lui une fin en soi, mais ce qui devait permettre chez le dogmatique la prise de conscience de l'extrême fragilité du jugement humain. Une fois cet objectif atteint, et tout en maintenant sa position quant à l'impossib ilité de la connaissance, il pouvait rétablir la différence des argu ments en les jugeant plus ou moins raisonnables (εύλογα)65 du point de vue de l'action, à la différence des Pyrrhoniens qui eux, se refusaient à briser l'équilibre du ού μάλλον, même au profit d'une affirmation se présentant comme vraisemblable66. Pour résumer donc cette recherche sur le sens de l'isosthénie chez Arcésilas, nous dirons qu'aussi bien dans le domaine des représentations que dans celui du raisonnement, elle est un instrument par lequel le dialecti cien cherche à éveiller les âmes, à les éloigner de la croyance naïve dans la sensation et de l'adhésion à l'opinion, quand bien même celle-ci serait vraie.
sions socratiques n'atténuant en rien le caractère contraignant de celles-ci. Sans entrer dans le détail de ce débat, il nous semble que la définition donnée par Vlastos de Γελεγχος comme recherche permet de bien percevoir la continuité entre Socrate et Arcésilas, Γέλεγχος de celui-ci n'étant nullement une fin en soi, mais, au contraire, ce qui évite que la recherche ne s'arrête. Ι/ελεγχος d'Arcésilas est la démonstration sans cesse répétée que dogmatisme et philosophie sont incompatibles. 65 Sur Γεΰλογον, cf. infra, p. 314. 66 Cf. sur ce point Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 230.
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V εποχή d'Arcésilas : essai de synthèse Nous ne croyons donc pas excessif d'affirmer que Γέποχή telle que la concevait Arcésilas avait une logique propre, même si l'ex ubérance et le caractère volontiers provocateur du scholarque ont beaucoup contribué à rendre problématique la cohérence de sa pensée. Mais pour mieux appréhender cette question de la suspen sion de l'assentiment, de laquelle découle toute la philosophie néoacadémicienne, il faut prendre un peu de champ et rappeler la situation historique qui était celle de l'école platonicienne à ce moment de son histoire. Confrontée aux philosophies hellénisti ques, elle ne pouvait ignorer que, si Pyrrhon et Epicure avaient une dette considérable à l'égard de Démocrite, Zenon était sorti de ses rangs. De fait, elle l'ignora si peu qu'elle fit de l'accusation de plagiat l'un de ses maîtres arguments contre le fondateur du Porti que. Mais, plus profondément peut-être, nous décelons dans la dia lectique d'Arcésilas une ambition pédagogique, la volonté de corri gerle système stoïcien, comme s'il s'agissait de rappeler à Zenon l'élève qu'il n'eût jamais dû cesser d'être67. L'idée stoïcienne d'un sage au jugement infaillible, ne donnant jamais son assentiment à l'opinion, ne pouvait que plaire à un scholarque de l'Académie, à condition que ce σοφός fût présenté comme un modèle irréalisable, comme une figure idéale, au même titre que le Politique, dont Pla ton dit qu'il est impossible à trouver dans la race des pasteurs humains68. L'idéalité de la sagesse avait d'ailleurs été implicit ement défendue dans l'Ancienne Académie par Speusippe, puisque celui-ci, tout en concevant un système de science universelle, fondé sur la méthode de la division et permettant de réduire la multiplicit é du sensible, avait lui-même conclu à l'impossibilité de réaliser entièrement une telle exigence à tel point que certains commentat eurs ont vu en lui un véritable sceptique69. Or, non seulement le stoïcisme a toujours affirmé que la sagesse telle qu'il la concevait n'était pas une utopie (les affirmations de Plutarque en sens contraire sont trop polémiques pour qu'on y prête foi)70, mais il a construit celle-ci à partir de l'évidence sensorielle, et même en pre nant celle-ci pour modèle, puisque l'adhésion immédiate et sponta née à la φαντασία καταληπτική préfigure la sûreté du jugement du 67 Cf. infra, p. 417. Ce climat de rivalité entre Zenon et l'Académie est très sensible chez Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 10, 729 b-6, 14, 733 d = frg. 25 Des Places. 68 Platon, Pol., 275 b, cf. Théétète 172 c-177 c, à propos du philosophe. 69 Cf. les frgs 41 sq. Isnardi Parente et le commentaire ad loc. 70 Nous aborderons plus loin, cf. infra, p. 325, le problème du débat entre Académiciens et Stoïciens à propos de la sagesse.
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sage. D'une manière plus générale, il faut rappeler quel choc cons titua pour les philosophes de l'Académie l'apparition de ces syst èmes qui, sous une forme ou sous une autre, se targuaient de pou voir dire la nature des choses et d'offrir à l'homme une règle de conduite infaillible. Pyrrhon lui-même ne promettait-il pas de révé lerune «parole de vérité», expression sur laquelle on discutera encore longtemps, mais qui nous paraît très caractéristique de l'es prit de la philosophie hellénistique71? Face à des doctrines qui transformaient la φιλοσοφία en σοφία, qui semblaient entraver la liberté de la réflexion théorique, que pouvait faire le chef de l'école platonicienne sinon lutter pour rétablir les droits de la recherche? D'où la valorisation de tout ce qui, dans Platon, est mise en éviden ce de la faiblesse humaine. On aurait tort de croire que cet effort exégétique se limitait à certains dialogues, comme le Théétète. En effet, un témoignage tardif, mais fort intéressant, les Prolegomena in Platonis philosophia, permet de penser que même le Phédon était invoqué à l'appui du scepticisme, les Néoacadémiciens ar guant que, du fait de son incarnation, l'âme est incapable de perce voirquoi que ce soit avec certitude72. Il y a là quelque chose qui ressemble fort à une racine métaphysique de la philosophie d'Arcésilas. Cette interprétation pessimiste de Platon s'accompagna de l'utilisation des procédés chers aux dialecticiens issus de Socrate; elle provoqua aussi la recherche de surprenantes convergences, comme le montre l'invocation de certains Présocratiques. Cepend ant,nous reconnaissons que cela ne suffit pas à expliquer que des générations de scholarques de l'Académie aient eu comme centre de leur réflexion et de leur recherche ce problème de l'assent iment,si étroitement lié à la pensée stoïcienne, à tel point qu'en lisant les témoignages antiques on arrive à se demander si le débat sur Γέποχή n'avait pas fini par stériliser toute la capacité d'innova tion des philosophes de l'Académie. Nous avons là, en réalité, la manifestation d'un phénomène qui s'est bien souvent reproduit
71 Cf. supra, p. 26, n. 67. 72 Anon. proleg. in Plat, phil, éd. L. G. Westerink, Amsterdam, 1962, 2, 10. L'auteur de ces Prolégomènes, un Platonicien alexandrin du sixième siècle selon Westerink, cherche à démontrer que Platon est supérieur à tous les autres phi losophes, dogmatiques ou sceptiques. Il commence par dire, p. 21 W., 1-6, que Platon est supérieur à la Nouvelle Académie parce qu'elle proclame l'acatalepsie universelle, alors qu'il a démontré la possibilité de la connaissance. Puis il ajoute que « certains », voulant pousser Platon dans le camp des Académiciens et des éphectiques, ont affirmé que lui aussi avait professé l'acatalepsie. On peut discuter sur l'identité de ces τίνες, mais il n'y a rien d'invraisemblable à ce que ces philosophes, s'ils n'étaient pas eux-mêmes des Néoacadémiciens, aient utili séune argumentation élaborée dans l'Académie. Sur une possible relation de ce passage avec l'école d'Énésidème, cf. H. Tarrant, op. cit., p. 73-75.
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dans l'histoire de la philosophie, et dont l'époque moderne a fourni de nombreux exemples. Lorsque surgit une doctrine nouvelle, et pour peu qu'elle donne, à tort ou à raison, l'impression d'une origi nalité absolue, elle impose pour une durée variable et son langage et sa façon de poser les problèmes. Les autres philosophies ne renoncent pas pour autant à ce qui faisait leur substance, mais même quand elles sont hostiles à la nouvelle venue, elles subissent le contrecoup de sa présence et modifient leur forme, quand ce n'est pas leur fond, en fonction de celle-ci. L'influence du stoïcisme fut, on le sait, forte et durable, son vocabulaire et ses concepts marquèrent la philosophie plus que ceux d'aucun autre système hellénistique, sans doute parce qu'ils se révélèrent aptes à expri merautre chose que ce qui était leur contenu originel. C'est ainsi que Γέποχή, qui ne pouvait avoir qu'une place fort modeste dans une pensée tout entière tendue vers la certitude comme l'était celle du Portique, devint, par la grâce de la dialectique, l'emblème de cette discontinuité entre les aspirations idéales de l'homme et ses possibilités réelles, que la Nouvelle Académie, bousculée par l'i rruption des dogmatismes, entreprit de préserver en l'accentuant, comme si elle y voyait l'essence même du legs platonicien. Camèade et l'assentiment à l'opinion Camèade demeura-t-il fidèle aux intentions et à la méthode qui avaient été celles d' Arcésilas? Sur ce point la réponse de Numénius a au moins le mérite de la clarté : « lui aussi », dit-il à propos du philosophe de Cyrène, «il pratiquait la controverse et renversait tous les arguments des adversaires; le seul point où il se sépara d'Arcésilas fut la suspension du jugement ; pour lui un homme ne pouvait en toute occasion suspendre son jugement; il fallait distin guerincertain (άδηλον) et incompréhensible (άκατάληπτον) ; car si tout était incompréhensible, tout n'était pas incertain»73. Cicéron, en revanche, est beaucoup plus nuancé, mais aussi beaucoup plus allusif, comme s'il estimait devoir laisser quelque peu de côté les divergences internes à l'Académie pour concentrer son attention sur le débat entre l'école platonicienne et le Portique. Par exemple, Lucullus parle de «cette fameuse εποχή, cette suspension de l'as73 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 14, 736 d = Numénius, frg. 26 Des Places : και γαρ αυτός έπετήδευε την εις έκάτερα έπιχείρησιν και πάντα άνεσκεύαζε τα ύπο τών άλλων λεγόμενα · μόνφ δ' έν τφ περί τής εποχής λόγω προς αυτόν διέστη, φας αδύνατον είναι άνθρωπον όντα περί απάντων έπέχειν. διαφοράν δ' είναι άδήλον και άκαταλήπτον και πάντα μέν είναι ακατάληπτα, ού πάν ταδ' άδηλα.
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sentiment, à laquelle Arcésilas a été plus fidèle que Camèade et ce que certains pensent de celui-ci est véritable»74. De même, dans plusieurs passages, il est question de la thèse de l'assentiment du sage à l'opinion et, contre Philon de Larissa et Métrodore, pour qui le scholarque avait fait sienne cette proposition, Cicéron choisit l'interprétation de Clitomaque, lequel affirmait que Camèade avait trouvé là un sujet de disputatio, beaucoup plus qu'un dogme75. 74 Cicéron, Luc, 18, 59 : Ex his ilia necessario nata est εποχή, id est adsensionis retentio, in qua melius sibi constitit Arcesilas, si uera sunt quae de Cameade non nulli existimant. 75 Nous trouvons un peu plus loin dans ce même paragraphe la première allusion à ce problème : « Or, on nous disait hier que Camèade avait l'habitude de se laisser aller à affirmer que le sage aura parfois des opinions, c'est à dire qu'il lui arrivera de commettre des fautes» (Çarneaden autem etiam heri audiebamus solitum esse eo delabi interdum ut diceret opinaturum, id est peccaturum esse sapientem). Contrairement à Bréhier et Goldschmidt qui ont fait porter interdum sur delabi, nous croyons que cet adverbe est en situation de prolepse et concerne peccaturum, car il y a contradiction à faire figurer solitum esse et interdum dans la même proposition. A l'appui de notre interprétation, nous citerons aussi le § 112, où la proposition sapientem interdum opinari est présent ée comme le point sur lequel la dialectique carnéadienne pourrait rejoindre, malgré une opposition de façade, la philosophie du Lycée : ne Cameade quidem huic loco ualde repugnate. L'erreur des traducteurs de «La Pléiade» s'explique peut-être par le fait qu'au § 67 Cicéron écrit : Carneades non numquam secundum illud dabat, adsentiri aliquando, transformant ainsi en position occasionn elle du scholarque ce qui au § 59 lui était attribué comme une doctrine perma nente (solitum esse). Ces variations font assurément problème, et ce d'autant plus qu'au § 78, l'interprétation de Philon et de Métrodore est exposée de manière très sèche : Licebat enim nihil percipere et tarnen opinari, quod a Carneade dicitur probatum. J. Glucker, Antiochus. . ., p. 76, n. 218, et p. 396, a distin guétrois interprétations de la pensée de Camèade en ce qui concerne le problè me de l'opinion du sage : - celle de Clitomaque, pour qui le sage n'admettait que dialectiquement la possibilité pour le sage d'assentir à l'opinion ; - celle de Philon et de Métrodore; - la «middle of the road» interpretation : celle qui procède de manière atténuée, en ajoutant des adverbes comme non numquam, interdum, ou al iquando (Luc, 59, 67, 112). Or la distinction entre la deuxième et la troisième interprétation nous paraît pécher par excès de subtilité. S'il est vrai que Cicéron n'a exprimé aucune atténuation au § 78, il dit dans ce même paragraphe : Clitomachi plus quant Philoni aut Metrodoro credens, ce qui implique que la «voie moyenne», si elle existe, ne peut être que celle de Métrodore. Or Métrodore ne joue aucun rôle dans ce dialogue et, de surcroît, le non nulli existimant du § 59 est plus apte à exprimer la position commune à Philon et à Métrodore qu'une exégèse propre à Métrodore, qui se vantait d'avoir été le seul à comprendre Carnéade, cf. supra, p. 47, n. 161. Les arguments qui ont été avancés par D. Sedley, The end of the Academy, p. 71, pour montrer que Philon aurait adopté l'inte rprétation métrodorienne avant même ses livres romains ne nous paraissent pas concaincants. Nous ne croyons pas, cf. infra, p. 292-294, que le § 34 puisse être considéré comme métrodorien ou philonien, et, de même, nous ne comprenons pas comment la position de Catulus au § 148 pourrait être métrodorienne, alors
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L'opposition de nos sources est très révélatrice de cette double image de Camèade que nous signalions au début de notre travail, les uns affirmant qu'il a atténué le scepticisme d 'Arcésilas et pré paré ainsi l'évolution de l'Académie vers une sorte de dogmatisme mitigé, les autres faisant de lui au contraire le dialecticien de génie qui a parachevé l'œuvre de son prédécesseur. Il ne s'agit évidem ment pas pour nous de faire un choix a priori entre ces deux gran desexégèses qui, depuis l'Antiquité, rendent si mystérieuse la figu re de ce scholarque, mais bien plutôt de définir le plus rigoureuse ment possible chacune d'entre elles et de tenter d'expliquer la genèse de cette dualité. De Clitomaque Cicéron affirme : qu'il louait son maître d'avoir accompli une tâche véritablement herculéenne en arrachant de l'âme humaine l'assentiment, «id est opinationem et tetneritatem»76. Dans une telle perspective Camèade apparaissait donc comme le digne continuateur d 'Arcésilas, comme le défenseur in transigeant d'une εποχή περί πάντων, condition sine qua non de la sagesse. De fait, cette image du philosophe de Cyrène est corrobo rée par deux passages du Lucullus qui le montrent confirmant et renforçant la position d'Arcésilas sur la suspension du jugement : - au § 28 Lucullus évoque la réponse de Camèade au Stoï cien Antipater qui lui disait que pour être conséquent un Académic ien doit au moins reconnaître qu'il ne peut rien connaître: «à quoi Camèade répondait avec subtilité : «tant s'en faut que ce soit là être conséquent; c'est bien plutôt se contredire; en disant que rien ne peut être perçu, on n'excepte rien; ainsi il est nécessaire que cette proposition même, n'ayant pas été exceptée, ne soit en aucune manière comprise et perçue»77. Camèade réaffirmait ainsi la volonté d'Arcésilas d'aller encore plus loin que Socrate dans le
que Catulus était un défenseur de l'interprétation orthodoxe, c'est à dire clitomaquienne, cf. supra, p. 197, et infra, p. 275. Ajoutons encore qu'il n'y a pas la moindre preuve que la diuisio morale de Philon, cf. infra, p. 450, soit antérieure à ses livres romains. Et comment expliquer la surprise générale devant ces livres, si le scholarque avait déjà fait preuve d'originalité à Athènes? Sedley affirme avec raison, p. 72, que la grande innovation romaine de Philon fut de proclamer que les choses sont connaissables par nature, mais non selon le critè re stoïcien. Si Philon était déjà métrodorien à Athènes, il faut admettre le para doxe que cette innovation n'avait rien de neuf! 76 Cicéron, Luc, 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quendam laborem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex animis nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset. 77 Ibid., 9, 28 : Nam tantum abesse dicebat ut id consentaneum esset, ut maxime etiam repugnaret. Qui enim negaret quicquam esse quod perciperetur, eum nihil excipere; ita necesse esse ne id ipsum quidem quod exceptum non esset, comprehendi et percipi ullo modo posse.
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non-savoir en mettant en doute jusqu'à l'impossibilité de connaître. Cela confirme bien que pour la Nouvelle Académie «orthodoxe» Γέποχή n'était nullement un τέλος, une fin en soi, et qu'elle faisait sienne cette «ambiguïté ambigue» que Pascal, parce qu'il a lu Mont aigne, n'attribue qu'à la «cabale pyrrhonienne»78. Remarquons aussi que ce dogmatisme négatif de Socrate gêna tous les scepti quesqui se réclamaient de celui-ci, à tel point que Sanchez, généra lement plus rigoureux dans ses assertions, n'hésita pas à prétendre qu'il s'agissait là d'un simple moyen pédagogique pour mieux faire comprendre que rien, absolument rien, ne peut être connu : ut magis asseterei se nihil scire, illud unum se scire dixit79; - au § 104, c'est Cicéron lui-même qui, pour expliquer com ment Camèade entendait Γέποχή, cite textuellement le livre que Clitomaque avait adressé à Lucilius sur ce sujet. Ce passage est l'un des plus difficiles des Académiques et plusieurs éditeurs ont entre prisde le corriger, ce qui, nous semble-t-il, n'aboutit pas à le ren dre plus clair. La traduction que nous en proposons diffère très sensiblement de celle qui en a été donnée par E. Bréhier80 : «Après cet exposé, il ajoute que la formule "le sage suspend son juge ment" est utilisée de deux manières : le premier sens est qu'il s'abs tient toujours de donner son assentiment; le second, qu'il s'abstient de toute réponse si bien qu'il ne nie rien ni ne l'affirme. Les choses étant ainsi, le sage a pour règle d'une part de ne jamais donner son assentiment, d'autre part de se laisser guider par la probabilité et selon que celle-ci est présente ou fait défaut de répondre "oui" ou "non"». Bien que la construction de ce texte soit assez compliquée, le sens général apparaît clairement quand on l'interprète, comme une distinction entre la suspension de l'assentiment fondée sur l'isosthénie des apparences, et celle de Camèade, qui admettait que le monde des représentations était assez différencié pour permet-
78 Pascal, Pensées, 213 Lafuma. 79 F. Sanchez, Quod nihil scitur, p. 36, 218-219. 80 Cicéron, Luc, 32, 104 : Quae cum exposuisset, adiungit dupliciter dici adsensus sustinere sapientem : uno modo cum hoc intellegatur omnino eum rei nullt adsentiri; altero, cum se a respondendo sustineat, ut neque neget aliquid neque aiat. Id cum ita sit, alterum piacere, ut numquam adsentiatur, alterum tenere, ut sequens probabilitatem, ubicumque haec aut occurrat aut deficiat, aut «etiam» aut «non» respondere possit. Le ut aut approbet quid aut improbet qui a été ajouté par les éditeurs nous paraît compliquer inutilement la phrase, dont le sens est, somme toute, assez clair : Camèade accepte la suspension totale de l'assentiment, mais refuse la seconde interprétation de Γέποχή, qui impliquerait de sa part l'aphasie. Sur la relation de ce passage avec le témoignage de Sextus, cf. M. Frede, The Skeptic's two kinds of assent and the question of the possibility of knowledge, dans Essays in ancient philosophy, Minneapolis, 1987, p. 215.
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tre des conjectures plus ou moins vraisemblables81. Le sage, tel que le conçoit Cameade, se garde certes de tout assentiment ferme qui sanctionnerait une vérité absolue, mais ce refus ne signifie pas qu'il accorde la même valeur à toutes les représentations. Parce qu'il pense que, si le soupçon et la défiance sont nécessaires, l'i ndifférence n'est pas de mise à l'égard de représentations qui peu vent être vraies, il n'aura pas l'étrange conduite de Pyrrhon se gar dant d'éviter les obstacles au risque d'être mordu par un chien ou de tomber dans un trou82; «le sage», dit Cicéron, «n'est pas en effet une statue de pierre, un bois taillé, il a un corps, une âme, il est mû par l'esprit et par les sens de façon que bien des choses lui paraissent vraies, qui ne portent pas cependant cette marque dis tinctive et propre à la perception du réel»83. Cependant, ces réac tions au probable sont fondamentalement différentes de l'assent iment réfléchi, absolu, qui, lui, doit être réservé à la vérité et demeure donc chez le sage une virtualité jamais réalisée puisque, dans ce monde, la sagesse consiste à douter de tout. Dans une telle interprétation de la pensée de Camèade, le scholarque n'avait pu soutenir la thèse de l'adhésion du sage à l'opinion que disputandi causa, comme un exercice d'école tout aussi paradoxal et provoquant que son discours romain contre la justice et dont la finalité serait de parfaire le piège dialectique dans lequel Arcésilas avait voulu enfermer les Stoïciens. Celui-ci avait placé ses adversaires devant le dilemme suivant : - on vous admettez que le sage ne peut conjecturer et, dans ce cas, vous devez reconnaître que l'incertitude des sens et de la raison le contraignent à une suspension de l'assentiment générali sée; - ou vous acceptez qu'il conjecture et, dans ce cas, il donner a son approbation à l'opinion, se mettant ainsi en contradiction
81 Lucullus lui-même avait différencié au § 32 les philosophes de la Nouvell e Académie des desperati pour lesquels «tout est incertain, au sens où l'on ne peut savoir si le nombre des étoiles est pair ou impair». Comme l'a suggéré V. Brochard, Les sceptiques grecs, p. 245, il s'agit là vraisemblablement des Pyrrhoniens de l'école d'Énésidème. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 65-70, a proposé d'identifier les desperati à des Académiciens qui auraient au sujet de la connais sancela position d'Arcésilas, et non celle de Camèade. Le problème est qu'il n'est question nulle part d'une opposition d'inspiration arcésilienne à Camèade et, par ailleurs, le pluriel employé par Cicéron interdit de considérer qu'il s'agissait d'une attitude propre à Arcésilas seulement. 82 Cf. Diog. Laërce, IX, 62. 83 Cicéron, Luc, 32, 101 : Non enim est e saxo sculptus aut e robore dolatus; habet corpus, habet animum, mouetur mente, mouetur sensibus, ut et multa uera uideantur, neque tarnen habere insignem et propriam percipiendi notam.
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avec ce qui, de votre propre aveu, est l'essence même de la se 84 On peut déduire de nos sources qu'il s'était, principalement sinon exclusivement, intéressé à la première hypothèse, considé rant sans doute que le rejet de la seconde par des gens qui définis saient la science comme «une compréhension ferme et que la rai son ne peut altérer» allait de soi85. Mais il y avait tout de même là, du point de vue de la logique formelle, une échappatoire à l'arg umentation académicienne sur Γέποχή περί πάντων du sage et l'on conçoit fort bien que Camèade ait voulu en priver les Stoïciens en soutenant ironiquement la possibilité de concilier la sagesse et l'opinion86. Il est évident que pour les disciples de Zenon les deux solutions étaient aussi inacceptables l'une que l'autre et c'est ce que Cicéron exprime quand il prévient la réaction de Lucullus en lui déclarant : neutrum, inquies, illorum. S'il est relativement aisé de reconstituer la position de Carnéade sur Γέποχή telle que la présentait Clitomaque, les témoignages sont beaucoup plus rares sur la version qu'en donnaient Métrodore et Philon, le rejet catégorique de leur thèse par Cicéron nous pri vant d'informations qui seraient précieuses pour mieux comprend re cet épisode de l'histoire de l'Académie. Comme cela a été just ement souligné par M. Burnyeat, le fait que Métrodore ait prétendu avoir été le seul à comprendre l'enseignement de Camèade montre qu'il percevait lui-même le caractère très surprenant de son exégè se et n'incite pas à lui accorder la même valeur qu'à celle de Clit omaque qui, lui, s'appliqua à rendre compte le plus fidèlement pos sible de la philosophie du scholarque dans la mesure il est vrai où il parvenait à l'appréhender mais une telle difficulté n'était-elle pas en elle-même la preuve du caractère dialectique de cette pensée87? Et pourtant, nous savons que Philon de Larissa avait fini par faire sienne dans les livres qu'il écrivit à Rome la version de Métrodore, si bien que la dernière expression officielle de l'école platonicienne
84 Ibid., 20, 67 : Si ulli rei sapiens adsentietur umquam, aliquando etiam opinabitur; numquam autem opinabitur: nulli igitur rei adsentietur. Hanc conclusionem Arcesilas probabat : confirmabat enint et primum et secundum. Carneades non numquam secundum illud dabat, adsentiri aliquando. Ita sequebatur etiam opinari, quod tu non uis et recte, ut mihi uideris. 85 Pour cette définition de la science cf., par exemple, Sext. Emp., Adu. math., VII, 151 = S.V.F., I, 67, 68, 69; II, 90: έπιστήμην μέν ειναί την ασφαλή και βεβαίαν καί άμετάθετον ύπο λόγου κατάληψιν, δόξαν δε την ασθενή και ψευδή συγκατάθεσιν. 86 Cette stratégie dialectique a été bien mise en évidence par P. Couissin, Le stoïcisme. . ., p. 261. 87 Cf. M. Burnyeat, op. cit.
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fut un hommage rendu à celui qui avait prétendu avoir raison contre tous. Ce qui rend malaisée une appréciation équitable de l'exégèse défendue par Métrodore, c'est que les témoignages qui nous sont parvenus sur cet Académicien paraissent diverger quelque peu. D'après Augustin, partiellement confirmé par l'Index, il prétendait que la Nouvelle Académie avait défendu la philosophie de l'acatalepsie, de l'incertitude universelle dans le seul but de lutter contre les Stoïciens : «il fut le premier, dit-on, à reconnaître que les Aca démiciens n'avaient pas pour doctrine l'impossibilité de percevoir quoi que ce soit, mais qu'ils avaient été contraints d'utiliser les armes de ce genre contre le stoïcisme»88. Cependant, Cicéron, qui est, en principe, la source d'Augustin, définit l'interprétation métrodorienne et philonienne de manière sensiblement différente : Camèade aurait fait sienne la thèse que, tout en ne percevant rien avec certitude, le sage donne son assentiment à l'opinion89. Cette contradiction entre l'Arpinate et l'auteur du Contra Academicos s'explique sans doute par le fait que Philon, tout en définissant une exégèse nouvelle de la pensée de Camèade, avait lui-même poursuiv i la lutte contre le stoïcisme. Nous reviendrons sur ce point, mais, pour l'instant, admettons que Camèade ait pu, au moins épisodiquement, assumer la proposition «le sage conjecturera», hypothèse que Cicéron condamne vigoureusement, et qui pourtant affleure çà et là dans le dialogue, comme si le fait de l'avoir exclue du discrimen, du point à juger, n'avait pas suffi à en établir définitivement l'inconséquence. Prétendre que le sage lui-même ne pourrait faire autrement qu'opiner dans certaines circonstances, c'était de toute façon énon cerune assertion insupportable pour un Stoïcien et allier deux notions qui à ses yeux étaient parfaitement inconciliables. Chrysippe n'avait-il pas écrit un traité intitulé 'Αποδείξεις προς το μη δοξάσειν τον σοφόν 90. Mais un scholarque de l'Académie était-il fondé à formuler la thèse du sage capable d'opiner, autrement que dans le dessein de provoquer les philosophes du Portique? L'association de la δόξα et de la σοφία était-elle sur le fond plus acceptable pour un Platonicien que pour un Stoïcien? Sans entrer dans le problème très considérable de l'opinion chez Platon, auquel Y. Lafrance a
88 Augustin, Contra Ac, III, 41 : quamquam et Metrodorus id antea facere temptauerat, qui primus dicitur esse confessus non directo placuisse Academicis nihil posse comprehendi, sed necessario contra Stoicos arma sumpsisse, cf. Acad. Ind., XXVI, 4. 89 Cf. supra, n. 75. 90 Diog. Laërce, VII, 201.
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consacré un fort beau livre 91, il suffit de rappeler la conclusion du Théétète («la science ne serait ni la sensation, ni l'opinion vraie, ni la raison ajoutée à l'opinion vraie») et la distinction si ferme, si tranchée, entre le philosophe et le philodoxe à la fin du cinquième livre de la République92? C'est ce contexte philosophique qui rend a priori invraisemblable la version de Métrodore et qui explique que celle-ci ait été si fortement contestée. Tentons cependant de dépasser le préjugé défavorable à Métrodore qu'inspire la lecture des Académiques, acceptons comme un fait acquis que Camèade ait donné son assentiment à la formule: «le sage conjecturera». Dans quel esprit pouvait-il affirmer cela? Du sage, Sénèque dit qu'il vit sur un pied d'égalité avec les dieux : cum dis ex pari uiuit 93. En concédant aux Stoïciens que le sage est infaillible et en identifiant cette infaillibilité à la suspen sion du jugement, Arcésilas, nous l'avons vu, avait montré qu'une telle perfection n'est concevable dans ce monde que négativement. Camèade lui-même s'était, si l'on en croit Clitomaque, situé dans cette tradition en distinguant l'assentiment fort, jamais donné, et la réponse circonstancielle à des sensations ou à des pensées. Mais, en raisonnant ainsi, il perpétuait ce jeu de miroirs qui consistait à formuler la pensée de l'Académie à travers une image déformée du stoïcisme. Est-il impensable qu'il ait eu la tentation de briser ce qui, malgré tout, était une dépendance pour déclarer tout crûment que la sagesse ne peut être un état permanent, qu'il est des circons tancesoù même le plus sage des hommes se comporte comme le reste de ses semblables? De manière très significative à notre sens, Cicéron écrit au § 122 pour résumer l'interprétation qu'il rejette : «il arrive au sage de conjecturer», le interdum indiquant selon nous que Camèade n'avait pas pour but de ruiner le concept de sagesse, mais de prouver que le σοφός ne peut être en fait qu'un φιλόσο φος 94. Plutarque participe de ce même esprit, lorsque dans un pas sage des Comm. not. il raille les Stoïciens qui, tout en prétendant que le sage est indifférent à ce qui n'est pas la vertu, doivent recon naître qu'il verra le médecin lorsqu'il est malade ou qu'il n'hésitera pas à traverser les mers pour s'enrichir 95. En fait, les interprétations de Clitomaque et de Métrodore ne sont pas si éloignées sur le fond. A travers elles, Camèade apparaît
91 Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Paris-Montréal, 1981. 92 Platon, Théétète, 210 a-b; Rép., V, 476 c-480 a. 93 Sénèque, Ep., 59, 14 : Sapiens ille plenus est gaudio, hilaris et placidus, inconcussus : cum dis ex pari uiuit. 94 Cicéron, Luc, 35, 112: sapientem interdum opinari. 95 Plutarque, Comm. not., 7, 1061 d.
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comme un philosophe surtout soucieux de marquer les limites de l'humain et de résister à cette divinisation sans nuances du sage, si contraire à la tradition de Socrate qui, lui, n'a jamais prétendu que l'homme est à même d'assumer la perfection absolue96. La diffé rence entre les deux disciples porte surtout, nous semble-t-il, sur la manière dont Camèade a exprimé cette différence entre l'idéal et le réel. Si nous en croyons Clitomaque, il a agi comme Arcésilas, c'est-à-dire qu'il a accepté, mais en la subvertissant, la sacralisation stoïcienne de l'assentiment du sage. Métrodore, au contraire, paraît affirmer qu'il a abandonné cette médiation pour reconnaître sans ambages les limites que la condition humaine impose. Du point de vue de l'histoire de la philosophie, on peut illustrer cette divergen ce en disant que le Camèade de Clitomaque est encore sous le coup de ce traumatisme majeur que fut pour les Platoniciens la naissan ce du stoïcisme, alors que celui de Métrodore annonce le moyenplatonisme. Les historiens de la Nouvelle Académie ont été si intéressés par le conflit entre Clitomaque et Métrodore qu'à de rares exceptions près, ils ont ou bien négligé ou bien abusivement assimilé à l'exégè se métrodorienne ces dernières lignes du Lucullus, dont nous avons déjà eu l'occasion de souligner l'importance. Rappelons qu'à la fin du dialogue Cicéron demande à Catulus ce qu'il pense de l'entre tien qui vient d'avoir lieu et que celui-ci répond au § 148 : «Moi, je me reporte à l'opinion de mon père, celle qu'en tout cas il attr ibuait à Camèade : je pense que rien ne peut être perçu et que cependant le sage donnera son assentiment à ce qu'il ne perçoit pas, c'est-à-dire qu'il conjecturera. Mais je crois qu'il le fera en comprenant qu'il conjecture et en sachant qu'il n'y a rien qui puis seêtre appréhendé ou perçu. C'est pourquoi, tout en approuvant que l'on suspende son assentiment en toute occasion, j'assentis avec force à cette proposition : il n'y a rien qui puisse être çu» 97
96 Cf. supra, p. 55, n. 199. 97 Cicéron, Luc, 48, 148 : ad patris reuoluor sententiam, quant quidem Me Carneadiam esse dicebat, ut percipi nihil putetn posse, adsensurum autem non percepto, id est, opinaturum sapientem existimem, sed ita ut intellegat se opinari sciatque nihil esse quod comprehendi et percipi possit; qua re έποχήν Mam omnium rerum comprobans, Mi alteri sententiae, nihil esse quod percipi possit, uehementer adsentior. La correction non probans au lieu de comprobans, adopt éepar certains éditeurs, non seulement est inutile, mais dénature le sens du texte ; le qua re est une correction adoptée par certains éditeurs pour remplacer un per qu'il est impossible de maintenir. R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 166-170, a affirmé que cette position serait celle de Philon et de Métrodore, cf. également G. Striker, Sceptical strategies, p. 55, η. 4. En revanche, R. Büttner, op. cit., p. 146 sq., est le premier à avoir distingué la position de Catulus et celle de
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Cette pensée de Camèade, telle que la rapporte Catulus, qui invoque le témoignage de son père, est beaucoup plus qu'une manière brillante de clore la discussion en renvoyant dos à dos Clitomaque et Métrodore. En effet, dans cette conciliation de Γέποχή généralisée et de l'assentiment, nous retrouvons quelque chose qui ressemble à la sagesse socratique, cette sagesse qui consiste à avoir une conscience lucide de sa propre ignorance et qu'Arcésilas avait voulu dépasser en déclarant que l'homme ne peut même pas être certain de son incapacité à savoir. L'interprétation de Catulus ne se confond pas entièrement avec celle de Clitomaque, parce que la proposition opinaturum sapientem n'est pas catégoriquement reje tée. Elle ne peut surtout pas être assimilée à celle de Métrodore et de Philon, car si ceux-ci attribuaient à leur maître l'idée qu'il arrive au sage de donner son adhésion à l'opinion, il n'est dit nulle part qu'ils associaient à l'assentiment erroné la conscience de l'erreur, et ils semblent surtout avoir surtout mettre en évidence la faillibilité du sage 98. Il y a certainement dans cette fin du Lucullus une tentative de Cicéron lui-même pour concilier les deux thèses contradictoires exposées par Lucullus et par lui-même, ce en quoi la fin de ce dialogue ressemble à celle des Tusculanes ou du De fato, avec cette différence que ces deux traités sont clos, alors que les Académiques invitent à poursuivre la recherche. Mais il n'y a aucune raison de rejeter comme inauthentique la sententia de Catu lusle père, laquelle nous paraît exprimer en termes socratiques ce qui était dit de manière dialectique au § 104, à savoir que ce qui fait la sagesse du sage, c'est de ne pas donner au monde des repré sentations cet assentiment qui est pour les Stoïciens l'expression d'une personnalité tout entière. Après avoir prôné une εποχή sans aucune exception, Camèade aurait fini par dépasser la problémati que de l'assentiment et de sa suspension pour retrouver ce point fixe socratique dont la contestation par Arcésilas avait été le signe de la mutation de l'Académie.
Métrodore, cf. supra, p. 80. Telle est également l'interprétation de J. Glucker, p. 396, qui souligne à juste titre que la sententia de Catulus n'est pas celle du Philon romain, mais semble l'assimiler à la «middle of the road» interpretation, cf. supra, p. 267, n. 75. M. Frede, The Skeptic's. . ., p. 212-213, considère ce pas sage comme un moment important dans la constitution d'un dogmatic skepti cism. Il faut, nous semble-t-il, distinguer dans ce texte deux éléments : la sentent ia Catüli patris, qui nous paraît constituer l'expression en termes socratiques de l'interprétation clitomaquienne, et le commentaire fait par Catulus le jeune de cette sententia, qui force le trait (uehementer adsentior) et obéit au désir cicéronien de donner à la fin du dialogue l'impression d'un certain consensus. 98 Cf., dans le Pro Murena, 63, l'exposé par Cicéron de ce que lui ont appris ses maîtres académiciens : ipsum sapientem saepe aliquid opinari quod nesciat, ir asci nonnumquam, exorari eundem et placari.
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Les controverses qu'a suscitées la pensée de Camèade chez ses successeurs et l'évolution que l'on peut discerner à travers elles ne sont pas sans rappeler la métaphore célèbre de Kant qui compare le scepticisme à une «halte»99, parce que la raison humaine «ne peut trouver sa résidence que dans une parfaite certitude, soit de la connaissance des objets mêmes, soit de la connaissance des limi tes dans lesquelles est renfermée toute notre connaissance des objets» 10°. Si Arcésilas s'était tenu en dehors de ces deux «résiden ces», tout laisse penser que Camèade avait été fortement tenté de regagner la seconde et que, ressentant une certaine lassitude à être «ce surveillant qui conduit le raisonneur dogmatique à une saine critique de l'entendement et de la raison elle-même» 101, il avait, au moins épisodiquement, essayé de retrouver son autonomie par rap port à la réfutation du dogmatisme.
Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme? Le probable dans la pensée moderne Le concept de probabilité joue aujourd'hui un rôle considéra ble dans toutes les disciplines scientifiques, bien que sa définition donne lieu à de grandes discussions entre épistémologues. En effet, dès que l'on sort du langage mathématique, dans lequel la probabil ité correspond à un type de fonction bien déterminé, et que l'on applique cette notion à l'action humaine par exemple, la compré hension du probable devient beaucoup plus ardue. H. E. Kyburg et H. E. Smokier, qui ont consacré à cette question une très intéres santeétude, distinguent trois conceptions de la probabilité dans la pensée moderne 102 : - pour les tenants d'une philosophie empirique on ne peut porter un jugement de probabilité qu'au vu d'une recherche statis tique et après la mise en évidence d'une fréquence; - tout au contraire, des savants comme Carnap ou Keynes ont cherché à réfuter cet empirisme en présentant la probabilité comme une relation logique entre un jugement et un ensemble de jugements représentant une évidence ou une connaissance scienti-
99 I. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. d'A. Tremisaygues et B. Pacaud, Paris, 19652, p. 519-520. 100 Ibid., p. 521. 101 Ibid., p. 523. 102 H. E. Kyburg et H. E. Smokier, Studies in subjective probability, New York, 1980.
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fique. Il s'est donc agi pour eux de donner une expression formelle du probable tout aussi rigoureuse que celle des arithméticiens, le jugement de probabilité étant pour eux d'une vérité logique abso lue; - la conception subjectiviste, illustrée en particulier par De Finetti, diffère de la précédente en ceci qu'elle nie précisément le caractère exclusivement logique de ce jugement et qu'elle accorde une place aux degrés de croyance, à l'intensité de la conviction du sujet. Ces analyses apparaissent comme autant d'approfondisse ments de ce que le langage actuel entend par «probable». Mais une autre démarche est possible, qui consiste à faire la généalogie de ce concept, à rechercher ses racines dans la pensée antique. Dans ce domaine, les dernières années ont incontestablement vu un chan gement assez considérable. Auparavant, le terme de «probabilisme» évoquait automatiquement la Nouvelle Académie et tout le monde s'accordait à voir en Camèade l'inventeur de ce système de pensée, même si l'on reconnaissait que la probabilité jouait déjà un rôle chez Aristote ou chez les Stoïciens. Or, depuis que l'interpréta tion dialectique de la philosophie académicienne s'est imposée, depuis que certains chercheurs pensent, de manière sans doute excessive, que ni Arcésilas ni Camèade n'approuvaient véritabl ement ce qui leur est attribué par les sources, cette opinion est de plus en plus contestée, si bien que M. Burnyeat a pu donner com metitre à l'un de ses travaux, auquel nous nous sommes déjà réfé ré,« Carneades was no probabilist ». Si effectivement Camèade n'était pas probabiliste, la conclu sionqui paraît s'imposer est que le probabilisme n'eut d'autre inventeur que Cicéron lui-même. On regrettera alors une fois de plus l'injustice de la postérité à l'égard de l'Arpinate puisque, lui étant redevable d'un concept dont la richesse n'a pas encore été épuisée, elle ne lui a pas reconnu le mérite d'avoir élaboré celui-ci de manière consciente et volontaire. Mais peut-on justement établir une coupure radicale entre le probabilisme cicéronien et la pensée d'Arcésilas et de Camèade et comment s'est effectué le passage entre les deux langues?
L'objection de l'inaction : réponses des Académiciens Toute philosophie sceptique, au sens le plus large du terme, se doit d'expliquer comment il est possible d'agir dans un monde que l'on affirme ne pas connaître et dont on va parfois jusqu'à mettre
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en doute l'existence même103. Pour le Pyrrhonien Timon, il suffit pour vivre de suivre l'apparence sans réticence ni enthousiasme, en bannissant toute volonté de parvenir à un quelconque sens caché des choses. La Nouvelle Académie, quel que fût le statut de sa mise en cause de toutes les certitudes, ne pouvait pas ne pas répondre à l'objection que Lucullus formule ainsi au § 39 : « suppri mer la représentation ou l'assentiment, c'est retirer toute activité de la vie». Or cette réponse a varié, preuve de l'importance que les scholarques attachaient à la recherche de l'argumentation la plus convaincante possible. Le témoignage de Plutarque sur cette question est à la fois intéressant et complexe. Dans le Contre Colotès, 122 sq., tout de sui te après avoir évoqué les attaques dont Arcésilas avait fait l'objet de la part de l'Epicurien, il entreprend lui-même de défendre la suspension du jugement contre les critiques de personnages dont il dit qu'après avoir écrit de longs traités contre elle, ils en furent réduits à emprunter au Portique l'objection de l'inaction totale, qu'ils brandissaient «comme une tête de Gorgone». Quels sont les gens auxquels il est ainsi fait allusion? De toute évidence des Épi curiens tardifs, et cela pose le problème de l'authenticité néoacadé micienne de la justification de Γέποχή qui est donnée dans ce tex te. L'âme, dit Plutarque présente trois mouvements : - la représentation comparable à l'empreinte d'un objet; - l'impulsion (ορμή), qui est la réponse à la représentation et conduit l'homme vers un but approprié (οίκεΐον); l'image utilisée est celle, que nous avons déjà trouvée dans le discours de Lucullus, d'une balance (l'hégémonique), dont le plateau s'abaisse immédia tementdès que l'on pose un poids (la représentation); - l'assentiment, qui apparaît à Plutarque comme un élément superflu et comme une source d'erreur. On ne saurait contester à Arcésilas la paternité de la thèse selon laquelle la présence d'une image mentale appropriée suffit à mettre en branle la ορμή sans qu'il y ait intervention de l'assent iment, et donc sans risque d'opinion. Tout le problème est de savoir s'il défendait cette thèse dialectiquement ou propria persona. La deuxième interprétation semble être celle de Plutarque, mais son argumentation fait penser à une construction doctrinale tardive
103 Cf. l'article de M. F. Burnyeat, Can the Sceptic live his scepticism ?, dans Doubt and dogmatism. .., p. 20-53, repris dans The skeptical tradition, p. 11 Τ Ι48, qui constitue une excellente étude de la manière dont le problème se pose dans le néopyrrhonisme.
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dans laquelle la suspension de l'assentiment et le naturalisme stoï cien sont associés de manière peu convaincante104. En effet, on chercherait en vain une trace de naturalisme chez Arcésilas ou chez Camèade, qui ont toujours cherché, au contraire, à démontrer aux Stoïciens combien était contestable leur perpétuel recours à la perfection naturelle. Voilà pourquoi, nous semble-t-il, il faut distingueur dans ce témoignage deux moments. Il contient la réponse dialectique de la Nouvelle Académie à l'objection de l'inaction : en privilégiant la tendance au détriment de l'assentiment, ses scholarques invitaient les Stoïciens à rechercher dans leur propre doctrine la solution au problème qu'ils avaient posé, celui de la coexistence du doute radical et de l'action; bien plus, ils les mettaient au défi d'assumer leur naturalisme jusqu'à ses conséquences ultimes, leur reprochant implicitement d'avoir confondu l'homme et l'animal. Mais Plutarque (ou sa source directe) paraît avoir figé cette dialec tique en une construction doctrinale, peut-être pour mieux l'utili ser à son tour contre les Épicuriens. Si Sextus ne mentionne nulle part l'utilisation par l'Académie du concept de ορμή, il n'omet pas pour autant d'évoquer l'attitude d'Arcésilas à l'égard du problème de l'action105. Le scholarque, affirme-t-il, tout en rejetant le critère stoïcien de la connaissance, soutenait qu'il était possible de régler ses choix et ses aversions, en suivant le raisonnable, Γεΰλογον. Ce concept si important dans l'éthique stoïcienne, a été fort bien défini ainsi: «l'adjectif raison nable ou eulogos appliqué à l'action convenable désigne cette ratio nalité sur fond d'incertitude qui caractérise le choix des préférab les106». L/εύλογον, c'est la raison pratique envisagée non pas du
104 Contrairement à ce qui a pu être affirmé par De Lacy, A new fragment of Antiochns, dans AJP, 77, 1956, p. 74, il n'y a pas la moindre preuve que dans ce contexte de polémique antiépicurienne, Plutarque fasse soudainement allu sion à Antiochus. Plutarque se bat contre des adversaires qui sont des Epicu riens tardifs, comme le montrent deux détails : en 1122 a, il est dit de ces gens qu'ils «ont fini» par emprunter au stoïcisme l'argument de l'apraxie contre les Académiciens; dans le paragraphe suivant, il est question des νόμιμοι αγώνες qui caractérisent les débats avec ces gens, alors que de la part de Colotès il n'y avait, selon Plutarque, que des invectives. Dans l'argumentation utilisée par Plu tarque on trouve la défense de la divination - il avait lui-même écrit un traité dans ce sens, cf. le Catalogue de Lamprias n. 128 - et du lien naturel de parenté, or il n'y a aucune trace d'une défense, même dialectique de ces thèmes par la Nouvelle Académie. Pour une interprétation de ce texte comme témoignage authentique sur la pensée d'Arcésilas, cf. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 137-140. 105 Sext. Emp., Adu. Math., VII, 158. 106 A. J. Voelke, op. cit., p. 74. Le concept d'eûXoyov avait déjà une place importante chez Aristote, cf. M. Le Blond, Eulogos et l'argument de convenance chez Aristote, Paris, 1938, mais, contrairement à A. M. Ioppolo, op. cit., p. 128-
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point de vue de sa capacité à accéder à la perfection morale, mais dans sa confrontation avec les incertitudes nées de l'ignorance de la trame du destin. C'est sans doute Sénéque qui, dans le De beneficiis, a exprimé le plus clairement ce qu'est la conduite selon Γεΰλογον: «nous répondrons que nous n'atteindrons jamais à une certi tude absolue des choses, parce que la recherche du vrai est chose ardue, mais que nous suivons la voie sur laquelle nous conduit la vraisemblance. Telle est la voie que suivent tous nos devoirs. C'est de cette façon que nous semons, que nous naviguons, que nous fai sons la guerre, que nous nous marions, que nous élevons nos enfants . . . Nous nous laissons guider par la raison, non par la véri té»107. Pourquoi Arcésilas avait-il fait sienne une notion si authentiquement stoïcienne? Nous croyons qu'il voulait ainsi à la fois réfu terl'argument de l'incapacité à agir et révéler qu'il existait à l'inté rieur même du stoïcisme un moyen de guider l'action sans pour autant conférer au sujet moral la sûreté du jugement d'un dieu. Alors que pour les Stoïciens l'action droite, le κατόρθωμα108, était
131, nous ne croyons pas qu'il y ait eu une référence à Aristote dans l'utilisation par la Nouvelle Académie de ce concept, cf. infra, n. 108. 107 Sénèque, Benef., IV, 33, 2-3 : respondebimus numquam expectore nos certissimam rerum comprehensionem, quoniam in arduo est ueri exploratio, sed ea ire qua ducit ueri similitudo. Omne hac uia procedit officium : sic serimus, sic nauigamus, sic uxores ducimus, sic liberos tollimus. . . Sequimur qua ratio, non qua ueritas traxit. Trad. F. Préchac modifiée. Sénèque répond à un objecteur qui lui demande comment il fera le bien sans savoir s'il a affaire à un ingrat ou pas. On trouvera un commentaire très dense de ce passage dans l'ouvrage de F.-R. Chaumartin, Le De beneficiis de Sénèque, sa signification philosophique, politique et sociale, Lille, 1985, p. 92-97. Ce savant s'est tout particulièrement intéressé à l'interprétation que les chercheurs modernes ont donné du concept d'eöXoyov et, après une minutieuse étude, il conclut que le sens de «vraisembla ble» doit être préféré à celui de «fondé en raison». Nous croyons, cependant, que V. Goldschmidt, op. cit., p. 139, n. 6, a eu raison de souligner que l'on a trop tendance à durcir une opposition que le mouvement de la doctrine stoïcienne permet de dépasser. κ» Dans son argumentation visant à montrer que Γεΰλογον d'Arcésilas ne se réfère pas dialectiquement au concept zénonien, A. M. Ioppolo, op. cit., p. 125 sq., accorde une grande importance au fait que le terme de κατόρθωμα n'est nulle part attesté comme zénonien. A cela il nous semble que l'on peut opposer plusieurs arguments : - l'argument a silentio, nullement négligeable quand on sait quelle part infime de la littérature stoïcienne nous est parvenu; - chez Cicéron lui-même, Off., I, 3, 7, la distinction fondamentale est cel leentre i'officium medium et Xofficium perfectum, κατόρθωμα étant seulement le terme en quelque sorte technique pour désigner celui-ci. Il ne faut donc pas s'étonner outre mesure qu'il ne figure pas dans les rares fragments de Zenon qui nous sont parvenus;
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synonyme de science, Arcésilas distinguait la pratique de la théorie et faisait de Γεΰλογον le critère de l'action, non celui de la connais sance.Il est très significatif à cet égard qu'il ait défini l'action droi te comme «celle qui, une fois réalisée, peut être justifiée de manièr e raisonnable», ce qui était en réalité pour les Stoïciens la défini tiondu καθήκον. En confondant l'action droite et le convenable, l'Académicien exprimait dans le langage stoïcien l'idée que «le ra isonnable» est la plus haute forme de sagesse non parce qu'il expri me la perfection, mais parce qu'il est la marque d'une raison cons ciente de ses limites. Arcésilas faisait-il sienne cette belle leçon d'humilité ou bien ne s'agissait-il, selon l'expression de M. Dal Pra, que de «ritorsioni dia lettiche della sua polemica antistoica»109? Nous pensons avoir mont réà propos de Γέποχή que les deux interprétations ne sont pas incompatibles. De même, il nous semble qu'en valorisant Γεύλογον, Arcésilas, dans un même mouvement, réfutait le stoïcisme et pro posait, dans la tradition socratique, une éthique tenant compte de la faillibilité humaine110. Camèade estima cependant que ce concept n'était pas le plus à même d'exprimer cette double vocat ion. Cela est confirmé par le fait, déjà signalé, que dans les textes grecs qui traitent de la pensée carnéadienne il n'est jamais question d'eoÀoyov, mais de πιθανόν. Ce terme a, en fait, une longue histoire philosophique, puisqu'il est de ceux que les Sophistes employaient le plus volontiers, mais, quoi qu'on en ait dit, c'est par référence au stoïcisme et non à Gorgias que Camèade l'a choisi111. On sait, en effet, que dans la logique stoïcienne la πιθανότης est la qualité d'une représentation ou d'une proposition qui, vraies ou fausses, entraînent l'âme vers l'assentiment. Alors que Γεΰλογον exprime la conformité à une raison qui a valeur de critère pratique, même si
- chaque mot dans la phrase de Sextus rapportant la définition du κατό ρθωμα donnée par Arcésilas (cf. supra, n. 105) est une référence au stoïcisme, à commencer par la correspondance littérale entre cette définition et celle du καθήκον. Le fait même que la φρόνησις soit considérée à la fois comme un moyen et comme une fin (τήν μεν γαρ εύδαιμονίαν περιγίνεσθαι δια τής φρονήσεως) doit être rapproché de ce qu'écrit Aulu-Gelle, Noct. Att., XVIII, 1, 4 = S.V.F., III, 56 : uitam beatam homini uirtute animi sola . . . posse effici. 109 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 156. 110 Cf. infra, p. 327. 111 Cf. la célèbre définition de l'orateur donnée par Gorgias in Gorgias, 457 a. La thèse de la similitude entre le πιθανόν de Gorgias et celui de Camèade a été défendue par B. Wisniewski, Gorgias et la Nouvelle Académie, dans Eos, 56, 1966, p. 238-241. Sur le détail de la théorie carnéadienne du πιθανόν, nous ren voyons à notre article Opinion et certitude. . ., p. 34 sq., où nous avons eu cepen danttendance à minimiser la signification positive de la dialectique carnéadienn e.
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on en admet les faiblesses, le πιθανόν est tout entier dans l'inclina tion naturelle de l'âme à accepter comme vrai ce qui lui semble être tel112. Un tel mouvement n'est cependant nullement en luimême garant de vérité et c'est pourquoi les Stoïciens ont distingué à l'intérieur des φαντασίαι πιθαναί des représentations vraies, faus ses, à la fois vraies et fausses, ni vraies ni fausses. Toute représent ation «persuasive» présente un certain degré d'évidence, mais seul ela représentation «comprehensive» est suffisamment claire, puissante, pour entraîner de manière quasi irrésistible l'assenti ment113. Entre l'illusion et l'image vraie, il existe selon les Stoïciens un point commun : toutes deux provoquent un mouvement de l'h égémonique, esquissé dans un cas, mené à son terme dans l'autre. Pour autant que nous puissions en juger par les témoignages dont nous disposons, Arcésilas n'avait pas cherché à établir de dis tinction dans le degré de croyance accordé aux représentations, ce qui l'exposait à la critique de rendre toute vie impossible. Camèad e, au contraire, avait compris que la théorie stoïcienne de la πιθανότης constituait le meilleur moyen de démontrer qu'il était parfai tement possible d'abolir la notion de φαντασία καταληπτική sans pour autant aboutir à un monde de représentations indifféren ciées; cela lui sera, au demeurant, reproché par Sextus, qui oppo sera au πιθανόν carnéadien l'acceptation passive de l'apparence, caractéristique des Pyrrhoniens114. Les Stoïciens, et sans doute Chrysippe tout particulièrement, avaient établi une classification très minutieuse des représentat ions, au sommet de laquelle ils plaçaient la représentation «comp rehensive», image au moins partiellement fidèle de l'objet115. Carnéade faisait remarquer que sa critique de la logique stoïcienne, si elle anéantissait le critère de la vérité proposé par ces philosophes, laissait intacte la théorie de la représentation «persuasive», dans laquelle il voyait la réplique la plus adéquate aux critiques qui
112 Cf. la définition de la φαντασία πιθανή selon les Stoïciens, dans Sextus, Adu. math., VII, 242 = S.V.F., II, 65 : πιθαναί μέν ούν είσίν αϊ λείον κίνημα περί ψυχήν έργαζόμεναι. . . 113 Cf. supra, p. 245. 114 Dans un passage auquel nous avons déjà fait allusion (cf. supra, n. 66), Sextus différencie le πιθανόν carnéadien de celui des Sceptiques authentiques. Il souligne que les Pyrrhoniens suivent passivement l'apparence et lui obéissent comme l'élève obéit au maître, alors que le πιθανόν de Camèade et de Clitomaque comporte une forte inclination de l'assentiment. Nous croyons avoir mont ré,op. cit., p. 38-40, que, contrairement à ce qui a été affirmé par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 174, ce témoignage ne signifie pas qu'il y avait de la part de Camèad e un assentiment véritable au probable. 115 Sext. Emp., Adu. math., VII, 242-253.
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avaient été faites à la Nouvelle Académie116. Une fois de plus, les Stoïciens étaient donc renvoyés à eux-mêmes et, à vrai dire, la démarche de Camèade n'était pas sur le fond très différente de celle d'Arcésilas : tous deux voulaient relativiser ce qui pour les Stoïciens relevait de la perfection absolue, en substituant, l'un l'ac tion raisonnable à l'action droite, l'autre la représentation «persuas ive» à la représentation «comprehensive». Ils prouvaient ainsi que le renoncement à la certitude n'impliquait ni l'inertie ni la confus ion,et ils soulignaient que l'action la plus cohérente ne peut être exempte de l'incertitude inhérente au fonctionnement des sens et de la raison. Mais le coup de génie de Camèade, et ce qui fait sans doute sa supériorité sur son devancier, ce fut d'élaborer une théor iedu πιθανόν tout aussi rigoureuse, certitude en moins, que celle de la représentation «comprehensive». De même, en effet, que les Stoïciens, conscients des difficultés inhérentes à leur doctrine de l'évidence, avaient cru bon de préci ser que la représentation «comprehensive» ne pouvait recevoir l'a ssentiment que si rien ne venait la contredire117, Camèade distingua la simple représentation «persuasive» et celle dont la force n'était entravée par aucun obstacle118. Il ajouta même un degré supplé mentaire dans la hiérarchie de la croyance, la représentation «per suasive», non-contredite et ayant fait de surcroît l'objet d'un exa men détaillé. P. Couissin a bien montré que tous ces adjectifs appartenaient au vocabulaire stoïcien, ce qui confirme la volonté carnéadienne de s'exprimer avec le matériau conceptuel élaboré par ses adversaires119. Bien plus, les exemples cités par Sextus pour illustrer les degrés de la πιθανότης sont les mêmes que ceux par lesquels il nous montre la différence entre la représentation «comp rehensive » simple et celle qui ne rencontre pas d'obstacle, la seule ayant valeur de critère : ainsi, Admète, bien que voyant avec netteté Alceste, ne peut croire qu'il s'agisse d'elle puisqu'il sait que les morts ne ressuscitent pas, Ménélas, qui avait quitté Troie en croyant emmener Hélène, alors qu'il s'agissait d'un vain simulacre, se considéra comme victime d'une hallucination quand, débar quant à Pharos, il rencontra la véritable Hélène. Etant donné que Sextus se contente de reproduire des sources académiciennes et stoïciennes, ou des doxographies juxtaposant celles-ci, on peut pen-
116 Cicéron, Luc, 31,99. 117 Cf. supra, p. 232, n. 83. 118 Cicéron, Luc., 11, 33, ne donne que deux degrés: probabilem uisionem, siue probabilem et quae non impediatur, tandis que Sextus modifie légèrement dans Adu math., VII, 176, son exposé de Hyp. Pyr., I, 33, 227. 119 P. Couissin, Le stoïcisme. . ., p. 264-265.
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ser que la répétition de ces exemples a pour origine Camèade luimême, lequel voulait montrer qu'il n'était point besoin de les inter préter en faisant intervenir la théorie de la «compréhension» et que celle du πιθανόν permettait de les éclairer de manière bien plus satisfaisante. L'apport cicéronien Dans l'exposé de ce que l'on a longtemps appelé le probabilisme de Camèade nous avons évité de traduire πιθανόν par probable et nous devons donc tenter d'établir en quoi ces notions ne coïnci dentpas exactement. Même pour un esprit peu au fait des spéculations que nous avons évoquées au début de ce chapitre, la probabilité suggère en français moderne deux idées, au demeurant étroitement liées : - une vérité incertaine, à laquelle il manque la confirmation définitive, - une prévision raisonnablement fondée, l'événement proba ble étant celui que l'on peut conjecturer sans risque excessif d'er reur. Le probable résulte donc d'un travail de la raison qui, tout en organisant les éléments dont elle dispose, admet que ceux-ci sont incomplets et qu'il lui est impossible de statuer de manière définiti ve. Or l'on ne retrouve rien de tel dans la théorie de la représentat ion «persuasive». La πιθανότης stoïcienne qualifie un état subjectif immédiat et nous pensons avoir montré que, si elle diffère total ement du relativisme des Sophistes, c'est parce que les philosophes du Portique croyaient vivre dans un monde régi par la Raison. Le πιθανόν carnéadien, lui, n'a pas pour soubassement la confiance absolue dans la Providence, il résulte, à en croire Sextus, de la nécessité de donner un sens à l'action dans un monde d'incertitu de. Camèade propose que l'on se fie pour agir au sentiment de vérité que donnent certaines représentations, mais sans pour au tant en tirer des conclusions quant à leur conformité à la réalité. Entre la construction intellectuelle que suppose le probable tel que nous l'entendons (avec notamment ses implications statistiques) et la valeur pratique accordée à la croyance, il semble qu'il y ait vra iment une distance considérable. D'où la vigoureuse dénonciation par M. Burnyeat du mythe du «probabilisme» carnéadien. Celle-ci, bien que comportant une grande part de vérité, nous paraît tout de même devoir être nuancée. En effet, le fait que Camèade ait cru devoir mettre au sommet de la hiérarchie du πιθανόν la représentation que rien ne vient contredire et qui a fait l'objet d'un examen minutieux, montre comment il conciliait
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le sentiment de croyance et le travail de la raison, chargée par lui non. d'établir une vérité absolue, mais de vérifier la cohérence de la chaîne des représentations. La φαντασία πιθανή est proba ble au sens où sa force de persuasion peut être affermie par le secours du raisonnement. Camèade était-il allé plus loin, avait-il conçu une relation entre le πιθανόν et la fréquence d'un événe ment? Rien dans les témoignages antiques ne confirme cette hy pothèse, mais un passage du Lucullus revêt de ce point de vue un intérêt tout particulier. Il s'agit du § 100, dans lequel Cicéron, après avoir cité textuellement Clitomaque à propos des diverses sortes de représentations, analyse un exemple précis, celui du sage qui va s'embarquer et se demande comment il pourrait avoir la certitude d'arriver à bon port: «Quoi! Le sage, en s'embarquant, a-t-il saisi par l'esprit et perçu que la navigation se fera à son gré? Comment le pourrait-il? Mais supposons qu'il parte d'ici pour Pouzzoles, qui est à trente stades, avec un bon pilote et une mer tranquille comme celle-ci, il lui «paraît probab le qu'il y arrivera sain et sauf {probabile uideatur se illum uenturum esse saluum)». Ce probabile est certes un sentiment subject if, mais il exprime dans la conscience du sujet tous les facteurs physiques et humains qui définissent la probabilité objective, sta tistique. Puisque ce passage se trouve dans la partie du discours de Cicéron la plus étroitement dépendante de Clitomaque, il ne peut être exclu que le terme latin soit ici la traduction de πιθα νόν, ce qui prouverait que le concept carnéadien avait une signi fication plus complexe, et plus proche de notre notion de probab ilité, que ne le laissent penser les exemples de πιθανότης sensiti ve développés dans le témoignage de Sextus. Une telle hypothèse ne diminue cependant en rien le rôle considérable de Cicéron dans l'élaboration du concept de probabil ité. C'est là un fait important, tant dans l'histoire de la langue lati ne que dans celle de la pensée scientifique et philosophique, et nous l'aborderons en organisant notre recherche autour du thème suivant : comment se définit le probabile cicéronien à la fois par rapport aux termes grecs (εΰλογον, πιθανόν) et au uerisimile que Cicéron utilise également pour traduire ceux-ci. Les études qui ont été entreprises jusqu'à présent sur cette question n'aboutissent pas à des résultats très concordants et il est regrettable que H. J. Här tung, dans l'excellent ouvrage que nous avons déjà cité, ait omis de la traiter. En 1855, dans la deuxième des dissertations qu'il a consacrées à Philon de Larissa, K. F. Hermann soutint, en s'appuyant sur un travail de F. D. Gerlach, que Cicéron aurait employé probabile pour traduire le πιθανόν carnéadien, tandis que uerisimil e correspondrait au terme εικός que Philon aurait adopté pour montrer que, contrairement à ses prédécesseurs, il se situait dans
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la tradition platonicienne du rapport entre l'idée et son image120. Cette thèse, qui s'intègre bien à l'interprétation générale de la phi losophie de Philon donnée par Hermann est réfutée, entre autres, par le simple fait que Cicéron juxtapose souvent probabile et uerisimile, ce qui serait inconcevable si chacun de ces termes correspond ait à une orientation différente de la Nouvelle Académie. C'est ce qu'a souligné J. S. Reid, dans une note brève, mais importante de son édition des Academica, où, contrairement à Hermann, il affi rmeque ces deux mots sont merely a tentative duplicated translation of πιθανόν121. Enfin, dans l'article qu'il a consacré au «lexique phi losophique de Cicéron»122, C. Moreschini a souligné que par probab ile,l'Arpinate traduit non seulement πιθανόν, mais aussi εύλογον, comme le montre la définition qu'il donne de Yofficium. Nous croyons que le point de départ de toute réflexion sur ces difficultés, qui, répétons-le, vont bien au-delà des problèmes inhé rents à toute traduction, doit être un passage du Contra Academicos d'Augustin consacré précisément au probabile et au uerisimile cicéroniens123. S'appuyant de toute évidence sur ce que dit Cicéron luimême, Augustin définit ce «probable» et ce «vraisemblable» com me«ce qui peut nous engager à agir sans assentiment», preuve que l'un et l'autre correspondent bien, au moins dans l'une de leurs acceptions, au πιθανόν de Camèade. Puis, il cite textuellement un passage de l'Arpinate lui-même, tiré certainement de la deuxième version des Academica : «Ainsi m'apparaît, déclare l'Académicien, tout ce que j'ai cru devoir nommer probable ou vraisemblable (probabilia uel uerisimilia); mais si tu veux utiliser un autre nom, je n'y vois pas d'inconvénient. Car il me suffit que tu aies compris à quel leschoses je donne ces noms-là. Il ne convient pas au sage d'être un ouvrier de mots, mais un chercheur de faits»124. Ces lignes sont d'une forte coloration platonicienne, comme le montre la référence précise au Phèdre à travers l'emploi de uocabulorum opifex, qui correspond à l'adjectif λογοδαίδαλος appliqué
120 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, op. cit., p. 15-18, qui s'appuie sur les conclusions du mémoire de F. D. Gerlach, Academiae iunioris de probabilitate disputatio, Göttingen, 1815. 121 J. S. Reid, note au § 32 du Luc. 122 C. Moreschini, Osservazioni sul lessico filosofico di Cicerone, dans ASNP, 19, 1979, p. 99-178. 123 Augustin, Contra Ac, Π, 11, 26, frg. 33 Reid : Id «c probabile» uel «uerisi mile»Academici uocant, quod nos ad agendum sine assensione potest inuitare. 124 Ibid. : Talia, inquit Academicus, mihi uidentur omnia quae probabilia uel uerisimilia putaui nominando; quae tu si alio nomine uis uocare, nihil repugno. Satis enim mihi est, te iam bene accepisse quid dicam, id est quibus rebus haec nomina imponam. Non enim uocabulorum opificem sed rerum inquisitorem decet esse sapientem.
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dans ce dialogue à Théodore125. Elles témoignent d'une conscience très lucide des obstacles que rencontre le philosophe-traducteur et, en même temps, elles constituent d'une certaine facon une négat ion de ceux-ci, puisque Cicéron pense que le choix des mots est contingent, ou que, tout au moins, il est secondaire par rapport à la tâche essentielle qui est de percevoir la réalité dont ils ne sont que les signes. Nous aurons à revenir à propos de l'éthique sur cet teconception du langage qui est l'une des constantes de la philoso phie cicéronienne, mais nous pouvons d'ores et déjà nous demand er si l'Arpinate ne sous-estime pas son propre rôle et l'importance de la transformation qu'il a fait subir à la pensée académicienne par le simple fait de l'exprimer avec ces deux termes, probabile et uerisimile. En effet, les mots ne sont pas les instruments dociles d'une réalité qui les transcenderait, ils ont leur histoire, leur textu re propres et quand on néglige celles-ci, comme semble vouloir le faire ici Cicéron, il apparaît bien vite qu'ils ne se laissent pas rédui re à des signes interchangeables 126. Prenons comme point de départ l'adjectif probabile. Le verbe probare, à partir duquel il est formé, signifie à la fois «démontrer» et «trouver bon», «approuver», ambiguïté qui se révèle des plus intéressantes. En effet, se trouvent réunis dans un même terme deux domaines que l'on a tendance à distinguer, voire à opposer : la rationalité et l'ensemble des facteurs intellectuels et affectifs qui constituent une personnalité individuelle ou collective. Le probabile est donc à la fois ce qui peut-être confirmé par une démonstration rigoureuse et ce qui recueille l'assentiment d'un individu ou d'un public déterminés. Pour comprendre comment s'articulent chez Cicéron ces deux aspects du concept, c'est d'abord aux textes rhé toriques qu'il faut se référer. Dans le De inuentione le probabile est ainsi défini : «il est ce qui arrive presque toujours ou ce qui réside dans l'opinion ou ce qui ressemble à tout cela; il peut être soit vrai soit faux»127. Ce pas sage du premier traité rhétorique de l'Arpinate illustre parfait ement l'idée aristotélicienne que «le vrai et ce qui lui ressemble relè vent de la même faculté», affirmation qui serait très proche de la sophistique, si le Stagirite ne s'empressait d'ajouter à ce propos : «la nature a suffisamment doué les hommes pour le vrai et ils
125 Platon, Phèdre, 266 e. 126 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique, Paris, 1959, p. 537. 127 Cicéron, /mm., I, 19, 46 : Probabile est autem id quod fere solet fieri aut quod in opinione positum est aut quod habet in se ad haec quondam similitudinem, siue id fahum est, siue uerum. Pour une étude complète du probare chez Cicéron, on se reportera à la thèse d'A. Michel, op. cit., p. 158 sq.
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atteignent la plupart du temps à la vérité»128. Contrairement donc à Gorgias, pour qui la parole est suffisamment puissante pour per suader n'importe qui de n'importe quoi, le Stagirite décèle en l'homme une tendance naturelle au vrai, qui fait que la croyance, lorsqu'elle est très largement partagée, acquiert un caractère de forte vraisemblance. Sur ce point, l'orateur Cicéron est très proche de l'auteur de la Rhétorique. Certes, il ne néglige nullement la part de subjectivité qui est inhérente au probabile et il écrit dans le De oratore que pour parler probabiliter il faut bien connaître les mœurs de la cité et modifier son discours en fonction des varia tions de celle-ci 129. Il n'en reste pas moins vrai que ce concept n'ex prime pas seulement la variabilité de la croyance; il a très généra lement une connotation positive parce qu'il fait référence au sens commun, à la raison et, en définitive, à la vérité, même s'il n'en constitue qu'une approche incertaine. De ce fait, lorsque Cicéron utilise probabile dans ces dialogues, il peut traduire par ce seul mot à la fois εΰλογον et πιθανόν, abolissant ainsi la différence que nous avons précédemment signalée entre Arcésilas et Camèade. Cette ambivalence peut être illustrée par la comparaison entre ces deux textes : - dans Nat. de., I, 12, Cicéron réaffirme qu'aucune représent ation ne peut être perçue avec certitude, et il ajoute: «il existe beaucoup de choses probables, qui, bien que n'étant pas perçues avec certitude, guident la vie du sage, parce qu'elles ont dans leur apparence une sorte d'évidence et de clarté». Le probabile n'est ici rien d'autre que le πιθανόν carnéadien, cette impression de vérité dont le sage doit se contenter pour guider son action; - dans le De officiis, I, 8, il est dit à propos de l'action qu'elle ne doit avoir aucun effet dont on ne puisse donner «une justification probable». Par probabile Cicéron traduit ici Γεΰλογον stoïcien, cette rationalité moyenne qu'Arcésilas avait érigée en seul critère possible de la morale. D'un côté, donc, une réaction immédiate, spontanée; de l'au tre, une conduite élaborée en fonction de la justification qui pourra en être donnée. Mais si cette dualité à l'intérieur même du probabil e ne peut être niée, il faut également en apprécier la portée exacte.
128 Aristote, Rhét., I, 1355 a, 14-17 : Τό τε γαρ αληθές και το δμοιον τφ άληθεϊ τής αυτής έστι δυνάμεως ίδεΐν, άμα δε καί οί άνθρωποι προς το αληθές πεφύκασιν ίκανως καί τα πλείω τυγχάνουσι τής αληθείας. 129 Cicéron, De or., II, 82, 337 : Ad consilium autem de re publica dandum caput est nosse rem publicam; ad dicendum nero probabiliter nosse mores ciuitatis, qui quia crebro mutantur, genus quoque orationis est saepe mutandum.
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Après tout, en effet, Camèade disait que la représentation persuasi ve était celle qui avait l'apparence de la vérité130. Or, agir selon ce que l'on croit vrai, n'est-ce pas la condition indispensable pour donner de son action une causa probabilis ? Autrement dit, n'a-t-on pas exagéré la différence entre Γεΰλογον et le πιθανόν d'une part, et surtout entre les concepts grecs et le probabile. Sans revenir sur le détail des questions gnoséologiques traitées dans l'Académie, nous croyons que l'analyse des termes utilisés révèle bien en quoi la traduction cicéronienne est déjà en ellemême une interprétation de cette philosophie. Si pour Camèade le πιθανόν donne l'impression de la vérité, pour l'Arpinate le probabil e est quasi ueri simile. Il y a là un changement de perspective que l'on peut estimer insignifiant, dans la mesure où Camèade luimême ne niait pas l'existence de représentations vraies, mais dont nous croyons au contraire qu'il revêt une importance certaine. En effet, alors que le scholarque ne prenait en compte qu'un sent iment de vérité dont il ne précisait pas le fondement et dont il souli gnait le potentiel d'erreur, le langage cicéronien se situe dans le registre platonicien de la vérité et de son image, il exprime, à l'inté rieur même de la philosophie du doute, la réalité de la vérité, ce qui n'eût pas été le cas avec l'expression uisum quod uerum uidetur. L'ontologie que Camèade avait, en apparence, bannie de son πιθανόν, est naturellement inhérente au uerisimile, et il suffit pour s'en convaincre de lire ce que Cicéron écrit à propos de Socrate : quid ueri simillimum esset inueniri posse arbitrabatur131. Alors que Camèade avait construit sa hiérarchie du πιθανόν sans jamais se référer à la vérité, celle-ci est présente dans la philosophie cicéro nienne du probable comme une fin idéale dont il s'agit de se rap procher le plus possible. Saint Augustin a d'ailleurs bien senti l'i mportance de ce rapport à la vérité qu'implique le uerisimile, et il l'a critiqué avec un argument qui rappelle la redoutable objection adressée par Parménide à la théorie des Formes; il demande, en effet, comment on peut prétendre qu'un fils ressemble à son père, alors qu'on ne connaît pas celui-ci132? De même, il s'étonne que l'on veuille prendre pour guide ce qui ressemble à la vérité, tout en affirmant que celle-ci est hors de notre portée : «rien ne paraît plus absurde que dire que l'on suit le vraisemblable lorsqu'on ignore le
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Sext. Emp., Adu. Math., VII, 173. Cicéron, Tusc, I, 4, 8. Cf. également Off., loc. cit. : nos qui sequimur pronec ultra quant id quod uerisimile occurrit progredì possumus. Augustin, Contra Ac, II, 7, 19.
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vrai»133. Augustin, comme Antiochus dans sa célèbre objection sur laquelle nous reviendrons à propos de Philon de Larissa, met en évidence la contradiction dans laquelle on s'enferre quand on se réfère à une vérité que l'on dit par ailleurs ne pas connaître; cependant, alors que ï'Ascalonite s'était placé sur un plan strict ementlogique et avait raisonné avec les concepts de la gnoseologie stoïco-académicienne, l'auteur du Contra Academicos va plus direc tement à l'essentiel et met en cause une conception métaphysique tout autant qu'un vice logique. Cicéron est-il le fondateur du probabilisme, nous sommes-nous demandé au début de cette recherche? A cette question quelque peu abrupte nous ne pouvons apporter qu'une réponse nuancée. Plutôt, en effet, que d'attribuer à l'Arpinate l'invention d'un syst ème doctrinal rigide, ce que suggère dans sa formation même le te rme de «probabilisme», il faut souligner la richesse de son apport, due notamment à la situation exceptionnelle d'un homme dont la culture s'est enrichie d'une multitude d'apports philosophiques, mais qui apportait à la philosophie une langue quasiment neuve et une vision du monde en grande partie étrangère aux débats des écoles. En traduisant εύλογον et πιθανόν par probabile, Cicéron exprimait de manière immédiate son refus d'établir à ce niveu une distinction tranchée entre la croyance et la raison; bien plus, il importait implicitement de sa rhétorique dans sa philosophie ce concept de fréquence, promis à un si riche avenir. En associant ueri simile à probabile, il affirmait une confiance dans la réalité de la vérité, que l'on chercherait en vain dans εΰλογον ou dans πιθα νόν. Alors même qu'il traduisait la pensée d'Arcésilas et de Camèad e, il apportait donc à celle-ci, par le simple choix des termes latins, un éclairage psychologique nouveau et surtout un enracine ment ontologique que les scholarques n'eussent peut-être pas reje té,mais qu'ils n'avaient pas expressément assumé. Dans cette rét icence à ne raisonner qu'à partir du sujet et de ses représentations, nous voyons la marque du réalisme romain, mais aussi celle de l'influence de Philon de Larissa, par ailleurs lui-même critiqué dans les Académiques. Les innovations philoniennes : la fin de L'EnoxH? Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la question de ces innovations romaines de Philon qui ont été le dernier épisode mar133 Ibid., 12, 27 : tu ergo, cum te nihil ueri scrire dicas, unde hoc uerisimile sequeris ?
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quant de la Nouvelle Académie et qui ont tellement surpris aussi bien les partisans de celle-ci que ses adversaires, mais nous n'avons jamais jusqu'à présent traité en profondeur de cette question, par cequ'il nous a semblé plus judicieux de la situer dans l'étude philo sophique de la pensée néoacadémicienne. Nous savons que ces innovations étaient, dans la première version des Académiques, condamnées à la fois par les défenseurs de Γέποχή (Cicéron, Catulus) et par Lucullus, mais que celui-ci, tout en les jugeant scandal euses et mensongères, estimait que Philon avait en vain tenté de faire preuve d'originalité et que, malgré sa mauvaise foi, il n'avait pas réussi à dire sur le fond autre chose que ce que les scholarques de la Nouvelle Académie avaient défendu avant lui134. Nous ne reviendrons pas sur les solutions proposées par Her mann et par Hirzel, dont nous avons précisé pourquoi elles sont inacceptables 135. En revanche, la thèse de J. Glucker, parce qu'elle repose sur une connaissance peu commune des textes et qu'elle prétend concilier tous ces témoignages, mérite un examen attentif. J. Glucker, se situant dans la tradition de V. Brochard et approfondissant des analyses déjà esquissées par M. Dal Pra, a fait du concept d'évidence l'élément essentiel de l'originalité philonienne 136. Selon lui, le scholarque fut contraint par les objections d'Antiochus à reconnaître que la distinction entre le vrai et le faux exis tedans la nature même des choses et que l'évidence peut être le signe de la présence de la vérité dans le domaine des sensations. Le perspicuum serait donc quelque chose de plus fort, de plus dogmat ique que le probable de Camèade, il constituerait l'ultime tentative académicienne pour aménager une théorie de la connaissance i ndépendante du critère stoïcien de la compréhension, la dernière étape sur le chemin allant du scepticisme absolu à la pensée de la certitude 137. Cette argumentation s'appuie pour l'essentiel sur deux textes, l'un de Numénius, l'autre de Cicéron, dont notre interprétation
134 J. 135 136 Cf.Glucker, supra, p. op. 286. 197.cit., p. 64-88, cf. V. Brochard, op. cit., p. 197 et M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 310-315. 137 II reconnaît cependant lui-même ne pas pouvoir préciser le sens de cette ενάργεια, cf. ibid., p. 78 : What was this concept of ενάργειας πάθος and how was it used? We have no safe evidence beside Luc. 34, and we can only guess. Perhaps it was meant to refute such arguments as those presented in Luc. 53ff... It is, perhaps, against such Stoic counter-arguments that the upholders of a milder ver sion of Carneadean scepticism admitted that some sense-perceptions are, indeed, more perspicua, while still maintaining that even they are not entirely indistin guishable from false ones.
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diverge assez sensiblement de celle qui a été donnée par l'auteur d'Antiochus and the late Academy. Que dit, en effet, Numénius? Que dans les années qui suivirent son élection à l'Académie, Philon, tout heureux d'avoir hérité de la charge suprême, se montra reconnaissant à Clitomaque et demeur a fidèle à la philosophie de celui-ci. «Mais», ajoute-t-il, «avec le progrès du temps, comme l'usage avait énervé la "suspension" académique, il ne resta pas constant dans ses idées; l'évidence et l'accord des impressions le retournèrent. Or le grand discernement dont il jouissait déjà lui faisait ardemment désirer de rencontrer des contradicteurs pour ne pas avoir l'air, "en tournant le dos", de passer spontanément dans l'autre camp»138. Comme d'habitude, Numénius ne s'embarrasse pas de nuanc es.Pour lui, Philon a fini par donner raison à ses adversaires, même si, de manière fort compréhensible, il ne voulait pas donner l'impression d'une capitulation sans condition. A l'en croire, l'origi nalité du scholarque fut, non pas, de reconnaître qu'il existe des sensations évidentes, mais de comprendre que l'existence de cellesci ruinait l'argumentation en faveur de Γέποχή. Or que pouvait-il rester du doute académicien, tel que l'avait conçu Arcésilas, une fois abandonnée la méfiance à l'égard des sens et son corrélat, la suspension du jugement? Reconnaissons, cependant, que Numén iusinsinue beaucoup plus qu'il ne prouve, et que son obsession de l'ésotérisme en philosophie s'accommode trop bien de ce ralli ement secret de Philon à un sensualisme que ces prédécesseurs avaient si vigoureusement combattu139. Son témoignage est d'au tant plus sujet à caution qu'il proclame la victoire sur Γέποχή de la συνήθεια, de l'expérience commune, concept éminemment stoï cien 140. Plus intéressant nous paraît le passage du Lucullus que J. Glucker cite à l'appui de sa thèse : «Ils commettent une erreur semblable, lorsque, sous la contrainte des reproches que leur adresse la vérité, ils veulent dis-
138 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 9, 739 b = frg. 28 Des Places. 139 Numénius était l'auteur d'un traité Sur les secrets de Platon, cf. frg. 23 Des Places. 140 Ce concept de συνήθεια joue un rôle assez important dans le combat entre la Nouvelle Académie et le Portique. Nous savons par Plutarque, Comm. not., 1, 1059 b, qu'Arcésilas était accusé par les Stoïciens d'avoir voulu ruiner la συνήθεια, l'expérience commune. Chrysippe, pour préparer les arguments les plus aptes à défendre celle-ci avait d'abord écrit {Luc, 27, 87 et Diog. Laërce, VII, 192 et 198) un ouvrage κατά τής συνήθειας, dont les Stoïciens eux-mêmes étaient fort fiers, cf. J. S. Reid, ad loc., avant de réfuter lui-même les arguments qu'il avait développés. Dire donc que la συνήθεια avait vaincu Γέποχή, c'était faire le constat d'une victoire stoïcienne sur la Nouvelle Académie.
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tinguer l'évident du perçu (perspicua a perceptis), et qu'ils s'effor cent de montrer qu'il existe quelque chose d'évident et de vrai, qui s'imprime dans l'âme et dans l'esprit, mais qui ne peut être ni comp ris ni perçu»141. Le contenu de ces quelques lignes ne présente aucune ambig uïté : les philosophes dont il est question reconnaissent que certai nes représentations sont évidentes et vraies, mais qu'il est impossi ble de les distinguer de celles qui sont évidentes et fausses. Pour eux, la présence de l'évidence dans l'esprit peut être synonyme de vérité, mais sans qu'il y ait aucune certitude à ce sujet. Si, donc, le sens du texte ne fait pas problème, il reste une question important e : de qui Lucullus parle-t-il? Pour J. Glucker, le général évoque là un groupe particulier d'Académiciens, les disciples de Métrodore, dont Philon aurait re pris la doctrine dans ses livres romains. Nous avons trois raisons de penser qu'il n'y a aucune certitude à ce sujet et que la tradition visée par Lucullus n'est pas différente de celle de Clitomaque : - au début de son discours, Lucullus avait affirmé qu'il trai terait par le mépris les innovations du dernier scholarque et qu'il ne parlerait que du débat «classique» entre la Nouvelle Académie et les Stoïciens. Il semble sinon impossible, du moins assez invrai semblable, qu'au milieu de son exposé et sans prévenir son interlo cuteur, il se soit mis à traiter de l'hétérodoxie de Métrodore et de Philon; - l'analyse du contexte dans lequel se trouve inséré le passa ge vient confirmer cette première objection. A la fin du § 32, Lucull us déclare qu'il renonce à convaincre «ceux qui disent que tout est incertain, au sens où l'on ne peut savoir si le nombre des étoiles est pair ou impair», c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, le restau rateur du Pyrrhonisme, Enésidème, et ses disciples. Au contraire, il
141 Cicéron, Luc, 11, 34: Simili in errore uersantur cum conuicio ueritatis coarti perspicua a perceptis uolunt distinguere et conantur ostendere esse aliquid perspicui, uerum illud quidem impressum in animo atque mente, neque tarnen id percipi atque comprendi posse. H. Tarrant, Scepticismus. . ., p. 49-53, écrit à pro pos du concept ά'ένάργεια : there can be little doubt that an orthodox Carneadean would not have embraced the concept with any enthusiasm. Mais, comme le remarque d'ailleurs Tarrant lui-même, p. 49, l'hostilité de Camèade et de Clit omaque était dirigée contre Γένάργεια au sens fort du terme, c'est à dire contre la relation quasi automatique établie par les Stoïciens entre l'évidence et l'a ssentiment. Or ce qui est dit au § 34 s'accorde parfaitement avec la paraphrase de Clitomaque du § 99 : la critique carnéadienne conteste l'existence d'une représentation infaillible, mais admet qu'il existe des similia ueri qui sont non comprehensa neque percepta neque adsensa. De même, nous ne comprenons pas ce qui permet à Tarrant d'affirmer, p. 50, qu'au § 34 Antiochus évoque the Aca demics of his own days.
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estime que la discussion est malgré tout possible avec «ceux qui s'efforcent de faire comprendre la différence entre l'incertain et ce qui ne peut être perçu et de distinguer les deux choses», autrement dit avec l'école de Camèade. A partir de là, et jusqu'au § 40, où il emploie le terme d'Academici, Lucullus parle de ces philosophes en utilisant la troisième personne du pluriel. Pourquoi au § 34 celle-ci désignerait-elle soudainement d'autres gens qu'eux? Rien, absolu mentrien, dans la lettre du texte ni dans son esprit n'indique un tel changement; - ajoutons encore ceci : dans le témoignage de Numénius, l'évidence des sensations est ce qui conduit Philon à rejeter la sus pension universelle du jugement. Dans celui de Cicéron, au contrair e, il faut, quel que soit le caractère persuasif de l'évidence, maint enir la suspension du jugement. Il est donc pour le moins para doxal d'affirmer que les deux relèvent d'une même inspiration. En fait, Numénius essaie de rendre compte, à sa façon, des innovat ionsphiloniennes, alors que Lucullus reste fidèle à son projet ini tial et ne s'intéresse pas aux dissidences de la Nouvelle Académie. L'analyse de ces textes nous conduit donc à rejeter la thèse selon laquelle Philon aurait accordé une valeur nouvelle à l'éviden ce, sans pour autant renoncer à Γέποχή. Nous savons, de surcroît, par Sextus Empiricus que, bien avant lui, Camèade avait admis l'existence de représentations ayant l'apparence de la vérité et dont on peut penser qu'elles avaient pour lui un caractère d'évidence, sans être pour autant nécessairement vraies142. De surcroît, Lucull us lui-même reconnaît que ses adversaires de la Nouvelle Acadé mie«orthodoxe» ne nient pas qu'il existe des représentations vraies 143. Si donc Philon n'avait pas innové dans ce domaine, quelle fut son originalité? Le texte essentiel pour définir celle-ci est le début du discours de Lucullus, où le défenseur du stoïcisme adres se de véhéments reproches à Philon de Larissa. Voici la traduction que nous en proposons : « Mais Philon, en introduisant certains bouleversements - il pouv ait difficilement résister aux objections qui étaient faites à l'opiniâ treté des Académiciens - ment, comme cela lui a été reproché par Catulus le Père, et, comme l'a démontré Antiochus, il se jette dans la contradiction qu'il redoutait. En effet, il disait qu'il n'y avait rien qui
142 Cf. note précédente et Sext. Emp., Adu. math., VII, 171. 143 Cicéron, Luc, 13, 40 : Eorum quae uidentur, alia uera sunt, alia falsa, et quod falsum est, id percipi non potest : quod autem uerum uisum est, id omne taie est ut eiusdem modi falsum etiam possit uideri. Et quae uisa sint eius modi ut in eis nihil intersit, non posse accidere ut eorum alia percipi possint, alia non possint. Nullum igitur est uisum quod percipi possit.
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pût être perçu (c'est ainsi, en effet, que nous rendons le terme άκατάληπτον), si par perception il fallait entendre la définition donnée par Zenon : une représentation - tel est le mot dont nous avons usé hier pour traduire φαντασία - une représentation donc imprimée et formée d'après l'objet dont elle provient et qui ne pourrait pas être telle si elle ne provenait pas de cet objet. Cette définition de Zenon nous la considérons comme tout à fait rigoureuse : comment, en effet, pourrait-il y avoir une compréhension propre à donner la sécurité de la connaissance et la certitude, si elle peut tout aussi bien être fausse? En critiquant et en rejetant cette définition, Philon sup prime la distinction entre le connu et l'inconnu, ce qui implique que rien ne peut être connu ; l'imprudent est renvoyé là où il ne veut sur tout pas aller. C'est pourquoi tout notre discours contre l'Académie vise désormais à maintenir cette définition que Philon a voulu ren verser » 144. A la lecture de ce passage, nous comprenons que la nouveauté introduite par Philon dans la Nouvelle Académie ne fut pas de modifier tel ou tel concept, mais d'ajouter à la formule consacrée «rien ne peut être perçu» la restriction «si l'on entend la percept ion au sens stoïcien». Autrement dit, tout en affirmant que la réal ité peut être appréhendée, il rejetait le critère du Portique, la représentation «comprehensive». Pour Lucullus, défenseur sans nuance de la logique de Zenon et qui ne conçoit pas d'autre moyen de percevoir les choses que l'évidence sensorielle, il y a là une inconséquence majeure, si bien que tout en accusant Philon d'avoir menti et d'avoir travesti la pensée de ses prédécesseurs, il souligne l'échec du scholarque dans sa tentative pour se distinguer d'Arcésilas et de Camèade. Ce jugement partisan, expression d'une pensée systématiquement hostile à Philon, n'est guère étonnant dans la bouche du défenseur d'Antiochus. Il faut en faire abstraction, nous demander quel était le sens du changement accompli par Philon et comprendre les raisons qui l'avaient motivé. 144 Ibid., 6, 18 : Philo autem, dum noua quaedam commouet, quod ea sustinere uix poterai quae contra Academicorum pertinaciam dicebantur, et aperte mentitur, ut est reprehensus a pâtre Catulo, et, ut docuit Antiochus, in id ipsum se induit, quod timebat. Cum enint ita negaret quicquam esse quod comprehendi posset - id enim uolumus esse άκατάληητον - si Mud esset, sicut Zeno definiret, tale uisum - iam enim pro φαντασία uerbum satis hesterno sermone triuimus uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale non posset ex eo unde non esset, id nos a lenone definitum rectissime dicimus : qui enim potest qui cquam comprehendi, ut plane confidas perceptum id cognitumque esse, quod est tale, quale uel falsum esse possit? Hoc cum infirmât tollitque Philo, iudicium tollit incogniti et cogniti, ex quo efficitur nihil posse comprehendi; ita imprudens eo quo minime uolt reuoluitur. Qua re omnis oratio contra Academiam suscipitur a nobis ut retineamus earn definitionem quam Philo uoluit euertere. Trad, personn elle.
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En passant de l'acatalepsie absolue à l'acatalepsie relative, en limitant le scepticisme académicien à la réfutation du critère stoï cien, le philosophe de Larissa assumait le combat qui avait été mené par l'Académie contre la théorie stoïcienne de la connaissan ce et il se présentait comme le digne continuateur de cette longue tradition. Au témoignage de Lucullus l'accusant d'avoir voulu « rui ner» la théorie stoïcienne de la perception, on peut joindre celui de Sextus qui, dans un passage des Hypotyposes145, affirme à propos de Philon et de ses disciples : «ils disent que les choses sont insai sissables, si l'on s'en tient au critère stoïcien, c'est-à-dire à la repré sentation comprehensive». Philon pouvait donc reprendre à la let tre tous les arguments avancés par Arcésilas et Camèade contre l'équivalence de l'évidence et de la certitude; il n'avait sans doute rien à ajouter dans ce domaine et il rejetait la doctrine de la «com préhension » avec autant d'acharnement que ses devanciers 146. Mais, alors que ceux-ci avaient estimé qu'ils devaient présenter leur lutte contre le stoïcisme comme l'une des facettes d'une εποχή absolue, Philon l'inscrivait sur fond de connaissance potentielle. Tout en disqualifiant le critère stoïcien, le dernier scholarque de l'Académie proclamait que la nature des choses peut être appré hendée par l'homme et, alors que Camèade avait rejeté tout critè re147, lui ne rejetait explicitement que la représentation «compreh ensive». Il abandonnait ainsi la position qui avait été longtemps la sienne - celle de l'incapacité du sujet à établir une quelconque cer titude -, pour affirmer la compréhensibilité du monde, ce qui constituait une brèche importante dans Γέποχή περί πάντων d'Arcésilas et de Camèade. Philon était toujours antistoïcien, il n'était plus aporétique; plus exactement, il prétendait, en se référant sans doute à Métrodore, que l'aporétisme de l'Académie n'avait jamais été rien d'autre qu'un antistoïcisme. Un tel bouleversement dans l'interprétation d'ensemble de la philosophie académicienne ne pouvait que déconcerter ceux qui se réclamaient de celle-ci. C'est ce que met en évidence Lucullus lors qu'il dit que les livres romains de Philon stupéfièrent Heraclite de Tyr, qui avait été antérieurement le disciple du scholarque. Il n'est pas certain qu'ils furent la cause du passage d'Énésidéme au pyrrhonisme, mais les propos que lui attribue Photius semblent bien
145 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235 : oi δέ περί Φίλωνα φασιν δσον μεν έτη τφ στωικφ κριτερΐω, τουτέστι τη καταληπτικη φαντασία, ακατάληπτα είναι τα πράγματα, οσον δέ έπί τη φύσει των πραγμάτων αυτών καταληπτά. 146 Ce que reconnaît Lucullus lui-même quand il affirme au § 16 : Philone autem uiuo patrocinium Academiae non defuit. 147 Sext. Emp., Adu. math., VII, 165 : ούτε ούν ή άλογος αίσθησις οΰτε ό λόγος ην κριτήριον.
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viser les innovations philoniennes 148. Comment, dit-il, soutenir le pour et le contre à propos d'une même chose, si l'on prétend que la réalité de celle-ci peut nous être connue? Comment faire croire à la réversibilité des valeurs, alors que l'on proclame leur immutabilité ontologique? Énésidème condamne un scepticisme qui ne porte que sur les modalités de la connaissance et non sur la possibilité même de celle-ci, il veut que les philosophes qui raisonnent ainsi soient logiques avec eux-mêmes et qu'ils renoncent définitivement à Γέποχή. R. Gélibert, auteur d'un intéressant article sur cette quest ion, a écrit que, selon Énésidème, «la contradiction patente des Académiciens, c'est qu'ils ne veulent pas admettre la consé quence inéluctable de leur dogmatisme, à savoir qu'ils comprenn ent, qu'ils saisissent une réalité»149. Nous nuancerons cette affi rmation en disant que ce qui indigne surtout le restaurateur du pyrrhonisme, c'est que les Académiciens (il vaudrait mieux dire en l'occurence les Philoniens) puissent à la fois croire à la compréhensibilité de la réalité et se complaire dans le refus de donner à cette compréhension un contenu concret. A ce scepticisme de façade, à ce qu'il considère sans doute comme un jeu artificiel et inconsé quent,il oppose le pyrrhonisme, la seule et véritable philosophie de l'acatalepsie universelle. Jusqu'ici nous avons cherché à déterminer l'apport philonien à la pensée de l'Académie, nous n'en avons pas encore apprécié la portée. Pour ce faire, il faut d'abord saisir pourquoi cet homme déjà âgé, rompu à toutes les joutes dialectiques, ce scholarque sans école, choisit le moment apparemment le moins approprié pour faire preuve d'une originalité qu'il n'avait guère manifestée au temps de sa splendeur. Nous ne reviendrons pas sur ce phénomène d'érosion de Γέποχή que nous avons déjà évoqué à propos de Camèade et que Clitomaque semblait avoir arrêté, tout au moins en ce qui concer-
148 Photius, Bibl., 212, 169 b : διαφοραν των τε Πυρρωνίων και των 'Ακαδη μαϊκών είσάγων μικρού γλώσση αύτη ταοτά φησιν, ώς οί μέν από τής 'Ακαδημίας δογματικοί τέ είσι καί τα μέν τίθενται αδιστάκτως, τα δέ αίρουσιν αναμφιβόλως 170 a : το γαρ αμα τιθέναι τι καί αίρειν αναμφιβόλως, αμα τε φάναι κοινώς ύπάρχειν καταληπτά, μάχην όμολογουμένην εισάγει, έπεί πως οΐόν τε γινώσκοντα τόδε μέν είναι αληθές τόδε δέ ψευδός έτι διαπορείν και διστάσαι, καί ού σαφώς το μέν έλέσθαι, το δέ περιστήναι. 149 R. Gélibert, Philon de Larissa et la fin du scepticisme académique, dans Permanence de la philosophie, Mélanges offerts à J. Moreau, Neuchâtel, 1977, p. 82-126. R. Gélibert adopte, p. 114, au § 170 a une correction qui avait été pr écédemment proposée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 233, et il remplace καταληπτά par son contraire. Nous croyons cependant qu'il faut conserver tel quel le texte des manuscrits, car ce que reproche Enésidème aux Académiciens c'est de pra tiquer l'isosthénie sur fond de compréhensibilité de la réalité.
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nait l'expression officielle de l'école. Il eut certainement son impor tance dans l'évolution de Philon, mais deux raisons plus spécifi ques nous semblent également avoir joué un rôle, l'une philosophi que, l'autre historique. L'un des arguments les plus constamment utilisés contre le scepticisme est qu'il contient en lui-même sa propre réfutation, parce que, quels que soient ses efforts pour le dissimuler, il ne peut se dispenser d'un point fixe. Le cogito cartésien apparaît ainsi com mel'aboutissement d'une très longue recherche visant à découvrir ce qui est inhérent au scepticisme et que le scepticisme ne peut reconnaître sans se détruire. De manière beaucoup plus fine qu'Antipater, Antiochus, sans doute parce qu'il connaissait la Nouvelle Académie de l'intérieur, avait entrepris de mettre celle-ci en contradiction avec elle-même. Il est incohérent, disait-il, de poser comme prémisse qu'il existe des représentations fausses et d'ajou ter ensuite qu'elles ne diffèrent en rien des représentations vraies150. Procéder ainsi, c'est en effet accepter une différence que l'on s'empresse de nier. Très subtilement Antiochus mettait ainsi en évidence la faille de la critique du stoïcisme, telle qu'elle avait été élaborée par Arcésilas et surtout par Camèade. Pour mener à bien sa dialectique, celui-ci avait admis - sans doute d'une façon non dogmatique, mais était-il toujours facile de faire la différence? - que les représentations ne sont pas un pur produit du sujet, qu'il existe des représentations vraies, impossibles toutefois à identifier avec certitude comme telles. Et c'est précisé ment ce que l'Ascalonite avait contesté, arguant que l'on ne pouvait à la fois faire état de l'existence phénoménologique de la vérité et affirmer que rien ne peut être perçu. Or, Cicéron nous dit que Phi lon fut très troublé (maxime perturbatimi) par cette objection et il est donc normal qu'il ait cherché à y répondre en s'efforçant de concilier deux propositions que son ancien élève considérait com meincompatibles 151 : la réalité est connaissable, mais le critère stoï cien est inadéquat. Ce qui exigeait en bonne logique qu'il proposât lui-même un autre critère. L'a-t-il fait? Nous croyons que l'on peut répondre négativement si l'on entend par là qu'il aurait substitué un concept ou une formule simple à la représentation «compreh ensive» stoïcienne. La véritable innovation de Philon est, selon
150 Cicéron, Luc, 34, 1 1 1 : Ne illam quidem praetermisisti, Luculle, reprehensionem Antiochi - nec mirum, in primis est nobilis - qua solebat dicere Antiochus Philonem maxime perturbatum. Cum enim sumeretur unum, esse quaedam falsa uisa, alterum, nihil ea diffère a ueris, non attendere superius illud ea re se esse concessum, quod uideretur esse quaedam in uisis differentia, earn tolli altero, quo neget uisa a falsis uera differre; nihil tam repugnare. 151 Ibid.
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nous, à chercher dans l'ouverture d'une perspective nouvelle, dont nous sommes persuadé qu'il faut chercher la cause, au moins part ielle, dans ce bouleversement considérable que furent la fin de l'Académie athénienne et la fuite à Rome du scholarque. L'exil n'est pas seulement un déchirement, l'abandon de lieux et d'êtres chers ou tout simplement familiers, il peut être aussi source de renouvellement, car il contraint l'exilé à s'adapter à ce qui jusqu'alors lui était étranger. Douloureux toujours, il est par fois fécond. Nous ne savons pas comment Philon a réagi au dérac inement et le fait qu'il sut créer autour de lui un cercle d'auditeurs incite à penser que, auréolé du prestige de son titre, il n'eut pas trop de mal à s'intégrer à la société romaine. Mais, comment ne pas supposer que le contact avec la Rome bouillonnante du début du Ier siècle av. J.-C, la fréquentation de personnages différents de ceux qu'il avait coutume de côtoyer à Athènes contribuèrent à lui faire prendre conscience du caractère quelque peu figé des contro verses? Confronté à un public, certes cultivé et avide de connaître, mais moins au fait des arcanes de l'immense débat qui avait oppos é l'Académie au Portique, et percevant enfin l'éristique qui, sur fond de questions essentielles, avait parfois caractérisé cet affron tement, il se devait de redonner à la pensée platonicienne l'autono mie qu'elle semblait avoir perdue dans les feintes et les ruses de cet interminable jeu dialectique. Philon avait désormais affaire à un milieu intellectuel romain assez marqué dans son ensemble par le stoïcisme platonisant de Panétius et, en tout cas, plus avide de voir définir une règle de vie que de connaître le détail des divergences entre Académiciens et Stoïciens. Dans ces conditions, le plus urgent pour Philon était d'affi rmer l'unité de l'Académie à travers son histoire en reprenant, avec beaucoup plus de force que ne l'avaient fait ses prédécesseurs, l'idée que Socrate et Platon n'étaient pas des philosophes dogmatiq ues. L'allégeance à ceux que l'Académie devait considérer un peu comme ses héros éponymes, avait sans doute été le fait de tous les scholarques, et Arcésilas, en tout cas, s'était expressément réclamé d'eux pour justifier son εποχή περί πάντων. La démarche de Philon n'était donc pas originale sur le fond, mais elle s'imposait d'autant plus qu'un philosophe qui se réclamait de l'Académie, Antiochus, présentait Platon comme l'inventeur d'un savoir systématique sans faille. Si Philon eut un mérite, ce fut de comprendre que Platon pouv ait être invoqué pour combattre la logique stoïcienne, et plus généralement toute philosophie se présentant comme science, mais qu'il était impossible de continuer à s'affirmer platonicien en prati quant Γέποχή sur les modalités de la connaissance du monde. En affirmant que les choses sont par nature connaissables, il
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définissait une orientation, un espoir, auquel il semble bien s'être gardé de donner une forme concrète, car pour sa part il continua surtout à batailler contre le stoïcisme. Par cette position de princi pe, il dégageait la philosophie platonicienne de cette doctrine de l'opacité du monde, qui avait fini par devenir aussi encombrante que le plus pesant des dogmes et il intégrait la pensée d'Arcésilas et de Camèade dans la perspective de l'idéal, d'une connaissance véridique possible, au nom de laquelle il fallait combattre les faux critères. Il reste évidemment à comprendre pourquoi Cicéron, élève de Philon, s'est montré réticent à le suivre dans cette orientation nouv elle et a préféré s'en tenir à l'interprétation traditionnelle de la pensée néoacadémicienne, celle qu'avait donnée Clitomaque. Nous proposerons une explication à la fin de cette partie consacrée à la connaissance, une fois que nous aurons analysé comment s'affront ent, dans le Lucullus, les conceptions néoacadémicienne et sto ïcienne à propos de ce que nous appellerons par commodité les fonctions intellectuelles.
CHAPITRE III
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE
La représentation n'est pas dans le stoïcisme une simple infor mation que l'intelligence se devrait d'affiner et d'interpréter, com mes'il s'agissait d'un matériau étranger. Parce qu'elle n'est rien d'autre qu'un certain état de l'hégémonique, elle a un devenir, elle est porteuse de potentialités qui se réaliseront dans le concept, la mémoire, le savoir ou la sagesse. L'importance de cette idée, ex pression de la nature systématique du stoïcisme, est telle que Lucullus la répète trois fois en des termes très proches, mettant l'ac cent tantôt sur la représentation, tantôt sur l'assentiment1. L'ex posé le plus complet, qui se trouve en 21-23, comporte une rigou reuse gradation2 : - la représentation elle-même est indissociable de l'identif ication des qualités de l'objet, ce qu'exprime la formule dont nous avons déjà souligné l'ambiguïté volontaire3 : ea quae non sensibus ipsis percipi dicuntur, sed quodam modo sensibus; ut haec : illud est album. . . ; - si l'homme en restait à ce stade de la perception, il aurait du monde une vision, certes contrastée, mais impressionniste, frag mentée. Au contraire, il perçoit les objets dans leur individualité et il sait définir celle-ci parce que les représentations ont imprimé en lui ces «notions communes», «sans lesquelles toute intelligence, toute question et toute discussion sont impossibles»4; - parce que les représentations s'accumulent dans la mé moire, ce «trésor de représentations»5, elles sont aussi le fonde1 Cicéron, Luc, 7, 21-23; 10, 31; 12, 38. Cicéron emploie lui-même au § 21 l'expression series . . . maiora nectens. 2 Sur la nécessité de ne pas perdre de vue le caractère dynamique de cette series, cf. supra, p. 164. 3 Cicéron, Luc, 21 : «les choses qui ne sont pas perçues par les sens euxmêmes, mais qui le sont cependant d'une certaine manière ; par exemple : ceci est blanc ...» Trad. pers. 4 Ibid. : ... sine quibus nec intelligi quicquam nec quaeri, cf. également Ac. post., I, 11, 42. On trouvera des éléments qui rappelent le texte cicéronien dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 343-345. 5 L'expression se trouve dans Sext. Emp., ibid., 373 = S.V.F., I, 64.
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ment de tout savoir particulier : « un art est un assemblage de per ceptions éprouvées visant à une fin utile à la vie», dit Cicéron, dans un fragment que nous a transmis le grammairien Diomède, et dont nous pensons qu'il pourrait bien provenir de Academica posteriora - entre le savoir particulier et la science caractéristique de la sagesse, il y a autre chose qu'une différence d'extension car l'un se définit par rapport à un objet qui lui est extérieur, tandis que l'autre, dit Lucullus, tire d'elle-même sa constantia1. Mais, si la sagesse reproduit dans l'homme la cohérence et l'harmonie qui régnent dans la nature, c'est qu'elle a elle-même une origine natur elle, qui n'est autre précisément que Γοίκείωσις, ce mouvement instinctif de l'homme vers ce qui lui est approprié, lequel n'existe rait pas sans une image exacte de la réalité8. Ainsi donc la représentation «comprehensive» contient poten tiellement en elle la sagesse et, à son tour, la sagesse confirme que les sens ne nous trompent pas. La confiance dans le monde des représentations, d'abord spontanée, devient après ce parcours cir culaire une conclusion raisonnée, un dogme. Attaquer l'expérience sensorielle, c'est donc rendre impossible le travail de la raison et dénigrer les dons de la nature au lieu de les utiliser judicieuse ment9. Mais l'adversaire académicien, tout en considérant que la réfu tation de la théorie de la représentation suffisait à saper le stoïcis me, ne s'en est pas tenu là, il a voulu répliquer au Portique à pro pos de chacun des moments de la connaissance, opposant ainsi la continuité de la critique à celle de la certitude. Les prénotions : questions à propos d'un silence. Dans la préface de son remarquable article sur les prénotions, V. Goldschmidt déplorait qu'il n'y eût pas encore de monographie consacrée à ce terme, qui poserait de manière enfin satisfaisante le
6 Diomède, Ars grammatica II, in Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, 1857, t. 1, p. 421 : ars est perceptionum exercitarum constructio ad unum exitum utilem uitae pertinentium, frg. 31 Garbarino (classé parmi les scripta incerta dubiae fidei). 7 Cicéron, op. cit., 23 : In quibus solis inesse etiam scientiam dicimus, quam nos non comprehensionem modo rerum, sed earn stabilem quoque et immutabilem esse censemus. . . 8 Ibid., 24. 9 Sur ce point, cf. Epictète, II, 20, 21.
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problème du concept dans la pensée antique10. A notre connaissanc e, le vœu du regretté savant n'a pas encore été exaucé, sans doute en raison de l'immensité de la tâche, et il va de soi qu'un tel projet n'a pas sa place dans cette étude, notamment parce que cette ques tion est secondaire dans le Lucullus. Nous rappellerons donc un certain nombre d'acquis de la recherche, avant de formuler quel ques hypothèses sur une particularité, jusqu'ici négligée, du dis cours de Cicéron. C'est dans le De natura deorum que Cicéron explique l'origine du terme πρόληψις11 : ce fut Epicure, dit-il, qui l'inventa, afin de désigner une chose qui jusque là n'avait pas de nom, « une espèce de représentation de la chose anticipée dans l'esprit, sans laquelle on ne peut ni comprendre une chose, ni à son sujet instituer une recherche ou une discussion». Comme l'a noté V. Goldschmidt, il n'y a aucune raison de mettre en doute l'exactitude de ce texte, si bien que l'historien de la philosophie antique doit surtout analyser les différences entre les emplois stoïcien et épicurien du terme12. Celles-ci ne doivent cependant pas dissimuler que les deux syst èmesont en commun un refus très ferme de l'innéisme, même si la formulation de certains témoignages pourrait parfois laisser pen ser le contraire 13. En ce qui concerne plus particulièrement le stoï-
10 V. Goldschmidt, Remarques sur l'origine épicurienne de la prénotion, dans Les Stoïciens et leur logique, (p. 155-169), p. 155: «En tant que ce terme faite partie de toute la philosophie antique, jusqu'à Sextus Empiricus et même Jamblique, il mériterait une étude monographique qui ne se bornerait pas à l'examen parcimonieux des loci classici, toujours les mêmes, et qui poserait, d'une manière générale, le problème du concept dans la pensée antique». 11 Cicéron, Nat. de., I, 17, 43 : Quae est enim gens aut quod genus hominum quod non habeat sine doctrina antidpationem quandam deorum, quant appellai prolemsin Epicurus, id est, anteceptam animo rei quandam informationem, sine qua nec intellegi nec quaeri nec disputali, potest ? Il est à remarquer que la der nière partie de la phrase est exactement la même que celle que nous avons citée à la note 4. 12 V. Goldschmidt, op. cit., p. 168, qui souligne que l'emploi stoïcien du te rme diffère de celui des Epicuriens, en particulier parce que les philosophes du Portique «intègrent la prénotion dans une classification des concepts et, d'autre part, construisent un processus de l'expérience, où la prénotion apparaît seule ment comme un stade». 13 Plutarque, Sto. rep., 17, 1041 e = S.V.F., III, 69, dit que Chrysippe consi dérait sa théologie comme étant la plus conforme aux έμφυτοι προλήψεις. Sur le caractère non innéiste de cette expression, cf. M. Pohlenz, Die Stoa, 1. 1, p. 56-59 et V. Goldschmidt, Le système stoïcien..., p. 159-161. Le même décalage entre l'expression et la réalité de la pensée se trouve dans Nat. de., I, 17, 44, lorsque l'Epicurien Velléius évoque, à propos des dieux, les insitas eorum uel potius innatas cognitiones. Dans l'excellent commentaire qu'elle fait de ce passage, E. Asmis, op. cit., p. 68-69, aboutit en ce qui concerne les Epicuriens aux mêmes conclusions que Pohlenz et Goldschmidt en ce qui concerne les Stoïciens.
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cisme, la doctrine du concept nous est connue surtout par un texte d'Aetius, dans lequel l'hégémonique de l'homme à la naissance est comparé à une feuille blanche sur laquelle les concepts viennent s'inscrire, soit naturellement, c'est-à-dire grâce à l'expérience di recte, soit par «l'enseignement et par l'étude»14. Aetius nomme les premières προλήψεις, les seconds έννοιαι, mais il semble bien que cette distinction n'ait été que fort peu respectée puisque les fameus es «notions communes», ces concepts communs à tous les homm es, comme celui de divinité, sont en fait des prénotions. L'intérêt du témoignage d'Aetius est donc dans l'affirmation très nette que le stoïcisme ne connaît pas d'idées innées, que la doctrine de la réminiscence lui est étrangère et qu'il a cherché à apporter sa pro pre réponse au problème du Ménon : comment puis-je identifier un objet si je ne le connais déjà? L'existence de ces deux termes, πρόληψις et έννοια, à la fois distincts et souvent confondus, l'origine épicurienne du premier, posaient à Cicéron de sérieuses difficultés de traduction, qu'il a tenté de résoudre, non pas avec légèreté, comme le lui a reproché Madvig, mais, au, contraire, en travaillant «avec prudence et mé thode» et en procédant par approximations successives15. Il a su préserver la spécificité de la πρόληψις épicurienne en lui réservant les termes de praenotio et & anticipano, alors que dans un contexte stoïcien il emploie praesensio 16. S'il est vrai, par ailleurs, que dans le Lucullus comme dans les Topiques il ne cherche pas à différen cier πρόληψις et έννοια, ce n'est pas par ignorance de la nuance qui existe entre ces deux termes, mais parce qu'il se conforme à l'usa ge stoïcien, qui est de les confondre souvent17. La lecture des trai tés philosophiques montre, enfin, comment Cicéron a tâtonné pour trouver un équivalent latin à έννοια, choisissant d'abord intelligentia, puis notitia, et enfin notio, qui est le terme qu'il semble avoir jugé le plus satisfaisant18. Cette attention extrême à un problème de traduction difficile entre tous ne rend que plus surprenant le traitement unilatéral de la question du concept dans le Lucullus.
14 Aetius, IV, 11 = S.V.F., II, 83. 15 Sur cette question, cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 78-101, qui cite (p. 90) le reproche fait par Madvig (éd. du De finibus, p. 402, com. de III, 33) à l'Arpinate d'avoir traduit avec inconstantia, traduisant έννοια tantôt par notitia et tantôt par notio. 16 Comme cela a été démontré par H. J. Härtung, op. cit., p. 81-82. 17 Cicéron, Luc, 10, 30: notitiae rerum, quas Graeci turn εννοίας, turn προλήψεις uocant; Top., 6, 31 : notionem appello quod Graeci turn εννοιαν turn πρόληψιν. On trouvera une bonne mise au point sur cette question dans le com mentaire de Reid au passage du Lucullus. 18 Cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 94-100.
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Le propos de Lucullus quand il parle des notitiae est de mont rer que celles-ci ne sont concevables que si elles ont pour origine des images exactes de la réalité19: «si les notions étaient fausses car c'est par ce mot que tu semblés rendre εννοίας, si donc elles étaient fausses ou imprimées en nous par des représentations telles que les vraies ne pourraient être distinguées des fausses, comment pourrions-nous en user?». De manière plus dialectique que le t émoignage d'Aetius, ce passage, sur les présupposés ontologiques duquel nous reviendrons à propos de la mémoire, confirme la continuité qui existe dans le stoïcisme entre l'expérience sensible et l'intelligence. Mais Lucullus est plus précis encore, un peu plus loin, quand il affirme que le passage de la représentation au concept se fait similitudinibus, terme qui certainement désigne ici l'ensemble des opérations par lesquelles les Stoïciens expliquaient la tranformation de la φαντασία en έννοια, et que Caton présente ainsi dans le De finibus20 : «les notions des choses se forment dans les âmes si l'on acquiert une connaissance soit par l'expérience, soit par la conjonction, soit par la similitude ou la comparaison rationnelle et c'est par cette quatrième opération que s'est formée la conception du bien». Cependant la notion ainsi formée n'est pas une connaissance actuelle, et pour qu'elle le devienne il faut que la définition développe ce qui est contenu en elle, que cette enodatio, pour reprendre le terme qu'utilise Cicéron dans les Topiques, mette à jour tous les éléments qui font sa singularité21. Ainsi, de même que seul un assentiment ferme permet de réaliser les virtualités de la représentation «comprehensive», de même le travail de la raison est nécessaire pour que la prénotion puisse rendre compte vérit ablement de la réalité. Plus clair, plus conscient sera son contenu, mieux fondé sera le jugement: «parti d'idées reconnues vraies», dira Epictète, «on arrive à une proposition douteuse parce qu'on les applique d'une manière incohérente. Si, outre ces idées, on pos sédait l'art de les appliquer, qui empêcherait qu'on ne soit par fait?22». 19 Cicéron, Luc., 7, 22 : Quod si essent falsae notitiae - εννοίας enim notitias appellare tu uidebare -, si igitur essent hae falsae aut eius modi visis impressae qualia uisa a falsis discenti non possent, quod tandem eis modo uteremur?. 20 Cicéron, Fin., III, 10, 33 = S.V.F., III, 72 : Cumque rerum notiones in animis fiant, si aut usu aliquid cognitum sit aut coniunctione aut similitudine aut collatione rationis, hoc quarto, quod extremum posui, boni notitia facta est. Trad, pers. 21 Cicéron, Top., 9, 31, où il est dit que la notion est enodationis indigens. 22 Epictète, Entretiens, II, 11, 8-9 : Αφ' όμολογουμένων γαρ ορμώμενοι τούτων έτη το άμφισβητούμενον προάγουσιν ύπο τής ακαταλλήλου εφαρμογής. Ώς εί γε και τοΰτο ετι προς έκείνοις έκέκτηντο, τί έκώλυε αυτούς είναι τε λείους ;
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Rien dans ce que dit Lucullus du concept ne diverge de l'o rthodoxie stoïcienne et ce n'est donc pas là qu'il faut chercher la singularité du Lucullus, mais dans le silence de Cicéron. En effet, alors que celui-ci réfute - et avec quelle alacrité ! - la doctrine sto ïcienne de la mémoire, de l'art et de la sagesse, il ne dit pas un mot pour répliquer à Lucullus au sujet de la notitia. Il est toujours diffi cile d'interpréter un silence et nous n'irons pas jusqu'à affirmer que celui-là a été nécessairement intentionnel. Mais, par ailleurs, comment n'y voir qu'une omission insignifiante, alors que la ques tion du concept a incontestablement beaucoup intéressé Cicéron? Il serait tout à fait imprudent d'interpréter cette absence comme le signe d'un accord implicite; en réalité, nous devons nous contenter ici d'une explication provisoire, dans la mesure où, par delà Γεννοια, le problème posé est celui de la position des Néoacadémic iens à l'égard de la transcendance et qu'il ne peut être abordé qu'à partir de l'étude de tous les aspects de leur philosophie. A notre connaissance, il n'existe qu'un seul témoignage sur la méthode utilisée par la Nouvelle Académie pour réfuter la théorie stoïcienne de la formation des concepts. Il s'agit du passage des Comm. not. de Plutarque, où Diadoumène, ne se contentant plus de démontrer que les Stoïciens sont en contradiction avec ces «no tions communes» dont eux-mêmes font tant de cas, met en cause l'explication que ces philosophes donnent de l'origine de ces no tions23 : si l'âme, dit-il, est un souffle chaud (άναθυμίασις), com ment les concepts, les souvenirs, les sciences, qui sont «des réalités fixes», pourraient-ils avoir comme siège «une substance fugace, dispersée, toujours mobile et fluide»? L'objection est à la fois adroite et contestable, puisqu'elle feint d'ignorer toutes les préci sions apportées par les stoïciens à leur théorie du πνεύμα, mais notre propos n'est pas de discuter ici de son bien-fondé. Ce qu'il nous importe, en effet, de remarquer, c'est qu'il existait une crit ique néoacadémicienne de la psychologie du Portique, fondée sur des considérations ressortissant à la physique. Pourquoi est-elle absente du discours de Cicéron? Sans doute parce que celui-ci (ou sa source immédiate) a estimé qu'il convenait de ne pas renoncer à cette dissociation de la logique et de la physique, qui est dans son discours, nous pensons l'avoir montré, un instrument redoutablement efficace pour la réfutation du critère stoïcien. Mais le silence de Cicéron ne relève-t-il pas précisément de cet temême méthode et ne s'explique-t-il pas par le fait que les Acadé miciens, comme le montre le traité de Plutarque, traitaient à part le problème des «notions communes», mettant en opposition les 23 Plutarque, Comm. not., 47, 1084f-1085b.
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bizarreries du stoïcisme et la prétention des Stoïciens à se confor mer à des conceptions universelles? Sans rejeter totalement cette explication, qui ne permet pas de comprendre pourquoi les Acadé miciens se sont si peu intéressés à l'empirisme stoïcien en matière de formation des concepts, il convient de se demander si la Nouvell e Académie, parfaitement à l'aise dans la critique de la représentat ion «comprehensive», n'était pas plus prudente à propos des pré notions, par crainte de sembler assumer dogmatiquement la théo riedes Formes. On peut, en tout cas, remarquer une attitude assez surprenante, et pour tout dire une certaine hypocrisie, dans la part iedu Lucullus consacrée au dissensus des philosophes sur le critè re de la vérité. Dans ce passage, en effet, l'idéalisme platonicien est présenté, en apparence, comme une réponse parmi d'autres à ce problème philosophique24: «autre est le critère de Protago ras . . . autre celui des Cyrénaïques . . . autre celui d'Épicure. Pla ton, lui, veut que le critère de la vérité et la vérité elle-même soient séparés des opinions et des sens et appartiennent à la pensée et à l'esprit. Laquelle de ces doctrines approuve notre ami Antiochus?». En réalité, cette neutralité n'est évidemment que de façade et cette enumeration de noms recouvre deux traditions inconciliables : cel les des sensualistes, à laquelle les Académiciens rattachaient sans aucun doute les Stoïciens, même si ceux-ci ne sont pas mentionnés dans les lignes que nous avons citées, et celle de Platon, définie au contraire par la discontinuité entre le monde des sens, de l'opinion et le λόγος, critère de la vérité. S'il est reproché à Antiochus d'avoir trahi Platon et l'Ancienne Académie pour adhérer sans réserve au stoïcisme (a Chrysippo pedem nusquam), il n'est pas affirmé expres sément que le critère platonicien soit le bon. Autant la théorie des Formes est clairement assumée dans Y Orator25, autant Cicéron, lorsqu'il s'exprime comme philosophe de la Nouvelle Académie, préfère dans ce domaine la suggestion à l'affirmation, par crainte sans doute de sembler adhérer à une doctrine constituée, à une vérité dogmatiquement proclamée, alors que Platon est pour lui
24 Cicéron, Luc, 47, 142 : Aliud iudicium Protagorae est . . . aliud Cyrenaicorum . . . aliud Epicuri . . . Plato autem omne iudicium ueritatis ueritatemque ipsam abductam ab opinionibus et a sensibus cogitationis ipsius et mentis esse uoluit. 25 Cicéron, Or., 3, 10 : Has rerum formas appellai ιδέας ille non intellegendi solum sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato, easque gigni negat et ait semper esse ac ratione et uia disputetur, id est ad ultimam sui generis formam speciemque redigendum. Cf. l'exposé varronien de l'idéalisme, supra, p. 147.
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une source d'inspiration passionnément admirée, mais dont il n'a jamais exclu qu'elle pût être erronée26. Ajoutons encore ceci, qui mériterait un long développement, tant cet aspect de la philosophie d'Antiochus a été important dans l'histoire du platonisme. Pour avoir suivi l'enseignement de l'Ascalonite, Cicéron savait fort bien que celui-ci ne s'était pas contenté de reprendre telle quelle la théorie stoïcienne des f)rénotions et qu'il avait, en quelque sorte, platonisé celle-ci en substituant à l'idée d'une origine empirique des concepts, celle de leur existence a priori, sous la forme d'un don fait à l'homme par la nature de notions qui constituent la base de la connaissance27. W. Theiler a montré, en s'appuyant sur de nombreux exemples, quel rôle consi dérable cette théorie a joué dans la préparation du néoplatonisme : or c'est dans le De legibus et dans le De finibus qu'elle se trouve exposée, non dans les Académiques2*. Cette étrangeté n'est que le corollaire d'un paradoxe plus important encore. En effet, alors que l'antiochien Varron et le Néoacadémicien Cicéron admirent tous deux Platon et expriment en des termes assez proches la théorie des Formes, ce consensus entre les deux branches de l'Académie finissante est laissé à l'arrière-plan, l'accent étant mis sur le débat : εποχή ou dogmatisme? La pensée de Platon a été, en fait, défendue selon deux stratégies différentes. Antiochus a estimé que la prénot ionstoïcienne, qu'il a défendue dialectiquement contre les Néoa cadémiciens, pouvait être interprétée dans le sens de l'innéisme. Pour la Nouvelle Académie, au contraire, le meilleur moyen de res ter fidèle à Platon était de se garder de tout dogmatisme, fût-il pla tonicien, aussi a-t-elle préféré sur cette question du concept, part iculièrement propre aux développements ontologiques, pratiquer un silence qui place l'historien de la philosophie devant une diffi culté exégétique importante : démontrer la faiblesse des sens et d'une raison dépendant de ceux-ci, était-ce pour Arcésilas et Carnéade exprimer en négatif la probabilité de l'existence d'un modèl e, d'une transcendance, d'un intellect pur, ou bien formuler un
26 Cf. infra, p. 467. 27 Cicéron, Leg., I, 9, 26 : natura . . . rerum plurimarum obscuras nee satis expressas intellegentias enodauit, quasi fondamenta quaedam scientiae. 28 W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, 1930, p. 39-48. Theiler a été critiqué par C. De Vogel, A la recherche des étapes précises entre Platon et le Néoplatonisme, dans Mnémosyne, 1954, p. 111-122, qui a privilégié le rôle de Posidonius dans ce qu'elle considère comme la renaissance de la théorie des Formes. Cette thèse avait déjà été défendue par R. E. Witt, Plotinus and Posidonius, dans CQ, 24, 1930, p. 198-207. En revanche, Theiler a trouvé un défenseur en la personne de P. Boyancé qui, tout au long de son œuvre, n'a cessé de défendre le caractère platonicien de la philosophie d'Antiochus.
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questionnement sans préjugé sur l'homme et sur la nature? Une interprétation exclusivement analytique accréditerait la deuxième hyptohèse, mais la première demande à être examinée plus attent ivement. Nous aurons à revenir sur cette question qui nous paraît essentielle. La mémoire et les arts. Par biens des aspects, la conception stoïcienne de la mémoire est héritière d'Aristote et Zenon n'aurait rien eu à objecter à une affirmation comme celle-ci : « l'impression produite grâce à la sen sation est de telle sorte qu'elle est comme une espèce de peinture dont la possession constitue la mémoire»29. Mais, alors que le Stagirite s'était appliqué à différencier la mémoire de la réminiscence et à expliquer le phénomène de l'oubli, les scholarques du Portique semblent, eux, ne pas avoir accordé une attention particulière à la μνήμη, se contentant de la décrire comme un dépôt de représentat ions30. De même, leur définition de la τέχνη se fonde sur la «com préhension» sensorielle, source nécessaire de la science, comme le montre, en particulier, cette phrase de Sénèque : «Toute science, tout art doit avoir comme origine de son développement une évi dence, une perception par les sens»31. Dans un tel système, la fonction de la mémoire et du savoir particulier est d'enrichir à son tour l'expérience sensible, de la renouveler, en permettant de décel erdans la représentation ce que l'ignorant est incapable d'appré hender. Cependant, le stoïcisme rencontre dans ce va-et-vient entre le sujet et le réel une difficulté propre à toutes les doctrines qui donnent du processus de la connaissance une explication trop étroitement empirique : comment expliquer que des représentat ions fausses, ou tout simplement incertaines, puissent s'inscrire dans l'esprit avec la même force que celles qui correspondent exac tement à la réalité? Lucullus n'élude pas ce problème, mais la réponse qu'il y apporte paraît psychologiquement indéfendable32 : «Que peut être», demande-t-il, «une mémoire des choses fausses? 29 Aristote, De memoria, 450 a, 28-30: τοιούτον το γιγνόμενον δια της αίσθήσεως έν τγ\ ψυχή και τφ μορίω του σώματος τω εχοντι αυτήν, οίον ζωγράφημά τι το πάθος, ου φαμέν την εξιν μνήμην είναι. 30 Cf. supra, note 5. 31 Sénèque, Ep., 124, 6 : omnis scientia atque ars aliquid débet habere manifestum sensuque comprehensum ex quo oriatur et crescat.. 32 Cicéron, Luc, 7, 22 : Quae potest enim esse memoria falsorum, aut quid quisquam meminit, quod non animo comprehendit et tenet? Ars uero quae potest esse nisi quae non ex una aut duabus, sed ex muîtis animi perceptionibus cons tat?
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De quoi se souvient-on si ce n'est de ce que l'esprit a perçu et conservé? Que peut être un art s'il n'est pas composé, non pas d'une ou deux, mais de plusieurs perceptions». Autrement dit, et comme l'a fort bien vu J. S. Reid, pour que soit préservée cette continuité parfaite entre la représentation «comprehensive» et la science, Lucullus est obligé de recourir à l'assimilation de la vérité à l'être, de l'erreur au non-être33. " Cependant, le postulat métaphysique qui sous-tend l'argument vaut moins par lui-même que comme un moyen de renforcer la continuité du système, mise à mal en ce qui concerne la mémoire par l'expérience la plus commune. La mémoire des choses fausses est inconcevable, bien que réelle, parce qu'admettre cette donnée psychologique reviendrait à reconnaître que la représentation «comprehensive» n'est pas la condition sine qua non de l'activité du λόγος. La réfutation de Cicéron prend la forme d'un syllogisme about issant, à partir de prémisses stoïciennes, à une conclusion inaccep table pour les Stoïciens34 : - si la mémoire ne porte que sur les réalités perçues et comp rises, tout ce dont on se souvient correspond à des objets perçus et compris; - or rien de faux ne peut être perçu; - donc, puisque l'Epicurien Siron se souvient de tous les dogmes d'Epicure, il en résulte nécessairement que ceux-ci sont vrais. L'Arpinate pratique avec bonheur l'ironie dans cette argument ation, tout comme quand il demande à Lucullus si le mathématic ien Polyaenus, qui, devenu épicurien, estima que toute la géomét rie était fausse, avait pour autant oublié tout ce qu'il savait dans ce domaine35. Mais le brillant de la forme ne doit pas dissimuler la profondeur de la pensée. En effet, ce que Cicéron exprime «en creux», négativement, à travers ces traits, c'est la conclusion à laquelle Platon parvient dans le Sophiste, lorsqu'il donne sa répons e au problème de l'erreur, qui était resté en suspens dans le Théé-
33 J. S. Reid, ad loc. 34 Cicéron, Luc, 33, 106 : Si igitur memoria perceptarum comprehensarumque rerum est, omnia quae quisque meminit, habet ea comprehensa atque percepta. Falsi autem comprehendi nihil potest, et omnia meminit Siron Epicuri dogmat a; uera igitur Ma sunt omnia. 35 Ibid.
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tète36: «(le non-être) n'a pas, s'il est permis de le dire, moins d'existence que l'être lui-même; car ce n'est pas le contraire de l'être qu'il exprime, c'est seulement autre chose que lui». L'idée d'une mémoire des choses fausses n'apparaît donc philosophique ment scandaleuse à Lucullus que parce que celui-ci n'a pas su défi nirce qu'est l'erreur. Ainsi, une fois de plus, le débat entre la Nouv elle Académie et le Portique perpétue, sous des formes différent es, une question qui était au centre de la réflexion platonicienne. Les limites de la dialectique; le problème des antilogies. Le stoïcisme n'a pas toujours défini la dialectique de la même manière, mais ces variations sont secondaires, surtout si l'on tient compte du fait qu'il l'a rétablie dans la dignité dont elle avait été déchue par Aristote 37. On sait, en effet, que le Stagirite, par oppos ition à Platon, sépara la dialectique de la philosophie et réduisit ce qui était pour son maître la science de l'être à «une simple techni que d'argumentation par questions et réponses, qui permet de par ler de tout, mais ne donne aucun enseignement, parce qu'elle se contente d'argumenter à partir des opinions admises et des notions communes, sans se soucier de la vérité»38. Le stoïcisme, lui, fit de la dialectique la science du jugement vrai et la rangea parmi les vertus du sage 39. Cette restauration qui, si elle n'était pas un retour pur et simple à Platon, redonnait à la dialectique un domaine et une fonction qu'Aristote lui avait refusés, ne trouva pas grâce auprès des philosophes de la Nouvelle Académie, puisque Camèade exprima sa condamnation de la dialectique en la comparant tantôt au poulpe qui se dévore lui-même, tantôt à Pénélope défaisant la nuit ce qu'elle avait tissé le jour, métaphore que Cicéron reprend dans son discours 40. Une telle attitude est appuyée dans le Lucullus sur deux grands arguments : cette prétendue science est incapable de se définir un domaine qui lui soit extérieur et, par ailleurs, loin de permettre un quelconque progrès, elle se détruit elle-même. Le premier grief est exprimé par Cicéron à travers une série
36 Platon, Sophiste, 258 b : ουδέν ήττον, ει θέμις ειπείν, αύτοΰ του δντος ουσία εστίν, ούκ εναντίον έκείνφ σημαίνουσα άλλα τοσούτον μόνον, έτερον εκεί νου. 37 Sur cette question, cf. les articles déjà cités de P. Hadot, Philosophie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité et Les divisions des parties de la philoso phie dans l'Antiquité. 38 P. Hadot, Les divisions. . ., p. 205. κατ' 39 Cf. Alex. Aphr., In Arist. Top., p. 3 ALD = S.V.F., II, 124 : μόνος ό σοφός αυτούς διαλεκτικός. 40 Cf. supra, p. 34, n. 106.
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de questions41 : «Vous dites qu'on a inventé la dialectique en quel que sorte pour discerner le vrai du faux et pour être un juge dans cette matière. Mais de quel vrai et de quel faux, et dans quel domaine? Est-ce en géométrie que le dialecticien jugera du vrai et du faux, ou en littérature, ou en musique? Mais il ne connaît pas ces arts! C'est donc en philosophie. Mais en quoi la grandeur du soleil le concerne-t-il? Qu'est-ce qui lui permet de juger du souve rainbien? Que jugera-t-il donc? De la vérité des conjonctives et des disjunctives, de l'ambiguïté des mots, des conséquences et des contradictions? Si telle est sa compétence, c'est d'elle-même qu'elle juge; or, elle promettait plus». Il est à remarquer que tout le passa ge est construit selon la division tripartite de la philosophie : après avoir exclu que la dialectique puisse être utile dans une ars, l'Arpinate évoque chacune des parties de la philosophie (dans l'ordre adopté par la Nouvelle Académie, parfaitement adapté de surcroît au but recherché dans ce passage) et conclut que le dialecticien est, au mieux, capable de faire ce que nous appellerions de la logique formelle. Nous avons là une tentative de définition, dans la tradi tion platonicienne, que l'on a pu comparer aux pages du Gorgias dans lesquelles Socrate cherche à déterminer ce qu'est la rhétori que42. Il serait plus juste, à notre avis, d'évoquer un autre texte, moins connu celui-là, mais qui, par son caractère aporétique devait être très prisé dans la Nouvelle Académie, le Charmide. A la fin de ce dialogue, consacré à la définition de la sagesse, Socrate constate que ses amis et lui n'ont pu parvenir à aucune réponse positive et il se qualifie malicieusement de «piètre chercheur» et même de «ra doteur»43. Y a-t-il eu pourtant véritablement échec? Non, puisque la discussion a au moins permis d'éliminer quatre définitions inexactes, parmi lesquelles la plus longuement réfutée est celle de Critias44 : «la sagesse a pour objet à la fois elle-même et les autres sciences». Or, la critique que fait Socrate de cette définition est très proche de celle que nous avons trouvée dans le Lucullus à propos
41 Cicéron, Luc, 28, 91 : Dialecticam inuentam esse dicitis, ueri et falsi quasi disceptatricem et iudicem. Cuius ueri et falsi, et in qua re? In geometriane quid sit uerum aut falsum dialecticus iudicabit an in litteris et in musicis? At ea non nouit. In philosophia igitur. Sol quantus sit quid ad ilium? Quod sit summum bonum quid habet ut queat iudicare? Quid igitur iudicabit? Quae coniunctio, quae diiunctio uera sit, quid ambigue dictum sit, quid sequatur quamque rem, quid repugnet. Si haec et horum similia iudicat, de se ipsa iudicat; plus autem pollicebatur. Trad. Bréhier-Goldschmidt modifiée. 42 Cf. la note de Reid ad loc, qui cite le Gorgias, 453 d. 43 Platon, Charmide, 175 e : φαΟλον ζητητήν; 176a: λήρον. 44 Ibid., 166e: μόνη τών άλλων επιστημών, αυτή τε αύτης εστίν καί των άλλων επιστημών επιστήμη.
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de la dialectique45: «si la sagesse», dit-il, «n'est que la science de la science et de l'ignorance, elle est incapable de distinguer le médecin qui sait son métier de celui qui l'ignore, qu'il soit d'ail leurs un charlatan ou un homme qui se fait illusion. Et le sage ne sera pas moins désarmé à l'égard des autres sciences, à moins d'être lui-même du métier, comme les autres artisans». En outre, à supposer même qu'une telle conception de la sagesse fût réalisable, elle ne procurerait pas à l'homme, affirme-t-il, ce qui est pour lui le plus précieux, à savoir le bonheur, la science du bien et du mal. Socrate rejette donc l'idée d'une science au second degré qui n'au rait aucune finalité morale et il est très vraisemblable que, s'il s'est attaché avec tant de soin à ruiner la définition de Critias, c'est qu'il a vu en elle l'expression en termes philosophiques de l'idéal sophis tiqued'une instruction formelle permettant de persuader dans tous les domaines46. L'opposition de la Nouvelle Académie à la dialectique stoïcien ne a donc ses racines dans la pensée socratique, avec cette diffé rence toutefois que, si dans le Charmide «la science de la science» n'est qu'une hypothèse, dont il suffit de démontrer l'inanité, la dia lectique stoïcienne, elle, existe bel et bien comme système de ra isonnement. L'Académicien cherchera donc à prouver que si les premiers éléments de cette prétendue science ont la séduction de l'évidence, ils conduisent très vite à d'insolubles apories, ces άποροι λόγοι dont les Stoïciens ne contestaient pas l'existence, mais qui n'ébranlaient en rien leur confiance dans la capacité de la raison à tout expliquer47. Les deux exemples donnés par Cicéron sont ceux du sorite et celui du «menteur». La forme de sorite utilisée dans cette critique de la dialectique est d'une grande simplicité, sans qu'il soit pourtant possible d'affi rmer qu'elle reproduit le modèle originel de ce sophisme : on part d'un nombre reconnu comme petit (trois en l'occurrence), on ajou te à chaque fois l'unité, on interroge l'interlocuteur sur le nombre ainsi obtenu et on arrive progressivement {minutim et gradatim) à lui faire qualifier de «petit» un nombre important, dix mille par exemple48. Le schéma inverse se trouve chez Horace, qui, lui, pro cède par diminutions successives, tandis que les deux démarches,
45 Ibid., 171 c : εί ή σωφροσύνη επιστήμης επιστήμη μόνον εστίν και άνεπιστημοσύνης, ούτε ίατρόν διακρΐναι οϊα τε έσται έπιστάμενον τα τής τέχνης ή μή έπιστάμενον προσποιούμενον δε ή οίόμενον, ούτε άλλον ούδένα των επιστα μένων και ότιουν πλην γε τον αύτοϋ όμότεχνον, ώσπερ οί άλλοι δημιουργοί. 46 Cf. Gorgias, Eloge d'Hélène, 13. 47 Diog. Laërce, VII, 44, inclut l'étude de ces apories à l'intérieur de la dia lectique stoïcienne. 48 Cicéron, Luc, 28, 92-29, 95. Sur le sorite, cf. supra, p. 242, n. 112 et 114.
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ascendante et descendante, sont combinées dans le témoignage de Sextus Empiricus49. Confronté à ce problème du sorite, Chrysippe avait mis au point une parade très empirique. Il pensait, en effet, que le seul moyen d'échapper à cet engrenage était de ne pas se laisser entraîner indéfiniment dans le jeu des questions et de s'ar rêter à un moment donné, dès qu'il sentirait la contradiction50: «comme un conducteur habile», disait-il, «je retiendrai mes che vaux avant d'arriver à la borne et d'autant plus si le terrain dans lequel ils s'engagent est dangereux». Un tel raisonnement, en fait, ne pouvait que combler d'aise les Académiciens, puisqu'il confir maità quel point la dialectique stoïcienne, si ambitieuse dans ses prétentions, se trouvait désarmée devant l'obstacle du sorite. Chry sippe en était réduit à suspendre son jugement, non parce qu'il se trouvait devant une proposition obscure - le propre du sorite étant de ne présenter au répondeur qu'une chaîne d'évidences -, mais parce qu'il pressentait qu'il allait être obligé d'assentir à quelque chose d'absurde. Il s'agit donc d'une εποχή en quelque sorte pré ventive, ne constituant aucunement une réponse sur le fond, d'où la réponse très ironique de Camèade51 : «pour moi, tu peux ron fler et non seulement te taire, mais à quoi bon? Il viendra, en effet, quelqu'un pour te réveiller et continuer à t'interroger». Pour mieux comprendre dans quel esprit la Nouvelle Acadé mie,et en tout cas Cicéron, se servait du sorite contre la dialecti que stoïcienne, un phrase nous paraît d'un grand intérêt, qui figu re au début du développement sur ce sophisme : rerum natura nullam dédit cognitionem finium ut ulta re statuere possimus quatenus52. On a, certes, remarqué que le sorite néoacadémicien expri me la conception platonicienne du sensible comme lieu du change mentincessant et de l'aparallaxie, mais nous voyons que Cicéron est bien plus précis encore, puisqu'il ne s'en tient pas au monde des représentations et qu'il affirme que les choses ont une « limite », c'est-à-dire un être, une définition, qu'il n'est pas donné à l'homme de connaître, tant sa raison est imparfaite53. 49 Horace, Ep., II, 1, 47; Sext. Emp., Adu.math., I, 68-69; VII, 418-421. 50 Cicéron, Luc, 29, 94 : ut agitator callidus, prius quant ad finem ueniam, equos sustinebo, eoque magis, si locus, is, quo ferentur equi, praeceps erit. Trad. Bréhier-Goldschmidt légèrement modifiée. Pour J. Barnes, op. cit., p. 55, Chry sippe perçoit quel est le dernier cas clair, après lequel l'arrêt est nécessaire. 51 Ibid., 93 : Per me uel stertas licet, inquit Carneades, non modo quiescas. Sed quid proficit? Sequitur enim qui te ex somno excitet et eodem modo interroget. Trad, pers. 52 Ibid., 92: «La nature ne nous a pas donné la connaissance des limites qui nous permettrait de définir exactement une réalité ». Trad. pers. 53 Sur la signification philosophique du sorite chez les Néoacadémiciens, cf. H. J. Krämer, op. cit., p. 75-77.
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En pratiquant ainsi le sorite, les Académiciens s'interdisaient toute affirmation quant à la nature précise de la relation entre le flux des sensations et l'être véritable, mais ils disposaient d'une arme redoutable leur permettant de battre en brèche la conviction stoïcienne que la singularité des choses, leur ιδία ποιότης, nous est doublement accessible, puisque donnée comme virtualité dans la représentation «comprehensive» et conquise par le travail de la dialectique. Ce même optimisme, cette même confiance dans la raison humaine sont visés dans la critique des «raisonnements indémont rables», qui constituent l'équivalent pour la raison de ce qu'est la représentation «comprehensive» pour la sensation, puisque, selon les Stoïciens, leur évidence est telle qu'ils se suffisent à euxmême54. Cicéron n'en mentionne qu'un seul, alors que Sextus en cite cinq, mais surtout il procède de tout autre manière que le Pyrrhonien. Alors que celui-ci s'attache à réfuter la lettre même de chacun de ces άναπόδεικτοι λόγοι, de façon à démontrer que l'on ne peut rien en conclure, l'Arpinate, fidèle à la méthode académic ienne,n'en récuse pas a priori le principe et accepte dialectiquement la validité d'un raisonnement comme celui-ci55 : « Si tu dis maintenant qu'il fait jour et si tu dis vrai, il fait jour ; or, tu dis maintenant qu'il fait jour, et tu dis vrai, donc il fait jour ». Sa méthode est, en fait, exactement la même que celle qu'il a appliquée à propos de la représentation «comprehensive». Tout comme, plutôt que de contester d'emblée l'existence de celle-ci, il avait entrepris de prouver que des représentations fausses pou vaient lui être en tout point identiques, ici il fait remarquer à Lucullus que le paradoxe du «menteur» («Si tu dis que tu mens et si tu dis vrai, tu mens; or tu dis que tu mens et tu dis vrai, donc tu mens») est construit sur le même modèle que le raisonnement pré cédent et aboutit cependant à une aporie qui défie l'entende ment56.Donc la dialectique ne peut établir des modèles à valeur universelle et les évidences qui s'offrent à la raison ne sont pas plus acceptables que celles qui séduisent les sens. Les «raisonne ments indémontrables», point de départ de l'enseignement de la dialectique stoïcienne, ne sont plus, après une telle critique, qu'un
54 Cicéron, ibid., 96, cf. le développement de Sext. Emp. sur les άναπόδεικτ οι λόγοι dans Hyp. Pyr., II, 13, 157. 55 Ibid. : «Si diets nunc lucere et uerum diets, lucet; diets autem nunc lucere et uerum dicis : lucet igitur». 56 Ibid. Nous n'avons pas pu consulter l'ouvrage consacré au «menteur» par A. Rüstow, Die Lügner. Theorie, Geschichte und Auflösung, Diss. Erlangen, 1910, et cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 59, n. 221.
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obstacle supplémentaire dans la quête de la vérité et ils confirment qu'il n'existe aucune certitude naturelle qui puisse fonder celle-ci. «Quel procès peuvent-ils m 'intenter à moi qui suis leur propre doctrine?», demande ironiquement Cicéron en parlant des Stoï ciens57, et il est vrai que ce procès de la dialectique a été tout entier instruit en prenant à la lettre les ambitions proclamées par les Stoïciens pour celle-ci et en montrant qu'une raison véritabl ement exigeante réduit ces prétentions à fort peu de chose, pour ne pas dire à rien. Le seul reproche que l'on pourrait faire à cette cri tique, c'est qu'elle néglige un caractère important de la théorie stoïcienne de la dialectique. En effet, les philosophes de cette école n'ont cessé de répéter que le sage est le seul dialecticien; autre ment dit, nul autre que lui ne peut réaliser les possibilités, les pro messes de la dialectique, nul autre que lui ne peut faire qu'elle soit une science de la vérité, et non plus seulement du vrai58. Ce qui distingue toutefois les Stoïciens de la Nouvelle Académie, c'est que, conscients du caractère imparfait de la dialectique pratiquée par le tout-venant, par le stultus, ils ont cependant pensé qu'utilisée par le sage elle deviendrait une de ses vertus, tandis que Camèade et ses disciples l'ont combattue hic et nunc, en excluant une fois de plus cette idée d'un changement qualitatif, sans laquelle le stoïcisme perd tout son sens. Mais il importe aussi d'analyser d'une manière plus générale l'attitude de Cicéron lui-même à l'égard de la dialectique, car on peut avoir l'impression qu'il fait à ce sujet des déclarations assez contradictoires. Dans le Lucullus, non seulement il développe la critique carnéadienne de la dialectique, mais il dévalorise aussitôt les instruments dont il s'est lui-même servi en les qualifiant de «pièges que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes», et il fait même une sorte d'éloge d'Epicure, ce prétendu lourdaud qui est en réalité cautus, parce qu'il est allé jusqu'à rejeter le principe de contradiction59. Ailleurs, cependant, il raille l'extrême confusion de langage à laquelle le refus de la dialectique conduit ce même Epicure et, surtout, dans ses traités de rhétorique, il souligne à quel point Yars artium est une formation précieuse, indispensable pour l'orateur60. L'image qui revient le plus souvent est celle, attri-
57 Ibid., 98 : Mecum uero quid habent litium, qui ipsorum disciplinam sequor? 58 Sur la différence entre ces deux concepts dans le système stoïcien, cf. V. Goldschmidt, Le système. . ., p. 165. 59 Ibid., 97. 60 Sur la critique du rejet épicurien de la dialectique, cf. infra, p. 394-396. L'importance de la dialectique pour l'orateur est tout particulièrement souli-
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buée à Zenon lui-même, de la paume et du poing, symbolisant l'une la rhétorique, l'autre la dialectique, celle-ci étant considérée com meune contracta et astricta eloquentia61. Mais Cicéron n'identifie pas pour autant la dialectique à sa version stoïcienne et, s'il est vrai qu'il a été formé à cette dernière par son maître et ami Diodote, Philon et Antiochus l'ont exercé à la dialectique aristotélicienne, plus proche du sens commun. C'est pourquoi, dans YOrator, il lais seà celui qui se prépare à l'éloquence la liberté de choisir entre la disciplina antiqua, la dialectique de l'Ancienne Académie et des Péripatéticiens et la disciplina Chrysippi62. Peu importe donc l'éco le à laquelle l'orateur a été formé, pourvu qu'il connaisse ce qui est indispensable à l'art de parler63: «le sens, la nature, les catégories de mots aussi bien simples que groupés; ensuite combien de façon il y a de dire une chose; comment on juge du vrai et du faux; quell e conclusion on peut tirer d'une proposition; ce qui est cohérent et ce qui est contradictoire; et puisqu'il existe bien des expressions ambiguës, comment il faut diviser et expliquer chacune d'entre elles». Il y a donc pour l'orateur comme pour le philosophe un bon usage de la dialectique, mais comment le définir? Ce que Cicéron n'accepte pas, c'est que la dialectique soit utilisée pour elle-même, qu'elle devienne un absolu coupé des réalités et des autres scien ces.L'orateur ne peut se dispenser de l'étudier mais, s'il n'est que dialecticien, son éloquence sera sèche, peu attrayante et il sera incapable de persuader, à l'instar du Stoïcien P. Sulpicius Rufus qui, homme d'une grande culture juridique et philosophique (il fut l'élève de Panétius), fut condamné bien qu'innocent, parce qu'il se refusa à pratiquer autre chose qu'une éloquence austère64. Le phi losophe stoïcien qui se complaît dans l'utilisation mécanique des syllogismes, sans se soucier de mettre ceux-ci en rapport avec l'e xpérience, s'égare dans des exercices stériles. Dans cette condamna-
gnée dans Or., 32, 113-33, 117. Sur la relation entre dialectique et rhétorique, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie, p. 158-234. 61 Cette expression se trouve dans Brutus, 89, 309. La métaphore de la pau me et du point appliquée à la relation de la rhétorique et de la dialectique figu redans Or., 32, 113 et dans Fin., II, 6, 17; elle a été reprise par Quintilien, Inst. or., II, 20, 7. Sur les deux utilisations de cette méthaphore par Zenon, cf. l'arti clede J. P. Dumont, L'âme et la main. . ., op. cit. 62 Cicéron, Orator, 32, 115. 63 Ibid. : Nouerit primum uim, naturam, genera uerborum et simplicium et copulatorum; deinde quoi modis quidque dicatur; qua ratione uerum falsumne sit iudicetur; quid efficiatur e quoque; quid cuique consequens sit quidque contrarium; cumque ambigue multa dicantur, quo modo quidque eorum diuidi explanarique oporteat. 64 Cicéron, Brutus, 30, 114-116.
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tion cicéronienne d'une science purement abstraite, formelle et qui, de surcroît, prétend à l'universalité, il y a certes l'influence de la Nouvelle Académie, mais aussi cette passion du concret, si caractéristique de la pensée romaine. Il est, à cet égard, très signi ficatif que Sénèque, pourtant stoïcien, n'hésite pas à railler les sy l ogismes de Zenon, qu'il qualifie d'« inepties grecques», tout en reconnaissant que lui-même y est encore quelque peu attaché65. Le conseil qu'il donne donc à Lucilius est de ne pas chercher à rame nerles problèmes moraux «aux lois de la dialectique et à ces argut ies, fruits de l'art le plus languissant qui soit», mais de les affron ter sans détour, ce qu'il résume dans une belle sententia66 : «il faut agir avec plus de simplicité en faveur de la vérité et avec plus d'énergie contre la crainte». Chez lui, comme chez Cicéron, est affirmée avec vigueur cette idée que la preuve la plus manifeste de l'échec de la dialectique se trouve dans son incapacité à rendre ver tueux celui qui ne l'est pas, à persuader le tout- venant des vérités qu'elle prétend avoir démontrées. Si donc l'attitude à l'égard de la dialectique dans son ensemble apparaît nuancée, il n'en est pas de même à l'égard des antilogies pratiquées dans l'Académie et le Lycée, mais dont nous savons par Plutarque que Chrysippe, tout en ne les récusant pas complète ment, leur préférait un enseignement continu et dogmatique67. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer quelques-uns des textes où il explique sa prédilection pour cette méthode, dans laquelle il voit un instrument indispensable à la fois pour former l'orateur à la copia et pour progresser dans la recherche de la vérité, en permett ant de dégager la plus grande vraisemblance et d'éviter l'écueil des certitudes trop rapidement acquises68. Il nous reste à complét er et à préciser cette analyse. Nous sommes persuadé, en effet, que l'on s'est trop exclusivement attaché à découvrir l'origine de ce type de disputano dans l'Académie et que cette Quellenforschung a eu pour conséquence la sous-estimation du témoignage cicéronien. Celui-ci a certes été étudié, puisque c'est en grande partie à partir de lui que H. J. Krämer et J. Glucker ont conclu, l'un à la continuit é de la dialectique néoacadémicienne par rapport à l'Ancienne Académie69 et au Lycée, l'autre à l'originalité d'Arcésilas dans l'école platonicienne, mais le travail a été fait de manière ponctuel-
65 Sénèque, Ep., 82, 8. 66 Ibid., 19 : non redigo ista ad legem dialecticam et ad illos artificii ueternosissimos modos. . . Pro ueritate simplicius agendum est, contra metum fortius. 67 Plutarque, Sto. rep., 10, 1035 f. 68 Cf. supra, p. 120. 69 H. J. Krämer, op. cit., p. 14-58; J. Glucker, op. cit., p. 34, n. 79, comment aire de la thèse de Krämer.
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le, sans que l'on ait cherché à appréhender la logique des propos cicéroniens. Ce qu'il faut espérer d'une approche plus globale, ce n'est pas une réponse définitive sur le problème de fond, mais des indications sur la manière dont les Académiciens percevaient et expliquaient eux-mêmes cet aspect de la philosophie. Paradoxalement, puisqu'il est difficile d'évoquer la Nouvelle Académie sans penser à la disputatio in utramque partent romaine de Camèade sur la justice, Cicéron, lui, emploie le plus souvent l'expression contra omnium sententias dicere10. H. J. Krämer, à qui ce détail n'a pas échappé, en a conclu que la seule innovation d'Arcésilas par rapport aux joutes dialectiques qui avaient lieu dans l'Ancienne Académie, fut de se réserver systématiquement le rôle du contradicteur71. En réalité, c'est Cicéron lui-même qui nous interdit d'interpréter cette volonté de contradiction systématique comme une simple variante d'exercices scholastiques antérieurs. A cet égard, le texte le plus complet, le plus clair dans sa formulat ion, est la préface du second livre du De finibus dans lequel l'Arpinate, exprimant son peu de goût pour Yoratio continua, se réclame de Socrate qui, dit-il, contrairement à Gorgias, ne cherchait pas à faire étalage de sa science, mais à connaître les opinions des gens et, le cas échéant, à les réfuter72 : «cette pratique», poursuit-il, «abandonnée par ceux qui ont suivi, fut reprise par Arcésilas qui décida que ceux qui voulaient l'entendre ne devaient par lui poser de questions mais faire connaître eux-mêmes leur opinion; après quoi, il prenait le contre-pied de celle-ci, mais en laissant ceux qui l'écoutaient se défendre aussi longtemps qu'ils en étaient capab les». On ne saurait être plus catégorique dans l'affirmation que la Nouvelle Académie rompit avec la tradition des successeurs imméd iatsde Platon pour renouer avec la dialectique socratique, les phi losophes dogmatiques étant, à l'inverse, implicitement assimilés à des continuateurs de la sophistique. Nous ne reviendrons pas sur le problème des origines de la philosophie d'Arcésilas, l'important étant ici de constater qu'à tort ou à raison la Nouvelle Académie rattachait à Socrate sa pratique de la réfutation systématique. Carnéade, lui-même, dont la postérité a surtout retenu l'image d'un virtuose de la défense du pour et du contre à propos d'un même thème, est présenté au début du De natura deorum comme le digne 70 Cette expression ou des expressions équivalentes se trouvent dans Fin., II, 1 ; IV, 4, 10; Tusc, I, 4, 8 {Socratica ratio); Nat. de., I, 5, 11. 71 H. J. Krämer, toc. cit. 72 Cicéron, Fin., II, 1, 2 : Qui mos cum a posterioribus non esset retentus, Arcésilas eum reuocauit instituitque ut ti qui se audire uellent non de se quaererent, sed ipsi dicerent quid sentirent; quod cum dixissent, Me contra; sed eum qui audiebant, quoad poterant, defendebant sententiam suam.
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successeur de Socrate et d'Arcésilas dans ce domaine, lorsqu'il évo que «cette méthode philosophique consistant à réfuter systémat iquement et à ne se prononcer ouvertement sur rien, laquelle, inau gurée par Socrate, restaurée par Arcésilas et affermie par Camèad e, a été en honneur jusqu'à notre époque»73. Mais précisément, faut-il prendre au pied de la lettre l'expres sion contra omnia disserere, alors que quelques lignes plus loin dans ce même texte l'Arpinate reparle de la méthode de la Nouvell e Académie en l'identifiant à la disputatio in utramque partem, puisqu'il dit que l'exigence de vérité qui anime les philosophes de son école les contraint à connaître toutes les doctrines afin de pou voir et contra omnis philosophos et pro omnibus dicere74? Cette même variation se retrouve ailleurs et l'on est donc fondé à se demander quelle était donc exactement la méthode pratiquée dans la Nouvelle Académie. La difficulté de cette question vient, nous semble-t-il, de ce que Cicéron tantôt distingue et tantôt confond deux réalités apparte nant à des ordres différents : d'une part, la pratique dialectique de la Nouvelle Académie et, d'autre part, la justification que celle-ci en donnait. Bien que nous sachions peu de chose à ce sujet, il paraît indiscutable que la première était variée et qu'elle comport ait aussi bien des joutes opposant deux personnages que des anti logies identiques dans leur forme aux δισσοί λόγοι de la tradition sophistique, le même individu soutenant le pour et le contre sur un thème donné75. Mais, quelle que fût la diversité de ces exercices, ils étaient tous censés correspondre à l'inspiration socratique du contra omnia dicere, dont Arcésilas avait fait le maître mot de sa philosophie, les Néoacadémiciens considérant toujours que leur tâche la plus essentielle était de détruire les certitudes afin de pro gresser dans la découverte de la vérité. Même lorsqu'ils défen daient un point de vue, ils n'avaient pas conscience d'enfreindre la règle de la contradiction universelle, puisque ce plaidoyer était indissociable de sa réfutation et qu'il ne se justifiait que par la volonté de rendre celle-ci plus exacte et plus complète. La recher che philosophique étant à leurs yeux inconcevable sans la confront ation des opinions contraires, il s'agissait pour eux de participer à celle-ci lorsque le dogmatique était présent, ou de la mimer en sou-
73 Cicéron, Nat. de., I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio contra omnia disserendi nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Cameade, usque ad nostram uiguit aetatem. 74 Ibid. 75 Le seul exemple de disputatio in utramque partem néoacadémicienne qui nous soit parvenue est la fameuse antilogie de Camèade, cf. infra, p. 496-508.
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tenant alternativement une thèse et son contraire, avec toujours la conviction que leur rôle devait être la mise en évidence du caractè re décevant des opinions et des dogmes. Cependant, on ne percevrait que très partiellement la comp lexité du témoignage cicéronien, si l'on oubliait que l'Arpinate fut aussi l'élève d'Antiochus d'Ascalon et que ce dernier ne pouvait pas avoir sur la question de l'origine de la dialectique la même doctri ne que les tenants de la Nouvelle Académie. Si ceux-ci se récla maient de Socrate et d'Arcésilas, c'est à l'Ascalonite qu'il faut, selon nous, rattacher la tradition faisant d'Aristote l'inventeur de la disputatio in utramque partent. Celle-ci est exposée dans deux tex tes. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer l'excursus philosophi que du troisième livre du De oratore76. Rappelons donc que dans ce passage deux méthodes sont soigneusement distinguées : d'une part, celle d'Aristote («soutenir sur toutes les questions le pour et le contre»), d'autre part celle d'Arcésilas et de Camèade («combattre toute proposition qui sera mise en avant»)77. Cicéron se place du point de vue de la formation de l'orateur, il estime que celui-ci doit être capable de procéder indifféremment comme le Stagirite ou comme les Académiciens, il n'approfondit pas le sens philosophi que de la distinction qu'il a établie. Cette imprécision n'existe pas dans le second texte78, qui est incontestablement antiochien, étant donné qu'il se trouve dans le livre V du De finibus, dont la dépendance par rapport à l'Ascalonit e ne peut être sérieusement contestée. Nous y lisons ceci : «c'est Aristote qui, le premier, conçut la pratique consistant à présenter sur chaque question le pour et le contre, non pas pour contredire systématiquement toute affirmation, à la manière d'Arcésilas, mais pour révéler ce qui dans toute question peut être dit dans un sens et dans l'autre». La netteté de la formulation ne permet aucun dout e : Antiochus, parce qu'il avait rompu avec la Nouvelle Académie et cherchait ses références dans l'Académie et le Lycée, avait choisi de privilégier l'apport du Stagirite à la dialectique, en soulignant
76 Ci. supra, p. 109-113. 77 Cicéron, De or., III, 21, 80: qui Aristotelio more de omnibus rebus in utramque partem possit dicere et in omni causa duas contrarias orationes . . . aut hoc Arcesilae modo et Cameadi contra omne quod propositum sit disserat. . . La correction des éditeurs, qui ont mis partem à la place du partem sententiam des manuscrits paraît tout à fait justifiée. 78 Cicéron, Fin., V, 4, 10: ab Aristoteleque principe de singulis rebus in utramque partem dicendi exercitatio est instituta, ut non contra omnia semper, sicut Arcesilas, diceret, et tarnen ut in omnibus rebus, quicquid ex utraque parte dicere posset, expromeret.
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l'esprit positif de la méthode aristotélicienne par opposition à l'aporétisme de la Nouvelle Académie. Dans le très remarquable article qu'il a consacré à la «joute dialectique d'après le huitième livre des Topiques-», Paul Moraux constate ce qu'il appelle «un certain décalage» entre l'attribution par Cicéron à Aristote de la disputano in utramque partent et la pla ce très secondaire que celle-ci occupe dans les Topiques19. Elle y apparaît, en effet, comme un simple exercice de préparation à la «joute», qui nous est décrite comme un tournoi opposant un ques tionneur, qui menait le jeu, et un répondant, lequel, la plupart du temps, se contentait de répondre par oui ou par non, selon que les propositions de l'adversaire lui semblaient être plausibles ou para doxales. L'interprétation que donne P. Moraux de cette discordan ce entre le Stagirite et l'Arpinate est double80 : ou bien, dit-il, l'e xpression utilisée par Cicéron est «une désignation trop vague et en partie inadéquate» des discussions pratiquées dans le Lycée, ou bien «Aristote a effectivement fait pratiquer plusieurs genres d'exercices dialectiques, l'un mettant aux prises un questionneur et un répondant, l'autre donnant aux adversaires la possibilité d'argu menter en faveur de thèses contradictoires». Nous croyons que l'explication la plus plausible se trouve en dehors de cette alternative. En effet, tout comme l'expression contra omnia dicere s'est révélée être beaucoup moins une descrip tion précise de la dialectique de la Nouvelle Académie qu'une manière pour ces philosophes de se rattacher à une certaine image de Socrate, de même la présentation d'Aristote comme l'inventeur du dicere in utramque partent nous semble devoir être interprétée non comme une indication de caractère historique, mais comme le moyen par lequel Antiochus d'Ascalon s'efforçait d'établir son ori ginalité en définissant une tradition différente de celle de l'école qu'il avait quittée. Cicéron s'est donc trouvé être le dépositaire de deux enseignements très proches dans leur contenu - il est fort vraisemblable qu 'Antiochus formait ses élèves à la dialectique avec des exercices qui dans leur forme ne différaient guère de ceux qu'il avait lui-mêmes pratiqués dans la Nouvelle Académie -, mais anta gonistes par leurs autorités de référence, ou tout au moins par l'image qu'il en donnait. Or, s'il a rendu compte fidèlement de cet teopposition, il a cherché aussi à l'atténuer, sans doute parce qu'il en percevait le caractère assez artificiel, et lui-même semble avoir
79 P. Moraux, La joute dialectique d'après le huitième livre des « Topiques », dans Aristotle on dialectics, the «Topics», (Proceedings of the 3rd Symposium Aristotelicum), Oxford, 1968, (p. 277-312), p. 303. 80 Ibid.
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considéré le contra omnia dicere et le dicere in utramque partent comme deux méthodes certes distinctes, mais finalement d'égale valeur non seulement pour la formation de l'orateur, mais aussi pour la recherche de la vérité. Nous en voulons pour preuve la pré face du De fato, qui montre bien comment un événement fortuit suffit à faire passer l'Arpinate de l'un à l'autre81. Il nous y apprend, en effet, qu'il avait primitivement l'intention d'écrire cet teœuvre sur le modèle du De natura deorum ou du De diuinatione, «en donnant pour les deux thèses un développement continu, de manière qu'il fût facile à chacun d'approuver ce qui lui paraissait le plus probable», mais, ajoute-t-il ironiquement, «un hasard m'a empêché de réaliser ainsi ma dissertation sur le destin ». Ce hasard, ce fut l'arrivée chez lui du consul désigné, son ami Hirtius, qui exprima le souhait de l'entendre réfuter une thèse donnée, comme il l'avait fait dans les Tusculanes*2. Nous voyons là que pour Cicéron le passage de l'antilogie à la réfutation d'une proposition ne fait aucun problème et il est probable que, s'il s'en était tenu à son projet initial, il aurait simplement regroupé dans un premier dis cours toutes les indications sur la doctrine stoïcienne du destin qui figurent dans le De fato. De fait, toute son œuvre philosophique participe à la fois du contra omnia dicere et de la disputatio in utramque partent. Cela est évident pour le Lucullus, le De Natura Deorum et le De diuinatione, qui se présentent comme une confrontation de discours, mais dans laquelle l'Arpinate se réserve toujours la réfutation, conciliant ainsi l'exposé suivi, plus propre à la clarté du débat et à l'éclat du style, et la vocation académicienne de destruction des fausses certitudes. Aussi peut-il, au début du Lucullus, revendiquer les deux méthod es83: «notre habitude est de dire ce que nous pensons en réfutant toutes les opinions ... et nos discussions n'ont d'autre fin que de faire apparaître et, pour ainsi dire, de faire sortir, en plaidant le pour et le contre, la vérité, ou ce qui s'en approche le plus». En fait, on ne trouve l'image de ce que pouvait être le contra omnia dicere par questions et réponses que dans un seul ouvrage,
81 Cicéron, Fat., I, 1 : Quod autem in aliis libris feci, qui sunt de natura deo rum, itemque in Us, quos de diuinatione edidi, ut in utramque partem perpetua explicaretur oratio, quo facilius id a quoque probaretur, quod cuique maxime pro babile uideretur, id in hac disputatione de fato casus quidam ne facerem impediuit. 82 Ibid., 2, 4. 83 Cicéron, Luc, 3, 7 : Nos autem, quoniam contra omnis dicere quae uidentur solemus. . . ; neque nostrae disputationes quicquam aliud agunt nisi ut in utramque partem dicendo eliciant et tamquam exprimant aliquid, quod aut uerum sit aut ad id quant proxime accédât. Trad. pers.
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les Tusculanes, étant admis que, comme l'a finement remarqué P. Moraux, la discussion dialectique qui figure au début du second livre du De finibus n'est pas une véritable joute dans laquelle le répondant défend une thèse contradictoire de celle du question neur84.Dans les Tusculanes, en revanche, le procédé correspond parfaitement à celui que les philosophes de la Nouvelle Académie affirmaient avoir été celui de Socrate et d'Arcésilas. Un interlocu teur avance une proposition qui est de l'ordre de la vraisemblance généralement acceptée et, par ses questions habilement agencées, Cicéron va l'obliger à se contredire, puis à concéder que les morts ne sont pas malheureux et que la mort n'est pas un mal, enfin à exiger lui-même un développement suivi sur le thème «la mort est un bien». L'affrontement dialectique n'occupe donc qu'une place assez restreinte dans le livre, Cicéron préférant de toute évidence «les plaines» du discours suivi à la discussion85, mais, malgré sa brièveté, il a une importance considérable puisqu'il permet de relier chacune de ces disputationes à la tradition des exercices scholastiques pratiqués par les maîtres dont se réclame l'Arpinate. Cicéron a donc su aller au-delà des oppositions artificielles et des justifications rigides pour prendre acte des similitudes au moins formelles entre la dialectique de la Nouvelle Académie et celle du Lycée, et surtout pour adapter les formations qu'il a reçues à son tempérament personnel. Plutôt donc que chercher à déterminer les parts respectives dans son œuvre de la disputatio in utramque partent et du contra omnia, ce qui reviendrait à dissocier ce que lui-même a voulu amalgamer, il convient de récapituler les quelques règles qui nous paraissent constituer l'essentiel de sa dia lectique : - ne rien imposer à l'interlocuteur, le laisser libre de défen dreson point de vue, mais le rendre, par un moyen ou par un autre, conscient des contradictions que comporte son opinion; - faire que la discussion philosophique ne s'enlise pas dans la technicité ou dans les arguties, mais soit, en même temps qu'une démonstration de rigueur intellectuelle, l'occasion de créer de la beauté ; - enfin, n'aboutir à aucun dogme et permettre ainsi à la quête de la vérité de se poursuivre.
84 P. Moraux, op. cit., p. 307. 85 L'image du cavalier dans la plaine est chère à Cicéron qui l'utilise sou vent pour évoquer le déroulement de l'oratio, cf. les références données par Reid en Luc, 35, 112, et tout particulièrement, en ce qui concerne la philoso phie, Fin., 1, 16, 54.
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. . . sed de sapiente quaeritur. (Luc, 20, 66). Conclusion A chaque étape de notre recherche, nous avons retrouvé le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la définition de la sagesse. Pour conclure notre réflexion, c'est donc le sens de cette divergence que nous voulons approfondir et nous partirons pour cela d'un texte postérieur au Lucullus, mais qui nous paraît le plus propre à montrer ce qu'était le sage pour les Stoïciens. La lettre 53 de Sénèque commence par le récit d'une traversée difficile et s'achève par un éloge de la sagesse construit selon une intéressante et subtile progression 86. Sénèque commence par dire à Lucilius que la philosophie lui permettra de s'élever au-dessus de la masse des humains, puis qu'elle fera de lui presque l'égal d'un dieu - la seule différence étant l'éternité du bonheur divin -, et enfin que le sage est même en un certain sens supérieur à la divinit é, car «celle-ci doit à sa nature de ne point connaître la crainte, tandis que notre sage le doit à lui-même» 87. Il y a là un magnifique témoignage de l'humanisme stoïcien, sublime de confiance - ou d'espoir insensé - dans la nature humaine, qui affirme que non seulement l'homme peut parvenir à un bonheur identique à celui des dieux, mais que les obstacles mêmes qui rendaient cette conquête improbable rendent plus éclatante encore sa perfection. Du sage stoïcien on ne peut pas dire, comme Ménénius à propos de Coriolan dans la pièce de Shakespeare 88 : he wants nothing of a god but eternity, car le stoïcisme n'a jamais établi une relation entre la qualité du bonheur et sa durée {non est uirtus maior quo longior, dit quelque part Sénèque 89) et que, de surcroît, les limites biologi ques de la nature humaine ont pu être considérées comme le rehaut de la sagesse. Il est vrai que l'histoire du stoïcisme est parcourue par une interrogation à laquelle aussi bien Zenon que Chrysippe apportè rent une réponse négative : une telle idée de la sagesse ne présumet-elle pas de l'homme 90? S'ils reconnaissaient d'eux-mêmes que le sage ne peut être qu'une rarissime exception91, ils n'admirent
86 Sénèque commence cette lettre avec beaucoup d'humour: quid non potest mihi persuaderi, cui persuasum est ut navigarem? 87 Ibid., 1 1 : Est aliquid quo sapiens antecedat deum : Me naturae beneficio non timet, suo sapiens. Trad. Noblot légèrement modifiée. 88 Shakespeare, Coriolan, V, 4, lignes 24-25 de l'édition Arden, Londres, 1976. 89 Sénèque, Ep., 73, 13. 90 Cf. Cicéron, Fin., IV, 20, 56, et Diogénien, ap. Eusèbe, Praep. Eu., VI, 8, 13 = S.V.F., III, 668. 91 Le sage est plus rare que le Phénix, cf. Sénèque, Ep., 42, 1.
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jamais que tout leur système était orienté vers un idéal irréalisable, ce en quoi ils avaient la même attitude que leurs adversaires épicu riens. Il ne suffisait pas, cependant, pour être convaincants de fon der leur argumentation sur l'existence passée ou future d'un ou deux sages et c'est dans une lettre de Sénèque que nous trouvons la réflexion la plus cohérente sur cette question. A ceux (évidemment des Platoniciens) qui objectent au stoïcisme que la vertu et le bon heur sont l'apanage des dieux, l'homme devant se contenter de leur image, il réplique que si la raison des dieux est parfaite, celle des hommes est perfectible92. Autrement dit, peu importe de savoir si le sage existe ou s'il a existé, puisque, de toute façon son existence est inscrite dans la réalisation des virtualités de la raison, dont la perfectibilité a pour aboutissement l'identification de la volonté humaine à celle de Dieu. L'exaltation du bonheur du sage figure dans divers textes cicéroniens, et notamment dans le second livre du De natura deorum, où Balbus s'exprime en des termes qui préfigurent ceux employés par Sénèque93. Elle est, en revanche, absente du discours de Lucullus, et cela s'explique aisément. En effet, Balbus ou Sénèque se placent du point de vue de l'achèvement de la raison, tandis que Lucullus se consacre essentiellement à la représentation, c'est-àdire à la source de l'activité rationnelle. Compte tenu, cependant, du fait que dans le stoïcisme l'origine contient potentiellement la fin et que celle-ci, pour être comprise, doit être « référée au début », parler de la représentation «comprehensive» ou de l'assentiment, c'est déjà parler de la sagesse, puisqu'on en établit le principe natur el94. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir Lucullus affirmer que le sage est le seul objet de son discours. Ce qu'il dit du sapiens concer ne essentiellement la constance de la science95 : le sapiens est cer-
92 Ibid., 92, 27. 93 Cicéron, Nat. de., II, 61, 153 : ... cognitionem deorum e qua oritur pietas, cui coniuncta iustitia est reliquaeque uirtutes, e quibus vita beata existit, par et similis deorum, nulla re nisi immortalitate (quae nihil ad bene uiuendum pertinet) cedens caelestibus. 94 Sur le fait que dans le stoïcisme la fin est déjà potentiellement incluse dans l'origine, cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien. . ., p. 160 : «A sept (ou à quatorze) ans, l'enfant n'est certes pas encore un sage. Mais il possède cepen dantl'ensemble des notions requises pour le devenir. Ici encore, on peut dire que « tout est donné » ; la sagesse, au départ, est le « sens commun » et, parvenue à son terme, elle ne cesse de s'accorder avec lui». 95 Cicéron, Luc, 9, 27 sq. Ι/έποχή occasionnelle du sage est mentionnée en 17, 54. Les Académiciens ont cherché à mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes en démontrant que Chrysippe, d'une part, considérait le bien et le mal comme des réalités sensibles et, d'autre part, prétendait que le sage
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tain de tout, et d'abord de sa propre sagesse, et la mention de cas où il suspend son jugement n'a pas pour fin de mettre en évidence une faille dans ce roc de certitudes, mais au contraire de confir merson infaillibilité par cette εποχή au caractère à la fois excep tionnel et provisoire. La conviction qu'un simple mortel pourrait accéder à une per fection qui ferait de lui hic et nunc l'égal de Dieu était bien étran gère à l'école platonicienne. Qu'il nous suffise de rappeler ici ce qu'écrit Platon au sixième livre de la République96; «le philosophe, ayant commerce avec ce qui est divin et ordonné, devient lui-même ordonné et divin dans la mesure où cela est possible à l'homme». Les exégètes discuteront encore longtemps pour savoir s'il y a vér itablement un pessimisme platonicien, ou si, comme le pense G. Vlastos, le fait que pour Platon le monde a été conçu à partir d'une modèle parfait est en lui-même source d'optimisme97, mais, quelle que soit l'interprétation que l'on préfère, il est évident qu'aucun philosophe se réclamant du fondateur de l'Académie ne pouvait admettre l'assimilation stoïcienne du sage à Dieu. Platon avait assigné comme tâche au philosophe de révéler la lumière aux prisonniers de la caverne, mais, à partir du moment où les inven teurs de systèmes identifiaient leur pensée à la lumière même, les Académiciens devaient, en quelque sorte, inverser la polarité et fai re prendre conscience à leurs adversaires de cette part d'obscurité qui résiste à la raison humaine98. H. J. Krämer a cité à ce propos un témoignage tardif, et sans doute contestable, mais qui nous paraît avoir sa part de vérité99: «Arcésilas», y lisons-nous, «affir maitque la vérité est accessible à Dieu seul, non à l'homme; Carnéade était lui-aussi de cet avis». Si le sage de la Nouvelle Académie, tel qu'il nous est décrit en particulier par Cicéron, met la même constance à douter de tout que le sage stoïcien à affirmer son universelle certitude, s'il résiste aux représentations avec la même tension intérieure grâce à la-
pouvait ne pas être conscient de sa sagesse. Cf. sur ce point Plutarque, Sto. rep., 19. 96 Platon, Rep., VI, 500 e : θείφ δη καί κοσμίφ ο γε φιλόσοφος ομιλών κοσμιός τε καί θείος εις το δυνατόν άνθρώτκρ γίγνεται. Trad. Chambry modifiée. 97 G. Vlastos, Socratic knowledge and Platonic pessimism, dans PhR, 66, 1957, p. 226-238, article écrit à propos du livre de J. Gould, The développement of Plato's ethics, New York, 1955, qui opposait Socrate, inventeur de l'aventure éthique individuelle et Platon, promoteur dans les Lois d'une morale autoritaire et inquisitoriale. 98 Cf. la métaphore des ténèbres in Ac. post., I, 12, 44. 99 Epiphanios, Panarion haer., III, 29, cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 53, n. 209 : Άρκεσίλαος εφασκε τφ θεφ έφικτον είναι μόνφ το αληθές, άνθρώπφ δ' ου Καρνεάδης τα αυτά τφ εΑρκεσιλάω έδόξασεν.
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quelle l'autre intègre celle-ci à un savoir systématique, c'est qu'il naît d'une double exigence : ne pas abandonner au stoïcisme l'idée de la perfection humaine et, en même temps, montrer que celle-ci n'est possible ici-bas que dans le doute, dans le refus d'adhérer à un monde qui n'est pas celui de la vérité. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de la dialectique par laquelle le concept stoïcien de sagesse a été subverti et investi d'une signification platonicienne. C'est, en effet, la position de Cicéron lui-même sur cette question que nous allons essayer de préciser, en mettant en évidence ce qui dans sa philosophie n'est pas uniquement philosophique. Nous avons pu constater que Cicéron, qui reconnaît lui-même ne pas être particulièrement à l'aise dans les angustiae dialectiques qui occupent la plus grande partie de son discours, a su exposer celles-ci avec une admirable rigueur, qui n'est pas selon nous un iquement celle du pédagogue. Ce serait là passer à côté d'un aspect très important de son œuvre que de croire qu'il a traité de ces pro blèmes théoriques si ardus uniquement parce qu'ils constituaient une étape nécessaire dans son projet de formation des Romains à la philosophie. Comme dans toute son œuvre philosophique, der rière les développements les plus abstraits, il y a la volonté de repenser sa propre expérience. Que trouvons-nous, en effet, au début de son discours, nous livrant immédiatement l'une des clés de celui-ci 10° : l'opposition entre, d'une part, Yopinator Cicéron, qui est capable de donner une direction générale à son raisonnement et à son action, mais ne sait pas leur conférer la précision nécessair e, et, d'autre part, le sage, qui, lui, ne connaît pas l'erreur. Si l'on s'en tient à une lecture philosophique de ces propos, on n'y verra qu'une variation de plus sur la dualité stoïcienne du sapiens et du stultus et l'on ne reconnaîtra pas à l'Arpinate d'autre mérite que celui d'avoir enrichi ce thème par une belle métaphore marine. Mais ce n'est pas de cela, ou du moins pas seulement de cela, qu'il s'agit et c'est tout autant à son expérience vécue qu'à sa formation philosophique que nous devons nous référer. Cicéron a vécu la guerre civile et ses conséquences avec deux sentiments contradictoires. Il se sentait, dit-il, la conscience tran quille (nwnquam nisi pie cogitasse)101, parce qu'il avait de longue date compris l'ampleur de la crise, parce qu'il avait su faire échec aux improbi lorsqu'il en avait eu le pouvoir, et enfin parce que, à la fois par tempérament et par conviction philosophique, il répugnait
100 Cicéron, Luc, 20, 66. 101 Cicéron, Au., X, 4, 3.
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profondément à l'utilisation de la violence en politique 102. Mais, par ailleurs, cette certitude de son innocence dans le désastre de la République et de la justesse de ses convictions s'est accompagnée en permanence du sentiment aigu de la difficulté à déterminer jour après jour son attitude dans le tourbillon des événements. Lorsqu'il faut décider hic et nunc, l'homme qui est sûr de son bon droit {nulla nostra culpa) connaît l'irrésolution, le remords et se consacre à σοφιστεύειν, à plaider le pour et le contre en se lamentant sur la difficulté qu'il y a à pratiquer non pas la vertu, mais son «imitation quotidienne»103. Nous citerons comme seul exemple de ces hésita tionsla très étonnante lettre à Atticus dans laquelle, tout de suite après s'être amèrement reproché de ne pas avoir suivi Pompée dès le début, il se met à démontrer qu'il avait toutes les raisons d'agir ainsi 104. L'impossibilité d'actualiser la sagesse à chaque moment de l'existence est donc une chose que Cicéron a vécue avec une terri bleintensité pendant ces années de guerre et qui a donné un fon dement existentiel au rejet de la doctrine stoïcienne de la σοφία, tel qu'il est exprimé dans le Lucullus. «Je ne suis pas le sage», répète-t-il à trois reprises dans le court passage du Lucullus auquel nous avons fait allusion, mais, en distinguant le sapiens de l'opinator, n'est-ce pas, en fait, sa propre expérience du conflit entre les aspirations idéales et la réalité quo tidienne qu'il exprime ainsi? Nous avons eu l'occasion de voir que, dans le Lucullus, Cicéron a désavoué son maître Philon sur le pro blème de la sagesse, qu'il s'est refusé à admettre que le sage puisse avoir des opinions 105. Cette divergence qui est si difficilement explicable en termes de sources, qui met l'Arpinate en contradic tion avec ce que lui-même avait affirmé dans le Pro Murena, n'at-elle pas son origine précisément dans le sentiment cicéronien de la dualité intérieure 106? Philon de Larissa avait voulu affirmer sans médiation dialectique que le sage n'échappe pas aux limitations de la nature humaine. Assurément Cicéron n'est pas en désaccord avec lui, mais il a préféré préserver dans sa pureté l'idéal de la
102 On pourrait nous objecter que Cicéron n'hésita pas lui même à défendre l'assassinat politique lorsque l'assassin était de son bord. Il est certain qu'enga gé dans une vie politique marquée par l'omniprésence de la violence, il ne fut pas lui-même irréprochable. Il faut cependant remarquer que la violence n'est jamais pour lui une fin en soi, qu'elle lui apparaît comme un mal nécessaire, lorsque tous les autres recours ont été épuisés, pour revenir à un état de droit. Sur ce point, cf. P. Grimai, Cicéron, p. 257 et A. Michel, op. cit., p. 562-567. 103 Cicéron, Ait., VII, 1,6; σοφιστεύω se trouve en IX, 9, 1. 104 Ibid., IX, 10. 105 Cf. supra, p. 272. 106 Sur la conception de la sagesse dans le Pro Murena, cf. supra, p. 106.
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sagesse, quitte à devoir définir celle-ci dans ce monde par la cons cience permanente de la faiblesse des sens et de la raison. En cela, il n'a été ni plus ni moins académicien que son maître, il l'a été autrement, il a su choisir à l'intérieur même de la Nouvelle Acadé mie la tradition, celle de Clitomaque, la plus appropriée à sa per sonnalité et à son expérience. Est-ce un hasard si l'homme qui se fait le défenseur de Γέποχή universelle, qui voit en celle-ci l'essence même de la sagesse, a vécu un conflit dans lequel il a refusé de toutes ses forces de s'impliquer entièrement et vit dans un monde régi par un ordre nouveau auquel il refuse d'adhérer? Au moment où règne sur Rome un homme de certitudes, au pouvoir absolu, l'apologie de la liberté intérieure, du détachement par rapport aux évidences apparem ment les plus sûres, de la conduite probable, c'est-à-dire, conscient e de sa faillibilité, est de la part de Cicéron à la fois une tentative de justification personnelle et un manifeste politique écrit en te rmes de philosophie. Si l'on considère l'œuvre philosophique cicéronienne dans son ensemble, on remarque qu'elle contient deux images du sage : à celle du Lucullus semble s'opposer celle du De legibus ou des Tus culanes, où le sage est décrit en termes quasi mystiques comme brûlant d'imiter la nature divine et capable de discerner le souve rainbien; mais en réalité il y a entre ces textes une très profonde unité107. Ce que Cicéron dit dans les deux derniers, c'est l'idéal pur, dégagé de toutes les servitudes du corps, alors que dans le Lucullus ce même idéal est confronté au monde labile des représentations, à l'expérience permanente de l'erreur. Le De legibus et les Tusculanes affirment la nature divine de l'âme humaine et son aspiration à aller vers Dieu, le Lucullus rappelle tout ce qui entrave cet amour de la perfection et conduit à définir la sagesse par l'interrogation et la recherche. Cette même dualité a été exprimée par Philon d'Alexandrie dans un très beau commentaire à un verset de l'Exo de108: «le sage», écrit-il, «est dit être le Dieu de l'insensé, mais il n'est pas Dieu en réalité, pas plus qu'un faux tétradrachme n'est un tétradrachme. Quand on le compare à l'Etre, le sage sera trouvé homme de Dieu; quand on le compare à l'insensé, on peut le quali-
107 Nous reviendrons à propos de l'éthique sur le problème de la perfection du sage, cf. infra, p. 492 sq. 108 Philon Al., Deter., 162, commentaire d'Exode, 7, 1 : ό σοφός λέγεται μεν θεός του άφρονος, προς άλήθειαν δέ ουκ εστί θεός, ωσπερ ουδέ το άδόκιμον τετράδραχμόν έστι τετράδραχμον · αλλ' οταν μέν τφ δντι παραβάλληται άνθρωπος εύρεθήσεται θεοΰ, δταν δέ άφρονι άνθρώπφ, θεός προς φαντασίαν και δόκησιν, ού προς άλήθειαν και το Ιιναι νοούμενος.
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fier de Dieu selon l'apparence et l'opinion, mais non en vérité et selon l'être». Nous avons commencé cette recherche en essayant de montrer que le débat entre Académiciens et Stoïciens à propos de la repré sentation ne pouvait être limité à des considérations gnoséologiques et portait aussi sur la manière de définir la relation de l'hom me au monde et à Dieu. Ce qui était alors implicite ou allusif, appar aîtavec éclat à propos de la sagesse. L'homme le plus parfait pos sible n'est pas Dieu, tel est l'enseignement des Académiques. L'homme n'est pas Dieu; le message s'adresse aux Stoïciens, à César aussi.
QUATRIÈME PARTIE
L'ÉTHIQUE
Dans cette partie consacrée aux problèmes de l'éthique, nous étudierons successivement et en prenant comme point de départ la partie du Lucullus consacrée au dissensus des moralistes : - comment la doxographie morale cicéronienne, loin d'être un instrument neutre d'exposé des opinions, reflète dans ses varia tions le conflit entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la question du souverain bien, mais aussi les phénomènes d'osmose et de synthèse entre les deux grandes «divisions» de Chrysippe et de Camèade ; - comment, dans le De finibus, la réflexion cicéronienne, organisée autour du concept à tous égards essentiel d'oùcEÎcocnç, aboutit d'abord à la dislocation de la morale des Epicuriens et de celle des Stoïciens - ce qui entraîne la condamnation de leur anthropologie et de leur théorie des valeurs -, puis à la mise en cause de l'outil critique lui-même; - comment le désaccord de fond entre l'Académicien Cicéron et le stoïcisme reste intact, quoi qu'on en ait dit, dans les Tusculanes, mais se trouve exprimé sous une forme différente, le pla tonisme, cette fois clairement assumé, permettant de comprendre pourquoi le naturalisme hellénistique a abouti à de telles apories; - comment, enfin, le De republica, le De legibus et le De officiis, s'ils paraissent sur bien des points étrangers à la philosophie de la Nouvelle Académie, ne contredisent pas les raisons fonda mentales pour lesquelles Cicéron s'est reconnu en celle-ci.
CHAPITRE I
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE
Le dissensus des moralistes dans le Lucullus (42, 129 - 46, 140) Parce qu'il se réclame d'une tradition socratique privilégiant les problèmes moraux, mais aussi parce qu'il est romain, Cicéron place l'éthique au centre de ses préoccupations philosophiques et il n'hésite pas à dire dans le De finibus que la question du souverain bien est la plus importante de toute la philosophie1. Mais dans ce domaine aussi la vérité est à la fois une et cachée et, s'il va de soi qu'il faut «établir des fins auxquelles se rapporte l'ensemble des biens et des maux», on ne saurait négliger le désaccord considéra ble qui existe entre les moralistes2. Plutôt que de proposer une définition du τέλος que viendraient contredire toutes les autres, le philosophe de la Nouvelle Académie se doit donc de rechercher ces affleurements incertains du vrai que sont le probable et le vraisemb lable,avec la conviction platonicienne que le désaccord signifie 1 Cf. Fin., V, 6, 15 : hoc enim constituto in philosophia constituta sunt omnia. L'explication de cette primauté de l'éthique est la suivante : dans les autres domaines, l'erreur ou l'ignorance ont des conséquences limitées, alors que ne pas connaître quel est le souverain bien condamne à ignorer comment conduire sa vie {summum autem bonum si ignoretur, uiuendi rationem ignoravi necesse est, ibid.). La même idée est exprimée sous une forme à peine différente dans Fin., I, 4, 11. 2 Cf. Luc, 42, 129: Nempe fines constituendi sunt ad quos et bonorum et malorum summa referatur; qua de re est igitur inter summos uiros maior dissensio? La traduction Bréhier-Goldschmidt «Certes, il faut établir des fins auxquell es se rapporte l'ensemble des biens et des maux. Or y a-t-il un sujet sur lequel il y ait plus de désaccord entre hommes de valeur?», nous paraît contestable par cequ'elle sous-entend que le désaccord serait plus grand en éthique qu'en phy sique ou en logique. Une telle interprétation conduit à traduire igitur par « or », ce qui est pour le moins surprenant. Ce que veut dire Cicéron, c'est que nulle part ailleurs le désaccord des philosophes n'a des conséquences aussi important es. Ce sens de maior dissensus se retrouve d'ailleurs quelques paragraphes plus loin, à propos de la différence entre Antiochus et Zenon, ibid., 43, 134 : Ecce multo maior etiam dissensio. Zeno in una uirtute positam beatam uitam putat. Quid Antiochus ? La traduction que nous proposons pour la proposition qua de re. . . est celle-ci : « y-a-t-il donc une question sur laquelle le désaccord des hom mes éminents ait plus d'importance?».
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L'ÉTHIQUE
l'inachèvement ou l'erreur et que la quête doit être poursuivie auss ilongtemps qu'il existe. De ce point de vue, les pages du Lucullus dans lesquelles l'Arpinate évoque le dissensus des moralistes nous apparaissent com mele modèle d'une réflexion qui se sait asymptote à la vérité3. Loin d'apporter une réponse qui aurait pour résultat de mettre fin à l'incertitude, Cicéron aboutit à une conclusion provisoire, identi quepar son contenu à celle de Lucullus, puisqu'il ne cache pas sa préférence pour la solution stoïcienne, mais relativisée par le refus de l'assentiment ferme qui en serait la sanction définitive4. La véritable conclusion est donc dans ce domaine aussi qu'il faut poursuivre sans relâche la recherche5. Mais il ne faudrait pas pour autant en déduire que cette partie du Lucullus ne constitue que le premier jalon d'un itinéraire qui se poursuit à travers le De finibus et les Tusculanes. En effet, ce qui fait l'originalité du passa ge que nous allons étudier, c'est qu'il est un point de départ mais aussi l'épure de ce que sera la suite de la réflexion, si bien que comme l'œuvre tout entière il constitue à la fois un ensemble aut onome et un appel à la découverte d'une plus grande vraisemblance. Nombreux sont les travaux dans lesquels A. Michel a montré com bien est féconde la confrontation entre le Lucullus et les autres traités moraux, méthode qui permet de préciser la conception cicéronienne d'un progrès à l'intérieur même du probable, puisque ce qui était problématique dans ce dialogue acquiert une cohérence et une intelligibilité plus grandes au terme des Tusculanes6. C'est dans cette même direction que nous avons situé notre recherche et nous nous sommes tout particulièrement intéressé à l'utilisation par Cicéron de la doxographie, car celle-ci dans ses très diverses modalités est indiscutablement l'instrument privilégié de la crit ique du dogmatisme et du dépassement de celui-ci. Longtemps négligé, cet aspect de la question a été remis en lumière par l'œu vre monumentale de M. Giusta et c'est, croyons nous, en conti nuant à l'approfondir qu'il est possible d'améliorer notre connais-
3 Le désaccord des moralistes occupe dans le Lucullus les paragraphes 42, 129 - 46, 141. 4 Cf. le § 141 où Cicéron oppose sa préférence pour Yhonestas, qui est encore de l'ordre du tnouere, à la certitude absolue des Stoïciens. 5 Cette application du ού χρή άποκάμνειν platonicien, cf. supra, p. 120, est manifeste au § 147 où Cicéron engage son interlocuteur à continuer la recher che sur les problèmes de l'éthique et de la physique. Sur cette «conclusion» du Lucullus, cf. supra, p. 179-180. 6 Sur les travaux d'A. Michel concernant cette question, cf. supra, p. 72.
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sance aussi bien des sources utilisées par l'Arpinate que de la logi que qui sous-tend sa réflexion7. Une analyse même rapide des § 128 à 141, dans lesquels Cicé ron démontre à Lucullus la difficulté de faire un choix parmi les très nombreuses solutions proposées au problème du souverain bien, révèle trois moments bien différenciés : tout d'abord une pré sentation des diverses opinions, construite selon la diuisio de Carnéade; ensuite un exposé des différences jugées irréductibles entre Antiochus d'Ascalon et les Stoïciens; enfin un deuxième aperçu du problème téléologique, organisé cette fois conformément à la mé thode de Chrysippe et conduisant à l'affirmation que Yhonestas stoïcienne est la plus probable de toutes les définitions du τέλος8. Toutefois, le pourquoi d'un tel cheminement n'apparaissant pas immédiatement avec clarté, il nous faut revenir sur chacune des étapes de cette démonstration. La première diuisio, celle que nous avons identifiée comme l'une des formes de la Carneadia diuisio, a pour but de mettre en évidence la multiplicité des doctrines qui, avec une égale assuranc e, ont voulu imposer leur conception du souverain bien. Cicéron se contente de résumer très brièvement chacune d'entre elles, se gardant bien de porter des jugements de valeur individuels, et de cette breuitas naît la rapidité étourdissante de l'énumération9. Par ailleurs, l'impression de dissensus est d'autant plus grande que sont mentionnées les filiations philosophiques, les disciples s'ingéniant à ne pas imiter leurs maîtres (ainsi pour les Stoïciens Ariston et Erillus, en désaccord avec Zenon) ou à fonder des chapelles rival es, l'exemple donné étant celui des épigones de Socrate et de Pla ton i0.
7 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. supra, p. 66-67. 8 Luc, 42, 129-131 : la diuisio de Camèade; 43, 132-45, 138: Antiochus et le stoïcisme; 45, 138-46, 141 : la diusio de Chrysippe et le choix probable de Yhon estas. 9 Cette breuitas se traduit notamment par l'abondance des phrases nomin ales: § 129, Hi quoque multa a Piatone; § 130, Pyrrho autem. . .; § 131, Post Epicurus . . ., etc. 10 II est dit dans cette diuisio qu'Ariston approuva sur le fond ce que Zenon n'avait approuvé que sur la forme : Aristonem, qui cum Zenonis fuisset auditor, re probauit ea quae tile uerbis (§ 130). Juste auparavant, le souverain bien d 'Eril lusavait été rapproché de celui de Platon : Erillum, qui in cognitione et in scientia summum bonum ponit . . . uides . . . quam non multum a Piatone. Les deux hérésies ne sont pas ainsi présentées par hasard. En effet, apparaît ainsi pour la première fois le reproche qui sera constamment fait par Cicéron au stoïcisme, celui de porter en lui deux doctrines contradictoires : le platonisme et l'indifférentisme. L'histoire aurait donc fait éclater cette contradiction à travers les schismes des deux disciples de Zenon. La différence entre ce texte et la critique du stoïcisme dans Fin., IV, est que dans ce livre le platonisme inhérent à la
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Nous nous interrogerons plus loin sur le sens que Camèade avait voulu donner à sa diuisio. Telle qu'elle est utilisée dans le Lucullus, elle se caractérise par une construction très rigoureuse. Les moralistes sont, en effet, répartis en deux grands groupes, le premier comprenant tous les systèmes tombés en désuétude, le second les doctrines soutenues «pendant longtemps et avec force», ces catégories étant elles-mêmes subdivisées11. En effet, parmi les relicti, Cicéron distingue, d'une part, un ensemble de philosophes ayant pour point commun d'avoir eu pour maître Platon, ou d'en être proches par leur pensée, et pour lesquels il se montre assez méprisant, d'autre part, Pyrrhon et Ariston, défenseurs de l'indiff érence absolue à ce qui n'était pas le bien moral12. Quant aux moral es moins éphémères, elles sont classées selon le schéma suivant : - le plaisir : Aristippe et Epicure; - le plaisir + Yhonestas : Calliphon ; - l'absence de douleur: Hiéronyme; - l'absence de douleur + Yhonestas : Diodore; - vivre selon Yhonestas en jouissant des «choses premières selon la nature» : l'Ancienne Académie, Aristote eiusque amid-, - jouir des «choses premières selon la nature»: Camèade, non quo probaret, sed ut opponeret Stoicis ; - vivre honeste : Zenon, qui princeps Stoicorum fuit 13. doctrine du Portique est identifié à celui de l'Ancienne Académie, revu par Antiochus, tandis qu'ici la référence est faite directement à Platon. En ce qui concerne les chapelles socratiques, le ulli donné par les manusc rits à la fin du § 129 fait assurément problème car il y a là une mauvaise lectu re par le scribe de ce qui était dans l'archétype le nom d'un groupe de philoso phes.Il a été corrigé en Ertili par Madvig dans ses Emendationes in Ciceronis libros philosophiae, Copenhague, 1826, correction qui est mentionnée et adoptée par Plasberg, ad /oc, et par G. Giannantoni dans ses Socraticorum reliquiae, Rome, 1983, t. 1, III, F 17. Elle s'appuie sur le fait que dans De or., III, 16, 62, Cicéron mentionne les disciples d'Erillus parmi les épigones de Socrate. Elle est cependant contestable, dans la mesure où Erillus a déjà été évoqué au § 129. C'est pourquoi nous choisissons la correction de Reid, Elii, qui de surcroît est plus proche du texte des manuscrits. Les Ηλιακοί sont mentionnés à côté des Erétriens dans Diog. Laërce, II, 105, ce qui correspond exactement au texte cicéronien. 11 La coupure entre les abiecti et les autres se fait au § 130 avec la phrase : Has igitur tot sententias ut omittamus, haec nunc uideamus quae diu multumque defensa sunt. 12 La coupure à l'intérieur même de la catégorie des abiecti entre, d'une part, les relicti platoniciens et, d'autre part, les véritables indifférentistes est marquée, ibid., par la phrase : Hos si contemnimus et iam abiectos putamus, illos certe minus despicere debemus. 13 Comme cela est signalé par Reid, ad loc, la même expression est employée pour désigner Zenon dans Fin., III, 2, 5. La différence est que dans le Lucullus les deux termes sont associés, alors que dans le De finibus la qualité
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Nous ne ferons pour l'instant que deux remarques à propos de cette diuisio : - l'emploi de critères à la fois philosophiques et historiques a pour conséquence la formation d'une trame très serrée permett ant l'évocation d'un très grand nombre de philosophes et accen tuant ainsi le sentiment d'un désaccord indépassable; - si la volonté de suggérer une cacophonie philosophique est réelle, ce désordre finit néanmoins par apparaître comme très soigneusement organisé, non seulement parce qu'il résulte de l'e ntrecroisement des catégories que nous avons énumérées, mais aussi parce que, d'une façon ou d'une autre, ouvertement ou subreptice ment, cette diuisio rattache la plupart des doctrines morales à Socrate, à Platon où à l'Académie14. Prenons le cas extrême celui d'Épicure, dont on discerne mal a priori quel lien il aurait pu avoir avec la tradition platonicienne. Or il nous est présenté comme l'un des représentants de la morale du plaisir, à propos de laquelle il est souligné que son initiateur (princeps) fut Aristippe, disciple de Socrate15. Autrement dit, même lorsque le philosophe se situe à l'opposé du platonisme, il s'agit de montrer qu'il en est d'une cer taine manière issu. Cette démarche était déjà celle de l'Arpinate dans un texte célèbre, l'excursus philosophique du troisième livre du De oratore, où toute la philosophie morale est rattachée à Socrat e16.Ce qu'il y a de très surprenant dans le Lucullus, c'est que ni Socrate ni Platon ne sont mentionnés comme ayant proposé une définition du souverain bien17.
d'inuentor est contestée au Stoïcien : eorum princeps, non tam rerum inuentor fuit quant uerborum nouorum. 14 Remarquons que le seul qui ne puisse être rattaché d'une manière ou d'une autre au platonisme est Pyrrhon. Cela marque une différence par rapport à l'excursus du De oratore, cf. infra, note 16. 15 Luc, 42, 131 : Alii uoluptatem finem esse uoluerunt, quorum princeps Aristippus, qui Socraten audierat, unde Cyrenaici. Post Epicurus, cutus est disci plina nunc notior, neque tarnen cum Cyrenaicis de ipsa uoluptate consentiens. L'un des éléments de la stratégie antiépicurienne des Académiciens sera de montrer que le Jardin n'a pas pu se différencier véritablement des Cyrénaïques, cf. infra, p. 401. 16 De or., III, 17, 62 sq. Il est à noter qu'au § 62 les Pyrrhoniens sont ment ionnés parmi les écoles qui se réclamaient de Socrate, alors que dans le Lucull us rien de tel n'est affirmé à propos de Pyrrhon. Cela prouve qu'il y avait plu sieurs versions de cette histoire de la philosophie socratique et qu'elles avaient en commun de rattacher un très grand nombre de philosophes à la pensée du maître de Platon. 17 Plus exactement le τέλος de Platon n'est indiqué que de manière tout à fait incidente, à travers la réflexion sur le souverain bien d'Erillus, cf. supra, n. 10. Pour M. Giusta, op. cit., I, p. 243, cette absence s'expliquerait par une mention de Platon et des Stoïciens avant Erillus dans les τέλη ψυχικά des Vêtus-
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Laissons donc provisoirement de côté tout l'arrière-plan philo sophique de cette vertigineuse enumeration et intéressons-nous au but recherché. Il est évidemment de prouver dans un premier temps que le simple bon sens conduit à suspendre son jugement devant de si grandes contradictions. Mais le philosophe de la Nouv elle Académie n'est pas un Pyrrhonien et il ne peut se cantonner dans une indifférence absolue, fondée sur la conviction qu'aucun système n'est préférable à un autre. Parce qu'il est probabiliste, parce qu'il pense que toutes les doctrines ne sont pas équivalentes, mais aussi parce qu'il veut déterminer toutes les conséquences qui naissent d'un choix particulier, Cicéron va accepter de choisir, nous dirions presque de «parier», et de s'engager, alors même que la raison, déconcertée par l'incroyable diversité des opinions, pourr aitl'inciter à s'abstenir18. Bien entendu, ce n'est pas à l'hédonis me d'Aristippe, ni à l'indifférentisme de Pyrrhon qu'il va feindre d'adhérer, mais à la morale qu'il estime lui-même la plus fondée parmi toutes celles qu'il a évoquées, celle des Stoïciens : cupio sequi Stoicos19. Cependant, alors que l'on s'attendrait à le voir expliquer pourquoi il lui est impossible de transformer cette préférence en adhésion définitive, toute la deuxième partie du passage est une
ta placita. Une telle explication est en elle-même fort peu convaincante : en ver tude quelle logique Cicéron aurait-il choisi Erillus et omis Platon? De surcroît, M. Giusta ignore cette distinction entre les écoles tombées en désuétude et les autres, alors qu'elle est essentielle dans cette version de la Carneadia diuisio. J. Glucker, op. cit., p. 57, a justement remarqué que Platon ne pouvait être ment ionné parmi les relicti, mais cela n'explique pas qu'il ne figure pas dans l'e nsemble de la diuisio. On sait que les philosophes du moyen-platonisme, faisant référence au Théétète, 176 a-b, définiront par Γόμοίωσις θεφ le souverain bien platonicien, cf. Philon, Fug., 63; Apulée, De Plat., II, 23, 252; Plutarque, De sera num. uind., 5, 550 d etc. Si Camèade ne faisait pas figurer Platon dans sa diui sio, qui donc a entrepris le premier de formuler le τέλος platonicien sur le modèle des τέλη recensés par Camèade? W. Theiler, Die Vorbereitung. . ., p. 5053, a attribué cette innovation à Antiochus, mais cela ne correspond pas à la définition du souverain bien de l'Ancienne Académie que nous trouvons dans le livre V du De finibus, incontestablement antiochien, quoi qu'en ait dit Giusta, op. cit., 1, p. 64-100. Il est affirmé chez Stobée, Ed., II, 6, 3, p. 21 M. que le τέλος de Socrate et de Platon est le même que celui de Pythagore, Γόμοίωσις θεφ. Mais quelle est la source de Stobée, ou plus exactement d'Arius Didyme? S'il est vrai qu'en ce qui concerne l'exposé de la morale péripatéticienne (ibid., II, 6, 7-17, p. 68-95 M.) les ressemblances avec Fin., V, sont nombreuses, comme cela a été souligné notamment par M. Pohlenz dans les Grundfragen . . ., p. 36 sq., cela ne prouve pas nécessairement que l'exposé de la δόξα de Platon ait la même origine. Il est à remarquer que Γόμοίωσις θεφ se trouve exprimée sous une forme non stéréotypée chez Cicéron, Tusc, V, 25, 70 (studium . . . illius aeternitatem imitandi). 18 Cicéron, Luc, 43, 132. 19 Ibid.
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vigoureuse charge contre Antiochus. Il y a donc là quelque chose qui ressemble fort à une incohérence et qui nous paraît cependant aisément explicable. Il n'est pas étonnant, en effet, qu'après avoir dénoncé avec tant de force le dissensus des philosophes en matière d'éthique, Cicéron ait chercher à réfuter son ancien maître, qui, au contraire, avait voulu réduire ce désaccord en affirmant que l'Ancienne Aca démie, le Lycée et le Portique professaient sur le fond la même doctrine à propos du souverain bien20. Attaquer Antiochus, c'était donc pour lui affirmer que le problème était bien réel et qu'il ne pouvait être question de le contourner en procédant à des rappro chements artificiels. Puisque l'Ascalonite se réclamait avant tout de l'Ancienne Académie et du Lycée, il fallait dénoncer l'imposture historique consistant à confondre la philosophie des «Anciens» et celle des Stoïciens, il fallait transformer la synthèse en alternative : aut Stoicus constituatur sapiens aut ueteris Academiae21. Certes, Cicéron reconnaît qu'il existe des points d'accord entre les deux pensées, ainsi le refus d'admettre que l'âme du sage puisse être touchée par le plaisir, mais, pour le reste, il conteste avec vigueur que l'Ancienne Académie ait précédé le stoïcisme dans la voie de l'inflexible rigueur, dont les fameux paradoxes sont l'illustration la plus éclatante22. Les grands dogmes stoïciens, celui de l'égalité des fautes morales, de l'autarcie de la vertu, ou de la sérénité absolue de l'âme du sage sont, dit-il, étrangers aux successeurs de Platon comme aux philosophes du Lycée et, par ailleurs, Antiochus luimême se contredit quand, tout en se disant d'accord avec Zenon, il établit une distinction entre la uita beata, pour laquelle la vertu seule suffirait et la uita beatissima qui, elle, nécessiterait l'appoint des biens du corps et de la fortune23. Il se révèle ainsi être un homuncio un faible humain, nullement le dieu qu'aspire à être le Stoïcien24. Le consensus si fortement affirmé par Antiochus n'a donc qu'une réalité de façade et l'homme soucieux de connaître la vérité ne saurait se contenter d'un pareil faux-semblant. Cicéron ne criti-
20 Sur ce point, cf. supra, p. 148. 21 Cicéron, loc. cit. 22 Sur les paradoxes, cf. supra, p. 105, n. 192. 23 Sur les précédents académiciens et péripatéticiens de la distinction entre uita beata et uita beatissima, cf. M. Giusta, op. cit., 1, p. 86-87. Ce thème import ant de l'éthique d'Antiochus se retrouvera dans Fin., V, 24, 71 ; 27, 81 ; Tusc, V, 8, 22 (à propos des discussions avec Aristus). 24 Cicéron, Luc, 44, 134 : Deus Me qui nihil censet deesse uirtuti, homuncio hic, qui multa putat praeter uirtutem homini partim cara esse, partim etiam necessaria.
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que pas la doctrine de l'Ancienne Académie en tant que telle, il dénie à Antiochus le droit de se réclamer d'elle et il s'élève contre un syncrétisme qu'il estime factice25. Le sens de sa critique est exprimé de manière plaisante à travers l'anecdote qu'il rapporte du préteur Albinus et de Camèade. Le magistrat prenant l'Académi cien pour un Stoïcien l'avait interpellé en lui disant26 : «donc, Carnéade, tu ne crois pas que je sois préteur puisque je ne suis pas sage, ni qu'il y ait ici une ville avec des citoyens», et le scholarque l'avait détrompé en lui désignant son compagnon d'ambassade, Diogene de Babylone, qui était alors à la tête de l'école stoïcienne. Or l'Arpinate laisse entendre que si Antiochus avait été à la place de Camèade, sa propre logique eût voulu qu'il acquiesçât au pro pos du préteur et qu'il acceptât d'être considéré comme un Stoï cien27. La leçon qu'il faut tirer de ce petit récit semble donc claire : ce n'est pas dans le stoïcisme affadi d'Antiochus que doit être cher chée la véritable tradition platonicienne, mais dans l'Académie, qu'il s'agisse de l'Ancienne, celle de Polémon, ou de la Nouvelle, celle de Camèade. Le dissensus demeure toujours entier et le progrès a été jus qu'à présent purement négatif, puisqu'il a simplement consisté à rejeter une fausse conciliation. Cicéron poursuit donc sa recherche et s'adresse désormais non plus à Antiochus, mais aux Stoïciens eux-mêmes, affrontant donc ainsi les conséquences du choix qu'il a envisagé. L'itinéraire général de cette réflexion sur le souverain bien se résume donc ainsi : son point de départ est la Nouvelle Aca démie (diuisio Carneadia), son centre le rejet d'Antiochus, son aboutissement - mais, répétons-le, il ne s'agit que d'une fin provi soire - le stoïcisme. En effet, dans cette dernière partie Cicéron uti lise la diuisio de Chrysippe, infiniment plus simple que celle em ployée pour illustrer le désaccord des moralistes, car elle ne retient que trois solutions : Yhonestas, le plaisir ou la combinaison des deux28. Si la première diuisio semblait avoir été conçue pour démontrer la difficulté, voire l'impossibilité de choisir, celle du
25 Ibid., 44, 135, à propos de la différence entre la théorie stoïcienne des passions et celle de l'Ancienne Académie : Sed, quaero, quando ista fuerint ab Academia uetere decreta, ut animum sapientis commoueri et conturbari negaret. 26 Ibid., 45, 137 : ego tibi, Cameade, praetor esse non uideor quia sapiens non sum, nee haec urbs, nee in ea ciuitas. Il n'y a aucune raison de considérer la proposition quia sapiens non sum comme une interpolation. L'argument de Reid, ad loc, est que cela eût exigé d'Albinus une culture philosophique qu'il n'avait pas. 27 Ibid. : Sed Me noster est plane, ut supra dixi, Stoicus, perpauca balbutiens. 28 Ibid., 45, 138.
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scholarque stoïcien, au contraire, en faisant un tri sévère dans la masse des opinions philosophiques et en ne laissant en lice que des solutions de très inégale valeur, permet à Cicéron de justifier son cupio sequi Stoicos. S'il feint de se prononcer pour le plaisir ou pour la solutions mixte, il s'en détourne aussitôt en invoquant l'ap pel de la raison et de la vertu qui l'éloignent des «émotions bestia les»,tout comme de l'assemblage monstreux de la volupté et de Yhonestas29. En revanche, il ne dissimule pas qu'il est ému lors qu'il entend le stoïcisme condamner toute assimilation de la vertu à l'intérêt et affirmer que la communauté et les valeurs humaines s'effondrent si elles ne sont pas désintéressées30. De toutes les réponses au problème du τέλος qui ont été énumérées au début du passage, c'est donc la stoïcienne qui est pré sentée comme la plus probable, même si l'Arpinate ne dissimule pas sa sympathie pour la morale, moins intransigeante, de l'An cienne Académie. Mais cette victoire du Portique est aussi une défaite, car elle est de l'ordre du mouere, la suprématie de Yhonest as n'étant encore qu'un πιθανόν, nullement, comme le voudrait la doctrine stoïcienne, une certitude rationnelle inébranlable31. Ce que Cicéron reproche précisément à Lucullus, c'est de transformer cette émotion en assentiment ferme, de confondre avec la vérité une vraisemblance qui peut être acceptée en tant que telle, mais dont rien ne permet de prouver qu'elle ne soit pas entachée d'er reur32. La différence entre les interlocuteurs n'est pas dans le contenu même du choix, mais dans le fait que l'un en perçoit les incertitudes, tandis que l'autre se laisse entraîner à un assentiment irréfléchi et fondé sur l'illusion de l'omnipotence de la raison humaine. Cette analyse que nous avons voulue purement descriptive nous aura donc permis de montrer le passage du constat d'un désaccord profond à la mise en évidence de la plus grande probab ilité. Elle nous aura aussi révélé que les «divisions» constituent véritablement l'ossature de la philosophie cicéronienne du souve rainbien. Selon la méthode suivie le choix apparaît comme imposs ibleou au contraire comme allant de soi, l'originalité du texte étant précisément de juxtaposer ces deux extrêmes et même, d'une certaine manière, de les concilier en relativisant ce qui pour un Stoïcien est l'absolu. La détermination du τέλος n'a donc rien
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Ibid., 139. Ibid., 140. Ibid., 141. Le véritable problème est donc, en éthique comme en logique, celui du de l'assentiment.
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d'une méditation abstraite, elle exige une interprétation de l'histoi re de la philosophie, la confrontation des principales doctrines, et donc elle apparaît plus proche de la démarche aristotélicienne que de l'ontologie platonicienne du Bien33. Mais avant d'en venir au problème lui-même, nous étudierons les instruments mis en œuvre et essaierons donc de définir le plus précisément possible ce qu'étaient ces «divisions». Les études de doxographie morale ont indéniablement été en retard pendant longtemps sur celles de doxographie physique et ce n'est nullement faire injure à la mémoire de Hoyer, Döring ou Strache d'affirmer que leurs travaux ne peuvent se comparer à l'œuvre d'un Diels34. La raison de ce décalage est peut-être à cher cher dans le fait que, les opinions sur le souverain bien étant expo sées de manière beaucoup plus variée que celles sur la nature de l'âme ou l'origine du monde, il pouvait sembler difficile, voire impossible, de les relier toutes à une même tradition doxographique. Cette gageure, M. Giusta l'a tentée avec une constance et une érudition qui forcent l'admiration de ceux-là mêmes, dont nous sommes, qui ne croient pas vraisemblable la thèse centrale de son œuvre35. Par la richesse de sa documentation et par la pertinence
33 Cf. la critique que fait Aristote de l'ontologie platonicienne du Bien au chapitre 6 a'Eth. Nie, I. Cf. également ibid., I, 3, 4, 1904 b 20-25, sur la nécessité de se contenter en éthique d'une vérité incomplète. Comme l'a écrit L. Robin, Aristote, Paris, 1944, p. 211, «La morale est donc la matière d'une recherche "dialectique", c'est-à-dire qui se borne à discuter des "difficultés"; qui ne vise et n'atteint que la probabilité ; qui pourtant est capable de dégager des princi pes». Sur Aristote critique de Platon dans le domaine de l'éthique, on consulte ra avec fruit l'article de H. Flashar, The critique of Plato's theory of Ideas in Aristotle's Ethics, dans Articles on Aristotle, J. Barnes, M. Schofield, R. Sorabji eds, t. 2, (Ethics and politics), Londres, 1977, p. 1-16. Sur le problème général de l'action chez Aristote, on pourra se reporter à l'ouvrage récent de D. Charles, Aristotle's philosophy of action, Ithaca, New- York, 1984. Ces similitudes entre Aristote et Cicéron ne doivent pas être interprétés selon nous en termes d'in fluence du Stagirite sur la Nouvelle Académie. Nous essaierons, en effet, de montrer que, malgré les apparences, c'est chez Platon que la dialectique néoa cadémicienne appliquée à l'éthique trouve sa cohérence. Les points de rencont re avec Aristote sont indéniables, mais ils doivent être compris comme des har monies entre des pensées ayant chacune sa logique propre. 34 R. Hoyer, De Antiocho Ascalonita, Bonn, 1883; A. Döring, Doxographisches zur Lehre vom τέλος, dans Zeitschr. für Philosophie und philos. Kritik, 101, 1893, p. 165-203; H. Strache, De Arii Didymi in morali philosophia auetoribus, Diss. Berlin, 1909. Un renouveau des études de doxographie morale est toutefois à signaler, marqué par la parution de l'ouvrage collectif, On Stoic and Peripatet ic ethics. The work of Arius Didymus, W. Fortenbaugh ed., New Brunswick et Londres, 1983. 35 Rappelons quelle est la thèse centrale: les textes de doxographie au raient comme source une œuvre d'Arius Didyme, elle-même construite selon la
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de beaucoup de ses rapprochements, il a fait de ce qui pouvait apparaître comme un avatar de la Quellenforschung dans ce qu'elle avait de plus excessif la voie royale pour la compréhension de la philosophie morale hellénistique et romaine. Notre méthode sera très différente de la sienne. Alors qu'il a essayé de rapporter toutes les doxographies à ses Vetusta Placita d'éthique, dont VEpitomé d'Arius Didyme que l'on trouve chez Stobée serait le résumé, nous essaierons de les replacer dans le contexte général de la vie des écoles, avec ses phénomènes de conflit, mais aussi d'imitation, de façon à appréhender leurs condi tionsde formation, leur évolution, et donc le pourquoi de leur pré sence dans les textes que nous étudierons36.
Les deux «divisions» La «division» de Chrysippe II nous semble logique de commencer par elle en raison de son antériorité chronologique, même si nous avons vu que dans le Lucullus elle figure après celle de Camèade. Très curieusement, on s'est fort peu intéressé au rôle de Chrysippe dans l'élaboration de la doxographie morale, et il est significatif que J. Glucker et M. Giusta n'aient accordé qu'une importance fort limitée à la «divi sion» de Chrysippe, l'un estimant qu'elle a dû être supplantée par celle de Camèade, l'autre ne voyant en elle que l'esquisse de celleci37. Peut-on donc parler de la Chrysippea diuisio au même titre «division» d'Eudore, et dont le résumé se trouverait chez Stobée. Sur Arius doxographe, on consultera dans l'ouvrage cité à la note précédente les études de C. H. Kahn, Arius as a doxographer, p. 3-13, et de D. E. Hahm, The diaeretic method and the purpose of Arius' doxography, p. 15-37. 36 II nous paraît incontestable qu 'Arius Didyme ait écrit un ouvrage doxographique et, sur ce point, les arguments avancés par M. Giusta, 1. 1, p. 194 sq., et t. 2, p. 534, nous paraissent plus convaincants que les critiques qui lui ont été adressées par P. Boyancé dans son compte-rendu de Latomus, cf. supra, p. 66, n. 27, et par F. Decleva Caizzi, dans RFIC, 94, 1966, p. 483. Malheureusement M. Giusta, t. 1, p. 196, se refuse à admettre l'évidence, à savoir que l'œuvre d'Arius Didyme n'est autre que le περί αιρέσεων qui est mentionné par Stobée, Ed., II, 1, 17, p. 3 M. Son objection à Pohlenz, qui dans Die Stoa, t. 1, p. 254, avait défendu cette identification, est qu'un περί αιρέσεων ne pouvait avoir qu'un caractère historique et non systématique. Affirmation pour le moins hasardeuse étant donné qu'il ne nous est parvenu aucun ouvrage de ce type dans son intégralité ! 37 M. Giusta, t. 1, p. 224 parle de precedenti crisippei sans s'interroger sur cette continuité problématique entre Chrysippe et Camèade. J. Glucker, op. cit., p. 54, met en doute la réalité des travaux doxographiques de Chrysippe et pour-
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que de la Carneadia diuisio? La question nous paraît importante, et cela d'autant plus que M. Giusta a pu construire toute sa thèse sans, pour ainsi dire, jamais utiliser un tel concept; mais avant de l'aborder il nous faut mettre en évidence une ambiguïté qui, à notre avis, est responsable d'une certaine confusion dans les tra vaux que nous avons cités38. Une «division» doxographique, c'est évidemment, à l'origine, une méthode pour classer les différentes opinions; mais par la suite, il a pu se produire un certain nombre de modifications, parmi lesquelles une dissociation du contenant et du contenu, si bien que les catégories initiales subsistent, mais avec d'autres philosophes que ceux qu'elles comprenaient à l'origine39. Or nous pensons que l'on a privilégié la structure au détriment de l'évolution historique et qu'il faut parvenir à un plus juste équili bre. Le premier point à établir, c'est la réalité des travaux doxographiques de Chrysippe. Cela paraît aller de soi, puisque Diogene Laërce cite de lui un περί τελών, mais il se trouve que ce même auteur et Plutarque évoquent aussi un περί τέλους chrysippéen, et certains ont douté que le scholarque ait réellement écrit l'un et l'autre40. Il y a là une difficulté réelle, qui se rattache au problème plus général des titres dans l'Antiquité41, et il nous semble difficile de déduire de ces données quoi que ce soit quant à la doxographie chrysippéenne.
suit : // he did, his table must have been superseeded by the more sophisticated and fuller one produced by Carneades, which appears to have soon become the «archetype» for all future divisions of his sort. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui est ignoré c'est l'importance de la doxographie dans la lutte entre la Nouv elle Académie et le Portique. En revanche, la présence de la diuisio stoïcienne dans le Lucullus a été bien mise en évidence par A. Michel, Doxographie. . ., p. 116, et L'épicurisme et la dialectique de Cicéron, dans Actes du VIIIe Congrès de l'Ass. G. Budé, Paris, 1969 (p. 393-410), p. 402. Sur la diuisio de Chrysippe chez Sénèque, cf. P. Grimai, La critique de l'aristotélisme dans le «De uita bea ta», dans REL, 45, 1967, p. 396-418. 38 Notamment chez M. Giusta, chez qui la conviction de l'existence de Vetusta placita conduit à nier toute évolution. 39 Nous avons nous-même commis cette erreur dans Un problème doxogra phique. . ., où nous n'avons pas suffisamment distingué ce que pouvait être le contenu initial de la Chrysippea diuisio et ce qu'il devint par la suite. 40 Cf. A. Döring, op. cit., p. 165; J. Glucker, op. cit., p. 54. Le Περί τελών de Chrysippe est mentionné par Diogene Laërce, VII, 85 et 87, tandis que le titre Περί τέλους se trouve ibid., 91, et chez Plutarque, Sto. rep., 19, 1042 e. Nous remercions D. Babut de nous avoir signalé que, dans ce même traité, le § 1035 b montre que Chrysippe pouvait employer le pluriel τέλη pour exposer la doctri ne de son école sur le souverain bien, sans visée doxographique. 41 La thèse de l'équivalence du singulier et du pluriel dans les titres d'ou vrages philosophiques a été défendue par M. Schaefer, Ein frühmittelstotsches System der Ethik bei Cicero, Munich, 1934, p. 84.
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Cependant, quand bien même on se refuserait à accepter la réalité du περί τελών, il est bien difficile de mettre en cause le témoignage cicéronien, qui est clair et précis42: «Chrysippe sou tient à plusieurs reprises qu'on ne peut défendre que trois opinions sur la fin des biens : il élague et retranche toutes les autres. La fin est selon lui ou la beauté morale, ou le plaisir, ou l'assemblage des deux; en effet, dire que le souverain bien est l'absence de toute inquiétude, c'est vouloir éviter le mot mal famé de plaisir, mais res ter dans son voisinage; c'est aussi ce que font les gens qui joignent cette même fin à la beauté morale et, à peu de chose près, ceux qui ajoutent à celle-ci «les premiers avantages de la nature». Ce n'est pas, nous semble-t-il, forcer l'interprétation de ce passage d'affi rmer que Chrysippe avait effectivement étudié les diverses formules du τέλος et que, refusant de les considérer comme équivalentes, il avait conclu qu'elles pouvaient être ramenées à trois selon le sché masuivant : - honestas uoluptas uacare molestia = - uóluptas honestas + prima naturae honestas + uacare molestia = - honestas + uoluptas honestas + uoluptas Quels étaient les mécanismes de cette réduction rappelant fort ement le Philèbe, où trois hypothèses seulement sont envisagées pour la définition du Bien : la sagesse, le plaisir, ou le mélange des deux43? En assimilant l'absence de douleur au plaisir, Chrysippe semblait donner raison à Epicure qui avait fait de cette identifica tion le maître mot de sa morale, mais il y a là tout lieu de croire qu'il s'agissait d'une fausse concession et que le Stoïcien cherchait surtout à nier qu'il pût y avoir une spiritualisation du plaisir44. De
42 Cicéron, Luc, 45, 138 = S.V.F., III, 21 : Testatur saepe Chrysippus très solas esse sententias quae defendi possint de finibus bonorum : circumcidit et amputât multitudinem; aut enim honestatem esse finem aut uoluptatem aut utrumque; nom qui summum bonum dicant id esse, si uacemus omni molestia, eos inuidiosum nomen uoluptatis fugere sed in uicinitate uersari, quod facere eos etiam, qui illud idem cum honestate coniungerent, nec multo secus eos qui ad honestatem prima naturae commoda adiungerent. Trad. Bréhier-Goldschmidt légèrement modifiée. 43 Compte tenu, évidemment, du fait que la préoccupation ontologique, si importante dans le Philèbe (cf. notamment l'article de K. M. Sayre, The Philebus and the Good, dans Plato's late ontology, Princeton, 1983, p. 118-136) est absente de la diuisio du scholarque stoïcien. 44 Sur le plaisir épicurien, cf. infra, p. 396. Diogene Laërce, VII, 103, cite le Περί ηδονής, dans lequel Chrysippe affirmait que le plaisir n'est pas un bien,
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même, en établissant l'équation honestas + prima naturae = honestas + uoluptas, il visait probablement à discréditer l'Ancienne Aca démie, mais aussi Aristote et sa théorie des biens nécessaires à la réalisation de la vertu. Le choix n'était donc laissé qu'entre les deux extrêmes, la conciliation des deux (qui correspondait histor iquement à la solution de Calliphon et que Camèade défendait pour contredire les Stoïciens45) apparaissant très vite comme impossib le. L'esprit de la «division» de Chrysippe, nous semble parfait ement illustré par Sénèque dans le De uita beata46: d'un côté, la vertu, que l'on rencontre «au temple, au forum, à la curie, debout devant les remparts, couverte de poussière, le visage hâlé, les mains calleuses»; de l'autre, «la volupté, généralement furtive et en quête des ténèbres, tapie aux abords des bains, des étuves, des lieux qui redoutent la police, molle, énervée, dégoûtante de vins et de parfums, pâle, fardée». Quant à la fusion des deux, elle est reje tée par cette formule superbe47 : pars honesti non potest esse nisi honestum. Quels philosophes Chrysippe rangeait-il dans chacune des trois catégories? Cela, aucun texte ne nous le dit, même si les indications données par Cicéron nous permettent de formuler des hypothès es48. Mais, par ailleurs, il faut reconnaître que la recherche des vestiges de cette «division» donne des résultats à première vue déconcertants. Nous n'en proposons qu'un exemple, celui de la catégorie de ïhonestas dans les traités cicéroniens. A priori, c'est dans le livre III du De finibus, texte stoïcien par excellence, que l'on s'attendrait à trouver sinon la classification de Chrysippe dans son intégralité, du moins la variante la plus pro che. En fait, Caton lui-même utilise une divisto mixte, qui combine
mais fait partie des αδιάφορα κατ' είδος προηγμένα, cf. également Fin., Ill, 5, 17. Dans ce passage il est dit que «la plupart» des Stoïciens ne rangeaient pas le plaisir parmi les choses que l'homme recherche dès sa naissance. Quels étaient donc les hétérodoxes ? Sans doute Panétius et ses disciples, puisque nous savons par Sextus Empiricus qu'il admettait l'existence d'un plaisir κατά φυσίν {Adu. math., XI, 73). Sur ce point cf. R. Philippson, Das erste Naturgemäße, dans Philologus, 87, 1932 (p. 445-466), p. 457, et M. Van Straaten, op. cit., p. 188-189. 45 Cf. infra, p. 390. 46 Sénèque, Vit. be., 7, 3 : Virtutem in tempio conuenies, in foro, in curia, pro mûris stantem, puluerulentam, coloratam, callosas habentem manus, uoluptatem latitantem saepius ac tenebras captantem circa balinea, et sudatoria ac loca aedilem metuentia, mollem, eneruem mero atque unguento madentem, pallidam ac fucatam. 47 Ibid., 15, 1. 48 En effet, les solutions rejetées par Chrysippe sont celles que Camèade intégrera à sa diuisio et l'on peut donc supposer que Hiéronyme, Dinomaque et l'Ancienne Académie figuraient déjà dans la classification du Stoïcien.
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celle du scholarque stoïcien et celle de Cameade, estimant peutêtre qu'elle permettait un exposé téléologique plus complet49. De Chrysippe il a tout de même gardé la catégorie de Yhonestas, celle des philosophes qui ont placé le souverain bien in animo, dans laquelle il range d'un côté les Stoïciens, de l'autre ceux qui ont per verti cette fin (les indifférentistes et les Néoacadémiciens), mais n'en sont pas moins supérieurs à ses yeux à ceux qui ont exclu la vertu ou ont cherché à lui donner un complément50. On peut donc en conclure, et cela n'a au demeurant rien de surprenant, que les Stoïciens avaient dans leur doxographie une conception très res trictive de la catégorie de Yhonestas. Cependant, dans d'autres textes, tels le De legibus, le De officiis I (dans sa préface, c'est-à-dire à un endroit où Cicéron s'exprime sans utiliser Panétius), on ne retrouve pas cette même rigueur, puisque sont considérés comme philosophes de la beauté morale, non seulement les Stoïciens et les indifférentistes, mais aussi les scholarques de l'Ancienne Académie et ceux du Lycée, ce qui va à l'encontre des principes de la Chrysippea diuisio, tels que nous les avons vus exposés dans le Lucullus51. Comment expliquer cette di fférence? Pour M. Giusta, il existait dans les Vetusta placita d'éthique, à côté de la Carneadia diuisio, une «seconde division» anonyme, envisageant les τέλη du point de vue du bonheur, distinguant des τέλη ψυχικά, σωματικά, ou μικτά, et dont la version la plus complèt e nous serait parvenue dans le second livre des Stromates de Clé ment d'Alexandrie52. Cicéron, consultant les Vetusta placita, y au rait donc trouvé une longue liste de philosophes ayant un τέλος ψυχικόν, et il en aurait extrait tantôt certains noms, tantôt d'autres, selon on ne sait quelle logique, pour illustrer la morale de Yhones-
49 Fin., III, 9, 30-31. 50 Ibid., 30 : Nec uero ignoro uarias philosophorum fuisse sententias, eorum dico qui summum bonum, quod ultimum appello, in animo ponerent. Quae quamquam uitiose quidam secuti sunt, tamen non modo iis tribus qui uirtutem a summo bono segregauerunt . . . sed etiam alteris tribus, qui mancam fore putauerunt sine aliqua accessione uirtutem his tamen omnibus eos antepono, cuius modi sunt, qui summum bonum in animo atque in uirtute posuerunt. Nous avons préféré la leçon cuius modi donnée par Ρ (Parisiensis 6331) au cuicuimodi défendu par Lambin et adopté par Martha. 51 Cicéron, Leg., I, 13, 37-38 et Off., I, 2, 6. 52 M. Giusta, t. 1, p. 221 sq. et 326 sq. Le grand passage doxographique de Clément se trouve dans Strom., II, 21, 127-129. On peut lui attribuer une source stoïcisante, puisque, d'une part, il ne mentionne pas la distinction entre écoles vivantes et philosophies tombées en désuétude, caractéristique de l'Académie, et, d'autre part, il range les Nouveaux Académiciens à côté des indifférentistes, comme le fait Caton dans son exposé doxographique.
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tas5*. Il y a là une très profonde indifférence à l'évolution de la philosophie entre l'époque de Chrysippe et celle de Cicéron, alors que c'est cette histoire seule qui permet de comprendre les varia tions que l'on peut constater dans les textes que nous avons cités. Chrysippe avait conçu sa «division» pour bien différencier sa mor ale de l'Ancienne Académie et du Lycée54. Si, dans le De legibus ou dans le De officiis, Cicéron transforme l'exclusion en synthèse, c'est parce qu'il a eu un maître, Antiochus d'Ascalon, qui ne cessait de proclamer que l'Ancienne Académie, le Lycée et le Portique étaient d'accord sur le fond en matière de morale, et qui ne pouv ait donc reprendre la Chrysippea diuisio qu'en modifiant profon dément son contenu et son esprit, c'est-à-dire en rangeant aux côtés des Stoïciens les philosophes dont ceux-ci avaient cherché à se différencier55. Il n'y a donc pas lieu d'invoquer une source pro blématique. La catégorie de Yhonestas est interprétée différemment selon qu'elle figure dans tel ou tel texte, parce que l'œuvre cicéronienne renferme en elle plusieurs strates de l'histoire de la philoso phie. L'analyse de ce point précis nous a montré comment un même concept a pu être utilisé comme instrument de différencia tion (Chrysippe), puis comme centre d'une vaste synthèse. Par son adhésion à la Nouvelle Académie, Cicéron est témoin et même juge des conflits entre écoles. Mais l'influence qu'a exercée sur lui Anti ochus fait que son œuvre illustre aussi ce courant qui, tout en étant profondément dépendant de la Nouvelle Académie, prétendait unir plutôt que d'opposer56. Il existe donc dans l'œuvre cicéronienne deux versions partiel les de la Chrysippea diuisio, l'une, très restrictive et très proche, dans son esprit sinon dans sa lettre, de la classification du scholarque, l'autre beaucoup plus fondée sur le consensus et portant l'em preinte d'Antiochus57. Qu'en est-il de la Carneadia diuisio?
53 Cette 54 Les τέλη volonté ψυχικά d'affirmer sont examinés l'originalité par M. duGiusta stoïcisme ibid.,par p. rapport 327-411. à Aristote est patente dans le discours de Caton, Fin., III, 13, 43-44. Cf. également la lettre 85 de Sénèque, dans laquelle est traitée dans le détail la question de l'originalité l'éthique stoïcienne par rapport à celle de l'Ancienne Académie et du Lycée. 55 Cf. Fin., III, 12, 41. 56 Sur la permanence d'un antistoïcisme chez Antiochus, cf. supra, p. 188, n.24. 57 La réflexion d'Antiochus sur la doxographie morale fut certainement importante et variée, puisque l'exposé doxographique de Varron, dans August in, du. Dei., XIX, 1, d'inspiration antiochienne, diffère sur plusieurs points de celui que nous trouvons dans le livre V du De finibus.
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La Carneadia diuisio Pour parler de manière un tant soit peu pertinente de cette classification dont on trouve tant de variantes chez Cicéron, mais aussi chez d'autres auteurs, il faut impérativement déterminer quelle est celle dont on peut raisonnablement estimer quelle se rap proche le plus de l'archétype. Or ce choix prête à discussion. Ainsi, pour J. Glucker, la grande évocation du dissensus des moralistes dans le Lucullus serait la version la moins inexacte, puisque déri vant directement ou indirectement d'une œuvre de Clitomaque58. Cet argument, fondé sur la chronologie et sur la plus grande vra isemblance en matière de sources, n'est nullement négligeable, mais nous ne le faisons pas nôtre. En effet, il n'y a dans toute la littéra tureantique qu'un seul texte où la Carneadia diuisio soit nommé ment évoquée, où l'on nous informe sur la méthode du scholarque de la Nouvelle Académie, et ce témoignage nous ne pouvons le lais ser de côté, même si sa source est Antiochus, puisqu'il s'agit du dernier livre du De finibus59. Nous ne prétendons pas qu'il nous donne une image parfaitement fidèle de la «division» originelle nous essaierons même de montrer qu'il y a eu modification de cel le-ci - mais il n'en est pas moins vrai que c'est à partir des infor mations que nous y trouvons qu'il sera possible de mieux comprend re ce qu'a voulu faire Camèade. Pison, défenseur des thèses d'Antiochus, se réclame de la phi losophie morale de l'Ancienne Académie et d'Aristote, lequel n'aur ait, selon lui, laissé que des successeurs très décevants, à l'excep tion de Théophraste60. La Carneadia divisto est donc pour lui le 58 J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 152. 59 Cicéron, Fin., V, 6, 16-8, 23. La dette à l'égard d'Antiochus est explicit ement reconnue au § 16 : Carneadia nobis adhibenda diuisio est, qua noster Anti ochus libenter uti solet. Sur Antiochus comme source du Fin., V, cf. notamment C. Chappuis, De Antiochi . . ., p. 27 sq. ; C. Thiaucourt, Essai sur les traités philo sophiques. . ., p. 109; M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 48 sq., qui souligne à juste titre les points de ressemblance entre le début de Fin., V, et Ac. post., I, 19-32. Pour une approche plus spécifiquement philosophique de l'influence d'Anti ochus sur Cicéron, cf. J. Pépin, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris, 1971, p. 62 sq., dont les principales idées avaient déjà été formulées dans Que l'homme n'est rien d'autre que son âme. Observations sur la tradition du Premier Alcibiade, dans REG, 82, 1969, p. 56-70. Nous reviendrons sur les recherches de J. Pépin, cf. infra, p. 455. 60 Ibid., 5, 3 : « Donc tenons-nous en à Aristote et à Théophraste. Je ne parle pas de leurs successeurs : sans doute, ils sont, à mon avis, supérieurs aux philo sophes de toutes les autres sectes; mais ils sont tellement dégénérés qu'on les croirait nés d'eux-mêmes». Il est à remarquer que dans sa présentation de l'œu vremorale des Péripatéticiens au début de Fin., IV(2, 3), Cicéron s'arrête égale ment à Théophraste. Ce mépris pour les Péripatéticiens ultérieurs s'explique
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moyen de présenter les réponses à la question téléologique, avec le dessein de démontrer la supériorité des «Anciens»61. Mais, en même temps, il prend soin d'expliquer la manière de procéder de Camèade et c'est ce qui nous intéresse tout particulièrement ici. «Camèade», dit-il, «a vu non seulement combien il y avait eu jus qu'à lui d'opinions émises par les philosophes sur le souverain bien, mais encore combien en tout il pouvait y en avoir»62. Le proj et carnéadien était donc plus ambitieux que celui d'Aristote63, puisque le Stagirite prenait comme point de départ les opinions exprimées par ses prédécesseurs, tandis que le scholarque de la Nouvelle Académie ne limitait pas sa recension aux formules du τέλος qu'il trouvait dans l'histoire de la philosophie et prétendait percevoir toutes les solutions, qu'elles eussent été déjà proposées ou pas. S'il y avait donc sur ce point volonté d'aller au delà de ce qu'avait fait le Stagirite, en revanche, le principe même de sa «divi sion» («il n'y a pas un seul art», disait-il, «qui ait son point de départ en lui-même») n'est pas sans rappeler le célèbre début de l'Ethique à Nicomaque : « tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien»64. Camèade affirmait donc que la sagesse, l'art de vivre, ne pouvait faire exception à cette définition et devait donc avoir un but qui lui fût extérieur, au même titre que la médecine ou la direction d'un navire65. Un tel postulat était, en fait, une manière d'attaquer les Stoïciens qui, eux, refusaient précisément de considérer la sagesse comme une τέχνη στοχαστική et la défi nissaient au contraire comme une harmonie, comparable au jeu de
sans doute par le fait que Diodore et Hiéronyme apparaissaient dans la doxographie morale comme ayant proposé des fins différentes de celle de l'Ancienne Académie et d'Aristote, cf. Luc, 42, 131 : ambo hi Peripatetici et Fin., V, 5, 14 : Hieronymum quem iam cur Peripateticum appellent nescio. 61 Ibid., 8, 23 : Sic exclusis sententiis reliquorum cum praeterea nulla esse possit, haec antiquorum ualeat necesse est. C'est en des termes très proches qu'Augustin parle de la manière dont Varron avait rejeté les autres teleologies pour ne retenir que celle de l'Ancienne Académie, cf. Ciu. Dei, XIX, 1 : quo modo autem refutatis ceteris unam eligat, quant uult esse Academiae ueteris . . . longum est per omnia demonstrare. 62 Ibid., 16: Ille igitur uidit, non modo quot fuissent adhuc philosophorum de summo bono, sed quot omnino esse possent sententiae. 63 Sur Aristote et la doxographie morale, cf. W. F. R. Hardie, Aristotle's ethical theory, Oxford, 1968, p. 28-45. 64 Aristote, Eth. Nie, 1, 1, 1094 a, 1-2: πάσα τέχνη καί πάσα μέθοδος, ομοίως δέ πραξις τε καί προαίρεσις άγαθοΰ τινός έφίεσθαι δοκεΐ. 65 La même comparaison avec la médecine et la navigation se trouve chez Aristote après l'énoncé du principe technique universel, loc. cit., 7-10.
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l'acteur ou à la danse et contenant en elle-même sa propre fin66; « le souverain bien », dira Sénèque, « ne demande pas ses moyens au monde extérieur, c'est un fruit intérieur, il procède de lui-même tout entier»67. Une fois posé ce principe faussement universel, ou tout au moins contestable, Camèade disait avoir constaté que «tous les phi losophes ou presque» étaient d'accord pour reconnaître que l'objet de la sagesse devait être approprié à la nature de l'homme et ne pouvait être autre que celui qui dès sa naissance avait sollicité sa tendance68. Il exprimait ainsi une réalité historique, l'importance du naturalisme dans la philosophie hellénistique, mais d'une man ière qui n'était en rien innocente, car là encore il s'agissait d'embarasser les Stoïciens, qui, n'ayant pas une conception aussi sim pliste de Γοίκείωσις, ne pouvaient admettre un tel raisonnement. Nous reviendrons plus loin sur cette question69, mais nous pou vons déjà rappeler que dans le stoïcisme il ne suffit pas pour être sage et moralement parfait de retrouver ce que l'on a cherché in stinctivement dans la première enfance. En effet, Γοίκείωσις se transforme progressivement en conscience réfléchie, si bien qu'à la quête de l'objet nécessaire à la survie, au désir de permanence dans ce qu'on est, se substitue, en tout cas chez le sage, l'effort pour être en harmonie avec le λόγος universel et la conviction que la possession des prima naturae n'a aucune valeur en comparaison de la disposition du sujet à leur égard70. Or une telle évolution est intraduisible si l'on définit la sagesse en termes aristotéliciens. Dans son principe même, la Cameadia diuisio était conçue pour n'intégrer la teleologie du Portique qu'en la déformant. Il faut aussi remarquer que Camèade ne retenait que trois définitions possibles de l'objet de la tendance, et donc du souverain bien, le plaisir, l'absence de douleur ou les «choses premières selon
66 Cf. Fin., III, 7, 24 et Sénèque, Ep., 85, 31-32, où est soulignée cette diffé rence fondamentale entre l'éthique des Péripatéticiens et celle des Stoïciens. 67 Sénèque, ibid., 9, 15: Summum bonum extrinsecus instrumenta non quaerit, domi colitur, ex se totum est. 68 Cicéron, Fin., V, 6, 17 : Constitit autem fere inter omnes. . . Pourquoi ce fere qui introduit une légère restriction? Parce que Camèade reconnaissait que les indifférentistes faisaient exception au principe de sa diuisio, cf. ibid., 8, 23. Mais nous savons par ailleurs, cf. supra, n. 10, qu'il établissait un rapproche ment entre la teleologie d'Erillus et celle de Platon. Si, comme nous pensons pouvoir le démontrer, la Cameadia diuisio n'était rien d'autre qu'un instrument dialectique et même polémique, le silence sur la teleologie platonicienne pouv ait faire du fondateur de l'Académie le recours vers lequel il faudrait se tour ner, une fois démontrées les contradictions des philosophies hellénistiques. 69 Cf. infra, p. 404. 70 Cicéron, Fin., III, 7, 1.
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la nature». Pourquoi ce choix? Sans doute parce que les deux der niers principes étaient ceux que Chrysippe s'était refusé à considé rer comme de véritables réponses au problème du τέλος, l'absence de douleur n'étant pour lui qu'une forme du plaisir et les πρώτα κατά φύσιν ne pouvant en rien rehausser la vertu71. On a parfois présenté la Chrysippea diuisio comme une esquisse de celle de Carnéade, alors que, selon nous, l'Académicien avait pour dessein non de parfaire la tâche de Chrysippe, mais bien d'en prendre le contrepied. En prétendant que sa «division» était la seule possible, il semblait sans doute faire preuve lui-même de dogmatisme, mais n'était-ce pas là une sorte de provocation à l'égard des Stoïciens qui, dans ce domaine aussi, excluaient toute incertitude72? Il leur démontrait ainsi que si les formules du τέλος étaient multiples, il était également vain de croire qu'il n'existait qu'une seule façon de les réduire à quelques types. Son dogmatisme apparent était celui d'une contradiction ironique et habilement menée, non celui d'un philosophe cherchant à imposer sa vérité. Ajoutons qu'en mettant l'accent sur la distinction chère aux Stoïciens entre l'effort fait pour atteindre le souverain bien et la possession de celui-ci, Camèade révélait l'isolement du Portique, car aucune autre école n'avait proposé un τέλος se définissant par une intention coupée de son résultat. Remarquons, enfin, que, pas plus dans cette version de la Carneadia diuisio que dans celle du Lucullus, il n'est question de la conception platonicienne du souve rainbien, alors que les philosophes du moyen-platonisme répéte rontà satiété que pour le fondateur de l'Académie le souverain bien était Γόμοίωσις θεώ κατά το δυνατόν73. La permanence de ce silence, a priori très étonnant, nous prouve qu'il résultait chez Carnéade d'une volonté délibérée, que nous aurons à interpréter. Une fois les principes de la diuisio ainsi exposés, Pison cite les représentants de chacune des doctrines74:
71 Cf. infra, p. 406. La relation entre les κατά φύσιν et le τέλος stoïcien est une question immense que nous ne traiterons ici que dans la mesure où elle concerne le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique. Sur ce problème, cf., parmi beaucoup d'autres titres, M. Reesor, The indifférents in Old and Midd leStoa, dans TAPhA, 82, 1951, p. 102-110; I. G. Kidd, The relation of Stoic inte rmediates to summum bonum, with relation to change in the Stoa, (CQ, N.S., 5, 1955, p. 181-194), dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 150-172, sous le titre : Stoic intermediates and the end for man. 72 Nous avons mis en évidence ce point dans notre article Un problème doxographique . . ., p. 246. 73 Cf. supra, n. 17. 74 Cicéron, Fin., V, 7, 17-20.
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- le plaisir : Aristippe ; - l'absence de douleur: Hiéronyme; - la jouissance des prima naturae : Camèade, mais dialectiquement (non Me quidem auctor, sed defensor disserendi causa); - l'effort pour atteindre les prima naturae : les Stoïciens. L'opposition, maintenant explicite, entre Cameade et les Stoï ciens, confirme que la «division» était tout autre chose qu'un syst èmeà vocation pédagogique et met en lumière la signification dia lectique du système élaboré par le scholarque. Jusqu'ici, il y a donc dans l'exposé de Pison une incontestable cohérence. Mais, alors que logiquement il eût dû s'arrêter après cette enumeration, il ajoute qu'il existe des formes mixtes du souverain bien et il les détaille ainsi75 : - honestas + plaisir : Calliphon ; - honestas + absence de douleur: Diodore; - honestas + prima naturae : les Académiciens, les Péripatéticiens et les Stoïciens, «qui, ayant tout pris aux Péripatéticiens et aux Académiciens, ont sous d'autres noms suivi sans changement leurs idées». Nous estimons peu probable que la Carneadia diuisio originelle ait comporté une partie de ce genre. En effet, la méthode choisie par le scholarque pour construire sa classification, à savoir la défi nition du souverain bien à partir de ce que l'homme recherche dès sa naissance, excluait la présence de Yhonestas, celle-ci n'étant aux yeux de Camèade que le nom donné par les Stoïciens à l'effort pour atteindre les «choses premières selon la nature»76. On com prend donc mal pourquoi, après avoir affirmé qu'il ne pouvait y avoir d'autre souverain bien que le plaisir, l'absence de douleur ou les prima naturae, il aurait, en introduisant Yhonestas par le biais des fins mixtes, renoncé à la méthode qu'il avait lui-même définie. En réalité, ce passage doit être selon nous considéré comme une addition postérieure, due probablement à Antiochus d'Ascalon, et nous en voyons la preuve dans le fait que les Stoïciens, qui avaient été mentionnés parmi les fins simples y figurent une seconde fois comme partisans d'un τέλος mixte, plagiant celui de l'Ancienne Académie et du Lycée77.
75 Ibid., 21. 76 Ibid., 20 : At uero facere omnia ut adipiscamur quae secundum naturam sunt, etiamsi ea non assequamur, id esse et honestum et solum per se expetendum et solum bonum Stoici dicunt. 77 Ibid., 8, 22 : Restant Stoici, qui cum a Peripateticis et Academicis omnia transtulissent, nominibus aliis easdem res secuti sunt. L'argument est certes car-
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En revanche, l'évocation des sententiae explosae eiectaeque, des doctrines condamnées et rejetées correspond beaucoup mieux à la logique de la diuisio. Si, dans le Lucullus, la marginalité de ces phi losophes apparaissait d'ordre purement historique, elle tient ici tout autant à des raisons doctrinales. En effet, Pyrrhon, Ariston et Erillus sont des moralistes qui ne croient pas à l'existence d'une tendance naturelle et qui sont donc impossibles à intégrer dans une diuisio fondée sur celle-ci78: «comme ils ne peuvent trouver place dans le cercle que nous nous sommes tracés», dit Pison, «il n'y a pas du tout eu à les faire entrer en ligne de compte». Pour résumer cette étape de notre recherche, nous dirons que la Carneadia diuisio, telle qu'on peut la restituer à travers le dis cours de Pison, doit être comprise comme un aspect important de la lutte que mena la Nouvelle Académie contre le Portique. La doc trine téléologique de ce dernier est bien exprimée par Sénèque, lorsqu'il dit que pour définir le souverain bien, il n'est besoin «ni de beaucoup de paroles, ni de longs détours», étant donné qu'il tient tout entier dans la formule summum bonum est quod honestum est79. C'est cette même simplicité que l'on trouve dans la Chrysippea diuisio, qui apparaît dans son esprit comme la traduction théorique du fameux apologue de Prodicos, puisque Chrysippe cherchait à montrer quels philosophes avaient choisi le vice et quels la vertu, les solutions nuancées comme celles du Lycée étant considérées comme une sorte de monstrueuse conciliation entre ces deux principes opposés. Camèade, au contraire, se devait de révéler les présupposés que comportaient cette certitude et cette lumineuse évidence. En choisissant comme point de départ de sa «division» le modèle «technique» de la sagesse et en affirmant que celui-ci faisait l'objet d'un consensus, il soulignait la marginalité des Stoïciens qui, eux, le refusaient. Mais surtout, en prenant à son compte, ou plutôt en feignant de prendre à son compte, le concept d'oùceicooiç, Camèade restait fidèle à la méthode dialectique de son école. En effet, parce que Chrysippe avait élaboré sa diuisio sans faire aucunement référence à l'origine du τέλος, lui invitait les
néadien, cf. Tusc, V, 41, 120, mais on voit mal comment Cameade aurait pu dans la même diuisio attribuer à la fois aux Stoïciens une fin simple et une fin mixte. Il y a là soit un amalgame de deux versions de la Carneadia diuisio, soit une utilisation maladroite par Antiochus de cette classification et d'un thème cher au scholarque de la Nouvelle Académie. 78 Ibid., 23 : lam explosae eiectaeque sententiae Pyrrhonis, Aristonis, Erilli, quod in hune orbem quem circumscripsimus incidere non possunt, adhibendae omnino non fuerunt. 79 Sénèque, Ep., 71, 4 : Nec multis uerbis nec circumitu longo quod sit sum mum bonum colliges.
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Stoïciens (et d'une manière plus générale tous ceux qui donnaient à l'éthique un point de départ naturel) à être logiques avec euxmêmes, à ne pas «oublier en chemin» les πρώτα κατά φυσίν et à s'interroger sur la relation véritable qu'il y avait dans leur système entre la tendance naturelle et le souverain bien80. Nous avons tenté de comprendre ce qu'étaient à l'origine les «divisions» de Chrysippe et de Camèade et nous en avons conclu qu'elles doivent être interprétées l'une et l'autre dans le contexte des antagonismes entre écoles, puisque le Stoïcien cherchait à se différencier des Péripatéticiens et que, de son côté, l'Académicien avait pour dessein de construire une doxographie qui fût en ellemême une réfutation du Portique. Or, si nous revenons à notre point de départ, c'est-à-dire au Lucullus, et si nous comparons ces résultats à l'analyse que nous avons faite du passage consacré dans ce dialogue aux moralistes, deux directions de recherches appar aissent : - nous avons montré que Cicéron utilisait dans le Lucullus successivement la «division» de Chrysippe et celle de Camèade, avec des intentions différentes, mais en les considérant l'une et l'autre comme des moments également essentiels de son investiga tion sur le souverain bien. Sans renier son appartenance à la Nouv elle Académie, il concilie donc deux systèmes qui à l'origine étaient parfaitement antagonistes et cette acceptation, même relati visée par la suspension du jugement, de la démarche stoïcienne, pose le difficile problème de l'attitude de l'Arpinate à l'égard de la morale de Chrysippe; - mais cette question de fond, qui dominera toute la suite de notre recherche, ne peut être correctement abordée que si aupara vant nous nous sommes demandé à quoi correspondent exactement les multiples doxographies du τέλος que l'on trouve dans l'œuvre cicéronienne. Il ne suffit pas, en effet, d'être remonté aux deux archétypes, il faut, si nous voulons comprendre plus précisément quelle fut l'évolution des deux «divisions» originelles et, partant, quelle vision Cicéron pouvait avoir de l'histoire de la philosophie morale, débrouiller quelque peu l'écheveau terriblement compli qué des multiples variantes doxographiques dont il se sert. A titre d'exemple, nous parlons de Carneadia diuisio aussi bien à propos de la doxographie exposée par Pison dans le De finibus que de celle que nous avons trouvée dans le Lucullus, et il est certain qu'il exis teentre les deux des similitudes indéniables, par exemple l'accent
80 Cf. Fin., IV, 11, 23: quo loco corpus subito deserueritis et 14, 39: Cum autem ad summum bonum uolunt peruenire, transiliunt omnia. . .
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mis dans les deux textes sur l'incapacité des philosophes à s'accor der au sujet du τέλος, ou la présence des trois fins retenues par Camèade. Mais cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer les différences. Ainsi, tout l'appareil des concepts moraux (sagesse, οίκείωσις, distinction entre l'effort et le résultat), si important dans l'exposé de Pison, est absent du Lucullus, où le but n'est pas de poser les bases d'une critique du stoïcisme, mais de montrer la multiplicité et la vanité des dogmatismes. Nous pouvons déduire de cet exemple que la Carneadia diuisio ne fut pas un cadre rigide que des auteurs aussi différents que Cicéron et Clément d'Alexandrie auraient repris de manière plus ou moins fidèle et que nous devrions nous contenter de retrouver dans sa version originelle81. Elle nous semble au contraire devoir être comprise comme une structure souple, sans cesse modifiée au fil des débats, enrichie par ceux-ci et adaptée par ses utilisateurs à la finalité des ouvrages dans lesquels ils l'incluaient. C'est dans cet esprit donc que nous analyserons ses très nombreuses variantes.
Les doxographies cicéroniennes du souverain bien : variété et unité Qui aborderait les œuvres morales de Cicéron avec l'illusion d'y retrouver dans leur pureté deux «divisions», l'une stoïcienne, l'autre carnéadienne, serait bien vite déçu et avouerait son désarroi devant un foisonnement doxographiqe dont il ne percevrait ni les tenants ni les aboutissants. Comment procéder, comment distin guer l'essentiel et l'accessoire dans une telle variété? La situation de celui qui entreprend une telle tâche fait penser à celle d'un phi lologue qui connaîtrait l'archétype d'une famille de manuscrits et qui, paradoxalement, n'arriverait pas à dresser le stemma lui per mettant de situer chaque variante par rapport à celui-ci. Nous connaissons la «division» de Chrysippe, celle de Camèade, mais il nous est difficile de dire avec précision comment telle doxographie se rattache à l'une ou à l'autre, parfois aux deux. Pour progresser dans une telle recherche, la méthode la plus séduisante consisterait à raisonner à partir des variations de détail : pourquoi, par exemp le,Cicéron cite-t-il à tel endroit Aristippe et à tel autre Epicure comme représentants de la morale du plaisir, pourquoi les défini tionsdu τέλος stoïcien sont-elles si diverses, pourquoi Aristote est-il 81 Ce qui suppose déjà que Camèade lui-même n'ait donné qu'une seule version de sa diuisio. Or cela n'a rien d'une certitude.
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tantôt évoqué et tantôt omis lorsqu'il s'agit des ueteres82? Sur ces points, et quelques autres, M. Giusta et J. Glucker ont formulé des remarques fort pertinentes, mais qui pour l'instant n'ont pas dé bouché sur une explication d'ensemble rendant compte de chacun de ces changements83. Parce que nous nous sommes heurté à la même difficulté, nous avons préféré nous limiter provisoirement à une analyse ne visant nullement à être exhaustive, mais dont nous pensons qu'elle peut contribuer à apporter un début de réponse au problème posé. Première tentative de classification Si nous laissons de côté nos textes de références, le Lucullus et le livre V du De finibus, les autres doxographies du τέλος que l'on trouve chez Cicéron nous paraissent pouvoir se répartir en deux grandes catégories : - la première comprend deux variantes de la Carneadia diuisio, qui se présentent comme suit : Fin., II, 34 Fins mixtes Polémon et Aristote : uirtus + prima naturae Calliphon : uirtus + uoluptas Diodore : uirtus + uacuitas doloris Fins simples Aristippe : uoluptas 82 En Fin., V, 7, 20, Aristippe est cité comme seul représentant de la morale du plaisir, alors qu'ailleurs son nom est associé à celui d'Epicure. Par ailleurs, J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 153, après avoir étudié les variations dans la présen tation des ueteres, en a déduit que Camèade soulignait les différences entre ceux-ci, tandis qu'Antiochus mettait en évidence ce qu'il croyait être leur consensus. Il est, en effet, très remarquable que dans Luc., 42, 131, Aristote se trouve dissocié de la uetus Academia, tandis que dans Fin., V, 8, 21, Pison souli gne très fortement la similitude de pensée entre l'Ancienne Académie et le Lycée. Ces nuances, tout à fait réelles, ne suffisent pas selon nous à diminuer la valeur documentaire de la Carneadia diuisio telle qu'elle est présentée par Pison-Antiochus. 83 J. Glucker, ibid., p. 53, écrit à propos de son étude de la doxographie morale : whatever views on this subject I shall express on the following pages should be taken as tentative and provisional.
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Camèade : fruì principiis naturalibus Les Stoïciens : consentire naturae . . id est honeste uiuere Hiéronyme : doloris uacuitas Abiecti : Pyrrhon, Ariston, Erillus Tusc, V, 84-85 Fins simples Les Stoïciens : honestum Epicure : uoluptas Hiéronyme : uacuitas (doloris) Camèade : naturae primis bonis aut omnibus aut maxumis fruì Fins mixtes Les Péripatéticiens et, à peu de chose près, l'Ancienne Académie : tria genera bonorum Calliphon et Dinomaque : uoluptas + honestas Diodore : indolentia + honestas Abiecti : Ariston, Pyrrhon, Erillus, nonnullique alii En dépit de quelques différences de détail, ces doxographies sont très proches et conservent quelques unes des caractéristiques fondamentales du système carnéadien. Elles s'en différencient, ce pendant, par la place qu'y tient Yhonestas à côté des trois solutions admises par le scholarque et, à ce titre, elles sont plus proches de la version du Lucullus que de celle donnée par Pison; - la deuxième, aux contours apparemment plus imprécis, inclut un plus grand nombre de textes et, si elle se présente sous des formes diverses, elle peut être néanmoins caractérisée par le fait que Yhonestas y apparaît comme l'élément prédominant, le cri tère par rapport auquel sont classées et parfois jugées les autres opinions sur le souverain bien84. Les noms cités sont souvent les mêmes que ceux de la Carneadia diuisio, toutefois, ils sont envisa gés d'un autre point de vue, non pas celui du bonheur, comme l'a affirmé M. Giusta, mais celui de la beauté morale en tant que défi nition la plus probable du τέλος85. A titre d'exemple, nous citerons 84 Cf. Leg., I, 13, 38; Fin., II, 11, 35-38; Fin., III, 9, 30-31 ; Fin., IV, 13, 34-17, 48; Oft., 1,2, 6. 85 Dès le De legibus, loc. cit., Cicéron faisait la distinction entre les philoso phiesde Yhonestas (au sens large, c'est à dire non chrysippéen) et les fines
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un passage du De finibus IV, dans lequel la «division» est ainsi organisée : Fin., IV, 18, 49-50 Philosophes de Yhonestas : Pyrrhon, Ariston, eorumue similes/ Aristote et Xénocrate Fines expertes honestatis : Epicure, Hiéronyme et Camèade Fins mixtes : Calliphon et Diodore Cette prépondérance de Yhonestas donne à penser que nous avons là quelque chose dont l'origine doit être cherchée dans la diuisio de Chrysippe. Nous en voulons pour preuve le fait que dans le texte le plus indubitablement stoïcien de toute l'œuvre morale de Cicéron, le livre III du De finibus, Caton procède exactement de cette façon, opposant les philosophes qui ont fait de Yhonestas Yultimum bonum à ceux qui «exclurent la vertu du souverain bien», et même à ceux qui proposèrent une fin mixte86. Faut-il pour autant affirmer que tous ces textes sont empreints de la même tonalité et, pourquoi pas, qu'ils dérivent d'une même source? Cela serait pour le moins imprudent, mais avant d'approfondir cette question et pour ne pas privilégier l'aspect en quelque sorte technique de la doxographie au détriment de l'utilisation que fait Cicéron de celleci, nous analyserons un cas précis, qui a cette particularité de jux taposer la Carneadia diuisio et celle fondée sur Yhonestas, nous voulons parler des § 34 et 35 du second livre du De finibus. Comment procède l'Arpinate et pourquoi cette double appro che?Il suffit de lire le texte pour comprendre qu'il ne s'agit null ement d'une redondance et que chacune des «divisions» joue un rôle bien précis. Cicéron veut, en effet, montrer que, quel que soit le critère que l'on adopte, Epicure doit être condamné. Si on le juge à partir du principe de la Carneadia diuisio, celui de la ten dance naturelle, le fondateur du Jardin est coupable de ne pas avoir proposé une fin conforme à ce qu'il a lui-même défini com mela motivation première, puisque, parti du plaisir, il aboutit à l'absence de douleur87. Et si on se place du point de vue de la rai-
expertes honestatis, représentées en l'occurrence par les Épicuriens, ce qui à notre sens est un argument décisif pour attribuer cette manière de procéder à Antiochus, lequel a fort bien pu s'inspirer de ce qui se faisait dans la Nouvelle Académie. 86 Cf. supra, n. 50. 87 Sur l'importance de ce thème dans la réfutation académicienne de l'épicurisme, cf. C. Lévy, La dialectique. . ., p. 116 et infra, p. 396.
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son et donc de la vertu, il sera atteint par l'opprobre frappant tous ceux qui, ne comprenant pas que l'homme est «une façon de dieu mortel», ont proposé un finis expers honestatis**. L'ensemble du passage présente donc une très frappante analogie de construction avec le Lucullus, puisque la méthode de la Nouvelle Académie et celle du Portique sont employées successivement, et l'on y retrouve même la citation de Chrysippe sur la confrontation entre Yhonestas et le plaisir. Cela suffit donc à nos yeux pour exclure que le livre II du De finibus ait eu une source purement stoïcienne, comme l'ont affirmé Madvig et Thiaucourt89. Ce qui nous paraît au contraire très frappant, c'est que pour l'analyse et la critique d'un τέλος par ticulier, en l'occurrence celui du Jardin, Cicéron raisonne exacte mentde la même façon que lorsqu'il avait à se prononcer sur l'e nsemble des doctrines téléologiques, c'est-à-dire en associant Chry sippe et Camèade. Or il est peu vraisemblable qu'il ait consulté successivement un ouvrage académicien puis une source stoïcien ne, et cela nous conduit donc à rechercher les éléments d'unité qui existent dans les différentes doxographies cicéroniennes du souve rainbien. Pour ce faire, nous avons choisi d'approfondir l'étude, que nous avions commencée dans un article, d'un groupe de moral istes bien déterminé, celui des indifférentistes Ariston, Pyrrhon et Erillus90. Pourquoi ce choix? Il nous paraît pouvoir être justifié par trois raisons : - seuls ou inclus dans un ensemble plus vaste, les indiffé rentistes sont omniprésents dans les textes téléologiques et, de ce fait, ils constituent un instrument privilégié pour discerner les divers courants dont Cicéron est l'aboutissement; - ils jouent un rôle important dans les controverses entre la Nouvelle Académie et le Portique, puisque chacune des deux écoles les a présentés comme des repoussoirs, plus exactement comme l'image à peine caricaturale de la philosophie de l'autre. En effet,
88 Cicéron, Fin., II, 13, 40. 89 Cf. Madvig, éd. du De finibus, p. LXIV : la source de Fin., II, serait Chry sippe ; C. Thiaucourt, op. cit., p. 77-78, est plus imprécis et parle d'un « Stoïcien modéré». En revanche, R. Hirzel, Untersuchungen. . ., t. 2, p. 656 sq., et A. Lörcher, op. cit., p. 97, ont proposé Antiochus d'Ascalon. La thèse de la source sto ïcienne, que nous estimons quant à nous invraisemblable, a été, en revanche, défendue récemment par J. Glucker, op. cit., p. 56, n. 151, qui considère qu'un dogmatique comme Antiochus ne pouvait critiquer l'épicurisme qu'à partir de sa propre position, celle de l'Ancienne Académie. L'erreur de Glucker est de sous-estimer la complexité de la personnalité d'Antiochus, et tout particulièr ement sa dette à l'égard de la dialectique carnéadienne. 90 C. Lévy, On problème doxographique . . ., op. cit.
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Camèade et ses disciples ont eu beau jeu de soutenir que par leur refus d'inclure les πρώτα κατά φυσίν dans le souverain bien les Stoïciens prônaient une morale semblable à celle d'Ariston, Erillus ou Pyrrhon, et, en revanche, dans le livre III du De finibus, Caton englobe dans une même condamnation ces philosophes et ceux de la Nouvelle Académie91; - ils peuvent être considérés comme un élément caractéristi que de la doxographie cicéronienne parce qu'ils ne figurent pas chez Arius Didyme et que, par ailleurs, on ne retrouve pas dans la doxographie de Clément d'Alexandrie la mention du caractère éphémère de leur philosophie, qui est si fréquente chez l'Arpinate92. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler que le fait que les trois philosophes soient très souvent associés n'implique pas que Cicéron les considère comme interchangeables. Il n'est donc pas inutile d'esquisser les principaux traits de la personnalité philoso phique de chacun d'entre eux, et cela d'autant plus que des travaux récents, nous pensons notamment à ceux d'A. M. Ioppolo sur Ariston et Erillus, ont permis de redécouvrir véritablement ces seurs 93 Ariston, Erillus, Pyrrhon Dans le livre IV du De finibus, Cicéron présente Ariston com meétant nettement moins indifférent que Pyrrhon puisque, affirme-t-il, «il a fait place à des motifs capables de remuer le sage et de le faire tendre vers quelque chose»94. En quoi Ariston est-il donc un schismatique par rapport à l'orthodoxie stoïcienne et que signifient ces «objets de rencontre» qui peuvent provoquer une
91 Cf. Fin., III, 9, 31; 15, 50. 92 Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., I, 360 (τέλος d'Ariston, Γάδιαφορία); = S.V.F., I, 419 (τέλος d'Erillus, Γέπιστήμη). 93 Α. Μ. Ioppolo, Aristone di Chio e lo Stoicismo antico, Naples, 1980 et Lo Stoicismo di Ertilo, dans Phronesis, 30, 1985, p. 58-78. Sur Ariston on se reporte ra également à l'article de J. Moreau, Ariston et le Stoïcisme, dans REA, 50, 1948, p. 27-48. 94 Cicéron, Fin., IV, 16, 43 : Aristo, qui nihil relinquere non est ausus, introduxit autem quibus commotus sapiens appeteret aliquid, quodcumque in mentem inciderei. Dans le second livre de cette œuvre, en revanche (13, 43), Erillus, phi losophe de la science, est distingué des deux autres, philosophes de la vertu. Dans le Lucullus, 42, 130, Γάπάθεια de Pyrrhon est opposée à Γάδιαφορία d'Aris ton et d'Erillus. L'impression que l'on retire de ces notations est que les philoso phes académiciens dont Cicéron s'inspire disposaient d'une somme d'informat ions sur les trois indifférentistes et qu'ils intégraient telle ou telle de celles-ci à leur démonstration en fonction de ce qui leur paraissait être le plus opportun.
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réaction du sage, sans pour autant contredire sa sérénité? Nous savons par plusieurs témoignages qu'il se refusait à admettre la théorie stoïcienne de la moralité moyenne, construite sur la distinc tion à l'intérieur même des indifférents entre les «préférables» et «les choses contraires à la nature» et que, notamment, il professait le plus grand mépris pour les «praecepta» qui avaient pour fonc tion d'organiser la morale pratique95: «Ariston le Stoïcien», dit Sénèque, «estime que cette partie de la philosophie est inconsistant e et qu'elle ne pénètre pas jusqu'au cœur, étant faite de conseils de bonne femme». A fortiori, il n'admettait pas que les κατά φυσίν pussent constituer la matière de la vertu, puisqu'il concevait le sou verain bien comme une harmonie de l'homme avec son λόγος, tot alement indépendante de tout facteur extérieur96. Comment concil ier,donc, le témoignage cicéronien et ce que nous savons d'Ariston par d'autres sources? Il nous semble qu'A. M. Ioppolo a eu rai son, voulant montrer la cohérence de la pensée de ce philosophe, d'accorder une grande importance à la métaphore de l'acteur qui lui était chère97 : de même, disait-il, que le bon comédien doit savoir interpréter parfaitement n'importe quel rôle, de même le sage agira selon la vertu quelles que soient les circonstances. Le propre de la sagesse était donc pour lui de se manifester sous des formes diverses, et cela dans un monde de choses et d'événements absoluments indifférents. A quoi Chrysippe avait beau jeu de for muler à l'égard d'Ariston l'objection que lui-même avait à subir de la part des Académiciens98 : quel peut-être le sens du bien et du mal si la vertu n'implique aucun choix, si elle s'exerce indépe ndamment de toute référence à un ordre naturel préexistant? Si l'Arpinate souligne à plusieurs reprises l'austérité de la mor ale proposée par Ariston, il reproche, en revanche, à Erillus sa leuitas parce que, dit-il, il propose deux fins au lieu d'une seule, imposant ainsi à ceux qui suivraient sa doctrine de mener deux existences différentes99. Nous aurions beaucoup de mal à corn-
95 Sénèque, Ep., 94, 2 = S.V.F., I, 358 : Ariston Stoicus e contrario hanc par tent leuem existimat et quae non descendat in pectus usque, anilia habentem praecepta. Trad. Noblot légèrement modifiée. Cf. également, ibid., 89, 13 = S.V.F., I, 357: moralem quoque, quant solam reliquerat, circumcidit. Nam eum locum qui monitiones continet, sustulit et paedagogi esse dixit, non philosophi. 96 Cf. Galien, Hipp, et Plat, decr., VII, 2, 2 = S.V.F., 111, 256. 97 Diog. Laërce, VII, 160 = S.V.F., I, 351. Cf. le commentaire d'A. M. Ioppol o, dans Lo stoicismo . . ., p. 66. 98 Cf. le texte cité à la note 96 et infra, p. 417. 99 Cf. Fin., IV, 15, 40, où Cicéron condamne la leuitas d'Erillus parce que celui-ci a accepté de prendre en compte les κατά φύσιν, mais sans les référer au souverain bien. Ce même grief de double τέλος sera adressé par les Académic iens à Chrysippe, cf. Plutarque, Com. not., 26, 1071 a.
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prendre cette affirmation s'il n'y avait chez Diogene Laërce un exposé plus complet de la doctrine de ce Stoïcien, dont voici les principaux éléments 10° : - Erillus considérait la science comme le τέλος et il la défi nissait comme une έξις «ne se laissant ébranler par aucun argu ment dans l'accueil des représentations»; - il lui arrivait d'affirmer qu'il n'existe pas un seul τέλος, mais que celui-ci varie, tout comme le même bronze peut devenir une statue de Socrate ou d'Alexandre; - il établissait une distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, le premier étant accessible au seul sage, le second au tout-venant, et il considérait comme indifférent tout ce qui est entre la vertu et le mal. Comme Ariston, Erillus avait cherché à exprimer la teleologie stoïcienne, sans accepter l'idée qu'il y eût «des choses conformes à la nature», en filigrane desquelles serait déjà inscrite la vertu101. Comme lui, il avait privilégié «les circonstances», celles-ci, insigni fiantes par elles-mêmes, étant autant d'occasions pour le sage de manifester sa vertu, à la fois une, puisqu 'ayant la solidité de la science, et proteiforme dans la mesure où elle ne se confond avec aucune action particulière, mais est inhérente à chacune d'entre elles. La véritable difficulté réside donc dans le troisième point, cette distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, qui à première vue re ssemble fort à la hiérarchie du κατόρθωμα et du καθήκον dans le stoïcisme orthodoxe. Nous croyons, avec A. M. Ioppolo, qu'il faut, renoncer à ce rapprochement qui, bien que très séduisant, enlèver ait tout sens à la dissidence d'Erillus, et admettre donc que par ύποτελίς il entendait non pas la moralité moyenne du καθήκον, fondée sur l'acquisition des préférables, mais les biens apparents que le commun des mortels confond avec le τέλος102. Une telle conception et l'identification de la vertu à la science font que la pensée de ce philosophe apparaît dominée par le dessein de don-
100 Diog. Laërce, VII, 165 = S.V.F., 1, 411. 101 Cf. ce qu'écrit V. Goldschmidt, Le système. . ., p. 129 : «De la conciliatio par tendance à la conuenientia rationnelle, le cercle est fermé : du début à la fin on demeure dans la "conformité avec la nature"; de l'instinct de conservation à la "sagesse" (exercice constant et conséquent de la faculté rationnelle) il y a passage de la nature à la nature, du même au même, mais de telle sorte que dans le terme d'arrivée le terme de départ soit transformé par une sorte de rétroaction, sans cependant être contredit». 102 A. M. Ioppolo, op. cit., p. 73-75, qui fait un intéressant rapprochement avec Platon, Gorgias, 466a-468e, où Socrate distingue la fin, qui est le Bien, et les moyens qui sont indifférents.
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ner une interprétation platonisante de l'éthique stoïcienne. C'est cette réalité qui est exprimée, de manière peut-être un peu excessi ve dans le Lucullus, lorsque Cicéron affirme qu'Erillus était en grand désaccord avec Zenon et, en revanche, s'écartait fort peu de Platon103. Il était normal d'associer dans un exposé téléologique Ariston et Erillus, dont les doctrines semblent avoir été fort proches. Mais Pyrrhon? Cicéron le présente comme celui qui est allé le plus loin possible dans l'indifférence «puisque, une fois la vertu constituée, il ne laisse rien subsister qui soit un objet de tendance» et il en fait le philosophe de Γάπάθεια, de l'insensibilité absolue, ce qui ne cor respond guère à cette «opiniâtreté» dont Pascal, suivant en cela l'opinion de son époque, fera la caractéristique de la «cabale pyrrhonienne » 104. Peut-on pour autant s'en tenir à la formule de Brochard sur la différence, voire l'opposition entre Pyrrhon et les Pyrrhoniens105? Et quelle valeur faut-il accorder au témoignage cicéronien ? Traiter de l'image de Pyrrhon chez Cicéron, c'est d'abord s'i nterroger sur un silence. En effet, dans aucun des textes où l'Arpinate fait en quelque sorte la généalogie du scepticisme de la Nouv elle Académie on ne trouve la moindre mention du philosophe d'Elis106. Or la liste des auctores du doute est longue, elle comprend des noms très divers et l'on eût pu s'attendre à y voir figurer celui a affirmé le règne universel de l'apparence107. Nous croyons que cette absence n'est pas le fait de Cicéron lui-même, car celui-ci se conforme à la tradition de la Nouvelle Académie, comme le prouve le fait que, dans son Contre Colotès, Plutarque lui aussi reste total ement silencieux à propos de Pyrrhon. Pour expliquer ce qu'il appelle «l'ignorance cicéronienne d'une pensée sceptique original e», J. P. Dumont a invoqué l'importance de la polémique antisto ïcienne qui aurait éclipsé tous les autres débats et fait que l'Arpinate n'avait pas à se soucier d'une «école sans éclat»108. Le raisonne ment serait tout à fait convaincant s'il n'y avait aucune mention de
103 Cf. supra, n. 10. 104 Pascal, Pensées, 296 Lafuma : «Pyrrhonien pour opiniâtre». 105 Cf. supra, p. 27. 106 II est normal que Pyrrhon ne soit pas mentionné en Ac. post., I, 12, 44, puisque Cicéron invoque les Présocratiques comme ancêtres du scepticisme. En revanche, il eût pu fort bien figurer dans l'énumération, beaucoup plus longue et variée de Luc, 23, 72-24, 76. 107 Sont cités dans le passage du Lucullus : Anaxagore, Démocrite, Métrodore de Chios, Empédocle, Parménide, Socrate, Platon, Stilpon, Diodore, Alexinus, Chrysippe et les Cyrénaïques. 108 J.-P. Dumont, Le scepticisme. . ., p. 18.
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Pyrrhon dans l'œuvre philosophique de Cicéron. Ce n'est pas le cas et nous avons même signalé son omniprésence dans les textes téléologiques. Pourquoi n'est-il donc pas évoqué là où on l'atten drait? A cette question, tout un courant exégétique, à l'origine duquel nous avons vu qu'il faut placer Brochard, répond qu'il n'y avait chez Pyrrhon aucun intérêt pour la philosophie spéculative et que donc c'est à juste titre qu'il n'a pas été inclus parmi les précur seursdu doute académicien 109. Nous n'avons pas la prétention de trancher les controverses à propos de ce que l'on pourrait appeler l'énigme Pyrrhon. Nous avons essayé de décrire au début de ce travail l'extraordinaire fai sceau d'influences et d'expériences au confluent desquelles s'est trouvé ce personnage, et qui ont fait que, comme l'a dit si just ement G. Reale, il s'est trouvé être «le fondateur du scepticisme tel qu'il s'est développé en Grèce, autrement dit d'une école qui n'est pas une école, d'une secte qui n'est pas une secte, d'une philoso phie qui ne veut pas être une philosophie»110. Si Pyrrhon parvint, ou chercha à parvenir, à une parfaite indifférence, ce ne fut pas par simple imitation des sages de l'Inde, mais en interprétant cette expérience à la lumière de sa propre culture philosophique. On ne peut donc arguer d'un quelconque désintérêt de sa part à l'égard de la philosophie pour expliquer qu'il ne figure pas parmi les «pè res fondateurs» du scepticisme chez Cicéron ou Plutarque. L'expli cation, au moins partielle, de cette absence est sans doute à recher cher dans les sentiments peu amicaux de la Nouvelle Académie à l'égard des Pyrrhoniens111. La nouvelle impulsion donnée par Arcésilas à l'école platonicienne avait été dénoncée comme un plagiat du pyrrhonisme, non seulement par Timon, le brillant et féroce disciple de Pyrrhon, mais aussi par quelqu'un d'extérieur à cette rivalité, le Stoïcien Ariston, dont nous avons déjà cité le vers célè bre112. Il n'est donc pas invraisemblable que la Nouvelle Académie ait, en quelque sorte, censuré le nom de Pyrrhon, lorsqu'il s'agis sait pour elle de démontrer sa légitimité philosophique en énumérant la longue liste de ceux qui, disait-elle, l'avaient précédée dans la philosophie du doute. En revanche, elle n'éprouvait aucune gêne à le faire figurer dans sa doxographie morale comme étant le phi losophe de Γάπάθεια, parce que, d'une part, elle ne se sentait rien de commun avec l'inhumanité, au sens littéral, à laquelle il aspi-
109 110 111 112
Cf. supra, p. 22-31. G. Reale, Ipotesi. . ., p. 336. L. Robin, Pyrrhon. . ., p. 12. Cf. supra, p. 9, n. 2.
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rait, et que, d'autre part, elle pouvait l'utiliser dans sa critique du souverain bien stoïcien113. L'idée d'associer, avec d'importantes nuances, Pyrrhon aux deux Stoïciens qui s'étaient placés en marge de leur école était phi losophiquement critiquable, mais habile. Nous avons tout lieu de croire que Chrysippe en fut l'initiateur, lui qui polémiqua longue mentcontre ceux qu'il considérait comme des dissidents et qui avait tout intérêt à montrer qu'ils étaient plus proches d'une école étrangère que de la philosophie dont ils se réclamaient114. Du reste, nous avons vu que Caton dans sa «division» distinguait dans la catégorie de Yhonestas les Stoïciens, les seuls selon lui à avoir cor rectement exprimé cette fin, de ceux qui en avaient donné une interprétation erronée et qu'il énumère ainsi115 : «ceux qui ont pré tendu que vivre avec le savoir est le bien suprême; ceux pour qui tout est absolument indifférent, le sage ne devant être heureux que si aucune chose ne pèse plus qu'une autre dans ses préférences; ceux enfin qui, comme certains Académiciens, ont placé, dit-on, le terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse dans l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre fe rmement l'assentiment». Dans ce texte, Erillus et sans doute Ariston, sont évoqués en même temps que les Pyrrhoniens et les philo sophes de la Nouvelle Académie, comme si les Stoïciens ortho doxes, ne pouvant exclure ces deux dissidents de la catégorie de Yhonestas, avaient cherché à les discréditer en les assimilant à des écoles que le Portique condamnait. Camèade n'avait pas les mêmes raisons d'en vouloir aux indifférentistes, tout au moins à Erillus et Ariston, mais il comprit très vite sans doute le parti qu'il pouvait tirer du groupe ainsi constitué par Chrysippe. S'il les marginalisait lui aussi, arguant que ces moralistes ne faisaient aucune place à la tendance dans leur défini tiondu souverain bien, il s'efforçait par ailleurs de montrer que
113 Nous avons mis ce point en évidence dans Un problème doxographique .... p. 249-250. 114 II est aisé d'imaginer à quel point ce rapprochement pouvait être déso bligeant pour un Stoïcien. En effet, non seulement l'étrange personnalité de Pyrrhon n'avait rien qui pût enthousiasmer un philosophe du Portique, non seulement ses références philosophiques étaient tout à fait étrangères à celles de Zenon, mais de surcroît Timon avait traité celui-ci sans aucun ménagement, le comparant à une vieille Phénicienne stupide, cf. Diog. Laërce, VII, 15 = frg. 38 Diels P.P.F. 115 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : et ii qui cum scientia uiuere ultimum bonorum, et qui nullam rerum differentiam esse dixerunt, atque ita sapientem beatum fore, nihil aliud alii momento ullo anteponentem, et qui, ut quidam Academici, constituisse dicuntur extremum bonorum et summum munus esse sapientis obsistere uisis assensusque suos firme sustinere.
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par leur mépris des biens du corps et de la fortune les Stoïciens ne proposaient pas autre chose que cette indifférence absolue qu'euxmêmes reprochaient à Pyrrhon, Ariston et Erillus. Mais une telle analyse ne rend compte que très partiellement de la place des indifférentistes dans la doxographie cicéronienne. En effet, elle n'explique pas pourquoi les indifférentistes sont la plupart du temps désignés comme des relicti, ou inclus dans un groupe plus vaste de sententiae relictae116. Ce phénomène qui a été longtemps ignoré par la recherche, nous l'avons interprété comme un apport doxographique de l'Académie, et ce pour deux grandes raisons117 : - la distinction entre les relicti et les autres est absente de la «division» de Caton ainsi que de celle, stoïcisante, de Clément d'Alexandrie; - on la trouve, en revanche, dans un texte étranger à la pro blématique du τέλος, mais dont tout le monde s'accorde à recon naître l'importance, le grand excursus philosophique du livre III du De oratore11*. Cicéron y expose l'histoire de la philosophie postpla tonicienne en des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux de la doxographie du Lucullus et en distinguant parmi les sectes socrati quescelles depuis longtemps disparues et celles encore vivantes. Nous ne reviendrons pas ici sur le problème de la source de Y ex cursus, l'essentiel étant que nous avons là une tradition indiscuta blementpropre à l'Académie, dont nous constatons qu'elle existait en dehors de la doxographie morale et qu'elle avait une importanc e considérable en tant que méthode de réflexion. Nous avons choisi d'étudier le groupe des indifférentistes par cequ'il nous a paru intéressant en lui-même, mais surtout parce que nous avons estimé qu'il y avait là le discriminant, pour utiliser un terme mathématique, de toute la doxographie cicéronienne du τέλος, c'est-à-dire l'élément qui nous permettrait d'en discerner les différentes strates et d'établir quelques lignes de partage entre les nombreux textes dans lesquels elle est exposée. Il convient donc, maintenant que nous avons rassemblé, nous semble-t-il, les él éments nous permettant de mieux percevoir la personnalité de ces philosophes et l'utilisation qui a été faite d'eux dans les discussions sur le souverain bien, de revenir à notre projet initial et d'examiner
cisément
116 Le développement le plus important sur les sententiae relictae étant pré celui du Lucullus. 117 Cf. Un problème doxographique. . ., p. 247-248. 118 Cf. supra, p. 109-113.
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comment réduire la complexité à laquelle se trouve confronté le lecteur des textes téléologiques de l'Arpinate. Définition des grands types de la doxographie morale cicéronienne Soulignons, pour commencer, la singularité du troisième livre du De finibus, seul texte où véritablement il ne soit pas question de la disparition historique des indifférentistes et où leur marginalité apparaisse d'ordre exclusivement philosophique. Nous avons là un trait indubitablement stoïcien et qui sera exploité par Cicéron tout au long de sa réponse à Caton. Ainsi, à propos d'un syllogisme des tiné à démontrer que seul le bonum est Yhonestum, il lui dit 119: «qui te concédera la majeure, à l'exception de Pyrrhon, d'Ariston et de leurs pareils? Or, tu ne les approuves pas». L'Arpinate prend ainsi acte du fait que dans la diuisio de Caton les indifférentistes ont été définis comme des moralistes de Yhonestas, mais d'une honestas mal conçue, et il joue sur cette ambiguïté pour mettre en évidence à la fois la solitude des Stoïciens et ce qui les rapproche de ces philosophes. Dans les autres textes, Ariston, Pyrrhon et Erillus sont désignés comme des philosophes dont la pensée a été réfutée et rejetée et cette mention, dont nous croyons avoir montré le caractère acadé micien, permet donc de rattacher ces témoignages à l'école platoni cienne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils dérivent d'une même source puisqu'une analyse plus fine révèle en dépit de cette origine commune une grande diversité. Nous avons vu que dans le Lucullus, les relicti forment un groupe très nombreux et à l'intérieur duquel les indifférentistes se trouvent dissociés. Est-il possible de déterminer qui a pensé à faire intervenir ces considérations historiques dans la Carneadia diuisio? A vrai dire, il n'est nullement exclu que Camèade lui-même ait été l'initiateur d'une telle méthode. En tout cas, nous savons que dans la version de la Carneadia diuisio donnée par Pison, la marginalité historique des indifférentistes s'ajoute à leur isolement par rapport au cadre choisi par Camèade : non seulement ils n'admettent aucu ne relation entre la tendance et le souverain bien, mais de surcroît leur pensée n'a plus de représentant120. Le dernier cas de figure nous paraît cependant le plus intéres sant,car il concilie les caractéristiques stoïcienne et académicienn e. En effet, les indifférentistes y sont inclus dans la catégorie de 119 Cicéron, Fin., IV, 18, 49: Quis igitur tibi istud dabit praeter Pyrrhonem, Aristonem eorumue similes, quos tu non probas ? 120 Cicéron, Fin., V, 8, 23.
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Vhonestas, comme dans l'exposé téléologique de Caton, mais, par ailleurs, on retrouve la mention du caractère éphémère de leur doctrine. Nous en donnerons deux exemples qui nous paraissent d'autant plus intéressants qu'ils sont assez différents 121 : - Fin., II, 11, 35 : «Une seule conception du souverain bien est simple, c'est celle que préconise Zenon, qui le fait tout entier résider dans la beauté, autrement dit, la moralité. Je ne dis rien, en effet, de Pyrrhon, d'Ariston et d'Erillus : ils ne comptent plus depuis longtemps». Dans ce passage le groupe de Yhonestas est, à peu de chose près, celui défini par Caton, puisqu'il ne comprend que Zenon et les indifférentistes. Toutefois, à la différence du Stoïcien, Cicéron isole ces derniers en se fondant non plus sur l'autarcie absolue de leur souverain bien, mais sur le fait qu'ils n'ont plus aucune influence. L'impression que l'on en retire est donc celle d'une ver sion de la Chrysippea diuisio élaborée dans l'Académie. - Off., I, 2, 6, à propos de la supériorité de Yhonestas : « Dès lors cette idée appartient en propre aux Stoïciens, Académiciens et Péripatéticiens, puisque la pensée d'Ariston, de Pyrrhon et d'Eril lus a depuis longtemps été rejetée». Ici aussi la philosophie des indifférentistes est présentée com meune sententia explosa à l'intérieur des doctrines de Yhonestas; celle-ci, cependant, n'est plus comme précédemment l'apanage des seuls Stoïciens, mais permet d'associer les disciples de Zenon à ceux de Platon et d'Aristote. Non seulement, donc, on a appliqué à la catégorie de Yhonestas la distinction entre les morales disparues et celles encore existantes, mais on l'a élargie. Nous avons là une preuve concrète de cet état d'esprit différent, de cette recherche du consensus, dont nous avons dit qu'elle était la marque d'Antiochus d'Ascalon. Nous avons conduit une recherche que nous avons voulu mi nutieuse, à partir d'indices dont nous concevons fort bien qu'ils puissent être jugés fragiles, même si nous avons la conviction qu'ils peuvent permettre d'étayer des analyses plus ambitieuses ou d'avancer des arguments supplémentaires en faveur de thèses ad mises, mais parfois insuffisamment démontrées. Il n'est donc pas inutile de faire ici le bilan de nos conclusions. Nous soulignerons que la doxographie n'est pas le simple rap-
121 Cicéron, Fin., II, 11, 35 : Una (finis) simplex, cuius Zeno auctor, posita in décore tota, id est in honestate. Nam Pyrrho, Aristo, Erillus iam diu abiecti; Off., I, 2, 6 : Ita propria est ea praeceptio stoicorum, academicorum, peripateticorum, quoniam Aristonis, Pyrrhonis, Erilli iam pridem explosa sententia est.
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pel des doctrines du passé, ni même un hommage déférent que l'on rendrait à ses prédécesseurs avant d'aborder une réflexion que l'on voudrait originale et personnelle. Elle est le signe de l'insertion du philosophe dans une tradition; en ce sens elle s'apparente à la topi que des poètes et des orateurs, mais elle porte aussi témoignage, dans sa structure même, du caractère vivant de la philosophie, de ses mutations et de ses échecs, de ses débats passionnés comme de ses syncrétismes, volontaires ou inconscients. C'est sans doute par cequ'il a perçu plus lucidement que tout autre l'importance et la difficulté de cette question que M. Giusta a imaginé l'hypothèse du livre unique qui aurait à tout jamais figé cette histoire et substitué à la dynamique, souvent désordonnée, de la confrontation et du dialogue entre les écoles la consultation d'un texte de référence. Or notre étude de la doxographie cicéronienne nous a permis de constater que l'on se condamne à donner de celle-ci une inter prétation inexacte, si l'on raisonne à partir de schémas que l'on essaie d'appliquer à des textes très divers, en gommant ce qui fait précisément leur spécificité. Nous avons tenté la démarche inverse, celle qui consiste à respecter aussi scrupuleusement que possible la singularité de chaque doxographie tout en essayant de déterminer sa situation par rapport aux autres. A partir de là, et notamment à travers notre analyse des différentes occurences du groupe formé par Ariston, Pyrrhon et Erillus, nous avons établi que la présence de la distinction entre les sententiae explosae et celles encore vivant es,caractéristique de l'Académie de Camèade comme de celle d'Antiochus, est l'élément commun aux doxographies téléologiques de la très grande majorité des textes moraux cicéroniens. Ceux-ci n'ont évidemment pas été construits à partir d'un même modèle. Au contraire, le fait qu'ils soient, si notre démonst rationest exacte, issus de l'Académie, permet surtout de mettre en lumière l'évolution et les déchirements de celle-ci. En effet, à les lire, on retire l'impression que les philosophes de l'école platonicienne se sont trouvés confrontés à une question très irritante pour eux et qui a déterminé, sous des formes divers es,leur réflexion téléologique : comment juger le τέλος des Stoï ciens, Yhonestas? Identifier le bien suprême à la vertu, science du bien et du mal, n'était pas a priori pour leur déplaire, et tout au plus pouvaient-ils répliquer à leurs rivaux que Socrate et Platon avaient dit cela avant Zenon122. Cependant, Yhonestas était aussi un
122 Cette antériorité philosophique est soulignée en des termes peu flatteurs pour Zenon dans la cinquième Tusculane, 12, 34 : Et, si Zeno Citieus, aduena quidam et ignobilis uerborum opifex, insinuasse se in antiquam philosophiam
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aspect de ce système fondé sur l'idée que le monde est non pas l'image de la perfection, mais la perfection même, et qui, en tant que tel, ne pouvait être accepté par des gens se réclamant de l'au teur du Tintée 123. Face à cette contradiction, les Académiciens nous semblent avoir eu trois réactions : - la première est une attitude de combat, marquée par la volonté de montrer l'inconséquence de la théorie stoïcienne de Yhonestas, soit en mettant en évidence les difficultés que comport ait le fait de dériver le souverain bien de Γοίκείωσις (c'est le prin cipe de la Carneadia diuisio), soit en exploitant dialectiquement la Chrysippea diuisio pour assimiler les Stoïciens aux indifférentistes124; - dans d'autres textes, Yhonestas figure à côté du plaisir, de l'absence de douleur ou des prima naturae comme l'une des solu tions possibles. Cette présentation, plus neutre, met entre parenthès es la vocation antistoïcienne que nous croyons avoir été originell ement celle de la Carneadia diuisio. Elle s'explique sans doute par le fait que la «division», avait été aussi utilisée comme une méthode d'exposé des doctrines téléologiques, non dépourvue de significa tion dialectique, mais ne visant plus à isoler les philosophes du Portique 125; - le dernier cas de figure est celui où l'Académicien se fait lui-même le défenseur de Yhonestas, soit pour réfuter l'épicurisme (c'est ce que nous voyons au second livre du De finibus), soit pour faire de ce concept le patrimoine commun à l'Académie, au Lycée et au Portique 126. De l'étude de la doxographie Cicéron pouvait donc conclure que la grande question qui se posait aux moralistes était celle des rapports du souverain bien et de la nature. Il se trouvait lui-même à un moment historique de ce débat. En effet, le souvenir du comb atmené par Camèade contre le naturalisme était encore vivace dans l'Académie, mais avec Métrodore et Philon celle-ci avait cher chéà se définir une certaine autonomie par rapport à la critique
uidetur, huius sententiae gravitas a Platonis auctoritate repetatur, apud quem saepe haec oratio usurpata est, ut nihil praeter uirtutem diceretur bonum. 123 Nous reviendrons sur ce problème de la situation de la Nouvelle Acadé mie par rapport au Tintée, cf. le chapitre V, 2. 124 Cette première attitude peut donc être déduite de la version de la Car neadia diuisio que nous trouvons dans Fin., V et de l'ensemble de la réfutation téléologique du stoïcisme dans Fin., IV. 125 Cette présentation doxographique de Yhonestas est celle du Lucullus, du livre V des Tusculanes et de Fin., II, 11, 34. 126 Cf. Fin., II, 11, 35, et les doxographies de Leg., I et de Off., I.
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du stoïcisme, et surtout Antiochus avait repris le thème néoacadé micien du consensus en lui donnant une signification plus positi ve. Or, comme l'a souligné A. Michel, il est passé dans la philoso phie romaine quelque chose de l'état d'esprit du proconsul Gellius, qui avait réuni les philosophes athéniens en leur demandant de mettre fin une fois pour toutes à leurs controverses, en leur pro mettant même son concours pour arriver à cette fin 127. A l'arrièreplan de la réflexion cicéronienne, il y a toujours la métaphore du procès et l'espoir de parvenir à la disparition des dissentiments, à une vérité admise par tous. Cependant, à la différence de Gellius, l'Arpinate ne croit pas que ce dénouement puisse être brusqué et, de même qu'un juge digne de ce nom ne peut se prononcer qu'en connaissance de cause, le philosophe se doit de connaître et de confronter toutes les doctrines avant d'entrevoir ce qui serait l'e xplication et la solution de ces controverses. Cette fonction critique est celle du De finibus.
127 A. Michel, Cicéron et les sectes philosophiques . . ., p. 108. L'épisode de Gellius est raconté dans Leg, I, 20, 53.
CHAPITRE II
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS
Ι/ΟΙΚΕίΩΣΙΣ Modernité du problème: conatus spinoziste et «agonie» unamunienne On peut déplorer que les historiens de la philosophie s'en tien nent trop souvent à un cloisonnement chronologique rigoureux et ne privilégient pas le dialogue des philosophes par delà les siècles. Parce que la matière que nous allons aborder peut sembler trop exclusivement liée aux problèmes de la pensée antique, il est nécess aire, croyons-nous, d'en souligner le caractère universel, à travers une courte réflexion sur l'une des œuvres les plus fortes du XXe siècle, le Sentiment tragique de la vie de M. de Unamuno. Le point de départ de celui que l'on considère, à juste titre, comme l'un des fondateurs de l'existentialisme, est, on le sait, la critique de Spinoz a, et plus particulièrement celle du concept de conatus, qui est ainsi défini dans la partie III de l'Ethique1 : conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseuerare conatur, nihil est praeter ipsius rei actualem essentiam. Toute chose s'efforce de persévérer en ellemême et cet effort, dit Spinoza, «n'implique pas un temps fini, mais un temps indéfini», puisque la destruction ne peut venir que d'une cause externe2. Le conatus est donc tension vers l'éternité, mais au prix, pour Unamuno, de l'exclusion de cet «homme réel, en chair et en os», dont il dit qu'il est «le sujet et l'objet suprême de toute philosophie»3. Contre le rationalisme absolu de Spinoza, 1 Spinoza, Eth., Ill, Prop. VII : « L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose», trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1953. On trouvera quelques remarques sur la survivance du concept α'οίκείωσις, notamment au moyen âge, dans S. G. Pembroke, Oikeiôsis, dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 115 et p. 141, n. 10. 2 Ibid., VIII : Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseuerare conatur, nullum tempus finitum sed indefinitum inuoluit. 3 M. de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, trad, par M. Faure Beaulieu, Paris, Gallimard, 1937, p. 11.
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contre la volonté de comprendre, c'est-à-dire, en définitive, de nier la passion et la mort, Unamuno imposera sa vision d'un conatus «agonique», divisé dans son principe même entre le désir de rester soi-même et celui d'être tout, entre l'individuel et l'universel4 : «je veux être moi et, sans cesser de l'être, être en outre autrui, intério riser la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre à l'infini de l'espace et me prolonger à l'infini du temps». Contre l'homme «abstrait», contre l'homme «anonyme», contre la «tyrannie» de l'intelligence discursive, «l'idéoclastie» unamunienne enracine la philosophie dans l'énergie vitale, et veut la contraindre à prendre en compte l'homme dans son intégralité et dans ses contradict ions. Le conatus spinoziste est né de Γοίκείωσις stoïcienne; celui d'Unamuno exprime le refus de l'homme moderne de voir dispa raître ses passions et son individualité dans une harmonie systémat ique. L'un comme l'autre prouvent que, depuis que le stoïcisme a formulé cette idée d'un effort de l'être humain dès sa naissance à la fois pour demeurer lui-même et pour aller vers autrui, l'homme n'a cessé de s'interroger sur le sens de cet instinct vital, sur son devenir, sur les valeurs morales dont il porterait le germe. Sous des formes diverses, Γοίκείωσις plus que bimillénaire continue donc de hanter la pensée philosophique et, si les notions de vertu ou de sagesse auxquelles elle était originellement liée sont a - à tort considérées parfois comme désuètes, la question de l'insertion de l'homme dans le monde, de sa soumission à la nature ou de sa sin gularité par rapport à elle, reste au centre de la réflexion contemp oraine. νοίκείωσις: origine et extension du concept Les morales hellénistiques, on l'a souvent dit, se caractérisent par la place qu'elles accordent aux données naturelles et par la recherche d'une vie pour l'homme qui soit en harmonie avec celleci. S'il fallait en donner une preuve concrète, le De finibus offre l'image d'un consensus sur ce point entre les trois principales écol es. Au début de son discours, l'Épicurien Torquatus annonce qu'il va procéder «avec ordre et méthode», sans doute dans le vain espoir d'échapper au grief d'absence de rigueur qui était fait à son école à cause de son mépris pour la dialectique5. Le plaisir, dit-il 4 Ibid., p. 46. 5 Ce reproche est formulé par Cicéron à l'égard d'Épicure à plusieurs reprises : cf. Luc, 30, 97; Fin., I, 7, 22; Fin., II, 2, 4-5, etc. Sur le rejet par Épicu-
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donc, est le souverain bien pour Epicure parce que «tout être ani mé, dès sa naissance, le recherche et s'y complaît comme dans le plus grand des biens; il déteste la douleur, comme le plus grand des maux et, dans la mesure de ses forces, il s'éloigne d'elle»6. Parce qu'ils n'ont pas le jugement perverti par l'opinion, les nourr issons, semblables en cela aux animaux, savent spontanément, ins tinctivement, reconnaître ce qui est bon et sont donc, selon l'e xpression d'Epicure rapportée par Cicéron au livre II, «les miroirs de la nature»7. Cette même référence à l'enfant et à l'animal comme expres sion de l'ordre naturel se retrouve dans l'exposé de Caton qui affi rmeque «dès que l'être animé est né ... il se met en harmonie avec lui-même et il est intéressé à se conserver et à aimer sa constitution ainsi que tout ce qui est propre à conserver cette constitution»8. La preuve en est, ajoute-t-il, que les enfants, avant même de ressent ir plaisir ou douleur, recherchent les choses qui leur sont salutai res et refusent celles qui leur sont nuisibles. A l'origine il y a donc l'amour de soi, lequel s'exprime par un mouvement vers l'extérieur qui contient instictivement en lui-même la science de ce qui est bon ou mauvais pour un être vivant particulier. C'est en des termes très proches, encore que moins techniques, puisqu'il ne parle ni de conciliano ni de commendatio, que Pison
re de la dialectique cf. Diog. Laërce, X, 31 = Usener, 36 et Sext. Emp., Adu. math., VII, 14-15 = Usener 242, où sont citées deux traditions : pour les uns, dit Sextus, Epicure rejetait la logique avec la même fermeté qu' Archelaos ; pour d'autres, il ne rejetait que la logique stoïcienne, si bien qu'ils l'incluaient parmi ceux qui acceptaient la division tripartite de la philosophie. Cette divergence d'interprétation s'explique sans doute par le fait que certains considéraient la canonique épicurienne comme une forme de logique. Sur le rejet par les Épicur iens de la logique aristotélicienne, cf. E. Asmis, op. cit., p. 20 n. 4. Sur l'induc tion épicurienne, cf. notamment le remarquable article de D. Sedley, On Signs, dans Science and speculation, p. 239-272. 6 Cicéron, Fin., I, 9, 29-30 : Hoc Epicurus in uoluptate ponit, quod summum bonum esse uult, summumque malum dolorem, idque instituit docere sic : omne animal, simul atque natum sit, uoluptatem appetere eaque gaudere ut summo bono, dolorem aspernari ut summum malum et, quantum possit, a se repellere. Ce texte a été accepté sans aucune réticence comme un témoignage sur Epicure par Usener, qui en a fait son fragmente 397. On trouvera une étude approfondie du fondement de l'éthique chez les Épicuriens et les Stoïciens dans l'article de J. Brunschwig, The cradle argument in Epicureanism and Stoicism, dans The norms of Nature, M. Schofield and G. Striker eds, Cambridge-Paris, 1986, p. 113144. 7 Ibid., II, 10, 32 = Usener 398. 8 Ibid., Ill, 5, 16 = S.V.F., III, 182 : Simulatque natum sit animal . . . ipsum sibi conciliari et commendari ad se conseruandum et ad suum statum eaque quae conseruantia eius status diligenda. Trad Martha légèrement modifiée.
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définit la tendance naturelle9: «tout animal s'aime lui-même et, dès sa naissance, agit de façon à se conserver, parce que la premièr e tendance dont l'ait doté la nature pour la protection de son exis tence est une tendance à se conserver et à être dans les conditions qui soient les meilleures conditions possibles conformément à la nature». Cette similitude entre la doctrine attribuée par Antiochus à l'Ancienne Académie et au Lycée et celle du Portique est, au demeurant, reconnue par Pison qui avait annoncé à la fin de son introduction qu'il suivrait «la méthode des Anciens», qui est aussi celle des Stoïciens»10. La simple lecture de ces textes laisserait donc penser que Carnéade avait raison lorsqu'il affirmait que tous les philosophes étaient d'accord pour chercher le souverain bien dans la tendance initiale de l'être humain et qu'ils ne divergeaient que sur l'objet de cette tendance. Une étude plus attentive montre cependant que cet tepremière impression doit être nuancée, car le problème se pose de savoir dans quelle mesure le De finibus reflète exactement la pensée des fondateurs de ces écoles et non des elaborations tardi ves. En ce qui concerne l'épicurisme, aucun texte écrit par le Maît re, ou attribué à lui, n'exprime l'idée d'une recherche du plaisir aussitôt après la naissance dans les mêmes termes que le De fini bus et il est significatif que Sextus Empiricus, dans un texte très proche de celui que nous avons cité, précise qu'il s'agit là d'une doctrine propre à «certains épicuriens», (τίνες των άπο της Επικού ρου αίρέσεως), donc selon toute vraisemblance postérieure à l'œu vred'Epicure11. On peut cependant reconstituer ce qu'était la pen-
9 Ibid., V, 8, 24 : Omne animal se ipsum diligit ac, simul ut ortum est, id agit, ut se conseruet, quod hic ei primus ad omnetn uitam tuendam appetitus a natura datur, se ut conseruet atque ita sit affectum, ut optime secundum naturam affectum esse possit. La différence entre le vocabulaire de Pison et celui de Caton ne semble pas avoir été relevée par les commentateurs. Elle est pourtant d'une cer taine importance, si l'on tient compte du fait que pour le disciple d'Antiochus les innovations stoïciennes sont uniquement terminologiques. 10 Ibid., 23 : Ergo instituto ueterum, quo etiam Stoici utuntur, hinc capiamus exordium. 11 Sext. Emp., Adu. math., XI, 96 = Usenet 398 : αλλ' είώθασί τίνες τών άπο τής Επικούρου αίρέσεως . . . λέγειν δτι φυσικώς και άδιδάκτως το ζώον φεύγει μεν τήν άλγηδόνα, διώκει δέ τήν ήδονήν. Une telle affirmation pose évidemment le problème de la source utilisée par Cicéron. Madvig dans son édition du De finibus, p. LXII, a proposé l'Épicurien Phèdre, dont l'Arpinate parle avec symp athie, cf. Nat. de., I, 33, 93; Phil., V, 5, 13. En revanche, pour R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 687 sq., il s'agirait de Philodème, qui aurait lui-même utilisé Zenon de Sidon. Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'épicurisme cicéronien, H. Uri, Cicero und die epikureische Philosophie, Munich, 1914, p. 31, parle d'une Épicurien récent, mais souligne très fortement, p. 35-39, la cohérence entre le premier et
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sée de celui-ci sur cette question à partir de la métaphore des enfants «miroirs de la nature», mais aussi à partir d'un passage extrêmement intéressant de YEpître à Ménécée12 : «nous disons que le plaisir est le début et la fin de la vie heureuse; en effet, nous le considérons comme le bien premier et inné en nous, c'est à partir de lui que nous réalisons tous nos choix et tous nos rejets et c'est à lui que nous revenons en utilisant la sensation comme un critère pour juger tout bien». Sur le fond il n'y a pas de divergence entre ce passage et les propos de Torquatus, mais il faut tout de même noter une différence d'accent significative, puisque Epicure ne s'intéresse pas à la dynamique vitale en elle-même et veut surtout établir le critère de la vie heureuse en procédant par induction à partir du spectacle des enfants, II est donc fort vraisemblable que la présentation de la morale du plaisir comme un système fondé sur l'élan premier résulte de l'application à l'épicurisme originel d'un concept qui lui était étranger. A en croire Pison, l'origine du concept d'oùcEÎCûoiç remonterait à l'Ancienne Académie et au Lycée13. Cette attribution se retrouve chez Stobée, dans YÉpitomé d'Arius Didyme, avec cependant des différences qui ont été soulignées par M. Pohlenz, puisque dans ce dernier texte il est question seulement des Péripatéticiens et que, par ailleurs, le plaisir y est inclus parmi les πρώτα κατά φυσίν, ce
le second livres de De finibus et en attribue le mérite à Cicéron lui-même. Pour M. Giusta, t. 1, p. 126 sq. la source ne peut être qu'un texte doxographique, puis que, comme les livres III, IV et V du De finibus et comme un certain nombre d'autres textes, parmi lesquels l'exposé par Arius Didyme de la morale péripaté ticienne (cf. Stobée, Ed., II, 6, 7, p. 69 M.), le discours de Torquatus commence par la doctrine de Γοΐκεΐωσις. Si ce fait est indiscutable, l'interprétation qui en est donnée par M. Giusta n'est pas convaincante. En effet, la similitude entre tous ces textes peut fort bien résulter d'une uniformisation de la problématique morale, par suite précisément de la diffusion hors du stoïcisme du concept d'oÎK8Îû)Oiç. En outre, s'il fallait vraiment accepter le postulat d'une source uni que, celle-ci ne serait-elle pas à rechercher chez quelqu'un comme Antiochus, qui est si constamment présent dans le De finibus, plutôt que dans un manuel doxographique ? 12 In Diog. Laërce, X, 128-129 {Lettre à Ménécée) : και δια τούτο την ηδονή ν αρχήν και τέλος λέγομεν είναι τοο μακαρίως ζήν · ταύτην γαρ αγαθόν πρώτο και συγγενικον εγνωμεν, και από ταύτης καταρχόμεθα πάσης αίρέσεως και φυγής. Cf. à propos de ce texte J. Brunschwig, op. cit., p. 116, qui écrit très subtilement : Thus the Letter to Menoeceus confirms two things: firstly, that Epicurus felt capable of producing an authoritative résumé of his ethics without using the cra dle argument; secondly, that his argument does in fact leave a gap that would be well filled by this argument. 13 Puisque les ueteres dont il est question au § 23 désignent dans la termi nologie antiochienne aussi bien l'Ancienne Académie que le Lycée à ses débuts.
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qui n'est pas le cas chez Cicéron 14. Mais ce qu'il importe avant tout de déterminer, c'est si Antiochus d'Ascalon, qui défendit la thèse de l'origine académico-péripatéticienne de Γοίκείωσις, fit œuvre de faussaire ou d'archéologue de la philosophie, s'il a cherché à res taurer la philosophie morale des penseurs dont il se réclamait ou s'il leur a attribué a posteriori un concept élaboré en fait par le stoïcisme. De nombreux savants ont cherché dans les quelques fragments moraux de l'Ancienne Académie ainsi que dans l'œuvre d'Aristote et de ses successeurs la présence, ou au moins la trace de Γοίκείωσις. C'est ainsi qu'en 1926, H. von Arnim soutint que non seulement ce concept mais toute la philosophie des «choses conformes à la nature» avait été élaborée dans l'école péripatéticienne15. Il fon dait cette opinion sur deux passages de Théophraste relatifs à Γόικειότης, qu'il nous faudra analyser plus loin; sa thèse fut repri se et développée par Dirlmeier qui vit en Théophraste le véritable créateur d'une morale naturelle progressive16. Contrairement à von Arnim, M. Pohlenz revendiqua pour le Portique l'invention de Γοίκείωσις et nia que l'Ascalonite eût dispo sé de preuves sérieuses pour l'attribuer à l'Ancienne Académie et au Lycée17; cette thèse, renforcée par les arguments d'autres sa vants18, est aujourd'hui la plus communément acceptée. Citons enfin l'article de C. O. Brink, qui, tout en maintenant la distinction entre Γοίκείωσις stoïcienne et Γοίκειότης péripatéticien14 Cf. Stobée, loc. cit. Dans le discours de Pison, l'inclusion du plaisir par miles corporis commoda est un problème laissé provisoirement de côté sous le prétexte que, quelle que soit la réponse qu'on y apporte, elle ne modifie pas en profondeur le souverain bien des ueteres, cf. Fin., V, 16, 45. Sur ces textes, cf. M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 28. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 218-223, a essayé de montrer que le concept de πρώτον οίκείον ne serait pas originellement stoïcien, mais aurait son origine dans la Carneadia diuisio. S'il est vrai que l'importance de celle-ci fut considérable, le témoignage de Cicéron en Luc, 138, nous paraît démontrer que le concept fut primitivement stoïcien et que Camèade ne le reprit que dialectiquement. 15 H. von Arnim, Arius Didymus' Abriß der peripatetischen Ethik, dans SAWN, 203, 3, 1926. 16 F. Dirlmeier, Die Oikeiosis-Lehre Theophrasts, Leipzig, 1937, qui va même jusqu'à contester, p. 48, que Zenon ait jamais utilisé le concept d'oiiCEÌu)σις; cf. également P. Merlan, Philologische Wochenschrift, 58, 1938, p. 177-182, recension de Dirlmeier, à qui il reproche, p. 182, de ne pas avoir accordé suff isamment d'importance au rôle de l'Académie dans l'élaboration du concept; O. Regenbogen, RE, sup 7, 1940, p. 1493 sq., qui n'hésite pas a affirmer, p. 1494, que Γοίκείωσις est un Zentralbegriff de la pensée de Théophraste. 17 M. Pohlenz, dans Grundfragen. . ., p. 1-47. 18 A. M. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit. . ., p. 26, n. 15. P. Mor aux, Der Aristotelismus bei den Griechen, Berlin-New York, 1973, p. 314-344, qui insiste beaucoup sur le caractère de choix subjectif inhérent à Γοίκείωσις.
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ne, admit une certaine confusion entre les deux concepts chez Cicéron, Arius Didyme ou les Stoïciens tardifs19. Ce qui fait la difficulté de cette question, c'est que l'on trouve chez différents philosophes antérieurs aux Stoïciens des éléments qui sont comme des indices annonciateurs de la théorie de Γοικειωσις et qui n'ont cependant pas la cohérence systématique de celle-ci. Or, même si ces rapprochements sont intéressants, il ne faut pas oublier que Γοικειωσις n'est pas un concept isolé, mais bien une philosophie complexe de l'homme dans sa relation avec la nature, qu'on ne peut réduire à quelques intuitions éparses, même si celles-ci ont contribué à sa formation. C'est ainsi que le Papyrus de Berlin, ce document si passion nant pour la connaissance du moyen-platonisme, présente Socrate comme l'inventeur de Γοικειωσις 20. Or, quand on se reporte à l'œuvre de celui-ci, qu'y trouve-t-on? Certes, dans le Charmide, Socrate, paraphrasant l'exposé de Critias, identifie Γοίκεΐον et le καλόν et, dans la République, il affirme que l'enfant qui aura reçu une éducation musicale saura accueillir avec enthousiasme la rai δι' son οικειότητα, mais il n'y a évidemment rien dans tout cela qui constitue une réflexion comparable à celle que l'on trouve dans le stoïcisme sur la relation de l'être vivant à lui-même dès la naissanc e21. On pourrait faire la même remarque pour Aristote, dont plu sieurs passages révèlent une grande attention à l'enfance et aux données naturelles immédiates, sans que cela se soit véritablement cristallisé en une doctrine systématique semblable à celle de Γοικειωσις22.
19 C. O. Brink, οίκειότης and οίκείωσις. Theophrastus and Zeno on Nature in moral theory, dans Phronesis, 1, 1956, p. 123-145, qui conteste, p. 141, que Γοικειωσις soit, comme le soutient Pohlenz, un concept fondamental du stoïcis me. Il souligne également, p. 138, l'influence de Γοίκειότης de Théophraste sur Panétius. Il conviendrait également de citer R. Philippson, Das «Erste Naturgemässe». . ., p. 454, qui défend l'hypothèse d'un apport conceptuel des Cyrénaïques; M. Giusta, t. 1, p. 286, qui établit une relation entre Γοικειωσις et la pen sée sophistique, ce qui était au fond la thèse de Camèade, mais qui ignore l'or iginalité profonde du concept stoïcien, à savoir cette idée de bienveillance à l'égard de soi-même et d'autrui. 20 Com. in The., 7, 20-25. 21 Platon, Charmide, 163 c-d; Rép., III, 402 e. Dirlmeier cite aussi, p. 50, le livre IV des Lois, 710 a, où Platon parle d'une forme de tempérance qui se déve loppe spontanément chez les enfants. On trouvera d'intéressantes remarques sur le sens d'oireioCv chez Platon dans H. Görgemanns, Oikeiôsis in Arius Didymus, dans On Stoic and Peripatetic ethics, (p. 165-189), p. 184. 22 Sur les éléments d'une approche biologique de l'éthique chez Aristote, cf. F. Dirlmeier, op. cit., p. 50 sq.; M. Giusta, 1. 1, p. 94; S. G. Pembroke, op. cit., p. 120 et 133. Les textes cités sont: Eth. Nie, III, 1111 a 27; VII, 1144b 5-10; 1252 b 20; 1153 a 27-31; Pol., VII, 1337 a 1.
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Restent l'Ancienne Académie et Théophraste. Pour la premièr e, si nous laissons de côté les textes cicéroniens inspirés par Antiochus et qui, de ce fait même, sont sujets à caution, il faut reconnaît re que sa philosophie morale nous est très mal connue, et cela est d'autant plus regrettable que Polémon a vraisemblablement exercé sur son disciple Zenon une influence d'une grande importance. Malheureusement, si nous savons par plusieurs témoignages que les scholarques de l'Ancienne Académie s'étaient intéressés à la vie selon la nature, et que Speusippe avait même défini le bonheur comme «une disposition parfaite de l'âme dans les choses qui sont selon la nature», on doit se demander, comme l'a fort justement fait G. Striker, s'il sont allés au-delà d'une interrogation sur ce que pouvait être pour l'homme une vie naturelle 23. Quant aux textes de Théophraste cités par les partisans de l'origine péripatéticienne, ils permettent, en fait, de poser le pro blème de la relation entre Γοΐκειότης et Γοίκείωσις. Il s'agit de deux passages du Περί ευσέβειας qui nous ont été conservés par Porphyre et qui sont d'un intérêt philosophique indiscutable, même si, selon nous, ils ne peuvent être invoqués que pour suggérer l'arrière-plan sur lequel s'est détaché le concept ά'οΐκείωσις24. Le premier de ces textes est bien délimité et d'interprétation assez simple25. Porphyre cite Théophraste qui, prônant le régime végétarien, reconnaissait cependant à l'homme le droit de tuer les animaux malfaisants et s'appuyait pour cela sur une comparaison
23 G. Striker, The role of OIKEIOSIS in stoic ethics, dans OSAPh, I, 1983, (p. 145-167), p. 148 : // Polemo and others wrote booL· about the «natural life (kata phusin bios), this does not indicate that they recommended a natural as opposed to unnatural life, but that they adressed the question as to which life would be natural for man. Nous devons à Clément d'Alexandrie les quelques renseignements précis dont nous disposons sur l'éthique de l'Ancienne Acadé mie,cf. Strom., II, 22, 133 = Isnardi Parente, Speus. frg., 101, pour le τέλος de Speusippe : τήν εύδαιμονίαν φησίν εξιν είναι τελείαν έν τοις κατά φύσιν έχουσιν ή εξιν αγαθών; ibid., VII, 6, 32, à propos des livres que Polémon avait écrits περί τοϋ κατά φύσιν βίου. R. Philippson, op. cit., p. 446, avait déjà remarqué que ces témoignages font état de κατά φύσιν et non de πρώτα κατά φύσιν, ce qui confir me que le concept d 'οικείωσις n'avait pas cours dans l'Ancienne Académie. Plutarque, Comm. not., 23, 1069 e, dit que la nature était le point de départ de Xénocrate et de Polémon et ce témoignage a été accepté comme authentique par M. Isnardi Parente qui en a fait le n. 233 de ses fragments de Xénocrate. Cependant, le contexte très polémique, avec notamment le déni de toute origi nalité à Zenon, rappelle trop les arguments de Camèade et d'Antiochus d'Ascalon pour qu'une telle affirmation soit acceptée sans réserve. 24 C'est dans cet esprit qu'ils ont été interprétés par C. 0. Brink, op. cit., p. 123-127 et par P. Moraux, op. cit., p. 341. 25 Porphyre, De abst., II, 20-32.
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avec les sociétés humaines : bien qu'il existe, disait-il, une parenté entre les hommes (οίκειότητος ούσης ήμΐν προς τους ανθρώπους) il est cependant inévitable de punir ceux qui nuisent à leurs semblab les. Théophraste affirmait donc l'existence d'un lien naturel unis sant les hommes, mais, à en juger en tout cas par cette citation, il n'en précisait pas l'origine. Dans le stoïcisme, au contraire, l'ins tinct social est défini comme l'extension aux autres de l'amour que l'être humain se porte à lui-même. Le deuxième, dans lequel il est plus difficile d'établir exacte mentla partie theophrastienne, complète admirablement le précé dentpuisqu'il contient l'idée que tous les hommes, grecs ou barbar es,sont parents, et que ce lien s'étend au monde animal26. Ι^'οίκειότης de Théophraste était donc l'affirmation de l'unité du vivant et l'assimilation de celui-ci à une grande famille. Or, il y a une très grande différence entre la prise de conscience de cette communauté et l'effort par lequel l'homme cherche d'abord à assurer la permanence de sa constitution puis s'affirme en tant qu'être social. Comme cela a été très justement souligné par H. C. Baldry, Γοίκειότης de Théophraste est l'extension du concept de φιλία à tout le règne animal, beaucoup plus que l'invention d'une notion originale27. Par ailleurs, la relation entre l'égoïsme et l'a ltruisme n'a pas dans la doctrine stoïcienne la même généreuse simp licité que dans la pensée du Péripatéticien. Plutarque se moque de Chrysippe qui, prétend-t-il, répétait ad nauseam que dès le moment 26 Ibid., Ill, 25, 1-3, l'attribution à Théophraste du §26 étant contestée, notamment par Brink, op. cit., p. 127. 27 H. C. Baldry, The idea of the unity of mankind, Ent. Fond. Hardt, 8, 1961, (p. 169-195), p. 184. Le problème de la relation entre οΐκεΐωσις personnelle et sociale a fait l'objet d'un intéressant débat entre H. Görgemanns, op. cit., et B. Inwood, Comments on Prof. Görgemann's paper, ibid., p. 190-201. Pour Görge manns, p. 183, it is not very probable that outward-directed oikeiösis is a later addition to their system; it is rather the prototype, which served as a model for self-oikeiösis and only occasionnally faded into the background. Pour B. Inwood, au contraire, Γοίκείωσις relative à autrui est une greffe tardive sur la théorie de Γοίκείωσις personnelle. Il nous semble que Görgemanns a raison du point de vue de la sémantique, mais qu'il sous-estime le saut qualitatif qu'impliquait le fait d'orienter vers le sujet lui-même un concept qui exprimait les relations avec autrui. L'interprétation d'Inwood est rendue fragile selon nous par la présence dans le livre III du De finibus (16 sq., 62 sq.) des deux formes α'οίκείωσις. D'une part, rien ne prouve qu'il s'agisse là d'un middle account of personal oikeiösis (p. 195), et non de la théorie chrysippéenne elle-même. D'autre part, le lien entre les deux formes est moins faible dans ce texte que ne le pense Inwood. ί'οΐκείωσις sociale ne peut avoir comme origine que l'amour des parents pour les enfants, puisque la relation des enfants aux parents est, elle, déterminée par le désir de survie; mais le témoignage de Plutarque, Sto. Rep., 12, 1038 b = S.V.F., III, 179, montre que déjà chez l'enfant existe à l'état de virtualité l'amour pour la descendance qu'il pourra avoir, et donc le fondement du lien social.
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de la naissance l'homme aime sa progéniture28, mais, par delà l'ironie de l'Académicien, il est certain que le stoïcisme semble avoir eu quelque mal à faire admettre le passage de la tendance naturelle égoïste - par laquelle les Sophistes avaient expliqué l'état de conflit permanent avant le pacte fondateur de la loi - à l'ins tinct social. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur ce sujet29. Tout laisse donc penser que le concept d'oÎKEÎoooiç fut une création du Portique et Pembroke n'a pas eu tort, selon nous, d'af firmer, parodiant le mot célèbre de Camèade à propos de Chrysippe, que sans Γοίκείωσις il n'y aurait pas eu de stoïcisme30. Mais il est vrai aussi que cette invention ne s'est pas faite ex nihilo et qu'elle apparaît comme la forme la plus achevée d'une volonté de fonder la morale sur la nature, qui était présente dans l'Ancienne Académie, le Lycée ou le Jardin. A cet égard les Académiciens étaient en droit de souligner la dette de Zenon à l'égard de Polémon, même s'ils faisaient preuve de mauvaise foi en niant à celuici toute originalité créatrice31. Par ailleurs, après que Camèade eut réduit Γοίκείωσις à une structure qu'il prétendait retrouver dans tous les systèmes moraux, toutes les réflexions téléologiques furent construites sur ce modèle, non seulement chez les doxographes, mais aussi chez les philosophes eux-mêmes. D'où un certain appau vrissement par rapport aux textes fondateurs de chaque doctrine et l'impression pour le lecteur actuel que le stoïcisme avait imposé sa langue à la philosophie. A cette extension considérable du concept d'oùceicooiç à l'inté rieur de la pensée philosophique, il faut ajouter les nuances nouv elles que lui apporta sa traduction par Cicéron. Sur cette dernièr e, beaucoup de remarques intéressantes ont été faites qui mont rent les difficultés que rencontra l'Arpinate pour rendre avec pré cision une notion aussi complexe et les inévitables limites d'une tel le tentative32. Celle-ci eût été moins malaisée s'il s'était contenté d'une traduction «calque», c'est-à-dire s'il avait formé un néologis me à partir des adjectifs domesticus ou proprius. Pourquoi n'a-t-il
28 Plutarque, loc. cit. 29 Cf. infra, p. 501 sq. 30 S. G. Pembroke, op. cit., p. 114-115. 31 Cf. infra, p. 392. . 32 Sur la traduction par Cicéron ά'οίκείωσις, cf. l'étude de H. J. Härtung, op. cit., p. 137-148, et tout particulièrement p. 142-148. Ce savant montre, en se fondant sur la dissertation de R. Fischer, De usu uocabulorum apud Ciceronem et Senecam Graecae philosophiae interprètes, Fribourg, 1914, comment l'Arpinat e a varié sa traduction, employant selon les textes tantôt conciliatio, tantôt commendatio, tantôt l'un et l'autre.
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pas adopté cette méthode qui lui avait si bien réussi dans le Lucullus? Il est hasardeux de conjecturer sur ce point, mais il n'est pas indifférent qu'il ait substitué à la métaphore de la maison, dont les utilisateurs du terme grec n'avaient vraisemblablement plus cons cience, celle, beaucoup plus forte, parce que neuve, de la concilia no et de la commendano11. Son choix a été certainement détermin é, dans le premier cas, par la terminologie rhétorique - le bon orateur est celui qui sait se concilier son public -, dans le second, par la métaphore de la lettre de recommandation que l'on trouve dans l'exposé de Caton34. Il n'en reste pas moins vrai qu'il a ainsi utilisé, pour désigner une tendance naturelle commune selon les Stoïciens à tous les êtres vivants, des mots appartenant au vocabul aire des relations humaines et surtout exprimant un type de rela tions très répandu à Rome. Alors que Γοίκείωσις stoïcienne crée la société humaine par cercles concentriques à partir de la tendance naturelle, le langage cicéronien procède de manière exactement inverse, il humanise ou, plus exactement, il romanise la nature. Sans doute ne faut-il pas exagérer l'importance d'une métaphore, mais nous ne croyons pas forcer le sens de celle-ci en établissant à partir d'elle que, même lorsque Cicéron traite des problèmes philo sophiques les plus généraux, Rome est présente à son esprit et marque sa vision du monde.
Le problème téléologique dans le De finibus De Camèade au De finibus En novembre 50, Cicéron écrit à Atticus une lettre dans laquell e, entre autres propos, il félicite son ami de l'affection qu'il porte à sa toute jeune fille, se réjouissant de le voir admettre qu'il existe un mouvement naturel qui pousse les parents à chérir leurs en fants35. C'est l'occasion pour lui de défendre l'existence d'un lien social naturel contre les Épicuriens, à qui il reproche leur égoïsme 33 Sur le sens rhétorique de conciliare, cf. A. Michel, Rhétorique et philoso phie. . ., p. 155 sq. La métaphore de la lettre de recommandation se trouve dans Fin., III, 7, 23. 34 Sur la commendatio comme forme d'officiwn, cf. J. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 157-158. 35 Cicéron, Att., VII, 2, 4 : Fittola tua te delectari laetor et probari tibi φυσικήν esse τήν προς τα τέκνα.
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hédoniste, mais aussi, et de manière plus nuancée, contre Camèad e, dont il suggère qu'il eût été cyniquement satisfait de voir dispa raître la uitae societas 36. Cette image du plus illustre scholarque de la Nouvelle Académie s'explique fort bien par le fait que Cicéron dans ses deux œuvres de philosophie politique avait été quelque peu gêné par ce philosophe dont la démarche trop critique contrar iait alors son projet de restaurer les fondements de l'Etat 37. Elle ne correspond guère à ce que nous savons de cet homme qui fut passionné d'éthique et dont la réflexion, de l'aveu même de Cicé ron, eut pour finalité non pas de ruiner les valeurs morales, mais de contester la manière dont les philosophes des autres écoles avaient voulu justifier celles-ci 38. En ce qui concerne la relation de Γοίκείωσις et de la teleologie, la méthode du scholarque fut dou ble: - par la Carneadia diuisio, il entendait affirmer que tous les moralistes identifiaient le souverain bien à l'objet de la tendance naturelle. Or une telle généralisation négligeait, sans doute volon tairement, un élément essentiel, le rapport exact que ces philoso phes établissaient entre l'homme et la nature. En effet, alors que les Péripatéticiens assignaient pour fin à la vie morale de mener à sa perfection la nature de l'homme, les Stoïciens, eux, considé raientla sagesse comme le retour, dans l'ordre de la raison, à l'harmonie entre l'être vivant et l'univers, fondement de Γοίκείωσις39. Quant aux Épicuriens, qui avaient une conception atéléologique de la nature, ils ne prétendaient ni achever l'œuvre de celle-ci, ni accéder à l'adhésion consciente à un quelconque destin, mais parvenir à une joie pure qui ne serait pas dans son principe diffé rente du plaisir naturellement ressenti comme un bien par tous les êtres vivants40. Pourquoi Camèade a-t-il fait fi du caractère propre à chaque doctrine? Parce que celui-ci lui importait moins que cette référence à la nature, omniprésente dans les morales hellénistiques 36 Ibid: «Bene eueniat», inquit Carneades spurce, sed tarnen prudentius quant Lucius noster et Patron. 37 Cf. supra, p. 116 et infra, p. 520-521. 38 Cf. supra, p. 115. 39 Sur cette différence, cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 146-151. Goldschmidt souligne avec raison que la métaphore technique ne peut être appliquée sans nuance à l'action morale telle que la conçoivent Platon et Aristote, dans la mesure où «les matériaux qu'informe la démiurgie morale ne sont pas exté rieurs à cette activité: ils sont constitués par notre âme même» (p. 147); elle permet cependant de différencier les Stoïciens de Platon et d'Aristote, parce que c'est seulement chez Zenon et chez ses disciples que «la conduite du sage ne cesse d'exprimer sa propre perfection, au lieu de prendre modèle sur quel quefin transcendante». 40 Cf. J. M. Rist, Epicurus : an introduction, Cambridge, 1972, p. 100 sq.
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et que précisément il entendait mettre en cause. En prétendant que toutes ces philosophies étaient construites sur un modèle unique dont les différentes doctrines ne seraient que les variantes, il enten daitposer aux Stoïciens d'abord, mais aussi aux autres philosophes qui avaient pris comme point de départ de leur réflexion le com portement de l'enfant ou de l'animal, la grande question qui lui tenait à cœur, celle de la possibilité de fonder l'éthique sur la natu re; - en défendant lui-même des formules du τέλος qui avaient une valeur essentiellement polémique, il amenait ses adversaires à s'interroger eux-mêmes sur leur conception du souverain bien. En effet, s'il est exact que, comme l'a affirmé J. Croissant, «donner du Bien moral un critérium objectif fixe, c'eût été pour Camèade dog matiser à son tour et contredire sa thèse fondamentale que l'hom me ne peut atteindre à une certitude objective»41, on constate néanmoins qu'il formula à propos du souverain bien des thèses qui, en tout cas dans un premier temps, visaient moins à établir la plus probable des solutions qu'à embarrasser ses adversaires dog matiques. Cicéron, qui au demeurant ne prise guère cette opinion, répète plusieurs fois que Camèade avait placé le bien suprême dans la jouissance des prima bona naturae et il précise dans les Tusculanes qu'il s'agissait là d'un défi aux Stoïciens {contra Stoicos disserebat)42. Le scholarque pratiquait donc en éthique la même méthode qu'en logique, il feignait d'adopter un concept stoïcien, en l'occurrence celui de πρώτα κατά φυσίν, avec le dessein de prouver que les philosophes du Portique ne s'étaient pas montrés assez rigoureux dans l'utilisation de celui-ci et qu'ils avaient enfreint leurs propres règles43. En identifiant le τέλος aux premiers objets de la tendance naturelle, il exigeait des Stoïciens qu'ils assumassent les conséquences de leur théorie de Γοίκείωσις et il dénonçait com me une imposture le passage dans ce système de la recherche spontanée par l'être vivant des choses permettant la survie à la sagesse, l'accord avec la raison universelle. Ce que Camèade voul ait donc affirmer à travers cette dialectique, c'est son indignation devant une doctrine qui prétendait réconcilier l'instinct et les for mes les plus hautes de la rationalité, le singulier et l'universel, au nom de la perfection de la nature, et sans même admettre qu'il pût
41 J. Croissant, La morale de Camèade. . ., p. 569. 42 Cicéron, Tusc, V, 30, 84; on trouve des formulations équivalentes dans Luc, 42, 131 et Fin., V, 7, 20. En revanche, dans Fin., IV, 18, 49, ce τέλος est formulé sans commentaire restrictif. 43 Dans la mesure où les Stoïciens n'incluaient pas les πρώτα κατά φύσιν dans le souverain bien.
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y avoir problème. A des gens qui, avant Montaigne, exaltaient les bienfaits du «grand et tout puissant donneur», l'Académicien ob jectait qu'il était bien inconséquent d'exclure du souverain bien des dons aussi précieux que les «choses premières selon la nature», et, pour dévoiler aux Stoïciens leurs contradictions, il se faisait, en quelque sorte, plus stoïcien qu'eux. On a plus de mal à comprendre pourquoi il prenait également la défense de Calliphon, ce dissident de l'épicurisme qui avait cherché à allier le plaisir et Yhonestas**. S'agissait-il pour lui de se montrer encore plus provocateur, puis que le plaisir ne figurait même pas aux yeux des Stoïciens parmi les prima naturae? Cela n'est pas invraisemblable, encore qu'il y ait une autre explication possible. Nous savons, en effet, par Clément d'Alexandrie que les partisans de Calliphon affirmaient que la ver tua comme origine le plaisir, mais que par la suite elle finit par avoir une valeur propre45. En plaidant pour cette thèse avec tant de conviction qu'il paraissait la faire sienne, Camèade s'en prenait probablement à la fois aux Epicuriens et aux Stoïciens : il suggérait aux premiers que le plaisir ne peut suffire à expliquer la sagesse et aux seconds que, même si l'homme accède à la conscience morale à partir d'un principe naturel, il n'y a pas transformation de l'un en l'autre, mais permanence de deux ordres, celui de la nature et celui de la vertu. D'un tel point de vue, la sublimation des instincts en sagesse n'abolit pas l'égoïsme originel, mais coexiste avec lui. Peu importe, pour l'instant, de savoir si Camèade, à force de rap peler les dogmatiques à ce qu'il croyait être une rigueur doctrinale plus grande, avait fini par se prendre à son propre piège et par forger lui-même une conception de la nature proche de celle des
44 Nous savons fort peu de chose sur ce philosophe, cf. Kalliphon 3, RE, 10, 1919, p. 1656, art. de von Arnim. Il est mentionné chez Cicéron en Luc, 42, 131; Fin., II, 6, 19 et 11, 34; Fin., IV, 18, 49; Fin., V, 8, 21 et 25, 73; Tusc, 30, 85 et 31, 87; Off., Ill, 33, 119. Le fait que Cicéron différencie nettement Calliphon des Péripatéticiens, cf. Luc, toc cit., prouve que ce philosophe n'appartenait pas à la mouvance aristotélicienne. On peut déduire son appartenance à la sphère épicurienne de ce qu'il professait que la vertu a son origine dans le plai sir, cf. Clément Al., Strom., II, 21, 128. 45 Clém. Al., toc cit. : κατά δέ τους περί Καλλιφώντα ένεκα μέν της ηδονής παρεισήλθεν ή αρετή, χρόνφ δέ ύστερον το περί αυτήν κάλλος κατιδοΰσα ίσότιμον έαυτήν τη άρχη . . . παρέσχεν. Μ. Giusta, t. 1, ρ. 257, a rapproché ce texte de Fin., V, 25, 73, où Pison s'en prend, en des termes il est vrai assez proches à des uoluptarii. L'identification est contredite par le fait que Calliphon a déjà été cité au § 73. Les gens visés par Pison sont donc d'autres Épicuriens, probablement, comme l'a suggéré J. Martha, ad loc, ceux qui étaient mentionnés en I, 20, 69, à propos d'une théorie quelque peu hétérodoxe de l'amitié.
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Sophistes, ou comme l'a suggéré J. Croissant, de celle de Hobbes46. L'essentiel est qu'à une époque où il était impensable de dissocier la finalité de l'action de la référence à la φύσις, il ait, par la vigueur de sa dialectique, sinon conduit à un autre type de ré flexion, du moins amené les dogmatiques à s'interroger eux-mêmes sur le contenu de ce concept et par là-même, implicitement, sur le bien-fondé de leur démarche. Quels sont liens du De finibus avec la pensée de Camèade ? Cet tequestion ne va pas de soi, étant donné que la majorité des savants s'accorde à reconnaître comme source aux livres II, IV, et V, Antiochus d'Ascalon, donc un philosophe qui s'était éloigné de la Nouvelle Académie, et que, par ailleurs, la formule du τέλος pro posée par Camèade est rejetée et condamnée sans ménagement47. Mais, outre que nous ne savons pas à quel moment précis l'Ascalonite fit sécession, ni si l'œuvre dont Cicéron se serait servi apparten ait encore à la première période ou déjà à la seconde, il est clair qu'un homme rompu à la dialectique de l'école carnéadienne ne pouvait totalement se défaire des méthodes qui avaient longtemps été les siennes. Ce phénomène de rémanence est aisément percepti ble dans la philosophie d'Énésidème, lui aussi ancien Académicien, et le fait qu 'Antiochus aimait à utiliser la Carneadia divisto, alors même qu'il affirmait sa préférence pour ce qu'il croyait être la phi losophie de l'Ancienne Académie et du Lycée, nous laisse penser qu'il en fut de même pour lui. Le De finibus paraît se situer dans la continuité du combat que mena Camèade, en ceci qu'il est tout entier une méditation sur les rapports entre la nature et la vertu, problème auquel il n'apporte aucune réponse définitive, puisque le τέλος stoïcien, condamné au livre IV, est réhabilité dans la dernière partir du livre V, à partir d'un point de vue différent, tandis qu'à l'inverse la morale des «Anc iens», qui avait jusqu'alors servi de critère, se voit adresser de sévères critiques48. Mais, parallèlement à cette permanence de la suspension du jugement, nous trouvons des éléments étrangers à la dialectique carnéadienne, ou, tout au moins, à ce que nous connais sons de celle-ci, et, en premier lieu, la manière dont est traitée
46 J. Croissant, op. cit., p. 561. Il est à signaler que pour J. Croissant, ibid., p. 560, Camèade considérait vraiment la thèse de Calliphon comme la plus pro bable. 47 Sur ces problèmes de sources, cf. supra, p. 353, n. 59. Sur le rejet du τέλος de Camèade, cf. Fin., II, 12, 38 : Reicietur etiam Carneades, nec ulla de summo bono ratio aut uoluptatis non dolendiue particeps aut honestatis expers probabitur. 48 Cicéron, Fin., V, 28, 83-85.
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l'éthique des antiqui49. Nous devons donc préciser en quoi consist ait l'originalité d'Antiochus sur ce point. L'idée d'exalter la philosophie de l'Ancienne Académie ou du Lycée pour en déduire que les Stoïciens n'avaient fait que plagier leurs prédécesseurs ne fut nullement, quoi qu'on en ait dit, une invention de l'Ascalonite. D'après Diogene Laèrce, qui cite Hippob ote,c'est Polémon lui-même qui le premier accusa son disciple Zenon de plagiat, lui reprochant de s'être introduit chez lui subrep ticement et de lui avoir volé sa doctrine pour la travestir «à la manière phénicienne », allusion sans doute aux rapts d'enfants dont les compatriotes du Stoïcien étaient soupçonnés50. En effet, si l'a ccusation de λογοκλοπεία semble avoir été fréquente parmi les phi losophes de l'Antiquité, elle était d'autant plus facile dans le cas de Zenon que les Phéniciens avaient une réputation déplorable, Ho mère les ayant déjà qualifiés de «savants en tromperies»51. La Nouvelle Académie ne se priva pas de reprendre ce même grief, qui devint ainsi un véritable topos de sa polémique antistoïcienne. Cicéron ne dit-il pas dans le Lucullus, sous une forme conjecturale il est vrai, qu'Arcésilas accusait Zenon de n'avoir rien découvert de nouveau et de s'être contenté d'une immutatio uerborum52! Ail leurs, dans le livre III du De finibus, Caton parle avec beaucoup plus de précision de ce que fut l'attitude de Camèade sur ce sujet53: «Ton Camèade, avec sa remarquable expérience de la dia lectique et sa rare éloquence ... ne cessa de batailler pour cette idée que ce n'est pas sur le fond des choses qu'il y a désaccord entre les Stoïciens et le Péripatéticiens, mais sur la terminologie». Le fait qu'il soit fait mention dans cette phrase des philosophes du Lycée montre que ce scholarque avait déjà défendu la thèse, qui sera celle d'Antiochus, de l'absence d'originalité des Stoïciens sur
49 Rappelons qu'aucun témoignage ne permet de faire remonter à Camèad e la théorie antiochienne des antiqui. 50 Diog. Laërce, VII, 25. 51 Homère, Od., XIV, 288. Sur l'accusation de plagiat dans l'Antiquité, cf. l'article Plagiat de la RE, 20, 1950, p. 1956-98. Sur le problème général des invectives entre philosophes, cf. l'article de G.E.L. Owen, Philosophical invecti ve, dans OSAPh, 1, 1983, p. 1-25. 52 Cicéron, Luc, 6, 16 : Nihilne est igitur actum quod inuestigata sunt, postea quant Arcesilas Zenoni, ut putatur, obtrectans nihil noui reperienti, sed emend anti superiores immutatione uerborum. . . Le putatur s'explique sans doute par le fait que c'est Lucullus qui parle et qu'il ne prend pas à son compte cette interprétation de l'entreprise de Zenon. Sur le quod, cf. la note de Reid ad loc. 53 Cicéron, Fin., III, 12, 41 : Carneades tuus egregia quadam exercitatione in dialecticis summaque eloquentia rem in summum discrimen adduxit, propterea quod pugnare non destitit in omni hac quaestione, quae de bonis et malis appelletur, non esse rerum Stoicis cum Peripateticis controuersiam, sed nominum.
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la question du souverain bien et cela est confirmé par le livre V des Tusculanes, où il est présenté comme un arbitre qui, ayant à tran cher entre les uns et les autres, décide au vu de cette convergence profonde qu'il n'y a pas lieu de poursuivre54. En quoi donc y a-t-il innovation dans le De finibus par rapport à Camèade, si, contrairement à ce qui a été souvent affirmé, les thèmes essentiels des discours cicéroniens ne sont pas des créa tions d'Antiochus d'Ascalon, mais des idées chères à la Nouvelle Académie? La doxographie nous le suggérait déjà, c'est le concept d'honestas qui fait la singularité philosophique de ce traité. En effet, s'il est vrai que Camèade avait affirmé l'identité sur le fond des morales péripatéticienne et stoïcienne, il ne s'était identifié ni à l'une ni à l'autre étant donné que, des deux fins qu'il avait défen dues, l'une était expers honestatis et l'autre incluait certes la beauté morale, mais de manière polémique, puisqu'elle l'associait au plais ir. Au contraire, dans le De finibus, la réfutatio de l'épicurisme, la critique, puis la défense du stoïcisme et de l'éthique des «Anciens» ont ceci de commun qu'elles comportent toutes une exaltation de Yhonestas. En affirmant tout au long de ses discours, et sous des formes différentes, la primauté de la raison, Cicéron fait donc un progrès considérable par rapport au Lucullus, où la supériorité de Yhonestas sur le plaisir était encore perçue émotivement. Faut-il pour autant considérer que, dans le De finibus, l'Arpinate finit par renoncer à la critique, qu'il dogmatise et qu'il se sépare donc de facto de la Nouvelle Académie? Non, car s'il est vrai qu'à la lecture du traité on doit conclure qu'il ne peut y avoir de souverain bien digne de l'homme sans honestas, il reste encore à déterminer si cel le-ci peut constituer à elle toute seule le τέλος55 : «ou bien la raison décidera : il n'y a d'autre bien que le bien moral et d'autre mal que le mal moral ... ou bien elle donnera la préférence à l'autre théor ie,celle qui se montre toute parée de moralité et en outre enrichie des premières inclinations naturelles elles-mêmes, ainsi que de ce qui donne son achèvement à l'ensemble de la vie». L'incertitude sur la définition du souverain bien a été considérablement réduite, mais non totalement supprimée : il subsiste toujours une interrogat ion, qui montre que Cicéron, s'il a progressé dans la vraisemblanc e, n'a pas pour autant renoncé au doute.
54 Cicéron, Tusc, V, 41, 120. 55 Ibid., II, 12, 38 : Aut enim statuet nihil esse bonum nisi honestum . . . aut anteponet earn, quant cum honestate ornatissimam, turn etiam ipsi initiis naturae et totius perfectione uitae locupletatam uidebit. Bien que ce passage se trouve dans la critique de l'épicurisme et non à la fin de l'œuvre, il exprime parfait ement le problème qui subsiste une fois que tous les interlocuteurs se sont expri méset qui ne trouvera sa solution que dans les Tusculanes.
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Ainsi donc, la pensée d'Antiochus (elle-même en grande partie issue de la philosophie carnéadienne), qui permet à Cicéron de cri tiquer l'épicurisme et le stoïcisme et qui se trouve dogmatiquement exposée dans la discours de Pison, est à son tour remise en cause à la fin du dernier livre, lorsque la thèse, jusque là admise, d'un accord sur le fond entre les Stoïciens et les «Anciens» apparaît sujette à contestation. L'assentiment donné à l'Ascalonite pouvait sembler définitif, mais il se révèle n'être qu'un moment de la recherche. La richesse de cette œuvre vient donc du mouvement général d'une pensée volontairement ambiguë, en ce sens que, tout en progressant dans la recherche, elle veille à ce que subsiste tou jours un débat contradictoire. Pour en mettre en évidence les diffé rents aspects nous étudierons successivement la critique des teleo logies dogmatiques, puis le problème beaucoup plus vaste de l'a nthropologie qui nous paraît être véritablement au centre du traité. La critique de la teleologie épicurienne Si, dans sa vie, Cicéron fut partagé entre deux sentiments à l'égard de l'épicurisme - d'une part, la répulsion pour une doctrine qu'il percevait comme négatrice des valeurs du mos maiorum et, d'autre part, une insatiable curiosité intellectuelle qui le poussait à connaître cela même qu'il n'admettait pas - dans son œuvre philo sophique, la réflexion vient le plus souvent confirmer le rejet cultu rel car l'Arpinate se réclame d'une école qui combattit férocement l'épicurisme dès la naissance de celui-ci56. Cette coïncidence en lui du Romain et du philosophe est particulièrement frappante dans sa critique de τέλος épicurien, puisque celle-ci a pour base une réflexion sur la notion de plaisir, dans laquelle le platonisme vient étayer la conscience immédiate du sens des mots qui est invoquée contre la doctrine du Jardin. En effet, le problème téléologique apparaît comme le corollaire d'un problème plus essentiel encore, qui est celui de la définition. Pour l'Épicurien Torquatus il n'est guère besoin de longs dis cours pour savoir ce qu'est le plaisir ni pour comprendre que celui-ci est le bien suprême. Citant Epicure, il affirme que «cela se sent, comme on sent que le feu est chaud, la neige est blanche, le miel est doux, toutes impressions qu'il n'est pas nécessaire d'ap puyer de raisonnements compliqués»57. S'il admet faire partie des Épicuriens qui considèrent qu'il faut répondre aux attaques diri56 Cf. sur ce point l'œuvre maîtresse d'E. Bignone, L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Florence, 1936, t. 1, p. 273-359. 57 Cicéron, op. cit., I, 9, 30.
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gées contre le Jardin et qui, pour cela, veulent donner une présen tationargumentée de la doctrine, il ne se range pas du côté de ceux qui, à l'intérieur même de son école, estiment que la sensation ne suffit pas à juger du bien et du mal et qu'il faut recourir à la rai son et aux prénotions : son effort est de nature pédagogique, il n'implique nullement une mutation sur le fond 58. Torquatus reste donc, en fait, fidèle à cette idée si chère à Epicure que la dialecti que est inutile et que la philosophie se doit de retrouver à travers les mots ordinaires l'évidence sensorielle 59. Lorsque le Maître s'i nterroge sur ce qu'est le temps, il refuse une analyse qui serait pure ment conceptuelle et il invite, au contraire, ses disciples à réfléchir sur les sensations et les phénomènes auxquels est liée cette no tion 60. Cette méthode est évidemment à mettre en relation avec la conception de l'origine du langage, telle qu'elle est exposée par Epicure dans la Lettre à Hérodote et par Lucrèce au cinquième livre de son poème 61 : At uarios linguae sonitus natura subegit mittere et utilitas expressit nomina rerum. On l'a fort justement remarqué, pour les Épicuriens le langage est une convention qui vient, non pas contrarier, mais perfectionner l'apport de la nature62. L'étude d'un concept, d'une πρόληψις, exi ge donc de faire le trajet inverse et d'aboutir, en éliminant les opi nions fausses, à l'expérience, au matériau naturel qui lui a donné naissance. L'originalité de Cicéron est qu'il ne rejette pas a priori cette méthode et qu'il reproche même aux Épicuriens de ne pas l'avoir appliquée avec suffisamment de rigueur. En effet, dit-il, qui ne sait ce qu'est le plaisir et que désigne-t-on en grec par ηδονή en latin par uoluptas, si ce n'est «le mouvement agréable qui met en joie la
58 Ibid., 31. Sur ce point, cf. E. Asmis, op. cit., p. 38-39. 59 Sur la relation du langage et de la sensation chez les Épicuriens, cf. notamment Sext. Emp., Adu. math., VII, 211 sq. La théorie épicurienne du lan gage a été étudiée par Ph. De Lacy, The Epicurean analysis of language, dans AJPh, 60, 1939, p. 85-92, et par J. Pigeaud, Epicure et Lucrèce et l'origine du lan gage, dans REL, 61, 1983, p. 122-144. 60 Diog. Laërce, X, 72. 61 Ibid., 75-76 et Lucrèce, Nat. re., 1028-1029.: «quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa l'homme à les émettre et c'est le besoin qui fit naître les noms des choses». 62 Cf. E. Asmis, op. cit., p. 56-57. Cette complémentarité de la φύσις et du νόμος apparaît très clairement dans le passage de la Lettre à Hérodote cité à la note précédente.
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sensibilité»63? Or les Épicuriens commettent à ses yeux une faute grave en négligeant cette intuition commune à tous les hommes et en confondant le plaisir et l'absence de douleur. Avant même d'être philosophique le problème est pour lui terminologique. Ce n'est pas son moindre grief à l'égard des philosophes du Jardin que celui de malmener la langue latine tout autant que la langue grec que et de réussir à être obscurs en cherchant au contraire à se fai re comprendre de tous. Dans l'affirmation épicurienne qu'il n'y a pas de différence de nature entre le plaisir «en mouvement» et celui, «stable», qui se caractérise par l'absence de toute douleur et constitue le souverain bien, il voit une violence faite au langage, à ce langage ordinaire que le fondateur du Jardin prétendait prendre comme point de départ de sa philosophie64: «autre chose», dit-il, «est n'avoir point de douleur, autre chose avoir du plaisir». La meilleure preuve du caractère aberrant de cette assimilation, il la trouve dans le fait qu'Épicure, s'il lui arrive de faire l'éloge des débauchés, se refuse à voir en eux l'incarnation du souverain bien65. La doctrine morale épicurienne est donc pour lui tout entière fondée sur une confusion que le sens commun peut à lui tout seul mettre en évidence. Mais, s'il se délecte visiblement à opposer Epicure au plus grand nombre et à le mettre en contradict ion avec lui-même, Cicéron ne se situe pas pour autant sur le même plan que son adversaire. Dès le début de son discours, il a placé sa critique sous le patronage platonicien en citant un passage du Phèdre dans lequel Platon dit que les participants à une discus sion doivent se mettre d'accord sur le sujet de celle-ci, et surtout en utilisant, pour caractériser la définition, la métaphore de l'ombre et de la lumière, si chère à l'auteur de la République66. Ce souci de l'être, il l'exprime très fortement au § 20, lorsqu'il dit à Torquatus : «non seulement ces deux choses qui sont si différentes, vous pré tendez vous autres les désigner par un seul mot (cela, je l'accepte rais encore assez facilement), mais encore de deux choses vous vous efforcerez de n'en faire qu'une, ce qui est absolument imposs ible». Alors que le refus épicurien de la dialectique aboutit à tra vestir l'être, la méthode platonicienne donne une confirmation on tologique au réalisme immanent au langage ordinaire. Que le plai sirsoit autre chose que l'absence de douleur, c'est à la fois ce que
*3 Cicéron, Fin., II, 3, 8 : Omnes enim iucundum motum, quo sensus hilaretur, Graece ήδονήν, Latine uoluptatem uocant. 64 Ibid., 20 : Unum est sine dolore esse, alterum cum uoluptate. 65 Ibid., 8, 23 = Usener, 67. 66 Ibid., 2, 4, avec citation de Platon, Phèdre, 237 b. Sur cette revendication de la définition face à l'épicurisme, cf. C. Lévy, op. cit., p. 122-123.
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pense toute personne parlant correctement le latin ou le grec et ce que soutient Platon dans la République, lorsqu'il affirme qu'entre le plaisir et la douleur il existe un état intermédiaire qui n'a pas d'être véritable, mais qui apparaît comme un plaisir par opposition à la douleur et comme une douleur par opposition au plaisir67 : « Comment s'étonner dès lors si les jeunes gens qui ne connaissent pas la vérité se forment des idées fausses d'une foule de choses, entre autres du plaisir et de la douleur et de ce qui tient le milieu entre l'un et l'autre? Ainsi, lorsqu'ils pensent à la douleur, ils ont raison de croire qu'ils souffrent, car ils souffrent réellement. Mais, lorsqu'ils passent de la douleur à l'état intermédiaire, ils sont fort ement persuadés qu'ils sont arrivés à la plénitude du plaisir; sem blables à des gens qui, faute de connaître le blanc, opposeraient le gris au noir, ils opposent l'absence de douleur à la douleur faute de connaître le plaisir, et en cela ils se trompent». Il est vrai que ce texte n'est pas évoqué par Cicéron, mais par un autre Académicien, Plutarque, qui le cite de manière très précise et qui dit même que Platon «a interdit» de confondre la plaisir et l'absence de doul eur68. Pour l'auteur du Non posse, ce qu'Épicure et ses disciples proposent comme souverain bien n'est en rien différent du sent iment qu'éprouvent des prisonniers à qui on a enlevé leurs chaînes et qui croient connaître là le véritable bonheur, ou de l'hébétude dans laquelle la nature a plongé les bêtes. Ce recours à Platon de la part des philosophes de la Nouvelle Académie pour définir l'état intermédiaire entre la douleur et le plaisir est d'autant plus remar quable que l'Ancienne Académie, elle, semble avoir eu sur ce point une attitude très différente. En effet, plusieurs témoignages, parmi lesquels celui d'Aulu-Gelle, nous apprennent que Speusippe, suc cesseur immédiat de Platon divergeait de son maître sur ce point et, considérant la douleur mais aussi le plaisir comme un mal, il définissait comme un bien l'état intermédiaire entre les deux, Γάοχλησία69. L'école platonicienne devait donc faire oublier qu'à un moment de son histoire, et contre l'autorité de son fondateur,
67 Platon, Rep., IX, 584 e-585 a : θαυμάζοις αν ούν ει καί άπειροι αληθείας περί πολλών τε άλλων μη υγιείς δόξας εχουσιν, προς τε ήδονήν καί λύπην καί το μεταξύ τούτων οΰτω διάκεινται ώστε, δταν μεν επί το λυπηρόν φέρωνται, αληθή τε οίονται καί τω δντι λυπούνται, δταν δέ από λύπης επί το μεταξύ, σφόδρα μεν οϊονται προς πληρώσει τε καί ήδονη γίγνεσθαι, ώσπερ προς μέλαν φαιόν άποσκοποΰντες απειρία λευκοΰ, καί το άλυπον ούτω προς λύπην άφορωντες απειρία ηδονής άπατώνται; 68 Cf. 69 Plutarque, Gell., Noct. NonAit., posse. IX,. .,5, 8,4 = 1091 Isnardi d. Parente 117 et, plus généralement, les fragments 112àll6dece recueil.
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elle avait eu sur ce problème une position qui, au moins par cer tains aspects, n'était pas très éloignée de celle d'Épicure. C'est quasiment un lieu commun chez les historiens de l'épicurisme que de souligner l'écrasante responsabilité qu'aurait Cicéron dans l'image caricaturale trop souvent donnée de cette doctrine70. Par un étrange paradoxe, lui dont on s'est si longtemps plu à souli gner la dépendance par rapport aux modèles grecs, serait le seul coupable du mépris dans lequel fut si longtemps tenue cette doctri ne! Une telle accusation est à tous égards injuste. Non seulement elle fait abstraction de l'importance considérable du témoignage cicéronien pour notre connaissance de ce système et du jugement positif qu'il porte sur Epicure dans les Tusculanes (annonçant celui de Sénèque dans le De vita beata11), mais elle néglige le fait que, si l'Arpinate retrouve à travers sa sensibilité de Romain les thèmes de la polémique philosophique antiépicurienne, il n'est nullement l'i nventeur de ceux-ci. En effet, celui que Schopenhauer appelle «le grand docteur en félicité»72 fut, de son vivant même, en butte à des attaques d'une extrême violence de la part de ses rivaux, atta ques qui bien évidemment se reportèrent après sa mort sur ses dis ciples et sa doctrine, si bien que même les railleries de Y In Pisonem ne paraissent pas beaucoup plus violentes que celles que l'on trou ve,par exemple, dans les traités antiépicuriens de Plutarque73. Mais, dit-on, Cicéron a eu le tort de traduire ηδονή par uoluptas, terme uniformément péjoratif dans l'éthique romaine, alors que le mot grec avait une acception philosophique beaucoup plus vaste et peut désigner, notamment chez Aristote, le plaisir qui s'a ttache à la spiritualité la plus haute et au bonheur. En effet, tout en reconnaissant que les plaisirs du corps, «par une sorte de droit d'héritage», semblent être les seuls possibles, le Stagirite s'insurge contre cette croyance et objecte que s'y tenir c'est nier que l'hom me heureux puisse vivre agréablement74. A l'inverse, Cicéron dans le De finibus n'admet pas que uoluptas soit employé pour désigner autre chose que le plaisir physique et il reconnaît lui-même le 70 Cf., par exemple, ce qu'écrit à ce sujet M. Bellincioni, Struttura e pensie ro del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970, p. 158. On trouvera une étude intéres santedes principaux aspects de la relation de Cicéron à l'épicurisme dans le mémoire de G. D'Anna, Alcuni aspetti della polemica antiepicurea di Cicerone, dans Quaderni della Rivista di cultura classica e medioevale, 8, Rome, 1965. 71 Sénèque, Vit. be., 12 et Cicéron, Tusc, V, 31, 88 sq. 72 Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, P.U.F., 1964, p. 31. 73 L'attitude de Plutarque à l'égard de l'épicurisme a été étudiée par R. Flacelière, Plutarque et l'épicurisme, dans Epicurea in memoriam E. Bignone, Gênes, 1959, p. 337-342. 74 Aristote, Eth. Nie, VII, 13, 1153 b, 33-35.
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caractère péjoratif d'un mot qui est inuidiosum, infame, suspectum75. De cette distorsion entre les deux langues serait né le contre-sens cicéronien sur la signification véritable de l'épicurisme. Une telle analyse contient des éléments irréfutables, mais elle ne nous paraît pas pour autant entièrement convaincante. Il est vrai que, comme l'a fort bien dit A. Festugière, le τέλος épicurien, le plaisir «catastématique» ne se confond pas entièrement avec l'absence de douleur qui le conditionne et qu'il se révèle en vérité «positif, réel et spirituel»76. Il est vrai aussi que pour décrire une joie si pure un terme dont Cicéron dit lui-même77: non habet dignitatem, paraît peu adéquat. Cependant, même si la fin définie par Epicure n'avait rien d'un hédonisme vulgaire, le fondateur du Jardin ne condamnait pas le plaisir des débauchés en lui-même, mais la douleur et la crainte inhérentes à un tel genre de vie et il rejetait en des termes d'une extrême violence un τέλος qui ne pro curerait aucun plaisir78. Moins par esprit de provocation que par souci de rigueur doctrinale, Epicure s'était toujours refusé à établir une différence de nature entre les diverses formes de plaisir et à les distinguer autrement que par leurs conséquences. C'eût donc été pour Cicéron trahir l'essence même de l'éthique épicurienne que de choisir un autre terme que uoluptas comme équivalent d 'ηδονή. Cependant, si l'unité de la pensée épicurienne était ainsi respectée, la charge négative de ce mot dans le système de valeurs du mos maiorum ne rendait-elle pas impossible l'expression des valeurs morales de l'épicurisme? On oublie qu'en grec même - la citation d'Aristote que nous avons donnée le montre - l'extension d 'ηδονή aux plaisirs de l'esprit se fit contre l'usage établi et fut une conquête de la philosophie, ou tout au moins de certains philoso phes. Or, au Ier siècle av. J. C. et sous l'influence de l'épicurisme, la langue latine connut un phénomène similaire et il suffit pour s'en convaincre de se reporter à l'un des plus beaux poèmes de Catulle, celui où le poète trahi par la femme aimée prend les dieux à témoin de sa désespérance et les supplie d'avoir pitié de lui79 :
75 Cicéron, Fin., II, 4, 12 : Inuidiosum nomen est, infame, suspectum. L'op position entre Γήδονή et la uoluptas est développée par M. Bellincioni, op. cit., p. 161-162. 76 A. Festugière, Epicure et ses dieux, Paris, 19682, p. 49, n. 2. 77 Cicéron, Fin., II, 23, 75 : uerbum ipsum uoluptatis non habet dignitatem. 78 Epicure n'hésite pas à dire qu'il «crache» sur ceux qui séparent le καλόν du plaisir, cf. Athénée XII, 547 a = Usener 512. 79 Catulle, Carmen 76, v. 1-6: «Si l'homme trouve du plaisir à se rappeler ses bonnes action passées, quand il a conscience d'être sans reproche, de ne pas avoir violé le lien sacré de la parole donnée, ni, en aucun engagement, avoir
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L'ÉTHIQUE Si qua recordanti benefacta priora uoluptas Est homini, cum se cogitât esse pium, Nec sanctam uiolasse fidem, nec foedere nullo Diuum ad fallendos numine abusum homines Multa parata manent turn in longa aetate Catulle, Ex hoc ingrato gaudia amore ubi. . .
Catulle n'était pas un théoricien de l'épicurisme et une prière com mela sienne allait à l'encontre de l'idée qu'Épicure se faisait des dieux. Néanmoins, il associe dans ce poème le plaisir à des notions aussi chères à un Romain que la pietas ou la fides, preuve que la uoluptas n'était plus perçue dans l'axiologie romaine comme un iformément négative. Cicéron aurait-il entravé cette évolution? Le croire, ce serait oublier l'effort qu'il a lui-même fourni pour tra duire le plus rigoureusement possible la pensée épicurienne. S'il est vrai que dans le livre II, la uoluptas n'est présentée que comme «une courtisane dans une assemblée de matrones»80, dans le dis cours de Torquatus, en revanche, la signification positive et spiri tuelle du souverain bien est exprimée avec une grande précision à travers une expression comme gaudere nosmet omittendis doloribus, et, d'une manière plus générale, même ceux qui critiquent la position de l'Arpinate à l'égard du Jardin, reconnaissent que son œuvre témoigne d'une excellente connaissance de cette doctrine. La réfutation de l'épicurisme, fondée à la fois sur la conviction que celui-ci était incompatible avec la tradition romaine et sur l'utilisa tion de la thématique antiépicurienne de l'Académie, doit être considérée comme un aspect important de la conception que Cicé ron avait de ce système, mais elle ne l'exprime pas tout entière. A partir de sa perception personnelle du concept de plaisir et en s'appuyant sur l'analyse platonicienne de celui-ci, l'Arpinate organise sa critique selon deux griefs, dont l'un, l'incohérence, est d'origine carnéadienne tandis que l'autre, l'immoralité, se trouve exprimé en termes stoïciens, la conjonction des deux traduisant vraisemblablement l'influence d'Antiochus. Pour un Épicurien, il n'y a pas de différence de nature entre le
abusé de l'autorité des dieux pour tromper les humains, si longue que soit ta vie, Catulle, tu devras bien des joies à cet amour qui n'a rien reçu ». Nous avons légèrement modifié la traduction de H. Bardon, Catulli carmina, Bruxelles, 1970. Le fait qu'à la fin de son poème Catulle supplie les dieux de prendre en pitié ses souffrances montre que cette œuvre n'est pas celle d'un philosophe épicurien. Sur le problème de la prière dans l'épicurisme, cf. M. Gigante, La bibliothèque de Philodème et l'épicurisme romain, Paris, 1987, p. 75. 80 L'image de la courtisane dans l'assemblée de matrones se trouve en Fin., II, 4, 12; l'expression gaudere nosmet omittendis doloribus, en I, 10, 56.
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plaisir et l'absence de douleur. Pour le Néoacadémicien Cicéron, il s'agit de choses fondamentalement différentes. C'est donc à tort selon eux que les Épicuriens prétendent avoir déduit le souverain bien des motivations premières : «est-il logique», demande Cicéron à Torquatus81, «d'avoir un plaisir dont on fait le point de départ de la nature et de placer le souverain bien ailleurs?». Les philoso phes que l'Arpinate oppose au défenseur du Jardin sont Aristippe et Hiéronyme de Rhodes qui, nous l'avons vu, représentaient dans la Carneadia diuisio, le premier, la teleologie du plaisir, et le second celle de la uacuitas doloris*2. Ils ont à ses yeux le mérite d'avoir formulé un τέλος en accord avec ce qu'ils croyaient être l'objet de la tendance première, alors que chez les Épicuriens il décèle une contradiction entre le point de départ (le plaisir cinéti queque recherche l'enfant) et le point d'arrivée (l'absence de doul eur), d'où l'alternative qui est formulée au §3583: si Epicure entendait le plaisir à la façon d 'Aristippe, il se devait de faire sien nela doctrine de ce philosophe et si, au contraire, il ne donnait pas à ce terme d'autre acception que «l'absence de douleur», il eût fal lu qu'il définît ainsi non seulement le souverain bien, mais aussi la motivation naturelle première. Autrement dit, Epicure aurait dû être disciple d 'Aristippe ou précurseur de Hiéronyme, mais en aucune façon épicurien. Nous reconnaissons dans cette manière de raisonner la dialec tique chère à la Nouvelle Académie, qui visait à faire admettre au dogmatique que, pour être cohérent, il devait cesser d'être luimême. Le philosophe académicien ne récuse pas a priori la volonté d'Épicure de donner une fin en accord avec la nature - un tel rejet serait en lui-même dogmatique - il préfère raisonner à partir des prémisses de l'adversaire et démontrer que celui-ci a été incapable de réaliser son propre projet. Néanmoins, les limites d'une telle méthode en ce qui concerne ce cas précis sont évidentes : en fin de compte, une telle dialectique aboutit à la conclusion que l'épicurisme n'a rien d'une pensée conséquente, mais elle ne permet pas de prouver que la fin proposée par celui-ci est condamnable. Il faut donc qu'à la réfutation qui se fait à partir de ce que le système lui-même prétend être, succède celle qui est construite sur une notion, Yhonestas, qu'il rejette. A la raison dialectique succède donc 81 Ibid., II, 10, 32 : Qui igitur conuenit ab alia uoluptate dicere naturam proficisci, in alia summum bonum ponere ? 82 Cf. supra, p. 357. 83 Op. cit., 12, 35 : Epicurus autem cum in prima commendatione uoluptatem dixisset, si earn quant Aristippus, idem tenere debuti ultimum bonorum quod Me; si earn quam Hieronymus, fecisset idem, ut uoluptatem illam (Aristippi) in prima commendatione poneret.
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la raison normative, celle qui condamne non seulement l'épicurisme, mais toutes les doctrines qui ont proposé des fins expertes honestatis et se sont ainsi montrées incapables de distinguer l'hom me de l'animal. Entre les deux démarches il y a, dans le De finibus, complémentarité beaucoup plus que contradiction, et, puisque Ci céron lui-même utilise une méthode juridique, on peut dire que, si la méthode carnéadienne permet de mettre en évidence les contra dictions de l'accusé, c'est au nom de la raison dogmatique de l'An cienne Académie et du Portique qu'est prononcée la sentence. Seul «le juge le moins compétent, mais le plus influent, le peuple», pourrait acquitter quelqu'un qui tout à la fois a été incapable de respecter sa propre idée de la nature humaine et n'a pas reconnu ce qui fait la spécificité de l'homme 84. Si, comme nous le pensons, la critique qui est ainsi faite du τέλος épicurien est inspirée d'Antiochus, nous devons l'interpréter comme la preuve que l'Ascalonite cherchait à intégrer dans sa propre doctrine au moins une partie de l'héritage carnéadien, celle qu'il estimait la moins ambiguë, la moins polémique. Quant à Cicéron, il pouvait constater, en écrivant un texte comme celui-là, qu'entre les deux enseignements académic iens qu'il avait reçus, celui de Philon et celui d'Antiochus, il n'y avait pas nécessairement, en dépit des apparences, solution de continuité, et que les conflits des personnes dissimulaient une cer taine convergence des pensées.
La critique du τέλος stoïcien Aucun des deux griefs qui ont été adressés au τέλος du Jardin ne semble à première vue applicable à celui du Portique. En effet, on sait à quel point les philosophes de cette école étaient fiers de la cohérence de leur doctrine et avec quel soin méticuleux ils démont raient la parfaite rationalité de chacun des aspects de celle-ci. Par ailleurs, ils ne pouvaient évidemment pas être accusés d'avoir mép risé Yhonestas, puisque, au contraire, celle-ci était l'aboutissement de toute leur éthique. C'est sans doute parce que les différences entre les deux doctrines paraissaient trop importantes pour qu'el les pussent avoir été critiquées à partir d'un même point de vue, que les ressemblances, entre les livres II et IV du De finibus passè84 Ibid., 14, 44 : is qui auctoritatem minimam habet, maximam uim, populus. . . La relation entre la philosophie antiépicurienne et la politique était déjà évidente dans Vin Pisonem et le Pro Sestio, cf. J.-M. André, op. cit., p. 269-271. Sous la dictature de César, la critique de l'épicurisme est donc un moyen pour Cicéron d'exprimer son hostilité à un régime dont il rejette le principe.
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rent pendant si longtemps inaperçues. Et pourtant elles sont très frappantes : comme précédemment les Épicuriens, les Stoïciens sont présentés comme des philosophes incapables de réaliser leur prétention de fonder le souverain bien sur les premières motivat ions naturelles et, s'il ne leur est pas reproché d'avoir négligé Yhonestas, ils sont accusés d'avoir vidé celle-ci de son sens en la cou pant de la réalité85. Mais, avant d'étudier l'agencement de cette critique et pour mieux en comprendre la portée, il nous faut reve nirsur Γοίκείωσις, montrer quels étaient les problèmes inhérents à celle-ci, et aussi comment la conscience de ces difficultés amena les Stoïciens à chercher des formulations qui les atténuassent. Les difficultés inhérentes à l'éthique stoïcienne : de la critique carnéadienne à la solution plotinienne C'est dans la lettre 121 de Sénèque qu'est exposée avec le plus de netteté la théorie stoïcienne des fondements naturels de la mor ale. Répondant à un adversaire anonyme, mais dont il est fort vraisemblable qu'il reprend les objections de la Nouvelle Académie, Sénèque développe avec une admirable rigueur les arguments pro pres à montrer la parfaite cohérence du dogme de Γοΐκείωσις. A la base de son raisonnement, il y a une métaphore - qui est peut-être plus qu'une métaphore, dans la mesure où la philosophie retrouve là l'une des formes premières de la religiosité -, celle de la Nature comparée à une mère qui met au monde des enfants différents, mais les aime d'un amour identique et leur fait à tous un même don, car elle commet chaque être à la garde de lui-même en lui inspirant le sentiment de ce qu'il est, si bien qu'il perçoit immédia tement ce qui est bon lui et ce qui, au contraire, le menace. Ce très beau texte n'est pas seulement un hymne à la Nature, une théodicée riche en fines observations sur le comportement de l'enfant ou de l'animal, il nous montre aussi avec une extrême précision com ment les Stoïciens concevaient le devenir de cette conciliatio initial e, notamment dans le cas du plus parfait des êtres, l'homme. Si tout être animé, dit l'adversaire de Sénèque, s'adapte à sa nature et si celle de l'homme est rationnelle, comment l'enfant, qui n'a pas encore de raison, peut-il s'adapter à lui-même? A une telle objec tion, caractéristique de la méthode carnéadienne, puisque cher chant à mettre le dogmatique en contradiction avec lui-même, 85 L'autre versant de la critique sera d'accuser le stoïcisme de ne rien avoir apporté de neuf, tout comme il était reproché à Epicure de ne se distinguer que verbalement d'Aristippe.
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Sénèque répond86 : «chaque âge a sa constitution propre : autre est celle du petit enfant, autre celle du jeune, autre celle du vieillard ; tous s'adaptent à la constitution qui est la leur». Comme les ani maux, l'enfant sent ce qu'il est et agit en conséquence, mais à part irdu moment où il est devenu un être de raison, il s'adapte à cette nouvelle situation et il comprend ce que jusque là il sentait. Épictète dit la même chose, mais autrement87: «l'homme doit commenc er là où ils (les animaux) commencent et aboutir où aboutit égale ment pour nous la nature. Or elle aboutit à la contemplation, à l'i ntelligence, à une manière de vivre en harmonie avec la nature». A partir de ces deux textes on comprend que la conuenientia, cet accord de la raison avec elle-même et avec l'univers, dans lequel les Stoïciens voient le souverain bien, n'est pas autre chose que la conciliatio, elle est la conciliatio révélée à elle-même. Les plantes sont faites pour les animaux et les animaux sont faits pour les hommes, mais tous font le même effort pour rester ce qu'ils sont et le passage à un état supérieur, loin d'impliquer que l'on s'éloigne de la nature, signifie que l'on vit autrement la conformité avec elle. Pour reprendre la définition de Spinoza, la nature humaine est «la nature même en tant que nous la concevons comme définie par la nature humaine»88. La théorie stoïcienne de Γοίκείωσις est sans aucun doute l'une des tentatives les plus audacieuses que l'esprit humain ait conçues pour échapper à l'antagonisme de la raison et de l'instinct et pour préserver l'unité de l'ordre naturel tout en sauvegardant la spécifi cité de l'homme. Mais, de même que la volonté des Stoïciens de concilier la liberté et le destin suscite simultanément l'admiration et la critique, leur éthique naturaliste provoque, nous l'avons vu dans la lettre même de Sénèque, un certain nombre d'objections, que l'on peut regrouper en trois grandes questions : - si l'adéquation de la nature à elle-même est la fin suprê-
86 Sénèque, Ep., 121, 15 : unicuique aetati sua constitutio est, alia infanti, alia puero, alia seni : omnes ei constitutioni conciliantur in qua sunt, trad. Préchac modifiée. Sur cette lettre, cf. le commentaire de J. Brunschwig, The cradle argument, p. 135 sq., qui établit une comparaison très intéressante avec ΓΈΘικη στοιχείωσις du Stoïcien Hiéroclès. Sur ce texte, cf. également B. Inwood, Hierocles : theory and argument in the second century AD, dans OSAPH, 2, 1984, p. 151-183. 87 Épictète, Entretiens, I, 6, 20-21 : Δια τούτο αίσχρόν έστι τω άνθρώπφ άρχεσθαι και καταλήγειν δπου και τα άλογα, άλλα μάλλον ένθεν μεν αρχεσθαι, καταλήγειν δέ εφ' δ κατέληξεν έφ' ημών και ή φύσις. Κατέληξεν S έπί θεωρίαν και παρακολούθηση/ και σύμφωνον διεξαγωγήν τη φύσει. 88 Spinoza, Traité théologico-politique, p. 87 du tome 2 de l'édition Appuhn.
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me, et donc le bonheur, ne faut-il pas reconnaître que les animaux sont heureux, en raison même de la perfection de leur instinct? Plotin formule cette critique sous la forme d'une alternative89: ou bien la raison est estimée pour sa capacité à acquérir les objets conformes à la nature, mais dans ce cas il faut aussi considérer que l'instinct suffit à créer le bonheur; ou bien l'âme est parfaite par elle-même, et il est alors indispensable de préciser la nature de cette perfection. Ce raisonnement témoigne de la survivance chez le maître du néoplatonisme des thèmes de la Nouvelle Académie que nous étudierons en détail plus loin, et cependant, à la différen ce de Camèade, Plotin apportera enfin une solution à ce dilemme en disant que le bonheur c'est la vie même, mais que celle-ci est une hiérarchie et que certains bonheurs sont les images d'autres, qui leur sont supérieurs90; - si la véritable nature de l'homme est la raison et si Γοίκείωσις est la même pour tous les êtres, pourquoi a-t-il tant de mal à devenir pleinement rationnel? «S'il s'agit de cette malheur euse partie directrice de l'âme», dit Épictète, «nous bâillons, nous sommeillons et nous acceptons n'importe quelle représentation»91. Les Stoïciens doivent donc admettre que dans leur immense major itéles hommes s'adaptent à une raison malade et imparfaite, qu'ils comprennent pourquoi certaines choses sont bonnes pour eux, mais de manière confuse et fragmentaire, sans avoir vraiment conscience de ce qu'est la rationalité du monde. On interpréterait de manière erronée les affirmations de Caton sur le passage de la condliatio à la conuenientia en y voyant l'analyse d'un processus ordinaire92. Ce que le Stoïcien décrit ainsi, d'une manière qui, il est vrai, laisserait penser qu'il s'agit d'une mutation moins exceptionn elle, c'est l'itinéraire du sage. Mais, précisément, pourquoi y a-t-il si peu de sages, pourquoi ce décalage unique dans la nature entre le moment ou l'homme naît et celui où il devient ce qu'il est vrai ment, si bien que Philon d'Alexandrie distingue les manifestations de la vie qui sont les premières par le rang et celles qui le sont par la valeur93 : d'un côté, la nutrition, la croissance, les sens, les part ies du corps et de l'âme; de l'autre, les actions droites, les vertus et les actes qu'inspirent les vertus. Etant donné que seules les secon des sont conformes à la véritable nature humaine et que, les Stoï ciens eux-mêmes le reconnaissent, elles tiennent plus de l'idéal que
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Plotin, Ennéades, I, 4, 2, 35-46. Ibid., 3. Epictète, op. cit., I, 20, 12. Cicéron, Fin., III, 6, 21. Philon AL, Sacrif., 73.
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la réalité ordinaire, le concept ά'οίκείωσις peut-il être appliqué à l'homme sans que cette singularité soit prise en considération?; - si le sage incarne l'achèvement de la raison humaine, cesse-t-il pour autant d'être un être vivant soumis à des nécessités bio logiques comme aux aléas de la fortune et peut-on considérer que, confronté aux unes et aux autres, il n'attache aucune valeur réelle à ce qui lui permet de continuer à vivre? On sait que sur ce point les Stoïciens répondaient que l'homme qui a perçu l'existence d'un ordre universel, attache dès lors infiniment plus d'importance à être en accord avec celui-ci qu'aux objets mêmes vers lesquels se porte sa ορμή et qu'il est dès lors hors d'atteinte de la crainte et de la douleur94. Le sage, dit Sénèque, tremblera et souffrira, mais ce seront là des réactions physiques (hi enim omnes corporis sensus sunt) qui n'auront pas d'effet sur sa vertu, qui n'ébranleront pas le moins du monde sa certitude95. Or le fait que, dans cette même lettre, Sénèque tienne à préciser qu'il ne prétend pas pour autant que le sage soit composé de deux substances différentes, montre que les Stoïciens étaient eux-mêmes conscients de la tentation dual iste inhérente à leur définition de la nature humaine, tentation, faut-il le préciser, contraire à tout l'esprit de leur système, mais qui sera la forme privilégiée de l'attraction exercée sur eux par le pla tonisme96. La philosophie stoïcienne de la sagesse apparaissait, en fait, à ceux qui n'adhéraient pas au système comme minée par une contradiction majeure : si la nature a enjoint à chaque être de prendre soin de lui-même, si la conciliatio n'est pas un moment de la vie, mais la vie même, comment déduire de cet instinct vital une sagesse n'accordant aucune valeur réelle à ce qui permet à la vie de se maintenir97? Malgré ces difficultés, il ne semble pas qu'aucun Stoïcien de renom ait songé à dissocier entièrement la teleologie du dogme de Γοίκείωσις. Nous savons que Posidonius critiqua la manière dont Chrysippe avait conçu ce dernier et qu'il le reformula en termes rappelant la tripartition platonicienne de l'âme, mais nous nous demandons s'il faut aller jusqu'à affirmer avec G. Striker que le 94 Cf. Cicéron, loc. cit. 95 Cf. supra, p. 252. 96 Nous reviendrons sur ce problème du monisme et de ses éventuelles modifications dans l'école stoïcienne, cf. infra, p. 472-480. 97 Plutarque, Sto. rep., 30, 1047 a, dit que «certains anciens», selon toute vraisemblance des philosophes de la Nouvelle Académie, avaient comparé le τέλος stoïcien à du vin aigri que l'on ne peut utiliser ni comme vin ni comme vignaigre, le «préférable» ne pouvant selon eux être considéré ni comme un bien authentique ni comme un véritable indifférent. I. G. Kidd, op. cit., p. 150, dit que ce problème est la crux du stoïcisme.
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philosophe de Rhodes avait cherché à fonder l'éthique sur une autre base98. De son côté, Antipater avait admis que «les choses conformes à la nature» ont pour le sage une valeur réelle, mais si infime qu'elle est négligeable; c'est lui probablement qui fit usage des métaphores quantitatives comme celle du soleil et du lumi gnon". En réalité, c'est essentiellement la variété des formulations du τέλος qui révèle, nous semble-t-il, la conscience qu'avaient les scholarques de l'incompréhension à laquelle se heurtait le système et leur désir de mettre en évidence sa parfaite cohérence.
Les diverses formulations du τέλος stoïcien Le fondateur du stoïcisme avait dit que le souverain bien était dans le fait de ομολογουμένως ζήν, formule admirable de concision sans aucun doute volontaire, et à propos de laquelle A. A. Long a écrit des choses fort justes dans un article devenu classique 10°. Mais la brièveté de cette définition posait le problème des moyens de parvenir a cette harmonie et les successeurs de Zenon tentèrent de pallier ce qui risquait d'être perçu comme une lacune en apportant un certain nombre de précisions, en en faisant intervenir des 98 G. Striker, op. cit., p. 160 : There is evidence that at least one prominent (if late) Stoic did not think of oikeiosis as the basis of the Stoic doctrine. Cepen dantG. Striker reconnaît, ibid., que la formule du τέλος de Posidonius que nous trouvons chez Clément d'Alexandrie, Strom., II, 21, 129, n'est pas véritablement hétérodoxe : το ζή"ν θεωροϋντα την των όλων άλήθειαν και τάξιν και συγκατασκευάζοντα αυτήν κατά το δυνατόν, κατά μηδέν άγόμενον ύπο τοΰ αλόγου μέρους. Nous remarquerons que le κατά το δυνατόν et l'allusion à Γάλογον μέρος sont plus platoniciens que stoïciens, mais s'agit-il d'une modification de fond? Posi donius contestait que Γοίκείωσις se fasse uniquement vers le καλόν, cf. Galien, Hipp, et Plat., V, 5, 8-11. Cependant, cette innovation ne doit pas faire oublier qu'il ne rejetait pas le dogme lui-même de Γοίκείωσις et que, comme l'a souli gnéI. G. Kidd, op. cit., p. 163, la reconnaissance de l'existence en l'âme de puis sances irrationnelles ne l'empêchait pas de définir comme fin la victoire la plus complète possible de la raison, dans une ligne doctrinale qu'il croyait être celle de Zenon et de Cléanthe. 99 Cf. Sénèque, Ep., 92, 5 : Antipater aliquid se tribuere dicit externis, sed exiguum admodum. 100 A. A. Long, Carneades and the Stoic telos, dans Phronesis, 12, 1967, p. 5990. Avant Long les problèmes de la teleologie stoïcienne avaient été étudiés par O. Rieth, Über das Telos der Stoiker, dans Hermes, 69, 1934, p. 13-45, qui s'était proposé d'analyser l'évolution du τέλος stoïcien entre Chrysippe et Posidonius. Pour Rieth, p. 33-34, la seconde formule d'Antipater serait une arme contre Carnéade. Sur ce même problème, cf. G. Striker, Antipater or the art of living, dans The norms of Nature, p. 185-204, qui considère que la critique carnéadienne avait conduit les Stoïciens à une meilleure compréhension et à une expression plus claire de leur doctrine.
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concepts qui donnaient une forme concrète à Γόμολογία. On peut dire que, jusqu'à Diogene de Babylone inclus, les diverses formules apparaissent un peu comme des cercles concentriques ayant tous pour centre le τέλος de Zenon, et l'on trouve un condensé très évocateur de ces tentatives dans la définition que donne Caton du sou verain bien 101 : uiuere scientiam adhibentem earum rerum quae natura eueniant, seligentem quae secundum naturam et quae contra naturam reiicientem, id est conuenienter congruenterque naturae uiuere. Vivre conuenienter suppose certes que l'on ait une connaissance certaine de ce qui est conforme à la nature, mais que signifie la notion de choix? Elle est très probablement une conséquence de la volonté de Chrysippe d'exprimer le τέλος en terme d'action et non seulement de connaissance. Nous savons, en effet, par Diogene Laërce qu'il avait utilisé le terme d'έμπειpία dans sa formule du souverain bien («vivre en accord avec l'expérience de ce qui se pro duit selon la nature»), montrant ainsi son refus d'une conception exclusivement contemplative de la sagesse102. Mais cette idée d'une conformité à l'expérience de ce qui se produit φυσικώς était peu satisfaisante, parce qu'elle laissait entier le problème de la détermi nationde ce qui à un moment donné est en accord avec l'ordre rationnel de l'univers : ainsi la bonne santé est un préférable, mais le sage saura y renoncer si la conserver suppose une action désho norante. Il fallait donc passer de la notion d'expérience à celle de «choix» et ce fut Diogene de Babylone qui conduisit à son aboutis sement logique l'évolution commencée par Chrysippe en faisant résider le souverain bien dans «la rationalité en ce qui concerne le
101 Cicéron, Fin., III, 7, 22 = S.V.F., III, 18 et 497. «Le souverain bien consist e à vivre en s'appuyant sur la connaissance certaine des choses qui arrivent naturellement, en choisissant celles qui sont conformes à la nature et en reje tant celles qui lui sont contraires, en d'autres termes vivre en accord conscient et en harmonie avec elle ». Nous avons modifié légèrement la traduction Martha en renforçant le sens de scientia et de conuenienter qui nous paraissaient ren dus de manière trop anodine. 102 Sur le détail de l'apport de Chrysippe à la teleologie stoïcienne, cf. Long, op. cit., p. 60-68. Chrysippe a ajouté la mention de la φύσις à la formule de Zenon. Il a introduit le concept ά'έπιστήμη dans la définition du τέλος (cf. Plutarque, Comm. not., 16, 1066 d = S.V.F., II, 1181, attribution probable à Chrysipp e, qui n'est pas expressément mentionné); il a, enfin, enraciné le τέλος dans l'action grâce au concept α'έμπειρία, cf. Diog. Laërce, VII, 87 = S.V.F., III, 4. Par ailleurs, comme le suggère Long, p. 65, il n'est pas impossible que ce soit Chrysippe lui-même qui ait utilisé le premier le concept d'éicXo^ dans la teleo logie stoïcienne, comme on peut le déduire de Plutarque, Comm. not., 22, 1069 d = S.V.F., III, 167.
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choix et le rejet des choses conformes à la nature»103. Il n'est plus question d'une harmonie dont les modalités resteraient abstraites et la sagesse est donc recherchée, pour reprendre l'expression de V. Goldschmidt, dans «l'actualisation hic et nunc de la raison»104. Mais il n'y a pas là, pour autant, un changement réel qui devrait être expliqué par l'intervention d'une cause extérieure : les arguments qui ont été opposés par Van Straaten à ceux qui ont affirmé que Diogene fut contraint de modifier en profondeur la teleologie de ses prédécesseurs sous la pression de Camèade nous paraissent très convaincants 105. Il se peut effectivement que les cri tiques de l'Académicien aient eu pour effet de provoquer le surgissement de la référence à Γέκλογή, mais celle-ci précisait Γέμπειρία et elle n'en différait pas sur le fond. De Zenon à Diogene, le stoïci sme a donc tenté d'exprimer le plus rigoureusement possible com ment doit se réaliser l'accord de l'être humain avec lui-même, et donc avec le λόγος universel, à travers des objets à la fois nécessai res parce que constituant l'occasion de cette harmonie et indiffé rentsprécisément parce qu'ils n'en sont que le matériau : ait (Chrysippus) sapientem nulla re egere et tarnen multis UH rebus opus esse 106 En fut-il de même avec Antipater de Tarse? Faudrait-il voir au contraire en lui le responsable d'une rupture réelle, ou tout au moins d'une modification substantielle et quelles seraient les rai sons de celle-ci? Constatons d'abord que la tradition lui attribue deux formules de τέλος, la première à peu de chose près identique à celle de Diogene, la seconde semblant, en revanche, introduire un élément irréductible à ceux que nous avons trouvés chez ses prédé cesseurs107: «faire tout son possible d'une manière continue et iné-
103 Cf. Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 39 M. = S.V.F., III, Diog., 44; Diog. Laërce, VII, 88 = S.V.F., III, Diog. 45; Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Diog. 46. 104 V. Goldschmidt, op. cit., p. 140. 105 M. Van Straaten, op. cit., p. 146, qui critique A. Bonhöffer, Die Ethik des Stoikers Epiktet, Stuttgart, 1894, p. 181 et M.Schäfer, op. cit., p. 18; 304-305. L'argumentation de Van Straaten est que Diogene n'avait cédé en rien sur le point crucial, à savoir sur la valeur des κατά φύσιν: «ainsi nous sommes d'opi nion que la polémique déclenchée par Camèade, au cas où elle aura eu de l'i nfluence, n'en aura eu que sur la façon de formuler dont Diogene et ses disciples se servaient pour donner leur définition du τέλος». Sur le τέλος de Diogene, cf. également l'article d'A. Bonhöffer, Die Telosformel des Stoikers Diogenes, dans Philologus, 67, 1908, p. 582-605. 106 Sénèque, Ep., 9, 14. 107 La première formule d'Antipater, ou tout au moins celle que l'on peut supposer comme telle par sa ressemblance avec celle de Diogene, se trouve chez Clément Al., Stom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Antipater 58, et ajoute à la notion de choix chère à Diogene celle de la tension, de l'effort : . . . τφ διηνεκώς καί άπα-
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branlable pour atteindre les préférables». L'idée, apparemment nouvelle, sur laquelle repose cette définition, est celle d'un effort, d'une tension indépendante de son résultat réel et constituant donc une fin en soi, alors que la notion de choix était plus ambiguë, dans la mesure où cet acte était plus difficile à dissocier de la possession de l'objet choisi. Pourquoi cette innovation? Dans l'article auquel nous avons fait allusion, A. A. Long a décrit la formule d'Antipater comme une solution destinée à éviter le reproche de circularité que Camèade avait adressé au τέλος de Diogene 108. Nous examinerons en détail plus loin les thèmes de la polémique carnéadienne, mais il est évident que l'Académicien n'avait fait qu'exploiter une contradiction qui était perceptible à tout philosophe n'acceptant pas le système stoïcien dans son en semble : comment définir le souverain bien par le choix de choses par elles-mêmes indifférentes et quelle autarcie reconnaître à une vertu conditionnée par la présence des préférables? Ce fut donc, selon A. A. Long, pour échapper à cette critique qu'Antipater entre pritde distinguer le τέλος, qu'il définit comme l'effort pour attein dre les préférables, du σκοπός, c'est-à-dire le résultat lui-même 109. Cette distinction est illustrée par la métaphore de l'archer et de
ραβάτως εκλέγεσθαι μέν τα κατά φύσιν, άπλέγεσθαι δέ τα παρά φύσιν. La deuxiè me καθ' figure αυτόν chez ποιείν Stobée, διηνεκώς Ed., και II, 6,απαράβατος 6, p. 39 M =προς S.V.F., το III, τυγχάνειν Antipater των57προηγου : παν το μένωνκατά φύσιν. Il est à remarquer que Stobée donne également, ibid., la pre mière formule et laisse entendre que le Stoïcien ne voyait aucune incompatibilit é entre les deux, puisqu'il utilise cette transition : πολλάκις δέ οΰτως άπεδίδου. 108 Α. Α. Long, op. cit., p. 73 : The truth is rather that certain points in Dioge nes'formula were fastened upon by Carneades and his followers and Antipater offered a revised formula in an attempt to combat this criticism. Pour Long, p. 76, la succession chronologique doit être établie ainsi : Antipater adopte la formule de Diogene, puis devant les critiques de Camèade, l'abandonne pour en définir une autre, fondée sur la notion d'effort. Une telle interprétation doit être nuancée à la lumière du témoignage de Stobée, cf. note précédente, qui semble vouloir dire qu'Antipater employait tantôt l'une, tantôt l'autre défini tion. 109 On trouvera une intéressante mise au point sur la relation entre τέλος et σκοπός dans la philosophie stoïcienne dans l'article de M. Soreth, Die zweite Telosformel des Antipater von Tarsos, dans AGPh, 50, 1968, (p. 48-72), p. 50, n. 9. Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 40 M. = S.V.F., I, 554, dit que Cléanthe et Chrysippe avaient distingué le σκοπός, identifié à Γεύδαιμονία, du τέλος, à savoir το τυχεΐν τΐ|ς ευδαιμονίας. Μ. Soreth, loc. cit., considère, avec raison selon nous, que l'on ne peut voir là une préfiguration de la formule d'Antipater, dans la mesure où, pour Cléanthe comme pour Chrysippe, il existait, à en croire ce témoignage, une relation très étroite, confinant à l'identité, entre τέλος et σκοπός, tandis que l'apport conceptuel d'Antipater aura été de dissocier beaucoup plus nettement les deux.
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l'arc que développe Caton dans le De finibus110: «dans une telle comparaison le tireur devrait tout faire pour viser juste, et pourt ant, c'est l'acte de tout faire pour réaliser son dessein qui serait, si je puis dire, sa fin dernière, correspondant à ce que nous appelons, quand il s'agit de la vie, le souverain bien; tandis que l'acte de frapper le but ne serait qu'une chose méritant d'être choisie, non une chose méritant d'être recherchée par elle-même». La fin est donc dans la tension intérieure, dans l'attitude morale, dans la for ce d'une raison conduite à sa propre perfection; mais parce que l'homme, s'il peut vivre à l'unisson de la raison universelle, ne connaît pas pour autant dans le détail la trame infiniment comp lexe du destin, il se peut que la volonté du sage se heurte à l'i mprévu ou à la violence, sans que ceux-ci le mettent véritablement en échec. Marc-Aurèle a une très belle phrase, qui conseille111 : «utilise l'obstacle qu'on t'oppose pour pratiquer une autre vertu», c'est-àdire, en fait, pour pratiquer la même vertu, mais en tenant compte de circonstances différentes. Il est fort probable que ce soient les attaques de Camèade qui aient provoqué la nouvelle formulation d'Antipater, mais celle-ci était-elle pour autant destinée à désarmer les critiques du scholarque? Nous ne voyons pas, en effet, en quoi la définition du τέλος comme tension intérieure pouvait satisfaire l'Académicien et mettre l'éthique stoïcienne à l'abri de sa dialecti que : dans la logique de Camèade il était tout aussi absurde de pla cer le souverain bien dans l'effort vers les préférables que dans le choix de ceux-ci112. On peut même dire que la formule d'Antipater,
110 Cicéron, Fin., 6, 22 : Huic in eius modi similitudine omnia sint facienda ut conliniet, et tarnen, ut omnia faciat, quo propositum assequatur, sit hoc quasi ultimum quale nos summum in uita bonum dicimus; illud autem ut feriat quasi seligendum, non expetendum. Par seligendum Cicéron traduit ληπτόν, par expetendum αίρετόν. Nous avons modifié la traduction Martha et traduit conliniet par « viser juste », ce qui nous paraît plus exact que «atteindre le but». 111 Marc-Aurèle, Pensées, VI, 50, 2, traduction personnelle. Έαν μέντοι βία τις προσχρώμενος ένίστηται, μετάβαινε έπί το εύάρεστον και άλυπον και συγχρώ εις αλλην άρετήν τη κωλύσει και μέμνησο, δτι με(? υπεξαιρέσεως ωρμας, δτι και των αδυνάτων ούκ ώρέγου. Il est vrai que Marc-Aurèle ne parle pas spécifique ment du sage dans cette phrase, mais son propos nous paraît particulièrement propre à illustrer la relation de la teleologie et du monde, telle qu'elle apparaît dans la définition d'Antipater. 112 Cela est reconnu par A. A. Long, op. cit., p. 80 : It is clear front Cicero that Carneades regards this proposition - Antipater's definition of the telos - as absurd on the argument that happiness and virtue are made to depend purely upon str iving after the attainment of κατά φύσιν, which in any case possess no positive value for the Stoics. Antipater semble surtout avoir voulu montrer à Cameade qu'il était possible d'exprimer le τέλος stoïcien en termes de τέχνη στοχαστική sans pour autant le dénaturer. Sa deuxième formule nous apparaît comme une manœuvre tactique destinée à embarrasser Camèade, non comme une tentative
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en utilisant la métaphore de l'archer et de la cible d'une manière tout autre que ne l'avaient fait Aristote et Platon, accentuait encore la différence entre le stoïcisme et ces philosophes. S'il y a eu réponse d'Antipater à Camèade, elle relevait au moins tout autant du défi que de la prise en compte des objections de l'Académicien et, en tout cas, elle ne remettait pas en cause véritablement la continuité de la teleologie stoïcienne depuis le ομολογουμένως ζην de Zenon. Le τέλος était expérience pour Chrysippe, choix pour Diogene, tension pour Antipater, mais ces notions devaient paraître tautologiques à un Stoïcien, pour qui elles étaient autant de façons différentes mais équivalentes d'inscrire l'action du sage dans la rationalité universelle. La véritable concession à Camèade eût été d'accepter l'idée que le but de la sagesse est extérieur à celle-ci, d'admettre que le bien a une réalité transcendante, ou tout au moins extérieure à l'action humaine, vers laquelle l'homme devrait tendre; or Antipater resta dans ce domaine d'une parfaite ortho doxie et sa métaphore de l'archer ne peut être vraiment comprise que si on lui adjoint celles de la danse ou du jeu de l'acteur par lesquelles il voulait exprimer l'intériorité absolue d'une sagesse «tout entière tournée vers elle-même»113. On peut donc conclure de ce rapide survol des diverses formulations du τέλος stoïcien que la critique carnéadienne n'eut aucun effet important sur la concept ion que ces philosophes avaient du souverain bien et qu'elle leur permit tout au plus d'approfondir leur propre doctrine. Le syncré tisme n'interviendra que plus tard, par exemple chez Philon d'Alexandrie qui, dans le De uita Mosis, utilise la métaphore de l'a rcher en des termes qui montrent qu'il concilie les apports académic ien et stoïcien beaucoup plus qu'il ne les oppose114. Les livres III et IV du De finibus, tout comme le traité de Plutarque Des notions communes, témoignent au contraire, d'un état de la controverse où chacun reste sur ses positions, où il semble y avoir une hétérogén éité totale entre deux pensées qui s'affrontent non pas seulement sur la formule du τέλος, mais également, à travers celle-ci, sur un pour échapper à sa critique. D. Babut. op. cit., p. 338, attache beaucoup d'im portance au Άντίπατρον ύπο Καρνεάδου πιεζόμενον chez Plutarque, Comm. not., 27, 1072 f. Il ne faut pas cependant oublier que c'est là le point de vue d'un Académicien qui avait tout intérêt à présenter un Antipater incapable de résis terà la dialectique carnéadienne. S'il est vrai qu'Antipater écrivait en pensant aux arguments carnéadiens - cf. Plutarque, De garrulitate, 514 d, que nous remercions D. Babut de nous avoir signalé - il est à remarquer que, pour les Stoïciens, la formule d'Antipater ne constituait pas une rupture par rapport aux précédentes, et que, pour les Académiciens, elle était aussi absurde que les autres. 113 Cet aspect a bien été souligné par M. Soreth, op. cit., p. 69. 114 Philo, AL, Mos., II, 151.
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problème aussi essentiel que celui du rapport de l'homme à la nature. La dialectique de la Nouvelle Académie appliquée au τέλος stoïcien Jusqu'ici nous n'avons fait que quelques allusions à la dialecti que de la Nouvelle Académie sur cette question, préférant l'étudier pour elle-même plutôt que par rapport aux diverses formulations du τέλος stoïcien, sur lesquelles il nous semble qu'elle n'influa que superficiellement. Nous connaissons par le témoignage de Plutarque et celui de Cicéron, que nous allons analyser tout particulière ment, quelles étaient dans ce domaine les objections soulevées par Camèade, mais il nous semble nécessaire de noter au préalable que, s'il y a eu continuité dans le Portique, elle a aussi existé dans la Nouvelle Académie, puisque Arcésilas avait déjà défini le thème essentiel de cette réfutation en donnant du κατόρθωμα la définition qui dans le stoïcisme était celle du καθήκον115. Bien que la signifi cation dialectique de cette démarche ait été récemment contestée, nous continuons à penser que l'intention du scholarque fut de montrer aux Stoïciens que, l'homme étant inéluctablement assujetti au probable, ils auraient dû chercher le souverain bien dans une action consciente de son incertitude et non dans l'impossible per fection de la volonté humaine116. Il est donc évident qu'en procé dantainsi, il dénonçait implicitement comme contradictoire la re lation entre le τέλος et la nature, telle qu'elle était conçue dans le système stoïcien, et c'est très exactement ce que continua à faire Camèade, d'une manière sans doute élaborée parce qu'entre temps Chrysippe avait enrichi le stoïcisme de toute la puissance de son génie. De fait, qu'il s'agisse d'Arcésilas, de Camèade, ou même du dissident Antiochus, les Académiciens n'acceptèrent jamais cette transmutation de la tendance instinctive en rationalité parfaite qui était l'essence même de la teleologie stoïcienne et qui allait à l'encontre de toute la philosophie platonicienne117. Là où les Stoïciens voyaient une cohérence sans faille, les Académiciens s'efforcèrent donc au contraire de prouver qu'il y avait dualité, voire duplicité. Cette idée fut exprimée avec des nuances, voire des différences importantes selon les Académiciens, mais on se condamne à rédui re leur dialectique à un jeu habile si on l'ignore ou si on la sous115 Cf. supra, p. 279. 116 Nous reviendrons sur le problème de l'off icium, cf. infra, p. 521. 117 La circularité de la démarche stoïcienne, qui va de l'harmonie de Γοίκείωσις à celle de la sagesse est totalement étrangère à l'esprit comme à la lettre de la philosophie platonicienne.
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estime. C'est, en tout cas, elle qui sous-tend la réflexion de Cicéron et de Plutarque puisque l'un comme l'autre, en objectant aux Stoï ciens que leur système ruine la définition même du souverain bien («ce à quoi toutes les actions doivent être rapportées»), ont cherché à les enfermer dans le dilemme suivant : ou le souverain bien est l'indifférence absolue, ou il faut prendre en compte dans sa défini tion les prima naturae11*. Cependant, alors que Plutarque, sans doute parce qu'il ne pré tend donner qu'un résumé très succinct de la position de la Nouv elle Académie, s'en tient à un exposé théorique extrêmement dens e, Cicéron enracine la contradiction fondamentale du stoïcisme dans la réalité de l'histoire119. Les philosophes du Portique sont ainsi sommés non seulement de choisir entre le naturalisme et leur prétention à la perfection morale, mais aussi de s'identifier dans chacun des deux cas à une école qui n'est pas la leur. Tout comme les Épicuriens avaient été mis en demeure de donner leur adhésion à l'hédonisme d'Aristippe ou à la morale de Hiéronyme, les Stoï ciens se trouvent réduits dans l'esprit de Cicéron à se reconnaître dans l'indifférentisme de Pyrrhon, Ariston et Erillus ou dans la doctrine des «Anciens»120. Les Stoïciens eux-mêmes, dit l'Arpinate, ne peuvent que recon naître leur dette à l'égard de ces derniers, étant donné qu'ils les approuvent sur des choses aussi fondamentales que le principe de Γοίκείωσις ou la prééminence donnée aux valeurs de l'âme sur cel les du corps. Quel est donc le point de divergence sur lequel Zenon a voulu, selon eux, affirmer son originalité? «Ils diront, j'imagine, que de grandes erreurs ont été commises par les anciens philoso phes, erreurs que Zenon, dans son désir de poursuivre la vérité, n'a pu supporter. En effet, y a-t-il rien de plus contraire au bon sens, de plus insoutenable, de plus extravagant, que de mettre au rang des biens la santé, l'absence de douleur, l'intégrité des yeux et des autres sens? Ne convient-il pas plutôt de dire qu'il n'y a pas la moindre différence entre ces états-là et les états opposés? Non, 118 Cf. Cicéron, Fin., IV, passim, et plus précisément 15, 40, 42, et Plutarque, Com. not., 23, 1069 e - 27, 1072 f. Sur ce dernier texte et sur l'accusation de double τέλος lancée par les Académiciens contre les Stoïciens, cf. D. Babut, op. cit., p. 336-342. 119 S'il est vrai que Plutarque, op. cit., 27, 1071 f, fait une allusion à la controverse entre Chrysippe et Ariston, d'une manière générale, il élude le pro blème de l'identification historique, alors que celui-ci est posé chez Cicéron avec une très grande clarté, cf. Fin., IV, 28, 78 : «quand ils veulent maintenir la logique de la première thèse ils versent du côté d 'Ariston ; quand ils cherchent à éviter cette conséquence, en fait ils défendent les mêmes thèses que les Péripatéticiens sans démordre de leur terminologie». 120 Nous avons mis ce point en évidence dans La dialectique. . ., p. 120.
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tous ces prétendus biens ne sont pas des biens; ce sont des «choses préférées»121. Ce texte pose un problème intéressant : dans quelle mesure les philosophes de l'Ancienne Académie et du Lycée considéraient-ils les biens du corps comme partie intégrante du souverain bien, au même titre que la beauté morale, mais simplement avec une im portance moindre? Il y a là, assurément, de la part de Cicéron et de sa source Antiochus, une présentation fort libre de l'éthique d'Aristote, puisque celui-ci, s'il estimait qu'un certain nombre de conditions étaient nécessaires pour que la vertu pût atteindre au bonheur, n'affirma jamais que la fin résidait dans le développe ment simultané des facultés de l'âme et du corps122. Mais il est vrai aussi que l'essentiel doit être recherché ailleurs que dans une défi nition exacte de ces philosophies, car le stoïcisme est d'abord crit iqué de l'intérieur, la référence à l'Ancienne Académie et au Lycée apparaissant surtout comme l'illustration philosophique du sens commun. En effet, la réfutation cicéronienne a la forme d'un syll ogisme dont la majeure est donnée par la théorie stoïcienne de la commendatio, et que l'on peut reconstituer ainsi 123 : - Les Stoïciens proclament que la nature nous a recommand és à nous-mêmes et que c'est dans cet amour de la vie qu'il faut trouver la définition du souverain bien. - Or l'homme est composé d'une âme et d'un corps. - S'il veut persévérer dans son être, il lui faut donc assurer la sauvegarde de l'un comme de l'autre. Les Stoïciens sont accusés de ne pas avoir respecté cette logi que, ils ont oublié les premières données, délaissé les valeurs du corps, et ils se sont donc montrés infidèles à leurs propres princi-
121 Cicéron, Fin., IV, 8, 20 : Alia quaedam dicent, credo, magna antiquorum esse peccata, quae Me ueri inuestigandi cupidus nullo modo ferre potuerit. Quid enim peruersius, quid intolerabilius, quid stultius quam bonam ualetudinem, quam dolorum omnium uacuitatem, quam integritatem oculorum reliquorumque sensuum ponere in bonis potius quam dicerent nihil omnino inter eas res Usque contrarias interesse? ea enim omnia quae itti bona dicerent praeposita esse, non bona. . . 122 Comme le fait Cicéron dans son exposé de la philosophie des antiqui, Fin., IV, 7, 16. G. Striker, The role. . ., p. 150, a fort bien montré comment une telle interprétation de la pensée aristotélicienne n'est pas illégitime, même si elle attribue à Aristote quelque chose qu'il jamais affirmé : This is not of course Aristotle's own argument, but it looks like a sensible attempt to account, in Aristo telian terms, for the things Aristotle had mentioned as necessary for happiness without relating them to his main argument. 123 Cicéron, ibid., 9, 25 sq.
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pes124. En raisonnant ainsi, ils ont fait fi de la nature de l'homme et, au lieu de définir une fin qui le concerne tout entier, ils lui ont assigné un souverain bien qui est en fait celui d'un être incorporel. L'absence de douleur, la santé, l'intégrité des sens, toutes choses que les antiqui considéraient comme des biens, ils les ont ravalées au rang d'indifférents, de préférables, tout au plus «à prendre», mais certainement pas «à rechercher»125. A partir de là, les Stoïciens sont placés devant un dilemme : - ou bien ils maintiennent leur définition de Γοίκείωσις et ils considèrent celle-ci comme un principe universel auquel l'homme est soumis de la même façon que n'importe quel autre être animé. Dans ce cas, il leur faut reconnaître que les biens du corps ne sont nullement négligeables et qu'eux-mêmes, en les appelant «indiffé rents», «préférables», ou «objets à prendre», ont procédé à des changements terminologiques, non à une véritable innovation phi losophique 126. Le propre du stoïcisme serait donc d'avoir inventé un langage se caractérisant par une austérité de façade et par son inadéquation à la vie quotidienne127 : «Tout cela ne peut en aucune façon avoir cours ni à la ville, ni au forum, ni au sénat. Pourrait-on en effet souffrir le langage d'un homme qui se prétendrait l'inven teur d'un nouveau genre de vie austère et sage en se bornant à changer le nom des choses? et qui, pensant comme toute le monde et attribuant aux choses la même signification (que tout le monde), mettrait sur ces choses d'autres noms, et se contenterait de chan gerles mots, sans rien retrancher des opinions». En somme, la correctio de Zenon aurait eu pour unique effet de rendre la plus ra isonnable des philosophies, celle de son maître Polémon, incompréh ensibleau plus grande nombre; - ou bien ils modifient le sens de Γοίκείωσις et ils interprè tent l'instinct naturel comme le désir d'un être de conserver non pas l'intégralité de sa constitution, mais ce qu'il y a de meilleur en 124 Sur cette question on se reportera à l'article de T. Irwin, Stoic and Aris totelian conceptions of happiness, dans The norms of Nature, (p. 205-244), p. 231 sq. 125 Cf. ibid., 8, 20 : sumenda potins quant expetenda. 126 Ibid., 21, 60: «il (Zenon) s'est laissé séduire par la magnificence et la pompe des mots. Si ce qu'il dit il le pensait en donnant aux mots leur sens véri table, quelle différence y aurait-il entre lui et Pyrrhon ou Ariston? Si au contrai re il ne les approuvait pas ... à quoi bon cette discordance de langage?» 127 Ibid., 9, 21 : (Haec uideîicet est correctio philosophiae ueteris et emendatio) quae ontnino aditum habere nullum potest in urbem, in forum, in curiam. Quis enim ferre posset ita loquentem eum qui se auctorem uitae grauiter et sapienter agendae profiteretur, nomina rerum commutantem, cum idem sentirei quod omnes, quibus rebus eandem uim tribueret alia nomina imponentem, uerba modo mutantem, de opinionibus nihil detrahentem ?
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lui. Ainsi se trouverait justifié le refus de valoriser tout ce qui ne relève pas de la rationalité, mais les Stoïciens seraient-ils plus cohérents pour autant? Aux yeux de Cicéron, dans le De finibus, ils n'auraient fait là que passer d'un illogisme à un autre128: «com ment parler de ce qu'il y a de meilleur, demande-t-il, si d'autre part il n'y a rien qui soit bon?». A travers cette formule frappée au coin de l'évidence et du bon sens, se trouve exprimée l'objection de la περιτροπή, la récusation d'une vertu qui ne tirerait sa perfection que d'elle-même et se manifesterait dans un monde auquel elle serait indifférente129. Par ailleurs, cette position philosophique n'aurait même pas le mérite d'être originale, puisqu'en raisonnant ansi, les Stoïciens ne feraient que rejoindre les indifférentistes dans leur exigence morale aberrante à force d'être exclusive. L'alternati ve est donc ainsi définitivement posée : le système stoïcien étant accusé de n'exister que par l'ambiguïté, les philosophes qui s'en réclament sont sommés de choisir entre les «Anciens» d'une part, Pyrrhon, Ariston et Erillus de l'autre. Tout comme la critique de l'épicurisme était fondée sur la défi nition du plaisir, celle du stoïcisme pose, à travers la mise en év idence des contradictions de celui-ci, le problème des rapports du langage et de l'être. Nous ne reviendrons pas sur l'origine de l'a ccusation de plagiat, dont nous pensons avoir montré qu'elle fut lancée par l'Académie contre Zenon du vivant même de celui-ci, mais nous croyons qu'il faut dépasser l'aspect anecdotique et l'arrière-plan psychologique de cette controverse pour en retenir la signification philosophique 13°. Il nous semble, en effet, que les Pla toniciens ont essayé de démontrer que Zenon incarnait une attitude que le fondateur de leur école condamnait avec vigueur, celle de l'homme qui se préoccupe de changer les mots, on dirait au jourd'hui les signifiants, au lieu de chercher à atteindre l'être à tra vers eux. Aux textes que nous avons cités ailleurs pour illustrer ce mépris platonicien du mot, nous ajouterons ici un passage de la lettre VII, qui reprend l'un des thèmes du Cratyle131 : «Nous disons que le mot n'a nulle part aucune fixité. Qui empêche d'appeler 128 Ibid., 13, 34 : Quo modo autem optimum, si bonum praeterea nullum est. 129 La dialectique de la Nouvelle Académie était donc orientée de telle sorte que les Stoïciens se voyaient faire le procès qu'ils avaient eux-mêmes fait à Aris tonet Erillus. 130 Nous avions déjà signalé la nécessité d'aller vers une interprétation phi losophique de l'accusation de plagiat, cf. La dialectique. . ., p. 125. 131 Platon, Ep., VII, 343 a-b (cf. Cratyle, 384 d-e) : "Ονομα τε αυτών φαμεν ουδέν ούδενί βέβαιον είναι, κωλύειν δ" ουδέν τα νυν στρογγυλά καλούμενα ευθέα κεκλήσθαι τά τε ευθέα δή στρογγυλά και ουδέν ήττον βεβαίως εξειν τοΐς μεταθεμένοις και έναντίως καλουσιν.
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droit ce que nous appelons circulaire ou circulaire ce que nous appelons droit?» Zenon a commis aux yeux des Académiciens l'e rreur de croire qu'il suffisait de changer les mots pour forger une doctrine originale; en mésusant ainsi du langage, il s'est enfermé lui-même dans un piège : incapable d'avouer son forfait, il l'est tout autant d'assumer véritablement l'indifférentisme qui devrait logiquement découler de cette nouvelle terminologie. Au terme du livre IV le stoïcisme apparaît comme le produit nécessairement ambigu d'une démarche intellectuellement contestable. Anthropologie et axiologie dans le De finibus Signification et fonction du dualisme La critique du stoïcisme et de l'épicurisme aboutit donc à un même constat d'échec en ce qui concerne la prétention de ces doc trines à déduire le souverain bien du message originel de la natu re : partis du plaisir, les Épicuriens aboutissent à l'absence de dou leur et les Stoïciens oublient les prima naturae au profit d'un τέλος purement spirituel. Dans un cas comme dans l'autre, la dialectique académicienne a démontré que ce qui se présentait comme parfai tement cohérent était en réalité double et contradictoire. Alors même que ces dogmatiques prétendaient prendre en charge l'hom me dans sa totalité pour se conformer aux «recommandations pre mières» de la nature, ils ont, en réalité, fait fi de l'observation de la réalité et réduit l'homme à ce qui n'est qu'une partie de lui-même. En effet, que les Épicuriens prônent le plaisir statique ou le plaisir cinétique, qu'ils exaltent le déchaînement des sens ou l'absence de douleur, ils oublient que ce qui est essentiel en l'homme, ce qui le différencie des autres êtres animés, c'est la raison. Et si les Stoï ciens croient vraiment ce qu'ils affirment, s'il n'y a pour eux d'au trebien que Yhonestum, alors ils réduisent l'homme à la raison et ils négligent le corps qui, même s'il est infiniment moins précieux que l'âme, ne peut cependant être totalement négligé. Certes, ces doctrines ne peuvent être mises sur un pied d'égalité et il est cer tain que le Jardin est attaqué avec beaucoup plus de dureté que le Portique, mais pour Cicéron il y a dans les deux cas la même erreur de méthode, la même infidélité aux principes que l'on s'était soi-même fixés. Aux uns comme aux autres il oppose en des termes très proches une même conception dualiste de l'homme qu'il dit avoir été celle des «Anciens», et tout particulièrement d'Aristote. Parce que ce dualisme sert d'élément de référence, de critère à la réfutation des doctrines de Zenon et d'Épicure, nous allons essayer d'en approfondir le sens, mais non sans avoir auparavant remar-
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que que l'utilisation de cette doctrine pour révéler les contradic tions du stoïcisme et de l'épicurisme ne signifie pas pour autant que Cicéron la considère comme vraie dans l'absolu. On ne peut oublier, en effet, que l'appréciation positive qu'il porte sur elle est liée à l'acceptation d'une interprétation dualiste du dogme de la conciliatio 132. Si, comme tout ce qui vit, l'homme cherche à assurer la permanence de son être et si celui-ci se définit par l'union d'un corps et d'une âme, alors la morale des Antiqui est la seule dont le souverain bien soit correctement déduit de principes naturels. Mais, précisément, le postulat est-il acceptable, l'être humain est-il soumis à la même loi que les animaux et surtout, ne peut-il être défini autrement que par le dualisme? Autrement dit, une fois que la supériorité des Antiqui sur les Épicuriens et les Stoïciens aura été provisoirement affirmée, il faudra continuer la recherche, s'i nterroger sur la proposition initiale et, partant, sur la validité des conclusions qui en ont été tirées. Le livre IV, si élogieux à l'égard des «Anciens», contient donc déjà en germe la critique qui sera fai te de ceux-ci au livre V, dans la réponse au discours de Pison. Le grand mérite des «Anciens» est donc pour l'Arpinate d'avoir su reconnaître, contrairement aux deux autres écoles, que l'homme ne peut être réduit ni à son âme ni à son corps. On serait cependant déçu si l'on recherchait chez lui l'expression des diffé rentes manières dont le Stagirite a conçu les rapports de l'âme et du corps passant, si l'on en croit la théorie - fortement contestée aujourd'hui - de F. Nuyens, d'une position platonicienne à la théor iede l'âme comme forme du corps, telle que nous la trouvons exposée dans le De anima*33. Cicéron, au contraire, fidèle à la méthode de la Nouvelle Académie, se refuse à traiter dans des ouvrages moraux de ce qui relève de la physique, d'où une formule
132 Celui-ci est ainsi exprimé en Fin., IV, 7, 16 : Omnis natura uult esse conseruatrix sui, ut et salua sit et in genere conseruetur suo. . . Tout le problème est donc dans la définition de la nature humaine. Cicéron accepte provisoire ment l'anthropologie dualiste des Antiqui, mais celle-ci n'a pas pour lui de valeur absolue, elle est à la fois une arme contre la prétention du stoïcisme à la certitude et un moyen de faire progresser une réflexion qui ne se reconnaît entièrement ni dans l'éthique d'Antiochus ni dans celle du Portique. 133 F. Nuyens, L'évolution de la psychologie d'Aristote, Paris-Louvain, 1948. La critique de Nuyens a été faite par W.F.R. Hardie, Aristotle's treatment of the relation between the soul and the body, dans PhO, 14, 1964, p. 53-72. Hardie reproche essentiellement à Nuyens d'être victime de l'illusion d'une évolution linéaire de la pensée d'Aristote. La thèse de la permanence d'Aristote dans le dualisme a été récemment défendue par H. Robinson, Aristotelian dualism, dans OSAPh, 1, 1983, p. 123-144, qui, avec un certain nombre de nuances, rapproche Aristote de Descartes.
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volontaiment imprécise134: ex animo constamus et corpore, quae sunt cuiusdam modi, ce qui est une manière élégante d'indiquer que le délicat problème de la présence en un même être de deux réalités différentes ne sera pas traité à cet endroit. Il serait cepen dantinexact d'affirmer que l'Arpinate exclut de sa réflexion sur le souverain bien toute considération sur les rapports de l'âme et du corps; en fait, il procède de manière allusive ou imagée, comme nous le montrerons à travers deux exemples. Au § 28, après avoir reproché aux Stoïciens d'être totalement indifférents au corps et de fixer à l'homme un souverain bien ne concernant que sa raison, il imagine un être animé qui ne serait qu'une âme et il ne conclut que même pour celui-ci le τέλος stoï cien serait inadéquat, «car de quelque sorte qu'on imagine un ani mal, fût-il même, selon notre hypothèse, dépourvu de corps, il est nécessaire qu'il y ait dans l'âme des analogues à ce qu'il y a dans le corps»135. Cette relation d'analogie entre l'âme et le corps avait une grande importance dans la philosophie antique, à tel point qu'elle devint un lieu commun sous la forme de la comparaison entre la médecine et la philosophie. Déjà présente chez Platon, elle occupe une place centrale chez Aristote, pour qui la vertu de l'âme n'est rien d'autre que son fonctionnement parfait, tout comme se définit ainsi la vertu de l'œil, ou de n'importe quelle partie du corps136. Mais elle fut également reprise par les Stoïciens eux-mêmes : Chrysippe disait, ce qui ravit son adversaire Galien, qu'à l'instar du corps l'âme connaît l'atonie et l'eutonie137. En formulant l'hypothè se d'un être désincarné, mais qui serait néanmoins soumis au besoin et au désir, Cicéron exprime l'opinion des «Anciens» sur la relation âme-corps, mais surtout il invite les Stoïciens à être logi ques avec eux-mêmes à assumer cette unité de la φύσις dont ils font si grand cas. A partir du moment où tout ce qui vit est soumis à une seule et même règle, il leur est interdit de soustraire l'âme à celle-ci. A quoi les Stoïciens pourront répondre qu'il s'agit là d'une
134 Cicéron, Fin., IV, 10, 25. 135 Ibid., 11, 28: Cuiuscumque enim modi animal constitueris, necesse est, etiamsi id sine corpore sit, ut fingimus, tarnen esse in animo quaedam similia eorum quae sunt in corpore. . . 136 Sur cette question, cf. P. Grenet, Les origines de l'analogie philosophique dans les dialogues de Platon, Paris, 1948; F. Wehrli, Ethik und Medizin, zur Vor geschichte der aristotelischen Mesonlehre, dans ΜΗ, 8, 1951, p. 36-62; G.E.R. Lloyd, The role of medical and biological analogies in Aristotle's ethics, dans Phronesis, 13, 1968, 68-83; W.Fiedler, Analogiemodelle bei Aristoteles, Amster dam, 1978; J. Pigeaud, La maladie de l'âme, Paris, 1981. 137 Cf. Galien, Hipp, et Plat, deer., V, 2, 26 = S.V.F., III, 471. Galien se sert de cette position pour critiquer «certains Stoïciens» qui refusaient l'analogie entre le corps et l'âme.
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conception bien étroite de Γοίκείωσις et que l'effort de la raison pour demeurer elle-même n'implique pas la perte de son autono mie par rapport au monde extérieur. Notre second exemple se trouve à la fois dans le livre IV et dans le livre V et il contient une illustration des rapports de l'âme et du corps à travers une métaphore dont le caractère subtil expli quequ'elle n'ait pas toujours été bien comprise138. Ainsi A. Lörcher n'a pas hésité à affirmer à son propos : hier ist alles schief, stump und sinnlos, et Dirlmeir s'est montré à peine plus indulgent en pré tendant que cette obscurité devait être le fait de la source grecque, qui selon lui, avait maladroitement agencé un certain nombre de concepts philosophiques139. En fait, contrairement à ce que pen saient ces savants, la métaphore cicéronienne est parfaitement clai re. Elle vise à rappeler ce qu'il y a d'animal et même de végétal, c'est-à-dire de vivant élémentaire, en l'homme et à souligner que dans la nature il n'existe aucune rupture, car une forme de vie nouvelle et plus complexe n'implique pas la disparition de la précé dente, mais inclut celle-ci en la dépassant. En prenant comme point de départ la vigne, qui est ici le symbole du règne végétal, Cicéron imagine une évolution par accumulation qui doterait celleci d'abord de sens, puis de raison, et finirait par la transformer en son propre viticulteur. La fin dernière de cette vigne varierait en fonction de ces modifications : purement végétale, elle ne serait rien d'autre que ce que son vigneron voudrait qu'elle fût, puis, enrichie de sens, elle aurait la même ορμή qu'un animal, sans pour cela négliger la plante qui demeurerait en elle, et enfin, si elle venait à être douée de raison, elle rechercherait un souverain bien conforme à ce nouvel élément, mais en tenant compte des deux stades précédents140. L'homme n'est donc pas seulement un être rationnel, il contient en lui tous les degrés de la hiérarchie de la vie141 : «le point de départ a été l'acte par lequel la nature nous a primitivement confiés à nous-mêmes, puis par de nombreux degrés une ascension s'est faite, qui a permis de monter jusqu'au sommet
138 Cicéron, op. cit., IV, 14, 38-39 et V, 14, 39-40. 139 A. Lörcher, op. cit., p. 129, et F. Dirlmeier, op. cit., p. 61. 140 Entre les deux textes où se trouve la métaphore de la vigne on peut décler une différence de présentation. Dans le livre IV cette métaphore est exprimée en privilégiant la relation φύσις/τέχνη, conçue en termes aristotéli ciens, cf. Dirlmeier, op. cit., p. 61. En revanche, dans le livre V, la part faite au vigneron est bien moindre et la problématique apparaît beaucoup plus direct ementtéléologique. 141 Cicéron, Fin., V, 14, 41 : (extremum omnium appetendorum) ... α prima commendatione naturae multis gradibus ascendit, ut ad summum perueniret, quod cumulatur ex integritate corporis et ex mentis ratione perfecta.
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que forment par leur union l'intégrité du corps et la perfection de l'intelligence rationnelle». Cette idée que l'homme, l'être le plus parfait de la nature, contient en lui tous les autres êtres, aura une destinée philosophi que remarquable, et elle sera notamment reprise par Schopen hauer dans un très beau texte142: «la nature va s'élevant constam ment depuis l'action mécanique et chimique du règne inorganique jusqu'au règne végétal avec ses sourdes jouissances de soi-même; d'ici au règne animal avec lequel s'élève l'aurore de l'intelligence et de la conscience; puis, à partir de ces faibles commencements, montant degré à degré, toujours plus haut, pour arriver enfin, par un dernier et suprême effort à l'homme, dans l'intellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de ses créations, donnant ainsi ce qu'elle peut produire de plus parfait et de plus difficile». Quelle fut donc l'origine de cette conception de la nature? Pour Cicéron, elle faisait partie de la doctrine des Antiqui. Il est exact que l'on trouve le fondement de cette scala naturae chez Aristote, qui indique ce que l'homme a de commun avec la plante et l'an imal pour mieux mettre en évidence son bien propre, la raison143. Mais, tout comme pour la relation d'analogie, Cicéron n'oppose pas aux Stoïciens une théorie qui leur serait parfaitement étrangèr e, il cherche à les mettre en contradiction avec eux-mêmes, à leur faire tirer les conséquences qu'il estime correctes de leur propres dogmes. La métaphore de la vigne, comme image des différents degrés de la nature, n'était pas inacceptable pour un Stoïcien, bien au contraire, et il est même possible qu'elle ait été élaborée dans le Portique, avant d'être utilisée par d'autres philosophes. Cet accord sur la situation de l'homme dans la nature, au sommet de la hié rarchie des êtres, mais cherchant comme tous les autres à se pré server lui-même, ne rend que plus flagrant le dissensus sur la morale à construire à partir de ces données. Au Cicéron porteparole des «Anciens», qui définit le souverain bien par l'intégrité du corps et la perfection de la raison, le Stoïcien Sénèque répond,
142 Schopenhauer, Aphorismes. . ., p. 21, n. 1. La grande différence entre ce philosophe et les penseurs antiques est que pour lui « la faculté de souffrir aug mente en même temps que s'élève le degré d'intelligence», alors que dans la philosophie ancienne un plus grand savoir entraîne nécessairement une plus grande sérénité. 143 Cf. Aristote, Eth. Nie, 1, 7, 1098 a 12-13: το μεν γαρ ζην κοινον είναι φαίνεται και τοις φυτοίς, ζητείται δέ το ίδιον · άφοριστεόν άρα την θρεπτικήν και αύξητκήν ζωήν · επομένη δέ αισθητική τις άν είη · φαίνεται δέ και αυτή κοινή και ϊππφ και βοΐ και παντί ζφφ ■ λείπεται δή πρακτική τις τοΰ λόγον έχοντος. Sur la scala naturae, cf. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 18-27, qui souligne la similarité qui existe entre le De anima, II, 2-3, et la théorie stoïcienne.
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dans un contexte métaphorique très proche, que seul l'homme (à l'exception évidemment de Dieu) est un être de raison et que, par conséquent, il est le seul chez qui puisse exister le bien véritable, la vertu 144. On peut donc dire sans paradoxe excessif que le dualisme académico-péripatéticien des livres IV et V du De finibus est double mentunitaire, puisque l'âme et le corps, bien qu'ayant une valeur différente, procèdent d'une même nature, et que, par ailleurs, l'homme se perçoit comme pleinement responsable de tout ce qui compose son être. Dans une telle perspective, la morale humaine n'est que l'expression de l'évolution par accumulation qui caractér ise la nature; dans l'éthique comme dans la φύσις il n'y a pas de saut qualitatif, mais une sorte d'arithmétique qui ne néglige aucun élément 145 : « une petite pièce de monnaie », réplique Cicéron à Caton, «disparaît au milieu des trésors de Crésus; oui, mais elle est une partie de ce trésor. Qu'elles deviennent indiscernables aussi dans la vie heureuse les choses que nous disons être selon la natur e, je le veux bien, mais à condition qu'elles soient une partie de la vie heureuse». Cette anthropologie, cette éthique sont aux yeux de Cicéron celles du bon sens, celles dont il est possible de faire état devant l'assemblée du peuple sans choquer ou rencontrer l'incom préhension, parce qu'elles se situent à égale distance de l'épicurisme qui ignore l'âme et du stoïcisme qui néglige le corps. Bien plus, il y a chez lui l'idée que la nature et l'histoire offrent une résistan ce à ceux qui veulent réduire l'homme à un seul principe, et qu'el les les contraignent à tenter maladroitement de pallier le caractère
144 Sénèque, Ep., 124, 8 : Quare autem bonum in arbore animalique muto non est? quia nec ratio. L'argument stoïcien pour refuser toute valeur réelle à ce qui dans l'homme n'est pas spécifiquement humain est que le bien véritable ne se révèle que dans l'achèvement. Une telle conception confirme l'originalité de l'idée stoïcienne du temps, qui devient «comme le lieu de l'achèvement brus queet immédiat» (V. Goldschmidt, op. cit., p. 217). Le thème de la hiérarchie de la nature dans sa version stoïcienne est développé par Diog. Laërce, VII, 86. Il est fort probable qu'il remonte au traité de Zenon, περί άνθρωπου φύσεως, puis que celui-ci est cité au début du § 87. D. Babut nous a signalé qu'une idée analo gue à celle exprimée par Cicéron dans les livres IV et V du De finibus se trouve attribuée aux Stoïciens et retournée contre eux dans Plutarque, De uirt. mor., 12, 451 b sq.; cf. sur ce point l'introduction à l'édition qu'il a donnée de ce trai té,Plutarque, De la vertu éthique, Paris, 1969, p. 62-64. 145 Cicéron, Fin., IV, 12, 31 : Hummus in Croesi diuitiis obscuratur, pars est tarnen diuitiarum. Quare obscurentur etiam haec, quae secundum naturam esse dicimus, in uita beata : sint modo partes uitae beatae. Cicéron reprend ainsi, en l'interprétant autrement, la métaphore utilisée par Caton en III, 14, 45. Pour celui-ci, qui exprime la pensée d'Antipater, la position consistant à accorder une très petite valeur aux πρώτα κατά φύσιν n'empêche pas qu'il y ait un saut qualit atifentre eux et le souverain bien.
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réducteur de leur pensée. Ceux qui définissent l'être humain par la matière et la recherche du plaisir parfait doivent expliquer com ment ils préservent les valeurs morales, tandis que ceux qui ne tien nent compte que de la raison sont confrontés à la réalité des valeurs du corps, telles la santé ou l'absence de douleur. L'Épicur ien ne considère pas la justice ou l'amitié comme des vertus trans cendantes, mais il ne les rejette pas pour autant, puisqu'il les justi fie et les exprime en fonction du principe fondamental de son sys tème. Le Stoïcien ne tient pas la santé pour un bien, étant donné qu'elle n'est rien au regard du bien moral, mais il ne nie pas pour autant qu'elle soit préférable à la douleur. Pour le Cicéron du De finibus, il n'y a là que de vaines tentatives destinées à dissimuler la faute majeure de ces systèmes, leur appréciation inexacte de ce qu'est la nature humaine. Sa position est celle d'un réalisme des valeurs fondé, dans la tradition aristotélicienne, sur l'observation de la nature et la volonté de mener à leur fin les données de celleci. Mais surtout, il utilise pour mettre en lumière ce qu'il considère comme une hypocrisie ou une supercherie, une dialectique que nous avons vue à l'œuvre sur le problème du souverain bien et dont nous voudrions montrer à travers quelques exemples com ment elle est employée dans le domaine de l'axiologie. Les contradictions de l'axiologie épicurienne «Vos vertus, avec toute leur excellence et toute leur beauté, si elles ne produisaient pas du plaisir, qui les trouverait dignes d'être louées ou d'être recherchées?», dit au § 42 de son discours Torquatus à Cicéron. Pour les Épicuriens, en effet, les vertus sont compar ables à l'art du médecin ou du pilote, ce sont des techniques qui ont leur fin en dehors d'elles-mêmes et qui n'existent que parce qu'elles permettent de vaincre ce que Lucrèce appelle «les terreurs de l'esprit » et donc de parvenir au plus grand plaisir possible, cette béatitude qui n'est possible qu'une fois «le feu de tous les désirs éteint»146. Si la φρόνησις est à leurs yeux supérieure à toutes les autres vertus, c'est précisément parce qu'elle enseigne comment rejeter les plaisirs qui entraînent des douleurs et qu'elle est donc la condition même d'une vie heureuse. Contrairement, en effet, aux 146 Lucrèce, Nat. re., Ill, 16, dans l'éloge d'Épicure : diffugiunt animi terrores. La proposition omnium cupiditatum ardore restincto se trouve en Fin., I, 13, 43. Sur la nature «technique» des vertus épicuriennes, cf. Diog. Laërce, X, 138 = Usener 504 : Δια δέ τήν ήδονήν και τας άρετας αίρεΐσθαι, ού δί αύτάς. Pour une analyse détaillée de cette question, on se reportera à V. Glodschmidt, La doctrine d'Épicure et le droit, Paris, 1977, p. 144 sq.
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Cyrénaïques qui se refusent à établir des distinctions entre les plai sirs, l'Épicurien sait, comme le recommande Epicure dans sa lettre à Ménécée, procéder à propos de chaque plaisir à une sage consi dération de l'avantage et du désagrément qu'il procure, et il n'hési te pas à sacrifier le plaisir présent, lorsque celui-ci entraîne de trop grandes douleurs 147. Cicéron, au contraire, rejette une- telle concept ion de la vertu à la fois comme philosophe et comme défenseur des valeurs de la res republica. Bien sûr, il se situe dans la tradition de Socrate, lequel avait condamné sans nuance les gens devenus tempérants «en quelque sorte par dérèglement», ceux qui ne peu vent dominer certains plaisirs que parce qu'ils acceptent de suc comber à d'autres148. Mais l'autonomie de la vertu par rapport au plaisir, et d'une manière plus générale, par rapport aux intérêts de l'individu, n'est pas seulement chez lui une conviction théorique, elle relève du mos maiorutn, conçu comme un idéal de dévoue ment,de sacrifice même, à la patrie. Il avait déjà dans le Pro Sestio reproché à l'Épicurien Pison un mépris absolu pour cette tradition, c'est-à-dire pour «les hommes qui soutiennent qu'il faut se consa crerà une activité honorable, veiller aux intérêts de l'Etat, tenir compte du devoir, non de l'intérêt, dans toutes les circonstances de la vie, affronter les périls pour la patrie, recevoir des coups, ri squer sa vie» et il avait opposé à la scélératesse d'un si détestable consul sa propre abnégation149. Comment philosophie et tradition nationale sont-elles agencées dans la critique de l'axiologie épicu rienne? C'est ce que nous voudrions montrer en analysant les objections qu'il adresse à la théorie du courage et de l'amitié qu'avait exposée Torquatus. Origène a défini le courage épicurien en disant qu'il consiste à supporter certains maux pour en éviter de plus grands, et, de manière plus précise, les philosophes du Jardin ont vu la justifica tion de cette vertu dans le désir d'échapper à la plus angoissante des craintes, celle de la mort, dont Lucrèce dit qu'elle pénètre les humains d'une telle haine de la vie «qu'ils se donnent volontaire ment la mort dans l'excès de leur détresse, oubliant que la source de leurs peines est cette crainte même»150. L'acte courageux est en
147 Cf. Diog. Laërce, X, 130. 148 Platon, Phédon, 68 e. 149 Cicéron, Pro Sestio, 10, 23 : eos autem qui dicerent dignitati esse seruiendum, rei publicae consulendum, officii rationem in omnt uita, non commodi esse ducendam, adeunda pro patria pericula, uulnera excipienda, mortem oppetendam, uaticinari atque insanire dicebat. 150 Origène, Contre Celse, V, 47, p. 270 Hoesch = Usener 516; Lucrèce, Re. nat., III, 81-82 : ut sibi consciscant maerenti pectore letum,
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lui-même difficile, il comporte une part de souffrance inéluctable et il n'a de sens aux yeux d'un Épicurien que par la sérénité qu'il donne à l'âme en la fortifiant contre ce qui est ressenti, à tort, comme le plus terrible des malheurs. Le courage n'est donc, mal gré les apparences, qu'une des formes du νήφων λογισμός, du cal cul raisonné des plaisirs, source de toute la vie morale151. On constate à la lecture des traités antiépicuriens de Plutarque que les adversaires grecs du Jardin utilisaient contre celui-ci de nombreux exempta, dans le but de montrer que l'attitude des grands héros comme Épaminondas, Alexandre ou Agésilas, était irréductible à la recherche du plaisir corporel et que leur vie const ituait une réfutation concrète de l'épicurisme 152. Lorsque Cicéron invoque donc pour ruiner la doctrine épicurienne du courage les actions d'éclat de grands personnages de l'histoire de Rome, com me Publius Décius ou la lignée des Torquati, il ne fait apparem ment que reprendre le procédé en substituant des Romains à des Grecs, et cela d'autant plus habilement qu'il met en contradiction le défenseur de l'épicurisme avec ses ancêtres et avec lui-même. Mais ce parallélisme, qui réduirait l'Arpinate au rôle d'habile adapt ateur, nous semble devoir être fortement nuancé. En effet, alors que Plutarque traite les exemples de ces héros comme autant de cas individuels, qu'il analyse selon des concepts philosophiques et en affirmant que ces hommes exceptionnels étaient mus par la recherche des formes les plus hautes du plaisir, celle que procu rentla gloire ou la reconnaissance d'autrui, Cicéron oppose à l'ép icurisme non pas des exploits isolés, mais l'histoire de Rome, ses valeurs dont les individus qu'il cite furent les défenseurs et les témoins; ce n'est évidemment pas par hasard qu'il mentionne la mort de Lucrèce et la révolte du peuple romain tout entier origine de la libertas153. Bien plus, en parlant des Grecs, il dit à Torqua-
obliti fontem curarum hune esse timorem. Ces vers sont proches de ce que dit Torquatus de la crainte de la mort : ob eamque débilitaient animi multi parentes, multi amicos, non nulli patriam, plerique autem se ipsos penitus perdiderunt (Fin., I, 15, 49). 151 Cf. supra, n. 147. 152 Cf. Plutarque, Non posse..., 16, 1098 ab; 17, 1099 cd; Adu. Col., 32, 1126d; 33, 1127 a; An recte. . ., 3, 1128 f; il est à remarquer que Cicéron luimême fait allusion aux exemples grecs en soulignant leur petit nombre, cf. Fin., II, 19, 62 : Graecis hoc modicum est, Leonidas, Epaminondas, très aliqui aut quattuor. 153 Plutarque, Non posse. . ., 17, 1099 cd, dit que pour les héros les πρακτικού και φιλότιμοι ήδοναί sont si grandes qu'elles éclipsent totalement les plaisirs du corps. Pour le Cicéron du De finibus II, aucune forme de plaisir n'est recher chéepar les héros ; il y a là au moins une nuance par rapport au Songe de Scipion, où la recherche de la gloire était magnifiée. L'évocation de Brutus et de la
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tus154 : «il y a quelque chose qui ne nous est pas permis à nous, qui leur est permis à eux»: un Romain, héritier des uiri boni qui ont prouvé dans l'action ce que les philosophes cherchent à fonder dans la théorie, ne peut outrager leur mémoire en réduisant leur conduite à des motivations égoïstes, il ne lui est pas moralement permis de prétendre que leur courage avait en réalité comme fin la recherche du plaisir. Cependant cette exaltation des valeurs romai nes n'est pas le simple rappel de la tradition et tout ce passage nous paraît confirmer ce qu'a finement observé M. Bellincioni à propos d'un autre texte155: sulla realtà che descrive egli entende sopratutto incidere in senso formativo. Cicéron ne se contente pas de rappeler le mos maiorum et de l'utiliser comme le plus puissant des arguments, imperceptiblement il le modèle, il en exprime l'e ssence à travers des notations qui sont autant de ponts jetés vers la philosophie. Il nous suffira pour le montrer de citer ici deux phras esqui, situées à quelques paragraphes d'intervalle, paraissent contradictoires et qui, en réalité, préparent la définition du coura ge telle qu'elle sera donnée dans le De officiis 156 : Fin., II, 19, 60 : «Et les hommes de courage, font-ils des supput ations de plaisirs, quand ils marchent au combat, quand ils ver sent leur sang pour la patrie? N'est-ce pas plutôt une certaine ardeur, un certain élan qui les excite?». Cette présentation de la fortitudo comme d'un mouvement trouvant sa justification dans la noblesse de sa fin va à l'encontre non seulement de l'utilitarisme épicurien, mais aussi de l'interpré tation du courage civique proposée par Aristote157. Celui-ci, en effet, tout en reconnaissant que la fin du courage est nécessaire ment belle, affirme cependant que si les citoyens se battent coura geusement, c'est aussi par crainte des peines infligées par la loi.
conquête de la libertas se situe en 20, 66. Elle a une importance politique certai ne dans le contexte de la dictature césarienne. 154 Ibid., 21, 68 : sed tarnen est aliquid quod nobis non liceat, liceat Ulis. 155 M. Bellincioni, op. cit., p. 101, à propos du Lélius. 156 Cicéron, Fin., II, 19, 60 : Quid? Fortes uiri uoluptatumne calculis subductis proélium ineunt, sanguinem pro patria profundunt, an quodam animi ardore atque impetu concitati? Ibid., 22, 73 : Sed ad illum redeo. Si uoluptatis causa cum Gallo apud Anienem depugnauit prouocatus . . . ullam ob causant nisi quod ei talia facta digna uiro uidebantur, fortem non puto; Off., I, 19, 62-63 : Sed ea ani mi elatio quae cernitur in periculis et laboribus, si iustitia uacat pugnatque non pro salute communi, sed pro suis commodis, in uitio est; non modo id enim uirtutis non est, sed est potius immanitatis omnem humanitatem repellentis. Itaque probe definitur a stoicis fortitudo cum earn uirtutem esse dicunt propugnantem pro aequitate. 157 Aristote, Eth. Nie, III, 8, 1116a 18-20. Sur le concept de courage chez Aristote, cf. D. Charles, op. cit., p. 166-167.
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Cicéron, au contraire, cite des exemples de courage qui sont des actes de sacrifice dans lesquels n'intervient aucune autre motivat ion que le désir de protéger la res publica. Fin., II, 22, 73 : «Mais revenons à Torquatus. Si c'est en vue du plaisir que sur les bords de l'Anio, il s'est battu avec le Gaulois qui l'avait défié, et s'il a obéi ... à un autre motif qu'à l'idée qu'un pareil exploit étant à ses yeux digne d'un homme véritable, je ne le tiens pas pour courageux». Bien que la relation uir/uirtus ne soit pas explicitement ment ionnée, elle est très fortement présente dans ce passage. Or, en même temps qu'il se réfère ainsi aux valeurs de la cité, présentes dans la langue de celle-ci, l'Arpinate est très proche de la concept ion stoïcienne de la vertu, définie comme étant la nature même de l'homme et, à ce titre, ne nécessitant aucune sollicitation extérieur e. Torquatus apparaît ainsi comme la vivante illustration de la uirtus tota in usu sui posita, mais cette vertu a toujours comme arriè re-plan le dévouement à la communauté. C'est ce qui sera affirmé avec plus de force encore dans le De officiis : Off., I, 19, 62 : «Mais cette élévation d'âme que l'on reconnaît dans les dangers et les travaux, si elle est dépourvue de justice et combat non pas pour le salut commun, mais pour ses propres inté rêts, elle est en faute; non seulement, en effet, cela n'est point le fait de la vertu, mais c'est plutôt le fait d'une sauvagerie qui rejette tout sentiment d'humanité. Aussi le courage est-il bien défini par les Stoïciens lorsqu'ils disent que cette vertu milite au service de l'équité». Toute la réflexion de Panétius-Cicéron sur le courage, fondée autant sur Platon que sur le système stoïcien, est construite sur l'idée que, si à l'origine de cette vertu il y a l'élan, la ορμή elle ne peut exister en tant que telle sans la justice158. Mais dans la pers pective panétienne, le courage n'est pas réservé au sage, il a pour domaine d'expression privilégié la res publica, cette communauté dont il est dit ailleurs qu'il convient qu'elle soit plus chère à l'hom me que lui-même159. L'enracinement de la vertu de courage à la fois dans la nature humaine et dans l'appartenance de l'individu à une communauté donnée, qui était en filigrane dans les exempta du De finibus, trouve donc ici son expression théorique la plus achev ée.Sénèque reprendra à sa façon ce syncrétisme du mos maiorum et de la morale stoïcienne, lorsque, dans un passage du De vita bea-
158 Platon est cité immédiatement après, au § 63, où est reproduit un passa ge du Lâches, 182 e- 183 a. 159 Cicéron, Fin., III, 19, 64.
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ta que nous avons déjà cité, il parlera de la vertu stoïcienne en des termes qui sont ceux de la tradition nationale romaine160. Epicure disait, et cela indignait fort ses adversaires que, «dans les limites-mêmes de la vie, l'amitié est la plus solide des sauvegard es»161.Bien que les Épicuriens tardifs se soient efforcés d'atténuer ce caractère utilitariste, ils n'ont jamais contesté que l'amitié ait son origine dans l'intérêt égoïste et Lucrèce écrit, évoquant les débuts de la civilisation 162 : «alors aussi les voisins, désireux de s'épargner toute violence mutuell e commencèrent à se lier d'amitié». La critique d'une telle conception de l'amitié découlait assurément des objections que Cicéron avait formulées à l'encontre des princi pes mêmes de la morale du Jardin, et cependant il nous semble qu'elle présentait pour lui une triple difficulté : - il n'ignorait pas que les Épicuriens ne s'en étaient pas tenus à des discours sur l'amitié et qu'ils avaient cultivé celle-ci avec tant de soin et de délicatesse qu'ils avaient transformé leur secte en une véritable «société d'amis»163. Il est à cet égard remar quable que, si à propos du courage Cicéron rappelait la foule innombrable des héros romains, en revanche lorsqu'il s'agit de l'amitié, c'est Torquatus qui évoque les grèges amicorum réunis dans la maison d'Épicure et qui oppose cette multitude aux deux ou trois paires d'amis présentes dans la mythologie164. L'Arpinate pouvait à bon droit railler l'absence de héros épicurien, mais ce même souci de la réalité le contraignait à reconnaître qu'il n'en était nullement de même pour l'amitié. Au demeurant, lui-même avait en la personne d'Atticus un ami épicurien avec qui il se sent ait en parfaite harmonie165. Attaquer l'épicurisme sur cette ques-
160 Cf. supra, p. 350. 161 Cicéron, Fin., I, 20, 68 : in hoc ipso uitae spatio amicitiae praesidium esse firmissimum. 162 Lucrèce, Re. not., V, 1019-1020: Tune et amicitiam coeperunt cingere auentes finitimi inter se nec laedere nec uiolari. Nous avons légèrement modifié la traduction Ernout. 163 Sur l'amitié épicurienne cf. les belles pages de M. Guyau, La morale épi curienne et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Paris, 1878, p. 132-141 et J. M. Rist, Epicurus. . ., p. 127-139, avec notamment, p. 127, d'intéressantes remarques sur les racines artistotéliciennes de la théorie épicurienne de l'amit ié;M. Bellincioni, op. cit., passim et plus particulièrement p. 173-177. 164 Cicéron, Fin., I, 20, 65. 165 Sur cette amitié, cf. G. Boissier, Cicéron et ses amis, Paris, 1865, p. 163207 ; P. Grimai, Cicéron, p. 47.
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tion, n'était-ce pas courir le risque de paraître dissocier la théorie de l'amitié et sa pratique? - il était difficile à un homme si profondément engagé dans la vie politique romaine d'ignorer à quel point le terme d'amitié était utilisé pour désigner une relation fondée sur la communauté d'intérêts. Son propre frère ne l'avait-il pas incité au moment de l'élection au consulat à considérer comme ami toute personne qui montrerait un tant soit peu de bonne volonté à son égard, ou qui simplement fréquenterait assidûment sa maison166? Lui-même n'avait-il pas écrit dans le Pro Roscio Amerino167 : «si l'on se procur e des amis, c'est bien pour qu'un échange de bons offices serve l'intérêt commun». Il ne pouvait donc pas se référer sur ce point au mos maiorum et, de fait, on peut constater qu'il n'en est null ement question dans la partie de son discours qui concerne l'amitié, fait d'autant plus frappant que les exempta abondent pour les autres vertus; - il avait donné dans le De inuentione une première défini tionde l'amitié (amicitia uoluntas erga aliquem rerum bonarum illius ipsius causa quem diligit cum eius pari uoluntate), mais consi dérant que la nature même de ce traité ne lui permettait pas d'aller au fond des choses, il avait adopté à titre provisoire une solution de conciliation entre l'égoïsme et le désintéressement et il s'était enga gé à étudier plus tard ce qu'il en était exactement168. Il se devait donc d'apporter une réponse définitive au problème qu'il s'était lui-même posé plus de quarante ans auparavant et il avait à formul er sa propre solution à l'aporie du Lysis platonicien, dialogue qui se termine par la constatation que des gens qui sont à la recherche d'un ami s'avèrent incapables de définir l'essence de l'amitié169.
166 Com. pet., 5, 16 : Quisquis est enim qui ostendat aliquid in te uoluntatis, qui colat, qui domum uentitet, is in amicorum numero est habendus. Sur Vamicitia dans le vocabulaire politique latin, cf. J. Hellegouarch', op. cit., p. 41-62. 167 Cicéron, Pro Rose. Am., 38, 111 : Idcirco amicitiae comparantur ut com mune commodum mutuis officiis gubernetur. 168 Cicéron, Inu., II, 55, 166: «L'amitié consiste à vouloir faire du bien à quelqu'un simplement par affection pour lui, avec un sentiment réciproque de sa part». Le caractère provisoire de cette définition apparaît au § 167, où Cicé ron écrit : « quelle est la vérité définitive dans ce domaine, il nous faudra l'envi sager ailleurs». 169 Le Lysis platonicien, longtemps considéré comme un dialogue mineur à cause de son caractère aporétique, a connu récemment une sorte de réhabilita tion grâce à quelques remarquables études, cf. D. K. Glidden, The «Lysis» on loving one's own, dans CQ, XXXI, 1931, p. 39-59; L. Versenyi, Plato's Lysis, dans Phronesis, 20, 1975, p. 185-198, et le livre de M. Lualdi, // problema della filoso fia e il Liside platonico, Milan, 1974, où la réflexion sur l'amitié est envisagée comme l'instrument d'une pédagogie de l'être.
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Si l'on tient compte de ces éléments, on peut éprouver quelque déception devant l'argumentation qu'il développe pour réfuter les propos de Torquatus sur l'amitié170. Sa critique a pour point d'ap pui une conception très étroite de la φιλία épicurienne, assimilée aux formes les plus basses de l'égoïsme, et pour thème central l'idée, déjà formulée par Aristote, que l'intérêt étant éphémère, on ne peut fonder l'amitié sur une chose fragile et caduque171 : «le sys tème dont tu te fais l'avocat», dit-il à Torquatus172, «les préceptes qu'on t'a enseignés et que tu approuves, ruinent l'amitié jusque dans ses fondements, bien qu'Épicure, c'est un fait, l'élève jus qu'aux cieux». Dans le fait qu'Épicure ait exalté l'amitié et que nombre d'Épicuriens aient été d'excellents amis, Cicéron voit sur tout une preuve supplémentaire de la discordance entre la vie et le langage dans cette doctrine, et la confirmation de la prédominance de Yhonestas sur la uoluptas, même chez des gens qui professent le contraire. Parce que dans ce texte il ne prétend pas aller au-delà de la critique de la théorie épicurienne de l'amitié, sa démonstration laisse en suspens deux grandes questions, celle de la relation exacte entre Yhonestas et Yutilitas et aussi celle de la place de Yamicitia dans la tradition nationale romaine. Cependant sa démarche n'est pas uniquement négative, puisqu'elle lui permet de poser, très suc cinctement il est vrai, deux grands principes, au demeurant étroit ementliés. Le premier est qu'il n'existe qu'une véritable amitié, dont les amitiés communes, les médiocres amicitiae, usurpent le nom, mais n'ont que l'apparence173. Cicéron fait sienne la tradition de Platon, qui recherche le φίλον τφ δντι, et surtout celle d 'Aristote qui défi nitl'amitié parfaite comme étant celle des gens vertueux et qui, tout en acceptant de se conformer à l'usage et de donner une acception très large au terme φιλία, affirme que l'intérêt et l'agr ément ne peuvent produire que des analogues de l'amitié174. C'est donc comme un corollaire de cette conception qu'il peut établir que l'amitié n'a d'autre origine qu'elle-même {ipsum a se oritur et sua sponte nascitur)*75. Mais pourquoi cette génération spontanée conduit-elle vers un tel plutôt que vers tel autre? Quel est le deve-
170 Cicéron, Fin., II, 24, 78-26, 85. 171 Aristote, Eth. Nie, VIII, 3, 1156a 20-24. 172 Cicéron, op. cit., 25, 80 : Ratio ista quant défendis, praecepta quae didicisti, quae probas, funditus euertunt amicitiam, quamuis earn Epicurus, ut facit, in caelum efferat laudibus. 173 Ibid., 26, 84. 174 Platon, Lysis, 220 b, cf. M. Lualdi, op. cit., p. 121, et Aristote, Eth. Nie, VIII, 4, 4, 1157a 34. 175 Cicéron, op. cit., 24, 78.
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nir de ce mouvement? Cela n'est pas dit dans ces pages. On peut donc affirmer que celle-ci constituent un jalon important, mais un jalon seulement, de la réflexion cicéronienne sur l'amitié. Elles ont pour but de ruiner une opinion que Cicéron considère comme faus seet de servir de prolégomènes à la doctrine de l'amitié, telle qu'elle sera exposée dans le De amicitia. Ce traité permettra à Cicéron de pallier le manque que nous avons signalé et d'enrichir le mos maiorum d'une amitié parfaite, celle de Scipion et de Laelius, alors que dans le De finibus il avait dû se contenter de faire appel à la mythologie et de rappeler la légende d'Oreste et de Pylade176. Mais surtout, il contient la solu tion à toutes les antinomies à travers une définition qui, amalga mant des éléments philosophiques divers, fonde l'amitié sans pour autant la couper de la réalité historique et sociale. Sans entrer dans le détail de cette œuvre si attachante, nous dirons que, com mecela était le cas pour le courage, la réponse de l'Arpinate est faite de la conciliation des contraires ou, plus exactement, de la démonstration du caractère plus apparent que réel des contradict ions. Cette ambition d'aller au-delà de ce qui paraissait être un ensemble d'obstacles infranchissables est évidente sur plusieurs points : - Yamicitia a pour Cicéron son origine dans la nature, c'està-dire dans la tendance instinctive de l'homme à aimer177. Cepend ant,la véritable amitié n'est pas une passion irréfléchie, mais la forme la plus lucide de ce sensus amandi. Il s'agit de retrouver à travers la raison un lien aussi fort, aussi parfait, que celui qui lie les enfants aux parents, et cela n'est possible que si les amis sont l'un et l'autre des gens vertueux. Dans ce processus, qui consiste à reconstruire ce qui était au départ donné par la nature, on recon naîtbien évidemment la démarche caractéristique des Stoïciens, lesquels avaient enraciné dans la φυσίς le ό αγαθός τω άγαθω μόνος μόνω φίλος de Platon178; - l'originalité de l'Arpinate est de ne pas se contenter de cet teréférence à la nature, tant il sait qu'elle n'empêche nullement les Stoïciens de prôner une vertu qu'il considère comme inhumaine.
176 Ibid., 79. Sur le Laelius, cf., en dehors de l'ouvrage de M. Bellincioni déjà cité, l'article d'A. Michel, Le «Caton» et le «Laelius», originalité philosophique et expression personnelle dans deux traités cicéroniens, dans VL, 85, 1982, p. 12-18. 177 Cicéron, Laelius, 8, 27. L'origine de l'amitié se trouve donc dans Γοίκείωσις, puisqu'elle est l'extension du sentiment naturel d'affection qui unit les parents et les enfants. Il est à cet égard intéressant de constater à quel point ce passage du Laelius est proche des propos de Caton sur la sociabilité, cf. Fin., III, 19, 62. 178 Platon, Lysis, 214 d.
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D'où sa résolution de «considérer la pratique et la vie ordinaire, non les fictions et les souhaits» et de s'intéresser plus à ceux qu'il appelle les uiri boni qu'au sage, qualifiant même ce terme de «nom odieux et obscur»179. Si, sur la conception théorique de l'amitié il est d'accord avec le Portique, l'interprétation qu'il en donne, par l'attention à la réalité vécue dont elle témoigne, le situe donc plus près d'Aristote que de Zenon. Cicéron critique avec autant de vigueur que les Stoïciens orthodoxes les amitiés intéressées, mais contrairement à eux, il ne considère pas que la véritable amitié soit un idéal à peu près inaccessible180; - enfin, s'il répète avec force ce qu'il avait déjà dit dans le De finibus, à savoir qu'on ne saurait supposer aucune motivation égoïste à l'amitié, il n'en considère pas moins que le bienfait reçu affermit le mouvement premier d'affection181. D'une manière plus générale, en ce qui concerne les rapports de Yamicitia et de Yutilitas, il aboutit à une solution qui est très exactement l'inverse de celle qu'avaient proposée les Epicurei recentiores1*2. Ceux-ci, tout en expliquant la naissance de l'amitié par la recherche du plaisir, pensaient que par la suite elle devient une valeur par elle-même, susceptible d'exister indépendamment de toute considération d'in térêt. Cicéron, au contraire, rejette l'explication utilitariste de l'or igine de l'amitié, mais n'exclut pas que celle-ci puisse par la suite devenir la source de grands avantages. C'est ce que dit avec beau coup d'élégance Laelius à propos de son amitié avec Scipion183: «Beaucoup de grands avantages en résultèrent, mais ce n'est pas l'espoir de les obtenir qui a été la cause de notre affection». Ainsi se trouve affirmée, à travers une expérience individuelle et en des termes d'autant plus forts qu'ils sont d'une grande simplicité, cette thèse de l'identité de l'honnête et de l'utile qui sera si fermement défendue dans le dernier livre du De officiis. L'étude de ces deux exemples nous a permis de mieux com prendre ce que Cicéron reproche à l'axiologie épicurienne. Elle se caractérise pour lui par l'existence de deux pôles que rien ne vient
179 Cicéron, op. cit., 5, 18-19. 180 Pour les Stoïciens, la véritable amitié ne peut exister qu'entre les sages, cf. Diog. Laërce, VII, 124 = S.V.F., III, 631. Pour Cicéron, elle ne peut exister qu'entre des «gens de bien», et comme ceux-ci ne sont pas des sages, elle impli quenécessairement des émotions : à la vertu « dure et comme de fer » des Stoï ciens, il substitue une vertu qui est « en bien des choses et surtout dans l'amitié, tendre et malléable» (Laelius, 13, 48). 181 Ibid., 9, 29. 182 Cf. Fin., I, 20, 69 et II, 26, 82. 183 Cicéron, Laelius, 9, 30 : Sed quamquam utilitates multae et magnae consecutae sunt, non sunt tarnen ab earum spe causae diligendi profectae.
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relier : d'un côté, les vertus que les Épicuriens respectent et même pratiquent tout autant que les autres philosophes, de l'autre, une conception erronée de la nature humaine. Le paradoxe suprême est à ses yeux qu'en prétendant découvrir les motivations les plus secrètes de l'agent moral, les Épicuriens ont abouti en fait à une doctrine sans prise sur la réalité car fondée sur une logique étran gère à celle-ci. Parce qu'ils ont voulu tout ramener au plaisir, qui n'est nullement spécifique de l'homme, ils ont été contraints d'éta blir une dichotomie entre la pratique morale et la théorie qui aurait dû rendre compte de celle-ci. Dans cette même inspiration Sénèque comparera l'épicurisme à un homme courageux revêtu d'une robe de femme184. La longue explication qui est faite par Cicéron de la lettre d'Épicure mourant à Hermarque est destinée à montrer, par delà le cas particulier du fondateur du Jardin, que l'Épicurien ne peut se montrer courageux devant la souffrance et la mort qu'en se contredisant lui-même, en reniant les principes de la doctrine qu'il professe; il est donc, comme dira Épictète, «l'a ccusateur de ses propres dogmes»185. La tentative pour déduire les vertus du plaisir et de l'intérêt conduit donc à un échec d'autant plus flagrant qu'il se traduit par une rupture entre la philosophie et la vie chez ceux-là mêmes qui prétendent connaître les «biens de la vie»186. Mais n'en est-il pas de même lorsque, au lieu de privilégier ce que l'homme a de commun avec les autres êtres vivants, on finit par faire de lui une exception dans le règne vivant? N'y a-t-il pas aussi un décalage, si l'on peut dire, par le haut, entre l'axiologie stoïcienne et celle qui est déduite de la nature mixte de l'homme et de l'observation minutieuse des comportements humains? Les paradoxes stoïciens n'aboutissent-ils pas par une ambition et un idéalisme excessifs au même irréalisme que l'égoïsme absolu des Épicuriens? Cicéron annoncerait-il Pascal et sa fameuse pensée sur l'ange et la bête? Paradoxes stoïciens et théorie du mélange Gardons-nous toutefois d'adopter un parallélisme qui pour être séduisant n'en demeure pas moins partiellement inexact. En effet, si la condamnation de l'axiologie épicurienne est sans appel, celle des paradoxes du Portique, exprimée en des termes assez pro ches dans un premier temps, va, au contraire, permettre à la pen184 Sénèque, Vit. be., 13, 6. 185 Épictète, Entretiens, II, 20, 16 : κατήγορος των σαυτου δογμάτων. 186 Lucrèce, Re. not., Ill, 2.
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sée cicéronienne de poursuivre sa recherche et ouvrir la voie aux Tusculanes. Les études que K. Kumaniecki et A. Michel ont consacrées aux Paradoxes ont montré que ceux-ci ne furent pas pour Cicéron le prétexte à des effets oratoires faciles, mais qu'ils constituèrent un moment essentiel de sa réflexion philosophique187. Nous ne revien drons donc pas sur ce qui a été définitivement établi et nous essaie ronspour l'essentiel d'analyser la nature des arguments que l'Arpinate oppose à ces propositions qui constituent l'aboutissement de l'éthique stoïcienne. S'adressant à Caton, il lui rapelle que, dans le Pro Murena, il l'avait déjà attaqué sur ce point, mais devant des gens qu'il qualifie a'imperitos, et il reconnaît avoir alors fait quel queconcession à la corona 188. Il s'engage dès lors à procéder subtilius et l'on doit donc se demander, d'une part, en quoi consiste cet tesubtilitas et, d'autre part, si elle introduit une modification de fond par rapport à la digression du célèbre discours. La réfutation de Caton montre avec éclat que le débat sur les paradoxes stoïciens oppose deux logiques philosophiques si contra dictoires que toute solution de conciliation apparaît a priori imposs ible. Pour comprendre cela, il faut d'abord établir ce que signi fient véritablement dans le stoïcisme des propositions comme « tou tes les fautes sont égales» ou «le sage est le seul riche», pour ne citer que deux de ces paradoxes. Sur ce point nous nous contente rons de reprendre les conclusions du remarquable article de J. Brunschwig auquel nous avons déjà fait allusion, tant elles nous paraissent justes et éclairantes 189. Réfutant l'étude de Rist qui avait cherché à expliquer ces paradoxes en se référant à la physique (les variations du pneuma) ou à la logique (l'absence de degrés de véri tédans le stoïcisme), J. Brunschwig a, au contraire, montré que le choix fondamental du stoïcisme est d'ordre éthique et c'est cette «hypersensibilité morale» qui inspire non seulement les paradoxes, mais, d'une manière plus générale, toute l'obsession stoïcienne du système parfait190: «ils ont eu plus que personne dans l'Antiquité», écrit-il, «le sens de la souillure contagieuse, de l'impureté qui fait
187 Sur les Paradoxes, cf., outre les ouvrages cités supra, p. 105, la très inté ressante étude de F. Stok, Omîtes stultos insanire. La politica del paradosso in Cicerone, Pise, 1981, qui montre comment Cicéron a su élaborer une pratique du paradoxe stoïcien qui constitue l'un des aspects positifs de sa philosophie morale. 188 Cicéron, Fin., IV, 27, 74. 189 J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, op. cit. Le texte de J. Rist dont la critique a servi de point de départ à cette étude se trouve dans Stoic philosophy, p. 81-96. 190 Ibid., p. 179.
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tâche d'huile». La moindre peccadille ruine la sagesse aussi sûre ment qu'un crime affreux, parce qu'elle l'infecte dans sa totalité, tout comme selon Chrysippe rien ne s'oppose à ce qu'une goutte d'eau se mélange à la mer et même s'étende à l'univers entier191. La présence de l'élément étranger n'est nullement proportionnelle à l'importance réelle de celui-ci car, si infime soit-il, il introduit un changement qualitatif irréversible. Cette théorie stoïcienne du mélange total est réfutée par Plutarque d'une manière extrêmement intéressante192. L'auteur du De communibus notitiis cite, en effet, une diatribe d'Arcésilas, dont il nous dit qu'elle était très connue, et cela montre que l'Académie avait senti dès le début qu'il y avait là une caractéristique fonda mentale du Portique, qu'il convenait de combattre sans relâche. C'est par l'ironie qu'Arcésilas cherchait à détruire un point de doc trine dont il percevait bien combien il était essentiel au stoïcisme : si une jambe coupée en décomposition se répand dans la mer, qu'est-ce qui empêche, demandait-il, que la flotte grecque et celle des Perses se livrent combat dans une jambe193? L'objection, débou chant sur l'absurde, n'est pas sans ressemblance avec les sorites que Camèade devait quelques années plus tard utiliser contre la théologie stoïcienne. On peut même se demander si Arcésilas n'avait pas discerné dans le dogme de l'infiniment petit s'étendant à l'infiniment grand un sorite physique qu'il fallait révéler et détruire à la fois par un sorite dialectique montrant les conséquenc es absurdes d'une telle théorie de la continuité du réel. Juste avant de se référer ainsi à Arcésilas, Plutarque avait exposé sous une forme moins plaisante cette réfutation par L'Aca démie du dogme du mélange total194. Pour qu'une seule mesure de vin puisse s'étendre totalement à deux mesures d'eau, pour qu'il y ait contenance réciproque des deux corps, il faut, dit-il, que cette mesure se dédouble et l'on arrive alors à une aporie195 : «la mesure totale sera à la fin de trois et de quatre ; de trois puisqu'une mesure a été mélangée aux deux autres, et de quatre puisque, en se mélan geant aux deux autres, elle a une quantité égale aux mesures aux quelles elle s'est mélangée». Le dialogue devient alors impossible,
191 Cf. Plutarque, Comm. not., 37, 1078 e = S.V.F., II, 480. J. Brunschwig, op. cit., p. 64, souligne le caractère antiaristotélicien de cette proposition. 192 Plutarque, ibid., 37, 1078 a-e. 193 Ibid., 1078 d. 194 Ibid., 1078 a-c. La transition entre les deux passages est marquée par ένταοθα δήπου. 195 Ibid., 1078 a : τούτο μέτρον αμα και τριών έστι και τεσσάρων, τριών μέν δτι τοις δύο εις μέμικται τεσσάρων δε οτι δυσί μεμιγμένος ίσον εσχηκε πλήθος οις μίγνυται.
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puisque les Académiciens considèrent quantitativement ce que les Stoïciens ne conçoivent que qualitativement. Il n'est pas difficile de montrer que la méthode par laquelle Cicéron combat les paradoxes stoïciens et, d'une manière plus générale, l'axiologie dont il ne sont que la conséquence et l'aspect le plus provocant, est très proche de cette critique de la théorie du mélange total. Ce que Plutarque critique dans le domaine de la physique - une manière de penser n'admettant pas de moyen terme entre la pureté absolue et le mélange total - lui, le rejette en tant que moraliste. A des gens qui opposent de manière absolue la vertu autarcique et la faute irrémédiablement, totalement corruptrice, il répond par une arithmétique de la morale dans laquelle chaque élément compte pour lui-même, et non par l'effet qu'il est censé produire 196 : le Hard n'est que fort peu de chose au regard du tré sor de Crésus, mais qu'est-ce en définitive que le trésor de Crésus sinon une accumulation de liards? Et, s'il est vrai que tout manque
196 Nous rencontrons sur ce point une difficulté qui a été soulignée par J. Brunschwig, op. cit., p. 68, à savoir la présence dans un certain nombre de textes relatifs au stoïcisme de la notion de nombre appliquée à l'éthique. Pour J. M. Rist, Stoic philosophy, p. 82, il faudrait renoncer à donner à nwnerus ou à αριθμός un sens Tellement quantitatif et traduire par « aspect ». Pour J. Brunschw ig, en revanche, on ne peut exclure ainsi totalement l'interprétation quantitati ve et il faut voir dans ces αριθμοί «les différents «articles», les multiples «items», qui sont tous présents, remplis ou satisfaits, sans aucune exception, dans le καλόν ou dans le κατόρθωμα, et dont il suffit que l'un soit absent, ou transgressé, pour que l'on tombe aussitôt de la perfection absolue dans son contraire ». Avant de se prononcer sur ces deux interprétations possibles, il faut nous semble-t-il, souligner la spécificité de chacune des occurrences de ces ter mes. Cicéron emploie quasi à côté de numéros en se référant à Zenon (Fin., IV 20, 56 = S.V.F., 11) et il serait bien intéressant de savoir si cette atténuation est de son fait, s'il l'a trouvée dans une source académicienne ou si elle remonte au Stoïcien lui-même, ce que semble contredire le fait que Caton, lui, dit (ibid., Ill, 7, 23 = S. F.F., Ill, 11) : omnes numéros uirtutis continent. Dans Diogene Laërce, VII, 100 =*= S.V.F., III, 83, les «nombres» du καλόν sont mis en relation avec les quatre vertus cardinales. Chez Marc-Aurèle, III, 1, 2, les αριθμοί du καθήκον semblent être conçus sur le modèle des fonctions vitales, alors qu'en VI, 26, 3, ils sont comparés aux lettres qui forment un nom. Chez Philon d'Alexandrie, Her., 299, les αριθμοί de la vertu sont les quatre phases de son développement. L'impression que nous retirons de cette analyse rapide est que les analyses de Rist et de Brunschwig ne sont pas nécessairement contradictoires. Rien n'est, de toute évidence, plus étranger au stoïcisme que l'arithmétique morale telle que Cicéron l'attribue aux « Anciens ». La différenciation se fait sur fond de par faite unité. Tout comme la respiration, par exemple, peut être perçue et étudiée isolément, mais n'a de sens que par rapport à la vie dont elle est à la fois un aspect et un élément constitutif, les αριθμοί du bien moral sont à la fois autono mes et inséparables de la vertu. En ce sens, il sont à la vie morale ce que la représentation, l'assentiment, la mémoire, les prénotions sont à la connaissanc e.
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de tension dans les cordes de la lyre est un défaut, il est impossible de ne pas établir des degrés dans la discordance. On est frappé de constater avec quelle fréquence reviennent les termes qui expri ment le nombre, la quantité197. Citons, par exemple, aux § 31 et 32, les expressions explere summam et facere summam par lesquelles Cicéron montre que la vie conforme à la nature doit être la résul tante de toutes les «choses conformes à la nature», parce que cha cune d'entre elles doit, contrairement à ce que pensent les Stoï ciens, faire l'objet d'une aestimatio. Cette quantification systémati que n'est évidemment pas un procédé polémique, ni même dialecti que, elle correspond parfaitement à cette vision de la nature procé dantpar accumulation et sans saut qualitatif, qui est celle de Cicé ron dans ce livre 198. Lorsqu'il s'insurge contre l'idée que le sage soit le seul riche, lorsqu'il rejette le dogme de l'égalité des fautes, c'est en définitive la métaphore de la vigne qui continue à inspirer son argumentation. La subtilitas ne signifie pas que l'Arpinate s'éloigne sur le fond dans ce livre de ce qu'il avait affirmé dans le Pro Murena. Elle n'est pas, en effet, une fin en soi, et ce serait en pervertir la signification que d'oublier qu'elle a pour substrat le sens commun (c'est le sensus cuiusque qui clame l'inanité de l'indifférentisme stoïcien, l isons-nous au § 55) et l'histoire. Cicéron avait affirmé à Caton dans le Pro Murena que le temps apaiserait son enthousiasme de néo phyte du stoïcisme (iam usus flectet, dies liniet, aetas mitigabit) et le ramènerait à la tradition romaine d'une vertu plus aimable et plus tolérante 199. Le livre IV du De finibus constitue en quelque sorte le constat d'échec de cette prédiction et reprend, sous une forme plus générale, le thème de la discordance entre le mos maiorum et le stoïcisme. Dans le Pro Murena, l'Arpinate avait opposé à la dureté stoïcienne de Caton la douceur, l'affabilité de Scipion, de Lélius, et même du célèbre Censeur! Dans le traité philosophique, c'est l'i ncapacité du stoïcisme à porter un jugement équitable sur les hom mes qui ont joué un rôle important dans l'histoire de Rome, qu'il met en cause200. Comment différencier ceux dont l'action fut bonne pour la res publica et ceux qui, au contraire, ont cherché à la détruire, à partir du moment où l'on s'en tient à des dogmes com mecelui de l'égalité des fautes? Les Stoïciens accepteraient tout au plus de reconnaître que les héros de la cité étaient plus proches de la vertu que les individus nuisibles, ils ne transigeraient pas sur le
197 198 199 200
Cf. Cicéron, Fin., IV, 31, 32, 57, 58, 67. Cf. supra, p. 423. Cicéron, Mur., 31, 65. Cf. Fin., IV, 24, 65.
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caractère absolu de toute faute. Or, pourquoi préférer l'idéal im précis de la sagesse (quis enim hoc, aut quando, aut ubi, aut unde? demande-t-il à propos du sage) aux certitudes de l'histoire et à l'évidence que, si nul Romain n'a atteint à une telle perfection, il y a eu de bons et de mauvais citoyens, qu'il serait injuste de ne pas distinguer201? La démarche de Cicéron est ici différente de celle qu'il avait adoptée dans les Paradoxes, où, pour rendre «probables» les propositions stoïciennes, il avait alors assimilé le sapiens au uir bonus, ce qui lui avait permis de recourir aux exempta et d'évoquer Régulus et Marius. Cependant les deux textes se complètent plus qu'ils ne se contredisent car cette dualité confirme ce que Cicéron dit dans le De finibus : l'éthique stoïcienne peut être considérée soit comme une présentation différente de la morale traditionnelle, soit comme une doctrine aberrante, parce que se refusant à considérer l'homme dans sa réalité. Conclusions sur le De finibus : Brutus ou Caton? Le lecteur du De finibus serait fondé à croire qu'à la fin du discours de Pison, qui reprend d'une manière plus dogmatique les principaux thèmes du livre IV, Cicéron est arrivé au terme de sa méditation sur l'éthique. Il dispose, en effet, avec la doctrine des Antiqui, revue par Antiochus, d'une philosophie à la fois critique, puisqu'elle sert de base à sa réfutation de l'épicurisme comme du stoïcisme, et positive, puisqu'il la considère comme la plus apte, par la justesse de sa perception de la nature humaine, à fonder la morale. En elle coexistent l'Ancienne Académie et la Nouvelle, Carnéade et Polémon, la dialectique et un naturalisme véritablement soucieux de respecter la réalité de l'être humain. Bien plus, elle est la seule qui évite au philosophe le double langage, cette hétérogé néité de la pensée et de la réalité qui fait que le Stoïcien et l'Épicu rien sont contraints, pour pallier le caractère irréaliste de leur doct rine, de recourir à une terminologie absconse chez l'un, confuse chez l'autre, inadéquate dans les deux cas. Le Romain qui prend pour maîtres les Antiqui peut au contraire s'exprimer sans avoir recours à ces inutiles subterfuges, et s'il est plus profond, plus «subtil» devant les philosophes que devant une assemblée, il ne dit pas des choses fondamentalement différentes, évitant ainsi la for me la plus grave du dissensus, la contradiction avec soi-même. Pra tiquer la philosophie ne signifie pas pour lui renoncer à la morale de sa cité ni interpréter celle-ci à rebours de la tradition : à la diffé rence des Épicuriens, il ne suppose pas des mobiles intéressés aux 201 Ibid.
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boni uiri et, contrairement à l'orthodoxie stoïcienne, il ne considère pas leurs mérites inexistants au regard de la sagesse. On peut remarquer qu'à un moment de sa réfutation de Caton, l'Arpinate esquisse un rapprochement entre les barbati de la philosophie, ces Antiqui dont il est le défenseur, et les barbati de l'histoire de Rome, c'est-à-dire les maiores202. Il y a là, nous semble-t-il, plus qu'un sim ple trait d'esprit ou une ingénieuse comparaison, une idée import antepour la compréhension des livres II et IV, surtout si l'on se rappelle quelle place Cicéron a donnée à l'idéalisation du passé dans le De republica. Par sa référence au sens commun, par la solidarité qu'elle éta blit entre la politique et l'éthique, par la volonté enfin de ne jamais perdre de vue l'individu concret, la philosophie académico-péripatéticienne justifie largement aux yeux de Cicéron l'éloge que fait Pison d'Aristote203 : Aristoteles quetn, excepto Piatone, haud scio an recte dixerim principetn philosophorum. Mais, précisément, il y a Platon, et si l'Arpinate, en tant qu'homme politique, en tant qu'orat eur,en tant que Romain attaché au mos maiorum, se sent très proche des Antiqui, il sait également que cette doctrine qu'il dé fend s'avère problématique lorsqu'il s'agit de fonder le bonheur parfait du sage, parce qu'elle accorde une place réduite, mais réell e,à des facteurs sur lesquels l'homme n'a pas de prise. C'est ce qu'il va souligner dans sa réfutation du discours de Pison, mettant fin ainsi à l'illusion d'un aboutissement définitif de sa recherche. En quelques phrases, il semble ruiner ce qu'il avait lui-même si patiemment construit204. Il avait dénoncé l'incohérence des Stoï ciens, il loue leur mirabilis contextus rerum ; il avait raillé leurs arti fices terminologiques, il déclare leur langage bien supérieur à celui des penseurs qui s'expriment de la même manière que «les gens qui n'ont jamais vu un philosophe en peinture»; il donnait son adhésion à une conception progressive de l'éthique, il rejette la dis tinction antiochienne entre la uita beata et la uita beatissima205. Il y a là bien évidemment une disputatio in utramque partent, avec pour toute conclusion, comme dans le Lucullus, une invitation à pour suivre la recherche, l'Arpinate se déclarant prêt à accepter la thèse de Pison . . . lorsque celui-ci l'aura démontrée de manière plus satisfaisante. Nous ne nous attarderons pas sur le problème du bonheur, qui
202 Ibid., 23, 62. 203 Ibid., V, 3, 7. 204 Ibid., 16, 76 sq. 205 Cf. ce qu'il dit au § 81 : sed quid minus probandum quam esse aliquem beatum nee satis beatum ?
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est le point précis sur lequel Cicéron diverge d'Antiochus, car nous aurons l'occasion d'y revenir lorsque nous traiterons des Tusculanes. En revanche, il nous paraît important de montrer que cette disputano n'a rien d'artificiel et qu'il faut, pour en apprécier la signification, la situer à la fois dans l'itinéraire philosophique de l'Arpinate, et dans son expérience de la guerre civile et de la dicta ture. Du point de vue philosophique, il est clair que le De finibus apporte une clarification par rapport au Lucullus sur le problème de l'identité ou de la différence entre l'Ancienne Académie et le Portique. La thèse d'Antiochus, qui avait alors été combattue sans ménagement et même dans un esprit polémique, a eu deux avocats, Cicéron et Pison, et la question a été traitée en profondeur, sereinement, ce qui a permis non pas de trancher le dilemme, mais d'en démontrer le pourquoi. En effet, il apparaît que le mouvement par lequel est niée puis reconnue l'originalité du Portique par rapport aux Antiqui n'est pas une oscillation gratuite et qu'il correspond à une contradiction interne au stoïcisme206: celui-ci prétend soumett re l'homme à la loi commune de la nature et il fonde l'éthique sur le premier mouvement instinctif, mais, par ailleurs, il fait fi de cet temême nature en déniant toute valeur aux biens du corps. Pour le Cicéron du De finibus, si on juge le système de Zenon en tant que naturalisme, il se révèle qu'il est incohérent et qu'il n'apporte rien par rapport aux Antiqui. Mais si, au contraire, on le prend pour lui-même, c'est à dire en faisant abstraction de sa prétention à être une description exacte de la réalité, alors il faut lui reconnaître une perfection logique incomparable, parce qu'il est le fait d'une raison qui n'obéit qu'à sa propre loi. Aux yeux de Cicéron, le stoïcisme est un échec ou un plagiat en tant que naturalisme, mais une construction admirable en tant qu'expression de l'exigence morale la plus absolue. Il le considère comme un idéalisme fourvoyé dans le monde de l'instinct et de la sensation, comme une antilogie inconsciente que le dialecticien se doit de mettre en lumière, à l'instar sans doute de Socrate révélant à ses interlocuteurs qu'ils se contredisaient, alors même qu'ils croyaient être cohérents. Il faut que les Stoïciens choisissent entre l'instinct et une perfection spécifiquement humaine, il faut qu'ils comprennent que l'autarcie de la vertu n'est pas inscrite dans la loi de la vie. Le De finibus s'achève donc sur un dilemme : d'un côté, le sens commun, une sagesse ne présumant pas de l'homme, et la volonté de privilégier l'âme sans ignorer le corps; de l'autre, une cohéren206 Cf. supra, p. 403-407.
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ce supérieure mais formelle. Cependant, s'il y a eu progrès par dis sociation de ce qui dans le stoïcisme serait amalgamé, une question subsiste : peut-on donner une définition de l'homme qui ne contre dise pas l'idée du bonheur parfait? Le postulat de la Carneadia divisio était qu'il y avait consensus entre les philosophes pour rechercher dans le premier mouvement instinctif de l'homme la solution au problème du souverain bien. Or les trois philosophies défendues et réfutées dans le traité se sont révélées incapables, à des degrés divers, de fonder toute l'éthique sur ce naturalisme-là. D'où la nécessité d'aborder autrement le problème anthropologi que. Nous avions remarqué que Platon était absent de la Carneadia divisto201. Peut-être était-ce là, pour Camèade, un moyen de mont rer, ou en tout cas de suggérer, que Platon, lui, avait su éviter les séductions et les pièges d'une réflexion philosophique centrée sur une conception simpliste de la φύσις. L'Académicien Cicéron ira lui-même, lorsqu'il écrira les Tusculanes, chercher chez Platon une réponse qu'il n'avait pu trouver dans les philosophies hellénisti ques. Cependant, nous croyons qu'une approche exclusivement phi losophique ne suffit pas à expliquer le mouvement des deux der niers livres du De finibus et qu'elle doit être complétée par ce que nous savons de la personnalité de Cicéron lui-même. Nous avons déjà essayé de montrer comment la confrontation, dans la souf france, de la théorie et de la pratique fut une sorte de prélude à son œuvre philosophique208. Nous examinerons plus précisément ici un aspect de cette relation, le problème de la culpabilité. Dans plusieurs lettres écrites peu après la défaite de Pharsale, sont exprimés sur le ton du désespoir le plus violent, le remords de ne pas avoir su rester neutre et la crainte de ne pouvoir trouver aucune compréhension auprès de César. Citons en particulier celle du 8 mars 47, où il dit à Atticus : quorum rerum eo grauior est dolor quo culpa maior, et celle du 14 mai de la même année, où il se lamente en disant qu'il est le seul, avec Laelius, dont la faute ne pourra pas être pardonnée209. Cette idée de la gradation des fautes, qu'il défendra dans le livre IV contre les paradoxes stoïciens, il l'aura donc vécue très profondément avant de pouvoir l'envisager comme une question philosophique. Mais, avec le temps et le par don de César, son attitude évolue et ce changement est particulièr ement frappant dans une lettre à Torquatus de décembre 46, où les mêmes événements sont envisagés d'une manière totalement diffé-
207 Cf. supra, p. 341. 208 Cf. supra, p. 121-126. 209 Cicéron, Att., XI, 11, 2, et XI, 15, 2.
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rente, puisque Cicéron oppose aux désastres de la République la pureté absolue de sa conscience210: «pensons», conseille-t-il à son correspondant, «que dans la vie nous n'avons de compte à rendre que des fautes dont nous portons la responsabilité et, puisque nous en sommes exempts, supportons avec tranquillité et modération tous les aléas de la condition humaine. Conclusion de ce propos : quand tout serait perdu, il apparaît que la vertu est capable de se soutenir elle-même». On peut évidemment ironiser sur la versatilité et la présomption d'un homme qui, après s'être longuement lament é sur ses erreurs et sur ses malheurs, n'hésite pas à se dire irr éprochable et à se comparer au sage, mais il faut dépasser une telle tentation de facilité pour comprendre que cette variation, formulée elle-même en termes philosophiques, va se révéler féconde dans la mesure où Cicéron, loin de s'enfermer dans le contentement de soi, continuera à s'interroger sur cette question essentielle : faut-il ju ger l'action morale dans son environnement et d'après ses consé quences, ou en elle-même? Lorsque dans sa réplique à Pison il opposera Antiochus et les Stoïciens, il s'agira pour lui de confront er non seulement deux éthiques, l'une attentive à la réalité envi ronnante, l'autre inventrice de l'impératif catégorique, mais aussi, à travers elles, deux manières de comprendre - et de justifier - son passé. C'est dans le refus de donner une adhésion définitive à l'An cienne Académie ou au Portique et dans la volonté de dépasser le dilemme que se trouve, nous semble-t-il le Cicéron de la Nouvelle Académie. Nous ajouterons que le choix entre Antiochus et Zenon fut à cette époque de sa vie une question d'autant moins abstraite qu'il lui était impossible de ne pas comparer le comportement des tenants de l'une et l'autre doctrine. Caton le Stoïcien était resté fidèle à lui-même jusqu'au sacrifice de sa vie, devenant ainsi pour les philosophes romains de cette école «un modèle de sage plus certain qu'Ulysse et Hercule aux temps passés»211 et la preuve la plus sûre du bien-fondé de leur système. Brutus, «l'Antiochien», comme l'appelle Cicéron dans une de ses lettres, s'était rallié sans tarder au nouveau maître212. Sur le fond de la question (fallait-il continuer la guerre après Pharsale?) l'Arpinate s'était montré, par son attitude même, plus proche de Brutus que de Caton parce qu'il
210 Cicéron, Fam., VI, 1, 4: ...nihil in uita nobis praestandum praeter culpam putemus, eaque cum careamus, omnia humana placate et moderate feramus. Atque haec eo pertinet oratio ut perditis rebus omnibus, tarnen ipsa uirtus se sustentare posse uideatur. 211 Cf. Sénèque, Const, sap., 2, 2. 212 Cicéron, Fam., XII, 25, 3.
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était persuadé de la nécessité de mettre fin au plus tôt à un combat fratricide. Cependant la mort du Stoïcien démontrait, et avec quell e force, l'existence de cette raison morale indifférente non seul ement aux calculs, mais aussi aux raisonnements les mieux inten tionnés, elle instaurait un ordre du sage-héros, étranger aux critè resordinaires. C'est donc l'Histoire elle-même qui, tout autant que l'expérience intérieure, invitait Cicéron à aller toujours plus loin dans l'élucidation des rapports entre l'éthique et la nature. Le De finibus aboutit à la conclusion que le naturalisme antiochien est apte à justifier une morale du sens commun, non celle de l'absolu. Le livre I des Tusculanes est, lui, à bien des égards très proche de ce Phédon que Caton lut, dit-on, avant de se donner la mort213.
213 Plutarque, Caton, 78, 2 : είσελθών δέ καί κατακλιθείς έλαβεν εις χείρας των Πλάτωνος διαλόγων τον περί ψυχής.
CHAPITRE III STOÏCISME, DOUTE ET IDÉAL : LINSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES
Quand on considère la bibliographie très abondante des Tusculanes, on s'aperçoit avec étonnement que très rares sont les travaux qui ont été consacrés à la totalité de l'œuvre1. Si la construction même du De finibus contraint les chercheurs à embrasser l'ensem ble du problème téléologique, ou au moins à analyser dans le détail la position sur ce sujet de chacun des grands courants philosophi ques, les Tusculanes, en revanche, parce qu'elles constituent, en apparence, un tout moins cohérent et philosophiquement plus i ndéterminé, ont été trop souvent étudiées de manière partielle, voire fragmentaire, par des savants qui s'intéressaient à tel ou tel de leurs aspects et croyaient pouvoir faire l'économie d'une vision d'ensemble. D'où ces découpages arbitraires, qui ont eu notam mentpour effet d'isoler le premier livre de tous les autres, sous prétexte qu'il ressortirait à la métaphysique et serait donc d'une inspiration différente de celle de la théorie des passions2. D'où 1 Nous aurons l'occasion tout au long de ce chapitre d'évoquer les multi plesétudes partielles qui ont été consacrées à différents aspects des Tusculanes. Parmi les études, beaucoup plus rares, qui prennent en compte l'œuvre dans sa totalité, ou tout au moins dans un très grand nombre de ses aspects, nous pou vons citer : G. Zietschmann, De Tusculanarum disputationum fontibus, Diss. Hall e,1868; R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 342-492; M. Giusta, op. cit., pas sim, et plus particulièrement dans les pages 229 à 318 du second tome, consa crées à la philosophie des passions, mais Tusc, I, n'est cité qu'une seule fois, p. 212; A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes, dans REL, 39, 1961, p. 158-171. Une intéressante étude vient d'être consacrée récemment aux problèmes de la tradition manuscrite : S. Lundström, Zur Textkritik der Tusculanen, Uppsala, 1986. 2 Très révélateurs de cette approche sont les titres des articles, au demeur ant fort importants, consacrés aux Tusculanes par de grands noms de l'érudi tion allemande : M. Pohlenz, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, dans Hermes, 41, 1906, p. 321-355; Das zweite Buch der Tusculanen, ibid., 44, 1909, p. 23-40; R. Philippson, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, ibid., 67, 1932, p. 245-294; P.Finger, Die beiden Quellen des III Buches der Tuskulanen Ciceros, dans Philologus, 84, 1929, p. 51-81. Nous n'avons pas pu, il est vrai, consulter la dissertation de M. Pohlenz, De Ciceronis Tusculanis disputationibus, Univ. - Progr. Göttingen, 1909. L'unité des Tusculanes a été fortement affirmée par A. Michel, op. cit., p. 169.
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aussi ces débats sur les sources, dont nous n'hésiterons pas à dire qu'ils sont particulièrement décevants en ce qui concerne cette œuvre. Et pourtant, si l'on admet, ce qui devrait être une évidence, que les Tusculanes forment un tout dont les éléments n'ont pas été disposés de manière indifférente et ne doivent donc pas être arbi trairement dissociés, comment s'engager dans des études de détail sans avoir au préalable tenté de définir ce que Cicéron a voulu exprimer en rédigeant ce texte? Notre projet est, en tout cas, de montrer qu'il y a dans ces disputationes une double cohérence, interne et aussi par rapport au De finibus, qui transcende les contradictions ponctuelles et dont l'explication ne peut être trouvée que dans l'inspiration platonicienne de l'Arpinate, et plus précisé mentencore dans son appartenance à la Nouvelle Académie. Il ne suffit pas, cependant, de montrer que le ciment existe, il faut aussi comprendre comment la diversité, voire l'hétérogénéité des maté riaux utilisés, loin de constituer un obstacle à l'unité de l'ensemble, est, au contraire, ce qui rend possible celle-ci.
La double cohérence Avant d'exposer les diverses manières dont a été comprise la relation entre les deux traités et de proposer nous-même une inter prétation, il n'est pas inutile de rappeler ce que dit Cicéron à ce sujet en maint endroit des Tusculanes. En effet, une recension pré cise de ces passages, même si elle n'apporte que des réponses par tiellement satisfaisantes, permet en quelque sorte de baliser la recherche en montrant comment l'Arpinate, parfaitement cons cient du caractère apparemment contradictoire de certaines de ses affirmations, estime lui-même nécessaire de s'en justifier et de fai re connaître quelle est la logique de sa pensée. Au § 82 du livre IV, la liaison entre les deux œuvres est fort ement affirmée, mais sans que soit véritablement expliquée la natu re de cette continuité : «il faut nous rendre compte», dit-il, «qu'une fois approfondie, autant qu'il est humainement possible de l'appro fondir, la question du souverain bien et du souverain mal, il n'était pas possible de demander à la philosophie sujets ni plus import antsni plus profonds que ceux de ces quatre journées»3. Il est évidemment important de rapprocher le quoad possunt ab homine 3 Cicéron, Tusc, IV, 38, 82 : Scire autem nos oportet, cognitis quoad pos sunt ab homine cognosci, bonorum et malorum finibus, nihil a philosophia posse out maius out utilius optavi quam haec quae a nobis hoc quadriduo disputata sunt.
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cognosci, platonicien et a fortiori académicien, concernant le De finibus, de la formule imagée que l'on trouve au début de la pre mière Tusculane* : quae uis ut poterò explicabo, nee tarnen quasi Pythius Apollo . . . sed ut homunculus unus e multis probabilia coniectura sequens. Une même inspiration est donc revendiquée pour les deux œuvres, celle de la Nouvelle Académie, dans sa version probablement philonienne. Plus loin, au 32 du livre V, c'est l'interlocuteur qui va amener Cicéron à s'expliquer de manière plus complète, en lui faisant remarquer qu'il y a contradiction entre les arguments qu'il avait employés pour réfuter Caton et la thèse de la vertu suffisant au bonheur. Comment prétendre, en effet, d'une part que les «An ciens» et les Stoïciens sont d'accord sur le fond, et d'autre part que seuls les seconds sont cohérents dans leur philosophie du bon heur5? La réponse de Cicéron est double. Il souligne d'abord que contrairement aux tenants d'un système, lui n'est pas lié à des dog mes et qu'il peut donc défendre librement ce qui paraît vraisemblab le, autrement dit, il excipe là encore de son appartenance à la Nouvelle Académie6. Mais il ne s'en tient pas à cette affirmation de principe qui, sur une question aussi précise, apparaîtrait comme une solution de facilité, et il reprend, sous une forme légèrement différente, ce qu'il avait déjà dit dans sa réponse à Pison : autre chose est de se demander si les Stoïciens ont raison de n'accepter comme bien véritable que Yhonestas, autre chose d'affirmer qu'une fois ce postulat admis, il constitue la formule la plus sûre de bon heur. Il n'y a donc pas contradiction entre les deux traités, mais simplement changement de perspective1. 4 Ibid., I, 9, 17. Ce terme d'homunculus nous rappelle le homuncio de Luc, 43, 134, qui était appliqué à Antiochus pour montrer qu'en refusant d'a ssumer dans ses conséquences ultimes l'éthique stoïcienne il acceptait de ne pas être un dieu, comme le sage, mais un «petit homme». Homunculus se trouve aussi en Tusc, V, 23, 64, pour qualifier avec, nous semble-t-il, une affectueuse ironie, Archimède. Il y a dans l'emploi de ces mots par Cicéron une référence littéraire, puisque Térence emploie ce terme dans Eunuque, 591, lorsque Cherea compare sur le mode comique son attitude à celle de Jupiter. 5 Ibid., V, 11, 32 : Quid est causae quin, si Zenonis rationi consentaneum sit satis magnam uim in uirtute esse ad beate uiuendum, liceat idem Peripateticis dicere? 6 Ibid., 33 : quodcumque nostros animos probabilitate percussit, id dicimus, itaque soli sumus liberi. 7 Ibid. : Non ego hoc loco id quaerendum puto uerumne sit, quod Zenoni placuerit quodque eius auditori Aristoni, bonum esse solum quod honestum esset, sed, si ita esset, + turn ut totum hoc beate uiuere in una uirtute poneret. Malgré l'état du texte, le sens de celui-ci apparaît clairement. Cicéron accepte de pren drecomme point de départ la conception stoïcienne du souverain bien, tout en
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Comme s'il craignait lui-même que sa réponse fût jugée insuf fisante, il revient à la charge un peu plus loin, répétant l'objection formulée par son interlocuteur, pour mieux en montrer ensuite l'inconsistance8. Sans invoquer cette fois la liberté de jugement propre aux philosophes de la Nouvelle Académie, il démontre que l'on peut estimer que les Stoïciens appelent «préférables» ce que leurs maîtres appelaient «biens», sans pour autant faire abstrac tion d'une différence fondamentale : «les premiers s'expriment ains i, il est vrai, mais ils ne disent pas que le bonheur est rempli de ces choses-là, tandis que les seconds estiment que sans elles le bon heur n'existe pas, ou du moins que, si bonheur il y a, on ne peut en tout cas parler de bonheur parfait». De manière progressive donc, et face à la curiosité de l'interlo cuteur,à la fois apprenti dialecticien et symbole des interrogations du lecteur, Cicéron a construit sa justification en reprenant le thè me principal de sa critique du discours de Pison, l'existence d'une double polarité dans l'éthique : Γοίκείωσις d'un côté, le bonheur de l'autre, avec des jugements différents sur le stoïcisme selon que l'on envisage son interprétation de la tendance naturelle ou la cohérence de sa doctrine de la uita beata. L'existence des deux trai téscicéroniens serait-elle donc l'illustration la plus concrète de cet tedistinction - le τέλος vu sous l'angle de Γοίκείωσις ou du bon heur - sur laquelle M. Giusta a construit toute la première partie de son œuvre9? Plus généralement, quelle est l'origine de cette dualité à l'intérieur de la philosophie morale? Avant de poursuivre dans cette direction, il nous faut souligner à quel point c'est Cicéron lui-même qui nous invite à considérer les Tusculanes comme un tout orienté vers une fin, la démonstration du bonheur absolu du sage. Là encore, c'est une intervention de l'interlocuteur qui lui permet de nous révéler, ou plutôt, de nous
sachant que celle-ci est au moins criticable, cf. la proposition si ita esset, où le subjonctif n'est pas seulement dû à l'attraction modale, mais comporte une nuance d'irréel. Il s'agit donc pour lui de montrer qu'il y a une cohérence par faite dans le système stoïcien, mais que celle-ci repose sur une hypothèse, qui, elle, n'a rien de certain. Nous reviendrons sur ce problème de l'hypothèse et de la comparaison entre le système stoïcien et la géométrie, cf. infra, p. 546-549. 8 Pour J. Humbert, traducteur des Tusculanes dans la Collection des Uni versités de France, le début du § 47 constitue une objection directement formul ée par l'interlocuteur de Cicéron. L'analyse des paragraphes précédents mont requ'en réalité c'est Cicéron lui-même qui reprend la critique qui lui avait été adressée au § 32 et qui s'efforce de la réfuter : At enint eadem Stoici «praecipua» uel «producici» dicunt quae «bona» isti. Dicunt Uli quidem, sed Us uitam beatatn completi negant; hi autem sine Us esse nullam putant aut, si sit beata, beatissimam certe negant. 9 Cf. supra, p. 351.
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confirmer la signification de son œuvre. Au § 14 du livre V, alors donc que la démonstration est déjà très avancée, celui-ci a un mou vement de révolte, comme une ultime résistance de son bon sens, et, dans une intervention exceptionnellement longue, il se refuse à accepter l'assimilation du bonheur à la vertu, évoquant en des te rmes vigoureux la réalité de la souffrance, qui peut accabler même les plus vertueux10. Cicéron ne se formalise pas de la violence de cette diatribe, il fait simplement observer à son contradicteur que la quaestio est proche de sa solution et qu'en acceptant les thèses des livres précédents il s'est préparé, bien plus, il s'est engagé, à approuver cette idée d'un sage heureux même dans les plus atroces souffrances11. Admettre, en effet, que le sage est au-dessus de la crainte de la mort, du chagrin et de la passion, c'est déjà faire implicitement de la sagesse la condition nécessaire et suffisante du bonheur. Quelques paragraphes plus loin, Cicéron développera cet temême idée en affirmant sa résolution de ne pas revenir sur des choses qu'il tient pour acquises et il donne à cette occasion le résu méle plus précis et le plus rigoureux que l'on puisse proposer des Tusculanes12 : «puisque le trouble de l'âme rend la vie malheureus e, tandis que son apaisement procure le bonheur, puisque le trou blea deux sources, le chagrin et la crainte, en ce qui concerne les maux imaginaires, la joie folle et le désir, pour ce qui est des biens chimériques, puisque tous ces mouvements sont en conflit avec la réflexion et la raison, irez-vous, quand vous verrez un homme exempt, affranchi, libre d'agitations si violentes, si discordantes et même si contradictoires entre elles, irez-vous hésiter à dire qu'il est heureux?». Les Tusculanes ne sont donc rien d'autre qu'un De uita beata, identique dans son principe - mais non dans son esprit, ni dans les moyens employés, nous essaierons de le montrer - à celui de Sénèque13. L'Académicien comme le Stoïcien ont un même but, com-
10 Cicéron, Tusc, V, 5, 14: beatamque uitam . . . conantem ire in eculeum retinet ipsa prudentia negatque ei cum dolore et cruciato quicquam esse commun e. 11 Ibid., 6, 15. 12 Ibid., 15, 43 : Atque cum perturbationes animi miseram, sedationes autem uitam efficiant beatam, duplexque ratio perturbationis sit, quod aegritudo et metus in malis opinatis, in bonorum autem errore laetitia gestiens libidoque uersetur, cum omnia (ea) cum consilio et ratione pugnent, his tu tarn grauibus concitationibus tamque ipsis inter se dissentientibus atque distractis quem uacuum, solutum, liberum uideris, hunc dubitabis beatum dicere? Trad. pers. 13 La différence essentielle étant que la proposition «il n'est d'autre bien que la beauté morale», qui est acceptée par Cicéron uniquement sur le mode hypothétique, constitue pour Sénèque le dogme fondamental de la vie heureus e.
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battre l'incrédulité que suscite cette proposition extraordinaire, pa radoxale au sens premier du terme : «la vertu suffit pour être heu reux». Mais pourquoi trouve-t-on chez Cicéron ce double trait ement du problème moral, une première fois à partir des tendances naturelles, une seconde fois du point de vue du bonheur, pourquoi cette relation ambiguë entre les deux traités, à la fois autonomes et dépendants l'un de l'autre? Il était logique de chercher l'explication de cette difficulté dans les cadres mêmes de la pensée philosophique de cette époque, et notamment dans ces grands plans d'étude de la philosophie que sont les διαιρέσεις. Il ne nous en est parvenu que deux, celle de Philon de Larissa et celle, infiniment plus complexe, d'Eudore d'Alexandrie14. Il eût été satisfaisant pour l'érudition d'identifier la démarche cicéronienne à l'une de ces méthodes, mais il faut recon naître que, dans ce domaine aussi, l'Arpinate échappe aux tentati ves qui depuis longtemps sont faites pour réduire sa pensée à des schémas scolaires. Ni Hirzel, qui a commis l'erreur, surprenante chez un si grand savant, de croire que le λόγος κατά φιλοσοφίαν dont parle Stobée, serait un véritable ouvrage que Cicéron aurait utilisé comme source pour écrire les Tusculanes15, ni Grilli, qui a voulu trouver dans ce même passage le plan précis des ouvrages philosophiques cicéroniens, n'ont pu construire une démonstration convaincante16. Plus intéressant, et plus complexe, est le cas de la διαίρεσις d'Eudore, dont nous avons déjà eu l'occasion de dire que M. Giusta en a fait l'architecture de ses Vetusta placita 17. Mais, s'il est exact que le De finibus, où sont envisagés à propos de chaque doctrine d'abord le problème du τέλος, puis celui des vertus, cor respond grosso modo à la première partie de la διαίρεσις d'Eudor e18 - lequel cependant procède à de multiples subdivisions qu'on
14 Ces deux «divisions» nous ont été transmises par Stobée, Ed., II, 6, 2, p. 14-15 M. (Philon) et p. 16-18 M. (Eudore). 15 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 490-491. Hirzel a été là victime des préjugés de la Quellenforschung, pour qui il était indispensable de trouver non seulement une source, mais surtout une source écrite. Cette grossière erreur ne doit cepen dantpas entraîner une condamnation globale de cette recherche sur les Tuscu lanesqui est riche d'intuitions fécondes. 16 A. Grilli, II piano delli scritti filosofici di Cicerone, dans RSF, 26, 1971, p. 302-305. Grilli essaie assez laborieusement de démontrer qu'il y a une très grande similitude entre le plan des œuvres philosophiques de Cicéron, tel qu'il se trouve au début du second livre du De diuinatione et la «division» de Philon de Larissa. 17 Cf. supra, p. 346, n. 35. 18 Pour Eudore, loc. cit., les éléments fondamentaux de la philosophie morale sont au nombre de trois : le θεωρητικόν, Γόρμητικόν et le πρακτικόν. En ce qui concerne la première partie, on peut noter les différences suivantes par
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ne retrouve pas chez l'Arpinate -, en revanche, nous croyons que c'est une erreur de voir dans les Tusculanes un παθητικόν. En effet, les citations que nous avons faites de cette œuvre nous ont permis de montrer que, si le problème des passions y tient effectivement une très grande place, il n'est pas traité pour lui-même, mais étro itement subordonné à la thèse centrale du livre, celle de la parfaite béatitude de l'homme vertueux, dont l'impassibilité n'est qu'un aspect 19. En fait, comme l'a montré de manière très convaincante A. Mi chel, c'est chez Cicéron lui-même qu'il faut chercher l'explication de la relation entre les deux traités, les Tusculanes apportant une réponse aux problèmes déjà posés dans le Lucullus et qui dans le De finibus semblaient conduire à une aporie20. Nous reviendrons plus loin sur le problème de fond, car pour l'instant c'est la métho de cicéronienne que nous cherchons à définir le plus précisément possible, et les §§18 et 19 du dernier livre des Tusculanes nous paraissent à cet égard d'un très grand intérêt. Reprenant une com paraison qu'il avait déjà ébauchée, mais dans un tout autre esprit, à la fin du De finibus, Cicéron affirme que la philosophie est enco re plus rigoureuse que la géométrie car, tandis que le géomètre procède de telle sorte qu'il considère comme acquis les théorèmes précédemment démontrés et n'estime nécessaire d'étudier que ce dont il n'a pas été question précédemment, les philosophes, eux, ne progressent pas de manière linéaire21. En effet, ils n'établissent pas une chaîne de déductions et, «quel que soit le point dont ils s'occupent, ils accumulent tout ce qui tend à l'établir, même s'il
rapport au plan général des livres du De finibus cicéronien : il n'y a aucune trace chez l'Arpinate, comme Giusta le reconnaît lui-même, t. 1, p. 156, du προτρεπτικόν qui, selon Eudore, devait faire partie du traitement des vertus ; le περί τεχνών επιτηδευμάτων, qui devrait suivre le développement sur les vertus est tout aussi introuvable, si l'on excepte une phrase de Fin., III, 9, 32; le χαρακτηριστικόν des vertus, c'est à dire leur description, est absent de ce même livre III. En définitive, il apparaît que, s'il y a des ressemblances incontestables entre le De finibus et l'exposé d'Eudore, les différences sont suffisamment important es pour exclure une quelconque relation de source. 19 C'est cette méconnaissance de la finalité véritable de l'œuvre qui a conduit M. Giusta à négliger presque totalement le premier livre et à expliquer la construction du dernier d'une manière que nous croyons être peu vraisemb lable,cf. infra, p. 486. 20 Cf. supra, p. 338. 21 Cf. Fin., V, 28, 83. Dans ce texte, Cicéron compare le stoïcisme aux démonstrations des géomètres, « où si l'on accorde les premières propositions, il faut accorder tout le reste ». Le compliment est empoisonné, puisque la Nouvell e Académie avait, dans la tradition de la République, souligné la fragilité des raisonnements hypothétiques, cf. infra, p. 548.
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s'agit de propositions déjà traitées ailleurs»22. Or, comme exemple de cette démarche intellectuelle, il cite les Stoïciens qui, bien qu'ayant conclu au terme de leur réflexion sur le souverain bien qu'il n'est d'autre bien que Vhonestum, ne s'en tiennent pas à cette seule démonstration, mais estiment nécessaire de traiter à part le problème de la vie heureuse23. Ces propos ne peuvent être, selon nous, appréciés à leur juste valeur que si on les rapproche de ce qu'écrit Sénèque sur ce même sujet24: «II ne faut pas confrondre deux points qui doivent être démontrés séparément : un raisonnement autonome établit qu'il n'y a de bien que l'honnête, un autre que la vertu suffit au bon heur. S'il n'y a de bien que l'honnête, tout le monde reconnaît que la vertu suffit au bonheur. Mais inversement, si la vertu seule fait le bonheur, on ne nous accordera pas qu'il n'y a de bien que ce qui est honnête». A l'instar des philosophes du Portique, l'Académicien Cicéron a donc consacré un ouvrage au problème des fins, un autre à celui du bonheur, démontrant ainsi la même exigence de rationalité par faite que les disciples de Zenon. Mais cette analogie dans la forme implique-telle un accord sur le fond? Faut-il, parce que les Tusculanes sont un traité sur le bonheur, les considérer comme une œuvre d'inspiration stoïcienne? Ce que nous avons vu jusqu'à pré sent de la Nouvelle Académie nous a surtout appris que chez le dia lecticien l'imitation est une arme bien plus souvent qu'un hommag e. Il y a donc lieu de se demander si les Tusculanes, conçues selon une méthode analogue à celle du Portique et riches en thèmes stoï ciens, ne constituent pas une critique du stoïcisme, moins apparent e mais tout aussi sévère sur le fond que celle que nous avons trou véedans le De finibus.
Le livre I et le problème anthropologique Dans la réfutation qu'il avait faite de l'exposé de Caton, Cicé ron avait laissé, malgré tout, une sorte d'échappatoire aux philoso22 Cicéron, Tusc, V, 7, 18: quamcumque rem habent in manibus, in earn quae conueniunt congerunt omnia, etsi alio loco disputata sunt. 23 Ibid. 24 Sénèque, Ep., 85, 17: Mud pr aeterea iudico obseruandum, ne duo quae separatim probanda sunt, misceamus : per se enim colligitur unum bonum esse quod honestum, per se rursus, ad uitam beatam satis esse uirtutem. Si unurn bonum est quod honestum, omnes concedunt ad bene uiuendum sufficere uirtu tem. E contrario non remittetur si beatum sola uirtus facit, unum bonum esse quod honestum esse.
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phes stoïciens en leur suggérant de modifier le principe de base de leur éthique et d'affirmer que l'homme n'est pas soumis au même type d'oiKeicooiç que tous les autres êtres vivants, mais qu'il cher che dès sa naissance à préserver ce qu'il y a de meilleur en lui, l'âme25. La reconnaissance de la singularité radicale du fait hu main était donc présentée aux Stoïciens comme le seul moyen pour eux d'éviter les contradictions que la critique académicienne avait cru déceler dans leur théorie des κατά φύσιν. D'une manière génér ale, le De finibus, nous l'avons dit, révélait l'urgence d'une anthro pologie qui exprimât la spécificité humaine de manière plus satis faisante que ne l'avaient fait l'épicurisme, le stoïcisme, ou la doctri ne des «Anciens», telle qu'elle avait été reconstituée par Antiochus26. Continuité formelle et différences de fond dans l'anthropologie Cicéron aurait pu reprendre le problème sur des bases nouvell es, en faisant abstraction de ce qui avait été dit dans le De finibus, mais une telle démarche n'eût pas été dans la logique générale de son œuvre. Il est, au contraire, intéressant de relever avec quelle subtilité il a tenu à montrer à la fois la continuité de sa réflexion et l'entrée dans une phase nouvelle de celle-ci. Nous avons souligné dans notre analyse des livres IV et V du De finibus la très grande importance de la métaphore de la vigne comme mode d'expression de l'unité du vivant, de la plante à l'homme en passant par le règne animal27. K. Reinhardt a eu rai son de noter qu'il est encore question de la vigne au 56 de Tusc, I, toutefois il lui a échappé que dans ce texte nous avons bien les él éments de la métaphore, mais négativement, sans la métaphore ellemême, c'est-à-dire sans ce qui faisait leur cohésion28. En effet, si la plante, l'animal et l'homme y sont évoqués, c'est pour montrer non plus ce que l'homme a en commun avec les autres êtres vivants, mais ce qui le différencie de ceux-ci29. Dans la conception natura-
25 II est vrai que, dans Fin., IV, 27-29, cette possibilité est, elle aussi, rejetée, puisqu'elle constitue la lecture « indif férentiste » du stoïcisme. Néanmoins, il lui est accordé une cohérence formelle, or les Tusculanes envisagent précisément le stoïcisme de ce point de vue. 26 Cf. supra, p. 441. 27 Cf. supra, p. 421. 28 K. Reinhardt, art. Poseidonios3, RE, 221, 1953, p. (558-826), p. 582. 29 Cicéron, Tusc, I, 24, 56 : animum ipsum -, si nihil esset in eo nisi id, ut per eum uiueremus, tam natura putarem hominis sustentari quant uitis, quant arboris; haec enim etiam dicimus uiuere. Item si nihil haberet animus hominis nisi ut appeteret aut fugeret, id quoque esset ei commune cum bestiis. Les irréels du présent montrent bien que le processus est exactement l'inverse de celui que
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liste défendue par Cicéron lorsqu'il avait réfuté Caton et par Pison dans son exposé de la philosophie péripatéticienne, l'accent était mis sur la continuité naturelle, l'âme apparaissant comme ajout certes précieux, mais n'altérant en rien l'unité du vivant30. Dans ce premier livre des Tusculanes, au contraire, elle n'est plus seul ement ce degré supplémentaire de perfection dans la hiérarchie de la vie, elle témoigne de la présence du divin dans l'homme. Les passages du De finibus que nous avons cités faisaient de l'âme l'aboutissement d'un processus naturel, alors qu'ici ce qui intéresse Cicéron, c'est son altérité par rapport à celui-ci. L'autorité sur laquelle il s'appuie n'est plus Polémon ni Aristote, mais Platon, comme le montrent des citations très précises du Ménon et du Phédon31. L'évocation de la réminiscence, de l'enfermement de l'âme dans le corps, l'allusion au caractère irréel de tout ce qui a un début et une fin, confirment ce que suggérait déjà la désagrégation de la métaphore de la vigne, c'est-à-dire l'abandon d'une philoso phie de la continuité naturelle et le passage à une anthropologie d'un autre type. C'est une démarche identique, à savoir l'utilisation d'un même thème pour dire des choses différentes, que nous trouvons dans les références à l'Apollon Pythien et au γνώθι σεαυτόν32. Rappelons brièvement ce qu'il en est, puisque cette question a déjà été très abondamment étudiée33. Cicéron mentionne pour la première fois le précepte delphique à la fin du premier livre du De legibus, puis dans Fin. V (discours de Pison), et enfin dans le premier et le der nier livres des Tusculanes 34. P. Boyancé a écrit des choses fort jus tes sur les points communs - réels et nombreux - entre ces textes, mais il convient aussi de mettre l'accent sur ce qui les sépare35. S'il
nous trouvions dans les livres IV et V du De finibus, où le règne végétal était le point de départ d'une ascension culminant avec l'homme, présenté comme contenant en lui tous les degrés de la hiérarchie de la nature. 30 C'est ce qu'exprimait très bien cette phrase à propos de la nature (Fin., IV, 14, 37) : Semper ita assumit aliquid ut ea quae prima dederit non asserat. 31 En Tusc, I, 57, sont cités le Ménon, 81 e, et le Phédon, 72 e. 32 Cicéron, Tusc, I, 22, 52, où la connaissance de soi est définie comme la connaissance de l'âme, le corps n'étant qu'un «vase»; V, 25,70, où est évoquée Ma a deo Delphis praecepta cognitio, ut ipsa se mens agnoscat coniunctamque cum diuina mente se sentiat. 33 Cf. P. Boyancé, Cicéron et le Premier Alcibiade, art. cit.; P. Courcelle, Cicéron et le précepte delphique, dans GIF, 21, 1969, p. 109-120; J. Pépin, Idées grecques . . ., p. 59 sq. ; A. Michel, Humanisme et anthropologie chez Cicéron, dans REL, 62, 1984, p. 128-142. 34 En dehors des passages des Tusculanes déjà cités, cf. Leg., I, 22, 58; 23, 60; Fin., V, 16, 44. 35 P. Boyancé, loc. cit.
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est vrai, en effet, que la connaissance de soi apparaît toujours chez Cicéron comme la conséquence d'une pratique approfondie de la philosophie, on ne saurait - et cela a été très justement relevé par J. Pépin - négliger le fait que le γνώθι σεαυτόν est interprété par Pison dans un sens dualiste («savoir ce que sont les facultés du corps et de l'âme et suivre un genre de vie qui ait le plein usage de celles-ci»), tandis que dans le premier livre des Tusculanes, la véri table connaissance de soi est celle de l'âme, le corps n'étant plus considéré que comme un objet inerte, «un récipient qui enferme l'âme»36. C'est là, on l'a dit, la tradition du Premier Alcibiade37. Il faut cependant se garder de conclusions hâtives en ce qui concerne les sources, dans la mesure où cette interprétation «spiritualiste» du précepte delphique était déjà présente dans Leg. I, livre indénia blement influencé par Antiochus38. Doit-on supposer que ce philo sophe avait oscillé entre un dualisme naturaliste et une anthropolog ie platonicienne39? N'y a-t-il pas là une preuve supplémentaire de la liberté avec laquelle Cicéron savait utiliser ses sources? La plus grande prudence est nécessaire dans ce type de recherches et J. Pé pin l'a bien senti, qui a présenté comme une hypothèse vraisemblab le, non comme une certitude, son attribution à Posidonius de l'a nthropologie platonicienne de Tusc. I40. Nous nous contenterons ici de remarquer que l'interprétation contradictoire qui est donnée du γνώθι σεαυτόν dans ce texte et dans Fin. V n'est pas un fait isolé mais un signe, au même titre que l'utilisation négative de la méta36 J. Pépin, op. cit., notamment p. 125, où il est très fortement affirmé que l'anthropologie de la première Tusculane ne peut avoir sa source dans le dualis me d'Antiochus d'Ascalon. Les deux références cicéroniennes que nous donnons se trouvent respectivement en Fin., V, 16, 44, et en Tusc, I, 22, 52. 37 Sur ce point tous les savants que nous avons cités sont d'accord, la divergence concernant donc la manière dont le dialogue platonicien a été inter prété par la ou les sources de Cicéron, ou encore par l'Arpinate lui-même. 38 Sur l'auteur dont Cicéron se serait inspiré pour écrire ce livre, cf. infra, p. 509. 39 S'il est vrai, en effet, que dans cette partie du De legibus le corps n'est pas expressément traité de simple récipient, il n'en reste pas moins vrai qu'au cunevaleur positive ne lui est accordée, cf. en particulier, au § 60 : quom ani mus cognitis perceptisque uirtutibus a corporis obsequio indulgentiaque discesserit. Nous sommes là bien loin de la tonalité de Fin., IV, où il s'agit de faire admettre aux Stoïciens que le corps ne peut être totalement négligé. Cette diffé rence peut donc s'expliquer par le caractère dialectique de la critique du stoïci sme ou par une évolution de la pensée d'Antiochus, les deux hypothèses n'étant pas au demeurant incompatibles, puisqu'il est fort vraisemblable que celui-ci resta, au moins un certain temps après sa rupture avec la Nouvelle Académie, marqué par les méthodes de cette école. 40 J. Pépin, op. cit., p. 165: «C'est donc de Posidonius qu'ont chance de provenir les critiques adressées par Cicéron au souverain bien tel que le concev aitAntiochus».
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phore de la vigne, de la relation si particulière qui existe entre les deux traités, et, tout comme nous avons analysé précédemment la doctrine de Γοίκείωσις dans le De finibus, nous devons maintenant rechercher sur quoi est fondée l'anthropologie de ce premier livre des Tusculanes. L'interprétation néoacadémicienne Comme cela a été souligné par M. Pohlenz, le livre est dans sa conception même platonicien, puisqu'il est construit sur l'alternati ve exposée par Socrate à ses disciples dans l'Apologie et devenue dès lors un lieu commun des consolations41 : la mort n'est pas à craindre car elle ne peut être que l'anéantissement de l'âme, un sommeil sans fin, ou bien l'essor de celle-ci vers sa véritable demeure. Apparemment, donc, le problème anthropologique n'est que secondaire, étant donné que, quelle que soit la réponse qu'on lui apporte, le résultat est, ou plutôt, devrait être, le même du point de vue de l'attitude à adopter. En réalité, cette indifférence à l'a lternative est absente de la Tusculane, Cicéron exprimant très vigou reusement sa préférence pour l'hypothèse de la survie de l'âme, choix qui sera confirmé dans le dernier livre par la description du sage, au centre de laquelle nous trouvons l'adhésion à l'anthropolog ie du Premier Alcibiade*2. En même temps donc qu'il cherche à démontrer l'inanité de la terreur qu'inspire la mort, il établit une définition de l'homme qui paraîtra quelque peu négligée dans les livres suivants et qui, tel un thème musical resurgissant triompha lement alors que de multiples variations l'avaient presque fait oublier, reparaîtra avec un éclat nouveau dans les dernières pages de l'œuvre. Homo platonicus, Cicéron l'est assurément dans cette disputatio première. De quel platonisme s'agit-il? Sur ce point les avis divergent. Pour les uns ce texte est un parfait exemple de ce mélange de pensée platonicienne et de système stoïcien, qui selon eux caractér iserait le Moyen-Portique. Cette thèse fut défendue à la fin du siè cle dernier par P. Corssen et l'idée que Posidonius avait servi de source à Cicéron pour la première Tusculane connut un succès durable43. Elle fut cependant critiquée par K. Reinhardt qui, dans 41 M. Pohlenz, dans son édition scolaire des Tusculanes, Ciceronis Tusculanarum disputationum libri V, t. 1 et 2, Leipzig, 1912, p. 28. Le passage auquel il est fait allusion se trouve dans Y Apologie, 40 c-41 c. 42 Cf. infra, p. 488. 43 P. Corssen, De Posidonio Rhodio M. Tullii Ciceronis in libro I Tusculanarum disputationum et in Somnio Scipionis auctore, Bonn, 1878 et Cicero's Quelle
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son article de la RE tenta, avec des arguments selon nous peu convaincants, de substituer Antiochus à Posidonius 44. Mais déjà auparavant, R. Hirzel, dont nous avons dit qu'il s'était trompé en prétendant que l'Arpinate s'était servi d'un ouvrage. précis de PhiIon de Larissa, avait développé une argumentation des plus intéres santes contres la thèse de Corssen 45. Se refusant à admettre que les Tusculanes fussent un traité stoïcien, il rechercha ce qui dans cha que livre pouvait être attribué à la Nouvelle Académie, et, s'il est vrai que sa démonstration n'emporte pas l'adhésion en ce qui concerne la philosophie des passions, elle se révèle précise et rigoureuse dans l'analyse du premier livre. Cette réflexion a été reprise, et en quelque sorte purifiée de ce qu'elle avait de trop étroitement Quellenforschung, par R. Miller- Jones, dans un article encore trop peu connu, eu égard à ses mérites considérables 46. Analysant le texte paragraphe par paragraphe, ce savant a montré que les idées que l'on trouve dans la première Tusculane, loin de constituer l'apanage de Posidonius, étaient fréquentes dans la pen sée platonicienne de cette époque, certaines d'entre elles ayant même fini par devenir des lieux communs des consolations. Ne pouvant revenir ici sur chacun des moments de son étude, nous avons choisi d'en approfondir un point, le problème de la nature de l'âme, afin de montrer dans quel esprit Cicéron a travaill é. Cette question, à propos de laquelle Sextus Empiricus parlera d'une πολλή και άνήνυτος μάχη 47, avait déjà été abordée dans le Lucullus, et l'Arpinate avait alors montré l'impossibilité de faire un choix parmi tant de théories 48. Au § 18 de Tusc, I, c'est encore une longue doxographie que nous trouvons, allant des Présocratiques aux disciples d'Aristote et, alors qu'on eût pu s'attendre à ce que l'Arpinate donnât son adhésion à la définition platonicienne, il ter-
für das erste Buch der Tusculanen, dans RM, 36, 1881, p. 506-523. La thèse de Corssen reçut notamment l'appui de M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, p. 115. 44 K. Reinhardt, op. cit. Nous avons déjà eu l'occasion de contester, cf. supra, p. 453, la manière dont ce savant interprétait la présence de la métaphor e de la vigne dans Tusc. I. De même, nous n'interprétons pas comme il le fait, p. 577-578, la doxographie de l'âme (cf. infra, p. 458) dans le sens d'un dévoile ment de la vérité qui serait la confirmation de ce que nous trouvons en Fin., V, 10, à propos des recherches des Péripatéticiens : quae ex cognitione facilior facta est inuestigatio rerum occultissimarum. 45 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 342-406. 46 R. Miller- Jones, Posidonius and Cicero's Tusculan Disputations I, 17-81, dans CPh, 18, 1923, p. 202-238. 47 Sext. Emp., Hyp. Pyr., II, 5, 31. 48 Cicéron, Luc, 40, 124.
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mine son enumeration par cette phrase49: «parmi ces opinions, quelle est la vraie, c'est affaire à un dieu; quelle est la plus vrai semblable, c'est une grande question». Si l'on isole ce passage, il est évident qu'il ne constitue aucun progrès épistémologique par rapport au Lucullus, dont la doxographie sur l'âme s'achevait par un constat d'isosthénie. En réalité, il doit être appréhendé dans le mouvement général de la première Tusculane et l'on s'aperçoit alors qu'il n'est que le point de départ d'une réflexion qui va trouver son aboutissement dans les §§ 67-71. Sur le fond ceux-ci n'apportent aucune certitude et, notamment, ils ne permettent pas de préciser si l'âme est un souffle, un feu, ou encore le cinquième élément aristotélicien50. Mais, d'une part, Cicéron y élimine toutes les hypothèses faisant de l'âme un agrégat ou un mélange, ce qui constitue en soi un progrès dans la recher che, et, surtout, l'impossibilité dans laquelle se trouve l'intelligence humaine de déterminer avec exactitude la physique de l'âme, y est assumée avec sérénité et considérée comme secondaire au regard de l'essentiel, c'est-à-dire de la connaissance que l'âme peut avoir d'elle-même, phénoménologiquement, à travers l'étude de ses fa cultés, et notamment de la mémoire51. Tout comme l'homme ne peut connaître Dieu, mais parvient à se persuader de son existence grâce à la contemplation des merveilles de la nature, il lui est per mis de se percevoir comme parcelle de la divinité52: «la force de l'âme n'est pas suffisante pour que celle-ci puisse se voir ellemême; mais, tout comme l'œil, l'âme, qui ne se voit pas, distingue les autres objets ... en tout cas, elle voit sa force, sa sagacité, sa mémoire, son mouvement, sa rapidité. C'est cela qui est grand, qui
49 Cicéron, Tusc, l, 11, 23 : Harum sententiarum quae uera sit, deus aliqui uiderit; quae ueri simitlima, magna quaestio est. 50 Sur cette question fort complexe on se reportera à l'article de C. Lefebvre, Quinta natura et psychologie aristotélicienne, dans RPhL, 69, 1971, p. 5-43; cf. également E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 226-272. 51 Cf. le § 67, où la connaissance de l'âme est celle de « sa force, sa sagacité, sa mémoire, son mouvement, sa rapidité». Le rôle de la mémoire est magnifié, dans la tradition platonicienne de la réminiscence, au § 57. Par ailleurs, il est à remarquer que Cicéron, fidèle en cela à la tradition d'Arcésilas, n'affirme pas dogmatiquement l'impossibilité de connaître la nature de l'âme. 52 Ibid. : Non ualet tantum animus, ut se ipse uideat. - At ut oculus, sic ani mus se non uidens alia cernii . . . uim certe, sagacitatem, memoriam, motum, celeritatem uidet. Haec magna, haec diuina, haec sempiterna sunt. Qua facie quidem sit, aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est., trad. pers. Cette comparai son entre l'œil et l'âme a son origine dans le Premier Alcibiade, 132 d, où la tonalité est, cependant, nettement moins pessimiste. Elle a été reprise par Aristote, cf. Bignone, loc. cit., p. 243-244. Le reproche que l'on peut faire à Bignone est que dans son désir d'utiliser cette Tusculane comme témoignage sur le pre mier Aristote, il ignore presque totalement le rôle de la Nouvelle Académie.
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est divin, qui est éternel. Pour ce qui est de savoir quelle est sa phy sionomie ou sa demeure, la question ne mérite même pas d'être posée». Cicéron ne renie donc nullement ce qu'il a écrit dans le Lucullus et dans cette même Tusculane au sujet de la doxographie de l'âme, simplement le travail philosophique lui a permis de défi nir une vraisemblance, l'origine divine de l'âme, et une méthode qu'il estime féconde, l'analyse reflexive des capacités de l'intellect. On est frappé de constater à quel point, sur cette question comme sur tant d'autres, Cicéron et Philon d'Alexandrie sont à la fois très proches et très éloignés l'un de l'autre. Dans De mutatione nominum, l'Alexandrin, reprenant en des termes légèrement diffé rents la métaphore de l'œil et de l'âme, dit que celle-ci n'a pas besoin d'une lumière extérieure pour lancer ses regards, car elle est elle-même lumière; puis, voulant justifier l'incapacité dans la quelle se trouve l'homme de percevoir Dieu, il ajoute53: «Qu'y at-il d'étonnant que l'Être soit imperceptible aux hommes, quand l'esprit qui est en chacun de nous est inconnaissable? Qui a vu, en effet, l'essence de l'âme? Son manque de clarté a suscité des mil liers de disputes chez les sophistes qui ont apporté des avis contrai res ». Les thèmes sont exactement les mêmes dans ce texte que ceux que nous avons relevés chez Cicéron et l'allusion aux disputes des Sophistes correspond évidemment à la doxographie que Philon n'a pas jugé bon d'exposer. Cependant, cette identité ne doit pas diss imuler la différence qui existe dans la finalité des deux raisonne ments. Pour Philon, il s'agit avant tout d'expliquer pourquoi, alors que la Révélation a eu lieu, Dieu demeure inconnu, et sa descrip tion de l'ignorance dans laquelle se trouve l'homme de la nature divine s'inscrit sur fond de certitude absolue54. Chez Cicéron, au contraire, cette certitude n'existe pas : il y a eu passage, de la divers itédes hypothèses sur la définition de l'âme à l'affirmation de l'origine divine de celle-ci, mais cette ascension ne doit pas être considérée comme l'abandon de Γέποχή de la Nouvelle Académie. En effet, si l'Arpinate a tenu à aller le plus loin possible dans le probable, il n'a jamais affirmé, ni même suggéré, qu'il estimait avoir franchi la limite entre le vraisemblable et la vérité. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer deux passages assez éloignés l'un de l'autre dans le livre. Au § 24, l'interlocuteur dit quelle séduction exerce sur lui l'hy-
53 Philon Al., Mut., 10 : τίς γάρ ψυχής ούσίαν ειδεν;ΤΗς ή άδηλότης μυρίας έριδας σοφισταΐς έγέννησεν εναντίας είσηγουμένοις γνώμας ... Cf. également Somn., I, 30-34. 54 Ce point a été admirablement mis en lumière par V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l'Écriture chez Philon d'Alexandrie, Leiden, 1977, p. 183-202.
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pothèse de l'immortalité de l'âme, et aussi sa déception de ne plus pouvoir y croire une fois qu'il a cessé de lire le Phédon. Il voudrait, dit-il, en être persuadé, quand bien même la réalité serait différent e : etiamsi non sit, mihi persuaderi tarnen uelim. Or Cicéron se montre si convaincant, il donne tant d'arguments en faveur de la survie de l'âme que l'autre, dans son enthousiame de néophyte, s'exclame au § 77 que rien ne viendra désormais à bout de sa certi tude : me nemo de immortalitate depellet. C'est alors que Cicéron lui objecte qu'il ne faut pas avoir trop de confiance en soi et que l'erreur est toujours possible, même sur les points que l'on croit les mieux établis55. La préférence que l'on donne à la solution platoni cienne ne doit donc pas conduire à négliger la possibilité d'une autre anthropologie. Dans un premier temps, le philosophe a conduit son interlocuteur d'une adhésion sentimentale et éphémère au platonisme à une conviction étayée par la raison, mais sa tâche ne s'est pas arrêtée là. Il lui faut, en effet, empêcher le disciple de céder à l'illusion d'être parvenu à la connaissance de la vérité et lui faire comprendre que Platon lui-même a pu se tromper. La thèse de l'immortalité de l'âme n'est pas un dogme que l'on doit accepter avec une tranquille et immuable certitude, elle exige un engage ment,un pari, elle est, pour reprendre une expression platonicienn e, un καλός κίνδυνος56. La seconde anthropologie, celle qui considère que l'âme dispar aît,immédiatement ou à terme, et que la mort est donc l'anéanti ssement total de l'être humain, remplit donc une double fonction57. Comme la première, elle a une finalité thérapeutique, elle vise à montrer que la crainte de la mort peut être vaincue, quelle que soit l'idée que l'on se fait de la nature de l'âme. Mais elle est aussi le signe de la distance séparant le philosophe de la vérité, et les cateruae contra dicentium, que l'interlocuteur voudrait ignorer dans sa ferveur, viennent opportunément rappeler que la recherche ne saurait s'arrêter58. Il n'entre pas dans notre propos de faire ici une étude détaillée de cette deuxième partie du livre, mais il est une question que nous ne pouvons laisser de côté, parce qu'elle concerne la relation entre pensée platonicienne et stoïcisme dans ce premier livre des Tusculanes, il s'agit de la position de Panétius59.
55 dere. 56 57 Tusc, 58 59
Cicéron, Tusc, I, 31, 78 : Laudo id quidem, etsi nihil nimis oportet confiCf. Platon, Phédon, 114 d. Cette nouvelle anthropologie occupe les paragraphes 77 à 94 de I. Cf. ibid., § 77. Cf. les § 79 à 81.
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II est assurément normal que Cicéron, losqu'il évoque les phi losophes pour qui l'âme disparaît après la mort, s'intéresse moins à Démocrite et aux Epicuriens, dont il estime sans doute logique qu'ils professent une telle opinion, qu'à un philosophe qui n'appart ient pas à la tradition des atomistes et pour qui il ressent une très grande estime60. Panétius nous est décrit comme un fervent admi rateur de Platon, ne divergeant de celui-ci que sur la question de la survie de l'âme, car, comme les autres philosophes du Portique, il pensait que «l'âme subsiste après sa sortie du corps, mais qu'elle ne subsiste pas toujours»61. Cette position, il l'avait exprimée sous la forme de ces syllogismes, si chers aux Stoïciens62 : - nul ne conteste que ce qui est né périsse; or l'âme naît; donc elle doit périr. - tout ce qui souffre est sujet à la maladie, et par suite à la mort; or l'âme souffre; donc elle doit mourir. Ces syllogismes sont très proches de ceux par lesquels Camèade avait combattu la conception stoïcienne de l'existence des dieux, et l'on en a déduit que Panétius aurait imité l'Académicien en appli quant à la thèse de l'immortalité de l'âme la démonstration que celui-ci avait élaborée pour réfuter le panthéisme63. Nous croyons que les choses sont en fait moins simples et que Camèade avait luimême utilisé contre le stoïcisme une argumentation de Zenon et de Chrysippe64. Mais l'essentiel n'est pas là; ce qu'il nous paraît important, en effet, de remarquer, c'est la continuité de la dialecti que de Camèade au platonisme de ce permier livre des Tusculanes, qui exprime positivement ce qui existait à l'état de virtualité dans la réfutation carnéadienne du stoïcisme, telle que nous la trouvons au dernier livre du De natura deorwn65. Camèade démontrait, en effet, dans sa lutte contre le vitalisme stoïcien, qu'aucun être animé ne peut être immortel (nullum igitur animal est sempiternum), ce qui signifiait implicitement que, si l'immortalité existe, elle est
60 Les jugements laudateurs sur Panétius abondent dans l'œuvre cicéronienne, cf. De rep., I, 21, 34; Luc, 33, 107; Fin., IV, 9, 23 et 28, 79; Off., II, 14, 51. 61 Cicéron, Tusc, I, 31, 78, trad. pers. 62 Ibid., 79. 63 Cf. E. Benz, Tübing. Beitr. ζ. Altert., 7, 1929, p. 13, η. 2, cité par Pease dans sa note à De nat. de., III, 12, 29. 64 Les syllogismes carnéadiens apparaissent comme la parodie destructrice de ceux par lesquels Chrysippe, et sans doute avant lui Zenon, prétendaient démontrer que l'univers est un être animé, cf. Diog. Laërce, VII, 143 = S. F.F., II, 633. 65 Cf. infra, p. 684 sq.
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étrangère au monde de la matière et de la sensation66. Or, ce qui était ainsi suggéré par le scholarque est explicité dans la Tusculane, puisque Cicéron, citant Platon, répond à Panétius que ce qui survit de l'âme est la raison, laquelle est exempte de mouvements désor donnés et se trouve logée loin du désir et de la colère, sans commun ication avec eux67. L'erreur de Panétius, ce en quoi il demeure profondément stoïcien malgré son admiration pour Platon, c'est donc qu'il a été incapable de renoncer à l'immanence, de concevoir une réalité qui échappe aux lois de la matière et de la vie. Pour le réfuter, Cicéron a fait une digression, alors qu'il eût dû, comme il le reconnaît lui-même, se contenter de montrer qu'une telle doctri ne n'impliquait nullement la perception de la mort comme un mal68. Mais cette critique de Panétius n'était-elle pas le meilleur moyen de montrer, dans un livre se caractérisant par la place res treinte qu'y occupe la polémique, la différence existant entre le stoïcisme, fût-il représenté par le plus platonicien de ses scholarques, et la tradition authentiquement platonicienne? La présence du stoïcisme dans Tusc, I, et sa signification II est regrettable que R. Hirzel ou R. Miller Jones, dans leur désir de prouver l'indépendance de Cicéron par rapport au stoïci sme dans cette Tusculane, aient jugé nécessaire de sous-estimer, voi rede nier, la présence en elle d'éléments stoïciens. En effet, la pré sence de ceux-ci n'implique par elle-même aucune adhésion au stoïcisme, car des fragments de doctrine ainsi isolés perdent le sens que leur donnait leur insertion dans un contexte systématique. Il n'y a donc aucun paradoxe à identifier comme étant d'origine stoïcienne certains thèmes du livre, tout en affirmant que celui-ci obéit à une logique qui n'est pas celle du stoïcisme. L'important est de définir la relation de ces éléments stoïciens à leur nouveau contexte. Parmi les arguments avancés par Cicéron en faveur de l'im mortalité de l'âme, celui du consensus des nations sur cette ques tion occupe une place considérable. En effet, après avoir évoqué la tradition des meilleurs, c'est-à-dire celle des plus anciens, qu'il s'agisse des casci dont parle Ennius ou de l'évhémérisme grec, il
66 On peut mettre en relation cette idée avec la lecture que faisait la Nouv elle Académie du Phédon, cf. supra, p. 265. 67 Cicéron, Tusc, 1, 33, 80. 68 Ibid., 81.
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annonce ce qu'il qualifie de maxumum argumentum69 : le fait que tous les hommes ont le plus grand souci de ce qui doit arriver après leur mort prouve qu'ils ont «une sorte de vision des siècles à venir» et qu'ils pressentent qu'il existe quelque chose après la mort. Se référant à ce passage, R. Miller Jones a voulu montrer, notamment à travers un certain nombre de citations d'Aristote, qu'il n'a rien d'exclusivement stoïcien70. Cela est vrai sur le fond, mais Cicéron ne se contente pas d'une simple mention du consen sus omnium, il s'exprime au sujet de cet argument en des termes très proches de ceux qu'emploiera le stoïcien Balbus dans son dis cours du De natura deorum, il s'appuie sur une théorie du consen tement universel comme lex naturae, qui est spécifiquement stoï cienne71. Mais ce qui pour les Stoïciens est un dogme, une certitu de absolue, relève pour lui d'une vraisemblance, certes précieuse, mais qui ne peut être confondue avec la vérité72 : «Si le consente ment universel est la voix de la nature ... il est vraisemblable, les individus les meilleurs étant ceux-là qui s'intéressent le plus à la postérité, qu'il existe quelque chose dont ils doivent avoir le sent iment après leur mort». L'argument stoïcien du consensus omnium a été à la fois conservé dans sa littéralité, et doublement détourné de son sens premier, puisqu'il s'est trouvé, d'une part, relativisé et, d'autre part, mis au service d'une thèse, celle de l'immortalité de l'âme, que le Portique condamnait. Ce même type d'analyse peut être fait à propos d'autres mo ments du texte, et cela d'autant plus facilement que des rapproche ments avec Sextus Empiricus ou Philon d'Alexandrie permettent de
69 Ibid., I, 12, 27. Sur les cosci, cf. Varron, Ling, lai., VII, 28 : et primum «cascum» significai uetus; secundo eins origo Sabina, quae usque radices in Oscam linguam egit. Cascum uetus esse significai Ennius, quod ait : quam prisci cosci populi genuere Latini (Ann., 2, 4). Sur la critique par Ennius de la religion polythéiste, cf. P. Grimai, Le siècle .... p. 223. 70 Les textes aristotéliciens cités par R. Miller- Jones, op. cit., p. 207, (Eudème, frgs 39 et 44 Rose; Méta., 1074 b 1-14) ne sont pas convaincants. Il eût été plus pertinent d'évoquer le De caelo, 1, 270 b 5-8, et les textes cités par Pease, Nat. de., I, p. 295. 71 Cicéron, De nat. de., II, 3, 12 : Itaque inter omnis omnium gentium sum maconstat; omnibus enim innatum est et quasi insculptum esse deos. Malgré la présence de l'adjectif innatus il ne faut pas conclure que pour les Stoïciens la croyance en Dieu était antérieure à l'expérience, cf. supra, à propos des prénot ionsp. 348. Sur le consensus stoïcien, cf. R. Schian, Untersuchungen über das «argumentum e consensu omnium», Hildesheim-New York, 1973, p. 134-141, qui parle fort justement d'un Neufundierung des Arguments in der Stoa. 72 Cicéron, Tusc, I, 15, 35 : Quodsi omnium consensus naturae uerisimile est.
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mieux éclairer le propos cicéronien. Il n'est pas inutile d'en donner quelques exemples. Dans son traité Contre les physiciens, Sextus explique que les adversaires du stoïcisme avaient critiqué son utilisation théologi que du consensus omnium en objectant que tous les hommes croient aux légendes de l'Hadès, alors que celles-ci n'ont rien de vraisemblable73. A cela les Stoïciens répliquaient que la contradic tion était dans l'idée même de l'existence des Enfers, l'âme ne pou vant descendre, mais uniquement monter, puisque faite d'air igné. L'ascension des âmes est ainsi décrite dans ce même passage74 : «ayant quitté la sphère du soleil, elles habitent la région sublunaire et elles restent là fort longtemps à cause de la pureté de l'air; pour subsister elles utilisent la vapeur qui s'élève de la terre, comme les autres astres, et rien dans ces régions ne peut les dissoudre». Comme les Stoïciens, Cicéron n'a que mépris pour les mythes relatifs aux Enfers, dans lesquels il voit une carence du raisonne ment75.Cependant, contrairement à ces philosophes, il n'invoque aucune doctrine physique précise pour condamner cette croyance, se contentant de mettre en évidence une contradiction bien plus frappante pour le sens commun76 : ceux qui jadis croyaient aux Enfers y situaient des actions exigeant la présence des corps, alors même que ceux-ci avaient été incinérés. En revanche, cette descrip tion de l'ascension des âmes, que les Stoïciens utilisaient comme un argument contre l'existence de l'Hadès, lui, la reprend presque textuellement à l'appui de sa démonstration de l'immortalité de l'âme, laissant volontairement de côté le fait, pourtant essentiel, que dans le stoïcisme il s'agit d'une survie provisoire de celle-ci. Ce qui, dans le système stoïcien, est un élément indissociable de l'e nsemble de la doctrine, apparaît au contraire à l'Arpinate comme une particule de probabilité («si l'âme relève des quatre éléments . . . c'est d'air enflammé qu'elle est constituée77) insérable, du fait même de l'incertitude qui lui est inhérente, dans des contextes dif-
73 Sext. Emp., Adu. phys., I = Adu. math., IX, 71-74. 74 Ibid., 73 : ίκσκηνοι γοϋν ηλίου γενόμεναι τον ύπο σελήνην οίκοΰσι τρό πον, ένθάδε τε δια τήν ειλικρινειαν τοϋ αέρος πλείονα προς διαμονήν λαμβάνουσι χρόνον, τροφή τε χρώνται οικεία τη άπό γής αναθυμιάσει ώς και τα λοιπά άστρα, το διαλυσόν τε αύτάς έν έκείνοις τοις τόποις ούκ εχουσιν. Trad. Grenier modif iée. 75 Cicéron, Tusc, I, 16, 36 : Cuius (= rationis) ignorano finxit inferos easque formidines quas tu contemnere non sine causa uidebare. 76 Ibid., 37. 77 Ibid., 42 : /5 autem animus qui si est horum quattuor generum ... ex infiammata anima constat. Cicéron n'accepte donc de suivre Panétius sur la physique de l'âme que dans la mesure où la théorie stoïcienne peut servir à étayer, en quelque sorte malgré elle, la thèse de l'immortalité de l'âme.
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férents, et apportant à chacun d'eux un surcroît de vraisemblanc e. Nous avons pris notre deuxième exemple dans la description que fait Cicéron de la vie de l'âme lorsqu'elle est installée dans les régions éthérées78. Il est inutile d'insister sur ce que cette eschato logie doit à Platon. Toutefois, au centre de ce passage, nous trou vons un développement sur la relation entre les sens et l'âme, auquel il est possible de trouver une lointaine origine dans le Théétète, mais qui, tel qu'il se présente là, doit certainement beaucoup à une source intermédiaire79: «maintenant même», écrit-il «ce n'est pas avec les yeux que nous percevons ce que nous voyons, car il n'y a aucune capacité de sentir dans le corps, mais - ainsi que l'ense ignent non seulement les physiciens, mais encore les médecins qui ont dégagé et mis à jour ces conduits - il existe des sortes de canaux qui font communiquer le siège de l'âme avec les yeux, les oreilles, les narines». Plus loin, Cicéron parlera des «cinq messa gers de l'âme», qui lui rapportent des nouvelles dont elle est seule juge, et il louera l'art avec lequel la nature a façonné les conduits qui vont de l'âme au corps80. Les passages que nous venons de citer correspondent bien à la manière dont les Stoïciens expli quaient le rôle de l'hégémonique dans la représentation, et, au demeurant, il nous est parvenu un texte stoïcien très proche de ce qu'écrit Cicéron81. Cependant, là encore, l'Arpinate n'emploie les thèmes et les métaphores stoïciens qu'en les adaptant à la philoso phie qui est la sienne. En effet, si dans un premier temps il s'expr ime d'une manière que ne renierait pas un philosophe du Portique, c'est pour ajouter aussitôt après que «ces conduits n'en sont pas moins en quelque sorte obstrués dans une certaine mesure par des éléments terrestres et grossiers, tandis que, quand l'âme existera seule, nul obstacle ne l'empêchera de percevoir la qualité de toute chose»82. Cicéron parle donc de la perception comme les Stoïciens, mais avec cette différence qu'il situe dans l'idéal ce qui pour eux ressortit à la réalité actuelle. 78 Ibid., 19, 43-21, 49. 79 Ibid., 46: Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quae uidemus; neque est enim ullus sensus in corpore, sed, ut non physici solum docent, uerum etiam medici qui ista aperta et patefacta uiderunt, uiae quasi quaedam sunt ad oculos, ad auris, ad naris a sede animi perforatae. Nous avons légèrement modif ié la traduction Humbert. 80 Ibid. et § 47 : foramina ilia quae patent ad animum a corpore callidissimo artificio natura fabricata est. 81 Cf. Aetius., Plac, IV, 5, 3 = S.V.F., II, 866. 82 Ibid. : tarnen terrenis concretisque corporibus sunt intersaepta quodam modo; cum autem nihil erit praeter animum, nulla re obiecta impediet quo minus percipiat quale quidque sit.
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La comparaison avec Philon d'Alexandrie montre qu'une telle démarche n'est pas propre à l'Arpinate. Nous trouvons, en effet, dans le De fuga et inuentione une autre métaphore stoïcienne pour illustrer le processus de la représentation83 : l'hégémonique est comme une source qui envoie son eau jusqu'aux sens et permet à ceux-ci de «couler vers le sensible». Philon est-il stoïcien pour autant? Nullement, puisque dans ce même traité (et l'on pourrait multiplier les exemples) il interprète l'interdiction que fait Dieu à Moïse de s'approcher du buisson ardent comme l'expression all égorique de l'incapacité de l'intelligence humaine à connaître les causes dernières84. Pour les Stoïciens, au contraire, il n'y a pas de limite à la science humaine et c'est par elle que le sage devient l'égal de la divinité. Parce que le stoïcisme, une fois désarticulé, c'est-à-dire privé de son enracinement dans le sensible, se prête fort bien à une lec ture idéaliste, Cicéron et Philon se réfèrent à lui sans céder en quoi que ce soit sur ce qui pour eux est primordial, à savoir cette rela tion de l'homme à Dieu, faite à la fois de similitude et de distance, rendant impossible toute certitude spécifiquement humaine, mais permettant à la raison de confirmer dans une certaine mesure la croyance. En ce qui concerne plus précisément l'Arpinate, ses em prunts au Portique n'altèrent en rien le caractère platonicien de sa démonstration, ils traduisent la volonté d'enrichir et d'actualiser la pensée de Platon en lui donnant un nouveau langage, non l'inten tion de la diluer dans un quelconque syncrétisme. Mais comment définir le platonisme de cette première Tusculane? Tout comme le Lucullus, la disputano sur la vanité de la crain te de la mort est placée sous le signe de Γέποχή, le Socrate du Phédon étant pour Cicéron le sage qui, bien qu'il ait la conviction que l'âme est immortelle, s'abstient de donner un assentiment ferme à cette thèse85. L'inspiration néoacadémicienne, dont nous avons tenté de montrer l'importance dans le livre, s'exprime même, à l'occasion, en des termes qui sont proches de ceux du dialogue sur le critère de la vérité86. Sur le fond, le Cicéron qui parle de l'im-
83 Philon Al., Fug., 182. Cette métaphore est très proche de celle, stoïcienne, que nous trouvons chez Aetius, Plac, IV, 8, 1 = S.V.F., II, 850, où il est question des πνεύματα νοερά qui vont de l'hégémonique aux sens. Sur les métaphores stoïciennes, cf. l'important ouvrage de K. H. Rolke, Bildhafte Vergleiche bei den Stoikern, Hildesheim - New York, 1975. 84 Ibid., 162. 85 Cf. ce qui est dit de Socrate en I, 41, 97-98, où est évoqué le raisonne ment de Socrate dans XApologie, cf. supra, n. 62. 86 Ibid., 42, 100, où est réaffirmée l'image que la Nouvelle Académie avait donnée de Socrate : suum illud, nihil ut adfirmet, tenet ad extremum.
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mortalité de l'âme est tout aussi pessimiste quant aux capacités de la raison raisonnante que celui qui combattait la théorie stoïcienne de la connaissance. Entre les deux œuvres, entre le Lucullus et la Tusculane, il existe malgré tout une différence importante. Alors que dans le premier, la probabilité, quand elle parvenait à émerger de l'isosthénie, n'était envisagée que comme une approche incertai ne de la vérité, dans l'autre texte elle finit par exister en quelque sorte par elle même, comme espoir et comme exigence d'absolu. La célèbre réplique de l'interlocuteur, approuvée par Cicéron {erra re mehercule maio cum Piatone . . . quam cum istis uera sentire*7) n'est pas une boutade, elle exprime selon nous cette nouvelle fonc tion de la croyance, qui ne se définit plus seulement par rapport au vrai et qui, même fausse, se justifierait par le sens qu'elle serait susceptible de donner à l'existence. Ce que Cicéron recherche chez Platon, ce ne sont pas des arguments parfaitement convaincants, mais une définition de l'homme, dont il n'ignore pas qu'elle peut être fausse, et dont il pense cependant qu'elle est la seule suscepti ble de rendre compte des aspects les plus nobles de la réalité humaine. S'il semble faire peu de cas de la vérité théorique, c'est au nom d'une vérité d'expérience88: des hommes, philosophes ou pas, meurent avec un courage si grand que leur exemple prouve que la mort n'est pas un mal. Cette même constatation conduira le Montaigne du dernier livre des Essais à la conclusion que la mort est «le bout, non le but de la vie» et à la glorification de ce doux guide qu'est Nature89. La position de Cicéron est, nous semble-t-il, plus complexe, puisque ces exempta ne créent en lui aucune certi tude définitive, mais sont à la fois un puissant motif de consolation face à l'angoisse de la mort et l'un des éléments qui vont permettre de façonner, à partir de la réalité humaine, la figure idéale du sage90.
87 Ibid., 16, 40. 88 Ce sont les exempla que nous trouvons à partir du § 89 et qui sont intro duits par la phrase : Quamquam quid opus est in hoc philosophari, cum rem non magnopere philosophia egere uideamus ? 89 Montaigne, Essais, III, chap. 12, p. 1051 de l'édition Villey : «Mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie»; pour la glori fication de la Nature, cf. surtout le chapitre XIII, «De l'expérience». 90 On résumera cette différence en disant que le Montaigne du dernier livre des Essais est intensément immanentiste, au point de railler la recherche philosophique, alors que Cicéron, tout en admirant l'ordre naturel, n'exclut jamais ni l'interrogation sur celui-ci ni la possibilité de l'erreur.
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L'ÉTHIQUE La philosophie des passions dans les livres II, III, IV
La liberté de l'Académicien A la notable exception, que nous avons déjà signalée, de R. Hirzel, la philologie classique a vu dans les livres II, III et IV des Tusculanes des textes d'une inspiration nettement stoïcienne91. On ne saurait négliger ses analyses, car si l'attribution d'un livre à tel phi losophe du Portique plutôt qu'à tel autre fut souvent faite à partir de critères discutables, indéniablement le stoïcisme tient dans cette partie de l'œuvre une place telle qu'on conclurait volontiers à une éclipse de Γέποχή. A plusieurs reprises Cicéron prend ses distances par rapport à l'Ancienne comme à la Nouvelle Académie. Ainsi, au § 12 du livre III, citant le mot de Crantor qui se refusait à considé rer comme un bien l'insensibilité et disait qu'elle se paye par la barbarie de l'âme et l'atonie du corps, il reconnaît la finesse du propos, mais met en garde contre un langage qu'il juge propre à flatter la faiblesse et la lâcheté92. De toute évidence, il ne se recon naît pas dans cette métriopathie, chère à l'Académicien comme aux Péripatéticiens. Plus loin dans ce même livre, il s'oppose vigoureu sementà Camèade et prend contre lui le parti de Chrysippe à pro pos de la meilleure manière de combattre le chagrin93. Camèade reprochait, en effet, au Stoïcien de croire que l'évocation de la loi universelle soumettant tout homme à la mort pouvait être un sujet de consolation, et il soutenait qu'il y avait tout lieu au contraire de déplorer cette cruauté du destin. Cicéron, défenseur sur ce point de l'orthodoxie stoïcienne, estime, au contraire, que la prise de conscience de la réalité de la condition humaine est de nature à empêcher une vaine révolte et, par là-même, à soulager le cha grin94. Cette adhésion aux idées du Portique sur l'éradication des passions, cet apparent éloignement de la Nouvelle Académie trouve sa confirmation dans une phrase à laquelle la prudence de la fo rmulation donne une force particulière95: «nous aurons beau har celer ces gens-là, comme Camèade avait l'habitude de le faire, je crains qu'il n'y ait qu'eux comme véritables philosophes». La seule 91 Cf. les articles cités à la note 2. 92 Cicéron, Tusc, III, 6, 13 : Sed uideamus ne haec oratio sit hominum adsentantium nostrae inbecillitati et indulgentium moltitudini. 93 Ibid., 25, 60. 94 Ibid. : Nam et nécessitas ferendae condidonis humanae quasi cum deo pugnare prohibet admonetque esse hominem, quae cogitatio magno opere luctum leuat . . . 95 Op. cit., IV, 24, 53 : Quamuis licet insectemur istos, ut Carneades solebat, metuo ne soli philosophi sint.
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fois où Cicéron approuve sans réserve Camèade dans ces livres, c'est à propos d'une disputatio au cours de laquelle le scholarque défendait, sans doute dialectiquement, une thèse stoïcienne, celle de l'insensibilité du sage aux malheurs de sa patrie96. Nous percevons plus nettement encore dans quel état d'esprit Cicéron écrit au sujet des passions, en comparant cette partie des Tusculanes à un texte bien intéressant malgré ses nombreuses mal adresses formelles, cette Consolation à Apollonios dont l'attribu tion à Plutarque demeure controversée97. Même s'il arrive à l'au teur de cette œuvre d'utiliser des thèmes stoïciens devenus des lieux communs, la tonalité de son livre est étrangère au stoïcisme, elle traduit une conception moins intransigeante de l'éthique et une attention plus grande à l'affectivité98. Dans la tradition de Crantor, l'Académicien Plutarque (ou son imitateur) fait l'éloge de la métriopathie, estimant que le rôle de la philosophie est de maint enir la douleur dans des limites convenables, non de l'extirper99. Cicéron, au contraire, a, en tout cas en ce qui concerne le sage, une position beaucoup plus radicale, se refusant à admettre que l'âme de celui-ci puisse connaître le moindre trouble et il semble donc adhérer totalement à la doctrine stoïcienne de la condamnation sans nuance de la passion100. Y aurait-il donc un hiatus dans les Tusculanes entre le premier livre où le stoïcisme est utilisé sans être approuvé sur le fond, et les livres suivants où il régnerait en maître? Parce que nous croyons très fortement à l'unité de cette œuvre, nous voulons mettre en évidence un certain nombre d'él éments que le lieu commun du stoïcisme de ces Tusculanes a fait négliger.
96 Ce passage a été étudié par A. M. Ioppolo, Cameade e il terzo libro delle «Tusculane», dans Elenchos, 1, 1980, p. 76-91, qui conclut au caractère dialecti que de cette proposition carnéadienne. 97 Cf. la remarquable édition de J. Hani, Consolation à Apollonios, Paris, 1972. Les arguments contre l'authenticité ont pour origine l'absence de l'œuvre dans le Catalogue de Lamprias et des considérations stylistiques. J. Hani est cependant assez réticent à leur égard, cf. p. 40 : « nous sommes donc résolument favorables à l'hypothèse de l'authenticité. Nous disons bien l'hypothèse, car on ne peut être totalement aff irmatif : les problèmes soulevés par la Consolation à Apollonios, même ramenés à de plus justes proportions, demeurent entiers ». 98 La position de l'auteur de la Consolation est que, si le deuil est un mal, « il faut le restreindre, le réduire et le supprimer dans toute la mesure du possi ble» (19, 111 f). La restriction est caractéristique de la modération qui domine dans cette œuvre. 99 En 3, 102 d, l'auteur de la Consolation condamne l'apathie en s'appuyant sur le passage de Crantor cité par Cicéron en III, 6, 12. 100 Sur la doctrine stoïcienne de la passion, on se reportera à l'ouvrage déjà mentionné de J. Pigeaud, La maladie de l'âme, p. 245-371 («Stoïcisme et maladie de l'âme»).
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Rappelons d'abord que, malgré l'importance de ses emprunts au stoïcisme, qu'il est le premier à reconnaître, Cicéron ne renonce pas à se définir comme néoacadémicien, puisque, au début du livre II, dans un passage dont nous avons déjà eu l'occasion de montrer l'importance, il affirme une fois de plus sa préférence pour la méthode antilogique, à la fois instrument de connaissance et exer cice oratoire, et il semble faire des disputationes de Tusculum le prolongement de l'enseignement de Philon de Larissa101. Mais estce là autre chose qu'une simple déclaration de principe et faut-il voir dans le fait que les entretiens se déroulent dans YAcademia de la propriété un symbole révélateur de la signification de l'œuvre? Qu'est-ce qui dans les disputationes elles-mêmes corrobore la fidéli té de Cicéron à l'école platonicienne? Il nous semble d'abord qu'on n'a pas prêté suffisamment d'at tention aux formules qui introduisent les thèmes stoïciens, considé rées peut-être comme de simples clauses de style, alors qu'elles ont une importance certaine pour qui veut déterminer quel est le mou vement de la pensée cicéronienne. En effet, elles ne traduisent jamais une identification totale au système de Zenon, elles sont au contraire autant de signes qui montrent une distance parfois inf ime, mais irréductible par rapport au stoïcisme. Qu'il s'agisse de parler more Stoïcorum ou de «demander un traitement à ces philo sophes», Cicéron parle d'eux comme de gens dont il adopte provi soirement la méthode et les idées, nullement comme de maîtres auxquels il se sentirait intellectuellement et af f ectivement lié 102. Ail leurs, il est question de la tradition socratique de la santé de l'âme (la sagesse), dont les Stoïciens auraient été les meilleurs gardiens, ce qui est à la fois un hommage rendu au Portique et un déni de son originalité 103. D'une manière générale, l'analyse stoïcienne de la passion apparaît comme le prélude à une réflexion plus libre, plus soucieuse d'efficacité pratique et laissant une large place à la confrontation des différentes méthodes, «les rames de la dialect ique» préparant «les voiles de l'éloquence»104. Il ne s'agit pas seule ment, comme dans les Paradoxes, de mettre la virtuosité au service de dogmes peu accessibles au commun des mortels, mais, tout en
101 Cicéron, Tusc, II, 3, 9, cf. supra, p. 49. 102 Ibid., Ill, 6, 14; Π, 19, 45. 103 Ibid., Ill, 5, 10, à propos de la tradition des anciens Romains, reflétée par la langue latine : qui haec rebus nomina posuerunt sensisse hoc idem quod a Socrate acceptum diligenter Stoici retinuerunt, omnis insipientes esse non sanos. Il y a donc consensus pour Cicéron entre la condamnation romaine de la pas sion et celle formulée par Socrate, puis par les Stoïciens. 104 Cf. ibid., IV, 5, 9 : Quaerebam igitur utrum panderem uela orationis statim an earn ante paululum dialecticorum remis propellerem.
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considérant que la doctrine stoïcienne est dans ce domaine la plus vraisemblable, de pouvoir exercer sa liberté d'esprit à l'égard de toutes les doctrines. Nous avons un bon exemple de cette démarche au § 51 du livre III, lorsque Cicéron évoque, non sans humour, le conflit qui l'oppo se à ces optimi uiri que sont les Épicuriens, lesquels l'accusent de se montrer injuste à l'égard de leur maître. Lui, refuse de se laisser entraîner dans ce qu'il compare à une guerre Punique et il oppose sa sérénité à la susceptibilité des philosophes du Jardin, n'excluant nullement qu'ils soient les interprètes de la vérité et leur demand ant simplement de ne pas trop s'enorgueillir d'une doctrine qui, quand bien même elle serait vraie, n'aurait rien de glorieux pour l'homme 105. C'est là une autre façon de formuler le errare mehercule maio cum Piatone! Cette liberté serait cependant inconsistante si elle admettait des exceptions, si elle ne s'exerçait pas sur les ques tions mêmes à propos desquelles Cicéron s'exprime comme un Stoïcien. Or il est remarquable que, sur un point aussi important que la définition de la passion, il ait tenu, bien que se rangeant du côté de Zenon, à marquer avec vigueur les limites de son adhésion et sa fidélité à Γέποχή106 : «qu'ils se battent entre eux», dit-il en par lant des Stoïciens et des Péripatéticiens, «je n'y vois personnelle ment aucun inconvénient, car, moi, je ne suis pas astreint à autre chose qu'à la recherche du vraisemblable». Dans cette formule un peu abrupte, il n'y a aucune marque de désintérêt pour le problè me philosophique de la passion, mais la volonté de montrer que, quelle que soit son attirance pour la théorie stoïcienne, il ne la tient pas pour la seule possible et qu'il ne renonce pas à la distinction entre la vérité et le vraisemblable qui est l'essence même de sa phi losophie. La disputatio n'est pas destinée à établir des dogmes, elle a pour finalité de réunir les arguments les plus probables en faveur d'une thèse, et à ce titre elle n'est le lieu d'aucune certitu de. Le refus de l'assentiment définitif est pour Cicéron une attitu de générale, mais qui dans chaque cas précis se fonde sur un cer tain nombre de raisons, lesquelles découlent de la désarticulation des systèmes, objet premier de la dialectique néoacadémicienne.
105 Ibid., Ill, 21, 51 : tantum admonebo, si maxime uerum sit ad corpus omnia referre sapientem siue, ut honestius dicam, nihil facere nisi quod expédiât, siue omnia referre ad utilitatem suam, quoniam haec plausibilia non sunt, ut in sinu gaudeant, gloriose loqui desinant. La présence du potentiel montre bien que pour Cicéron la véracité de l'épicurisme est une hypothèse qu'on ne peut écart er. 106 Ibid., IV, 21, 47 : Digladientur Uli per me licet, cui nihil est necesse nisi ubi sit illud quod ueri simillimum uideatur anquirere.
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Ainsi, il sait gré aux Stoïciens d'avoir su formuler avec une rigueur inégalée une tradition qui à ses yeux est socratique et romaine, cel lede la condamnation des passions, envisagées comme des mala diesde l'âme, et il fait sienne leur étiologie de la passion 107 : omnes perturbationes iudicio censent fieri et opinione, parce qu'il estime qu'elle est la plus appropriée à la condamnation de ce phénomène, Cependant, il ne se tient pas pour autant obligé d'adhérer à ce qui dans le stoïcisme sous-tend la définition de la passion comme juge ment, à savoir la physique de l'âme. En simplifiant quelque peu, on pourrait dire qu'il transforme en méthode ce qui pour les Stoïciens est description exacte de la réalité. Cette discontinuité fait assuré mentproblème. Il faut dans un premier temps en déterminer la nature, puis tenter de comprendre pourquoi elle est tout autre cho sequ'une incohérence. Monisme ou dualisme de l'âme"? La Quellenforschung a cru pouvoir expliquer la coexistence dans les mêmes textes d'une théorie rigoureusement chrysippéenne, donc moniste, de la passion et d'une conception dualiste de l'âme, en privilégiant l'hypothèse d'une source médio-stoïcienne qui aurait donné une présentation nouvelle de la doctrine de l'An cien Portique, les noms les plus souvent avancés étant celui de Panétius pour le second livre, celui de Posidonius pour les livres III et IV108. Cette dernière hypothèse a été tout récemment très vigou reusement contestée par J. Pigeaud, qui, dans son beau livre sur «la maladie de l'âme», a interprété la pensée cicéronienne comme une «lecture dualiste de Chrysippe», dont l'Àrpinate serait luimême probablement l'auteur109. Il est préférable, nous semble-t-il, de parler d'une contradiction assumée et même volontaire, et c'est 107 Ibid., 7, 14 = S.V.F., III, 380. La définition plus spécifiquement zénonienne est donnée en 6, 11 = S.V.F., I, 205 : Est igitur Zenonis haec definitio, ut perturbatio sit . . . auersa a recta ratione contra naturam animi commotio. 108 Panétius a été proposé comme source du livre II par M. Pohlenz, Das zweite . . ., op. cit., et, à notre connaissance, aucune réfutation de cette thèse n'a été publiée depuis ; pour les livres III et IV les choses sont plus complexes : von Arnim, dans la préface des S.V.F., p. XX-XXVII, a proposé Posidonius comme source principale ; M. Pohlenz, Das dritte und vierte . . ., a décelé, p. 332-338, dans l'exposé de la théorie stoïcienne des passions un mélange de thèmes chrysippéens et posidoniens qui n'a pu être selon lui élaboré que par Antiochus d'Ascalon ; R. Philippson, Das dritte und vierte . . ., a réfuté Pohlenz sur l'identité de la source directe qui serait selon lui non pas l'Ascalonite, mais un Stoïcien récent qui, tout en restant très attaché à l'héritage chrysippéen, aurait tenu compte de certaines innovations posidoniennes. 109 J. Pigeaud, op. cit., p. 245 sq.
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ce que nous allons essayer de montrer à travers la comparaison de deux passages110. Au § 47 du livre II, Cicéron dit que pour résister à la douleur il faut se commander à soi-même, et, voulant justifier l'emploi de cet teexpression, il explique qu'il y a deux parties dans l'âme humai ne : l'une est la raison, l'autre la temeritas, c'est-à-dire la partie impulsive, qualifiée d'élément «sans fermeté, lâche, bas, en quel que sorte énervé et sans énergie»111. On a remarqué que cette divi sion bipartite de l'âme est la même que celle qui figure dans un texte dont la source est Panétius, le premier livre du De officiis112. Or, précisément, nous rencontrons un peu plus loin l'une des notions les plus importantes de la philosophie stoïcienne, celle de tension, de τόνος, liée à la physique du πνεύμα, ce souffle qui par court le corps tout entier113. La conception dualiste de l'âme et le concept de tension sont harmonieusement agencés dans cette Tusculane, les métaphores de l'effort succédant à celles du commande ment sans que l'on ait véritablement l'impression de registres diffé rents. L'explication en est que, si la division de l'âme semble avoir pour vocation de décrire la réalité psychologique114, l'exposé sur la contentio est, en revanche, dépourvu de toute référence dogmati que précise et se compose principalement d'exemples pris à la vie quotidienne : l'effort que l'on fait pour soulever un fardeau, pour
110 L'expression, chère à J. Pigeaud, de «lecture dualiste de Chrysippe» (p. 245 et 323) ne nous paraît pas convenir à la réalité de Tusc, III et IV, parce qu'elle suppose que Chrysippe est l'élément de référence, le centre de la réflexion cicéronienne. Or c'est très exactement l'inverse. Chrysippe est là, si étonnant que cela paraisse, pour aider à mieux exprimer le dualisme platoni cien ; il sert d'auxiliaire, nullement de guide. Cicéron choisit l'expression moniste parce qu'elle lui paraît être formellement la plus rigoureuse, mais ses sources philosophiques restent Socra te et Platon, dont le dualisme, il l'a montré dans Tusc, I, est pour lui l'hypothèse la plus vraisemblable sur la nature de l'âme. 111 Cicéron, Tusc, II, 20. 47 : natura molle quiddam, demissum, humile, eneruatum quodam modo et languidum. 112 Cicéron, De off., I, 28, 101 : Duplex est enim uis animorum atque natura : una pars in appetitu posita est, quae est ορμή graece, quae hominem hue et illuc rapii, altera in ratione. Le rapprochement entre ce texte et celui des Tusculanes a été fait par M. Pohlenz, Das zweite . . ., p. 35 ; Antikes Fuhrertum, Leipzig-Berl in, 1934, p. 65, n. 1. Il a été contesté par M. Van Straaten, op. cit., p. 105. 113 La contentio apparaît au § 51 et s'impose au § 54, où tous les exemples sont destinés à montrer l'analogie entre la tension de l'âme et celle du corps. 114 II faut remarquer qu'il est difficile de déterminer dans de tels textes ce qui relève de la métaphore et ce qui veut être une description de la réalité. Posidonius lui-même utilisait la métaphore platonicienne du char et du cocher, cf. Galien, Hipp, et Plat, decr., V, 5, 32-36, ce qui ne signifie pas qu'il ait fait sien le dualisme de Platon, cf. infra, p. 478. Cicéron, lui, fait sienne, sur le mode du probable, la uetus descriptio, cf. n. 116, c'est-à-dire la psychologie platonicienn e.
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forcer sa voix ou pour être le meilleur sur un stade. La notion de τόνος a donc été détachée de son contexte moniste et ingénieuse ment utilisée pour illustrer le triomphe de la raison sur l'irration nel. Le caractère paradoxal de cette harmonie entre platonisme et stoïcisme est souligné dans notre second passage, qui se trouve au début de la quatrième Tusculane115. Cicéron s'y montre moins mé taphorique, parce qu'il définit la méthode qui va être la sienne dans ce livre. Pour traiter de l'ensemble des passions, il annonce qu'il reprend à son compte la uetus descriptio de Platon et de Pythagore, c'est-à-dire la division de l'âme, avec, d'un côté, la rai son et, de l'autre, une partie qui est le lieu de la colère et du désir, Γέπιθυμητικόν et le θυμοειδές platoniciens116. Mais la phrase sui vante est au moins aussi importante117: Sii igitur fons; utamur tarnen in his perturbationibus describendis Stoicorum definitionibus et partitionibus. On n'a pas relevé, à notre connaissance, l'extrême importance de ce tarnen qui prouve que l'Arpinate a parfaitement conscience qu'il existe, en tout cas dans un premier temps, une contradiction entre la division platonicienne de l'âme et la doctrine stoïcienne de la passion, qu'il va développer. Tout comme, dans le premier livre des Tusculanes, la théorie stoïcienne du souffle igné avait été intégrée à la thèse, condamnée par le Portique, de l'im mortalité de l'âme, ici la doctrine moniste de la passion-jugement, avec ses métaphores liées aux variations de l'hégémonique, est arti culée à une théorie platonicienne avec laquelle elle est en principe incompatible. Cependant, s'il y a contradiction ponctuelle, parce que Cicéron sait parfaitement que la conception stoïcienne de l'âme ne correspond pas à la uetus descriptio, en même temps l'a pproche chrysippéenne de la passion est perçue comme l'expression la plus complète et la plus rigoureuse de ce qu'impliquait le dualis me platonicien. Nous retrouvons là l'une des idées-forces de la pen-
115 Cicéron, Tusc, IV, 5, 10-11. 116 Ibid., 10 : in his explicandis ueterem illatn equidem Pythagorae primum, dein Piatonis sequar, qui animum in duas partes diuidunt, altérant rationis parti cipent faciunt, alterant expertem; in participe rationis ponunt tranquillitatem, id est placidam quietamque constantiam, in Ma altera motus turbidos, cum irae, turn cupiditatis, contrarios inimicosque rationi. Nous devons à D. Babut un inté ressant rapprochement entre ce texte et Plutarque, De uirt. mor., 3, 441 d sq., où le dualisme de Pythagore et de Platon est contrasté avec le monisme commun à tous les Stoïciens. 117 Ibid., 11 : «que ce soit donc là notre source; utilisons néanmoins dans la description de ces passions les définitions et les classifications des Stoïciens, qui me paraissent faire preuve sur cette question d'une très grande subtilité ». Nous avons profondément modifié la traduction de J. Humbert, qui atténue considé rablement l'opposition entre les deux propositions.
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sée cicéronienne : c'est dans l'Académie que le stoïcisme a trouvé son inspiration118. A ce titre, il peut être utilisé par un Académicien, lorsque la précision et la rigueur de son langage se révèlent pré cieuses pour le platonisme même, mais à condition que l'on fasse violence à ce qui en lui est contraire à l'esprit de Platon : la certitu de absolue et l'obsession du système. On nous reprochera peut-être de faire peu de cas de l'évolu tion du stoïcisme, et notamment des positions de Panétius et de Posidonius. Nous croyons qu'il faut poser le problème de manière plus vaste, c'est-à-dire à partir de Chrysippe lui-même, en disti nguant très soigneusement deux points de vue que l'on a trop sou vent confondus : celui de la métaphore et celui de la cohérence doctrinale. Quand on lit les pages, si denses, que Galien, cet adversaire pugnace de l'Ancien Portique, a consacrées à la réfutation de Chrys ippe, on s'aperçoit que la plupart des arguments employés sont des variations sur un même grief119 : Chrysippe a voulu donner une formulation parfaitement moniste de la vie affective, mais il a échoué dans sa tentative et il a été contraint de recourir à la psy chologie platonicienne, sans vouloir reconnaître qu'il se contredis ait. Et de reprocher au scholarque d'avoir parlé à propos de la même réalité ά'δρεζ,ις άλογος et de λογική ορμή 12°. Pour lui, qui se situe avec enthousiasme dans la tradition platonicienne, la raison et la passion sont totalement étrangères l'une à l'autre et il est donc particulièrement inconséquent de définir la seconde comme un état de l'hégémonique121. Comme l'a remarqué Reinhardt, Gal ien est l'héritier de cette tradition, illustrée également par Plutarque, qui a toujours cherché à mettre le stoïcisme en contradiction avec lui-même, en opposant des citations isolées de leur contexte et en ne tenant aucun compte de la spécificité de ce système122. A l'origine d'une telle méthode, il y a très certainement la dialectique antistoïcienne d'Arcésilas et de Camèade. Cependant, s'il est vrai que les incohérences que Galien s'acharne à mettre en évidence ont beaucoup plus d'apparence que de réalité, elles sont le signe de la difficulté éprouvée par le stoïcisme à formuler une pensée origina-
118 Cette idée sera explicitement formulée en V, 12, 34, à propos de la suprématie absolue de la vertu. 119 L'inconséquence de Chrysippe est dénoncée dès l'abord en Hipp, et Plat, decr., III, 1, 5. 120 Ibid., 4, 2 = S.V. F., Ill, 464. 121 Galien exprime cela très nettement en V, 4, 1, lorsqu'il dit que son but est de démontrer que le même principe n'est pas la source du jugement et de la passion, mais que l'âme a plusieurs parties. 122 K. Reinhardt, op. cit., p. 735.
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le en rénovant, pour ainsi dire de l'intérieur, les termes anciens123. Le langage de la psychologie n'est pas spontanément moniste et on ne conçoit pas immédiatement le désir ou le chagrin comme des jugements dont le principe serait identique à celui des affirmations rationnelles les plus rigoureuses124. Chrysippe a donc dû forcer le langage pour en effacer à la fois le dualisme naïf, ordinaire, et celui issu de la réflexion platonicienne, mais, même s'il définissait très minutieusement le sens nouveau qu'il donnait aux mots, il était toujours facile à ses adversaires de s'appuyer sur la permanence de ceux-ci pour nier cette transformation. L'impossibilité de dialoguer à propos de notions qui ne sont qu'en apparence les mêmes est particulièrement frappante en ce qui concerne le concept d'aXoyov. Galien plaide vigoureusement pour qu'on lui donne le sens de χωρίς λόγου, d'extérieur à la rai son, et il se révolte contre l'idée que la raison puisse entrer en conflit avec elle-même 125. Pour Chrysippe, au contraire, dire que le πάθος est άλογον ne signifie nullement - et ce quelles que soient les métaphores employées - qu'il relève d'une partie de l'âme étrangè re à la raison 126. Entre le πάθος et le λόγος, il n'y a pas de véritable différence de nature, tout comme la course qui conduit le coureur bien au-delà de son but n'est rien d'autre que la forme excessive de la course qui l'eût conduit là où il voulait aller 127. La métaphore du coureur exprime parfaitement le πλεονασμός de la passion, cet excès, cet outrepassement qui révèle que la raison transgresse sa propre norme, et qui confirme ainsi paradoxalement l'unité de l'hégémonique128. A l'instar de ces anamorphoses où les déformat ions que subit l'image du sujet n'empêchent pas celui-ci d'être reconnaissable, et même mettent mieux en valeur sa singularité que ne l'eût fait une représentation plus fidèle, ainsi, la passion,
123 Sur la psychologie stoïcienne de la passion, l'étude la plus complète est celle de B. Inwood, Ethics ..., p. 127-181. 124 J. Brunschwig, op. cit., p. 71, dit très justement que les Stoïciens ont réduit la passion à une «erreur intellectuelle». B. Inwood, loc. cit., p. 146 sq., a étudié le concept de πρόσφατος δόξα, cf. Cicéron, Tusc, III, 31, 75, concluant que le chagrin is the product of a complex set of opinions, not just one (p. 151), puisque s'articulent deux jugements : a) ceci est un mal ; b) il convient de réagir à ce mal par une contraction de l'âme. 125 Galien, op. cit., IV, 4, 33-34. 126 Cf. ibid., 23 = S.V.F., III, 471. Pour Chrysippe, le mot άλογον ne signifie pas qu'il y ait un principe opposé à la raison, mais que celle-ci est en rébellion contre elle-même. 127 Ibid., 24-25 = S.V.F., III, 476. 128 Cf. Cicéron, Tusc, III, 8, 19 : Num manus adfecta recte est, cum in tumor e est, aut num aliud quodpiam membrum tumidum ac turgidum non uitiose se habet?
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cette raison boursouflée et dolente, dévoile ce qu'elle pourrait paraître nier, l'existence d'un ordre dont elle n'est que la caricatur e. Mais la pesanteur des mots n'a-t-elle pas fini par triompher de la nouveauté de la pensée et les philosophes du Moyen-Portique n'ont-ils pas donné une réalité à ce dualisme qui chez Chrysippe n'existait qu'à la surface du langage? Nous avons déjà cité ce pas sage du De officiis où il est question d'une duplex uis animorum et qui a été parfois interprété comme la preuve que Panétius s'était rallié au dualisme platonicien129. Il ne suffit pas d'objecter à une telle thèse que, dans ce texte, il n'est question que d'un dualisme fonctionnel, alors que la uetus descriptio des Tusculanes fait état de deux partes animi. En effet, dans un autre texte où l'influence médio-stoïcienne est très probable, la lettre 92 de Sénèque, nous lisons que «la partie irrationnelle de l'âme comporte elle-même deux parties : l'une ardente, ambitieuse, violente (elle consiste dans les passions); l'autre basse, languissante, asservie aux plaisirs»130. La véritable problème est donc de savoir si, même en parlant de «parties de l'âme», Panétius et Posidonius étaient restés fidèles sur le fond au monisme de Chrysippe. En ce qui concerne Panétius, la rareté des témoignages interdit toute conclusion ferme, même si l'on peut juger a priori invraisem blable qu'un scholarque du Portique ait renoncé à un dogme aussi fondamental que celui du monisme. L'injustice de la tradition man uscrite a été quelque peu réparée par l'admirable travail de Van Straaten, qui, dans des analyses aussi fines que prudentes, se mont retrès réticent à accepter l'existence chez Panétius d'un véritable dualisme de l'âme131 : «nous admettons», écrit-il, que Panétius ad-
129 Ci. supra, n. 112. 130 Sénèque, Ep., 92, 8 : Inrationalis pars animi duas habet partes, alteram animosam, ambitiosam, inpotentem, positam in affectionibus, alteram humilem, languidam, uoluptatibus deditam. 131 M. van Straaten, op. cit., p. 106. Ce savant s'interroge également à juste titre sur la possibilité de déduire la psychologie de Panétius de textes éthiques dans lesquels le Stoïcien pouvait faire état de vérités d'expérience (par exemple, le fait qu'il existe chez l'homme des appétits et une pensée rationnelle), sans pour autant entrer dans une analyse approfondie de celles-ci : « sans se prononc er quant à la nature intérieure de ces deux éléments, il soutient, sur des bases éthiques, la thèse que les appétits doivent être assujettis à la force de pensée» (ibid.). Tout aussi pertinentes nous paraissent ses remarques sur la distinction panétienne entre la φύσις, à laquelle reviendraient les facultés de nutrition, de la croissance et de la procréation, et la ψυχή, cf. le frg. 86a Van Straaten. En effet, s'il admet que l'Ancien Portique n'avait pas formulé cette distinction, il montre, p. 98-100, grâce à des recoupements de textes qu'elle est antérieure à Panétius et que celui-ci n'a fait qu'attribuer le σπερματικόν à la φύσις. Sa conclusion, p. 102, est que «malgré la séparation de φύσις et ψυχή, l'homme res-
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L'ÉTHIQUE
mettait une subordination de la ορμή au λόγος. Reste cependant à savoir comment il faut entendre ceci; cela comprend-t-il vraiment que la ορμή doit être considérée comme irrationnelle? Nous nous demandons si un rapport de diriger et d'obéir entre deux éléments rationnels, surtout dans un système stoïcien, doit être jugé complè tement impossible». Nous ajouterons que les positions de Panétius sur la survie limitée de l'âme ne pouvaient être, quoi qu'en ait dit Cicéron, son unique point de divergence avec Platon132. Professer que l'âme est mortelle impliquait nécessairement une psychologie, une physique et, partant, une philosophie générale, différentes de celle de l'auteur du Phédon. De l'admiration, sans aucun doute sin cère, de Panétius pour Platon, on a déduit trop rapidement qu'il aurait procédé à une transformation importante de la pensée stoï cienne. Qu'il ait cru pouvoir déceler des harmonies, ou même de profondes correspondances, entre la philosophie platonicienne et le système hérité de Zenon, n'implique pas, selon nous, qu'il ait renoncé à ce qui faisait la spécificité de ce dernier. En ce qui concerne Posidonius, il est certain qu'il avait critiqué le monisme de Chrysippe, mais dans quel esprit l'avait-il fait? Galien, qui le cite copieusement, le range aux côtés de Platon et d'Aristote comme étant un de ceux qui ont refusé d'admettre que le raisonnement, la colère et le désir puissent dériver d'un même principe133. Cependant, une lecture plus attentive montre que, mal gré cet hommage, Posidonius est surtout pour lui un allié de ci rconstance qu'il utilise avec la délectation de pouvoir opposer un Stoïcien à Chrysippe, mais qu'il se réserve aussi la possibilité d'a ttaquer plus tard. Il reconnaît, en effet, que P